Les Médias Et L - Information. L - Impossible Transparence Du Discours-2011

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Les médias et

l'information
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Les médias et
l'information
L'impossible transparence du discours

2e édition revue et augmentée


Illustration de couverture : banque de télévisions, montrant la programmation
proposée par le satellite Voom. Photo de R. MARSH STARKS, parue dans le Las
Vegas Sun (janvier 2005)

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© Groupe De Boeck s.a., Institut national de l’audiovisuel, 2011 2e édition


Éditions De Boeck Université
Rue des Minimes 39, B- 1000 Bruxelles

Tous droits réservés pour tous pays.


Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par pho-
tocopie) partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de
données ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit.

Imprimé en Belgique

Dépôt légal :
Bibliothèque nationale, Paris : septembre 2011 ISSN 1378-4099
Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles : 2011/0074/277 ISBN 978-2-8041-6611-3
Aux miens
Avertissement

Ce livre est la reprise du Discours d’information médiatique. La construction du miroir


social. Du fait d’un changement d’éditeur, l’occasion m’a été donnée d’en proposer
une nouvelle mouture. Mais la relecture à sept ans de distance (maintenant à douze
ans pour cette troisième édition) entraîne des exigences qui font que ce livre est à
la fois le même et un autre.
Le même, parce que les résultats d’une recherche et la réflexion théorique ne chan-
gent pas du jour au lendemain. Le contraire, sous prétexte d’être au goût du jour,
serait inquiétant. Les concepts de base sont les mêmes, la démarche d’analyse la
même, l’interprétation la même. D’autant que depuis 1997, des travaux, des mono-
graphies, des thèses et d’autres écrits sont venus conforter et étayer certains des
points de vue exposés au long des différents chapitres. L’essentiel reste, il n’y a donc
pas contradiction.
Mais ce livre est un autre, parce que change la raison démonstrative. Avec la dis-
tance et la poursuite de la réflexion, on est poussé à exposer les choses autrement,
à leur donner plus de clarté, parfois en les simplifiant, parfois en les enrichissant
d’explications nouvelles. En outre, ayant eu à expliciter tel ou tel aspect du livre,
lors de plusieurs entretiens, ayant eu l’occasion de détailler, dans divers colloques
ou dans des articles, certaines des questions traitées dans différents chapitres, s’est
produit un effet de retour sur la pensée qui m’a conduit à remettre l’ouvrage sur le
métier.
Ainsi a-t-on affaire à un livre nouveau : recomposé dans son ensemble, certains cha-
pitres demeurant les mêmes mais déplacés ou inversés, pour mettre en lumière une
nouvelle cohérence ; profondément modifié pour ce qui concerne certaines parties
dont quelques-unes ont été entièrement réécrites, afin que la démonstration gagne
en clarté et en efficacité ; parfois allégé de quelques descriptions méthodologiques
dont on peut maintenant présupposer qu’elles sont connues ; enfin, enrichi de nou-
veaux exemples et même de nouvelles études.
Le fil conducteur est le suivant :
1. le discours d’information est une activité langagière qui permet que s’éta-
blisse dans les sociétés le lien social sans lequel il n’y aurait point de recon-
8 Les médias et l’information

naissance identitaire ; il doit donc faire l’objet d’une étude pour comprendre
quelles en sont les caractéristiques générales (chapitres I, II, III) ;
2. les médias sont partie prenante de cette pratique sociale, mais de façon
organisée, s’instituant en entreprise à fabriquer de l’information à travers ce
que l’on peut appeler une « machine médiatique » ; il convient donc de la
décrire pour mettre en évidence le contrat communicationnel qu’elle nous
propose (chapitres IV à VIII) ;
3. mais ces entreprises à fabriquer de l’information se trouvent en concurrence
sur un marché qui les conduit à se démarquer les unes des autres, à mettre
en œuvre certaines stratégies quant à la façon de rapporter les événements,
de les commenter, voire de les provoquer (chapitres IX à XII) ;
4. ces manières de mettre en scène l’information s’instituent en un certain nom-
bre de genres discursifs qui constituent à la fois un mode d’écriture ou de
parole pour le journaliste et un repère pour le lecteur, l’auditeur ou le télé-
spectateur qui a besoin de reconnaître le genre dans lequel il se trouve. Ainsi
est présentée une typologie des genres médiatiques (chapitres XIII et XIV) ;
5. il en résulte que, par un effet de retour, les médias sont amenés à prendre
position sur ce que doivent être l’information et la façon de la traiter ; c’est
ici qu’apparaît un problème de déontologie qu’il convient de passer au crible
d’un discours critique et qui est plus amplement développé dans cette
deuxième édition (chapitres XV et XVI).

Aussi le bilan de ce travail, en s’approfondissant, est devenu plus radical au regard


de ce que devrait être une éthique de l’information médiatique. Un travail scientifi-
que n’a pas pour vocation de clouer au pilori les instances responsables des organi-
sations sociales. Mais il se doit de mettre en lumière les contradictions de certaines
pratiques et les manquements aux règles souhaitables du « bien vivre ensemble ».
Introduction

« Ne pas aller du discours vers son noyau intérieur et caché,


vers le cœur d’une pensée ou d’une signification
qui se manifesteraient en lui ; mais, à partir du discours
lui-même, de son apparition et de sa régularité,
vers ses conditions externes de possibilité... »
Michel Foucault, L’ordre du discours, Gallimard, 1971

Information, communication, médias, voilà les maîtres mots du discours de la


modernité. Comme chaque fois que des mots deviennent à la mode, qu’ils font office
d’emblème et que de ce fait ils donnent l’illusion d’avoir un grand pouvoir explicatif,
c’est souvent la confusion qui règne, nous voulons dire absence de discrimination
des phénomènes, manque de distinction entre les termes employés, déficit dans
l’explication.
Une première distinction s’impose si l’on veut traiter de ces questions : « infor-
mation » et « communication » sont des notions qui renvoient à des phénomènes
sociaux ; les médias constituent un support organisationnel qui s’empare de ces
notions pour les intégrer dans leurs diverses logiques économique (faire vivre une
entreprise), technologique (étendre la qualité et la quantité de leur diffusion) et
symbolique (servir la démocratie citoyenne). C’est d’ailleurs à ce titre qu’ils sont
l’objet de toutes les attentions : du monde politique qui en a besoin pour sa propre
« visibilité sociale » et les utilise volontiers (non sans quelque perversité) pour
gérer l’espace public, tout en s’en méfiant car ils sont un puissant producteur d’ima-
ges déformantes ; du monde financier qui voit dans les médias une source de profit
en raison de leurs liens avec la technologie et le marketing à échelle mondiale ; du
monde des sciences et des techniques qui voit là l’occasion de perfectionner les
moyens de transmission des signes et de développer ses propres activités de recher-
che ; du monde des sciences humaines et sociales comme par exemple la sociologie
qui s’intéresse à l’impact des médias sur l’opinion publique, la sémiologie qui étudie
les jeux de mise en scène de l’information, la philosophie et l’anthropologie sociale
10 Les médias et l’information

qui s’interrogent sur la constitution du lien social dans les communautés modernes
sous l’influence des médias ; du monde éducatif qui se demande quelle place doivent
occuper les médias dans les institutions scolaires et de formation professionnelle, de
sorte à former un citoyen conscient et critique vis-à-vis des messages qui l’entou-
rent ; enfin, du monde médiatique lui-même qui, pris dans un jeu de double miroir
(il reflète l’espace social et se trouve reflété par celui-ci) est amené à s’observer,
s’étudier et s’autojustifier.
Logique économique et logique technologique sont certes incontournables, mais
c’est la logique symbolique qui nous intéresse ici, celle qui traite de la manière dont
les individus régulent les échanges sociaux, construisent les représentations qu’ils
se donnent des valeurs qui sous-tendent leurs pratiques, et cela en créant et mani-
pulant des signes. Ils produisent ainsi du sens, et ce n’est pas le moindre des para-
doxes, au bout du compte, que ce soit cette logique qui gouverne les autres.
L’étude du sens social à travers la mise en œuvre des signes est chose complexe car
le sens « met en jeu le mélange, la pluralité, le fait que nous vivions dans beaucoup
de sphères à la fois, que nous circulions de l’une à l’autre » 1. Du coup les moyens à
mettre en œuvre pour l’analyser ne peuvent relever d’une seule discipline. D’ailleurs
les sciences humaines et sociales, à notre époque, se caractérisent par une forte
spécialisation (elles deviennent de plus en plus « dures ») et en même temps par
une tentative de connexion 2 entre disciplines pour essayer de rendre compte de
cette complexité. C’est pourquoi, si notre étude est à dominante sémio-discursive,
elle étend sa réflexion à d’autres disciplines pour proposer des interprétations elles-
mêmes plurielles.

1. De quelques idées toutes faites


Toucher aux médias en tentant d’analyser le discours d’information n’est pas une
mince affaire. Cela est même plus difficile que de toucher au discours politique. Car
après tout il est admis dans le monde du politique que le discours qui s’y déploie a
partie liée avec le pouvoir et donc la manipulation. Alors que le monde des médias
prétend se définir contre le pouvoir et contre la manipulation. Pourtant, les hommes
politiques utilisent les médias comme moyen de manipulation de l’opinion publique
– serait-ce pour le bien-être du citoyen – ; pourtant il est reproché aux médias de
constituer un quatrième pouvoir ; pourtant le citoyen semble être souvent l’otage
des médias tant par la façon dont il y est représenté que par les effets passionnels
que les médias provoquent chez celui-ci, effets qui se trouvent à cent lieues d’une
quelconque prétention à l’information.
Dès lors, à quoi bon analyser le discours médiatique, tant il semble que les médias
vivent par eux-mêmes dans une logique commerciale où il n’y aurait de place que
pour des études économiques, technologiques ou de marketing ? Serait-ce afin de
les rendre plus performants et plus rentables sur les marchés mondiaux ? La réponse

1. Judith Schlanger, philosophe, in Le Monde du mardi 30 avril 1996.


2. Certains diront que, dans cette tentative, les disciplines tendent à « se ramollir », mais on ne les
suivra pas dans cette obsession de pseudo-scientificité.
Introduction 11

est évidemment négative pour qui croit qu’au-delà de l’économie et de la technolo-


gie, il y a le symbolique, cette machine à faire vivre les communautés sociales et qui
témoigne de la façon dont les individus, êtres collectifs, régulent le sens social en
construisant des systèmes de valeurs. Le rôle du chercheur en sciences humaines et
sociales étant de décrire les mécanismes qui président à ce symbolique et les diffé-
rentes configurations qui le rendent visible, cela donne une raison d’être à des étu-
des comme celle-ci, à condition précisément de ne pas tomber dans le piège des
faux-semblants. Car le propre d’une communauté sociale est de produire des discours
pour justifier ses actes, or il n’est pas dit que ces discours en révèlent la vraie
teneur symbolique : parfois ils la masquent (de manière inconsciente, souvent même
avec bonne foi), parfois ils la pervertissent, parfois aussi ils en reflètent une partie.
C’est donc avec la prudence, voire l’incrédulité d’un saint Thomas, qu’il faut avancer
dans l’exploration du discours d’information médiatique, et commencer peut-être par
prendre certaines affirmations à revers.
Les médias ne sont pas une instance de pouvoir. Nous ne disons pas qu’ils sont étran-
gers aux différents jeux du pouvoir social, nous disons qu’ils ne sont pas une
« instance de pouvoir ». Le pouvoir ne dépend jamais d’un seul individu mais de
l’instance dans laquelle se trouve l’individu et dont il tire sa force. Cette instance
doit avoir capacité à gérer et influencer les comportements des individus vivant en
société et doit se doter pour ce faire de moyens de contraintes : des règles de com-
portement, des lois de conformité, des sanctions de régulation. Pour la justice, ce
sera des codes de loi, pour l’armée des règles disciplinaires et tactiques, pour
l’Église des lois universelles de moralité. Il faut donc, pour qu’il y ait pouvoir,
qu’existe de la part de l’instance en question une volonté collective de guider ou
orienter les comportements, au nom de valeurs partagées (ainsi parfois la fin justi-
fie-t-elle les moyens), volonté qui est représentée par des figures (le législateur et
ses mandants, la hiérarchie militaire ou ecclésiastique) et qui est d’autant plus effi-
cace qu’elle accepte d’exercer son droit à la sanction.
Les médias constituent une instance qui n’édicte aucune règle de comportement,
aucune loi de conformité, aucune sanction. Bien plus, les médias et la figure du jour-
naliste n’ont aucune volonté d’orientation ni de contrainte, se déclarant au contraire
instance de dénonciation du pouvoir. Le pouvoir, en son principe, est coercitif, les
médias ne le sont pas. Alors, d’où leur vient cette appellation de quatrième pouvoir ?
Serait-ce du fait qu’ils se prêteraient à une manipulation des consciences, malgré eux ?
Les médias manipulent autant qu’ils se manipulent. Pour manipuler, il faut un agent
de la manipulation ayant un projet et une tactique, mais il faut aussi un manipulé.
D’ailleurs, le manipulateur n’ayant pas intérêt à déclarer son intention, ce n’est qu’à
travers la victime du leurre que l’on peut conclure à l’existence d’une manipulation.
La question est donc de savoir qui est le manipulé, ce qui renvoie pour les médias à
la question de savoir qui est la cible de l’information. Pour qui parle ou écrit le
journaliste ?
Si, dans une première approximation, informer, c’est transmettre un savoir à qui ne le
possède pas, on peut dire que l’information est d’autant plus forte que la cible est
dans un grand degré d’ignorance du savoir qui lui est transmis. Dès lors, l’information
médiatique se trouve devant une contradiction. Si elle choisit de s’adresser à une
12 Les médias et l’information

cible constituée du plus grand nombre de récepteurs possible, elle doit faire ce que
l’on appelle une « hypothèse basse » sur le degré de savoir de celle-ci et donc consi-
dérer qu’elle est peu éclairée. Mais comme ce qui caractérise le « grand nombre » c’est
une hétérogénéité qualitative, c’est-à-dire que s’y trouvent des gens diversement
éclairés (du plus au moins, le grand nombre constituant une moyenne), l’information
sera peut-être forte pour certains qui pourront se considérer satisfaits, mais elle sera
faible pour les autres. Comment alors atteindre le plus grand nombre ? Car si l’ins-
tance médiatique choisissait de fournir une information à forte teneur de savoir, il
faudrait qu’elle fasse une hypothèse haute sur le degré de savoir de la cible, laquelle,
déjà grandement éclairée, serait quantitativement réduite, et donc le média aurait à
résoudre un problème d’ordre économique : vivre en s’adressant à un petit nombre.
Les médias seraient donc contraints de s’adresser à un grand nombre, au plus grand
nombre possible, à un nombre planétaire si cela était réalisable. Comment le faire si
ce n’est en suscitant l’intérêt et en touchant l’affect du destinataire de l’informa-
tion ? Si ce n’est en distribuant « dans le monde entier les mêmes simplifications et
clichés » 3 ? Dès lors, les médias se font violence, deviennent manipulateurs malgré
eux et, par effet de retour, s’automanipulent, entrant dans un cercle vicieux, « celui
du médium pour le médium, comme le fut jadis celui de l’art pour l’art » 4.
Les médias ne transmettent pas ce qui se passe dans la réalité sociale, ils imposent ce
qu’ils construisent de l’espace public.
L’information est essentiellement affaire de langage et le langage n’est pas transpa-
rent au monde, il présente sa propre opacité à travers laquelle se construit une
vision, un sens particulier du monde. Même l’image que l’on croyait la plus apte à
refléter le monde tel qu’il est a sa propre opacité que l’on découvre de façon patente
lorsqu’elle produit des effets pervers (images de l’humanitaire) ou se met au service
du faux (Timisoara, le cormoran de la guerre du Golfe). Son idéologie du « montrer à
tout prix », du « rendre visible l’invisible » et du « sélectionner ce qui est le plus
frappant » (les trains qui n’arrivent pas à l’heure) lui fait construire une vision par-
cellaire de cet espace public, une vision adéquate à ses objectifs mais bien éloignée
d’un reflet fidèle. Les médias, s’ils sont un miroir, ne sont qu’un miroir déformant, ou
plutôt ils sont plusieurs miroirs en même temps, de ceux que l’on voit dans les foires
et qui, tout en déformant, témoignent malgré tout, chacun à sa façon, d’une par-
celle amplifiée, simplifiée, stéréotypée, de notre personne.
Du coup, les médias, s’ils ne sont pas la démocratie elle-même, en sont en tout cas le
spectacle, ce qui est peut-être, et paradoxalement, une nécessité. En effet, l’espace
public comme réalité empirique est composite. S’y déploient des pratiques diverses,
les unes de parole, d’autres d’action, d’autres d’échanges et d’organisation en grou-
pes d’influence à l’intérieur de chacune des trois sphères qui constituent les sociétés
démocratiques : la sphère du politique, la sphère du civil et celle des médias ; à quoi

3. Milan Kundera, L’art du roman, lequel continue : « Et il importe peu que dans leurs différents orga-
nes les différents intérêts politiques se manifestent (...), ils possèdent tous la même vision de la vie qui
se reflète dans le même ordre selon lequel leur sommaire est composé, dans les mêmes rubriques, les
mêmes formes journalistiques (...) »
4. Jean Baudrillard, Libération, 3/06/1996.
Introduction 13

il faut ajouter que ces sphères interfèrent les unes dans les autres sans que l’on
puisse dire laquelle domine. Ainsi, les acteurs de chacune d’elles se construisent
leur propre vision de l’espace public comme une représentation qui vaudrait pour sa
réalité.

2. Les médias sous le regard des sciences humaines


Il n’y a jamais une seule analyse d’un phénomène social quel qu’il soit. Il y a tou-
jours plusieurs analyses possibles qui dépendent du point de vue que l’on choisit et
de la discipline qui le soutient.
Considérés d’un point de vue empirique, on peut dire que les médias d’information 5
fonctionnent selon une double logique : une logique économique qui fait que tout
organe d’information agit comme une entreprise ayant pour finalité de fabriquer un
produit qui se définit par la place qu’il occupe sur le marché d’échange des biens de
consommation (les moyens technologiques mis en œuvre pour le fabriquer font donc
partie de cette logique) ; une logique symbolique qui fait que tout organe d’informa-
tion se donne pour vocation de participer à la construction de l’opinion publique.
De la prise en considération de cette double logique naît une série de questions.
Existe-t-il un lien fort entre ces deux logiques ? Car après tout il se pourrait que ce
lien ne fût que de coïncidence du fait que ces deux logiques se trouveraient coexister
au sein d’une même instance sociale (l’entreprise), chacune fonctionnant de façon
indépendante. Si ce lien existe, de quelle nature est-il ? Y a-t-il un ou plusieurs
types de corrélations ? Ces corrélations sont-elles de simples mises en correspon-
dance les unes par rapport aux autres ? Sont-elles de causalité ou de réciprocité ?
Autrement dit, peut-on affirmer et prouver que tel système de hiérarchisation du tra-
vail au sein d’une chaîne de télévision, tel mode de recrutement dans ces entrepri-
ses, tel type de contrat d’engagement ou tel procédé de fabrication d’un journal (par
exemple le passage de la photocomposition à la PAO puis à la numérisation) a une
incidence sur le sens social dont est porteuse l’information médiatique ? Peut-on
conclure à une influence de la logique économique sur la logique symbolique, et si
oui, cette influence est-elle directe ou indirecte ?
Mais parler de « marché », c’est parler d’un public consommateur et donc de la possi-
bilité de l’atteindre dans un système économique de libre concurrence. Dès lors, se
pose la question pour chaque organe d’information du comment capter ce public, ce
qui n’est pas acquis d’avance. Et donc du même coup se repose la question – mais
cette fois de façon inverse – du lien qui s’établit entre ces deux logiques : la logique
symbolique peut-elle aider la logique économique ? Corrélativement, quelle garantie
peut-on avoir que ce que l’on met à l’entrée de la machine à informer produira, à la
sortie, l’effet escompté ? Cet effet escompté, lui-même, sur quoi est-il fondé ? Autre-
ment dit, qu’est-ce qui garantit à l’instance médiatique que le traitement de l’infor-
mation qu’elle propose correspond bien à ce que le public en attend ? Et d’ailleurs,

5. Entendus ici de façon restrictive comme l’ensemble des supports technologiques qui ont pour rôle
social de diffuser les informations relatives aux événements qui se produisent dans le monde-espace
public : presse, radio et télévision.
14 Les médias et l’information

plus généralement, qu’est-ce qui garantit, dans tout acte de communication, qu’il y a
correspondance – sans dire coïncidence – entre les effets que l’instance d’énoncia-
tion souhaite produire sur l’instance de réception et les effets réellement produits
sur celle-ci ?

Considéré d’un point de vue analytique, on peut constater que les médias d’informa-
tion font l’objet d’études différentes. Les unes, de filiation plus spéculative, telles
les études philosophiques et anthropologiques, insèrent cet objet dans une problé-
matique générale qui s’interroge sur la valeur symbolique des signes, la place de
ceux-ci dans la société, les ressemblances et les dissemblances lorsqu’ils s’inscrivent
dans des espaces culturels différents, leur pérennité ou leur transformation lorsqu’on
les observe à travers le temps ; d’autres, de filiation plus expérimentaliste, telles les
études psychosociologiques, décortiquent cet objet en certaines de leurs composan-
tes pour étudier les opérations psycho-socio-cognitives auxquelles se livreraient les
sujets produisant ou consommant les signes d’information ; d’autres, enfin, de filia-
tion plus empirico-déductive, telles les études sociologiques et sémiologiques,
partant d’une théorie du découpage de l’objet empirique (corpus), se dotent d’ins-
truments d’analyse permettant de rendre compte des effets de signifiance que cet
objet produit en situation d’échange social.

Aucun de ces types d’approche n’est exclusif des autres, toute approche disciplinaire
étant par définition partielle. Mais une des caractéristiques des sciences humaines
est la possible et nécessaire articulation entre différentes approches, ce que l’on
appelle l’interdisciplinarité.

Il y a quelques années, Bernard Miège, faisant également le constat des différents


types d’études qui se développaient à propos des médias et qu’il classait en « analyses
de la conjoncture », « approches mono-disciplinaires » et applications de « théories
générales fondées sur un paradigme dominant » 6, concluait à l’« impasse » de cette
situation et estimait qu’il n’y a de place que pour des « problématiques transversales
et partielles, celles-ci permettant à la fois de satisfaire le souci d’élaboration théori-
que (...), et le souci d’approches empiriques (...), seul moyen de rendre compte de la
complexité des situations de communication » 7. Et de proposer pour sa part une pro-
blématique des « logiques sociales », sur le modèle de la théorie des champs définie
par Pierre Bourdieu. Nous partageons ce constat, sans le qualifier d’impasse et propo-
sons un autre point de vue interdisciplinaire 8 qui suppose que l’on distingue au préa-
lable les différents lieux de construction du sens de la machine médiatique afin de
mieux définir la pertinence des diverses études qui portent sur les médias et de mieux
penser leur possible articulation.

6. « Logiques sociales et information télévisée », bulletin du CERTEIC n° 10, Université de Lille, 1989.
7. Id., p. 62.
8. Voir notre ouvrage « Pour une interdisciplinarité “focalisée” dans les sciences humaines et sociales »,
Revue Questions de communication n° 17, Presses Universitaires de Nancy, 2010.
Introduction 15

2.1 La machine médiatique et ses trois lieux


de construction du sens
Nous prendrons comme base de référence théorique un modèle d’analyse de discours
qui se fonde sur le fonctionnement de l’acte de communication 9. Celui-ci consistant
en un échange entre deux instances, l’une de production l’autre de réception, le sens
qui en résulte dépend de la relation d’intentionnalité qui s’instaure entre celles-ci.
Cela détermine trois lieux de pertinence : celui dans lequel se trouve l’instance de
production soumise à certaines conditions de production ; celui dans lequel se
trouve l’instance de réception soumise à des conditions d’interprétation ; celui dans
lequel se trouve le texte comme produit fini, lui-même soumis à certaines conditions
de construction (voir figure ci-après).
S’agissant de la machine médiatique, la première instance est représentée par le
producteur d’information (l’organe d’information et ses acteurs), l’instance de récep-
tion par le consommateur d’information (différents publics : lecteurs, auditeurs,
téléspectateurs), et le produit par le texte médiatique lui-même (article de journal,
bulletin radiophonique, journal télévisé, etc.).

2.2 Le lieu des conditions de production


Il se compose de deux espaces : l’un qu’on qualifiera d’« externe-externe », l’autre
d’« externe-interne ».
Le premier de ces deux espaces, comprend les conditions socio-économiques de la
machine médiatique en tant qu’elle est une entreprise dont l’organisation est régie
par un certain nombre de pratiques plus ou moins institutionnalisées et dont les
acteurs possèdent des statuts et des fonctions en relation avec celles-ci. Mais en
même temps, les acteurs de cette entreprise ont besoin de penser et de justifier
leurs pratiques produisant ainsi des discours de représentation qui circonscrivent
une intentionnalité dont la visée est liée à des effets économiques. C’est ici que se
jouent la hiérarchisation du mode de travail de chaque organe médiatique, ses
modes de financement et de recrutement 10, ses choix de programmation.
Un exemple parmi d’autres dans ce domaine est « l’alliance scellée entre deux
anciens frères ennemis, Le Point et L’Express, via une prise de participation capitalis-
tique et un partenariat industriel » 11. Cette alliance prouve qu’ici la cible n’est pas
considérée par rapport à son savoir ni à son désir de savoir mais, tous savoirs et
désirs confondus, par rapport à des comportements marchands pour lesquels des
« sommes colossales sont investies et de nombreux gadgets inventés pour séduire
les lecteurs non en tant que lecteurs, mais en tant que consommateurs ». Ce qui
compte ici c’est que ces deux hebdomadaires totalisent 800 000 exemplaires pour
une audience de près de 4 millions de lecteurs.

9. Voir notre ouvrage « Une analyse sémiolinguistique du discours », revue Langages n° 117, Larousse,
Paris, mars 1995.
10. L’affaire récente, en France, des contrats jugés exorbitants par l’administration de la chaîne publique
est à considérer dans cet espace.
11. Le Monde, 17/09/1993.
16

Les 3 lieux de la machine médiatique


Figure 1

Production Produit Réception

Lieu des conditions Lieu de construction Lieu des conditions


de production du produit d’interprétation

[Externe-Externe] [Externe-Interne] [Interne] [Interne-Externe] [Externe-Externe]

Pratiques de Pratiques de Organisation structurelle Cible Public


l’organisation la réalisation sémiodiscursive selon imaginée par comme instance
socioprofessionnelles du produit hypothèses sur l’instance de consommation
la co-intentionnalité médiatique du produit
Représentations Représentations
par discours de par discours Énonciateur-destinataire « effets supposés » « effets produits »
justification de justification
de l’Intentionnalité de l’Intentionnalité « effets possibles »
des « effets des « effets visés »
économiques »

Influence
« Les 3 lieux de la machine médiatique »

réciproque

(Intentionnalité et co-construction du sens)


Retour d’images
Les médias et l’information
Introduction 17

Analyser les pratiques et les représentations de cet espace relève d’une problémati-
que d’ordre sociologique. D’où de nombreuses études : les unes à orientation plus
économique sur les prix, la diffusion, les circuits de distribution, et les opérations de
regroupements financiers, destinées à donner une plus grande efficacité aux organes
d’information ; d’autres sur les modes d’organisation de la profession, qui permettent
d’observer par exemple « la diminution du nombre de spécialistes dans les rédactions,
voire parfois leur disparition dans les rédactions de l’audiovisuel » 12, ce qui est de
grande incidence sur le traitement de l’information ; d’autres encore sur les discours
qui définissent les intentions et justifient les pratiques organisationnelles 13.
Le second espace, l’« externe-interne », comprend les conditions sémiologiques de la
production, celles qui président à la réalisation même du produit médiatique (tel
article de journal, telle mise en page, tel journal télévisé, telle émission de radio),
réalisation pour laquelle un journaliste, un réalisateur, un rédacteur en chef concep-
tualisent ce qu’ils vont mettre en discours à l’aide des moyens techniques dont ils
disposent, selon certaines questions : qu’est-ce qui peut inciter des individus à
s’intéresser à une information fournie par les médias ? Peut-on déterminer la nature
de leur intérêt (selon la raison) ou de leur désir (selon l’affect) ? Peut-on en mesu-
rer éventuellement les degrés ? Comment tenir compte du fait que, dans cet espace
de motivations sociales, une cible dite « éclairée », disposant déjà d’informations et
de moyens intellectuels pour les traiter, aura des exigences particulières quant à la
fiabilité de l’information fournie et à la validité des commentaires qui l’accompa-
gnent, alors qu’une cible dite de « grand nombre » aura des exigences de fiabilité et
de validité moindre et s’attachera davantage à des effets de dramatisation et à des
propos stéréotypés. Cet espace constitue un lieu de pratiques qui se trouve lui aussi
pensé et justifié par des discours de représentation sur le « comment faire en fonc-
tion de quelle visée », vis-à-vis d’un destinataire qui ne peut être considéré que
comme une cible idéale qui devrait être réceptive à ladite visée, mais cible dont on
sait qu’elle ne peut être totalement maîtrisée. C’est pourquoi on dira que ces prati-
ques et ces discours circonscrivent une intentionnalité qui ne peut être liée qu’à des
« effets de sens visés », sans que l’instance de production puisse avoir la garantie
qu’ils correspondront aux effets réellement produits chez le récepteur.
Analyser les conditions de production de cet espace relève, cette fois, d’une problé-
matique d’ordre socio-discursif qui permet d’étudier les pratiques de réalisation de la
machine informative en relation avec les discours de justification qui les soutien-
nent, de façon à percevoir comment se met en place une « sémiologie de la
production », c’est-à-dire une sémiologie du faire de l’instance d’énonciation qui ne
préjuge ni des effets possibles qui résultent de la construction du produit, ni des
effets réellement produits sur le récepteur ; cette sémiologie de la production
témoigne en revanche de ce que sont les « effets supposés » par cette instance 14.

12. Charon J.M., « Information dévoyée et responsabilité du journaliste », Les cahiers du CREDAM n° 4,
octobre 2004, Clemi-Université de Paris 3.
13. Il suffit de se référer aux déclarations périodiques des directeurs et des rédacteurs en chef des jour-
naux et des chaînes de télévision.
14. À cet effet, on consultera le livre de Cyril Lemieux, Mauvaise Presse. Une sociologie compréhensive du
travail journalistique et de ses critiques, Métailié, Paris, 2000.
18 Les médias et l’information

On peut faire l’hypothèse que, entre les espaces « externe-externe » et « externe-


interne » de ce lieu des conditions de production, s’établit un certain jeu d’influence
réciproque sans que l’on puisse déterminer a priori en quoi il consiste 15.

2.3 Le lieu des conditions de réception


Ce lieu, comme le premier, se structure en deux espaces « interne-externe » et
« externe-externe ». Dans le premier se trouve le destinataire idéal – celui qu’en
communication on appelle la cible – qui est imaginé par l’instance médiatique
comme susceptible de percevoir les effets qu’elle vise à produire. Cet espace n’est
donc que le lieu des « effets supposés » dont nous avons parlé précédemment. Dans
le second se trouve le récepteur réel, le public, l’instance de consommation de
l’information médiatique qui interprète les messages qui lui sont adressés selon ses
propres conditions d’interprétation.
Analyser les conditions d’interprétation de cet espace relève d’une problématique
d’ordre sociologique et psychosociologique. Il s’agit ici de s’interroger sur la nature
et les comportements de l’instance de réception, activité délicate car il convient ici
de ne pas confondre deux types d’effets : ceux qui concernent des faits de consom-
mation et des attitudes appréciatives (indices de satisfaction), toutes choses qui
sont analysées par des sondages, enquêtes quantitatives (audimat) et études
d’impact ; ceux qui concernent les processus psycho-socio-cognitifs de perception,
de mémorisation, de rétention, de discrimination, d’évaluation et de compréhension
de ce qui est perçu.
Ces deux types de comportements exigent des études propres. D’un côté, des études
globalisantes sur les comportements du public, qui ont recours la plupart du temps à
une sociologie dite classique transformant des notions de la structuration sociale en
catégorie descriptive figée, et qui « dans son ontologie objectiviste, conçoit l’opinion
publique comme une entité objective du monde réel : soit un état d’esprit collectif
(fût-il divergent), soit un acteur de la scène sociale » 16. D’un autre, des études expé-
rimentales très pointues sur les comportements supposés de l’instance cible qui font
appel à des catégories cognitives très spécialisées, mais à portée limitée.
C’est l’« objectivisme » de la sociologie qui a permis que se produise l’un des ses
avatars : le sondage. Les médias, à en faire l’étalon principal de mesure de la cible,
en deviennent les otages, même quand ils manifestent, comme ils le font périodi-
quement, de la distance vis-à-vis de celui-ci. En effet : (1) ils en sont eux-mêmes
les commanditaires (ils cherchent un miroir) ; (2) ils ne peuvent pas ne pas en
publier les résultats (ils exhibent le miroir) ; (3) ils tentent de se dédouaner en en
faisant un commentaire de dénégation (ils tentent de briser le miroir). Mais ils mon-
trent par là même qu’ils sont impuissants à trouver un autre étalon de mesure. C’est
là l’un des effets de circularité de la machine médiatique, condamnée qu’elle est à
fabriquer de l’information jusque sur elle-même.

15. Le lieu de production correspond au « triangle caché » de Pierre Schaeffer, in Machines à communi-
quer, tome I, Paris Seuil, 1970, p. 63.
16. Louis Quéré, « L’opinion : l’économie du vraisemblable », revue Réseaux, n° 43, Paris, CNET, 1990.
Introduction 19

2.4 Le lieu des contraintes de construction du produit


C’est le lieu où tout discours se configure en texte selon une certaine organisation
sémiodiscursive faite d’agencement de formes, les unes appartenant au système ver-
bal, les autres à divers systèmes sémiologique, iconique, graphique, gestuel. Le sens
qui en résulte dépend donc de la structuration particulière de ces formes, laquelle
doit pouvoir être reconnue par le récepteur, faute de quoi l’échange communicatif
ne se réaliserait pas : le sens est le résultat d’une co-intentionnalité. Mais comme,
d’une part, l’instance de production ne peut qu’imaginer le récepteur de façon
idéale, le construire en destinataire-cible supposé adéquat à ses intentions, et donc
ne peut que viser à produire des effets de sens dont il n’a pas l’assurance qu’ils
seront perçus, que, d’autre part, l’instance de réception construit ses propres effets
de sens qui dépendent de ses conditions d’interprétation, on en conclura que le
texte produit est porteur d’« effets de sens possibles », effets qui surgissent en écho
aux effets visés par l’instance d’énonciation et aux effets produits par l’instance de
réception. Du coup, toute analyse d’un texte n’est que l’analyse de « possibles
interprétatifs ». S’agissant de la communication médiatique, cela veut dire que tout
article de journal, toute déclaration dans un journal télévisé ou radiophonique sera
grosse d’effets de sens possibles dont une partie seulement – et pas toujours la
même – correspondra aux intentions plus ou moins conscientes des acteurs de
l’organe d’information, et une autre – pas nécessairement la même – correspondra
au sens construit par tel ou tel récepteur.
Analyser le produit fini relève d’une problématique sémiodiscursive qui exige que le
discours médiatique soit étudié dans un cadre où seront mis en regard les sens issus
de la structuration du texte et les discours de représentation qui circulent dans le lieu
de production, ainsi que ceux qui caractérisent le lieu des conditions de réception, ces
deux types de discours de représentation constituant les imaginaires socio-discur-
sifs 17 qui alimentent et rendent possible le fonctionnement de la machine médiatique.
Cette distinction entre les trois lieux de construction du sens permet de comprendre
que l’information n’est pas quelque chose qui correspond à la seule intention du
producteur de l’information pas plus qu’à celle du récepteur, mais résulte d’une co-
construction comprenant effets visés, effets possibles, effets supposés et effets pro-
duits. Ces trois lieux se définissent donc l’un par rapport à l’autre, les effets produits
ayant par « retour d’images » des incidences sur l’ensemble de la mise en discours 18.

2.5 Un point de vue d’analyse


C’est dans ce cadre où peuvent se rencontrer les disciplines sociologique, psycho-
sociale et sémiodiscursive, que l’on définira la communication médiatique comme

17. Pour cette notion, voir notre ouvrage « Les stéréotypes, c’est bien, les imaginaires, c’est mieux », in
Boyer H. (dir.), Stéréotypage, stéréotypes : fonctionnement ordinaires et mises en scène, Tome 4, L’Harmat-
tan, Paris, 2007, 49-63.
18. Cette hypothèse, qui n’est pas retenue par tous les analystes des médias, a le mérite de la cohérence
en s’inscrivant dans une problématique de l’influence laquelle peut se réclamer d’une double filiation
pragmatique issue à la fois de la philosophie du langage et de la psychologie sociale.
20 Les médias et l’information

phénomène de production du sens social. Mais ce sera sans naïveté. L’objet de la


science est lui aussi construit, et le discours explicatif qui l’accompagne n’est lui-
même que relatif à ses propres présupposés théoriques. Tout discours d’analyse qui
prétendrait décrire la totalité d’une réalité empirique serait mystifiant. Celui-ci a ses
propriétés : construction raisonnée de son objet selon des critères précis (corpus)
qui fait que l’on peut toujours juger les résultats des analyses sur pièces ; détermi-
nation d’un instrument d’analyse qui sert d’étayage aux interprétations qui sont pro-
duites ultérieurement ; processus d’interprétation qui implique une critique sociale,
non comme idéologie (si la critique était un a priori elle pervertirait l’objectif scien-
tifique), mais comme processus qui fait découvrir le non-dit, le caché, les significa-
tions possibles qui se trouvent derrière le jeu du paraître.
S’agissant des médias, ces jeux du paraître s’appellent information objective, démo-
cratie, délibération sociale, dénonciation du mal et du mensonge, explication des
faits et découverte de la vérité. Pour autant, les discours d’explication ne peuvent
prétendre à la vérité absolue et encore moins à la prophétie. Aucune société n’évo-
lue du seul fait de diktats – proviendraient-ils d’un système totalitaire –, de prédic-
tions 19 – seraient-elles étayées par des analyses scientifiques – ou de prophéties –
auraient-elles la force des croyances religieuses (« L’histoire du monde est un cime-
tière de prophéties qui ont échoué » 20). Le rôle de l’analyste est d’observer à dis-
tance, pour tenter de comprendre et d’expliquer comment fonctionne la machine à
fabriquer du sens social, tout en s’engageant dans des interprétations dont il accep-
tera et annoncera la relativité. Donner pour vérité absolue une explication relative
et y croire serait de l’arrogance. Le faire et ne pas y croire serait du cynisme. Cepen-
dant, entre arrogance et cynisme, il y a place pour une attitude qui, sans ignorer les
convictions fortes, cherche à comprendre les phénomènes, tente de les décrire et
propose des interprétations pour les mettre sur la table du débat social.

19. Ce pourquoi il faut aborder avec la plus grande prudence les analyses globalisantes qui concluent à
l’éclatement du lien social, à l’orée de l’an 2000, et prédisent la fin de l’éthique dans le débat social.
20. Octavio Paz, revue Vuelta n° 231, Mexico, février 1996, p. 231.
partie 1

Ce qu’informer veut dire


Des effets de pouvoir
sous le masque du savoir
« À quoi sert l’information, alors ? Faisons le tour de
trois réponses possibles. La plus inavouable concerne nos
intérêts de pur consommateur-voyeur solitaire du specta-
cle de l’actualité. (...)
Il y a ensuite, moins inavouable, les intérêts du supporter
ou du voyeur collectif.(...)
Il y a, enfin, totalement avouables (mais n’intéressant
pas grand monde), les intérêts du citoyen. (...)
Le voyeur, le supporter, le citoyen ont donc leurs raisons
et il n’est pas question de les tenir pour nulles.
Ce sont celles du pervers, du tribal et du civique. »
Serge Daney, « À quoi sert l’information ? »,
Libération, 30/07/1991

La partie 1 en bref page 23 Chapitre 1 L’information comme acte


de communication

page 29 Chapitre 2 L’information comme discours

page 43 Chapitre 3 Les médias face au discours


de l’information
partie 1 chapitre 1

L’information comme acte


de communication

Le chapitre 1 en bref

page 24 Un point de vue naïf

page 26 Les vrais problèmes


24 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir

S’il est un phénomène humain et social qui relève du langage, c’est bien celui de
l’information. L’information, c’est, dans une définition empirique minimale, le fait
qui consiste, pour quelqu’un qui possède un certain savoir, à transmettre celui-ci, à
l’aide d’un certain langage, à quelqu’un d’autre qui est censé ne pas posséder ce
savoir. Ainsi se produirait un acte de transmission qui ferait passer l’individu social
d’un état d’ignorance à un état de savoir, le sortirait de l’inconnu pour le plonger
dans le connu, et ce grâce à l’action, a priori bienveillante, de quelqu’un qui dès lors
pourrait être considéré comme un bienfaiteur.
Cette définition minimale, pour aussi altruiste qu’elle paraisse, pose de redoutables
problèmes si l’on s’interroge sur : qui est ce bienfaiteur et quels sont les motifs qui
l’animent dans son acte d’information ? quelle est la nature de ce savoir et d’où
vient-il ? qui est ce quelqu’un d’autre à qui l’information est transmise et quelle
relation entretient-il avec son informateur ? enfin, quel est le résultat pragmatique,
psychologique, social de cet acte, et quel est son effet individuel et collectif ?
Quelle que soit la question que l’on se pose à propos de l’information, on en revient
toujours au langage. Le langage ne réfère pas seulement aux systèmes de signes
internes à une langue, mais à des systèmes de valeur qui commandent l’usage de ces
signes dans des circonstances de communication particulières. Il s’agit là du langage
en tant qu’il est acte de discours, qui témoigne de la manière dont s’organise la cir-
culation de la parole entre les individus dans une communauté sociale en produisant
du sens. Aussi pouvons-nous dire que l’information est affaire de discours se produi-
sant en situation de communication.
Cependant, il est vrai que cette question de l’information a pris des atours particu-
liers depuis qu’elle est posée, non plus seulement dans des cadres théoriques (théo-
rie mathématique, théorie cybernétique, théorie cognitive de l’information), mais
dans le cadre d’une activité socioprofessionnelle. Voilà qu’un phénomène général,
relevant d’une activité susceptible d’être réalisée par tous (informer quelqu’un de
quelque chose), semble devenir le domaine réservé d’un secteur particulier, les
médias, dont la vocation essentielle serait d’informer le citoyen. Dès lors, naît un
questionnement qui prend parfois allure de mise en accusation, comme chaque fois
d’ailleurs qu’une activité discursive qui peut être pratiquée par tous (raconter,
décrire, expliquer, enseigner, etc.) devient l’apanage d’un groupe particulier : qu’est-
ce que cette prétention à se dire spécialiste de l’information ? qu’est-ce qui justifie
qu’il en soit fait un domaine réservé ? qu’est-ce qui justifie une telle exclusivité ?
Surtout à l’époque d’Internet qui ouvre d’autres circuits d’information. Du coup,
cette activité se trouvant sous les feux de la critique sociale, ses acteurs sont en
quelque sorte sommés de s’expliquer. C’est pourquoi les médias sont amenés à pro-
duire, parallèlement au discours d’information, un discours justifiant sa raison
d’être, comme si non contents de dire : « voilà ce qu’il faut savoir », les médias ne
cessaient de dire : « voilà pourquoi nous sommes fondés à vous informer ».

1. Un point de vue naïf


Il est un point de vue naïf, concernant l’information. Non pas en raison de sa visée
éthique (former le citoyen), mais en raison du modèle de communication sociale qui
L’information comme acte de communication 25

la sous-tend, lequel pour ne pas être explicité n’en est pas moins donné comme une
évidence. Ce modèle – qui est d’ailleurs partagé par le sens commun – correspond à
une vision techniciste du monde social telle qu’elle a pu être défendue dans les pre-
mières théories de l’information 1, et dont on a montré depuis lors la naïveté. Selon
ce modèle, tout se passe en effet comme s’il y avait, entre une source d’information
(qui pourrait être la réalité elle-même, ou tout individu ou organe disposant d’infor-
mations) et un récepteur de l’information, une instance de transmission (un média-
teur individuel ou un système intermédiaire) chargée de faire circuler un certain
savoir de la source au récepteur.

Source d’information ➡ Instance de transmission ➡ Récepteur

La source d’information est définie comme un lieu dans lequel il y aurait une certaine
quantité d’informations, sans que soit posé le problème de savoir quelle est la nature
de cette information ni quel est l’étalon de mesure de cette quantité. Le récepteur
est donné implicitement comme capable d’enregistrer et de décoder « naturel-
lement » l’information qui lui est transmise, sans que l’on s’interroge sur l’interpré-
tation de celle-ci, ni sur l’effet produit auprès du récepteur (savoir par exemple si
celui-ci coïncide avec l’effet visé par l’instance d’information) 2 ; d’ailleurs, il n’est
pas dit qui juge de l’effet que devrait produire une information, et même la question
de l’effet ne se pose pas puisqu’on considère que, à quelques cas de déperdition
près, l’information passerait dans son intégralité. En effet, l’instance de transmission
est censée assurer la plus grande transparence possible entre source et réception.
On a affaire ici à un modèle qui définit la communication comme un circuit fermé
entre émission et réception, instaurant une relation symétrique entre l’activité de
l’émetteur dont l’unique rôle serait d’« encoder » le message, et celle du récepteur
dont le rôle serait de « décoder » ce même message. Modèle parfaitement homo-
gène, objectif, car éliminant tout effet pervers de l’intersubjectivité constitutive des
échanges humains, qui identifie la communication à l’information et celle-ci à une
simple procédure de transmission de signaux. Du coup, les problèmes afférents au
mécanisme de l’information ne pourraient être qu’externes au mécanisme lui-même.
Par rapport à la source de l’information, ne se poserait que le problème de l’accès à
celle-ci. Ne pas y avoir accès, c’est ne pouvoir savoir et donc ne pouvoir informer.
D’où, d’une part la nécessaire sophistication des moyens pour pouvoir aller chercher,
le plus vite possible, l’information là où elle est, d’autre part la nécessaire lutte con-
tre tout ce qui pourrait s’opposer à la volonté de savoir. Ce problème est celui de la
censure, plus exactement, de « censure à la source ».
Par rapport au récepteur, se poserait le problème de la diffusion de l’information. Ne
pas pouvoir diffuser une information, c’est ne pas pouvoir faire savoir, et donc, une

1. Schannon H., Théorie mathématique de la communication, CEPL, Paris, 1975. Cette théorie mathé-
matique a connu des prolongements dans la théorie cybernétique pour laquelle la communication ne se
conçoit qu’à l’intérieur de machines entre des input et des output, et, plus près de nous, des prolonge-
ments dans certains courants des sciences cognitives, ceux qui s’intéressent à l’Intelligence artificielle.
2. Il en est de même d’une certaine conception du système éducatif qui postule que l’élève est capable
de comprendre et ne se pose pas le problème de l’interprétation.
26 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir

fois de plus, ne pouvoir informer. D’où la nécessité d’organiser un système de distri-


bution vers cette cible qui soit le plus performant possible, et qui soit adapté au
type de cible que l’on veut atteindre. Lorsque s’interposent dans ces systèmes des
éléments qui en empêchent son bon fonctionnement, on parle de « censure à la
diffusion ».
Par rapport à l’instance de transmission se poserait le problème du traitement de
l’information. Il s’agirait ici de pratiquer un mode de traitement qui ne dénature pas
l’information, qui assure la plus grande transparence entre l’information qui se pré-
sente comme un « être là », et l’instance de réception qui doit la décoder telle
quelle. D’où l’intervention de techniques (souvent liées au domaine de l’Intelligence
artificielle) destinées tantôt à définir l’unité d’information pour pouvoir la compta-
biliser, voire la « computationnaliser » (vieux rêve de la machine humaine), tantôt à
mesurer l’impact du mode de traitement auprès des récepteurs 3 pour pouvoir, en
conjuguant les deux, faire varier la performance du message informatif selon le
nombre de ces unités et la force de ces impacts.
Tous ces problèmes sont réels, mais ils sont présentés de façon trop restrictive et
surtout trop simpliste, car ils ne posent pas les questions de fond qui concernent la
nature de ces trois instances (source/transmission/récepteur) et les rapports
qu’elles entretiennent entre elles. Les questions sont redoutables et les réponses
complexes.

2. Les vrais problèmes


L’information n’existe pas en soi, dans une extériorité à l’homme, comme peuvent
exister certains objets de la réalité matérielle (un arbre, la pluie, le soleil) dont la
signification, certes, dépend du regard que l’homme pose sur ces objets, mais dont
l’existence est indépendante de l’action humaine. L’information est pure énoncia-
tion. Elle construit du savoir, et comme tout savoir celui-ci dépend à la fois du
champ de connaissances qu’il concerne, de la situation d’énonciation dans laquelle il
s’insère et du dispositif dans lequel il est mis en œuvre. Avant de le définir de façon
plus précise, évoquons les vrais problèmes que pose le fait d’informer.
Par rapport à la source, au-delà de la question de savoir quelle est la nature de l’infor-
mation, se pose une première question qui concerne la validité de celle-ci, c’est-à-
dire ce qui en constitue la valeur de vérité 4. Cette question appelle du même coup
une série d’interrogations : qu’est-ce que l’« authenticité » d’un fait ? qu’est-ce que la
« vraisemblance » d’un fait ? quelle est sa « pertinence » comme fait d’information ?
Ces interrogations ont leur pendant dans des questions que le récepteur serait en
mesure de se poser : « est-ce que ça existe ? » (est-ce existentiellement vrai ?) ;
« est-ce que ça se peut ? » (est-ce possiblement vrai ?) ; « est-ce que ça a une raison
d’être communiqué ? » (est-ce pertinent ?). Corrélativement, une deuxième question

3. C’est à ce sujet que sont développées des études dites d’« impact », particulièrement aux États-Unis.
4. On verra plus loin que la valeur de vérité dépend aussi de la cible et de la manière de traiter l’infor-
mation.
L’information comme acte de communication 27

se pose à propos de la source, c’est celle de la sélection de l’information, sélection qui


s’opère parmi un ensemble de faits dont il est à supposer qu’il ne peut jamais être
transmis en totalité. Dans quel champ de signification sociale doit s’effectuer cette
sélection et, à l’intérieur de ce champ, quels critères d’importance ou de priorité ? En
fonction de quoi sont définis ces critères ? des intérêts du médiateur ? de ceux de la
cible ? Et donc, au bout du compte, y a-t-il des garanties contre la subjectivité, ou
contre la possible manipulation du médiateur ?
Par rapport au récepteur, se pose la question de savoir ce qu’il est et comment on
l’atteint, car, comme on l’a dit, le récepteur n’est jamais que la cible idéale que vise
le pourvoyeur d’information. Dès lors, il convient, dans l’analyse de tout acte
d’information, de distinguer effet visé et effet produit, et de se poser consé-
quemment une nouvelle série de questions : quel effet vise-t-on lorsque l’on veut
informer, et à quel type de destinataire s’adresse-t-on ? Si la pertinence d’une infor-
mation dépend des hypothèses que l’on peut faire, à la fois, sur le non-savoir du
destinataire (on n’informe pas quelqu’un qui sait déjà), sur l’intérêt qu’il est suscep-
tible de porter à la nouvelle (on n’informe pas quelqu’un qui ne veut pas être
informé) et sur son aptitude à comprendre (on n’informe pas de la même façon selon
la compétence que l’on attribue à son interlocuteur), de quels moyens dispose
l’informateur pour connaître cet état de la cible ? quelles preuves il en a 5, et n’est-
il pas contraint finalement de fabriquer cette cible et de lui imposer une infor-
mation ? Est-ce qu’une même information aura le même effet selon qu’elle s’inscrit
dans un espace privé (information confidentielle de personne à personne ou desti-
née à circuler dans un petit groupe) ou public (affichage, panneaux, journaux) ?
Maîtrise-t-on le sort donné à une information lorsqu’elle est reçue, récupérée puis
retransmise hors du dispositif initial (ce qui se produit souvent avec ce que l’on
appelle « les fuites »), et ne produit-elle pas des effets non prévus de rumeur ?
Enfin, est-ce qu’une accumulation trop grande d’information ne finit pas par pro-
duire un effet de saturation contre-productif 6 ?
Par rapport au traitement de l’information, se pose un problème de taille, d’autant
qu’il présuppose que l’on ait répondu aux questions précédentes. Le traitement, c’est
la manière de faire, la façon dont l’informateur décide de rapporter langagièrement
(et iconiquement s’il a recours à l’image) les faits qu’il a sélectionnés, en fonction
de la cible qu’il a prédéterminée, avec l’effet qu’il a choisi de donner. Autrement dit,
il y va de l’intelligibilité de l’information transmise, et comme il n’y a pas d’intelligi-
bilité en soi, celle-ci dépend des choix discursifs auxquels s’est livré l’informateur.
Or ce qui caractérise tout choix, c’est qu’il prend et qu’il laisse ; qu’il met en évi-
dence certains faits et en laisse d’autres dans l’ombre. À tout moment, l’informateur
devrait se demander, non pas s’il est fidèle, objectif ou transparent, mais quel effet
lui semble produire telle façon de traiter l’information, et concomitamment quel
effet produirait telle autre façon, puis encore telle autre façon, avant de procéder à

5. De la prise de connaissance des nombreuse études d’impact qui ont été réalisées, surtout aux États-
Unis, on en tire que celles-ci essayent, sans y parvenir, de répondre à cette question.
6. « La surinformation fait perdre la mémoire », a dit Frédéric Rossif, réalisateur de films de fiction, de
documentaires et de reportages pour la télévision. Et l’on se demande souvent si trop d’information ne
tue pas l’information.
28 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir

un choix définitif 7. Car le langage est plein de pièges. D’abord par les formes qui
peuvent avoir plusieurs sens (polysémie) ou des sens proches (synonymie) : a-t-on
bien conscience des nuances de sens dont chacune est porteuse ? Ensuite par le fait
qu’un même énoncé peut avoir plusieurs valeurs (polydiscursivité) : une valeur réfé-
rentielle (il décrit un état du monde), énonciative (il dit des choses sur l’identité et
les intentions des interlocuteurs), de croyance (il témoigne des jugements sociaux
portés sur les êtres et les faits du monde) : a-t-on conscience de cette multiplicité
de valeurs ? Enfin, par le fait que la signification est mise en discours à travers un
jeu de dit et de non-dit, d’explicite et d’implicite, qui n’est pas percevable par tous :
a-t-on conscience de cette multiplicité d’effets discursifs 8 ?
Communiquer, informer, tout est choix. Non pas seulement choix de contenus à
transmettre, non pas seulement choix des formes adéquates pour être conforme à
des normes de bien parler et de clarté, mais choix d’effets de sens pour influencer
l’autre, c’est-à-dire au bout du compte choix de stratégies discursives. Jean-Luc
Godard, toujours là pour dire ce qui ne se dit pas, conseillait à ceux qui étaient
chargés de commémorer le centenaire du cinéma : « Ne dites pas : “cette année
nous passerons 365 films des frères Lumière”, mais dites : “nous ne passerons pas
les 1035 films des frères Lumière” ». Impossible donc de plaider l’innocence. L’infor-
mateur est contraint de reconnaître qu’il est engagé en permanence dans un jeu où
domine tantôt l’erreur tantôt la tromperie, tantôt les deux, à moins que ce ne soit
l’ignorance.

7. Question angoissante rarement posée par les professionnels des médias (sauf parfois pour le choix
des titres), rarement traitée dans les écoles de journalisme, sous le prétexte que l’information va vite, que
la diffuser se fait toujours dans l’urgence. Mais peut-être aussi pour une raison plus fondamentale que
l’on devine dans cette réflexion d’un journaliste : « À trop s’interroger sur les effets de notre façon
d’écrire, on n’écrirait plus ».
8. Comme on peut l’observer dans ce titre de journal : « Chirac-Jospin. Le débat des gentlemen candi-
dats » (Libération, 3/05/1995). Que faut-il comprendre ? Qu’ils ont été courtois ? Qu’ils ne sont pas vrai-
ment opposés sur le fond ? Qu’ils ont le même programme, le même projet politique ? Qu’il n’y a plus
d’antagonisme politique comme autrefois et que tout change, même le conflit politique ? Que ce sont
deux personnalités qui se valent, blanc bonnet et bonnet blanc ? Que le journal Libération est décidé-
ment bien sceptique sur la politique ?
partie 1 chapitre 2

L’information comme discours

Le chapitre 2 en bref

page 30 La mécanique de construction du sens :


un double processus

page 32 La nature du savoir

page 36 Les effets de vérité


30 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir

Le discours n’est pas la langue bien que ce soit avec de la langue que l’on fabrique
du discours et que celui-ci en retour modifie celle-là. La langue est tournée vers sa
propre organisation en divers systèmes qui signalent les types de rapport qui s’ins-
taurent entre des formes (morphologie), leurs combinaisons (syntaxe) et le sens
plus ou moins stable et prototypique dont ces formes sont porteuses selon leurs
réseaux de relations (sémantique). Décrire la langue, c’est toujours d’une façon ou
d’une autre décrire des règles de conformité qui sont répertoriables dans des gram-
maires et des dictionnaires.
Le discours, en revanche, est toujours tourné vers autre chose que les seules règles
d’usage de la langue. Il résulte de la combinaison des circonstances dans lesquelles
on parle ou écrit (l’identité de celui qui parle et de celui à qui il s’adresse, le rapport
d’intentionnalité qui les relie et les conditions physiques de l’échange) avec la façon
dont on parle. C’est donc l’intrication des conditions extradiscursives et des réalisa-
tions intradiscursives qui produit du sens. Décrire du sens de discours, c’est donc
toujours procéder à une mise en corrélation entre ces deux pôles.
S’agissant de l’information, cela revient à s’interroger sur la mécanique de construc-
tion du sens, la nature du savoir qui est transmis et l’effet de vérité qu’elle peut pro-
duire sur le récepteur.

1. La mécanique de construction du sens :


un double processus
Le sens n’est jamais donné par avance. Il est construit par l’action langagière de
l’homme en situation d’échange social. Ce sens n’est jamais saisissable qu’à travers
des formes. Toute forme renvoie à du sens, tout sens renvoie à de la forme dans un
rapport de solidarité réciproque. Ce sens se construit au terme d’un double processus
de sémiotisation : de transformation et de transaction 1.
Le processus de transformation consiste à transformer le « monde à signifier » en
« monde signifié » en le structurant selon un certain nombre de catégories qui sont
elles-mêmes exprimées par des formes. Il s’agit des catégories qui identifient les êtres
du monde en les nommant, qui assignent à ces êtres des propriétés en les qualifiant,
qui décrivent les actions dans lesquelles ces êtres sont engagés en narrant, qui four-
nissent les motifs de ces actions en argumentant, qui évaluent ces êtres, ces proprié-
tés, ces actions et ces motifs en modalisant 2. L’acte d’informer s’inscrit donc dans ce
processus en tant qu’il doit décrire (identifier-qualifier des faits), raconter (rapporter
des événements), expliquer (fournir les causes de ces faits et événements).
Le processus de transaction consiste, pour le sujet qui produit un acte de langage, à
donner une signification psychosociale à son acte, c’est-à-dire à lui assigner un
enjeu en fonction d’un certain nombre de paramètres : les hypothèses qu’il peut

1. Voir aussi « Une analyse sémiolinguistique du discours », in Les analyses du discours en France,
revue Langages n° 117, Paris, Larousse, 1995.
2. C’est autour de ces catégories qu’a été construite notre Grammaire du sens et de l’expression,
Hachette, Paris, 1992.
L’information comme discours 31

faire sur l’identité de l’autre, le destinataire-récepteur, quant à son savoir, sa posi-


tion sociale, son état psychologique, ses aptitudes, ses intérêts, etc. ; l’effet qu’il
veut produire sur cet autre ; le type de relation qu’il veut instaurer avec celui-ci et le
type de régulation qu’il prévoit en fonction des paramètres précédents. L’acte
d’informer participe de ce processus de transaction en faisant circuler entre les par-
tenaires un objet de savoir que l’un est censé posséder et l’autre pas, que l’un est
chargé de transmettre et l’autre est censé recevoir, comprendre, interpréter, subis-
sant du même coup une modification par rapport à son état initial de connaissance.
Précisons, pour être complet, que c’est le processus de transaction qui commande le
processus de transformation et non l’inverse. L’homme ne parle pas d’abord pour
découper, décrire, structurer le monde ; il parle d’abord pour se mettre en relation
avec l’autre, parce qu’il y va de sa propre existence, la conscience de soi passant par
la prise en compte de l’autre, l’assimilation de l’autre et en même temps la différen-
ciation d’avec cet autre 3. Le langage naît, vit et meurt dans une intersubjectivité.
C’est en parlant avec l’autre – autrement dit en parlant l’autre et en se parlant soi-
même – que le monde, à cette occasion, est commenté, c’est-à-dire décrit et struc-
turé. Ce que nous représentons par le schéma suivant, appliqué au discours informatif
pour lequel le « monde à signifier » peut être considéré comme un « monde à décrire
et commenter », et le « monde signifié » comme le « monde décrit et commenté » :

Figure 2
Monde Instance Monde Instance
➡ ➡ Monde
à décrire et de production ➡ décrit et de réception- ➡ interprété
à commenter d'information commenté interprétation

processus de transformation processus d'interprétation

processus de transaction

Ainsi, tout discours, avant de témoigner du monde, témoigne d’une relation, ou,
plus exactement, témoigne du monde en témoignant d’une relation. Et cela est éga-
lement vrai pour le discours d’information. Le sujet informateur, pris dans les filets
du processus de transaction, ne peut construire son information qu’en fonction des
données spécifiques de la situation d’échange.
Il est donc vain de poser le problème de l’information en termes de fidélité aux faits
ou à une source d’information. Aucune information ne peut prétendre, par définition,
à la transparence, à la neutralité ou à la factualité. Car elle est un acte de transac-
tion, et donc dépend du type de cible que se donne l’informateur et de la coïnci-
dence ou non-coïncidence de celle-ci avec le type de récepteur qui interprétera
l’information donnée selon des paramètres qui lui sont propres et qui n’ont pas été
nécessairement postulés par l’informateur. Toute information dépend du traitement
qu’elle subit dans ce cadre de transaction. La seule chose que l’on puisse avancer,

3. C’est du moins ce que postulent la science et la philosophie du langage qui s’intéressent au


discours.
32 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir

c’est qu’elle sera d’une intelligibilité plutôt ample (vulgarisation) ou restreinte (spé-
cialisation), selon les types de normes psychologiques, sociales ou idéologiques qui
auront été satisfaites dans ce cadre de transaction. Même les organes d’information
spécialisés en prise directe avec l’événement (France-Info, LCI, CNN, etc.) et qui
croient être plus proches que les autres de la factualité, ne peuvent échapper aux
effets de ce processus.

2. La nature du savoir
Le savoir n’a pas de nature puisqu’il résulte d’une construction humaine à travers
l’exercice du langage. Cette activité de construction consiste à rendre le monde intel-
ligible en le catégorisant selon un certain nombre de paramètres dont la combinaison
ne rend pas aisée sa description. Sa structuration dépend de la façon dont s’oriente le
regard de l’homme : tourné vers le monde, le regard tend à décrire ce monde en caté-
gories de connaissance ; tourné vers lui-même, le regard tend à construire des caté-
gories de croyance. Simultanément, le savoir se structure selon le choix d’activité
discursive auquel se livre l’homme pour rendre compte de ce monde : il peut décider 4
de le décrire, de le raconter ou de l’expliquer, et ce en adhérant à son propos ou en
prenant ses distances vis-à-vis de celui-ci. Cet ensemble constitue les systèmes
d’interprétation du monde sans lesquels il n’est de signification possible.

2.1 Les savoirs de connaissance


Ce sont les savoirs qui procèdent d’une représentation rationalisée sur l’existence
des êtres et des phénomènes sensibles du monde. Il s’agit pour l’homme de tenter de
rendre le monde intelligible en y plaçant des repères dans le continuum de sa maté-
rialité, en déterminant des frontières qui permettent de distinguer ce qui se ressem-
ble et ce qui se différencie, en établissant des relations de contiguïté et de
substitution entre les éléments repérés pour établir des hiérarchies, des ensembles
et des sous-ensembles, c’est-à-dire construire des taxinomies.
Comment le sujet construit-il ces connaissances ? Au point de convergence d’un
double apprentissage.
L’apprentissage qui est issu des pratiques de l’expérience auxquelles est appliquée
une observation dans l’empirie du sentir, du voir et de l’entendre qui, par le jeu des
erreurs et des réussites dans la prédiction des perceptions, permet au sujet de repé-
rer à l’intérieur de ces phénomènes des récurrences, et de construire ainsi une expli-
cation empirique du monde phénoménal.
L’apprentissage des données scientifiques et techniques qui tentent d’expliquer le
monde d’après ce qui n’est pas visible et est rendu préhensile à l’aide d’un certain
outillage intellectuel (calcul, raisonnement, discours d’explicitation plus ou moins
vulgarisés).

4. Cette décision ne préjuge pas de son caractère volontaire ou non, conscient ou non. Une décision
peut être non consciente.
L’information comme discours 33

Ces connaissances sont censées rendre compte de la façon la plus objective possible
du monde. On sait évidemment qu’elles passent par le filtre de l’expérience sociale,
culturelle, civilisationnelle, ce qui les relativise malgré le rêve poursuivi par les êtres
humains de réussir à décrire le monde comme quelque chose d’universel qui ne
dépendrait pas de la contingence humaine 5. Quoi qu’il en soit, les connaissances,
par opposition aux croyances (voir ci-dessous), bénéficient d’un préjugé favorable
d’« objectivité » et de « réalisme », ce qui constitue une sorte de garantie quant à
la stabilité de la vision structurée du monde.
Ces connaissances se catégorisent selon la nature supposée de ce qui est perçu et la
manière de le décrire, selon trois catégories de base :

– existentielle, la perception mentale est déterminée par la description de


l’existence des objets du monde dans leur « être là », se trouvant quelque
part (l’espace), à un certain moment (le temps), dans un certain état (les
propriétés), avec des traits qui identifient et caractérisent ces objets dans
leur factualité. Lorsque ce type de perception et de description s’inscrit dans
une énonciation informative, il sert à éclairer une conduite désirée ou impo-
sée. Il peut se présenter sous une forme discursive de définition (dictionnai-
res et manuels techniques) ou d’indications factuelles : dire l’heure, indiquer
une direction, annoncer par voie de panneaux, d’affiches ou de presse (les
pages dites pratiques des journaux fournissant des listes d’offres d’emploi,
d’immobilier, de rencontres ou de diverses manifestations culturelles).
– événementielle, la perception mentale est déterminée par la description de
ce qui advient ou est advenu, c’est-à-dire de ce qui modifie l’état du monde
(des êtres, de leurs qualités, des processus dans lesquels ils sont impliqués).
Cette description ne peut être faite que sur le mode de la plus ou moins
grande vraisemblance dont le degré dépend du consensus qui peut s’établir
à l’intérieur d’une communauté sociale sur la façon de partager l’expérience
du monde et de se la représenter. Lorsque ce type de perception et de
description s’inscrit dans une énonciation informative, il sert à faire voir ou
imaginer (à travers une reconstitution) ce qui se passe ou s’est passé, en
focalisant l’attention soit sur le processus même de l’action (un accident, un
bombardement, la signature d’un acte de paix) ou d’une déclaration (con-
férence de presse, discours officiels, extrait d’interview), soit sur l’iden-
tification des acteurs impliqués dans celle-ci (l’agent, les victimes ou
bénéficiaires, les alliés ou opposants), soit sur les circonstances matérielles
(dans l’espace et/ou dans le temps).
– explicative, la perception mentale est déterminée par la description du pour-
quoi, du comment et de la finalité des événements, c’est-à-dire des motifs
ou intentions qui ont présidé au surgissement de l’événement, et de ses con-
séquences. Lorsque ce type de perception et de description s’inscrit dans une
énonciation informative, il sert à donner au destinataire les moyens (les

5. Cet universel, dans un imaginaire religieux, est d’ordre divin, dans un imaginaire laïc, d’ordre
scientifique.
34 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir

arguments), inconnus de lui, qui devraient lui permettre de rendre intelligi-


bles les événements du monde, c’est-à-dire fondés en raison.

2.2 Les savoirs de croyances


Ce sont les savoirs qui résultent de l’activité humaine qui s’emploie à commenter le
monde, c’est-à-dire à faire que celui-ci n’existe plus pour lui-même mais existe à tra-
vers le regard subjectif que le sujet porte sur lui. Une tentative, non plus de saisie-
construction du monde, mais d’évaluation de celui-ci quant à son bien-fondé, et
d’appréciation quant à son effet sur l’homme et ses règles de vie. C’est une autre
forme d’intelligibilité.
Ces croyances rendent compte du monde en fonction de la façon dont se fait la régu-
lation des pratiques sociales créant des normes effectives de comportement, mais
aussi en fonction des discours de représentation qui sont produits au sein du groupe
social pour évaluer ces comportements créant ainsi des normes idéales, lesquelles
témoignent à la fois des imaginaires de référence des comportements (ce qu’il fau-
drait faire ou ne pas faire), et des imaginaires de justification de ces comportements
(parce que c’est bien ou mal).
Ces croyances dépendent donc de systèmes d’interprétation dont les uns évaluent le
possible et le probable des comportements dans des situations données en procédant
par hypothèses et vérifications qui permettent ensuite de faire des prédictions (« s’il
a nommé untel ministre, c’est que c’était son ami », « s’il a grossi, c’est parce qu’il
boit ») ; et d’autres apprécient les comportements selon un jugement positif ou
négatif, au regard de normes qui ont été établies socialement en procédant par affir-
mations qui ont pris valeur d’évidence de différents points de vue : éthique (ce qui
est bien ou mal), esthétique (ce qui est beau ou laid), hédonique (ce qui est agréa-
ble ou désagréable), pragmatique (ce qui est utile ou inutile, efficace ou inefficace),
et sont devenus des jugements plus ou moins stéréotypées qui circulent dans la
société (intertextualité), représentent les groupes qui les ont instaurés et servent de
modèle de conformité sociale (le guide du savoir se comporter et juger).
Lorsque ces croyances s’inscrivent dans une énonciation informative, elles servent à
faire partager à l’autre ces jugements sur le monde créant ainsi une relation de com-
plicité. Autrement dit, toute information portant sur une croyance fait en même
temps office d’interpellation de l’autre et l’oblige à prendre position par rapport à
l’évaluation qui lui est proposée, le mettant en position réactive, ce qui n’est pas
nécessairement le cas de l’information portant sur des connaissances. Dire « New
York est une ville étrange », c’est interpeller doublement l’interlocuteur : d’abord sur
le fait qu’il connaisse ou non New York, ensuite sur le partage ou le rejet de cette
appréciation.

2.3 Les représentations


Qu’il s’agisse de savoirs de connaissance ou de croyance, la question qui est implici-
tement posée est celle du rapport de perception-construction que l’être humain
L’information comme discours 35

entretient avec le réel. Nous nous trouvons donc ici dans une problématique de la
« représentation ». Celle-ci est fort discutée dans les sciences humaines et sociales,
particulièrement en anthropologie sociale, en sociologie et en psychologie sociale 6.
Au-delà des différences qui tiennent à ce que sont les présupposés théoriques de ces
disciplines, nous retiendrons quelques points communs qui nous sont utiles pour
comprendre les problèmes d’information.

Les représentations, en tant qu’elles construisent une organisation du réel à travers


des images mentales qui sont elles-mêmes portées par du discours ou d’autres mani-
festations comportementales des individus vivant en société, sont incluses dans le
réel, voire sont données pour le réel lui-même 7. Elles s’appuient sur l’observation
empirique de la pratique des échanges sociaux et fabriquent un discours de justifica-
tion de ceux-ci qui met en place un système de valeurs, lequel est érigé en norme de
référence. Ainsi est produite une certaine catégorisation sociale du réel qui témoi-
gne à la fois du rapport de « désirabilité » que le groupe social entretient avec son
expérience de la quotidienneté, et du type de commentaire d’intelligibilité du réel
qu’il produit, sorte de métadiscours révélateur de son positionnement. En bref, les
représentations témoignent d’un désir social, produisent des normes et révèlent des
systèmes de valeurs.

Les savoirs de connaissance et de croyances se construisent donc à l’intérieur de ce


processus de représentations, mais la frontière entre les deux est difficile à détermi-
ner. Cela veut dire qu’un énoncé apparemment aussi simple que « C’est une femme de
pouvoir » dépend pour son interprétation des nombreux entrecroisements possibles
entre les discours de représentations qui, dans une société donnée, sont produits
d’un côté sur la femme et d’un autre sur le pouvoir. Cette frontière est cependant
nécessaire. Elle peut être floue, variable, elle peut se déplacer, mais elle est ce qui
donne à l’échange social son illusion d’intelligibilité du monde. Dans ces conditions,
on est en droit de s’interroger sur les effets interprétatifs que produisent certains
titres de journaux (ou même une certaine façon de commenter l’actualité) lorsque
ceux-ci, au lieu de tendre vers des savoirs de connaissance (« Le président de la
commission remet son rapport au Premier ministre »), mettent en scène des savoirs
de croyance qui en appellent à la réaction évaluative du lecteur (« Le président de la
commission remet une bombe au Premier ministre » 8). Car, comme on le voit, ce
sont les mots qui témoignent de ces représentations 9. Selon que l’on emploie, dans
le débat politique et selon le contexte, à propos des travailleurs les qualificatifs
« étrangers », « immigrés », « clandestins », « basanés », on révèle ses croyances de
pensée politique. Les mots à force d’emploi dans des situations récurrentes par des

6. En sciences cognitives également, mais comme processus de perception et d’activation de procédu-


res intellectives (voir les travaux d’A.V. Cicourel), qui ne sera pas retenue ici.
7. C’est du moins l’une des conceptions, maintenant largement partagée par une certaine sociologie
(P. Bourdieu), la psychologie sociale (S. Moscovici) et l’anthropologie sociale (G. Balandier), qui consiste
à poser que les représentations sont productrices de sens. L’autre conception, dans la lignée de la théorie
marxiste de l’idéologie, considère les représentations comme un double rationalisant du réel masquant
celui-ci.
8. « Bombe » signifiant ici « le rapport qui fait l’effet d’une bombe ».
9. Ces représentations sont traitées par nous en termes d’« imaginaires ».
36 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir

mêmes types de locuteurs finissent par être porteurs de certaines valeurs. Il n’est
pas innocent d’utiliser le terme « mondialisation » (renvoyant plutôt à une pensée
libérale de droite) par opposition à « internationalisation » (renvoyant plutôt à une
pensée sociale de gauche). À moins que ces croyances ne soient exprimées de façon
implicite : quoi de plus anodin en apparence que cette réflexion d’un présentateur
du journal télévisé, en conclusion d’un reportage sur le conflit en ex-Yougoslavie,
« et tout cela se passe à deux heures d’avion de Paris » ; quoi de plus objectif, quoi
de plus transparent et explicite relevant d’une connaissance vérifiable. Et pourtant
cet énoncé apparemment si neutre mobilise des univers de croyance qui sont suscep-
tibles de produire une interprétation du genre : « la guerre est à notre porte », « la
menace est imminente », « nous sommes concernés ».

3. Les effets de vérité


Il ne faut pas confondre valeur de vérité et effet de vérité. Certes, dans les deux cas
on a affaire à un jugement épistémique, ce qui fait que l’homme a besoin de fonder
son rapport au monde sur un « croire vrai ». Il s’agit de vérité mais il s’agit aussi de
croyance.
Vérité et croyance, à l’instar de la distinction que nous venons d’opérer entre deux
types de savoir, sont intrinsèquement liées dans l’imaginaire de chaque groupe
social. Cela veut dire qu’il n’en existe pas une définition universelle. Dans les socié-
tés occidentales 10 par exemple, la vérité dépend de la croyance qui veut qu’elle
préexiste à sa manifestation, qu’elle se trouve dans un état de pureté et d’inno-
cence 11, et que la découverte de celle-ci se fasse au terme d’une quête dont
l’homme serait à la fois l’agent (mu par le désir de savoir) et le bénéficiaire (il
découvre la réponse à la question du « qui je suis ? »). On le voit, cette question de
la vérité est marquée au sceau d’une contradiction : la vérité serait extérieure à
l’homme, mais celui-ci ne pourrait l’atteindre (finalement la construire) qu’à travers
son système de croyance. Il s’ensuit une tension entre le pôle de la vérité et celui de
la croyance. Tantôt l’homme cherche à se donner des moyens pour fonder un système
de valeurs de vérité, tantôt il s’en tiendrait à ses effets.
La valeur de vérité n’est pas d’ordre empirique. Elle est le fait d’une construction
explicative qui s’élabore à l’aide d’une instrumentation scientifique qui est censée
être extérieure à l’homme (même si c’est lui qui l’a construite), objectivante et objec-
tivée, qui peut se définir comme un ensemble de techniques de savoir dire, de savoir
commenter le monde. L’utilisation de cette instrumentation permettrait de construire
un « être vrai » qui relève d’un savoir savant produit par des textes fondateurs.
L’effet de vérité est davantage du côté du « croire vrai » que de l’« être vrai ». Il sur-
git de la subjectivité du sujet dans son rapport au monde, créant chez lui une adhé-
sion à ce qui peut être jugé vrai du fait que cela est partageable avec d’autres que

10. Différentes, de ce point de vue, des sociétés primitives ou magiques.


11. « La vérité sort de la bouche des enfants ». Nous avons déjà défini cette symbolique dans La parole
confisquée, un genre télévisuel : le talk show, Dunod, Paris 1997.
L’information comme discours 37

lui, et s’inscrit dans des normes de reconnaissance du monde. Contrairement à la


valeur de vérité qui s’appuie sur de l’évidence, l’effet de vérité s’appuie sur de la con-
viction, et participe d’un mouvement qui relève d’un savoir d’opinion, lequel ne peut
être saisi qu’empiriquement à travers des textes porteurs de jugements. L’effet de
vérité n’existe donc pas en dehors d’un dispositif énonciatif d’influence psychoso-
ciale dans lequel chacun des partenaires de l’échange de parole essaye de faire
adhérer l’autre à son univers de pensée et de vérité. Ce qui est en cause ici, ce n’est
pas tant la recherche d’une vérité en soi que la recherche de « crédibilité », c’est-à-
dire ce qui en fin de compte détermine le « droit à la parole » 12 des êtres communi-
quants et les conditions de validité de la parole échangée.
Chaque type de discours module ses effets de vérité d’une façon particulière. Le dis-
cours d’information, lui, les module selon ce que l’on peut supposer des raisons pour
lesquelles une information est transmise (pourquoi informer ?), selon les traits psy-
chologiques et sociaux de celui qui donne l’information (qui informe ?) et selon les
moyens que l’informateur met en œuvre pour prouver la véracité de celle-ci (quelles
preuves ?).

3.1 Pourquoi informer ?


Les raisons varient selon que l’information a été préalablement demandée ou non,
car la demande détermine la finalité intentionnelle de cet acte.
Si l’information est demandée, elle peut provenir d’un individu qui a besoin d’élé-
ments d’information pour éclairer sa conduite (savoir l’heure, se rendre dans un lieu
déterminé, pour exécuter une tâche dans le cadre de son travail professionnel, etc.),
pour compléter son savoir (connaître le nom d’un nouveau ministre, l’auteur d’une
citation, etc.) ou pour se faire une opinion sur la valeur des faits et gestes des indi-
vidus (« Est-ce qu’il apporte quelque chose de nouveau le rapport Fauroux ? »).
Cependant, la demande d’information peut être présupposée du fait de l’organisation
de la vie sociale qui exige que les administrés, les citoyens, les individus dans leur
vie privée soient au courant de leurs droits, de leurs devoirs et des moyens dont ils
disposent pour les mettre en application. C’est pourquoi existent des lieux d’infor-
mation mis à leur disposition, qui fonctionnent en services publics ou privés.
Quoi qu’il en soit, que la demande soit explicite ou implicite, on a affaire ici à une
intentionnalité de demande dans laquelle c’est le demandeur qui, en demandant,
crédite l’informateur potentiel de savoir et de compétence : une demande de dire de
l’un qui présuppose un pouvoir de dire de l’autre et appelle un dire de celui-ci. Du
coup, il s’instaure un rapport de demandeur à obligé dont le lien dépend de la situa-
tion d’échange. Il faut donc connaître les données du contrat de communication 13
et les codes de bienséance (rituels langagiers) qui sont en vigueur dans la société
où s’exprime la demande, faute de quoi il se produit des réactions d’incompréhen-
sion comme il peut en exister dans les rencontres interculturelles. Ce type de rapport

12. Voir « Ce que communiquer veut dire », in revue Sciences Humaines n° 51, juin 1995.
13. Pour cette notion voir chapitre 4.
38 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir

explique que tout refus de fournir une information puisse être considéré par le
demandeur comme un camouflet : il ne serait pas reconnu digne d’être informé.

Si l’information n’est pas demandée, elle surgit sans préalable de demande. Deux cas
de figure sont possibles dont chacun est susceptible de déclencher chez l’informé
certaines hypothèses interprétatives : l’informateur transmet une information de sa
propre initiative ou il y est obligé.

Il parle de sa propre initiative : l’informé est alors en droit de se demander quel est
le motif qui anime l’informateur (« Qu’est-ce qu’il a derrière la tête ? »). Il peut faire
une hypothèse de gratuité altruiste : l’informateur cherche à avertir l’autre d’une
menace qui pèserait sur lui, ou à l’informer tout simplement de quelque chose qui
pourrait l’aider, lui être utile. Dans ce cas l’information est jugée bénéfique, mais du
même coup l’informé devient l’obligé de l’informateur. L’informé peut également faire
une autre hypothèse : l’informateur poursuit un intérêt personnel. Il chercherait à se
protéger, à éviter une rumeur, à avoir un allié, à obtenir un service en retour, et faire
que l’autre devienne son obligé. Dans ce cas l’information peut être investie de
soupçon : informer pourrait correspondre à une stratégie de détournement (faire
croire à l’importance d’une nouvelle pour ne pas traiter certains thèmes de discus-
sion), voire d’intoxication (fuites organisées) ou même de tromperie (lancer une
fausse nouvelle). Car après tout pourquoi donner une information que personne ne
demande ? Le secret ne serait-il pas de règle ? N’est-ce pas parce que, à faire une
révélation ou une dénonciation, le sujet se construit une image vertueuse ?

L’informateur parle parce qu’il y est obligé (contraint et forcé) : l’informé est alors
amené à faire d’abord l’hypothèse qu’à l’origine il y avait de sa part un désir de
rétention : soit qu’il ne voulait pas informer, pour des raisons tactiques qui exigent
de laisser l’autre dans l’ignorance afin d’éviter que surgisse un contre-pouvoir (fré-
quent dans le domaine politique) ou tout simplement afin de se préserver (ne pas se
découvrir) ou de préserver des proches (ne pas dénoncer, ne pas blesser) ; soit qu’il
ne pouvait pas informer, au nom de l’intérêt général (le secret Défense, le secret
Économique dû à la concurrence, etc.) ou au nom d’une cause idéologique, par
exemple, pour ne pas décourager les énergies militantes. Cette obligation peut pro-
venir de groupes de pression (comme il s’en produit dans ce que les médias appel-
lent « les affaires »), d’une autorité menaçante (quand il s’agit d’extorquer de
l’information au nom du bien commun), d’un individu ou d’une instance quelconque
qui procède par chantage (ainsi vivent les indicateurs de police), ou du sujet lui-
même qui se donne une règle morale (le devoir d’informer dans certaines circonstan-
ces, qui s’oppose à la règle du secret, comme pour tout journaliste dans un régime
politique de censure) ou une règle intellectuelle (devoir de résoudre une contradic-
tion, ce qui justifie investigations et enquêtes).

Il faut encore ajouter qu’une information extorquée peut être créditée d’effet de
vérité (l’informateur ne pouvait faire autrement), à moins qu’elle ne participe d’une
tactique, d’un calcul au second degré : l’interlocuteur sachant que je suis dans
l’obligation de l’informer et me créditant de sincérité, je peux en profiter pour don-
ner une fausse information.
L’information comme discours 39

3.2 Qui informe ?


Le crédit que l’on peut accorder à une information dépend d’une part de la position
sociale de l’informateur, du rôle qu’il joue dans la situation d’échange, de sa repré-
sentativité vis-à-vis du groupe dont il est le porte-parole, d’autre part du degré
d’engagement que celui-ci manifeste au regard de l’information transmise :
– L’informateur a de la notoriété : cette position peut avoir un double effet. En
effet, d’une part, toute personne ayant de la notoriété étant une personne
publique, cette position sociale exige de lui qu’il ne garde pas par-devers lui
des informations d’utilité publique. Cela lui confère une certaine autorité qui
fait que s’il informe, ce qu’il dit peut être considéré comme digne de foi. Mais
d’autre part, du fait de cette même position, on peut lui prêter des intentions
manipulatrices qui font que ce qu’il dira sera au contraire suspect pour les
raisons tactiques évoquées plus haut 14. Il peut se faire également que cette
notoriété soit attachée à certaines professions auxquelles on peut accorder
un crédit « naturel » 15 (prêtres, médecins, magistrats…). Dans ce cas,
comme ce qui est exigé ici à l’inverse du cas précédent c’est le devoir de
réserve, le sujet qui informerait malgré tout serait considéré comme trans-
gressif mais digne de foi, car il est censé être « au-dessus de tout soupçon ».
– L’informateur est un témoin : il joue un rôle de « porteur de vérité » dans la
mesure où sa parole n’a d’autre enjeu que celui de dire ce qu’il a vu et
entendu. C’est pourquoi il est si sollicité (particulièrement par les médias).
Contrairement au cas de la notoriété, il ne peut être suspecté de stratégie de
détournement, car il est censé être complètement naïf, c’est-à-dire dépourvu
de tout calcul, quant à l’utilisation de son témoignage : il ne pourrait dire
que le vrai, à moins qu’il soit manipulé ou qu’il produise volontairement un
faux témoignage (mais alors son identité n’est plus celle d’un témoin).
– L’informateur est pluriel : il s’agit du cas où l’information émane de plusieurs
sources, de plusieurs informateurs. Dès lors, soit les informations convergent
dans leur valeur de témoignage ou d’opinion, et donc cette pluralité joue un
rôle de renforcement, de confirmation de la vérité, soit les informations
divergent, s’opposent, et cette pluralité joue un rôle de confrontation de
témoignages et d’opinions contraires qui doivent permettre au sujet s’infor-
mant de se construire une vérité moyenne 16.
– L’informateur est un organisme spécialisé : c’est le cas de tous les centres ins-
titutionnels qui sont des lieux de recueil et de stockage d’information, cas
qui est, en principe, le moins suspecté de stratégie manipulatrice. Certes,

14. Recevoir une plaquette d’information sur l’Union européenne conçue et rédigée par le service
d’information de cette institution produit ce double effet : ce service est bien placé pour donner des
informations exactes (effet de vérité), mais il a tout intérêt à n’en retenir que les aspects positifs, à faire
en quelque sorte sa publicité (effet de suspicion). C’est également le cas de ce que l’on appelle « les fui-
tes organisées ».
15. Au sens de : « Cela est naturel ». En réalité, le crédit que l’on accorde à cette personne tient à la
fonction qu’elle occupe dans un cadre institutionnel qui la sacralise.
16. Voir notre étude La parole confisquée, un genre télévisuel : le talk show, Paris, Dunod, 1997.
40 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir

tout organisme spécialisé est susceptible de tirer un bénéfice de son activité,


mais sa finalité étant de s’instaurer en lieu patrimonial, c’est-à-dire en lieu
miroir des productions de la société pour la société elle-même (musées,
archives, services de renseignements et d’information divers 17), l’informa-
tion qui est à disposition (plutôt que donnée, ce qui la rend encore moins
suspecte) se présente comme digne de foi.

À ces différents statuts vient s’ajouter le degré d’engagement de l’informateur. Il


s’agit d’une attitude psychologique de la part de l’informateur qui aurait partie liée
avec la valeur de vérité de l’information qu’il transmet, ce qui l’amènerait à défendre
ou critiquer celle-ci de façon partiale. Pour que cette attitude produise un effet sur
celui qui reçoit l’information il faut qu’elle soit marquée discursivement. Ainsi trois
cas peuvent se présenter selon que l’informateur n’explicite pas ou explicite son
engagement :
– L’informateur n’explicite pas son engagement : l’information est donnée
comme évidente 18, sans remise en cause possible. Cette position d’efface-
ment du sujet et d’apparente neutralité de l’engagement produit un effet
d’objectivation et d’authentification. Le sujet qui parle apporte une informa-
tion comme si la vérité ne lui appartenait pas et ne dépendait que d’elle-
même. C’est une des caractéristiques du discours populiste. Mais il suffit que
l’on puisse prouver la fausseté de l’information pour que l’informateur soit
discrédité et taxé de mystificateur.
– L’informateur explicite son engagement sur le mode de la conviction 19, affir-
mant la confiance qu’il a en sa source : l’information produit alors un effet
paradoxal. L’informateur en s’engageant sur la valeur de vérité de son infor-
mation (« je suis sûr que, je suis persuadé que, je jure que... ») insiste sur
son adhésion à ce qu’il dit et sur sa sincérité, mais en même temps cet enga-
gement témoigne d’une conviction qui lui est propre, et non de l’évidence 20
de son propos. Il suffit qu’on puisse le taxer d’ignorant ou de naïf (« Mais tu
es naïf, mon pauvre ami ! »), pour que l’explicitation de son engagement se
retourne contre lui, faisant s’écrouler toute valeur de vérité du dit.
– L’informateur explicite son engagement, mais cette fois sur le mode de la dis-
tance, en exprimant de la réserve, du doute, de l’hypothèse, voire de la sus-
picion 21. Il se produit alors un autre effet paradoxal : la valeur de vérité de

17. Les médias voudraient être considérés dans cette catégorie, mais ce n’est pas le cas.
18. Cela se fait à l’aide de marques « délocutives » d’effacement des traces discursives de personnalisa-
tion (voir notre Grammaire du sens et de l’expression, p. 619, Hachette, Paris, 1992).
19. Cela se fait à l’aide de marques « élocutives » (pronoms personnels, verbes de modalité ; adverbes,
etc., voir Grammaire du sens et de l’expression, p. 599, Hachette, Paris, 1992).
20. Nous avons distingué la catégorie de l’ « évidence » de celle de la « conviction » dans la Grammaire
du sens et de l’expression (pp. 601 et 619). La première relève d’un ça, un sujet de savoir omniscient ; la
deuxième relève d’un je particulier, un sujet de savoir subjectif.
21. Les médias sont ambivalents par rapport à ce positionnement. D’une part, ils jouent volontiers de la
suspicion (par le jeu du questionnement), du doute (par l’emploi du conditionnel, du « selon...,
d’après... », etc.), mais ils n’aiment guère parler sur le mode du « on ne sait pas », « on ne peut pas
dire », « on suppose que, on fait l’hypothèse que... ». Pourtant cela ne leur ôterait pas de crédit.
L’information comme discours 41

l’information se trouve atténuée, mais l’explicitation du positionnement pru-


dent de l’informateur lui donne du crédit, le rend digne de foi, et permet de
considérer l’information comme provisoirement vraie, jusqu’à preuve du con-
traire. De ce fait, les deux interlocuteurs se trouvent dans une position de
pondération, d’examen de la vérité, de vérification de sa plausibilité 22.

3.3 Quelles preuves ?


Les preuves de vérité, ou, faudrait-il dire, de véracité d’une information sont, elles
aussi, de l’ordre de l’imaginaire, c’est-à-dire fondées sur les représentations qu’un
groupe social se donne quant à ce qui est susceptible d’apporter une garantie à ce
qui est dit. Ces preuves doivent être objectives, c’est-à-dire dégagées de la subjecti-
vité du sujet parlant, extérieures à lui et reconnues par d’autres. Pour ce faire, les
moyens discursifs employés doivent tendre à prouver l’authenticité ou la vraisem-
blance des faits, ainsi que la valeur des explications fournies.
L’authenticité, on l’a vu, se caractérise par le fait que l’on puisse attester l’existence
même des êtres du monde, sans artifice, sans écran entre ce que serait le monde
empirique et la perception de l’homme. Cette validation construit un réel de
« transparence », d’ordre ontologique, de pièce à conviction, comme si la vérité des
êtres résidait dans leur simple « être là » 23. Les moyens discursifs utilisés pour
entrer dans cet imaginaire relèvent du procédé de désignation 24 qui dit : « ce qui
est vrai, c’est ce que je vous montre ». D’où les documents et objets que l’on peut
exhiber et qui font fonction de pièces à conviction ; d’où le rôle prédominant de
l’image lorsque celle-ci prétend montrer en direct ou en différé le monde tel qu’il
est.
La vraisemblance se caractérise par le fait que, le monde n’étant pas présent et les
événements s’étant déjà produits, puisse être reconstituée analogiquement l’exis-
tence possible de ce qui a été ou sera. Cette validation construit un réel de supposi-
tion, d’ordre aléthique, la vérité étant quelque chose qui ne relève que du possible.
Les moyens discursifs utilisés pour entrer dans cet imaginaire relèvent du procédé de
reconstitution qui dit : « Voilà comment cela a dû se passer » 25. D’où les enquêtes,
témoignages, reportages et tout un travail d’investigation destiné à rétablir l’événe-
ment tel qu’il se serait produit.
L’explication se caractérise par le fait que puisse être déterminé le pourquoi des
faits, ce qui les a motivés, les intentions et la finalité de ceux qui en ont été les pro-
tagonistes. L’idéal d’une bonne explication consiste à pouvoir remonter à l’origine

22. Il s’agit bien de plausibilité et non de probabilité. La première notion a partie liée avec la
« vraisemblance », c’est-à-dire la possible existence des phénomènes. La deuxième notion est affaire de
« statistique » : l‘existence du phénomène étant présupposée, il ne reste plus qu’à en mesurer la probabi-
lité d’apparition.
23. On se reportera, dans Analyser la communication, à l’analyse qu’Andrea Semprini fait du générique de
présentation de la chaîne de télévision CNN comme mise en scène de l’effet d’authenticité (p. 164).
24. Ou, pour l’image, de présentification. Voir La parole confisquée, un genre télévisuel : le talk show,
op. cit., p. 39.
25. Mais plus souvent, à des fins de dramatisation : « Voilà comment cela s’est passé ».
42 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir

des faits ; la vérité d’ordre épistémique se confond ici avec la connaissance origi-
nelle. Les moyens discursifs utilisés pour entrer dans cet imaginaire relèvent d’un
procédé d’élucidation qui dit : « Voilà pourquoi cela est ainsi ». D’où le recours,
d’une part à la parole de spécialistes, d’experts et de savants qui sont censés pou-
voir apporter des preuves scientifiques et techniques, d’autre part, dans une tout
autre perspective, à une mise à la question d’opinions diverses par le biais d’inter-
views, d’interrogatoires, de confrontations et de débats, de sorte à faire surgir une
vérité moyenne.
partie 1 chapitre 3

Les médias face au discours


de l’information

Le chapitre 3 en bref

page 45 Une finalité ambiguë

page 46 L’information dans des discours multiples


44 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir

Définir le sens de l’acte de discours comme le résultat d’un double processus de


transformation et de transaction de savoir produisant des effets de vérité permet de
lever la contradiction que souligne U. Eco à propos des différentes théories de
l’information 1, dont les unes défendent un point de vue quantitatif et les autres un
point de vue qualitatif. Le point de vue quantitatif, rappelle-t-il, se fonde sur la
notion statistique de « non-probabilité » : une information est d’autant plus forte
que sa probabilité d’apparition est faible pour un destinataire déterminé ; le point
de vue qualitatif, lui, se fonde sur la notion d’intelligibilité, elle-même reliée à la
notion d’ordre : une information pour être captée a besoin de s’inscrire dans un sys-
tème de connaissance déjà organisé, ordonné (Branch system) 2 ; plus l’information
s’intégrerait facilement dans le système, mieux elle serait captée. On voit alors la
contradiction : d’un côté l’information serait mesurée à son degré de non-prévisibi-
lité, de l’autre elle serait jugée à l’aune de sa banalité (puisque le système doit être
saturé).

En fait, seul le récepteur est en position de pouvoir juger de la teneur d’une informa-
tion, l’émetteur ne pouvant que faire un pari sur sa validité (et non sur sa valeur). Il
peut juger qu’une information possède, pour lui, un haut degré d’imprévisibilité du
point de vue de sa factualité et qu’en même temps elle s’intègre parfaitement à son
système de connaissances, assurant un fort degré d’intelligibilité. Processus de trans-
formation et processus de transaction sont intrinsèquement liés dans ce jeu de pas-
sage de l’ordre (stabilité du système) au désordre 3 (instabilité du système), et du
désordre à l’ordre qui caractérise de manière générale tout processus de construction
du sens, et plus particulièrement celui de la construction de l’information.

Deux conséquences résultent de cette définition. La première est que l’information,


même si cela est peu satisfaisant pour l’esprit, n’est pas mesurable quantitative-
ment 4. Elle ne peut se vérifier qu’à travers ses effets et ceux-ci ne peuvent être
appréhendés sérieusement que de manière qualitative. La seconde est qu’on ne per-
çoit pas bien l’utilité de faire une opposition entre information et communication
comme cela est proposé ici ou là 5.

1. L’œuvre ouverte, trad. franç., Paris, Le Seuil, 1965, chap. 3. Rappelons que les promoteurs en sont :
S. Goldman, N. Wiener, R. Shannon et W. Weaver (voir Bibliographie).
2. Théorie cybernétique exposée par N. Wiener (1950).
3. Concepts empruntés à la théorie cinétique des gaz et transposés métaphoriquement dans les modè-
les cybernétiques de la communication, d’après Eco, op. cit., et que nous appliquons au domaine de
l’intelligibilité discursive.
4. Ce qui ne veut pas dire que dans des circonstances données on ne puisse s’appuyer sur une étude
quantitative pour tirer quelque enseignement sur les circonstances dans lesquelles l’information est mise
en scène (voir l’étude de P. Charaudeau, G. Lochard et J.C. Soulages sur « La construction thématique du
conflit en ex-Yougoslavie par les journaux télévisés français (1990-1994) », in la revue Mots, n° 47, juin
1996, Presses de la Fondation des sciences politiques, Paris.
5. Des analystes, mais surtout, tout récemment, les professionnels même des médias, comme le rap-
pelle Y. Lavoine dans « La métamorphose de l’information », Études de communication n° 15, Bulletin du
CERTEIC, Université de Lille, 1994.
Les médias face au discours de l’information 45

1. Une finalité ambiguë


Nous disions à propos de l’identité de l’informateur que les médias voudraient être
considérés comme un organisme spécialisé qui a vocation à répondre à une demande
sociale par devoir de démocratie. Se justifie ainsi une profession d’informateurs qui
cherchent à rendre public ce qui serait ignoré, caché ou tenu dans le secret. Cette
profession se définit comme devant remplir une fonction de service : un service au
bénéfice de la citoyenneté.
Cependant, cet organisme se définit également dans une logique commerciale. Il est
une entreprise dans une économie de type libéral et de ce fait elle se trouve en
situation de concurrence vis-à-vis d’autres entreprises ayant la même finalité. Dans
cette logique, chacune de celles-ci doit chercher à « capter » une grande part, sinon
la plus grande, du public. Du coup, on ne peut plus soutenir à son égard l’hypothèse
de gratuité, et encore moins de philanthropie, que nous avons évoquée plus haut ;
son activité qui consiste à transmettre de l’information, laquelle est tantôt donnée,
tantôt cherchée, tantôt provoquée, est rendue suspecte par le fait que sa finalité
répond à un intérêt autre que celui du service de la démocratie, l’obligeant à jouer
des ressorts de la séduction qui ne sont pas toujours en accord avec l’exigence de
crédibilité que lui assigne sa fonction de service-citoyen ; sans compter que du fait
que l’information concerne des événements de l’espace public politique et civil, elle
ne sera pas toujours exempte de prise de position idéologique.
Ajoutons à cela que l’information médiatique se trouve piégée par le fait que les
effets visés, correspondant aux intentions du pourvoyeur d’information, ne coïnci-
dent pas nécessairement avec les effets produits auprès de la cible, car celle-ci
reconstruit des implicites à partir de sa propre expérience sociale, de ses connais-
sances et de ses croyances. Selon le contexte dans lequel elle apparaît, une informa-
tion peut produire un effet de banalisation, de saturation, d’amalgame ou au
contraire de dramatisation. Si les titres de journaux sont différents, c’est parce que,
pour se distinguer du concurrent, chaque journal doit produire des effets différents.
Imaginons ce que serait une presse avec des titres identiques d’un quotidien à
l’autre, des chiffres sans commentaires, des décrets nus, des citations in extenso.
Il n’y a pas de « degré zéro » de l’information. Les seules informations qui se rappro-
chent le plus d’un degré zéro, entendu comme dépouillé de tout implicite et de toute
valeur de croyance, ce que l’on appelle une information purement factuelle, se trou-
vent dans les pages pratiques des quotidiens : les programmes de cinéma, de théâtre
et autres manifestations culturelles ; les pharmacies de garde, les diverses annonces
immobilières, d’emploi, etc. Quant à ce qui concerne les informations à caractère
explicatif, celles-ci ne peuvent également prétendre à une sorte de degré zéro qui rési-
derait dans son caractère d’unicité : c’est la seule explication qui vaille. Car l’informa-
tion n’échappe pas à cet autre paradoxe qui veut que chaque fois qu’une explication
est donnée, on soit en mesure de soumettre celle-ci à un autre « pourquoi », dans une
chaîne infinie d’interrogations, toute explication ayant « sa part d’ombre » 6.

6. Comme le rappelle M. Mouillaud dans « L’information ou la part de l’ombre », Études de communica-


tion n° 15, Bulletin du CERTEIC, Université de Lille, 1994.
46 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir

Les événements qui surgissent dans l’espace public ne peuvent être rapportés de
manière exclusivement factuelle du fait de la nécessité de mettre l’information en
scène de façon à intéresser le plus grand nombre de citoyens, sans pour autant en
maîtriser les effets. Aussi les médias ont-ils recours à plusieurs types de discours
pour arriver à leur fin.

2. L’information dans des discours multiples


Il convient donc de comparer le discours informatif avec d’autres qui lui sont pro-
ches et avec lesquels ils est parfois confondu : les discours propagandiste, démons-
tratif et didactique.
Discours informatif et discours propagandiste 7 ont en commun d’être plus particuliè-
rement centrés sur leur cible. Le second pour séduire ou persuader cette cible, le
premier pour lui transmettre du savoir. Dans l’un comme dans l’autre, l’organisation
du discours dépend des hypothèses qui sont faites sur la cible quant aux imaginaires
dans lesquels elle se meut, et donc la vérité du monde commenté est relative aux fil-
tres que constituent ces hypothèses. De ce fait, on voit que s’il est nécessaire d’ana-
lyser les faits de discours dans une perspective pragmatique, c’est-à-dire en relation
avec l’action ou les actes qui s’ensuivent 8, il ne faut pas avoir la naïveté de penser
que la relation entre discours et action relève d’une causalité directe. Et, précisé-
ment, les discours informatifs et propagandistes sont les représentants de ce phéno-
mène strictement langagier qui fait que la communication passe par le filtre des
imaginaires qui caractérisent l’instance de production et l’instance de réception 9.
De nombreuses études scientifiques faites aux États-Unis sur l’impact des campagnes
de publicité admettent qu’on ne peut conclure à des relations de cause à effet systé-
matiques entre les intentions publicitaires et les effets produits sur les consomma-
teurs potentiels 10. Cela est encore plus net pour ce qui concerne le discours
informatif. Le lien entre les effets visés et les effets produits est fort distendu, sou-
vent différé, parfois inattendu, voire contradictoire 11.
Ces deux types de discours se distinguent cependant par le régime de véridiction.
Dans le discours propagandiste, le statut de la vérité est de l’ordre du à être, de la
promesse : un don magique est proposé (« l’éternelle jeunesse » pour le publicitaire,

7. Le discours propagandiste comprend aussi bien le « publicitaire » que le « politique », bien qu’avec
des spécificités (pour la différence voir notre article « Le discours publicitaire discursif », in revue
Mscope, n° 8, septembre 1994, CRDP Versailles).
8. M. Mathien rappelle, après d’autres, que « toute théorie de l’information est à mettre en rapport
avec une théorie de l’action, ou des actes, que ce soit à l’échelle d’un individu, d’une institution ou du
système social », Les Journalistes et le Système Médiatique, Paris, Hachette-Communication, 1992. Voir
aussi « La théorie de l’agir communicationnel » de J. Habermas.
9. Pour une différence entre les concepts de « communication » et « action », « visée » et « but »,
voir notre « Le dialogue dans un modèle de discours », in Cahiers de linguistique française n° 17, Univer-
sité de Genève.
10. Voir le « Pour en savoir plus » qui suit l’article « Qu’est-ce qu’un bilan de campagne publicitaire » de
C. Baudru et C. Chabrol, in revue Mscope n° 8, CRDP Versailles.
11. C’est ce qui justifie, entre autres raisons, à la fois la spécificité d’une science du langage par rapport
aux autres sciences humaines et sociales et la nécessaire interdisciplinarité entre celles-ci.
Les médias face au discours de l’information 47

ou « le bien-être social » pour le politique), dont la réalisation bénéfique pour la


cible ne se réalisera que si celle-ci se l’approprie 12. Dans le discours informatif, ce
statut est de l’ordre du a été : quelque chose est survenu dans le monde, et c’est
cette connaissance nouvelle qui est proposée dans l’instant même de sa transmis-
sion-consommation. Dans un discours propagandiste, il n’y a rien à prouver : on est
dans un modèle du désir. Dans un discours d’information, il faut au contraire prouver
la véracité des faits transmis : on est dans un modèle du croire.
Discours informatif et discours scientifique ont en commun une problématique de la
preuve. Mais alors que le premier s’en tient essentiellement à une preuve par la dési-
gnation et la figuration (le constat, le témoignage, le récit de reconstitution), le
second inscrit la preuve dans un programme de raisonnement. La technicité d’un tel
programme fait qu’il ne peut être développé dans un discours informatif dont la
cible serait très large. En effet, l’enjeu principal du discours démonstratif réside
dans la force argumentative de son contenu, comme si le destinataire était secon-
daire 13, ou plutôt, comme s’il était présupposé que ce destinataire est acquis par
avance à l’intérêt que représente le propos du scientifique ou de l’expert, et possède
un savoir également spécialisé. Le discours informatif, en revanche, ne peut partir
de ce présupposé ; il doit organiser son discours en tenant compte de la dissymétrie
qui existe entre l’informateur détenteur de savoir et l’informé censé être dans l’igno-
rance. Or, la plupart du temps, l’informateur n’a connaissance ni de la teneur du
savoir de son destinataire, ni des mouvements de son affect, ni des motifs d’intérêt
qui l’animent.
Discours informatif et discours didactique se rejoignent, bien qu’avec des différences,
dans l’activité d’explication. Non pas une explication démonstrative, comme on la
trouverait dans un ouvrage scientifique, mais une explication explicitante. Ces deux
types de discours ont affaire à des cibles larges, non spécialisées, et donc n’ont pas
à fonder une vérité mais seulement à la mettre en évidence dans un cadre d’intelligi-
bilité accessible à un grand nombre. Cette activité s’appelle la « vulgarisation ». Or
toute vulgarisation est par définition déformante. Elle dépend de la cible que cons-
truit le sujet qui raconte ou explique : plus la cible est large, aussi bien sur le plan
sociologique qu’intellectuel et culturel, plus le savoir qui est à l’origine de l’informa-
tion devra être transformé, voire déformé, pour paraître accessible à celle-ci. Ce qui
explique, au passage, que la vulgarisation pratiquée par la télévision soit encore
plus déformante que celle pratiquée par la radio ou la presse.
La vulgarisation, dans les médias, ce n’est pas seulement chercher à « expliquer
simplement », comme il est souvent dit dans les écoles de journalisme. D’ailleurs

12. Par un acte « supposé » de consommation, dans le cas de la communication publicitaire, par un acte
« supposé » d’adhésion (vote), dans le cas de la communication politique. Mais il est vrai que, de plus en
plus, les titres de certains quotidiens et surtout magazines ressemblent à des accroches de slogans
publicitaires ; surtout ceux qui, sous la forme interrogative, interpellent le lecteur. Un titre d’hebdoma-
daire comme : « Comment résister à la crise ? » s’apparente fortement à une accroche du type « Comment
éliminer vos rides en une nuit ? » pour vanter une crème antirides. La différence réside dans le fait que le
titre ne prétendrait qu’au statut de « conseil », alors que l’accroche se veut le déclencheur d’un rêve.
13. Évidemment, ce destinataire n’est pas secondaire, puisque le sujet argumentant ne peut argumenter
qu’en fonction du savoir qu’il lui suppose – serait-ce celui d’une communauté scientifique –, et puisqu’il
faut qu’il arrive à lui faire partager sa démonstration.
48 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir

qu’est-ce qu’expliquer simplement si ce n’est utiliser des catégories de pensée les


plus communes à l’ensemble d’une population : des schèmes de raisonnement sim-
ples, voire simplistes, des savoirs largement partagés (lieux communs, stéréotypes)
qui ont peu à voir avec ce qui a présidé à l’explication de départ, technique ou spé-
cialisée. Plus une explication produite par un expert est précise et détaillée, s’inscri-
vant dans une réflexion systémique, moins elle est communicable et exploitable en
dehors du champ d’intelligibilité qui l’a produite. Mais en plus, la vulgarisation
médiatique est constamment traversée par une visée de captation, et ceci a pour
conséquence d’en faire une vulgarisation dramatisée. De ce point de vue, on peut
dire que les médias trichent chaque fois qu’ils présentent une explication comme le
décodage simplifié d’une vérité cachée qui, par l’effet magique de la vulgarisation,
deviendrait accessible à tous et du même coup serait la même pour tous.
* *
*
Au milieu de ces différents types de discours, le discours informatif joue en quelque
sorte un rôle de plaque tournante. Cela s’explique dans la mesure où les discours
démonstratif, didactique et propagandiste intègrent d’une façon ou d’une autre une
part d’activité informative. Et cela confère au sujet qui cherche à séduire, à persua-
der, à démontrer ou à expliquer une position forte d’autorité car dans tous ces cas il
est détenteur d’un savoir que ne possède pas l’autre.
Le discours informatif a partie liée avec l’imaginaire du savoir, mais également avec
l’imaginaire du pouvoir, du moins par l’autorité que le savoir lui confère. Informer,
c’est posséder un savoir ignoré de l’autre (« savoir »), avoir l’aptitude qui permet de
le transmettre à cet autre (« pouvoir dire »), être légitimé dans cette activité de
transmission (« pouvoir de dire »). De plus, il suffit que l’on sache que quelqu’un ou
une instance quelconque est en possession d’un savoir pour que l’on se crée un
devoir de savoir qui nous rend dépendant de cette source d’information. Toute ins-
tance d’information, qu’elle le désire ou non, qu’elle le revendique ou le dénie, exerce
un pouvoir de fait sur l’autre. Considéré à l’échelle collective des médias, cela permet
de dire que les médias constituent une instance ayant une part de pouvoir social 14.
Tout revient à cette hypothèse que nous avons posée au départ, qui dit que la vérité
n’est pas dans le discours mais seulement dans l’effet qu’il produit. En l’occurrence
le discours d’information médiatique joue de cette influence en mettant en scène,
de façon variable et avec des fortunes diverses, des effets d’authenticité, de vrai-
semblance et de dramatisation.

14. Mais on en verra les limites, voir « Bilan critique », p. 201.


partie 2

Le contrat d’information
médiatique
L’efficacité symbolique des mots ne s’exerce jamais que
dans la mesure où celui qui la subit reconnaît celui qui
l’exerce comme fondé à l’exercer (…).
Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Fayard, 1982

La partie 2 en bref page 51 Chapitre 4 Du contrat de communication


en général

page 57 Chapitre 5 Qui informe qui ? L’identité


des instances d’information

page 69 Chapitre 6 Informer dans quel but ?


La finalité du contrat

page 77 Chapitre 7 Informer de quoi ? L’événement


comme miroir social du monde

page 85 Chapitre 8 Informer


dans quelles circonstances ?
Les dispositifs de mise en scène
partie 2 chapitre 4

Du contrat de communication
en général

Le chapitre 4 en bref

page 52 Les données externes

page 54 Les données internes


52 Le contrat d’information médiatique

Tout discours dépend, pour la construction de son enjeu social, des conditions spé-
cifiques de la situation d’échange dans laquelle il apparaît. La situation de commu-
nication constitue donc le cadre de référence auquel se rattachent les individus
d’une communauté sociale lorsqu’ils entrent en communication. Comment pour-
raient-ils échanger des paroles, s’influencer, s’agresser, se séduire si n’existait un tel
cadre de référence ? Comment donneraient-ils une valeur à leurs actes de langage,
comment construiraient-ils du sens si n’existait un lieu auquel référer les propos
qu’ils émettent, un lieu dont les données permettent d’évaluer la teneur de ces
propos ? La situation de communication est comme une scène de théâtre, avec ses
contraintes d’espace, de temps, de relations, de paroles, sur laquelle se joue la pièce
des échanges sociaux et ce qui en constitue leur valeur symbolique. Comment s’éta-
blissent ces contraintes ? Par un jeu de régulation des pratiques sociales qu’instau-
rent les individus qui essayent de vivre en communauté et par les discours de
représentation qu’ils produisent pour justifier ces mêmes pratiques afin de les fonder
en valeur. Ainsi se construisent les conventions et les normes des comportements
langagiers sans lesquelles ne pourrait s’établir la communication humaine.
En conséquence, les individus qui veulent communiquer entre eux doivent tenir
compte des données de la situation de communication. Non seulement tout locuteur
doit se soumettre aux contraintes de celle-ci (à moins qu’il ne veuille les transgres-
ser, mais c’est quand même en reconnaître l’existence), mais il doit également sup-
poser que son interlocuteur, ou destinataire, est en mesure de reconnaître ces
mêmes contraintes. Il en est d’ailleurs de même pour tout interlocuteur, ou lecteur
d’un texte, qui doit supposer que celui qui s’adresse à lui a conscience de ces con-
traintes. Ainsi se construit ce que les philosophes du langage appellent une « co-
intentionnalité » : tout échange langagier se réalise dans un cadre de co-intention-
nalité, les contraintes de la situation de communication en constituant le garant.
Cette nécessaire reconnaissance réciproque des contraintes de la situation par les
partenaires de l’échange langagier nous fait dire que ceux-ci sont liés par une sorte
d’accord préalable sur ce que sont les données de ce cadre de référence. Ils se trou-
vent en quelque sorte dans la situation d’avoir à souscrire, préalablement à toute
intention et stratégie particulière, à un contrat de reconnaissance des conditions de
réalisation du type d’échange langagier dans lequel ils sont engagés : un contrat de
communication. Celui-ci résulte des caractéristiques propres à la situation d’échange,
dites données externes, et des caractéristiques discursives qui s’ensuivent, dites don-
nées internes.

1. Les données externes


Ce sont les données qui, dans le champ d’une pratique sociale déterminée, témoi-
gnent des régularités comportementales des individus qui échangent à l’intérieur de
ce champ, des constantes qui caractérisent ces échanges et qui se sont stabilisées
dans une période donnée de la mise en œuvre de cette pratique ; de plus ces régula-
rités et ces constantes sont confortées par des discours de représentation qui leur
attribuent des valeurs et déterminent ainsi le cadre conventionnel dans lequel les
actes de langage prendront sens. Ces données ne sont pas elles-mêmes langagières
Du contrat de communication en général 53

(ce qui les oppose aux données internes), mais elles sont sémiotisées, c’est-à-dire
manifestées par des signes tirés de l’ensemble des comportements sociaux et dont la
convergence témoigne de ces constantes.
Les données externes peuvent être regroupées en quatre catégories dont chacune
correspond à un type de condition d’énonciation de la production langagière : condi-
tion d’identité, condition de finalité, condition de propos et condition de dispositif.
L’identité des partenaires engagés dans l’échange est la condition qui veut que tout
acte de langage dépende des sujets qui s’y trouvent inscrits 1. Elle se définit à tra-
vers la réponse aux questions : « qui échange avec qui ? » ou « qui parle à qui ? »
ou « qui s’adresse à qui ? », en termes de nature sociale et psychologique, par une
convergence de traits personnologiques d’âge, de sexe, d’ethnie, etc., de traits
« personnologiques » signalant le statut social, économique ou culturel et de traits
indiquant la nature ou l’état affectif des partenaires. Cependant ces traits ne peu-
vent être pris en compte que dans la mesure où ils se trouvent dans un rapport de
pertinence à l’acte de langage. Il ne s’agit pas ici de faire de la sociologie, mais de
repérer les seuls traits identitaires qui interviennent dans l’acte de communication.
Le fait pour un locuteur d’être journaliste sera repéré comme trait pertinent dans
une situation de communication telle que l’interview radiophonique, mais ne le sera
point dans une situation de demande de renseignement à un guichet de poste.
La finalité est la condition qui veut que tout acte de langage soit ordonnancé en
fonction d’un but, d’un objectif 2. Elle se définit à travers l’enjeu de sens sur lequel
repose l’échange, enjeu de sens qui doit permettre de répondre à la question : « On
est là pour quoi dire ? ». La réponse à cette question, dans une problématique de
l’influence se fait en termes de visées, car dans la communication langagière le but 3
ne peut être qu’une tentative de faire entrer l’autre dans sa propre intentionnalité.
Quatre types de visées (qui peuvent se combiner entre elles) semblent particulière-
ment opératoires : la visée prescriptive qui consiste à vouloir « faire faire », c’est-à-
dire vouloir amener l’autre à agir d’une certaine façon ; la visée informative qui con-
siste à vouloir « faire savoir », c’est-à-dire vouloir transmettre un savoir à qui est
censé ne pas le posséder ; la visée incitative qui consiste à vouloir « faire croire »,
c’est-à-dire vouloir amener l’autre à penser que ce qui est dit est vrai (ou possible-
ment vrai) ; la visée pathémique qui consiste à vouloir « faire ressentir », c’est-à-
dire vouloir provoquer chez l’autre un état émotionnel agréable ou désagréable.
Le propos est la condition qui veut que tout acte de communication se construise
autour d’un domaine de savoir, une façon de découper le monde en « univers de dis-
cours thématisés » 4. Il se définit à travers la réponse à la question : « de quoi est-il

1. Hypothèse que l’acte de langage est un acte intersubjectif. Hypothèse de la philosophie du langage
énoncée par Wittgenstein et reprise par la philosophie analytique anglo-saxonne, et développée parallè-
lement par Benveniste.
2. Hypothèse kantienne qui détermine le sens de l’action humaine par sa clôture : Œuvres philosophi-
ques, trad. Masson J. et Masson O., Paris, Gallimard, 1986.
3. Pour la différence entre « but » et « visée » voir notre article « Le dialogue dans un modèle de
discours », in Cahiers de linguistique française n° 17, Université de Genève, 1995.
4. Très ancienne hypothèse aristotélicienne du topos. Plus particulièrement ce qu’Aristote appelle les
« topoï spécifiques » (Rhétorique, éd. les Belles Lettres, Paris, 1867-1873.
54 Le contrat d’information médiatique

question ? » dans cet échange. Il correspond à l’univers de discours dominant sur


lequel doit porter l’échange, une sorte de macro-thème (ce qui n’empêche pas que
s’ajoutent par la suite d’autres thèmes et sous-thèmes) et que les partenaires en
question doivent admettre par avance sous peine de se trouver « hors propos ».
Le dispositif est la condition qui veut que l’acte de communication se construise
d’une façon particulière selon les circonstances matérielles dans lesquelles il se
déroule 5. Il se définit à travers les réponses aux questions : « Dans quel environne-
ment s’inscrit l’acte de communication, quelles places physiques occupent les parte-
naires, quel canal de transmission est utilisé ? ». Il constitue le cadre topologique de
l’échange. Ce cadre est plus ou moins manifeste, plus ou moins organisé. Parfois, il
fait l’objet d’un montage scénique pensé de façon stratégique comme dans les médias
télévisuels (débats, émissions de variétés et de jeu) ou dans la publicité, parfois il
intervient minimalement comme dans les conversations spontanées mais toujours
avec la présence de certaines caractéristiques. Le dispositif est ce qui détermine des
variantes de réalisation à l’intérieur d’un même contrat de communication 6.

2. Les données internes


Ce sont les données proprement discursives, celles qui permettent de répondre à la
question du « comment dire ? ». Les données externes étant supposément détermi-
nées, il s’agit de savoir ce que doivent être les comportements des partenaires de
l’échange, leurs façons de parler, les rôles langagiers qu’ils doivent tenir, les formes
verbales (ou iconiques) qu’ils doivent employer, en fonction des instructions conte-
nues dans les contraintes situationnelles. Ces données constituent les contraintes
discursives de tout acte de communication comme ensemble des comportements
langagiers attendus lorsque sont perçues, repérées, reconnues les données externes
de la situation de communication. Ces données se répartissent sur trois espaces de
comportements langagiers que sont l’espace de locution, l’espace de relation,
l’espace de thématisation 7.
L’espace de locution est l’espace dans lequel le sujet parlant doit résoudre le pro-
blème de la « prise de parole ». Il doit pour ce faire : justifier sa prise de possession
de la parole (au nom de quoi), s’imposer comme sujet parlant et identifier en même
temps l’interlocuteur (ou le destinataire) auquel il s’adresse. Il doit en quelque sorte
conquérir son droit à pouvoir communiquer.
L’espace de relation est l’espace dans lequel le sujet parlant en construisant sa pro-
pre identité de locuteur et celle de son interlocuteur (ou destinataire) établit des
rapports de force ou d’alliance, d’exclusion ou d’inclusion, d’agression ou de conni-
vence avec celui-ci.

5. Hypothèse de la matérialité signifiante : « Form is meaning », voir ce qu’en dit Régis Debray dans
son ouvrage Manifestes médiologiques, Gallimard, Paris, 1994.
6. Voir notre introduction à La télévision. Les débats culturels. « Apostrophes », Didier Érudition, Paris,
1991.
7. Voir « Quand le questionnement révèle des différences culturelles », in Le questionnement social,
Actes du colloque international de Rouen, Université de Rouen, 1995.
Du contrat de communication en général 55

L’espace de thématisation est l’espace dans lequel est traité et organisé le ou les
domaines de savoir, le ou les thèmes de l’échange, que ceux-ci soient prédéterminés
par les instructions contenues dans les contraintes situationnelles ou qu’ils soient
introduits par les participants à l’échange. Le sujet parlant doit d’une part prendre
position par rapport au thème imposé par le contrat et choisir un mode d’interven-
tion (en l’acceptant, le rejetant, le déplaçant, ou en en proposant un autre) 8,
d’autre part choisir d’organiser ce champ thématique selon un mode d’organisation
discursif particulier (descriptif, narratif, argumentatif) 9, cela en suivant une fois de
plus les instructions données par les contraintes situationnelles.
Aucun acte de communication n’est complètement déterminé par avance. S’il est
vrai que le sujet parlant est toujours surdéterminé en partie par le contrat de com-
munication qui caractérise chaque situation d’échange (condition de socialité de
l’acte de langage et de la construction du sens), il n’est déterminé qu’en partie et
dispose par ailleurs d’une marge de manœuvre qui lui permet de réaliser son projet
de parole personnel, autrement dit de faire acte d’individuation, à travers sa mise en
œuvre de l’acte de langage pour laquelle il peut choisir les modes d’expression qui
correspondent à son intention 10. Contrat de communication et projet de parole se
complètent donc, l’un en apportant son cadre de contraintes situationnelles et dis-
cursives, l’autre en se déployant dans un espace de stratégies qui fait que tout acte
de langage est un acte de liberté, mais un acte de liberté surveillée.

8. Voir Paroles en images. Images de paroles. Trois talk shows européens, Didier Érudition, Paris 1999,
p. 136.
9. Voir notre Grammaire du sens et de l’expression, Paris, Hachette, 1992.
10. L’intention n’est pas toujours consciente.
partie 2 chapitre 5

Qui informe qui ? L’identité


des instances d’information

Le chapitre 5 en bref

page 58 L’instance de production

page 62 L’instance de réception


58 Le contrat d’information médiatique

Comme dans tout acte de communication, la communication médiatique met en


relation deux instances : une instance de production et une instance de réception.
On pourrait penser que l’instance de production doit avoir un double rôle de pour-
voyeur d’information, puisqu’elle doit faire savoir, et de déclencheur du désir de
consommer ces informations, puisqu’elle doit capter son public. L’instance de récep-
tion, de son côté, devrait manifester son intérêt et/ou son plaisir à consommer de
telles informations.
En fait, les choses sont plus complexes. D’une part, parce que pour les médias il ne
s’agit pas seulement de transmettre du savoir mais de se confronter aux événements
qui se produisent dans le monde, ou d’en connaître au moins l’existence, et de cons-
truire à leur propos un certain savoir, par un traitement qui dépend de la façon dont
ils se représentent leur public ; d’autre part, parce que le public ne coïncide pas en
tout point avec cette représentation, ne se laisse pas attirer ni séduire facilement,
suit ses propres mouvements d’idées, et finalement n’est guère saisissable. Ce qui
fait que l’instance de production doit être considérée différemment selon qu’elle agit
comme organisatrice de l’ensemble du système de production, dans un lieu externe,
ou comme organisatrice de l’énonciation discursive de l’information. L’instance de
réception doit également être dédoublée selon qu’on la considère d’un point de vue
interne à l’instance médiatique, comme destinataire de celle-ci – on l’appellera
l’« instance-cible » – ou d’un point de vue externe, comme instance de réception
à proprement parler ayant une activité propre d’interprétation – on l’appellera
l’« instance-public » 1.
De plus, comme pour toute étude de discours, il faut tenir compte du fait que les
acteurs d’un quelconque contrat de communication agissent pour une part en actes
selon certains critères de cohérence, pour une autre part en paroles, et parallèle-
ment se représentent leurs actions et leurs paroles en leur attribuant des valeurs.
Ces représentations ne coïncident pas nécessairement avec les pratiques, mais elles
finissent par influer sur celles-ci produisant une mécanique dialectique entre prati-
ques et représentations au terme de laquelle se construit la signification psycho-
sociale du contrat. Nous serons donc amené à tenir compte aussi bien des discours
de justification que produisent les professionnels des médias sur leur façon de faire,
que des caractéristiques du fonctionnement de la machine médiatique elle-même.

1. L’instance de production
Si nous parlons d’instance, c’est parce que ce qui préside à la production de la com-
munication médiatique est une entité composite qui comprend plusieurs types
d’acteurs : ceux de la direction de l’organe d’information qui ont le souci de la
bonne santé économique de leur entreprise et d’une organisation performante, ceux
de la programmation, liés aux précédents de sorte que les informations que l’organe
choisit de traiter aient un certain succès auprès du public, ceux de la rédaction des
nouvelles et les opérateurs techniques, qui choisissent de traiter l’information de

1. Voir dans l’Introduction à ce livre : les « lieux de pertinence ».


Qui informe qui ? L’identité des instances d’information 59

manière conforme à leur ligne éditoriale. Mais tous contribuent à fabriquer une
énonciation apparemment unitaire et homogène du discours médiatique, une co-
énonciation, dont l’intentionnalité signifiante correspond à un projet qui est com-
mun à ces acteurs et dont on peut dire que la prise en charge par ceux-ci représente
l’idéologie de l’organe d’information.
Dans cette instance, le journaliste – quelles que soient ses différentes spécifica-
tions : généraliste/spécialiste, de bureau/de terrain, correspondant, envoyé spécial,
etc. – n’est pas le seul acteur, mais en constitue la figure majeure. Nous réservons la
dénomination « instance médiatique » à l’instance globale de production qui intègre
les différents acteurs qui contribuent à déterminer l’instance d’énonciation discur-
sive. Cette caractéristique propre (mais non exclusive) de la communication médiati-
que explique qu’il soit difficile de trouver le responsable de l’information. Lorsqu’un
écrivain écrit un livre, un savant fait un exposé scientifique, un homme politique fait
un discours, on sait qui peut répondre de ce qui a été écrit ou dit (même si plusieurs
individus ont collaboré). Mais s’agissant des médias, on ne sait jamais vraiment qui
peut répondre d’une information, même lorsqu’elle s’accompagne de la signature d’un
journaliste, tant les effets de l’instance médiatique de production transforment les
intentions de la seule instance d’énonciation discursive.
Le journaliste a pour rôle de transmettre de l’information. Mais cette information se
compose d’un ensemble d’événements ou de savoirs qui apparemment préexistent à
l’acte de transmission, ce qui fait que le journaliste se trouve dans une position qui
consiste à collecter les événements et les savoirs, et non pas à les créer 2, avant de
les traiter et de les transmettre. On peut ainsi déterminer les deux rôles fondamen-
taux que doit jouer le journaliste : celui de chercheur-pourvoyeur d’information, celui
de descripteur-commentateur d’information 3. Chacun de ces rôles se heurte à certai-
nes difficultés.
Concernant le rôle de pourvoyeur d’information, se pose le problème du traitement
des sources qui est à la fois d’ordre quantitatif et qualitatif.
En raison du nombre incalculable d’événements susceptibles de devenir information,
et du fait qu’aucun organe d’information ne peut se trouver présent dans tous les lieux
du monde où il se passe quelque chose, auquel s’ajoutent les contraintes de temps
de fabrication (l’information se construit rapidement) et d’espace de diffusion (les
quelques pages d’un journal, et la demi-heure de radio et de télévision), l’instance

2. Pour des raisons de captation, les médias cherchent aussi à créer l’événement. Mais cela ne va pas
sans problème pour la définition même des médias par rapport à leur vocation de pourvoyeur d’informa-
tion. Toute information qui pourrait être perçue par l’instance de réception comme fabriquée de toutes
pièces, même si elle n’est pas fausse, serait investie de soupçon et aurait pour conséquence de discrédi-
ter son responsable. Le débat actuel sur la crise d’identité des médias et le discrédit dont ils souffrent
devrait se porter sur les effets que produit le changement que l’on peut observer dans les médias moder-
nes lorsque ceux-ci passent du rôle de « metteur en scène » discret de l’information à celui d’ « auteur-
provocateur » qui impose l’information. On pourrait cependant penser qu’il est un secteur d’activité où
les médias sont « naturellement » un fabricant d’information, celui des débats et des interviews. En réa-
lité ces types d’émission sont les instruments du surgissement de l’information et non son géniteur.
3. En fait, il faudrait dire « explicateur » pour éviter les ambiguïtés dues à l’emploi vulgarisé des ter-
mes « commentateur » et « commentaire ». Nous reprendrons ces notions plus tard, et utilisons provisoi-
rement ce terme pour éviter un néologisme de plus.
60 Le contrat d’information médiatique

médiatique est obligée de se doter de moyens qui lui permettent d’engranger le maxi-
mum d’événements, de les sélectionner et de les vérifier. C’est sur le choix des critères
de ces activités que se joue l’image de marque de chaque organe d’information.

Les sources peuvent être constituées par l’événement lui-même ou par un organe
intermédiaire spécialisé dont le rôle est de rapporter l’événement en première ins-
tance. Pour atteindre la source de l’événement, les médias se dotent d’un double
réseau de journalistes. L’un ayant vocation à témoigner, et couvrant pour ce faire le
plus possible de terrain, à l’aide de correspondants, d’envoyés spéciaux et autres sor-
tes d’informateurs ; l’autre ayant vocation à révéler, et s’organisant en équipes
d’investigation. Dans un cas comme dans l’autre, l’instance médiatique choisit une
attitude pour traiter le problème des sources en fonction d’une double nécessité qui
se trouve inscrite dans le contrat de communication médiatique et dont les termes
sont antinomiques marquant une fois de plus celui-ci au sceau d’une contradiction :
il faut être le premier à fournir l’information (situation de concurrence oblige), mais
il ne faut pas diffuser une information sans l’avoir vérifiée (crédibilité oblige).La
course à la primeur de l’information, le scoop, peut faire tomber l’organe d’informa-
tion dans deux sortes de piège : l’annonce prématurée d’une nouvelle qui ne se con-
firmera pas par la suite 4, la fausse révélation, résultat d’une manipulation 5, ou la
révélation d’un fait qui ne méritait pas de devenir une affaire, et dont la présentation
produit des effets d’amplification ou d’amalgame aux conséquences imprévisibles 6.

Lorsque la source est constituée par une instance intermédiaire provenant d’autres
organes professionnels (agences de presse, autres médias) ou des services d’informa-
tion spécialisés des différents corps politiques, administratifs, syndicaux ou associa-
tifs, les médias, à moins qu’ils vivent dans un régime totalitaire, savent qu’ils sont
engagés dans une lutte d’influence qui va de la simple sollicitation à la corruption
en passant par des stratégies de tromperies, de la part de la source. Par exemple, le
service de presse d’un homme politique peut présenter un faux calendrier, ou un
calendrier tronqué, de ses déplacements, peut lancer une information secondaire
pour focaliser l’attention des médias sur celle-ci et les détourner d’autres plus
importantes dont on souhaite qu’elles ne deviennent pas publiques 7.

4. On l’a vu avec les résultats d’élections en Israël, l’ensemble des médias européens ayant annoncé
l’élection de Shimon Peres, alors qu’il a été battu.
5. On l’a vu avec l’affaire de Timisoara.
6. On l’a vu, en France, avec l’affaire de la mort dramatique de Pierre Bérégovoy.
7. Lors d’une interview dans la revue Mots, n° 37, à la question : « Ressentez-vous une évolution par
laquelle les hommes politiques savent anticiper les réactions des journalistes... », J. Macé-Scaron
répond : « Il arrive qu’il y ait ce qu’on nomme des manipulations, un travail volontaire pour amorcer la
pompe. Ils savent que, pour avoir telle ou telle retombée, il faut commencer par tel réseau, passer par Les
Échos pour avoir du Figaro ou jouer du téléphone rouge du Nouvel Obs, obtenir le grand papier dans Le
Monde ou L’Express. Il y a des spécialistes de cela. Mais ce genre montre ses limites. Car il ne faut pas
sous-évaluer les maladresses et les naïvetés des hommes politiques. » Il n’empêche que de telles prati-
ques confinent à de la désinformation. En France, le rapport de la commission Fauroux sur l’école a fait
l’objet d’une fuite sous la forme des « seize propositions qui ont transpiré d’un document confidentiel »
(Libération, 13-14 avril 1996). Du coup le lecteur-citoyen est en mesure de se demander : fuite involon-
taire de la part des pouvoirs publics due seulement à l’action investiguante des médias ? Fuite orchestrée
par le ministère de l’Éducation pour produire un ballon d’essai ou pour discréditer par avance le rapport
de la commission ?
Qui informe qui ? L’identité des instances d’information 61

Vis-à-vis des sources, l’instance médiatique est souvent ambivalente. Elle devrait se
prémunir contre les tentatives de manipulation en soumettant l’information à des
épreuves constantes de vérité, car il y va de sa crédibilité, mais elle se laisse faire
volontiers lorsque l’information est susceptible d’avoir un certain impact, car il y va
de son possible effet de captation. Mais le problème fondamental posé par le rap-
port à la source est celui de la décontextualisation. Toute information sortie de son
contexte d’origine et transportée dans un autre est susceptible de subir des modifi-
cations qui vont jusqu’à la désinformation. Toute information est susceptible de pro-
duire un effet de rumeur.
Concernant le rôle de descripteur-commentateur, le problème est également d’impor-
tance. On l’a déjà signalé et nous ne ferons que souligner ici une autre des contra-
dictions majeures dans laquelle se trouve ce type de discours, contradiction qui une
fois de plus se trouve inscrite dans le contrat d’information : un principe d’explica-
tion exige cohérence et rigueur ; or le discours d’information ne peut prétendre ni à
la scientificité, ni à l’historicité, ni à la didacticité.
Le descripteur-commentateur ne peut prétendre tenir un discours scientifique car,
en dehors du fait qu’il doit satisfaire à des conditions de captation – dont on verra
qu’elles ont une influence sur le commentaire lui-même –, cela impliquerait que soit
sélectionné un public très réduit, ultra-spécialisé, qui possède les mêmes outils de
raisonnement, la même terminologie, et partage les mêmes connaissances que les
membres de la communauté scientifique en question. Dès lors, le média se couperait
d’un public large, serait-il cultivé. De même, s’il organise interviews et débats pour
tenter de faire surgir en public des opinions, des justifications, des explications à
travers des paroles d’experts, ce ne peut être comme dans un colloque scientifique
ou un laboratoire de recherche ; la parole qui est suscitée, provoquée par l’instance
médiatique est une parole nécessairement vulgarisée, c’est-à-dire dépouillée de tout
ce qui constitue sa spécificité, sa pertinence et pour tout dire sa validation.
Il ne peut prétendre davantage tenir un discours historique, même s’il s’en donne
des allures, car les exigences de distanciation dans le temps (il faut pouvoir saisir
les faits du passé dans leur antériorité et dans leur postériorité, ce que ne peuvent
faire les médias), de travail sur les archives (il faut procéder à un long travail de
recherche et de recoupement des documents selon certaines méthodes de mise en
corrélation, ce que les médias n’ont pas le temps de faire) et de méthodologie de
pensée (qui permet de hiérarchiser les faits selon un critère d’importance, ce que les
médias ne peuvent faire par définition) ne sont pas compatibles avec un compte
rendu quotidien, hebdomadaire ou mensuel de l’actualité. Évidemment, nous faisons
allusion ici à la méthodologie du discours historiciste et non au fait que les médias
traitent d’objets historiques. L’objet d’une émission peut concerner une période de
l’histoire d’un pays, ce n’est pas nécessairement faire œuvre d’historien.
Enfin, il ne peut non plus prétendre tenir un discours parfaitement didactique,
même si un certain souci pédagogique le traverse et qu’on en voit plein de traces 8,
car les exigences d’organisation du savoir de celui-ci, sa construction qui prévoit le
passage par des épreuves de vérification (exercices d’application) et d’évaluation, et

8. Pour ces traces voir Les carnets du CEDISCOR n° 1, Presses de la Sorbonne nouvelle, Paris, 1992.
62 Le contrat d’information médiatique

enfin l’austérité de sa présentation sont de fait incompatibles avec une information


qui doit capter du grand public. Si tout discours didactique participe d’une activité
discursive plus globale de vulgarisation, celle-ci n’est pas nécessairement didacti-
que, à moins que l’on spécifie cette didacticité et que l’on conclue à une didacticité
médiatique différente d’une didacticité scolaire, universitaire, administrative, etc.
À considérer les rôles que doit jouer le journaliste et, par-delà celui-ci, l’instance
médiatique, on voit une fois de plus à quel point le contrat d’information est mar-
qué par nombre de contradictions. Au nom de la crédibilité, le journaliste se vou-
drait simple pourvoyeur d’information, simple médiateur entre les événements du
monde et leur mise en scène publique, en s’en faisant le témoin le plus objectif pos-
sible. En fait, l’instance médiatique est obligée de mettre l’information en scène et
celle-ci devient du coup un objet entièrement médiatisé. Parfois, le journaliste se
voudrait révélateur d’information cachée, et pour ce faire prêt à se faire l’adversaire
des pouvoirs et l’allié du public, en enquêtant, en instruisant des affaires, se rêvant
juge d’instruction ou détective 9. En fait, l’instance médiatique ne peut que lancer
des pistes (ce qui est déjà beaucoup pour la démocratie), pistes qui peuvent être
reprises par le pouvoir judiciaire ou politique, mais avec le risque de donner en
pâture au public une information forcément incomplète dont l’interprétation risque
d’être dévoyée. À d’autres moments le journaliste se voudrait interprète des événe-
ments. Il en cherche les causes et les met en perspective. En fait, l’instance média-
tique ne peut établir que quelques corrélations provisoires, quelques hypothèses
souvent relativisées ou détruites par la succession de faits postérieurs. Enfin, le
journaliste se voudrait didactique 10, se rêvant éducateur de l’opinion publique. En
fait, l’instance médiatique ne peut que simplifier les explications, ce qui n’est pas la
même chose qu’expliquer simplement.

2. L’instance de réception
Généralement, dans les écrits qui traitent des médias, on considère que c’est le
public, qui tient lieu d’instance de réception. Mais le public est lui-même une entité
composite qu’on ne peut traiter de façon globale.
En premier lieu, il se différencie selon le support de transmission : lecteurs pour la
presse, auditeurs pour la radio, téléspectateurs pour la télévision. Du coup, il est aisé
de comprendre que les réactions intellectives et affectives de ce public ne sont pas
tout à fait les mêmes d’un média à l’autre, et l’instance médiatique, qui le sait et le
dit (« Ce sont des métiers différents »), en jouera de manière appropriée. Ces parti-
cularités seront envisagées plus tard, et nous ne différencierons pas provisoirement
l’instance de réception selon le support d’information.

9. Ces façons de se rêver dépendent des imaginaires propres à chaque société. Par exemple, le journa-
lisme nord-américain a une tradition de lutte contre le pouvoir (mais aussi parfois d’allégeance) plus
marquée qu’en France. Depuis quelque temps cependant, elle se fait jour, et jusques et y compris dans
une presse traditionnellement institutionnelle comme a pu l’être le journal Le Monde.
10. Mais en même temps, ce terme a fort mauvaise presse en France, sans jeu de mots. C’est, semble-t-il,
une constante culturelle que de l’employer de façon souvent péjorative : « Qu’est-ce que c’est didactique ! »).
Qui informe qui ? L’identité des instances d’information 63

En second lieu, l’identité sociale de cette instance de réception est une inconnue
pour l’instance de production. D’une part, ces récepteurs ne sont pas présents phy-
siquement dans la relation d’échange, et l’instance médiatique ne peut percevoir
leurs réactions, ne peut dialoguer avec ceux-ci, ne peut connaître directement leur
point de vue pour compléter ou rectifier la présentation de son information. D’autre
part, le public qui compose cette instance est difficile à déterminer quant à son
statut social, lequel, la plupart du temps, est très diversifié, et de plus, quand bien
même on aurait les moyens de le déterminer 11, on ne sait si les données en termes
de statut social classique sont pertinentes, car le vrai problème qui se pose dans ce
genre de communication n’est pas tant celui des catégories sociologiques ou socio-
économiques que celui du rapport entre certaines données de ces statuts et les
catégories mentales qui correspondraient à la façon d’appréhender les événe-
ments, de les comprendre et de les interpréter, en fonction de la manière dont ils
sont rapportés.

C’est poser ici le double problème du comment connaître la motivation du public et


comment mesurer l’impact de l’information. Bien sûr des enquêtes essaient de défi-
nir des profils de lecteurs, auditeurs et téléspectateurs, bien sûr chaque organe
d’information fait des choix de ciblage en fonction des opinions politiques, des clas-
ses sociales, des tranches d’âge, des lieux de vie (ville/campagne), des professions,
mais ce ne sont jamais que des hypothèses faites sur le public, lequel est hétéro-
gène et mouvant. L’instance médiatique ne peut se passer de tenter de se faire une
idée sur les mouvements d’évaluation qui animent un public lorsqu’il reçoit une
information. Elle est conduite à le faire de deux points de vue : en considérant ce
public comme une cible idéale que lui-même imagine, en étudiant ses réactions 12.

2.1 Le « destinataire-cible »

L’instance médiatique est porteuse d’un « ensemble flou de valeurs éthico-sociales » 13


et, ajouterons-nous, « affectivo-sociales », dont l’instance médiatique doit tenir
compte pour présenter une information plus ou moins conforme à ses attentes. Cette
instance en rapport avec la double finalité du contrat d’information, peut être envisa-
gée de deux façons : comme cible intellective ou comme cible affective.

La cible intellective est une cible censée être en mesure d’évaluer son intérêt par rap-
port à ce qui lui est proposé, la crédibilité qu’elle accorde à l’organe qui l’informe, sa

11. Dire que ces moyens existent fait discussion : pour les uns, qui croient en la puissance des études
marketing et réduisent le public à des comportements de consommation, ces moyens existent. Pour ceux
qui s’intéressent aux comportements psycho-socio-cognitifs, ces moyens en sont à la préhistoire, même
aux États-Unis. (voir Baudru C. et Chabrol C. « Qu’est-ce qu’un bilan de campagne publicitaire », in
Mscope n° 8, CRDP Versailles, septembre 1994).
12. On retrouve ici la distinction que nous avons proposé de faire entre ce que sont les effets visés par
l’instance de production qui ne peuvent s’adresser qu’à un destinataire idéal (interne), et les effets pro-
duits auprès du récepteur réel (externe).
13. Chabrol C., « Réflexions à propos de l’interaction et de l’interlocution dans les médias », revue
Sociologie du Sud-Est n° 37-38, juillet-décembre 1983, p. 160, Université de Provence.
64 Le contrat d’information médiatique

propre aptitude à comprendre la nouvelle, c’est-à-dire à y accéder. Une cible intellec-


tive est une cible à laquelle on attribue la faculté de penser.
L’intérêt que peut éprouver un sujet, cible d’une information – intérêt qui peut être
éveillé, entretenu ou saturé au gré des stratégies de découverte, de suspense ou de
répétition (matraquage) – repose sur l’hypothèse que celui-ci est naturellement
motivé lorsqu’il peut supposer que l’information qui lui est donnée sera directement
(ou indirectement) utile pour éclairer sa conduite. Cela peut se produire dans trois
domaines de pratiques : celui de l’organisation de la vie politique et économique du
pays, celui de l’organisation d’activités sociales diverses (sportives, religieuses, cari-
tatives, de loisirs, etc.) auxquelles est susceptible de participer le sujet en dehors
de son activité professionnelle, celui des pratiques du quotidien pour lesquelles le
sujet a besoin d’informations d’ordre factuel : la liste des services de garde, les
annonces diverses (immobilières, d’offres d’emploi, de manifestations culturelles et
artistiques) les prévisions météorologiques, l’annonce des perturbations possibles
de la vie journalière (grèves, cortèges, embouteillages, etc.).

Mais l’intérêt repose également sur une autre hypothèse, qui veut que le sujet cible ne
consomme pas de l’information seulement pour agir, mais aussi et surtout pour pou-
voir occuper une certaine position sociale, établir avec l’autre soit des relations de
convivialité (commenter des événements, l’actualité avec ses collègues ou amis), soit
des relations de pouvoir, car c’est prendre du pouvoir sur l’autre que de l’informer de ce
qu’il ignore, ou d’être en mesure de commenter l’actualité. Pouvoir dire, modeste ou
triomphant : « Comment ? Tu n’as pas lu les journaux ? T’as pas regardé la télé ? T’es
pas au courant ? », « T’as pas vu ce qu’il leur a passé, notre président ? », c’est, sous
l’apparence d’une conversation anodine 14 à propos de l’air du temps, commenter le
monde et établir un rapport de force.

La crédibilité que l’instance médiatique peut supposer de la cible repose sur l’hypo-
thèse que cette cible dispose de critères d’évaluation qui lui permettent de juger de
ce qui est vrai, fiable et authentique. L’instance médiatique, ici, ne peut que se fon-
der sur les quelques imaginaires qui circulent à ce propos dans la société comme
celui de la performance (savoir être le premier sur l’information, avoir l’esprit de
scoop), celui de la fiabilité (savoir vérifier l’information, avoir l’esprit d’archives),
celui de la révélation (savoir découvrir ce qui est caché ou tenu secret, avoir l’esprit
d’investigation). Évidemment, cela implique que l’instance médiatique ne se trompe
pas dans son calcul sur l’attente d’information que peut avoir le sujet-cible, car c’est
à ce propos que celui-ci est le plus exigeant, surtout si l’information concerne un
domaine qui est de sa compétence. Que l’information soit pour lui décevante, et il
pourra à bon droit avoir des doutes sur la validité des autres informations qui con-
cernent d’autres champs de compétence.

L’accessibilité de l’information repose sur l’hypothèse que le degré de compréhension


d’un discours est lié à la simplicité, à la clarté avec laquelle celui-ci est construit.

14. Le 26 avril 1991, le journaliste Roger Gicquel introduisait sa revue de presse par la réflexion
suivante : « Voyons, de quoi allez-vous parler au bureau ce matin et dans les lieux de travail ? ». Il
explicitait ainsi cette idée que la machine médiatique est « une machine à alimenter la conversation ».
Qui informe qui ? L’identité des instances d’information 65

Toutes les écoles de journalisme et les manuels de rédaction insistent sur cet aspect
de l’écriture journalistique, conseillant d’éviter une rhétorique jugée trop scolaire ou
universitaire 15, des explications jugées trop savantes, l’emploi d’un vocabulaire trop
technique. Pourtant ces notions font problème dans la mesure où elles dépendent de
critères qui sont eux-mêmes fonction de multiples paramètres en relation avec le
capital social, économique, culturel (P. Bourdieu) des sujets auxquels veulent
s’adresser les médias. Qu’est-ce que, en soi, un langage simple ou ampoulé, et pour
quel type de public ? Qu’est-ce que, en soi, une explication claire ou obscure, et
pour qui ? De plus, cette accessibilité ne peut être conçue de la même façon selon le
support médiatique (télévision, presse, radio). En fait, cette accessibilité dépend de
l’imaginaire linguistique que s’est forgée l’instance d’énonciation, l’imaginaire idéal
sur ce que doit être la façon d’écrire, l’imaginaire prêté au récepteur selon son sta-
tut social.
Une cible affective est, à l’inverse de la précédente, une cible censée ne rien évaluer
de façon rationnelle, mais être mue de façon inconsciente par des réactions d’ordre
émotionnel. Aussi l’instance médiatique fait-elle des hypothèses sur ce qui est le plus
approprié à toucher l’affect du sujet cible. Elle s’appuie pour cela sur des catégories
socialement codées de représentation des émotions telles que l’inattendu qui rompt
avec les routines, les habitudes, le prévisible ; le répétitif qui semble provenir d’un
esprit malin, lequel s’acharnerait à faire que se reproduisent systématiquement,
pathologiquement, les malheurs du monde ; l’insolite qui transgresse les normes socia-
les de comportement des êtres censés vivre dans une collectivité rationnellement
ordonnée ; l’inouï qui ferait atteindre l’au-delà, qui nous ferait entrer en commerce
avec la dimension du sacré ; l’énorme qui nous fait devenir des démiurges ; le tragi-
que qui parle de la destinée impossible de l’homme, etc., à quoi répondent, dans le
traitement langagier de l’information, des stratégies discursives de dramatisation.
Dans le processus de construction de l’instance-cible par l’instance médiatique, cible
intellective et cible affective se mêlent et interagissent l’une sur l’autre. C’est de
cette interaction que naît l’opinion publique.

2.2 Le « récepteur-public »
Cette instance, comme nous l’avons dit, se trouve en position d’extériorité par rap-
port à la zone d’influence dans laquelle se trouve l’instance-cible. Évidemment, cela
n’est que partiellement vrai, car cible et public constituent les deux faces de la
même instance de réception et donc s’influencent l’une l’autre. Il n’empêche que
l’instance-public existe par elle-même, avec ses propres mouvements sociologiques,
et qu’elle ne peut pas être considérée de la même façon que l’instance-cible. Il ne
s’agit plus ici d’entités construites selon des visées, des hypothèses sur ce qui les
motive et les émeut, mais d’entités considérées du point de vue de leurs comporte-
ments en tant que consommatrices d’un produit commercial : le média. L’instance

15. Ainsi faut-il supprimer la plupart des connecteurs logiques et des articulateurs de la composition
d’un texte. Nous avons vu un journaliste du desk d’un grand quotidien national supprimer systématique-
ment tous les « d’une part » qui précédaient les « d’autre part ».
66 Le contrat d’information médiatique

médiatique n’agit plus en tant que constructrice d’information, mais en tant que
responsable d’entreprise soucieuse de rentabiliser son produit du mieux possible,
c’est-à-dire de capter le plus grand nombre de consommateurs (lecteurs, auditeurs,
téléspectateurs). Pour ce faire, elle a besoin de connaître les comportements et les
jugements du public et a recours à deux types de techniques : celles qui permettent
de mesurer le succès d’une programmation, que l’on appelle l’« audimat », celles qui
permettent d’observer les effets que produit la manière dont est traité tel ou tel pro-
gramme, que l’on appelle les « études d’impact ».

Pour ce qui concerne l’audimat, il existe une littérature suffisamment abondante sur
les techniques d’audimétrie, d’enquêtes quantitatives, de sondages 16 pour qu’on ne
soit pas obligé d’exposer ici cette question. On soulignera seulement que les résul-
tats des études d’audience, de pénétration ou de confiance du consommateur, qui
reposent sur des catégories d’appartenance socioprofessionnelle de ces auditeurs,
lecteurs ou téléspectateurs, ou sur des postulations, assez vagues, concernant des
« styles de vie » ne peuvent rendre compte ni des motifs exacts pour lesquels les
consommateurs se portent, à un moment donné, sur tel ou tel programme, tel ou tel
média, ni de la complexité de la nature des groupes de consommateurs et des mou-
vements qui les animent. L’entrecroisement constant qui s’opère de manière assez
instable entre les différents types de capitaux (culturel, économique, symbolique)
dans les groupes sociaux rend très difficile la définition et encore plus la prédiction
de ces comportements 17.

Les études d’impact sont plus intéressantes. L’impact sur le public est mesuré selon
des systèmes de calcul d’effets sur l’opinion. L’un de ces systèmes repose sur ce qui
en théorie de la communication est appelé le paradigme de Lazarsfeld, lequel classe
les effets en faibles (ceux qui seraient issus de l’opinion elle-même dans la mesure
où elle sélectionne les informations de façon autonome et différente à celle qui est
visée), indirects (ceux qui atteignent la cible par le biais des discours circulant dans
le groupe d’appartenance), de renforcement (ceux qui confortent l’opinion dans le
même sens que celui visé) 18. Qu’il s’agisse de ce système ou d’autres du même
genre, ce qui est en cause ici n’est plus la mesure d’un résultat quantitatif, mais
l’observation qualitative (parfois expérimentale 19) des réactions psychosociales du
public à ce qui lui est proposé 20. À étudier ces effets, on retrouve – parfois mais pas
toujours – les visées d’influence que se donne l’instance médiatique. Mais ce n’est

16. Voir le dossier « Publicité », in Mscope n° 8, CRDP, Versailles, septembre 1994, p. 101.
17. Il est une autre manière d’agir sur le consommateur, celle de certaines lois du marché qui procèdent
à des regroupements industriels, à des suppressions de certains organes d’information et à la création de
nouveaux. Ainsi, en 1994, était annoncée « l’alliance scellée entre deux anciens frères ennemis, Le Point
et L’Express, via une prise de participation capitalistique et un partenariat industriel... » qui devrait
regrouper une audience de 4 millions de lecteurs (Le Monde 17/09/94). Ce chiffre a une réalité économi-
que mais aucune réalité sociologique.
18. Voir la présentation qui en est faite par J.L. Missika in Bulletin du CERTEIC, n° 10 Lille, 1989, sous
l’intitulé « Les médias et la campagne présidentielle, autour de la notion de fonction d’agenda ».
19. Plus souvent aux États-Unis, plus rarement en France.
20. Voir aussi la fonction Agenda.
Qui informe qui ? L’identité des instances d’information 67

qu’à travers des études approfondies 21 sur l’interaction entre ces visées et leur
résultat effectif que l’on pourra avoir des lumières intéressantes sur ce phénomène
d’influence circulaire qui peut s’établir entre la construction de la cible et les réac-
tions du public. Cela serait susceptible, entre autres choses, de guider « la program-
mation de la réception (...) comme intégration continue dans la fabrication des
programmes de l’expérience sociale d’un public majoritaire » 22.

En tout cas, le rapport cible-public devrait être étudié en fonction de deux


interrogations : qu’est-ce que la compréhension ? qu’est-ce que la motivation ? La
compréhension est un mécanisme cognitif qui dépend de la capacité du sujet à pro-
duire des inférences interprétatives à travers un jeu de mise en relation entre ce qui
est dit et son savoir (connaissances, opinions, croyances, appréciations). Or les
savoirs des lecteurs ne sont pas tous identiques. Dès lors, comment les saisir, les
attribuer à des groupes, en fonction de quels critères, et surtout comment préten-
dre, pour l’instance médiatique, être le reflet de ceux-ci ? La motivation dépend des
désirs et des besoins psychologiques et sociaux des publics, désirs et besoins qui
sont mouvants, en perpétuel changement et qui résultent de la conjonction entre
une offre qui est faite à ces publics, la manière de présenter cette offre et les pro-
pres rationalisations et pulsions de ceux-ci. Dès lors comment les observer, les
mesurer, en fonction de quels paramètres, et surtout comment prétendre les influen-
cer ou les maîtriser ? La combinaison des deux explique qu’il soit si difficile de maî-
triser ce qui se passe dans l’instance de réception. Par exemple que se passe-t-il
lorsque la presse apporte un rectificatif ? Premièrement, le rectificatif apparaît tou-
jours de façon très discrète dans un petit encart perdu au milieu du journal. Deuxiè-
mement, et conséquemment, on ne sait pas s’il sera lu. Troisièmement, et surtout,
qu’est-ce que le rectificatif rectifie auprès du lecteur ? Est-on sûr que la fausse nou-
velle initiale ne reste pas en mémoire, qu’elle ne continuera pas d’agir de façon
rémanente, qu’elle ne continuera pas de sourdre et même de s’amplifier pour finir par
se transformer en rumeur ?

Les réponses à ces questions sont pour l’instant si fragmentaires, si peu vérifiées et
vérifiables, d’une systématisation si aléatoire que l’on peut dire qu’il s’agit encore
d’inconnues. Ce qui est étrange 23, c’est que le milieu professionnel soit à la fois
conscient de cette complexité et continue cependant à agir comme si les réponses
étaient données et connues. Tantôt, les médias justifient leurs stratégies de façon
péremptoire en prétendant qu’ils répondent aux besoins de leur public. Par exemple,

21. « Approfondies », car bien souvent de vagues études produisent des effets de mode qui confinent
parfois à la recette miracle. Nous étant trouvé à deux reprises au Centre de perfectionnement des journa-
listes à Paris, au moment où se déroulait une séance critique portant sur la simulation d’un journal télé-
visé, nous avons pu constater cet effet de mode : la première fois, l’expert de service, lui-même
journaliste à France 3, affirma que les questions que le présentateur posait à son invité ne devaient pas
excéder 3 secondes. Pourquoi ? « Parce que c’était ainsi, que tout le monde dans la profession le savait,
et que de plus des revues américaines le disaient ». La deuxième fois, un autre expert affirma avec la
même évidence que les questions devaient durer 5 secondes, et ce pour les mêmes raisons que celles pré-
cédemment données.
22. G. Lochard (1995).
23. En fait, pas si étrange que cela, car il faut bien faire marcher la machine médiatique. Trouver les
réponses à ces questions serait peut-être s’interdire de la faire fonctionner.
68 Le contrat d’information médiatique

la chaîne de télévision France 3-Paris-Île-de-France-Centre se pose des questions sur


« comment répondre à la fois aux attentes des téléspectateurs franciliens et à celles
des habitants de la région Centre ? Comment concilier les aspirations audiovisuelles
de ruraux et de citadins, de Parisiens et de banlieusards ? » 24. Il y est répondu,
entre autres arguments, par « C’est vrai qu’il n’y a pas [dans les banlieues], comme
ailleurs, des racines à mettre en valeur. Mais les Franciliens n’en présentent pas
moins une culture commune. Beaucoup d’entre eux ne sont pas nés dans la région et
rejoindront leur province d’origine à la retraite. Ils sont traversés par des interroga-
tions proprement urbaines : pollution, transports. Ils sortent plus, lisent plus, con-
somment plus. Ils attendent donc autre chose de leur télévision. » Sur quelles
études savantes s’appuient ces affirmations ? Tantôt, les médias sont très conscients
des difficultés du métier, et le reconnaissent en aparté. Il est vrai qu’il s’agit plutôt
de journalistes. Répondant à la question « Vous écrivez en pensant au public ? À ce
que vont penser vos pairs ? On écrit pour qui ? » 25, le journaliste déjà cité, J. Macé-
Scaron, répond « D’abord pour les lecteurs, ou c’est la catastrophe. Mais c’est diffi-
cile, difficile de sentir (...). Le courrier des lecteurs n’est pas une bonne indication,
c’est une frange très typée du lectorat qui s’exprime. » Et plus loin, « Il ne faut ni
suivre le lectorat, ni avoir la tentation de dicter ceci est bien, ceci est mal. C’est une
voie très étroite, d’où l’intérêt d’une culture du journaliste et aussi d’opinions, de
grilles d’analyse, quitte à les gommer. »
Les affirmations du genre « Les grands journaux sont trop élitistes » (J. Seydoux),
« Les journaux français ne donnent pas au public les informations de base »
(G. Invernizzi), « Il faut être à l’écoute de ses lecteurs » devraient pouvoir être
étayées par des études sérieuses, en tenant compte de ce que l’on mesure. On verra
qu’il y va de la construction de l’opinion publique.

24. Le Monde, 13-14 février 1995.


25. Revue Mots n° 37, Fondation des Sciences politiques, Paris, décembre 1993.
partie 2 chapitre 6

Informer dans quel but ?


La finalité du contrat

Le chapitre 6 en bref

page 71 La visée d’information :


un enjeu de crédibilité

page 73 La visée de captation :


un enjeu de dramatisation
70 Le contrat d’information médiatique

La démocratie naît de plusieurs contradictions : il faut que le plus grand nombre de


citoyens ait accès à l’information, mais tous les citoyens ne se trouvent pas dans les
mêmes conditions d’accès à celle-ci ; il faut que l’information en question soit digne
de foi, mais ses sources sont diverses et peuvent être suspectées de prise de posi-
tion partisane, sans compter que la façon de les rapporter peut satisfaire à un prin-
cipe de dramatisation déformante ; il faut que les citoyens puissent s’exprimer,
donner leur opinion, mais encore faut-il que cette parole soit rendue publique par
l’intermédiaire des médias, or ceux-ci ne s’intéressent à l’anonymat que dans la
mesure où ils peuvent intégrer la parole anonyme dans une mise en scène dramati-
sante. L’information médiatique est prise dans le piège de ces contradictions qui
peut être résumé par la formule suivante : être le plus crédible possible tout en atti-
rant le plus grand nombre possible de récepteurs.

La finalité du contrat de communication médiatique se trouve en tension entre


deux visées qui correspondent chacune à une logique particulière : une visée de
faire savoir, ou visée d’information à proprement parler, qui tend à produire un
objet de savoir, selon une logique civique : informer le citoyen ; une visée de faire
ressentir, ou visée de captation, qui tend à produire un objet de consommation
marchande selon une logique commerciale : capter le plus grand nombre pour sur-
vivre à la concurrence.

On pourrait penser qu’il s’agit de la même finalité que celle qui définit le contrat de
communication publicitaire dans laquelle on retrouve cette tension entre informer
pour présenter le produit et ses qualités, et séduire pour amener le plus grand nom-
bre à consommer. Ces deux types de contrat cependant se différencient en ce que
dans le publicitaire, c’est la deuxième visée qui domine, masquant la première, et
constituant finalement ce qui le légitime : séduire pour vendre ou (ce qui revient
au même) pour faire croire qu’on vend 1. Dans le contrat d’information, c’est la pre-
mière visée qui domine, celle du faire savoir, qui relève de la vérité, qui suppose
que le monde ait une existence en soi et qu’il soit rapporté avec sérieux sur une
scène de signification crédible. La deuxième visée, celle du faire ressentir, devrait
être secondaire dans un tel contrat, car contraire à la visée précédente. On pourrait
aussi défendre l’idée inverse et avancer que dans le contrat d’information médiati-
que, comme dans celui de la publicité, c’est la deuxième visée qui prime et masque
la première. Mais tout contrat de communication se définit à travers les représenta-
tions idéalisées qui le justifient socialement et partant le légitiment. Même si l’on
sait que le discours d’information se soutient d’une forte tension du côté de la cap-
tation, il ne serait pas acceptable, au vu des représentations sociales, que celui-ci
se fasse au détriment du faire savoir, alors que cela est parfaitement accepté pour
le discours publicitaire. Le jeu de masquage d’une visée par l’autre est inverse dans
les deux contrats ; chacun de ceux-ci tire sa légitimité de la visée opposée : le
contrat médiatique de la visée d’information, le contrat publicitaire de la visée de
captation.

1. Voir « Le discours publicitaire, un genre discursif », revue Mscope n° 8, septembre 1994, CRDP de
Versailles.
Informer dans quel but ? La finalité du contrat 71

1. La visée d’information : un enjeu de crédibilité


La visée d’information consiste à faire connaître au citoyen ce qui s’est passé ou ce
qui est en train de se passer dans le monde de la vie sociale. L’instance médiatique
tente de réaliser cette visée en mettant en œuvre deux types d’activité langagière :
la description-narration puisqu’il s’agit de rapporter les faits du monde ; l’explication
puisqu’il s’agit d’éclairer le destinataire de l’information sur les causes et les consé-
quences de l’apparition de ces faits. Dans un cas comme dans l’autre se pose, bien
que différemment, un problème de rapport à la vérité.
Traiter de la vérité n’est pas une mince affaire. Le point de vue exposé ici ne sera
pas philosophique mais linguistique, car il lie de façon intrinsèque la problématique
du vrai et du faux au langage, dans une perspective constructiviste. Le vrai et le
faux comme notions renvoyant à une réalité ontologique n’appartiennent pas à une
problématique linguistique. En revanche, relèvent de cette dernière des notions tel-
les que signifier le vrai ou signifier le faux, autrement dit produire une valeur de vrai
ou de faux à travers la mise en œuvre du discours. La vérité, dans un tel point de
vue, s’évalue à travers un dire, et donc cette question peut être traitée selon certai-
nes oppositions : le vrai serait dire ce qui est exact/le faux serait dire l’erreur ; le
vrai serait dire ce qui a été/le faux serait inventer ce qui n’a pas été ; le vrai serait
dire l’intention cachée/le faux serait masquer l’intention (mensonge ou secret) ;
enfin, le vrai serait fournir la preuve des explications/le faux serait fournir des expli-
cations sans preuve.
« Dire l’exact » signifie qu’il y a coïncidence entre ce qui est dit et les faits du
monde extérieurs au langage. De plus, cette coïncidence doit pouvoir être vérifiée,
soit par la perception humaine (l’œil comme preuve par le vu) dans l’instant même
du surgissement du fait (coexistence du dit et du fait qui crée l’illusion d’un savoir
universel), soit par un savoir qui peut être étayé à l’aide d’expériences (la gravita-
tion), d’instruments extérieurs à l’homme (microscope) ou d’un certain mode de cal-
cul (c’est ainsi que l’on dit d’une opération mathématique qu’elle est juste ou
exacte, et non point vraie). « Dire l’erreur », à l’inverse, serait l’impossibilité de
vérifier cette coïncidence. Dans le discours d’information, cependant, il ne s’agit pas
de la vérité en soi, mais de celle qui est liée à la façon de rapporter les faits : il ne
s’agit pas tant des conditions d’émergence de la vérité que des conditions de véra-
cité. Il s’agit pour l’instance médiatique d’authentifier les faits, de les décrire de
façon vraisemblable, d’en suggérer les causes et de justifier les explications qu’elle
fournit.
Authentifier relève d’une activité qui consiste à faire croire en cette coïncidence,
sans écran ni faux semblant, entre ce qui est dit et les faits décrits. Le procédé qui
permettrait d’atteindre idéalement cette forme de vérité serait la « désignation »,
procédé de monstration du monde qui dirait, comme dans un sketch fameux de Ray-
mond Devos : « la réalité, c’est ça », au moment où on la montre 2. Dans les médias,
le moyen le plus efficace de désignation est l’image qui, dans l’imaginaire social,
participe de cette illusion de vérisme, faisant prendre ce qui représente l’objet (le

2. Le titre du sketch est : « La jota, c’est ça ! », Ça n’a pas de sens, Denoël, Paris, 1968.
72 Le contrat d’information médiatique

« representamen ») pour l’objet lui-même ; cela se voit particulièrement avec la


photo de presse ou l’image télévisée, surtout quand celle-ci se pare des atours du
direct. Parfois aussi, certains bruits que l’on entend à la radio jouent ce rôle
d’authentification de l’événement (des cris, des rumeurs de foule, des claquements
d’armes à feu, des grondements de convois en déplacement, etc., pour authentifier
ce qui se passe sur le terrain) 3. L’authentification dans les médias, c’est la preuve
par le « vu-dit-entendu » qui devrait attester sans fard « ce qui est », même lorsqu’il
s’agit de l’innommable avec ces images qui nous disent : « Voilà ce qu’est la mort en
direct » 4.
Dire ce qui a été signifie qu’il n’y pas de coïncidence temporelle entre le dit et le fait
et que le rapport qui s’instaure entre les deux ne peut être que de reconstitution. Dès
lors se pose le problème de la véracité de cette reconstitution, de son degré de vrai-
semblance qui peut aller du plus probable à l’improbable, voire à l’inventé. Rendre
vraisemblable, c’est tenter de faire croire que ce qui est rapporté relève de la recons-
titution la plus probable, le dit se voulant le plus fidèle possible au fait tel qu’il s’est
réalisé. Le procédé qui permet d’atteindre cette forme de vérité est le procédé
d’« analogie », lequel tente de décrire le monde selon des scénarios de vraisem-
blance 5. Dans les médias, les moyens utilisés sont l’image, les témoignages (ils
disent, cette fois par personne interposée, le vu, l’entendu, le vécu), ainsi qu’une
certaine technologie permettant de reconstituer des faits. Il faut qu’au terme de ce
procédé de reconstitution le média puisse dire par exemple : « Voilà comment le
preneur d’otages a agi ».
Dire l’intention signifie que ce qui est dit correspond à ce qui est pensé. Il est donc
supposé que s’instaure un rapport de transparence entre ce qui est énoncé et ce que
pense le sujet qui parle. Cette transparence est considérée, dans les représentations
sociales, comme devant être la norme, et si l’on découvre qu’il y a rapport d’occulta-
tion (mensonge ou secret), apparaît la nécessité de dévoiler l’intention cachée.
Dévoiler le caché, c’est tenter de faire croire que ce qui a été dit précédemment
masque ce qui est pensé et que ce qui est dit maintenant correspond à l’intention
véritable ou à un savoir caché. Si c’est le sujet lui-même qui dévoile l’intention qu’il
tenait secrète, la révélation consiste en un aveu, si c’est un autre sujet qui révèle
l’intention cachée, la révélation consiste en une dénonciation, mais il lui faut alors
en apporter la preuve. Dans les médias, les procédés qui permettent de provoquer
des révélations sont les interviews, entretiens et autres débats contradictoires,
accompagnés d’investigations et d’enquêtes. Il faut qu’au terme de ce processus de
révélation le média puisse dire : « Ce qui a été dit n’est qu’un faux-semblant. Voilà
ce qu’il y a derrière ».
Fournir la preuve des explications signifie qu’est donné à voir ce qui par définition
est invisible : les motifs des faits ou leur possible conséquence. Il ne s’agit plus ici
de rapporter des faits mais d’en extraire leur raison d’être. Ce domaine de vérité est

3. En réalité il s’agit plutôt d’une évocation de ce qui se passe sur le terrain, car les bruits ne font que
déclencher dans la tête de l’auditeur des représentations stéréotypées de ce qui se passe.
4. On pense aux images de guerre (lorsqu’il y en a), mais surtout à ce que signifie le filmage en vidéo,
et sa retransmission à la télévision, de la fin d’Hervé Guibert.
5. Ceux qui sont reconnus tels par les représentations sociales.
Informer dans quel but ? La finalité du contrat 73

donc celui du raisonnement, de la possibilité de remonter ou descendre des chaînes


de causalité, et d’en assurer la validité par des preuves les plus incontestables pos-
sibles. Le problème posé ici est celui non seulement de la force de la preuve, mais de
son intelligibilité, c’est-à-dire de l’accès à celle-ci par le destinataire : prouver, c’est
fonder la validité des explications. Dans les médias, les procédés qui permettent
d’atteindre cette forme de vérité sont ceux qui relèvent de la démonstration dont les
moyens sont divers : les uns relèvent de la pure analyse (en faisant appel par exem-
ple à des spécialistes ou des experts qui sont censés apporter des preuves scientifi-
ques ou techniques), d’autres relèvent de l’enquête, d’autres encore du simple
pouvoir monstratif de l’image dans sa fonction de visualisation de ce qui ne se voit
pas 6. Il faut qu’au terme de la démonstration le média puisse dire : « Voilà pourquoi
cela est (a été) ainsi » 7.
Les médias d’information, dans leur visée d’information sont donc confrontés en
permanence à un problème de crédibilité, parce qu’ils tirent leur légitimité du « faire
croire que ce qui est dit est vrai ». Aussi sont-ils engagés dans un jeu de la vérité
qui consiste à répondre aux différents imaginaires sociaux qui la mettent en ques-
tion. Dire l’exact, c’est donner l’impression de maîtriser le monde dans l’instant
même où il surgit, et rien ni personne ne pourrait s’opposer à cette vérité saisie
dans le moment où elle sort du puits ; voilà pourquoi les médias sont à la recherche
du direct. Dire ce qui a été, c’est construire la mémoire des hommes et leur permet-
tre de s’approprier le passé qui fuit inexorablement ; voilà sur quoi se fondent cer-
tains reality shows 8. Révéler l’intention cachée, c’est soit triompher des forces du
pouvoir qui se soutient du secret ou du mensonge, comme dans les interviews ou les
débats politiques, soit triompher des énigmes que constitue la connaissance de
l’homme, comme on peut le voir dans des talk shows intimistes 9. Fournir la preuve
des explications, c’est manifester le triomphe de la raison, la puissance de l’intelli-
gence humaine, la domination de la pensée sur la matière, sans laquelle la descrip-
tion des faits n’aurait aucune utilité. C’est pourquoi il est inutile de poser la
question, comme le fit le secrétaire de rédaction d’un grand quotidien régional, au
cours d’un débat : « Que voulez-vous que vous donnent les journaux, plus de faits
ou plus de commentaires ? ». L’un ne va pas sans l’autre, car ce qui justifie que l’on
parle des faits, c’est qu’on en fasse un commentaire.

2. La visée de captation : un enjeu de dramatisation


Toute visée de captation est orientée vers le partenaire de l’échange, un partenaire
dont on suppose qu’il n’a rien de naturel (il faut l’instituer en destinataire d’un mes-
sage), qu’il n’est pas passif (il possède ses propres facultés d’interprétation) et qu’il
n’est pas acquis par avance à l’intérêt que peut recouvrir le message (il faut le

6. Il s’agit en réalité d’une déviation du processus de démonstration. Faire voir ce qui ne se voit pas à
l’œil nu n’est pas nécessairement prouver.
7. Ce qui justifie « le journalisme d’investigation » qui, ces temps-ci, fait beaucoup parler de lui à
l’occasion du déclenchement de nombreuses affaires.
8. Voir Charaudeau P. et Ghiglione R., La parole confisquée. Un genre télévisuel, Dunod, Paris, 1997.
9. Par exemple l’émission Bas les masques de France 2. Voir l’ouvrage ci-dessus cité.
74 Le contrat d’information médiatique

persuader, le séduire). De ce point de vue, l’instance médiatique se trouve devant un


problème, car si elle doit se montrer crédible, c’est auprès du plus grand nombre, et
ce, pour une double raison : parce qu’elle se trouve en position de concurrence vis-
à-vis des autres organes d’information, ce qui la met dans un champ de lutte com-
merciale pour sa propre survie économique ; parce que, au nom de la place qu’elle
occupe institutionnellement dans l’espace public, elle se doit d’informer le plus cor-
rectement possible l’ensemble des citoyens. Dès lors, elle se trouve engagée dans la
quête du plus grand nombre de citoyens-consommateurs d’information. Mais plus le
nombre à atteindre est grand, surtout quand il n’est pas a priori captif, et moins les
moyens pour l’atteindre relèvent d’une attitude rationalisante. L’instance médiatique
est donc « condamnée » à faire ressentir des émotions à son public, à mobiliser son
affect, afin de déclencher chez lui intérêt et passion pour l’information qui lui est
transmise. L’effet produit par cette visée se trouve aux antipodes de l’effet de ratio-
nalité qui devrait sous-tendre 10 la visée d’information. D’où la tension dont on a
parlé.
Pour satisfaire à ce principe d’émotion, l’instance médiatique doit procéder à une
mise en scène subtile du discours d’information, mise en scène qui doit s’appuyer à
la fois sur les ressorts émotionnels qui prévalent dans chaque communauté sociocul-
turelle et sur la connaissance des univers de croyances qui circulent dans ladite
communauté. Car les émotions ne sont pas un ineffable aléatoire. Elles sont sociali-
sées, elles résultent de la régulation collective des échanges, laquelle suit pour une
part les mouvements de l’affect et parallèlement les représentations qui attribuent
des valeurs aux conduites et aux réactions émotionnelles : « Dans le cadre circons-
crit par la coprésence et la coordination de l’action, nous sommes amenés à antici-
per les comportements des autres, nous élaborons en permanence des hypothèses
sur leurs lignes de conduite ; nous leur imputons alors des intentions, des disposi-
tions, des sentiments. (...) Mais on peut penser que ces attributions sont liées aux
propriétés mêmes de ces conduites : les émotions sont des phénomènes publics,
observables rationnels » 11. Tout comme l’affect, elles sont structurées par ce que
nous appelons des « imaginaires socio-discursifs ».
Ainsi, le contrat d’information médiatique est, dans son fondement, marqué au
sceau d’une contradiction : finalité de faire savoir qui devrait tendre vers un degré
zéro de mise en spectacle de l’information et satisfaire au principe de sérieux en
produisant des effets de crédibilité ; finalité de faire ressentir qui devrait tendre vers
des choix stratégiques appropriés de mise en scène de l’information et satisfaire au
principe d’émotion en produisant des effets de dramatisation. Les médias se trou-
vent dans un champ de pouvoir complexe qui se croise avec plusieurs autres champs
dont le point commun est cette fameuse cible du plus grand nombre : le champ du
politique vis-à-vis duquel les médias se légitiment par une double action, de contre-
pouvoir à son encontre 12 et d’interface avec la société civile, ce qui les entraîne à
dénoncer ; le champ de l’économique dans lequel les médias se légitiment par leur

10. Le conditionnel indique ici qu’il s’agit, une fois de plus, de représentations sociales et d’une défini-
tion idéalisée de ce qu’est le contrat de communication.
11. Paperman P., « Les émotions et l’espace public », in revue Quaderni n° 18, automne 1992, Paris.
12. Même si les relations entre les médias et le politique sont toujours de dépendance.
Informer dans quel but ? La finalité du contrat 75

capacité à avoir le plus grand public, ce qui les entraîne à dramatiser ; le champ de
la citoyenneté dans lequel les médias se légitiment par une aptitude à réaliser un
projet de construction de l’opinion publique, ce qui les entraîne à être crédibles.
Dans la tension entre ces deux pôles de crédibilité et de captation, plus les médias
tendent vers le premier, dont les exigences sont d’austérité rationalisante, moins ils
touchent un grand public ; plus ils tendent vers le second, dont les exigences sont
d’imagination dramatisante, moins ils seront crédibles 13. Les médias savent cela, et
leur jeu consiste à naviguer entre ces deux pôles au gré de leur idéologie et de la
nature des événements 14. S’ils font leur choux gras d’affaires interminables 15, c’est
parce qu’occasion leur est donnée de décrire sans fin des événements de l’espace
public selon un scénario dramatisant qui débouche sur les sempiternelles questions
de la destinée humaine : « Comment est-ce possible ? », « Pourquoi est-ce ainsi ? »,
« Où va-t-on ? ». On retrouve là le paradoxe d’une donnée psychosociale qui veut
que le processus cognitif de compréhension d’une information ne puisse se dévelop-
per hors d’un mécanisme psychique qui intègre le savoir dans des représentations
captatrices. Il est ici porté à son extrême.

13. Ces notions mêmes de crédibilité et de captation varient selon le contexte socioculturel et la place
symbolique que celui-ci accorde à la parole. Dans le contexte nord-américain, par exemple, une certaine
croyance collective en la « transparence de la parole » (il n’y aurait qu’une façon et une seule de dire les
choses) fait que les imaginaires qui s’attachent à ce qu’est la rationalité et la séduction ne sont pas du
même ordre qu’en Europe et particulièrement en France.
14. C’est pourquoi il est vain de discuter à perte de vue, comme le font parfois les médias, sur la ques-
tion de « l’objectivité de l’information ». Cette question n’a pas lieu d’être, non pas pour des raisons éthi-
ques, mais parce qu’est inscrite dans le contrat d’information cette double finalité. Un média (presse,
radio, télévision) qui ne satisferait qu’à la rigueur sobre et ascétique du faire savoir serait condamné à
disparaître.
15. Affaires de corruption impliquant des notables, faits divers à répétition (comme le très long feuille-
ton de l’affaire Grégory et des époux Vuillemin).
partie 2 chapitre 7

Informer de quoi ? L’événement


comme miroir social du monde

Le chapitre 7 en bref

page 78 L’événement est toujours construit

page 81 De l’événement au « processus


d’événementialisation »

page 83 Les opérateurs de la construction


de l’événement médiatique
78 Le contrat d’information médiatique

Le propos est ce dont on parle, ce dont il est question dans un acte de communica-
tion. Ainsi définie, cette notion est floue car le « ce dont on parle » peut compren-
dre tout ce qui correspond à l’enjeu de cet acte, y compris ce qui concerne la
relation entre les deux partenaires, à quelque niveau d’explicitation ou d’implicita-
tion que ce soit. Ce dont on parle, dans l’annonce du crash d’un avion, diffère selon
les personnes qui apprennent cette nouvelle et les circonstances dans lesquelles
elles l’apprennent. Pour les unes ce sera la cause (accidentelle ou criminelle), pour
d’autres ce seront les conséquences (individuelles ou politiques), pour d’autres
encore ce seront les détails de l’accident (morbides ou techniques). Aussi définirons-
nous cette notion à l’aide de celle d’« univers de discours » qui se réfère à l’aspect
référentiel du langage, c’est-à-dire à ce mouvement du langage qui, en même temps
qu’il est engagé dans un acte d’échange, se tourne vers le monde pour le découper
de façon plus ou moins rationnelle à travers des représentations langagières et fina-
lement le construire de façon fragmentaire en catégories de sens. Cette fragmen-
tation sémantique du monde est ordonnée par un acte de « thématisation ». Ainsi
est construit le monde-objet en objet-sens, le propos, objet de partage de l’acte de
communication.
L’univers de discours est donc à cheval entre un hors langage et le processus langa-
gier. Il est en prise avec les événements du monde, mais ceux-ci ne prennent sens
qu’à travers une structuration qui leur est donnée par l’acte de langage à travers sa
thématisation. Les notions de propos, d’univers de discours et d’événement sont donc
intrinsèquement liées. Elles sont au cœur d’un débat interdisciplinaire entre philo-
sophes, sociologues et sémanticiens du langage 1 dont on ne retiendra que ce qui est
susceptible d’éclairer une question, souvent fort mal posée dans le domaine des
médias, la question de l’événement. Celui-ci est défini tantôt comme : tout phéno-
mène qui se produit dans le monde ; tantôt de façon restrictive comme : tout fait 2
qui sort de l’ordinaire. Tantôt l’événement est confondu avec la nouvelle, tantôt il
s’en distingue sans qu’en soit précisée la différence. Tantôt est défendue l’idée que
l’événement est une donnée de la nature, tantôt on soutient qu’il est provoqué.

1. L’événement est toujours construit


Dans la première partie de cet ouvrage, nous avons défini le mécanisme de construc-
tion du sens de discours comme résultant d’un double processus de transformation
et de transaction. Du rapport dialectique qui s’instaure entre ces deux processus, il
ressort que le « monde à commenter » n’est jamais transmis tel quel à l’instance de
réception. Il passe par le travail de construction de sens d’un sujet d’énonciation qui
le constitue en « monde commenté », à l’adresse d’un autre dont il postule à la fois
l’identité et la différence. L’événement se trouve dans ce « monde à commenter »
comme surgissement d’une phénoménalité qui s’impose au sujet, dans un état brut,

1. Voir L’événement en perspective, Raisons Pratiques 2, Édition de l’EHESS, Paris, 1991.


2. Précisons que nous ne ferons pas ici de différence entre « fait » et « événement », comme c’est le
cas ailleurs (voir Raisons pratiques 2, p. 265). Mais s’il fallait le faire, nous dirions que le fait est une
configuration concrète particulière de l’événement.
Informer de quoi ? L’événement comme miroir social du monde 79

d’avant saisie perceptive et interprétative de celui-ci. Dès lors, l’événement n’est


jamais transmis à l’instance de réception dans son état brut ; pour sa signification,
il dépend du regard qui est posé sur lui, regard d’un sujet qui l’intègre dans un sys-
tème de pensée et ce faisant le rend intelligible.
Un tel cadre de postulation règle provisoirement la question de l’externalité et de
l’autonomie de l’événement par rapport au langage : dans le monde existent ou
apparaissent des choses, celles-ci se configurent dans des états, il se produit des
modifications de ces états de chose, mais ces phénomènes ne prennent existence
signifiante qu’à travers la perception-saisie-systémisation-structuration qu’en fait le
sujet langagier ; car c’est en parlant que le sujet donne à ces phénomènes une signi-
fication 3. Et comme le sujet langagier est double en ce que, selon un principe
d’altérité, il se dualise en un je et un tu qui s’interdéfinissent dans un rapport
d’intersubjectivité 4, on dira que le regard qui structure l’événement est lui aussi
double : le regard du sujet produisant l’acte de langage qui transforme l’événement
brut en événement signifiant, le regard du sujet interprétant qui restructure l’événe-
ment précédemment signifié, selon sa propre compétence d’intelligibilité.
Nous suivons en cela Paul Ricœur qui, dans le cadre de son herméneutique du récit,
propose de considérer que la signification sociale de l’expérience humaine passe par
une forme d’intelligibilité qui consiste à l’intégrer dans un récit, plus précisément
dans ce qui en constitue le point nodal : l’« intrigue ». Cette mise en intrigue se fait
par la médiation d’une activité mimétique qui se développe en trois « mimesis » 5 et
que nous reprenons pour l’appliquer au mécanisme général de sémiotisation du
monde 6 :

– une « mimesis1 », comme préfiguration du monde, dans laquelle les événe-


ments de la nature sont en état de relative autonomie. En effet, d’une part
ils se produisent selon des lois et des systèmes d’engendrement d’ordre phy-
sique, biologique, chimique, etc., indépendants de la signifiance humaine 7,
qui leur donnent une existence et un ordonnancement propre, d’autre part
ils sont déjà perçus par un sujet selon son aptitude à pré-structurer son expé-
rience, car celle-ci n’est pas entièrement langagière. Mais ici point encore de
signifiance langagièrement ordonnée, c’est pourquoi on peut parler d’une

3. Cela se fait au terme du processus même de « sémiologisation » qui consiste à construire du sens
avec des formes.
4. Voir Benveniste E., Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1969. Voir aussi notre « Une
théorie des sujets du langage », revue Modèles linguistiques, Tome X, Fasc.2, Lille, 1988.
5. Temps et récit I, Paris, Le Seuil.
6. Voir « Les conditions de compréhension du sens de discours », in Langage en FLE. Texte et compré-
hension, revue Ici et Là, Madrid, 1994.
7. Bien que, à décliner ces ordres de phénomène, c’est leur donner un principe d’organisation qui
dépend de la rationalité humaine. Pour l’instant, on ne sait pas vraiment dans quelle mesure on perçoit le
monde dans une ante-langue, dans une activité ante-langagière. Pour la psychanalyse, l’enfant vient au
monde avec une charge de pulsions biologiques qu’il apprend à contrôler et à structurer avec le langage.
On pourrait donc dire que son désir d’ordonnancement du monde lui viendrait au fur et à mesure de la
découverte du langage, c’est-à-dire de la possibilité de nommer le monde. Dans ce cas mimesis1 et
mimesis2 se confondraient. Cette distinction n’en demeure pas moins opératoire pour comprendre le phé-
nomène de construction du sens.
80 Le contrat d’information médiatique

structuration préfigurée. Cette préfiguration est d’ordre pratique parce qu’elle


relève d’un rapport expérienciel direct et global entre le sujet et le monde.
– une « mimesis2 », comme configuration du monde préfiguré, qui se fait
entendre comme « une impérieuse demande de sens (...), comme une exi-
gence de mise en ordre » 8, laquelle mise en ordre se fait à travers l’acte
d’énonciation d’un sujet qui procède à une discrétisation du monde à travers
des unités de forme-sens, établit des relations systémiques entre ces unités
et des corrélations homologiques entre différents niveaux d’unités, en fonc-
tion d’enjeux communicatifs. C’est le temps du double acte de structuration
et d’individuation signifiante 9 qui est proposé au sujet destinataire. Cette
configuration est appelée épistémique car elle présuppose une théorie
d’ordonnancement du sens.
– une « mimesis3 », comme refiguration du monde configuré, qui résulte de
l’activité d’intelligibilité du sujet récepteur. Celui-ci navigue entre compré-
hension et interprétation 10, reconstruisant une signification, en fonction de
sa propre finalité d’action et de sa propre expérience intellective et affective,
à partir du monde construit par l’autre. Cette refiguration est appelée hermé-
neutique en ce qu’elle est tentative de réponse interprétative à l’interroga-
tion sur les sens inscrits dans le monde signifié à travers les textes produits
qui le configurent.

Des cyclistes passant en haut d’un col de montagne ne sont perçus au stade de la
mimesis1 que dans leur déplacement linéaire qui s’inscrit dans un certain cadre spa-
tio-temporel, et dans leur succession, c’est-à-dire dans un ordre où il y a du devant
et du derrière. Stade de préfiguration qui se distinguerait de celui de deux individus
en train de se donner des coups avec des gants. Au stade de la mimesis2, cela
pourra être configuré en récit d’une course cycliste (Tour de France). Au stade de la
mimesis3 se produiront des reconstructions plus ou moins dramatisantes selon le
type de récepteur, lesquelles dépendront cependant de la manière dont aura été
configuré le récit en mimesis2.

8. Ricœur P., « Événement et sens », in L’événement en perspective, Raisons Pratiques 2 (p. 41), Édi-
tion de l’EHESS, Paris, 1991.
9. De structuration selon des systèmes d’attente, d’individuation selon des stratégies de rupture.
10. La « compréhension » assurant la reconstruction de la partie explicite de l’intention du sujet com-
muniquant, l’« interprétation » assurant la construction propre au sujet récepteur, selon ses propres réfé-
rences et son possible circuit d’inférences. Voir notre « Les conditions de compréhension du sens de
discours », in Langage en FLE. Texte et compréhension, op. cit.
Informer de quoi ? L’événement comme miroir social du monde 81

2. De l’événement au « processus
d’événementialisation »

Le problème qui se pose dans une telle conception est celui du rapport qui s’établit
entre ce qui surgit dans le monde phénoménal et le travail d’ordonnancement du
sens auquel se livre le sujet.

Du côté du monde phénoménal, il existe, indépendamment du regard de l’homme,


une nature qui vit selon des principes énergétiques dont on peut penser qu’ils obéis-
sent à des lois, qu’ils dépendent d’un ordonnancement relevant de systèmes. De ce
point de vue, on postulera, à la suite d’Edgar Morin 11, qu’il existe des phénomènes
autogénérés « qui se développent selon une logique interne » 12 dans laquelle les
événements ont une place prédictive et donc une relative stabilité participant de
l’ordre des états des choses (comme par exemple, la succession des saisons, l’appari-
tion d’un cyclone), et des phénomènes hétérogénérés « qui ont besoin d’incitations
événementielles-accidentelles pour se développer » 13, et qui sont produits soit par
la rencontre inopinée (coïncidence, hasard) d’éléments appartenant à des systèmes
différents, soit par l’apparition d’un élément externe au système considéré qui joue
le rôle d’événement perturbateur : « destructions, échanges, associations, symbioses,
mutations, régressions, progressions, développements peuvent être la conséquence
de tels événements » 14 (comme par exemple, les effets destructeurs d’un cyclone sur
un village). Par quoi on voit que l’événement, ce n’est pas seulement le désordre ;
c’est tantôt l’ordre (la nécessité), tantôt le désordre (le hasard, la contingence).

Du côté du travail d’ordonnancement du sens, se trouve un sujet qui a une double


faculté : celle de percevoir à travers une expérience directe, non encore conceptuali-
sée 15, les phénomènes dans ce qu’ils ont de potentiellement structurable en rapport
avec le temps et l’espace (par exemple la perception des phénomènes climatiques),
et celle de structurer le monde en le commentant (configuration) à l’aide du lan-
gage. Mais dans un cas comme dans l’autre, ce travail dépend de la capacité du sujet
à intégrer ses perceptions dans un système d’expérience ou de pensée préexistant au
surgissement du phénomène, ce qui exige trois types d’aptitude : de reconnaissance
du système de pensée et des références organisationnelles qui doit permettre de
percevoir et interpréter les événements internes au système ; de perception d’un élé-
ment nouveau, perturbateur, qui surgit hors système (l’inattendu, aléatoire) qui doit
permettre de repérer les événements externes, accidentels ; de réintégration de
l’événement accidentel à l’un des systèmes de pensée préexistants qui doit permet-
tre de modifier lesdits systèmes et d’assurer ainsi leur évolution 16.

11. « Le retour de l’événement », in Communication n° 18, Paris, Le Seuil, 1972.


12. Ibid., p. 17.
13. Ibid.
14. Ibid.
15. Si l’on décide de réserver la « conceptualisation » à l’opération de langage.
16. E. Morin, op. cit., pp. 18-19.
82 Le contrat d’information médiatique

L’événement naît, vit et meurt dans une dialectique permanente de l’ordre et du


désordre, dialectique qui peut être dans la nature, mais dont la perception et la
signifiance dépendent d’un sujet interprétant le monde. Des morts sont des morts,
événement qui dépend de la conjonction d’une multiplicité de logiques, les unes
d’ordre physique (lois de l’énergie) ou biologiques (vieillissement, maladies), d’autres
d’ordre technique (procédés de fabrication), d’autres encore d’ordre humain ; mais sa
signification événementielle, le fait que ces morts soient désignés comme faisant
partie d’un « génocide », d’une « purification ethnique », d’une « solution finale »,
qu’ils soient déclarés « victimes du destin » (catastrophe naturelle) ou de la
« méchanceté humaine » (crime), dépend du regard que le sujet humain porte sur ce
fait, c’est dire des réseaux qu’il établit, à travers sa propre expérience, entre divers
systèmes de pensée et de croyances.
Ce n’est donc pas tant l’événement en tant que tel qui intéresse une discipline du
sens, que ce que l’on appellera le processus d’événementialisation dont il convient de
préciser les conditions de repérage. Pour qu’un événement puisse être repéré, il faut
que se produise une modification dans l’état du monde phénoménal génératrice d’un
état de déséquilibre, que cette modification soit perçue par des sujets (ou que ceux-
ci jugent qu’il y a eu modification) par un effet de « saillance », et que cette per-
ception s’inscrive dans un réseau cohérent de significations sociales par un effet de
« prégnance ».
Modification d’un état du monde qui fait que les êtres (humains ou non humains)
subissent un changement, passent d’un état (E1) à un état (E2) provoquant un
changement de l’ordre des choses, une déstabilisation d’un état stable qui dans son
immuabilité se donnait comme évidence de l’organisation du monde, comme déter-
minisme absolu de l’être. Première condition donc : il faut que quelque chose arrive,
c’est-à-dire que d’une manière ou d’une autre quelque chose fasse rupture dans
l’ordre établi et provoque du déséquilibre dans les systèmes qui fondent cet ordre.
Perception de cette modification, de cette rupture, par un sujet qui est en mesure de
voir de la discontinuité dans le continuum de l’état du monde, du désordre dans un
état d’ordre (ou l’inverse), du mouvement dans l’arrêt (ou l’inverse), du vide en lieu
et place du plein (ou l’inverse), bref qu’il puisse percevoir tout ce qui fait différence.
Deuxième condition pour que l’événement acquière la qualité d’événement : il faut
que quelqu’un perçoive ce qui fait, pour lui, effet de « saillance » dans l’uniformité
du monde (à quoi bon la pluie qui tombe si ce phénomène n’est perçu par
personne ?). Cet effet de saillance relève d’une opération perceptivo-cognitive qui
fait que c’est le sujet qui impose au monde son regard en le faisant passer, selon un
jeu de hasard et de nécessité, d’un état de déterminisme absolu à un état de mouve-
ment aléatoire, d’un état de non-événement à celui d’événement.
Signification de cette modification du monde, car celle-ci doit être digne d’intérêt,
doit être remarquable pour le sujet, être social. Pour ce faire, cette modification, et
sa perception cognitive, doit s’inscrire dans une problématisation, c’est-à-dire dans
une chaîne de causalités qui lui donnera sa raison d’être. Et pour que cette problé-
matisation se réalise, il faut d’une part qu’existe chez le sujet un système de recon-
naissance qui lui permette de juger de l’écart qui existe entre ce nouvel état du
monde et les lois, les règles ou les normes du système préexistant, d’autre part un
Informer de quoi ? L’événement comme miroir social du monde 83

acte d’intervention de ce sujet qui réponde à un désir nouveau de remise en ordre du


monde à travers une recatégorisation sémantique. Cela produit ce que l’on appelle
un effet de « prégnance ». Ainsi la modification n’est plus seulement le fait d’une
saillance, elle devient prégnance pour le sujet. C’est par la prégnance que la
saillance prend sens, se diversifie et devient en quelque sorte nouvelle saillance.
Cela suppose que le sujet s’inscrive lui-même dans un système d’attente dont la per-
turbation par quelque chose d’inattendu qui fait écart ou déviance provoquera à la
fois étonnement et tentative de rationalisation pour rétablir ou modifier les systè-
mes d’intelligibilité du monde déjà existants.
Ce qui est pointé ici, c’est l’événementialisation accidentelle, celle qui se produit du
fait du surgissement d’un élément perturbateur de l’ordre établi et qui a, pour un
sujet donné, un caractère insolite. Ainsi peut s’expliquer que le silence fasse événe-
ment lorsque de la parole, ou du bruit, est attendu ; qu’inversement ce soit le bruit
qui fasse événement, lorsque c’est le silence qui est attendu ; ou encore que
l’absence de mouvement soit insolite, lorsque c’est le mouvement qui est attendu. Et
dans ce processus d’événementialisation, effets de déséquilibre, de saillance et de
prégnance sont solidaires et intimement liés dans un rapport dialectique. Car si
l’événement ne peut émerger que dans une fracture, il ne peut « se laisser penser
que par rapport à ce qui demeure : la substance » 17. Par analogie avec le système
des temps grammaticaux, on pourrait dire : l’événement est de l’ordre du passé sim-
ple, mais il y faut l’imparfait pour qu’il soit perçu et interprété 18, sachant que,
comme dans tout récit, l’imparfait peut devenir saillant, peut passer au premier plan
où surgit l’action, tandis que le passé simple peut « s’imperfectiver », passer à
l’arrière-plan où se constitue la péripétie sans laquelle l’action n’aurait point de
sens 19. Dialectiques du passé simple et de l’imparfait, de la forme et de la subs-
tance, de la saillance et de la prégnance, du monde à signifier et du monde signifié
par un sujet double, de là émerge l’événementialisation.

3. Les opérateurs de la construction


de l’événement médiatique
La finalité de l’information médiatique étant de rendre compte de ce qui advient
dans l’espace public, l’événement sera sélectionné et construit en fonction de son
potentiel d’« actualité », de « socialité » et d’« imprévisibilité ».
Le potentiel d’« actualité » s’évalue selon la distance qui sépare le moment d’appari-
tion de l’événement du moment de l’information. Ce qui amènera les médias à créer
un dispositif propre à configurer cette contemporanéité (par le direct), à en donner
l’illusion (par le différé) ou à la justifier (par la commémoration). Ce potentiel se
transformera en tendance de la part des médias à traiter l’événement dans son

17. P. Ricœur, « Événement et sens », op. cit., p. 44.


18. P. Ricœur rappelle cette analogie, op. cit., p. 54.
19. P. Ricœur développe cette idée que « c’est à la péripétie que l’histoire racontée doit ce caractère
particulier de n’être comprise qu’après coup, à partir de la fin... », op. cit., p. 50.
84 Le contrat d’information médiatique

immédiateté, comme s’il existait dans un état définitif, aussitôt chassé par un autre,
sans que le précédent soit nécessairement suivi. Est également lié à l’actualité un
potentiel de « proximité » spatiale qui se résout dans la qualité de l’événement à
surgir dans un environnement proche du sujet informé. En fait la notion de proxi-
mité est variable selon la nature de l’événement et la façon de le présenter, mais on
peut dire qu’elle participe de l’actualité en tant qu’imaginaire de « corporéité »,
c’est-à-dire de conjonction spatio-temporelle 20.
Le potentiel de « socialité » s’évalue selon l’aptitude à représenter ce qui se passe
dans un monde où rien de ce qui est organisé collectivement (la vie de la cité) et
rien de ce qui touche à la destinée des hommes ne peut être étranger aux individus
qui s’y trouvent plongés et qui, par voie de conséquence, y sont impliqués en tant
que citoyens ou êtres humains 21. Il s’agit là pour les médias de répondre à la condi-
tion de prégnance, ce qui les amènera à construire les univers de discours de
l’espace public en les configurant sous forme de rubriques : politique, économique,
sport, culture, sciences, religion, etc.
Le potentiel d’« imprévisibilité » correspond à la finalité captatrice du contrat
d’information. La saillance sera ici produite par le fait que l’événement choisi
devrait venir perturber la tranquillité des systèmes d’attente du sujet consommateur
d’information, ce qui entraînera l’instance médiatique à mettre en évidence l’inso-
lite, ou le particulièrement notable. L’événement médiatique sera alors réinterprété
en fonction du potentiel de prégnance du récepteur, c’est-à-dire de son aptitude à
recatégoriser dans son système d’intelligibilité et à redramatiser dans son système
émotionnel. D’où les nombreuses tentatives de l’instance de production, auxquelles
nous avons fait allusion, pour essayer de récupérer les lieux communs 22 qui prési-
dent à ce travail mental de recatégorisation.
Le propos comme composante du contrat d’information médiatique s’inscrit donc
dans un processus d’événementialisation au terme duquel doit apparaître ce qui fait
« nouvelle ». Il découpe le monde en un certain nombre d’univers de discours thé-
matisés qui deviendront autant de rubriques, et traite ceux-ci selon des critères
d’actualité, de socialité et d’imprévisibilité, leur assurant ainsi une certaine visibi-
lité, une certaine publicisation et produisant un possible effet de captation. Dès
lors, on comprend que l’espace public se confonde avec l’événement médiatique lui-
même tel qu’il apparaît dans sa configuration discursive 23.

20. Dans la conjonction spatio-temporelle, c’est toujours le corps qui joue le rôle de référence absolu.
21. Il faut remarquer ici que quand on parle d’espace public, il est généralement fait allusion au
citoyen, alors que fait partie de cet espace, en tant que lieu de publicisation, tout ce qui concerne l’être
humain dans sa destinée collective. Ainsi s’explique que le fait divers soit autant objet d’information
médiatique que le fait politique. Seul le « privé » devrait y échapper, mais les médias modernes se char-
gent de la récupérer (voir notre La télé du talk show ou la parole confisquée, en collaboration avec R. Ghi-
glione, Paris, Dunod, 1997).
22. Le « lieu commun » est un savoir collectif qui constitue le terreau des systèmes de valeurs sur les-
quels vivent les groupes sociaux.
23. Ce que Paul Ricœur appelle un « événement sous description », et Louis Quéré « l’individualisation
des événements », se référant à H. White qu’il cite : « il n’y a aucun sens à parler d’événement en soi ; on
ne peut parler que d’événements sous une description ». Voir L’événement en perspective, Raisons Prati-
ques 2, Édition de l’EHESS, Paris, 1991.
partie 2 chapitre 8

Informer
dans quelles circonstances ?
Les dispositifs
de mise en scène

Le chapitre 8 en bref

page 87 La radio, un dispositif sonore


et la « magie de la voix »
page 90 La télévision, un dispositif visuel
et le « choc des images »
page 92 La presse, un dispositif de lisibilité
et le « poids des mots »
page 93 Conclusion : le contrat médiatique,
une machine à construire de l’espace
et de l’opinion publics
page 94 De l’espace public
page 99 De l’opinion à l’opinion publique
86 Le contrat d’information médiatique

Tout acte de communication se réalise dans un certain environnement physique qui


joue à son tour un rôle de contraintes pour la réalisation de cet acte. Ce n’est pas la
même chose de converser à deux ou à quatre, en présence d’un public ou sans celui-
ci, dans un espace de proximité ou d’éloignement ; on ne parle pas de la même
façon selon que ce à quoi on se réfère est en train de se réaliser en présence des
deux interlocuteurs (ce qui induit du commentaire) ou a déjà eu lieu (ce qui induit
du récit) ; ce n’est pas la même chose de s’adresser à l’autre par voie orale directe,
par voie écrite ou par tout autre moyen matériel (porte-voix, téléphone, ondes
radio, image vidéo, etc.). À chaque fois, c’est-à-dire à chaque situation de commu-
nication contractualisée, s’attache un dispositif particulier qui constitue à la fois les
conditions matérielles ad hoc pour que se réalise le contrat, en relation avec ses
autres composantes, et un cadre de contraintes.

Le dispositif est une manière de penser l’articulation entre plusieurs éléments qui
forment un ensemble structuré de par la solidarité combinatoire qui les relie. Ces
éléments sont d’ordre matériel, mais placés, agencés, répartis selon un réseau con-
ceptuel plus ou moins complexe. Il s’agit bien de ce qui constitue l’environnement,
le cadre, le support physique du message, mais cet ensemble ne joue pas le rôle d’un
simple vecteur indifférent à ce qu’il véhicule, servant à transporter n’importe quel
message qui ne se ressentirait aucunement des caractéristiques du support. Tout dis-
positif met le message en forme et ce faisant contribue à lui donner un sens. Une
idée reçue voudrait que le contenu se construise indépendamment de la forme, que
le message soit ce qu’il est, indépendamment de ce qui le supporte. Pourtant, il n’y
a pas, comme il est entendu en linguistique et comme le savent et l’ont dit tous les
poètes, de forme sans contenu, de signifiant sans signifié, de message sans support.
Les deux faces de cette réalité du sens sont dans une solidarité telle 1 qu’on ne peut
atteindre l’une sans l’autre, qu’on ne peut toucher à l’une sans toucher à l’autre 2,
qu’on ne peut concevoir l’une sans concevoir dans le même mouvement de pensée
l’autre. L’influence entre elles est de réciprocité dialectique, conception qui s’oppose
autant à l’idéalisme d’une culture humaniste classique qu’à l’instrumentalisme d’une
culture technologique moderne.

Le dispositif est une composante du contrat de communication sans laquelle il n’est


pas d’interprétation possible des messages, de même qu’une pièce de théâtre
n’aurait pas grand sens sans son dispositif scénique. D’une manière générale, il com-
prend un ou plusieurs types de matériau et se constitue en support à l’aide d’une
certaine technologie. Le matériau est la matière dans laquelle s’informe, prend corps
et se manifeste de manière codée, le système signifiant : l’oralité, la scripturalité 3,
la gestualité, l’iconicité. On peut même aller jusqu’à considérer la nature de ce qui
constitue la texture de ce matériau : la vibration de la voix, le pigment des couleurs,

1. Rapport de « consubstantialité », terme issu du vocabulaire théologique, repris par E. Benveniste


op. cit. (1966) pour parler du rapport de « nécessité » entre signifiant et signifié (p. 52).
2. Rappelons la comparaison faite par Saussure de la feuille de papier dont on ne peut découper le
recto sans découper en même temps le verso.
3. Néologisme construit à partir de « scriptural », choisi pour éviter l’emploi du terme « écriture » qui
tantôt se réfère à ce qui est d’ordre graphique, tantôt à toute activité de mise en texte (l’écriture et le
style).
Informer dans quelles circonstances ? Les dispositifs de mise en scène 87

la typographie, etc. Ces matériaux sont organisés en systèmes sémiologiques,


ensemble de réseaux de signifiants qui permettent la configuration des unités de
sens : système phonique, système graphique, système mimo-gestuel, système iconi-
que. Le support est l’élément matériel qui sert de canal de transmission fixe ou
mobile : le parchemin, du papier, du bois, un mur, des ondes sonores, un écran de
cinéma, un écran vidéo. Et comme pour le matériau on peut en étudier la texture du
point de vue de sa dureté, de son grain, de sa surface, etc. La technologie est
l’ensemble de la machinerie, plus ou moins sophistiquée, qui régule le rapport entre
les différents éléments du matériau et du support. Elle combine oralité, scriptura-
lité, gestualité et iconicité, place d’une certaine façon les éléments sur les
supports ; va même jusqu’à organiser la topologie, c’est-à-dire ordonnancer l’ensem-
ble des participants à l’acte de communication, déterminer leurs possibles con-
nexions, voire réguler une partie de leurs relations (tel emplacement qui facilitera
polémique ou consensus).
Concernant la communication médiatique, ces composantes permettent de distin-
guer les trois grands supports 4 médiatiques que sont la radio, la télévision et la
presse écrite selon les caractéristiques qui leur sont propres 5. Par exemple, la
« voix » pour le support radio, l’« image » pour le support télévision, l’« écrit » pour
le support presse, des différences de matérialité qui ont une incidence sur les repré-
sentations du temps, de l’espace et des conditions de réception que chacun de ces
trois médias construit.

1. La radio, un dispositif sonore


et la « magie de la voix »
La radio, c’est essentiellement de la voix, des sons, de la musique, du bruit, et c’est
cet ensemble qui inscrit ce média dans une tradition orale, d’autant plus marquée
qu’il ne s’accompagne d’aucune image, d’aucune représentation figurée des locuteurs
ni des objets qui produisent ces voix, ces bruits et ces sons. Il en ressort une magie
particulière due à cette absence d’incarnation, et à cette omniprésence d’une pure
voix dont on va jusqu’à entendre le grain par lequel passe le mystère de la séduc-
tion. Sans parler des effets que sont susceptibles de produire les autres sons, on dira

4. On voit qu’il y a deux emplois du mot « support ». L’un, au sens large, qui englobe les différentes
composantes ci-dessus définies. L’autre, au sens restreint que nous lui donnons de « portant » (ce qui
porte). En fait les deux peuvent se rejoindre sans contradiction, c’est pourquoi nous utilisons nous aussi
le sens large qui est le plus répandu dans la littérature sur les médias.
Il en est de même pour le terme « dispositif ». Un emploi large dont nous faisons usage et qui est relatif
au contrat général de communication (voir dans Médias : faits et effets, in numéro spécial Le Français
dans le monde, juillet 1994, Hachette, Paris) ; un emploi plus restreint lorsqu’il s’applique à l’organisa-
tion particulière de telle ou telle émission ou genre d’émission. Ainsi, on peut parler de dispositif du con-
trat d’information en général, de dispositif du débat télévisé, de dispositif de tel genre d’émission (par
exemple : le « débat littéraire »), de dispositif de telle émission (par exemple : Apostrophes), chacun se
trouvant enchâssé dans le précédent. Il n’y a donc pas contradiction entre ces emplois, simplement diffé-
rence de champ d’application.
5. Cela rejoint l’approche « médiologique » définie par Régis Debray, Daniel Bougnoux et d’autres cher-
cheurs dans Les Cahiers de Médiologie.
88 Le contrat d’information médiatique

que la voix avec ses caractéristiques de timbre, d’intonation, de débit et d’accentua-


tion, est révélatrice de ce que l’on appelle banalement l’ « état d’esprit » de celui
qui parle, c’est-à-dire des mouvements qui traversent son affect, de son intériorité
cachée ou du moins invisible, de l’image qu’il se fait de lui-même (et éventuelle-
ment des autres), et jusque et y compris sa position sociale. Ainsi, il pourra paraître
autoritaire ou soumis, potentat ou fragile, émotif ou maître de lui-même, ému ou
froid, toutes choses sur et avec lesquelles jouent hommes politiques et profession-
nels des médias.
Mais l’oralité, c’est aussi un type d’échange langagier particulier. Celui de l’interac-
tion verbale, qui est plus ou moins régulée selon les situations et qui est révélatrice
du type de relation que les interlocuteurs instaurent entre eux, de passion (chaleur)
ou raison (distance), de polémique ou connivence, du type de rapport qu’ils ont au
monde environnant, et même du type de contact qui peut s’établir entre l’instance
d’émission et l’instance de réception. Cela entraîne un certain nombre de consé-
quences pour la mise en scène médiatique.
Par rapport au temps, d’abord. Nous avons vu que l’événement, destiné à devenir
nouvelle, devait, par contrat, se produire dans une temporalité la plus proche possi-
ble de celle de l’instance de réception (c’est la contrainte d’actualité). Le média quel
qu’il soit doit donc gérer cette contrainte en sachant que le temps de l’événement
est différent – et antérieur – au temps de l’énonciation de l’instance de production,
lequel est différent – et antérieur – au temps de consommation de l’instance de
réception. Ainsi, ce qui définit l’actualité des médias est à la fois l’espace-temps du
surgissement de l’événement, lequel doit pouvoir être perçu comme contemporain
par quelque individu social que ce soit (dont le journaliste), et l’espace-temps de la
transmission même de l’événement entre les deux instances de l’information. Cette
cotemporalité est traitée différemment selon le support médiatique qui la met en
scène, et la radio est, des trois médias, celui qui peut faire coïncider le mieux temps
de l’événement et temps de l’écoute. La souplesse du support (un simple micro qui a
la faculté de se déplacer partout), une technologie à la fois simple (rien de plus
facile maintenant que de capter des ondes sonores) et sophistiquée (puissance et
sensibilité de micros miniaturisés) font qu’il est possible d’être très rapidement sur
le terrain des opérations et de suivre tous les mouvements des protagonistes. La
radio est par excellence le média du direct et du temps présent 6.
Par rapport à l’espace, se crée un contact ou une distance entre l’instance de produc-
tion et l’instance de réception. Si celle-ci est irrémédiablement sans contact pour la
presse 7 et distante pour la télévision, en revanche, elle peut être quasiment abolie
à la radio entre le média et l’auditeur par le direct de l’oralité, à quoi s’ajoutent une
énonciation interpellatrice de la part de l’instance médiatique et diverses stratégies
d’interactivité (téléphone, Minitel, sondages immédiats, etc.), créant intimité, con-
fidence, voire même confessionnalité.

6. Il suffit de se souvenir du rôle qu’a joué la radio dans quelques grandes crises politiques (guerres,
révoltes, insurrections, Mai 68) avant que la télévision ne devienne dominante.
7. Le courrier des lecteurs n’est qu’une pâle simulation de contact. Par ailleurs, les éditoriaux et certai-
nes chroniques cherchent, par le jeu des interventions du narrateur, à créer l’illusion du contact.
Informer dans quelles circonstances ? Les dispositifs de mise en scène 89

Par rapport aux conditions de réception. Celles-ci sont propres à chaque grand type
de média, et induisent par contrecoup des mises en formes et des mises en spectacle
de l’information différentes. La radio, pour sa part, en jouant, on vient de le voir,
avec les caractéristiques propres à l’oralité, à la sonorité et à la prise en direct, crée
deux scènes de parole : l’une de description et d’explication des événements du
monde, l’autre d’échange de propos, d’opinions, de points de vue. Pour ce qui con-
cerne la description des événements, l’auditeur, qui ne dispose pas d’images, entre
dans celle-ci grâce à son pouvoir de suggestion, d’évocation et donc de reconstruc-
tion imaginée libre à l’aide d’associations personnelles (ce qui n’est pas le cas de la
télévision qui montre et donc impose). Pour ce qui concerne l’explication, l’auditeur,
qui ne dispose pas du support de l’écrit lui permettant de faire des va-et-vient dans
sa lecture, doit mettre en œuvre un type de compréhension particulier qui repose sur
une logique « juxtapositive » (bien différente de celle de la lecture) du fait d’un
développement explicatif du discours qui ne peut procéder, comme dans l’écrit, par
subordination et enchâssement des arguments. Ce phénomène est accentué lors de
l’écoute de débats et interviews du fait que l’on a affaire à une oralité faite d’inter-
ruptions, d’hésitations, de reprises, de redondances, tous caractères propres de
l’interaction verbale, même si celle qui se produit dans les médias est particu-
lièrement orchestrée. Il ne faut pas dire pour autant que la radio est le média de la
conversation relâchée qui entraînerait de mauvaises constructions de phrases et
impropriétés. Cela peut se produire de la part de tel ou tel participant invité à parler
ou polémiquer, mais la radio est un média où les journalistes écrivent leurs inter-
ventions, quitte à les oraliser par la suite. De là naît une technique de la parole
radiophonique qui fait que des journalistes – surtout les spécialisés et les chroni-
queurs – finissent par parler comme ils écriraient. À cela on peut ajouter que
l’écoute de la radio n’exige pas le même type de concentration que par exemple celui
qui est nécessaire pour la lecture d’un journal, ne serait-ce que parce qu’elle se réa-
lise dans un espace où peuvent se produire simultanément plusieurs activités 8.

Toutes ces caractéristiques propres au dispositif de la radio permettent de compren-


dre pourquoi ce média, univers par excellence de la voix, est particulièrement per-
formant lorsqu’il produit : une parole d’information factuelle immédiate (les flashes
d’information) 9, une parole polémique dans les interviews et débats 10, une parole
intimiste dans certains entretiens qui relèvent presque de la confession 11, une
parole d’analyse à chaud faite de comparaisons et métaphores 12, enfin une parole

8. Prendre sa douche, manger, travailler, ce qui ne serait pas possible non plus pour la télé, à moins
d’en user comme de la radio. Cela ne veut pas dire pour autant que les auditeurs n’enregistrent pas les
informations, y compris les plus sérieuses et les plus difficiles. On ne sait pas grand-chose sur les méca-
nismes psychologiques qui président à la rétention et à la compréhension, mais dire, comme cela est par-
fois avancé par les journalistes eux-mêmes (voir in Mscope n° 1, mars 1992) l’interview de deux
journalistes de radio), qu’il faut faire simple et léger parce que les auditeurs ne sont pas bien réveillés le
matin de bonne heure, ne repose sur aucun fondement.
9. D’où les radios d’information continue.
10. En France, par exemple, l’émission Le masque et la plume, sur France Inter.
11. En France, par exemple, les nuits de Macha Béranger, sur France Inter.
12. On remarquera que les chroniqueurs des journaux d’information usent et abusent de ces procédés
rhétoriques, au nom de l’explicitation.
90 Le contrat d’information médiatique

romanesque dans les récits de belles histoires pour peu que la magie du verbe
agisse 13.

2. La télévision, un dispositif visuel


et le « choc des images »

La télé, c’est l’image et la parole, la parole et l’image. Pas seulement l’image comme
on le dit parfois lorsqu’il s’agit d’en dénoncer les effets manipulatoires, mais image
et parole dans une solidarité telle qu’on ne saurait dire de laquelle des deux dépend
la structuration du sens. Certes, chacune de ces matières signifiantes a sa propre
organisation interne constituant un système sémiologique propre dont la mise en
œuvre discursive construit des univers de sens particuliers, l’image pouvant jouer
davantage avec la représentation du sensible, la parole usant de l’évocation qui
passe par le conceptuel, chacun jouissant d’une certaine autonomie par rapport à
l’autre. Dans certains types de messages, comme le publicitaire 14 et le télévisuel
d’information, c’est de leur interdépendance que naît la signification. Il n’est donc
pas, pour sa signification, d’image à l’état pur comme ce pourrait être le cas dans
certaines créations figuratives de la photo ou des arts plastiques (peinture, sculp-
ture). Cependant, il convient de ne pas assimiler trop vite l’image télévisée –
d’information faudrait-il préciser – et l’image cinématographique comme l’ont souli-
gné quelques auteurs 15. Cette dernière procède d’une même origine énonciative (un
auteur 16) à des fins de construction d’un discours fictionnel. L’image télévisée pro-
cède d’une origine énonciative multiple 17 à des fins de construction d’un discours à
la fois référentiel et fictionnel 18, ce qui pose un problème de responsabilité
juridique : qui est l’auteur d’une information télévisée ? qui peut répondre du sens
qui lui est donné ?

13. Bien des auditeurs interrogés dans des sondages sont incapables de restituer les histoires racontées,
mais disent tous en se référant au conteur : « qu’est-ce qu’il (elle) a une belle voix ! ».
14. R. Barthes (1967), en son temps, avait montré à propos de l’affiche publicitaire les rapports
d’« ancrage » et de « relais » qui pouvaient s’instaurer entre texte et image.
15. F. Jost : « Propositions pour une typologie des documents audiovisuels », revue Sémiotica.
G. Leblanc et J. Mouchon, « Le visuel dans l’information », Études de communication n° 15, Université de
Lille III, 1994. G. Lochard, « Le télévisuel comme objet autonome », revue Degrés n° 48, hiver 1986,
Bruxelles.
16. Même si cet auteur est composite du fait de l’intervention d’un scénariste, d’un dialoguiste, d’un
caméraman, etc. Cet ensemble constitue une même instance d’énonciation dont les composantes se fon-
dent à travers l’opération de montage. C’est d’ailleurs ainsi que le perçoit le spectateur.
17. Celle de l’événement lui-même, celle de sa filmation, celle de son montage et celle de sa diffusion
avec son commentaire et le travail de la régie.
18. Les choses ne sont pas si tranchées. Dans la construction fictionnelle se joue également un jeu dans
lequel il s’agit de témoigner d’une certaine réalité (effets de réel), mais celle-ci n’est pas en rapport avec
une référentialité immédiate du monde. Quant à la construction référentielle de l’image télévisuelle, il
s’agit d’une idéalité qui est donnée par le contrat (crédibilité : « authentifier la réalité en la montrant »).
On sait cependant que l’autre aspect du contrat (la captation) tend à fictionnaliser cette réalité référen-
tielle. Mais cette fictionnalisation n’est pas du même ordre que la précédente, parce que l’enjeu de vérité
n’est pas le même : de symbolisation pour le cinéma, de dramatisation pour le second.
Informer dans quelles circonstances ? Les dispositifs de mise en scène 91

Ceci explique, par la même occasion, le rapport particulier qui s’instaure à la télévi-
sion entre image et parole que l’on peut constater dans le fait que parfois le journal
télévisé peut être écouté sans être regardé comme s’il s’agissait des informations à
la radio, et dans le fait que, si on prend soin de faire un travail de comparaison
d’une chaîne à l’autre, des mêmes images 19 prennent un sens différent selon le com-
mentaire qui les accompagne 20.
Rappelons 21 que l’image est susceptible de produire trois types d’effet : un effet de
réalité, lorsqu’elle est censée rapporter directement ce qui surgit dans le monde ;
un effet de fiction, lorsqu’elle tend à représenter de façon analogique un événe-
ment qui a déjà eu lieu (reconstitution) ; un effet de vérité, lorsqu’elle rend visible
ce qui ne l’est pas à l’œil nu (cartes, graphiques, macro- et micro-prises de vue,
gros plans qui à la fois déréalisent et font pénétrer dans l’univers caché des êtres et
des objets) 22.
Pour ce qui concerne le temps, la télévision, malgré des caméras de plus en plus
sensibles et légères, a beaucoup de mal à faire coïncider temps de l’événement,
temps de l’énonciation et temps de la diffusion. La lourdeur de son matériel et la
rigidité de sa programmation 23 font que bien souvent la télévision diffuse les évé-
nements en différé 24. Et même, lorsque lui est donnée la possibilité d’être sur l’évé-
nement, la présence des caméras a des effets quant à la spontanéité des acteurs des
événements, particulièrement dans les interviews. Il n’empêche que lorsque la télé-
vision montre en direct, l’effet de présence est tel que toute distance spatiale s’abo-
lit, que toute frontière temporelle disparaît et que se crée l’illusion d’une histoire se
faisant dans une co-temporalité consubstantielle au flux de la conscience du
téléspectateur : l’événement que l’on me montre, je le vis, moi, dans mon présent à
la fois actuel et intemporel, car le passé et le futur se fondent en lui.
Pour ce qui concerne l’espace, le média télévisuel peut créer l’illusion du contact
entre instance d’énonciation et instance de réception par une représentation imagée
de face à face entre ces deux instances (la position du présentateur du journal télé-
visé, face à la caméra, et donc au téléspectateur, simulant le face à face de la situa-
tion d’interlocution). Comme la radio, la télévision peut avoir recours à des
stratégies d’interactivité (téléphone, Minitel, sondages immédiats, etc.), dont on
sait qu’elles ne produisent en réalité qu’un simulacre de contact puisque le récep-
teur intervenant est immédiatement « phagocyté » par la mise en scène médiatique.

19. Du fait de l’existence de banques d’images communes aux différentes chaînes.


20. On l’a vu particulièrement au moment de la guerre du Golfe, pauvre en images, dont les unes étaient
répétitives (vision d’une traînée lumineuse dont on disait que c’était des scuds), les autres fournies par le
Pentagone.
21. Nous avons développé ce point dans La parole confisquée..., op. cit., 1997.
22. Les reportages sportifs usent de ce procédé de visualisation pour montrer l’expression des visages de
joueurs ou les phases de jeu litigieuses (tacles au football, arrivée d’une course, etc.) ; au cours des
débats, lorsque sont montrées en gros plan des mains, ou des expressions de visage en contrechamp.
23. La télévision cependant, on le sait, a pris une grande force symbolique dans le renversement des
régimes socialistes des pays de l’Est.
24. Il n’est que de comparer les informations diffusées par les chaînes spécialisées de radio (France-
Info) et de télévision (LCI, CNN) pour se rendre compte que mis à part les événements annoncés, c’est la
radio qui a, de ce point de vue, l’avantage.
92 Le contrat d’information médiatique

Mais effet de contact quand même, car la télévision en utilisant tous ces procédés
peut donner l’illusion de représenter un monde d’événements tel qu’il existe ; qu’il
soit proche ou lointain, celui-ci est rendu présent augmentant l’effet d’ubiquité ;
l’illusion de l’incarnation, une incarnation qui est susceptible de produire soit un
effet d’authentification de l’événement (c’est ce que signifie l’expression : « je l’ai
vu à la télé »), soit un effet de fascination qui peut faire que le téléspectateur,
obsédé par l’image du drame qui lui est présentée, abolisse le reste du monde et
réduise celui-ci à l’image qui en est présentée dans le cadre du téléviseur, soit un
effet de voyeurisme qui peut faire que le téléspectateur ait l’impression de pénétrer
une intimité à l’insu de la personne regardée 25.
Si la télévision est par excellence le média du visible, elle ne peut que proposer deux
types de regard : l’un de transparence, mais d’illusion de transparence, lorsqu’elle
prétend lever le voile, découvrir le caché, donner à voir l’au-delà du miroir ; l’autre
d’opacité, lorsqu’elle impose sa propre sémiologisation du monde, sa propre intrigue,
sa propre dramatisation. C’est pourquoi elle est particulièrement appropriée pour pré-
senter les scènes où se jouent les drames du monde (à travers les journaux télévisés,
les reportages et magazines), celles où se jouent les conflits de parole entre pouvoir
politique et pouvoir civil (à travers les interviews et les débats), celles où se joue la
parole de l’intimité à effet cathartique. Mais l’image étant consommée comme un
bloc sémantique compact 26, qu’elle donne dans la transparence ou dans l’opacité, la
télévision est peu appropriée pour discriminer, analyser et donc expliquer.
L’image télévisuelle est « a-contemplative » 27, car pour qu’il y ait contemplation
possible, il faut que l’objet regardé se fixe ou se déploie dans l’épaisseur du temps et
que le sujet regardant soit libre de l’orientation de son regard. Or la télévision s’ins-
crit dans une séquentialisation temporelle brève qui s’impose à l’instance regardante
en orientant son regard sur les drames du monde. Ainsi on peut dire que la télévi-
sion remplit un rôle social et psychique de reconnaissance de soi à travers l’image
d’un monde rendu visible 28.

3. La presse, un dispositif de lisibilité


et le « poids des mots »
La presse est essentiellement une aire scripturale, faite de mots, de graphiques, de
dessins et parfois d’images fixes, sur un support papier. Cet ensemble inscrit ce
média dans une tradition écrite qui se caractérise essentiellement par : un rapport

25. C’est là-dessus que jouent les talk shows (voir La parole confisquée..., op. cit., Dunod, 1997).
26. On n’a pas fini d’essayer de distinguer les processus de compréhension qui se réalisent à l’issue
d’une communication verbale ou visuelle. Mais jusqu’à preuve du contraire, on peut tenir cette hypothèse
de la « compacité » de l’image. De plus, il conviendra dans l’avenir de s’interroger sur les processus de
compréhension de l’image virtuelle.
27. Ce qui pose le problème des émissions d’art à la télévision, et particulièrement de peinture.
28. « Cette mise en sens du réel par l’image, où chacun se projette dans ce qui lui apparaît un reflet de
son environnement, est constitutive du sujet » (Claire Belisle, « Image, imaginaire et représentation en
formation d’adultes », in Les savoirs dans les pratiques quotidiennes, CNRS, 1984.)
Informer dans quelles circonstances ? Les dispositifs de mise en scène 93

distancié entre celui qui écrit et celui qui lit, du fait de l’absence physique de l’ins-
tance d’émission et de l’instance de réception, l’une vis-à-vis de l’autre ; une acti-
vité de conceptualisation de la part des deux instances pour se représenter le
monde, ce qui produit des logiques de production et de compréhension spécifiques ;
un parcours oculaire multi-orienté de l’espace d’écriture qui fait que ce qui a été
écrit reste comme une trace sur laquelle on peut constamment revenir : celui qui
écrit pour rectifier ou effacer, celui qui lit pour remémorer ou recomposer sa lecture.
Le rapport de distanciation et d’absence physique entre les instances de l’échange
fait que la presse est un média qui, par définition, ne peut faire coïncider temps de
l’événement, temps de l’écriture, temps de production de l’information et temps de
la lecture. On le sait, il faut d’abord un certain temps de fabrication du produit, puis
un temps de transport d’un lieu à un autre (circuit de distribution) et enfin un
temps de lecture, une succession de moments opératoires qui produisent un fort
décalage entre l’instant de surgissement de l’événement et le moment où le lecteur
en prend connaissance 29.
L’activité de conceptualisation est beaucoup plus analytique que dans l’oralité ou
l’iconicité. De plus, comme celle-ci s’accompagne d’un mouvement oculaire qui par-
court sans cesse l’espace scriptural du début à la fin (et même dans plusieurs sens),
le lecteur met en œuvre un type de compréhension plus discriminatoire et organisa-
trice qui repose sur une logique « hiérarchisée » : opérations de connexion entre les
différentes parties d’un récit, de subordination et d’enchâssement des arguments, de
reconstruction des différents types de raisonnement (en arbre, en continuité, en
parallèle, etc.). L’écrit joue un rôle de preuve pour l’établissement de la vérité, ce
que ne peut faire l’oralité, non reparcourable et apparemment plus éphémère.
Ces caractéristiques propres au dispositif de la presse permettent de comprendre
pourquoi ce média, univers par excellence du lisible, est particulièrement perfor-
mant, d’une part dans les analyses et commentaires, les éditoriaux, les tribunes et
réflexions, les chroniques, tout ce qui approfondit l’information, la met en pers-
pective et s’interroge sur les conséquences à venir des événements ; d’autre part
dans les récits, faits divers et montages de dossiers ; d’une troisième part dans les
informations des pages pratiques, lieu par excellence du parcours synoptique ;
enfin, dans les titres qui, faisant fonction d’annonce suggestive comme les slogans
publicitaires, sont destinés à déclencher une activité de décryptage, c’est-à-dire
d’intelligibilité.

4. Conclusion : le contrat médiatique, une machine


à construire de l’espace et de l’opinion publics
Pour clore cette partie, nous compléterons le schéma de la construction du sens
décrit dans la première partie, en l’appliquant à la communication médiatique. Celle-
ci, comme dans tout acte de communication, se réalise selon un double processus

29. Ce handicap sera compensé par le développement d’un espace stratégique d’information différent de
celui des deux autres médias.
94 Le contrat d’information médiatique

de transformation et de transaction. Dans ce cas, le « monde à décrire » est le lieu


où se trouve l’« événement brut » et le processus de transformation consiste pour
l’instance médiatique, à faire passer l’événement d’un état qu’on peut qualifier de
brut (mais déjà interprété) à l’état de monde médiatique construit, c’est-à-dire de
« nouvelle » ; ce processus se trouve sous la dépendance du processus de transac-
tion qui consiste à construire la nouvelle en fonction de la manière dont l’instance
médiatique imagine l’instance réceptrice, laquelle réinterprète la nouvelle à sa
manière. Ce double processus s’inscrit à son tour dans un contrat qui détermine les
conditions de mise en scène de l’information, orientant les opérations qui doivent
s’effectuer dans chacun de ces processus.

Figure 3 « Contrat de communication »

« Contrat de communication »

« Événement Instance « Nouvelle » Instance


➡ ➡ « Événement
brut et de production ➡ Événement de réception- ➡ interprété »
interprété » médiatique construit médiatique

processus de transformation processus d'interprétation

processus de transaction

C’est le contrat de communication médiatique qui engendre un espace public d’infor-


mation et c’est dans son propre cadre que se construit l’opinion publique.

5. De l’espace public
La notion d’espace public a fait l’objet de nombreuses études, alimentant une dis-
cussion autour de la structure et de la composition de celui-ci, discussion dont il
ressort certaines idées qui tendent à se stabiliser autour des propositions de
J. Habermas et de H. Arendt. Nous ne rentrerons pas dans les détails de ce débat.
Notre propos est de reprendre dans une problématique langagière ce qui nous sem-
ble faire objet de consensus dans le champ philosophico-sociologique, pour éclairer
l’acte d’information médiatique.
Depuis l’origine – l’avènement de la cité grecque – qui fonde les bases de l’opposition
entre chose publique et chose privée, en passant par la civitas romaine qui développe
la notion de « bien commun » en l’attachant à celle de pouvoir, puis par la Renais-
sance qui fait sortir ce qui est public du monde monarchique pour l’élargir à un
monde bourgeois et presque exclusivement citadin, jusqu’à l’époque contemporaine
qui, associant cette notion à celle d’opinion publique, en fait un espace de représen-
tation, de partage et de discussion de la citoyenneté 30, la notion d’espace public ne

30. Voir sur cette question la présentation du dossier « Espaces publics, sciences sociales et
démocratie », par P. Chanial, in la revue Quaderni n° 18.
Informer dans quelles circonstances ? Les dispositifs de mise en scène 95

cesse de s’élargir et de ce fait pose deux questions, corrélatives l’une de l’autre : celle
de la frontière entre le public et le privé, devenue particulièrement accrue avec l’évo-
lution des médias, et surtout de la télévision qui investit de plus en plus le domaine
du privé ; celle de la nature de ce qui est d’ordre public, particulièrement sur la ques-
tion de savoir si celle-ci est une ou plurielle, homogène ou hétérogène 31.

Pour répondre à la question de la frontière entre espace public et espace privé, on se


référera aux concepts qui permettent d’expliquer le phénomène de constitution, de
maintien, de changement, de disparition des langues, que ce soit des patois, des
dialectes ou des langues nationales.

Pour une part, une langue vit à travers les activités du groupe social qui la parle,
c’est-à-dire qui à la fois fait usage de la parole et tente de se représenter le fonction-
nement de sa langue en lui attribuant des valeurs. De là que les langues se
« grammatisent » 32 selon un système de prescription sociale, porté par l’école, qui
dicte des frontières entre le correct et la faute, ce qui se dit et ne se dit pas, ce qui
est bien parler et mal parler. Ainsi se fondent les communautés linguistiques. Pour
une autre part, ces communautés sont soumises à des pressions linguistiques venant
de l’extérieur, car soit elles cherchent à étendre leur territoire ou à agrandir le nom-
bre de leurs membres en conquérant d’autres communautés proches, et alors se pose
le problème de la confrontation linguistique, soit ce sont elles qui sont pénétrées,
voire envahies par les membres d’autres communautés, ou par des us et coutumes
étrangers 33, et alors se pose le problème de l’intégration linguistique. Ainsi, face à
la pression linguistique, le groupe social peut réagir en acceptant 34 ces nouveautés
qu’elle intégrera par emprunt ou assimilation 35 au risque de modifier 36 sa langue 37 ;
ce mouvement centrifuge correspond à ce que les dialectologues nomment la « force
d’intercourse ». Mais le groupe social peut également réagir en rejetant ces nouveau-
tés, en se refermant sur lui-même, défendant son pré carré linguistique 38 ; ce mou-
vement centripète correspond à ce que en dialectologie on désigne par l’expression
« force de clocher ».

Ce double jeu d’usage/représentation et de force centrifuge (ouverture)/force cen-


tripète (fermeture), en réaction aux influences extérieures peut être étendu à toute
l’organisation sociale d’une communauté humaine, quelle que soit sa dimension. Un
groupe social, pour se reconnaître comme tel, a besoin de réguler ses échanges

31. Voir, avec l’ensemble du dossier, la critique que J. Habermas fait de sa propre proposition, dans le
même numéro de Quaderni, sous le titre « L’Espace Public, 30 ans après ».
32. Terme proposé par Sylvain Auroux (voir Journalistes et linguistes, même langue, même langage ?,
revue Mscope Hors série, avril 1994, p. 19, CRDP de Versailles. Voir aussi, du même auteur, La philosophie
du langage, PUF, Paris, 1996.
33. Des objets importés, des modes de langage qui créent emprunts et néologismes.
34. Il ne s’agit pas d’une acceptation nécessairement consciente, et celle-ci est très variable selon les
communautés.
35. Il y a divers types d’assimilation : phonétique, morphologique, syntaxique, lexical.
36. Les puristes disent « pervertir ».
37. Cette modification est plus ou moins importante, et se fait dans le temps. Ainsi est-on passé du
latin populaire au roman puis aux français d’oc et d’oïl, puis au français langue nationale.
38. Ainsi s’expliquent les mouvements sporadiques, en France particulièrement, de défense de la langue.
96 Le contrat d’information médiatique

selon des règles de classement des objets, des actions et des normes de jugement. Il
faut donc qu’il agisse, mais aussi qu’il juge ses propres comportements, qu’il pro-
duise des discours d’évaluation, et que, faisant circuler ceux-ci, il instaure un par-
tage de ces représentations.

Les représentations ont essentiellement trois fonctions sociales intimement liées


l’une à l’autre : celle d’organisation collective des systèmes de valeurs qui consti-
tuent des schèmes de pensée normés propres à un groupe ; celle d’exhibition face à
sa propre collectivité des caractéristiques comportementales du groupe (rituels et
lieux communs) à des fins de visibilité », car les membres du groupe ont besoin de
connaître ce qu’ils partagent qui les différencie des autres groupes et ce faisant
construit leur identité ; celle d’incarnation des valeurs dominantes du groupe dans
des figures (individu, institution, objet symbolique) qui jouent le rôle de représen-
tant de l’identité collective.

Ainsi se constituent des exclusions 39, et, partant, les territoires et frontières d’un
espace autour de ce qui est perçu comme le même ou l’autre, dans un jeu permanent
entre des mouvements de « normativisation » selon J. Habermas 40, de « publicisa-
tion » selon H. Arendt 41, et ajouterons-nous, pour comprendre le rôle joué par les
médias, de « présentification ».

Cela explique que l’espace public ne puisse être, par définition, universel, mais au
contraire dépendant des spécificités culturelles de chaque groupe, même si l’on peut
remarquer des similitudes entre certains d’entre eux du fait de leur appartenance à
une même aire civilisationnelle 42. Cela explique également que la différence entre
privé et public ne doive pas se concevoir comme une opposition fixe, mais comme
un double mouvement centrifuge et centripète qui fait que l’un se laisse envahir par
l’autre et que du même coup les deux sont amenés à se recomposer et se redéfinir au
fur et à mesure. Lorsque les magazines populaires ont commencé à faire leur choux
gras de la vie privée des stars du showbiz, c’était rendre le privé public ; lorsque la
télévision moderne fait apparaître des hommes politiques, avec femmes et amis dans
des émissions traitant de problèmes de la vie quotidienne, voire intime, c’est rendre
public un autre privé ; lorsque l’on fait des émissions sur des individus anonymes qui

39. C’est le fondement de la théorie de l’enfermement de Michel Foucault (voir Surveiller et punir, Galli-
mard, Paris, 1975).
40. L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise,
Payot, Paris, 1978. Théorie de l’agir communicationnel, Fayard, Paris, 1987.
41. Le Système Totalitaire, Le Seuil, 1972. La crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972.
42. Ce concept d’« aire civilisationnelle » se réfère au fait qu’à l’issue de contacts entre peuples et cul-
tures, il se produit des échanges et des assimilations de comportements, de représentations et donc de
valeurs, ce qui finit par créer de vastes espaces de « reconnaissances » au-delà des spécificités culturel-
les, un lieu mental commun comme le dit l’écrivain martiniquais Édouard Glissant (Le discours antillais, Le
Seuil, Paris, 1981), par exemple l’aire de la civilisation occidentale. De plus, après avoir mené des recher-
ches comparées sur les débats à la télévision dans différents pays d’Europe, nous pouvons conclure provi-
soirement à la prégnance de la spécificité des espaces publics de chaque culture qui domine sur la
machine médiatique télévisuelle (voir Charaudeau P. et Ghiglione R., La télé du talk show ou la parole con-
fisquée, Dunod, Paris, 1997).
Informer dans quelles circonstances ? Les dispositifs de mise en scène 97

sont transformés en héros d’un jour devant public et caméras, comme dans les rea-
lity shows, c’est encore rendre public un privé jusqu’alors méconnu. Du coup, on voit
à travers cette succession de recompositions de l’opposition public/privé que ce qui
fait transgression dans un premier temps devient norme par la suite. Ainsi est allée
se modifiant cette opposition depuis la notion de bien commun, qui était pour les
Grecs le critère permettant de déterminer ce qui était d’ordre public, jusqu’à
aujourd’hui où ce qui est bien individuel ou collectif semble être déclaré nécessaire-
ment objet commun. Il y a là quelque chose de ce que Georges Balandier appelle
« la parole déforcée, le caché rendu manifeste à tout instant sous le régime du tout
visible » 43.

Pour répondre à la question de la nature de l’espace public, nous nous référerons à la


notion de « discours circulant ». Le discours circulant est une somme empirique
d’énoncés à visée définitionnelle sur ce que sont les êtres, les actions, les événe-
ments, leurs caractéristiques, leurs comportements et les jugements qui s’y atta-
chent. Ces énoncés prennent une forme discursive qui parfois se fige en fragments
textuels (proverbes, dictons, maximes et toute expression figée), parfois varie en
façons de parler à phraséologie variable, et se constituent en sociolectes 44. C’est à
travers eux que les membres d’une communauté se reconnaissent. On peut assigner
au discours circulant au moins trois fonctions, qui nous renvoient en partie à celles
des représentations 45 :

– une fonction d’institution du pouvoir/contre-pouvoir. Elle est assurée par des


discours qui produisent une « parole de transcendance », c’est-à-dire une
parole qui s’impose comme autorité, une autorité qui procède de sa position
de suprématie ou d’au-dessus de la mêlée sociale, et qui de ce fait donne un
sens à l’action sociale, l’oriente, lui sert de guide et fonde sa puissance. Il
s’agit ici du discours du pouvoir politique, de tout ce qui l’incarne institu-
tionnellement et particulièrement de ce qui apparaît sous la figure de l’État.
Cependant, face à ces discours de pouvoir se développent (là où c’est possi-
ble) d’autres discours, de revendication, de contestation de l’ordre imposé,
et dont la force dépend à la fois de l’organisation du groupe qui les produit,
de ses possibilités de mobilisation et des valeurs éthiques qu’il emblématise.
En cela ces discours agissent comme un contre-pouvoir, une contre-orienta-
tion, représentant traditionnellement le discours du pouvoir civil que nous
préférons appeler le discours de la « société citoyenne » ;

43. Voir in Mscope n° 6, op. cit., p. 153.


44. Ce terme en usage dans la sociolinguistique désigne « l’usage propre à une catégorie sociale parti-
culière (comme) l’idiolecte est la façon de parler caractéristique d’un individu (...) et le technnolecte,
l’usage propre à un domaine professionnel » (Boyer H., Éléments de sociolinguistique, Dunod, Paris,
1991). Nous l’empruntons en l’étendant aux usages discursifs et non seulement strictement de la langue.
45. Il ne s’agit donc pas ici d’une conception « représentationniste » du langage qui défend, comme le
rappelle L. Quéré (L’événement en perspective, Raisons Pratiques 2, Édition de l’EHESS, Paris, 1991),
« l’idée qu’on peut séparer nettement le langage et ce qu’il représente, décrit, rapporte » (p. 267). Pour
nous, le processus de représentation se confond avec celui de signification construite par le langage,
dans tous ses aspects référentiel, pragmatique et psychosocial.
98 Le contrat d’information médiatique

– une fonction de régulation de la quotidienneté sociale. Elle est assurée par des
discours ordinaires qui en même temps déterminent ce que sont et ce que
doivent être les comportements du corps social. En ritualisant les actes lan-
gagiers du quotidien, en produisant des discours qui justifient les habitudes
comportementales (alimentaires 46, de transports, de travail, de loisirs, etc.),
en se dotant de codes langagiers (de politesse, d’honneur, d’accueil) 47, les
groupes sociaux se construisent une visibilité par des discours qui normali-
sent les relations sociales en produisant ce que Erving Goffman appelle « les
cadres de l’expérience » 48, lesquels se fondent sur des évaluations éthiques,
des identifications ou refoulements d’émotions 49 déterminant ainsi ce qui
est ordre ou désordre, à faire ou ne pas faire, bien ou mal. Il s’agit des dis-
cours qui témoignent de ce qu’est la vie civile des anonymes que nous pré-
férons appeler la « société ordinaire » de « l’espace commun » que l’instance
médiatique peut supposer de la cible ;

– une fonction de dramatisation. Elle est assurée par des discours qui racontent
les problèmes de la vie des hommes, la façon dont ceux-ci, confrontés aux
aléas des forces du visible et de l’invisible, jouent leur vie, par imaginaires
interposés, dans un combat sans merci entre les forces de leur propre désir
et celles du destin qui s’impose comme fatalité. Il s’agit ici des histoires,
récits de fictions, mythes et autres discours qui témoignent de la destinée
humaine.

Ces fonctions s’entrecroisent de façon permanente construisant un espace public qui


ne peut être considéré comme un lieu homogène, traversé qu’il est par ces mouve-
ments et ces discours de socialisation et de publicisation. On rejoint ici le point de
vue d’Habermas qui dans sa récente révision théorique 50 reconnaît que « les critères
de jugement eux-mêmes ont changé (...) du fait de la perméabilité croissante des
frontières entre culture ordinaire et haute culture, et de la “nouvelle intimité entre
politique et culture”, elle-même tout aussi ambivalente et n’assimilant pas simple-
ment l’information à la distraction ». L’espace public n’est ni unique, ni un fait, ni
un point de départ. Il résulte de la conjonction des pratiques sociales et des repré-
sentations. Les premières constituent le moteur des secondes, et celles-ci donnent
leur raison d’être à celles-là en leur attribuant des valeurs qui tendent à les confor-
ter ou les modifier. Cette interaction dialectique construit un espace pluriel et mou-
vant dans lequel on peut distinguer un espace public plus ou moins institutionnalisé
et un espace commun de gestion quotidienne.

46. La gastronomie d’un pays résulte d’un mélange de plusieurs ingrédients : les aliments de base qui s’y
trouvent, des pratiques culinaires provenant d’expériences quotidiennes et les discours de valorisation de
ces pratiques.
47. Voir Les rituels du Savoir vivre, Dominique Picard, Le Seuil, Paris, 1995.
48. Voir Les éditions de Minuit, Paris, 1991.
49. Voir « Les émotions et l’espace public » de Patricia Paperman, op. cit.
50. « L’Espace Public, 30 ans après », in Quaderni n° 18.
Informer dans quelles circonstances ? Les dispositifs de mise en scène 99

Dès lors, on ne peut suivre ceux qui laissent entendre 51, que les médias modernes se
sont emparés de l’espace public pour le transformer. Les médias ne sont qu’une
forme de publicisation. Ils ne font que participer à ce qui constitue, déconstitue ou
transforme l’espace public, à l’intérieur du contrat d’information médiatique. En
revanche, ce qui se produit, à certains moments de l’histoire, est la publicisation de
l’espace public sous diverses formes : religieuse sous l’influence de l’Église, festive
et bouffonne dans le peuple, intrigante et spectaculaire dans les cours sous les
monarchies 52 ; aujourd’hui, ce sont les médias, et particulièrement la télévision, qui
en assurent certaines formes spectacularisantes.

6. De l’opinion à l’opinion publique


Dans cette relation entre instance de production et instance de réception se cons-
truit l’opinion publique. Mais qu’est-ce que l’opinion publique, quel type de rapport
s’instaure entre ces deux instances, et d’abord, qu’est-ce que l’opinion tout court ?
L’opinion appartient au vaste domaine du croire, c’est-à-dire à ce qui n’est pas en
prise directe avec l’action mais avec l’imaginaire de savoir dans lequel le sujet peut
exercer son jugement. Le croire se définit dans un rapport du sujet au savoir. Le
croire est donc plus vaste que l’opinion puisqu’il inclut également la croyance. Mais
a-t-on affaire aux mêmes notions lorsque l’on parle de savoir, de croyance, d’opinion
ou d’appréciation 53 ?
Le savoir n’est pas, comme on le dit souvent, le point terminal du passage d’un état
provisoire de connaissance à un état final, à l’issue d’un processus de « démodé-
lisation » 54 qui consiste à soumettre les faits à une série d’épreuves de réalité pour
en établir une vérité ou une fausseté qui serait indépendante du sujet. Autrement
dit, on aurait d’abord une opinion, puis on accéderait au savoir. Le savoir, au con-
traire, appartient à un domaine de reconnaissance des faits qui est totalement indé-
pendant de tout acte d’énonciation et donc de toute présence de sujet. Dans cette
perspective, on dira que le sujet a ou n’a pas le savoir, et qu’il n’a pas de point de
vue à donner sur celui-ci. Le savoir serait une entité discrète qui alors peut être
appelée connaissance.
La croyance appartient à un domaine dans lequel existe déjà une vérité constituée,
qui dépend d’un certain système de pensée, et à laquelle le sujet adhère de façon
non rationnelle. C’est donc un domaine qui se définit par la rencontre entre une
vérité comme « savoir qui se sait savoir » 55 et un sujet qui va vers celle-ci, animé

51. Bien des ouvrages et chroniques dans les journaux se font l’écho d’un certain discours catastro-
phiste.
52. Voir l’entretien Georges Balandier-Régis Debray, in la revue Mscope n° 6, décembre 1995, CRDP de
Versailles.
53. En cela, nous partageons une grande partie de l’analyse proposée par L. Quéré in « L’opinion : l’éco-
nomie du vraisemblable », revue Réseaux n° 43, CNET, 1990.
54. L. Quéré, op. cit., p. 37.
55. Ibid., p. 38.
100 Le contrat d’information médiatique

d’« une certitude sans preuve » 56, et se l’approprie. On reconnaîtra ici les mouve-
ments individuels ou collectifs d’adhésion à des grands systèmes de pensée ou à cer-
tains grands récits du monde qui constituent le support aux croyances religieuses,
magiques ou mythiques. Mais il ne s’agit pas seulement de cela. Toute adhésion à
des idées reçues, des rumeurs, des jugements stéréotypés qui apparaissent sous
forme d’énoncés plus ou moins figés (proverbes, dictons, maximes, mais aussi tour-
nures idiomatiques, phraséologie ritualisée, etc.), qui circulent dans les groupes
sociaux, participe de ce phénomène de croyance. Car dans tous les cas, à travers ces
énoncés, le sujet croit adhérer à une vérité universelle, à un monde d’évidence qui le
rassure 57.

L’opinion est le résultat d’une activité qui « prend ensemble des éléments hétérogè-
nes et les associe ou les compose selon la logique du nécessaire ou du vraisembla-
ble » 58. Elle relève en effet d’un calcul de probabilité au terme duquel le sujet se
détermine une attitude intellective de pour ou de contre cette vraisemblance du
monde. L’opinion ressemble à la croyance, par ce mouvement de pour et de contre,
mais elle s’en distingue par le calcul de probabilité qui n’existe pas dans la
croyance, et qui fait que l’opinion résulte d’un jugement hypothétique sur une posi-
tion favorable/défavorable et non sur un acte d’adhésion/rejet. Par ailleurs, l’opi-
nion ne doit pas être confondue avec la connaissance. La connaissance est
indépendante du sujet qui sait, l’opinion, au contraire, témoigne du point de vue du
sujet à propos d’un savoir. L’opinion n’énonce pas une vérité sur le monde, mais un
point de vue sur les vérités du monde. La connaissance renvoie au monde, l’opinion
renvoie au sujet.

L’appréciation participe également de ce mouvement d’évaluation des connaissances


et se distingue pour les mêmes raisons du « savoir » et de la « croyance ». Mais, à
l’inverse de l’opinion, elle ne procède pas d’un mouvement du sujet vers une con-
naissance, mais d’une réaction du sujet face à un fait. Il n’y a pas ici de calcul de
probabilité mais attitude réactive immédiate. En outre, deuxième différence, l’acti-
vité du sujet ne s’exerce pas dans un univers de rationalité mais dans un univers
d’affect : vis-à-vis d’un fait, le sujet ressent, identifie, exprime un avis positif ou
négatif, mais en aucun cas ne calcule. C’est ce qui distingue ces deux « jugements
réfléchissants » 59 que sont : (1) « Je crois que le président se mettra de notre
côté » et (2) « Je trouve bien que le président se soit mis de notre côté ». L’énoncé
(1) évalue rationnellement les chances de voir se réaliser un fait, exprimant une
opinion ; l’énoncé (2) évalue a posteriori, de manière réactive, à travers un jugement
de valeur (affect), le bien-fondé du fait, exprimant une appréciation. Cette activité

56. F. Jacques, L’espace logique de l’interlocution, PUF, Paris, 1985.


57. « La maxime est compromise dans une idée essentialiste de la nature humaine, elle est liée à l’idéo-
logie classique : c’est la plus arrogante (souvent la plus bête) des formes de langage. Pourquoi donc ne
pas la rejeter ? La raison en est, comme toujours, émotive : j’écris des maximes (ou j’en esquisse le mou-
vement) pour me rassurer (…). La maxime est une sorte de phrase-nom, et nommer, c’est apaiser. »
Roland Barthes par roland barthes, p. 181, Paris, Le Seuil, 1975.
58. P. Ricœur, Temps et Récit, Tome 1 (1983), cité par L. Quéré, op. cit., p. 45.
59. Qui s’oppose à « jugement déterminé », rappelé par L. Quéré, op. cit., p. 42.
Informer dans quelles circonstances ? Les dispositifs de mise en scène 101

est donc toujours polarisée selon un système de tri et de codage des émotions qui
sont classées, dans chaque société, selon ce qu’il convient de faire ou de ne pas
faire, de ressentir ou de ne pas ressentir, de juger bien ou mal. Nous l’avons déjà dit,
cet univers de l’affect ne relève pas seulement de pulsions qui ne seraient pas struc-
turées. Ce domaine est structuré par des formes d’expression qui témoignent, non
des pulsions elles-mêmes, mais de la façon dont celles-ci s’insèrent dans un système
d’évaluation des comportements en société, construisant ce que l’on appelle tradi-
tionnellement une morale 60, que l’on pourrait appeler ici une « morale
émotionnelle » : les rituels de politesse et de préservation de la face, le code de
l’honneur, l’esprit de corps et de solidarité, l’expression du plaisir ou de l’aversion, la
façon d’établir socialement des rapports de force et l’exercice du pouvoir sur l’autre.

Ainsi, opinion et appréciation sont deux formes de « jugements réfléchissants » qui


correspondent chacune à un type différent d’activité langagière, et procèdent de
deux mouvements inverses : l’opinion vers le fait comme évaluation intellective,
l’appréciation à partir du fait comme réaction affective. Elles ont cependant deux
choses en commun : l’une est que le système d’évaluation sur lequel elles reposent
n’est pas universel ; celui-ci se réfère à un modèle de comportement social par le
biais d’un système de normes, lequel est toujours relatif à un contexte socio-
culturel ; l’autre, corrélative de la précédente, est que le sujet peut avoir quatre atti-
tudes face au modèle de comportement : il partage les traits du modèle avec le
groupe auquel il appartient (figure du « nous sommes ») ; il endosse les traits du
modèle qui se référerait à l’universel porté par un tiers qui en constitue l’exemplaire
valant pour tous (figure du « on est ») ; il reconnaît mais n’endosse pas les traits du
modèle qui sont reconnus comme caractéristiques d’un groupe autre (figure du « eux,
ils sont ») ; enfin, il endosse les traits du modèle de comportement en tant qu’indi-
vidu, revendiquant sa singularité vis-à-vis des autres (figure du « moi, je suis ») 61.

Définir l’opinion publique du point de vue des médias n’est donc pas chose aisée.
Celle-ci est souvent traitée comme une entité plus ou moins homogène, alors qu’elle
résulte d’un entrecroisement entre connaissances et croyances d’un côté, opinions
et appréciations de l’autre. Les affaires de corruption, les problèmes de société (le
foulard islamique), les grandes questions internationales (l’humanitaire, les guerres)
sont traitées par la presse, la radio et la télévision, en utilisant, avec des degrés
variables, des hypothèses (non nécessairement conscientes) qui portent tantôt sur
les possibles opinions et arguments qui circulent dans une société à propos de ces
thèmes, tantôt sur les imaginaires relatifs à des appréciations et des croyances
comme par exemple les sentiments de générosité, de justice et d’honnêteté. Que
l’opinion publique soit conçue sous sa variante rationaliste du XVIIIe siècle qui la
définit comme un peuple porteur d’une raison consensuelle, sous sa variante instinc-
tuelle du XIXe qui la définit comme une foule porteuse d’un amalgame de sentiments

60. Rappelons l’étude déjà citée de Patricia Paperman : « Les émotions et l’espace public », revue Qua-
derni, n° 18, 1992.
61. Pour ces catégories utilisées en psychologie sociale, voir Zavalloni M., « L’identité psychosociale :
un concept à la recherche d’une science », in Introduction à la psychologie sociale, Moscovici S. (éd.),
Paris, Larousse, 1972.
102 Le contrat d’information médiatique

livrés à toutes les manipulations des leaders, ou sous sa variante scientifico-techni-


que d’après le Deuxième Guerre mondiale qui la définit comme une moyenne statisti-
que 62, elle dépend de cet entrecroisement multiple, et on ne pourra jamais en parler
raisonnablement si l’on ne tient pas compte de ces deux séries de paramètres : la
distinction des lieux de pertinence (s’agit-il de l’opinion publique imaginée par
l’instance médiatique, celle qui émane des réalisations du discours informatif lui-
même, ou celle qui est construite à travers l’étude des comportements du public ?) ;
la nature des jugements du groupe qui les exprime (s’agit-il de croyances, d’opi-
nions, d’appréciations ?).
L’instance de production et l’instance de réception se trouvent engagées dans un
processus de transaction, dans lequel la première instance joue un double rôle de
témoin du monde et d’interpellateur d’un public-citoyen, et la seconde joue un rôle
réactif de miroir déformant du fait que le discours qui circule entre les deux relève
d’imaginaires sociaux. Le rapport qui s’instaure entre ces deux instances est donc
sans échange : l’information est donnée à consommer comme dans un musée, où
sont exposés, selon diverses stratégies, des objets (matériels, événementiels, infor-
mationnels) ayant une signification plus ou moins symbolique, au regard d’un public
dont il faut éveiller l’intérêt et chez lequel il faut susciter du plaisir, à des fins
d’éducation (culturelle ou civique) ; le public de son côté reçoit et réinterprète à sa
façon ces objets d’information offerts à son expectative, sans pouvoir interpeller à
son tour l’instance qui la lui présente. Les médias ont beau avoir recours à des tech-
niques dites interactives, il ne se produit pas pour autant du dialogue et de
l’échange, seulement son simulacre.
En outre, cette relation pour être unidirectionnelle n’en est pas davantage une rela-
tion de hiérarchie, et malgré le qualificatif de quatrième pouvoir qui est souvent
attribué aux médias, ceux-ci ne peuvent en réalité produire un discours de pouvoir.
Il faudrait pour cela qu’ils se trouvent en position d’« auctoritas » 63, position qui
donnerait à leur parole une valeur de décision, une valeur qui leur permettrait de
sanctionner au sens juridique ou de consacrer au sens religieux. Si on peut parler de
pouvoir à propos des médias, c’est celui d’une influence à travers du faire savoir, du
faire penser et du faire ressentir. Ce serait un détournement du contrat d’informa-
tion, que de prétendre à une telle autorité. Certains journalistes en ont conscience
et dénoncent une telle dérive : « Il y a vraiment eu un rousseauisme journalistique
qui s’est développé ces dernières années. Des confrères, pétris d’une déontologie
mythique, interrogeaient les hommes politiques en disant : “Nous, les journalistes,
pensons que” ; des confrères intervenaient ainsi devant les hommes politiques ! Je
croyais parfois rêver ! » 64. Il ne s’agit donc que d’influence – ce qui est déjà beau-
coup –, mais d’une influence indirecte du fait de cette asymétrie entre une instance
de production composite et une instance de réception non directement saisissable.
L’instance de production est puissante dans son ensemble, en tant que machine
médiatique. Mais aucun de ses acteurs pour actif qu’il soit n’a à lui seul du pouvoir.

62. Ces variantes sont proposées et étudiées par Tremblay G., « L’opinion publique, une théorie de la
représentation sociale », in Les savoirs dans les pratiques quotidiennes, Paris, CNRS, 1984.
63. Comme le disent chacun à sa façon Émile Benveniste et Pierre Bourdieu.
64. J. Macé-Scaron dans l’interview de la revue Mots n° 37.
Informer dans quelles circonstances ? Les dispositifs de mise en scène 103

Le journaliste en tant que producteur de l’énonciation première est menacé par les
exigences de réussite et d’audimat que la machine médiatique lui impose, et de plus
au terme du processus de mise en scène de l’information son énonciation s’en trouve
transformée. Le partenariat défini par le contrat de communication médiatique se
fonde sur un rapport de résonance. Chacun des partenaires ne peut se mettre en
phase provisoire avec l’autre que par le biais de représentations supposées partagées
qui, portées par des discours, circulent parmi les membres d’une communauté cultu-
relle donnée. Instance de production/instance de réception se trouvent dans une
relation de construction différée de l’opinion publique.
partie 3

Les stratégies de mise en scène


de l’information

La partie 3 en bref page 107 Chapitre 9 La construction de la nouvelle :


un monde filtré

page 125 Chapitre 10 Rapporter l’événement

page 145 Chapitre 11 Commenter l’événement

page 157 Chapitre 12 Provoquer l’événement


106 Les médias et l’information

Les données du contrat de communication médiatique constituent le cadre de con-


traintes dans lequel se déploie la mise en scène du discours d’information. Sous la
houlette de la double finalité de crédibilité et de captation, les contraintes relatives
à la position des instances de communication et à la saisie de l’événement imposent
un certain mode d’organisation du discours et un certain ordonnancement thémati-
que. Le sujet informant (journaliste et instance médiatique) est donc pris entre ces
contraintes et son projet personnel de description et d’explication des événements.
Il est à la fois contraint et libre dans la mise en scène de son discours, comme un
metteur en scène est à la fois libre et contraint dans le montage d’une pièce de
théâtre. Il doit tenir compte des composantes de la situation de communication,
faute de quoi il ne serait pas compris, mais en même temps il peut jouer avec celles-
ci, les agencer d’une manière particulière et les présenter de diverses façons. Autre-
ment dit, il peut user de stratégies en fonction des enjeux de crédibilité et de cap-
tation qu’il se donne.
Pour ce faire, il procède à une certaine construction de la nouvelle et traite l’informa-
tion selon certains modes discursifs en fonction des dispositifs par lesquels il passe.
Par exemple, la nouvelle concernant le suicide collectif des membres d’une secte
résulte d’un choix thématique à la fois objectif, classant cet événement dans la
rubrique des faits de société, et symbolique (l’horreur d’une mort collective). Elle
sera rapportée selon un mode discursif qui décrit les faits avec minutie, produisant
un effet d’objectivité, mais aussi selon une description dramatisante, produisant un
effet émotionnel susceptible de toucher chez celui qui s’informe des instincts de
voyeurisme ou de peur.
partie 3 chapitre 9

La construction de la nouvelle :
un monde filtré

Le chapitre 9 en bref

page 108 De l’événement à la nouvelle

page 109 Les stratégies de sélection des faits

page 117 La structuration médiatique


de l’espace social

page 121 L’identification des sources

page 123 Les modes d’organisation du discours


d’information
108 Les stratégies de mise en scène de l’information

Il n’est pas de saisie de la réalité empirique qui ne passe par le filtre d’un point de
vue particulier, lequel construit un objet particulier qui est donné pour un fragment
de réel. Nous avons toujours affaire à du réel construit, dès que l’on essaye de ren-
dre compte de cette réalité empirique, et non à la réalité elle-même. Défendre l’idée
qu’il existe une réalité ontologique qui est cachée par des faux-semblants qu’il fau-
drait faire éclater pour la dévoiler reviendrait à retomber dans un positivisme de
mauvais aloi.

1. De l’événement à la nouvelle
Derrière le discours médiatique, il n’y a pas un espace social qui serait masqué,
déformé ou parcellisé par celui-ci. L’espace social est une réalité empirique compo-
site, non homogène qui dépend, pour sa signification, du regard qui est posé sur lui
par les différents acteurs sociaux, à travers les discours qu’ils produisent pour
essayer de le rendre intelligible. Des morts sont des morts, mais pour qu’ils signifient
« génocide », « purification ethnique », « solution finale », « victimes de la desti-
née », il faut qu’ils s’insèrent dans des discours d’intelligibilité du monde qui eux-
mêmes témoignent des systèmes de valeurs qui caractérisent les groupes sociaux.
Autrement dit, pour que l’événement existe, il faut le nommer. L’événement ne signi-
fie pas en soi. L’événement ne signifie qu’en tant qu’il fait événement dans un dis-
cours. L’événement signifié naît dans un processus événementiel dont on a vu qu’il
se construit au terme d’une triple mimesis. De là naît ce qu’il est convenu d’appeler :
« la nouvelle ».
Parfois ce terme désigne ce qui est nouveau, or on sait que dans les médias une
nouvelle peut se prolonger dans le temps en se répétant : les grèves, un conflit, une
affaire de corruption, etc. ; ce serait confondre événement et surgissement premier
de l’événement. Parfois ce terme désigne une information liée à une source (nou-
velle diplomatique, nouvelle militaire), mais ce serait confondre l’événement comme
phénomène avec la source qui le transforme en information. Parfois il désigne le fait
lui-même (un tremblement de terre), alors que l’événement ne devient nouvelle que
dans l’instant où il est porté à la connaissance de quelqu’un.
On proposera d’appeler « nouvelle » un ensemble d’informations se rapportant à un
même espace thématique, ayant un caractère de nouveauté, provenant d’une cer-
taine source et pouvant être diversement traité. Un même espace thématique, cela
veut dire que l’événement, d’une façon ou d’une autre, est un fait qui s’inscrit dans
un certain domaine de l’espace public, et qui peut être rapporté sous forme d’un
mini-récit. Ainsi qu’un journal titre : « Grève », « Nucléaire », « Bosnie », « Les Rol-
ling Stones au Zénith », dans chacun de ces titres, il est question de lieux, de faits,
d’acteurs qui apparaissent dans un certain secteur de la vie sociale. Un caractère de
nouveauté, cela veut dire, non pas qu’on n’avait jamais parlé auparavant de l’événe-
ment, mais qu’un élément est apporté qui jusqu’alors était inconnu du public (du
moins le suppose-t-on). C’est là toute l’ambiguïté de l’expression « les nouvelles du
jour » (les « news ») : des éléments d’information peuvent faire naître un nouvel
espace thématique, mais ils peuvent aussi se rattacher à un espace thématique déjà
circonscrit et connu, comme dans le cas d’un conflit qui se prolonge et dont les
La construction de la nouvelle : un monde filtré 109

médias traitent quotidiennement. Une certaine source, cela veut dire que l’événe-
ment est converti en information par une certaine instance, et que la crédibilité de
cette information sera évaluée selon la nature de la source. Diversement traité, cela
veut dire que, dans l’instant même où l’on apporte la nouvelle, on la traite sous une
certaine forme discursive qui consiste grosso modo à décrire ce qui s’est passé, rap-
porter des réactions, analyser les faits.
Dans une telle définition, la construction thématique de la nouvelle pose essentiel-
lement trois types de questions : quels sont les principes de sélection des faits ?
quels sont les modes de découpage médiatique de l’espace social ? comment sont
identifiées les sources ?

2. Les stratégies de sélection des faits


Les événements qui se produisent dans le monde sont en nombre bien supérieur à
celui des événements traités dans et par les médias. Il convient donc de se deman-
der qu’est-ce qui préside aux choix qu’opère l’instance médiatique. Elle le fait en
fonction de données plus ou moins objectives qui concernent le temps, l’espace et la
hiérarchie qui convertissent l’événement en nouvelle.

2.1 Le temps : l’obsession du présent et l’absence


de perspective
Les médias ont à charge de rendre compte d’événements qui se situent dans une
cotemporalité énonciative. De ce fait, ils doivent essayer de rapprocher le plus pos-
sible les deux moments opposés dans la chaîne temporelle : instant du surgissement
de l’événement > instant de la production médiatique > instant de la sortie du pro-
duit médiatique > instant de la consommation de la nouvelle. Chaque support de dif-
fusion (presse, radio, télévision) le fait à sa façon en fonction des moyens
techniques qui sont les siens, mais ce qui leur est commun est ce cadre temporel
dans lequel se définit la nouvelle comme actualité. L’actualité est donc ce qui répond
à la question : « que se passe-t-il en ce moment ? ». C’est ce qui donne à la nou-
velle son caractère factuel dépourvu, en son principe, de toute qualification subjec-
tive et de toute tentative d’explication de sa raison d’être.
Ce caractère de cotemporalité qui définit l’actualité médiatique ne doit cependant
pas être confondu avec celui d’autres domaines. En histoire, par exemple, la contem-
poranéité couvre un espace de temps beaucoup plus étendu, parce qu’il se définit à
partir de la permanence des organisations sociales et des comportements des peuples
et des nations, à travers leur imaginaire social et les valeurs symboliques qui les
sous-tendent. Dans le domaine des sciences et des techniques, seront considérées
d’actualité les découvertes ou les machines qui sont encore performantes, c’est-à-dire
non encore supplantées par d’autres plus performantes. La contemporanéité médiati-
que, c’est le fait que l’apparition de l’événement soit le plus consubstantiel possible à
l’acte de transmission de la nouvelle et à la consommation de celle-ci. Ce pourquoi il
est préférable de parler ici de cotemporalité plutôt que de contemporanéité. La
110 Les stratégies de mise en scène de l’information

notion d’actualité est tellement centrale dans le contrat médiatique que l’on peut
dire que c’est elle qui guide les choix thématiques 1. Cela explique deux des carac-
téristiques essentielles du discours d’information médiatique : son éphémérité et son
a-historicité.
Une nouvelle est par définition éphémère. Elle dure ce que dure un éclair, l’instant
de son apparition. Une nouvelle, dans les médias, a une définition plus extensive ;
elle peut par exemple être répétée en gardant une certaine fraîcheur (matraquage),
mais à la condition qu’elle reste dans le cadre d’une actualité immédiate. En effet, la
nouvelle n’a droit de cité dans les organes d’information que tant qu’elle s’inscrit
dans une actualité qui se renouvelle par l’apport d’au moins un élément nouveau ; et
encore faut-il que cet élément nouveau soit porteur d’une forte charge d’inattendu
pour éviter ce que les médias redoutent le plus – et qui dépend de la représentation
qu’ils en ont – à savoir la saturation. D’où cette valse des nouvelles, l’une chassant
l’autre comme un clou chasse l’autre, vite reléguées dans le placard aux oubliettes
ou en ressortant dès que l’actualité de l’insolite l’exige. À moins que ce ne soit une
commémoration qui l’en fasse sortir, cet acte de célébration d’un événement appar-
tenant à un passé lointain dont il faut revivifier (ou momifier) 2 la valeur symboli-
que, à l’occasion d’une date anniversaire : le passé devient présent.
Cela explique la difficulté qu’éprouvent les médias à rendre compte du passé et à
imaginer l’avenir. Les médias ne peuvent jamais garantir que ce qui est rapporté
porte la marque d’une pérennité quelconque. Le discours des médias se fonde autour
du présent d’actualité, et c’est à partir de ce point de référence absolu qu’ils regar-
dent timidement vers l’hier et le demain, sans pouvoir en dire grand-chose. Tantôt,
ils procèdent à ce que le milieu professionnel appelle des mises en perspective qui ne
peuvent être des explications historiques. Aussi peut-on dire que le discours d’infor-
mation médiatique a un caractère fondamentalement a-historique.
Le temps ne s’impose à l’homme qu’à travers le filtre de l’imaginaire que celui-ci s’en
donne, et, pour les médias, à travers l’imaginaire de l’urgence. Urgence dans la
transmission de l’information qui fait qu’une fois l’acte accompli, il se produit
comme une béance qui doit être comblée le plus vite possible par une autre
urgence ; ainsi de béances en urgences se construit l’actualité comme une succes-
sion de nouvelles, dans une fuite en avant sans fin, quand ce n’est pas dans une
anticipation 3.
Qu’est-ce donc que cette vision plate du monde que nous proposent les médias, dans
laquelle il n’y a aucune durée, aucune perspective vers le passé (ou si peu), aucune
projection vers l’avenir (ou si timide) ? Et comment l’homme qui passe son existence
à s’interroger sur son origine et sa destinée peut-il s’intéresser à cette platitude des

1. Le Guide de la rédaction édité par le CFPJ (1992) ne dit-il pas : « Une information a cela de commun
avec le poisson et la salade que plus elle est fraîche, meilleure elle est ».
2. Pour J.L. Godard, ce serait « le rachat de quelque chose qu’on aurait pu sauver » et donc que l’on
momifie (Le Monde, 21-22 mai 1995).
3. Un exemple de cette anticipation : la plupart des médias européens ont annoncé de façon prématu-
rée la victoire de Shimon Peres aux dernières élections en Israël, alors qu’il a finalement été battu. Cela
montre par la même occasion que ce qui importe le plus vis-à-vis du temps, c’est l’annonce de la nou-
velle, plus que son explication.
La construction de la nouvelle : un monde filtré 111

faits du monde ? Voilà un premier défi à relever pour les médias. Ils y arrivent selon
nous au prix d’un bluff, mais un bluff noble, un bluff pour la bonne cause du droit à
l’information du citoyen. Ce bluff, c’est le récit. L’événement est converti en nou-
velle à travers une mise en récit qui l’insère dans une interrogation sur l’origine et le
devenir, lui redonnant un semblant (illusoire) d’épaisseur temporelle. Et si l’on peut
parler de bluff, c’est parce que cette mise en récit se fait au détriment de la référen-
tialité de l’événement qui fonde pourtant le contrat d’information. Le mot « bluff »
n’est entaché ici d’aucune connotation morale. Au poker, le bluff fait partie de la
règle au point qu’il fonde ce jeu en le différenciant d’autres. Cela est dit et admis.
Pour les médias, il en est de même, avec la différence que cela ne peut être dit ni
admis. Et pourtant, c’est la meilleure réponse que les médias puissent apporter à la
question du temps.

2.2 L’espace entre ubiquité et proximité

Les médias ont à charge de rapporter les événements du monde qui se sont déroulés
dans des lieux proches ou lointains de celui où se trouve l’instance de réception.
L’éloignement spatial de l’événement oblige l’instance médiatique à se doter de
moyens pour le découvrir et l’atteindre. Elle le fait en utilisant des industries de ser-
vices d’information (agences), en entretenant dans le monde un réseau de collabora-
teurs (correspondants), en sollicitant des informations de la part de diverses
institutions ou groupes sociaux (sources officielles ou officieuses), en faisant appel
à toutes sortes de témoins. Ainsi peut-elle, le plus vite possible et quasi simultané-
ment, transmettre ces nouvelles à l’instance de réception qui est mise en position –
illusoire – de voir, d’entendre ou de lire ce qui se passe en même temps dans divers
points du monde. Celle-ci peut se croire à juste titre investie d’un don d’ubiquité.

La proximité spatiale, en revanche, est ce qui est censé donner à la nouvelle un


caractère d’intérêt particulier, parce qu’elle s’est déroulée dans le même espace phy-
sique que celui dans lequel se meut l’instance de réception elle-même. Les représen-
tations professionnelles postulent qu’un événement proche est censé intéresser plus
particulièrement le citoyen 4. Cela reste à vérifier, mais c’est ce qui fait que peut être
distinguée une information nationale d’une information régionale, l’une se situant
dans un espace d’action distant du sujet, l’autre dans un espace proche, restreignant
par là même son caractère public. C’est aussi ce qui partage les opinions du monde
professionnel des médias sur le rôle que celles-ci doivent remplir vis-à-vis du
citoyen, les unes critiquant l’étroitesse d’esprit et le manque d’intérêt des nouvelles
locales, voire nationales, par rapport à ce qui se passe dans le monde (l’étranger), et
donc prônant des informations internationales 5, les autres voulant au contraire
développer une citoyenneté de terroir, de proximité, de convivialité 6.

4. Le Guide de la rédaction édité par le CFPJ (1992) le dit encore : « La “proximité” géographique est
un des principaux facteurs d’appréciation de l’importance d’une nouvelle ».
5. Exemples : Courrier international, CBS Evening News, Continentales sur FR3.
6. Exemples : les journaux régionaux qui, en France, ont la plus forte diffusion ; les radios locales et
les chaînes de télévision régionales.
112 Les stratégies de mise en scène de l’information

Mais cette question de l’ici et de l’ailleurs est relative, car elle est, elle aussi, affaire
d’imaginaire. Lorsqu’existaient les pays dits de l’Est, la Yougoslavie, pour les pays
occidentaux était aussi lointaine, en imaginaire, que la Tchétchénie. Depuis le con-
flit en ex-Yougoslavie, ces pays se trouvent en Europe, « aux portes de Paris »
comme l’ont titré certains journaux. La guerre du Golfe a contribué à rapprocher les
pays arabes de l’Europe, le temps du conflit. Le peu de cas que l’on fait de certains
autres conflits de par le monde (Tchétchénie), les éloigne. C’est donc une fois de
plus le mode de traitement de la nouvelle qui rendra ce lieu événementiel proche ou
lointain. Que ce qui s’y passe fasse peser l’ombre d’une menace sur les intérêts de
ceux qui reçoivent l’information (la guerre du Golfe avec sa double menace
économique : le pétrole, et civilisationnelle : l’Orient contre l’Occident ; le conflit en
ex-Yougoslavie dans un nouvel enjeu européen 7), et le lieu décrit par la nouvelle
deviendra proche ; qu’un conflit soit traité, au contraire, avec distance, empêchant
de ressentir la pression d’une menace, et l’espace public sera alors ressenti comme
appartenant à un monde différent du sien, dans un lieu géographique lointain.
Cette question de l’espace témoigne, d’une façon générale, de l’antagonisme qui
existe chez l’être humain entre deux imaginaires au milieu desquels il se débat pour
se forger une identité : le terroir et la planète. Le terroir, symbole de la force de clo-
cher conservatrice qui enfouit les racines de l’identité bien profond dans la terre
nourricière, la terre des ancêtres, de la famille, des voisins, des amis, des relations
intimes ; le terroir qui délimite l’horizon de vie, le champ d’action de l’homme, à ce
qui lui est proche, à ce qu’il peut toucher, ou reconnaître immédiatement comme
familier. L’imaginaire de la planète, symbole du désir d’expansion, d’expansion vers
d’autres horizons, d’expansion qui, à l’inverse de la force de clocher, ne laisse pas
aux racines le temps de prendre, et fait que l’homme, telle la rose des vents, se
laisse porter à travers l’espace ; la planète qui ouvre l’horizon de vie, le champ
d’action de l’homme à ce qui est différent, lointain, exotique, qu’il peut poursuivre
dans une quête sans fin, vivant en permanence par procuration des mondes et des
héros qu’il s’invente.
Les médias sont pris entre ces deux imaginaires qui déterminent deux types de
publics : ceux qui s’accrochent au terroir (la presse régionale, avec la chasse, la
pêche, la politique locale, les faits divers impliquant des gens du cru) ; ceux qui
rêvent de la planète (la presse nationale, avec la politique du pays et de l’étranger,
le sport, les faits de société). Mais quel média ne rêve de pouvoir atteindre en même
temps ces deux types de public ? D’autant que, selon les pays, l’un rapporte plus que
l’autre ? En France, par exemple, cela induit des effets biens connus : la presse
nationale a du mal à vivre alors que la presse régionale se porte bien ainsi que les
hebdomadaires qui du même coup pourvoient au déficit des journaux locaux quant
aux informations planétaires. Comment se sortir de ce nouveau dilemme entre égo-
centrisme et désir d’ubiquité ? Le bluff ici est difficile à monter. Mais un certain

7. Dans l’étude du Centre d’Analyse du Discours de l’Université Paris XIII sur le conflit en ex-Yougosla-
vie, il apparaît que la quantité thématique concernant ce sujet à la télévision devient plus importante au
fur et à mesure que le conflit est « francisé » dans sa présentation (voir « La construction thématique du
conflit en ex-Yougoslavie par les journaux télévisés français (1990-1994) », revue Mots n° 47, juin 1996,
Presses de Sciences Po.
La construction de la nouvelle : un monde filtré 113

simulacre de la participation citoyenne (plus facile à construire à la radio et à la


télévision par l’illusion d’interactivité), est une tentative de réponse.

2.3 Le critère d’importance dans la hiérarchie


des événements
La sélection des événements opérée par les médias impose un certain découpage de
l’espace public et une certaine figure de l’événement. La question est de savoir sur
quels critères se fait cette sélection. On distinguera deux types de critères, l’un
externe, l’autre interne.
Les critères externes sont tournés vers le mode d’apparition de l’événement qui peut
être de trois sortes :
■ l’événement surgit dans sa factualité, avec un caractère d’inattendu, parce
qu’il ne pouvait être prévu par les systèmes d’attente de la vie sociale. On a
affaire à l’événement-accident, l’exemple type en étant les catastrophes dites
naturelles (tremblements de terre, ouragans, inondations, etc.)
■ l’événement est programmé du fait de l’existence d’un calendrier ponctuant
l’organisation et le déroulement de la vie sociale. Il s’agit ici d’un avènement,
c’est-à-dire de l’apparition de quelque chose qui est connu par avance ou
annoncé et donc attendu, l’exemple type en étant les manifestations sporti-
ves (championnats de football, de rugby, etc.), culturelles (chanteurs enta-
mant un concert, ouvertures d’expositions, sorties de films, de pièces de
théâtre, etc.) et les rituels de la vie politique institutionnelle (inaugurations,
fêtes officielles, commémorations, élections, etc.)
■ l’événement est suscité, il est préparé et provoqué par tel ou tel secteur ins-
titutionnel – particulièrement le secteur du pouvoir politique – qui fait pres-
sion auprès des médias à des fins de stratégie (détourner l’attention de
l’opinion publique sur un problème, provoquer un mécontentement sur une
mesure sociale pour en faire passer d’autres, jeter en pâture aux journalistes
un scandale pour couvrir une autre affaire, etc.). Se pose ici un problème de
manipulation à la source de l’événement qui met les médias dans une posi-
tion inconfortable.

Les critères internes sont ceux relatifs aux choix qu’opère l’instance médiatique en
fonction du principe de saillance dont on a parlé. Ces choix dépendent de la façon
dont les médias se représentent ce qui est susceptible d’intéresser ou d’émouvoir le
public. On vient d’en voir un aspect avec les critères de proximité spatiale et tempo-
relle, mais il en est d’autres qui se superposent, voire se substituent à ceux-là. Par
exemple, lors du conflit en ex-Yougoslavie, se produisent au mois d’août 1992 des
événements dramatiques (découverte des camps serbes) qui pourtant sont relégués
au second plan dans les journaux télévisés par l’ouverture des Jeux Olympiques 8.

8. Voir « La construction thématique du conflit en ex-Yougoslavie par les journaux télévisés français
(1990-1994) », revue Mots n° 47 (p. 99), juin 1996, Presses de Sciences Po.
114 Les stratégies de mise en scène de l’information

À l’inverse on voit comment un détail de la vie personnelle d’un homme politique


est monté en affaire de corruption jusqu’à produire des conséquences dramatiques 9.
Pour expliquer ces phénomènes, on pourrait rappeler l’hypothèse de l’Agenda Setting
qui repose sur l’idée que les individus participant de la vie sociale organisent leurs
commentaires sur ce qui se passe dans l’espace public en fonction de ce que leur
présentent les médias. En conséquence, les médias, en sélectionnant les informa-
tions et en les présentant comme ce qui s’est réellement passé, empêchent que
d’autres événements arrivent à la connaissance du citoyen. Les médias imposeraient
donc le menu événementiel du jour 10. Cependant on ne peut préjuger des effets
réels de l’Agenda et ce pour au moins deux raisons.
L’une est que le rapport entre l’externe et l’interne n’est pas de simple cause à effet.
Les journalistes savent qu’ils peuvent être l’objet de pressions et de tentatives de
manipulation de la part du pouvoir politique, et le pouvoir politique sait que les
journalistes le savent. Il s’instaure donc un rapport plus subtil qu’on ne pourrait
l’imaginer entre ces deux instances, rapport marqué par la méfiance de la part de la
première, et par la distance de la part de la seconde : « Le maître mot du journa-
lisme politique – dit le journaliste Fabien Roland-Lévy – est, selon moi, la distance.
(...) Si un état-major de parti veut faire d’un congrès un gros événement médiati-
que, il va inviter les journalistes, les faire voyager, laisser courir à l’avance le bruit
que le chef du parti va faire un discours important. Le résultat est parfois qu’il ne
s’est tout bonnement rien passé à ce congrès et que le discours du président X
mérite une “brève”. Prendre des distances consiste dans ce cas de figure à réduire
dans la rubrique la place initialement consacrée à l’événement, à savoir donner une
plus grande importance à une actualité apparemment plus modeste. Une bonne hié-
rarchisation du traitement de l’information fait partie de cette distanciation indis-
pensable. (...) Quand le journaliste et l’attaché de presse [d’un responsable
politique] sont de bons professionnels, ils pratiquent plus ou moins, le donnant
donnant, sachant, l’un et l’autre, ce qu’ils veulent » 11.
L’autre raison réside dans le fait que l’Agenda, ce n’est pas seulement les faits, mais
les faits avec leur traitement. L’Agenda ne se construit pas seulement sur des critères
de saillance mais aussi de prégnance. C’est ce qui rend difficile l’évaluation de son
impact. Prégnance et saillance interagissent l’un sur l’autre, produisant dans l’orga-
nisation des faits médiatiques un phénomène d’amalgame. Amalgame en amont, au
moment de la sélection-construction-traitement du fait, car au nom de l’intelligibi-
lité (mais aussi de la captation), les médias présentent les faits en établissant à
tout prix (c’est leur justification) des liens d’analogie ou de causalité entre ceux-ci.
Il en ressort une rationalisation compactée de l’espace public, comme si celui-ci ne
pouvait être constitué que de faits solidaires les uns des autres. Amalgame égale-
ment en aval, en réception, au moment de la consommation des nouvelles ; amal-
game qui ne coïncide pas nécessairement avec celui de la production, car il dépend

9. On pense à l’affaire, en France, de Pierre Bérégovoy.


10. L’hypothèse de l’agenda setting a été lancée par Mc Combs M. & Shaw dans un article intitulé « The
agenda setting function of mass media », Public Opinion Quaterly, n° 36, 1972, puis reprise, prolongée et
souvent critiquée par d’autres études, principalement aux États-Unis.
11. Revue Mots n° 37, op. cit.
La construction de la nouvelle : un monde filtré 115

des opérations de saisie de l’information auxquelles se livre le récepteur, de la façon


dont il intègre la nouvelle dans son préconstruit de connaissances et de croyances,
et donc des analogies et causalités que lui-même produit. L’amalgame de la produc-
tion se réalise dans un flux de traitement de l’information qui passe par sa program-
mation plus ou moins consciente. L’amalgame de la réception se produit dans un flux
fragmenté du point de vue de la pratique de consommation de l’information, et con-
tinu du point de vue de l’interprétation.
Si on ne peut nier que l’Agenda ait quelque influence sur la construction thémati-
que, il n’y a pas de quoi en faire une théorie. Pour désigner ce phénomène de rela-
tion entre l’externe et l’interne dans la construction de l’espace public médiatique,
nous préférons parler de fonction de « filtrage » des médias, comme une tentative
de maîtrise de l’événementialisation.
L’accident est l’autre aspect saillant dont les médias tirent parti. L’accident entendu
comme symptôme de drame humain. Car ce n’est pas l’accident en tant que tel qui
intéresse les médias mais ce qu’il recouvre : qu’il soit trace de drame humain. Qu’il
s’agisse de faits à caractère politique, de faits dits divers, de faits de société ou de
justice 12, ils doivent tous être traités selon des catégories propres à évoquer les
drames de la destinée humaine : l’insolite qui défie les normes de la logique 13 ;
l’énorme qui dépasse celles de la quantité, obligeant l’être humain à se reconnaître
petit et fragile 14 ; l’inouï qui renvoie à l’au-delà comme lieu de toute-puissance,
plus souvent des forces du mal que du bien 15 ; le répétitif qui transforme l’aléatoire
en fatalité 16 ; le hasard qui fait coïncider deux logiques en principe étrangères l’une
à l’autre, nous obligeant à nous interroger sur cette coïncidence 17 ; le tragique qui
décrit le conflit entre passion et raison, entre pulsions de vie et pulsions de mort 18 ;
l’horreur enfin qui conjoint exacerbation du spectacle de la mort et froideur du pro-
cessus d’extermination 19. Ces catégories témoignent en définitive de deux états du
monde : un état de désordre, un état de triomphe de l’ordre social. Le premier est
aisé à trouver, car il est le plus facilement perceptible de par son caractère de rup-
ture d’avec les normes établies, d’infraction aux règles constitutives de l’expérience
humaine : les guerres, l’exclusion, la maladie, le chômage, et toutes les manifesta-
tions de transgression à l’ordre social (grèves, assassinats, révolutions, etc.). C’est
ce qui justifie ce jugement maintes fois porté sur les médias : « ils ne parlent que

12. Le journal Libération a été le premier, en France, à considérer que les faits divers étaient des faits de
société témoignant, à l’égal des faits politiques, de ce qu’est l’actualité ; d’où un changement dans la
présentation de ces faits. Plus récemment, ce même journal, dans sa dernière mouture, a supprimé cette
rubrique pour inclure ces faits dans les différentes sections « Monde », « France », « Vous », « Métro »,
etc., bien que, dans l’été 1995, il ait consacré une série aux « Grands faits divers » de par le monde.
13. Titre : « Il se pend avec le fil de son sonotone ».
14. Titre : « Une catastrophe : la boue qui tue ».
15. Titre : « Le diable était au rendez-vous ».
16. Titre : « Cambriolé trois fois, il met le feu à sa maison ».
17. Titre : « Une cheminée tombe : 10 morts ».
18. Titre : « Il la tue par amour ».
19. « Sarajevo : que peut-il y avoir de plus après le dernier bombardement ? » (I. Ramonet). Voir l’emploi
abondant dans la presse française de l’expression « purification ethnique ». Lire à ce propos l’article d’Alice
Krieg, « La “purification ethnique” dans la presse. Avènement et propagation d’une formule », revue Mots
n° 47, op. cit.
116 Les stratégies de mise en scène de l’information

des trains qui n’arrivent pas à l’heure ». Autrement dit : « un chien qui mord un
homme » n’est pas a priori digne de devenir nouvelle, mais « un homme qui mord un
chien », ça c’est une nouvelle ! Le second état du monde est moins courant. C’est
celui qui fait apparaître des héros qui, à force de combats et d’exploits, finissent par
triompher des méfaits et rétablissent un bienfait, une justice, une sorte d’ordre nou-
veau dans lequel les hommes pourraient se retrouver et communier 20.

Cela met les médias dans une contradiction. L’événement médiatique est sélectionné
en fonction de son potentiel de saillance qui réside soit dans son caractère de nota-
bilité ou d’inattendu 21, soit dans son caractère de désordre 22. Mais alors, sont écar-
tés deux autres aspects de l’événement. L’un réside dans sa régularité, l’événement
pouvant apparaître dans la quotidienneté sociale. D’où l’incapacité des médias à trai-
ter de cette autre face du journalier, le vrai quotidien que G. Perec appelle l’infra-
ordinaire : « Les journaux parlent de tout sauf du journalier. (...) Ce qui se passe
vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe cha-
que jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le
bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, com-
ment le décrire ? » 23. L’autre aspect exclu réside dans la distance, la mise à distance
historique qui permet ce que P. Ricœur nomme un « retour de l’événement », l’émer-
gence d’événements sur-signifiants : « le dépassement de l’histoire événementielle
dans une histoire de longue durée (qui) crée des événements à une autre échelle
historique » 24. Et de citer les trois tomes de la Méditerranée et le Monde méditerra-
néen au temps de Philippe II de Braudel qui raconte, au-delà de la mort de Philippe
II, « l’apogée et le déclin du héros méditerranéen. Le statut de ce super-événement
est remarquable : car il est coextensif à l’histoire de longue durée et ne pouvait
donc être révélé que par lui » 25. Cette événementialisation-là est antinomique de
l’actualité.

20. Ces quelques titres de la Une d’un journal montrent que ces caractéristiques sont la plupart du
temps coprésentes, serait-ce de façon implicite : « La paix en Bosnie. L’environnement menacé à
Sarajevo » ; « Nucléaire. Cinquième essai, cinquièmes protestations » ; « Temple solaire, une secte sans
le sou » ; « Exposition. Du design comme art critique » ; « Le Dakar part sur les chapeaux de roue à
Grenade ». Libération du 29/12/1995.
21. Le voyage d’un chef d’État, le sommet du G7, la déclaration d’un ministre, etc. Mais surtout, plus
grave au regard du rôle d’information, ce dont témoigne cette déclaration du directeur adjoint de la pré-
paration olympique de l’équipe de France à Atlanta qui tente d’expliquer l’étonnement des Français
devant le nombre de médailles gagnées : « Faire des manchettes sur Henri Leconte, dont on sait déjà qu’il
ne passera pas le premier tour, et accorder 20 lignes sur la médaille d’or d’un lutteur en page 15, mais
qui, lui, sera sur le podium olympique... Il y a un truc qui ne colle pas. (...) Mary Pierce sera star même si
elle perd dix matchs d’affilée. Le lutteur Ghani Yalouz, médaille d’argent aux Jeux, a gagné, ces dernières
années, sept médailles dans les championnats européens et mondiaux. Qui le sait ? ». Libération, 5 août
1996.
22. Dans un même bulletin d’information radio : « Les prisons : revendication des gardiens ;
l’Éducation : revendication des professeurs ; l’économie : les affaires Péchiney et P. Pelat ». Sont pains
bénis pour les médias : les épidémies (cancer, sida, vache folle ou chômage), les affaires de corruption,
les catastrophes naturelles, les abandonnés, les exclus, les victimes, etc.
23. L’infra-ordinaire, Le Seuil, Paris, 1989.
24. « Événement et sens », in L’événement en perspective, op. cit., p. 51.
25. Ibid.
La construction de la nouvelle : un monde filtré 117

La machine médiatique n’a guère de moyens de traiter ces contradictions, parce que
l’information cherche à exhiber l’attendu et l’inattendu, coincée qu’elle est entre
l’infra- et le supra- signifiant.

3. La structuration médiatique de l’espace social


Le problème du découpage du monde opéré par les médias se pose de façon diffé-
rente selon qu’on le considère en amont, lors de la recherche et de la sélection des
événements, ou en aval, une fois la sélection opérée, lors du choix des modes de
présentation de la nouvelle, choix qui offrent en même temps à l’instance de récep-
tion une certaine grille de lecture des événements du monde. Dans le premier cas, il
s’agit de la structuration de l’espace, dans le second des opérations de rubriquage et
de répartition thématique, la première dépendant de la seconde, et réciproquement.
La structuration de l’espace social dépend de l’instance pourvoyeuse d’information
qui est contrainte de construire son propos en gérant la visibilité publique des évé-
nements qu’elle traite. Elle ne peut ignorer qu’il existe « une véritable dialectique
entre la description initiale de l’événement et les réactions que cette description
suscite » 26, parce que l’instance de réception à laquelle elle s’adresse a la qualité
d’« acteur participant à la vie publique ». L’instance médiatique se doit donc de pro-
céder à une répartition de l’espace public en catégories qui devrait permettre à ces
acteurs de les reconnaître, de les comprendre et de réagir. Ce sont ces catégories –
et non les faits eux-mêmes – qui sont données à voir et à consommer. Ces catégories
concernent d’une part le mode de répartition du monde social en espaces d’action et
de représentation qu’on appellera « domaines d’activité », d’autre part la « nature
des acteurs » qui y participent et acquièrent du même coup le droit d’accéder aux
médias.
Les domaines d’activité reflètent la façon dont chaque groupe social se représente
l’ensemble des activités que réalisent ses membres. Il s’agit donc, une fois de plus,
de l’interaction qui s’instaure entre ce que sont les pratiques sociales effectives
d’une communauté, et les représentations qu’elle s’en donne. Ainsi s’opère un cer-
tain découpage du monde social qui pour chaque communauté représente les con-
naissances et les croyances qu’il en a, et que les médias se chargent de rendre
visible à travers une présentation structurante. Mais en même temps, les médias
savent qu’ils s’adressent à un public qui n’est pas homogène, dont une partie peut
ignorer certains de ces domaines, ou en avoir la connaissance sans en avoir la prati-
que. Aussi procèdent-ils à une rationalisation de ces domaines de telle sorte que le
public s’habitue à découper le monde social comme ils le font eux-mêmes.
On peut distinguer essentiellement trois domaines d’activité :
– le domaine de l’activité politique dans lequel se trouvent ceux qui participent
à la scène du pouvoir politique, les élus et autres représentants patentés,
censés être des responsables, et que les médias mettent en scène dans divers

26. Michel Barthélémy, « Événement et espace public : l’affaire Carpentras », revue Quaderni, n° 18,
p. 134, Paris, 1992.
118 Les stratégies de mise en scène de l’information

scénarios qui décrivent la vie du corps social étatique : rapporter les actes et
les propos des responsables politiques, soit en les reproduisant de la façon
la plus fidèle possible, soit en les mettant en question par des enquêtes, des
interviews, des débats controversés, soit en les analysant ;
– le domaine de l’activité citoyenne dans lequel se trouvent ceux qui participent
à la scène de la vie sociale. Les citoyens participent de la vie politique, soit
comme administrés ou usagers, soit comme contre-pouvoir en tant que repré-
sentants patentés de divers groupes de pression plus ou moins institution-
nalisés, soit comme citoyens de base, homme ou femme de la rue qui est en
droit d’opiner sur l’organisation de la vie politique. Pour les médias, il s’agit
de rapporter les actes de revendication plus ou moins organisés des citoyens
(manifestations, grèves, etc.) ainsi que les paroles de protestation ou
d’interpellation qu’ils adressent aux pouvoirs publics ;
– le domaine de l’activité civile quotidienne dans lequel se trouvent ceux qui
participent à la vie sociale comme acteurs témoins de leur propre quotidien-
neté, ordinaire ou extraordinaire, et en ayant fait l’expérience comme héros
ou victimes. Les médias les mettent peu en scène, à moins que ce ne soit
pour les insérer dans des scénarios plus ou moins catastrophes ou insolites
pris qu’ils sont par leur finalité de captation. De ce point de vue, les médias
se font une obligation de recueillir et mettre en scène une parole souffrante,
à travers les témoignages des victimes de l’injustice sociale ou d’histoires
personnelles 27. Ils peuvent dire, à leur tour : « Rien de ce qui est humain ne
m’est étranger ».

Les acteurs sociaux sont ceux qui d’une manière ou d’une autre contribuent à faire
marcher la machine sociale. On vient de voir comment ils peuvent être impliqués
dans les divers domaines d’activité, mais encore faut-il qu’ils soient jugés dignes,
par les médias, d’être rendus visibles. Les critères qui sont employés correspondent
tantôt à des enjeux de crédibilité, tantôt à des enjeux de captation. Ce sont :
– le critère de notoriété qui est justifié par le fait que c’est l’un des rôles des
médias que de rendre compte des acteurs de l’espace public les plus en vue,
ayant des responsabilités collectives, ce qui pose du même coup le problème
de l’accès aux médias pour les anonymes et les groupes minoritaires ;
– le critère de représentativité qui est justifié par les mêmes raisons que précé-
demment, mais qui circonscrit l’espace public à la démocratie politique et
civile, dans la mesure où sont concernés ici les acteurs appartenant à des
groupes reconnus de pouvoir ou contre-pouvoir (personnes du gouverne-
ment, de l’opposition, des syndicats, des coordinations, des différents corps
professionnels ou de différentes associations) ;
– le critère d’expression qui est justifié davantage par des raisons de captation :
il faut choisir des personnes qui savent parler avec clarté et simplicité, qui
savent se faire comprendre par le plus grand nombre. Cela explique le goût

27. Voir certaines interviews et talk shows.


La construction de la nouvelle : un monde filtré 119

affiché des médias pour une voix qui s’exprime à la fois de façon assurée (pas
trop d’hésitations) et simple (savoir employer les mots de tous les jours) 28 ;

– le critère de polémicité qui est également justifié par des raisons de


captation : il faut organiser des affrontements entre des personnes ayant des
opinions antagonistes et sachant polémiquer. Cela explique le goût des
médias (particulièrement les médias français) pour les déclarations fracas-
santes (susceptibles de produire un impact), les face-à-face dans le domaine
politique et les controverses musclées 29, et ce qu’on pourrait appeler la
parole populiste.

Les opérations de rubriquage sont entièrement le fait de la machine médiatique et


recomposent à leur façon la structuration de l’espace social par un jeu de répartition
sous des « sections » et des « rubriques » qui sont censées correspondre aux catégo-
ries de pensée de l’opinion publique : l’information politique internationale et natio-
nale, l’information économique comme espace où l’on parle de tout ce qui touche au
pouvoir dans la vie sociale ; l’information sociale, comme espace où l’on parle des
petits 30 drames humains ; l’information culturelle, comme espace où l’on parle de la
vie artistique et de ses acteurs ; l’information sportive, comme espace où l’on parle
du corps, de la performance physique et de ses champions ; l’information pratique,
comme espace où l’on inventorie des données concernant les pratiques quotidiennes
de tous ordres (pharmacies de garde, heures d’ouverture des musées, listes des
manifestations culturelles, des films, des pièces de théâtre, etc.).

Ce rubriquage témoigne de la manière dont chaque organe d’information construit


son espace public. Parfois très rationalisé et visible, comme dans des journaux dits
d’opinion, cette rationalisation étant considérée dans le milieu professionnel comme
la marque d’un organe d’information s’adressant à un public éclairé et cultivé 31, ce
rubriquage est parfois mélangé et peu visible, comme dans des journaux dits popu-
laires, ou inversé, comme dans les quotidiens régionaux qui donnent une préférence
aux nouvelles locales.

28. A contrario, les médias excluent ceux dont la parole est trop technique, ceux qui s’expriment avec
difficulté (à moins qu’ils ne soient fascinés par eux : voir l’écrivain Patrick Modiano souvent invité par
Bernard Pivot) ; ou ils ironisent sur ceux qui s’expriment de façon compliquée (réputation qui a été faite
à l’homme politique Michel Rocard).
29. Le limogeage de Paul Amar sortant des gants de boxe à l’occasion du face-à-face Tapie-Le Pen peut
s’expliquer par le fait qu’il mettait en exergue l’un des aspects du contrat médiatique, et que cela étant
dénié par les médias, ils ne pouvaient que le sanctionner. Pourtant, il ne s’agit pas d’une transgression.
La machine médiatique n’a pas supporté qu’on lui renvoie le miroir de son contrat.
30. « Petits drames » par opposition aux grands drames collectifs vécus par la société. Il s’agit évidem-
ment d’une représentation propre au champ des médias. On sait par ailleurs que la presse écrite, particu-
lièrement, a tenté d’intégrer les faits divers dans l’ensemble des faits de société pour les sortir de la
rubrique qualifiée de « chiens écrasés » et faire comprendre au lecteur que ces faits témoignent symboli-
quement de ce qu’est le comportement collectif.
31. Il s’agit d’une représentation, et d’une représentation qui a cours particulièrement dans le monde
médiatique français. Cela ne veut pas dire qu’elle n’existe pas ailleurs qu’en France, mais cela veut dire
qu’elle n’est pas universelle, et que la représentation de ce qui est rationnel ou non varie selon les
milieux culturels.
120 Les stratégies de mise en scène de l’information

Cela ne va pas sans poser quelques problèmes à l’instance médiatique : dans quelle
section ou rubrique (politique, économie, étranger, société) devra être traité tel fait
qui à la fois relève d’une décision politique, a des incidences économiques et socia-
les, dépend de la politique d’autres pays ? Un journaliste interrogé sur sa pratique
reconnaît qu’il est difficile de répondre à cette question : « Le budget, ce n’est pas
de la politique, ce n’est pas de l’économie, c’est de la politique économique. (...)
C’est impossible de traiter l’un sans l’autre. (...) C’est de la schizophrénie journalisti-
que que de séparer les deux. (...) Pour tous les gens qui aiment travailler les événe-
ments à fond, il y a là un handicap. Prenez la question européenne : comment la
traiter ? Je m’occupe de Jacques Delors en politique intérieure. Cela doit-il s’arrêter
à la frontière belge ? » 32.
La répartition thématique consiste à distribuer les nouvelles selon les rubriques et à
cumuler, voire répéter, l’information de façon appropriée, répartition qui se fait dif-
féremment selon le support.
Dans la presse écrite, la nouvelle est présentée selon un certain nombre de critères
de construction de l’espace rédactionnel et iconique qui sont censés 33 correspondre
au degré d’importance que l’on veut lui attribuer : l’emplacement (à la Une ou en
page intérieure, en haut ou en bas de la page, en surtitre, titre ou sous-titre) ; la
typographie (taille et corps des caractères d’imprimerie dans la titraille) ; la quantité
de surface rédactionnelle (et iconique) comparée à celle d’autres nouvelles, en pour-
centage 34.
À la radio et à la télévision, la nouvelle se répartit dans le temps et de ce fait sera à
la fois cumulée et hiérarchisée à l’intérieur d’une certaine unité temporelle qui sera
marquée par le nombre de fois qu’elle apparaît, un ordre d’apparition (début, milieu,
fin du journal) et le temps de parole ou d’image qui lui est consacré.
Ces opérations de rubriquage et de répartition thématique sont importantes car elles
constituent la configuration thématique de l’espace public qui est construit par les
médias 35. Elles témoignent donc de la façon dont chaque organe d’information
traite les thèmes, les sous-thèmes et les acteurs qui se rapportent à une même nou-
velle, et donc de la façon dont chacun de ces organes construit la « couverture
thématique » de l’événement. Cela permet, quand on décrit celle-ci, de mettre en
évidence cet ensemble qui est rarement perçu par le lecteur ou le téléspectateur
lambda. « À ceux qui, dans la majorité, s’indignaient de la place accordée aux gré-
vistes et aux syndicats à la télévision lors du récent conflit social [décembre 1995],

32. Revue Mots n° 37, op. cit.


33. « Sont censés », parce qu’on ne peut préjuger de façon absolue de ce que seront les attitudes réelles
de lecture. Des études expérimentales montrent qu’il y a bien des correspondances entre une certaine
organisation de l’espace rédactionnel et les parcours visuels qu’opère le lecteur, mais ces expériences
sont trop limitées à des conditions particulières pour en généraliser les résultats.
34. Un système de « synopse des espaces informationnels » fort intéressant a été mis au point par
Roselyne Ringoot dans sa thèse de doctorat intitulée La mémoire au quotidien. Approche sémiotique de
l’événement dans le discours journalistique, Université de Toulouse le Mirail, 1995.
35. Voir l’étude du Centre d’Analyse du Discours de l’Université Paris XIII sur « La couverture thématique
du conflit en ex-Yougoslavie » in revue Mots n° 47, op. cit. Voir également l’étude sur « L’affaire du sang
contaminé : la construction de l’événement dans Le Monde (1989-1992) », in Mots n° 37, op. cit.
La construction de la nouvelle : un monde filtré 121

le président du CSA réplique : « contrairement à une idée répandue », les syndicats


sont loin d’avoir « totalement accaparé » les écrans. Au contraire les hommes politi-
ques ont « continué de disposer d’un temps de parole important » : 6 heures
33 minutes dans les journaux télévisés de TF1, France 2 et France 3, contre 2 heures
et 17 minutes pour les syndicats 36.

4. L’identification des sources

L’instance médiatique ne peut, évidemment, inventer les nouvelles. Elle doit utiliser
des sources dont les unes sont extérieures à l’organe d’information et d’autres inter-
nes. Elles peuvent être identifiées d’abord selon leur appartenance au monde même
des médias (« in médias ») ou à un monde autre (« hors médias »), puis par rapport
à l’organe d’information lui-même (« in org. Info ») ou hors de celui-ci (« hors org.
Info »), enfin, selon leur caractère institutionnel (« institutionnel ») ou non (« hors
institutionnel »).

Figure 4
« IN MÉDIAS » « HORS MÉDIAS »

« in org. Info » « hors org. Info » « institutionnel » « hors institutionnel »


(officielles/officieuses)

- Correspondants - Agences et industries - État-Gouvernement - Témoins


- Envoyés spéciaux de service - Administrations - Experts
- Archives propres - Autres médias - Organ. sociaux - Représentants
(partis, syndicats) (corps
- Hommes politiques professionnels)
(représentants sociaux)

L’instance de production a donc une double responsabilité : celle de se donner les moyens
d’accéder au maximum de sources possibles en les vérifiant, celle de les présenter.

Pour accéder aux sources, comme on le voit dans la figure ci-dessus, tantôt, ce sont
les informations qui viennent aux organes d’information (on parle de sources passi-
ves), tantôt ce sont les acteurs des médias qui vont les chercher (on parle de sour-
ces actives). Se pose alors le problème des jeux de manipulation qui peuvent
s’instaurer entre les médias et les sources. D’un côté, pression de la part des instan-
ces de pouvoir (État, gouvernement) ou des mouvements citoyens (syndicats, asso-
ciations, manifestations) ; d’un autre côté, pression des médias auprès de certaines
de ces instances (officielles ou non) pour obtenir des renseignements.

36. Pour plus de précision, voir le point de vue d’Hervé Bourges publié dans Le Monde du 29 décembre
1995. Par ailleurs, le CAD, en décrivant la couverture thématique du conflit en ex-Yougoslavie sur une
période de 5 ans, aboutit à des résultats qui vont à l’encontre d’un certain nombre d’idées reçues (voir
revue Mots n° 47, op. cit.).
122 Les stratégies de mise en scène de l’information

Pour les présenter, il faut d’abord avoir le souci de le faire, ce qui n’est pas toujours
le cas. Puis, il faut fournir l’origine des sources et les moyens d’identifier les signatai-
res d’après leur nom, leur statut, leur fonction et leur appartenance ou non à l’organe
d’information considéré. Mais ce n’est pas tout, car est également en cause le mode
choisi pour nommer la source en choisissant un mode de dénomination et une moda-
lité d’énonciation qui indique le rapport que le média entretient avec la source.
Le mode de dénomination peut consister à identifier la source par : le nom d’une per-
sonne (François Mitterrand, Jacques Chirac) ou d’une institution (le gouvernement,
l’État, le ministère de l’Éducation nationale, ou l’Agence France Presse, ou le PS, le
RPR, etc.), avec des marques de déférence (monsieur Édouard Balladur) ou non
(Édouard Balladur), de façon directe (le gouvernement) ou indirecte (les pouvoirs
publics, l’Élysée, Matignon), manifestant ainsi une plus ou moins grande familia-
rité ; le titre d’une personne, qui peut d’ailleurs se combiner avec le nom et une
marque de déférence (Le Président de la République ou Monsieur François Mit-
terrand, Président de la République), marquant ainsi autorité et prestige ; la fonc-
tion, qui se confond souvent avec le statut professionnel (l’expert, le spécialiste,
l’envoyé spécial, le rapporteur de la commission, le professeur X, président du
Conseil de l’ordre), signalant ainsi la technicité de la source 37 ; parfois aussi par
une dénomination floue, lorsqu’il s’agit de préserver l’anonymat de la source ou
lorsqu’est ignorée son identité, par des expressions du type : « de source bien infor-
mée », « de milieux autorisés », ou par des termes génériques : « l’opposition »,
« le monde des diplomates », ou par des tournures indéfinies : « on dit que »,
« certaines personnes pensent que », « les gens disent que », etc.).
La modalité d’énonciation peut être exprimée par des verbes de modalité (« dit,
déclare, fait savoir, rapporte, indique, énonce, prétend ») dont le sémantisme est
plus ou moins révélateur de l’attitude qu’adopte l’instance d’énonciation vis-à-vis de
la source originelle du propos rapporté 38, par des locutions (« si l’on en croit »,
« croit savoir », « selon », « d’après ») ou l’emploi du conditionnel, procédés qui
indiquent une distance vis-à-vis de la valeur de vérité de l’information.
Selon que l’instance de production satisfait ou non à ces contraintes d’identification
(sources et signataires), selon le choix qu’elle fait des modes d’identification (nom
propre/nom commun, et diverses modalités), l’instance de production joue sa crédi-
bilité en produisant des effets divers : effet d’évidence si la source n’est pas citée
mais qui risque de se retourner contre l’instance d’information si le récepteur veut
savoir d’où vient l’information et qu’il ne trouve pas de réponse ; effet de vérité et de
sérieux professionnel si la source est identifiée avec précision ou si elle est identifiée
avec prudence sur le mode du provisoire, de l’attente de vérification ; effet de soup-
çon, si l’identification est faite de façon floue, anonyme ou indirecte.

37. Pierre Bourdieu, dans le cadre de la polémique qu’a suscité son passage à l’émission « Arrêt sur
image », fait a posteriori une analyse de l’émission et souligne la façon dont ont été présentés certains
participants : « M. Alain Peyrefitte est présenté comme “écrivain” et non comme “sénateur RPR” et “pré-
sident du comité éditorial du Figaro”, M. Guy Sorman comme “économiste” et non comme “conseiller de
M. Juppé” », Le Monde diplomatique (avril 1996).
38. Pour plus de détails sur ce procédé, voir notre chapitre sur le discours rapporté in Grammaire du
sens et de l’expression (2e partie), Hachette, Paris, 1992.
La construction de la nouvelle : un monde filtré 123

On peut se demander, en effet, ce que signifie une expression comme : « Selon des
sources bien informées ». Comment vérifier la validité de cette information ? Qu’est-
ce que cette demande de confiance adressée au récepteur de l’information, et
d’ailleurs quand est-ce que, en dehors des médias, on accepterait une information
présentée de la sorte ? Les journalistes auront beau se protéger derrière le secret
professionnel, le doute subsistera. Or bon nombre d’informations émanant des
médias sont ainsi formulées.

5. Les modes d’organisation du discours d’information


L’événement médiatique se construit selon trois types de critères : d’actualité, puis-
que l’information médiatique doit rendre compte de ce qui advient dans une tempo-
ralité coextensive à celle du sujet-informateur-informé (principe de modification) ;
d’attente, puisque l’information médiatique doit capter l’intérêt-attention du sujet
cible, et donc doit jouer avec son système d’attente, de prévision et d’imprévision
(principe de saillance) ; de socialité, puisque l’information médiatique doit traiter de
ce qui surgit dans l’espace public, et dont il faut assurer le partage et la visibilité
(principe de prégnance).
Il s’agit d’envisager maintenant la manière dont l’instance médiatique procède à la mise
en forme de son propos en puisant dans un cadre où se trouvent les catégories qui lui
permettent d’agencer son discours. Des catégories générales qui permettent à tout sujet
parlant de répondre aux questions du comment décrire (le « descriptif »), comment
raconter (le « narratif »), comment expliquer et/ou persuader (l’« argumentatif ») 39 ;
des catégories particulières, que nous appelons des « modes discursifs », qui correspon-
dent à la spécificité des instructions données par chaque situation de communication,
donc ici de la situation de communication médiatique :
– rapporter ce qui se passe ou s’est passé dans l’espace public, construisant
ainsi un espace de médiatisation que nous appelons « événement rapporté »
(ER). Cet événement est constitué de faits et d’actions avec les acteurs qui
s’y trouvent impliqués : on parlera dans ce cas de « fait rapporté » (FR) ; mais
aussi de paroles avec les déclarations et autres réactions verbales des acteurs
de la vie publique : on parlera alors de « dit rapporté » (DR) ;
– commenter le pourquoi et le comment de l’événement rapporté par des ana-
lyses et points de vue divers plus ou moins spécialisés, et justifier éventuel-
lement ses propres engagements ou prises de position. L’explication qui en
est donnée peut porter soit sur le fait rapporté, soit sur le dit rapporté. On
parlera ici d’« événement commenté » (EC) ;
– provoquer la confrontation d’idées, à l’aide de différents dispositifs tels que
tribunes d’opinions (TO), interviews (I) ou débats (D) pour contribuer à la
délibération sociale. On parlera d’« événement provoqué » (EP). D’où ce
schéma :

39. Voir notre Grammaire du sens et de l’expression, op. cit.


124 Les stratégies de mise en scène de l’information

Figure 5 Tableau des modes discursifs

Modes discursifs de l’événement médiatique

Événement médiatique (EM)

Événement rapporté (ER) Événement commenté (EC) Événement provoqué

Construction d’un espace Construction d’un espace Construction d’un espace


thématique rubriqué problématisé débat public extérieur
(Annoncé/Notifié/Traité) aux médias

Fait Dit Analyse Tribunes Inter-


Débats
rapporté rapporté commentaire d’opinion views
Point Point Point de vue
de vue de vue (Édito, enquêtes,
reportages, chroniques)

Fait Réactions Déclaration Réactions

Description Explication Paroles Actions Présentation Explication Paroles Actions

Acteurs Actions Contexte E/T Témoignages Rapprochements Focalisation

L’univers de l’information médiatique est bien un univers construit. Il n’est pas


comme on le dit parfois le reflet de ce qui se passe dans l’espace public, il est le fait
d’une construction. L’événement n’est jamais transmis dans son état brut. Il fait
l’objet de rationalisations : par les critères de sélection des faits et des acteurs, par
la façon d’enfermer ceux-ci dans des catégories d’entendement, par les modes de
visibilité choisis. Ainsi, l’instance médiatique impose au citoyen une vision du
monde qui est ordonnancée par elle-même tout en étant présentée comme si elle
était la vision naturelle du monde. L’instance de réception trouvera là des repères, et
c’est de cette rencontre qu’émergera l’espace public.
partie 3 chapitre 10

Rapporter l’événement

Le chapitre 10 en bref

page 126 Le fait rapporté (FR)

page 132 Le dit rapporté (DR)


126 Les stratégies de mise en scène de l’information

Rapporter l’événement aboutit, comme nous l’avons dit, à le construire médiatique-


ment : dans le même instant qu’il est rapporté, se construit une nouvelle, dans un
espace thématique rubriqué. Cette nouvelle est l’objet d’un traitement discursif qui
est plus ou moins développé sous différentes formes textuelles d’annonce (titre), de
notification (brève), de compte rendu (article), etc. On a affaire à un « événement
rapporté » (ER).
L’événement rapporté comprend des faits et du dit. Des faits qui relèvent, pour une
part du comportement des individus et des actions qu’ils entreprennent (par exem-
ple, les « affaires de corruption »), pour une autre part des « forces de la nature »
qui modifient l’état du monde (par exemple, les « catastrophes naturelles »). Du dit
qui relèvent des paroles prononcées par les uns et les autres, paroles ayant valeur
tantôt de témoignage, tantôt de décision, tantôt de réaction, etc.

1. Le fait rapporté (FR)


Le fait rapporté fait l’objet d’une description, d’une explication et de réactions.
Décrire un fait dépend d’une part de son « potentiel diégétique », d’autre part de la
mise en scène discursive qu’opère le sujet qui rapporte l’événement en construisant
une « diégèse narrative » 1.
Il y a des potentiels diégétiques plus ou moins marqués. Ainsi, pour prendre des
exemples dans le domaine du sport, une course de vélos, de voitures, de coureurs à
pied, de nageurs, de bateaux est davantage diégétisée (avec des variantes, selon
que la chronologie temporelle est plus ou moins serrée) qu’un match de tennis, de
boxe, de football ou de rugby. La course se déroule dans une unité de temps exten-
sive non délimitée par avance, dans un espace ouvert qui doit être parcouru de
façon linéaire, et les coureurs se trouvent les uns vis-à-vis des autres dans des rap-
ports de poursuite. Le match, lui, se déroule dans une unité de temps limitée par
avance, dans un espace clos qui est parcouru dans tous les sens, et les joueurs se
trouvent dans des rapports de face à face, d’affrontement, de combat.
Tantôt la diégèse narrative colle à la diégèse événementielle, lorsque l’événement
est rapporté dans une temporalité présente (en trichant plus ou moins avec la chro-
nologie temporelle, car il est souvent difficile de suivre l’événement en temps réel
comme dans les courses de voile), tantôt elle la reconstitue, lorsque celle-ci a déjà
eu lieu, tantôt elle construit de toutes pièces une diégèse en inscrivant l’événement
dans un avant et un après qui n’apparaissent pas lors de son déroulement (par exem-
ple un match dont les résultats sont commentés en fonction d’un avant et d’un
après du championnat). Mais ce qui caractérise la diégèse événementielle, dans son
état brut, c’est qu’il s’agit d’une action ou d’une succession d’actes dont on ne con-
naît pas l’intentionnalité ni la finalité. Le rôle de la diégèse narrative est alors de
construire une histoire selon un schéma narratif intentionnel, dans lequel on pourra
repérer les projets de quête des acteurs et les conséquences de leurs actions. Bref, il

1. Voir à ce sujet les écrits de sémiotique narrative.


Rapporter l’événement 127

s’agit de construire du récit, un narrateur (la diégèse événementielle existe sans nar-
rateur, pas la diégèse narrative) et un point de vue (il n’y a pas de récit sans point
de vue). C’est pourquoi on attend de la narrativisation des faits que nous soient
décrits : le processus de l’action (« quoi ? »), les acteurs qui y sont impliqués
(« qui ? »), le contexte spatio-temporel dans lequel l’action se déroule ou s’est
déroulée (« où ? » et « quand ? »).
Le problème qui se pose à l’instance médiatique est celui de l’authenticité ou de la
vraisemblance des faits qu’elle décrit. Elle peut l’obtenir en ayant recours à divers
moyens linguistiques et sémiologiques que l’on peut regrouper autour de trois types
de procédés :
■ de désignation identificatoire qui consiste à apporter les pièces à conviction
tendant à prouver que le fait a bien existé. C’est essentiellement grâce à
l’image (fixe ou animée), par la désignation d’une réalité en train de se
dérouler sous nos yeux ou de documents témoignant de son existence, qu’est
mis en place ce procédé : « L’événement dont je vous parle est ce que je vous
montre » ;
■ d’analogie qui consiste, lorsqu’on ne peut montrer l’existence du fait, à le
reconstituer de la façon la plus « réaliste » possible, à force de détails dans
la description, de comparaisons, de reconstitutions par l’image (scénarisa-
tions d’après-coup). À moins que ne soit choisie une description subjective et
suggestive faite de nominations obliques et de qualifications métaphoriques ;
■ de visualisation qui consiste à faire voir ce qui n’est pas visible à l’œil nu
(grâce encore à l’image : cartes, maquettes, vues d’ensemble, gros plans,
schémas, etc.), à faire entendre ce qui généralement ne s’entend pas (sono-
rités obtenues à l’aide d’appareils spéciaux et de techniques d’enregistrement
particulières). Ces procédés font pénétrer le lecteur-auditeur-télespectateur
dans un univers inconnu de lui, qui ne peut être saisi par le simple exercice
de ses sens, ce qui a pour effet de lui donner l’illusion d’être en contact avec
un monde dans lequel agissent des forces surnaturelles dont il arriverait à
connaître les intentions. La Météo en est un parfait exemple : elle donne à
voir des éléments (anticyclone, dépressions) et des phénomènes (l’arrivée
d’un front froid, le mouvement des nuages) invisibles à l’œil nu, à grand ren-
fort de cartes, de photos aériennes et d’animation satellitaire.

Expliquer un fait, c’est tenter de dire ce qui l’a motivé, quelles ont été les intentions
de leurs acteurs, quelles sont les circonstances qui l’ont rendu possible, selon quelle
logique d’enchaînement, enfin quelles conséquences sont à prévoir. C’est que tout
récit se soutient, non pas de la simple logique des faits, mais de sa conceptualisa-
tion intentionnelle construite autour de différentes questions : celle de l’origine
(« pourquoi les choses sont-elles ainsi ? », celle de la finalité (« vers où vont les
choses ») et celle de la place de l’homme dans l’univers (« pourquoi suis-je ainsi au
milieu de ces choses ? »). Ce sont les réponses, ou tentatives de réponse, à ces
questions qui rendent d’un coup le monde intelligible – serait-ce pour parler de son
mystère – et qui donnent sens – serait-ce illusoirement – aux destinées humaines.
128 Les stratégies de mise en scène de l’information

C’est pourquoi, dans ce cadre de contraintes sont attendues des explications sur le
« pourquoi est-ce ainsi ? » (renvoyant à la cause et à la finalité des faits), et sur le
« comment est-ce possible ? » (renvoyant à la faisabilité et à la conséquence, réelle
ou imaginée, des faits).

Ces explications ne doivent pas être confondues avec celles que l’on trouve dans
l’« événement commenté » (voir ci-après). Il s’agit ici de fournir seulement les cau-
ses et les conséquences qui sont directement et étroitement reliées au fait, sans
qu’il y ait à proprement parler d’analyse-commentaire globale. Par exemple : « Déçu
par la vie, il se jette dans le canal », « À la demande du gouvernement, il démis-
sionne », « Une vieille cabane en bois perdue dans la montagne lui a permis de
résister au froid », sont des titres qui incluent cause, conséquence, circonstances,
sans que pour autant on ait affaire à une analyse. Les procédés, cependant, sont
communs à ces deux catégories : mettre en scène un discours de témoignage afin de
valider les explications causales et conséquentielles ; rapprocher des faits passés ou
présents similaires, les comparer, établir des parallélismes, pour confirmer le bien-
fondé de l’explication ; faire voir en focalisant des détails susceptibles de suggérer
des explications (une photo authentifiant un accident, des documents attestant
l’origine du fait, des encadrés proposant des définitions clés, des tableaux statisti-
ques, un gros plan à la télévision montrant un détail non visible de la place de
téléspectateur comme par exemple la mine dépitée d’un joueur qui vient de rater un
but ou le retour sur une séquence antérieure ou encore la rediffusion immédiate
d’une séquence au ralenti).

Décrire les réactions au fait est également une tâche nécessaire, car tout événement
se produisant dans l’espace public concerne l’ensemble de la citoyenneté et particu-
lièrement ceux qui d’une façon ou d’une autre ont une responsabilité sociale ou poli-
tique. C’est ce jeu d’interrelations entre les différents acteurs sociaux que les médias
ont l’obligation de décrire, parce qu’il témoigne du fonctionnement démocratique de
la société. Les réactions peuvent prendre la forme d’une déclaration (orale ou écrite)
ou d’un acte.

Comme déclaration, la réaction témoigne de l’intérêt que les acteurs portent au fait
qui vient de se produire, quelle que soit la façon dont ils en ont eu connaissance. Ne
pas réagir semblerait laisser entendre que l’on n’est pas concerné, ce qui est rédhi-
bitoire pour un responsable politique. Cela explique que les médias n’éprouvent
aucune difficulté à faire part de réactions. La réaction-déclaration consiste à émet-
tre un jugement qui peut être une opinion personnelle ou officielle (favorable ou
défavorable), à faire une confession ou une dénonciation si cela s’y prête. Elle peut
se convertir en mini-événement associé au précédent, et finir même par supplanter
celui-ci 2.

2. Les hommes politiques à comportement populiste sont les spécialistes de ce genre de conversion.
Ils réagissent à une nouvelle avec des formules telles que ce sont celles-ci qui font événement au point
de faire disparaître les faits qui sont à l’origine de la déclaration (cf. Jean-Marie Le Pen et la déclaration
dite du « détail »).
Rapporter l’événement 129

Comme acte, la réaction témoigne de l’initiative d’un acteur, mais cette fois c’est à
l’instance médiatique de s’en rendre compte et d’en faire part (à moins que ce ne
soit le protagoniste lui-même qui le fasse savoir plus ou moins subtilement). La
réaction se présente alors comme une conséquence explicative, bien qu’on puisse
distinguer la description d’une réaction en acte d’une simple conséquence explica-
tive. Titrer : « Fortes chutes de pluie dans le Midi de la France. De nombreux villages
inondés », c’est, dans la deuxième partie du titre, donner la conséquence du fait
décrit dans la première partie. Mais titrer : « Sous la pression du gouvernement, X,
PDG de Canal+, donne sa démission », c’est décrire la réaction d’un protagoniste
impliqué dans le fait. Évidemment, la réaction se trouve dans un rapport de consé-
quence à cause vis-à-vis du fait décrit, mais alors que dans le premier titre, la con-
séquence est sans autonomie propre, directement dépendante du fait d’origine, sans
qu’on puisse lui attribuer aucune intentionnalité, dans le deuxième titre, la consé-
quence résulte d’une nouvelle initiative prise par un autre acteur, lequel est doté
d’intentionnalité en devenant agent d’un nouvel acte. Cela dit, il est toujours possi-
ble de présenter une réaction comme une conséquence explicative : « Sous la
menace d’un revolver, il donne son portefeuille » ; mais on dira que, dans ce cas, il
s’agit d’une stratégie discursive qui consiste à montrer l’inéluctabilité de la réaction
du protagoniste, lequel n’aurait aucune marge de manœuvre, aucune initiative, ni
autonomie comme agent. L’individu est déshumanisé, traité comme un fait et non
comme un acteur responsable.

De quelques caractéristiques du récit médiatique


Tout sujet qui veut rapporter un événement rencontre le problème du rapport entre
réalisme et fiction. Mais l’instance médiatique a des problèmes particuliers qui tien-
nent à ce que sont les contraintes situationnelles du contrat d’information.
Celles-ci font que l’instance médiatique n’est pas libre, comme dans la fiction,
d’inventer une histoire. Elle part d’un événement qui tantôt est déjà signifié par une
autre instance d’information (Agence de presse), tantôt se présente à l’état brut,
déjà porteur de potentialités signifiantes multiples. Partant de cet événement, le
journaliste interprète et analyse en fonction de sa propre expérience, de sa propre
rationalité, de sa propre culture, le tout combiné avec les techniques propres à son
métier. Il n’est donc pas dans la position d’un rapporteur devant rapporter les con-
clusions d’une étude devant une commission, ni dans celle d’un expert devant rendre
compte des résultats d’une expertise ou d’une étude scientifique, lesquelles exigent
un point de vue particulier et une instrumentation d’analyse extérieure au spécia-
liste. La position de témoin éclairé du journaliste constitue ce qui à la fois accroît
sa responsabilité comme devant rapporter fidèlement l’événement, et le piège car le
récit qu’il construit ne peut faire l’économie de la visée de captation.
L’instance médiatique est donc placée devant un événement extérieur à elle-même,
qu’elle doit considérer selon ses potentiels d’actualité, de diégèse, de causalité et de
dramatisation et qu’elle doit construire en récit médiatique, en choisissant parmi un
ensemble de scénarios possibles. Et comme pour ce faire elle doit tenir compte des
contraintes et des possibilités du support et du dispositif (presse et papier, radio et
130 Les stratégies de mise en scène de l’information

ondes sonores, télévision et image) par lequel doit passer son récit, on dira que
l’instance médiatique s’institue en « méganarrateur » 3 composite comprenant la
source de l’information, le journaliste qui rédige la nouvelle et la rédaction qui
insère celle-ci dans une certaine mise en scène. Cette particularité du narrateur du
récit médiatique pose deux problèmes : celui de savoir qui est responsable d’un tel
récit 4 ; celui de savoir ce que signifie le conseil donné aux journalistes dans les gui-
des de rédaction : « Allez à l’essentiel ».
Sans entrer dans le détail des stratégies particulières qui pourraient être utilisées à
des fins de captation, on évoquera les opérations que le méganarrateur est amené à
réaliser pour construire son récit dans deux cas : l’événement brut se déroule paral-
lèlement au récit du narrateur (récit en simultanéité), l’événement brut s’est déjà
déroulé (récit de reconstitution).
Le cas du récit en simultanéité est le cas où les événements (sportifs, mariages prin-
ciers, obsèques nationales, cérémonies religieuses, commémorations et anniversai-
res, et tous les moments de la vie sociale et politique qui sont ritualisés ou prévus
par un calendrier), sont rapportés dans l’instant même où ils se déroulent : il y a
simultanéité entre le temps de l’événement et le temps de sa transmission. Seules la
radio et la télévision peuvent produire un récit en simultanéité et en continuité, la
presse écrite ne pouvant produire qu’un récit d’après-coup. Sans préciser ici ce que
peuvent être les moyens matériels dont dispose le méganarrateur (nombre de
micros, de caméras), ni ses possibilités de montage du récit, on s’attend à ce que
celui-ci utilise :
■ de la description, car il faut assurer le suivi du déroulement de l’événement.
Mais étant donné le risque de recoupements et de redondances entre la des-
cription du narrateur et ce que voit-entend le téléspectateur-auditeur, celle-
ci sera enrichie de force qualifications plus ou moins subjectives concernant
les protagonistes de la scène, les objets, l’environnement, et sera parfois
entrecoupée, à la télévision, d’images en insert (médaillons) destinées à
faire voir de près, à l’aide de plans rapprochés et de gros plans), les visages
et leurs expressions, les objets et leurs formes, leurs couleurs, etc. ;
■ de l’explication (diégétisée), car le méganarrateur qui explique en récit simul-
tané, doit soit élucider ce qui se passe dans le présent par ce qui s’est passé
avant (préparatifs du mariage royal ou princier, entraînement des joueurs,
rencontres ou exploits antérieurs, etc.), soit expliciter les supposées inten-
tions des protagonistes de la scène. La télévision, particulièrement grâce aux
gros plans et au replay, peut reproduire, au cours même du déroulement de

3. Nous empruntons ce terme à Benoît Grevisse qui l’emploie dans son étude intitulée « Les miroirs du
Tour de France » (in Réseaux n° 57, CNET, Paris, 1993), et qui l’emprunte lui-même à André Gauldreault
(Du littéraire au filmique. Système du récit, Klincksieck, 1988). Nous voyons cependant une différence
entre le « méganarrateur filmique » et le « méganarrateur médiatique ». Comme nous le montrons, der-
rière le premier il y a un auteur, ce qui n’est pas le cas du second.
4. Juridiquement, c’est l’organe d’information qui doit répondre, mais discursivement on ne sait pas.
C’est la grande différence d’avec le récit romanesque. Même si l’instance qui raconte l’histoire est un nar-
rateur, on sait que derrière se trouve un auteur qui décide tout, est responsable de tout et serait en
mesure, s’il le désirait et le pouvait, de répondre de tout.
Rapporter l’événement 131

l’événement, les actions qui viennent de se dérouler en les décomposant au


ralenti, pour mieux percer ces intentions (cela est patent pour les matchs et
tournois de football, de rugby, de tennis, etc. Dès lors se trouvent justifiées
des explications du genre [un match de football] : « Ah, quel dommage ! Il
a voulu remettre au centre, alors qu’il pouvait aller seul au but ! », ou bien
[Jacques Chirac ramassant le foulard de Danièle Mitterrand au cours d’une
cérémonie officielle pendant la cohabitation] : « Il a voulu montrer que mal-
gré son opposition politique il ne perdait pas le sens de la galanterie » ;
■ des appréciations, car, captation oblige, le narrateur doit faire part de ses
émotions. Celles-ci, feintes ou sincères, sont destinées à dramatiser le récit
et à inciter le téléspectateur ou l’auditeur à partager enthousiasme, indigna-
tion ou rêve. On se rappellera le fameux « Allez, les petits ! » adressé à
l’équipe de France par le commentateur attitré des matchs de rugby à la télé-
vision, Roger Couderc. On se rappellera les appréciations de cet autre journa-
liste, Léon Zitrone, commentant avec dépit ou enthousiasme la manière dont
les jurys notaient les patineurs et patineuses, ou appréciant le comportement
de tel couple princier lors d’une cérémonie de mariage ou d’investiture.

Le cas du récit reconstitué correspond aux récits de presse et à certains récits de


télévision lorsqu’ils sont diffusés en différé avec commentaire non simultané, sou-
vent présentés sous forme de mini-reportages. On s’attend ici à ce que le méganarra-
teur, libéré des contraintes de la simultanéité, fasse alors œuvre de montage, de
scénarisation, sa position s’apparentant davantage à celle du narrateur d’un récit de
fiction. Mais une fois de plus il est contraint par le devoir de crédibilité qui l’oblige
à coller à l’événement brut. Dès lors, il se trouve dans une position d’entre-deux qui
fait que, quelles que soient les variantes de ce récit, il devra :
■ mettre en place une ouverture (l’ « attaque », dit-on dans le jargon journa-
listique) plus ou moins dramatisante, de différentes façons : en présentant
un résultat inouï (nombre de victimes d’une catastrophe) ou insolite (celui
d’un fait divers 5) ; en décrivant un environnement inquiétant pour créer un
climax sur le mode de certains récits à suspense (« Evry, huit heures du soir.
Il n’y a déjà plus personne dans les rues. Un chat traverse dans un miaule-
ment déchirant... ») ; en présentant de façon faussement naïve des prota-
gonistes (« Une jeune fille se promenait tranquillement sur les bords de la
Loire ») ;
■ tenter de reconstituer les faits selon un principe de cohérence qui corres-
ponde à une logique d’enchaînement la plus proche de l’expérience naïve,
parce qu’elle est la plus facilement partageable par tous : la chronologie 6.
Après avoir présenté le résultat comme point d’aboutissement d’une série de
faits encore inconnus, on procède à un retour en arrière et on décrit l’enchaî-
nement de ceux-ci à partir d’un moment que l’on suppose être le début. Bien

5. Sur le caractère insolite du fait divers voir notre Langages et discours, Hachette, Paris, 1983.
6. Il y a plusieurs logiques. Celle-ci se réfère plutôt à l’illusion logique qui consiste à croire que la sim-
ple succession temporelle d’un avant/après suffit à justifier le rapport de causalité qui existe entre les
faits.
132 Les stratégies de mise en scène de l’information

souvent ce début est un état stable et non menacé, qui ne permet pas de
prévoir un drame (« Valérie rentre comme tous les soirs dans son HLM ») ;
puis est présenté le moment où se déclenche le drame (« soudain, tout
bascule ») ; suit alors une accumulation de faits sous des qualificatifs dra-
matisants (« et c’est l’horreur, le cauchemar ») ; pour arriver enfin au point
d’aboutissement qui retrouve le résultat posé dans l’ouverture (« Ce soir-là
fut celui de son malheur »). Lorsque le fait ne se prête pas à une chronolo-
gisation (le potentiel diégétique étant faible), c’est le récit qui le construit
de toutes pièces en l’insérant dans une perspective chronologique. À la
Météo les éléments devenus acteurs (nuages, vents, pluies) vont et viennent,
apparaissent, disparaissent, puis réapparaissent ; quant à la Bourse, elle
passe son temps à monter et descendre ;
■ développer un commentaire explicatif inséré dans le cours de la reconstitution
(plus particulièrement dans la presse écrite) ou apparaissant après la recons-
titution (plus particulièrement à la télévision), pour tenter d’expliquer,
comme dans le récit en simultané, le pourquoi et le comment des faits, soit
en remontant le cours des événements, soit en dévoilant les intentions des
responsables de ces faits. Mais étant donné qu’ici le méganarrateur bénéficie
d’une certaine distance par rapport à ceux-ci, il peut se permettre de procé-
der à des rapprochements, des mises en perspective et des recoupements qui
font que ce commentaire est plus explicatif que le précédent ;
■ enfin, le méganarrateur doit clôturer le récit. Il ne s’agit pas nécessairement
de la clôture du fait lui-même, mais de la clôture de son récit (souvent appe-
lée « la chute »), bien que parfois les deux puissent coïncider. En effet, cette
clôture est difficilement présentable comme la fin de l’événement parce que
le discours d’information médiatique se soutient d’une événementialité en
perpétuelle réactivation. Aussi cette clôture se termine-t-elle la plupart du
temps par un nouveau questionnement qui rouvre le récit vers de nouvelles
perspectives : questionnement qui parfois redramatise l’événement en sug-
gérant un nouvel enchaînement des faits comme marqué par la fatalité,
(l’effet feuilleton) ; parfois interpelle le lecteur-téléspectateur, sous couvert
d’une question moralisante que se pose le narrateur (« La France continuera-
t-elle d’expulser ceux qu’elle a autrefois accueillis, nourris et instruits et qui
ont fini par devenir des enfants légitimes ? ») ; parfois remet en cause, sous
une forme paradoxale, une suite plus ou moins prévisible (« Et si sous pré-
texte d’en finir avec la violence dans les banlieues, on ne faisait que l’aug-
menter en produisant davantage d’exclusion ? »).

2. Le dit rapporté (DR)


Tout fait de langage pourrait être considéré comme un discours rapporté si l’on défi-
nit ce dernier de façon large : en venant au monde on est immédiatement plongé
dans un océan de paroles ; non pas de paroles circulant dans l’air comme celles
d’angelots annonçant notre avènement, mais de paroles incarnées dans des êtres
Rapporter l’événement 133

humains, des êtres humains qui toute notre vie durant constitueront cet autre moi-
même avec et contre lequel il faudra se battre pour construire son identité. Ce pro-
cessus se fait en reprenant, en répétant, en mimant ce que d’autres ont dit, tout en
se le réappropriant, en le reconstruisant, en le modifiant, voire en innovant à travers
son propre acte d’énonciation. Ainsi se construit notre identité d’être parlant qui
fait que parler c’est à la fois témoigner de soi et de l’autre, de l’autre et de soi.
Ainsi la parole d’autrui est toujours présente dans tout acte d’énonciation d’un sujet
parlant, instituant un « dialogisme » 7 permanent entre l’autre et le sujet qui parle,
faisant de tout discours un discours hétérogène par définition, puisque constam-
ment composé « des traces des énonciations d’autrui » 8. Il n’empêche que cette
parole d’autrui apparaît sous différentes formes, de façon plus ou moins explicite,
avec des significations diverses, ce pourquoi il est nécessaire de distinguer diffé-
rents types d’hétérogénéité 9 dont le « discours rapporté ».

2.1 Définition du « discours rapporté »


Le discours rapporté est l’acte d’énonciation par lequel un locuteur (Loc/r) rapporte
(Dr) ce qui a été dit (Do) par un autre locuteur (Loc/o), à l’adresse d’un interlocu-
teur (Interloc/r) qui, en principe, n’est pas l’interlocuteur d’origine (Interloc/o).
À quoi il faut ajouter que le locuteur et l’interlocuteur d’origine (Do, Loc/o
et Interloc/o) se trouvent dans un espace-temps (Eo-To) différent (Er-Tr) de celui
du dit rapporté (Dr), du locuteur-rapporteur (Loc/r) et de l’interlocuteur final (Inter-
loc/r). On représentera ce mécanisme de la façon suivante :

Eo / To Er / Tr
[ Loc/o Do Interloc/o] [Loc/r Dr Interloc/r]

Le discours rapporté se caractérise donc par l’enchâssement d’un dit dans un autre
dit 10, une manifestation de l’hétérogénéité du discours, mais d’une hétérogénéité
qui est marquée par des indices indiquant qu’une partie au moins de ce qui est dit est
attribuable à un autre locuteur que celui qui parle. Parfois ces marques se font dis-
crètes, et surgit alors le problème de la frontière entre « discours rapporté » et
« interdiscursivité », phénomène général d’insertion de fragments de discours les uns
dans les autres non nécessairement explicité. C’est qu’il peut être stratégiquement

7. Voir à ce propos M. Bakhtine et son point de vue sur le « dialogisme », Le marxisme et la philosophie
du Langage, Ed. de Minuit, Paris, 1977.
8. Pierre Fiala, « Polyphonie et stabilisation de la référence : l’altérité dans le texte politique », in Tra-
vaux du Centre de recherches sémiologiques, Université de Neuchâtel, 1986, p. 18.
9. Plusieurs auteurs se sont attachés à cette question. Nous reprendrons à notre compte la distinction
proposée par Jacqueline Authier entre « hétérogénéité constitutive » et « hétérogénéité montrée », bien
que dans un sens encore plus restrictif à des fins purement opératoires. « Hétérogénéité énonciative », in
Langages n° 73, mars 1984, p. 102.
10. Raison pour laquelle il vaut peut-être mieux utiliser l’expression « dit rapporté » que « discours
rapporté ».
134 Les stratégies de mise en scène de l’information

utile de jouer avec cette possibilité de ne pas donner d’indices du dit rapporté ou de
les suggérer ou de les laisser à l’appréciation de l’interlocuteur. Dès lors, le locuteur
rapporteur efface le locuteur d’origine et fait comme si ce qu’il énonçait n’apparte-
nait qu’à lui. C’est dans ce jeu de marquage-démarquage d’une part, non-marquage-
intégration d’autre part, que se situe le discours des médias d’information.

Enfin, il faut prévoir le cas où le locuteur rapporteur (Loc/r) n’a pas été en contact
direct avec le dit (Do) du locuteur d’origine (Loc/o), et tient ce propos d’un autre
locuteur qui joue le rôle d’intermédiaire (Loc/i). Dans ce cas, le locuteur intermé-
diaire devient un premier locuteur rapporteur, à moins que ne s’interposent plusieurs
Loc/i. Dans l’information médiatique, les agences de presse par exemple jouent ce
rôle de locuteur intermédiaire, ce qui nous conduit à compléter le schéma précédent
de la façon suivante :

Eo / To Er / Tr
[ Loc/o Do Interloc/o] [Loc/r Dr Interloc/r]

[ Loc/i Dr(1) Interloc/i]

2.2 Fonctions et effets du « discours rapporté »

Comme on vient de le voir, le discours rapporté se construit au terme d’une double


opération de reconstruction/déconstruction. De reconstruction puisqu’il s’agit
d’emprunter un dit pour le réintégrer dans un nouvel acte d’énonciation, ce dit pas-
sant sous la dépendance du locuteur rapporteur, et à ce titre, le discours rapporté
opère une transformation énonciative du déjà dit qui témoigne de la position
d’appropriation ou de rejet qu’adopte le locuteur rapporteur vis-à-vis de ce dernier.
De déconstruction puisqu’il affiche en même temps qu’il s’agit bien d’un dit
emprunté à un autre acte d’énonciation, le dit rapporté se démarquant du dit d’ori-
gine, opérant du même coup une réification de celui-ci : il les conforte, lui et son
locuteur, dans leur authenticité. De là, que le discours rapporté fonctionne stratégi-
quement comme un discours de preuve, vis-à-vis de l’autre ou de soi.

Vis-à-vis de l’autre, en s’appuyant sur l’opération d’emprunt, il vise à produire plu-


sieurs types de preuve : d’authenticité du dit d’origine (« Cela a bien été dit »,
« C’est indiscutable » « C’est bien de cela qu’il s’agit : « Je n’invente pas. Il a dit
qu’il viendrait. Tu l’as bien entendu ») ; de responsabilité de celui qui l’a dit (« C’est
bien lui qui l’a dit, et pas un autre, ni moi »), avec un glissement logique qui laisse
entendre que s’il l’a dit, c’est qu’il le pense (« Je vous rappelle que c’est vous et les
vôtres qui avez préconisé une réduction de salaires ») ; de vérité de ce qui a été dit,
vérité qui du même coup vient étayer, voire justifier ou fonder, les propos du locu-
teur rapporteur qui s’y réfère (« Il ne faut pas oublier ce qu’a dit notre père quand
nous étions enfants : “ne pensez pas à la gloire, pensez à vous” »).
Rapporter l’événement 135

Vis-à-vis de soi, en s’appuyant sur l’opération de démarquage, le discours rapporté


vise à produire la preuve d’un certain positionnement du locuteur rapporteur : posi-
tionnement d’autorité, dans la mesure où rapporter c’est montrer que l’on sait, c’est
dire : « Je sais » (les citations dans les écrits scientifiques jouent entre autres cho-
ses ce rôle) : positionnement de pouvoir, dans la mesure où citer c’est faire savoir
quelque chose à l’autre, lui révéler ce qui a été dit et qu’il ignore, c’est dire : « Je te
fais savoir ce que tu ne sais pas » (les médias en rapportant les déclarations des
hommes politiques prennent cette position de pouvoir) ; positionnement d’engage-
ment, dans la mesure où rapporter révèle, par un certain choix des mots, l’adhésion
du locuteur-rapporteur aux propos du locuteur d’origine (« Il est vrai que, comme il
dit, “la guerre du Golfe n’a pas eu lieu” »), ou sa non-adhésion en contestant le
contenu de vérité du déjà dit ou en prenant des distances vis-à-vis de celui-ci, voire
en en dénonçant la fausseté (« Il a prétendu que la guerre du Golfe n’avait pas eu
lieu » 11).

2.3 La description du dit rapporté

Elle repose sur trois types d’opération : la sélection qui est faite sur le dit d’origine
(Do), l’identification des éléments dont dépend le Do et la manière de rapporter.
La sélection peut être totale ou partielle. Totale, elle présente le dit in extenso, ce
qui produit un effet d’objectivation, d’effacement du locuteur rapporteur et
d’authentification du dit. Partielle, elle présente le dit rapporté de manière tronquée
(extraits), ce qui produit un effet de subjectivation dans la mesure où est imposée
au regard (ou à l’oreille) une partie seulement du dit d’origine.
L’identification des éléments (Loc/o, Interloc/o, Eo, To, voire Loc/i) dont dépend
l’énonciation du dit d’origine peut être elle aussi totale (tous les éléments), par-
tielle (certains éléments seulement), ou elle peut ne pas être. Plus le locuteur qui
rapporte identifie (encore qu’il faille considérer le mode d’identification), plus il
apporte un gage d’authentification de ce qui a été dit. « J’ai la conscience
tranquille » titre le journal Le Monde, sans identifier directement le locuteur
d’origine, alors que Le Figaro titre : « François Mitterrand : “j’ai la conscience
tranquille” ». Le contexte général fait que l’on devine dans le premier titre qui est
l’auteur de la déclaration, mais à ne pas l’identifier il peut se produire un effet
d’« assumation » de l’énoncé par le journal (à moins que ce ne soit une stratégie de
suspense : « Qui a dit ça ? »), alors que l’identification faite par Le Figaro manifeste
une mise à distance. À l’oral, les effets sont encore plus subtils.

11. On fera deux remarques : 1) Selon la situation de communication et le contexte linguistique, plu-
sieurs de ces effets peuvent se superposer, bien que certains puissent être dominants par rapport aux
autres. 2) Le cas de la parole liturgique et de toutes les situations de communication où les locuteurs
doivent reprendre tels quels des textes figés auxquels on ne peut rien changer, n’appartient pas au dit
rapporté. Il s’agit d’un « dit répété » (prières, catéchismes, slogans de marche, etc.).
136 Les stratégies de mise en scène de l’information

La manière de rapporter peut se faire de différentes façons 12, en :


– « citant » (la citation) le dit d’origine qui est rapporté, plus ou moins inté-
gralement, dans une construction censée le reproduire tel qu’il a été énoncé,
avec des marques qui le désignent comme ayant une autonomie dans le dire
du locuteur qui rapporte 13. Les marques les plus usitées sont les deux points
et les guillemets, mais on peut avoir deux types de construction : identifica-
tion ou non du locuteur d’origine suivie de deux points, lesquels sont suivis
du discours d’origine encadré par des guillemets (« Jean-Pierre Thomas : “On
réussira la monnaie unique en faisant plus de politique” »), mais parfois
aussi avec un seul point, procédé classique dans la presse (« Françoise Ber-
thelot, pharmacienne à Paris. “L’angoisse des gens augmente” ») ; identifi-
cation ou non du locuteur d’origine suivie des deux points, ou d’un seul
point, puis le discours d’origine sans guillemets (procédé fréquent dans le
roman moderne), parfois la taille ou le style des caractères sont différents
(« Le docteur Rousset. C’est un fait de société ») ;
– « intégrant » le dit d’origine, à la troisième personne, dans une construction
qui l’intègre partiellement au dire de celui qui rapporte, ce qui entraîne des
modifications dans l’énoncé d’origine : les adjectifs, les pronoms ainsi que le
temps verbal dépendent, non pas du moment d’énonciation d’origine, mais du
moment d’énonciation du locuteur qui rapporte. Ainsi : « Ma vie est en
danger » sera rapporté : « Il a dit que sa vie était en danger » ou bien, comme
dans le roman moderne, en deux énoncés séparés par un ou deux points : « Il
a fini par le dire. Sa vie était en danger. ». Ce dernier type de construction
donne une certaine autonomie au dit rapporté (par rapport à la construction
précédente), tout en l’intégrant au dire du locuteur qui rapporte 14 ;
– « narrativisant » le dit d’origine qui est rapporté de telle sorte qu’il s’intègre
totalement, voire disparaît, dans le dire de celui qui rapporte. Le locuteur d’ori-
gine devient l’agent d’un acte de dire. Ainsi : « Je t’aime » pourra être
rapporté : « Il lui a déclaré son amour », procédé que l’on trouve fréquemment
dans les titres de journaux qui résument volontiers une longue déclaration par
un : « Jean-François Deniau précise sa mission sur la réforme de la cour
d’assises », ou bien un : « Charles Pasqua et Philippe Séguin veulent réveiller
leur association ». On voit que dans ce cas le dit d’origine subit une double
transformation morphologique : la modalité d’énonciation se trouve reprise ou
explicitée par un verbe de modalité (« déclaré », « précise », « veulent »), et
l’ensemble du dit d’origine se trouve résumé, la plupart du temps, par un nom
(« amour », « mission ») ou un verbe à l’infinitif (« réveiller ») ;
– « évoquant » (l’allusion) le dit d’origine qui n’apparaît plus que comme une
touche évocatrice de ce que le locuteur d’origine a dit ou, plus souvent, a
l’habitude de dire. Cette façon, qui est souvent marquée par un mot ou

12. On se reportera à la description des différentes « façons de rapporter » proposées dans notre Gram-
maire du Sens et de l’expression (Hachette, 1992, pp. 624-625), dont on rappelle ici l’essentiel.
13. Ce cas correspond à ce que la grammaire traditionnelle appelle le « style direct ».
14. La grammaire traditionnelle parle de « style indirect » et de « style indirect libre ».
Rapporter l’événement 137

groupe de mots entre guillemets, tirets ou parenthèses, correspond à un


« comme tu dis », « comme il dit », « comme on dit » ou « comme je me plais
à dire ». Ainsi dans : « Vous n’allez pas me dire que c’est “un détail” », le mot
entre guillemets fait allusion à : « comme dit Le Pen » 15. La presse utilise
également ce procédé, soit en évoquant seulement un mot ou une expression
de la déclaration d’origine qui signifie « comme il dit lui-même » (« Millon
juge la situation de l’emploi “très préoccupante” »), soit en introduisant une
expression qui est dans l’air du temps, sans que le locuteur d’origine l’ait
employée, signifiant « comme on dit en ce moment » (« Le Premier ministre
met l’accent sur le “dialogue social” ») 16.

2.4 L’explication sur le dit rapporté


Comme pour le fait rapporté, il est attendu ici des explications, mais seulement sur
les causes et les conséquences du dit rapporté, car le comment est inclus dans la
manière de rapporter.
Les causes se résument aux motifs, externes ou internes, qui ont conduit le locuteur
d’origine à faire telle ou telle déclaration. Les motifs externes sont des causes indé-
pendantes du déclarant d’origine qui l’ont obligé à parler (pressions des pouvoirs
publics, de groupes organisés, d’individus qui exercent un chantage ou de toute
situation menaçante) : « À la demande du Premier ministre, monsieur X présente sa
démission », « Sous la pression de la rue, Chirac monte au créneau », « Le témoi-
gnage de sa propre secrétaire l’oblige à revenir sur sa déclaration ». Les motifs inter-
nes relèveraient plutôt de l’intention, de la volonté, du calcul stratégique du
déclarant. Ces motifs sont souvent présentés de manière intégrée dans la description
du dit rapporté : « L’ancien ministre, Alain Madelin, s’efforce de gommer son image
ultralibérale », « Philippe Séguin fourbit ses armes sur le chômage ». Évidemment,
les exemples ci-dessus sont empruntés à des titres, mais parfois une déclaration peut
être commentée très longuement et faire l’objet d’une sorte d’exégèse.
Les conséquences peuvent être présentées comme s’étant déjà produites : « Le
« non » de Delors a plongé le PS dans la morosité », ou comme éventuelles :
« Attendons de voir comment réagiront les syndicats à la dernière déclaration
d’Alain Juppé ». Sur les conséquences les médias sont évidemment moins prolixes
que sur les causes, prudence oblige !

2.5 Les réactions au dit


Comme pour le fait rapporté, les médias sont amenés à faire état des réactions des
acteurs du monde politique ou des simples citoyens lorsque ceux-ci sont directe-
ment impliqués par les propos tenus. Mais comme ici il s’agit d’un dit en réaction à

15. Allusion à la déclaration que fit l’homme politique français, Jean-Marie Le Pen, traitant les chambres
à gaz relatives au génocide nazi de « détail » de l’histoire.
16. On remarquera que les citations de maximes et de proverbes correspondent à ce cas, faisant allusion
au savoir populaire, à la vox populi, au « comme on dit ».
138 Les stratégies de mise en scène de l’information

un autre dit, on peut supposer que l’on a affaire à des répliques qui s’inscrivent dans
une sorte de droit de réponse social.
Ces réactions ont les mêmes caractéristiques que celles qui se produisent vis-à-vis
d’un fait, à quoi il faut ajouter qu’ici apparaît plus systématiquement ce phénomène
que nous avons décrit dans les conditions générales du discours d’information, à
savoir la suspicion qui peut naître chez l’informé du fait que l’auteur d’une réaction
est marqué par sa position sociale ou partisane. Ainsi, lire à côté du nom de la per-
sonnalité politique qui réagit son appartenance politique, c’est nous permettre de
prédire l’orientation du jugement contenu dans la réaction, et c’est donc porter la
teneur de l’information proche de zéro. Un journal présente, sur une colonne, les
réactions à une déclaration du Premier ministre de différents leaders politiques :
Véronique Neiertz (PS), Jean-Pierre Chevènement (Mouvement des citoyens), Alain
Bocquet (PCF), Pierre Méhaignerie (UDF-Force démocrate), Jean-Marie Le Pen (FN).
Selon la couleur politique du Premier ministre en question, on pourra prédire l’orien-
tation (positive ou négative) du jugement ou de l’argumentation de chacun des
« réactants ». De fait, à lire ces réactions, on se trompe rarement 17.

2.6 Problèmes du dit rapporté dans les médias

La presse quotidienne au XIXe siècle était essentiellement le vecteur de la parole de


l’homme politique ou de celle du citoyen tribun. Au début du XXe siècle, elle s’est
souvent confondue avec le parti dont elle était l’organe porte-parole et en consti-
tuait la voix 18. Puis progressivement, une certaine vision de la démocratie s’impo-
sant comme celle d’un espace où s’entrecroisent et se confrontent des paroles
différentes, voire opposées, la presse joue un nouveau rôle, celui de reflet, miroir,
écho des diverses paroles qui circulent dans l’espace public. On peut étendre ce
constat à l’ensemble des supports d’information et considérer que ce phénomène de
la parole rapportée est l’un des grands enjeux des médias modernes. Peut-être parce
que le pouvoir pour s’exercer dans les sociétés occidentales, a de plus en plus besoin
de l’alibi démocratique, lequel s’institue grâce à un jeu d’échange de paroles qui se
masquent, se modifient, se transforment. Dès lors, les problèmes qui se posent aux
médias tiennent à ce que sont les caractéristiques générales du discours rapporté,
car tout choix opéré dans les divers procédés que nous venons de décrire est suscep-
tible de produire des effets en rapport avec leur crédibilité. Plus particulièrement
ici, se posent cinq types de problèmes qui sont liés aux opérations de sélection, aux
modes d’identification, de reproduction, de citation et aux types de positionnement.

2.6.1 L’opération de sélection


Étant donné le nombre élevé des acteurs de l’espace public qui font des déclarations
ou sont susceptibles de prendre la parole, il faut bien procéder à une sélection.

17. Alors pourquoi les lire ? dira-t-on. Parce que le lecteur aime être conforté dans ses prédictions.
18. Mouillaud M. et Tétu J.F., Le journal quotidien, Presses universitaires de Lyon, 1989.
Rapporter l’événement 139

Celle-ci se fait en fonction de l’identité du déclarant et de la valeur de son dit.


L’identité du déclarant peut varier de la plus grande notoriété possible jusqu’à l’ano-
nymat absolu. Dès lors se pose le problème suivant : donner la parole aux notables,
c’est s’afficher comme organe d’une information institutionnelle ; donner la parole
aux anonymes, c’est s’afficher organe d’une information citoyenne, voire populaire.
Dans le premier cas les médias peuvent être crédités de sérieux mais en même temps
ils peuvent faire l’objet de suspicions ; dans le second cas les médias se fabriquent
une image de démocratie mais on peut aussi les suspecter de démagogie.
La valeur du dit intervient également dans la mesure où l’instance médiatique peut être
amenée à choisir (ou provoquer) la déclaration qu’elle va rapporter selon son effet :
– effet de décision, lorsque la déclaration émane d’un locuteur qui a le pouvoir
de décider. On a affaire à ce qu’on appelle en pragmatique une parole
performative : la déclaration accomplit en même temps une action. Ici, évi-
demment, il s’agit d’une décision rapportée, ce qui fait perdre à l’énoncé sa
performativité : « Le ministre a déclaré à l’Assemblée qu’il retirait sa propo-
sition de loi pour la réaménager ». Il n’empêche qu’à rapporter une énoncia-
tion performative, l’instance médiatique gagne en factualité.
– effet de savoir, lorsque la déclaration émane d’un locuteur qui a une position
d’autorité du fait de son savoir. On a affaire à une parole d’analyse produite
par des locuteurs spécialistes d’un domaine particulier. La déclaration rap-
portée vient étayer une explication sur le pourquoi et le comment d’un
événement : « D’après les experts commis sur place, l’incendie est dû à “une
mauvaise connexion des câbles du systèmes d’alarme” ». L’effet de savoir est
endossé par l’instance médiatique qui rapporte la déclaration, avec plus ou
moins de distance selon les cas.
– effet d’opinion, lorsque la déclaration émane d’un locuteur qui exprime un
jugement ou une appréciation 19 sur les faits. Qu’il s’agisse d’un notable ou
d’un monsieur/madame Tout-le-monde, on a affaire à une parole évaluative :
« P.M. déclare qu’une telle mesure “est inutile” ». Ici, l’instance médiatique
semble jouer son rôle de dévoilement des opinions, surtout si ces déclara-
tions prennent une valeur d’aveu ou de dénonciation.
– effet de témoignage, lorsque la déclaration émane d’un locuteur qui se con-
tente de décrire ce qu’il a vu ou entendu à propos d’un certain fait. La plupart
du temps il s’agit d’un homo quotidianus, mais quelle que soit l’identité du
locuteur, on a affaire à une parole testimoniale. L’instance médiatique sem-
ble gagner en crédibilité, car la déclaration rapportée revêt un caractère de
véracité du fait qu’elle ne recouvrirait d’autre enjeu que celui de décrire la
réalité telle qu’elle a été vue et entendue : « Un voisin : “J’étais tranquille-
ment en train de regarder la télé, et puis tout à coup, j’ai entendu un grand
bruit comme une explosion. Alors je me suis mis à la fenêtre et j’ai vu des
flammes qui sortaient du premier étage” ».

19. Pour la différence entre « jugement » et « appréciation », se reporter à De l’opinion à l’opinion


publique dans la conclusion du « Contrat médiatique ».
140 Les stratégies de mise en scène de l’information

Dès lors, le problème que pose la sélection est celui de savoir si l’organe d’informa-
tion veut se donner une image institutionnelle (effet de décision), démocratique
(effet d’opinion) ou populiste (effet de témoignage) 20.

2.6.2 Le mode d’identification

L’identification dépend de trois catégories linguistiques : la « dénomination », la


« détermination », la « modalisation » :

– La « dénomination », on l’a vu, consiste à désigner le locuteur d’origine par


un nom qui l’identifie du point de vue de son patronyme, de son titre, de sa
fonction, ou d’une façon collective lorsque l’individu n’est pas identifiable.
Le problème qui se pose ici pour le consommateur d’information est de savoir
quel crédit il peut accorder à une information dont le locuteur d’origine est
désigné de façon collective, anonyme ou floue : « des milieux proches du
président disent que... », « de sources autorisées on apprend que... », « le
monde politique est unanime à condamner... » ; et même : « l’Élysée fait
savoir que... », « Matignon annonce que... », « la place Beauvau se refuse à
tout commentaire », « rue Solferino on manifeste son désaccord, etc. ». En
effet, l’instance médiatique semble se protéger ou protéger ses sources, à
moins qu’elle en ignore l’identité, mais on est en droit de se demander si elle
accomplit vraiment son devoir d’informer.
– La « détermination », intrinsèquement liée à la dénomination, consiste à
préciser celle-ci par l’emploi d’un prénom, d’une marque de déférence ou
même d’un possessif (notre correspondant, notre envoyé spécial) signalant
au passage le type de rapport que l’instance médiatique entretient avec le
locuteur d’origine. Toute détermination relève d’un choix qui est révélateur
du type d’image que l’instance médiatique veut se donner quant à sa façon
de traiter les acteurs de l’espace public. Par exemple, s’agissant des hommes
politiques, certains journaux ont tendance à utiliser « monsieur ou
madame » devant un nom précédé de l’initiale, d’autres ont tendance à
employer le nom ou le prénom avec le nom seul. Évidemment, cela dépend
des personnes citées, de leur notoriété, du sexe, des rubriques dans lesquel-
les elles apparaissent, mais de telles tendances sont révélatrices du fait que
tel organe d’information traite les personnalités du monde politique comme
des personnes civiles, alors que tel autre les traite comme on le fait dans le
monde militant 21.
– La « modalisation », rappelons-le, est un moyen pour le locuteur rapporteur
d’exprimer l’attitude de croyance qu’il adopte vis-à-vis de la véracité des pro-
pos tenus par le locuteur d’origine. Cela apparaît à travers le choix des verbes
qui décrivent le mode de déclaration (X dit, déclare, fait savoir, rapporte,

20. Un certain taux de sélection de déclarations rapportées peut être révélateur du fait que le média (ou
les médias) ne peut avoir accès à l’événement brut. Ce fut le cas de « La guerre du Golfe ».
21. En France, Le Monde pour le premier cas, Libération pour le second.
Rapporter l’événement 141

annonce, s’indigne, etc.) ou de diverses marques de distanciation (d’après,


selon, si l’on en croit, croit savoir, etc., ou l’emploi du conditionnel). Cette
attitude révèle ce que l’on peut appeler le « positionnement » du locuteur
rapporteur (voir ci-dessous).

Le problème que pose le mode d’identification dans les médias est celui de l’image
de familiarité ou de respect que l’instance médiatique veut se donner vis-à-vis du
monde politique, à travers le choix de la dénomination et de la détermination, et
celui de prudence ou non qu’elle veut exprimer vis-à-vis de l’information contenue
dans la déclaration d’origine, à travers le choix de la modalisation.

2.6.3 Le mode de reproduction


La reproduction du dit concerne l’opération de sélection du dit rapporté en ce qu’elle
est totale ou partielle, donnant plus ou moins de gage de sérieux. Ainsi certains
journaux tiennent-ils à reproduire in extenso les déclarations politiques les plus
importantes 22. Mais le mode de reproduction concerne également tout ce qui touche
à la mise en forme de la déclaration rapportée (place dans l’espace du journal, mise
en évidence par un jeu approprié de typographie, rapport avec une photographie,
etc.), mise en forme qui par son procédé de focalisation peut produire des effets
divers de dramatisation. Le mode de reproduction étant ce qui est susceptible de
produire le plus d’effets déformants de la déclaration d’origine, l’organe d’informa-
tion joue là sa crédibilité.

2.6.4 Le mode de citation


Chacun des modes de citation précédemment décrits sont susceptibles de produire
des effets. Pour les médias, on a affaire à certains effets particuliers : le mode de
citation directe tend vers un effet d’objectivation du traitement de l’information
(encore faut-il savoir ce qui est cité et quelle en est sa mise en forme) ; le mode de
citation intégrée tend vers un effet de « désidentification » du locuteur d’origine
dans la mesure où ne lui est pas donnée la parole de façon autonome, et où du coup
il est assimilé par le locuteur rapporteur (tout se passe comme si le locuteur d’ori-
gine ne s’appartenait pas, et appartenait au discours d’information lui-même) ; le
mode de citation narrativisée tend vers un effet d’« actantialisation », c’est-à-dire
que le locuteur d’origine n’est plus présenté comme le locuteur d’un dit, mais
comme l’agent d’un faire qui serait alors décrit dans le cadre d’un fait rapporté ; il
est comme phagocyté par l’instance médiatique.
Une étude systématique sur la façon dont les organes d’information manient les
modes de citation reste à faire. Mais on peut déjà considérer que le mode de citation
directe produit un effet d’objectivation, le mode intégré un effet de flou 23, le mode
narrativisé un effet de dramatisation.

22. Le Monde, en France.


23. Pour cet effet de flou, voir l’article de Jeannine Richard-Zappella, « De l’usage politique du discours
rapporté », in Parcours linguistiques des discours spécialisés, Peter Lang, Berne, 1993.
142 Les stratégies de mise en scène de l’information

2.6.5 Le type de positionnement

On a vu dans les généralités que le problème du discours rapporté était essentiellement


celui de la fidélité quant à la façon de rapporter les propos d’un autre. La plupart du
temps, le locuteur rapporteur opère, de façon consciente ou non, des transformations
dans le dit d’origine. Du coup, ces transformations témoignent d’un certain positionne-
ment du locuteur rapporteur, que celles-ci soient volontaires ou non.

Voici différents cas d’intervention du locuteur rapporteur qui sont révélatrices de son
propre point de vue sur la déclaration d’origine, et qui représentent un véritable pro-
blème pour l’instance médiatique si tant est que celle-ci en soit consciente. Évidem-
ment, pour pouvoir juger de ces interventions, il faudrait avoir connaissance du dit
d’origine, ce qui est rarement le cas 24. Il n’empêche que lorsqu’on en a connaissance, on
peut observer que ces interventions consistent soit à transformer une partie de l’énoncé
d’origine ou de son énonciation, soit à expliciter son propre acte d’énonciation :

– intervention sur les mots de l’énoncé d’origine en opérant une transforma-


tion lexicale : Do : [Dépêche d’Agence] « L’ex-ministre a quitté la France » >
Dr : [Titre de journal] « L’ex-ministre fuit la justice française ». Le Dr trans-
forme la description d’une action de départ qui est présentée comme un
« constat » en action de fuite dont est explicitée la cause (« la justice »), ce
qui en fait un acte « volontaire et répréhensible » ;

– intervention sur les mots de l’énonciation d’origine en opérant une transforma-


tion de la modalité du dit : Do : [Déclaration d’un député à l’Assemblée
Nationale] : « Je prétends que la France n’a de leçon à recevoir de personne »
> Dr : [Article de journal] : « Il a prétendu que la France n’avait de leçon à rece-
voir de personne ». Le Dr transforme une modalité d’« affirmation » (Je pré-
tends = je déclare avec assurance et solennité) en modalité de « doute » (il
prétend = il a déclaré sous sa propre responsabilité, sans fondement véritable) ;

– intervention sur la signification énonciative de la déclaration d’origine en


transformant le dit en action de dire, et le locuteur d’origine en agent de
cette action (mode narrativisé) : Do : [À l’ONU, le représentant de l’Iran]
« Nous pouvons prouver que l’Irak utilise des armes chimiques » > Dr : [Jour-
nal] « L’Iran accuse l’Irak d’utiliser des armes chimiques ». « Prouver », c’est
introduire une démonstration qui doit aboutir à un résultat-constat. Rappor-
ter cette déclaration par « L’Iran peut prouver... » aurait été plus fidèle. Mais
rapporter par « accuse », c’est, pour le locuteur rapporteur, expliciter ce qui
n’est qu’implicite, à savoir que l’Iran est en position d’un juge qui désigne
l’autre comme coupable 25 ;

24. Parfois on le découvre lorsque celui-ci est cité plus loin dans l’article. : [Titre] « A.C. souhaite rester
président du conseil général ». [Article] « L’ancien maire condamné à cinq ans de prison (...) a décidé de
rester à la tête du département. » (Le Monde).
25. Voir également l’étude de Jean-Noël Darde, « Discours rapporté-Discours de l’information : l’enjeu
de la vérité », in Charaudeau P. (éd.), La presse. Produit, production, réception, Didier Érudition, Paris,
1988.
Rapporter l’événement 143

– intervention sur l’énonciation du locuteur rapporteur lui-même en marquant


une certaine « distance » vis-à-vis de la véracité du propos déclaré. Cette
mise à distance, qui peut aller jusqu’à une mise en cause, est exprimée soit
à l’aide du mode conditionnel, soit à l’aide de divers introducteurs (selon,
d’après, si l’on en croit, etc.) : « La CIA aurait déclaré qu’elle a déjoué une
tentative de corruption menée par Thomson au Brésil » ; « Si l’on en croit un
proche du gouvernement, ces écoutes téléphoniques n’auraient pas été com-
manditées par Matignon ». Ce type d’intervention laisse la morale sauve. Car
ce n’est pas le propos d’origine qui est touché mais l’explicitation de l’atti-
tude énonciative du locuteur rapporteur.
partie 3 chapitre 11

Commenter l’événement

Le chapitre 11 en bref

page 147 Qu’est-ce que commenter l’événement


pour les médias ?

page 151 Les problèmes du commentaire médiatique


146 Les stratégies de mise en scène de l’information

Commenter le monde relève d’une activité discursive, complémentaire du récit, qui


consiste à exercer ses facultés de raisonnement pour analyser le pourquoi et le com-
ment des êtres qui se trouvent dans le monde et des faits qui s’y produisent. Au
fond, depuis l’Antiquité au moins, l’homme a toujours tenté de répondre à la ques-
tion de sa destinée en développant deux activités discursives complémentaires : le
récit et le commentaire.
Récit et commentaire sont intrinsèquement liés, au point que les théoriciens du lan-
gage se partagent, encore aujourd’hui, entre deux positions extrêmes : les tenants
du « tout est récit » 1, et ceux du « tout est argumentation » 2. Il est vrai que cette
double activité discursive poursuit une même quête : connaître le pourquoi des
faits, des êtres et des choses, pour laquelle on raconte en commentant et on com-
mente en racontant. Il n’empêche que ces deux activités font appel à des facultés de
l’esprit différentes et à des mises en œuvre du discours différentes.
Le récit propose du monde une vision d’ordre constatif, même lorsqu’il s’agit d’une
pure invention 3. Qu’il le décrive comme un être-là immuable, dans son essence, qu’il
le décrive comme une succession d’actions dont la logique dépend des acteurs qui
en sont partie prenante, ce monde est proposé comme un possible témoignage de
l’expérience humaine dans lequel tout un chacun peut se retrouver ou se projeter, à
moins qu’il ne le rejette.
Le commentaire argumenté impose du monde une vision d’ordre explicatif. Il ne se
contente pas de montrer ou d’imaginer ce qui a été, ce qui est ou ce qui se produit ;
il cherche à mettre au jour ce qui ne se voit pas, ce qui est latent et constitue le
moteur (causes, motifs et intentions) de l’« événementialisation » du monde. Il pro-
blématise les événements, fait des hypothèses, développe des thèses, apporte des
preuves, impose des conclusions. Ici on n’est plus appelé à se projeter dans un
monde raconté mais à évaluer, mesurer, jauger le commentaire pour décider, en rai-
son, si l’on y adhère ou si on le rejette.
On peut donc dire que le récit est apparemment moins agressif que le commentaire.
Le premier ne fait que solliciter une possible identification de la part de celui qui en
prend connaissance, et si malgré tout il le refuse, personne (ni auteur ni lecteur) n’a
à se sentir coupable (heureuse liberté du récit !). Le second en revanche met vérita-
blement en cause le lecteur ; il exige de lui, activité intellective, travail du raison-
nement, prise de position pour ou contre, et de cette activité personne, au bout de
l’échange, ne sort indemne (le commentaire est hystérique).
Loin de nous cependant l’idée d’opposer de façon radicale ces deux activités discur-
sives. Elles le sont dans leur finalité, mais dans l’usage communicatif elles sont
intrinsèquement liées. Tel récit, sous forme d’anecdote pourra avoir une valeur argu-
mentative, et tel développement argumentatif par analogie pourra prendre la forme
d’un récit. Il s’agit malgré tout ici de décrire les caractéristiques de ce mode discur-
sif lorsqu’il est mis en œuvre dans les médias.

1. Dans la ligne d’un Paul Ricœur.


2. Dans la ligne d’un Oswald Ducrot.
3. Ici n’est pas en cause le fait que l’on puisse jouer entre récit réaliste ou récit de fiction.
Commenter l’événement 147

1. Qu’est-ce que commenter l’événement


pour les médias ?
On comprend pourquoi cette question est si épineuse. Périodiquement, dans le
monde professionnel des médias (écoles de journalisme, réflexions des journalistes
et des patrons de presse), cette question revient sur le tapis comme symptôme
d’une interrogation sur le rôle social des médias. Elle est souvent posée en termes
opposés : « que doivent fournir les médias, des faits ou des commentaires ? Quel est
le rôle premier du journaliste, décrire ou commenter ? » Pourtant, si l’on en juge par
les contraintes situationnelles de la communication médiatique à travers sa finalité,
l’opposition description des faits/commentaire des faits se résout dans une complé-
mentarité qui trouve sa raison d’être dans l’une des finalités du contrat : la visée
informative de faire savoir porte, à la fois, sur l’existence des faits et sur leur raison
d’être. On ne peut informer si l’on n’est pas en mesure de donner simultanément des
garanties sur la véracité des informations que l’on transmet, et donc faire savoir
s’accompagne nécessairement d’un « expliquer » : le commentaire journalistique est
une activité étroitement liée à la description de l’événement pour produire un
« événement commenté » (EC).

1.1 La mécanique argumentative


Le sujet qui cherche à argumenter doit problématiser son propos, élucider ses diffé-
rents aspects et les évaluer.

1.1.1 Problématiser
Tout propos tenu sur le monde doit être questionné. Il doit faire l’objet d’une interro-
gation quant à sa raison d’être, sachant que deux propositions, au moins, sont sus-
ceptibles d’en constituer le fondement, sinon le propos est pure assertion sur laquelle
il n’y a rien à dire (une assertion se prend ou se rejette). On n’a rien à dire devant
l’énoncé « Il mesure un mètre cinquante », mais devant « À cinq ans, il mesurait déjà
un mètre cinquante », on est en droit de se demander si cela est normal ou non, et
comment est-ce possible ? Mais ce n’est pas tout. Il faut que, dans le même temps que
surgit l’interrogation (de façon explicite ou implicite), le sujet qui en est l’initiateur
propose à son interlocuteur une manière de la traiter, selon que l’on serait pour ou
contre une telle proposition, ou que l’on devrait envisager le pour et le contre de cha-
cune des propositions. On est donc en droit d’attendre de ce sujet qu’il apporte des
arguments pour étayer ses propositions. On peut dire que la problématisation repose
sur trois activités mentales : poser un propos (le thème dont on parle), l’insérer dans
une proposition (le questionnement) et apporter des arguments (persuader) 4.
Dans les médias, la problématisation peut être présentée de différentes façons. Sous
forme d’une question : « Pourquoi la France intéresse si peu l’Amérique ? » (= est-ce
à cause de la France ou à cause de l’Amérique ?) ; sous forme de plusieurs assertions

4. Voir notre Grammaire du sens et de l’expression, op. cit., p. 803.


148 Les stratégies de mise en scène de l’information

qui se combinent entre par exemple un surtitre : « L’Assemblée nationale se pro-


nonce sur la levée de l’immunité parlementaire » (= faut-il lever ou non cette immu-
nité ?) et le titre : « Les propositions de M. Séguin (= faut-il réformer ? comment ?) ;
sous forme d’une assertion négative : « Nous n’irons pas à San Francisco » (= faut-il
y aller ? et pourquoi ne pas y aller ?) ; sous forme d’une double assertion présentée
comme une alternative : « La Suisse : étrange modèle ou modèle de l’étrange » (=
lequel des deux ?) ; enfin, sous forme d’une assertion simple qui inclurait une opi-
nion engagée ou une appréciation orientée : « Adieu XXe siècle ! » (= est-ce vrai-
ment la fin du siècle ?), « Xénophobie, quand tu nous tiens ! » (= sommes-nous
xénophobes oui ou non ?).

1.1.2 Élucider
Une fois la problématisation mise en place, il s’agit de tenter de fournir les raisons
pour lesquelles un fait a pu se produire, et ce qu’il signifie. Le commentaire présup-
posant la véracité du fait, il faut maintenant en expliquer le pourquoi et le comment
en se penchant dessus d’un point de vue global et distancié. Élucider sera donc met-
tre au jour ce qui ne se voit pas, ce qui est caché, ce qui est latent, et qui constitue
pourtant les raisons plus ou moins profondes du surgissement du fait. Ce caché, ce
latent, est ce que les médias se donnent pour tâche de faire émerger pour fournir au
consommateur d’information les tenants et aboutissants du fait. Cela peut être
obtenu soit en dévoilant les intentions, les motifs qui ont animé les protagonistes
des événements, soit en exposant les causes externes à ceux-ci.
Dévoiler les intentions des acteurs des événements, c’est montrer qu’on a le pouvoir
de passer derrière le miroir. Les actes humains seraient la réalisation d’un projet éla-
boré dans la tête des individus qui n’est pas donné à voir et dont l’intention ne cor-
respondrait pas nécessairement à ce que la manifestation de l’action pourrait laisser
supposer. Le terrain de l’événement politique est idéal pour ce travail de dévoile-
ment. Comme on l’a dit, l’exercice du pouvoir dans le champ politique n’est possible
que dans la dissimulation, et le rôle du journaliste qui a le devoir d’élucider consiste-
rait à découvrir l’intention dissimulée derrière les déclarations et les actes de tel ou
tel homme politique. Cela ne peut se faire qu’au terme d’un travail de recoupement
d’archives, d’observation des comportements du passé, d’interviews provocatrices,
etc., ce qui tend à attribuer au journaliste, selon les cas, une image de détective,
d’enquêteur qui augmente sa crédibilité, surtout lorsque son enquête aboutit.
Exposer les causes externes, c’est montrer quelle est la logique d’enchaînement des
faits, sa cohérence interne, et donc comment il est possible que se soit produit un
tel événement. Cette activité d’élucidation se fait à l’aide de divers procédés parmi
lesquels les plus courants sont :
– redescendre une chaîne de faits en suivant des rapports de cause à consé-
quence entre ceux-ci, dans une démarche déductive 5 qui présuppose connue

5. Les médias utilisent peu la démarche inductive qui consisterait à remonter progressivement la
chaîne des causalités. Cette démarche est plutôt celle de l’observation scientifique et de la pensée hypo-
thético-déductive du détective qui correspond mal à l’imaginaire d’efficacité que se donnent les médias,
ce qui ne les empêche pas de s’y essayer de temps en temps.
Commenter l’événement 149

l’origine, le point de départ, et oriente l’explication selon une direction uni-


que ne laissant pas de place pour imaginer d’autres enchaînements. On a
affaire ici à une reconstitution de ce que l’on pourrait appeler la causalité
événementielle. Mais ce procédé connaît une variante, celle qui consiste à
décomposer les rouages internes qui rendent possible un phénomène. Des
liens de solidarité et de causalité entre des éléments, des étapes dans les
procédés de fabrication, le cheminement des flux qui aboutissent à des
points terminaux. C’est le cas du « Comment ça marche » 6 des journalistes
spécialisés qui rendent compte des réalisations scientifiques et techno-
logiques, des événements culturels et des manifestations sportives. Leur
commentaire se veut une traduction simplifiante de la complexité des phé-
nomènes pour les rendre accessibles au plus grand nombre (vulgarisation).
On a affaire à un type d’explication déterministe ;
– raisonner par analogie, c’est-à-dire tenter des explications en comparant le
fait à d’autres similaires qui se sont produits en d’autres occasions, ou bien
à d’autres faits différents qui cependant semblent relever de la même chaîne
de causalité. Dans le premier cas, est présentée une sorte de mise en pers-
pective d’une chaîne de faits apparemment identiques : l’événement 1 étant
comme l’événement 2, les causes et les conséquences de ce dernier sont les
mêmes que celles du premier. Dans le second cas, est présentée une sorte de
révélation dans la mesure où des faits apparemment différents sont traités
dans une même chaîne de causalité : l’événement 1 est différent de l’événe-
ment 2 mais les causes (ou les conséquences) sont les mêmes, donc ces deux
événements sont du même ordre. Le raisonnement par analogie permet
d’expliquer en faisant des études de cas, c’est-à-dire en faisant des hypothè-
ses sur des scénarios possibles qui permettraient de prévoir la résolution des
faits ou d’expliquer les causes 7. Malheureusement, il produit aussi des amal-
games qui, dans une perspective d’information citoyenne, peuvent avoir des
effets pervers 8.

1.1.3 Évaluer
Il n’y a pas de commentaire sans que le sujet informant exprime un point de vue qui
lui est personnel, et ce, parfois, malgré ses propres dénégations. Il le fait, consciem-
ment ou non, soit en faisant part de sa propre opinion (prise de position dans le débat
d’idées), soit en livrant une appréciation subjective (projection de son affect). Cette
évaluation peut apparaître à tout moment, y compris immiscée dans la description du

6. Nous faisons allusion au spécialiste des nouvelles scientifiques et techniques, Michel Chevalet, qui
officie sur TF1, parfois jusqu’à la caricature mais toujours avec un enthousiasme apparemment naïf.
7. Ces scénarios du possible sont suggérés plus particulièrement lorsqu’un événement est susceptible
de se prolonger.
8. Ainsi, la « purification ethnique » durant la guerre en ex-Yougoslavie a-t-elle été comparée au
génocide juif durant le nazisme (voir le numéro de la revue Mots n° 47, op. cit., consacré à la question,
particulièrement la contribution d’Alice Krieg, « La “purification ethnique” dans la presse. Avènement et
propagation d’une formule »).
150 Les stratégies de mise en scène de l’information

fait, mais il s’agit ici de celle qui apparaît de manière explicite dans certaines formes
textuelles. On dira que les médias n’ont pas à prendre position, doivent faire preuve de
neutralité, mais on sait que celle-ci est illusoire. Cependant, il est des genres rédac-
tionnels qui se prêtent plus ou moins à une évaluation. Dans les éditoriaux et dans
certaines chroniques, par exemple, on attend du journaliste qu’il nous éclaire dans le
débat d’idées en nous donnant son opinion et en argumentant 9. Dans les chroniques
sur les arts et les spectacles, ou même dans le sport, le sujet jouit d’une relative
liberté de parole quant aux appréciations qu’il peut porter sur tel film, telle pièce de
théâtre, tel livre ou telle manifestation sportive. C’est que le journaliste pense que le
consommateur d’information a lui-même un rapport affectif à ces types d’événement
et donc qu’il attend que le journaliste lui donne des raisons d’aimer ou de détester 10.

1.2 La mise en scène médiatique du commentaire


Le commentateur sait qu’il doit être crédible, mais il sait également qu’aucune ana-
lyse, aucune argumentation, ne peut avoir d’impact si elle n’éveille l’intérêt du con-
sommateur d’information, et même si elle ne touche son affect. Dès lors, le
journaliste, pris entre le marteau (crédibilité) et l’enclume (captation) tendra à pré-
férer des modes de raisonnements qu’il jugera simples et motivants.

1.2.1 Faire simple


Pour faire simple, divers procédés sont utilisés. La « restriction » qui consiste à
poser une affirmation pour ensuite la corriger (x, mais, cependant, bien que, pour-
tant y), mode de raisonnement qui oblige le sujet récepteur à réorienter son propre
jugement : « Le gouvernement doit maintenir une attitude ferme, pourtant il
n’ignore pas qu’en la circonstance il lui faut être souple » ; « Le Président ne peut se
comporter en chef d’un parti, cependant il doit en même temps être le garant de la
cohésion du groupe politique qui le soutient ». L’« alternative » qui consiste à met-
tre en regard deux affirmations contraires, à les envisager alternativement et à les
proposer en délibération (ou bien x, ou bien y), mode de raisonnement qui oblige le
récepteur à suivre cette mise en délibération et peut-être à oublier ou ignorer qu’il y
en a d’autres possibles : « La difficulté de la situation est que, s’agissant de l’univer-
sité, la manière forte ne peut réussir et la manière douce risque sans cesse de
s’enliser ». La « comparaison », dont on a déjà parlé, qui consiste à rapprocher le
fait particulier avec un fait proche de l’expérience humaine largement partagée (sté-
réotype), présentée sous une forme plus ou moins métaphorique, car cela est sup-
posé rendre l’explication lumineuse : « Face à la voie rapide préconisée par Jacques
Chirac, François Bayrou agite immuablement l’étendard du gradualisme » ; « les pas-
sions se déchaînent et les antagonismes s’enchevêtrent comme les ramures de deux

9. C’est pourquoi tous les journaux, y compris les plus populaires, s’adjoignent des chroniqueurs
spécialisés.
10. Voir par exemple notre « La critique cinématographique : faire voir et faire parler », in La Presse,
produit, production, réception, op. cit.
Commenter l’événement 151

cerfs ». Ajoutons à cela que pour rendre l’explication accessible, il faut que les chaî-
nes de raisonnement soient simples, c’est-à-dire courtes avec quelques idées clés et
bien balisées sans trop de digressions ni de parenthèses : « Jacques Chirac dispose
de l’autorité et du pouvoir, Alain Juppé de l’influence et du pilotage de la manœu-
vre, François Bayrou de la compétence et de l’habileté. Si la réforme aboutit, c’est
qu’un petit miracle aura réunifié ces trois forces disparates ».

1.2.2 Être motivant


Pour être motivant, le raisonnement devra impliquer de façon directe ou indirecte le
consommateur-citoyen. D’où plusieurs types de procédés. D’une part, les arguments
qui servent à étayer l’analyse sont choisis en fonction de leur valeur de croyance,
plus que de connaissances, car celles-ci étant celles qui sont le plus amplement par-
tagées par le grand public, elles sont susceptibles de l’atteindre plus sûrement. Une
sorte de plus grand dénominateur commun des savoirs qui concernent l’expérience
sociale et les jugements qui circulent à son propos dans de larges secteurs de la
société : les lieux communs. Cela est censé faciliter la compréhension du public.
D’autre part, une psychologisation de l’explication des faits qui consiste à prêter une
intention à des instances collectives ou à des entités anonymes, voire non humai-
nes. Par exemple, au lendemain de la victoire du parti populaire espagnol (le PP), on
ne dira pas qu’on observe un mouvement à la baisse de la bourse, mais on dira : « La
Bourse sanctionne le P.P. ». Par exemple, encore, pour commenter le résultat de ces
mêmes élections, on fera comme si on connaissait l’intention qui a présidé au vote
des électeurs et les conséquences qui s’ensuivront : « La sagesse des électeurs. Ils
donnent une chance au P.P. de négocier, à la démocratie de fonctionner ». Ou bien,
lors des bulletins météo à la radio ou à la télévision : « Le soleil est contesté par
une légère couche de nuages », « les vents exercent leur force », « l’anticyclone
résiste », etc. Ces divers procédés produisent un effet de dramatisation auquel le
public ne peut être insensible.

2. Les problèmes du commentaire médiatique


Les problèmes que le commentaire pose aux médias reposent sur les caractéristiques
particulières de ce que peuvent (doivent) être le positionnement du commentateur
et ses modes de raisonnement.

2.1 Les problèmes liés au positionnement


Le problème du positionnement se pose principalement pour les journalistes eux-
mêmes 11 à propos desquels on peut se demander si l’adage qui veut que « le journa-
liste ne pense pas et sait tout » est tenable. Il est vrai que la position des chroniqueurs

11. Nous écartons provisoirement l’homme politique sollicité par les médias et toujours pris dans un
engagement, ainsi que l’expert extérieur aux médias dont la position est en principe de neutralité, bien
qu’elle puisse être entachée de complaisance.
152 Les stratégies de mise en scène de l’information

et éditorialistes n’est pas confortable. Ceux-ci, on le sait, ont droit à un engagement


ponctuel (surtout les éditorialistes directeurs de publication) qui relève d’une morale
sociale s’appuyant sur des critères d’ordre humanitaire 12, ce qui leur permet de ren-
voyer dos à dos les belligérants quels qu’ils soient 13 ou, parfois, de fustiger le fauteur
du mal 14. Mais c’est là la limite de l’engagement journalistique. D’ailleurs, celui-ci dans
sa présentation doit passer par l’interpellation du citoyen 15, comme s’il fallait se jus-
tifier en faisant appel à une morale supposée commune, voire universelle. D’une
manière générale les éditorialistes 16 – et surtout les autres journalistes – ne peuvent
adopter qu’une position distanciée, car, soumis à la contrainte de crédibilité du contrat
de communication, ils doivent savoir raison garder face aux opinions tranchées qui
s’expriment à l’occasion de tel ou tel événement, et même doivent manifester un cer-
tain scepticisme face à telle ou telle explication trop rapide ou trop partisane. De ce
fait, le discours du commentaire journalistique est en principe marqué par une argu-
mentation de pondération : un dosage savant entre jugement pour et jugement contre,
entre appréciation favorable et appréciation défavorable, entre exposition de telle opi-
nion et exposition de telle autre (parfois contraire). D’où une argumentation en forme
de balancier, qui correspond en fait à un refus de choisir entre les termes d’une alterna-
tive, entre un avis et son contraire 17. Le discours du commentaire journalistique, s’il
met toujours en place une problématisation, ne développe pas un acte de persuasion
qui, au bout de l’argumentation, révélerait le point de vue de l’argumentateur et per-
mettrait au lecteur ou à l’auditeur de prendre parti. Suprême paradoxe, puisque le com-
mentaire médiatique devrait aider à la constitution de l’opinion publique : informer
pour aider le citoyen à se faire une opinion, c’est ne pas prendre parti soi-même ; mais
ne pas prendre parti serait développer une argumentation d’un point de vue externe,
omnipotent (au-dessus de la mêlée), auquel seule une argumentation de type scientifi-
que pourrait prétendre. Or le commentaire journalistique, par définition, ne peut être
une analyse scientifique.

Une analyse scientifique se caractérise par la trilogie (implicite ou explicite) : théo-


rie, objet, méthode. La théorie pose un cadre de postulations qui détermine un
champ de pensée et de raisonnement hors duquel toute discussion est non perti-
nente, c’est-à-dire devient impossible. L’objet n’est pas l’objet empirique mais une
construction, à partir de celui-ci, de ce qui sera l’objet d’analyse, lequel intègre les
objectifs, les hypothèses et les possibilités méthodologiques que se donne le sujet
analysant. L’objet n’est jamais qu’une parcelle du monde observée, qu’un fragment

12. « Cette saloperie de guerre ! » se permet de dire B. Guetta dans sa chronique de « Géopolitique » le
matin sur France-Inter (18/04/1996).
13. « Lorsque les victimes sont des enfants et des innocents, quelle différence entre Hezbolla et
Israël ? », à propos du bombardement de Cana par l’armée israélienne, sur France-Inter, le 18/04/1996.
14. Voir la façon dont la guerre du Golfe a été traitée par les médias, qui a consisté, entre autres cho-
ses, à sataniser Sadam Hussein.
15. Souvent sous la forme de titres interrogatifs.
16. À moins d’appartenir à un organe médiatique engagé.
17. Les chroniqueurs professionnels sont les spécialistes du « balancier » : l’opinion des uns et (mais)
l’opinion d’autres ; les supputations sur les intentions des uns et celles des autres ; les effets de l’action
des uns et les effets de l’action des autres ; l’aspect positif et négatif de la politique des uns, l’aspect
positif et négatif de la politique des autres.
Commenter l’événement 153

du réel qui interdit des généralisations hâtives. La méthode suppose l’application


rigoureuse des présupposés théoriques et implique une systématicité dans les proto-
coles d’analyse, l’utilisation des règles et l’établissement des résultats qui écarte le
plus l’impossible et les approximations. La position du commentateur médiatique ne
peut donc être celle du scientifique, sauf à devenir incompréhensible par le plus
grand nombre, ni celle du sage car le journaliste est lui-même un acteur social qui
réagit aux événements. Alors, qu’est-ce qu’un discours d’analyse pour les médias ?
Quel type d’engagement peut donc avoir le sujet qui cherche à commenter des faits,
sachant qu’il ne peut être partisan mais voulant en même temps interpeller la cons-
cience citoyenne ? Et comment interpeller sans être partie prenante ? Toute inter-
pellation au nom d’une morale ou d’une cause, quelle que soit son extension
humaine, est toujours une prise de parti. Cela devrait être pris en considération par
les acteurs des médias modernes qui ont une tendance de plus en plus marquée à
jouer ce jeu de l’interpellation 18.

2.2 Les problèmes liés au mode de raisonnement


Le problème que pose l’emploi des procédés de simplification du raisonnement ren-
voie à la question plus générale de la vulgarisation qui se manifeste chaque fois que
l’on tente de rendre clair ce qui est complexe. La vulgarisation, considérée au sens
large (chaque fois que l’on veut mettre un discours savant ou technique à la portée
de non-spécialistes), est de mise dans le discours didactique, mais celui-ci ne peut
être confondu avec le discours journalistique – même si ce dernier est truffé de
traits de didacticité 19 – car il existe entre eux deux différences importantes. La pre-
mière réside dans le fait que le discours didactique est toujours ciblé. Il s’adresse à
un public bien déterminé selon un certain nombre de paramètres – ce qui n’est pas
le cas du discours journalistique – et le contrat qui s’instaure entre enseignant et
apprenant est un contrat d’apprentissage – et non d’information. La seconde est que
tout discours didactique présuppose un savoir déjà établi en un lieu de vérité, alors
que le discours journalistique est tourné vers la découverte des faits et du savoir qui
s’y trouve caché. Comment, dès lors, être à la fois tourné vers la recherche d’une
vérité et vers un public non défini auquel il faudrait transmettre un savoir ? Aussi
peut-on dire que trois écueils menacent la vulgarisation médiatique : la déforma-
tion, l’amalgame et la psychologisation.
La déformation tient à la fois au type de récepteur du discours d’information et à la
contrainte de captation qui font que le jeu entre l’explicite et l’implicite du discours,
qui est propre à tout acte de langage, ne peut être accompli de la même manière par
chacune des deux instances. Tantôt une information suggère plus qu’elle ne dit en
apparence, pour ceux qui ont déjà quelque lumière sur la question, et peut du coup

18. On peut le constater chez nombre de journalistes, particulièrement : Anne Sinclair à l’émission 7/7,
Bernard Guetta dans ses chroniques, Ivan Levaï dans sa revue de presse, Jacques Juillard et Philippe
Alexandre dans leurs éditoriaux, et même chez certains présentateurs de journaux télévisés lorsqu’ils
livrent, mezzo voce, des confidences sur les réflexions ou émotions que leur inspire l’état du monde.
19. Comme le montrent les travaux du groupe de recherche CEDISCOR de l’université Paris III, dans sa
revue Les carnets du Cediscor, Presses de la Sorbonne nouvelle, Paris.
154 Les stratégies de mise en scène de l’information

être contestée, tantôt elle en dit moins du fait de l’ignorance du public. Dans un des
nombreux « Avis du médiateur » dont est coutumier le journal Le Monde, André Lau-
rens essaye de justifier un titre de son journal qui a été fort contesté par des lec-
teurs, titre qui rapportait la décision du Parlement à propos de la maîtrise des
dépenses de la Sécurité sociale : « Le Parlement retire aux syndicats la gestion des
dépenses sociales » 20. En résumé, la contestation consistait à dire que les syndicats
n’ayant jamais eu à définir l’enveloppe du budget de la Sécurité sociale, il n’y a pas
lieu de dire qu’on leur a retiré un pouvoir qu’ils n’ont jamais eu. La défense, elle, se
retranche derrière son propre titre « Trop ou trop peu. (...) c’était en dire trop par
rapport à la réalité de la situation, trop peu s’agissant de la profonde inflexion que
représente la révision constitutionnelle dans la démarche qui avait inspiré, après la
Seconde Guerre mondiale, la mise en place d’une cogestion, par les intéressés, du
système de protection sociale ». Et après s’être livré à une longue élucidation (pour
un titre !), de conclure : « (...) la réforme de la Constitution consacre un transfert
de responsabilités potentielles des acteurs sociaux vers les acteurs politiques. Ainsi
rédigé, le titre eût été trop long et trop abstrait ! La formulation réductrice qui a été
retenue faisait, certes, l’impasse sur un état de fait, mais c’était pour souligner
l’aboutissement brutal d’une évolution tacitement acceptée ». Voilà pourquoi votre
fille est muette ! L’explication n’est pas convaincante, car d’une part dire « retirer la
gestion » laisse présupposer qu’on l’avait, et donc, si ce n’est pas le cas, c’est une
désinformation ; d’autre part, il n’en demeure pas moins que le titre aurait pu être
rédigé autrement. Mais cela illustre notre propos : toute production ou interpréta-
tion d’un acte de discours est affaire d’implicite, et à vouloir simplifier à tout prix,
on risque de déformer.
L’amalgame est lui aussi un effet discursif qui procède du double désir de simplifica-
tion et de dramatisation : on classe sous une même étiquette générale des faits par-
ticuliers, ou l’on fait des rapprochements et on établit des analogies. Ainsi en est-il
dans l’actualité de ces dernières années à propos des « affaires de corruption ». Tout
fait qui est jugé comme appartenant de près ou de loin à cette pratique est classé
sous la même étiquette, ou l’une de ses variantes, produisant ainsi un effet de cumul
(quantité) et de relation de causalité (qualité). Que demain apparaisse un nouveau
cas de détournement de fonds dans une entreprise ou une collectivité locale, et
celui-ci, même s’il n’a rien à voir avec les précédents, sera mis à ce même compte de
façon abusive. On l’a bien vu à propos de cette autre étiquette « la violence à
l’école » qui ne désignait que les actes commis par les élèves eux-mêmes dans les
établissements scolaires. Mais voilà qu’un père d’élève frappe un principal de collège
parce que son fils avait été sanctionné, et cet acte individuel, qui répond à des
motifs psychologiques personnels, est discursivement rangé sous cette même éti-
quette et donc mis au cumul des autres actes dans un rapport de causalité. Toutes
les expressions ou formules simplificatrices et dramatisantes du type : « purification
ethnique », « racisme », « intégrisme », etc., qui connaissent une grande expansion
parce qu’elles sont susceptibles de frapper l’imaginaire des lecteurs, auditeurs et
téléspectateurs, font office d’étiquettes qui permettent de désigner et classer tout
nouvel événement qui aurait un quelconque rapport avec celles-ci. Se produit un

20. Le Monde du 3-4 mars 1996.


Commenter l’événement 155

effet d’amalgame, parce qu’elles participent d’un mode de raisonnement qui, par
similarité, oblige le récepteur à rapprocher dans son esprit des faits qu’il n’aurait
peut-être pas eu l’idée de rapprocher.
La psychologisation de l’explication produit un effet, pourrait-on dire, de « paranoïa
polémique ». De paranoïa parce qu’à présenter les faits de la sorte, cela laisse à pen-
ser qu’ils sont le résultat d’un calcul, d’une décision volontaire émanant d’un indi-
vidu ou d’un groupe (si possible abstrait ou anonyme) dont les membres se seraient
concertés, agissant comme un tiers tout-puissant, avec la volonté plus ou moins
avouée de créer des victimes. Cela produit les réactions de café du commerce dont la
formule prototypique est : « Mais qu’est-ce qu’ils nous veulent ? » ou sa variante :
« Qu’est-ce qu’ils nous mettent ! », réactions qui enclenchent une polémique sociale
qui fera effet de retour amplificateur sur les médias eux-mêmes. Pourtant, dans les
faits, il ne s’agit que de corrélations. L’explication d’un discours d’information
devrait tenter d’établir des corrélations sans nécessairement supputer les intentions.
Mais on voit bien que décrire ces faits comme de simples corrélations n’est pas très
excitant. Aussi le discours des médias cherche-t-il à mettre en scène des responsa-
bles, voire d’éventuels coupables. Ainsi serait assurée une possible captation, ainsi,
en tout cas, est assurée la rumeur.
* *
*
En fait, le commentaire journalistique, pris dans la double contrainte de crédibilité/
captation du contrat de communication médiatique, tire sa légitimité d’une oscilla-
tion permanente entre d’un côté un discours d’engagement moral, de l’autre un dis-
cours de mise à distance ; d’un côté une manifestation d’enthousiasme, de l’autre de
froideur ; d’un côté des arguments reposant sur des croyances (au savoir largement
partagé), de l’autre des arguments reposant sur des connaissances (au savoir
réservé). On peut dire que l’instance médiatique qui commente s’apparente à un
joueur qui doit réussir une série de paris : analyser pour éclairer, mais éclairer sans
déformer ; commenter pour révéler, mais révéler sans accuser ; argumenter avec
impartialité, mais argumenter en dénonçant ; enfin, suprême paradoxe, entretenir la
rumeur mais aussi la déjouer (ou peut-être, plus cyniquement, entretenir la rumeur
pour mieux la déjouer).
Le commentaire médiatique risque à tout moment de produire des effets pervers de
dramatisation abusive, d’amalgame, de réaction paranoïaque. Aussi l’instance média-
tique cherche-t-elle, pour compenser ces effets, à multiplier les points de vue et à
mettre sur un plan d’égalité des arguments contraires. C’est peut-être cela le propre
du commentaire journalistique : une argumentation qui, certes, bloque l’analyse cri-
tique, mais qui de par son propre éclatement, sa propre multiplicité de points de
vue, fournit des éléments pour que se construise une vérité moyenne. C’est une atti-
tude discursive qui parie sur la responsabilité du sujet interprétant.
partie 3 chapitre 12

Provoquer l’événement

Le chapitre 12 en bref

page 158 Le dispositif et la mise en scène


du débat

page 160 Les problèmes relatifs à l’événement


provoqué
158 Les stratégies de mise en scène de l’information

L’espace public n’est pas seulement un lieu où se produisent des événements sous la
plus ou moins grande responsabilité des acteurs que sont les politiques et les
citoyens. L’espace public est aussi le lieu de construction de l’opinion qui est le
résultat d’une vérité moyenne. Cet espace peut donc être également considéré
comme un lieu de surgissement et de confrontation de paroles qui témoignent des
analyses qui sont faites à propos des événements sociaux, et des jugements qui sont
portés sur la signification de ceux-ci. Un espace de débat au sens large, c’est-à-dire
d’échange de paroles entre les participants à la vie sociale qui à la fois se fonde sur
la symbolique de la démocratie et contribue à lui donner vie en permettant à la
vérité d’être soumise à délibération.
Cet espace de débat a besoin d’être organisé. Il l’est par les institutions politiques,
par diverses organisations citoyennes et par les médias d’information, organisation
récente qui occupe une place non négligeable dans la mesure où elle a étendu (et de
plus en plus la technologie aidant) le champ d’atteinte des participants à la vie de
la cité, à une citoyenneté qui dépasse le cadre des nations, qui abolit les frontières.
Les médias d’information, comme on l’a dit maintes fois, ne se contentent pas de
rapporter les paroles qui circulent dans cet espace, ils contribuent de façon beau-
coup plus active à la réalisation du débat social en mettant en place dans un lieu
particulier – le leur, qu’ils maîtrisent – des dispositifs qui permettent surgissement
et confrontation de paroles diverses. Ce surgissement et cette confrontation n’appa-
raissent pas de façon spontanée, ou au gré du débat social qui s’instaure par ailleurs
dans l’espace public. Il s’agit au contraire d’une mise en scène organisée de telle
sorte que ces confrontations de paroles deviennent en elles-mêmes un événement
saillant. L’événement procède donc ici d’un dire qui n’est plus un simple relais pour
décrire le monde (la parole du présentateur, du journaliste ou du témoin), mais une
construction à des fins de révélation d’une vérité quelconque. Cette construction est
alors exhibée (dans la presse, à la radio, à la télévision), et pour ce faire elle fait
l’objet, comme au théâtre, d’une mise en scène dans les dispositifs que les médias
installent.
Ainsi, les médias prennent en charge une partie de la symbolique démocratique,
celle qui se construit à travers le dire social, mais une partie seulement même si par-
fois elle donne l’impression de vouloir être la seule à la représenter. Il existe un
espace public propre aux médias qu’il ne faut pas prendre pour la totalité de l’espace
public ; un espace public médiatique 1 qui provoque l’événement, ce pourquoi on
peut dire qu’il existe un mode discursif de l’« événement provoqué » (EP).

1. Le dispositif et la mise en scène du débat


Nous donnerons un aperçu de quelques-unes des caractéristiques discursives de ces
dispositifs dans le chapitre suivant, car c’est une tâche particulière que d’entrepren-
dre la description systématique de chacun d’eux en fonction des types de discours

1. Nombre de ce que l’on appelle les « grandes affaires » naissent dans cet espace public médiatique :
l’affaire du « sang contaminé », l’affaire de « la vache folle », etc.
Provoquer l’événement 159

qu’ils mettent en scène 2. Nous nous contenterons ici de signaler quelles sont les
caractéristiques générales de la mise en scène de l’événement provoqué : les paroles
convoquées doivent être : extérieures au média (elles n’émanent pas d’un journa-
liste 3) ; motivées par le choix d’un thème d’actualité (de politique ou de société) ;
justifiées par l’identité de ceux qui parlent (notable, expert, témoin, etc.) ; présen-
tées par un représentant des médias (interviewer, animateur), dans un espace de
visibilité approprié (les pages Tribune ou Opinions de la presse écrite, les interviews,
entretiens ou débats de la radio et de la télévision).

1.1 Le critère d’extériorité


Il correspond à une exigence de crédibilité. C’est une façon pour les médias de
reconnaître qu’ils ne sont pas les seuls à commenter le monde, que d’autres acteurs
de la vie sociale ont leur mot à dire, à la fois comme témoins, analystes ou penseurs,
et comme représentants directs, à titres divers, du débat social. Les médias entre-
tiennent cependant une relation ambivalente vis-à-vis de ces représentants. D’une
part, ils ne cessent de les solliciter pour se faire les champions d’une sorte de
« démocratie directe » – c’est là leur tentative de se substituer à l’agora politique –,
d’autre part ils les utilisent comme alibi pour se légitimer. En effet, ces représen-
tants ne sont là que pour la parole qu’ils produisent 4, une parole qui vient confirmer
de l’extérieur que ce qui est au cœur de l’actualité et du débat social, c’est bien ce
que les médias mettent en scène. De plus, il faut que cette voix ait (ou acquière)
une certaine autorité, laquelle dépend d’une certaine reconnaissance sociale. Ceci
explique le phénomène de « logocratie » : les médias convoquent soit des commen-
tateurs patentés de la vie sociale qui parlent de façon médiatique (paradoxe donc
puisque étant extérieurs aux médias ils devraient parler de façon différente) et
entrent dans un jeu de connivence avec les médias sous prétexte d’être compris par
tout le monde ; soit des témoins anonymes qui sont censés représenter de façon
archétypique certaines catégories professionnelles (l’ouvrier, le cadre, l’artiste,
l’intellectuel, etc.) ou certains problèmes à caractère social, psychologique et même
pathologique (enfants battus, femmes violées, malades chroniques ou condamnés,
autistes, etc.), lesquels seraient le reflet de l’opinion, sous forme stéréotypée, du
citoyen lambda.

1.2 Le choix du thème d’actualité


Il correspond également à une exigence de crédibilité. En effet, la sélection que
les médias opèrent sur l’ensemble des événements qui se produisent dans l’espace
public pourrait être constamment critiquée. Aussi, pour justifier ces choix, les

2. Voir par ailleurs, les travaux du Centre d’Analyse du Discours (Université Paris XIII) : La télévision.
Les débats culturels, op. cit. ; Paroles en images, images de paroles, Didier Érudition, 1999 ; La parole con-
fisquée, un genre télévisuel : le talk show, op. cit.
3. Sauf lorsqu’il est lui-même convoqué comme témoin extérieur au média qui le sollicite.
4. Même si à la télévision, c’est souvent pour leur présence corporelle une voix qui s’incarne dans un
visage est d’autant plus fascinante, surtout si la personne a de la notoriété.
160 Les stratégies de mise en scène de l’information

médias ont-ils besoin de « verrouiller » l’espace thématique. Ils le font de diverses


façons, mais il en est une qui consiste à provoquer l’événement par la mise en évi-
dence de certaines questions, dans les gros titres de la Une des quotidiens, les titres
des couvertures de magazines, les tribunes d’opinion, l’organisation d’interviews et
de débats. En décidant de ce qui doit être discuté, les médias du même coup persua-
dent l’opinion publique que le débat social est bien là. Ainsi en est-il, actuellement,
avec « la violence à l’école » : non content de rapporter des faits de violence qui se
produisent ici et là dans certaines écoles en France, les médias, pour éviter l’accu-
sation de monter en épingle (le seul fait d’en parler dans les différents médias pro-
duit un effet de grossissement), ce qui ne se produit que dans 2 % de celles-ci,
organisent différentes confrontations et suscitent des témoignages. Cela justifie
l’importance de la question traitée et donc sa sélection, moyennant quoi l’effet de
grossissement s’en trouve accru. Les médias construisent là leur propre Agenda.

1.3 Le rôle des représentants des médias


Il correspond davantage à une exigence de captation que de crédibilité. En effet,
ceux-ci – qu’ils soient journalistes ou simples animateurs – jouent un rôle fonda-
mental dans la mise en scène en construisant et gérant l’espace de ce qui est donné
à voir et à entendre : ils sélectionnent les invités en fonction de critères ad hoc ; ils
choisissent le dispositif d’exhibition de l’échange de telle sorte qu’il satisfasse à des
conditions optimales de spectacularisation, et qu’ils en gardent la maîtrise ; enfin,
ils organisent la répartition de la parole des uns et des autres, s’octroyant divers
rôles, celui de traducteur d’un discours qu’ils considèrent trop obscur et qu’ils sim-
plifient, celui de questionneur qui cherche à pousser l’autre dans ses retranchements
(« est-ce que vous ne seriez pas misanthrope ? »), celui de provocateur qui suscite
la polémique entre plusieurs participants (« C’est vous qui, le premier, avez accusé
monsieur X, ici présent »), celui de commentateur qui ponctue l’échange de
réflexions dramatisantes (« Voilà une bien étrange affaire ! »).

2. Les problèmes relatifs à l’événement provoqué


Si les événements rapportés et commentés posent de nombreux problèmes en rap-
port avec la part de subjectivité qui entre dans leur traitement, l’événement provo-
qué, lui, pose la question de savoir où se trouvent les limites du champ d’action des
médias. À faire de l’information un objet de spectacle, ils risquent d’outrepasser les
instructions du contrat, de faire disparaître la finalité informative au profit de celle
de captation et de basculer dans un discours de propagande à des fins d’autopromo-
tion. En tout cas, se pose ici la question du choix des acteurs qu’ils convoquent sur
la scène médiatique – choix qu’ils sont censés faire au nom de la symbolique démo-
cratique –, et du dispositif de débat qu’ils mettent en place – dispositif qui est
censé se mettre au service de la clarté des opinions. Or les médias, d’une part, ne
peuvent s’empêcher d’établir des préférences entre ces acteurs, d’autre part mettent
en place des dispositifs (surtout à la radio et à la télévision) qui invalident les paro-
les de leurs invités pour en faire des paroles de combat.
Provoquer l’événement 161

2.1 Les problèmes liés au choix des acteurs :


le piège de la notoriété
Les acteurs de l’espace public auxquels les médias donnent la parole en priorité ne
sont pas nécessairement ceux qui sont directement impliqués par les faits, mais
ceux, élus, experts ou citoyens qui sont susceptibles d’avoir une certaine visibilité
sociale, ce qui pose un certain nombre de problèmes 5.

2.1.1 Les élus


Le problème que posent ceux-ci tient à la rhétorique qu’ils utilisent et qu’on appelle
communément la « langue de bois ». Représentant l’institution politique, ils produi-
sent une parole qui se durcit en un langage plus ou moins codé, seulement compré-
hensible par les initiés, égrenant toujours les mêmes jugements, les mêmes
appréciations, les mêmes arguments 6 ; ce langage malgré son apparente simplicité
fonctionne comme une poudre aux yeux pour le citoyen de base. Dès lors, les médias
se trouvent dans une situation contradictoire : ou ils invitent les hommes politiques
à parler mais alors ils doivent tenter de démonter cette langue de bois (ce qui n’est
pas souvent le cas), sinon ils s’en font les complices ; ou ils ne font plus parler les
hommes politiques mais alors ils ne peuvent plus traiter cet espace de la démocratie
politique que par commentaire interposé. À titre d’exemple, on rapportera les propos
d’un journaliste, jouant le rôle de médiateur, qui répond dans un quotidien au cour-
rier des lecteurs dans lequel certains s’indignent de voir leur journal donner la parole
à un élu fort contesté, Bernard Tapie : « Certains lecteurs ne s’en remettent pas ;
certains rédacteurs non plus, bien que ce ne soit pas exactement pour les mêmes
raisons. Les premiers nous font part de leur surprise, ou de leur indignation, de voir
la Une de leur journal offerte à un personnage si contesté et si contestable et, de
surcroît, pour le laisser s’exprimer au nom des exclus. Les seconds contestent la
place qui lui est faite et la présentation de l’article, au regard de l’actualité du jour
et du sujet traité. » Et le médiateur de faire remarquer un peu plus tard : « (...)
notre souci d’informer le plus complètement possible nos lecteurs sur les diverses
facettes de cette personnalité éminemment médiatique, nous a même valu, il y a
quelques mois, un courrier abondant nous reprochant de mener campagne contre un
homme jugé apte à renouveler le discours et l’action politiques. Nous étions alors
accusés de rejeter, au nom de l’establishment que nous incarnions, une forme de
contestation populiste de l’élite technocratique dominante » 7.
Cette obligation de choix selon la notoriété, et particulièrement dans le monde poli-
tique, fait que les médias deviennent le réceptacle de la parole de l’establishment ;
soit qu’ils s’en fassent le relais ou l’écho obligé, soit qu’ils provoquent l’événement
en suscitant des déclarations de la part de ces mêmes acteurs. L’on voit ainsi que

5. Jean Mouchon (1997) résume bien ce phénomène de « parole inégalitaire » dans son étude :
« Visibilité médiatique et lisibilité sociale », in La communication de l’information.
6. La caricature en est le soir de résultats d’élections où tous les représentants des divers partis, les
vainqueurs comme les vaincus, se déclarent satisfaits faisant une analyse positive de la situation.
7. Le Monde, samedi 7 janvier 1995.
162 Les stratégies de mise en scène de l’information

l’événement ne réside pas dans les faits eux-mêmes mais dans les réactions des
hommes politiques ou des notables 8. Car ici se joue un jeu du chat et de la souris :
les médias ne peuvent que rapporter le visible des actions et du discours
politique 9 ; les politiques le savent qui montrent le visible qu’ils veulent, lequel,
vrai ou faux, est destiné à masquer autre chose, à des fins stratégiques 10.

2.1.2 Les experts


Ceux-ci pourraient sembler intouchables. Ils sont censés être les représentants du
savoir, s’exprimant hors du champ du pouvoir, sans contraintes, sans pression
d’aucune sorte. En réalité ils ne parlent pas dans une indépendance totale. Soit ils
sont liés au pouvoir parce qu’ils ont été commis d’office par un gouvernement et
donc, qu’ils le veuillent ou non, même s’ils ont été désignés pour leur esprit d’indé-
pendance, ils se trouvent dans l’appareil d’État. Soit ils sont liés aux médias du fait
que, sollicités par eux, ils savent qu’ils doivent parler d’une certaine façon et du
même coup s’autojustifier comme un « bon spécialiste ». D’ailleurs, les médias ne
convoquent pas n’importe quel spécialiste. Ils font appel à ceux qui sont considérés
comme « ayant toujours quelque chose à dire au nom des témoins » 11.

2.1.3 Les citoyens


Si l’on regarde maintenant du côté des citoyens ou de leurs divers représentants, se
pose le problème de leur apparition sur la scène médiatique, puisque face à la posi-
tion de pouvoir des représentants de l’appareil d’État, ils font figure de minoritaires.
Les opinions majoritaires y sont quasiment de droit, car il existe une collusion de
fait entre les médias qui suscitent ou provoquent les déclarations des représentants
de l’establishment, et le monde politique qui, ayant besoin d’apparaître sur la scène
des médias, prend des initiatives pour s’y trouver présent par le biais d’interviews,
de confrontations ou de débats. Dès lors, comment faire parler les anonymes qui,
semble-t-il, n’intéressent personne ? À observer l’apparition du citoyen de base dans
les médias, on s’aperçoit qu’il y apparaît essentiellement sous deux figures : celle du
citoyen victime ou revendicateur, celle du citoyen témoin.
La première figure s’explique par le fait qu’en tant que minorité anonyme le citoyen
ne devient intéressant que s’il souffre, est victime d’une injustice sociale ou d’un
malheur que lui envoie le destin, ou s’il clame réparation et va jusqu’à se battre pour
l’obtenir. Alors le citoyen fait partie des intrigues dramatiques du monde social et
peut être donné en spectacle. Il existe d’ailleurs une collusion de fait entre ceux-ci
et ceux-là, car les citoyens revendicateurs sont amenés, à des fins d’efficacité, à se

8. En France, les déclarations d’un Rousselet, d’un Badinter, d’un Le Pen, d’un Tapie.
9. Ce qui fait dire à Noël Nel (1997) que le discours de la télévision est « un discours entravé et
précontraint » par la logique médiatique.
10. Le coup médiatique de l’ouvrage de Jacques Attali, Verbatim, tire parti de ce jeu du chat et de la
souris : mettre au jour les propos du Président de la République tenus dans l’intimité de son cabinet, c’est
comme révéler ce qui est caché. Jacques Attali a bénéficié d’une position dont rêve tout journaliste :
« être sous la table ».
11. Les journalistes le savent, le disent et ont pour ce faire un « bon » carnet d’adresses.
Provoquer l’événement 163

construire une visibilité, tantôt en manifestant, tantôt en faisant des protestations


publiques et parfois en se livrant à des actions plus ou moins violentes 12.
La deuxième figure, celle de témoin, est encore plus absente. Les témoins qu’ils
soient acteurs ou observateurs, ne sont que les représentants archétypiques d’une
catégorie, ils sont des êtres sans visage, des individus sans personnalité, sans
affects, sans opinions, sans autre identité que celle de leur rôle de témoin. Ces
témoins sont pure énonciation et jouent un rôle d’alibi pour les médias : authenti-
fier les faits ou les commentaires 13. Le journal Le Monde rapporte que lors de son
tour des Deux-Sèvres, Jacques Chirac, président de la République, se rend sur le site
de l’entreprise Heuliez. Là, un déjeuner l’attendait avec dix-neuf employés de
l’entreprise en question, choisis par la direction. Scène apprêtée, destinée à exciter
les médias et à faire que du coup elle soit largement diffusée. Mais voilà que celle-ci
« a dû subir dans les journaux télévisés la concurrence imprévue d’une autre scène,
elle, totalement spontanée (sic). Quelques minutes avant le déjeuner, Gilles Sarra-
zin, cinquante-sept ans, ouvrier chez Heuliez, s’est extrait d’un groupe d’employés
pour venir à la rencontre de l’auguste invité. « Monsieur le Président, s’est-il
exclamé, c’est vraiment de tout cœur que je vous accueille chez Heuliez. » Soucieux
de servir l’image de l’entreprise où il travaille depuis trente-cinq ans, M. Sarrazin a
offert au chef de l’État une pierre à huile, qui sert à polir la tôle des carrosseries. Un
cadeau pour les chaînes de télévision 14 autant que pour Jacques Chirac : une
caméra placée derrière M. Sarrazin n’avait rien raté. La scène allait même faire
l’ouverture des reportages des « 20 heures », permettant aux téléspectateurs, à leur
tour, de serrer la main du président » 15.
Certes, il n’y a pas que la chasse à ces moments imprévus qui sont pain béni pour les
médias. Ceux-ci essaient également d’organiser des confrontations entre parole
majoritaire et parole minoritaire. Mais du fait que cette dernière n’apparaît qu’en
contrepoint de l’autre, qu’elle se présente sans visage – car à part quelques grands
leaders connus, les locuteurs sont inconnus –, qu’elle est insérée dans un dispositif
où le rôle des élus et des notables est prépondérant 16, cette parole minoritaire fait

12. C’est ainsi que s’explique ce que l’on peut appeler « le piège Le Pen ». Les médias, malgré leurs déné-
gations, ne peuvent pas ne pas donner la parole à J.-M. le Pen, représentant du FN, parti minoritaire et jugé
moralement condamnable, car celui-ci n’a de cesse que d’organiser sa « visibilité », particulièrement par
l’emploi de formules choc et provocantes (« le détail », « Durafour crématoire », « les naturalisés de
complaisance ») ce dont, précisément, les médias sont friands. Parfois certains organes de presse tentent
d’échapper à ce piège comme le journal Le Monde qui a refusé un « droit de réponse » du Front national.
Mais le procès qui s’en est suivi et les commentaires qui l’accompagnent dans la presse elle-même (voir le
numéro du 30/06-1/07/96) ne sont-ils pas encore une façon de faire exister cette parole politique ?
13. Pourtant, parfois, les médias font jouer d’autres rôles à ces témoins à des fins de stratégie. Voir
l’étude du reportage sur les sans-abris par Guy Lochard, « La parole du téléspectateur dans le reportage
télévisuel », in La télévision et ses téléspectateurs, J.P. Esquenazi (éd.), L’Harmattan, Paris, 1995.
14. Et les journaux qui peuvent à la fois rapporter le même fait et le commenter de façon critique,
comme c’est ici le cas.
15. Le Monde des 4-5 février 1996.
16. C’est ce qui est apparu dans l’émission de télévision animée par Guillaume Durand au cours de
laquelle ont été confrontés, à la Sorbonne, le président de la République et un panel de citoyens de base,
dont on voyait qu’ils ne jouaient qu’un rôle de « faire valoir ». Le calcul de la distribution du temps de
parole entre les types de participants, et le jeu du droit à poser des questions ou à intervenir n’est pas la
moindre des preuves.
164 Les stratégies de mise en scène de l’information

souvent office d’alibi, étant utilisée par les médias pour justifier qu’est bien traité
cet espace de la démocratie civile où se confrontent des opinions contraires.
On voit que l’accès aux médias n’est pas chose simple, et que ceux-ci ont une réelle
maîtrise sur le choix des acteurs. La représentation de la symbolique démocratique a
ses propres exigences qui doivent être satisfaites. D’une part, mettre en scène des
personnalités dont la parole, de par leur rôle institutionnel, a pouvoir de décision ;
ainsi serait mis en évidence le jeu d’un espace politique où les règles et les conven-
tions sont autant d’actes destinés à atteindre, idéalement, un but éthique : le bien-
être collectif. D’autre part, faire parler ceux qui n’ont pas de pouvoir, les représen-
tants du corps social, citoyens anonymes, qui sont cependant en droit d’opiner ;
ainsi serait mis en évidence le lieu d’un espace de discussion 17 où s’échange une
parole critique pouvant remettre en question les règles et conventions du pouvoir
politique, au nom d’une cause éthique : justice et égalité entre citoyens.
En fait, la balance n’est jamais égale entre ces deux espaces, ni à l’intérieur de cha-
cun d’eux. Si, lors du premier tour de la dernière campagne électorale française pour
la présidence de la République, et malgré l’existence de cahiers des charges et de
quotas de représentativité des différents partis, on a parlé davantage de Chirac et de
Balladur que des autres candidats, ce n’est pas, comme l’a suggéré un commenta-
teur, parce que « ce sont les candidats qui ont le plus de chances » 18, mais parce
qu’il est plus aisé d’exploiter à des fins dramatisantes le fait que ces deux candidats
sont des « amis de trente ans », au « tempérament antagoniste », qui vont s’affron-
ter dans un « combat fratricide » et provoquer la « déchirure du RPR » par la « gau-
chisation de l’un et la droitisation de l’autre ». Un candidat est un candidat. Mais
pour les médias, le meilleur candidat est celui qui peut être transformé en cavalier
blanc ou noir entrant en lice pour un combat meurtrier.

2.2 Les problèmes liés au dispositif de mise en spectacle :


miroir déformant du savoir
Quel que soit le dispositif, c’est l’instance médiatique qui en a la maîtrise totale
imposant le point de vue selon lequel sera traité le thème, et reléguant les invités,
qu’ils soient hommes politiques, experts ou simples citoyens-témoins, dans des rôles
de faire valoir ou d’alibi : l’ensemble du dispositif est converti, volontairement ou
non, en une machine à bloquer tout échange rationnel et explicatif sur la question
traitée.
D’abord par le choix même du thème. Celui-ci guidé par les impératifs de l’actualité
doit porter en lui les indices les plus forts de dramatisation (il est plus intéressant de
monter un débat ou un magazine sur l’affaire de la « vache folle » que sur la énième
manifestation contre le plan de la Sécurité sociale 19). Cet indice de dramatisation

17. Pour cette interaction entre « espace de discussion », « espace public » et « espace politique »,
voir Livet P., « Les lieux du pouvoir », in Pouvoir et légitimité, Raisons pratiques, EHESS, Paris, 1992.
18. I. Levaï sur France-Inter le 20 janvier 1995.
19. Ce qui évidemment n’aurait pas été le cas au moment des grèves de décembre 1995, la loi de proxi-
mité aidant. Encore que…
Provoquer l’événement 165

fait que le traitement du thème ne pourra être que passionnel, sans beaucoup de
données techniques (malgré les recherches frénétiques des derniers moments et la
présence d’experts) étant donné la nouveauté de l’événement. Ensuite par le choix
des invités. Ce choix est guidé à la fois par les imaginaires des gens de médias sur ce
que doit être un débat démocratique et sur ce qu’est la motivation des auditeurs ou
téléspectateurs, le tout se rejoignant comme par miracle 20 dans ce que doit être la
valeur spectaculaire du débat. Au centre de ces imaginaires, trois notions : représen-
tativité, contradiction et rôle de l’animateur.
La représentativité exige que soit construit un plateau, un échantillon, un panel
comme on dit dans ce cas, de différentes catégories sociales impliquées par la ques-
tion traitée. Évidemment, toutes les catégories concernées ne peuvent être invitées.
Il s’agit de choisir celles qui sont socialement les plus visibles et de verrouiller le
choix par un discours de présentation des invités qui donnera une illusion d’exhaus-
tivité de l’échantillon 21. Ici quelques négociations pourront avoir lieu avec les poli-
tiques, mais peu de choses importantes, si ce n’est la guerre habituelle entre monde
politique et médias. Mais ce n’est pas tout, car encore faut-il que ces invités
sachent « causer média », c’est-à-dire manient une certaine rhétorique de façon à
donner une illusion d’aisance, de simplicité et de pugnacité. D’où un choix d’invités
qui s’opère en fonction de cette faculté à savoir parler (un « mieux-disant » médiati-
que), savoir répliquer, savoir s’exprimer « avec tempérament », comme on l’a entendu
dire.
La contradiction semble plus proche des exigences de la démocratie. Pourtant, elle
n’est pas exempte, dans cet imaginaire médiatique, d’effets pervers dont ceux de
neutralisation et de blocage argumentatif. L’entrechoc d’avis contraires produit une
accumulation de répliques qui ne suivent plus une même thématique, qui se
déploient dans des problématisations différentes sans que celles-ci puissent s’articu-
ler l’une sur l’autre, bref l’entrechoc produit des discours parallèles dont il ne reste
que l’impression d’antagonisme (sans que l’on sache même à quoi il est dû). Cela a
pour effet non seulement de neutraliser ces avis qui sont dès lors renvoyés dos à dos
dans une sorte de relativité subjective (chacun a droit à son opinion, voire à sa pas-
sion), mais également de neutraliser les paroles d’autres invités qui se voudraient
plus analysantes. Et donc se trouve bloquée toute possibilité d’argumentation à visée
démonstrative (il est vrai que la démonstration est fort peu prisée à la télévision). Il
semble que les médias confondent contradiction et analyse critique, car il y a contra-
diction et contradiction. Il y a une contradiction qui réside en une simple opposition
d’avis, d’opinions, de jugements contraires émanant de personnes différentes, qui
n’ont pas nécessairement envie de changer d’avis ni même de persuader l’autre de
changer le sien. Mais il y a une autre contradiction, celle qui est incluse dans l’argu-
mentation même d’un discours, toute argumentation ayant besoin pour sa visée
démonstrative de s’appuyer sur des thèses contraires. Cette contradiction-là exige
que l’on ait les moyens de l’exposer : du temps, du suivi dans la prise de parole, de la
rigueur dans le raisonnement avec, à l’oral, une expression tâtonnante, hésitante, se

20. Il s’agit ici d’établir un rapport subtil entre des rationalisations différentes que l’on s’efforce à tout
prix, et sans le dire, de faire coïncider.
21. Chose facile à réaliser, aucun citoyen n’ayant les moyens de vérifier cette exhaustivité.
166 Les stratégies de mise en scène de l’information

reprenant, revenant en arrière, se rectifiant, toutes choses bien éloignées de la mise


en spectacle médiatique. Les médias, à vouloir absolument un contradicteur 22
(comme si un contradicteur était un état ou une qualité de nature a priori ver-
tueuse), confondent la critique du contradicteur avec la critique de l’analyste 23.

Le rôle de l’animateur est également partie prenante dans ce blocage argumentatif.


Dans deux études précédentes 24, on a mis en évidence les caractéristiques de la
parole de l’animateur, parole qui domine le jeu : non seulement il est maître de sa
propre parole, mais encore il gère la parole des autres. C’est lui qui introduit les thè-
mes et sous-thèmes, qui oriente par son questionnement la façon dont il voudrait
que l’on réponde à sa question ou à celles des autres (il met en place les
présupposés) ; c’est lui qui donne la parole aux invités, éventuellement l’ôte, voire
la coupe de façon conventionnellement brutale ; lui qui construit l’identité de parole
de l’invité lui signifiant « en tant que quoi » il doit parler (en tant qu’expert « vous
qui avez fait un rapport sur la question... », en tant que témoin « vous qui avez
assisté à la scène/qui avez connu cette situation... », en tant qu’avocat de la
défense, etc.) ; lui qui ponctue la parole des autres par des appréciations positives
ou négatives (sous la forme de moues, d’exclamations, de traits d’humour discret, de
mots de connivence) ; lui qui, suprême marque d’autorité, demande que l’on soit
bref et précis, que l’on reformule une explication de manière claire, comme le ferait
un professeur avec ses élèves. Ainsi, l’animateur, quand bien même il ne le désirerait
pas, est prisonnier d’un rôle qui est davantage au service du spectacle que de celui
d’une démocratie d’opinions. Si ces opinions sont exprimées sous forme d’explica-
tion par des experts non habitués aux médias, celles-ci sont vite entrecoupées de
nombreuses interventions, noyées dans l’ensemble des échanges ou détournées par
un commentaire de l’animateur s’octroyant le devoir de clarification des propos
jugés abscons ; si elles sont exprimées par le citoyen de base sous forme de témoi-
gnage, de plainte ou de revendication, ces opinions ne sont exprimées que de façon
fragmentaire, la parole n’étant donnée au citoyen que quelques instants, juste de
quoi justifier qu’il a eu droit à la parole.

Enfin, si besoin était, on rappellera qu’à la télévision 25 intervient de surcroît


l’image, et donc une certaine manière de concevoir la réalisation de l’émission et de
la faire gérer par la régie. Cela ajoute au pouvoir qu’a l’instance médiatique dans la
gestion de l’émission qui fait que l’animateur est à la fois comme un guide de mon-
tagne, l’arbitre d’un combat de boxe, un monsieur Loyal, un officiant d’une cérémo-
nie religieuse, ce qui fait dire à Pierre Bourdieu que cette instance « agit en maître
après Dieu », mais un maître pour le spectacle de la parole et non pour sa vérité.

22. L’obsession des médias est telle à cet égard que, si on ne le rencontre pas, on tâchera de le créer par
le choix des autres invités, par la disposition topologique du plateau et/ou par le questionnement de
l’animateur.
23. P. Bourdieu en a fait l’amère expérience qu’il rapporte dans Le Monde diplomatique d’avril 1996.
24. Voir La télévision. Les débats culturels..., op. cit., La télé du talk show..., op. cit. et Images de paro-
les..., op. cit.
25. En cela la télévision est un média à part qui, par son dispositif, caricature à outrance ces effets
pervers.
Provoquer l’événement 167

* *
*
Voilà en quoi consistent les effets pervers de la machine médiatique : des acteurs
alibis pour une argumentation bloquée dans une mise en scène qui sacrifie au spec-
taculaire. C’est ce que l’on peut appeler un « simulacre de démocratie ».
partie 4

Les genres du discours


d’information

La partie 4 en bref page 171 Chapitre 13 Genres et typologies

page 179 Chapitre 14 De quelques genres


et variantes de genre
partie 4 chapitre 13

Genres et typologies

Le chapitre 13 en bref

page 172 Le genre

page 175 Une typologie des textes


d’information médiatique
172 Les genres du discours d’information

La notion de genre, comme celle de typologie qui lui est corrélative, est fort débat-
tue depuis longtemps, et se réfère finalement à des aspects de la réalité langagière
assez différents les uns des autres. Issue de la rhétorique antique et classique 1,
abondamment utilisée par l’analyse littéraire avec des critères multiples, reprise par
la linguistique du discours à propos des textes non littéraires 2, on retrouve cette
notion dans l’analyse des médias, accompagnée de qualificatifs qui la spécifient
selon le support médiatique : les genres journalistiques (entendons de la presse
écrite), les genres télévisuels, les genres radiophoniques.
Nous n’entrerons pas dans les détails d’une discussion qui mériterait plus d’un cha-
pitre. Mais il convient d’apporter ici quelques précisions sans lesquelles on ne peut
comprendre vraiment le mécanisme de l’écriture médiatique 3.

1. Le genre
Nous ne reprendrons pas cette notion dans la tradition littéraire en raison de la mul-
tiplicité des critères qu’elle emploie et qui ne sont pas d’un grand secours pour ana-
lyser les genres des discours non littéraires 4. Car il y a genre et genre. Un genre est
constitué par l’ensemble des caractéristiques d’un objet qui en fait une classe
d’appartenance. Tout autre objet ayant ces mêmes caractéristiques fera partie de la
même classe. S’agissant d’objets qui sont des textes, on parlera de classe textuelle
ou de genre textuel.

1.1 Conditions pour une théorie des genres


Trois aspects sont à prendre en considération pour déterminer une classe textuelle :
celui du lieu de construction du sens du texte, celui du degré de généralité des caracté-
ristiques qui définissent la classe, celui du mode d’organisation discursive des textes.
Le lieu de construction du sens correspond à la définition que nous en avons donnée
dans l’introduction générale : lieu de la production, lieu de la réception, lieu du pro-
duit fini. Dans les lieux de production et de réception, l’analyse aboutirait à des
modes de fabrication des textes d’un côté, de reconnaissance des textes de l’autre,
selon des paramètres propres à chacun d’eux. En témoignent, pour la production, les
termes qu’emploie la profession journalistique lorsqu’il s’agit de déterminer des
types d’écriture de presse ou de mises en scènes d’émissions télévisées, et pour la
réception, les classements qu’opèrent les instituts de sondage ou de mesure
d’audience (Audiométrie). Ces dénominations ne coïncident pas en tout point entre

1. Dans laquelle cette notion est limitée à trois « genres oratoires » (délibératif, judiciaire, épidictique).
2. Sur des critères divers de caractéristiques structurelles des textes : genres scientifique, didactique,
publicitaire, etc., voir Dictionnaire d’analyse du discours, Le Seuil, Paris, 2002.
3. « Écriture » entendue ici au sens de ce qui préside à la mise en discours du texte en situation de
communication.
4. Voir ces critères dans « Les conditions d’une typologie des genres télévisuels d’information »,
Réseaux n° 81, CNET, Paris, 1997.
Genres et typologies 173

elles ni avec les définitions que peuvent en donner les sémiologues et autres analys-
tes du discours 5. Il n’est d’ailleurs pas certain que ces catégories puissent s’intituler
genres, mais elles n’en demeurent pas moins un principe de classement 6. En tout
état de cause le lieu de pertinence choisi ici est celui du produit fini, celui dans
lequel se configure un texte porteur de sens comme résultat d’une mise en scène qui
inclut les effets de sens visés par l’instance médiatique et ceux, possibles, qui sont
construits par la pluralité des lectures de l’instance de réception dans un rapport de
co-intentionnalité.

Le degré de généralité des caractéristiques textuelles a également son importance,


parce que plus celles-ci sont générales, moins elles sont discriminantes. Il en est
ainsi des grandes fonctions du langage, celles par exemple de Jakobson (émotive,
conative, phatique, poétique, référentielle, métalinguistique) 7, de Halliday (instru-
mentale, interactionnelle, personnelle, heuristique, imaginative, idéationnelle, inter-
personnelle) 8. Également, des classifications qui s’appuient sur un certain nombre
de principes généraux d’organisation des textes (principes de cohérence, de coordi-
nation, de conclusivité communicative, de composition macro-structurante). À un
degré de généralisation moindre, on trouve des principes de classement un peu plus
opératoires, mais qui donnent encore des classes d’actes de langage 9 (plus que de
texte) très amples, comme le propose Bakhtine 10 entre genres premiers, simples, et
genres seconds, complexes, classement qui se fonde sur des conditions d’interaction
spontanées ou institutionnalisées. C’est l’opposition entre textes dialogiques et tex-
tes monologiques fondée sur une différence de situation d’échange selon que celle-
ci inclut un droit à l’alternance de parole ou non 11 ; c’est aussi l’opposition entre
oralité et scripturalité qui repose sur les différences de la matérialité langagière et
des conditions de production. À ce degré de généralité des classes se pose le pro-
blème de savoir si les caractéristiques qui les définissent sont des propriétés consti-
tuantes ou spécifiques. Comme propriétés constituantes elles définissent de grandes
classes anthropologiques (l’acte de langage humain par opposition à d’autres langa-
ges ou à d’autres comportements humains) ; comme propriétés spécifiques elles
peuvent jouer le rôle de traits définitoires d’un acte de langage ou d’un texte dont la
conjonction pourra spécifier un type ; par exemple un type de texte pourrait être

5. Il n’est que de se référer à l’emploi du terme « talk show ». Voir La parole confisquée, op. cit.
6. Voir la tentative fort prometteuse de Guy Lochard dont un premier aperçu se trouve dans les Ateliers
de recherche méthodologique de l’INA (Rapport 1996, à paraître) et dans « Les images à la télévision.
Repère pour un système de classification », revue MEI (Médiations et Informations) n° 6, L’Harmattan,
Paris, 1997. Par ailleurs, il faut rappeler que, d’une autre façon, les guides de rédaction qui sont rédigés
par les professionnels ou les écoles de journalisme participent pour une part d’une typologie de produc-
tion (puisqu’ils sont dans le faire) pour une autre du produit fini (puisqu’ils sont dans le dire).
7. Voir Jakobson R., Essais de linguistique générale, Ed. de Minuit, Paris, 1963.
8. Voir Halliday M.A.K., « The functional basis of language », in Bernstein D. (ed), Class, codes and
control, vol. 2, Routledge and Kegan Paul, London, 1973 ; « Dialogue with H. Parret », in Parret H. (ed.),
Discussing language, Mouton, La Haye, 1974.
9. Ici « acte de langage » n’est pas pris au sens de la philosophie analytique mais dans une acception
large de production langagière.
10. Bakhtine M., Esthétique de la création verbale, Gallimard, Paris, 1984.
11. Voir Charaudeau P., « L’interlocution comme interaction de stratégies discursives », revue Verbum
T.VII, Fasc.2-3, Université de Nancy II, 1984.
174 Les genres du discours d’information

caractérisé par les traits : « oralité » + « dialogisme » + « dominante conative » +


« en situation spontanée ». Cependant il n’est pas sûr qu’une somme de traits défi-
nitoires suffise à constituer un genre.
La question des critères d’organisation des textes est encore plus cruciale. Car il
s’agit ici de choisir entre deux objets : le discours comme procédé d’organisation, le
discours comme texte configuré. Les typologies qui proposent de distinguer des tex-
tes « narratifs », « descriptifs », « argumentatifs », « explicatifs » 12, etc., ou des
textes « injonctifs », « déclaratifs », « promissifs » sont des typologies de procédés
discursifs. Mais ces types ne sont pas nécessairement distinctifs des types de texte.
En effet, bien des textes sont composites du point de vue des procédés d’organisa-
tion ; ils peuvent, dans certaines de leurs parties, être tantôt descriptifs, tantôt nar-
ratifs, tantôt argumentatifs. Certes, on pourrait constater que certains procédés
sont parfois dominants dans tel type de texte : par exemple les articles de diction-
naire sont plutôt descriptifs, les panneaux de la circulation plutôt injonctifs. Mais il
n’est pas certain que l’on puisse faire de ces dominantes un principe de définition
des genres. Il en serait de même pour les genres audiovisuels : des distinctions
entre direct et différé, continuité et montage, types de scénarisation, régimes de
monstration, etc., sont des procédés d’organisation de la sémiologie visuelle qui ne
peuvent être nommés genres en tant que tels, bien que, ici aussi, il puisse exister
des coïncidences.

1.2 Le genre information médiatique


Nous proposons donc de définir le genre information médiatique selon le résultat du
croisement entre un type d’instance énonciative, un type de mode discursif, un type
de contenu et un type de dispositif :
– le type d’instance énonciative se caractérise par l’origine du sujet parlant et
son degré d’implication. L’origine peut se trouver dans le média lui-même (un
journaliste) ou hors du média (un homme politique, un expert, une person-
nalité appelée à parler ou à écrire dans le média). Cette origine est repérable
par la manière dont est identifié l’auteur du texte (écrit ou oral), et le lieu
du découpage médiatique. Cela permet de distinguer par exemple le texte
écrit par une personnalité du monde politique ou intellectuel (instance
externe) et qui paraît dans une tribune, de l’éditorial écrit par le directeur
d’un journal (instance interne) ;
– le type de mode discursif qui construit l’événement médiatique en nouvelle
lui attribuant des propriétés qui relèvent du traitement général de l’informa-
tion. Ils s’organisent autour des trois catégories de base précédemment
définies : « rapporter l’événement », « commenter l’événement », « provo-
quer l’événement ». Cela permet de distinguer par exemple le reportage
(« événement rapporté »), l’éditorial (« événement commenté ») et le débat
(« événement provoqué ») ;

12. Voir Adam J.M., Les textes : types et prototypes, Nathan-Université, Paris, 1994 ; Hamon P., Analyse
du descriptif, Hachette-Université, Paris, 1981.
Genres et typologies 175

– le type de contenu thématique constitue le macro-domaine sur lequel porte


la nouvelle : événement de politique nationale ou étrangère, événement
sportif, événement culturel, etc. Cela permet d’apporter une distinction qui
n’est pas toujours claire dans les médias entre section et rubrique. La section
relève d’un découpage de l’événement en macro-thèmes correspondant à des
grandes aires de traitement de l’information (« Politique », « Étranger »,
« Société », « Sport », « Culture ») ; la rubrique correspond à la combinaison
d’un mode discursif et d’un type de thème particulier qui se trouverait à
l’intérieur d’une section (par exemple, dans la section « Culture », les rubri-
ques : cinéma, théâtre, arts plastiques). Mais il est vrai que la dénomination
est instable et qu’on parle, dans l’usage courant comme dans le profession-
nel, aussi bien de la rubrique des chiens écrasés que de la rubrique ou section
étranger, ou de la rubrique culture et cinéma. Toujours est-il que c’est de la
combinaison entre mode discursif et thème que l’on est en mesure de distin-
guer des sous-genres. Ainsi peut-on différencier des types de débat selon que
le thème relève d’un univers culturel, scientifique ou de société 13 ;
– le type de dispositif de par sa matérialité apporte des spécifications au texte
et différencie les genres selon le support médiatique (presse, radio, télévi-
sion). Cela permet de distinguer par exemple une interview radio d’une inter-
view télé du fait de la présence de l’image dans cette dernière et de ses
multiples incidences sur les rôles que peuvent tenir interviewer et interviewé.

2. Une typologie des textes d’information médiatique

2.1 Qu’est-ce qu’une typologie ?

Une typologie est le résultat d’un certain classement des genres. Pour construire une
typologie, il faut opérer un choix des variables que l’on décide de mettre en regard,
car il est difficile de construire une typologie avec de nombreuses variables. On se
heurte ici à un problème d’efficacité du modèle proposé : soit on essaye d’intégrer le
plus grand nombre de variables possibles au nom de la complexité des genres, et on
gagne en compréhension mais on perd en lisibilité, la représentation de la typologie
étant complexe et du même coup inopérante ; soit on ne retient qu’un nombre
limité de variables, et on gagne en lisibilité mais on perd en compréhension, la
typologie devenant par la force des choses réductrice. On peut cependant sortir de
ce dilemme en procédant par hiérarchisation : on construit une typologie de base,
puis en faisant intervenir d’autres variables à l’intérieur des axes de base, on cons-
truit des typologies successives qui s’enchâssent dans le modèle de base. Ce sera
notre principe de typologisation des genres : une typologie de base qui fait se croi-
ser les principaux types de modes discursifs du traitement de l’information (« événe-
ment rapporté », « événement commenté », « événement provoqué »), placés sur un
axe horizontal, et les principaux types d’instance énonciative (instance à « origine

13. Voir La télévision. Les débats culturels « Apostrophes », Didier Érudition, Paris 1991.
176 Les genres du discours d’information

externe », instance à « origine interne »), auxquels nous superposons un degré


d’engagement (+/-), le tout placé sur un axe vertical.

Figure 6
Instance interne
(+ engagée)

Éditorial
Chronique
(ciné, livre)
Titres et composition
Portrait
Commentaire-Analyse
Interview-Débat
(d'experts journalistes)
Reportage
Enquête
(- engagée)
E.R E.C E.P
(- engagée)
Brèves-filets
(dépêches)

Analyses
d'experts extérieurs Tribune-Opinion
Tribune-homme politique

Instance externe
(+ engagée)

2.2 Commentaires
L’axe horizontal n’est pas un axe gradué entre deux pôles opposés. Il s’agit de l’axe
sur lequel se situent les modes discursifs en trois grandes zones : à une extrémité,
l’« événement rapporté », zone où s’impose l’événement extérieur ; à l’extrémité
opposée, l’« événement provoqué », zone où s’impose le monde médiatique ; entre
les deux, l’« événement commenté » car celui-ci peut porter sur chacun des deux
autres.
L’axe vertical oppose les deux zones d’instanciation du discours médiatique selon
qu’interviennent des journalistes ou des personnes extérieures à l’organe d’informa-
tion. Dans chacune de ces zones s’inscrit un axe gradué qui représente le plus ou
moins grand degré d’engagement de l’instance d’énonciation. Il faut entendre par
engagement le fait que l’énonciateur manifeste plus ou moins sa propre opinion ou
ses propres appréciations dans l’analyse qu’il propose ou dans la façon de mettre
l’événement en scène (comme dans les interviews ou débats).
Genres et typologies 177

Dans la zone supérieure, l’éditorial et la chronique, qui relèvent de l’« événement


commenté », sont les plus haut placés sur cet axe. Titres, composition de la Une et
portraits se trouvent dans la zone de l’« événement rapporté » mais en y intégrant
des éléments de commentaire plus ou moins explicites, ce pourquoi ils sont entre ER
et EC, avec un degré moyen d’engagement. Les commentaires et analyses des experts
journalistes se situent au milieu de l’axe horizontal car ils relèvent de l’« événement
commenté » et sont placés à hauteur moyenne car bien que les journalistes soient
des spécialistes, ils engagent leur point de vue d’analyste. Le reportage est davan-
tage centré sur l’« événement rapporté » et l’enquête plus orientée vers une problé-
matique et donc plus proche de l’« événement commenté ». Mais il est bien difficile
d’établir une distinction quant à leur degré d’engagement qui tient au mode de pré-
sence du journaliste dans son énonciation. Disons qu’idéalement, dans l’enquête, le
journaliste devrait être plus effacé que dans le reportage 14. La position des genres
interview-débat se justifie par le fait que c’est l’instance médiatique qui monte de
toutes pièces l’événement par l’exhibition spectaculaire de la parole, même si cette
instance doit obligatoirement jouer le jeu de la transparence.
Dans la zone inférieure, on soulignera seulement que les experts et analystes sont
plutôt des spécialistes des sciences humaines et sociales ou des techniciens d’un
domaine particulier, d’où leur faible engagement. Dans les tribunes d’opinions, en
revanche, ceux qui interviennent sont des spécialistes, extérieurs à l’instance média-
tique, mais engagés dans leur propos : ils commentent l’événement et parfois, du
même coup, le provoquent 15. Quant aux hommes politiques, également instance
externe, malgré tout le désir qu’ils auraient de se livrer à une analyse objective des
faits, ils expriment toujours un point de vue partisan (engagement +).
Ces différents genres sont fondateurs des modes d’écriture journalistique (orale ou
scripturale) quel que soit le support médiatique, même si tous ne sont pas égale-
ment présents dans les différents supports médiatiques, chacun de ceux-ci appor-
tant des spécificités : la radio, par exemple, a développé le mode interview en
jouant sur les subtilités de la voix ; la télévision, de son côté, a donné au débat ce
qu’il n’avait pas dans l’écrit, à savoir alternances de répliques directes et régulation
des échanges dans des mises en scène diverses donnant en spectacle une démocra-
tie médiatique. Ces différents supports traitent le reportage, l’enquête, le portrait,
l’analyse, etc., chacun à sa façon, constituant ainsi des sous-genres.
Il est à noter également que si ces genres sont inhérents au discours journalistique,
il n’en demeure pas moins qu’ils peuvent changer avec le temps, selon l’évolution
même de la technologie des supports, selon les modes ambiantes concernant la
façon de raconter, d’analyser, d’interviewer, de débattre, etc. Ainsi peut-on observer
des changements dans la façon d’interviewer les hommes politiques, dans la façon
de mettre en scène et d’animer les débats (des face-à-face électoraux aux talk shows
les plus débridés), dans la façon de présenter les journaux télévisés ou radiodiffusés

14. Cette distinction est encore plus difficile à établir pour la télévision.
15. En effet, un certain nombre d’événements sont provoqués par les débats qui sont apparus dans les
médias (Le GATT et l’exception culturelle. La mort de François Mitterrand et les révélations qui ont été
faites sur sa maladie).
178 Les genres du discours d’information

avec une tendance marquée au raccourci des plans-séquences et à la segmentation


des phrases, suivant en cela le modèle du clip qui fait fureur dans la présentation
des chansons. S’agit-il de variantes de genres, de sous-genres ou de nouveaux
genres ? La question reste posée car il est toujours difficile de discerner ce qui, sous
les variations de forme, fait coupure et donc apparition d’une nouvelle catégorie.
L’établissement d’une typologie doit constituer en fait l’acte final – et non premier –
d’un travail minutieux de description et d’analyse. Ce que nous proposons est d’ordre
méthodologique, comme les bases d’un modèle possible de traitement de cette
question. Mais il importe de souligner deux choses. L’une qui est qu’avec une telle
définition on ne peut plus confondre genre et procédé : une argumentation, une
image de montage ou une feintise 16 sont autant de procédés qui, certes peuvent
intervenir comme trait définitoire d’un genre, mais ne peuvent être confondus avec
celui-ci. L’autre qui est que, comme nous le disions en commençant, les genres s’ins-
crivent dans une relation sociale de reconnaissance, témoignant d’une codification
qui leur est propre – propre à leur contexte socioculturel – et peuvent donc varier
d’un contexte à l’autre (un talk show à la française se différencie d’un talk show à
l’italienne ou à la catalane 17) et d’une époque à l’autre (un JT des années 1960 est
à la fois semblable et différent d’un JT des années 1990).

16. Voir Jost F., « Le feint du monde », revue Réseaux n° 72-73, CNET, Paris, 1995.
17. Voir Paroles en images, images en parole, Didier Érudition, Paris 1997.
partie 4 chapitre 14

De quelques genres
et variantes de genre

Le chapitre 14 en bref

page 180 L’interview : la parole de l’intériorité

page 184 Le débat : une mise en spectacle


du conflit de paroles

page 187 Le reportage : gage d’authenticité


ou piège de la fausse impartialité ?

page 188 Les genres de la télévision :


un enjeu de spectacularisation

page 196 Les genres de la presse écrite,


entre visibilité et lisibilité
180 Les genres du discours d’information

Les genres d’information sont donc le résultat d’un entrecroisement entre les carac-
téristiques d’un dispositif, le degré d’engagement du sujet qui informe et le mode
d’organisation discursif qui est choisi. De plus, comme le contrat médiatique se
déploie dans une relation triangulaire entre une instance d’information, un monde à
commenter et une instance consommatrice, trois enjeux sont au cœur de la cons-
truction de tout genre d’information : un enjeu de visibilité, un enjeu d’intelligibilité
et un enjeu de spectacularisation qui font écho à la double finalité d’information et
de captation du contrat.
L’enjeu de visibilité consiste à faire en sorte que les nouvelles qui ont été sélection-
nées par l’instance médiatique soient perçues le plus immédiatement possible, qu’elles
puissent attirer le regard ou l’écoute et qu’elles puissent être reconnues simultané-
ment dans leur distribution thématique. Cet enjeu correspond à ce que l’on appelle
parfois l’ « effet d’annonce » indispensable pour que se produise l’entrée des Ali Baba
que sont les consommateurs de nouvelles dans la caverne de l’information médiatique.
Cet enjeu crée une structuration « synoptique » de l’événementialisation.
L’enjeu d’intelligibilité consiste d’une part à opérer des hiérarchisations dans le traite-
ment des nouvelles selon qu’elles sont traitées en événement rapporté, en événement
commenté ou en événement provoqué, d’autre part à travailler la mise en scène ver-
bale (l’écriture), visuelle (le montage iconico-verbal) et auditive (la parole et les sons)
de telle sorte qu’elle donne l’impression que le contenu de l’information est accessible.
Cet enjeu crée une structuration « taxinomique » de l’événementialisation.
L’enjeu de spectacularisation consiste à travailler ces différentes mises en scène de
telle sorte qu’elles suscitent au minimum de l’intérêt, au mieux de l’émotion. Il crée
une structuration imaginaire de l’événementialisation.
Ces trois enjeux coexistent et se mélangent intimement dans les dispositifs, aussi
bien dans la Une des quotidiens, des hebdomadaires et des magazines, que dans la
composition des journaux télévisés et de certains reportages. Certains dispositifs
cependant jouent davantage sur l’un ou l’autre de ces enjeux.

1. L’interview : la parole de l’intériorité


En décrivant l’un des dispositifs du contrat médiatique, nous remarquions que la
caractéristique principale du support radio, « la voix », installait un rapport très par-
ticulier entre instance médiatique et récepteur. Celui d’une intimité et d’une conni-
vence intellectuelle, que ne connaissent ni la presse ni la télévision. Intimité, pour
le meilleur ou pour le pire, en ce que la voix révèle à l’écoute, attentive ou incons-
ciente, les mouvements de l’affect, sentiments favorables ou défavorables, le trem-
blement des émotions, froideur ou passion, les vibrations de l’esprit, sincérité ou
mensonge. Connivence (ou rejet, d’ailleurs) en ce que la voix se manifeste dans un
rapport d’oralité à l’autre qui implique, selon des modes de régulation divers, échan-
ges de répliques et donc dialogue. Le mariage de ces deux caractéristiques, situation
dialogique et rapport d’intimité, explique que le média radio soit par excellence celui
De quelques genres et variantes de genre 181

de l’interview. Il ne s’agit évidemment pas de dénier à la radio d’autres spécificités


comme peuvent l’être le bulletin d’information, la revue de presse 1 ou le récit 2, mais
ce genre est peut-être celui qui contribue le plus à la délibération démocratique du
fait qu’il est à la fois pure parole et parole questionnée.
Parmi les différentes situations dialogiques, il en est trois qui sont proches l’une de
l’autre, l’interview, l’entretien et la conversation, et qui pourtant méritent d’être dis-
tinguées. D’une manière générale, ces situations ont en commun d’être une forme
d’échange langagier dans laquelle les deux partenaires sont physiquement présents
l’un à l’autre 3 et ont droit à une alternance de prises de parole. Elles se distinguent
par la façon de réguler cette alternance. L’entretien suppose que les deux partenaires
soient à égalité de statut, qu’ils traitent d’un même thème avec une compétence
supposée égale et le souci de mettre cette compétence au service de la meilleure
compréhension d’un problème 4, ce qui a pour effet de rendre l’alternance des prises
de parole plus ou moins égalitaire 5. La conversation n’exige rien de particulier quant
aux statuts des partenaires ni au thème traité. Elle se caractérise au contraire par la
diversité de ceux-ci, la possibilité de changer de thème sans avoir nécessairement à
se justifier (droit au non-suivi de l’échange thématique), et une alternance de parole
non contrôlée (interruptions constantes) et non nécessairement égalitaire dans les
faits mais égalitaire en droit, chacun prenant la parole comme et quand bon lui sem-
ble 6. L’interview, au contraire des deux autres, exige une différenciation dans les
statuts de telle sorte que l’un des partenaires soit légitimé dans un rôle de « question-
neur », et l’autre dans un rôle « questionné-ayant-des-raisons-d’être-questionné » 7.
L’alternance de parole se trouve alors régulée et contrôlée par l’instance qui en a
l’initiative et selon la finalité de celle-ci.

1.1 L’interview journalistique


Elle possède les caractéristiques de toute interview, mais de plus elle est spécifiée
par le contrat médiatique : interviewer et interviewé sont écoutés-entendus par un
tiers absent, l’auditeur, dans un dispositif triangulaire. Le premier tire sa légitimité
d’un « Chercher à faire parler son invité pour faire découvrir une vérité cachée », du
fait que son rôle consiste à faire surgir des opinions ; le second d’un « J’ai quelque

1. Voir « Approche du phénomène citationnel dans un corpus radiophonique » par Françoise Claquin,
mémoire de DEA, Université de Paris V.
2. Voir « Le récit radiophonique et son écoute » par Anne-Marie Houdebine, in Aspects du discours
radiophonique, Didier Érudition, Paris, 1984.
3. Serait-ce partiellement comme au téléphone.
4. Ce qui exclut les face-à-face politiques.
5. On donnera comme exemple les entretiens scientifiques ou littéraires diffusés par France Culture
dans les années 1973-74, dont une partie a été publiée dans Écrire... Pour quoi ? Pour qui ?, Presses uni-
versitaires de Grenoble, 1974.
6. Cela n’empêche que la conversation puisse faire l’objet de jugements différents : une conversation
de qualité, de bonne tenue, de bas étage, etc. Mais ce qui caractérise ce genre c’est une sorte de « droit
à la frivolité ». Voir aussi notre article « La conversation entre le situationnel et le linguistique », revue
Connexions n° 53, Erès, Paris, 1989.
7. Cette situation se produit dans les enquêtes, chez le médecin, dans des expérimentations scientifi-
ques, etc., quelle que soit sa dénomination.
182 Les genres du discours d’information

chose à dire qui concerne le bien commun », du fait que sa présence à la radio le
consacre dans ce rôle ; le troisième d’un « Je suis là pour entendre quelque chose
d’intérêt général qui m’est donné comme une révélation », du fait qu’il est là pour
savoir. À partir de ces conditions de base sont mises en scènes diverses variantes
d’interview :
– l’interview politique se définit par le propos, lequel concerne la vie citoyenne,
et par l’identité de l’interviewé. Celui-ci, en tant qu’invité, est un acteur
représentant de lui-même ou d’un groupe qui participe à la vie politique ou
citoyenne, et qui a un certain pouvoir de décision ou de pression. Il sait que
ce qu’il dira sera interprété de façons diverses, raison pour laquelle il ne peut
se permettre de dire les choses comme il les pense. L’interviewer, quant à lui,
essaye de tirer de l’invité le maximum d’informations et de faire apparaître
les intentions cachées de celui-ci, à l’aide d’un jeu de questionnement subtil
alternant, ou mêlant, fausse innocence, fausse complicité, provocation, et
mettant au jour les propos contradictoires de l’invité ; mais il doit, par-des-
sus tout, paraître sérieux et compétent, montrant qu’il connaît bien le
domaine traité. L’interview politique est un genre qui est censé mettre à la
disposition de l’opinion publique un ensemble de jugements et d’analyses qui
justifient l’engagement de l’interviewé. Ce genre se fond donc sur un « Il
faut-dire-à-tout-prix » ;
– l’interview d’expertise se définit par un propos technique concernant divers
aspects de la vie sociale, économique et scientifique. Un expert, savant, spé-
cialiste, la plupart du temps inconnu du grand public (à moins que ce soit un
habitué), dont la compétence est reconnue ou supposée, est invité pour
répondre à des questions techniques, clarifier un problème, orienter le débat
public sur le thème traité, en sachant qu’il doit simplifier son explication
pour la rendre accessible à des non-spécialistes. L’interviewer joue alors les
rôles de questionneur naïf, comme s’il était en lieu et place du citoyen de
base, de traducteur (par des reformulations) devant simplifier encore davan-
tage l’explication, d’animateur devant rendre l’interview vivante et
attrayante, et qui, pour ce faire, fragmente l’interview au nom de règles pro-
fessionnelles. L’interview d’expertise est un genre qui est censé fournir à
l’opinion publique un ensemble d’analyses objectives, apportant la preuve de
son bien-fondé par le « savoir » et le « savoir dire » ;
– l’interview de témoignage se définit par son propos qui est soit un récit rap-
portant un événement jugé suffisamment intéressant pour accéder aux
médias, soit une opinion brève émise en réaction aux faits d’actualité.
L’interviewé, la plupart du temps, est anonyme, son rôle étant de témoigner
parce qu’il a été observateur ou victime de l’événement concerné. Il est censé
ne rapporter que ce qu’il a vu-entendu et rien d’autre, sans jugement de
valeur et si possible avec émotion, à moins que se considérant comme repré-
sentant du citoyen lambda il s’estime légitimé à réagir. Parfois le témoin est
censé représenter une catégorie d’individus (le mineur de fond, le berger 8)

8. Comme dans les Radioscopies de Jacques Chancel.


De quelques genres et variantes de genre 183

dont on essaye de définir la destinée en lui faisant produire un « récit de


vie » 9. L’interviewer joue lui aussi le jeu de l’émotion par la façon de poser
des questions ou de faire des commentaires, mais de plus, il contribue à frag-
menter encore plus l’interview, car un bon témoignage doit être bref. L’inter-
view de témoignage est un genre qui est censé conforter l’existence des faits
et déclencher l’émotion, en apportant une preuve d’authenticité par le « vu-
entendu-déclaré » ;

– l’interview culturelle se définit également par son propos qui porte, cette fois,
sur la vie littéraire, cinématographique, artistique, cherchant à percer les
mystères de la création. L’invité, généralement auteur d’œuvres publiées
(parfois simplement critique), a plus ou moins de notoriété, mais de toute
façon il est consacré par le seul fait d’être invité. L’interviewer joue divers
rôles discursifs d’intimité, de connivence, d’enthousiasme, visant, par la con-
naissance qu’il a de l’œuvre de l’auteur, à faire accoucher celui-ci d’une expli-
cation qui serait susceptible de révéler les arcanes du mystère de la création
artistique comme si celle-ci relevait d’une intentionnalité consciente. Du
coup, l’invité, protégeant son mystère, cherche à échapper en permanence
au questionnement dans lequel l’interviewer tente de l’enfermer. L’interview
culturelle est un genre qui est censé enrichir les connaissances du citoyen,
et qui se justifie par la réponse à la question : « Comment il fait ? » qui
s’oppose au « Comment ça marche » de l’expert ;

– l’interview vedettariat : son propos concerne la vie des personnalités du


monde du spectacle (acteurs, chanteurs, etc.). L’invité plus ou moins
« starisé » est contraint d’apparaître dans les médias et de faire bonne figure
pour entretenir sa notoriété ; il se prête avec plus ou moins de bonne grâce
aux questions de l’interviewer qui cherche à le faire parler de sa vie privée.
Ce dernier en effet, s’appuyant sur sa connaissance et sa fréquentation de ce
même milieu, utilise des stratégies discursives tantôt de connivence et de
séduction 10, tantôt de provocation, voire d’insolence ou de désinvolture 11,
pour essayer de pénétrer dans l’espace privé et l’univers d’intimité de
l’invité 12. On peut dire que ce genre livre à l’opinion publique un ensemble
d’appréciations émotionnelles visant à susciter « un plaisir coupable » 13.
C’est le plaisir people.

9. Voir notre « L’interview médiatique : qui raconte sa vie ? », Cahiers de sémiotique textuelle n° 8-9,
Université de Paris X, 1986.
10. Ce sont les animateurs type Michel Drucker et José Artur.
11. Type José Artur, Pierre Bouteiller, Gilbert Denoyan.
12. On le voit même dans les interviews faites au cours de journaux télévisés, comme le fut un exemple
mémorable de dérapage avec l’interview de la comédienne Béatrice Dalle par Patrick Poivre d’Arvor.
13. « Coupable » parce que le contrat médiatique d’information est censé ne concerner que l’espace
public. En lui faisant découvrir l’espace privé des individus, les médias mettent le récepteur en position
de « voyeur ».
184 Les genres du discours d’information

1.2 Des problèmes de crédibilité


L’interview journalistique, radiophonique ou télévisuelle, est un genre qui connaît
un certain nombre de limites. Se pose un problème de crédibilité dans le sous-genre
politique, dans la mesure où l’on peut deviner par avance les questions et les
réponses : questions provocatrices mais quelque peu convenues de l’interviewer,
avec un droit de suite difficile à mener à son terme, réponses de défense, d’esquive
ou de contre-attaque de l’interviewé, qu’il s’agisse de gouvernants en place ou de
membres de l’opposition. On est là dans une mécanique « trop bien huilée pour être
honnête », c’est-à-dire pour être crédible.
Problème de crédibilité également dans la mesure où les interviews de témoignage
(et parfois aussi d’expertise) destinées à authentifier les faits sont davantage des
prétextes que des preuves : la fragmentation de l’interview (brièveté dans le temps
et interruption des réponses par des relances répétées), l’accumulation des témoins
d’opinion (micro-trottoir) plus ou moins sélectionnés en fonction de l’intérêt des
réponses, produisent un effet d’« interviews-alibis » de l’information.
Ce genre se heurte aussi à une contradiction qui tient à la valeur symbolique que la
parole est censée avoir dans une communauté culturelle donnée. Plus un phéno-
mène est complexe à expliquer, plus une pensée est profonde et plus il est besoin
d’un temps de parole long. Ce qui est profond et complexe ne peut être exprimé
brièvement. Le savoir a besoin de temps et de silence. Mais d’un autre côté, plus le
temps de parole est long, et plus l’attention d’écoute, voire l’intérêt, se relâchent,
d’autant plus que, dans l’information médiatique, le public cible est supposé devoir
être capté en permanence. Cela est parfois résolu par une différenciation des publics
selon les stations de radio (France Inter/France Culture) ou les types d’émission
(Pop Club/Radioscopie) dans lesquels les interviewers donnent plus ou moins
d’importance au silence ou à la continuité de la parole de l’interviewé.
Enfin, se pose la question aux interviewers de savoir dans quelle mesure il est légi-
time de s’appuyer sur des rumeurs ou des stéréotypes pour faire réagir les inter-
viewés. Rumeurs et stéréotypes 14 sont des phénomènes différents, mais tous deux
résultent de discours qui circulent dans les groupes sociaux, lesquels se constituent
et se figent – serait-ce temporairement – en discours d’évidence. Le seul fait de les
insérer dans une question les réifie et les crédite d’une certaine valeur de vérité au
nom de ce qu’« il n’y a pas de fumée sans feu ».

2. Le débat : une mise en spectacle du conflit


de paroles
Le débat est également un genre central, particulièrement de la télévision française.
Il ne faut pas considérer ce genre dans un sens étroit et n’y classer par exemple que

14. Ils donnent lieu à des questions générales et convenues du type : « Est-ce que, après tous ces films,
vous comprenez mieux les hommes ? » ; « Est-ce que le système éducatif est bon ou mauvais ? » ; « Est-
ce que la violence vous fait peur ? ».
De quelques genres et variantes de genre 185

les émissions que la télévision elle-même dénomme ainsi. Il peut y avoir du débat
dans des magazines, dans des talk shows, dans des émissions politiques, culturelles,
sportives, etc. Nous avons étudié ce genre à deux reprises, sous des formes
différentes : le « débat culturel » 15, le « talk show » 16, ce qui nous permettra d’en
reprendre les composantes qui correspondent aux variables de ce genre.
Le débat est une forme qui, c’est banal de le dire, met en présence plusieurs invités
autour d’un animateur pour traiter d’un certain thème, et qui est complètement
organisé et géré par l’instance médiatique. De ce point de vue, il se trouve placé
dans la partie supérieure (instance interne) droite (événement provoqué) de nos
axes de typologisation 17 :
■ les invités sont convoqués pour des raisons précises d’identité en rapport
avec le thème traité. Ils sont connus ou inconnus du public selon la nature
du propos : ils sont nécessairement connus dans les débats à thème politique
(encore qu’on y mêle de plus en plus des inconnus représentant le citoyen de
base) ; ils sont inconnus dans les débats à thème de société (encore qu’il y
apparaisse parfois un invité-vedette connu). Ils sont choisis également en
fonction de leur positionnement dans le champ des opinions, faisant en sorte
que ce positionnement soit, sinon antagoniste, du moins différent de celui
des autres invités. Cela oblige les invités à assumer certains rôles langagiers.
On s’attend par exemple à ce qu’ils répondent aux sollicitations de l’anima-
teur (ou éventuellement à celles d’autres participants-invités), qu’ils réagis-
sent aux différents propos émis au cours des échanges, soit contre ceux-ci,
ce qui les placera dans des relations symétriques d’opposition par rapport aux
autres invités, soit pour, ce qui les placera dans des relations complémentai-
res d’alliance vis-à-vis des autres invités. Ainsi, les invités sont-ils piégés par
avance. Ce qu’ils diront ne sera pas pris pour ce qu’ils pensent mais pour
l’effet que cela produit sur les autres. L’opinion ici n’est pas jugée d’après son
contenu mais d’après sa valeur relationnelle de dissensus ou consensus. Les
participants doivent lutter pour la prise ou la conservation de la parole, ils
doivent tenter d’échapper aux présupposés des questions qui leur sont
posées, ils doivent tenir compte du fait qu’au-delà des effets qu’ils produi-
sent sur leurs interlocuteurs directs, il y a les effets qu’ils produisent sur les
téléspectateurs qu’ils ne voient pas, dont ils ne perçoivent pas les réactions,
mais dont ils peuvent deviner le poids du regard et du jugement ;
■ l’animateur représente l’instance médiatique. Il joue essentiellement un rôle
de « gestionnaire de la parole ». Il questionne, distribue les prises de parole,
tente d’atténuer les échanges trop vifs, demande des explications, et même
parfois cherche à provoquer des réactions en se faisant l’avocat du diable, en
forçant le trait dramatique ou émotionnel d’une accusation, ou en jouant le

15. Dans le cadre du Centre d’Analyse du Discours de l’université Paris XIII, voir La télévision. Les débats
culturels. Apostrophes, op. cit.
16. Dans le cadre du Centre d’Analyse du Discours en collaboration avec le Groupe de Recherche sur la
Parole de l’Université Paris VIII, ayant donné lieu à deux publications : Paroles en images, images de paro-
les, op. cit. et La parole confisquée, un genre télévisuel : le talk show, op. cit.
17. Voir Figure 6, p. 176.
186 Les genres du discours d’information

confident 18. De plus, il se construit un plan de traitement du thème selon


une grille de lecture qui s’appuie en partie sur des documents et des enquê-
tes, mais dont l’organisation est centrée autour de points chauds (scandales,
victimes) susceptibles de provoquer mouvements de révolte ou de compas-
sion 19. Moyennant quoi, l’animateur se trouve piégé à son tour par les exi-
gences de ce rôle dans la mesure où le cadre de questionnement qu’il doit
mettre en place, contrairement à la représentation idéalisée qu’on pourrait
se faire d’un questionnement qui aiderait le citoyen à mieux comprendre les
phénomènes sociaux, est davantage orienté vers la création d’une scène
polémique 20 ou ultra-intimiste 21, dramatisante, qui remplit une fonction de
catharsis sociale et non de connaissance des thèmes traités ;
■ le choix du thème détermine également la forme du débat. Le thème en effet
est ce qui circonscrit le secteur de l’espace public qui va devenir objet du
débat. Qu’il concerne la vie sociale, politique, culturelle, sportive, etc., il est
censé être d’intérêt public. Ce choix détermine donc à la fois un type de
public, celui qui est attiré par le thème, la nature et le rôle des invités ainsi
que le mode de gestion de l’animateur. C’est ici que se joue, entre autres cho-
ses, la partition entre espace public et espace privé, espaces qui étaient net-
tement séparés dans ce que d’aucuns appellent la « paléo-télévision », et qui
sont savamment mêlés dans la dénommée « néo-télévision » 22.

Lorsque le débat est télévisé, intervient l’image qui fait que dans ce dispositif trian-
gulaire les participants débattent entre eux tout en sachant (ils en ont plus ou
moins conscience) qu’ils sont écoutés et regardés par un tiers-téléspectateur. Du
point de vue visuel, la mise en scène se joue entre une scène montrée, le plateau, et
une instance de monstration, la régie, qui la donne à voir à l’aide de différents
moyens techniques audiovisuels. Ainsi sont construites des variantes de mise en
scène visuelle telle que le « salon littéraire » (comme dans l’émission Apostrophes),
le « tribunal » (comme dans l’émission L’Heure de vérité), le « colloque » (comme
dans Les Dossiers de l’écran), le « forum » (comme dans Droit de réponse), l’« agora »
(comme dans les émissions de Guillaume Durand), ou le « cirque romain » (comme
dans les émissions de Christophe Dechavanne) 23. La prise en compte de ces diffé-
rentes variables permet de distinguer différents types de débats, et montre en même
temps que le débat – particulièrement le débat télévisé – est davantage une
machine à fabriquer du spectacle qu’à informer le citoyen.

18. Tout ce jeu a été mis en évidence dans nos travaux ci-dessus cités, et par ailleurs, c’est ce qu’a
dénoncé Pierre Bourdieu après son passage malheureux à l’émission « Arrêt sur image », diffusée sur La
Cinquième (le samedi 11 mai 1996), animée par Daniel Schneidermann et Pascale Clark.
19. Voir Dominique Mehl, La télévision de l’intimité, Seuil, Paris, 1996.
20. Comme dans les émissions de Christophe Dechavanne ou de Guillaume Durand.
21. Comme dans les émissions de Mireille Dumas.
22. Voir « Scènes de la vie quotidienne », revue Réseaux n° 44-45, CNET, Paris, oct. 1990-fév. 1991.
23. Voir les contributions de Guy Lochard et Jean-Claude Soulages in La télévision. Les débats culturels.
« Apostrophes », op. cit., et Paroles en images et images de paroles, op. cit.
De quelques genres et variantes de genre 187

3. Le reportage : gage d’authenticité


ou piège de la fausse impartialité ?
Le reportage journalistique traite d’un phénomène social ou politique qu’il tente
d’expliquer. « Un phénomène social », cela veut dire un ensemble de faits qui se
produisent dans l’espace public (une fois de plus il faut que ce soit d’intérêt géné-
ral), dont la combinaison et/ou l’enchaînement représente d’une façon ou d’une
autre un désordre social ou une énigme (principe de saillance) dans lequel l’homme
est impliqué. « L’état (d’un phénomène) », cela veut dire que celui-ci est déjà connu
du plus grand nombre. Il n’est pas relié de façon directe à l’actualité, même s’il lui
est raccroché. Il préexiste donc au surgissement de la nouvelle, comme une réalité
acquise, ce qui le justifie comme ne relevant pas de la fiction et pouvant faire l’objet
d’une observation. De là, le « qu’il tente d’expliquer », qui signifie à la fois que cet
état de désordre social ou d’énigme pose question à l’intelligence humaine et que
c’est à travers la façon même de rapporter l’événement qu’apparaîtront des réponses
aux questions. C’est pourquoi il se trouve placé dans la partie supérieure (ordon-
nancé par l’instance interne) gauche (censé rapporter l’événement avec un commen-
taire intégré) de nos axes de typologisation 24.
Il s’ensuit que le reportage doit adopter un point de vue distancié et global (prin-
cipe d’objectivation) et doit proposer en même temps un questionnement sur le
phénomène traité (principe d’intelligibilité). De là qu’il fasse appel à divers types de
scénarisations, utilisant les ressources désignatives, figuratives et visualisantes de
l’image, pour d’une part satisfaire aux conditions de crédibilité de la finalité d’infor-
mation (scénarios d’enquêtes 25, de témoignage, de reconstitution détaillée appor-
tant la preuve de l’existence des faits et de la validité de l’explication), d’autre part
satisfaire aux conditions de séduction de la finalité de captation (scénarios de dra-
matisation destinés à toucher l’affect du spectateur).
Enfin, s’il est attendu de l’auteur d’un reportage qu’il colle le plus possible à la sup-
posée réalité du phénomène puisqu’il n’est pas dans la fiction 26, il est également
attendu de celui-ci qu’il fasse œuvre d’impartialité, c’est-à-dire que son questionne-
ment et la façon de traiter les réponses ne révèlent pas un engagement de sa part,
puisqu’il est journaliste (il en serait autrement si l’on savait que l’auteur du repor-
tage était un réalisateur hors médias 27). C’est cette contrainte qui rend inconforta-
ble la position du journaliste réalisateur de reportages. Car il n’est pas de
questionnement ni de tentative d’analyse (y compris dans le domaine scientifique)

24. Voir Figure 6, p. 176.


25. L’« enquête », à ce titre, n’est pas à proprement parler un genre. Elle est précédée d’une investiga-
tion qui relève de l’action et qui ne peut ensuite que faire l’objet d’une description qui s’inscrit dans un
récit plus vaste, comme c’est le cas dans le roman policier.
26. C’est ce qui distingue le reportage du documentaire. En écho à cette définition, le journaliste Jean-
Claude Bringuier : « … le reportage ne dépend pas de soi : il faut couvrir un événement. Il y a un mort,
un incendie, un scandale financier ou sexuel, on va le chercher et on essaie de le ramener vivant et vrai.
(…) Le documentaire commence là où finit le reportage, quand il n’y a plus d’événement. Nous tra-
vaillons dans les interstices », in Libération.
27. Par exemple, Bernard-Henri Lévy faisant un reportage sur le conflit en ex-Yougoslavie.
188 Les genres du discours d’information

qui ne se fasse hors d’un mode de pensée critique, c’est-à-dire contre d’autres points
de vue. Le réalisateur de reportage, en effet, se trouve dans une situation inconfor-
table du fait que, au nom de la visée d’information du contrat médiatique, il doit
s’interdire d’apporter son point de vue personnel, alors que d’une part cela est
impossible (toute construction de sens témoigne d’un point de vue particulier), et
d’autre part cela est nécessaire (toute démarche d’analyse implique des prises de
position). D’où cette technique du « balancier », également adoptée par les com-
mentateurs, qui consiste pour l’auteur d’un reportage à proposer des points de vue
différents, voire contraires, sans qu’il se risque à opérer une hiérarchie (ou le moins
possible), et dont la conclusion se résume en une série de nouvelles questions, de
celles qui justement n’osent prendre parti. Paradoxalement, cette technique a un
faible pouvoir explicatif. Elle suscite l’émotion, l’expectative, l’interrogation perma-
nente, mais ne propose au téléspectateur aucun mode de pensée, aucune méthode
de discrimination conceptuelle des faits, pour qu’il se fasse sa propre opinion.

4. Les genres de la télévision :


un enjeu de spectacularisation

La télévision, on le sait, est le domaine du visuel et du son, lieu de la combinaison


de deux systèmes sémiologiques, celui de l’image et celui de la parole. De cette
combinaison naît un produit plus apte peut-être que d’autres à fabriquer de l’imagi-
naire pour grand public, c’est-à-dire un miroir qui renvoie à celui-ci ce qu’est sa pro-
pre quête de découverte du monde. Mais à la différence du cinéma, la télévision est
soumise par contrat à l’obligation de rendre compte d’une certaine réalité, ce pour-
quoi elle ne peut se donner comme machine à fabriquer de la fiction, même si au
bout du compte c’est ce qu’elle produit.

Malgré la surface plane de son écran, la télévision essaye d’articuler entre eux trois
espaces qui constituent chacun un lieu particulier de construction du sens : un
espace externe censé être le lieu de la réalité où surgissent les événements de
l’espace public, un espace interne censé être le lieu ou se joue la scène médiatique
de représentation de cette réalité, et un espace interne-externe censé être le lieu où
se noue un rapport symbolique de contact entre l’instance médiatique et l’instance
téléspectatrice. Ainsi, l’instance médiatique télévisuelle se trouve bien dans une
position charnière doublement orientée : référentielle lorsqu’elle regarde le monde
extérieur qu’elle montre, rapporte et commente, de contact lorsqu’elle regarde le
téléspectateur qu’elle cherche à intéresser et émouvoir, qu’elle sollicite et interpelle.
Elle est à la fois « instance montrante » vis-à-vis du monde extérieur et « instance
montrée » vis-à-vis du téléspectateur, celui-ci étant « instance regardante ». C’est la
régie, lieu par excellence de l’articulation entre le monde extérieur, le studio et le
téléspectateur, qui en assure la mise en scène.
De quelques genres et variantes de genre 189

4.1 Les rapports parole-image

Il y a plusieurs façons d’aborder la description du rapport entre la parole et l’image.


Déjà Roland Barthes en son temps (1967) avait montré à la fois l’autonomie de ces
deux systèmes signifiants en ce qu’ils sont porteurs chacun d’univers socio-discursifs
propres, et leur interdépendance, rapports d’ancrage/relai réciproques dans lesquels
se construit la signification. Certains sémiologues poursuivent cette ligne en l’affi-
nant 28. D’autres cherchent à définir la spécificité des documents audiovisuels 29,
d’autres encore, plus centrés sur la télévision et ses processus de réalisation propo-
sent d’autres critères de distinction 30. Comme on l’a dit, plusieurs typologies sont
possibles, mais dans tous les cas, il est nécessaire de déterminer les variables des
axes de typologisation dont la combinaison détermine des genres. Une fois de plus,
la détermination de ces axes et de ces variables dépend des lieux de pertinence qui
se définissent à travers différentes logiques : de programmation, si l’on prend le
point de vue des chaînes ; éthico-juridique, si l’on prend le point de vue des institu-
tions de contrôle ; commerciale, si l’on prend le point de vue des vendeurs
d’images ; de connaissance, si l’on prend le point de vue des institutions d’archi-
vage. Nous avons déjà défini les axes de base qui permettent de classer les genres
d’information au croisement d’un mode discursif (ER, EC, EP) et d’un mode d’inter-
vention de l’instance médiatique, mais à ce degré de généralité n’avaient pas été
prises en compte les caractéristiques du dispositif télévisuel qui, apportant des
variables supplémentaires, permettent de spécifier certains de ces genres selon leurs
procédés de mise en scène.
La parole, comme pour les autres supports, est mise en scène selon cinq types
d’énonciation : la description-narration (du fait et du dit), l’explication, le témoi-
gnage, la proclamation, la contradiction. Les deux premières ont déjà été décrites
comme modes discursifs, nous ne reviendrons pas dessus :

■ Le témoignage, auquel nous avons fait allusion à propos de l’interview, est


une forme d’énonciation qui révèle, ou au moins confirme, l’existence d’une
réalité avec laquelle l’énonciateur a été en contact. Il est donc amené à dire
ce qu’il a vu, entendu, ou touché, sans analyse ni jugement. La parole de
témoignage engage donc le sujet sur une vérité qui « procède de son seul
corps » (comme on dit en droit), ce qui donne à celle-ci les traits de la pureté
et de l’authenticité. La parole de témoignage instaure l’imaginaire de la
« vérité vraie ». Le témoignage peut être énoncé par un sujet anonyme ou au
contraire par un sujet ayant une certaine notoriété. S’il est anonyme (pour
le téléspectateur), et pour que son dire participe quand même de l’événement
médiatique, le témoignage qu’il portera sur lui-même ou sur la vie sera censé
valoir pour tous ceux qui appartiennent à la même catégorie (en cela il ne
sera pas confondu avec le simple témoin d’une interview de rue). Il sera ins-
titué en archétype social d’un modèle de vie professionnel (un horloger, un

28. Voir Anne-Marie Houdebine in Travaux de Linguistique. Sémiologie, Université d’Angers n° 5-6, 1994.
29. François Jost, « Propositions pour une typologie des documents audiovisuels », revue Semiotica.
30. C’est le cas de Guy Lochard (1997).
190 Les genres du discours d’information

artisan), d’individu souffrant (victime de maladies, d’accidents, d’exactions)


ou de comportement extrême (héros d’un jour), ce que les reality et autres
talk shows mettent abondamment en scène. Si le sujet a une certaine noto-
riété, la valeur de son témoignage sera relative aux traits d’identité psycho-
logique (sincérité, bluff, mensonge) que le téléspectateur sera en mesure de
lui attribuer.
■ La proclamation est une forme d’énonciation performative qui engage le sujet
énonciateur à faire ce qu’il dit (« Le gouvernement ne cédera pas aux pres-
sions extérieures »). La valeur de cette forme d’énonciation dépend donc du
statut du sujet qui énonce, lequel devra être en position de décideur (homme
politique, responsable de parti, de syndicat, d’entreprise, etc.) ayant non
seulement pouvoir de dire mais également et surtout pouvoir de faire.
■ La contradiction est une forme d’énonciation interactive qui consiste à appor-
ter un point de vue contraire à un autre déjà exposé, ce qui a pour effet de
mettre en cause cet autre point de vue, d’en atténuer la valeur d’évidence
qu’il pouvait avoir étant seul, et de montrer que la vérité concernant le thème
traité est fragmentée, partielle, laissant à celui qui est témoin extérieur à
l’échange le soin de l’utiliser pour sa propre quête de vérité, et la construc-
tion de son opinion.

L’image télévisuelle, elle, peut avoir trois fonctions 31 : de désignation 32, de figura-
tion, de visualisation.
■ La désignation consiste à montrer directement le monde dans sa réalité per-
ceptive comme un « être-là » présent, se convertissant en « objet montré »
ayant sa propre autonomie d’existence par rapport au processus de désigna-
tion, percevable dans son immédiateté sans rien qui s’interpose entre celui-
ci et le sujet regardant. Ce dernier peut donc avoir l’illusion qu’il est lui aussi
dans ce monde, en contact avec cette réalité physique 33. Cette fonction met
en scène des effets d’authenticité.
■ La figuration consiste à reconstituer le monde dans ce qu’il « a été », non
percevable dans son immédiateté mais représentable par simulation, ce qui
le rend possiblement vrai. Le sujet regardant ne peut donc percevoir ce
monde reconstitué que par analogie à une certaine expérience et con-
naissance du monde, en se projetant dans celui-ci. Ici, il s’agit bien d’une
analogie, non comme calque de la réalité, mais comme construction-repré-
sentation d’un certain imaginaire de la réalité. Cette fonction met en scène
des effets de vraisemblance.
■ La visualisation consiste à représenter sur un certain support, à travers un
certain système de codage, une organisation du monde non visible à l’œil nu

31. Voir La parole confisquée, un genre télévisuel : le talk show, op. cit.
32. Parfois on dit monstration, mais ce terme a également une valeur générique (cf. l’expression « régi-
mes de monstration »).
33. C’est ce que suggère le titre de l’émission « La preuve par l’image », diffusée sur France 2 et suppri-
mée après le premier numéro.
De quelques genres et variantes de genre 191

(représentations graphiques, gros plans ou virtualisation). Le sujet regardant


ne peut donc percevoir ce monde que dans la mesure où il a connaissance de
ce code de représentation qui lui permet par calcul de conceptualiser cette
partie cachée du monde. Mais ce procédé dépend pour son effet du contrat
de communication. Ce n’est que dans la mesure où le contrat d’information
construit un propos qui est censé témoigner de la réalité extérieure aux
sujets que cette fonction peut mettre en scène des effets de découverte de
la vérité. Dans un contrat où prévaut la fiction, cet effet serait plutôt de
dramatisation 34.

L’instance de monstration, en se prévalant de ces fonctions de l’image, peut utiliser


divers procédés de topologie, de filmage et de montage :
■ la disposition des éléments dans le studio construit une topologie qui est
destinée d’une part à favoriser le surgissement de tel ou tel type de parole
(polémique ou consensuelle), d’autre part à préfigurer une certaine gestion
de l’image, certains scénarios de monstration qui sont mis en œuvre par la
régie ;
■ le filmage de l’événement, c’est-à-dire le moment où se fait la prise en rap-
port de continuité avec le déroulement de la scène montrée (par exemple un
incendie ou un débat), a la faculté de jouer avec le cadrage (gros plan, plan
rapproché, plan américain, plan d’ensemble, etc.) et les angles de vue (plon-
gée, contre-plongée, niveau, etc.), procédés qui produisent des points de
vue différents sur ce qui est montré (point de vue anonyme, personnalisé,
d’observateur, etc.) 35 ;
■ le montage, en rupture avec la continuité du filmage (le temps du filmage est
par définition différent du temps de diffusion), témoigne de l’intervention
de l’instance de monstration sur : (i) le filmage lui-même par des procédés
artéfactuels (inserts, incrustations, images composites, virtualisation, etc.)
qui rendent co-visibles divers éléments qui ne le seraient pas à l’œil nu
(visualisation), procédés qui produisent un effet d’irréalité mais d’une irréa-
lité qui, à la télévision, est récupérée à des fins didactiques (faire savoir,
faire comprendre) ; (ii) la composition du produit diffusé, par la sélection de
certains des éléments filmés et par l’assemblage particulier de plans et de
séquences (raccords), procédés destinés à créer un certain rythme et des
effets de dramatisation ; (iii) la diffusion du produit télévisuel qui peut être
faite en direct, dans ce cas l’instance montrante ne peut intervenir que par
la régie (sélection et cadrage) 36, ou en différé, et dans ce cas, soit l’instance
montrante a été contemporaine du déroulement de l’événement (un match

34. Comme un gros plan dans un film d’horreur, alors qu’un gros plan sur un joueur au cours d’un match
de football aurait plutôt l’effet de découverte des sentiments du joueur (à moins qu’il ne s’agisse que
d’une autre forme de dramatisation).
35. Voir les études de G. Lochard et J.C. Soulages in La télévision. Les débats culturels, op. cit., et Paro-
les en images…, op. cit.
36. Surtout lorsque le direct est préparé. Pour la distinction entre « direct préparé » et « direct non
préparé », voir F. Jost, Propositions pour une typologie..., op. cit.
192 Les genres du discours d’information

de rugby diffusé après coup mais avec le commentaire du direct), soit elle se
situe elle-même dans l’après-événement (diffusion et commentaire du match
de rugby se font tous deux après coup). Le montage peut produire un effet
de suspicion dans la mesure où on peut lui prêter des intentions manipula-
toires, mais il peut aussi produire une jouissance, celle du regard distancié.

De la combinaison de ces types d’énonciation et de ces régimes de monstration résulte


un certain nombre de formes télévisuelles 37 souvent fort complexes en ce qu’elles
intègrent plusieurs de ces caractéristiques, comme par exemple le Journal télévisé.

4.2 Le JT : un rituel composite


Le JT, sigle bien connu du journal télévisé, est le genre qui intègre le plus grand
nombre de formes télévisuelles, en raccourci, pourrait-on dire : des annonces des
reportages, des résultats d’enquête, des interviews, des mini-débats parfois, des
analyses d’experts, etc. Aussi peut-on considérer que sur les axes de typologisation
(voir Figure 6, p. 176) il occupe une position moyenne. Par rapport à l’axe vertical,
il se trouve dans la partie supérieure correspondant à l’instance interne, car tout est
orchestré par la rédaction sous la houlette de son responsable, par la régie qui devra
en exécuter les instructions et par le présentateur qui en assure la coordination et
apporte sa patte personnelle de séduction. Du point de vue de l’engagement il
devrait se trouver vers le bas de ce même axe car il est censé s’effacer derrière la
réalité du monde et ses commentateurs, mais il impose quand même sa vision dra-
matisante du monde du fait de la prégnance de la visée de captation. Par rapport à
l’axe horizontal, on pourrait penser qu’il se trouve plutôt du côté de l’événement
rapporté (ER), au nom d’une idéalité du contrat de communication et de sa visée de
crédibilité : rapporter les faits tels qu’ils sont. En réalité, il couvre l’ensemble des
modes discursifs, car il s’agit pour lui non seulement de rendre compte des faits,
mais également de les commenter (EC) en faisant appel à des experts, et de provo-
quer des débats (EP) sur les thèmes les plus prégnants en invitant des responsables
des divers secteurs sociaux. Le JT fait donc l’objet d’une séquentialisation autour de
ces trois modes discursifs ; le temps consacré à chacune de ces séquences est varia-
ble, mais la quantité n’est pas forcément pertinente pour juger de l’organisation
d’un JT, car les moments forts – pas toujours prévisibles – peuvent se produire dans
l’une ou l’autre de ces séquences 38.
La spécificité du JT tient, par comparaison avec d’autres genres 39, à deux aspects
dominants de sa mise en scène discursive, l’une concernant le propos, l’autre la
construction de l’identité des partenaires et de leurs relations.

37. Voir Soulages J.-Cl., Les rhétoriques télévisuelles. Le formatage du regard, De Boeck-Ina, Bruxelles, 2007.
38. On aura remarqué cependant, une tendance récente des JT à prolonger les séquences d’EC et d’EP au
point de prolonger certains journaux au-delà du temps habituel. Mais il conviendrait de faire un travail de
comparaison systématique entre les JT de différentes époques (comme ont commencé à le faire H. Brusini
et F. James) et surtout de différents pays.
39. Rappelons que toute taxinomie, toute typologie, n’a de sens que dans la comparaison différentielle.
Aucun genre n’a d’existence dans l’absolu. Il ne signifie que par différence aux autres. Il faut se garder
d’une tendance à la « naturalisation » des catégories avec lesquelles on travaille.
De quelques genres et variantes de genre 193

Le propos est marqué par l’actualité, il est tourné vers les événements du jour qui
font nouvelle 40, présentés en une sorte de menu de ce que l’on aura à se mettre
sous la dent pour le meilleur et pour le pire 41. On attend donc du JT un découpage
du monde événementiel en petits morceaux, découpage qui témoignerait de ce qui
s’est passé dans l’espace public, au cours d’une unité de temps, le quotidien, unité
de temps qui serait la même pour tous les téléspectateurs. Le JT procède à une frag-
mentation thématique (sur le modèle du rubriquage de la presse) qui est censée cor-
respondre à la fragmentation du quotidien de l’espace public, mais qui en réalité est
une fragmentation convenue du monde médiatique, une rationalisation, imposée
comme une pensée unique, de ce que sont les événements du monde. Ce découpage
nous renvoie à la construction thématique dont il convient d’étudier au coup par
coup les caractéristiques.

L’identité des partenaires est déterminée par l’ensemble de la mise en scène du JT


dont le rôle principal est tenu par le présentateur, bien qu’avec une importance
variable 42. Par l’usage de modes discursifs divers, celui-ci constitue le pivot de la
mise en scène du JT, exerçant une double fonction d’interface, d’une part entre le
monde référentiel et le téléspectateur, d’autre part entre le studio – matérialisation
du monde médiatique – et ce même téléspectateur, ces deux fonctions étant exer-
cées de façon quasi simultanée. Ces caractéristiques ont souvent été soulignées par
certaines études 43, nous ne ferons pas œuvre originale en les rappelant ; il s’agit
pour nous d’en montrer la pertinence dans ce cadre des contraintes du dispositif
télévisuel.

Le contact entre le studio et le téléspectateur s’établit dès l’ouverture du journal par


les salutations du présentateur qui se trouve installé dans son lieu d’exercice profes-
sionnel, en position frontale, et annonce le sommaire. Puis durant tout le déroule-
ment du journal il se construira une image d’énonciateur personnalisé (un je) qui
s’exprime comme s’il s’adressait directement à chaque individu de la collectivité des
téléspectateurs : tantôt en lui faisant part de sa propre émotion vis-à-vis des événe-
ments dramatiques du monde (énonciation « élocutive » 44), tantôt en sollicitant son
attention ou son intérêt, voire en l’interpellant (énonciation « allocutive » 45), cela à
l’aide de mimiques du visage (aussi discrètes soient-elles), de certaines intonations

40. Rappelons l’étymologie : un journal était l’espace de terre qui pouvait être travaillé en une journée.
Par analogie, les nouvelles sont les faits qui peuvent être récoltés dans l’espace d’une journée.
41. Autre métaphore : un menu présente l’ensemble des mets du jour au client-consommateur qui veut
se mettre quelque chose sous la dent. De même les nouvelles constituent cet ensemble de faits du jour
qui vont alimenter le téléspectateur en information, bonne ou mauvaise, agréable ou désagréable, qu’il
pourra ensuite digérer et éventuellement réutiliser.
42. En effet, celui-ci varie avec la conception du traitement de l’information par le JT comme on peut le
voir en comparant les télévisions de différents pays. Jean-Claude Soulages l’a mis en évidence dans sa
thèse (« Les mises en scènes visuelles de l’information », Université de Paris Nord, 1994), en comparant
TF1, Antenne2, FR3, TVE et CBS (3e Partie Section II).
43. À partir de l’article initiateur d’Eliseo Véron « Il est là, je le vois, il me parle », revue Communica-
tions n° 38, Seuil, 1983.
44. Voir, pour cette catégorie notre Grammaire du sens et de l’expression, op. cit., p. 599 et sq.
45. Ibid., p. 579 et sq.
194 Les genres du discours d’information

de voix, du choix de certains mots 46. Il peut s’agir là de stratégies particulières, mais
le discours personnalisé est l’un des traits de ce genre 47.
Le lien entre le monde référentiel et le téléspectateur est assuré par le même pré-
sentateur qui s’efface, se fait transparent, et se construit une image d’énonciateur
impersonnel (un il, ou un on, ou un ça) ; il ne s’anonymise pas pour autant car il
montre qu’il garde la maîtrise de la gestion médiatique de l’événementialisation.
C’est lui qui annonce, qui donne à voir en nous indiquant comment aborder la nou-
velle (fonction de guide), qui donne la parole aux correspondants ou envoyés spé-
ciaux (fonction d’organisateur des relais), qui reprend cette parole pour un
commentaire ou une conclusion (fonction d’orienteur), qui la redistribue à des
experts présents dans le studio, montrant par la même occasion que, lui, sait déjà,
puisqu’il est censé avoir choisi les experts de façon adéquate et qu’il les interroge
selon un plan convenu (fonction de modérateur), enfin, c’est lui qui interviewe les
personnalités des mondes politique, culturel et sportif, montrant par là qu’il est le
représentant du téléspectateur : comme le citoyen qui a des préoccupations de
citoyen participant à la vie sociale, il se pose des questions et donc interroge les
acteurs de l’espace public (fonction de délégué). Le présentateur s’attribue le rôle
de pôle organisateur du processus d’événementialisation.
On voit à travers ces caractéristiques que le genre JT, sous couvert de nous présen-
ter les événements qui surgissent dans le monde référentiel, ne fait que nous livrer
(tout cuit) un monde événementiel construit par lui-même et parcellisé. De même,
sous couvert de nous permettre de mieux comprendre les phénomènes en faisant
appel à des commentateurs, il ne peut que fournir des explications ponctuelles et
fragmentées. On est en pleine illusion de réalisme et en plein simulacre de vérité,
on le sait, mais c’est à travers ce « faire croire » que se définit le JT.

4.3 Mélange des genres


Bien des genres télévisuels sont hybrides, incluant plusieurs de ces formes télévisées
de base. Les magazines (ou du moins ce que la profession dénomme ainsi) sont tan-
tôt à dominante entretien avec un résumé des nouvelles de la semaine (les émis-
sions type 7/7, sur TF1), tantôt à dominante débat avec insert de micro-reportages
(les émissions type Bouillon de culture, sur France2), tantôt à dominante reportage
avec quelques analyses en plateau (les émissions type Envoyé spécial) ou interviews
(Brûlures de l’Histoire, Histoire parallèle, Mercredis de l’Histoire), tantôt équilibrant
ces différentes formes (La marche du siècle, et divers magazines économiques). Les
reality shows mêlent reportages à reconstitution jouée par des comédiens, inter-
views, entretiens, débats en plateau 48. Les talk shows enfin mêlent également débat
politique, débat de société et de divertissement, en insérant des séquences de mini-
reportages 49.

46. Dramatiques (Patrick Poivre d’Arvor), ironiques ou complices (Bruno Masure).


47. Du moins dans le contexte français.
48. Voir la liste qu’en dresse Dominique Mehl dans la revue Réseaux n° 63, op. cit., p. 121.
49. Voir Dossiers de l’audiovisuel n° 59, INA-Documentation française, janvier-février 1995.
De quelques genres et variantes de genre 195

De plus, ces genres sont sujets à changement à travers le temps, parfois de façon
notable (comme pour les débats 50), parfois de façon discrète (comme dans les face-
à-face ou les reportages 51). Ces changements se produisent selon divers facteurs.
Parfois, c’est l’évolution de la technique (par exemple l’allégement et la miniaturisa-
tion du matériel) qui amène à modifier les dispositifs, parfois ce sont les rationalisa-
tions du monde professionnel qui, s’imposant comme des modes (plus ou moins
passagères), finissent par influencer ces dispositifs. Pour ce qui concerne ce dernier
facteur, on peut observer actuellement cinq grandes tendances, celles-ci n’étant pas
nécessairement propres à un genre – même si tel ou tel d’entre eux peut en avoir été
l’élément déclencheur 52 –, et pouvant les traverser en laissant un impact plus ou
moins visible.
■ Une tendance à la multiplication et à l’accumulation dans les mises en scène
actuelles des indices de contact avec l’instance public : par la présence dans
les studios d’un public qui est censé jouer un rôle de représentant-relais du
téléspectateur ; par une gestion des émissions (du débat au JT) de plus en
plus orientée vers le téléspectateur, soit que l’animateur s’adresse directe-
ment à celui-ci, soit que divers moyens lui permettent d’intervenir (appels
téléphoniques en direct, sondages immédiats, etc.). Cette tendance aboutit
à créer l’illusion d’une télévision du contact, de la convivialité, de la conni-
vence, par opposition à la télévision d’autrefois qui marquait une certaine
distance entre l’instance médiatique et le public.
■ Une tendance au mélange des genres, particulièrement dans les talk shows et
reality shows. Cette tendance construirait une télévision de l’« hybride » par
opposition à la télévision d’autrefois qui se caractérisait par la séparation des
genres.
■ Corrélativement, une tendance à faire de cette télévision un flot continu
d’émissions qui se succèdent et se ressemblent, créant un univers uniformisé
dans lequel tout téléspectateur pourrait se reconnaître et se sentir en
famille. Cette télévision s’opposerait à celle du passé plus nettement décou-
pée en moments de rendez-vous différents pour publics différents. Ici donc
s’opposerait une télévision du continuum à une télévision de découpage 53.
■ Corrélativement encore, une tendance au raccourcissement des émissions,
comme une compensation aux phénomènes d’hybridation et de continuum,
tendance au montage de type « clip » (que l’on pourra également remarquer
dans une certaine écriture de presse).

50. Il suffirait de comparer les émissions des années 1970 à celles de maintenant, en passant par les
Droits de réponse de Michel Polac et Les absents ont toujours tort de Guillaume Durand.
51. Les face-à-face politiques n’ont guère changé dans leur dispositif malgré l’intervention de certaines
règles imposées par les services de communication des débattants. Les reportages non plus, malgré l’évo-
lution de la technique ; d’ailleurs dans ce domaine ce sont les reportages, type Cinq colonnes à la une, qui
font toujours référence.
52. Mais comment savoir exactement quel fut l’élément déclencheur ? Une histoire de l’influence entre
les genres, en termes de « construction thématique », de « modes discursifs » et de « dispositifs » reste
à faire.
53. Encore que l’on observe un certain retour au « découpage ».
196 Les genres du discours d’information

■ Enfin, tendance au mélange des thèmes, ceux qui appartiennent à l’espace


public se fondant dans ceux qui relèvent de l’espace privé et inversement.
C’est une des dominantes des reality et talk shows évoquées plus haut qui
s’oppose à la télévision d’hier caractérisée par le respect de la frontière entre
ces deux univers.

Ainsi va la télévision qui, sous couvert de rendre compte du monde phénoménal, ne


fait que rendre compte de son propre imaginaire, celui dans lequel se trouve le télés-
pectateur comme cible construite à son image. La télévision ne fait que nous tendre
son propre miroir.

5. Les genres de la presse écrite, entre visibilité


et lisibilité
La presse est le domaine de l’écrit, ce qui veut dire que son champ d’activité discur-
sif et sémiologique est celui de la conceptualisation qui s’inscrit dans une situation
d’échange monolocutive et s’organise sur un support spatial. C’est pourquoi la
presse a ses propres exigences de visibilité, de lisibilité et d’intelligibilité.

5.1 Les exigences de visibilité, de lisibilité


et d’intelligibilité
L’exigence de visibilité oblige la presse à composer les pages de son journal de sorte
que les nouvelles puissent être aisément repérables et saisies par le lecteur. Aussi,
l’instance médiatique doit-elle apporter un soin tout particulier à la façon d’annon-
cer les nouvelles et de les présenter. Elle le fait à travers la mise en page (Une,
rubriques, photos, dessins, graphiques, tableaux, types de colonage, encadrés, etc.)
et la titraille (titres, surtitres, sous-titres, chapeaux). Mise en page et titraille cons-
tituent donc des formes textuelles en soi qui jouent un triple rôle : phatique, de
prise de contact avec le lecteur, épiphanique, d’annonce de la nouvelle et synoptique
de guidage du parcours visuel du lecteur dans l’espace informatif du journal.
L’exigence de lisibilité oblige la presse à un travail d’exposition le plus clair possible
du compte rendu des événements qui se produisent dans l’espace public, à travers
les modes discursifs de l’« événement rapporté » (faits et dits). Cette exigence
rejoint la précédente dans les choix qui sont opérés lors de la mise en page des nou-
velles (emplacement, encadrés, illustrations, typographie) et de la rédaction des
titres, mais, la lisibilité concernant surtout l’entendement, elle se manifeste et
prend toute sa valeur dans le mode d’écriture des articles, ceux-ci devant être, par
contrat, accessibles au plus grand nombre de lecteurs possibles à l’intérieur d’une
cible pré-construite. Une des conséquences de cette exigence est entre autres cho-
ses la configuration de genres particuliers comme le sont les brèves, les filets, les
pages d’informations factuelles (pages pratiques), certains portraits, etc.
L’exigence d’intelligibilité, bien que liée aux deux précédentes, concerne davantage
le commentaire qui est fait sur l’événement. Cette exigence s’adresse également à
l’entendement, mais ici c’est pour éclairer le pourquoi et le comment des nouvelles.
De quelques genres et variantes de genre 197

Elle se manifeste dans certains éléments de la mise en page (on retrouve la vertu
des encadrés, des graphiques, etc.), mais plus particulièrement encore dans les for-
mes textuelles qui s’affichent comme commentatrices (éditoriaux, chroniques, analy-
ses, etc.). Il faut ajouter à cela que la situation monolocutive d’échange permet au
journaliste de jouer subtilement sur l’axe de l’engagement ; n’étant pas en situation
physique de contradiction immédiate (pas d’alternance de parole et donc pas
d’interruption possible), il peut développer son analyse ou son argumentation en la
pensant au préalable, en la rédigeant sur un certain espace de façon continue, en
choisissant ses mots et, au besoin, en la corrigeant. La situation monolocutive est
ce qui distingue définitivement ce média des autres. On peut dire qu’il s’adresse
directement à l’esprit, alors que les autres font davantage intervenir les sens.
Mais on n’oubliera pas pour autant la finalité de captation du contrat de communi-
cation médiatique qui est à l’origine d’une autre exigence, celle de dramatisation.
Celle-ci est évidemment moins avouable du fait de la prégnance de l’imaginaire de
crédibilité, mais tous les partenaires de l’acte de l’information médiatique sont obli-
gés de la reconnaître, serait-ce implicitement. Cette exigence de dramatisation ne
peut être affichée de façon aussi voyante que les autres, aussi s’insinue-t-elle dans
les modes d’écritures des articles et particulièrement dans les titres, bien que cela se
fasse de façon variable selon l’image que cherche à se donner le journal.

5.2 De quelques formes textuelles


Ces quatre types d’exigence coexistent dans un même organe d’information, et c’est
pourquoi il est toujours difficile de procéder à un classement des formes textuelles
et d’opérer une typologie des genres journalistiques, d’autant que chaque instance
médiatique joue sa propre stratégie dans la manière de satisfaire à ces exigences. De
plus, il est rare que, comme dans toute production textuelle, un type d’écrit appar-
tienne à un genre et à un seul. Les écrits se caractérisent souvent par des emprunts
à différents genres. Même les journalistes le reconnaissent. L’un d’eux déclare :
« Dans le domaine du journalisme politique, ceux qui expliquent qu’on doit toujours
séparer l’information du commentaire racontent des histoires. À un autre niveau, on
trouve le commentaire ou l’éditorial, sans qu’on puisse définir clairement la diffé-
rence entre ces deux types d’articles » 54. Mais en même temps, il faut bien qu’un
écrit soit repérable comme un type qui s’attache plus particulièrement à une situa-
tion d’énonciation. Il est donc possible de déterminer des formes textuelles domi-
nantes à l’aide d’un certain nombre de traits qui les constituent de façon idéale, et
qui constituent des modèles d’écriture dans lesquels viennent se mouler les textes.
C’est la régularité et la convergence de ces traits dans une situation de communica-
tion donnée qui constituent le genre.
Il existe diverses tentatives de définitions et de classement des genres journalisti-
ques de la presse écrite. Certaines émanent de la profession elle-même 55, d’autres

54. Ailleurs, il parle du reportage dans lequel tantôt « le journaliste est très effacé », tantôt « le jour-
naliste est moins effacé », Mots 37, op. cit., p. 92.
55. On les trouve dans les guides de rédaction des écoles de journalisme.
198 Les genres du discours d’information

d’analystes des médias 56. Pour ce qui nous concerne, nous reprendrons nos deux
axes de typologisation (Figure 6) et ferons une série de remarques sur la spécificité
de quelques-uns des genres qui sont dominants dans la presse.

L’éditorial et la chronique relèvent à la fois de l’« événement commenté », ce qui les


place au milieu de l’axe horizontal, et d’un engagement relativement libre de l’ins-
tance médiatique ce qui les place au sommet de l’axe vertical. Pour ces deux genres,
il s’agit d’apporter un point de vue susceptible d’éclairer soit les événements jugés
les plus importants de l’actualité, soit les événements culturels qui viennent de se
produire (parution d’un film, d’une pièce de théâtre, d’un livre, etc.). Du coup,
l’auteur de l’éditorial ou de la chronique peut revendiquer à juste titre le droit à la
personnalisation du point de vue, voire à la subjectivité. Il y a cependant des diffé-
rences entre ces deux genres. La première différence concerne le type de propos :
l’éditorial s’exerce sur un propos qui concerne exclusivement le domaine politique et
social, alors que la chronique peut concerner ce même domaine (chronique politi-
que) mais concerne surtout des événements culturels (chronique cinématographi-
que, littéraire, théâtrale). La deuxième différence est issue de la première : du fait
de la thématique politique l’énonciateur est conduit à produire un discours
d’opinion ; du fait de la thématique culturelle l’énonciateur produira un discours fait
de jugements et d’appréciations. L’éditorialiste et le chroniqueur politique sont donc
libres d’exprimer un point de vue partisan, mais le premier est davantage tenu à le
faire de manière argumentée, d’autant que souvent son point de vue engage avec lui
l’ensemble de la rédaction du journal. Le second – souvent appelé aussi critique de
films, de livres, de pièces de théâtre – en revanche peut laisser libre cours à ses pro-
pres sentiments, sa propre émotion, ses propres jugements, sans qu’il puisse lui en
être fait grief, car dans ce mode d’énonciation la subjectivité est de règle 57.

La titraille (qui peut être considérée comme un genre en soi dans la mesure où elle
fait l’objet de régularités textuelles sous le contrôle d’une instance d’énonciation) se
trouve franchement dans la zone de l’« événement rapporté » même si parfois elle
intègre de façon plus ou moins explicite des éléments de commentaire. Par ailleurs,
elle se trouve haut placée sur l’axe de l’instance interne car celle-ci (journalistes,
conférence de rédaction, secrétariat de rédaction) intervient de façon très volonta-
riste sur la formulation des titres et leur disposition mais avec un degré moyen
d’engagement 58.

56. Particulièrement celle de Van Dijk (« Structures of news in the press », in van Dijk (éd.) Discourse
and communication, Berlin/New York, de Gruyter, 1985), mais il s’agit plutôt d’une typologie de ce que
nous avons appelé les « modes discursifs » ; celle d’E. Neuveu (revue Mots n° 37, op. cit., p. 14), dont
certains axes ressemblent aux nôtres et d’autres sont différents ; celle de G. Lochard (revue Réseaux
n° 76, op. cit., p. 90), dont on se sent le plus proche.
57. Rappelons notre étude sur « La critique cinématographique : faire voir et faire parler », dans
laquelle nous citions les propos des chroniqueurs eux-mêmes : « Raconter l’histoire, un point c’est tout.
Sans un mot d’appréciation ? À quoi ça servirait ? » ; « Mais il faut reconnaître qu’un critique est toujours
de parti pris. On ne peut gommer sa personnalité », in La Presse. Produit, production, réception, op. cit.
(p. 50). Voir également Fernandez Manuel, « Un genre d’écriture de presse », revue Mscope n° 8, CRDP de
Versailles, sept. 1994.
58. Les titres de Libération en sont une parfaite illustration. Quant au degré d’engagement, il faut
reconnaître qu’il est variable selon les journaux.
De quelques genres et variantes de genre 199

On trouve également dans la presse divers autres sous-genres comme le portrait, un


genre très diversifié selon la nature de l’identité de la personne portraiturée, l’évé-
nement qui y préside (résultat d’élections, un nouveau venu sur la scène politique,
une disparition ou une commémoration, etc.) ; il est placé assez haut sur l’axe verti-
cal car il dépend, aux dires mêmes des journalistes, de leur subjectivité. Le papier
d’analyse qui est proche de la chronique au point qu’il se confond parfois avec la
chronique politique 59, avec cependant un degré moindre d’engagement. Le dossier
qui constitue un ensemble d’articles destinés à éclairer une question tant du point
de vue des faits que des commentaires, d’où sa position médiane sur l’axe horizontal ;
le résultat est que les points de vue qui pourraient être plus engagés se trouvent
tempérés par d’autres qui leur sont opposés ou plus neutres, d’où sa position
médiane sur l’axe vertical. La tribune dont on sait qu’elle est réservée à des person-
nalités extérieures à l’instance médiatique, mais dont l’existence est susceptible de
provoquer l’événement, avec un degré variable d’engagement selon la position
sociale de l’auteur. Enfin, dans la presse, il existe aussi des interviews qui peuvent
elles-mêmes s’intégrer dans les autres genres (interview pour établir des faits, inter-
view d’une opinion pour éclairer un commentaire, interview pour édifier un portrait,
etc.), mais ce qui les caractérise est une sorte de degré zéro d’énonciation 60, ce qui
explique qu’on les trouve en divers endroits, de toute façon avec un degré moindre
d’engagement.
Dans la presse, les genres évoluent également mais de façon plus lente que la télévi-
sion. On distinguera cependant une presse d’autrefois, avec des articles à dévelop-
pement long sur les nouvelles du jour, un mode d’écriture qui se veut morceau de
choix littéraire 61, peu de visibilité de l’annonce des nouvelles, peu d’éclatement des
points de vue ; une presse de maintenant, avec une tendance à présenter des arti-
cles courts, à multiplier les points de vue (internes et externes) et à augmenter la
visibilité par une mise en page qui joue sur la typographie, les encadrés, le colo-
nage, la disposition, etc. Des différences qui témoignent de l’idée que les médias se
font de leur lectorat, populaire/cultivé/d’élite, jeune/vieux, masculin/féminin,
etc. 62
* *
*
Ces genres sont des formes textuelles propres à une situation particulière, ici surdé-
terminée par le contrat médiatique et les dispositifs propres à chaque support. Ces
formes constituent autant de moules de traitement de l’information dans lesquels
doit se glisser l’instance médiatique (quels qu’en soient les acteurs) et dont a
besoin l’instance de réception (quelle qu’en soit la nature, auditeur, téléspectateur,
lecteur) pour se repérer dans son interprétation, faute de quoi l’un et l’autre

59. Ce que fait le commentateur politique, Alain Duhamel, lorsqu’il apporte son point de vue dans un
journal comme Libération ?
60. Au point que parfois dans les interviews préparées par écrit les questions sont recomposées a posteriori.
61. Comme on le voit encore dans la presse de certains pays (Espagne, Amérique latine).
62. On lira à ce propos l’article de Guy Lochard « Genres rédactionnels et appréhension de l’événement
médiatique », revue Réseaux n° 76, op. cit. On se rappellera cependant que l’on n’a guère les moyens
scientifiques d’évaluer le réel impact de cette évolution sur les publics.
200 Les genres du discours d’information

auraient fort peu de chances de se rencontrer dans la co-construction de l’informa-


tion. Mais une fois de plus ces formes ne constituent qu’une partie du discours infor-
matif. La surdétermination n’est que partielle, et il reste à l’instance médiatique
tout un espace de stratégie pour, en parlant comme Roland Barthes, faire œuvre
d’« auteur » se démarquant du simple « scribe » 63 qu’il serait s’il se contentait de
n’être que parfaitement conforme au genre.

63. On lira à ce propos l’étude d’Henri Boyer « Scribe vs Auteur. La place du scripteur dans l’écrit
journalistique » qui reprend cette distinction, et qu’il applique à l’écriture de presse, in L’écrit comme
enjeu, coll. Essais, Didier, Paris, 1988.
partie 5

Bilan critique
Les médias et la démocratie
« La recherche du divertissement incline, sans qu’il soit
besoin de le vouloir explicitement, (...) à ramener ce que
l’on appelle “l’actualité” à une rhapsodie d’événements
divertissants, (...) que l’on réduit à l’absurde en les
réduisant à ce qui se donne à voir dans l’instant, dans
l’actuel, et en les coupant de tous leurs antécédents ou
leurs conséquents. »
P. Bourdieu, Contre-feux, Liber.

La partie 5 en bref page 203 Chapitre 15 Grandeur et misère


de la parole journalistique

page 217 Chapitre 16 Les médias


nous manipulent-ils ?
partie 5 chapitre 15

Grandeur et misère
de la parole journalistique

Le chapitre 15 en bref

page 204 Une machine à informer complexe


et incontrôlable

page 210 Le « 11 septembre 2001 », un exemple


de pluralité d’effets de sens
204 Bilan critique. Les médias et la démocratie

Les journalistes n’aiment guère qu’on leur parle de la machine médiatique. Cela
déclenche chez eux un mouvement de protestation, sans peut-être – du moins pour
certains – trop d’illusion. Il y a à propos des médias deux discours qui circulent dans
les sociétés modernes : celui des citoyens consommateurs d’information qui crient à
la manipulation des médias, alors que pourtant ils se précipitent sur les informa-
tions télévisées et qu’ils ne cessent de dire, lorsque cela leur convient, que « cela
est vrai puisqu’ils l’ont dit à la télé » ; celui des journalistes qui, mis en cause, se
réclament d’une parole libre, revendiquent leur honnêteté tout en reconnaissant que
rapporter et commenter des événements est une activité empreinte de subjectivité.
Pourtant, si l’on considère le phénomène de l’information tel que nous venons de le
décrire, c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une « machine à informer ».
Qui dit machine, dit ensemble de rouages et d’acteurs les faisant fonctionner, cha-
cun dans son secteur, chacun soumis à des contraintes et à des règles qui font que
le résultat du produit fini, un journal télévisé par exemple, dépasse l’intention parti-
culière de chacun. Le journaliste qui est à la source de l’information est lui-même
dépassé par tout le processus qui est mis en place entre le moment où il livre une
nouvelle et le moment où le téléspectateur la reçoit, même lors d’un direct. Ce n’est
pas le journaliste qui livre telle information, telle explication et qui produit éven-
tuellement tel effet émotionnel, c’est l’ensemble de la machine avec ses conditions
de réalisation et ses procédés de mise en scène de l’information.
L’événement à l’état brut subit une série de transformations-constructions depuis
son surgissement. Qu’il soit – au mieux – perçu directement par des journalistes ou
qu’il soit rapporté par des intermédiaires (témoins, Agences de presse, documents),
il fait déjà l’objet d’une interprétation, puis il entre dans la machine à informer,
passe par une série de filtres constructeurs de sens, et le récit qui en résulte, ainsi
que son commentaire échappent à l’intentionnalité de son auteur.

1. Une machine à informer complexe et incontrôlable


Cette machine à traiter l’information est complexe à plusieurs titres. D’abord, en rai-
son de la nature composite de ses acteurs, car cette machine n’est pas un simple
instrument technique, un ensemble de tuyaux qui ne ferait que transmettre une voix
originelle comme un porte-voix pour atteindre les foules. Elle est une machine
humaine parce que les instances de production et de réception qui la constituent
sont des instances humaines, porteuses d’intentionnalité et constructrices de sens.
Or ces instances ont un caractère composite. D’un côté, comme nous l’avons vu, une
instance médiatique faite de multiples acteurs, ce qui ne permet guère de repérer le
responsable de l’acte d’information. Qui répond de l’article d’un journal ? Le journa-
liste qui l’a écrit, la conférence de rédaction qui décide de la longueur du papier, du
desk qui le réécrit, du secrétariat de rédaction qui le met en page (en scène, fau-
drait-il dire) ? Alors que l’auteur d’un livre peut répondre de son livre, qu’un confé-
rencier, l’intervenant dans un colloque ou même un orateur public peuvent répondre
de leur propre discours, qui répond de la façon de présenter les nouvelles dans un
journal télévisé : le présentateur qui lit son texte au téléprompteur, la rédaction qui
a préparé le journal, la direction de la chaîne qui oriente par sa politique la manière
Grandeur et misère de la parole journalistique 205

de traiter l’information 1 ? D’un autre côté, une instance de réception à la fois indi-
viduelle, collective et fragmentée puisqu’elle intègre en son sein diverses catégories
sociales, professionnelles et psychologiques de lecteurs, auditeurs et téléspecta-
teurs. Or l’instance médiatique n’a guère le moyen de connaître le public auquel elle
s’adresse, les sondages et autres enquêtes n’étant que de faux-semblants. Il n’y a
pas, comme nous l’avons dit dans notre introduction, de rapport de reflet entre l’ins-
tance de production et l’instance de réception. Ce que construit la première ne sont
que des effets visés et ceux-ci ne coïncident que rarement avec les effets produits
chez la seconde et (re)construits par celle-ci. Il ne reste donc plus à cette machine
qu’à se nourrir de sa propre représentation en construisant une instance-cible
idéale, hypothétique (fantasmée, pourrait-on dire).
Ensuite, cette machine est complexe du fait de la tension permanente qui existe
entre les deux finalités d’information et de captation de son contrat de communica-
tion. Cela explique qu’elle soit marquée au sceau d’un paradoxe : d’un côté, elle vou-
drait transmettre de l’information de la manière la plus objective possible, et ce au
nom de valeurs citoyennes, de l’autre, elle ne peut atteindre le plus grand nombre
qu’en dramatisant la scène de la vie politique et sociale. Cette contradiction est sans
remède : présenter l’information de façon minimale et neutre couperait l’instance
médiatique du grand public ; présenter l’information en la dramatisant de façon exa-
gérée la discréditerait. Aussi la parole journalistique est-elle piégée par la machine
qu’elle doit servir. Il ne lui reste, dès lors, qu’à imaginer que cette machine fonc-
tionne comme une proposition de faits et de commentaires sur le monde, une sorte
d’auberge espagnole dans laquelle chacun viendrait composer son menu d’informa-
tions, chacun appréciant les plats proposés selon ses propres habitudes gustatives,
ses propres références, ses propres valeurs, ses propres imaginaires. Par les effets
qu’elle produit, cette machine est difficilement contrôlable. Mais si l’on veut criti-
quer la parole journalistique, il convient d’abord d’avoir conscience de ce que sont
ses contraintes. Celles-ci apparaissent dans les chapitres précédents mais on les
reprendra ici pour mieux mettre en lumière ce que sont les dérives de cette parole,
en distinguant celles qui tiennent à la machine médiatique elle-même et celles qui
tiennent à la parole journalistique à proprement parler.

1.1 Les contraintes de la parole journalistique 2


Mis à part les contraintes de la machine médiatique dues à la nécessité de survivre
dans une concurrence féroce entre médias d’information, celles de la parole s’exer-
cent essentiellement dans deux des activités que nous avons décrites qui consistent
à rapporter l’événement et à le commenter.
Rapporter les événements devrait se faire de la façon la plus précise possible, avec,
comme on le dit en narratologie, un point de vue de narrateur externe qui tenterait

1. Ceci explique que lorsqu’un professionnel de la presse, de la télévision ou de la radio commet une
faute professionnelle, c’est l’organe d’information comme entité abstraite (juridique) qui se mobilise dans
un sens ou dans l’autre.
2. Ce chapitre est la reprise partielle d’un texte paru dans le vol. 27, n° 2 de la revue Communication,
Édition Nota Bene, Québec, 2009, sous le titre : « Une éthique du discours médiatique est-elle possible ? ».
206 Bilan critique. Les médias et la démocratie

de décrire fidèlement la succession des faits, et de mettre en évidence (ou de suggé-


rer quand il n’en a pas la preuve) la logique d’enchaînements entre ceux-ci. Il en est
de même pour l’activité qui consiste à rapporter des paroles, des déclarations, des
discours et les réactions qui s’ensuivent. La mise en scène de ce que l’on appelle le
discours rapporté devrait également satisfaire à un principe de distance et de neu-
tralité qui oblige le rapporteur journaliste à s’effacer, à marquer le propos rapporté
par l’emploi des guillemets et à compenser l’absence de contexte par des remarques
qui permettent de ne pas trop dévoyer le sens de la citation. C’est là encore se sou-
mettre à l’enjeu de crédibilité.
Et pourtant, si l’on prend le récit historique comme étalon de ce que devrait être un
récit « objectif », on s’aperçoit que le récit journalistique en est bien loin. D’abord,
en raison de son rapport au temps. Le temps de l’histoire n’est pas celui des médias.
Les événements rapportés par les médias doivent faire partie de « l’actualité »,
c’est-à-dire d’un temps encore présent, car il est ce qui définit (fantasmatiquement)
« la nouvelle ». Celle-ci a donc une existence en soi, autonome, figée dans le pré-
sent de son énonciation. Les événements dont s’occupe l’histoire appartiennent à un
passé qui n’a plus de connexion avec le présent et dont l’existence dépend d’un
réseau événementiel que l’historien doit ordonner et rendre cohérent. Le temps des
médias n’a pas d’épaisseur, alors que celui de l’histoire n’est qu’épaisseur, et l’événe-
ment qui se trouve dans le premier est comme un îlot perdu dans un espace archipé-
lique dépourvu de tout principe de cohérence.
De cette différence temporelle, il résulte que l’événement médiatique prétend se
présenter à l’état brut dans sa pure authenticité : « Je vous dis ce qui vient de sur-
gir, tel quel, dans le monde ». Quant à l’explication causale qui suit, elle n’a qu’une
seule dimension, celle d’un avant immédiat dont on ne sait si c’est seulement un
avant dans l’ordre de la succession des faits ou d’un avant origine et cause. L’événe-
ment historique, lui, n’est jamais présenté à l’état brut, il est une catégorie résul-
tant d’une reconstruction explicative complexe à deux dimensions, un avant et un
après en relation de causalité, dans laquelle interviennent un ensemble de « causes
finales, des causes matérielles et des causes accidentelles » 3.
Commenter l’événement devrait consister à expliquer le pourquoi et le comment du
surgissement de l’événement afin d’éclairer le citoyen. D’où une activité argumenta-
tive qui devrait procéder par questionnements, hypothèses, élucidation des diffé-
rents points de vue qui s’expriment à cette occasion, en tentant d’évaluer chacune
d’elles 4. De plus, on l’a déjà dit, l’enjeu de crédibilité exige que le journaliste – sou-
vent spécialisé ou chroniqueur – ne prenne pas lui-même parti, qu’il explique sans
esprit partisan et sans volonté d’influencer son lecteur.
Pourquoi, dès lors, cette activité argumentative ne peut-elle être apparentée à un
discours savant ? Le discours savant a cette double caractéristique d’être à la fois
démonstratif et ouvert à la discussion. Démonstratif, cela veut dire – mais de façon

3. A. Prost, Douze leçons sur l’histoire, Le Seuil, Paris 1996.


4. Voir notre « Quand l’argumentation n’est que visée persuasive. L’exemple du discours politique », in
Marcel Burger et Guylaine Martel, Argumentation et communication dans les médias, Éditions Nota Bene,
Québec, 2005.
Grandeur et misère de la parole journalistique 207

variable selon les disciplines scientifiques – qu’il participe d’un raisonnement à la


fois empirique, inductif et hypothético-déductif qui s’appuie sur des observations
raisonnées ou sur des expérimentations : il s’inscrit dans un certain cadre théorique,
suit une certaine méthodologie, manipule des notions et des concepts préalable-
ment définis pour établir une certaine vérité. Mais comme celle-ci est soumise à dis-
cussion, l’établissement de cette vérité est présenté sur le mode hypothétique et
son énonciateur, tout en s’effaçant derrière un sujet analysant, le sujet de la science
– ce qui est marqué par l’emploi de pronoms indéterminés (« on »), ou d’un pronom
« je » qui représente un sujet pensant –, ce sujet émaille son discours de prudence
énonciative, ce qui se manifeste par des verbes et adverbes de modalités (« il est
probable que… », « on peut dire que… », « vraisemblablement »). Rien de tel dans
le discours journalistique. Celui-ci ne peut se référer à aucun cadre d’explication
théorique, ne suit aucune méthodologie particulière, ne manipule aucun concept, ce
qui s’explique par la supposition qu’en font les journalistes, à savoir que le public
indéfini auquel ils s’adressent ne serait pas en mesure de comprendre des commen-
taires renvoyant à un cadre de référence qu’il ne possède pas. En outre, et paradoxa-
lement, si l’énonciateur journalistique cherche à s’effacer derrière un sujet
expliquant indéterminé, il n’emploie guère de marques de modalisation du discours
car, aux dires du milieu journalistique, elles risqueraient de produire un effet
d’incertitude, de doute, contradictoire avec les attentes (une fois de plus suppo-
sées) 5 des lecteurs. C’est pourquoi le discours explicatif journalistique se présente
sous la modalité de l’affirmation : modaliser serait une preuve de faiblesse au regard
de la visée de crédibilité de la machine informative. En cela le discours de commen-
taire journalistique s’apparente davantage à un discours de vulgarisation, sans en
avoir la prétention car ce pourrait être contre-productif.

1.2 Les dérives de la parole journalistique


Il est normal que le discours journalistique qui consiste à rapporter des événements
et à en proposer des explications cherche à capter son public, pour les raisons que
l’on a dites plus haut, et donc qu’il se livre à une certaine dramatisation. Mais on
peut parler de dérive lorsque cette dramatisation devient une « surdramatisation ». Il
suffit de parcourir certains titres de journaux : « La France pédophile » ; « La France
malade de ses banlieues » ; « La France brûle » ; « Obésité : 1 enfant sur 6 considéré
en surpoids » (le « surpoids », est-ce de l’« obésité » ?), « Nuits d’émeutes à Clichy-
sous-Bois après la mort de deux adolescents » ; « Violents affrontements dans des
cités de Seine-Saint-Denis » ; « Fuite des classes moyennes » ; « Une nuit avec
émeutiers ». Ces titres jouent l’information de l’émotion contre l’information de la
raison, et donnent en pâture au public des drames avec leur cortège de victimes,
d’agresseurs et de héros, qui ne peuvent susciter que des mouvements d’empathie, de
rejet ou d’identification ayant pour effet de suspendre tout esprit critique.
Aussi voit-on les médias se livrer à la mise en scène d’une « good story » autour de
la triade victime/agresseur/sauveur, le tout traité par le procédé d’amalgame.

5. Lire à ce propos l’excellente étude de Cyril Lemieux, Mauvaise presse, op. cit.
208 Bilan critique. Les médias et la démocratie

Le discours de victimisation met en scène toutes sortes de victimes : des victimes pré-
sentées en grand nombre (pour compenser leur anonymat), des victimes singulières
différemment qualifiées de célèbres pour qu’elles soient dignes d’intérêt, des victimes
de la logique de guerre, des victimes du hasard ou de la fatalité pour l’incompréhen-
sion angoissante 6, des victimes innocentes (comme celle du petit Mohamed, lors d’un
affrontement israélo-palestinien) pour la compassion, ou des victimes sacrificielles
pour la barbarie (comme la défenestration de soldats israéliens), etc.
Un tel discours est une invite de la part de l’énonciateur à partager la souffrance des
autres, d’autant que celle-ci est rapportée soit par les victimes elles-mêmes, soit par
des témoins extérieurs mais proches, et l’on sait que paroles de victimes et paroles
de témoins sont indiscutables. Le lecteur, l’auditeur ou le téléspectateur se trouve
alors dans la position de devoir entrer dans une relation d’empathie.
L’agresseur, lui, fait l’objet d’une grande attention pour ce qui est de sa description.
On voit là, encore, une mise à l’œuvre de la surdramatisation, car ce n’est que dans
la figure du « méchant absolu » que pourrait se produire un effet de « catharsis »
sociale. Le méchant, représentant du mal absolu, est à la fois objet d’attirance et de
rejet, autrement dit de fascination. C’est le « côté obscur de la force », la puissance
du diable que l’on retrouve de façon omniprésente dans les fictions fantastiques du
cinéma moderne.
Nous est donc livré le portrait d’un ennemi puissant dans son désir de malfaisance et
surtout indestructible ou renaissant en permanence de ses cendres : naguère Hitler,
Staline, les nazis de Nuremberg ; plus récemment Milosevic, Karadzic et le tueur sans
visage qui pose des bombes ou tue des civils caché derrière une fenêtre (le sniper 7) ;
ou encore Saddam Hussein, bourreau du peuple avant son arrestation, puis dans sa
déchéance de prisonnier, et de nouveau vigoureux dans son arrogance face à ses
juges ; enfin, Ben Laden et ses sbires exécuteurs des basses œuvres, d’autant plus
image méphistophélique qu’il est peu visible et s’évanouit lorsqu’on croit le saisir.

Mais il faut observer que ces figures d’ennemi ne concernent pas seulement les per-
sonnalités politiques. On les trouve également dans ce que naguère on appelait les
faits divers : des personnes inconnues du grand public responsables d’actes jugés
monstrueux (violeurs, pédophiles, criminels, parents tortionnaires…). Si les faits
divers ont disparu en tant que rubrique de journal, ils réapparaissent comme faits de
société intégrés dans l’information générale, bien mis en évidence et faisant parfois
la une des journaux ou l’ouverture du journal télévisé.
Voilà donc le public, spectateur ou lecteur de cette mise en scène, appelé à « purger
ses passions ».
Le sauveur, lorsqu’il est possible de le repérer, vient, lui, réparer un désordre social
ou le mal qui affecte les victimes. Cette figure peut être celle des sauveteurs occa-
sionnels et anonymes qui interviennent pour porter assistance aux victimes d’un

6. On se reportera à l’analyse que Manuel Fernandez (2001) a menée dans l’étude que le Centre d’Ana-
lyse du Discours a consacrée au conflit en ex-Yougoslavie, pour en voir la catégorisation.
7. Voir, sous notre direction, La télévision et la guerre. Déformation ou construction de la réalité ? Le
conflit en Bosnie (1990-1994), De Boeck-Ina, Bruxelles, 2001, p. 148.
Grandeur et misère de la parole journalistique 209

attentat, d’un bombardement ou d’une catastrophe naturelle (pompiers, services


médicaux, Croix-Rouge, etc.). Ce peut être aussi celle d’un Grand sauveur porteur de
valeurs symboliques comme fut présenté G.W. Bush après l’attentat du 11 septembre
(voir ci-dessous 2. « Le 11 septembre 2001 »).
La recherche d’une figure de héros est si forte dans ce type de discours que, parfois,
sont montées en épingle les actions d’une personne « ordinaire », dès lors que celle-
ci semble avoir accompli un acte de solidarité humaine extraordinaire, comme cela
est mis en scène dans les reality shows 8. Mais sont également glorifiées les actions
d’une personnalité politique lorsque celle-ci se prévaut (et alors il y a rapport de
connivence entre politique et médias) d’avoir réussi une entreprise jugée impossi-
ble. Ce fut le cas, en France, avec la libération des infirmières bulgares : les médias
ont suivi la mise en scène présidentielle qui attribuait le mérite exclusif de cet évé-
nement au président Nicolas Sarkozy, alors que rien, ou presque, ne fut dit sur le tra-
vail discret de l’Union européenne, ce qui provoqua l’indignation de l’Allemagne qui
était en charge de la présidence de l’Union. Voilà encore une stratégie discursive qui
finit par dévoyer l’information.
Cette stratégie de dramatisation est mise en scène à l’aide de divers procédés dis-
cursifs parmi lesquels l’amalgame. L’amalgame participe d’un procédé d’analogie
abusif : deux événements, deux faits, deux phénomènes sont rapprochés sans la
mise à distance qui permettrait que cette comparaison ait un effet explicatif.
Les médias, procédant à des rapprochements entre des événements différents afin
d’apporter une explication à leur existence, sans préciser l’aspect sur lequel il y a
similitude, produisent un effet de globalisation qui empêche l’intervention de
l’esprit critique : ici, ce sera l’analogie entre la découverte de camps de prisonniers
en Bosnie et les camps de concentration nazis, ce qui aura pour effet de faire se
confondre la purification ethnique serbe avec la shoah ; là, particulièrement à
l’étranger, ce sera l’amalgame entre les récents événements des banlieues et les
révoltes sociales dont la France serait coutumière ; là encore le rapprochement entre
la menace d’une épidémie de grippe aviaire et la pandémie de la grippe espagnole
du siècle dernier.
Ce procédé d’amalgame est d’autant plus pernicieux et malhonnête au regard de
l’éthique de l’information qu’il suit la pente dite « naturelle » du processus d’inter-
prétation étudié par la psychosociologie, à savoir s’appuyer sur une mémoire glo-
bale, non discriminante, qui met tout dans le même panier d’une émotion
interprétative, et empêche que s’exerce une analyse. Ainsi s’installe ce que Michel
Foucault appelle, à propos des amalgames que l’on peut faire dans la pensée analy-
sante, « un éclectisme accueillant » 9 qui a pour effet de faire croire à l’authenticité
de l’événement et à la force de l’explication qui en est donnée.
Un autre procédé réside dans la recherche de causes essentialisantes. Lors de ses ten-
tatives d’explication, le discours journalistique tend à donner aux événements une
cause simple, alors que c’est toujours à une multiplicité de causes que l’on a affaire

8. Voir, avec la collaboration de Rodolphe Ghiglione, notre La parole confisquée, op. cit.
9. Dits, Écrits, 1978-1988, Quatro-Gallimard, Paris, 2001, p. 418.
210 Bilan critique. Les médias et la démocratie

pour expliquer les phénomènes physiques et sociaux : les émissions de CO2 seraient la
seule cause du réchauffement climatique, la vitesse sur les routes la seule cause des
accidents de la circulation, etc. Cela a pour effet d’enfermer les événements du
monde dans des catégories essentialisantes qui durent le temps du marché des idées,
temps variable au gré du succès de ces explications et de la volonté de différents
acteurs politiques ou médiatiques qui ont intérêt à les prolonger ou les arrêter.
Enfin, on constate depuis un certain temps une tendance à l’interpellation dénon-
ciatrice. Il s’agit là d’une variante de ce que l’on appelle la « question rhétorique » :
elle est lancée à la cantonade, s’adresse à un public qui est pris à témoin, met en
cause la responsabilité d’un tiers (la mise en cause peut même être accusatrice), en
implicitant une réponse qui devrait faire l’objet d’un consensus ; c’est le fameux :
« que fait la police ? ».
Ce type d’interrogation apparaît de plus en plus dans le discours journalistique : le
sujet interrogeant est l’énonciateur journaliste, le public pris à témoin est le lecteur
citoyen, le tiers mis en cause est interpellé en tant que responsable individuel ou
institutionnel. Ainsi, l’énonciateur journaliste établit un rapport de complicité avec
le lecteur citoyen en l’obligeant à accepter la mise en cause. Ce phénomène a été
étudié à propos du conflit en ex-Yougoslavie 10 ; devant la difficulté à expliquer le
pourquoi et le comment du conflit, on a vu l’instance journalistique multiplier ce
genre d’interrogation comme pour se dédouaner de l’absence d’explication : « que
font les puissances internationales ? ». On le retrouve à d’autres occasions, à propos
de diverses personnalités ou institutions qui font l’objet d’une mise en cause : chefs
d’État, gouvernements, notables, diplomates ou la classe politique dans son entier.
Parfois, la mise en cause, voire l’accusation, peut être plus directe. Elle se fait
entendre dans la parole des chroniqueurs de presse et de radio, et plus particulière-
ment dans la chronique politique : le journaliste énonciateur en position d’analyste
plus ou moins spécialisé, se permet parfois de juger et d’évaluer (ce qui n’est pas
dans le contrat global d’information) une situation politico-sociale ou ses acteurs,
particulièrement lorsqu’un pays traverse une crise sociale, connaît une situation de
conflit, se déchire à travers des controverses violentes sur des grandes décisions
citoyennes : l’après des élections présidentielles de 2002, le référendum de 2005, la
non-attribution du siège des Jeux Olympiques à la ville de Paris, la révolte des ban-
lieues, l’affaire d’Outreau, etc.

2. Le « 11 septembre 2001 », un exemple de pluralité


d’effets de sens 11

Que dire de nouveau sur le 11 septembre, bien des analyses et des explications ayant
été déjà avancées ? L’événement, pour ce qui est de sa signification, est toujours le
résultat d’une lecture, et c’est cette lecture qui le construit. Ici, en l’occurrence

10. La télévision et la guerre, op. cit., p.151.


11. Ce point est la reprise d’un exposé présenté au Forum de l’INA, publié après coup dans Les dossiers
de l’audiovisuel sous le titre : « La vérité prise au piège de l’émotion ».
Grandeur et misère de la parole journalistique 211

l’événement médiatique fait l’objet d’une double construction : celle d’une mise en
scène lors de sa transmission et qui révèle le regard et la lecture qu’en fait l’instance
médiatique, celle du lecteur-auditeur-téléspectateur qui la reçoit et l’interprète. Les
effets qui en résultent sont multiples, dus à la façon dont les scénarisations visuel-
les, les récits et les commentaires journalistiques s’influencent réciproquement.

2.1 La scénarisation visuelle entre fiction et réalité


S’agissant de l’événement du 11 septembre, la scénarisation télévisuelle, contraire-
ment à ce que l’on a dit sur l’exceptionnalité du filmage en direct, est très banale.
On y voit s’entrecroiser deux types de scénarios : les scénarios des films catastrophe
et les scénarios des reportages qui rapportent les conflits, les guerres et les catastro-
phes naturelles.
Le scénario du film catastrophe 12 est organisé sur le mode du conte populaire : (i) une
situation de départ dans laquelle on voit des gens se réunir (ou vivre) dans un lieu
(le futur lieu de la catastrophe), se préparer à une cérémonie festive (ou vaquer à
leurs occupations quotidiennes), dans un état de joie et de réel bonheur, à moins
que ce ne soit de tranquille insouciance ou même de conflits psychologiques ; (ii) le
surgissement de la catastrophe au cours de laquelle nous sont montrées en parallèle
l’énormité de l’explosion destructrice et les réactions des gens : ceux qui ont peur et
crient, ceux qui ont peur et se terrent dans un coin, ceux qui cherchent à s’en sortir
de façon égoïste, ceux qui enfin font face à la situation et tentent d’organiser le
salut des autres ; (iii) et puis, évidemment, comme ces héros de l’intérieur ne sont
pas suffisants, apparaissent les héros venus de l’extérieur (les pompiers, la police,
l’armée, les autorités locales ou nationales, selon les cas) qui, au terme de dures
épreuves, finiront par vaincre le péril et par sauver le plus grand nombre de gens.
Le scénario reportage se caractérise par : (i) l’annonce du déclenchement d’un con-
flit ; (ii) la monstration des images d’après l’événement conflictuel (car rarement la
caméra peut se trouver présente au moment du drame), images qui s’attardent sur le
résultat des dégâts matériels et surtout sur les victimes ; (iii) l’action des secours
(Croix-Rouge, ambulances, hôpitaux, médecins, pompiers, associations humanitai-
res). Ces deux types de scénarios ont cependant un point commun : ils mettent tou-
jours en scène trois sortes d’acteurs : les victimes, les responsables et les sauveurs 13.
Ils insistent, selon les cas, tantôt sur les victimes pour produire un effet de compas-
sion, tantôt sur l’agresseur, source du mal, pour produire un effet d’antipathie, tan-
tôt sur le sauveur, réparateur du mal, pour produire un effet de sympathie 14.
L’événement 11S fut rapporté en empruntant à ces deux types de scénarios avec cer-
taines particularités. La situation initiale, faite de tranquillité ou d’ordre du monde

12. Type La tour infernale.


13. Voir, sous notre direction, La télévision et la guerre. Déformation ou construction de la réalité ? Le
conflit en Bosnie (1990-1994), Ina-De Boeck Université, Bruxelles, 2001.
14. Ces termes recouvrent des catégories décrites par nous comme des topiques discursives de l’émo-
tion, dans « La pathémisation à la télévision comme stratégie d’authenticité », in Les émotions dans les
interactions, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000.
212 Bilan critique. Les médias et la démocratie

avant que n’éclate le désordre, est absente. Du point de vue des médias, l’ordre du
monde est supposé exister avant que ne surgisse le désordre dont ils ont à parler. Le
surgissement des faits (l’impact des avions sur les tours et l’écroulement de celles-ci),
comme dans les scénarios de films (rarement dans ceux des reportages télévisés), a
été filmé en direct par le fait du hasard de caméras d’amateurs d’abord, puis par la
présence de caméras journalistiques. Que le téléspectateur découvre ces images en
différé ne change rien à l’effet de réalité et d’authenticité qu’elles comportaient
(cette fois la télévision n’a pas besoin d’en rajouter du côté des effets d’authenti-
cité). Cet effet-là, quels que soient les sentiments qui animaient les téléspectateurs,
ne pouvait que laisser sidéré, sans voix. Les victimes sont traitées avec les images
habituelles des reportages : monstration des blessés et comptabilité abstraite du
nombre de victimes 15, ce qui produit à la fois un effet d’anonymat et d’horreur 16. On
remarquera cependant que l’on n’a pas vu de victimes mortes ni de cadavres, et que
l’on a peu vu de corps transportés d’urgence. Bien des commentaires ont été faits à
cet égard : « beaucoup de larmes et peu de sang » 17. Par ailleurs, on sait que CNN a
déclaré ne pas vouloir « traumatiser le peuple américain » et ne pas vouloir faire
preuve de « mauvais goût ». Cette déclaration est curieuse de la part d’un organe
d’information qui par ailleurs a montré des images de Palestiniens en liesse à
Naplouse et qui dans les reportages sur d’autres conflits (Bosnie, Kosovo) s’est appe-
santie sur l’état des victimes. En revanche, on nous a présenté l’interview de nom-
breux témoins, qui ont tous raconté les mêmes choses avec les mêmes mots sur le vu,
l’entendu et le vécu. Mais il s’agissait ici, pour la plupart, de témoins qui étaient
dans les tours ou proches de celles-ci et qui donc ont échappé à la mort : le témoi-
gnage d’un survivant produit toujours un effet de fascination car il nous renvoie au
hasard de notre propre destinée : pourquoi, dans une même situation de péril cer-
tains meurent et d’autres restent vivants ? De plus, ces témoins se présentent comme
des victimes innocentes, car elles ne demandaient rien à personne, elles étaient (ou
allaient) seulement à leur travail quotidien comme tout bon citoyen ou citoyenne :
des monsieur et madame tout-le-monde qui auraient pu être nous-mêmes. Les sauve-
teurs, quant à eux, ont été montrés à satiété, particulièrement l’intervention et les
interviews des pompiers dont fut souligné l’héroïsme, ainsi que la présence sur le ter-
rain de personnalités politiques, particulièrement le maire de New York, grande figure
charismatique, décrété plus tard héros de la journée. Enfin, postérieurement, le
grand sauveur – en fait plutôt grand réparateur car le mal avait été fait – est apparu
sur la scène médiatique, d’abord avec un discours tendant à préserver l’identité du
peuple américain, l’intégrité et la puissance de l’Amérique, puis sous la figure du ven-
geur appelant à la croisade et à la guerre contre le Terrorisme.
L’image symptôme, la prégnance de l’émotion
Qu’est-ce qu’une image symptôme ? Une image déjà vue. Une image qui renvoie à
d’autres images, soit par analogie formelle (une image de tour qui s’effondre renvoie
à d’autres images de tours qui s’effondrent), soit par discours verbal interposé (une

15. Pour cette question de traitement des victimes à la télévision, voir Charaudeau P. (dir.), La télévision
et la guerre, op. cit.
16. On se souviendra qu’au début de la catastrophe, les chiffres les plus fantaisistes ont circulé.
17. Le Monde du 19 septembre 2001.
Grandeur et misère de la parole journalistique 213

image de catastrophe aérienne renvoie à tous les récits que l’on a entendus sur les
catastrophes aériennes). Toute image a un pouvoir d’évocation variable qui dépend
de celui qui la reçoit, puisqu’elle s’interprète en relation avec les autres images et
récits que chacun mobilise. Ainsi, la valeur dite référentielle de l’image, son valant
pour la réalité empirique, est dès sa naissance biaisée par le fait d’une construction
qui dépend d’un jeu d’intertextualité, jeu qui lui donne une signification plurielle,
jamais univoque. L’image des tours qui s’effondrent le 11 septembre 2001 n’a pas
une seule et même signification. Une image symptôme, c’est aussi une image dotée
d’une forte charge sémantique. Toutes les images ont du sens, mais toutes n’ont pas
nécessairement un effet symptôme. Il faut qu’elles soient remplies de ce qui touche
le plus les individus : les drames, les joies, les peines ou la simple nostalgie d’un
passé perdu. L’image doit renvoyer à des imaginaires profonds de la vie. Ce doit être
également une image simple, réduite à quelques traits dominants, comme savent le
faire les caricaturistes, la complexité brouillant la mémoire et empêchant la saisie
de son effet symbolique. Enfin, l’image doit avoir une apparition récurrente, tant
dans l’histoire que dans le présent, pour qu’elle puisse se fixer dans les mémoires et
qu’elle finisse par s’instantanéiser. L’image mouvante, à force de répétition, finit par
se fixer dans une sorte d’arrêt et devient photographie ; l’on sait bien que c’est la
photographie qui fixe le mieux dans les mémoires les drames de la vie (il suffit de se
souvenir de la photo de la petite Vietnamienne qui court, nue, au milieu des gens
pour fuir les horreurs de la guerre). Ainsi, chargées sémantiquement, simplifiées et
fortement réitérées, les images finissent par prendre place dans les mémoires collec-
tives, comme symptômes d’événements dramatiques. Pensons à l’étoile jaune des
juifs, les barbelés, miradors, corps décharnés et crânes rasés des camps de concen-
tration, les colonnes de populations marchant lentement le corps courbé sous le
poids de leur baluchon, fuyant misère ou persécution.
De même, lors des événements du 11 septembre, ce sont essentiellement les images
de ces avions qui n’en finissent pas de pénétrer dans les tours, de ces tours qui n’en
finissent pas de s’écrouler, qui sont restées dans les représentations sous la forme de
deux tours encore dressées, entourées d’un nuage de fumée avec, à leur côté, un
avion qui semble tout petit, comme l’ont si bien montré certains dessins de presse.
Et ces images de tours qui s’enflamment puis s’écroulent nous donnent en même
temps une impression de déjà vu : de déjà vu dans des films catastrophes (La tour
infernale, Armageddon), de déjà vu dans des reportages montrant la destruction par
implosion d’immeubles des cités ouvrières. Mais aussi, plus profondément, une
impression de déjà ressenti. Quelque chose comme le « surgissement du néant » qui
nous fascine tant parce que, dans nos imaginaires, on suppose que s’y trouve le dia-
ble ou le destin. Le « percement et la désagrégation du cœur de quelque chose » qui
représente la vie, ce qu’il y a de vital chez un peuple. Ce peut être le percement de
la croyance aveugle dans la puissance bâtisseuse de l’homme : le défi, depuis les
cathédrales, d’élever toujours plus haut une construction contre les lois de l’équili-
bre et de la pesanteur ; le percement d’une identité collective dans la fierté de pou-
voir se reconnaître dans un monument symbolique (il suffit de penser ce que cela
aurait représenté pour les Français, s’il s’était agi de la Tour Eiffel). Mais aussi perce-
ment et désagrégation de tout ce qui dans nos vies peut s’écrouler ou disparaître :
des ambitions, des réalisations personnelles, des êtres qui nous sont chers. Il s’agit
214 Bilan critique. Les médias et la démocratie

là d’une analogie plus abstraite, mais tout aussi prégnante, qui est renforcée par le
fait que ces images nous sont apparues sans son 18, comme dans un film muet qui
donne aux images une certaine intemporalité produisant un effet de miroir. Et l’on
peut faire l’hypothèse que du fait de la conjonction entre scénarisation filmique (qui
nous renvoie à la fiction), scénarisation de reportage (qui nous renvoie à la réalité)
et image symptôme d’écroulement, nous passons de l’autre côté du miroir où, peut-
être, « tu redeviendras poussière ». Évidemment, rien de tout cela dans la médiatisa-
tion de la guerre du Golfe de 1991, laquelle nous a plutôt renvoyés à la froideur d’un
jeu vidéo.
Ces images-symptômes s’imposent à nous de façon têtue et nous éblouissent au
point de ne plus voir en elles que leur force symbolique. Dès lors, s’instaure un
malentendu entre l’instance médiatique et l’instance citoyenne, car, par contrat, le
téléspectateur prend l’image dans sa fonction mimétique, c’est-à-dire comme ren-
dant compte de la réalité du monde, alors qu’elle est chargée d’effets émotionnels
de par sa fonction de symptôme.

2.2 Les commentaires journalistiques,


une dramatisation essentialisante
De l’ensemble des récits et commentaires produits par les journalistes sur le 11S,
ressortent deux caractéristiques : (i) l’événement est inexplicable ; (ii) les acteurs et
les causes sont essentialisés.
L’inexplicable est ce qui, au bout du compte, dépasse l’entendement et ne peut pas
remonter à une cause profonde, ultime. Comme dans un récit fantastique, cela entre-
tient le suspense de ne pas savoir ce qu’est la cause des événements ni le cerveau
caché qui en est à l’origine. Pour compenser cette absence d’explication, les causes
et les acteurs sont essentialisés, comme s’il s’agissait de l’essence des choses qui
existent dans la nature : les causes sont présentées de façon globale et les acteurs
comme des entités abstraites.
Essentialisation de la source du mal qui est présentée d’abord de façon globale
comme « acte terroriste ». Essentialisation des acteurs qui sont identifiés sous la
dénomination d’une catégorie d’individus anonymes, les « kamikazes », et ce par le
biais de l’analogie faite avec Pearl Harbor. Ils sont ensuite essentialisés en
« artisans » pour avoir utilisé des cutters, mais en même temps en « malfrats
modernes » puisqu’on apprend que, comme quand on prépare un casse avec des
moyens perfectionnés, ils ont eu recours à des moyens de communication sophisti-
qués. Mais il ne pouvait s’agir là que des acteurs exécutants et non des commanditai-
res, les véritables agresseurs. On en parle alors sous des dénominations globalisantes
d’ethnie (Talibans) ou de lieu (Afghanistan), ou en désignant le vrai coupable, Ben
Laden, accusé d’avoir commandité et préparé l’attentat de longue date. Mais ce Ben
Laden est alors une figure encore inconnue du public et il bénéficie du coup de la

18. Ou un son faible, étrange, qui n’a rien à voir avec ce que l’on entend habituellement dans les repor-
tages télévisés, ni avec le son hautement décibelisant qui nous est envoyé dans les salles de cinéma.
Effet du film d’amateur ?
Grandeur et misère de la parole journalistique 215

même essentialisation que les autres comme « agresseur du monde occidental ». Il


s’agit là de dénominations qui ont pour effet de déclencher une interrogation sans
fin, sur : qui est derrière tout ça ? L’agresseur indéterminé pouvant se trouver à la
fois partout et nulle part. Effet paranoïaque assuré qui entretient l’idée d’un complot
ou de l’existence d’un cerveau caché grand organisateur du désordre du monde.
Pour essayer d’expliquer le « comment est-ce possible ? », est avancée d’abord une
petite cause : « la faiblesse des services de contre-espionnage », puis une vraie
cause, globalisante : « l’attaque d’une civilisation », celle du monde libre (l’Occi-
dent), par une autre civilisation (l’Orient), et une autre religion (l’Islam), lieu d’un
obscurantisme fanatique 19. C’est cette cause, essentialisée, qui, associée au partage
de la souffrance qu’endurent les survivants et leurs proches, entraîne une autre
essentialisation, celle de la solidarité que peuvent éprouver les individus apparte-
nant à chacune de ces civilisations : d’un côté le « Nous sommes tous Américains »
de J.M. Colombani dans l’éditorial du journal Le Monde, de l’autre une solidarité des
pays arabes, même si elle fut prudente, et médiatiquement représentée par les ima-
ges de Naplouse. Un peu plus tard, a été mise en cause « l’arrogance américaine »
(mais davantage dans la presse) par des comparaisons entre les morts du World
Trade Center et ceux d’autres guerres ou génocides (Irak, Ruanda, Intifada, etc.)
permises ou suscitées par l’Amérique et par l’analyse de sa politique internationale,
de son interventionnisme dans le monde jugé comme un juste retour des choses. Car
là où il y a du pro-américanisme, il y a aussi un anti-américanisme qu’il faut bien
satisfaire.
Enfin, essentialisation de la réparation possible par la construction de plusieurs
figures absolues. Celle du Vengeur, bras de la volonté divine, du Dieu qui châtie,
celui de la Bible, que se confectionna G.W. Bush par ses déclarations contre
« L’empire du Mal », « Un combat monumental entre le Bien et le Mal ». Celle du
grand Cow-boy justicier (« Wanted. Ben Laden ») comme retour aux sources de la
fondation de l’Amérique à travers l’imaginaire de l’Ouest. Celle, moyenâgeuse, du
Chevalier sans peur et sans reproche qui appelle à la « Croisade contre les islamistes
qui déclarent la guerre à l’Occident ».
Ainsi se produit un phénomène de fusion des effets d’émotion et des effets de rai-
son, déclencheur d’imaginaires : fusion entre l’acte terroriste (émotionnel), le pour-
quoi de celui-ci et l’arrogance américaine (opinion), le méchant arabe islamiste Ben
Laden (émotionnel) et le sauveur de l’identité américaine, G.W. Bush (émotionnel),
comme se présenta son père lors de la guerre du Golfe. Mais on y voit aussi la mise
en scène d’une variation autour de l’imaginaire de la puissance : (i) le grand défi à la
puissance du puissant, récit récurrent depuis le péché originel puis la révolte de
Caïn en passant par David face à Goliath ; (ii) la mise en dérision de la puissance
technologique par le triomphe de la main sur la machine (les cutters) qui met en
exergue ce que l’humain a de plus authentique : son corps ; (iii) l’ironie du sort
comme juste châtiment de Dieu qui rappelle au puissant qu’à se croire invulnérable,
il finit par retourner le monde contre lui ; (iv) la menace du Mal suprême, devenu

19. Il est à remarquer qu’au début, les termes d’« intégrisme » et de « fondamentalisme », plus détermi-
nants, sont peu employés.
216 Bilan critique. Les médias et la démocratie

puissant par son essentialisation anonyme, représentée par des figures abstraites ou
indéterminées (Ben Laden, les Talibans) qui suggèrent l’existence d’un groupe ayant
volonté d’agir, acteur d’un grand complot contre le monde ; (v) la tentative de con-
tre-puissance par l’image, nous l’avons dit, de vengeur de G.W. Bush, mais aussi par
les déclarations et mouvements de solidarité vis-à-vis des victimes souffrantes,
comme si tous, nous étions liés par une commune culpabilité (c’est là l’imaginaire
de « l’humanitaire »).
Au vu de ces imaginaires, on peut comprendre que, dans une société de surabon-
dance dans laquelle vit le monde occidental 20 sans pour autant résoudre les problè-
mes et drames du quotidien de chacun, le téléspectateur-citoyen (non directement
concerné par l’événement 21) se réfugie dans le spectacle de la souffrance des
autres.

20. Et cela, malgré une précarité en voie d’augmentation.


21. C’est-à-dire qui n’est pas touché par la mort d’un proche.
partie 5 chapitre 16

Les médias nous manipulent-ils ?

Le chapitre 16 en bref

page 218 L’instance médiatique,


un manipulateur manipulé

page 226 De la déontologie :


une question de responsabilité
218 Bilan critique. les médias et la démocratie

Les médias nous manipulent-ils ? Voilà une question qui est au centre de bien des
conversations, discussions ou analyses. Souvent d’ailleurs, il y est répondu par
avance, sans examen particulier. Ici, on les condamne pour leur sensationnalisme
(mais s’ils n’y satisfont pas on leur reprochera leur ennui et leur fausse neutralité) ;
là, on les accuse de déformer les propos de telle ou telle déclaration politique, par la
mise en titre d’une phrase hors contexte (mais s’ils ne le font pas, la déclaration ris-
que de passer inaperçue) ; là encore, on critique leur course au scoop qui les amène
à consacrer la quasi-totalité de l’information à un événement susceptible d’impres-
sionner le lecteur, l’auditeur ou le téléspectateur ; là enfin, on les accuse d’entrete-
nir des rumeurs (celle par exemple du département de la Somme qui, à l’occasion des
inondations dont il a été victime, dénonce Paris comme en étant le responsable). Il
n’est pas jusqu’aux analyses d’intellectuels qui, depuis la mise en coupe réglée par
P. Bourdieu de l’information télévisée, argumentent pour démontrer les effets néfas-
tes des médias. Sans oublier que les différents supports d’information se critiquent
les uns les autres, particulièrement la presse et la radio qui donnent la parole aux
contempteurs de la télévision, et se permettent, de temps en temps, de faire un
article ou de monter un dossier critiquant la télévision 1. Alibi, autocritique ou sim-
ple critique pour se démarquer des autres et donc montrer que l’on est plus lucide ?
Toujours est-il qu’on ne voit personne monter au créneau pour défendre les médias,
car le ferait-on, on serait traité de suppôt du capitalisme médiatique, voire de la
mondialisation « télécratique ». Aurait-on affaire à une autre sorte de pensée uni-
que ? Voyons les choses plus posément avant de condamner.

1. L’instance médiatique, un manipulateur manipulé


Pour parler de manipulation, il faut quelqu’un (ou une instance) ayant intention de
faire croire à quelqu’un d’autre (ou une autre instance) quelque chose (qui n’est pas
nécessairement vraie), pour le faire penser (ou agir) dans un certain sens qui soit
profitable au premier ; de plus, il faut que cet autre entre dans ce jeu sans s’en ren-
dre compte. Toute manipulation s’accompagne donc d’une tromperie dont le mani-
pulé est la victime. Or on ne peut pas dire que les choses se passent exactement
ainsi entre les médias et les citoyens. On ne peut pas dire que les premiers aient la
volonté de tromper les seconds, ni que ceux-ci gobent toutes les informations qu’on
leur donne sans aucun esprit critique. La chose est bien plus subtile, et l’on dira,
pour aller vite, que les médias manipulent d’une façon qui n’est pas toujours volon-
taire, en s’automanipulant, et que, parfois, ils sont eux-mêmes victimes de manipu-
lations qui viennent d’instances qui leur sont extérieures.
Pour traiter de cette question, il faut, tout d’abord, distinguer les différents supports
médiatiques (presse, radio, télévision) qui ne peuvent être confondus car ils n’obéis-
sent pas aux mêmes règles de fonctionnement, ne travaillent pas avec le même
matériau et donc ne produisent pas les mêmes types d’effets sur un public qui n’est
d’ailleurs pas le même. Ensuite, il faut reconnaître que, malgré tous les défauts dont
on affublera les médias, ceux-ci jouent un rôle d’information dans le fonctionnement

1. Le Monde diplomatique s’en est fait une spécialité.


Les médias nous manipulent-ils ? 219

de nos démocraties. Ils rapportent des faits et des événements qui se produisent
dans le monde, ils font circuler des explications sur ce qu’il faut penser de ces événe-
ments, et ils permettent qu’il en soit débattu. À ce titre, les médias entretiennent un
espace de discussion citoyen sans lequel il n’est pas de démocratie raisonnable, et ils
ne peuvent être taxés, comme on le disait à une certaine époque (surtout à propos
de la télévision), d’« opium du peuple ». On retiendra également cette banalité : les
médias s’adressent à des masses ; or on ne manipule pas aisément les masses. Per-
sonne n’est en mesure de dire ce que celles-ci représentent exactement, si ce n’est
des opinions diverses, multiples et fragmentées qu’on ne saisit qu’à travers des ins-
truments d’analyse (sondages, enquêtes, expérimentations) qui les construisent à
leur tour en autant d’entités qu’il y a de méthodes d’investigation. Enfin, si l’on
regarde du côté du public qui s’informe, il faut considérer que celui-ci est partie pre-
nante de la mise en scène des nouvelles à laquelle se livrent les médias. Dès que
nous ouvrons un journal, branchons la radio, allumons la télévision, nous acceptons
d’occuper la place d’un spectateur-voyeur des malheurs du monde. Certes, les médias
nous imposent leurs choix événementiels. Ce n’est pas qu’ils rendent l’invisible visi-
ble, c’est qu’ils ne nous rendent visible que le visible qu’ils ont décidé de nous don-
ner à voir, et ce visible-là n’est pas nécessairement celui qui serait le plus utile au
citoyen : agenda médiatique, agenda politique et agenda citoyen ne sont pas néces-
sairement les mêmes. Il faut se faire à l’idée que les médias informent tout en défor-
mant, mais en précisant, pour éviter de prendre trop vite le journaliste comme bouc
émissaire, que cette déformation n’est pas nécessairement voulue. Une fois de plus,
c’est la machine à informer qui est en cause, à la fois puissante et fragile, elle est
autant agent manipulateur que patient manipulé.

1.1 Les médias manipulateurs

Pour raconter les événements, les médias, on l’a vu, sélectionnent en fonction de
trois critères : le temps, l’espace, l’accident. Le temps, ou plus exactement la façon
de gérer le temps qui est celle de l’urgence : un événement se produit dans le
monde, et il doit être converti le plus vite possible en nouvelle. Du coup, l’informa-
tion qui en résulte ne peut être qu’éphémère et anhistorique. L’espace, ensuite, pris
dans un antagonisme entre deux imaginaires : celui du « terroir » et celui de la
« planète ». Le terroir, symbole de la force de clocher conservatrice qui enfouit les
racines de l’identité bien profond dans la terre des ancêtres, de la famille, des voi-
sins, des amis, des relations intimes ; la planète, symbole du désir d’expansion vers
d’autres horizons de vie, de champs d’action, de ce qui est différent, lointain et exo-
tique. L’accident, enfin, mais l’accident entendu comme symptôme des drames
humains, et, parmi eux, ceux qui se caractérisent par l’« insolite » qui défie les nor-
mes de la logique, l’« énorme » qui dépasse les normes de la quantité, le « répé-
titif » qui transforme l’aléatoire en fatalité ; le « hasard » qui fait coïncider deux
logiques étrangères l’une à l’autre, le « tragique » qui décrit le conflit entre passion
et raison, l’« horreur » qui conjoint exacerbation du spectacle de la mort et froideur
du processus d’extermination. Ainsi les médias sélectionnent-ils ce qui participe du
« désordre du monde ».
220 Bilan critique. les médias et la démocratie

Ces événements étant sélectionnés, les médias les racontent selon un scénario dra-
matisant qui consiste, comme on l’a vu à propos du 11S, en : (1) montrer le désordre
social avec ses victimes et ses persécuteurs ; (2) appeler à la réparation du mal en
interpellant les responsables de ce monde ; (3) annoncer l’intervention d’un sauveur,
héros singulier ou collectif auquel chacun peut s’identifier. Selon le moment auquel
est saisi l’événement, on insistera plutôt sur les victimes, sur le persécuteur ou sur
le sauveur. On a vu cela lors de la guerre du Golfe, les médias ayant contribué à
fabriquer la figure satanique de l’agresseur en la personne de Saddam Hussein et, en
face, la figure propre et efficace du sauveur (« guerre chirurgicale »), représentée
par l’armée américano-européenne 2. On a vu cela, également, lors de la guerre en
ex-Yougoslavie, les médias ayant construit progressivement la figure du persécuteur
en la personne de Milosevic, justifiant par là même l’intervention salvatrice de la
puissance nord-américaine 3. En revanche, les conflits en Tchétchénie et au Rwanda
ne permettant guère de parler du persécuteur (un peu de la Russie pour la Tchétché-
nie, mais c’est une figure trop floue 4), les médias (particulièrement la télévision) se
sont concentrés sur les victimes décrivant la détresse des populations vivant dans
ces pays. Quant au conflit israélo-palestinien, le projecteur médiatique s’est orienté
à tour de rôle vers les persécuteurs et les victimes des deux camps. Il s’agit là, en
tout cas, d’un scénario de dramatisation que l’on retrouve dans le traitement de dif-
férents types d’événements : sportifs, traités comme les jeux du cirque avec ses
surhommes, ses supporters violents, ses affaires de dopage, les déclarations fracas-
santes des uns et des autres qui provoquent des rivalités et des haines ; politiques,
traités parfois comme un combat de boxe entre représentants de partis opposés,
parfois comme une scène sur laquelle les acteurs s’invectivent, parfois comme une
enquête policière autour d’affaires de corruptions impliquant des hommes politiques ;
sociaux, traités tantôt sous leur aspect de combat juridique (affaire du sang conta-
miné), tantôt en mettant en évidence la souffrance des individus (le Sida). Ce type
de scénario correspond à un très ancien schéma christique de la rédemption qui
plonge ses racines dans des mythes sacrificiels encore plus anciens, et qui réappa-
raissent sous diverses figures propres à chaque culture ; c’est sans doute ce qui
garantit le succès d’un tel traitement de l’information.

1.2 Le pouvoir de l’image


Et puis, il y a l’image. L’image fixe ou animée, dont on est loin de maîtriser tous les
effets. On peut en repérer deux : de transparence et d’évocation.
En effet, on ne peut échapper à cette impression de transparence de l’image (sur-
tout lorsqu’il s’agit du direct de la télévision). L’image nous rendrait la réalité telle
qu’elle existe, dans son authenticité : cette femme que je vois et qui pleure la mort
de son fils, c’est vrai ; ces cadavres que l’on me montre dans un charnier, c’est vrai
(Timisoara) ; cet enfant palestinien qui meurt sous mes yeux, c’est vrai ; ces soldats

2. Fleury-Villate B. (éd.), Les médias et la guerre du Golfe, Nancy, Presses universitaires de Nancy,
1992.
3. Voir La guerre et la télévision, op. cit.
4. D’où la nécessité pour ceux qui dénoncent ce conflit d’en rendre responsable Vladimir Poutine.
Les médias nous manipulent-ils ? 221

israéliens qui sont défenestrés, c’est vrai. On peut contester cette transparence,
mais il est difficile d’aller contre cette croyance populaire que, tous, nous parta-
geons plus ou moins : l’image reproduit fidèlement la réalité.

Mais l’image produit également un effet d’évocation. Elle déclenche dans notre
mémoire personnelle et collective des souvenirs d’expériences passées sous la forme
d’autres images : telle image d’otages d’une guérilla au fond de la forêt tropicale
éveillera chez moi les images d’autres prises d’otages, que j’en aie été le témoin
direct ou pas ; telle image de personnes au buste amaigri se trouvant derrière des
barbelés 5 éveillera en moi le souvenir des camps de concentration nazis, même si je
ne les ai pas connus ; telle autre image de populations marchant sur les routes me
renverra à d’autres images d’exode et d’exil. Ce pouvoir d’évocation de l’image vient
perturber son effet de transparence, car on voit que nous interprétons et ressentons
celle-ci, à la fois, selon la façon dont elle nous est montrée et selon ce qu’est notre
propre histoire individuelle et collective. C’est pour cela que, s’agissant de la mise
en image, sauf à juger les choses d’un point de vue moral, on ne peut pas dire :
« une mort vaut une mort ». Selon que je la contemple comme téléspectateur con-
cerné par l’événement ou non, partisan de tel ou tel camp, proche ou non de la
victime ; selon que je vois cette mort comme un résultat ou dans son déroulement,
à travers un plan d’ensemble de cadavres, ou en plan rapproché, jusqu’au gros plan,
d’un visage tourmenté, la mort ne produit pas le même effet et n’a pas le même
sens. Celle-ci, à la télévision, dépend, à la fois, de la mise en scène visuelle, et de
ce que je suis, moi, en tant que téléspectateur. C’est ainsi que la mort du petit
enfant palestinien ne peut valoir celle des deux soldats israéliens lynchés et défe-
nestrés. L’enfant participe d’un imaginaire social, plus ou moins universel, de pureté
et d’innocence que ne partage pas l’adulte. De plus, on a vu cet enfant, effrayé,
pelotonné contre son père, encore vivant puis subitement sans vie ; alors que des
soldats israéliens, on n’a vu qu’un corps tomber, de loin, et ses bourreaux, sous
l’apparence d’un homme exhibant des mains tachées de sang, d’un sang sacrificiel.
L’image est à la fois un témoignage diffracté de la réalité et un miroir de nous-
mêmes. Peut-être faudrait-il dire : un témoignage diffracté parce que miroir de
nous-mêmes. Ici encore s’installe un malentendu entre instance télévisée et ins-
tance citoyenne : cette dernière prend pour reflet de la réalité, ce qui est le résultat
d’une co-construction entre ces deux instances.

À ce titre donc, les médias nous manipulent, mais à part quelques coups montés
consciemment (la vraie-fausse interview de Fidel Castro par PPDA, l’image du cormo-
ran provenant d’un reportage sur une marée noire bretonne et glissée dans un repor-
tage sur la guerre du Golfe, des interviews provoquées après les événements, des
faits reconstitués après coup), les journalistes et les réalisateurs de télévision n’ont
pas d’intention manipulatrice avérée. C’est davantage par des effets indirects que
s’exerce cette manipulation. En fait, le citoyen n’a jamais accès à l’événement brut,
c’est toujours à un événement médiatisé qu’il a affaire. Or, tantôt événement brut et
événement médiatisé se confondent, tantôt l’un prend le pas sur l’autre, cercle
vicieux comme en témoigne le traitement par les médias de certaines affaires.

5. Voir notre (dir.) La télévision et la guerre, Ina-De Boeck, 2001.


222 Bilan critique. les médias et la démocratie

1.3 Les médias manipulés


L’action manipulatrice des médias est pourtant limitée. On peut aller jusqu’à dire
que l’instance médiatique est elle-même manipulée de deux façons : par une pres-
sion externe et par une pression interne.
Par une pression externe, en amont de la machine médiatique, du fait de trois facteurs
que nous avons mis en évidence : l’actualité, le pouvoir politique, la concurrence.
On dit que l’Agenda médiatique impose aux citoyens ce qu’il doit considérer comme
étant le reflet de l’actualité sociale. Mais cet Agenda résulte lui-même des critères que
les médias se donnent sur ce qu’est l’actualité. L’actualité est marquée par le principe
de saillance qui impose une information sans suivi, faite de clous qui se chassent l’un
l’autre : « Le souci de poursuivre les débats a évidemment pour limite les contraintes
que nous imposent la couverture de l’actualité et les nouveaux sujets de discussion
qu’elle lance » reconnaît le médiateur du journal Le Monde 6. Les médias n’ont guère
de marge de manœuvre, prisonniers qu’ils sont d’une concurrence commerciale qui les
conduit à assurer la visibilité de leur grille d’information pour, à la fois, faire comme
les autres et s’en distinguer afin de prévenir le zapping des téléspectateurs ou l’aban-
don, serait-ce provisoire, de lecteurs ou d’auditeurs. L’effet de retour pervers qui res-
sort de cet état de fait est que, pour le consommateur d’information, le monde lui est
présenté à travers une vision spatiale et temporelle fragmentée, alors que les médias
voudraient en donner une vision cohérente et intelligible.
Le pouvoir politique est également partie prenante dans la construction de l’Agenda
médiatique et, plus généralement, dans ce jeu de manipulation. C’est bien la guerre
entre politiques et journalistes, guerre symbolique mais guerre dont l’objectif est
d’influencer l’opinion publique. Cette guerre-là, ce jeu, les deux belligérants en ont
conscience : « Montrés du doigt, volontiers vilipendés, les journalistes reprochent
aux responsables politiques, qui se présentent en victimes du système médiatique,
d’en être les avisés co-metteurs en scène. Ils accusent à leur tour l’influence gran-
dissante des directeurs de communication, des conseillers en images ou l’écran opa-
que des « entourages ». Loin de manipuler les politiques, les journalistes ont la
sensation, désormais, d’être utilisés. À ce poker menteur de la séduction cathodique,
le vainqueur n’est pas toujours celui que l’on croit » 7. Dans un tel jeu, personne n’a
à être sincère, et il est vraisemblable que les déclarations de Jacques Chirac parlant
de « presse folle » et en appelant aux experts 8, est purement tactique. D’ailleurs
comment imaginer que toute parole politique, dès lors qu’elle est diffusée, rendue
publique, puisse être sincère ? Elle ne peut être que tactique 9, et les médias se

6. Du 4-5 février 1996.


7. In Télérama n° 2349 du 18 janvier 1995, où il est rappelé que certains hommes politiques et jour-
nalistes – et non des moindres – n’ont pas voulu ou pu répondre à l’enquête, ce qui témoigne de la
méfiance réciproque des deux partenaires.
8. « Que les experts prennent leurs responsabilité », Le Monde du 30/04/1996.
9. Il est vrai que parfois on est en droit de se poser des questions. L’expression « mauvaise graisse »
employée par Alain Juppé à propos de la fonction publique, doit-elle être considérée comme une boutade
(peu habile), une provocation (risqué), une conviction (où serait la tactique ?), un clin d’œil aux ultra-
libéraux (possible) ?
Les médias nous manipulent-ils ? 223

trouvent piégés, car même s’ils enquêtent pour vérifier la véracité des dires ou
dénoncer les faux-semblants, ils sont obligés de rendre compte des déclarations des
politiques et donc laisser libre cours à leurs effets.
Troisième facteur de la pression externe : la logique commerciale. Périodiquement,
chaque fois qu’un organe d’information change de direction ou qu’il est fait appel à
de nouveaux partenaires financiers pour cause de recapitalisation (surtout dans la
presse écrite), se pose le problème de « l’indépendance de l’information » 10, bien
que ces nouveaux partenaires jurent de ne pas toucher à la ligne rédactionnelle de
l’organe en question. En fait, il ne s’agit plus de reprises en mains musclées inflé-
chissant l’orientation de l’information, comme cela a pu se faire en France jusqu’aux
années 1980, mais de glissements progressifs, au nom de la survie du titre, euphé-
misme pour parler de rentabilité commerciale, vers une pensée dominante en
matière d’information qui consiste à créer une autocensure rédactionnelle de tout ce
qui ne serait pas susceptible d’« attirer le client ». On pourrait parler à propos de
cette pensée dominante d’« information populiste » 11.
Mais on peut aussi parler d’automanipulation des médias sous la pression interne de
leurs propres représentations. D’une part, les représentations que l’instance médiati-
que se fait de la cible d’information, de ce que peuvent être l’intérêt et l’affect de
celle-ci, représentations qui tendent à privilégier l’émotion sur la raison et à cons-
truire cette cible comme un ensemble homogène de valeurs et de croyances 12.
D’autre part, les représentations que cette instance se fait d’elle-même quant à son
propre engagement, qui est censé apparaître neutre du point de vue politique, mais
engagé du point de vue de la morale sociale 13. Engagement neutre compensé par
des représentations d’autolégitimation sur ce qui justifie la raison d’être des médias.
D’où des procédés de « verrouillage » destinés à conforter l’opinion publique du
bien-fondé de l’information médiatique : citations réciproques (la radio citant la
presse, la presse la télévision, et celle-ci parfois la presse), enquêtes et sondages
périodiques sur les rapports médias-opinion publique 14 ; mais aussi, verrouillage
par l’exclusion de ce qui pourrait être une critique des médias 15 ; enfin, verrouillage

10. Voir l’éditorial du journal Le Monde du 4-5 février 1996.


11. G. Seydoux, gros actionnaire dans la télévision à travers son groupe Chargeurs, et repreneur finan-
cier du journal Libération, déclarait récemment que les médias français devaient s’intéresser davantage au
public, sous peine de ne pouvoir survivre. Voir également les déclarations de Patrick Lelay, PDG de TF1,
rapportées par le magazine Télérama.
12. Ce phénomène a été dénommé « illusion groupale » par Didier Anzieu (« L’illusion groupale : un Moi
idéal commun », in Le Groupe et l’Inconscient. L’imaginaire groupal, Bordas, Paris, 1987). Voir aussi « La
traversée des apparences » par Max Dorra dans Le Monde diplomatique, juin 1996.
13. L’étude que le Centre d’Analyse du Discours de l’université de Paris 13 a menée sur le traitement par
la télévision du conflit en ex-Yougoslavie montre que pour que l’on puisse interpeller la conscience du
citoyen, il faut que le conflit soit présenté non point selon la raison d’État (le jeu des forces politiques
ne concerne pas celui qui se trouve à l’extérieur), mais selon la raison humanitaire. La télévision oriente
son discours de cette façon à partir de 1992 (voir Charaudeau, dir., 2001).
14. « Incroyable ! Les médias ont bonne presse », sondage exclusif de Télérama-La Croix, Télérama
n° 2349, 18 janvier 1995.
15. Radio et télévision se font rarement l’écho de critiques sur les médias. La presse davantage, marquant
ainsi sa différence. Mais la radio, tout en donnant la parole à ses auditeurs (« Info-Com », sur France-Inter),
n’entre jamais dans un débat de fond ; quant à la télévision, elle supprime purement et simplement les émis-
sions qui font problème : « La preuve par l’image » (pour les raisons alléguées, voir Le Monde du 23/09/1995).
224 Bilan critique. les médias et la démocratie

par une sélection appropriée de « logocrates » qui ne peuvent que conforter les
médias dans leur bien-fondé du fait qu’ils y participent en tant qu’experts, en même
temps qu’ils se soumettent aux conditions de discours de ceux-ci 16.
De plus, les exigences de visibilité et de spectacularisation de la machine médiati-
que tendent à construire une vision obsessionnelle et dramatisante de l’espace
public, au point que l’on ne sait plus si l’on a affaire à un monde de réalité ou de fic-
tion. Pour la presse ou la radio, c’est le jeu des titres qui produit un effet d’aveugle-
ment rationnel ; pour la télévision, c’est le jeu des scénarios montés 17 ou
reconstitués qui impose des images faussées de ce qui s’est passé 18 ; c’est aussi le
jeu des débats, dont le rôle – revendiqué par les médias eux-mêmes – est d’éclairer
l’opinion publique, et qui pourtant ne présente qu’un simulacre d’échange démocra-
tique, parce qu’il exclut des médias les sans nom et labellise ceux qui s’y trouvent
convoqués créant une censure par défaut, dans la mesure où la parole y est mise en
spectacle de façon quasi exclusivement polémique : « l’unité de base [étant] les
“coups de gueule” ou le “coup de cœur” » 19.
Ces représentations constituent autant de limitations à la visée d’information de la
machine médiatique. Celle-ci doit satisfaire, dans l’idéalité du contrat de communi-
cation, aux deux principes de crédibilité et de captation. Malheureusement, la
balance n’est pas égale, car le second principe est celui qui tient le haut du pavé,
même si c’est de façon variable selon le support de diffusion. Ce n’est donc pas le
journaliste qui est manipulateur, car lui-même est piégé par une machine manipula-
trice. L’instance médiatique est victime de son système de représentation dans
lequel au lieu que l’échange se fasse entre elle est le citoyen, il se fait entre elle et
les acteurs de la machine économique, afin de pourvoir à sa propre promotion : « Et
si l’information ne renvoyait ni à l’événement ni aux faits, mais à la promotion de
l’information elle-même comme événement ? » se demande Jean Baudrillard 20. C’est
ce qui peut expliquer, le phénomène étrange du comportement de la presse améri-
caine (particulièrement le New York Times et le USA Today) justifiant l’existence des
armes de destruction massive et l’intervention en Irak de l’armée américaine. On ne
peut pas dire que ces deux grands quotidiens s’étaient « vendus » au pouvoir de la
Maison Blanche comme s’ils avaient pris un engagement politique conscient en

16. Chose dénoncée par P. Bourdieu dans Sur la télévision et Contre-feux.


17. Cela explique qu’il y ait une tendance à l’expulsion des experts ou à une présence bien encadrée
médiatiquement aussi bien pour la politique que pour les sciences ou le sport. Le cas extrême, en France,
est celui de la météorologie, les météorologues ayant été évincés du petit écran au profit de présenta-
teurs du monde des médias.
18. Cela est conforté même, et donc légitimé, par des décisions de justice. Dans un article intitulé « Le
juge et le journaliste » in Le Monde diplomatique de septembre 1995, J. Martin, avocat à la cour, rappelle
les attendus du tribunal qui ayant à juger l’affaire du faux entretien de Fidel Castro avec PPDA, a décidé
de ne pas condamner celui-ci : « Les propos [ont] été fidèlement rapportés...[bien que] les questions et les
réponses [soient présentées] sous la forme d’un dialogue qui n’a, en réalité, pas eu lieu. » « L’obligation ne
dépasse pas le strict contenu de l’information elle-même pour s’attacher également aux modalités techni-
ques de présentation » Et J. Martin de poursuivre : « L’honnêteté de l’information ne comprend donc pas
le cas d’un faux manifeste, la divulgation d’une fausse nouvelle... ».
19. Propos de Daniel Schneidermann dans sa réponse à Pierre Bourdieu, dans Le Monde diplomatique de
mai 1996.
20. Libération, 3/06/1996.
Les médias nous manipulent-ils ? 225

faveur de G.W. Bush. La chose est plus subtile. Elle relève de l’influence qu’un imagi-
naire collectif – en l’occurrence celui de l’Amérique en même temps menacée et por-
teuse de valeurs universelles – peut avoir sur les esprits sans que cela soit tout à
fait conscient. Ces journaux ont plongé de façon aveugle dans cet imaginaire, sans
éprouver le besoin de vérifier quoi que ce soit tant s’imposait à eux cette évidence.
Ils ont eu beau faire leur autocritique après coup, le mal était fait et irréparable.

1.4 Les médias sans influence ?


Il est bien difficile de mesurer l’influence des médias sur l’opinion publique. Les sonda-
ges ne sont guère d’un grand recours. Ils ne peuvent mesurer que des « intentions »
lorsqu’il n’y a pas d’enjeu immédiat n’engageant aucunement le sondé (pour quel can-
didat pensez-vous voter ?), des « indices de satisfaction » qui permettent d’établir la
cote des hommes politiques et qui sont des appréciations vagues liées aux aléas des
événements politiques, des « prévisions » de résultats électoraux d’après les déclara-
tions des électeurs au sortir des lieux de vote. Mais en aucun cas ne peuvent être mesu-
rés les motifs qui sont à l’origine des déclarations et des actes, ni les causes qui
pourraient expliquer des orientations ou des changements d’opinion. Les psycho-socio-
logues qui travaillent sur des problématiques d’influence des esprits, savent la difficulté
d’une telle entreprise. Autant dire que nous sommes loin de connaître l’impact véritable
qu’une information peut avoir sur l’opinion publique. Il faudrait pouvoir l’étudier sur le
moment, puis dans le temps, selon son origine, sa répétition ou non, le support média-
tique (radio, presse télévision), la nature du fragment de population concerné, etc.
On ne pourra donc faire que quelques observations empiriques. Par exemple, lors des
dernières élections présidentielles d’avril 2002 qui virent J.M. Le Pen passer devant
L. Jospin au premier tour, on peut faire l’hypothèse que le matraquage médiatique de
la télévision sur l’insécurité 21 intervint pour quelque chose dans la montée des votes
favorables à Le Pen. En revanche, on constatera que dans l’affaire Lewinsky-Clinton,
aux États-Unis, malgré le traitement fortement dénonciateur de la presse et de la télé-
vision à l’endroit de Clinton, les médias n’eurent semble-t-il aucun impact sur l’opi-
nion (et même finit par produire un effet contraire) dans la mesure où tous les
sondages (mais nous venons de mettre en doute les sondages) ont montré que
le peuple américain ne condamnait pas Clinton. De même, on peut se poser des
questions sur les dernières élections américaines qui ont vu le renouvellement de
G.W. Busch, malgré de très fortes campagnes anti-Busch relayées par les médias 22. On
pourrait multiplier les exemples, mais on en restera toujours à des constatations sans
preuves. La question de l’influence des médias sur l’opinion publique n’est peut-être
pas une bonne question, même si elle taraude les politiques et décideurs de tout poil,
au premier chef, bien évidemment, les médias eux-mêmes. Aussi nous en sommes-
nous tenu à l’observation de la machine médiatique elle-même, à l’analyse des effets
qu’elle vise et à ne faire que des hypothèses sur les effets qu’elle pourrait produire.

21. Voir l’émission Arrêt sur images sur Arte.


22. Comme si s’était produit un « juste retour des choses » après leur prise de position en faveur de la
guerre en Irak. Mais il ne faut pas établir ici une relation de cause à effet qui serait abusive, car il est
probable que les deux affaires ne soient pas liées.
226 Bilan critique. les médias et la démocratie

2. De la déontologie : une question de responsabilité


On écartera de cette question, le cas des tromperies volontaires, comme le lance-
ment de fausses nouvelles ou de rumeurs dont les médias se font écho, et qui, elles,
sont immédiatement condamnables (même si elles ne sont pas toujours condam-
nées) parce qu’elles sont le fait d’une personne ou d’un groupe de personnes qui
cherchent à tromper le public à des fins personnelles. La déontologie concerne
l’ensemble d’une pratique professionnelle, jusque dans « les micro-manquements à
l’exigence de fiabilité » 23 qui apparaissent dans l’information des médias.
Cette question, pour un groupe socio-professionnel quelconque, suppose trois
conditions : (1) que celui-ci veuille bien se définir une conduite morale dans
l’exercice de sa pratique, au regard de ce qui dans une société est considéré comme
bien et mal ; (2) que, à cette fin, il édicte un ensemble de règles (explicites ou
implicites) qui garantissent cette conduite, lesquelles devant être respectées par
tous les membres de ce corps social sans exception, constituent des obligations,
un devoir ; (3) qu’existe un mécanisme de contrôle faisant que ces règles agissent
davantage de façon négative que positive, à savoir qu’à ne pas les respecter on
s’exclut physiquement ou moralement du groupe, ce qui en fait un mécanisme de
sanction. Par là-même, on comprend que les deux premières conditions doivent
être créées à l’intérieur même du groupe concerné, par ses propres membres, mais
que la troisième condition exige que les membres du groupe, pour éviter qu’ils en
prennent trop à leur aise avec ces règles, se dotent des moyens d’avoir un regard
distancié, neutre, non impliqué qui leur garantisse une certaine objectivité. Cela
peut être obtenu par la création d’une sorte de comité des sages dont le mode de
nomination devrait donner une assurance d’impartialité, ou par l’existence d’un
système d’autorégulation qui génère la sanction du fait des conséquences
qu’entraîne le comportement déviant et qui, par un effet de retour, pénalisent le
manquement à la règle.
Dans le monde des médias, si tant est que les deux premières conditions soient satis-
faites 24, la troisième est en revanche absente. Non seulement il n’existe pas de véri-
table comité des sages ayant un réel pouvoir de sanction comme c’est le cas dans le
corps médical 25, mais le système d’autorégulation fonctionne en sens inverse : plus
il y a manquement à la règle (c’est-à-dire transgression), plus, selon le principe de
saillance, est assurée la captation du public. Dans les médias d’information comme
dans la publicité 26 – et comme parfois en politique –, c’est la transgression qui est

23. Charon J.M. (2004), « Information dévoyée et responsabilité du journaliste », Les cahiers du CRE-
DAM, n° 4, Clemi-Université de Paris 3, octobre 2004. Voir également l’ensemble de ce numéro consacré à
« la rumeur » et à « l’information dévoyée ».
24. Quelques-unes de façon juridique : liberté de la presse, respect du secret de l’instruction, mais dont
l’application passe par une jurisprudence compliquée (voir « Le juge et le journaliste », Le Monde diplo-
matique, septembre 1995). D’autres, la plupart du temps de façon implicite, dans la pratique journalisti-
que elle-même.
25. Le CSA en France n’a pas le même pouvoir de sanction que l’Ordre des médecins.
26. Cf. les campagnes de détournement du genre publicitaire de Benetton. Voir à ce propos notre contri-
bution au dossier sur « La publicité : masques et miroirs » dans la revue Mscope n° 8 (sept. 1994), CRDP
de Versailles, ainsi que celle de Philippe Sobet : « United pubs of Benetton ».
Les médias nous manipulent-ils ? 227

payante et qui lave le pécheur de toute faute 27. Du coup, tout se passe dans les
esprits comme si l’absence de transgression ne pouvait plus garantir l’impact auprès
du public. La machine médiatique a un tel pouvoir de récupération de ses propres
manquements aux règles, qu’il est quasiment impensable qu’existe un quelconque
système de contrôle 28. Si on ne tient pas compte de la logique commerciale à
laquelle sont soumis les médias, il semble que deux obstacles s’opposent à une
réflexion sur cette question de la déontologie : les discours de justification de la pro-
fession face aux critiques qui leur sont adressées ; le refus de considérer que ce que
l’on pourrait appeler la vérité de l’information se trouve piégée.

2.1 Les discours de justification de la profession


journalistique

À recueillir et analyser ces discours de justification, on constate qu’ils sont centrés


autour du rôle que doivent jouer les médias dans une démocratie, comme cela est
expliqué par le médiateur du journal Le Monde 29 : « Quant au droit d’informer, il n’a
de sens que par rapport à celui de l’être, qui concourt à la formation des citoyens
responsables : il est tout autant un devoir qu’un droit (...) ». L’activité du journa-
liste est donc fondée sur un principe éthique. En cela, elle se réclame d’une filiation
de pensée qui depuis fort longtemps postule que dans les régimes démocratiques qui
se fondent sur le principe de la participation de tous à la régulation des conflits par
la construction et l’expression d’une opinion majoritairement consensuelle, la vérité
ne préexiste pas à l’action humaine mais en est issue. Elle résulte d’un jugement col-
lectif qui n’appartient à personne en particulier et représente idéalement l’opinion
du plus grand nombre 30. Dès lors, le devoir d’informer des médias serait le pendant
« naturel » du droit du citoyen à construire une vérité : la vérité civile. C’est de là
que les médias tirent leur légitimité. Mais pour construire cette vérité civile, encore
faut-il que le citoyen comprenne le monde dans lequel il vit et que rien ne s’oppose
à cette démarche de compréhension dont on suppose qu’elle est librement décidée.
Surgissent alors des questions, voire des critiques, auxquelles les médias répondent
par divers sortes d’arguments.

27. Ainsi s’explique la non-condamnation de PPDA pour faute professionnelle lors de la fausse interview
de Fidel Castro. À la télé, la faute devient vénielle dès lors que l’audimat monte. Parfois, cependant, par
un de ces coups de rein destinés à redonner une virginité à un média, il se produit une sanction. Paul
Amar en fut la victime, alors qu’il n’y avait pas là faute professionnelle. Mais le service public exigeait un
acte de pruderie autolégitimant (la « moral majority » américaine ne procède pas autrement).
28. Les médias, et la télévision en particulier, admettent (aux deux sens du terme) difficilement la critique :
voir l’affaire du journal Le Midi libre qui voulut tenter un procès en diffamation à des chercheurs de l’univer-
sité de Montpellier, lesquels avaient fait l’analyse de la façon dont ce journal traitait de l’immigration.
29. L’article d’André Laurens, « Le droit à l’information », paru dans Le Monde du 16-17 avril 1995, qui
résume à lui seul bien des déclarations et écrits du monde des journalistes.
30. Voir Charaudeau P. et Ghiglione R., La parole confisquée, un genre télévisuel : le talk show, Paris,
Dunod, 1997.
228 Bilan critique. les médias et la démocratie

2.2 « Le monde s’impose à l’homme »

Face à la critique qui reproche aux médias de se complaire dans les drames du
monde, ceux-ci répondent que ce ne sont pas eux qui présentent la réalité de façon
dramatique, mais la réalité elle-même qui est dramatique. À une auditrice qui repro-
chait aux journalistes de « ne donner que des informations négatives », l’un de
ceux-ci répondit : « Nous ne sommes pas des fabricants d’information. L’information
est là, l’actualité est là, elle s’impose à nous » 31. Si l’auditeur avait pu ou voulu, il
aurait pu répliquer : « L’information médiatique est là, l’actualité médiatique est là,
et c’est vous qui me l’imposez ». Car le dramatique n’est pas dans la réalité mais
dans la description qu’on en fait. Une guerre est une guerre, et elle peut être indif-
férente à ceux qui ne se sentiraient pas directement concernés par elle 32. On peut
choisir de la montrer, de la raconter, de la commenter en s’apesantissant plus ou
moins sur les victimes, les désastres, les coupables, les sauveteurs, etc.

En outre, arguant du fait que le monde est extrêmement complexe, les médias
s’attribuent le devoir de le rendre intelligible. On entend souvent la justification
suivante : notre rôle est de traiter les événements du monde qui concernent plus
particulièrement la vie en société ; or ce rôle est « de plus en plus exigeant au fur et
à mesure que s’accroît la complexité des sociétés modernes » 33. En réalité, ce rôle
ne consiste pas tant à faire découvrir une nouvelle explication du monde, qu’à met-
tre à la portée du plus grand nombre en âge de citoyenneté les faits que celui-ci
ignore, et les explications qui sont données soit par des journalistes, soit par des
experts. Cette quête d’intelligibilité n’est pourtant pas propre aux médias. L’homme
vivant en société cherche à se donner des moyens de rendre le monde intelligible
par divers biais, scientifique, technique et même artistique 34. Et il diffuse le savoir
acquis à travers des instances d’« inculcation » 35 que sont l’école, l’université et les
divers organismes de formation ou d’activité extra-professionnelle. Dès lors, la ques-
tion se pose de savoir quelle serait, dans cette quête de l’intelligibilité du monde, la
spécificité des organes d’information. Font-ils partie de ces instances d’inculcation
ou ont-ils une place à part ?

31. France-Inter, au moment d’« Info-com c’est vous », le 1/11/1994.


32. Mises à part les quelques déclarations compassionnelles de rigueur.
33. Judith Schlanger in Le Monde du 30/04/96. On fera remarquer que cette idée selon laquelle les
sociétés modernes sont de plus en plus complexes est une idée qui pour être fort répandue n’en est pas
moins relative à un point de vue. Le point de vue de l’homme d’aujourd’hui. Mais il y a fort à parier – on
n’en fera jamais la démonstration – que l’homme de la Renaissance, puis ceux des XVIIIe et XIXe siècles
devaient estimer que les sociétés sont de plus en plus complexes, entendez de moins en moins intelligi-
bles, ce qui confine au paradoxe puisque la science est de plus en plus développée et la technologie de
plus en plus sophistiquée permettant, semble-t-il, à l’homme de mieux maîtriser ce monde.
En fait de paradoxe, il s’agit d’une confusion entre ce qu’est le monde et ce qu’est le savoir qu’on a sur le
monde. Le monde – et il en est de même des sociétés – n’est jamais que le monde ; il n’est ni simple ni
complexe. C’est le savoir sur celui-ci qui en augmentant permet d’en découvrir, oh paradoxe, la com-
plexité. Cela est vrai de toutes les époques.
34. Le discours religieux, lui, n’a pas pour finalité d’expliquer le monde, mais de lui donner une raison
d’être, ce qui n’est pas la même chose. La confusion est souvent entretenue.
35. Processus par lequel on incorpore des systèmes de classement et de valeurs qui organisent nos
visions du monde (voir L. Porcher, 1995).
Les médias nous manipulent-ils ? 229

Les phénomènes du monde sont complexes. Les expliquer, c’est les discriminer pour
classer et marquer des différences. Pour cela, il faut du temps et des instruments
eux-mêmes complexes. « Quand la vérité est trop compliquée, on ne peut la dire que
de manière compliquée », dit Pierre Bourdieu 36. Une telle conclusion peut heurter le
sens commun pour qui il doit être possible d’expliquer simplement ce qui est com-
pliqué. Mais c’est sur cet imaginaire de possible vulgarisation de l’information que
se fondent les médias, malgré la contradiction maintes fois soulignée : plus le savoir
est largement partagé, plus il est compris par un grand nombre de récepteurs, et
moins il informe ; plus le savoir est réservé à un groupe réduit, plus il exclut de
récepteurs, et plus il est susceptible d’informer.

2.3 « Le pouvoir est opaque »

Face à la critique qui reproche aux médias de vouloir chercher à être les premiers à
révéler des affaires (le scoop), sans toujours vérifier les informations, les médias
répondent par l’argument de l’« opacité » : dans la vie sociale, le pouvoir ne peut
être conquis et ne peut s’exercer qu’au prix de stratégies consistant soit à garder le
secret (« ne pas tout dire »), soit à occulter les actes par la parole (« faire croire
autre chose que ce qui se fait »), ce qui engendre des jeux de faux-semblant et donc
de cache-cache avec les médias. Notre rôle disent explicitement ou implicitement
les médias est de dénoncer ces faux-semblants : « Alors que l’évolution des compor-
tements accepte plus de transparence dans la vie sociale et politique, dit encore
notre médiateur, et que la presse contribue à un salubre effort de dévoilement, la
propension à cimenter davantage la confidentialité et le secret (...) n’est pas qu’ana-
chronique. Elle vise à renforcer, au moment où elle faiblit, une rétention délibérée
de l’information » 37. Ce qui permet à un éditorialiste d’un grand quotidien national,
réagissant à une attaque du président de la République qui rendait la presse respon-
sable de la psychose de la « vache folle », de dire : « Il faut désigner le bouc émis-
saire traditionnel, celui qui sert désormais en toutes occasions, dès que l’opinion
publique se pose des questions : les médias » ; puis il poursuit : « C’est pourtant
parce qu’ils [les gouvernements] sont défaillants que nous devons publier, jour après
jour, le véritable dossier de la vache folle » ; enfin il conclut : « L’ancien président
nous traitait de chiens, celui-là de fous ; craignons le pire : à ce rythme-là, on va
devenir enragés » 38. Voilà qui satisfait au mythe de la nécessaire dénonciation au
service de la démocratie.
C’est donc au nom de la lutte contre cette opacité, contre ce qui fait obstacle à
l’information du citoyen que les médias d’information se donnent pour vocation de

36. Propos tenus par Bourdieu lors d’une interview par J.M. Cavada dans l’émission Philogène, sur France
Inter et repris dans Sur la télévision.
37. Judith Schlanger, art. cit. Il s’agit ici d’une argumentation développée à propos du secret fiscal,
mais le propos peut être généralisé car c’est ainsi qu’on l’entend et le lit un peu partout.
On ne voit pas cependant ce qui permet d’affirmer qu’il y aurait, à l’heure actuelle, une « propension à
cimenter davantage la confidentialité et le secret », si ce n’est pour justifier davantage le combat des
médias d’information.
38. Serge July, directeur du journal Libération, dans son édito « En suivant le bœuf ».
230 Bilan critique. les médias et la démocratie

dévoiler ce qui est caché, et de contrecarrer toute stratégie de communication 39


manipulatrice. On touche là l’un des points forts du discours de légitimation que
produisent les médias, celui de l’information présentée comme une conquête contre
les forces mensongères du pouvoir. De là, un « devoir d’informer » qui se transforme
en « informer coûte que coûte », car ce serait mieux de dire que de ne pas dire,
comme si ne pas dire, c’était « cacher ». Mais peut-on se passer, au nom de cette
même démocratie, de s’interroger sur les effets de cette course au dévoilement, de
cette traque du caché, et, avant même, sur la nature de cette dénonciation ? Peut-
on par exemple l’exhiber au risque de la mort de celui qui s’en considérerait la vic-
time innocente ? Face au slogan journalistique « il vaut mieux dire que taire »,
pourvoyeur de bien des rumeurs, il faut pouvoir revendiquer, au nom de la démocra-
tie elle-même : « Parfois, il vaut mieux taire que dire ».

2.4 Y a-t-il une vérité médiatique ?

Il y a plusieurs sortes de vérités : il y a la vérité des faits qui pose le problème de


leur authenticité ; il y a la vérité de l’origine qui pose la question des fondements du
monde, de l’homme et des systèmes de valeurs ; il y a la vérité des actes qui semble
émerger dans l’instant même de leur propre réalisation. Et puis, il y a deux autres
vérités qui intéressent particulièrement l’espace social : la vérité d’opinion et la
vérité d’émotion.
La vérité d’opinion a deux caractéristiques : elle s’appuie sur des systèmes de
croyance et elle cherche à être partagée par le plus grand nombre, ce partage éta-
blissant un consensus qui serait le garant de sa valeur. À l’intérieur de cette vérité,
on peut distinguer trois types d’opinion 40 : l’opinion commune, la plus largement
partagée, exprimée le plus souvent par des énoncés à valeur générale (« On ne tue
pas des innocents ») ; l’opinion relative qui se discute mais renvoie à une convic-
tion, exprimée à l’aide d’énoncés modalisés (« Je crois que c’est un juste retour des
choses ») ; l’opinion collective qui porte un jugement sur les autres en les enfermant
dans une catégorie qui les essentialise (« Les Américains sont dominateurs »). Il se
produit souvent des glissements d’un type de vérité à l’autre. Dans la façon dont
furent commentés les événements du 11 septembre, on voit bien que l’opinion com-
mune, qui voudrait que la barbarie soit châtiée, vient occulter l’opinion relative qui
voudrait poser dans cette affaire le problème de la responsabilité des États-Unis du
fait de leur action dominatrice dans le monde. Et cette occultation est renforcée par
l’opinion collective essentialisante qui voudrait que l’on assiste à la confrontation

39. Il est à remarquer l’emploi tout récent de ce terme, par certains responsables d’organes d’information,
en France, et particulièrement par ceux du journal Le Monde, dans un sens qui l’oppose au terme
« information ». C’est encore notre médiateur qui dans le même article dit : « Le risque est de la (l’informa-
tion) remplacer, au mieux, par la communication, procédure unilatérale, alors que la tâche d’informer sup-
pose la vérification, la contradiction, la comparaison des sources, y compris celles qui sont confidentielles ».
Une telle affirmation ne peut être admise par les sciences du langage : l’information n’est qu’un sous-
ensemble du phénomène général de communication entendu comme phénomène d’échange social produi-
sant du sens.
40. Voir notre article « Tiers, où es-tu », in Le non-dit du discours. La voix cachée du Tiers, L’Harmattan,
2004.
Les médias nous manipulent-ils ? 231

de l’Occident contre l’Orient, ce dernier étant défini comme l’agresseur. Mais ce pour-
rait être l’inverse : l’opinion relative qui voudrait dénoncer la responsabilité des
États-Unis, renforcée par l’image essentialisante d’un État dominateur, anti-arabe
(Guerre du Golfe et conflit israélo-palestinien), le tout se fondant dans l’opinion
commune qui dirait qu’il y a là une juste revanche des petits contre les grands
(David contre Goliath) 41.
La vérité d’émotion, elle, sidère ou provoque une réaction irréfléchie. Elle laisse sans
voix ou déclenche un cri, elle paralyse ou déclenche une action pulsionnelle. C’est
parce qu’elle s’appuie sur l’histoire personnelle consciente, non consciente et/ou
inconsciente de celui qui l’éprouve. De ce fait, cette réaction tient lieu de vérité, car
rien au monde, aucune raison, ne peut faire changer d’avis celui qui l’éprouve (il suf-
fit de penser au père du petit Palestinien qui est mort à ses côtés 42). Mais en même
temps, toute émotion est socialisée, car ce qui touche l’individu s’inscrit dans des
systèmes de valeur (on ne réagit pas de la même façon en France, aux États-Unis ou
dans les pays arabes). Cette vérité a donc besoin d’être confortée, à la fois, par des
effets d’authenticité, et par l’explicitation d’un système de valeurs sociales. Devant
le spectacle d’une catastrophe, la vue des victimes produit des effets de vérité émo-
tionnelle divers selon que le téléspectateur est un proche des victimes ou au con-
traire étranger à celles-ci. Il peut aussi ressentir une compassion vis-à-vis de ces
victimes, pour avoir déjà vécu une situation semblable ; mais il peut aussi la ressen-
tir au nom d’un principe moral qui n’accepte aucune action contre des victimes
innocentes. C’est que la mort, si elle est toujours un scandale pour les êtres humains
– y compris quand ils la donnent –, l’est d’autant plus qu’elle est impromptue (le
hasard qui ne prévient pas), qu’elle frappe des innocents (expression suprême du
mal puisque aucune raison, aucune logique ne peut soutenir une telle ignominie :
une mort imméritée est une mort qui renvoie l’homme à sa propre insignifiance), ou
qu’elle est le résultat d’un projet organisé, planifié et exécuté avec une froideur
implacable (autre folie humaine qui a au moins le mérite de nous désigner un cou-
pable qui ne cessera de hanter le souvenir des peuples).
En fait, par rapport à des événements dramatiques qui sont susceptibles de toucher les
êtres humains de quelque culture que ce soit, il se produit constamment des fusions
entre les vérités d’opinion et les vérités d’émotion, les unes étant soutenues par les
autres, toutes s’alimentant réciproquement afin d’accroître leur force d’évidence.
Comme on l’a vu précédemment, dans le rendu des événements du 11 septembre 2001,
se produit une fusion de ces différents types de vérité, y compris une vérité jubilatoire
sado-masochiste, celle de qui, en voyant s’écrouler les tours, verrait s’écrouler la puis-
sance exhibée des États-Unis : effondrement de l’autre, effondrement de soi.

2.5 La vérité piégée


On peut donc dire que les faits n’ont pas de vérité en soi. C’est de leur mise en
scène, dans un certain dispositif, que surgit, au regard de celui qui est pris dans ce

41. Voir plus haut, le traitement du 11S.


42. Lors de l’un des affrontements israélo-palestiniens, au mois de septembre 2000.
232 Bilan critique. les médias et la démocratie

même dispositif, une vérité subjective qui tend à s’objectiver dans un mouvement
de partage universel. La vérité d’un événement rapporté par la télévision est marqué
par un paradoxe : ce qui est vu est interprété dans un désir d’authenticité, car il faut
que l’on puisse supposer qu’il y a bien de la réalité et que celle-ci nous saute de
temps en temps à la figure (et pour cela, on croit volontiers à la singularité du fait
et au hasard de la co-présence entre l’événement et un regard caméra lors de directs
ou de directs différés) ; mais en même temps, l’on sait que cette réalité est mise en
scène par une machine à informer pour essayer de nous toucher (d’où la répétition
de la monstration de l’événement qui a pour effet paradoxal de le déréaliser). Le
paradoxe est que ce que nous croyons être le visible du monde n’est qu’un invisible,
intouchable, construit en visible par l’effet conjoint d’une mise en spectacle et de la
projection sur ce spectacle de notre mémoire. Le spectacle d’une catastrophe en est
un exemple. Il y a des victimes, on nous montre des cadavres, on nous parle de
morts, mais jamais personne n’a vu la mort. On n’en a, en tant qu’êtres humains,
aucun indice. Il n’empêche que nous en construisons son spectacle comme un
nécessaire fantasme, quête insatiable de vérité, peut-être parce que ce spectacle
renvoie toujours à notre propre mort.

Aussi les médias sont-ils également piégés du fait de cette asymétrie entre les
intentions (louables ou non) de l’instance de production et les interprétations des
téléspectateurs, entre les « effets visés » et les « effets produits ». Que l’on passe
des mêmes images de catastrophe, de guerre, de mort, en boucle d’un journal télé-
visé à l’autre, du matin au soir, de jour en jour, au prétexte (sincère ou non) de les
montrer à ceux qui ne les auraient pas encore vues, et il se produira un effet
d’amplification déformant. Les médias seront alors accusés de faire du sensationna-
lisme. Qu’ils fassent un usage minimaliste du traitement d’un événement pour laisser
la place à d’autres événements, ils seront accusés de ne pas faire leur travail
d’information ; qu’ils traitent d’événements apparemment similaires ayant pourtant
des causes différentes, on pourra leur reprocher de faire de l’amalgame 43.

Et pourtant, les médias contribuent, bon an mal an, à construire de l’opinion. Cer-
tes, l’opinion publique est diffuse, fragmentée, éclatée, mouvante, instable, suivant
des mouvements browniens, se fixant parfois sur la paroi d’une certitude comme des
mollusques au rocher battu par les vagues. C’est ce que permettent les médias : que
la vérité se fixe – provisoirement – sur une paroi. Après l’attentat du 11 septembre,
que l’on ait réagi au nom d’un principe universel disant que rien ne justifie la barba-
rie et qu’il faut châtier les coupables, que l’on ait réagi au nom d’une solidarité émo-
tionnelle qui nous aurait dit qu’il fallait soutenir les Américains et partir en guerre
contre le terrorisme, il ne s’agit là que d’opinions existentielles provisoires, même si
elles se veulent vérités non discutables.

N’y a-t-il donc pas de vérité, au-dessus de ces vérités d’opinion ? Peut-être, mais
alors faudrait-il faire une plongée dans l’inconscient, là où se trouvent des vérités
refoulées, à moins que l’on fasse un saut dans l’au-delà, là où se trouve une vérité
absolue qui ne peut être atteinte que par une parole de révélation.

43. Il en est ainsi des affaires de « corruption », de « violence », d’« insécurité », etc.
Les médias nous manipulent-ils ? 233

2.6 De la responsabilité des médias


« Responsable mais pas coupable », cela a été clamé haut et fort par des personna-
lités politiques à propos de l’affaire du sang contaminé. De fait, il ne faut pas con-
fondre responsabilité et culpabilité. La responsabilité stigmatise, sans jugement de
valeur, le fait que tout acte d’un individu entraîne des conséquences et ce faisant
s’inscrit dans une chaîne de causalité qui implique d’autres individus et d’autres
actes. Du même coup, l’individu responsable devrait s’obliger à prendre en considé-
ration les effets produits (ou que peuvent produire) ses choix d’actions et de paro-
les. La culpabilité, elle, est déterminée par un ensemble de règles, de normes ou de
lois dont la transgression entraîne une sanction ; toute conduite qui enfreint ces
règles se met hors-la-loi et se voit jugée coupable. La culpabilité est d’ordre moral
et juridique, la responsabilité d’ordre éthique. À cela, il faut ajouter la distinction
que propose Max Weber entre une « éthique de la responsabilité » et une « éthique
de la conviction ». La première a partie liée avec l’action dans la mesure où elle se
pose la question de la finalité des actes et de leur conséquence. La seconde a partie
liée avec la valeur vis-à-vis de laquelle l’adhésion doit être totale, sans compromis-
sion, et sans se préoccuper des conséquences. En quelque sorte, une responsabilité
relative opposée à une responsabilité absolue. La première serait celle de l’homme
politique, la seconde celle du croyant, du chercheur, du médecin. Il n’y a pas lieu de
discuter ici de cette distinction. Mais on peut se demander ce que devrait être une
éthique de la responsabilité du discours médiatique, sachant que ce discours s’ins-
crit dans un cadre pragmatique d’action et d’influence. Pour cela, il faut une prise de
conscience du contrat d’action, de la marge de manœuvre dont dispose ce type de
discours et des effets qu’il produit.
Responsabilité des médias donc, d’abord dans la sélection des événements. À être
obnubilé par l’accidentel et l’insolite, à assimiler l’événement au désordre social, les
médias construisent un agenda du monde médiatique qui les empêche de traiter ce
qui se trouve dans l’ombre du désordre apparent, sous la partie saillante de l’iceberg.
Or c’est cet agenda qui s’impose au citoyen comme celui du monde social hors
duquel il n’y aurait point d’événement. Il lui est imposé dans un jeu d’offre qui fait
croire qu’il correspond à une demande. Comme dans tout marché, c’est l’offre qui
dicte la demande, une demande qui est construite en boucle dont on ne peut dire si
elle correspond au besoin (et encore moins au désir). Choisir d’annoncer une nou-
velle incertaine plutôt que de la taire, serait-ce avec toutes les précautions d’usage,
c’est la faire exister et la faire enregistrer comme telle. Le citoyen, ne l’oublions pas,
ne peut consommer que l’information qu’on lui sert 44.
Responsabilité ensuite dans l’identification des sources et la pratique de la citation.
Identifier l’origine d’une déclaration de telle ou telle façon a des incidences sur
l’objectivité de l’information. Aucun ouvrage scientifique ne pourrait se contenter
des identifications approximatives (« selon un proche du gouvernement », « de
source autorisée », « d’après des témoins ») dont les médias sont familiers, pas plus

44. Pour concrétiser voir dans Mots n° 37, op. cit., l’article de Pierre Leroux, « Le résumé de la semaine
de l’émission 7sur7 : digest de l’actualité ou actualité digest », particulièrement p. 54.
234 Bilan critique. les médias et la démocratie

que des identifications floues à l’aide de tournures impersonnelles, passives ou


nominalisées parmi lesquelles prédomine le « on » (« Du côté des pouvoirs publics
on est de marbre. (...) Du côté de l’opposition on prépare la riposte »). En procédant
de la sorte, l’instance médiatique laisse entendre que bien des acteurs de la vie poli-
tique cherchent à masquer la vérité et que son rôle est de démasquer ce qui est tenu
caché. Car il faut qu’existe du secret, sinon comment jouer les dénonciateurs ? « Ce
qui ne mérite pas qu’on en fasse un secret ne mérite pas d’être rendu public », disait
Michel Foucault. De cette formule, les médias font un adage. Le problème est
qu’ainsi naissent les rumeurs, ce mal qui colle à la peau des médias, car il n’est pas
certain que rumeur soit synonyme d’information. Cette pratique engage d’autant
plus la responsabilité des médias que ceux-ci, parfois, pour mieux dramatiser les
nouvelles, du moins dans leur annonce (titraille), vont jusqu’à transformer les décla-
rations d’origine. Même lorsque ces transformations ne sont pas volontaires, les
médias devraient s’interroger 45 sur la façon dont tout discours rapporté impose au
récepteur une certaine orientation interprétative.

La responsabilité se prolonge dans les modes de traitement de l’événement rapporté.


Pris entre le risque d’une redondance qui dédramatiserait l’information (comme dans
les reportages en simultané) et celui du montage qui confinerait à la tromperie
(comme dans les reality shows), le récit médiatique doit résoudre la contradiction
qui est inscrite dans son propre contrat : au nom de la crédibilité, il doit témoigner
de la réalité dans un rapport de transparence, au nom de la captation, il ne peut
s’empêcher d’en rajouter sur le drame humain. Or la focalisation dramatisante du
récit médiatique, par une opération de métonymie, réduit l’ensemble des composan-
tes d’un événement à l’une de ses parties, abolissant momentanément le reste du
monde. C’est lui qui peut transformer toute personne, entité ou institution, en héros
(« La France obtient l’exception culturelle sur les biens de consommation artistiques »)
ou en méchant (L’Europe, la technologie, la corruption, l’immigration, les hommes
politiques sont cause de nos malheurs) 46. Qui ne se représente à l’heure actuelle la
couche d’ozone comme un « trou » ? Qui ne garde comme souvenir quasi exclusif des
grands mouvements sociaux que les descriptions d’affrontements entre policiers et
manifestants, les exactions des casseurs, alors que les enjeux fondamentaux sont
ailleurs ? Qui peut évoquer à propos des conflits nationaux ou internationaux
(guerre en Irak, en Bosnie, au Rwanda, au Liban, en Tchétchénie) d’autres images
que celles montrant les armes des belligérants, les morts ou les victimes ? Quelle
vision de l’espace public est ainsi proposée au citoyen ? Sans compter que c’est par
le biais de cette fictionnalisation (et non pour se rapprocher davantage de la réalité
quotidienne, ou aider à la recomposition du lien social, comme cela est dit ici ou

45. Mais il est vrai qu’on ne l’enseigne pas dans les écoles de journalisme.
46. Cette tendance à l’effet dramatisant peut aller jusqu’à de la désinformation. Ainsi le titre du journal
Le Monde (22/06/1996) : « Des Goya interdits aux femmes dans un monastère d’Aragon » amène à la con-
clusion qu’en Espagne on interdit les tableaux de ce peintre aux femmes. Or, en lisant l’article, on
apprend que c’est le monastère, dans lequel a lieu l’exposition, qui, en raison de la règle de son ordre,
interdit l’entrée aux femmes.
Les médias nous manipulent-ils ? 235

là 47) que l’espace privé commence à envahir l’espace public. Le récit médiatique
construit son propre réel en faisant commerce de nos imaginaires.
À poursuivre d’un côté la quête de la révélation, à amplifier d’un autre la dramatisa-
tion de l’événement par un récit fictionnalisant, le public n’est plus traité en citoyen
mais en spectateur d’un monde qui devient objet de fascination, à la fois attiré et
repoussé par celui-ci. Il est alors pris en otage d’un processus de catharsis sociale :
les médias – et particulièrement la télévision – jouent ce rôle de producteur de
catharsis sociale. En effet, la mise en scène fictionnalisante de l’événement crée un
univers dans lequel le téléspectateur peut se projeter et s’identifier aux héros qui s’y
trouvent représentés satisfaisant ainsi sa quête de destinée-miroir. Parallèlement les
procédés médiatiques permettent de mieux en mieux de créer l’illusion du factuel,
de l’authentique, de la preuve de la réalité des faits, par l’investigation du privé, de
l’intime, du témoignage, nous persuadant que « ça s’est vraiment passé comme
ça » 48. C’est là ce que l’on peut appeler le vraisemblable, ou plutôt le « vrai
vraisemblable », celui qui fait se fondre les données de la fiction dans l’illusion de
l’authentique, qui donne un support de réalité tangible aux figures d’identification
de la fiction.
La responsabilité des médias réside dans ces choix. Ils ne peuvent se laisser aller à
subir les effets tyranniques de la vente des journaux, de la pression des patrons de
presse ou de l’audimat. Le problème qui se pose à eux est de savoir dans quelle logi-
que ils choisissent de s’insérer : dans une logique commerciale où se trouve parfaite-
ment justifié le récit à effet dramatisant, mais alors point de prétention à informer ;
dans une logique de démocratie citoyenne qui se doit d’éviter les effets de dramati-
sation, mais alors risque de se faire damer le pion par les concurrents qui choisissent
l’autre logique. La réponse n’est pas simple, elle est d’ordre organisationnel et
dépasse notre compétence, mais elle présuppose une vision claire des objectifs que
l’on se propose.

2.7 De la responsabilité du citoyen


Alors, que faire, et surtout que penser de cette machine qui aurait le désir d’infor-
mer et ne pourrait le faire que par un jeu de miroirs déformants ? Pas grand-chose
diront certains, tant les enjeux financiers sont dominants. Peut-être. Mais peut-être
aussi pourrait-on avoir un droit de regard citoyen. Exiger des acteurs de cette
machine qu’ils aient conscience de ce qu’ils font, de sorte que les choix qu’ils opè-
rent les engagent comme responsables de ce qu’ils font.
Il est vrai que la citoyenneté moderne se trouve, elle aussi, dans le flou. Les frontières
entre les États-nations tendent à s’abolir sous la double pression de la judiciarisation

47. Dernier en date, E. Mougeotte, directeur des programmes à TF1, déclarant que la chaîne continuerait
de donner la priorité aux talk shows et reality shows pour aider à la recomposition du lien social (avril
1996).
48. Question très étudiée ces derniers temps par les sociologues Alain Ehrenberg (L’individu incertain,
Calmann-Lévy, 1995) et Dominique Mehl (La télévision de l’intimité, op. cit.), ainsi que par nous-même en
collaboration avec Rodolphe Ghiglione (La télé du talk show ou la parole confisquée, op. cit.).
236 Bilan critique. les médias et la démocratie

d’instances supranationales et la montée des revendications régionales ; abolition


des frontières entre les espaces publics et privés dont les médias – et particulière-
ment la télévision – font leur fond de commerce ; abolition des différences culturel-
les sous l’effet conjugué d’une politique internationale tendant à imposer un même
modèle dit démocratique à tous les pays de la planète, des mouvements migratoires
tendant à produire de la mixité sociale, de médias qui traitent les différences en se
référant à des valeurs occidentales communes qui empêchent de voir les différences
culturelles. Plus de différences, plus de catégories auxquelles se référer, plus de
mesure ni de hiérarchisation des valeurs, et une citoyenneté perdant ses repères, sa
capacité de juger, la maîtrise de ses rapports à l’autre. Tout est mis sur le même
plan : les conflits extérieurs (ex-Yougoslavie, Irak), les génocides (Arménie, Kurdes,
Rwanda). Les revendications se font contradictoires entre le besoin d’universalisme
et le désir de différenciation (tolérance/intolérance intégrationniste, régionalismes/
nationalismes linguistiques, quotas de toutes sortes). D’où une difficulté croissante
pour le citoyen à exercer un droit de regard, un droit de critique, un droit de répli-
que, voire un droit d’action (manifestations) face à cette entreprise de déterritoria-
lisation des identités. Comment donc pourrait s’exercer un droit de regard citoyen ?

Avoir un droit de regard, c’est d’abord ne pas accepter la tricherie, et surtout ne pas
accepter celle-ci au nom de l’audimat, toutes les fois que, du journal télévisé aux
différents talk shows en passant par certains reportages, on présente comme
authentique et réel ce qui est provoqué ou monté artificiellement. Mais avoir un
droit de regard, c’est aussi refuser de se laisser piéger par les effets que produit la
machine à informer : effets de grossissement qui alimentent les rumeurs 49 ; effets
d’amalgame qui globalisent les affaires ; effets de dramatisation qui se centrent sur
les persécuteurs et les héros et empêchent d’analyser la réalité sociologique des
événements ; effets de décontextualisation qui déforment la perception des
événements 50 ; effet d’essentialisation qui exacerbe les oppositions des acteurs de
l’espace public, comme si le monde n’était fait que d’entités humaines antagonistes
hors desquelles il n’y aurait d’autre pensée ni d’autre jugement que contre l’autre.

Enfin, avoir un droit de regard, c’est ne pas accepter les arguments fournis par les
instances d’information pour justifier leur travail, comme par exemple : « l’informa-
tion se fabrique vite, très vite », alors que, aussi vite que l’on aille en besogne, on
opère toujours des choix et ces choix ont toujours une signification ; ou l’argument
déjà évoqué : « On montre la réalité telle qu’elle arrive (…). Ce n’est pas la télévi-
sion qui est violente, c’est la réalité » 51, alors qu’en matière d’information, il n’y a
de violence que montrée et que donc celle-ci dépend de ce que l’on choisit de mon-
trer et de la mise en scène qui la montre.

* *
*

49. On se rappellera l’affaire en France de « la baie de Somme ».


50. On se rappellera l’affaire « Cohn-Bendit », quasiment accusé, 34 ans plus tard, de pédophilie pour
une déclaration faite dans le contexte de 1968.
51. Un journaliste à propos de la séquence du petit Palestinien mort en direct.
Les médias nous manipulent-ils ? 237

Alors, constat d’impasse ? Impossibilité d’atteindre une parole de vérité, impossibi-


lité de transmettre une information objective, impossibilité d’éviter sa mise en spec-
tacle déviante. Cela doit-il nous faire conclure à une impossibilité pour les médias
de servir la démocratie ? La réponse est bien difficile, et il ne faudrait pas se préci-
piter à tancer les médias de médiacratie comme on le fait parfois. Il faudrait, mini-
malement, un certain nombre de conditions pour que les médias puissent jouir d’une
certaine crédibilité et, partant, de légitimité. Elles passent toutes par la prise de
conscience et l’acceptation des limites, voire des effets pervers, de la machine
médiatique.
C’est donc à une première condition de modestie que sont conviés les médias. Ils
n’ont pas à se prendre pour la démocratie elle-même, ni pour l’espace public lui-
même, comme ont tendance à le suggérer certains discours émanant du monde pro-
fessionnel. La vision sociale du monde que proposent les médias est à la fois trop
fragmentaire et obsessionnelle pour y prétendre. Les médias doivent accepter qu’ils
ne peuvent prétendre à la transparence, l’événement étant le résultat d’une cons-
truction. Ils ne peuvent prétendre être un transmetteur de nouvelles qui s’efface
devant le monde perçu, ni un simple greffier qui l’enregistre, ni un miroir qui en ren-
verrait un reflet fidèle. La déontologie ici serait de refuser de faire passer pour réa-
lité du monde social ce qui n’en est que l’une des représentations imaginées.
Il y faut aussi une condition de courage, car les médias doivent accepter de recon-
naître que la cible à laquelle ils s’adressent est une inconnue, difficile à maîtriser,
dont on ne peut prédire les réactions pulsionnelles ni même rationnelles. Consé-
quemment, ils doivent accepter de reconnaître que tous les systèmes mis en place
pour montrer comment cette cible réagit (enquêtes, sondages, interactivité) ne sont
que poudre aux yeux destinée à créer l’illusion qu’on la connaît, et à faire marcher
les « industries de l’influence » que sont les instituts de sondage, services de marke-
ting et autres bureaux d’études. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de dénier
l’utilité de ces industries. Il s’agit seulement de refuser l’illusion de « réalisme »
qu’elles proposent. Courage également pour ne pas céder aux sirènes du « les autres
en parlent, pourquoi pas nous ? » 52 ; fantasme de perdre en crédibilité et en
audience si on ne traite pas des mêmes événements que les concurrents, alors que
c’est l’inverse qui pourrait être gage de crédibilité.
Condition d’inventivité enfin, pour trouver des formules de traitement de l’informa-
tion qui ne satisfassent ni à l’illusion d’authenticité des faits, ni à la prétention du
vouloir tout révéler, ni à la course à l’émotion. Ce qui suppose encore du courage
parce qu’il se peut que la concurrence, elle, joue à outrance sur la dramatisation.
Dans toute société, le rapport médias-démocratie implique trois instances : l’ins-
tance politique, l’instance citoyenne et, si l’on peut dire, coincée entre les deux,
l’instance médiatique à proprement parler. C’est d’abord de cette réalité dont il faut
prendre conscience : il n’y a pas de rapport duel entre le médiatique et le politique,
pas plus qu’il n’y a de rapport duel entre le médiatique et le citoyen. Il s’agit d’une

52. Cela se produit particulièrement à la télévision, lorsque, dans les rédactions des journaux, se pose la
question de montrer telle ou telle image (comme pour la mort en direct du petit Mohamed), ou d’ouvrir le
journal sur telle nouvelle plutôt que sur telle autre.
238 Bilan critique. les médias et la démocratie

relation triadique entre le politique, le médiatique et le citoyen, chacune de ces


entités se définissant à travers les autres, ce qui a plusieurs conséquences : d’un
côté, il serait naïf de croire qu’il pourrait y avoir une relation sans ambiguïté entre
l’instance d’information et l’instance politique ; d’un autre, il serait présomptueux
de penser qu’il est aisé de cerner ce qu’est la conscience citoyenne ; d’un troisième,
il serait trompeur de faire croire que l’instance médiatique peut maîtriser la totalité
des effets qui sortent de la machine à informer.
Au croisement des discours fabriqués par ces trois instances se produisent de multi-
ples effets qu’on aurait tort de mépriser, et sans lesquels l’information n’aurait pas
d’intérêt. Car il n’est pas de société sans rumeurs, sans imaginaires, sans représenta-
tion du drame et du tragique, sans désir de capter et d’être captée, sans aspiration à
jouer la scène de l’illusion perdue de la vérité. Nous, êtres sociaux, sommes consti-
tués d’un mélange de désir et de rationalité qui nous conduit à préférer le désordre à
l’ordre, pour pouvoir faire des hypothèses sur les causes de celui-ci, pour imaginer
des possibles mises en ordre, pour au bout du compte nous confronter à notre pro-
pre destinée en tant qu’êtres collectifs. Si nous avions à répondre à la question
« voulez-vous des faits ou des commentaires ? Des faits heureux ou du drame ? »,
nous répondrions « tout cela en même temps » ; car tout cela renvoie en fin de
compte à la question du « que sommes-nous ? ». C’est peut-être cela la différence
entre le discours romanesque et le discours d’information médiatique : le premier
tente de répondre à la question du « qui sommes-nous ? », le second à celle du
« que sommes-nous ? ».
N’en déplaise à certains, ni les médias en général ni la télévision en particulier ne
sont un pouvoir. Ils participent du jeu complexe du pouvoir, mais ils ne sont qu’un
lieu de savoir et de médiation sociale indispensable à la constitution d’une cons-
cience citoyenne, ce qui n’est déjà pas si mal. Ils apportent moins de connaissances
qu’ils ne créent de curiosité, et ce faisant, ils constituent une merveilleuse machine
à alimenter les conversations des individus qui vivent en société. Grandeur et misère
des médias dont le discours d’information se donne une allure de doxa qui en réalité
est pris dans les filets de la paradoxa.
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Index des noms

A Chanial P. 94
Adam J.M. 174 Charaudeau P. 44, 73, 96, 143, 173, 223,
227
Alexandre P. 153
Chevalet M. 149
Amar P. 119, 227
Chevènement J.-P. 138
Anzieu D. 223
Arendt H. 94, 96 Chirac J. 28, 122, 131, 137, 150–151, 163–
164, 222
Aristote 53
Cicourel A.V. 35
Artur J. 183
Claquin F. 181
B Clark P. 186
Badinter R. 162 Couderc R. 131
Bakhtine M. 133, 173
Balandier G. 173 D
Balladur É. 122, 164 Darde J.-N. 143
Baudrillard J. 224 Debray R. 54, 87, 99
Baudru C. 63 Dechavanne C. 186
Bayrou F. 150–151 Delors J. 120, 137
Benetton 226 Deniau J.-F. 136
Benveniste É. 53, 79, 86, 102 Denoyan G. 183
Béranger M. 89 Devos R. 71
Bérégovoy P. 60 Drucker M. 183
Bocquet A. 138 Ducrot O. 146
Bougnoux D. 87 Duhamel A. 199
Bourdieu P. 14, 35, 49, 65, 102, 122, 166, Dumas M. 186
186, 201, 218, 224, 229 Durand G. 163, 186, 195
Bourges H. 121
Bouteiller P. 183 E
Boyer H. 97, 200 Eco U. 44
Bringuier J.-C. 187 Ehrenberg A. 235

C F
Cavada J.-M. 229 Fauroux J. 37, 60
Chabrol C. 46, 63 Fiala P. 133
Chancel J. 182 Foucault M. 9, 96, 234
246 Les médias et l’information

G N
Ghiglione 73, 96, 227 Neiertz V. 138
Gicquel R. 64
P
Glissant É. 96
Paperman P. 74, 98, 101
Goldman S. 44
Parret H. 173
Guetta B. 152–153
Pasqua C. 136
Guibert H. 72 Paz O. 20
Perec G. 116
H
Peyrefitte A. 122
Halliday M.A.K. 173
Picard D. 98
Hamon P. 241 Pivot B. 119
Houdebine A.M. 181, 189 Poivre d’Arvor P. 194
Prost A. 206
J
Jakobson R. 173 Q
Jost F. 178 Quéré L. 84
Juillard J. 153
R
K Richard-Zappella J. 141
Krieg A. 115, 149 Ricœur P. 116
Rocard M. 119
Kundera M. 12
Roland-Lévy F. 114
L S
Laurens A. 154, 227 Schannon H. 25, 44
Lavoine Y. 44 Schlanger J. 10, 228–229
Le Pen J.-M. 119, 128, 137–138, 162–163, Séguin P. 136
225 Sinclair A. 153
Leblanc G. 90 Sorman G. 122
Lemieux C. 17, 207 Soulages J.-C. 44, 186, 191, 193
Leroux P. 233
Levaï I. 153, 164 T
Lévy B.-H. 187 Tapie B. 119, 161–162
Livet P. 164 Tétu J.-F. 138
Lochard G. 44, 67, 90, 163, 173, 186, 189, Tremblay G. 102
191, 198–199
V
M Véron E. 193
Madelin A. 137
W
Masure B. 194
Weaver W. 44
Mathien M. 46
Weber M. 233
Méhaignerie P. 138
White H. 84
Miège B. 14 Wiener N. 44
Moscovici S. 35, 101
Mouchon J. 90, 101 Z
Mougeotte E. 235 Zavalloni M. 101
Mouillaud M. 138 Zitrone L. 131
Index des notions

configuration du monde 80
A
contact 88, 91-92, 127, 134, 188-190, 193,
accessibilité de l’information 64
195-196
accident 33, 78, 113, 115, 128, 219
contradiction 7, 11, 36, 38, 44, 60-61, 74,
actualité 21, 35, 61, 64, 83-84, 88, 109-110,
87, 116, 165, 184, 189-190, 197, 205,
114-116, 123, 129, 154, 159, 161, 164,
229-230, 234
182, 187, 193, 198, 201, 222, 228, 233,
contraintes discursives 54
242
contrat de communication 37, 51-52, 54-55,
agenda médiatique 219, 222
58, 60, 70, 74, 86, 94, 103, 106, 152, 155,
appréciation 34, 99-101, 111, 134, 139,
191-192, 197, 205, 224, 240
148-149, 152, 198
conversation 64, 89, 181, 240
authenticité 26, 41, 48, 127, 134, 183, 187,
couverture thématique 120-121
189-190, 211-212, 220, 230-232, 237
crédibilité 37, 45, 60-64, 71, 73-75, 90, 106,
authentification 40, 72, 92, 135
109, 118, 122, 131, 138-139, 141, 148,
150, 152, 155, 159-160, 184, 187, 192,
C
197, 224, 234, 237
catégories de connaissance 32
croyance 28, 32, 34-36, 45, 75, 99-100, 140,
catégories de croyance 32
151, 213, 221, 230
catharsis sociale 186, 235
chronique 152, 177, 198-199 D
cible affective 63, 65 débat télévisé 87, 186
cible intellective 63-65 degré d’engagement 39-40, 176-177, 180,
citoyens 37, 46, 70, 74, 84, 118, 121, 137- 198
138, 158, 161-164, 204, 218, 222, 227 démocratie civile 164
commenter l’événement 145, 147, 174 démocratie politique 118, 161
compréhension 18, 64, 67, 75, 79-80, 89, déontologie 8, 102, 226-227, 237
92-93, 151, 175, 181, 227 description 32-33, 71, 73, 84, 89, 106, 117,
conditions d’interprétation 15, 18-19 126-127, 129-130, 135-137, 142, 147,
conditions de production 15, 17-18, 173 149, 158, 178, 187, 189, 228
conditions de réception 18-19, 87, 89 description du fait 150
conditions de véracité 71 désignation 41, 47, 71, 127, 190
conditions sémiologiques 17 discours circulant 66, 97
conditions socio-économiques 15 discours didactique 47, 62, 153
248 Les médias et l’information

discours informatif 31, 46-48, 102, 200 F


discours propagandiste 46-47 fait rapporté 123, 126, 137, 141
discours rapporté 122, 132-135, 138, 141- fictionnalisation 90, 234
143, 234, 241, 243 figuration 47, 79-80, 190
discours scientifique 47, 61 filmage 72, 191, 211
dispositif 26-27, 37, 53-54, 83, 86-87, 89- finalité du contrat 63, 69-70
90, 92-93, 129, 158, 160, 163-164, 166,
174-175, 180-181, 186, 189, 193, 195, G
231-232 genre 36, 39, 41, 60, 63, 66, 68, 70, 73, 87,
128, 131, 159, 172, 174, 177-185, 187,
dispositif scénique 86
190, 192, 194-195, 197-200, 226-227,
dit rapporté 123, 132-138, 141 240
dossiers 93, 186, 194, 210, 240 genres télévisuels 172, 194, 240

E I
identification 33, 121-122, 135-136, 138,
éditorial 122, 174, 177, 197-198, 215, 223
140-141, 146, 233, 235
effet de vérité 30, 36-39, 91, 122 identité 28, 30-31, 39, 45, 53-54, 57, 59,
effet produit 25, 27, 74 63, 78, 96, 101, 112, 122, 133, 139-140,
effet visé 25, 27 159, 163, 166, 182, 185, 190, 192-193,
199, 212-213, 215, 219, 243
élucider 130, 147-148
information culturelle 119
entretien 99, 181, 194, 224
information politique 119
espace 9-10, 12-13, 15, 17-18, 27, 33, 45- information pratique 119
46, 52, 54-55, 59, 74-75, 81, 83-84, 86- information sociale 119
89, 91, 93-101, 108-109, 111-115, 117-
information sportive 119
120, 123-124, 126, 128, 133, 138, 140-
instance de production 15, 17, 19, 46, 58,
141, 158-161, 164, 183, 186-188, 193-
63, 84, 88, 99, 102-103, 121-122, 205,
194, 196-197, 200, 219, 224, 230, 234-
232
237, 239, 241-242
instance de réception 14-15, 18-19, 26, 46,
évaluer 34, 52, 60, 63, 65, 146-147, 149, 58-59, 62-63, 65, 67, 78-79, 88, 91, 93,
199 99, 102-103, 111, 117, 124, 173, 199, 205
événement 32-33, 41, 59-60, 72, 77-84, 88, instance de transmission 25-26
90-94, 97, 106, 108-111, 113-114, 116- instance médiatique 12-13, 18, 58-67, 71,
117, 120, 123-132, 139-140, 145, 147- 74, 84, 88, 94, 102, 106, 109, 111, 113,
150, 152, 154, 157-160, 162, 165, 174- 117, 120-121, 123-124, 127, 129-130,
177, 180, 182, 185, 187, 189, 191-192, 139-142, 155, 164, 166, 173, 177, 180,
196, 198-199, 204, 210-211, 214, 216, 185, 188-189, 195-200, 204-205, 211,
218-221, 224, 232-235, 237, 239-240, 214, 218, 222-224, 234, 237-238
242-243 instance-cible 58, 65, 205
événementialisation 81-84, 115-116, 146, instance-public 58, 65
180, 194 interdisciplinarité 14, 46
experts 42, 61, 73, 139, 161-162, 164-166, interview 33, 53, 60, 89, 102, 175, 177, 180-
177, 192, 194, 222, 224, 228 184, 189, 199, 212, 221, 227, 229, 240
explication 9, 20, 32, 41, 45, 47-48, 61, 65, invités 160, 164-166, 185-186
71, 73, 89, 106, 109-110, 123, 126, 128,
130-131, 137, 139, 149-152, 154-155, J
166, 182-183, 187, 189, 204, 214, 228 JT 178, 192-195
Index des notions 249

L processus de transaction 30-31, 44, 94, 102


lieux de pertinence 15, 58, 102, 189 processus de transformation 30-31, 44, 78,
94
M proclamation 189-190
manipulateur 11, 217-219, 224 propos 14, 17, 24, 27, 32, 35, 40, 44-45, 47,
manipulé 11, 39, 218-219 52-54, 58, 63-64, 78, 84, 89-90, 94, 100-
mode de citation 141 102, 115, 117-118, 122-123, 133-135,
137, 139-140, 142-143, 147, 151-152,
modes discursifs 106, 123-124, 175-176,
154, 158, 161-162, 166, 172, 177, 182-
189, 192-193, 195-196, 198
183, 185, 189, 191-193, 198-200, 204,
montage 54, 90, 93, 106, 130-131, 174,
218-220, 222-224, 226, 229, 233-234,
178, 180, 191-192, 195, 234
236, 240
motivation 63, 67, 165
publicisation 84, 96, 98-99
N
R
normativisation 96
réactions au fait 128
normes effectives 34
récit 47, 79-80, 83, 86, 93, 100, 108, 111,
normes idéales 34
127, 129-132, 146, 181-183, 187, 204,
nouvelle 7, 27, 38, 47, 60-61, 64, 67, 78, 83-
214-215, 234-235, 241, 243
84, 88, 94, 98, 106-112, 115-117, 120,
reportage 36, 163, 174, 177, 187-188, 194,
126, 128-130, 153, 174-175, 178, 187,
197, 211, 214, 221, 242
193-194, 196, 204, 219, 224, 228, 233,
237 représentation 13, 15, 17, 19, 32, 34-35, 52,
58, 65, 87, 90-92, 94-95, 97, 102, 110,
O 117, 119, 164, 175, 186, 188, 190-191,
obsession du présent 109 205, 224, 238-239, 243
opérations de rubriquage 117, 119-120 représentativité 39, 118, 164-165
opinion 9-10, 13, 37, 39, 62, 65-66, 68, 70, reproduction 138, 141
75, 85, 93-94, 99-103, 113-114, 119, 128, révélation 38, 60, 64, 72, 149, 158, 182,
139-140, 148-150, 152, 158-160, 165, 232, 235
176, 182-185, 188, 190, 198-199, 215, rhétorique 53, 65, 161, 165, 172, 239
222-225, 227, 229-232, 242-243
opinion publique 9-10, 13, 62, 65, 68, 75, S
85, 93-94, 99, 101-103, 113, 119, 139, saillance 82-84, 113-114, 116, 123, 187,
152, 160, 182-183, 222-225, 229, 232, 222, 226
243 savoir 11-12, 15, 21, 24-27, 30-32, 34, 36-
37, 40, 44, 46-48, 53-55, 58, 61, 64, 67,
P 70-72, 74-75, 84, 95, 98-100, 102, 110,
portrait 177, 199 113-114, 119, 122, 129-130, 135, 137-
positionnement 35, 40-41, 135, 138, 141- 141, 143, 147, 152-153, 155, 160, 162,
142, 151, 185 164-165, 173, 177, 182, 184, 191, 195,
prégnance 82-84, 96, 114, 123, 192, 197, 214, 226, 228-229, 235, 238-239, 243
212 savoirs de connaissance 32, 34-35
présentification 41, 96 savoirs de croyance 34-35
principe d’altérité 79 sélection 27, 109, 113-114, 117, 124, 135,
principes de sélection 109 138, 140-141, 159-160, 191, 224, 233
problématique sémiodiscursive 19 simplification 153-154
problématiser 147 situation de communication 24, 52-54, 86,
processus d’événementialisation 81-84, 194 106, 123, 135, 172, 197
250 Les médias et l’information

sources 39, 59-61, 70, 109, 111, 121-123, thème 54-55, 147, 159, 164-165, 175, 181-
140, 215, 230, 233 182, 185-186, 190
stratégies discursives 28, 65, 173, 183 titraille 120, 196, 198, 234
tribune 159, 174, 199
structuration de l’espace 117, 119
type de texte 173-174
typologie 90, 172-173, 175, 178, 189, 191-
T 192, 197-198, 240-241
témoignage 39, 47, 126, 128, 137, 139-140,
146, 166, 182-184, 187, 189-190, 212, V
221, 235 valeur de vérité 26, 36-37, 40, 122, 184
vérité et croyance 36
temps 10, 12, 14-15, 31, 33-34, 40, 44, 47,
visée d’information 70-71, 73-74, 188, 224
52, 54, 59, 61-64, 73, 78-81, 83, 86-88,
90-93, 95, 97-98, 100, 106, 108-112, 116- visée de captation 48, 70, 73, 129, 192
117, 120-121, 126, 130, 132-134, 136- visualisation 73, 91, 127, 190-191
137, 139, 142, 147-148, 150, 153, 163, vraisemblable 71-72, 99-100, 222, 235, 243
165, 177, 182, 184, 186-187, 189, 191- vraisemblance 26, 33, 41, 48, 72, 100, 127,
193, 195, 197, 213-214, 218-219, 224- 190
226, 229, 231-232, 235, 238, 243 vulgarisation 32, 47-48, 62, 149, 153, 229
Table des matières

Avertissement .................................................................... 7
Introduction ...................................................................... 9
1. De quelques idées toutes faites ...................................... 10
2. Les médias sous le regard des sciences humaines ............ 13
2.1 La machine médiatique et ses trois lieux
de construction du sens ........................................... 15
2.2 Le lieu des conditions de production .......................... 15
2.3 Le lieu des conditions de réception ............................ 18
2.4 Le lieu des contraintes de construction du produit ....... 19
2.5 Un point de vue d’analyse ........................................ 19

Partie 1 Ce qu’informer veut dire


Des effets de pouvoir sous le masque du savoir ......................... 21

Chapitre 1 L’information comme acte de communication ................... 23


1. Un point de vue naïf ..................................................... 24
2. Les vrais problèmes ...................................................... 26

Chapitre 2 L’information comme discours .......................................... 29


1. La mécanique de construction du sens :
un double processus ..................................................... 30
2. La nature du savoir ....................................................... 32
2.1 Les savoirs de connaissance ...................................... 32
2.2 Les savoirs de croyances .......................................... 34
2.3 Les représentations ................................................. 34
3. Les effets de vérité ....................................................... 36
3.1 Pourquoi informer ? ................................................. 37
252 Les médias et l’information

3.2 Qui informe ? .......................................................... 39


3.3 Quelles preuves ? ..................................................... 41

Chapitre 3 Les médias face au discours de l’information ..................... 43


1. Une finalité ambiguë ..................................................... 45
2. L’information dans des discours multiples ....................... 46

Partie 2 Le contrat d’information médiatique ............................ 49

Chapitre 4 Du contrat de communication en général .......................... 51


1. Les données externes .................................................... 52
2. Les données internes ..................................................... 54

Chapitre 5 Qui informe qui ? L’identité des instances d’information .... 57


1. L’instance de production ................................................ 58
2. L’instance de réception .................................................. 62
2.1 Le « destinataire-cible » ........................................... 63
2.2 Le « récepteur-public » ............................................. 65

Chapitre 6 Informer dans quel but ? La finalité du contrat ................. 69


1. La visée d’information : un enjeu de crédibilité ............... 71
2. La visée de captation : un enjeu de dramatisation ........... 73

Chapitre 7 Informer de quoi ? L’événement comme miroir social


du monde ......................................................................... 77
1. L’événement est toujours construit ................................. 78
2. De l’événement au « processus d’événementialisation » .... 81
3. Les opérateurs de la construction de l’événement
médiatique ................................................................... 83

Chapitre 8 Informer dans quelles circonstances ?


Les dispositifs de mise en scène ....................................... 85
1. La radio, un dispositif sonore
et la « magie de la voix » .............................................. 87
2. La télévision, un dispositif visuel
et le « choc des images » .............................................. 90
3. La presse, un dispositif de lisibilité
et le « poids des mots » ................................................ 92
Table des matières 253

4. Conclusion : le contrat médiatique, une machine


à construire de l’espace et de l’opinion publics ............... 93
5. De l’espace public ......................................................... 94
6. De l’opinion à l’opinion publique .................................... 99

Partie 3 Les stratégies de mise en scène de l’information ....... 105

Chapitre 9 La construction de la nouvelle : un monde filtré .............. 107


1. De l’événement à la nouvelle ........................................ 108
2. Les stratégies de sélection des faits .............................. 109
2.1 Le temps : l’obsession du présent et l’absence
de perspective ....................................................... 109
2.2 L’espace entre ubiquité et proximité ......................... 111
2.3 Le critère d’importance dans la hiérarchie
des événements ..................................................... 113
3. La structuration médiatique de l’espace social ................ 117
4. L’identification des sources .......................................... 121
5. Les modes d’organisation du discours d’information ....... 123

Chapitre 10 Rapporter l’événement .................................................... 125


1. Le fait rapporté (FR) .................................................... 126
De quelques caractéristiques du récit médiatique ........ 129
2. Le dit rapporté (DR) ..................................................... 132
2.1 Définition du « discours rapporté » ........................... 133
2.2 Fonctions et effets du « discours rapporté » ............... 134
2.3 La description du dit rapporté .................................. 135
2.4 L’explication sur le dit rapporté ................................ 137
2.5 Les réactions au dit ................................................ 137
2.6 Problèmes du dit rapporté dans les médias ................. 138
2.6.1 L’opération de sélection .................................... 138
2.6.2 Le mode d’identification ................................... 140
2.6.3 Le mode de reproduction .................................. 141
2.6.4 Le mode de citation ......................................... 141
2.6.5 Le type de positionnement ................................ 142

Chapitre 11 Commenter l’événement .................................................. 145


1. Qu’est-ce que commenter l’événement
pour les médias ? ........................................................ 147
1.1 La mécanique argumentative ................................... 147
1.1.1 Problématiser ................................................ 147
1.1.2 Élucider ....................................................... 148
1.1.3 Évaluer ........................................................ 149
254 Les médias et l’information

1.2 La mise en scène médiatique du commentaire ............ 150


1.2.1 Faire simple .................................................. 150
1.2.2 Être motivant ................................................ 151
2. Les problèmes du commentaire médiatique .................... 151
2.1 Les problèmes liés au positionnement ....................... 151
2.2 Les problèmes liés au mode de raisonnement ............. 153

Chapitre 12 Provoquer l’événement .................................................... 157


1. Le dispositif et la mise en scène du débat ..................... 158
1.1 Le critère d’extériorité ............................................ 159
1.2 Le choix du thème d’actualité .................................. 159
1.3 Le rôle des représentants des médias ........................ 160
2. Les problèmes relatifs à l’événement provoqué ............... 160
2.1 Les problèmes liés au choix des acteurs :
le piège de la notoriété .......................................... 161
2.1.1 Les élus ....................................................... 161
2.1.2 Les experts ................................................... 162
2.1.3 Les citoyens .................................................. 162
2.2 Les problèmes liés au dispositif de mise en spectacle :
miroir déformant du savoir ...................................... 164

Partie 4 Les genres du discours d’information ......................... 169

Chapitre 13 Genres et typologies ....................................................... 171


1. Le genre ..................................................................... 172
1.1 Conditions pour une théorie des genres .................... 172
1.2 Le genre information médiatique ............................. 174
2. Une typologie des textes d’information médiatique ........ 175
2.1 Qu’est-ce qu’une typologie ? .................................... 175
2.2 Commentaires ....................................................... 176

Chapitre 14 De quelques genres et variantes de genre ........................ 179


1. L’interview : la parole de l’intériorité ............................ 180
1.1 L’interview journalistique ........................................ 181
1.2 Des problèmes de crédibilité .................................... 184
2. Le débat : une mise en spectacle du conflit de paroles ... 184
3. Le reportage : gage d’authenticité ou piège
de la fausse impartialité ? ............................................ 187
4. Les genres de la télévision : un enjeu
de spectacularisation ................................................... 188
Table des matières 255

4.1 Les rapports parole-image ....................................... 189


4.2 Le JT : un rituel composite ...................................... 192
4.3 Mélange des genres ................................................ 194
5. Les genres de la presse écrite, entre visibilité
et lisibilité .................................................................. 196
5.1 Les exigences de visibilité, de lisibilité
et d’intelligibilité ................................................... 196
5.2 De quelques formes textuelles .................................. 197

Partie 5 Bilan critique


Les médias et la démocratie ................................................. 201

Chapitre 15 Grandeur et misère de la parole journalistique ................. 203


1. Une machine à informer complexe et incontrôlable ........ 204
1.1 Les contraintes de la parole journalistique ................. 205
1.2 Les dérives de la parole journalistique ....................... 207
2. Le « 11 septembre 2001 », un exemple de pluralité
d’effets de sens ........................................................... 210
2.1 La scénarisation visuelle entre fiction et réalité .......... 211
2.2 Les commentaires journalistiques,
une dramatisation essentialisante ............................ 214

Chapitre 16 Les médias nous manipulent-ils ? .................................... 217


1. L’instance médiatique, un manipulateur manipulé .......... 218
1.1 Les médias manipulateurs ........................................ 219
1.2 Le pouvoir de l’image ............................................. 220
1.3 Les médias manipulés ............................................. 222
1.4 Les médias sans influence ? ..................................... 225
2. De la déontologie : une question de responsabilité ......... 226
2.1 Les discours de justification de la profession
journalistique ........................................................ 227
2.2 « Le monde s’impose à l’homme » ............................. 228
2.3 « Le pouvoir est opaque » ....................................... 229
2.4 Y a-t-il une vérité médiatique ? ................................ 230
2.5 La vérité piégée ..................................................... 231
2.6 De la responsabilité des médias ................................ 233
2.7 De la responsabilité du citoyen ................................ 235
Références bibliographiques ................................................................. 239
Index des noms .....................................................................................245
Index des notions .................................................................................247

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