Pinto - Médiateurs Français de La Théorie Critique de Francfort
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Louis Pinto
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/ress/6446
DOI : 10.4000/ress.6446
ISBN : 1663-4446
ISSN : 1663-4446
Éditeur
Librairie Droz
Édition imprimée
Date de publication : 6 juillet 2020
Pagination : 117-147
ISSN : 0048-8046
© Librairie Droz
LE COMMERCE DES IDÉES PHILOSOPHIQUES
le cas des médiateurs français
de la « théorie critique » de francfort
louis pinto
Paris, CNRS – CESSP-CSE
[email protected]
Résumé. L’intérêt des lecteurs français pour l’école de Francfort a mis un certain
temps à prendre forme. Ce sont d’abord Walter Benjamin, Herbert Marcuse ou
Theodor Adorno, comme musicologue, qui ont été remarqués. Puis, dans les
années 1975-1985, les importateurs français ont surtout mis en avant la « théo-
rie critique ». Cette stratégie permettait de concilier les ambitions théoriques de
jeunes aspirants philosophes et la recherche d’une forme à la fois noble, renou-
velée et radicale de marxisme : ils célébraient une pensée « ouverte », hétéro-
doxe, complexe et tourmentée mais plus ou moins indéfinissable. L’article vise à
mettre en relation les trajectoires de ces importateurs avec l’espace des possibles
politico-intellectuels marqué par le désenchantement d’après mai 1968 et par les
perspectives politiques de la gauche au pouvoir.
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Abstract. It took some time for French readers to develop an interest in the
Frankfurt School. Walter Benjamin, Herbert Marcuse, and Theodor Adorno, as
a musicologist, were the first to capture their attention. Then, in the 1975-1985
period, French proponents of the Frankfurt School shone the spotlight first and
foremost on its idea of “critical theory.” This strategy made it possible to reconcile
the theoretical ambitions of young aspiring philosophers with the search for a
noble, renewed, and radical form of Marxism: they celebrated an “open” form of
thought (rather than an orthodox one), complex and tormented but more or less
indefinable. This article aims to connect the trajectories of these proponents to
the space of political-intellectual possibilities marked by the post-May 1968 disillu-
sionment and by the political perspectives of the ruling Left.
S’il est vrai que les produits culturels trouvent de nouvelles significa-
tions à chaque moment de leur cycle de vie, à chaque phase de leur circula-
tion, le commerce entre pays constitue un cas particulier qui est intéressant
pour au moins deux raisons : d’une part, parce qu’il soulève le plus souvent
des problèmes de langue (peut-on vraiment traduire ? y a-t-il de l’intradui-
sible ? – Engel, 2017) et d’autre part, parce qu’il met en cause la variation
et la comparabilité des contextes. Le rôle des importateurs n’est pas neutre.
Traducteurs ou commentateurs, ils sont portés à présenter l’importation des
produits concernés comme une activité nécessaire et bénéfique : grâce à eux,
la méconnaissance d’un livre ou d’une œuvre pourra cesser et le « retard » pris
par le pays importateur connaîtra enfin un terme, l’importation étant justifiée
par la qualité intrinsèque des produits importés qui devrait sauter aux yeux,
soit à la simple lecture soit, au moins, par l’entremise de lecteurs autorisés.
Cette vision enchantée ne s’exprime jamais aussi bien que dans les discours de
célébration revêtant les formes naïves de l’hagiographie où les auteurs importés
sont dotés de capacités exceptionnelles sans équivalents dans le pays importa-
teur. Ce que la célébration du penseur étranger dissimule la plupart du temps
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2 Cette question a d’emblée été centrale pour les commentateurs (par exemple, Assoun, 1987).
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le mieux incarner une vision théorique d’ensemble, la TC. Les autres ont été
soit ignorés, soit relégués vers une spécialisation disciplinaire (histoire, litté-
rature, psychanalyse, économie, science politique), soit considérés comme
non réductibles à leur appartenance à l’École et comme méritant d’être envi-
sagés autrement qu’à travers elle. On peut remarquer qu’Erich Fromm a été
beaucoup traduit (il occupe le premier rang des auteurs traduits jusqu’en
1980) mais son circuit de diffusion a été cantonné dans un réseau de freu-
diens « révisionnistes » et doit relativement peu aux importateurs de l’École
qui le tenaient plus ou moins pour suspect (en tant que partisan des théories
de l’« adaptation »). Entre positions, il existe, bien entendu, des transitions et
des passages, ce que montrent les analyses proposées plus loin.
1. FRANCFORT INVISIBLE
Les membres de l’Institut de recherches de Francfort sont loin d’avoir été
totalement inconnus en France. Dès les années 1930, Paris a été une terre d’ac-
cueil pour nombre d’entre eux persécutés par les nazis et c’est là que l’Institut
a pu maintenir un minimum d’existence universitaire grâce à l’École normale
supérieure (ENS, par la suite) et à son directeur, Célestin Bouglé. La revue
de l’Institut, Zeitschrift für Sozialforschung, qui cesse de paraître en Allemagne est
éditée par Alcan de 1933 à 1939. Cette présence ne s’accompagne guère d’une
intensification des échanges intellectuels. Comme ses aînés tels que Bouglé,
122 Louis Pinto : Le commerce des idées philosophiques
5 Voir Ambacher, 1969 ; Vergez, 1970, Nicolas, 1970 ; Palmier, 1973 ; Cohen, 1974. On peut
joindre à ces références une traduction : MacIntyre, 1970. Voir aussi les numéros spéciaux
de revues et d’articles nombreux dans la presse quotidienne et hebdomadaire : Diogène
(« Nouvelle actualité du marxisme », 1968, no64) ; Esprit (« Connaissez-vous Marcuse ? »
janvier 1969), La Nef (« Marcuse, cet inconnu », janvier-mars 1969).
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6 Voir son livre publié de 1987 : les membres de l’école de Francfort y occupent une place importante.
126 Louis Pinto : Le commerce des idées philosophiques
2. LE MOMENT VENU
Alors qu’il avait été souvent présenté comme l’un des penseurs de référence
des étudiants rebelles, le déclin de l’audience de Marcuse semble commencer
après les événements de Mai, dès 1969 (Höhn et Raulet, 1978, p. 138), mais
on peut dire que ce philosophe a préparé, avec une tonalité sans doute plus
subversive et, parfois, optimiste, la réception de l’école de Francfort.
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–, 1979 (1957), Trois études sur Hegel, trad. par le groupe de traduction du
Collège de philosophie, Lausanne, Payot.
ADORNO Th. et HORKHEIMER M., 1974 (1947), La Dialectique de la raison,
trad. par E. Kaufholz, Paris, Gallimard.
HABERMAS J., 1973 (1968), La Technique et la science comme « idéologie », trad. et
préf. par J.-R. Ladmiral, Paris, Gallimard.
–, 1974 (1971), Profils philosophiques et politiques, trad. par F. Dastur, J.-R. Ladmiral
et M. B. de Launay, préf. de J.-R. Ladmiral, Paris, Gallimard.
–, 1975 (1963), Théorie et Pratique, trad. par G. Raulet, Lausanne, Payot.
–, 1976 (1973), Connaissance et Intérêt, trad. par G. Clémençon, préf. de J.-R Ladmiral,
Paris, Gallimard
–, 1978a (1973), Raison et Légitimité : problèmes de légitimation dans le capitalisme
avancé, trad. par J. Lacoste, Lausanne, Payot.
–, 1978b (1965), L’Espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive
de la société bourgeoise, trad. par M. B. de Launay, Lausanne, Payot.
HORKHEIMER M., 1974a (1930), Les Débuts de la philosophie bourgeoise de l’histoire,
trad. par Denis Authier, Lausanne, Payot.
–, 1974b (1947), Éclipse de la raison suivi de Raison et conservation de soi,
trad. par J. Debouzy et J. Laizé, Lausanne, Payot.
–, 1974c (1937), Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. par C. Maillard et
S. Muller, Paris, Gallimard.
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Leurs travaux empiriques et ceux des autres membres de l’École, rejetés hors de
la TC, ne semblent pas avoir suscité le même intérêt.
Un double enjeu de délimitation est contenu dans la présentation et l’ana-
lyse qui sont faites de la TC. D’abord, par rapport à d’autres régions de l’espace
philosophique, en particulier le marxisme et le structuralisme (althussérien),
comme on le verra. D’autre part, par rapport à Habermas : fallait-il prendre en
compte cet auteur plus jeune alors en voie ascendante ? Entre La Dialectique de la
raison des aînés, Adorno et Horkheimer, et La Technique et la science comme « idéologie »
de Habermas (1973 [1968]), livre qui a été beaucoup lu et commenté (Höhn
et Raulet, 1978, p. 138), les lecteurs français auront pu identifier de multiples
affinités. Il est sûr que ces auteurs se sont trouvés liés à la fois par la période de
diffusion et par les agents qui contribuent à les faire connaître : il en va ainsi
de Jean-René Ladmiral et de Gérard Raulet, traducteurs et commentateurs des
uns et des autres. S’il n’est pas question ici de prendre parti sur cette question
de délimitation qui a occupé les lecteurs spécialisés, on ne peut manquer de
constater que Habermas, un peu comme Marcuse plus tôt, pouvait être envi-
sagé en dehors de l’école de Francfort et de son apport à la TC.
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s’était employé à montrer dans un texte intitulé « Adorno come diavolo » que, quels
que soient ses mérites, Adorno en était demeuré à la vieille philosophie, celle du
sujet, de la dialectique et de la réconciliation (Lyotard, 1973) ; dans L’Anti-Œdipe,
Deleuze et Guattari en 1972 ne mentionnaient même pas le nom d’Adorno ;
quant à Michel Foucault, il a reconnu après coup être passé à côté de l’école
de Francfort (Foucault, 1994, p. 73-74). Enfin, Bourdieu n’a pas manifesté un
grand intérêt pour l’École, même s’il a accueilli dans la collection « Le Sens
commun » la traduction d’un livre d’Adorno sur Mahler (Adorno, 1976a [1960]) :
l’orientation intellectuelle lui semblait certes « sympathique », mais il ressentait
un certain « énervement » face à un « parti pris critique » qui omettait de se
prendre lui-même pour objet (Bourdieu, 2015, p. 505-506).
Étant donné la distribution des capitaux théoriques et l’état des rapports
de force entre porteurs de ces capitaux, il aurait été inconcevable au milieu
des années 1970 pour des aspirants philosophes de délaisser le débat sur le
marxisme. Pour exister, les importateurs de la TC devaient s’y rattacher mais en
se démarquant de positions qui soit leur étaient interdites soit leur paraissaient
communes : ils ne pouvaient accepter ni le « dogmatisme massif et érudit de
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traduits. Ce n’est pas tant la raison qui serait coupable des maux du siècle
qu’une conception non « dialectique » de la raison :
Aussi Horkheimer insiste-t-il sur ce qui sépare la raison bourgeoise de la
raison dialectique, la théorie traditionnelle et la théorie critique. Si la ratio-
nalité dégénère, il faut la combattre à son tour. Dès qu’elle perd sa dimension
dialectique, ce n’est qu’un masque hypocrite qui dissimule à peine les forces
d’oppression et de domination qui s’en sont emparées. Hostile à tout dogma-
tisme, Horkheimer ne peut que constater que l’irrationalisme a conduit au
fascisme, que la raison bourgeoise sert de support au capitalisme, que la
raison dialectique a dégénéré en stalinisme (Palmier, 1974).
Peut-on dire de la TC qu’elle est matérialiste ? Elle est bel et bien matérialiste
(et dialectique), mais, pour les médiateurs, ce n’est jamais aussi simple que ça.
On peut parler d’un débat interne de l’École avec sa propre identité théorique
à travers le marxisme. Lorsqu’elle recourt d’emblée au matérialisme historique,
c’est son propre besoin théorique qu’elle nomme. Lorsque ensuite elle tangue
d’une pensée de la réconciliation à la pensée de la non-identité à travers le
même objet – la dialectique matérialiste – c’est son propre entre-deux qu’elle
vit. Lorsque, enfin, elle clive le marxisme, c’est son propre clivage pratico-théo-
rique qu’elle consomme (Assoun, 1987, p. 86).
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13 Les travers idéalistes et théoricistes de cette école ont été soulignés dans leur étude de
l’école de Francfort par des marxistes « traditionnels », André Tosel proche du PCF et
Jean‑Marie Vincent proche du trotskisme.
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cal de l’histoire » (Assoun, 1987, p. 119, 121), mais elle ne souscrit, bien sûr,
à aucun dogme. Ce qui fait sans doute la force d’attraction de la TC est son
caractère « dialectique » qui autorise des dépassements et des renversements
et son caractère « ouvert » propre à une pensée en mouvement s’exprimant
par fragments, aphorismes, redéfinitions périodiques de ses « programmes » et
« projets » : cette position intellectuelle indécise du « cul entre deux chaises »
est assurée de s’ajuster à une multiplicité d’attentes indéfinies ou contradictoires
tout en cultivant une forme de dolorisme philosophique qui suggère la profon-
deur de la réflexion et la gravité de l’expérience. Au delà des lectures qui auront
sa préférence, le lecteur aura au moins retenu l’invitation qui lui est faite de
répudier tout simplisme pour faire face aux défis majeurs de l’époque.
Les importateurs de la théorie critique sont ainsi assurés d’être toujours
du bon côté. Politiquement, ils sont contre la « domination » et du côté de la
liberté ou de la libération sans être nécessairement du côté de la révolution.
Philosophiquement, ils sont du côté de la théorie, du fondamental, sans pour
autant, dédaigner, sinon la « pratique », du moins les urgences et les sollicitations
de la « modernité » auxquelles ils peuvent se confronter avec les moyens purs
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penser au-delà des vieux concepts comme celui d’« identité », le goût panora-
mique du bilan de la pensée (et de l’impensé) de l’Occident, la recherche de
voies inexplorées. La philosophie apparaît comme l’incarnation ultime de la
liberté de pensée et d’une possible libération.
Les médiateurs étaient ainsi conduits à célébrer la valeur de l’héritage de l’école
de Francfort, en partie constitué de travaux empiriques jugés de haute qualité,
tout en rappelant la prééminence de la philosophie par rapport aux sciences
sociales vouées, quand elles sont livrées à elles-mêmes, à une pensée aveugle, non
« critique » accumulant des faits qu’elles s’efforcent d’organiser de façon cohérente
et surtout opérationnelle. Ce rapport ambigu aux sciences sociales est l’une des
illustrations d’une stratégie intellectuelle de faire-valoir de la TC consistant à ériger
en vertu singulière la tension entre des pôles opposés : se trouve alors soulignée
l’originalité de penseurs qui, sans congédier le point de vue historique (désigné
comme « matérialiste »), proclament l’éminence du point de vue philosophique.
Ayant à compter avec le label collectif du marxisme, dont ils pouvaient
difficilement se dispenser, les importateurs français de la TC étaient portés
à combiner la quête de distinction « théorique » garantie par la valeur acadé-
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