LHS 152 0201

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TRAVAIL, MODULATION ET PUISSANCE D'ACTION

Philippe Zarifian

L'Harmattan | L'Homme et la société

2004/2 - n° 152-153
pages 201 à 227

ISSN 0018-4306

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2004-2-page-201.htm
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Zarifian Philippe, « Travail, modulation et puissance d'action »,
L'Homme et la société, 2004/2 n° 152-153, p. 201-227. DOI : 10.3917/lhs.152.0201
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Travail, modulation et puissance
d’action

Philippe ZARIFIAN

Cet article est sous-tendu empiriquement par sept années


d’enquêtes dans des grandes entreprises de service, complétées par
des enquêtes plus courtes dans des entreprises industrielles.
Toutefois, ce matériau empirique n’est pas directement exposé ici.
Il est sollicité pour concrétiser tel ou tel développement. L’objectif
est de contribuer à modifier le regard porté sur le travail, ou, plus
exactement, de le renouveler ; voir le travail, avec des concepts,
une perspective et un regard décalés d’avec les manières
habituelles de le considérer. Bien entendu, renouveler ce regard est
lié au fait que le travail change lui aussi, mais c’est moins les
mutations en soi du travail qui m’intéressent ici, que l’occasion
qu’elles offrent de décaler notre manière de voir le travail salarié,
de le penser, d’en parler.
Je me limiterai à cinq thèmes.

Le passage de la société disciplinaire à la société de contrôle par


modulation
Le point de départ est donné par Michel Foucault et son modèle
de l’enfermement disciplinaire, dont il a théorisé la genèse dans
l’institution de la prison moderne et de l’hôpital psychiatrique au
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XVIIIe siècle, et qui peut être étendu au principe de l’émergence

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d’une véritable société disciplinaire. Formes institutionnelles,
techniques de disciplinarisation des corps et des esprits, ensemble
de savoirs spécialisés (le savoir psychiatrique par exemple),
dispositifs de contrôle, le modèle de la prison ou de l’hôpital
psychiatrique peut être étendu à l’invention de l’usine.
Usine, sous-tendue tardivement par le savoir taylorien, dotée de
l’unité théâtrale de temps, de lieu, d’action.

L’Homme et la Société, n° 152-153, avril-septembre 2004


202 Philippe ZARIFIAN
Unité de temps : imposition de la discipline des horaires et du
débit (productivité des corps et de leurs mouvements et
spécialisation de l’attention intellectuelle).
Unité de lieu : assignation à des postes de travail et alignement
coordonné des postes : chaque poste est l’équivalent d’une cellule,
avec, au sein des ateliers, des postes d’observation tenus par des
agents de maîtrise pour exercer la surveillance. Le poste de travail
n’est pas qu’un lieu. Il est un moule qui prétend coller à la peau de
l’ouvrier et une imposition de normes économiques, normes que
l’ouvrier doit, au moins partiellement, incorporer, intégrer dans les
mouvements mêmes de son corps.
Unité d’action : co-dépendance des tâches imposées par un
collectif coordonné. Et donc co-présence des ouvriers au sein du
corps collectif de l’usine.
Cette unité théâtrale comporte, comme tout espace-temps
disciplinaire, ses modalités de résistance : le jardin secret de
l’ouvrier à son poste de travail, les communications semi-
clandestines, la réappropriation partielle des mouvements du corps
à l’occasion des variations qui échappent à la prescription, les
angles morts de la surveillance, etc. Cette résistance a fini par être
coiffée par un vaste édifice de « relations professionnelles » et de
garanties collectives, mais qui masque l’oppression autant qu’il la
limite.
Or, ce modèle de l’usine et de la qualification par le poste de
travail a eu beaucoup de mal à s’imposer dans la pratique. Au
XIXe siècle, une longue résistance des ouvriers, directement issus
des corporations artisanales et des paysans, à la nouvelle discipline
d’usine, et une domination concrète des marchands qui ont préféré
utiliser le modèle de la manufacture dispersée (par coordination de
micro-ateliers domestiques), plutôt que l’institutionnalisation de
l’usine, en particulier au sein de l’industrie textile, alors dominante.
Ce n’est que tardivement, beaucoup plus tardivement qu’on ne le
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dit souvent, et alors que son invention conceptuelle et son

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prototypage étaient déjà acquis de longue date, que l’usine aura pu
s’imposer comme forme dominante de l’activité industrielle en
France, non sans une sévère défaite du syndicalisme de métier
(dont on trouve l’équivalent aux États-Unis). Il faut attendre le
lendemain de la seconde guerre mondiale pour que le modèle de
l’usine se généralise et entame sérieusement le modèle du métier
ou les formes sociales paternalistes qui combinaient univers
salarié, activité paysanne ou artisanale, et relations domestiques
dans les zones rurales. Il faut garder en mémoire ces temps
Travail, modulation et puissance d’action 203
historiques qui font qu’un modèle d’oppression et ses résistances
internes parviennent à s’imposer (et à trouver quelques défenseurs
tardifs, faisant actuellement l’apologie des « trente glorieuses » et
d’une société salariale imaginée à l’état pur).
Il faut dire que la naissance de la sociologie du travail, en
France, a été très marquée par l’étude du monde ouvrier d’usine,
voire d’atelier (si l’on tient compte du fait que les services
fonctionnels, pourtant typiques du développement du taylorisme,
ont été alors très peu investigués). Une sociologie du travail en
entreprise — et non en usine ou en atelier — a eu, jusqu’à
aujourd’hui encore, beaucoup de mal à s’imposer de manière
marquante dans le milieu de la sociologie du travail, sans doute à
cause d’une confusion entre « sociologie de l’entreprise » et
« sociologie du travail en entreprise ».
Or, à peine généralisé, voici que le modèle disciplinaire entre en
crise et en décomposition. On mesure beaucoup mieux aujourd’hui
à quel point le modèle taylorien d’organisation et de qualification
ne se confond aucunement avec le rapport social capitaliste. Il n’en
représente qu’une phase déterminée et limitée d’existence, comme
n’a cessé d’y insister Michel Freyssenet dans ses écrits sur la
division du travail.
Il s’agit, plus généralement et dans le tournant actuel, pour
reprendre les propos de Gilles Deleuze, d’une crise généralisée de
la société disciplinaire et de toutes les institutions qui la
concrétisent : famille, école, prison, asile… Et maintenant usine
(ou son équivalent : les grandes concentrations de bureaux dans le
tertiaire administratif). La crise de la famille traditionnelle a
probablement été l’élément déclencheur d’une décomposition
profonde et généralisée de la société disciplinaire, entamant
désormais d’incessants mouvements de réformes (la réforme de
l’école en est devenue l’exemple type…). Il s’agit, sur le fond, de
la même crise, du même mouvement. On bascule, du modèle de la
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prison, à celui de la circulation contrôlée à l’air libre ; de

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l’exécution des tâches au surf sur les vagues de l’incertain ; de la
prescription directe au contrôle d’engagement.
Les murs tombent, un certain souffle entre dans les lieux de
travail comme dans les familles, ces lieux éclatent. On passe de
l’usine, fermée, tangible, durable, à l’entreprise, abstraite et floue,
sans cesse en transformation et reconfiguration, précaire. Le
concept pour rendre compte de ces transformations n’est pas la
flexibilité, mot pauvre en signification, mais, selon l’intuition de
204 Philippe ZARIFIAN
Deleuze, la modulation. On passe du moule rigide à la
combinaison auto-déformante.
Développant cette intuition, je voudrais montrer les différentes
formes et facettes de déploiement de cette modulation :
— modulation du temps, la plus connue : modulation des
horaires de travail, des moments d’engagement dans le travail
salarié ;
— modulation de l’espace : extensibilité et variété des lieux
d’exercice du travail, déplacements et usages des lieux de
transports, développement important, réel et potentiel, des outils de
travail mobiles et de communication à distance (téléphone mobile,
ordinateur portable, mails, etc.) ;
— modulation de l’activité : variabilité de l’intensité de
l’engagement dans le travail salarié, diversification des
engagements eux-mêmes, interpénétration entre activités
personnelles et activités pour l’entreprise… ;
— modulation, au moins partielle, de la rémunération, sous
forme de parts variables liées aux performances de l’individu,
d’intéressement aux résultats de l’entreprise…
Cette modulation ne peut être complète : les contraintes du
travail socialisé, interdépendant, nécessitent toujours des moments
de co-présence et de coordination directe des actes de travail.
Derrière ces différentes facettes de la modulation, il importe de
prendre en considération l’essentiel : la modulation de
l’engagement subjectif, qui devient matière à contrôle, comme
matière à prise de liberté. Ce basculement vers la société de
contrôle par modulation a été opéré, pour partie, à l’initiative des
employeurs, en correspondance avec une nouvelle période du
capitalisme. Mais, et je vais y revenir, il correspond aussi à une
« demande sociale » forte, à une vague de fond qui touche la
société dans son ensemble, et dont on peut faire clairement
remonter l’origine à la fin des années soixante.
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Cela suppose une modification profonde dans les modalités de

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contrôle du travail salarié : non plus le contrôle de tâches
emprisonnées dans des mini-cellules (les postes de travail), mais un
contrôle périodique, fondé sur la relation objectifs/résultats, qui
emprunte explicitement au modèle du cadre. C’est moins d’ailleurs
la modalité de ce contrôle, qui existait de longue date pour les
populations de cadres, que son mode d’exercice et sa généralisation
qui importent. Car le cœur de ce contrôle repose sur une idée
simple et d’autant plus forte : rendre des comptes périodiquement.
Travail, modulation et puissance d’action 205
Rendre des comptes, c’est un fonctionnement que je qualifierai
« à l’élastique ». Si le salarié peut se déplacer à l’air libre, et tirer
sur l’élastique pour échapper à un contrôle direct, sortir
partiellement de l’unité théâtrale de l’usine dont j’ai parlé, il existe
une force de rappel. Force de rappel qui peut être brutale, au
moment où il s’agit de rendre des comptes (d’évaluer un résultat),
avec un risque de rupture de l’élastique, donc de chômage, ou de
mise au placard. Par ailleurs, et pendant toute la période où
l’individu tire sur l’élastique, en jouissant d’un certain déplacement
à l’air libre, expérimentant sa capacité à surfer sur l’incertain (la
fameuse autonomie dans le travail), il doit exercer une
autodiscipline sur son propre engagement. Il n’a pas un chef sur le
dos pour lui dire quoi faire et comment. Il doit se forcer soi-même
à travailler sans hiérarchie physiquement présente. Ce modèle du
contrôle par modulation n’est pas actuellement généralisé. Il n’a
pas vocation à se substituer entièrement au modèle de
l’enfermement disciplinaire. Mais il gagne du terrain en tendance,
et se combine, de manière très variable, à l’ancien modèle (qui
résiste et s’exacerbe, par ailleurs, comme il en est dans toute
situation de crise. Cela se voit, partout où se maintiennent les
dispositifs tayloriens).
Il serait faux, en même temps, de réduire le principe de la
modulation à une simple forme de contrôle. Car, en même temps,
elle représente la concrétisation d’une aspiration à la liberté, à la
brisure des enfermements physiques, affectifs, intellectuels. Par la
modulation, les individualités d’aujourd’hui aspirent à acquérir du
pouvoir sur la conduite de leur propre vie, sur la diversification de
leurs expériences, de leurs engagements. C’est une « aspiration »
qui monte et se réactualise à chaque nouvelle génération. Et c’est
ce mouvement profond qui engendre une multiplicité de
négociations d’un nouveau type entre employeurs et salariés, entre
salariés eux-mêmes, négociations qui échappent en large partie au
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jeu traditionnel des relations professionnelles entre employeurs et

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organisations syndicales. Négociations décentralisées, multiples,
elles-mêmes modulées.
Bien entendu, les rapports de force varient et donnent des
résultats différenciés. Plus le salarié est isolé, plus il plie sous un
rapport de force défavorable. Mais on aurait tort de penser, par
exemple, que la modulation du temps de travail n’est réalisée qu’à
l’initiative du patron, et pour servir ses seuls besoins de
« flexibilité ». Il monte, depuis le milieu des années quatre-vingt,
une demande de modulation exprimée par les individualités qui
206 Philippe ZARIFIAN
entendent recombiner l’entrelacement entre vie professionnelle
salariée et vie personnelle, qui relativisent l’engagement dans le
seul travail salarié, demande largement méconnue par les
organisations syndicales qui n’ont pas su en organiser la
négociation collective (sinon pour l’intermittence du spectacle,
forme avant-gardiste, dont on mesure mieux actuellement les
enjeux).
De là viennent aussi les modulations qu’on voit se développer
dans l’usage de l’accès à l’information et aux connaissances. Les
informations, par exemple, en entendant par information une
donnée différenciatrice qui autorise une nouvelle prise de forme
dans les compétences du sujet, peuvent être recherchées et utilisées
par le salarié pour plusieurs raisons :
— pour réaliser un travail placé sous contrôle hiérarchique à
distance, répondre à ce contrôle de conformité sur la base des
informations dont il dispose, qu’il doit utiliser et alimenter, avec la
force périodique du rappel de l’élastique (du résultat), élastique
incarné, par exemple, par des applications informatiques que le
salarié « alimente » ; pour soutenir une communication au sein de
communautés d’action, renouvelant les formes de la coopération
dans le travail ;
— pour soi, pour se développer à titre personnel.
Le contrôle par modulation peut être dur, fonction des résultats
que l’employeur impose d’atteindre. Les enquêtes sur les
conditions de travail montrent clairement une montée de
l’intensification, particulièrement forte là où se manifeste une
combinaison du contrôle disciplinaire classique et du contrôle
d’engagement. Mais l’aspiration à la libre disposition de soi et au
déploiement de sa puissance d’action est « dure » elle aussi,
résistante.
Comme l’indiquait magistralement Michel Foucault, à la fin de
sa vie, là où il y a oppression, c’est qu’il y a circulation de liberté.
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Selon sa formulation, « s’il y a des relations de pouvoir à travers

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tout le champ social, c’est parce qu’il y a de la liberté partout ».
Paradoxalement, c’est la résistance qui engendre l’oppression,
avant que l’oppression ne fasse retour sur le besoin de résistance.
C’est là l’un des fils qui traversent la réalité sociale d’aujourd’hui
et génère une forme nouvelle de conflictualité (à défaut de conflits
ouverts et institutionnalisés). C’est une tendance sociale qui
s’individue et se redéploie sur un axe de recherche de formation de
collectifs, à partir de cette individuation, collectifs que je propose
de nommer : des communautés d’action.
Travail, modulation et puissance d’action 207
On fait une erreur profonde en pensant que les employeurs
dominent sans partage. Ils savent pertinemment qu’une partie de la
réalité du travail et de la subjectivité des salariés leur échappe. Ils
ne cessent de s’en inquiéter et de multiplier les enquêtes pour
garder une certaine connaissance de ce qui s’engendre comme
pensée et aspirations dans les mailles du filet du contrôle
d’engagement. Les salariés d’aujourd’hui sont beaucoup moins
acquis à l’entreprise qui les emploie que les salariés d’hier ne
l’étaient à leur usine. Mais il est vrai que les nouveaux rapports de
force sont encore loin d’être parvenus à se constituer. Ils ne se
manifestent qu’en secret, par des multiplicités discrètes non
visibles socialement ou par des mouvements sociaux sporadiques.
La sortie des repères de la période précédente de la condition
salariale est difficile. Elle peut entraîner, paradoxalement, bien des
nostalgies concernant la société disciplinaire. On peut s’opposer à
une prison, y rechercher des compromis, y organiser des
résistances collectives. Mais comment s’opposer à un élastique ? Il
faut alors revenir au travail.

Le travail comme conduite d’un advenir


Je voudrais repartir des développements opérés dans mon
précédent livre, Temps et modernité, dans lequel j’avais
longuement analysé la double figure du temps.
1 — Le temps spatialisé, celui symbolisé et outillé par l’usage
permanent de l’horloge, de la montre, etc., permet d’encadrer et de
discipliner le travail salarié, comme il offre la possibilité
d’autodiscipliner sa vie personnelle au sein des interactions
sociales, d’organiser des rendez-vous, etc. Mais la caractéristique
centrale de ce temps spatialisé, qui est à la base des calculs
dominants de productivité (tant de produits réalisés, ou de ventes
effectuées, dans un temps spatialisé donné), ne dit strictement rien
du contenu du travail, de sa qualité. La qualité du travail est
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enfermée dans une mesure quantitative, abstraite, qui l’enserre et le
presse, qui reste totalement muette sur son contenu transformateur.
Le temps abstrait est matériellement présent. Il s’agit d’une
abstraction agissante, témoignant de la permanence du rapport
social capitaliste, permanence qui a précédé et dépasse de loin le
seul taylorisme. Ce temps abstrait se trouve fortement remobilisé
aujourd’hui dans la notion de « délai », donc d’écart entre deux
dates, la datation se substituant de plus en plus à la mesure du
mouvement, permettant, en particulier, de mettre sous tension du
208 Philippe ZARIFIAN
temps abstrait (du délai) les travaux explicitement intellectuels que
le taylorisme parvenait mal à contrôler dans leur mouvement
interne.
2 — Pour, par-delà le temps spatialisé, que ce soit sous la forme
du débit ou du délai, « voir » le travail dans sa qualité concrète et
singulière, dans son épaisseur professionnelle et éthique, il faut
mobiliser un autre concept de temps : le temps-devenir, temps que
Bergson appelle « durée ». Il est le temps de la mutation, de la
transformation à laquelle le travail humain contribue en
agencement avec des dispositifs techniques et des combinaisons
d’activités humaines, le temps de la différence qualitative entre
l’avant et l’après. Dans le temps-devenir, le présent de l’acte de
travail est toujours en tension entre un passé déjà passé, mais
présent dans les puissances causales du réel, comme dans la
mémoire des humains, et un futur encore à venir, qu’on ne peut
prévoir, mais qu’on peut anticiper, sur lequel on peut poser des
conjectures.
Le concept de devenir est profondément différent de celui
d’avenir : nous devenons toujours au présent, mais au sein de cette
tension qui tire dans les deux sens, vers le passé mémorisé, vers le
futur anticipé. Le présent est la phase la plus condensée de la
mémoire, la phase permanente pendant laquelle le devenir se
scinde en deux, se déplace en tension d’avec lui-même.
Si l’on considère la qualité du travail (le travail comme action
concrète), nous voyons mobilisés à la fois :
— Le passé mémorisé : l’histoire professionnelle dans laquelle
on s’insère, la mémoire personnelle qui s’est formée intensivement
autour des événements passés et de la manière dont on s’est
comporté face à eux, les savoirs incorporés de manière plus ou
moins consciente, dans le corps et la pensée, etc. ;
— Le futur anticipé : les conjectures que l’on pose sur les
résultats et effets de notre travail, le sens qu’on y projette,
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l’attention au destinataire de ce que l’on vise à produire, etc. ;

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— En tension entre les deux, au présent des actes de travail, des
actions, la conduite orientée et polarisée de la transformation du
réel, souvent confrontée à une trame d’événements, obligeant à
d’incessantes rectifications ;
— Enfin, un processus d’évaluation permanent, au sein duquel
on s’interroge sur la validité des actes que l’on mène. Aussi bien
sur leur qualité intrinsèque, et sur les effets qu’ils vont produire, en
ayant conscience qu’il s’agit de conduire (provoquer et
accompagner) des transformations, des mutations qui ont un
Travail, modulation et puissance d’action 209
impact social. Transformations de la matière pour un ouvrier,
transformation de la condition d’un client pour un salarié d’une
entreprise de service…
La mobilisation de ce temps-devenir, c’est ce que j’ai proposé
d’appeler « le temps du travail », par distinction d’avec « le temps
de travail ». Je pourrais mobiliser plusieurs exemples, pris dans des
secteurs d’activité très différents. Par exemple, l’ouvrière, dans une
entreprise fabriquant des bracelets de montres de qualité,
conduisant l’advenir du bracelet pour tel client, sollicitant sa
mémoire professionnelle, anticipant ce qu’elle va produire en
fonction de l’esthétique et de la fonctionnalité du bracelet (ce
bracelet et non un autre), réagissant aux micro-événements
engendrés par la variabilité d’une matière vivante (les peaux de
crocodile en particulier), conduisant et orientant ses actes. Il s’agit
d’une autre vision du temps. Mais aussi d’une autre vision de la
performance. Cette dernière ne réside plus, principalement, dans le
débit, le rendement, le délai, mais dans la réussite de la mutation
ainsi conduite. Dans la réussite d’un devenir anticipé quant à son
futur, et au sein duquel l’initiative humaine, la vraie liberté de la
puissance de pensée et d’action des sujets peut se déployer.
Travailler, comme conduire un advenir. Et avoir présent à l’esprit
les destinataires de ce travail, les effets que ce travail va produire.
Il va de soi que les deux conceptions du temps, les deux
constructions auxquelles elles donnent lieu, sont elles-mêmes en
tension : tension permanente entre la discipline du temps spatialisé
et la puissance auto-productrice du temps-devenir. Le contrôle par
modulation est une tentative, pour les employeurs, de réinscrire le
temps-devenir dans des moments spatialisés intenses dont ils
cherchent à contrôler l’enveloppe (le début et la fin de l’activité du
salarié, le délai, cet espace temporel entre deux moments de
datation), à l’occasion desquels il s’agit de rendre des comptes, non
seulement sur des résultats, mais sur l’usage de son temps (temps
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juridiquement placé sous domination de l’employeur) : combien

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avez-vous produit (ou vendu) durant ce délai ? Ou encore, selon
une autre version, avez-vous respecté les délais projetés ?,
L’employeur interroge, calcule les outils de gestion, nomme les
parts variables du salaire, toujours pris dans sa vision de la
productivité-débit en tant qu’elle matérialise une baisse de coût par
unité de marchandise (baisse du coût salarial par unité de produit
marchand, donc augmentation de la marge interne de l’entreprise),
sans lien avec la valeur de service engendrée pour les destinataires.
210 Philippe ZARIFIAN
L’approche à partir de la durée, du temps-devenir, modifie le
regard que l’on peut porter sur les modes de division du travail.
Ces derniers ont, en effet, été vus et conçus sous le regard de
l’espace : la division en fonctions spécialisées (fonction
commerciale, fonction production, fonction marketing, etc.), en
métiers et/ou en emplois au sein de chaque fonction, en tâches au
sein de chaque emploi, ressort toujours d’une conception spatiale,
la division appelant toujours son complément : la coordination
et/ou coopération entre travaux divisés.
La division du travail est censée configurer des lieux, à partir
desquels et dans lesquels opèrent les spécialisations et les
apprentissages correspondants. Les remises en cause de la division
fonctionnelle et la promotion des organisations transversales ne
modifient pas le primat de l’approche par l’espace. Lorsqu’on
parle, par exemple, d’organisations transverses, du type des
organisations par processus, on utilise toujours la métaphore
spatiale, en inversant simplement l’ordre des priorités : on place
l’horizontal, et donc les problèmes de coordination et/ou
coopération entre fonctions et métiers, avant le vertical. Les mots
utilisés, comme celui de « décloisonnement », symbolisent bien ce
primat maintenu de l’espace et du temps spatialisé qui lui
correspond (un temps du mouvement sans mutations qualitatives,
posé de l’extérieur de lui-même sur le travail, un pur temps de flux,
dont Ford rêvait déjà).
Or, nous pouvons jeter un tout autre regard, qui part de l’axe de
la durée, considérée en tant que telle. Nous pouvons considérer ce
que je propose d’appeler : la temporalisation du travail.
Prenons l’exemple d’une organisation par projet pour la
conception d’une nouvelle boîte de vitesses chez Renault, en
coopération avec Peugeot. Formellement priment les métaphores
spatiales : l’équipe-projet est réunie sur un même plateau, et tout le
monde se plaît à souligner les mérites d’une coopération plus
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étroite entre métiers différents, selon le principe d’une ingénierie

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simultanée et concourante. Mais quand on observe l’organisation
du travail de l’intérieur, on constate que l’axe essentiel est la
genèse du projet, donc la durée, le devenir du projet dans cette
durée en tant qu’il se produit, qu’il prend forme et consistance. Le
projet global est divisé en sous-projets par type d’organe de la
boîte de vitesses. Ce qui compte, c’est à la fois l’avancement de
chaque sous-projet (donc son avancée dans la durée), mais aussi
leur co-implication, leur co-conditionnement.
Travail, modulation et puissance d’action 211
Et le co-conditionnement est tout autre chose qu’une simple
coordination de travaux spatialement et professionnellement
séparés, tout autre chose qu’une simple coordination de flux de
travaux. Chaque semaine, le directeur de projet fait une revue, soit
pour faire le point sur l’avancement de tel sous-projet, soit pour
traiter, dans la vision de l’avancée du projet global, les problèmes
de co-conditionnement entre les choix réalisés par les différents
sous-projets. Ce directeur tient à ce qu’au cours de ces réunions,
soient systématiquement présentées diverses options de solutions
aux problèmes rencontrés. Il le fait dans l’objectif explicite de
solliciter la créativité des techniciens et ingénieurs, mais aussi pour
stimuler les capacités d’anticipation quant aux effets futurs des
choix en train d’être faits. On sait que, dans cette temporalisation
du travail, plus le projet avance dans la durée, plus les options
possibles se rétrécissent — car le projet vieillit, il prend des rides
irréversibles —, et plus les connaissances sur le projet
s’accroissent. Mais ces connaissances ne sont pas autre chose que
le produit des explorations de problèmes et d’options, puis de
solutions, qui engendrent, à chaque étape, du « nouveau » (quand
bien même ce nouveau prendrait appui sur des solutions déjà
éprouvées, ce qui était peu le cas dans mon exemple de boîte de
vitesses, vu son caractère très innovant).
Et quand on réfléchit aux arbitrages que le directeur de projet
opère, après concertation, on voit qu’il arbitre entre deux visions
du temps (et de la division du travail) en forte tension : il arbitre
entre durée et délai. Le délai est le contrôle du temps spatialisé, qui
reste toujours présent : tenir le délai d’achèvement du projet
imposé par l’entreprise, en fonction d’un certain jalonnement. La
durée est, au contraire, la temporalisation d’un travail, divisé
certes, mais dans ses objets d’exploration inventive et ses avancées
purement temporelles. Qu’il y ait conflit entre durée et délai, c’est
l’évidence même. Tout technicien ou ingénieur l’éprouve. La
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pression du délai, à la fois, stimule, par le conflit même,

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l’inventivité, mais aussi la bride en permanence, jusqu’à l’épuiser
progressivement, dès lors que la date butoir s’approche de plus en
plus. La gestion par projet fonctionne sur cette frustration
incessante, épuisante, le délai mangeant progressivement la durée,
bien que l’usage de la durée soit la source réelle de productivité de
ce travail.
Il nous faut donc reconsidérer, ou pour le moins complexifier,
notre vision de la division du travail, et penser pleinement la
manière dont elle se déploie sur l’axe du temps-devenir. La
212 Philippe ZARIFIAN
division du travail est une division entre plusieurs conduites
d’advenir, qui s’interpénètrent et se co-conditionnent.
Cela conduit à repenser en profondeur la question de la
coopération. Même chose pour l’organisation par processus. Ce
mode de division du travail et de coopération reste
malheureusement dans l’ombre, car non officiellement reconnu, ou
très rarement.

Travailler, rendre service


À quoi sert le travail concret ? À rendre service. À engendrer
une transformation dans les conditions d’activité et les possibilités
d’action des destinataires (clients, usagers, publics…).
Transformation qui sera soumise à évaluation, évaluation
discutable, soumise à controverse.
En travaillant, nous transformons, non pas directement l’activité
des destinataires, mais les conditions de son exercice. Par exemple,
en installant une ligne téléphonique, on transforme les conditions
de vie d’un particulier et de sa famille. Et on transforme, en même
temps, ses possibilités d’action, les modalités possibles de son agir.
Il peut désormais téléphoner, joindre à distance ses correspondants
et communiquer avec eux, prolongeant de manière inédite le
pouvoir de son corps. La téléphonie mobile engendre un service
partiellement nouveau de celui de la téléphonie fixe : être joignable
partout, à tout instant, modifie fortement les possibilités d’action et
d’interaction entre personnes. En vendant un timbre, le guichetier
vend une promesse de service (l’acheminement du courrier), que
La Poste devra respecter au moment de l’usage du timbre.
Mais le service n’agit que sur les conditions et les possibilités. Il
ne remplace jamais l’activité réelle des usagers au sein des modes
de vie. C’est pourquoi la compétence des clients-usagers et des
publics interfère de plus en plus avec et sur celle des agents. Elle
interfère de manière précise à la jonction entre « conditions
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d’activité » et « exercice de l’activité », entre « possibilités
d’action » et « possibles effectivement développés », dans l’univers
des usages, interférence qui peut prendre un tour conflictuel, ou du
moins problématique, lorsque le client affiche son mécontentement
ou dépose une réclamation. Et lorsque les clients innovent de
manière non prévue par les concepteurs de ces nouveaux services.
Ne passer qu’une seule journée dans une boutique de France
Telecom : cela saute aux yeux !
Travail, modulation et puissance d’action 213
Revenir au travail concret, à ses modes de socialisation, à ses
mutations, est un aspect essentiel, qui renoue avec Marx. Ce
dernier a, tout à la fois, remarquablement analysé le
développement de la condition salariale (le travail salarié), mais, en
même temps, mis à jour les révolutions du travail concret et les
rapports qui les animent, au sein d’une dualité contradictoire
constitutive même du concept de travail. Cette dualité interne —
entre travail abstrait et travail concret — a été présentée, par Marx,
comme sa découverte théorique majeure, découverte encore
largement méconnue.
Sur cette base, je voudrais montrer qu’on peut conceptualiser et
organiser la production du service, et les rapports qu’elle engage,
selon un mouvement en quatre phases :
Première phase : l’explicitation des effets à engendrer dans les
conditions d’existence et les possibilités d’action du destinataire
(un client qui veut s’équiper en téléphone, une classe
d’étudiants…). Il s’agit d’une anticipation projetée, en tentant
d’imaginer, d’engendrer ou d’épouser le point de vue des
destinataires.
Seconde phase : l’exercice de la puissance en puissance :
l’imagination du service lui-même (par exemple : la préparation
d’un cours par un enseignant, ou la conception d’une installation
téléphonique), phase de virtualisation. Il s’agit d’une production
réelle, d’un vrai travail, utilisant des symbolisations du réel,
écritures, dialogues, schémas, travail à contenu intellectuel, mais
qui ne réalise pas encore le service. Il le conceptualise. Il s’agit
d’une expression de la pensée, explorant diverses options (il existe
bien des manières de préparer un cours, de réaliser une installation
téléphonique, de produire un bracelet…), sous tension de l’enjeu
représenté, signifié par les effets utiles à engendrer.
Troisième phase : la puissance en acte : la réalisation concrète
du service, l’actualisation du virtuel : l’enseignant qui donne son
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cours, le groupe d’agents qui réalisent l’installation téléphonique…

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Actualisation du virtuel, dans une trajectoire d’avancée du projet,
mais aussi dans l’incertitude de sa réalisation pratique, sous le coup
des événements qui vont s’y insérer, et sous le regard, permanent
ou futur, du destinataire, lui-même expression de jugements
sociaux devenus particulièrement mobiles et flottants.
Quatrième phase : l’évaluation. Évaluation déjà présente dans le
cours des phases précédentes, mais qui prend corps, se concrétise
d’une manière ou d’une autre : les effets utiles recherchés ont-ils
été produits, ou, si des effets différents ou décalés ont été
214 Philippe ZARIFIAN
engendrés, que vont en penser, qu’en pensent les destinataires ?
L’installation d’un accès à Internet à haut débit a été réalisée :
qu’en pense le client ? Cette évaluation se personnalise, mais elle
emprunte fortement à des effets de formation et de circulation des
opinions, à des effets de transduction des jugements portés sur les
transformations des modes de vie. Rien n’est positif ou négatif en
soi. Des effets d’opinion majoritaire peuvent parfaitement porter
un affaiblissement généralisé des corps et des pensées, des
capacités du vivre. Le service n’est ni un mal, ni un bien, il ne
relève d’aucune morale. Il est une interrogation éthique potentielle
sur ce qui se trouve transformé dans les modes du vivre, sachant
qu’aucune forme institutionnelle tangible, aucune habilitation ne
permet aujourd’hui de poser socialement cette interrogation
éthique, carence majeure de notre civilisation dite moderne
(civilisation supposée « réflexive », mais incapable de s’interroger
collectivement sur ses manières de vivre).
Bien entendu, dans l’évaluation, ex-ante et ex-post, est posée la
question du prix pour le destinataire et du coût pour l’entreprise,
donc de la valeur économique. Elle est posée en arbitrage avec les
effets utiles produits ou susceptibles d’être produits. Mais il va tout
autant de soi que ces arbitrages, socialement réglés dans des tarifs,
ou négociés au cas par cas, n’ont de sens que si un service est
rendu. C’est devenu incontournable pour les entreprises, malgré les
déficiences des outils traditionnels de contrôle de gestion : pas de
valeur économique durable, sans évaluation positive de la valeur de
service effectivement engendrée pour une clientèle ou un public.
La question de la fidélisation en est un indicateur manifeste.
Il convient de souligner la dimension fondamentalement
éthique, et non morale, de l’appréciation sociale du service, qui
donne un référent à la confrontation des jugements et évaluations
sur la valeur du service effectivement engendré. Dimension
éthique, qui statue sur le « bon » ou le « mauvais », par rapport aux
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conditions du vivre des destinataires (les étudiants, pour un

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enseignement ; les particuliers résidentiels pour l’installation d’une
ligne téléphonique ou d’un accès à Internet ; les malades pour un
traitement en matière de santé ; etc.).
La métaphore qui, me semble-t-il, illustre le mieux
l’appréciation éthique, est celle de la santé du corps humain :
qu’est-ce qui est bon ou mauvais pour le corps ? Qu’est-ce qui
l’affecte d’une manière qui le renforce, ou d’une manière qui
l’affaiblit, voire le détruit. Le poison est mauvais pour le corps, une
nourriture et une hygiène de vie adaptées sont au contraire bonnes.
Travail, modulation et puissance d’action 215
C’est à la fois l’expérience et la connaissance adéquate qui
permettent de juger de ce qui est bon ou mauvais pour un corps
donné. Bien entendu, cette métaphore possède ses limites : quand
on juge de ce qui est bon ou mauvais pour le vivre personnel et
communautaire de personnes humaines, le référent est souvent plus
complexe, plus mobile, plus contestable que pour un simple corps
humain.
Mais le principe du jugement éthique — par exemple sur le
service rendu par la téléphonie mobile, ou l’effet produit par le
cours délivré par un enseignant — reste identique.
Il se différencie fortement du jugement moral, qui, quant à lui,
statue sur le « bien » et le « mal » en fonction de normes et règles
sociales à caractère contraignant et dont le principe relève, non pas
de la « santé », mais des conditions de l’ordre social (avec, presque
toujours, même dans les morales laïques, un arrière-fond religieux,
renvoyant à des impératifs de comportements).
La position que je défends ici est donc que la production de
service réactive les jugements éthiques et secondarise les
jugements moraux, et peut, du même coup, donner une nouvelle
consistance à la vie communautaire, sur un registre complètement
moderne, non traditionnel.
Mais cette position demande précision. Pour utiliser la
terminologie de Spinoza, l’enjeu touche à la variation (en
diminution ou augmentation) de la puissance de pensée et d’action
des individualités. Et, plus les individualités parviennent à
appréhender, de manière adéquate, les sources et ampleur de cette
puissance (et donc, d’une certaine manière, à faire siennes les
possibilités de transformation de soi et de ses propres possibilités
d’action que les services recèlent), plus peut se développer une
conduite libre. L’éthique, non seulement comme jugement, mais
d’abord comme mode d’existence et conduite de vie, est affaire de
liberté et d’émancipation. Alors que la morale est affaire de
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régulation des conduites et d’intégration sociale.

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Noter qu’il existe une émergence forte de la question éthique
pose interrogation quant à la morale : sur quoi et comment peut-
elle se construire ou reconstruire, et donc à quels conflits, accords,
normes juridiques, peut-elle donner lieu ?
Mon hypothèse, mais elle demanderait largement à être creusée,
voire invalidée, est que la moralité des conduites tend, aujourd’hui,
à se redéfinir au sein du rapport social de service, rapport qui fait
se confronter producteurs et destinataires du service, rapport à
partir duquel les relations entre salariés et employeurs pourraient
216 Philippe ZARIFIAN
elles-mêmes être redéfinies et négociées. On rejoint ici la question
de la modulation : bien des aspects de la modulation de l’activité
de travail, à commencer par la modulation du temps de travail,
interfèrent directement sur le rapport social de service, et ne
peuvent être pensés et traités que de ce point de vue (quels horaires
d’ouverture pour les bureaux de poste ou les agences de France
Telecom ; quelle organisation de la semaine pour les cours dans le
secondaire ; quelles disponibilités dans les hôpitaux, etc.). C’est au
sein de ce rapport, dans la confrontation active entre producteurs et
destinataires, confrontation qui, à sa manière, traverse chacun
d’entre nous, que les tensions de base se nouent, et donc que des
questions de régulation et d’ordre social sont objectivement posées.
Mais elles le sont avec difficulté, de manière très implicite,
occulte, très peu débattue, parce que le rapport entre salariés et
employeurs, autrement dit, le rapport capital-travail, occupe le
devant de la scène. La conséquence en est claire : la codification
des choix et compromis moraux, qui se transforment en règles de
droit, et dont le droit du travail est un exemple frappant, se délite,
se décompose, se trouve renvoyée au pur jeu des rapports de force,
faute que l’on ait pu déplacer le référent. Le rapport capital-travail
mange, absorbe et occulte le rapport social de service. L’enjeu de
la modulation se réduit à un simple problème de flexibilité. La
question du service est posée, mais on fait comme si on pouvait
l’ignorer et rester sur des codifications industrialistes en crise,
voire moribondes. Problème flagrant pour les organisations
syndicales.
La manière dont des questions éthiques peuvent (pourraient)
retentir sur l’édification de nouvelles règles socio-morales fait
partie des tensions et débats qui traversent de multiples domaines
de la sociologie du travail, et rebondit sur les systèmes (à moitié
moribonds) de relations professionnelles.
C’est ce mouvement combiné en quatre phases qui, me semble-
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t-il, permet de renouveler largement l’approche de la productivité

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du travail, de modifier les évaluations faites dans les entreprises et
au sein des opinions publiques, de voir autrement ce que les
salariés agissants apportent et engendrent. Ce mouvement a une
consistance réelle, bien que dominée par le schéma fonctionnel
industrialiste. On peut l’identifier au sein de ce qui s’apparente
comme « une organisation de l’ombre », temporalisée et
transversale, qui double l’organisation officielle, hiérarchico-
fonctionnelle, des entreprises.
Travail, modulation et puissance d’action 217
Crise de la bureaucratie d’État et concept de service
L’approche de Hegel et celle de Foucault sur la bureaucratie
d’État ont un point commun : le service est toujours exercice d’un
« pouvoir sur », orienté du haut sur le bas. Pouvoir légitime et
moral des hauts fonctionnaires sur les formes institutionnelles et
individuelles de la vie sociale chez Hegel, ou bio-pouvoir, pouvoir
d’un gouvernement sur la vie des populations chez Foucault, le
service n’est pas autre chose que la matérialisation concrète de
l’exercice de ce pouvoir (et des savoirs et techniques qui
l’appuient) dans un champ donné de la vie sociale et biologique.
C’est en ce sens qu’on peut dire que la bureaucratie produit du
service et s’exprime dans des « politiques » (politique de la santé,
politique de l’éducation, etc.). Il est de fait que ces exercices
bureaucratiques « servent » : éduquer la population, développer
l’hygiène et l’assistance, organiser les grandes étapes de la vie,
édifier moralement les individus et élever les institutions de la
société civile au sens du bien public supérieur, etc., toutes ces
interventions « servent ». Mais la crise de ces modalités
d’intervention, tant dans leur capacité pratique à gouverner les
formes actuelles de vie, que dans leur acceptabilité, réinterroge le
concept de « service ». Le service est aussi associé à un « pouvoir
de » qui vient d’en bas. L’ambivalence intrinsèque aux pratiques
de modulation le montre bien. Le pouvoir de contrôle à distance
« sur » que réalisent les administrations est réinvesti par un pouvoir
« de », une puissance, que les individualités manifestent et
expriment.
J’ai été amené à caractériser le service comme une
transformation réalisée dans les conditions d’activité et les
dispositions d’action des destinataires. Il me semble maintenant
possible de modifier une telle définition lorsqu’on regarde les
choses à partir de l’action administrative.
En effet, ce qu’apporte nécessairement l’action bureaucratique
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d’État est qu’elle doit tout à la fois :
— porter sur des ensembles larges (des populations
d’individus), la personnalisation du service rendu ne pouvant
qu’être toujours seconde ;
— et posséder un référent « public ».
Or, lorsqu’on regarde cette action « par en bas », on voit, non
pas des populations homogènes et disciplinées, non pas des
membres insérés dans des institutions stables, non pas une
atomisation d’individus supposés libres, mais des forces
218 Philippe ZARIFIAN
intersubjectives structurées en faisceaux, en fonction des
détournements de sens et de perspectives qu’elles réalisent.
Prenons l’exemple de la jeunesse : si le comportement de celle-ci
soulève de fortes interrogations, voire des inquiétudes, pour les
directions d’entreprises, c’est qu’elles commencent à expérimenter
le fait que cette « jeunesse » est beaucoup moins attachée à
l’entreprise, voire à un métier, que les générations précédentes, tout
en manifestant, à cette occasion, des exigences propres
d’autonomie et d’espaces de modulation qui transgressent ce à quoi
la majorité des entreprises sont préparées.
Or, on retrouve une situation similaire dans le rapport aux
administrations : l’administré « moyen », celui qu’on appelait
usager et qu’on appelle de plus en plus client, développe un rapport
à la fois nettement plus exigeant et nettement plus distant, moins
engagé, vis-à-vis des administrations qui sont supposées lui rendre
des services (qui sont la concrétisation de son droit d’usager, en
contrepartie des impôts, cotisations, obligations que les usagers
doivent acquitter). L’idéal implicite de l’administré moyen est de
ne plus rencontrer l’administration. Et, d’une certaine manière,
c’est bien ce à quoi on assiste. Si nous prenons le cas des agences
de l’ANPE ou des caisses d’assurance maladie, le public moyen
devient autonome dans sa manière d’utiliser les services, soit en
utilisant les moyens techniques mis à sa disposition, soit en prenant
progressivement distance d’avec tout contact physique, voire
épistolaire (ce que la carte Vitale concrétise parfaitement pour
l’assurance maladie), alors que les agents de ces administrations
sont confrontés physiquement à des publics de plus en plus
spécifiques et difficiles, situés aux deux extrêmes : les pauvres,
précaires, chômeurs de longue durée d’un côté, les entreprises
offreuses d’emploi ou professionnels de santé de l’autre.
Où se situe alors le service ? Dans le soutien à l’auto-
développement des dispositions d’action de ces forces qui assurent
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leur propre vie, grâce aux administrations, mais à distance d’elles,

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selon la ligne de crête étroite d’une double possibilité (qui
convoque un choix politique lourd de conséquences) :
— soit celle du repli sur soi, repli sur l’auto-mobilisation des
forces nécessairement limitées et fragiles d’une individualité, qui
cherchera à « s’en sortir » par elle-même, au risque de s’épuiser et
de se perdre, l’administration, non seulement diminuant son
soutien, mais invitant cette individualité affaiblie à… se prendre en
charge elle-même (ce qu’on appelle pudiquement : devenir
« responsable de soi », « élaborer un projet », etc.) ;
Travail, modulation et puissance d’action 219
— soit celle de l’affirmation collective de la demande d’un
soutien solide à cet auto-développement, dans lequel, précisément,
et pour reprendre notre proposition initiale de définition du service,
ce qu’on attend de l’administration est bien qu’elle transforme les
« conditions de », mais aucunement qu’elle ne se substitue aux
individualités dans l’exercice de leur pouvoir (sur la vie sociale,
sur leur vie).
Nous pouvons solliciter ici l’exemple de l’université : les débats
récurrents qui l’animent montrent une ligne de clivage de plus en
plus nette, qui traverse les enseignants. Il existe une double
possibilité :
— d’une part, que les étudiants, livrés à eux-mêmes et à
l’affaiblissement des contraintes, à la fois morales et disciplinaires,
rattachés aux études par un fil de plus en plus lâche, dérivent,
incapables de construire un engagement et des perspectives
personnels, alors que tout est fait pour leur en imposer la nécessité
(au risque d’échecs précoces). Les enseignants joueront le jeu d’un
académisme ajusté : ils feront jouer les mécanismes de sélection et
les jugements sévères (« ces étudiants sont nuls dans l’ensemble »),
quitte à trouver des modalités de soutien ou des rattrapages
latéraux pour limiter les échecs.
— d’autre part, que les enseignants (ceux qui prennent ce parti)
tentent d’assurer les conditions matérielles, cognitives et éthiques,
pour que ces étudiants se renforcent et s’affirment à l’épreuve de
cette autonomisation, de cette modulation de l’engagement qui
s’impose à eux lorsqu’ils entrent à l’Université. Agir, non pas à
leur place, mais sur les conditions qui leur permettent de
développer la prise de connaissance de leurs propres inclinations et
désirs et de leur propre puissance de penser et d’agir, puissance
toujours sous-jacente. À mon avis, dans toute discipline enseignée
à l’Université, réside un enjeu de développement de la fermeté et
générosité des étudiants, pour reprendre les deux affects actifs
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qualifiés par Spinoza, développement nécessaire pour affronter une

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société, tout à la fois dure et dégradée, mais aussi beaucoup plus
ouverte, complexe, porteuse de potentialités que dans les époques
antérieures. Ce sont des choix pédagogiques très différents et des
systèmes de contrôle des études universitaires très différents
également.
Il serait faux de dire qu’il y a co-production du service. Il serait
plus juste de dire que s’ouvre l’hypothèse :
— soit d’un renforcement du « pouvoir de la bureaucratie sur »,
moins par des mesures ostensiblement bureaucratiques, que par des
220 Philippe ZARIFIAN
effets de sélection et de marginalisation renforcés pour les
individus qui, livrés largement à eux-mêmes, s’affaiblissent au fur
et à mesure de leur trajectoire de vie, venant grossir les rangs de
ceux qui auront, effectivement, besoin d’une relation directe,
renforcée et assistancielle aux administrations publiques, qui
passeront du « public moyen » au « public en difficulté » ;
— soit d’un couplage entre le soutien que les institutions
publiques peuvent et doivent produire, en lien explicite avec les
conditions de montée en renforcement effectif du « pouvoir de »,
des dispositions d’action, au sens qu’Hanna Arendt a su donner au
mot « action » (agir, c’est commencer quelque chose de nouveau
dans le monde).
Dans ces deux cas de figure opposés, nous quittons la période
de la bureaucratie classique et donc aussi celle de l’État
providence. Dans les deux cas, l’action de l’administration est
importante, mais ne se substituera jamais aux enjeux sociaux qui se
nouent dans les espaces de la vie au travail et de la vie privée. Agir
sur les conditions d’activité, ce n’est jamais agir sur l’activité elle-
même. Agir sur les conditions matérielles, cognitives et éthiques de
l’accès à l’emploi, ce n’est jamais agir sur l’accès à l’emploi lui-
même. Pour les administrations, du type ANPE, Sécurité Sociale
ou Universités, ce n’est plus sur « la » population en général qu’il
s’agit d’agir comme l’indiquait Foucault, pas davantage qu’il ne
s’agit d’agiter le drapeau des grandes valeurs de la moralité
universelle comme l’indiquait Hegel. Il s’agit d’agir sur et avec des
forces individualisées, soit par une oppression d’autant plus forte
qu’elle s’articule sur des situations d’affaiblissement matériel et/ou
psychique, soit par un appui donné à un processus d’émancipation
dans les différents domaines de la vie sociale et biologique dans
lesquels il est légitime et attendu que les institutions publiques
interviennent.
Dans les deux cas, on peut parler de « services » publics. Mais
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seul le second rejoint la proposition de définition du « service » (au

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singulier) que j’ai avancée, en dialogue avec Jean Gadrey.

La solitude dans le travail


Nous héritons, en particulier en sociologie du travail, mais aussi
dans les représentations ordinaires, relevant du « sens commun »,
d’une image selon laquelle le travail est (devrait être,
normativement) collectif, socialisé, coopératif, etc. Or, j’ai
constaté, dans mes enquêtes de terrain, une montée de la solitude
Travail, modulation et puissance d’action 221
dans le travail, au sens de moments importants pendant lesquels
l’individu travaille seul, et donc en assume seul la responsabilité.
Ce mouvement a été enclenché depuis des dizaines d’années
dans l’industrie, du fait du mouvement d’automatisation, couplé au
processus de rationalisation, de réduction des effectifs. Quiconque
visite aujourd’hui une usine automatisée ne peut qu’être frappé par
le désert humain : par ci, par là, des petits îlots, des micro-équipes
de trois ou quatre personnes, voire des ouvriers ou techniciens
totalement seuls face à leurs écrans. La longue ligne de montage
faiblement automatisée devient l’exception. Ce qui est vrai chez
Usinor sur la supervision d’un processus l’est tout autant chez
Danone sur une ligne de conditionnement ou chez Renault dans un
atelier d’emboutissage ou une tôlerie. Des îlots, certes fortement
coordonnés entre eux par les dispositifs techniques et les échanges
d’informations, mais îlots malgré tout. Cependant, j’ai retrouvé,
bien que selon d’autres modalités, la même réalité dans les
activités de service.
À ceci prêt que l’individu est seul, non face à un système
technique et communicationnel de production industrielle, mais
face à des clients, des usagers, un public et face aux applications
informatiques qui interpénètrent son activité. Le professeur est seul
face à sa classe. Le guichetier de la poste est seul face aux clients
qui se présentent au guichet, le conducteur de train est seul
désormais (depuis que la conduite à deux a été supprimée) face à la
conduite du train et aux passagers qu’il transporte, le chercheur qui
doit rédiger un rapport est seul face à son ordinateur, le vendeur de
France Telecom est souvent seul face à un client…
On aurait, certes, raison de dire qu’il y a, derrière chacun d’eux,
le savoir d’un corps professionnel, des moments d’échanges et de
rencontres, des entraides sollicitables, une coopération réelle et
potentielle, etc. Mais il faut prendre au sérieux ces moments de
solitude, qui, matériellement parlant, occupent une fraction
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considérable du temps de travail (et du temps du travail) et

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mobilisent la responsabilité, au double sens du « répondre de »
(répondre à la tension de l’élastique) et d’« avoir le souci de » (des
effets de mutation que l’activité professionnelle engendre). Je
pourrais développer l’exemple des conseillers financiers à La
Poste, seuls, face aux clients, dans leur petit espace (fermé ou
ouvert selon les cas), au sein du bureau de poste. Il peut sembler
étrange de parler de solitude, lorsqu’on est deux (un conseiller
financier et un client), voire bien davantage (un enseignant face à
un amphi de 300 étudiants). Mais néanmoins, cette solitude est
222 Philippe ZARIFIAN
tangible : il n’existe pas de symétrie, de réversibilité des rôles,
entre le salarié travaillant et les destinataires.
La notion de responsabilité est précisément celle qui cristallise
le mieux cette solitude : l’individu est seul responsable de l’issue
de la situation, quand bien même il solliciterait un réseau
d’entraide. Responsable, au sens d’avoir des comptes à rendre à la
direction de l’entreprise (ou de l’institution). Responsable, au sens
d’avoir le souci de la réussite de ses actions face aux clients et
public et/ou face au système automatisé qui peut, à tout instant,
dysfonctionner… Double responsabilité, en tension interne souvent
forte. Même au sein d’un réseau d’intervenants, cette part de
double responsabilité solitaire, dans le présent-futur de la situation,
est incontournable. Elle pourra s’exprimer juridiquement, le cas
échéant (un conducteur de train, lors d’un accident grave, un
médecin, qui a donné un mauvais traitement…), mais l’expression
juridique éventuelle ou l’énoncé d’une faute professionnelle ne
sont qu’un produit dérivé de cette montée de la responsabilité
fonctionnelle et éthique (dans la tension forte entre le fonctionnel
et l’éthique qu’impose la condition salariale).
J’aimerais comparer cette solitude à une monade, selon le
remarquable concept avancé par Leibnitz et repris par Tarde. Une
bulle, si vous préférez, qui contient en elle-même l’univers tout
entier. À la différence toutefois de Leibnitz, il faut considérer cette
monade comme ouverte :
— ouverte en amont : informée par les enjeux de l’activité
professionnelle. Le conseiller financier, par exemple, a pour
enjeux, à la fois, fonctionnellement, la stratégie de La Poste dans le
domaine des services financiers, la réussite de la campagne
commerciale du moment et, éthiquement, la capacité à assurer un
bon conseil au client, sur la base du diagnostic financier. Il le sait,
son action est gouvernée par ces deux enjeux et leur tension ;
— Ouverte en latéral : les entraides, coordinations et soutiens
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possibles pour bien réaliser son travail ;

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— ouverte en aval : les prises de relais par d’autres groupes ou
fonctions (le centre de services financiers pour traiter les comptes
de clients, après le contrat négocié par le conseiller et son
acceptation). Monade ouverte donc, mais monade tout de même.
Car, de plus en plus, on ne va pas d’un savoir professionnel
collectif et de règles implicites partagées par un groupe de métier
vers un savoir individuel.
Au-delà de la formation formelle à laquelle on aura pu avoir
accès, on va du style et de l’expérience que chaque individu
Travail, modulation et puissance d’action 223
construit, solitairement, dans les situations qu’il doit, au quotidien,
affronter, pour solliciter et aller vers des savoirs et règles
socialisées, vers un genre professionnel comme en parle Yves Clot,
savoirs eux-mêmes évolutifs, fragiles.
Quelles sont les conditions d’un bon exercice de la solitude ? Le
recueillement, la possibilité de se concentrer sur ce qu’on envisage
de faire. Des espaces et temps de retraite, pour souffler, mais aussi
pour engendrer cette concentration. Une qualité de
l’environnement sonore, temporel. La construction d’une
expérience de l’expérience, la capacité qu’a l’individualité de faire
retour sur sa pensée et son action, à partir des cas traités et
mémorisés. Le conseiller financier, soucieux de se perfectionner,
dans le cours d’une sorte d’expérimentation permanente de son
activité.
L’expérience de l’expérience : élément cle du développement de
la compétence.
Par cette solitude assumée (et non pas niée en fonction de la
normativité que l’on serait tenté d’imposer au réel), on peut
retrouver de la coopération. On peut montrer qu’elle se structure
autour de trois temps, de trois modalités :
— les nombreux échanges extensifs d’information et la
communication faible (en intensité de compréhension réciproque) à
distance : téléphone, Internet, fax, applications informatiques… ;
— des moments intenses de communication
intercompréhensive, qui nécessitent une rencontre physique, des
réunions ou dialogues, avec toute la richesse et difficulté des
échanges langagiers et des controverses, moments essentiels,
souvent décisifs pour réussir la coopération ;
— enfin, la communication avec soi, le langage intérieur,
lorsqu’on fait retour critique sur soi, que l’on se considère dans ses
propres dispositions personnelles et sa capacité de mutation.
C’est la combinaison de ces trois modalités de coopération,
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communication que je propose de qualifier de « communauté

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d’action » (expression remplaçant, au moins partiellement, celle de
métier), qui s’organise autour d’enjeux partagés (le partage de ces
enjeux étant lui-même un produit incertain de la constitution et
action de cette communauté).
Partant de la proposition avancée dans mes analyses sur la
compétence, visant à considérer l’organisation, à la fois, comme un
assemblage souple de sujets pris dans les filets de leurs initiatives
réciproques et comme une communauté d’acteurs pris dans les
tensions de leurs champs de responsabilité respectifs, je voudrais
224 Philippe ZARIFIAN
présenter les fondements plus directement conceptuels qui sous-
tendent cette proposition. Dans l’activité de travail, dans des
organisations « post-tayloriennes » à autonomie (et non pas
« autonomes »), l’activité professionnelle de l’individu se présente
comme une totalité en soi, sur laquelle le sujet intervient, de lui-
même, par ses initiatives, sa propre concentration subjective et sa
compétence. Un conseiller financier à La Poste, pour reprendre
notre exemple, assume de lui-même l’entièreté de la situation de
conseil sur un produit financier, en s’y consacrant et s’y
concentrant. Cette activité n’apparaît plus, de prime abord, comme
une fraction de la division sociale du travail, mais comme une
totalité singulière qui appelle subjectivation (pour reprendre une
expression de François Dubet).
C’est pourquoi l’ensemble du sujet face à ses actions devient
monade, qui condense, à l’intérieur d’elle-même, des enjeux
organisationnels forts. Le sujet est face à lui, comme face à une
ouverture interne, qui est captée dans la singularité et
l’événementialité de ses prises d’initiative. Le sujet est solitaire,
enfermé, d’une certaine façon, dans cette monade, agissant sur
fond de ses propres ressources internes, face à un client et face à un
ordinateur. Mais, en même temps, de cette intériorité même, surgit
la nécessité d’une diversité d’actions réciproques, qui doivent se
nouer par une communication avec d’autres acteurs de
l’organisation, pour que les initiatives aboutissent, pour que le sujet
puisse aller jusqu’au bout de ses actions, et se repositionner,
comme acteur, dans son champ de responsabilité et au sein de la
division du travail. Le conseiller financier ne peut aller jusqu’au
bout de la relation avec son client, sans animer des actions
réciproques avec les agents du Centre financier, l’animateur des
ventes, le chef d’établissement du bureau de poste, les conseillers
spécialisés, etc.
Les moyens dits d’information (téléphone, applications
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informatiques, fax…) sont investis par cette nécessité, avec des

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risques importants d’échecs des tentatives de communication, si
l’organisation n’a pas été pensée en fonction du double croisement
entre des nécessités qui surgissent de l’intériorité même de chaque
monade, et poussent à la recherche d’un dialogue avec d’autres
sujets connus comme tels (dans une relation intersubjective, au
sens rigoureux de ce terme) et des lignes d’interdépendance qui
strient et repositionnent chaque sujet comme acteur d’un travail
hautement collectif (et donc socialement et objectivement divisé
dans une relation fonctionnelle). La monade est poussée, de
Travail, modulation et puissance d’action 225
l’intérieur, à s’ouvrir sur l’extérieur, mais elle glisse sur les rails de
la division spatialisée du travail qui en fixent et en emprisonnent le
mouvement. Le basculement de l’ouverture interne à l’ouverture
externe de la monade est un moment de risque, ce dont témoignent
les plaintes nombreuses d’incompréhension, voire les attaques
violentes contre les autres individus (connus ou anonymes) de
l’organisation, incompréhension née du fait même que ces
« autres » sont perçus comme bloqués dans une logique d’acteur
qui répond à des rôles fonctionnellement figés, dénués de toute
propension à l’intercompréhension.
Par exemple, les critiques fortes qu’un conseiller financier de
La Poste pourra lancer contre ses correspondants du Centre
financier montre bien la difficulté, voire l’échec de ce basculement,
dans une organisation qui n’a pas été conçue pour l’autoriser, qui
n’a pas été faite pour favoriser la compréhension réciproque et
l’action commune, chacun restant figé dans son rôle. Le conseiller
financier pense réussite de l’action commerciale face au client,
alors que les agents du Centre pensent risques pour La Poste. Les
échecs sont partiellement compensés par la tentative de chaque
sujet de se créer son propre réseau interpersonnel, faisant appel à
des gens qu’il « connaît » au sein du Centre financier, mais
tentative précaire et très difficilement reproductible dans la durée,
qui joue la fiction (à la fois positive et inaccomplie) selon laquelle
l’organisation ne pourrait vivre que de sujets sans acteurs, et donc
sans prescription de rôles.
Éventuellement, il y aura retour sur une division fonctionnelle
qui opère par séparation des sphères légitimes d’action (et non plus
par définition de poste de travail) et par neutralisation des affects,
par promotion d’un « travail froid » (le rêve de bien des
encadrants !).
Ce qui se joue en définitive, ce sont des tensions sur une
redéfinition profonde de la division du travail, dans laquelle le
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schéma classique : « division/coordination/contrôle de

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prescription » au sein d’un travail spatialisé craque au profit d’un
schéma : « totalité engagée/échange communicationnel/contrôle de
modulation du comportement », au sein d’un travail temporalisé,
mais sans que le second schéma parvienne à s’imposer de manière
dominante aujourd’hui, ni même à être vu par la hiérarchie.
Mais il existe un risque incontestable : celui que la solitude se
transforme en isolement, celui que la communauté d’action
n’arrive pas à prendre consistance, celui que l’individu se trouve
livré à lui-même, fragilisé, n’arrive pas à édifier des appartenances
226 Philippe ZARIFIAN
professionnelles qui pourraient avoir sens et lui donner force face
aux clients, comme face à l’employeur, risque de double servitude.
Ce risque peut être aggravé par l’imposition unilatérale par les
employeurs du modèle du contrôle par modulation, la liberté se
renversant en fragilité. Il faut avoir une conscience précise de ce
risque.
Il existe néanmoins un autre risque, particulièrement sensible
pour la communauté des sociologues : celui de ne voir le travail
que sous le filtre du fonctionnalisme et des arrangements sociaux,
des significations morales socialement établies, de l’ordre
durkheimien à retrouver ou à maintenir. Et d’oublier les
mouvements d’individuation, les genèses qui sont sans cesse
relancées, les inventions parfois solitaires, le sens éthique qui se
constitue et qui résiste face aux significations morales, les actions
intempestives, les solidarités d’engagement.
Le travail peut être vu comme invention toujours singulière,
avant que d’être ramené au respect d’un ordre global et d’une
division organique. Le guichetier invente, le conseiller financier
invente, l’ouvrière qui fabrique un bracelet de montre invente. Ils
ne sont pas les purs robots perdus ou apeurés d’une société
salariale déréglée. Cette formation et ce développement des
individualités actives se réalisent sur un fond pré-individuel. C’est
tout ce qui sépare l’individualité, comme produit provisoire d’un
processus, de l’individu comme état. Tout ce qui fait que la pleine
prise en compte de l’individualité singulière de chacun, comme
produit provisoire d’un mouvement d’individuation et toujours
doté de son potentiel de transformation, ne saurait aucunement se
confondre avec une montée de l’individualisme.
Ce qu’il faut penser, ce n’est pas la socialisation d’un
« individu », mais l’individuation d’un être biologique et social.
Lev Vygoski l’avait bien vu, à propos de ses recherches sur
l’enfance : la question n’est pas de savoir comment un individu se
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socialise, mais comment un être social s’individue.

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Ce fond pré-individuel ne saurait se réduire à l’appartenance
sociale, comme le veut la sociologie traditionnelle. Il est largement
constitué aujourd’hui de lignes de partage, de courants de forces,
qui répartissent et forment clivage au cours de la formation des
individualités quant au devenir du travail, dans des situations et des
conjonctures concrètes.
C’est sur ce fond pré-individuel et ce champ de forces que les
choix et les responsabilités éthiques prennent toute leur valeur, et
que la question du « service », par exemple, devient un point de
Travail, modulation et puissance d’action 227
clivage et de prise de parti. Et ces clivages traversent les
individualités davantage qu’ils ne découpent des groupes sociaux
clairement séparés.
Les guichetiers dans un bureau de poste sont clivés entre trois
options, trois perspectives : les missions du service public, le
service rendu à des usagers singuliers en fonction de leurs
possibilités de vie, la vente commerciale. Ces guichetiers
s’individuent en affrontant, au cours de leur trajectoire personnelle
et au quotidien de leur travail, une multiplicité d’événements à
partir desquels une prise de parti autour de ce clivage s’opère et
une orientation de leur travail se constitue, prend forme et, si
possible, parvient à être partagée. Cette communauté de
positionnement n’est pas simple à constituer : aujourd’hui certains
guichetiers maintiennent le principe d’égalité de traitement des
usagers selon des règles homogènes, d’autres entendent mieux
comprendre les attentes et problèmes de chaque client, tandis que
d’autres n’hésitent pas à endosser l’habit du vendeur, postures qui
peuvent traverser un même « individu ».
Ce sont trois conceptions différentes de leur métier, des
pratiques professionnelles différentes, des choix sociétaux
différents. Mais nous aurions pu en dire autant pour les vendeurs
dans les boutiques de France Telecom et du débat, parfois virulent,
qui oppose les vendeurs « sans état d’âme », aux conseillers
« respectueux des clients ».
Les groupes sociaux se forment davantage autour de ces prises
de parti et perspectives qu’autour des appartenances traditionnelles.
C’est l’attitude face au devenir qui sert de base à la constitution
des appartenances et aux débats contradictoires en période de
mutation forte et rapide.
Le salariat, globalement, est certainement en position de
faiblesse vis-à-vis des employeurs, mais jamais les salariés n’ont
été aussi actifs dans leurs élaborations intellectuelles et leurs prises
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de position, très loin de l’image de salariés « laminés » et passifs.

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Fragiles certes, souvent en souffrance, voire en révolte, parfois sur
le point de « craquer » psychiquement, mais pas esclaves, et,
beaucoup moins que dans d’autres périodes, aliénés.
C’est peut-être, à l’issue de sept années d’enquêtes et de
plusieurs centaines d’entretiens, le résultat le plus significatif.
Voici donc, très rapidement présentés, cinq thèmes, issus de
ceux développés dans mon dernier livre, que je livre à la réflexion.
Université de Marne-la-Vallée

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