Pinto - Médiateurs Français de La Théorie Critique de Francfort

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Le commerce des idées philosophiques

Le cas des médiateurs français de la « théorie critique » de Francfort


Louis Pinto
Dans Revue européenne des sciences sociales 2020/1 (58-1), pages 117 à 147
Éditions Librairie Droz
ISSN 0048-8046
DOI 10.4000/ress.6446
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Revue européenne des sciences sociales
European Journal of Social Sciences
58-1 | 2020
Varia

Le commerce des idées philosophiques


Le cas des médiateurs français de la « théorie critique » de Francfort
The trade in philosophical ideas: The French proponents of the Frankfurt
School’s “critical theory”

Louis Pinto

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/ress/6446
DOI : 10.4000/ress.6446
ISBN : 1663-4446
ISSN : 1663-4446

Éditeur
Librairie Droz

Édition imprimée
Date de publication : 6 juillet 2020
Pagination : 117-147
ISSN : 0048-8046

Distribution électronique Cairn


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Référence électronique
Louis Pinto, « Le commerce des idées philosophiques », Revue européenne des sciences sociales [En
ligne], 58-1 | 2020, mis en ligne le 02 janvier 2024, consulté le 03 juillet 2020. URL : http://
journals.openedition.org/ress/6446 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ress.6446

© Librairie Droz
LE COMMERCE DES IDÉES PHILOSOPHIQUES
le cas des médiateurs français
de la « théorie critique » de francfort

louis pinto
Paris, CNRS – CESSP-CSE
[email protected]

Résumé. L’intérêt des lecteurs français pour l’école de Francfort a mis un certain
temps à prendre forme. Ce sont d’abord Walter Benjamin, Herbert Marcuse ou
Theodor Adorno, comme musicologue, qui ont été remarqués. Puis, dans les
années 1975-1985, les importateurs français ont surtout mis en avant la « théo-
rie critique ». Cette stratégie permettait de concilier les ambitions théoriques de
jeunes aspirants philosophes et la recherche d’une forme à la fois noble, renou-
velée et radicale de marxisme : ils célébraient une pensée « ouverte », hétéro-
doxe, complexe et tourmentée mais plus ou moins indéfinissable. L’article vise à
mettre en relation les trajectoires de ces importateurs avec l’espace des possibles
politico-intellectuels marqué par le désenchantement d’après mai 1968 et par les
perspectives politiques de la gauche au pouvoir.
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Mots-clés : circulation des idées, école de Francfort, marxisme, pensée française
contemporaine, théorie critique.

Abstract. It took some time for French readers to develop an interest in the
Frankfurt School. Walter Benjamin, Herbert Marcuse, and Theodor Adorno, as
a musicologist, were the first to capture their attention. Then, in the 1975-1985
period, French proponents of the Frankfurt School shone the spotlight first and
foremost on its idea of “critical theory.” This strategy made it possible to reconcile
the theoretical ambitions of young aspiring philosophers with the search for a
noble, renewed, and radical form of Marxism: they celebrated an “open” form of
thought (rather than an orthodox one), complex and tormented but more or less
indefinable. This article aims to connect the trajectories of these proponents to
the space of political-intellectual possibilities marked by the post-May 1968 disillu-
sionment and by the political perspectives of the ruling Left.

Keywords : circulation of ideas, contemporary French thought, critical theory,


Frankfurt School, Marxism.

revue européenne des sciences sociales n o 58-1 – p. 117-147


118 Louis Pinto : Le commerce des idées philosophiques

S’il est vrai que les produits culturels trouvent de nouvelles significa-
tions à chaque moment de leur cycle de vie, à chaque phase de leur circula-
tion, le commerce entre pays constitue un cas particulier qui est intéressant
pour au moins deux raisons : d’une part, parce qu’il soulève le plus souvent
des problèmes de langue (peut-on vraiment traduire ? y a-t-il de l’intradui-
sible ? – Engel, 2017) et d’autre part, parce qu’il met en cause la variation
et la comparabilité des contextes. Le rôle des importateurs n’est pas neutre.
Traducteurs ou commentateurs, ils sont portés à présenter l’importation des
produits concernés comme une activité nécessaire et bénéfique : grâce à eux,
la méconnaissance d’un livre ou d’une œuvre pourra cesser et le « retard » pris
par le pays importateur connaîtra enfin un terme, l’importation étant justifiée
par la qualité intrinsèque des produits importés qui devrait sauter aux yeux,
soit à la simple lecture soit, au moins, par l’entremise de lecteurs autorisés.
Cette vision enchantée ne s’exprime jamais aussi bien que dans les discours de
célébration revêtant les formes naïves de l’hagiographie où les auteurs importés
sont dotés de capacités exceptionnelles sans équivalents dans le pays importa-
teur. Ce que la célébration du penseur étranger dissimule la plupart du temps
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est une autocélébration des agents de célébration, d’autant plus inaperçue (et
sincère) que le point de vue d’où elle est réalisée n’est jamais perçu et interrogé.
La sociologie de la circulation des idées (Bourdieu, 2002) n’a pas pour fin
la démystification des produits importés. Libre de tout jugement sur la valeur
de ceux-ci, elle vise simplement à objectiver le processus de faire valoir qui les
concerne : elle doit prendre en considération les rapports de force linguistiques
et culturels entre pays, la conjoncture (intellectuelle et politique) d’importa-
tion et les positions occupées par les agents d’importation dans les champs
intellectuel et académique. Loin d’être assimilable à un calcul opportuniste,
l’intérêt pris à l’importation se comprend en fonction de ces positions qui
peuvent être caractérisées par un espace de possibles intellectuels structurés et
délimités par des schèmes de classement et d’évaluation proprement intellec-
tuels qui rendent possible l’anticipation de coups à jouer : c’est toute la trajec-
toire antérieure des agents qui explique que, à tel ou tel moment, ils peuvent
être enclins à choisir, rejeter ou ignorer Theodor Adorno, Hannah Arendt,
Revue européenne des sciences sociales 119

Jürgen Habermas, Max Horkheimer, Martin Heidegger, Friedrich Nietzsche


(Pinto, 1995), John Rawls (Hauchecorne, 2009). C’est par là que le présent
travail sur l’importation de l’école de Francfort tente de se distinguer des textes
antérieurs consacrés à cette question1. Ce ne sont pas les pensées d’Adorno,
de Horkheimer et d’autres membres de l’École que l’on voudrait saisir pour y
discerner ce que le public français accédant enfin à leurs œuvres a pu y trouver
d’inédit, c’est plutôt les conditions sociales de possibilité du cadre probléma-
tique grâce auquel les lecteurs français ont pu juger ces œuvres intelligibles
et stimulantes. On verra, pour dire vite, que les médiateurs français se carac-
térisent, du fait de leur capital philosophique et académique, par une double
distance objective qui détermine leur point de vue d’intellectuels : envers les
régions dominantes du champ philosophique académique ; envers les philo-
sophes d’avant-garde des années 1960-1970. Mais ils n’auraient jamais pu
satisfaire leurs intérêts spécifiques si ceux-ci ne s’étaient trouvés ajustés à une
conjoncture politique et intellectuelle propice à une redéfinition des hiérar-
chies des problèmes et des critères d’évaluation théoriques.
Mais auparavant, quelques remarques préliminaires s’imposent. On peut
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d’abord observer que le discours d’un médiateur n’est pas totalement homo-
gène dans la mesure où il peut mêler des postures différentes : celle de messa-
ger neutre faisant connaître la pensée d’un auteur, celle de commentateur
évaluant des points forts et des points faibles, celle de (quasi) pair se situant
sur le même plan que l’auteur et celle d’admirateur confiant avec spontanéité
ce qu’il aime (et négativement, ce qu’il abhorre). Ces postures sont mêlées,
mais c’est précisément la dernière qui est la plus instructive : l’admiration finit
par affleurer plus ou moins clairement, ce qui permet au regard sociologique
d’échapper au labyrinthe herméneutique où entraînent les autres postures,
davantage soumises au travail savant d’autocontrôle des affects.

1 Voir Höhn et Raulet, 1978 ; Trebisch, 2000 ; Abensour, 2005.


120 Louis Pinto : Le commerce des idées philosophiques

On peut, ensuite, s’interroger sur la façon de désigner les auteurs considérés2.


Alors que le terme d’« Institut de recherches » est neutre et institutionnel, celui
d’« École de Francfort » est d’apparition plus récente et tend à désigner un groupe
plus ou moins formel lié par des liens d’affinités sociales et intellectuelles : l’ab-
sence d’orthodoxie est souvent mise en avant comme l’un de ses traits distinc-
tifs. En effet, deux définitions de l’École semblent coexister : l’une, extensive,
prend en compte non seulement les figures célèbres mais aussi des personnalités
plus marginales, des compagnons de route ; l’autre, restreinte, accorde tacite-
ment à Adorno et Horkheimer une position centrale de mandataire théorique
de l’École. Le mot « Francfort » lui-même renvoie à une université nouvelle qui
propose une version moderniste de la production culturelle de langue alle-
mande (ce n’est ni Berlin ni Heidelberg ni Fribourg ni Marbourg). La ques-
tion s’est posée de savoir si l’École a cessé d’exister et à quel moment : peut-on
considérer par exemple qu’un auteur comme Habermas (et a fortiori ceux de la
génération suivante) appartient « encore » à l’École ? Enfin, l’expression « théo-
rie critique », sans doute peu familière initialement aux lecteurs français, associe
des résonances savantes kantiennes, marxiennes plus ou moins combinées à
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une image de subversion intellectuelle. Quant au marxisme, il peut apparaître
comme le tronc principal dont l’École serait une ramification originale. En vue
de surmonter ces difficultés, le parti qui a été adopté dans ce travail a consisté
à prendre acte de ce que les importateurs français ont privilégié, comme on le
verra, ce qu’ils ont désigné par le terme de « théorie critique » (mentionné par
la suite comme TC) et donc, les personnes d’Adorno et d’Horkheimer qui, pour
eux, semblaient jouir d’une certaine prééminence ; par suite, c’est la période au
cours de laquelle la réception de cette théorie s’est imposée dans le champ intel-
lectuel (des années 1960 aux années 1980) qui a été considérée.
Précisons. La liste des membres de l’école de Francfort comporte
plusieurs noms associés à toutes sortes de spécialités. Comme on peut le voir
d’après les traductions et les commentaires, l’intérêt des médiateurs français,
à partir du moment où il est apparu, s’est concentré sur ceux qui semblaient

2 Cette question a d’emblée été centrale pour les commentateurs (par exemple, Assoun, 1987).
Revue européenne des sciences sociales 121

le mieux incarner une vision théorique d’ensemble, la TC. Les autres ont été
soit ignorés, soit relégués vers une spécialisation disciplinaire (histoire, litté-
rature, psychanalyse, économie, science politique), soit considérés comme
non réductibles à leur appartenance à l’École et comme méritant d’être envi-
sagés autrement qu’à travers elle. On peut remarquer qu’Erich Fromm a été
beaucoup traduit (il occupe le premier rang des auteurs traduits jusqu’en
1980) mais son circuit de diffusion a été cantonné dans un réseau de freu-
diens « révisionnistes » et doit relativement peu aux importateurs de l’École
qui le tenaient plus ou moins pour suspect (en tant que partisan des théories
de l’« adaptation »). Entre positions, il existe, bien entendu, des transitions et
des passages, ce que montrent les analyses proposées plus loin.

Encadré 1. Membres de l’Institut (1923-1960) et/ou collaborateurs réguliers de la


revue Zeitschrift für Sozialforschung (1932-1939) avec le nombre de livres de
chaque auteur traduits en français jusqu’en 1980
Theodor Adorno (1903-1969) : 11 ; Leo Löwenthal (1900‑1993) : 0 ;
Franz Borkenau (1900‑1957) : 1 ; Kurt Mandelbaum (1904-1995) : 0 ;
Erich Fromm (1900-1980) : 19 ; Herbert Marcuse (1998-1979) : 13 ;
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Henryk Grossmann (1981-1950) : 1 ; Paul Massing (1902-1979) : 3 ;
Carl Grünberg (1861‑1940) : 0 ; Gerhard Meyer (1903-1973) : 0 ;
Jürgen Habermas (1929-) : 7 ; Franz Neumann (1900‑1954) 0 ;
Max Horkheimer (1895‑1973) : 6 ; Felix Weil (1898-1975) : 1 ;
Otto Kirchheimer (1905-1965) : 0 ; Karl August Wittfogel (1896-1988) : 1.

1. FRANCFORT INVISIBLE
Les membres de l’Institut de recherches de Francfort sont loin d’avoir été
totalement inconnus en France. Dès les années 1930, Paris a été une terre d’ac-
cueil pour nombre d’entre eux persécutés par les nazis et c’est là que l’Institut
a pu maintenir un minimum d’existence universitaire grâce à l’École normale
supérieure (ENS, par la suite) et à son directeur, Célestin Bouglé. La revue
de l’Institut, Zeitschrift für Sozialforschung, qui cesse de paraître en Allemagne est
éditée par Alcan de 1933 à 1939. Cette présence ne s’accompagne guère d’une
intensification des échanges intellectuels. Comme ses aînés tels que Bouglé,
122 Louis Pinto : Le commerce des idées philosophiques

Alexandre Koyré ou Maurice Halbwachs, le jeune Raymond Aron a eu l’occa-


sion de collaborer à la revue, a été dévoué dans l’accueil de membres de l’Ins-
titut, mais il ne semble pas avoir été vraiment marqué par une telle rencontre.
Ses ouvrages de l’époque sur la philosophie allemande de l’histoire et sur la
sociologie allemande ne mentionnent pas les membres de l’École : tout se passe
comme si, pour lui, le champ des sciences sociales, était alors surtout structuré
par la tension entre les penseurs d’Outre-Rhin (néo-kantiens, phénoménologues,
Wilhelm Dilthey, Georg Simmel, etc.) et l’école durkheimienne, alternative qui
était perçue comme l’horizon des possibles sociologiques.
Quant aux marxistes français, dont on aurait pu attendre une certaine
attention à des courants radicaux de l’étranger, ils se sont montrés relativement
peu concernés par l’établissement de liens approfondis et suivis. Avant-guerre,
les philosophes proches du Parti communiste (Henri Lefebvre, Paul Nizan,
Georges Politzer, etc.) étaient occupés à des tâches plus urgentes, de vulgari-
sation ou de polémique politico-intellectuelle. Et après guerre, le débat avec le
marxisme devait compter avec les penseurs dominants de l’époque qu’étaient
Jean-Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty. La figure marxiste la plus presti-
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gieuse en France semble avoir été Georg Lukacs qui, admiré et commenté,
pouvait incarner le penseur profond et engagé, non réductible à la vulgate stali-
nienne. Or ce philosophe avait exprimé de fortes réserves à l’endroit de l’École
en laquelle il voyait le « Grand-hôtel de l’Abîme », belle construction guettée
par l’irrationalisme. Kostas Axelos, penseur néo-marxiste engagé dans une
confrontation Marx-Heidegger, avait accueilli dans la collection « Arguments »,
dirigée par lui aux éditions de Minuit, des traductions de Lukacs et de
Karl Korsch. Dans l’un des premiers textes consacrés à l’École dans la revue
Arguments, il manifestait une certaine estime intellectuelle tout en insistant sur
l’échelle de grandeur : pour lui, Adorno, s’il a le « mérite d’essayer de penser
aujourd’hui même », « n’est pas un grand penseur, un fondateur », il est plutôt
un « épigone » qui « se situe dans la postérité de Hegel et dans l’actualité néo-
marxiste » (Axelos, 1959, p. 20). Ce qui manquait à ceux qui auraient pu être
les premiers lecteurs marxistes (Henri Lefebvre, Pierre Naville, Paul Nizan,
Georges Politzer), c’était d’abord les instruments symboliques de perception et
Revue européenne des sciences sociales 123

de classement. Dispersés et privés d’un cadre institutionnel commun et, pour


certains, relativement éloignés de la recherche en sciences sociales, ils semblent
avoir oscillé entre dogmatisme et dilettantisme. Il suffit, par contraste, de les
mettre en regard avec les membres de l’Institut de Francfort3 ou de regarder
les sommaires de la revue de l’Institut : s’y trouvaient réunis des travaux théo-
riques (le matérialisme, le rationalisme) et des études sociologiques (la vision
du monde mécaniste, la sociologie du langage, de la littérature, de la musique,
l’idéologie des races), psychanalytiques, historiques (le mode de production
asiatique), économiques (le problème des crises chez Marx, la planification
économique). Les auteurs qui ne se réduisaient pas aux seuls membres de
l’Institut (Paul Lazarsfeld et Otto Neurath y ont publié des articles) traitaient
souvent de problèmes suscités par l’actualité4.
Cette relative invisibilité de l’Institut perdure jusque dans les années
1950. Adorno a été, il est vrai, invité par Lucien Goldmann à son sémi-
naire de l’École pratique des hautes études en 1958, ainsi qu’au Colloque
de Royaumont sur la sociologie de la littérature en 1965. La revue Arguments
(1956-1962) l’a fait connaître grâce à la traduction de textes d’Adorno et à un
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article d’Axelos (1959). Et c’est aussi grâce à Goldmann que Marcuse a été
professeur invité à l’École pratique des hautes études en 1960, 1962 et 1964.
On peut, par ailleurs, se demander dans quelle mesure le rattachement à
l’Institut de Francfort est pertinent quand il s’agit de comprendre la façon dont
certaines personnalités ont été connues et consacrées en France. À deux moments
différents, il y a deux cas de francs-tireurs, celui de Walter Benjamin et celui de
Marcuse, qui ont au moins en commun d’avoir été beaucoup traduits, lus et
commentés. Et même si leur lien avec les membres de l’Institut a été évoqué par
les commentateurs, ces auteurs n’en ont pas moins mené une existence autonome.

3 Sur l’organisation de l’Institut, voir Jay, 1977 et Wiggershaus, 1993.


4 La revue française, Recherches philosophiques, qui était peut-être la plus proche de la Zeitschrift,
n’était pas liée à un centre de recherches et, par ailleurs, n’était nullement marquée comme
marxiste.
124 Louis Pinto : Le commerce des idées philosophiques

Benjamin a été le premier connu. Lié à plusieurs intellectuels français


d’avant-garde (Georges Bataille, Maurice Blanchot, Pierre Klossowski), il
s’est fait connaître par des traductions, et notamment, depuis 1935, par des
articles (Cahiers du Sud, Les Temps modernes). En 1959, sont publiées des Œuvres choisies.
C’est sans doute parce que cet auteur est le plus « littéraire » des membres du
groupe qu’il a pu être le plus facilement détaché d’un cadre théorique précis
et être lu pour lui-même. Depuis son introduction dans l’espace français, il
n’a cessé de s’inscrire dans les frontières de plus en plus minces entre philo-
sophie et littérature fréquentées par des philosophes écrivains, des écrivains
philosophes et des essayistes intéressés à la « modernité », à la « ville », au
tragique de l’histoire, etc. Mais la notoriété de Benjamin en France n’a vrai-
ment débuté qu’en 1969 (Höhn et Raulet, 1978, p. 136-137).
Marcuse, dont le cas a été étudié de près par Manuel Quinon (2003), a
précédé les autres membres de l’École. Plusieurs textes de Marcuse, repris
ensuite dans des livres, ont été publiés dans des revues dès les années 1960
(Médiations, Arguments, Partisans, Diogène, L’Homme et la Société). La plupart des livres
traduits l’ont été entre 1963 et 1972 et plusieurs études sur lui ont été publiées
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entre 1969 et 19745. La diffusion de sa pensée semble s’être organisée au cours
des années 1960 autour de deux pôles.
Au premier pôle se rattachent des auteurs néo-marxistes, philosophes de
formation et d’aspiration occupant des positions universitaires marginales et
dominées qui ont pu trouver dans la sociologie une discipline-refuge permet-
tant de réaliser leurs attentes initiales : Kostas Axelos, Jean Duvignaud, Henri
Lefebvre, Edgar Morin, auxquels on peut ajouter Serge Mallet. Ils sont réunis
autour de la revue Arguments éditée par les éditions de Minuit où seront publiés
plusieurs livres majeurs de Marcuse. On peut joindre à ces auteurs André Gorz,
journaliste et essayiste, membre du comité de direction des Temps Modernes (1945‑)

5 Voir Ambacher, 1969 ; Vergez, 1970, Nicolas, 1970 ; Palmier, 1973 ; Cohen, 1974. On peut
joindre à ces références une traduction : MacIntyre, 1970. Voir aussi les numéros spéciaux
de revues et d’articles nombreux dans la presse quotidienne et hebdomadaire : Diogène
(« Nouvelle actualité du marxisme », 1968, no64) ; Esprit (« Connaissez-vous Marcuse ? »
janvier 1969), La Nef (« Marcuse, cet inconnu », janvier-mars 1969).
Revue européenne des sciences sociales 125

et Jean-Michel Palmier, un jeune aspirant philosophe. La plupart d’entre eux


sont à cette époque dotés d’une relative notoriété : ils peuvent voir en Marcuse
un pair qui confirme leurs propres vues sur les formes nouvelles d’aliénation,
sur « l’intégration » de la classe ouvrière dans le capitalisme, sur la « société de
consommation » et sur le renouvellement du marxisme. Il n’en va pas de même
pour Palmier (né en 1944) : étudiant de philosophie à Nanterre, n’ayant pas passé
l’agrégation, mais remarqué par plusieurs des enseignants réputés progressistes,
lié à Lefebvre, Duvignaud et Axelos, il est à la fin des années 1960 dans une phase
d’insertion dans le champ intellectuel. Comme le montrent ses publications, ses
intérêts sont nombreux, orientés sur les auteurs de langue allemande et se situent
à l’intersection de la philosophie, de l’esthétique, de la sociologie, de l’histoire des
idées et de la psychanalyse (Lacan). Sous la direction de Paul Ricœur, il soutient
en 1970 une thèse de philosophie de troisième cycle sur Georg Trakl, et sous celle
de Pierre Dommergues, un angliciste, professeur à l’université de Vincennes, il
soutient en 1974 une thèse de troisième cycle sur Marcuse puis, en 1987, une
thèse sur les intellectuels allemands émigrés dans la période nazie6. Doté d’une
certaine visibilité, il a été collaborateur au Monde des livres et au Magazine littéraire.
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D’abord chargé de cours dans plusieurs universités, dont celle de Vincennes, il
devient professeur d’esthétique dans le département d’esthétique de Paris-1.
Au second pôle, figurent deux médiateurs liés à la revue Partisans (1961‑1972)
éditée par les éditions Maspéro : Boris Fraenkel (1921-2006), militant trotz-
kiste, proche de plusieurs membres du groupe « Arguments » (dont Axelos),
lecteur et admirateur de Wilhelm Reich et de Marcuse dont il devient un parte-
naire en France ; c’est dans le mouvement d’éducation populaire, au Centre
d’entraînement aux méthodes d’éducation active, où il a été instructeur, qu’il
rencontre Jean-Marie Brohm (né en 1940), professeur de gymnastique qui
deviendra universitaire (sciences de l’éducation, puis sociologie). Dans Partisans,
où sont abordés des thèmes comme la sexualité, l’éducation et la libération des
femmes, ils acquièrent un poids déterminant vers le milieu des années 1960 ;

6 Voir son livre publié de 1987 : les membres de l’école de Francfort y occupent une place importante.
126 Louis Pinto : Le commerce des idées philosophiques

ils y développent une critique de la « répression » capitaliste du désir à travers


Reich et Marcuse dont ils ont fait plusieurs traductions.
Dans un contexte de contestation estudiantine des différentes formes d’au-
torité et de mise en cause du conformisme bourgeois, Marcuse pouvait appa-
raître comme un penseur de référence. Il fallait un certain travail de la part de
ses commentateurs pour le dissocier d’une image caricaturale de chantre de
la libération sexuelle. Quoi qu’il en soit, le théoricisme sophistiqué de la TC
n’était pas inscrit dans les attentes de cette période.

2. LE MOMENT VENU
Alors qu’il avait été souvent présenté comme l’un des penseurs de référence
des étudiants rebelles, le déclin de l’audience de Marcuse semble commencer
après les événements de Mai, dès 1969 (Höhn et Raulet, 1978, p. 138), mais
on peut dire que ce philosophe a préparé, avec une tonalité sans doute plus
subversive et, parfois, optimiste, la réception de l’école de Francfort.
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Encadré 2. Publications en français de quelques figures majeures de l’école de Francfort
ADORNO Th. W., 1962 (1949), Philosophie de la nouvelle musique,
trad. par H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Gallimard.
–, 1963, « Vers une musique informelle », trad. par B. Lortholary, in La Musique et
ses problèmes contemporains 1953-1963, Paris, Julliard.
–, 1964 (1944), « L’industrie culturelle », trad. par H. Hildenbrand et A. Lindenberg,
Communications, 3, p. 12-18.
–, 1966 (1952), Essai sur Wagner, trad. par H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris,
Gallimard.
–, 1972 (1947, 1949), Musique de cinéma (avec H. Eisler), trad. par J.-P. Hammer,
Paris, L’Arche.
–, 1974 (1970), Théorie esthétique, trad. par M. Jimenez, Paris, Klinksieck .
–, 1976a (1960), Mahler : une physionomie musicale, trad. et prés. par J.-L. Leleu et
T. Leydenbach, Paris, Éditions de Minuit.
–, 1976b (1970), Autour de la théorie esthétique : paralipomena, introduction première,
trad. par M. Jimenez et E. Kaufholz, Paris, Klincksieck.
–, 1978 (1966), Dialectique négative, trad. par le Groupe de traduction du Collège
de philosophie, postface de Hans-Günther Holl, Lausanne, Payot.
Revue européenne des sciences sociales 127

–, 1979 (1957), Trois études sur Hegel, trad. par le groupe de traduction du
Collège de philosophie, Lausanne, Payot.
ADORNO Th. et HORKHEIMER M., 1974 (1947), La Dialectique de la raison,
trad. par E.  Kaufholz, Paris, Gallimard.
HABERMAS J., 1973 (1968), La Technique et la science comme « idéologie », trad. et
préf. par J.-R. Ladmiral, Paris, Gallimard.
–, 1974 (1971), Profils philosophiques et politiques, trad. par F. Dastur, J.-R. Ladmiral
et M. B. de Launay, préf. de J.-R. Ladmiral, Paris, Gallimard.
–, 1975 (1963), Théorie et Pratique, trad. par G. Raulet, Lausanne, Payot.
–, 1976 (1973), Connaissance et Intérêt, trad. par G. Clémençon, préf. de J.-R Ladmiral,
Paris, Gallimard
–, 1978a (1973), Raison et Légitimité : problèmes de légitimation dans le capitalisme
avancé, trad. par J. Lacoste, Lausanne, Payot.
–, 1978b (1965), L’Espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive
de la société bourgeoise, trad. par M. B. de Launay, Lausanne, Payot.
HORKHEIMER M., 1974a (1930), Les Débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire,
trad. par Denis Authier, Lausanne, Payot.
–, 1974b (1947), Éclipse de la raison suivi de Raison et conservation de soi,
trad. par J. Debouzy et J. Laizé, Lausanne, Payot.
–, 1974c (1937), Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. par C. Maillard et
S. Muller, Paris, Gallimard.
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–, 1978, Théorie critique, trad. par L. Ferry et A. Renaut, Payot.
MARCUSE H., 1963a (1958), Le Marxisme soviétique, trad. par B. Cazes, Paris,
Gallimard.
–, 1963b (1955), Eros et civilisation. Contribution à Freud, trad. par J.-G. Nény et
B. Fraenkel, Paris, Éditions de Minuit.
–, 1968a (1941), Raison et Révolution. Hegel et la naissance de la théorie sociale, trad. par
R. Castel et F. H. Gontier, prés. de R. Castel, Paris, Éditions de Minuit.
–, 1968b (1964), L’Homme unidimensionnel, trad. par M. Wittig, Paris, Éditions de Minuit.
–, 1968c (1968), La Fin de l’utopie, trad. par L. Roskopf et L. Weibel, Paris, Éditions du Seuil.
–, 1969a, Philosophie et révolution : trois études, trad. par C. Heim, Paris, Denoël.
–, 1969b (1969), Vers la libération. Au-delà de l’homme unidimensionnel, trad. par
J.-B. Grasset, Paris, Éditions de Minuit.
–, 1970 (1965), Culture et Société, trad. par G. Billy, D. Bresson, J.-B. Grasset, Paris,
Éditions de Minuit.
–, 1971 (1937), Pour une théorie critique de la société, trad. par C. Heim, Paris, Denoël,
–, 1972 (1932), L’Ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, trad. par. G. Raulet
et H. A. Baatsch, préf. Mimica Cranaki, Paris, Éditions de Minuit.
128 Louis Pinto : Le commerce des idées philosophiques

Dans les années 1960, le rattachement d’Adorno à l’École n’était évoqué


que de façon assez générale. Il a d’abord été connu comme penseur de la
musique. Philosophie de la nouvelle musique (1949) a été publié chez Gallimard en
1962 et réédité en 1979 ; un texte de lui a été publié chez Julliard dans La Musique
et ses problèmes contemporains (1966) et Essai sur Wagner (1966) chez Gallimard où
Boris de Schoelzer était un collaborateur en matière de « musiques nouvelles »
et proche du Domaine musical de Pierre Boulez et Jean-Louis Barrault (il
avait consacré un livre à Stravinsky, un compositeur également étudié par
Adorno). Un article de lui sur « l’industrie culturelle » a été publié dans la revue
Communications animée par Roland Barthes et Edgar Morin (Adorno, 1964).
C’est surtout dans les années 1970, en particulier en 1974-1975, que l’école
de Francfort acquiert une réelle notoriété et apparaît comme telle (Höhn et
Raulet, 1978, p. 137). Adorno théoricien de la musique et critique des « indus-
tries culturelles » doit d’abord son importance nouvelle à la Revue d’esthétique et
aux enseignements d’Olivier Revault d’Allones (qui dirige les premières thèses
sur cet auteur) et à ceux de son élève, Marc Jimenez. Son œuvre commence à
être connue et commentée dans un cercle élargi et elle participe à l’accumula-
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tion de capital symbolique réalisée par des représentants de la sous-discipline
de l’esthétique qui s’efforcent d’affirmer l’autonomie de leur spécialité face à la
discipline d’origine, la philosophie, dans une période favorable à un mouve-
ment d’autonomisation universitaire dont bénéficient plusieurs spécialités.
L’esthétique (et arts plastiques) peut alors compter sur la caution de plusieurs
noms (outre Revault d’Allones, Jean-François Lyotard et Bernard Teyssèdre)
ainsi que sur les liens au monde de la création artistique : elle se présente
comme une spécialité savante mais peu orthodoxe. En quelques années,
d’autres médiateurs vont se joindre aux précédents. Si la référence à l’École
permet de manifester l’étendue et la densité du réseau intellectuel ainsi que la
diversité des disciplines réunies, Adorno et Horkheimer sont préposés à occu-
per parmi les membres de l’École la position éminente de théoricien. La notion
de « théorie critique », mise en avant comme ligne directrice de l’École, tend à
se confondre plus ou moins, aux yeux de lecteurs philosophes, avec ces deux
auteurs dont La Dialectique de la raison est publiée chez Gallimard (1974 [1947]).
Revue européenne des sciences sociales 129

Leurs travaux empiriques et ceux des autres membres de l’École, rejetés hors de
la TC, ne semblent pas avoir suscité le même intérêt.
Un double enjeu de délimitation est contenu dans la présentation et l’ana-
lyse qui sont faites de la TC. D’abord, par rapport à d’autres régions de l’espace
philosophique, en particulier le marxisme et le structuralisme (althussérien),
comme on le verra. D’autre part, par rapport à Habermas : fallait-il prendre en
compte cet auteur plus jeune alors en voie ascendante ? Entre La Dialectique de la
raison des aînés, Adorno et Horkheimer, et La Technique et la science comme « idéologie »
de Habermas (1973 [1968]), livre qui a été beaucoup lu et commenté (Höhn
et Raulet, 1978, p. 138), les lecteurs français auront pu identifier de multiples
affinités. Il est sûr que ces auteurs se sont trouvés liés à la fois par la période de
diffusion et par les agents qui contribuent à les faire connaître : il en va ainsi
de Jean-René Ladmiral et de Gérard Raulet, traducteurs et commentateurs des
uns et des autres. S’il n’est pas question ici de prendre parti sur cette question
de délimitation qui a occupé les lecteurs spécialisés, on ne peut manquer de
constater que Habermas, un peu comme Marcuse plus tôt, pouvait être envi-
sagé en dehors de l’école de Francfort et de son apport à la TC.
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Au travail de traduction fait écho une activité de plus en plus impor-
tante de commentaire. Un dossier « L’école de Francfort », dans Esprit de
Mai 1978, contenant des articles de Luce Giard, une historienne, proche de
Michel de Certeau, Olivier Mongin, secrétaire de la revue, et d’autres, et la
bibliographie critique sur l’école de Francfort en France par Gerhard Höhn
et Gérard Raulet, sur laquelle je m’appuie ici, permettent de faire connaître
celle-ci à un public élargi. À l’exception de quelques articles (Bubner, 1972 ;
Kortian, 1973), les revues universitaires sont plutôt silencieuses dans cette
période et le resteront assez longtemps : il en va ainsi pour la Revue de méta-
physique et de morale, La Revue philosophique et même la jeune revue Philosophies.
Enfin, dans une jeune revue des sciences sociales, L’Homme et la Société,
est publié un article (Hirsch, 1975). À ces textes s’ajoutent des livres de
Marc Jimenez (1973), de Pierre P. Zima (1974), de Jean-Marie Vincent (1976),
de Martin Jay (1977 [1973]), de Paul‑Laurent Assoun et Gérard Raulet (1978).
130 Louis Pinto : Le commerce des idées philosophiques

La troisième période est celle de la consécration des représentants de la


TC comme classiques de la philosophie. Un livre dans la collection didactique
« Que-sais-je ? », L’École de Francfort, est publié par Assoun aux PUF en 1987. Les
revues universitaires procurent une nouvelle forme de légitimité. Archives de
philosophie va consacrer plusieurs numéros à des membres de l’École7. L’Homme et
la Société propose en 1983 un dossier « Actualité des philosophes de l’école de
Francfort » (1983, no 69-70). Jean Grondin (1987) traite de l’éthique d’Adorno
dans le numéro 4 d’Études philosophiques en 1987. Enfin, Adorno devient l’une des
vedettes philosophiques du Collège international de philosophie et de la revue
qui lui est liée, Rue Descartes, où il voisine avec Emmanuel Levinas, Gilles Deleuze
et Michel de Certeau. Mais c’est seulement à partir du milieu des années 1990
que des thèses sont soutenues sur lui8.

3. LES PROPRIÉTÉS SOCIALES DES MÉDIATEURS


Une des façons de situer les médiateurs est d’étudier les lieux d’édition. Les
éditeurs des membres de l’École apparaissent relativement peu académiques :
ni les PUF ni Vrin ne s’y intéressent. L’Arche est une petite maison spécialisée
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surtout dans le théâtre (Brecht), mais qui a publié aussi des textes relevant de l’es-
thétique (Adorno) et du marxisme (Lukacs, Reich). Les éditions de Minuit sont
une maison liée à différentes avant-gardes dans le domaine littéraire (Bataille),
en philosophie (Axelos, Deleuze, Lukacs) et dans les sciences de l’homme
(Louis Hjelmslev, Roman Jakobson, Pierre Bourdieu) : on a vu que c’est autour du
groupe « Arguments » que sont apparus les premiers lecteurs de l’École, intéres-
sés principalement par Marcuse9. Les éditions Gallimard qui avaient publié assez
tôt des textes d’Adorno penseur de la musique publient en même temps que La
Dialectique de la raison un livre de Horkheimer sur la théorie critique (1974c [1937]).

7 « L’École de Francfort » (avril-juin 1982) ; « Histoire et nostalgie de Dieu à l’occasion du 90 e


anniversaire de Max Horkheimer (1895-1973) » (avril-juin 1986) ; « Faut-il oublier Marcuse ?
90 e anniversaire de Herbert Marcuse (1888-1979) » (juillet-septembre1989).
8 On en dénombre 5 dans les années 1990. Les thèses antérieures soutenues dans les années 1970
et 1980 étaient des thèses de troisième cycle (à l’exception de celle de Jimenez).
9 Mais c’est dans la collection « Le Sens commun » dirigée par Bourdieu qu’est publié Raison et
Révolution avec une présentation de Robert Castel (Marcuse, 1968a [1941]).
Revue européenne des sciences sociales 131

Mais c’est surtout Payot, un éditeur de taille moyenne plutôt spéciali-


sée dans les sciences de l’homme, qui publie, outre l’ouvrage de référence
de Martin Jay, L’École de Francfort (1977 [1973]), l’essentiel des grands textes de
l’École : il s’agit notamment de deux ouvrages d’Adorno La Dialectique négative
d’Adorno (1978 [1966]) et de plusieurs textes d’Adorno (Trois études sur Hegel en
1979 [1963]) et de deux ouvrages d’Horkheimer (Les Débuts de la philosophie bour-
geoise de l’histoire et Éclipse de la raison, 1974 [1947], suivis d’un recueil, Théorie critique
(1978), à quoi il faut ajouter trois livres de Habermas (1975 [1963], 1978a [1973],
1978b [1965]). Ces ouvrages sont publiés dans la collection « Critique de la
politique » dirigée depuis sa création en 1974 par Miguel Abensour, une figure
majeure de l’importation de l’École, évoquée plus loin.
Qui sont les médiateurs ? On peut distinguer trois catégories au sein
de cette population : les traducteurs, les traducteurs-commentateurs et les
commentateurs. Dans la première catégorie figurent des professionnels
de la traduction ou des traducteurs qui, s’ils ont parfois commenté diffé-
rents auteurs, n’ont pas publié de commentaires sur des auteurs de l’École :
Daniel Bresson (Marcuse), Axel Lindenberg (Adorno), Hans Hildebrand
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(Adorno), Eliane Kaufholz (Adorno), Pierre-Henry Gonthier (Marcuse),
Cornelius Heim (Marcuse), Jean Lacoste (Habermas), Marc de Launay
(Habermas), Jacques Debouzy (Horkheimer). Ces traducteurs se sont aussi
consacrés à des auteurs très divers allant de Walter Benjamin, Ernst Bloch
à Marx, Nietzsche ou Freud en passant par Karl Popper, Franz Rosenzweig
Dans la deuxième catégorie, on peut compter Marc Jimenez (traduc-
teur d’Adorno), Gérard Raulet (traducteur de Benjamin, Bloch, Habermas,
Marcuse) et Jean-René Ladmiral (traducteur de Adorno, Fromm, Habermas),
et dans la troisième, Miguel Abensour et Paul-Laurent Assoun. Les uns sont
des germanistes de formation qui se sont tournés vers des interprétations
philosophiques de penseurs allemands contemporains, alors que les seconds
ont mené des études de philosophie.
132 Louis Pinto : Le commerce des idées philosophiques

La position dans le champ philosophique des produits importés sous le


label TC reflète l’écart entre leurs propriétés sociales et intellectuelles et celles
des occupants des positions dominantes dans le champ. S’il est vrai que les
penseurs de Francfort peuvent être plus ou moins rattachés à la « philosophie
allemande », région dominante dans le panthéon philosophique français, il reste
qu’ils sont loin de bénéficier de la légitimité des figures les plus reconnues. Il
suffit de comparer les trajectoires académiques des uns et des autres spécialistes
au sein d’une même génération. Les agrégés de philosophie (et/ou normaliens)
peuvent prétendre à l’interprétation de Hegel, Schelling, Husserl, Heidegger
(Jean-François Courtine, Jean-Luc Marion, Jean-Louis Veillard‑Baron) qui
atteste une compétence d’historien éminent de la philosophie en mesure d’ac-
céder à des postes académiques prestigieux (Paris-4, ENS).
Un cas intéressant est celui d’Alain Renaut, né en 1948, normalien agrégé
qui avait tenté des incursions dans l’école de Francfort aux côtés de Luc Ferry.
Ensemble, ils ont dirigé le numéro des Archives de philosophie en 1982 consacré
à l’École, et réalisé plusieurs publications dans la collection « Critique de la
politique ». On peut noter que cet intérêt pour l’école de Francfort a été très
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épisodique et que les deux auteurs se sont rapidement tournés soit vers des
penseurs plus légitimes soit vers des formes mondaines de philosophie, vers le
journalisme et la vulgarisation. Renaut a soutenu une thèse sur la philosophie
du droit de Fichte sous la direction d’un spécialiste de philosophie allemande,
Alexis Philonenko ; il a d’abord été professeur à Nantes en 1984, puis à Paris-4
en 1994. Ferry, d’abord chargé de cours à Reims, à Paris-10, à Paris-1 et à
l’ENS, obtient un doctorat en sciences politiques à Reims en 1980 sous la direc-
tion de Miguel Abensour et emprunte la filière de l’agrégation du supérieur en
sciences politiques nouvellement créée dans l’enseignement supérieur (1982)
qui a permis à plusieurs aspirants philosophes d’accéder au supérieur en échap-
pant au verdict des seuls philosophes. De 1982 à 1988, Ferry occupe un poste
de professeur à Lyon dans un département de sciences politiques. Dans leur
pamphlet, La Pensée-68 (1985), Ferry et Renaut expriment leur distance envers
les penseurs français d’avant-garde à un moment où l’école de Francfort semble
avoir cessé d’être pour eux une référence majeure. Ferry s’engage dans la ligne
Revue européenne des sciences sociales 133

« anti-totalitaire », notamment dans le cadre de la Fondation Saint‑Simon


fondée en 1982 et animée par François Furet et Pierre Rosanvallon.
Les médiateurs les plus anciens et les plus durables de l’école de Francfort
ne disposent pas des attributs légitimes du philosophe universitaire : certains
sont des germanistes d’origine et, pour la plupart, ils ne sont pas philosophes
de formation ou bien n’ont pas le titre d’agrégé dans cette discipline (Abensour,
Raulet, Ladmiral, Jimenez). Dans leur notice de Wikipedia (consultée en
novembre 2016), un seul est présenté (ou se présente) comme un « philosophe
français » (Abensour), les autres étant désignés comme « philosophe et germa-
niste », « philosophe, germaniste et traducteur », « germaniste, philosophe et
traducteur », « psychanalyste ». Leur carrière s’est déroulée hors des départe-
ments de philosophie. Relégués hors des voies royales, ces aspirants philo-
sophes se sont efforcés, contre l’orthodoxie académique, d’imposer la réfé-
rence proclamée à la politique et à l’histoire comme une voie d’accès au champ
philosophique. La « théorie critique » offrait à des positions dominées dans ce
champ les ressources symboliques d’une stratégie ascendante : comme théorie,
elle permettait de se mettre en règle avec la norme immanente du champ et,
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comme « critique », elle revendiquait une extériorité d’outsiders non prisonniers
des routines intellectuelles : « c’est une théorie critique de la société (Marx) qui à
partir d’une critique dialectique de l’économie politique et d’une critique des
idéologies, vise à participer à une transformation de la société présente, au
travail de l’émancipation » (Abensour, 2005, p. 20).
Quel que soit leur intérêt pour l’École, les médiateurs ne peuvent être consi-
dérés ni comme de simples disciples ni comme de purs érudits voués à l’étude
d’un seul objet puisque, dans leur trajectoire de traducteur et de commentateur,
les noms d’Adorno et d’Horkheimer figurent à côté de toutes sortes de références
(Marx, Nietzsche, Freud, Hannah Arendt, Ernst Bloch, Emmanuel Levinas, etc.)
parmi lesquelles les auteurs de langue allemande occupent la plus grande part.
On peut voir dans la TC des importateurs une variante paria de la philosophie
allemande : dotée d’une moindre légitimité, elle demande néanmoins à être
saisie dans un contexte culturel prestigieux grâce à la langue, à de nombreuses
références, dont celles de Hegel et Marx, à l’histoire politique et culturelle de
134 Louis Pinto : Le commerce des idées philosophiques

l’Allemagne. C’est ce qu’apprécie un commentateur, par ailleurs très sévère


envers la TC : « la théorie critique rétablit le lien avec la grande tradition philo-
sophique, et notamment avec Hegel » (Hirsch, 1975, p. 116). La multiplication
des approches paria de la philosophie allemande au cours des années 1970‑1980
rend compte de l’importation de penseurs marginaux ou atypiques : il en
va ainsi, en plus de ceux de Francfort et de ceux nommés plus haut, pour
Walter Benjamin, Georg Simmel ou Franz Rosenzweig.
En dehors de Ferry et Renaut, les principaux médiateurs dans les années
1970 et 1980 peuvent être situés, par leur carrière autant que par leurs écrits,
dans les marges de la discipline philosophique universitaire. Tel est le cas de
Palmier, déjà évoqué, mais aussi des premiers commentateurs. L’un d’eux,
Marc Jimenez, s’est consacré surtout à l’esthétique. Né en 1943, il a soutenu en
1972 une thèse de troisième cycle, dirigée par Bernard Teyssèdre sur l’esthé-
tique d’Adorno, et en 1982, une thèse sur l’esthétique de l’école de Francfort
(Adorno, Benjamin, Marcuse), dirigée par Revault d’Allones et il a traduit la
Théorie esthétique d’Adorno (1974 [1970]). Sa carrière universitaire s’est déroulée à
Paris-1 à l’Unité de formation et de recherche, esthétique et d’arts plastiques, et
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il a été l’un des responsables de La Revue d’esthétique. Un rôle essentiel a été joué
par Miguel Abensour, commentateur et directeur de la collection où ont été
publiés plusieurs livres d’Adorno et de Horkheimer. Né en 1939, il a entrepris
des études de philosophie. Étudiant, il est séduit par les idées de la gauche
radicale non communiste, lit Lukacs, Korsch et découvre avec enthousiasme en
1965 Eros et Civilisation de Marcuse. C’est dans le département de droit de Paris-1
qu’il soutient en 1973 une thèse sur « l’utopie socialiste-communiste ». Docteur
en sciences politiques, il enseigne dans cette discipline à l’université de Reims
(1973), puis à l’université Paris-7 et devient président du Collège international
de philosophie entre 1986 et 1989. Il collabore à des revues, Textures, Passé-présent,
Libre où il dit avoir été proche de Claude Lefort. La pensée de Levinas semble
avoir pris pour lui une importance croissante.
Revue européenne des sciences sociales 135

Assoun et Raulet, auteurs d’un livre sur la TC (1978), appartiennent à la


génération de jeunes commentateurs ayant pu trouver dans l’école de Francfort
une voie d’accès au champ intellectuel. Assoun, né en 1948, est un ancien élève
de l’ENS de Saint-Cloud. Agrégé de philosophie, il se consacre à l’interprétation
de penseurs comme Marx, Nietzsche et Freud sur lequel il soutient une thèse de
troisième cycle en 1977. Ayant soutenu en 1987 une thèse de science politique
sur les historiens de la Restauration dirigée par Georges Lavau, il est nommé
professeur de philosophie politique à Nimègue. Devenu psychanalyste, il a
enseigné cette discipline à l’université d’Amiens puis à celle de Paris-7. Il a, par
ailleurs, également enseigné au Collège international de philosophie. Raulet,
né en 1949, agrégé d’allemand, est lui aussi un ancien élève de Saint-Cloud.
Il soutient en 1981 une thèse de troisième cycle sur Ernst Bloch dirigée par
Revault d’Allones et, en 1985, une thèse, également sur Bloch. Assistant, puis
maître-assistant à l’université Paris-4, il est nommé à l’université de Rennes-2
en 1987. Sa position institutionnelle et son enseignement relèvent des études
germaniques et de l’histoire des idées philosophiques en Allemagne.
Ladmiral peut être joint aux précédents, même si l’essentiel de son activité
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a été consacrée à Habermas10. Né en 1942, il a une formation de germaniste. Sa
première traduction était celle d’un livre de Fromm. Il soutient en 1974 une thèse
de philosophie sur Habermas (traduction de quatre textes avec un commentaire
d’introduction) sous la direction de Paul Ricœur et mène, comme spécialiste de
« traductologie », une carrière universitaire à l’université de Nanterre.
Attirés par le marxisme et la gauche, ces médiateurs ne semblent pas avoir
eu d’affiliation partisane durable ni au PCF ni dans un mouvement de gauche
radicale. Face au marxisme althussérien appuyé sur l’épistémologie française
d’inspiration bachelardienne et sur le structuralisme, leur marxisme mettait en
avant le prestigieux capital de la philosophie allemande et en particulier celui de la
figure majeure de l’idéalisme allemand, Hegel : à travers la dialectique, celui-ci leur
offrait, un logos proprement philosophique, forme de rationalité d’ordre supérieur
qui surmonte les étroitesses de la pensée d’entendement et des sciences empi-

10 Voir Habermas, 1974 (1971) et 1976 (1973).


136 Louis Pinto : Le commerce des idées philosophiques

riques, et s’élève à la totalité, au devenir, au flux, au mouvement interne de l’his-


toire considérés en opposition à un présent pétrifié et à un sujet séparé de l’objet.
Les discours sur la TC se reconnaissent à ce « discours d’importance » que
Bourdieu attribuait aux heideggeriens et aux althusseriens : eux aussi insistent
sur la profondeur des questions débattues, se confrontent à l’immensité des
« tâches » théoriques à la hauteur desquelles il faut savoir se montrer, dénoncent
des « résistances » multiples et dévoilent une série interminable de leurres et
simulacres, de faux dépassements, miroirs aux alouettes, « péchés théoriques »
(Bourdieu, 2001, p. 385) où tombent les lecteurs ordinaires.

4. UNE ÉMANCIPATION APOLITIQUE


Pour comprendre l’intérêt des médiateurs pour l’école de Francfort, il ne
suffit pas de prendre en considération le type de capital culturel détenu, il
faut aussi le rapporter au contexte de restructuration de l’offre philosophique
depuis les années 1970, que l’on peut caractériser par trois traits. D’abord, la
croissance des postes universitaires et des effectifs de philosophes et d’aspi-
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rants philosophes a pu offrir des positions nouvelles dans le champ philoso-
phique, moins exposées aux censures académiques. Ensuite, l’atténuation des
frontières entre disciplines et spécialités (philosophie, littérature, psycha-
nalyse, sociologie) a favorisé la création de positions originales et atypiques
permettant d’exprimer des aspirations théoriques hors des voies tradition-
nelles, dans des institutions telles que l’université de Vincennes (1969) ou
le Collège international de philosophie (1983) et dans des spécialités telles
que l’esthétique, la philosophie politique, la critique littéraire. Enfin, il faut
compter avec les circuits de médiation culturelle qui entrent en concurrence
avec les instances universitaires pour imposer des formes nouvelles, hybrides
et indéfinissables de consécration intellectuelle : presse de qualité (Le Monde,
Le Nouvel Observateur, La Quinzaine littéraire, France Culture), revues grand public
(Esprit, Le Débat), conférences (Centre Georges-Pompidou, Université de tous
les savoirs, Bibliothèque nationale de France).
Revue européenne des sciences sociales 137

En outre, la conjoncture politique du milieu des années 1970 a pesé sur


l’espace des options politiques intellectuellement légitimes. L’effervescence de
la « contre-culture » contestataire décline au milieu des années 1970, alors que
la perspective de l’Union de la gauche tend à reporter les espoirs déçus du
gauchisme vers le Parti communiste, allié essentiel du PS dans la perspective
des élections de 1978. Quant à l’option social-démocrate, elle ne semblait pas
pouvoir être revendiquée comme telle, sinon à travers quelques mots d’ordre
« autogestionnaires » et « anti-jacobins ». Alors que les penseurs réputés radicaux
avaient proposé des messages prophétiques aux étudiants « rebelles », notam-
ment à ceux de Vincennes (« schizanalyse », économie libidinale, marxisme
structuraliste), le reflux du gauchisme politique impose une redéfinition des
offres philosophiques à visées progressistes. Il s’agit, pour ceux qui veulent
échapper à l’alternative de la droite réactionnaire et du marxisme « orthodoxe »
du Parti communiste11 sans céder aux excès artistes du gauchisme philoso-
phique, d’inventer une position de radicalité intellectuelle qui permette de
s’affirmer d’avant-garde à la fois, pour reprendre la terminologie indigène, dans
la « théorie » (philosophie) et dans la « pratique » (politique), de rompre avec
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un marxisme trop rigide tout en s’efforçant de parer aux critiques ouvertement
politiques d’essayistes, les « nouveaux philosophes », qui, en s’appuyant notam-
ment sur L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne publié en français en 1974, mettaient
en cause non seulement le marxisme mais aussi la gauche toute entière, et, en
dernière instance, les Lumières suspectes de tendances « totalitaires ».
Le changement de conjoncture rend concevable une réhabilitation partielle12
de la culture hégéliano-marxiste contre laquelle les avant-gardes philosophiques
des années 1960 s’étaient expressément construites. Celles-ci, davantage tournées
vers le structuralisme et l’essor des sciences de l’homme, avaient parfaitement pu
se désintéresser de l’école de Francfort : il faut rappeler que Jean-François Lyotard

11 Il faut faire face « à la fois au mépris condescendant de la droite réactionnaire, soucieuse de


présenter Adorno comme impuissant à comprendre le réel actuel et aux invectives hargneuses
des communistes » (Jimenez, 1973, p. 40).
12 Partielle, parce qu’il n’était pas question de faire retour à des auteurs de langue française
comme Axelos, Goldmann, Lefebvre, Sartre.
138 Louis Pinto : Le commerce des idées philosophiques

s’était employé à montrer dans un texte intitulé « Adorno come diavolo » que, quels
que soient ses mérites, Adorno en était demeuré à la vieille philosophie, celle du
sujet, de la dialectique et de la réconciliation (Lyotard, 1973) ; dans L’Anti-Œdipe,
Deleuze et Guattari en 1972 ne mentionnaient même pas le nom d’Adorno ;
quant à Michel Foucault, il a reconnu après coup être passé à côté de l’école
de Francfort (Foucault, 1994, p. 73-74). Enfin, Bourdieu n’a pas manifesté un
grand intérêt pour l’École, même s’il a accueilli dans la collection « Le Sens
commun » la traduction d’un livre d’Adorno sur Mahler (Adorno, 1976a [1960]) :
l’orientation intellectuelle lui semblait certes « sympathique », mais il ressentait
un certain « énervement » face à un « parti pris critique » qui omettait de se
prendre lui-même pour objet (Bourdieu, 2015, p. 505-506).
Étant donné la distribution des capitaux théoriques et l’état des rapports
de force entre porteurs de ces capitaux, il aurait été inconcevable au milieu
des années 1970 pour des aspirants philosophes de délaisser le débat sur le
marxisme. Pour exister, les importateurs de la TC devaient s’y rattacher mais en
se démarquant de positions qui soit leur étaient interdites soit leur paraissaient
communes : ils ne pouvaient accepter ni le « dogmatisme massif et érudit de
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l’althussérisme » ni les « gauchistes qui continuent de sanctifier les masses »,
mais ils répudiaient tout autant « l’anti-stalinisme bon marché de la “nouvelle
philosophie” » (Höhn et Raulet, 1978, p. 140). L’école de Francfort présente
précisément l’intérêt de proposer un mélange subtil, « dialectique », de proxi-
mité et de distance, d’allégeance et de dépassement. Autrement dit, Marx finit
par apparaître à la fois comme incontournable et comme révocable : on ne doit
pas cesser de le lire, mais sans se bercer dans les illusions des lecteurs d’hier et
d’avant-hier, aveugles à la gravité du mal dont souffre le marxisme. Sans crainte
des court-circuits entre politique et philosophie, l’un des importateurs écrit :
« La France s’est donnée un gouvernement de gauche au terme d’une évolution
qui a scellé la mort du marxisme sur la scène théorique [...] L’École de Francfort
n’a pas été seulement rejetée parce qu’elle révisait le marxisme [...] mais,
pendant les années soixante-dix, parce qu’elle dérangeait l’agonie du marxisme
et les entreprises rhétoriques qui y contribuaient » (Raulet, 1982, p. 164). Vient
donc l’inévitable question : « la théorie critique, au moment de sa constitution,
Revue européenne des sciences sociales 139

appartient-elle en son entier au marxisme ou bien se situe-t-elle à sa frontière ?


Ou bien vise-t-elle déjà une sortie du marxisme ? » (Abensour, 1982, p. 184).
La réponse semble surtout ne pas devoir être cherchée dans une alternative
sommaire. Soucieux de ne pas rompre les amarres avec le matérialisme et la
révolution, Ferry et Renaut rejettent en 1982 des critiques jugées trop faciles
concernant l’idéalisme de la TC : « On se croit […] en droit de parler d’un idéa-
lisme, enfin démasqué, de la théorie critique, et ayant prononcé ainsi le vieil
anathème, on ne trouve en ce parcours et en son issue rien qui concerne une
entreprise authentiquement matérialiste » (Ferry et Renaut, 1978, p. 10). Cette
théorie qui n’est « pas une simple forme “aberrante” du marxisme » est « à
prendre au sérieux par toute tentative se réclamant encore aujourd’hui du projet
d’une “science révolutionnaire” » (ibid. p. 40).
Ce type de rapport à Marx est au principe de tout un ensemble d’alternatives
et de schèmes de pensée. Peut-on dire que la TC est rationaliste, progressiste ?
oui, sans doute, mais… de façon complexe, pas tranquille, une façon qui n’est
pas celle de la gauche vulgaire, des militants et des instituteurs. Cette modalité
est essentielle. Selon Abensour, Adorno doit être vu comme un « infatigable
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guetteur : toujours orienté vers la société émancipée, il ne cesse de guetter les
inversions de la raison, les renversements de l’émancipation en son contraire »
(Abensour, 2005, p. 22). « La théorie critique donne un exemple de pensée effecti-
vement critique, celle d’une raison historique pensant sans indulgence ses propres
contradictions, s’ouvrant aux brisures du sens imposées au Logos dans la moder-
nité – de la métaphysique à la politique en passant par la Kultur – sans désemparer
de penser » (Assoun, 1987, p. 117-18). « Ce n’est pas un hasard si la Théorie
critique, résolument optimisante en son rationalisme, en vient à jouer avec
l’idée d’un mal radical de l’histoire. Mais ce vertige ne débouche jamais sur un
irrationalisme ou un escapisme » (ibid. p. 121) ; « la Théorie critique réintroduit
le souci du “trouble de penser” qui rappelle au sujet les leurres du pouvoir et
leur commande d’affronter coûte que coûte la “peine de vivre” » (ibid. p. 122).
Une version minimaliste de critique de la raison, propre à convaincre à peu
près tout le monde, avait été formulée plus tôt, sur un ton moins empha-
tique, par Palmier dans un compte rendu de livres d’Horkheimer récemment
140 Louis Pinto : Le commerce des idées philosophiques

traduits. Ce n’est pas tant la raison qui serait coupable des maux du siècle
qu’une conception non « dialectique » de la raison :
Aussi Horkheimer insiste-t-il sur ce qui sépare la raison bourgeoise de la
raison dialectique, la théorie traditionnelle et la théorie critique. Si la ratio-
nalité dégénère, il faut la combattre à son tour. Dès qu’elle perd sa dimension
dialectique, ce n’est qu’un masque hypocrite qui dissimule à peine les forces
d’oppression et de domination qui s’en sont emparées. Hostile à tout dogma-
tisme, Horkheimer ne peut que constater que l’irrationalisme a conduit au
fascisme, que la raison bourgeoise sert de support au capitalisme, que la
raison dialectique a dégénéré en stalinisme (Palmier, 1974).

Peut-on dire de la TC qu’elle est matérialiste ? Elle est bel et bien matérialiste
(et dialectique), mais, pour les médiateurs, ce n’est jamais aussi simple que ça.
On peut parler d’un débat interne de l’École avec sa propre identité théorique
à travers le marxisme. Lorsqu’elle recourt d’emblée au matérialisme historique,
c’est son propre besoin théorique qu’elle nomme. Lorsque ensuite elle tangue
d’une pensée de la réconciliation à la pensée de la non-identité à travers le
même objet – la dialectique matérialiste – c’est son propre entre-deux qu’elle
vit. Lorsque, enfin, elle clive le marxisme, c’est son propre clivage pratico-théo-
rique qu’elle consomme (Assoun, 1987, p. 86).
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Certains auront pu être tentés d’y voir simplement une « réirruption de
la conscience malheureuse au cœur du matérialisme », une « régression à des
positions idéalistes » (Assoun et Raulet, 1978, p. 245). Certes, il y a bien en
elle quelque chose de la « résurrection de l’idéologie allemande » (ibid. p. 247),
« une nouvelle Sainte Famille » (ibid. p. 246)13. Et, sans doute, faut-il concéder
l’existence d’un « va-et-vient d’une position à l’autre dans la Théorie critique
(ibid. p. 245). Pour Assoun et Raulet, toutes ces interrogations semblent légitimes
« à condition de ne pas invalider par là d’emblée son entreprise » (ibid. p. 247).

13 Les travers idéalistes et théoricistes de cette école ont été soulignés dans leur étude de
l’école de Francfort par des marxistes « traditionnels », André Tosel proche du PCF et
Jean‑Marie Vincent proche du trotskisme.
Revue européenne des sciences sociales 141

Peut-on dire, enfin, la TC optimiste, pessimiste ? Le discours sur l’éman-


cipation constitue une incontestable marque de gauche susceptible en principe
de conforter l’optimisme, mais il semble se résumer à une pure « annonce »
qui laisse entrevoir des temps meilleurs sans engager à rien. Et l’on pourrait
parler aussi bien d’un pessimisme de gauche, celui d’une radicalité démobi-
lisée, intelligente (distincte tant de la radicalité militante que du repentir de
renégat), bref d’une radicalité à l’état indéfini. Dans la présentation du dossier
sur l’École qu’elle dirige dans la revue Esprit, Luce Giard exprime non sans
solennité cette humeur d’« après les Lumières » : « Pour nous qui venons après
les Lumières, après la défection du scientisme, après l’organisation rationalisée
des régimes totalitaires, il est malaisé de miser tout à trac l’espoir d’une libéra-
tion sur la seule Raison » ; selon elle, « Horkheimer nous propose une pensée
accordée au malheur du temps présent, une pensée en miettes, une philosophie
éclatée, ruineuse des certitudes, douteuse des convictions, incisive et corro-
sive » (Giard, 1978, p. 55, 57). Abensour souligne « un écart radical à l’égard du
rationalisme de la philosophie occidentale [...] il ne s’agit pas alors de renoncer,
dans un mouvement de résignation, au projet de l’émancipation, mais de poser
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et de penser l’émancipation comme problème » (Abensour, 1982, p. 182).
Le discours théorique des médiateurs est fait de ce mouvement incessant
d’oscillation entre des contraires. La TC s’éloigne certes du vieux « matéria-
lisme historique », mais il serait hâtif de la renvoyer vers « l’idéalisme » (dans
le style des « Jeunes-hégéliens ») ; elle privilégie la « théorie » mais elle ne cesse
de s’interroger sur la « pratique » ; elle ne parle pas de « révolution », mais fait
le pari de « l’émancipation » ; elle s’approche dangereusement de « l’irrationa-
lisme » et semble critiquer la « raison » de façon radicale, mais elle reste fidèle
à la « raison » et ne fait que dénoncer la domination technico-scientifique en
attendant de meilleurs jours pour une pensée (post-rationnelle ?) encore à défi-
nir ; elle dénonce la « domination », mais ne se mêle pas de luttes de classes ; elle
saisit les limites de la dialectique, mais elle le fait dialectiquement ; elle semble
pessimiste, mais elle nourrit en son sein théorique d’immenses espoirs ; enfin,
elle ne refuse pas une certaine « religiosité » (Ferry et Renaut, 1978, p. 35),
flirte avec des idées comme celle de « théologie négative » ou de « mal radi-
142 Louis Pinto : Le commerce des idées philosophiques

cal de l’histoire » (Assoun, 1987, p. 119, 121), mais elle ne souscrit, bien sûr,
à aucun dogme. Ce qui fait sans doute la force d’attraction de la TC est son
caractère « dialectique » qui autorise des dépassements et des renversements
et son caractère « ouvert » propre à une pensée en mouvement s’exprimant
par fragments, aphorismes, redéfinitions périodiques de ses « programmes » et
« projets » : cette position intellectuelle indécise du « cul entre deux chaises »
est assurée de s’ajuster à une multiplicité d’attentes indéfinies ou contradictoires
tout en cultivant une forme de dolorisme philosophique qui suggère la profon-
deur de la réflexion et la gravité de l’expérience. Au delà des lectures qui auront
sa préférence, le lecteur aura au moins retenu l’invitation qui lui est faite de
répudier tout simplisme pour faire face aux défis majeurs de l’époque.
Les importateurs de la théorie critique sont ainsi assurés d’être toujours
du bon côté. Politiquement, ils sont contre la « domination » et du côté de la
liberté ou de la libération sans être nécessairement du côté de la révolution.
Philosophiquement, ils sont du côté de la théorie, du fondamental, sans pour
autant, dédaigner, sinon la « pratique », du moins les urgences et les sollicitations
de la « modernité » auxquelles ils peuvent se confronter avec les moyens purs
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de la théorie. Conforme aux catégories de l’entendement philosophique profes-
soral du pays d’importation, la critique de la raison « instrumentale » propose
une variante de gauche de l’anti-objectivisme philosophique qui constitue l’es-
sentiel de ce que les lecteurs auront pu retenir des traductions quasi simulta-
nées de La Technique et la science comme « idéologie » de Habermas (1973, [1968]) et de
La Dialectique de la raison d’Adorno et Horkheimer (1974 [1964]), suivies de celle de
La Dialectique négative d’Adorno (1978 [1964]). La raison instrumentale est considé-
rée comme inhérente à la science, à la technique, à la « technoscience » : non
seulement elle est frappée de cette indignité conceptuelle que certains courants
intellectuels, souvent conservateurs, ont imputée à des modes de pensée tenus
par eux pour inférieurs et ancillaires (« la science ne pense pas » selon le mot
fameux de Heidegger), mais, de plus, elle se voit associée, dans son principe
même, au « totalitarisme », à la « domination ».
Revue européenne des sciences sociales 143

Viciée par son « positivisme » et son scientisme originels et, de surcroît,


compromise avec la « société administrée » (bureaucratique, totalitaire, capita-
liste, soviétique, etc.), la sociologie apparaît foncièrement incapable de s’élever
au point de vue « critique » de « l’émancipation » : « la critique de la politique
se définit par le refus de la sociologie politique [qui], prétendant édifier une
science du politique, tend à faire de la politique une science » soutient le profes-
seur de philosophie politique qu’est Abensour dans la présentation qu’il fait en
1974 de la collection « Critique de la politique ». La TC permet de prendre en
considération la société sous le rapport le plus important, celui du « politique »,
plutôt que de céder aux facilités du « sociologisme » (ou de « l’économisme »)
qui ignore la « théorie » et s’en remet à une pensée purement « instrumen-
tale » : « la TC est une théorie réflexive [qu’il] faut se garder de confondre avec
la sociologie de la connaissance » (Abensour, 2005, p. 19-20). Cette vision des
hiérarchies disciplinaires permet, sans doute, de comprendre que, du moins
dans la période étudiée ici, les sociologues français, y compris marxistes, non
seulement n’ont pas manifesté un grand intérêt pour la TC, mais ont même pu
négliger les travaux sociologiques de l’école de Francfort.
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L’importation de la TC est, comme on l’a vu, loin d’être un simple transfert
d’un pays à l’autre ou une contribution érudite à la circulation de textes savants.
Car si les médiateurs se sont bien efforcés de faire connaître les idées de l’école
de Francfort, ils n’ont pas fait que cela, ils ont aussi contribué à inventer dans le
champ philosophique un style intellectuel nouveau, une sorte d’« académisme
d’avant-garde » qui revendiquait des prétentions de rupture radicale distinctes
de celles de l’avant-garde philosophique de la génération antérieure, parfois
désignée comme « postmoderne ». Alors que les personnalités les plus visibles
de celle-ci (Deleuze, Derrida, Foucault, Lyotard) avaient réussi à créer dans les
marges de l’institution universitaire une position subversive, irréductible à des
classements traditionnels (déconstruction, archéologie, etc.), les importateurs
de la TC étaient de nouveaux entrants, détenteurs de capitaux moins impor-
tants et donc peu portés à s’opposer frontalement à une avant-garde en voie de
consécration, même s’ils en reprenaient plusieurs traits : l’effort héroïque de
144 Louis Pinto : Le commerce des idées philosophiques

penser au-delà des vieux concepts comme celui d’« identité », le goût panora-
mique du bilan de la pensée (et de l’impensé) de l’Occident, la recherche de
voies inexplorées. La philosophie apparaît comme l’incarnation ultime de la
liberté de pensée et d’une possible libération.
Les médiateurs étaient ainsi conduits à célébrer la valeur de l’héritage de l’école
de Francfort, en partie constitué de travaux empiriques jugés de haute qualité,
tout en rappelant la prééminence de la philosophie par rapport aux sciences
sociales vouées, quand elles sont livrées à elles-mêmes, à une pensée aveugle, non
« critique » accumulant des faits qu’elles s’efforcent d’organiser de façon cohérente
et surtout opérationnelle. Ce rapport ambigu aux sciences sociales est l’une des
illustrations d’une stratégie intellectuelle de faire-valoir de la TC consistant à ériger
en vertu singulière la tension entre des pôles opposés : se trouve alors soulignée
l’originalité de penseurs qui, sans congédier le point de vue historique (désigné
comme « matérialiste »), proclament l’éminence du point de vue philosophique.
Ayant à compter avec le label collectif du marxisme, dont ils pouvaient
difficilement se dispenser, les importateurs français de la TC étaient portés
à combiner la quête de distinction « théorique » garantie par la valeur acadé-
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mique éminente de la philosophie allemande avec les emblèmes d’une pensée
progressiste irréductible aux formes ordinaires d’engagement. Cette formule
originale supposait deux choses : l’invention d’un rapport intelligent au
marxisme (sinon d’un marxisme intelligent) caractérisé notamment par un
progressisme désenchanté, douloureux, mais non renié ; le recours au registre
discursif de l’annonce, celui des déclarations ou des proclamations qui vise
moins à faire quelque chose dans la théorie ou dans la connaissance du monde
social qu’à se livrer à une sorte de délectation (de rumination ?) théorique
consistant à cultiver indéfiniment et gravement les mots sacrés de la pensée
émancipatoire dans un temps de détresse.
Revue européenne des sciences sociales 145

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