Les Médias Et L - Information. L - Impossible Transparence Du Discours-2011
Les Médias Et L - Information. L - Impossible Transparence Du Discours-2011
Les Médias Et L - Information. L - Impossible Transparence Du Discours-2011
l'information
collection medias recherches
Série Méthodes
HANOT MURIEL, Télévision. Réalité ou réalisme ? Introduction à l’analyse
sémio-pragmatique des discours télévisuels
JOST FRANÇOIS, La télévision du quotidien. Entre réalité et fiction. 2e édition
Série Histoire
DE CLOSETS SOPHIE, Quand la télévision aimait les écrivains. Lectures pour tous. 1953-1968
MILLS-AFFIF ÉDOUARD, Filmer les immigrés. Les représentations audiovisuelles de l’immigration
à la télévision française. 1960-1986
VEYRAT-MASSON ISABELLE, Télévision et histoire, la confusion des genres.
Docudramas, docufictions et fictions du réel
Patrick Charaudeau
Les médias et
l'information
L'impossible transparence du discours
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Imprimé en Belgique
Dépôt légal :
Bibliothèque nationale, Paris : septembre 2011 ISSN 1378-4099
Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles : 2011/0074/277 ISBN 978-2-8041-6611-3
Aux miens
Avertissement
naissance identitaire ; il doit donc faire l’objet d’une étude pour comprendre
quelles en sont les caractéristiques générales (chapitres I, II, III) ;
2. les médias sont partie prenante de cette pratique sociale, mais de façon
organisée, s’instituant en entreprise à fabriquer de l’information à travers ce
que l’on peut appeler une « machine médiatique » ; il convient donc de la
décrire pour mettre en évidence le contrat communicationnel qu’elle nous
propose (chapitres IV à VIII) ;
3. mais ces entreprises à fabriquer de l’information se trouvent en concurrence
sur un marché qui les conduit à se démarquer les unes des autres, à mettre
en œuvre certaines stratégies quant à la façon de rapporter les événements,
de les commenter, voire de les provoquer (chapitres IX à XII) ;
4. ces manières de mettre en scène l’information s’instituent en un certain nom-
bre de genres discursifs qui constituent à la fois un mode d’écriture ou de
parole pour le journaliste et un repère pour le lecteur, l’auditeur ou le télé-
spectateur qui a besoin de reconnaître le genre dans lequel il se trouve. Ainsi
est présentée une typologie des genres médiatiques (chapitres XIII et XIV) ;
5. il en résulte que, par un effet de retour, les médias sont amenés à prendre
position sur ce que doivent être l’information et la façon de la traiter ; c’est
ici qu’apparaît un problème de déontologie qu’il convient de passer au crible
d’un discours critique et qui est plus amplement développé dans cette
deuxième édition (chapitres XV et XVI).
qui s’interrogent sur la constitution du lien social dans les communautés modernes
sous l’influence des médias ; du monde éducatif qui se demande quelle place doivent
occuper les médias dans les institutions scolaires et de formation professionnelle, de
sorte à former un citoyen conscient et critique vis-à-vis des messages qui l’entou-
rent ; enfin, du monde médiatique lui-même qui, pris dans un jeu de double miroir
(il reflète l’espace social et se trouve reflété par celui-ci) est amené à s’observer,
s’étudier et s’autojustifier.
Logique économique et logique technologique sont certes incontournables, mais
c’est la logique symbolique qui nous intéresse ici, celle qui traite de la manière dont
les individus régulent les échanges sociaux, construisent les représentations qu’ils
se donnent des valeurs qui sous-tendent leurs pratiques, et cela en créant et mani-
pulant des signes. Ils produisent ainsi du sens, et ce n’est pas le moindre des para-
doxes, au bout du compte, que ce soit cette logique qui gouverne les autres.
L’étude du sens social à travers la mise en œuvre des signes est chose complexe car
le sens « met en jeu le mélange, la pluralité, le fait que nous vivions dans beaucoup
de sphères à la fois, que nous circulions de l’une à l’autre » 1. Du coup les moyens à
mettre en œuvre pour l’analyser ne peuvent relever d’une seule discipline. D’ailleurs
les sciences humaines et sociales, à notre époque, se caractérisent par une forte
spécialisation (elles deviennent de plus en plus « dures ») et en même temps par
une tentative de connexion 2 entre disciplines pour essayer de rendre compte de
cette complexité. C’est pourquoi, si notre étude est à dominante sémio-discursive,
elle étend sa réflexion à d’autres disciplines pour proposer des interprétations elles-
mêmes plurielles.
cible constituée du plus grand nombre de récepteurs possible, elle doit faire ce que
l’on appelle une « hypothèse basse » sur le degré de savoir de celle-ci et donc consi-
dérer qu’elle est peu éclairée. Mais comme ce qui caractérise le « grand nombre » c’est
une hétérogénéité qualitative, c’est-à-dire que s’y trouvent des gens diversement
éclairés (du plus au moins, le grand nombre constituant une moyenne), l’information
sera peut-être forte pour certains qui pourront se considérer satisfaits, mais elle sera
faible pour les autres. Comment alors atteindre le plus grand nombre ? Car si l’ins-
tance médiatique choisissait de fournir une information à forte teneur de savoir, il
faudrait qu’elle fasse une hypothèse haute sur le degré de savoir de la cible, laquelle,
déjà grandement éclairée, serait quantitativement réduite, et donc le média aurait à
résoudre un problème d’ordre économique : vivre en s’adressant à un petit nombre.
Les médias seraient donc contraints de s’adresser à un grand nombre, au plus grand
nombre possible, à un nombre planétaire si cela était réalisable. Comment le faire si
ce n’est en suscitant l’intérêt et en touchant l’affect du destinataire de l’informa-
tion ? Si ce n’est en distribuant « dans le monde entier les mêmes simplifications et
clichés » 3 ? Dès lors, les médias se font violence, deviennent manipulateurs malgré
eux et, par effet de retour, s’automanipulent, entrant dans un cercle vicieux, « celui
du médium pour le médium, comme le fut jadis celui de l’art pour l’art » 4.
Les médias ne transmettent pas ce qui se passe dans la réalité sociale, ils imposent ce
qu’ils construisent de l’espace public.
L’information est essentiellement affaire de langage et le langage n’est pas transpa-
rent au monde, il présente sa propre opacité à travers laquelle se construit une
vision, un sens particulier du monde. Même l’image que l’on croyait la plus apte à
refléter le monde tel qu’il est a sa propre opacité que l’on découvre de façon patente
lorsqu’elle produit des effets pervers (images de l’humanitaire) ou se met au service
du faux (Timisoara, le cormoran de la guerre du Golfe). Son idéologie du « montrer à
tout prix », du « rendre visible l’invisible » et du « sélectionner ce qui est le plus
frappant » (les trains qui n’arrivent pas à l’heure) lui fait construire une vision par-
cellaire de cet espace public, une vision adéquate à ses objectifs mais bien éloignée
d’un reflet fidèle. Les médias, s’ils sont un miroir, ne sont qu’un miroir déformant, ou
plutôt ils sont plusieurs miroirs en même temps, de ceux que l’on voit dans les foires
et qui, tout en déformant, témoignent malgré tout, chacun à sa façon, d’une par-
celle amplifiée, simplifiée, stéréotypée, de notre personne.
Du coup, les médias, s’ils ne sont pas la démocratie elle-même, en sont en tout cas le
spectacle, ce qui est peut-être, et paradoxalement, une nécessité. En effet, l’espace
public comme réalité empirique est composite. S’y déploient des pratiques diverses,
les unes de parole, d’autres d’action, d’autres d’échanges et d’organisation en grou-
pes d’influence à l’intérieur de chacune des trois sphères qui constituent les sociétés
démocratiques : la sphère du politique, la sphère du civil et celle des médias ; à quoi
3. Milan Kundera, L’art du roman, lequel continue : « Et il importe peu que dans leurs différents orga-
nes les différents intérêts politiques se manifestent (...), ils possèdent tous la même vision de la vie qui
se reflète dans le même ordre selon lequel leur sommaire est composé, dans les mêmes rubriques, les
mêmes formes journalistiques (...) »
4. Jean Baudrillard, Libération, 3/06/1996.
Introduction 13
il faut ajouter que ces sphères interfèrent les unes dans les autres sans que l’on
puisse dire laquelle domine. Ainsi, les acteurs de chacune d’elles se construisent
leur propre vision de l’espace public comme une représentation qui vaudrait pour sa
réalité.
5. Entendus ici de façon restrictive comme l’ensemble des supports technologiques qui ont pour rôle
social de diffuser les informations relatives aux événements qui se produisent dans le monde-espace
public : presse, radio et télévision.
14 Les médias et l’information
plus généralement, qu’est-ce qui garantit, dans tout acte de communication, qu’il y a
correspondance – sans dire coïncidence – entre les effets que l’instance d’énoncia-
tion souhaite produire sur l’instance de réception et les effets réellement produits
sur celle-ci ?
Considéré d’un point de vue analytique, on peut constater que les médias d’informa-
tion font l’objet d’études différentes. Les unes, de filiation plus spéculative, telles
les études philosophiques et anthropologiques, insèrent cet objet dans une problé-
matique générale qui s’interroge sur la valeur symbolique des signes, la place de
ceux-ci dans la société, les ressemblances et les dissemblances lorsqu’ils s’inscrivent
dans des espaces culturels différents, leur pérennité ou leur transformation lorsqu’on
les observe à travers le temps ; d’autres, de filiation plus expérimentaliste, telles les
études psychosociologiques, décortiquent cet objet en certaines de leurs composan-
tes pour étudier les opérations psycho-socio-cognitives auxquelles se livreraient les
sujets produisant ou consommant les signes d’information ; d’autres, enfin, de filia-
tion plus empirico-déductive, telles les études sociologiques et sémiologiques,
partant d’une théorie du découpage de l’objet empirique (corpus), se dotent d’ins-
truments d’analyse permettant de rendre compte des effets de signifiance que cet
objet produit en situation d’échange social.
Aucun de ces types d’approche n’est exclusif des autres, toute approche disciplinaire
étant par définition partielle. Mais une des caractéristiques des sciences humaines
est la possible et nécessaire articulation entre différentes approches, ce que l’on
appelle l’interdisciplinarité.
6. « Logiques sociales et information télévisée », bulletin du CERTEIC n° 10, Université de Lille, 1989.
7. Id., p. 62.
8. Voir notre ouvrage « Pour une interdisciplinarité “focalisée” dans les sciences humaines et sociales »,
Revue Questions de communication n° 17, Presses Universitaires de Nancy, 2010.
Introduction 15
9. Voir notre ouvrage « Une analyse sémiolinguistique du discours », revue Langages n° 117, Larousse,
Paris, mars 1995.
10. L’affaire récente, en France, des contrats jugés exorbitants par l’administration de la chaîne publique
est à considérer dans cet espace.
11. Le Monde, 17/09/1993.
16
Influence
« Les 3 lieux de la machine médiatique »
réciproque
Analyser les pratiques et les représentations de cet espace relève d’une problémati-
que d’ordre sociologique. D’où de nombreuses études : les unes à orientation plus
économique sur les prix, la diffusion, les circuits de distribution, et les opérations de
regroupements financiers, destinées à donner une plus grande efficacité aux organes
d’information ; d’autres sur les modes d’organisation de la profession, qui permettent
d’observer par exemple « la diminution du nombre de spécialistes dans les rédactions,
voire parfois leur disparition dans les rédactions de l’audiovisuel » 12, ce qui est de
grande incidence sur le traitement de l’information ; d’autres encore sur les discours
qui définissent les intentions et justifient les pratiques organisationnelles 13.
Le second espace, l’« externe-interne », comprend les conditions sémiologiques de la
production, celles qui président à la réalisation même du produit médiatique (tel
article de journal, telle mise en page, tel journal télévisé, telle émission de radio),
réalisation pour laquelle un journaliste, un réalisateur, un rédacteur en chef concep-
tualisent ce qu’ils vont mettre en discours à l’aide des moyens techniques dont ils
disposent, selon certaines questions : qu’est-ce qui peut inciter des individus à
s’intéresser à une information fournie par les médias ? Peut-on déterminer la nature
de leur intérêt (selon la raison) ou de leur désir (selon l’affect) ? Peut-on en mesu-
rer éventuellement les degrés ? Comment tenir compte du fait que, dans cet espace
de motivations sociales, une cible dite « éclairée », disposant déjà d’informations et
de moyens intellectuels pour les traiter, aura des exigences particulières quant à la
fiabilité de l’information fournie et à la validité des commentaires qui l’accompa-
gnent, alors qu’une cible dite de « grand nombre » aura des exigences de fiabilité et
de validité moindre et s’attachera davantage à des effets de dramatisation et à des
propos stéréotypés. Cet espace constitue un lieu de pratiques qui se trouve lui aussi
pensé et justifié par des discours de représentation sur le « comment faire en fonc-
tion de quelle visée », vis-à-vis d’un destinataire qui ne peut être considéré que
comme une cible idéale qui devrait être réceptive à ladite visée, mais cible dont on
sait qu’elle ne peut être totalement maîtrisée. C’est pourquoi on dira que ces prati-
ques et ces discours circonscrivent une intentionnalité qui ne peut être liée qu’à des
« effets de sens visés », sans que l’instance de production puisse avoir la garantie
qu’ils correspondront aux effets réellement produits chez le récepteur.
Analyser les conditions de production de cet espace relève, cette fois, d’une problé-
matique d’ordre socio-discursif qui permet d’étudier les pratiques de réalisation de la
machine informative en relation avec les discours de justification qui les soutien-
nent, de façon à percevoir comment se met en place une « sémiologie de la
production », c’est-à-dire une sémiologie du faire de l’instance d’énonciation qui ne
préjuge ni des effets possibles qui résultent de la construction du produit, ni des
effets réellement produits sur le récepteur ; cette sémiologie de la production
témoigne en revanche de ce que sont les « effets supposés » par cette instance 14.
12. Charon J.M., « Information dévoyée et responsabilité du journaliste », Les cahiers du CREDAM n° 4,
octobre 2004, Clemi-Université de Paris 3.
13. Il suffit de se référer aux déclarations périodiques des directeurs et des rédacteurs en chef des jour-
naux et des chaînes de télévision.
14. À cet effet, on consultera le livre de Cyril Lemieux, Mauvaise Presse. Une sociologie compréhensive du
travail journalistique et de ses critiques, Métailié, Paris, 2000.
18 Les médias et l’information
15. Le lieu de production correspond au « triangle caché » de Pierre Schaeffer, in Machines à communi-
quer, tome I, Paris Seuil, 1970, p. 63.
16. Louis Quéré, « L’opinion : l’économie du vraisemblable », revue Réseaux, n° 43, Paris, CNET, 1990.
Introduction 19
17. Pour cette notion, voir notre ouvrage « Les stéréotypes, c’est bien, les imaginaires, c’est mieux », in
Boyer H. (dir.), Stéréotypage, stéréotypes : fonctionnement ordinaires et mises en scène, Tome 4, L’Harmat-
tan, Paris, 2007, 49-63.
18. Cette hypothèse, qui n’est pas retenue par tous les analystes des médias, a le mérite de la cohérence
en s’inscrivant dans une problématique de l’influence laquelle peut se réclamer d’une double filiation
pragmatique issue à la fois de la philosophie du langage et de la psychologie sociale.
20 Les médias et l’information
19. Ce pourquoi il faut aborder avec la plus grande prudence les analyses globalisantes qui concluent à
l’éclatement du lien social, à l’orée de l’an 2000, et prédisent la fin de l’éthique dans le débat social.
20. Octavio Paz, revue Vuelta n° 231, Mexico, février 1996, p. 231.
partie 1
Le chapitre 1 en bref
S’il est un phénomène humain et social qui relève du langage, c’est bien celui de
l’information. L’information, c’est, dans une définition empirique minimale, le fait
qui consiste, pour quelqu’un qui possède un certain savoir, à transmettre celui-ci, à
l’aide d’un certain langage, à quelqu’un d’autre qui est censé ne pas posséder ce
savoir. Ainsi se produirait un acte de transmission qui ferait passer l’individu social
d’un état d’ignorance à un état de savoir, le sortirait de l’inconnu pour le plonger
dans le connu, et ce grâce à l’action, a priori bienveillante, de quelqu’un qui dès lors
pourrait être considéré comme un bienfaiteur.
Cette définition minimale, pour aussi altruiste qu’elle paraisse, pose de redoutables
problèmes si l’on s’interroge sur : qui est ce bienfaiteur et quels sont les motifs qui
l’animent dans son acte d’information ? quelle est la nature de ce savoir et d’où
vient-il ? qui est ce quelqu’un d’autre à qui l’information est transmise et quelle
relation entretient-il avec son informateur ? enfin, quel est le résultat pragmatique,
psychologique, social de cet acte, et quel est son effet individuel et collectif ?
Quelle que soit la question que l’on se pose à propos de l’information, on en revient
toujours au langage. Le langage ne réfère pas seulement aux systèmes de signes
internes à une langue, mais à des systèmes de valeur qui commandent l’usage de ces
signes dans des circonstances de communication particulières. Il s’agit là du langage
en tant qu’il est acte de discours, qui témoigne de la manière dont s’organise la cir-
culation de la parole entre les individus dans une communauté sociale en produisant
du sens. Aussi pouvons-nous dire que l’information est affaire de discours se produi-
sant en situation de communication.
Cependant, il est vrai que cette question de l’information a pris des atours particu-
liers depuis qu’elle est posée, non plus seulement dans des cadres théoriques (théo-
rie mathématique, théorie cybernétique, théorie cognitive de l’information), mais
dans le cadre d’une activité socioprofessionnelle. Voilà qu’un phénomène général,
relevant d’une activité susceptible d’être réalisée par tous (informer quelqu’un de
quelque chose), semble devenir le domaine réservé d’un secteur particulier, les
médias, dont la vocation essentielle serait d’informer le citoyen. Dès lors, naît un
questionnement qui prend parfois allure de mise en accusation, comme chaque fois
d’ailleurs qu’une activité discursive qui peut être pratiquée par tous (raconter,
décrire, expliquer, enseigner, etc.) devient l’apanage d’un groupe particulier : qu’est-
ce que cette prétention à se dire spécialiste de l’information ? qu’est-ce qui justifie
qu’il en soit fait un domaine réservé ? qu’est-ce qui justifie une telle exclusivité ?
Surtout à l’époque d’Internet qui ouvre d’autres circuits d’information. Du coup,
cette activité se trouvant sous les feux de la critique sociale, ses acteurs sont en
quelque sorte sommés de s’expliquer. C’est pourquoi les médias sont amenés à pro-
duire, parallèlement au discours d’information, un discours justifiant sa raison
d’être, comme si non contents de dire : « voilà ce qu’il faut savoir », les médias ne
cessaient de dire : « voilà pourquoi nous sommes fondés à vous informer ».
la sous-tend, lequel pour ne pas être explicité n’en est pas moins donné comme une
évidence. Ce modèle – qui est d’ailleurs partagé par le sens commun – correspond à
une vision techniciste du monde social telle qu’elle a pu être défendue dans les pre-
mières théories de l’information 1, et dont on a montré depuis lors la naïveté. Selon
ce modèle, tout se passe en effet comme s’il y avait, entre une source d’information
(qui pourrait être la réalité elle-même, ou tout individu ou organe disposant d’infor-
mations) et un récepteur de l’information, une instance de transmission (un média-
teur individuel ou un système intermédiaire) chargée de faire circuler un certain
savoir de la source au récepteur.
La source d’information est définie comme un lieu dans lequel il y aurait une certaine
quantité d’informations, sans que soit posé le problème de savoir quelle est la nature
de cette information ni quel est l’étalon de mesure de cette quantité. Le récepteur
est donné implicitement comme capable d’enregistrer et de décoder « naturel-
lement » l’information qui lui est transmise, sans que l’on s’interroge sur l’interpré-
tation de celle-ci, ni sur l’effet produit auprès du récepteur (savoir par exemple si
celui-ci coïncide avec l’effet visé par l’instance d’information) 2 ; d’ailleurs, il n’est
pas dit qui juge de l’effet que devrait produire une information, et même la question
de l’effet ne se pose pas puisqu’on considère que, à quelques cas de déperdition
près, l’information passerait dans son intégralité. En effet, l’instance de transmission
est censée assurer la plus grande transparence possible entre source et réception.
On a affaire ici à un modèle qui définit la communication comme un circuit fermé
entre émission et réception, instaurant une relation symétrique entre l’activité de
l’émetteur dont l’unique rôle serait d’« encoder » le message, et celle du récepteur
dont le rôle serait de « décoder » ce même message. Modèle parfaitement homo-
gène, objectif, car éliminant tout effet pervers de l’intersubjectivité constitutive des
échanges humains, qui identifie la communication à l’information et celle-ci à une
simple procédure de transmission de signaux. Du coup, les problèmes afférents au
mécanisme de l’information ne pourraient être qu’externes au mécanisme lui-même.
Par rapport à la source de l’information, ne se poserait que le problème de l’accès à
celle-ci. Ne pas y avoir accès, c’est ne pouvoir savoir et donc ne pouvoir informer.
D’où, d’une part la nécessaire sophistication des moyens pour pouvoir aller chercher,
le plus vite possible, l’information là où elle est, d’autre part la nécessaire lutte con-
tre tout ce qui pourrait s’opposer à la volonté de savoir. Ce problème est celui de la
censure, plus exactement, de « censure à la source ».
Par rapport au récepteur, se poserait le problème de la diffusion de l’information. Ne
pas pouvoir diffuser une information, c’est ne pas pouvoir faire savoir, et donc, une
1. Schannon H., Théorie mathématique de la communication, CEPL, Paris, 1975. Cette théorie mathé-
matique a connu des prolongements dans la théorie cybernétique pour laquelle la communication ne se
conçoit qu’à l’intérieur de machines entre des input et des output, et, plus près de nous, des prolonge-
ments dans certains courants des sciences cognitives, ceux qui s’intéressent à l’Intelligence artificielle.
2. Il en est de même d’une certaine conception du système éducatif qui postule que l’élève est capable
de comprendre et ne se pose pas le problème de l’interprétation.
26 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir
3. C’est à ce sujet que sont développées des études dites d’« impact », particulièrement aux États-Unis.
4. On verra plus loin que la valeur de vérité dépend aussi de la cible et de la manière de traiter l’infor-
mation.
L’information comme acte de communication 27
5. De la prise de connaissance des nombreuse études d’impact qui ont été réalisées, surtout aux États-
Unis, on en tire que celles-ci essayent, sans y parvenir, de répondre à cette question.
6. « La surinformation fait perdre la mémoire », a dit Frédéric Rossif, réalisateur de films de fiction, de
documentaires et de reportages pour la télévision. Et l’on se demande souvent si trop d’information ne
tue pas l’information.
28 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir
un choix définitif 7. Car le langage est plein de pièges. D’abord par les formes qui
peuvent avoir plusieurs sens (polysémie) ou des sens proches (synonymie) : a-t-on
bien conscience des nuances de sens dont chacune est porteuse ? Ensuite par le fait
qu’un même énoncé peut avoir plusieurs valeurs (polydiscursivité) : une valeur réfé-
rentielle (il décrit un état du monde), énonciative (il dit des choses sur l’identité et
les intentions des interlocuteurs), de croyance (il témoigne des jugements sociaux
portés sur les êtres et les faits du monde) : a-t-on conscience de cette multiplicité
de valeurs ? Enfin, par le fait que la signification est mise en discours à travers un
jeu de dit et de non-dit, d’explicite et d’implicite, qui n’est pas percevable par tous :
a-t-on conscience de cette multiplicité d’effets discursifs 8 ?
Communiquer, informer, tout est choix. Non pas seulement choix de contenus à
transmettre, non pas seulement choix des formes adéquates pour être conforme à
des normes de bien parler et de clarté, mais choix d’effets de sens pour influencer
l’autre, c’est-à-dire au bout du compte choix de stratégies discursives. Jean-Luc
Godard, toujours là pour dire ce qui ne se dit pas, conseillait à ceux qui étaient
chargés de commémorer le centenaire du cinéma : « Ne dites pas : “cette année
nous passerons 365 films des frères Lumière”, mais dites : “nous ne passerons pas
les 1035 films des frères Lumière” ». Impossible donc de plaider l’innocence. L’infor-
mateur est contraint de reconnaître qu’il est engagé en permanence dans un jeu où
domine tantôt l’erreur tantôt la tromperie, tantôt les deux, à moins que ce ne soit
l’ignorance.
7. Question angoissante rarement posée par les professionnels des médias (sauf parfois pour le choix
des titres), rarement traitée dans les écoles de journalisme, sous le prétexte que l’information va vite, que
la diffuser se fait toujours dans l’urgence. Mais peut-être aussi pour une raison plus fondamentale que
l’on devine dans cette réflexion d’un journaliste : « À trop s’interroger sur les effets de notre façon
d’écrire, on n’écrirait plus ».
8. Comme on peut l’observer dans ce titre de journal : « Chirac-Jospin. Le débat des gentlemen candi-
dats » (Libération, 3/05/1995). Que faut-il comprendre ? Qu’ils ont été courtois ? Qu’ils ne sont pas vrai-
ment opposés sur le fond ? Qu’ils ont le même programme, le même projet politique ? Qu’il n’y a plus
d’antagonisme politique comme autrefois et que tout change, même le conflit politique ? Que ce sont
deux personnalités qui se valent, blanc bonnet et bonnet blanc ? Que le journal Libération est décidé-
ment bien sceptique sur la politique ?
partie 1 chapitre 2
Le chapitre 2 en bref
Le discours n’est pas la langue bien que ce soit avec de la langue que l’on fabrique
du discours et que celui-ci en retour modifie celle-là. La langue est tournée vers sa
propre organisation en divers systèmes qui signalent les types de rapport qui s’ins-
taurent entre des formes (morphologie), leurs combinaisons (syntaxe) et le sens
plus ou moins stable et prototypique dont ces formes sont porteuses selon leurs
réseaux de relations (sémantique). Décrire la langue, c’est toujours d’une façon ou
d’une autre décrire des règles de conformité qui sont répertoriables dans des gram-
maires et des dictionnaires.
Le discours, en revanche, est toujours tourné vers autre chose que les seules règles
d’usage de la langue. Il résulte de la combinaison des circonstances dans lesquelles
on parle ou écrit (l’identité de celui qui parle et de celui à qui il s’adresse, le rapport
d’intentionnalité qui les relie et les conditions physiques de l’échange) avec la façon
dont on parle. C’est donc l’intrication des conditions extradiscursives et des réalisa-
tions intradiscursives qui produit du sens. Décrire du sens de discours, c’est donc
toujours procéder à une mise en corrélation entre ces deux pôles.
S’agissant de l’information, cela revient à s’interroger sur la mécanique de construc-
tion du sens, la nature du savoir qui est transmis et l’effet de vérité qu’elle peut pro-
duire sur le récepteur.
1. Voir aussi « Une analyse sémiolinguistique du discours », in Les analyses du discours en France,
revue Langages n° 117, Paris, Larousse, 1995.
2. C’est autour de ces catégories qu’a été construite notre Grammaire du sens et de l’expression,
Hachette, Paris, 1992.
L’information comme discours 31
Figure 2
Monde Instance Monde Instance
➡ ➡ Monde
à décrire et de production ➡ décrit et de réception- ➡ interprété
à commenter d'information commenté interprétation
processus de transaction
Ainsi, tout discours, avant de témoigner du monde, témoigne d’une relation, ou,
plus exactement, témoigne du monde en témoignant d’une relation. Et cela est éga-
lement vrai pour le discours d’information. Le sujet informateur, pris dans les filets
du processus de transaction, ne peut construire son information qu’en fonction des
données spécifiques de la situation d’échange.
Il est donc vain de poser le problème de l’information en termes de fidélité aux faits
ou à une source d’information. Aucune information ne peut prétendre, par définition,
à la transparence, à la neutralité ou à la factualité. Car elle est un acte de transac-
tion, et donc dépend du type de cible que se donne l’informateur et de la coïnci-
dence ou non-coïncidence de celle-ci avec le type de récepteur qui interprétera
l’information donnée selon des paramètres qui lui sont propres et qui n’ont pas été
nécessairement postulés par l’informateur. Toute information dépend du traitement
qu’elle subit dans ce cadre de transaction. La seule chose que l’on puisse avancer,
c’est qu’elle sera d’une intelligibilité plutôt ample (vulgarisation) ou restreinte (spé-
cialisation), selon les types de normes psychologiques, sociales ou idéologiques qui
auront été satisfaites dans ce cadre de transaction. Même les organes d’information
spécialisés en prise directe avec l’événement (France-Info, LCI, CNN, etc.) et qui
croient être plus proches que les autres de la factualité, ne peuvent échapper aux
effets de ce processus.
2. La nature du savoir
Le savoir n’a pas de nature puisqu’il résulte d’une construction humaine à travers
l’exercice du langage. Cette activité de construction consiste à rendre le monde intel-
ligible en le catégorisant selon un certain nombre de paramètres dont la combinaison
ne rend pas aisée sa description. Sa structuration dépend de la façon dont s’oriente le
regard de l’homme : tourné vers le monde, le regard tend à décrire ce monde en caté-
gories de connaissance ; tourné vers lui-même, le regard tend à construire des caté-
gories de croyance. Simultanément, le savoir se structure selon le choix d’activité
discursive auquel se livre l’homme pour rendre compte de ce monde : il peut décider 4
de le décrire, de le raconter ou de l’expliquer, et ce en adhérant à son propos ou en
prenant ses distances vis-à-vis de celui-ci. Cet ensemble constitue les systèmes
d’interprétation du monde sans lesquels il n’est de signification possible.
4. Cette décision ne préjuge pas de son caractère volontaire ou non, conscient ou non. Une décision
peut être non consciente.
L’information comme discours 33
Ces connaissances sont censées rendre compte de la façon la plus objective possible
du monde. On sait évidemment qu’elles passent par le filtre de l’expérience sociale,
culturelle, civilisationnelle, ce qui les relativise malgré le rêve poursuivi par les êtres
humains de réussir à décrire le monde comme quelque chose d’universel qui ne
dépendrait pas de la contingence humaine 5. Quoi qu’il en soit, les connaissances,
par opposition aux croyances (voir ci-dessous), bénéficient d’un préjugé favorable
d’« objectivité » et de « réalisme », ce qui constitue une sorte de garantie quant à
la stabilité de la vision structurée du monde.
Ces connaissances se catégorisent selon la nature supposée de ce qui est perçu et la
manière de le décrire, selon trois catégories de base :
5. Cet universel, dans un imaginaire religieux, est d’ordre divin, dans un imaginaire laïc, d’ordre
scientifique.
34 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir
entretient avec le réel. Nous nous trouvons donc ici dans une problématique de la
« représentation ». Celle-ci est fort discutée dans les sciences humaines et sociales,
particulièrement en anthropologie sociale, en sociologie et en psychologie sociale 6.
Au-delà des différences qui tiennent à ce que sont les présupposés théoriques de ces
disciplines, nous retiendrons quelques points communs qui nous sont utiles pour
comprendre les problèmes d’information.
mêmes types de locuteurs finissent par être porteurs de certaines valeurs. Il n’est
pas innocent d’utiliser le terme « mondialisation » (renvoyant plutôt à une pensée
libérale de droite) par opposition à « internationalisation » (renvoyant plutôt à une
pensée sociale de gauche). À moins que ces croyances ne soient exprimées de façon
implicite : quoi de plus anodin en apparence que cette réflexion d’un présentateur
du journal télévisé, en conclusion d’un reportage sur le conflit en ex-Yougoslavie,
« et tout cela se passe à deux heures d’avion de Paris » ; quoi de plus objectif, quoi
de plus transparent et explicite relevant d’une connaissance vérifiable. Et pourtant
cet énoncé apparemment si neutre mobilise des univers de croyance qui sont suscep-
tibles de produire une interprétation du genre : « la guerre est à notre porte », « la
menace est imminente », « nous sommes concernés ».
12. Voir « Ce que communiquer veut dire », in revue Sciences Humaines n° 51, juin 1995.
13. Pour cette notion voir chapitre 4.
38 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir
explique que tout refus de fournir une information puisse être considéré par le
demandeur comme un camouflet : il ne serait pas reconnu digne d’être informé.
Si l’information n’est pas demandée, elle surgit sans préalable de demande. Deux cas
de figure sont possibles dont chacun est susceptible de déclencher chez l’informé
certaines hypothèses interprétatives : l’informateur transmet une information de sa
propre initiative ou il y est obligé.
Il parle de sa propre initiative : l’informé est alors en droit de se demander quel est
le motif qui anime l’informateur (« Qu’est-ce qu’il a derrière la tête ? »). Il peut faire
une hypothèse de gratuité altruiste : l’informateur cherche à avertir l’autre d’une
menace qui pèserait sur lui, ou à l’informer tout simplement de quelque chose qui
pourrait l’aider, lui être utile. Dans ce cas l’information est jugée bénéfique, mais du
même coup l’informé devient l’obligé de l’informateur. L’informé peut également faire
une autre hypothèse : l’informateur poursuit un intérêt personnel. Il chercherait à se
protéger, à éviter une rumeur, à avoir un allié, à obtenir un service en retour, et faire
que l’autre devienne son obligé. Dans ce cas l’information peut être investie de
soupçon : informer pourrait correspondre à une stratégie de détournement (faire
croire à l’importance d’une nouvelle pour ne pas traiter certains thèmes de discus-
sion), voire d’intoxication (fuites organisées) ou même de tromperie (lancer une
fausse nouvelle). Car après tout pourquoi donner une information que personne ne
demande ? Le secret ne serait-il pas de règle ? N’est-ce pas parce que, à faire une
révélation ou une dénonciation, le sujet se construit une image vertueuse ?
L’informateur parle parce qu’il y est obligé (contraint et forcé) : l’informé est alors
amené à faire d’abord l’hypothèse qu’à l’origine il y avait de sa part un désir de
rétention : soit qu’il ne voulait pas informer, pour des raisons tactiques qui exigent
de laisser l’autre dans l’ignorance afin d’éviter que surgisse un contre-pouvoir (fré-
quent dans le domaine politique) ou tout simplement afin de se préserver (ne pas se
découvrir) ou de préserver des proches (ne pas dénoncer, ne pas blesser) ; soit qu’il
ne pouvait pas informer, au nom de l’intérêt général (le secret Défense, le secret
Économique dû à la concurrence, etc.) ou au nom d’une cause idéologique, par
exemple, pour ne pas décourager les énergies militantes. Cette obligation peut pro-
venir de groupes de pression (comme il s’en produit dans ce que les médias appel-
lent « les affaires »), d’une autorité menaçante (quand il s’agit d’extorquer de
l’information au nom du bien commun), d’un individu ou d’une instance quelconque
qui procède par chantage (ainsi vivent les indicateurs de police), ou du sujet lui-
même qui se donne une règle morale (le devoir d’informer dans certaines circonstan-
ces, qui s’oppose à la règle du secret, comme pour tout journaliste dans un régime
politique de censure) ou une règle intellectuelle (devoir de résoudre une contradic-
tion, ce qui justifie investigations et enquêtes).
Il faut encore ajouter qu’une information extorquée peut être créditée d’effet de
vérité (l’informateur ne pouvait faire autrement), à moins qu’elle ne participe d’une
tactique, d’un calcul au second degré : l’interlocuteur sachant que je suis dans
l’obligation de l’informer et me créditant de sincérité, je peux en profiter pour don-
ner une fausse information.
L’information comme discours 39
14. Recevoir une plaquette d’information sur l’Union européenne conçue et rédigée par le service
d’information de cette institution produit ce double effet : ce service est bien placé pour donner des
informations exactes (effet de vérité), mais il a tout intérêt à n’en retenir que les aspects positifs, à faire
en quelque sorte sa publicité (effet de suspicion). C’est également le cas de ce que l’on appelle « les fui-
tes organisées ».
15. Au sens de : « Cela est naturel ». En réalité, le crédit que l’on accorde à cette personne tient à la
fonction qu’elle occupe dans un cadre institutionnel qui la sacralise.
16. Voir notre étude La parole confisquée, un genre télévisuel : le talk show, Paris, Dunod, 1997.
40 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir
17. Les médias voudraient être considérés dans cette catégorie, mais ce n’est pas le cas.
18. Cela se fait à l’aide de marques « délocutives » d’effacement des traces discursives de personnalisa-
tion (voir notre Grammaire du sens et de l’expression, p. 619, Hachette, Paris, 1992).
19. Cela se fait à l’aide de marques « élocutives » (pronoms personnels, verbes de modalité ; adverbes,
etc., voir Grammaire du sens et de l’expression, p. 599, Hachette, Paris, 1992).
20. Nous avons distingué la catégorie de l’ « évidence » de celle de la « conviction » dans la Grammaire
du sens et de l’expression (pp. 601 et 619). La première relève d’un ça, un sujet de savoir omniscient ; la
deuxième relève d’un je particulier, un sujet de savoir subjectif.
21. Les médias sont ambivalents par rapport à ce positionnement. D’une part, ils jouent volontiers de la
suspicion (par le jeu du questionnement), du doute (par l’emploi du conditionnel, du « selon...,
d’après... », etc.), mais ils n’aiment guère parler sur le mode du « on ne sait pas », « on ne peut pas
dire », « on suppose que, on fait l’hypothèse que... ». Pourtant cela ne leur ôterait pas de crédit.
L’information comme discours 41
22. Il s’agit bien de plausibilité et non de probabilité. La première notion a partie liée avec la
« vraisemblance », c’est-à-dire la possible existence des phénomènes. La deuxième notion est affaire de
« statistique » : l‘existence du phénomène étant présupposée, il ne reste plus qu’à en mesurer la probabi-
lité d’apparition.
23. On se reportera, dans Analyser la communication, à l’analyse qu’Andrea Semprini fait du générique de
présentation de la chaîne de télévision CNN comme mise en scène de l’effet d’authenticité (p. 164).
24. Ou, pour l’image, de présentification. Voir La parole confisquée, un genre télévisuel : le talk show,
op. cit., p. 39.
25. Mais plus souvent, à des fins de dramatisation : « Voilà comment cela s’est passé ».
42 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir
des faits ; la vérité d’ordre épistémique se confond ici avec la connaissance origi-
nelle. Les moyens discursifs utilisés pour entrer dans cet imaginaire relèvent d’un
procédé d’élucidation qui dit : « Voilà pourquoi cela est ainsi ». D’où le recours,
d’une part à la parole de spécialistes, d’experts et de savants qui sont censés pou-
voir apporter des preuves scientifiques et techniques, d’autre part, dans une tout
autre perspective, à une mise à la question d’opinions diverses par le biais d’inter-
views, d’interrogatoires, de confrontations et de débats, de sorte à faire surgir une
vérité moyenne.
partie 1 chapitre 3
Le chapitre 3 en bref
En fait, seul le récepteur est en position de pouvoir juger de la teneur d’une informa-
tion, l’émetteur ne pouvant que faire un pari sur sa validité (et non sur sa valeur). Il
peut juger qu’une information possède, pour lui, un haut degré d’imprévisibilité du
point de vue de sa factualité et qu’en même temps elle s’intègre parfaitement à son
système de connaissances, assurant un fort degré d’intelligibilité. Processus de trans-
formation et processus de transaction sont intrinsèquement liés dans ce jeu de pas-
sage de l’ordre (stabilité du système) au désordre 3 (instabilité du système), et du
désordre à l’ordre qui caractérise de manière générale tout processus de construction
du sens, et plus particulièrement celui de la construction de l’information.
1. L’œuvre ouverte, trad. franç., Paris, Le Seuil, 1965, chap. 3. Rappelons que les promoteurs en sont :
S. Goldman, N. Wiener, R. Shannon et W. Weaver (voir Bibliographie).
2. Théorie cybernétique exposée par N. Wiener (1950).
3. Concepts empruntés à la théorie cinétique des gaz et transposés métaphoriquement dans les modè-
les cybernétiques de la communication, d’après Eco, op. cit., et que nous appliquons au domaine de
l’intelligibilité discursive.
4. Ce qui ne veut pas dire que dans des circonstances données on ne puisse s’appuyer sur une étude
quantitative pour tirer quelque enseignement sur les circonstances dans lesquelles l’information est mise
en scène (voir l’étude de P. Charaudeau, G. Lochard et J.C. Soulages sur « La construction thématique du
conflit en ex-Yougoslavie par les journaux télévisés français (1990-1994) », in la revue Mots, n° 47, juin
1996, Presses de la Fondation des sciences politiques, Paris.
5. Des analystes, mais surtout, tout récemment, les professionnels même des médias, comme le rap-
pelle Y. Lavoine dans « La métamorphose de l’information », Études de communication n° 15, Bulletin du
CERTEIC, Université de Lille, 1994.
Les médias face au discours de l’information 45
Les événements qui surgissent dans l’espace public ne peuvent être rapportés de
manière exclusivement factuelle du fait de la nécessité de mettre l’information en
scène de façon à intéresser le plus grand nombre de citoyens, sans pour autant en
maîtriser les effets. Aussi les médias ont-ils recours à plusieurs types de discours
pour arriver à leur fin.
7. Le discours propagandiste comprend aussi bien le « publicitaire » que le « politique », bien qu’avec
des spécificités (pour la différence voir notre article « Le discours publicitaire discursif », in revue
Mscope, n° 8, septembre 1994, CRDP Versailles).
8. M. Mathien rappelle, après d’autres, que « toute théorie de l’information est à mettre en rapport
avec une théorie de l’action, ou des actes, que ce soit à l’échelle d’un individu, d’une institution ou du
système social », Les Journalistes et le Système Médiatique, Paris, Hachette-Communication, 1992. Voir
aussi « La théorie de l’agir communicationnel » de J. Habermas.
9. Pour une différence entre les concepts de « communication » et « action », « visée » et « but »,
voir notre « Le dialogue dans un modèle de discours », in Cahiers de linguistique française n° 17, Univer-
sité de Genève.
10. Voir le « Pour en savoir plus » qui suit l’article « Qu’est-ce qu’un bilan de campagne publicitaire » de
C. Baudru et C. Chabrol, in revue Mscope n° 8, CRDP Versailles.
11. C’est ce qui justifie, entre autres raisons, à la fois la spécificité d’une science du langage par rapport
aux autres sciences humaines et sociales et la nécessaire interdisciplinarité entre celles-ci.
Les médias face au discours de l’information 47
12. Par un acte « supposé » de consommation, dans le cas de la communication publicitaire, par un acte
« supposé » d’adhésion (vote), dans le cas de la communication politique. Mais il est vrai que, de plus en
plus, les titres de certains quotidiens et surtout magazines ressemblent à des accroches de slogans
publicitaires ; surtout ceux qui, sous la forme interrogative, interpellent le lecteur. Un titre d’hebdoma-
daire comme : « Comment résister à la crise ? » s’apparente fortement à une accroche du type « Comment
éliminer vos rides en une nuit ? » pour vanter une crème antirides. La différence réside dans le fait que le
titre ne prétendrait qu’au statut de « conseil », alors que l’accroche se veut le déclencheur d’un rêve.
13. Évidemment, ce destinataire n’est pas secondaire, puisque le sujet argumentant ne peut argumenter
qu’en fonction du savoir qu’il lui suppose – serait-ce celui d’une communauté scientifique –, et puisqu’il
faut qu’il arrive à lui faire partager sa démonstration.
48 Ce qu’informer veut dire. Des effets de pouvoir sous le masque du savoir
Le contrat d’information
médiatique
L’efficacité symbolique des mots ne s’exerce jamais que
dans la mesure où celui qui la subit reconnaît celui qui
l’exerce comme fondé à l’exercer (…).
Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Fayard, 1982
Du contrat de communication
en général
Le chapitre 4 en bref
Tout discours dépend, pour la construction de son enjeu social, des conditions spé-
cifiques de la situation d’échange dans laquelle il apparaît. La situation de commu-
nication constitue donc le cadre de référence auquel se rattachent les individus
d’une communauté sociale lorsqu’ils entrent en communication. Comment pour-
raient-ils échanger des paroles, s’influencer, s’agresser, se séduire si n’existait un tel
cadre de référence ? Comment donneraient-ils une valeur à leurs actes de langage,
comment construiraient-ils du sens si n’existait un lieu auquel référer les propos
qu’ils émettent, un lieu dont les données permettent d’évaluer la teneur de ces
propos ? La situation de communication est comme une scène de théâtre, avec ses
contraintes d’espace, de temps, de relations, de paroles, sur laquelle se joue la pièce
des échanges sociaux et ce qui en constitue leur valeur symbolique. Comment s’éta-
blissent ces contraintes ? Par un jeu de régulation des pratiques sociales qu’instau-
rent les individus qui essayent de vivre en communauté et par les discours de
représentation qu’ils produisent pour justifier ces mêmes pratiques afin de les fonder
en valeur. Ainsi se construisent les conventions et les normes des comportements
langagiers sans lesquelles ne pourrait s’établir la communication humaine.
En conséquence, les individus qui veulent communiquer entre eux doivent tenir
compte des données de la situation de communication. Non seulement tout locuteur
doit se soumettre aux contraintes de celle-ci (à moins qu’il ne veuille les transgres-
ser, mais c’est quand même en reconnaître l’existence), mais il doit également sup-
poser que son interlocuteur, ou destinataire, est en mesure de reconnaître ces
mêmes contraintes. Il en est d’ailleurs de même pour tout interlocuteur, ou lecteur
d’un texte, qui doit supposer que celui qui s’adresse à lui a conscience de ces con-
traintes. Ainsi se construit ce que les philosophes du langage appellent une « co-
intentionnalité » : tout échange langagier se réalise dans un cadre de co-intention-
nalité, les contraintes de la situation de communication en constituant le garant.
Cette nécessaire reconnaissance réciproque des contraintes de la situation par les
partenaires de l’échange langagier nous fait dire que ceux-ci sont liés par une sorte
d’accord préalable sur ce que sont les données de ce cadre de référence. Ils se trou-
vent en quelque sorte dans la situation d’avoir à souscrire, préalablement à toute
intention et stratégie particulière, à un contrat de reconnaissance des conditions de
réalisation du type d’échange langagier dans lequel ils sont engagés : un contrat de
communication. Celui-ci résulte des caractéristiques propres à la situation d’échange,
dites données externes, et des caractéristiques discursives qui s’ensuivent, dites don-
nées internes.
(ce qui les oppose aux données internes), mais elles sont sémiotisées, c’est-à-dire
manifestées par des signes tirés de l’ensemble des comportements sociaux et dont la
convergence témoigne de ces constantes.
Les données externes peuvent être regroupées en quatre catégories dont chacune
correspond à un type de condition d’énonciation de la production langagière : condi-
tion d’identité, condition de finalité, condition de propos et condition de dispositif.
L’identité des partenaires engagés dans l’échange est la condition qui veut que tout
acte de langage dépende des sujets qui s’y trouvent inscrits 1. Elle se définit à tra-
vers la réponse aux questions : « qui échange avec qui ? » ou « qui parle à qui ? »
ou « qui s’adresse à qui ? », en termes de nature sociale et psychologique, par une
convergence de traits personnologiques d’âge, de sexe, d’ethnie, etc., de traits
« personnologiques » signalant le statut social, économique ou culturel et de traits
indiquant la nature ou l’état affectif des partenaires. Cependant ces traits ne peu-
vent être pris en compte que dans la mesure où ils se trouvent dans un rapport de
pertinence à l’acte de langage. Il ne s’agit pas ici de faire de la sociologie, mais de
repérer les seuls traits identitaires qui interviennent dans l’acte de communication.
Le fait pour un locuteur d’être journaliste sera repéré comme trait pertinent dans
une situation de communication telle que l’interview radiophonique, mais ne le sera
point dans une situation de demande de renseignement à un guichet de poste.
La finalité est la condition qui veut que tout acte de langage soit ordonnancé en
fonction d’un but, d’un objectif 2. Elle se définit à travers l’enjeu de sens sur lequel
repose l’échange, enjeu de sens qui doit permettre de répondre à la question : « On
est là pour quoi dire ? ». La réponse à cette question, dans une problématique de
l’influence se fait en termes de visées, car dans la communication langagière le but 3
ne peut être qu’une tentative de faire entrer l’autre dans sa propre intentionnalité.
Quatre types de visées (qui peuvent se combiner entre elles) semblent particulière-
ment opératoires : la visée prescriptive qui consiste à vouloir « faire faire », c’est-à-
dire vouloir amener l’autre à agir d’une certaine façon ; la visée informative qui con-
siste à vouloir « faire savoir », c’est-à-dire vouloir transmettre un savoir à qui est
censé ne pas le posséder ; la visée incitative qui consiste à vouloir « faire croire »,
c’est-à-dire vouloir amener l’autre à penser que ce qui est dit est vrai (ou possible-
ment vrai) ; la visée pathémique qui consiste à vouloir « faire ressentir », c’est-à-
dire vouloir provoquer chez l’autre un état émotionnel agréable ou désagréable.
Le propos est la condition qui veut que tout acte de communication se construise
autour d’un domaine de savoir, une façon de découper le monde en « univers de dis-
cours thématisés » 4. Il se définit à travers la réponse à la question : « de quoi est-il
1. Hypothèse que l’acte de langage est un acte intersubjectif. Hypothèse de la philosophie du langage
énoncée par Wittgenstein et reprise par la philosophie analytique anglo-saxonne, et développée parallè-
lement par Benveniste.
2. Hypothèse kantienne qui détermine le sens de l’action humaine par sa clôture : Œuvres philosophi-
ques, trad. Masson J. et Masson O., Paris, Gallimard, 1986.
3. Pour la différence entre « but » et « visée » voir notre article « Le dialogue dans un modèle de
discours », in Cahiers de linguistique française n° 17, Université de Genève, 1995.
4. Très ancienne hypothèse aristotélicienne du topos. Plus particulièrement ce qu’Aristote appelle les
« topoï spécifiques » (Rhétorique, éd. les Belles Lettres, Paris, 1867-1873.
54 Le contrat d’information médiatique
5. Hypothèse de la matérialité signifiante : « Form is meaning », voir ce qu’en dit Régis Debray dans
son ouvrage Manifestes médiologiques, Gallimard, Paris, 1994.
6. Voir notre introduction à La télévision. Les débats culturels. « Apostrophes », Didier Érudition, Paris,
1991.
7. Voir « Quand le questionnement révèle des différences culturelles », in Le questionnement social,
Actes du colloque international de Rouen, Université de Rouen, 1995.
Du contrat de communication en général 55
L’espace de thématisation est l’espace dans lequel est traité et organisé le ou les
domaines de savoir, le ou les thèmes de l’échange, que ceux-ci soient prédéterminés
par les instructions contenues dans les contraintes situationnelles ou qu’ils soient
introduits par les participants à l’échange. Le sujet parlant doit d’une part prendre
position par rapport au thème imposé par le contrat et choisir un mode d’interven-
tion (en l’acceptant, le rejetant, le déplaçant, ou en en proposant un autre) 8,
d’autre part choisir d’organiser ce champ thématique selon un mode d’organisation
discursif particulier (descriptif, narratif, argumentatif) 9, cela en suivant une fois de
plus les instructions données par les contraintes situationnelles.
Aucun acte de communication n’est complètement déterminé par avance. S’il est
vrai que le sujet parlant est toujours surdéterminé en partie par le contrat de com-
munication qui caractérise chaque situation d’échange (condition de socialité de
l’acte de langage et de la construction du sens), il n’est déterminé qu’en partie et
dispose par ailleurs d’une marge de manœuvre qui lui permet de réaliser son projet
de parole personnel, autrement dit de faire acte d’individuation, à travers sa mise en
œuvre de l’acte de langage pour laquelle il peut choisir les modes d’expression qui
correspondent à son intention 10. Contrat de communication et projet de parole se
complètent donc, l’un en apportant son cadre de contraintes situationnelles et dis-
cursives, l’autre en se déployant dans un espace de stratégies qui fait que tout acte
de langage est un acte de liberté, mais un acte de liberté surveillée.
8. Voir Paroles en images. Images de paroles. Trois talk shows européens, Didier Érudition, Paris 1999,
p. 136.
9. Voir notre Grammaire du sens et de l’expression, Paris, Hachette, 1992.
10. L’intention n’est pas toujours consciente.
partie 2 chapitre 5
Le chapitre 5 en bref
1. L’instance de production
Si nous parlons d’instance, c’est parce que ce qui préside à la production de la com-
munication médiatique est une entité composite qui comprend plusieurs types
d’acteurs : ceux de la direction de l’organe d’information qui ont le souci de la
bonne santé économique de leur entreprise et d’une organisation performante, ceux
de la programmation, liés aux précédents de sorte que les informations que l’organe
choisit de traiter aient un certain succès auprès du public, ceux de la rédaction des
nouvelles et les opérateurs techniques, qui choisissent de traiter l’information de
manière conforme à leur ligne éditoriale. Mais tous contribuent à fabriquer une
énonciation apparemment unitaire et homogène du discours médiatique, une co-
énonciation, dont l’intentionnalité signifiante correspond à un projet qui est com-
mun à ces acteurs et dont on peut dire que la prise en charge par ceux-ci représente
l’idéologie de l’organe d’information.
Dans cette instance, le journaliste – quelles que soient ses différentes spécifica-
tions : généraliste/spécialiste, de bureau/de terrain, correspondant, envoyé spécial,
etc. – n’est pas le seul acteur, mais en constitue la figure majeure. Nous réservons la
dénomination « instance médiatique » à l’instance globale de production qui intègre
les différents acteurs qui contribuent à déterminer l’instance d’énonciation discur-
sive. Cette caractéristique propre (mais non exclusive) de la communication médiati-
que explique qu’il soit difficile de trouver le responsable de l’information. Lorsqu’un
écrivain écrit un livre, un savant fait un exposé scientifique, un homme politique fait
un discours, on sait qui peut répondre de ce qui a été écrit ou dit (même si plusieurs
individus ont collaboré). Mais s’agissant des médias, on ne sait jamais vraiment qui
peut répondre d’une information, même lorsqu’elle s’accompagne de la signature d’un
journaliste, tant les effets de l’instance médiatique de production transforment les
intentions de la seule instance d’énonciation discursive.
Le journaliste a pour rôle de transmettre de l’information. Mais cette information se
compose d’un ensemble d’événements ou de savoirs qui apparemment préexistent à
l’acte de transmission, ce qui fait que le journaliste se trouve dans une position qui
consiste à collecter les événements et les savoirs, et non pas à les créer 2, avant de
les traiter et de les transmettre. On peut ainsi déterminer les deux rôles fondamen-
taux que doit jouer le journaliste : celui de chercheur-pourvoyeur d’information, celui
de descripteur-commentateur d’information 3. Chacun de ces rôles se heurte à certai-
nes difficultés.
Concernant le rôle de pourvoyeur d’information, se pose le problème du traitement
des sources qui est à la fois d’ordre quantitatif et qualitatif.
En raison du nombre incalculable d’événements susceptibles de devenir information,
et du fait qu’aucun organe d’information ne peut se trouver présent dans tous les lieux
du monde où il se passe quelque chose, auquel s’ajoutent les contraintes de temps
de fabrication (l’information se construit rapidement) et d’espace de diffusion (les
quelques pages d’un journal, et la demi-heure de radio et de télévision), l’instance
2. Pour des raisons de captation, les médias cherchent aussi à créer l’événement. Mais cela ne va pas
sans problème pour la définition même des médias par rapport à leur vocation de pourvoyeur d’informa-
tion. Toute information qui pourrait être perçue par l’instance de réception comme fabriquée de toutes
pièces, même si elle n’est pas fausse, serait investie de soupçon et aurait pour conséquence de discrédi-
ter son responsable. Le débat actuel sur la crise d’identité des médias et le discrédit dont ils souffrent
devrait se porter sur les effets que produit le changement que l’on peut observer dans les médias moder-
nes lorsque ceux-ci passent du rôle de « metteur en scène » discret de l’information à celui d’ « auteur-
provocateur » qui impose l’information. On pourrait cependant penser qu’il est un secteur d’activité où
les médias sont « naturellement » un fabricant d’information, celui des débats et des interviews. En réa-
lité ces types d’émission sont les instruments du surgissement de l’information et non son géniteur.
3. En fait, il faudrait dire « explicateur » pour éviter les ambiguïtés dues à l’emploi vulgarisé des ter-
mes « commentateur » et « commentaire ». Nous reprendrons ces notions plus tard, et utilisons provisoi-
rement ce terme pour éviter un néologisme de plus.
60 Le contrat d’information médiatique
médiatique est obligée de se doter de moyens qui lui permettent d’engranger le maxi-
mum d’événements, de les sélectionner et de les vérifier. C’est sur le choix des critères
de ces activités que se joue l’image de marque de chaque organe d’information.
Les sources peuvent être constituées par l’événement lui-même ou par un organe
intermédiaire spécialisé dont le rôle est de rapporter l’événement en première ins-
tance. Pour atteindre la source de l’événement, les médias se dotent d’un double
réseau de journalistes. L’un ayant vocation à témoigner, et couvrant pour ce faire le
plus possible de terrain, à l’aide de correspondants, d’envoyés spéciaux et autres sor-
tes d’informateurs ; l’autre ayant vocation à révéler, et s’organisant en équipes
d’investigation. Dans un cas comme dans l’autre, l’instance médiatique choisit une
attitude pour traiter le problème des sources en fonction d’une double nécessité qui
se trouve inscrite dans le contrat de communication médiatique et dont les termes
sont antinomiques marquant une fois de plus celui-ci au sceau d’une contradiction :
il faut être le premier à fournir l’information (situation de concurrence oblige), mais
il ne faut pas diffuser une information sans l’avoir vérifiée (crédibilité oblige).La
course à la primeur de l’information, le scoop, peut faire tomber l’organe d’informa-
tion dans deux sortes de piège : l’annonce prématurée d’une nouvelle qui ne se con-
firmera pas par la suite 4, la fausse révélation, résultat d’une manipulation 5, ou la
révélation d’un fait qui ne méritait pas de devenir une affaire, et dont la présentation
produit des effets d’amplification ou d’amalgame aux conséquences imprévisibles 6.
Lorsque la source est constituée par une instance intermédiaire provenant d’autres
organes professionnels (agences de presse, autres médias) ou des services d’informa-
tion spécialisés des différents corps politiques, administratifs, syndicaux ou associa-
tifs, les médias, à moins qu’ils vivent dans un régime totalitaire, savent qu’ils sont
engagés dans une lutte d’influence qui va de la simple sollicitation à la corruption
en passant par des stratégies de tromperies, de la part de la source. Par exemple, le
service de presse d’un homme politique peut présenter un faux calendrier, ou un
calendrier tronqué, de ses déplacements, peut lancer une information secondaire
pour focaliser l’attention des médias sur celle-ci et les détourner d’autres plus
importantes dont on souhaite qu’elles ne deviennent pas publiques 7.
4. On l’a vu avec les résultats d’élections en Israël, l’ensemble des médias européens ayant annoncé
l’élection de Shimon Peres, alors qu’il a été battu.
5. On l’a vu avec l’affaire de Timisoara.
6. On l’a vu, en France, avec l’affaire de la mort dramatique de Pierre Bérégovoy.
7. Lors d’une interview dans la revue Mots, n° 37, à la question : « Ressentez-vous une évolution par
laquelle les hommes politiques savent anticiper les réactions des journalistes... », J. Macé-Scaron
répond : « Il arrive qu’il y ait ce qu’on nomme des manipulations, un travail volontaire pour amorcer la
pompe. Ils savent que, pour avoir telle ou telle retombée, il faut commencer par tel réseau, passer par Les
Échos pour avoir du Figaro ou jouer du téléphone rouge du Nouvel Obs, obtenir le grand papier dans Le
Monde ou L’Express. Il y a des spécialistes de cela. Mais ce genre montre ses limites. Car il ne faut pas
sous-évaluer les maladresses et les naïvetés des hommes politiques. » Il n’empêche que de telles prati-
ques confinent à de la désinformation. En France, le rapport de la commission Fauroux sur l’école a fait
l’objet d’une fuite sous la forme des « seize propositions qui ont transpiré d’un document confidentiel »
(Libération, 13-14 avril 1996). Du coup le lecteur-citoyen est en mesure de se demander : fuite involon-
taire de la part des pouvoirs publics due seulement à l’action investiguante des médias ? Fuite orchestrée
par le ministère de l’Éducation pour produire un ballon d’essai ou pour discréditer par avance le rapport
de la commission ?
Qui informe qui ? L’identité des instances d’information 61
Vis-à-vis des sources, l’instance médiatique est souvent ambivalente. Elle devrait se
prémunir contre les tentatives de manipulation en soumettant l’information à des
épreuves constantes de vérité, car il y va de sa crédibilité, mais elle se laisse faire
volontiers lorsque l’information est susceptible d’avoir un certain impact, car il y va
de son possible effet de captation. Mais le problème fondamental posé par le rap-
port à la source est celui de la décontextualisation. Toute information sortie de son
contexte d’origine et transportée dans un autre est susceptible de subir des modifi-
cations qui vont jusqu’à la désinformation. Toute information est susceptible de pro-
duire un effet de rumeur.
Concernant le rôle de descripteur-commentateur, le problème est également d’impor-
tance. On l’a déjà signalé et nous ne ferons que souligner ici une autre des contra-
dictions majeures dans laquelle se trouve ce type de discours, contradiction qui une
fois de plus se trouve inscrite dans le contrat d’information : un principe d’explica-
tion exige cohérence et rigueur ; or le discours d’information ne peut prétendre ni à
la scientificité, ni à l’historicité, ni à la didacticité.
Le descripteur-commentateur ne peut prétendre tenir un discours scientifique car,
en dehors du fait qu’il doit satisfaire à des conditions de captation – dont on verra
qu’elles ont une influence sur le commentaire lui-même –, cela impliquerait que soit
sélectionné un public très réduit, ultra-spécialisé, qui possède les mêmes outils de
raisonnement, la même terminologie, et partage les mêmes connaissances que les
membres de la communauté scientifique en question. Dès lors, le média se couperait
d’un public large, serait-il cultivé. De même, s’il organise interviews et débats pour
tenter de faire surgir en public des opinions, des justifications, des explications à
travers des paroles d’experts, ce ne peut être comme dans un colloque scientifique
ou un laboratoire de recherche ; la parole qui est suscitée, provoquée par l’instance
médiatique est une parole nécessairement vulgarisée, c’est-à-dire dépouillée de tout
ce qui constitue sa spécificité, sa pertinence et pour tout dire sa validation.
Il ne peut prétendre davantage tenir un discours historique, même s’il s’en donne
des allures, car les exigences de distanciation dans le temps (il faut pouvoir saisir
les faits du passé dans leur antériorité et dans leur postériorité, ce que ne peuvent
faire les médias), de travail sur les archives (il faut procéder à un long travail de
recherche et de recoupement des documents selon certaines méthodes de mise en
corrélation, ce que les médias n’ont pas le temps de faire) et de méthodologie de
pensée (qui permet de hiérarchiser les faits selon un critère d’importance, ce que les
médias ne peuvent faire par définition) ne sont pas compatibles avec un compte
rendu quotidien, hebdomadaire ou mensuel de l’actualité. Évidemment, nous faisons
allusion ici à la méthodologie du discours historiciste et non au fait que les médias
traitent d’objets historiques. L’objet d’une émission peut concerner une période de
l’histoire d’un pays, ce n’est pas nécessairement faire œuvre d’historien.
Enfin, il ne peut non plus prétendre tenir un discours parfaitement didactique,
même si un certain souci pédagogique le traverse et qu’on en voit plein de traces 8,
car les exigences d’organisation du savoir de celui-ci, sa construction qui prévoit le
passage par des épreuves de vérification (exercices d’application) et d’évaluation, et
8. Pour ces traces voir Les carnets du CEDISCOR n° 1, Presses de la Sorbonne nouvelle, Paris, 1992.
62 Le contrat d’information médiatique
2. L’instance de réception
Généralement, dans les écrits qui traitent des médias, on considère que c’est le
public, qui tient lieu d’instance de réception. Mais le public est lui-même une entité
composite qu’on ne peut traiter de façon globale.
En premier lieu, il se différencie selon le support de transmission : lecteurs pour la
presse, auditeurs pour la radio, téléspectateurs pour la télévision. Du coup, il est aisé
de comprendre que les réactions intellectives et affectives de ce public ne sont pas
tout à fait les mêmes d’un média à l’autre, et l’instance médiatique, qui le sait et le
dit (« Ce sont des métiers différents »), en jouera de manière appropriée. Ces parti-
cularités seront envisagées plus tard, et nous ne différencierons pas provisoirement
l’instance de réception selon le support d’information.
9. Ces façons de se rêver dépendent des imaginaires propres à chaque société. Par exemple, le journa-
lisme nord-américain a une tradition de lutte contre le pouvoir (mais aussi parfois d’allégeance) plus
marquée qu’en France. Depuis quelque temps cependant, elle se fait jour, et jusques et y compris dans
une presse traditionnellement institutionnelle comme a pu l’être le journal Le Monde.
10. Mais en même temps, ce terme a fort mauvaise presse en France, sans jeu de mots. C’est, semble-t-il,
une constante culturelle que de l’employer de façon souvent péjorative : « Qu’est-ce que c’est didactique ! »).
Qui informe qui ? L’identité des instances d’information 63
En second lieu, l’identité sociale de cette instance de réception est une inconnue
pour l’instance de production. D’une part, ces récepteurs ne sont pas présents phy-
siquement dans la relation d’échange, et l’instance médiatique ne peut percevoir
leurs réactions, ne peut dialoguer avec ceux-ci, ne peut connaître directement leur
point de vue pour compléter ou rectifier la présentation de son information. D’autre
part, le public qui compose cette instance est difficile à déterminer quant à son
statut social, lequel, la plupart du temps, est très diversifié, et de plus, quand bien
même on aurait les moyens de le déterminer 11, on ne sait si les données en termes
de statut social classique sont pertinentes, car le vrai problème qui se pose dans ce
genre de communication n’est pas tant celui des catégories sociologiques ou socio-
économiques que celui du rapport entre certaines données de ces statuts et les
catégories mentales qui correspondraient à la façon d’appréhender les événe-
ments, de les comprendre et de les interpréter, en fonction de la manière dont ils
sont rapportés.
2.1 Le « destinataire-cible »
La cible intellective est une cible censée être en mesure d’évaluer son intérêt par rap-
port à ce qui lui est proposé, la crédibilité qu’elle accorde à l’organe qui l’informe, sa
11. Dire que ces moyens existent fait discussion : pour les uns, qui croient en la puissance des études
marketing et réduisent le public à des comportements de consommation, ces moyens existent. Pour ceux
qui s’intéressent aux comportements psycho-socio-cognitifs, ces moyens en sont à la préhistoire, même
aux États-Unis. (voir Baudru C. et Chabrol C. « Qu’est-ce qu’un bilan de campagne publicitaire », in
Mscope n° 8, CRDP Versailles, septembre 1994).
12. On retrouve ici la distinction que nous avons proposé de faire entre ce que sont les effets visés par
l’instance de production qui ne peuvent s’adresser qu’à un destinataire idéal (interne), et les effets pro-
duits auprès du récepteur réel (externe).
13. Chabrol C., « Réflexions à propos de l’interaction et de l’interlocution dans les médias », revue
Sociologie du Sud-Est n° 37-38, juillet-décembre 1983, p. 160, Université de Provence.
64 Le contrat d’information médiatique
Mais l’intérêt repose également sur une autre hypothèse, qui veut que le sujet cible ne
consomme pas de l’information seulement pour agir, mais aussi et surtout pour pou-
voir occuper une certaine position sociale, établir avec l’autre soit des relations de
convivialité (commenter des événements, l’actualité avec ses collègues ou amis), soit
des relations de pouvoir, car c’est prendre du pouvoir sur l’autre que de l’informer de ce
qu’il ignore, ou d’être en mesure de commenter l’actualité. Pouvoir dire, modeste ou
triomphant : « Comment ? Tu n’as pas lu les journaux ? T’as pas regardé la télé ? T’es
pas au courant ? », « T’as pas vu ce qu’il leur a passé, notre président ? », c’est, sous
l’apparence d’une conversation anodine 14 à propos de l’air du temps, commenter le
monde et établir un rapport de force.
La crédibilité que l’instance médiatique peut supposer de la cible repose sur l’hypo-
thèse que cette cible dispose de critères d’évaluation qui lui permettent de juger de
ce qui est vrai, fiable et authentique. L’instance médiatique, ici, ne peut que se fon-
der sur les quelques imaginaires qui circulent à ce propos dans la société comme
celui de la performance (savoir être le premier sur l’information, avoir l’esprit de
scoop), celui de la fiabilité (savoir vérifier l’information, avoir l’esprit d’archives),
celui de la révélation (savoir découvrir ce qui est caché ou tenu secret, avoir l’esprit
d’investigation). Évidemment, cela implique que l’instance médiatique ne se trompe
pas dans son calcul sur l’attente d’information que peut avoir le sujet-cible, car c’est
à ce propos que celui-ci est le plus exigeant, surtout si l’information concerne un
domaine qui est de sa compétence. Que l’information soit pour lui décevante, et il
pourra à bon droit avoir des doutes sur la validité des autres informations qui con-
cernent d’autres champs de compétence.
14. Le 26 avril 1991, le journaliste Roger Gicquel introduisait sa revue de presse par la réflexion
suivante : « Voyons, de quoi allez-vous parler au bureau ce matin et dans les lieux de travail ? ». Il
explicitait ainsi cette idée que la machine médiatique est « une machine à alimenter la conversation ».
Qui informe qui ? L’identité des instances d’information 65
Toutes les écoles de journalisme et les manuels de rédaction insistent sur cet aspect
de l’écriture journalistique, conseillant d’éviter une rhétorique jugée trop scolaire ou
universitaire 15, des explications jugées trop savantes, l’emploi d’un vocabulaire trop
technique. Pourtant ces notions font problème dans la mesure où elles dépendent de
critères qui sont eux-mêmes fonction de multiples paramètres en relation avec le
capital social, économique, culturel (P. Bourdieu) des sujets auxquels veulent
s’adresser les médias. Qu’est-ce que, en soi, un langage simple ou ampoulé, et pour
quel type de public ? Qu’est-ce que, en soi, une explication claire ou obscure, et
pour qui ? De plus, cette accessibilité ne peut être conçue de la même façon selon le
support médiatique (télévision, presse, radio). En fait, cette accessibilité dépend de
l’imaginaire linguistique que s’est forgée l’instance d’énonciation, l’imaginaire idéal
sur ce que doit être la façon d’écrire, l’imaginaire prêté au récepteur selon son sta-
tut social.
Une cible affective est, à l’inverse de la précédente, une cible censée ne rien évaluer
de façon rationnelle, mais être mue de façon inconsciente par des réactions d’ordre
émotionnel. Aussi l’instance médiatique fait-elle des hypothèses sur ce qui est le plus
approprié à toucher l’affect du sujet cible. Elle s’appuie pour cela sur des catégories
socialement codées de représentation des émotions telles que l’inattendu qui rompt
avec les routines, les habitudes, le prévisible ; le répétitif qui semble provenir d’un
esprit malin, lequel s’acharnerait à faire que se reproduisent systématiquement,
pathologiquement, les malheurs du monde ; l’insolite qui transgresse les normes socia-
les de comportement des êtres censés vivre dans une collectivité rationnellement
ordonnée ; l’inouï qui ferait atteindre l’au-delà, qui nous ferait entrer en commerce
avec la dimension du sacré ; l’énorme qui nous fait devenir des démiurges ; le tragi-
que qui parle de la destinée impossible de l’homme, etc., à quoi répondent, dans le
traitement langagier de l’information, des stratégies discursives de dramatisation.
Dans le processus de construction de l’instance-cible par l’instance médiatique, cible
intellective et cible affective se mêlent et interagissent l’une sur l’autre. C’est de
cette interaction que naît l’opinion publique.
2.2 Le « récepteur-public »
Cette instance, comme nous l’avons dit, se trouve en position d’extériorité par rap-
port à la zone d’influence dans laquelle se trouve l’instance-cible. Évidemment, cela
n’est que partiellement vrai, car cible et public constituent les deux faces de la
même instance de réception et donc s’influencent l’une l’autre. Il n’empêche que
l’instance-public existe par elle-même, avec ses propres mouvements sociologiques,
et qu’elle ne peut pas être considérée de la même façon que l’instance-cible. Il ne
s’agit plus ici d’entités construites selon des visées, des hypothèses sur ce qui les
motive et les émeut, mais d’entités considérées du point de vue de leurs comporte-
ments en tant que consommatrices d’un produit commercial : le média. L’instance
15. Ainsi faut-il supprimer la plupart des connecteurs logiques et des articulateurs de la composition
d’un texte. Nous avons vu un journaliste du desk d’un grand quotidien national supprimer systématique-
ment tous les « d’une part » qui précédaient les « d’autre part ».
66 Le contrat d’information médiatique
médiatique n’agit plus en tant que constructrice d’information, mais en tant que
responsable d’entreprise soucieuse de rentabiliser son produit du mieux possible,
c’est-à-dire de capter le plus grand nombre de consommateurs (lecteurs, auditeurs,
téléspectateurs). Pour ce faire, elle a besoin de connaître les comportements et les
jugements du public et a recours à deux types de techniques : celles qui permettent
de mesurer le succès d’une programmation, que l’on appelle l’« audimat », celles qui
permettent d’observer les effets que produit la manière dont est traité tel ou tel pro-
gramme, que l’on appelle les « études d’impact ».
Pour ce qui concerne l’audimat, il existe une littérature suffisamment abondante sur
les techniques d’audimétrie, d’enquêtes quantitatives, de sondages 16 pour qu’on ne
soit pas obligé d’exposer ici cette question. On soulignera seulement que les résul-
tats des études d’audience, de pénétration ou de confiance du consommateur, qui
reposent sur des catégories d’appartenance socioprofessionnelle de ces auditeurs,
lecteurs ou téléspectateurs, ou sur des postulations, assez vagues, concernant des
« styles de vie » ne peuvent rendre compte ni des motifs exacts pour lesquels les
consommateurs se portent, à un moment donné, sur tel ou tel programme, tel ou tel
média, ni de la complexité de la nature des groupes de consommateurs et des mou-
vements qui les animent. L’entrecroisement constant qui s’opère de manière assez
instable entre les différents types de capitaux (culturel, économique, symbolique)
dans les groupes sociaux rend très difficile la définition et encore plus la prédiction
de ces comportements 17.
Les études d’impact sont plus intéressantes. L’impact sur le public est mesuré selon
des systèmes de calcul d’effets sur l’opinion. L’un de ces systèmes repose sur ce qui
en théorie de la communication est appelé le paradigme de Lazarsfeld, lequel classe
les effets en faibles (ceux qui seraient issus de l’opinion elle-même dans la mesure
où elle sélectionne les informations de façon autonome et différente à celle qui est
visée), indirects (ceux qui atteignent la cible par le biais des discours circulant dans
le groupe d’appartenance), de renforcement (ceux qui confortent l’opinion dans le
même sens que celui visé) 18. Qu’il s’agisse de ce système ou d’autres du même
genre, ce qui est en cause ici n’est plus la mesure d’un résultat quantitatif, mais
l’observation qualitative (parfois expérimentale 19) des réactions psychosociales du
public à ce qui lui est proposé 20. À étudier ces effets, on retrouve – parfois mais pas
toujours – les visées d’influence que se donne l’instance médiatique. Mais ce n’est
16. Voir le dossier « Publicité », in Mscope n° 8, CRDP, Versailles, septembre 1994, p. 101.
17. Il est une autre manière d’agir sur le consommateur, celle de certaines lois du marché qui procèdent
à des regroupements industriels, à des suppressions de certains organes d’information et à la création de
nouveaux. Ainsi, en 1994, était annoncée « l’alliance scellée entre deux anciens frères ennemis, Le Point
et L’Express, via une prise de participation capitalistique et un partenariat industriel... » qui devrait
regrouper une audience de 4 millions de lecteurs (Le Monde 17/09/94). Ce chiffre a une réalité économi-
que mais aucune réalité sociologique.
18. Voir la présentation qui en est faite par J.L. Missika in Bulletin du CERTEIC, n° 10 Lille, 1989, sous
l’intitulé « Les médias et la campagne présidentielle, autour de la notion de fonction d’agenda ».
19. Plus souvent aux États-Unis, plus rarement en France.
20. Voir aussi la fonction Agenda.
Qui informe qui ? L’identité des instances d’information 67
qu’à travers des études approfondies 21 sur l’interaction entre ces visées et leur
résultat effectif que l’on pourra avoir des lumières intéressantes sur ce phénomène
d’influence circulaire qui peut s’établir entre la construction de la cible et les réac-
tions du public. Cela serait susceptible, entre autres choses, de guider « la program-
mation de la réception (...) comme intégration continue dans la fabrication des
programmes de l’expérience sociale d’un public majoritaire » 22.
Les réponses à ces questions sont pour l’instant si fragmentaires, si peu vérifiées et
vérifiables, d’une systématisation si aléatoire que l’on peut dire qu’il s’agit encore
d’inconnues. Ce qui est étrange 23, c’est que le milieu professionnel soit à la fois
conscient de cette complexité et continue cependant à agir comme si les réponses
étaient données et connues. Tantôt, les médias justifient leurs stratégies de façon
péremptoire en prétendant qu’ils répondent aux besoins de leur public. Par exemple,
21. « Approfondies », car bien souvent de vagues études produisent des effets de mode qui confinent
parfois à la recette miracle. Nous étant trouvé à deux reprises au Centre de perfectionnement des journa-
listes à Paris, au moment où se déroulait une séance critique portant sur la simulation d’un journal télé-
visé, nous avons pu constater cet effet de mode : la première fois, l’expert de service, lui-même
journaliste à France 3, affirma que les questions que le présentateur posait à son invité ne devaient pas
excéder 3 secondes. Pourquoi ? « Parce que c’était ainsi, que tout le monde dans la profession le savait,
et que de plus des revues américaines le disaient ». La deuxième fois, un autre expert affirma avec la
même évidence que les questions devaient durer 5 secondes, et ce pour les mêmes raisons que celles pré-
cédemment données.
22. G. Lochard (1995).
23. En fait, pas si étrange que cela, car il faut bien faire marcher la machine médiatique. Trouver les
réponses à ces questions serait peut-être s’interdire de la faire fonctionner.
68 Le contrat d’information médiatique
Le chapitre 6 en bref
On pourrait penser qu’il s’agit de la même finalité que celle qui définit le contrat de
communication publicitaire dans laquelle on retrouve cette tension entre informer
pour présenter le produit et ses qualités, et séduire pour amener le plus grand nom-
bre à consommer. Ces deux types de contrat cependant se différencient en ce que
dans le publicitaire, c’est la deuxième visée qui domine, masquant la première, et
constituant finalement ce qui le légitime : séduire pour vendre ou (ce qui revient
au même) pour faire croire qu’on vend 1. Dans le contrat d’information, c’est la pre-
mière visée qui domine, celle du faire savoir, qui relève de la vérité, qui suppose
que le monde ait une existence en soi et qu’il soit rapporté avec sérieux sur une
scène de signification crédible. La deuxième visée, celle du faire ressentir, devrait
être secondaire dans un tel contrat, car contraire à la visée précédente. On pourrait
aussi défendre l’idée inverse et avancer que dans le contrat d’information médiati-
que, comme dans celui de la publicité, c’est la deuxième visée qui prime et masque
la première. Mais tout contrat de communication se définit à travers les représenta-
tions idéalisées qui le justifient socialement et partant le légitiment. Même si l’on
sait que le discours d’information se soutient d’une forte tension du côté de la cap-
tation, il ne serait pas acceptable, au vu des représentations sociales, que celui-ci
se fasse au détriment du faire savoir, alors que cela est parfaitement accepté pour
le discours publicitaire. Le jeu de masquage d’une visée par l’autre est inverse dans
les deux contrats ; chacun de ceux-ci tire sa légitimité de la visée opposée : le
contrat médiatique de la visée d’information, le contrat publicitaire de la visée de
captation.
1. Voir « Le discours publicitaire, un genre discursif », revue Mscope n° 8, septembre 1994, CRDP de
Versailles.
Informer dans quel but ? La finalité du contrat 71
2. Le titre du sketch est : « La jota, c’est ça ! », Ça n’a pas de sens, Denoël, Paris, 1968.
72 Le contrat d’information médiatique
3. En réalité il s’agit plutôt d’une évocation de ce qui se passe sur le terrain, car les bruits ne font que
déclencher dans la tête de l’auditeur des représentations stéréotypées de ce qui se passe.
4. On pense aux images de guerre (lorsqu’il y en a), mais surtout à ce que signifie le filmage en vidéo,
et sa retransmission à la télévision, de la fin d’Hervé Guibert.
5. Ceux qui sont reconnus tels par les représentations sociales.
Informer dans quel but ? La finalité du contrat 73
6. Il s’agit en réalité d’une déviation du processus de démonstration. Faire voir ce qui ne se voit pas à
l’œil nu n’est pas nécessairement prouver.
7. Ce qui justifie « le journalisme d’investigation » qui, ces temps-ci, fait beaucoup parler de lui à
l’occasion du déclenchement de nombreuses affaires.
8. Voir Charaudeau P. et Ghiglione R., La parole confisquée. Un genre télévisuel, Dunod, Paris, 1997.
9. Par exemple l’émission Bas les masques de France 2. Voir l’ouvrage ci-dessus cité.
74 Le contrat d’information médiatique
10. Le conditionnel indique ici qu’il s’agit, une fois de plus, de représentations sociales et d’une défini-
tion idéalisée de ce qu’est le contrat de communication.
11. Paperman P., « Les émotions et l’espace public », in revue Quaderni n° 18, automne 1992, Paris.
12. Même si les relations entre les médias et le politique sont toujours de dépendance.
Informer dans quel but ? La finalité du contrat 75
capacité à avoir le plus grand public, ce qui les entraîne à dramatiser ; le champ de
la citoyenneté dans lequel les médias se légitiment par une aptitude à réaliser un
projet de construction de l’opinion publique, ce qui les entraîne à être crédibles.
Dans la tension entre ces deux pôles de crédibilité et de captation, plus les médias
tendent vers le premier, dont les exigences sont d’austérité rationalisante, moins ils
touchent un grand public ; plus ils tendent vers le second, dont les exigences sont
d’imagination dramatisante, moins ils seront crédibles 13. Les médias savent cela, et
leur jeu consiste à naviguer entre ces deux pôles au gré de leur idéologie et de la
nature des événements 14. S’ils font leur choux gras d’affaires interminables 15, c’est
parce qu’occasion leur est donnée de décrire sans fin des événements de l’espace
public selon un scénario dramatisant qui débouche sur les sempiternelles questions
de la destinée humaine : « Comment est-ce possible ? », « Pourquoi est-ce ainsi ? »,
« Où va-t-on ? ». On retrouve là le paradoxe d’une donnée psychosociale qui veut
que le processus cognitif de compréhension d’une information ne puisse se dévelop-
per hors d’un mécanisme psychique qui intègre le savoir dans des représentations
captatrices. Il est ici porté à son extrême.
13. Ces notions mêmes de crédibilité et de captation varient selon le contexte socioculturel et la place
symbolique que celui-ci accorde à la parole. Dans le contexte nord-américain, par exemple, une certaine
croyance collective en la « transparence de la parole » (il n’y aurait qu’une façon et une seule de dire les
choses) fait que les imaginaires qui s’attachent à ce qu’est la rationalité et la séduction ne sont pas du
même ordre qu’en Europe et particulièrement en France.
14. C’est pourquoi il est vain de discuter à perte de vue, comme le font parfois les médias, sur la ques-
tion de « l’objectivité de l’information ». Cette question n’a pas lieu d’être, non pas pour des raisons éthi-
ques, mais parce qu’est inscrite dans le contrat d’information cette double finalité. Un média (presse,
radio, télévision) qui ne satisferait qu’à la rigueur sobre et ascétique du faire savoir serait condamné à
disparaître.
15. Affaires de corruption impliquant des notables, faits divers à répétition (comme le très long feuille-
ton de l’affaire Grégory et des époux Vuillemin).
partie 2 chapitre 7
Le chapitre 7 en bref
Le propos est ce dont on parle, ce dont il est question dans un acte de communica-
tion. Ainsi définie, cette notion est floue car le « ce dont on parle » peut compren-
dre tout ce qui correspond à l’enjeu de cet acte, y compris ce qui concerne la
relation entre les deux partenaires, à quelque niveau d’explicitation ou d’implicita-
tion que ce soit. Ce dont on parle, dans l’annonce du crash d’un avion, diffère selon
les personnes qui apprennent cette nouvelle et les circonstances dans lesquelles
elles l’apprennent. Pour les unes ce sera la cause (accidentelle ou criminelle), pour
d’autres ce seront les conséquences (individuelles ou politiques), pour d’autres
encore ce seront les détails de l’accident (morbides ou techniques). Aussi définirons-
nous cette notion à l’aide de celle d’« univers de discours » qui se réfère à l’aspect
référentiel du langage, c’est-à-dire à ce mouvement du langage qui, en même temps
qu’il est engagé dans un acte d’échange, se tourne vers le monde pour le découper
de façon plus ou moins rationnelle à travers des représentations langagières et fina-
lement le construire de façon fragmentaire en catégories de sens. Cette fragmen-
tation sémantique du monde est ordonnée par un acte de « thématisation ». Ainsi
est construit le monde-objet en objet-sens, le propos, objet de partage de l’acte de
communication.
L’univers de discours est donc à cheval entre un hors langage et le processus langa-
gier. Il est en prise avec les événements du monde, mais ceux-ci ne prennent sens
qu’à travers une structuration qui leur est donnée par l’acte de langage à travers sa
thématisation. Les notions de propos, d’univers de discours et d’événement sont donc
intrinsèquement liées. Elles sont au cœur d’un débat interdisciplinaire entre philo-
sophes, sociologues et sémanticiens du langage 1 dont on ne retiendra que ce qui est
susceptible d’éclairer une question, souvent fort mal posée dans le domaine des
médias, la question de l’événement. Celui-ci est défini tantôt comme : tout phéno-
mène qui se produit dans le monde ; tantôt de façon restrictive comme : tout fait 2
qui sort de l’ordinaire. Tantôt l’événement est confondu avec la nouvelle, tantôt il
s’en distingue sans qu’en soit précisée la différence. Tantôt est défendue l’idée que
l’événement est une donnée de la nature, tantôt on soutient qu’il est provoqué.
3. Cela se fait au terme du processus même de « sémiologisation » qui consiste à construire du sens
avec des formes.
4. Voir Benveniste E., Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1969. Voir aussi notre « Une
théorie des sujets du langage », revue Modèles linguistiques, Tome X, Fasc.2, Lille, 1988.
5. Temps et récit I, Paris, Le Seuil.
6. Voir « Les conditions de compréhension du sens de discours », in Langage en FLE. Texte et compré-
hension, revue Ici et Là, Madrid, 1994.
7. Bien que, à décliner ces ordres de phénomène, c’est leur donner un principe d’organisation qui
dépend de la rationalité humaine. Pour l’instant, on ne sait pas vraiment dans quelle mesure on perçoit le
monde dans une ante-langue, dans une activité ante-langagière. Pour la psychanalyse, l’enfant vient au
monde avec une charge de pulsions biologiques qu’il apprend à contrôler et à structurer avec le langage.
On pourrait donc dire que son désir d’ordonnancement du monde lui viendrait au fur et à mesure de la
découverte du langage, c’est-à-dire de la possibilité de nommer le monde. Dans ce cas mimesis1 et
mimesis2 se confondraient. Cette distinction n’en demeure pas moins opératoire pour comprendre le phé-
nomène de construction du sens.
80 Le contrat d’information médiatique
Des cyclistes passant en haut d’un col de montagne ne sont perçus au stade de la
mimesis1 que dans leur déplacement linéaire qui s’inscrit dans un certain cadre spa-
tio-temporel, et dans leur succession, c’est-à-dire dans un ordre où il y a du devant
et du derrière. Stade de préfiguration qui se distinguerait de celui de deux individus
en train de se donner des coups avec des gants. Au stade de la mimesis2, cela
pourra être configuré en récit d’une course cycliste (Tour de France). Au stade de la
mimesis3 se produiront des reconstructions plus ou moins dramatisantes selon le
type de récepteur, lesquelles dépendront cependant de la manière dont aura été
configuré le récit en mimesis2.
8. Ricœur P., « Événement et sens », in L’événement en perspective, Raisons Pratiques 2 (p. 41), Édi-
tion de l’EHESS, Paris, 1991.
9. De structuration selon des systèmes d’attente, d’individuation selon des stratégies de rupture.
10. La « compréhension » assurant la reconstruction de la partie explicite de l’intention du sujet com-
muniquant, l’« interprétation » assurant la construction propre au sujet récepteur, selon ses propres réfé-
rences et son possible circuit d’inférences. Voir notre « Les conditions de compréhension du sens de
discours », in Langage en FLE. Texte et compréhension, op. cit.
Informer de quoi ? L’événement comme miroir social du monde 81
2. De l’événement au « processus
d’événementialisation »
Le problème qui se pose dans une telle conception est celui du rapport qui s’établit
entre ce qui surgit dans le monde phénoménal et le travail d’ordonnancement du
sens auquel se livre le sujet.
immédiateté, comme s’il existait dans un état définitif, aussitôt chassé par un autre,
sans que le précédent soit nécessairement suivi. Est également lié à l’actualité un
potentiel de « proximité » spatiale qui se résout dans la qualité de l’événement à
surgir dans un environnement proche du sujet informé. En fait la notion de proxi-
mité est variable selon la nature de l’événement et la façon de le présenter, mais on
peut dire qu’elle participe de l’actualité en tant qu’imaginaire de « corporéité »,
c’est-à-dire de conjonction spatio-temporelle 20.
Le potentiel de « socialité » s’évalue selon l’aptitude à représenter ce qui se passe
dans un monde où rien de ce qui est organisé collectivement (la vie de la cité) et
rien de ce qui touche à la destinée des hommes ne peut être étranger aux individus
qui s’y trouvent plongés et qui, par voie de conséquence, y sont impliqués en tant
que citoyens ou êtres humains 21. Il s’agit là pour les médias de répondre à la condi-
tion de prégnance, ce qui les amènera à construire les univers de discours de
l’espace public en les configurant sous forme de rubriques : politique, économique,
sport, culture, sciences, religion, etc.
Le potentiel d’« imprévisibilité » correspond à la finalité captatrice du contrat
d’information. La saillance sera ici produite par le fait que l’événement choisi
devrait venir perturber la tranquillité des systèmes d’attente du sujet consommateur
d’information, ce qui entraînera l’instance médiatique à mettre en évidence l’inso-
lite, ou le particulièrement notable. L’événement médiatique sera alors réinterprété
en fonction du potentiel de prégnance du récepteur, c’est-à-dire de son aptitude à
recatégoriser dans son système d’intelligibilité et à redramatiser dans son système
émotionnel. D’où les nombreuses tentatives de l’instance de production, auxquelles
nous avons fait allusion, pour essayer de récupérer les lieux communs 22 qui prési-
dent à ce travail mental de recatégorisation.
Le propos comme composante du contrat d’information médiatique s’inscrit donc
dans un processus d’événementialisation au terme duquel doit apparaître ce qui fait
« nouvelle ». Il découpe le monde en un certain nombre d’univers de discours thé-
matisés qui deviendront autant de rubriques, et traite ceux-ci selon des critères
d’actualité, de socialité et d’imprévisibilité, leur assurant ainsi une certaine visibi-
lité, une certaine publicisation et produisant un possible effet de captation. Dès
lors, on comprend que l’espace public se confonde avec l’événement médiatique lui-
même tel qu’il apparaît dans sa configuration discursive 23.
20. Dans la conjonction spatio-temporelle, c’est toujours le corps qui joue le rôle de référence absolu.
21. Il faut remarquer ici que quand on parle d’espace public, il est généralement fait allusion au
citoyen, alors que fait partie de cet espace, en tant que lieu de publicisation, tout ce qui concerne l’être
humain dans sa destinée collective. Ainsi s’explique que le fait divers soit autant objet d’information
médiatique que le fait politique. Seul le « privé » devrait y échapper, mais les médias modernes se char-
gent de la récupérer (voir notre La télé du talk show ou la parole confisquée, en collaboration avec R. Ghi-
glione, Paris, Dunod, 1997).
22. Le « lieu commun » est un savoir collectif qui constitue le terreau des systèmes de valeurs sur les-
quels vivent les groupes sociaux.
23. Ce que Paul Ricœur appelle un « événement sous description », et Louis Quéré « l’individualisation
des événements », se référant à H. White qu’il cite : « il n’y a aucun sens à parler d’événement en soi ; on
ne peut parler que d’événements sous une description ». Voir L’événement en perspective, Raisons Prati-
ques 2, Édition de l’EHESS, Paris, 1991.
partie 2 chapitre 8
Informer
dans quelles circonstances ?
Les dispositifs
de mise en scène
Le chapitre 8 en bref
Le dispositif est une manière de penser l’articulation entre plusieurs éléments qui
forment un ensemble structuré de par la solidarité combinatoire qui les relie. Ces
éléments sont d’ordre matériel, mais placés, agencés, répartis selon un réseau con-
ceptuel plus ou moins complexe. Il s’agit bien de ce qui constitue l’environnement,
le cadre, le support physique du message, mais cet ensemble ne joue pas le rôle d’un
simple vecteur indifférent à ce qu’il véhicule, servant à transporter n’importe quel
message qui ne se ressentirait aucunement des caractéristiques du support. Tout dis-
positif met le message en forme et ce faisant contribue à lui donner un sens. Une
idée reçue voudrait que le contenu se construise indépendamment de la forme, que
le message soit ce qu’il est, indépendamment de ce qui le supporte. Pourtant, il n’y
a pas, comme il est entendu en linguistique et comme le savent et l’ont dit tous les
poètes, de forme sans contenu, de signifiant sans signifié, de message sans support.
Les deux faces de cette réalité du sens sont dans une solidarité telle 1 qu’on ne peut
atteindre l’une sans l’autre, qu’on ne peut toucher à l’une sans toucher à l’autre 2,
qu’on ne peut concevoir l’une sans concevoir dans le même mouvement de pensée
l’autre. L’influence entre elles est de réciprocité dialectique, conception qui s’oppose
autant à l’idéalisme d’une culture humaniste classique qu’à l’instrumentalisme d’une
culture technologique moderne.
4. On voit qu’il y a deux emplois du mot « support ». L’un, au sens large, qui englobe les différentes
composantes ci-dessus définies. L’autre, au sens restreint que nous lui donnons de « portant » (ce qui
porte). En fait les deux peuvent se rejoindre sans contradiction, c’est pourquoi nous utilisons nous aussi
le sens large qui est le plus répandu dans la littérature sur les médias.
Il en est de même pour le terme « dispositif ». Un emploi large dont nous faisons usage et qui est relatif
au contrat général de communication (voir dans Médias : faits et effets, in numéro spécial Le Français
dans le monde, juillet 1994, Hachette, Paris) ; un emploi plus restreint lorsqu’il s’applique à l’organisa-
tion particulière de telle ou telle émission ou genre d’émission. Ainsi, on peut parler de dispositif du con-
trat d’information en général, de dispositif du débat télévisé, de dispositif de tel genre d’émission (par
exemple : le « débat littéraire »), de dispositif de telle émission (par exemple : Apostrophes), chacun se
trouvant enchâssé dans le précédent. Il n’y a donc pas contradiction entre ces emplois, simplement diffé-
rence de champ d’application.
5. Cela rejoint l’approche « médiologique » définie par Régis Debray, Daniel Bougnoux et d’autres cher-
cheurs dans Les Cahiers de Médiologie.
88 Le contrat d’information médiatique
6. Il suffit de se souvenir du rôle qu’a joué la radio dans quelques grandes crises politiques (guerres,
révoltes, insurrections, Mai 68) avant que la télévision ne devienne dominante.
7. Le courrier des lecteurs n’est qu’une pâle simulation de contact. Par ailleurs, les éditoriaux et certai-
nes chroniques cherchent, par le jeu des interventions du narrateur, à créer l’illusion du contact.
Informer dans quelles circonstances ? Les dispositifs de mise en scène 89
Par rapport aux conditions de réception. Celles-ci sont propres à chaque grand type
de média, et induisent par contrecoup des mises en formes et des mises en spectacle
de l’information différentes. La radio, pour sa part, en jouant, on vient de le voir,
avec les caractéristiques propres à l’oralité, à la sonorité et à la prise en direct, crée
deux scènes de parole : l’une de description et d’explication des événements du
monde, l’autre d’échange de propos, d’opinions, de points de vue. Pour ce qui con-
cerne la description des événements, l’auditeur, qui ne dispose pas d’images, entre
dans celle-ci grâce à son pouvoir de suggestion, d’évocation et donc de reconstruc-
tion imaginée libre à l’aide d’associations personnelles (ce qui n’est pas le cas de la
télévision qui montre et donc impose). Pour ce qui concerne l’explication, l’auditeur,
qui ne dispose pas du support de l’écrit lui permettant de faire des va-et-vient dans
sa lecture, doit mettre en œuvre un type de compréhension particulier qui repose sur
une logique « juxtapositive » (bien différente de celle de la lecture) du fait d’un
développement explicatif du discours qui ne peut procéder, comme dans l’écrit, par
subordination et enchâssement des arguments. Ce phénomène est accentué lors de
l’écoute de débats et interviews du fait que l’on a affaire à une oralité faite d’inter-
ruptions, d’hésitations, de reprises, de redondances, tous caractères propres de
l’interaction verbale, même si celle qui se produit dans les médias est particu-
lièrement orchestrée. Il ne faut pas dire pour autant que la radio est le média de la
conversation relâchée qui entraînerait de mauvaises constructions de phrases et
impropriétés. Cela peut se produire de la part de tel ou tel participant invité à parler
ou polémiquer, mais la radio est un média où les journalistes écrivent leurs inter-
ventions, quitte à les oraliser par la suite. De là naît une technique de la parole
radiophonique qui fait que des journalistes – surtout les spécialisés et les chroni-
queurs – finissent par parler comme ils écriraient. À cela on peut ajouter que
l’écoute de la radio n’exige pas le même type de concentration que par exemple celui
qui est nécessaire pour la lecture d’un journal, ne serait-ce que parce qu’elle se réa-
lise dans un espace où peuvent se produire simultanément plusieurs activités 8.
8. Prendre sa douche, manger, travailler, ce qui ne serait pas possible non plus pour la télé, à moins
d’en user comme de la radio. Cela ne veut pas dire pour autant que les auditeurs n’enregistrent pas les
informations, y compris les plus sérieuses et les plus difficiles. On ne sait pas grand-chose sur les méca-
nismes psychologiques qui président à la rétention et à la compréhension, mais dire, comme cela est par-
fois avancé par les journalistes eux-mêmes (voir in Mscope n° 1, mars 1992) l’interview de deux
journalistes de radio), qu’il faut faire simple et léger parce que les auditeurs ne sont pas bien réveillés le
matin de bonne heure, ne repose sur aucun fondement.
9. D’où les radios d’information continue.
10. En France, par exemple, l’émission Le masque et la plume, sur France Inter.
11. En France, par exemple, les nuits de Macha Béranger, sur France Inter.
12. On remarquera que les chroniqueurs des journaux d’information usent et abusent de ces procédés
rhétoriques, au nom de l’explicitation.
90 Le contrat d’information médiatique
romanesque dans les récits de belles histoires pour peu que la magie du verbe
agisse 13.
La télé, c’est l’image et la parole, la parole et l’image. Pas seulement l’image comme
on le dit parfois lorsqu’il s’agit d’en dénoncer les effets manipulatoires, mais image
et parole dans une solidarité telle qu’on ne saurait dire de laquelle des deux dépend
la structuration du sens. Certes, chacune de ces matières signifiantes a sa propre
organisation interne constituant un système sémiologique propre dont la mise en
œuvre discursive construit des univers de sens particuliers, l’image pouvant jouer
davantage avec la représentation du sensible, la parole usant de l’évocation qui
passe par le conceptuel, chacun jouissant d’une certaine autonomie par rapport à
l’autre. Dans certains types de messages, comme le publicitaire 14 et le télévisuel
d’information, c’est de leur interdépendance que naît la signification. Il n’est donc
pas, pour sa signification, d’image à l’état pur comme ce pourrait être le cas dans
certaines créations figuratives de la photo ou des arts plastiques (peinture, sculp-
ture). Cependant, il convient de ne pas assimiler trop vite l’image télévisée –
d’information faudrait-il préciser – et l’image cinématographique comme l’ont souli-
gné quelques auteurs 15. Cette dernière procède d’une même origine énonciative (un
auteur 16) à des fins de construction d’un discours fictionnel. L’image télévisée pro-
cède d’une origine énonciative multiple 17 à des fins de construction d’un discours à
la fois référentiel et fictionnel 18, ce qui pose un problème de responsabilité
juridique : qui est l’auteur d’une information télévisée ? qui peut répondre du sens
qui lui est donné ?
13. Bien des auditeurs interrogés dans des sondages sont incapables de restituer les histoires racontées,
mais disent tous en se référant au conteur : « qu’est-ce qu’il (elle) a une belle voix ! ».
14. R. Barthes (1967), en son temps, avait montré à propos de l’affiche publicitaire les rapports
d’« ancrage » et de « relais » qui pouvaient s’instaurer entre texte et image.
15. F. Jost : « Propositions pour une typologie des documents audiovisuels », revue Sémiotica.
G. Leblanc et J. Mouchon, « Le visuel dans l’information », Études de communication n° 15, Université de
Lille III, 1994. G. Lochard, « Le télévisuel comme objet autonome », revue Degrés n° 48, hiver 1986,
Bruxelles.
16. Même si cet auteur est composite du fait de l’intervention d’un scénariste, d’un dialoguiste, d’un
caméraman, etc. Cet ensemble constitue une même instance d’énonciation dont les composantes se fon-
dent à travers l’opération de montage. C’est d’ailleurs ainsi que le perçoit le spectateur.
17. Celle de l’événement lui-même, celle de sa filmation, celle de son montage et celle de sa diffusion
avec son commentaire et le travail de la régie.
18. Les choses ne sont pas si tranchées. Dans la construction fictionnelle se joue également un jeu dans
lequel il s’agit de témoigner d’une certaine réalité (effets de réel), mais celle-ci n’est pas en rapport avec
une référentialité immédiate du monde. Quant à la construction référentielle de l’image télévisuelle, il
s’agit d’une idéalité qui est donnée par le contrat (crédibilité : « authentifier la réalité en la montrant »).
On sait cependant que l’autre aspect du contrat (la captation) tend à fictionnaliser cette réalité référen-
tielle. Mais cette fictionnalisation n’est pas du même ordre que la précédente, parce que l’enjeu de vérité
n’est pas le même : de symbolisation pour le cinéma, de dramatisation pour le second.
Informer dans quelles circonstances ? Les dispositifs de mise en scène 91
Ceci explique, par la même occasion, le rapport particulier qui s’instaure à la télévi-
sion entre image et parole que l’on peut constater dans le fait que parfois le journal
télévisé peut être écouté sans être regardé comme s’il s’agissait des informations à
la radio, et dans le fait que, si on prend soin de faire un travail de comparaison
d’une chaîne à l’autre, des mêmes images 19 prennent un sens différent selon le com-
mentaire qui les accompagne 20.
Rappelons 21 que l’image est susceptible de produire trois types d’effet : un effet de
réalité, lorsqu’elle est censée rapporter directement ce qui surgit dans le monde ;
un effet de fiction, lorsqu’elle tend à représenter de façon analogique un événe-
ment qui a déjà eu lieu (reconstitution) ; un effet de vérité, lorsqu’elle rend visible
ce qui ne l’est pas à l’œil nu (cartes, graphiques, macro- et micro-prises de vue,
gros plans qui à la fois déréalisent et font pénétrer dans l’univers caché des êtres et
des objets) 22.
Pour ce qui concerne le temps, la télévision, malgré des caméras de plus en plus
sensibles et légères, a beaucoup de mal à faire coïncider temps de l’événement,
temps de l’énonciation et temps de la diffusion. La lourdeur de son matériel et la
rigidité de sa programmation 23 font que bien souvent la télévision diffuse les évé-
nements en différé 24. Et même, lorsque lui est donnée la possibilité d’être sur l’évé-
nement, la présence des caméras a des effets quant à la spontanéité des acteurs des
événements, particulièrement dans les interviews. Il n’empêche que lorsque la télé-
vision montre en direct, l’effet de présence est tel que toute distance spatiale s’abo-
lit, que toute frontière temporelle disparaît et que se crée l’illusion d’une histoire se
faisant dans une co-temporalité consubstantielle au flux de la conscience du
téléspectateur : l’événement que l’on me montre, je le vis, moi, dans mon présent à
la fois actuel et intemporel, car le passé et le futur se fondent en lui.
Pour ce qui concerne l’espace, le média télévisuel peut créer l’illusion du contact
entre instance d’énonciation et instance de réception par une représentation imagée
de face à face entre ces deux instances (la position du présentateur du journal télé-
visé, face à la caméra, et donc au téléspectateur, simulant le face à face de la situa-
tion d’interlocution). Comme la radio, la télévision peut avoir recours à des
stratégies d’interactivité (téléphone, Minitel, sondages immédiats, etc.), dont on
sait qu’elles ne produisent en réalité qu’un simulacre de contact puisque le récep-
teur intervenant est immédiatement « phagocyté » par la mise en scène médiatique.
Mais effet de contact quand même, car la télévision en utilisant tous ces procédés
peut donner l’illusion de représenter un monde d’événements tel qu’il existe ; qu’il
soit proche ou lointain, celui-ci est rendu présent augmentant l’effet d’ubiquité ;
l’illusion de l’incarnation, une incarnation qui est susceptible de produire soit un
effet d’authentification de l’événement (c’est ce que signifie l’expression : « je l’ai
vu à la télé »), soit un effet de fascination qui peut faire que le téléspectateur,
obsédé par l’image du drame qui lui est présentée, abolisse le reste du monde et
réduise celui-ci à l’image qui en est présentée dans le cadre du téléviseur, soit un
effet de voyeurisme qui peut faire que le téléspectateur ait l’impression de pénétrer
une intimité à l’insu de la personne regardée 25.
Si la télévision est par excellence le média du visible, elle ne peut que proposer deux
types de regard : l’un de transparence, mais d’illusion de transparence, lorsqu’elle
prétend lever le voile, découvrir le caché, donner à voir l’au-delà du miroir ; l’autre
d’opacité, lorsqu’elle impose sa propre sémiologisation du monde, sa propre intrigue,
sa propre dramatisation. C’est pourquoi elle est particulièrement appropriée pour pré-
senter les scènes où se jouent les drames du monde (à travers les journaux télévisés,
les reportages et magazines), celles où se jouent les conflits de parole entre pouvoir
politique et pouvoir civil (à travers les interviews et les débats), celles où se joue la
parole de l’intimité à effet cathartique. Mais l’image étant consommée comme un
bloc sémantique compact 26, qu’elle donne dans la transparence ou dans l’opacité, la
télévision est peu appropriée pour discriminer, analyser et donc expliquer.
L’image télévisuelle est « a-contemplative » 27, car pour qu’il y ait contemplation
possible, il faut que l’objet regardé se fixe ou se déploie dans l’épaisseur du temps et
que le sujet regardant soit libre de l’orientation de son regard. Or la télévision s’ins-
crit dans une séquentialisation temporelle brève qui s’impose à l’instance regardante
en orientant son regard sur les drames du monde. Ainsi on peut dire que la télévi-
sion remplit un rôle social et psychique de reconnaissance de soi à travers l’image
d’un monde rendu visible 28.
25. C’est là-dessus que jouent les talk shows (voir La parole confisquée..., op. cit., Dunod, 1997).
26. On n’a pas fini d’essayer de distinguer les processus de compréhension qui se réalisent à l’issue
d’une communication verbale ou visuelle. Mais jusqu’à preuve du contraire, on peut tenir cette hypothèse
de la « compacité » de l’image. De plus, il conviendra dans l’avenir de s’interroger sur les processus de
compréhension de l’image virtuelle.
27. Ce qui pose le problème des émissions d’art à la télévision, et particulièrement de peinture.
28. « Cette mise en sens du réel par l’image, où chacun se projette dans ce qui lui apparaît un reflet de
son environnement, est constitutive du sujet » (Claire Belisle, « Image, imaginaire et représentation en
formation d’adultes », in Les savoirs dans les pratiques quotidiennes, CNRS, 1984.)
Informer dans quelles circonstances ? Les dispositifs de mise en scène 93
distancié entre celui qui écrit et celui qui lit, du fait de l’absence physique de l’ins-
tance d’émission et de l’instance de réception, l’une vis-à-vis de l’autre ; une acti-
vité de conceptualisation de la part des deux instances pour se représenter le
monde, ce qui produit des logiques de production et de compréhension spécifiques ;
un parcours oculaire multi-orienté de l’espace d’écriture qui fait que ce qui a été
écrit reste comme une trace sur laquelle on peut constamment revenir : celui qui
écrit pour rectifier ou effacer, celui qui lit pour remémorer ou recomposer sa lecture.
Le rapport de distanciation et d’absence physique entre les instances de l’échange
fait que la presse est un média qui, par définition, ne peut faire coïncider temps de
l’événement, temps de l’écriture, temps de production de l’information et temps de
la lecture. On le sait, il faut d’abord un certain temps de fabrication du produit, puis
un temps de transport d’un lieu à un autre (circuit de distribution) et enfin un
temps de lecture, une succession de moments opératoires qui produisent un fort
décalage entre l’instant de surgissement de l’événement et le moment où le lecteur
en prend connaissance 29.
L’activité de conceptualisation est beaucoup plus analytique que dans l’oralité ou
l’iconicité. De plus, comme celle-ci s’accompagne d’un mouvement oculaire qui par-
court sans cesse l’espace scriptural du début à la fin (et même dans plusieurs sens),
le lecteur met en œuvre un type de compréhension plus discriminatoire et organisa-
trice qui repose sur une logique « hiérarchisée » : opérations de connexion entre les
différentes parties d’un récit, de subordination et d’enchâssement des arguments, de
reconstruction des différents types de raisonnement (en arbre, en continuité, en
parallèle, etc.). L’écrit joue un rôle de preuve pour l’établissement de la vérité, ce
que ne peut faire l’oralité, non reparcourable et apparemment plus éphémère.
Ces caractéristiques propres au dispositif de la presse permettent de comprendre
pourquoi ce média, univers par excellence du lisible, est particulièrement perfor-
mant, d’une part dans les analyses et commentaires, les éditoriaux, les tribunes et
réflexions, les chroniques, tout ce qui approfondit l’information, la met en pers-
pective et s’interroge sur les conséquences à venir des événements ; d’autre part
dans les récits, faits divers et montages de dossiers ; d’une troisième part dans les
informations des pages pratiques, lieu par excellence du parcours synoptique ;
enfin, dans les titres qui, faisant fonction d’annonce suggestive comme les slogans
publicitaires, sont destinés à déclencher une activité de décryptage, c’est-à-dire
d’intelligibilité.
29. Ce handicap sera compensé par le développement d’un espace stratégique d’information différent de
celui des deux autres médias.
94 Le contrat d’information médiatique
« Contrat de communication »
processus de transaction
5. De l’espace public
La notion d’espace public a fait l’objet de nombreuses études, alimentant une dis-
cussion autour de la structure et de la composition de celui-ci, discussion dont il
ressort certaines idées qui tendent à se stabiliser autour des propositions de
J. Habermas et de H. Arendt. Nous ne rentrerons pas dans les détails de ce débat.
Notre propos est de reprendre dans une problématique langagière ce qui nous sem-
ble faire objet de consensus dans le champ philosophico-sociologique, pour éclairer
l’acte d’information médiatique.
Depuis l’origine – l’avènement de la cité grecque – qui fonde les bases de l’opposition
entre chose publique et chose privée, en passant par la civitas romaine qui développe
la notion de « bien commun » en l’attachant à celle de pouvoir, puis par la Renais-
sance qui fait sortir ce qui est public du monde monarchique pour l’élargir à un
monde bourgeois et presque exclusivement citadin, jusqu’à l’époque contemporaine
qui, associant cette notion à celle d’opinion publique, en fait un espace de représen-
tation, de partage et de discussion de la citoyenneté 30, la notion d’espace public ne
30. Voir sur cette question la présentation du dossier « Espaces publics, sciences sociales et
démocratie », par P. Chanial, in la revue Quaderni n° 18.
Informer dans quelles circonstances ? Les dispositifs de mise en scène 95
cesse de s’élargir et de ce fait pose deux questions, corrélatives l’une de l’autre : celle
de la frontière entre le public et le privé, devenue particulièrement accrue avec l’évo-
lution des médias, et surtout de la télévision qui investit de plus en plus le domaine
du privé ; celle de la nature de ce qui est d’ordre public, particulièrement sur la ques-
tion de savoir si celle-ci est une ou plurielle, homogène ou hétérogène 31.
Pour une part, une langue vit à travers les activités du groupe social qui la parle,
c’est-à-dire qui à la fois fait usage de la parole et tente de se représenter le fonction-
nement de sa langue en lui attribuant des valeurs. De là que les langues se
« grammatisent » 32 selon un système de prescription sociale, porté par l’école, qui
dicte des frontières entre le correct et la faute, ce qui se dit et ne se dit pas, ce qui
est bien parler et mal parler. Ainsi se fondent les communautés linguistiques. Pour
une autre part, ces communautés sont soumises à des pressions linguistiques venant
de l’extérieur, car soit elles cherchent à étendre leur territoire ou à agrandir le nom-
bre de leurs membres en conquérant d’autres communautés proches, et alors se pose
le problème de la confrontation linguistique, soit ce sont elles qui sont pénétrées,
voire envahies par les membres d’autres communautés, ou par des us et coutumes
étrangers 33, et alors se pose le problème de l’intégration linguistique. Ainsi, face à
la pression linguistique, le groupe social peut réagir en acceptant 34 ces nouveautés
qu’elle intégrera par emprunt ou assimilation 35 au risque de modifier 36 sa langue 37 ;
ce mouvement centrifuge correspond à ce que les dialectologues nomment la « force
d’intercourse ». Mais le groupe social peut également réagir en rejetant ces nouveau-
tés, en se refermant sur lui-même, défendant son pré carré linguistique 38 ; ce mou-
vement centripète correspond à ce que en dialectologie on désigne par l’expression
« force de clocher ».
31. Voir, avec l’ensemble du dossier, la critique que J. Habermas fait de sa propre proposition, dans le
même numéro de Quaderni, sous le titre « L’Espace Public, 30 ans après ».
32. Terme proposé par Sylvain Auroux (voir Journalistes et linguistes, même langue, même langage ?,
revue Mscope Hors série, avril 1994, p. 19, CRDP de Versailles. Voir aussi, du même auteur, La philosophie
du langage, PUF, Paris, 1996.
33. Des objets importés, des modes de langage qui créent emprunts et néologismes.
34. Il ne s’agit pas d’une acceptation nécessairement consciente, et celle-ci est très variable selon les
communautés.
35. Il y a divers types d’assimilation : phonétique, morphologique, syntaxique, lexical.
36. Les puristes disent « pervertir ».
37. Cette modification est plus ou moins importante, et se fait dans le temps. Ainsi est-on passé du
latin populaire au roman puis aux français d’oc et d’oïl, puis au français langue nationale.
38. Ainsi s’expliquent les mouvements sporadiques, en France particulièrement, de défense de la langue.
96 Le contrat d’information médiatique
selon des règles de classement des objets, des actions et des normes de jugement. Il
faut donc qu’il agisse, mais aussi qu’il juge ses propres comportements, qu’il pro-
duise des discours d’évaluation, et que, faisant circuler ceux-ci, il instaure un par-
tage de ces représentations.
Ainsi se constituent des exclusions 39, et, partant, les territoires et frontières d’un
espace autour de ce qui est perçu comme le même ou l’autre, dans un jeu permanent
entre des mouvements de « normativisation » selon J. Habermas 40, de « publicisa-
tion » selon H. Arendt 41, et ajouterons-nous, pour comprendre le rôle joué par les
médias, de « présentification ».
Cela explique que l’espace public ne puisse être, par définition, universel, mais au
contraire dépendant des spécificités culturelles de chaque groupe, même si l’on peut
remarquer des similitudes entre certains d’entre eux du fait de leur appartenance à
une même aire civilisationnelle 42. Cela explique également que la différence entre
privé et public ne doive pas se concevoir comme une opposition fixe, mais comme
un double mouvement centrifuge et centripète qui fait que l’un se laisse envahir par
l’autre et que du même coup les deux sont amenés à se recomposer et se redéfinir au
fur et à mesure. Lorsque les magazines populaires ont commencé à faire leur choux
gras de la vie privée des stars du showbiz, c’était rendre le privé public ; lorsque la
télévision moderne fait apparaître des hommes politiques, avec femmes et amis dans
des émissions traitant de problèmes de la vie quotidienne, voire intime, c’est rendre
public un autre privé ; lorsque l’on fait des émissions sur des individus anonymes qui
39. C’est le fondement de la théorie de l’enfermement de Michel Foucault (voir Surveiller et punir, Galli-
mard, Paris, 1975).
40. L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise,
Payot, Paris, 1978. Théorie de l’agir communicationnel, Fayard, Paris, 1987.
41. Le Système Totalitaire, Le Seuil, 1972. La crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972.
42. Ce concept d’« aire civilisationnelle » se réfère au fait qu’à l’issue de contacts entre peuples et cul-
tures, il se produit des échanges et des assimilations de comportements, de représentations et donc de
valeurs, ce qui finit par créer de vastes espaces de « reconnaissances » au-delà des spécificités culturel-
les, un lieu mental commun comme le dit l’écrivain martiniquais Édouard Glissant (Le discours antillais, Le
Seuil, Paris, 1981), par exemple l’aire de la civilisation occidentale. De plus, après avoir mené des recher-
ches comparées sur les débats à la télévision dans différents pays d’Europe, nous pouvons conclure provi-
soirement à la prégnance de la spécificité des espaces publics de chaque culture qui domine sur la
machine médiatique télévisuelle (voir Charaudeau P. et Ghiglione R., La télé du talk show ou la parole con-
fisquée, Dunod, Paris, 1997).
Informer dans quelles circonstances ? Les dispositifs de mise en scène 97
sont transformés en héros d’un jour devant public et caméras, comme dans les rea-
lity shows, c’est encore rendre public un privé jusqu’alors méconnu. Du coup, on voit
à travers cette succession de recompositions de l’opposition public/privé que ce qui
fait transgression dans un premier temps devient norme par la suite. Ainsi est allée
se modifiant cette opposition depuis la notion de bien commun, qui était pour les
Grecs le critère permettant de déterminer ce qui était d’ordre public, jusqu’à
aujourd’hui où ce qui est bien individuel ou collectif semble être déclaré nécessaire-
ment objet commun. Il y a là quelque chose de ce que Georges Balandier appelle
« la parole déforcée, le caché rendu manifeste à tout instant sous le régime du tout
visible » 43.
– une fonction de régulation de la quotidienneté sociale. Elle est assurée par des
discours ordinaires qui en même temps déterminent ce que sont et ce que
doivent être les comportements du corps social. En ritualisant les actes lan-
gagiers du quotidien, en produisant des discours qui justifient les habitudes
comportementales (alimentaires 46, de transports, de travail, de loisirs, etc.),
en se dotant de codes langagiers (de politesse, d’honneur, d’accueil) 47, les
groupes sociaux se construisent une visibilité par des discours qui normali-
sent les relations sociales en produisant ce que Erving Goffman appelle « les
cadres de l’expérience » 48, lesquels se fondent sur des évaluations éthiques,
des identifications ou refoulements d’émotions 49 déterminant ainsi ce qui
est ordre ou désordre, à faire ou ne pas faire, bien ou mal. Il s’agit des dis-
cours qui témoignent de ce qu’est la vie civile des anonymes que nous pré-
férons appeler la « société ordinaire » de « l’espace commun » que l’instance
médiatique peut supposer de la cible ;
– une fonction de dramatisation. Elle est assurée par des discours qui racontent
les problèmes de la vie des hommes, la façon dont ceux-ci, confrontés aux
aléas des forces du visible et de l’invisible, jouent leur vie, par imaginaires
interposés, dans un combat sans merci entre les forces de leur propre désir
et celles du destin qui s’impose comme fatalité. Il s’agit ici des histoires,
récits de fictions, mythes et autres discours qui témoignent de la destinée
humaine.
46. La gastronomie d’un pays résulte d’un mélange de plusieurs ingrédients : les aliments de base qui s’y
trouvent, des pratiques culinaires provenant d’expériences quotidiennes et les discours de valorisation de
ces pratiques.
47. Voir Les rituels du Savoir vivre, Dominique Picard, Le Seuil, Paris, 1995.
48. Voir Les éditions de Minuit, Paris, 1991.
49. Voir « Les émotions et l’espace public » de Patricia Paperman, op. cit.
50. « L’Espace Public, 30 ans après », in Quaderni n° 18.
Informer dans quelles circonstances ? Les dispositifs de mise en scène 99
Dès lors, on ne peut suivre ceux qui laissent entendre 51, que les médias modernes se
sont emparés de l’espace public pour le transformer. Les médias ne sont qu’une
forme de publicisation. Ils ne font que participer à ce qui constitue, déconstitue ou
transforme l’espace public, à l’intérieur du contrat d’information médiatique. En
revanche, ce qui se produit, à certains moments de l’histoire, est la publicisation de
l’espace public sous diverses formes : religieuse sous l’influence de l’Église, festive
et bouffonne dans le peuple, intrigante et spectaculaire dans les cours sous les
monarchies 52 ; aujourd’hui, ce sont les médias, et particulièrement la télévision, qui
en assurent certaines formes spectacularisantes.
51. Bien des ouvrages et chroniques dans les journaux se font l’écho d’un certain discours catastro-
phiste.
52. Voir l’entretien Georges Balandier-Régis Debray, in la revue Mscope n° 6, décembre 1995, CRDP de
Versailles.
53. En cela, nous partageons une grande partie de l’analyse proposée par L. Quéré in « L’opinion : l’éco-
nomie du vraisemblable », revue Réseaux n° 43, CNET, 1990.
54. L. Quéré, op. cit., p. 37.
55. Ibid., p. 38.
100 Le contrat d’information médiatique
d’« une certitude sans preuve » 56, et se l’approprie. On reconnaîtra ici les mouve-
ments individuels ou collectifs d’adhésion à des grands systèmes de pensée ou à cer-
tains grands récits du monde qui constituent le support aux croyances religieuses,
magiques ou mythiques. Mais il ne s’agit pas seulement de cela. Toute adhésion à
des idées reçues, des rumeurs, des jugements stéréotypés qui apparaissent sous
forme d’énoncés plus ou moins figés (proverbes, dictons, maximes, mais aussi tour-
nures idiomatiques, phraséologie ritualisée, etc.), qui circulent dans les groupes
sociaux, participe de ce phénomène de croyance. Car dans tous les cas, à travers ces
énoncés, le sujet croit adhérer à une vérité universelle, à un monde d’évidence qui le
rassure 57.
L’opinion est le résultat d’une activité qui « prend ensemble des éléments hétérogè-
nes et les associe ou les compose selon la logique du nécessaire ou du vraisembla-
ble » 58. Elle relève en effet d’un calcul de probabilité au terme duquel le sujet se
détermine une attitude intellective de pour ou de contre cette vraisemblance du
monde. L’opinion ressemble à la croyance, par ce mouvement de pour et de contre,
mais elle s’en distingue par le calcul de probabilité qui n’existe pas dans la
croyance, et qui fait que l’opinion résulte d’un jugement hypothétique sur une posi-
tion favorable/défavorable et non sur un acte d’adhésion/rejet. Par ailleurs, l’opi-
nion ne doit pas être confondue avec la connaissance. La connaissance est
indépendante du sujet qui sait, l’opinion, au contraire, témoigne du point de vue du
sujet à propos d’un savoir. L’opinion n’énonce pas une vérité sur le monde, mais un
point de vue sur les vérités du monde. La connaissance renvoie au monde, l’opinion
renvoie au sujet.
est donc toujours polarisée selon un système de tri et de codage des émotions qui
sont classées, dans chaque société, selon ce qu’il convient de faire ou de ne pas
faire, de ressentir ou de ne pas ressentir, de juger bien ou mal. Nous l’avons déjà dit,
cet univers de l’affect ne relève pas seulement de pulsions qui ne seraient pas struc-
turées. Ce domaine est structuré par des formes d’expression qui témoignent, non
des pulsions elles-mêmes, mais de la façon dont celles-ci s’insèrent dans un système
d’évaluation des comportements en société, construisant ce que l’on appelle tradi-
tionnellement une morale 60, que l’on pourrait appeler ici une « morale
émotionnelle » : les rituels de politesse et de préservation de la face, le code de
l’honneur, l’esprit de corps et de solidarité, l’expression du plaisir ou de l’aversion, la
façon d’établir socialement des rapports de force et l’exercice du pouvoir sur l’autre.
Définir l’opinion publique du point de vue des médias n’est donc pas chose aisée.
Celle-ci est souvent traitée comme une entité plus ou moins homogène, alors qu’elle
résulte d’un entrecroisement entre connaissances et croyances d’un côté, opinions
et appréciations de l’autre. Les affaires de corruption, les problèmes de société (le
foulard islamique), les grandes questions internationales (l’humanitaire, les guerres)
sont traitées par la presse, la radio et la télévision, en utilisant, avec des degrés
variables, des hypothèses (non nécessairement conscientes) qui portent tantôt sur
les possibles opinions et arguments qui circulent dans une société à propos de ces
thèmes, tantôt sur les imaginaires relatifs à des appréciations et des croyances
comme par exemple les sentiments de générosité, de justice et d’honnêteté. Que
l’opinion publique soit conçue sous sa variante rationaliste du XVIIIe siècle qui la
définit comme un peuple porteur d’une raison consensuelle, sous sa variante instinc-
tuelle du XIXe qui la définit comme une foule porteuse d’un amalgame de sentiments
60. Rappelons l’étude déjà citée de Patricia Paperman : « Les émotions et l’espace public », revue Qua-
derni, n° 18, 1992.
61. Pour ces catégories utilisées en psychologie sociale, voir Zavalloni M., « L’identité psychosociale :
un concept à la recherche d’une science », in Introduction à la psychologie sociale, Moscovici S. (éd.),
Paris, Larousse, 1972.
102 Le contrat d’information médiatique
62. Ces variantes sont proposées et étudiées par Tremblay G., « L’opinion publique, une théorie de la
représentation sociale », in Les savoirs dans les pratiques quotidiennes, Paris, CNRS, 1984.
63. Comme le disent chacun à sa façon Émile Benveniste et Pierre Bourdieu.
64. J. Macé-Scaron dans l’interview de la revue Mots n° 37.
Informer dans quelles circonstances ? Les dispositifs de mise en scène 103
Le journaliste en tant que producteur de l’énonciation première est menacé par les
exigences de réussite et d’audimat que la machine médiatique lui impose, et de plus
au terme du processus de mise en scène de l’information son énonciation s’en trouve
transformée. Le partenariat défini par le contrat de communication médiatique se
fonde sur un rapport de résonance. Chacun des partenaires ne peut se mettre en
phase provisoire avec l’autre que par le biais de représentations supposées partagées
qui, portées par des discours, circulent parmi les membres d’une communauté cultu-
relle donnée. Instance de production/instance de réception se trouvent dans une
relation de construction différée de l’opinion publique.
partie 3
La construction de la nouvelle :
un monde filtré
Le chapitre 9 en bref
Il n’est pas de saisie de la réalité empirique qui ne passe par le filtre d’un point de
vue particulier, lequel construit un objet particulier qui est donné pour un fragment
de réel. Nous avons toujours affaire à du réel construit, dès que l’on essaye de ren-
dre compte de cette réalité empirique, et non à la réalité elle-même. Défendre l’idée
qu’il existe une réalité ontologique qui est cachée par des faux-semblants qu’il fau-
drait faire éclater pour la dévoiler reviendrait à retomber dans un positivisme de
mauvais aloi.
1. De l’événement à la nouvelle
Derrière le discours médiatique, il n’y a pas un espace social qui serait masqué,
déformé ou parcellisé par celui-ci. L’espace social est une réalité empirique compo-
site, non homogène qui dépend, pour sa signification, du regard qui est posé sur lui
par les différents acteurs sociaux, à travers les discours qu’ils produisent pour
essayer de le rendre intelligible. Des morts sont des morts, mais pour qu’ils signifient
« génocide », « purification ethnique », « solution finale », « victimes de la desti-
née », il faut qu’ils s’insèrent dans des discours d’intelligibilité du monde qui eux-
mêmes témoignent des systèmes de valeurs qui caractérisent les groupes sociaux.
Autrement dit, pour que l’événement existe, il faut le nommer. L’événement ne signi-
fie pas en soi. L’événement ne signifie qu’en tant qu’il fait événement dans un dis-
cours. L’événement signifié naît dans un processus événementiel dont on a vu qu’il
se construit au terme d’une triple mimesis. De là naît ce qu’il est convenu d’appeler :
« la nouvelle ».
Parfois ce terme désigne ce qui est nouveau, or on sait que dans les médias une
nouvelle peut se prolonger dans le temps en se répétant : les grèves, un conflit, une
affaire de corruption, etc. ; ce serait confondre événement et surgissement premier
de l’événement. Parfois ce terme désigne une information liée à une source (nou-
velle diplomatique, nouvelle militaire), mais ce serait confondre l’événement comme
phénomène avec la source qui le transforme en information. Parfois il désigne le fait
lui-même (un tremblement de terre), alors que l’événement ne devient nouvelle que
dans l’instant où il est porté à la connaissance de quelqu’un.
On proposera d’appeler « nouvelle » un ensemble d’informations se rapportant à un
même espace thématique, ayant un caractère de nouveauté, provenant d’une cer-
taine source et pouvant être diversement traité. Un même espace thématique, cela
veut dire que l’événement, d’une façon ou d’une autre, est un fait qui s’inscrit dans
un certain domaine de l’espace public, et qui peut être rapporté sous forme d’un
mini-récit. Ainsi qu’un journal titre : « Grève », « Nucléaire », « Bosnie », « Les Rol-
ling Stones au Zénith », dans chacun de ces titres, il est question de lieux, de faits,
d’acteurs qui apparaissent dans un certain secteur de la vie sociale. Un caractère de
nouveauté, cela veut dire, non pas qu’on n’avait jamais parlé auparavant de l’événe-
ment, mais qu’un élément est apporté qui jusqu’alors était inconnu du public (du
moins le suppose-t-on). C’est là toute l’ambiguïté de l’expression « les nouvelles du
jour » (les « news ») : des éléments d’information peuvent faire naître un nouvel
espace thématique, mais ils peuvent aussi se rattacher à un espace thématique déjà
circonscrit et connu, comme dans le cas d’un conflit qui se prolonge et dont les
La construction de la nouvelle : un monde filtré 109
médias traitent quotidiennement. Une certaine source, cela veut dire que l’événe-
ment est converti en information par une certaine instance, et que la crédibilité de
cette information sera évaluée selon la nature de la source. Diversement traité, cela
veut dire que, dans l’instant même où l’on apporte la nouvelle, on la traite sous une
certaine forme discursive qui consiste grosso modo à décrire ce qui s’est passé, rap-
porter des réactions, analyser les faits.
Dans une telle définition, la construction thématique de la nouvelle pose essentiel-
lement trois types de questions : quels sont les principes de sélection des faits ?
quels sont les modes de découpage médiatique de l’espace social ? comment sont
identifiées les sources ?
notion d’actualité est tellement centrale dans le contrat médiatique que l’on peut
dire que c’est elle qui guide les choix thématiques 1. Cela explique deux des carac-
téristiques essentielles du discours d’information médiatique : son éphémérité et son
a-historicité.
Une nouvelle est par définition éphémère. Elle dure ce que dure un éclair, l’instant
de son apparition. Une nouvelle, dans les médias, a une définition plus extensive ;
elle peut par exemple être répétée en gardant une certaine fraîcheur (matraquage),
mais à la condition qu’elle reste dans le cadre d’une actualité immédiate. En effet, la
nouvelle n’a droit de cité dans les organes d’information que tant qu’elle s’inscrit
dans une actualité qui se renouvelle par l’apport d’au moins un élément nouveau ; et
encore faut-il que cet élément nouveau soit porteur d’une forte charge d’inattendu
pour éviter ce que les médias redoutent le plus – et qui dépend de la représentation
qu’ils en ont – à savoir la saturation. D’où cette valse des nouvelles, l’une chassant
l’autre comme un clou chasse l’autre, vite reléguées dans le placard aux oubliettes
ou en ressortant dès que l’actualité de l’insolite l’exige. À moins que ce ne soit une
commémoration qui l’en fasse sortir, cet acte de célébration d’un événement appar-
tenant à un passé lointain dont il faut revivifier (ou momifier) 2 la valeur symboli-
que, à l’occasion d’une date anniversaire : le passé devient présent.
Cela explique la difficulté qu’éprouvent les médias à rendre compte du passé et à
imaginer l’avenir. Les médias ne peuvent jamais garantir que ce qui est rapporté
porte la marque d’une pérennité quelconque. Le discours des médias se fonde autour
du présent d’actualité, et c’est à partir de ce point de référence absolu qu’ils regar-
dent timidement vers l’hier et le demain, sans pouvoir en dire grand-chose. Tantôt,
ils procèdent à ce que le milieu professionnel appelle des mises en perspective qui ne
peuvent être des explications historiques. Aussi peut-on dire que le discours d’infor-
mation médiatique a un caractère fondamentalement a-historique.
Le temps ne s’impose à l’homme qu’à travers le filtre de l’imaginaire que celui-ci s’en
donne, et, pour les médias, à travers l’imaginaire de l’urgence. Urgence dans la
transmission de l’information qui fait qu’une fois l’acte accompli, il se produit
comme une béance qui doit être comblée le plus vite possible par une autre
urgence ; ainsi de béances en urgences se construit l’actualité comme une succes-
sion de nouvelles, dans une fuite en avant sans fin, quand ce n’est pas dans une
anticipation 3.
Qu’est-ce donc que cette vision plate du monde que nous proposent les médias, dans
laquelle il n’y a aucune durée, aucune perspective vers le passé (ou si peu), aucune
projection vers l’avenir (ou si timide) ? Et comment l’homme qui passe son existence
à s’interroger sur son origine et sa destinée peut-il s’intéresser à cette platitude des
1. Le Guide de la rédaction édité par le CFPJ (1992) ne dit-il pas : « Une information a cela de commun
avec le poisson et la salade que plus elle est fraîche, meilleure elle est ».
2. Pour J.L. Godard, ce serait « le rachat de quelque chose qu’on aurait pu sauver » et donc que l’on
momifie (Le Monde, 21-22 mai 1995).
3. Un exemple de cette anticipation : la plupart des médias européens ont annoncé de façon prématu-
rée la victoire de Shimon Peres aux dernières élections en Israël, alors qu’il a finalement été battu. Cela
montre par la même occasion que ce qui importe le plus vis-à-vis du temps, c’est l’annonce de la nou-
velle, plus que son explication.
La construction de la nouvelle : un monde filtré 111
faits du monde ? Voilà un premier défi à relever pour les médias. Ils y arrivent selon
nous au prix d’un bluff, mais un bluff noble, un bluff pour la bonne cause du droit à
l’information du citoyen. Ce bluff, c’est le récit. L’événement est converti en nou-
velle à travers une mise en récit qui l’insère dans une interrogation sur l’origine et le
devenir, lui redonnant un semblant (illusoire) d’épaisseur temporelle. Et si l’on peut
parler de bluff, c’est parce que cette mise en récit se fait au détriment de la référen-
tialité de l’événement qui fonde pourtant le contrat d’information. Le mot « bluff »
n’est entaché ici d’aucune connotation morale. Au poker, le bluff fait partie de la
règle au point qu’il fonde ce jeu en le différenciant d’autres. Cela est dit et admis.
Pour les médias, il en est de même, avec la différence que cela ne peut être dit ni
admis. Et pourtant, c’est la meilleure réponse que les médias puissent apporter à la
question du temps.
Les médias ont à charge de rapporter les événements du monde qui se sont déroulés
dans des lieux proches ou lointains de celui où se trouve l’instance de réception.
L’éloignement spatial de l’événement oblige l’instance médiatique à se doter de
moyens pour le découvrir et l’atteindre. Elle le fait en utilisant des industries de ser-
vices d’information (agences), en entretenant dans le monde un réseau de collabora-
teurs (correspondants), en sollicitant des informations de la part de diverses
institutions ou groupes sociaux (sources officielles ou officieuses), en faisant appel
à toutes sortes de témoins. Ainsi peut-elle, le plus vite possible et quasi simultané-
ment, transmettre ces nouvelles à l’instance de réception qui est mise en position –
illusoire – de voir, d’entendre ou de lire ce qui se passe en même temps dans divers
points du monde. Celle-ci peut se croire à juste titre investie d’un don d’ubiquité.
4. Le Guide de la rédaction édité par le CFPJ (1992) le dit encore : « La “proximité” géographique est
un des principaux facteurs d’appréciation de l’importance d’une nouvelle ».
5. Exemples : Courrier international, CBS Evening News, Continentales sur FR3.
6. Exemples : les journaux régionaux qui, en France, ont la plus forte diffusion ; les radios locales et
les chaînes de télévision régionales.
112 Les stratégies de mise en scène de l’information
Mais cette question de l’ici et de l’ailleurs est relative, car elle est, elle aussi, affaire
d’imaginaire. Lorsqu’existaient les pays dits de l’Est, la Yougoslavie, pour les pays
occidentaux était aussi lointaine, en imaginaire, que la Tchétchénie. Depuis le con-
flit en ex-Yougoslavie, ces pays se trouvent en Europe, « aux portes de Paris »
comme l’ont titré certains journaux. La guerre du Golfe a contribué à rapprocher les
pays arabes de l’Europe, le temps du conflit. Le peu de cas que l’on fait de certains
autres conflits de par le monde (Tchétchénie), les éloigne. C’est donc une fois de
plus le mode de traitement de la nouvelle qui rendra ce lieu événementiel proche ou
lointain. Que ce qui s’y passe fasse peser l’ombre d’une menace sur les intérêts de
ceux qui reçoivent l’information (la guerre du Golfe avec sa double menace
économique : le pétrole, et civilisationnelle : l’Orient contre l’Occident ; le conflit en
ex-Yougoslavie dans un nouvel enjeu européen 7), et le lieu décrit par la nouvelle
deviendra proche ; qu’un conflit soit traité, au contraire, avec distance, empêchant
de ressentir la pression d’une menace, et l’espace public sera alors ressenti comme
appartenant à un monde différent du sien, dans un lieu géographique lointain.
Cette question de l’espace témoigne, d’une façon générale, de l’antagonisme qui
existe chez l’être humain entre deux imaginaires au milieu desquels il se débat pour
se forger une identité : le terroir et la planète. Le terroir, symbole de la force de clo-
cher conservatrice qui enfouit les racines de l’identité bien profond dans la terre
nourricière, la terre des ancêtres, de la famille, des voisins, des amis, des relations
intimes ; le terroir qui délimite l’horizon de vie, le champ d’action de l’homme, à ce
qui lui est proche, à ce qu’il peut toucher, ou reconnaître immédiatement comme
familier. L’imaginaire de la planète, symbole du désir d’expansion, d’expansion vers
d’autres horizons, d’expansion qui, à l’inverse de la force de clocher, ne laisse pas
aux racines le temps de prendre, et fait que l’homme, telle la rose des vents, se
laisse porter à travers l’espace ; la planète qui ouvre l’horizon de vie, le champ
d’action de l’homme à ce qui est différent, lointain, exotique, qu’il peut poursuivre
dans une quête sans fin, vivant en permanence par procuration des mondes et des
héros qu’il s’invente.
Les médias sont pris entre ces deux imaginaires qui déterminent deux types de
publics : ceux qui s’accrochent au terroir (la presse régionale, avec la chasse, la
pêche, la politique locale, les faits divers impliquant des gens du cru) ; ceux qui
rêvent de la planète (la presse nationale, avec la politique du pays et de l’étranger,
le sport, les faits de société). Mais quel média ne rêve de pouvoir atteindre en même
temps ces deux types de public ? D’autant que, selon les pays, l’un rapporte plus que
l’autre ? En France, par exemple, cela induit des effets biens connus : la presse
nationale a du mal à vivre alors que la presse régionale se porte bien ainsi que les
hebdomadaires qui du même coup pourvoient au déficit des journaux locaux quant
aux informations planétaires. Comment se sortir de ce nouveau dilemme entre égo-
centrisme et désir d’ubiquité ? Le bluff ici est difficile à monter. Mais un certain
7. Dans l’étude du Centre d’Analyse du Discours de l’Université Paris XIII sur le conflit en ex-Yougosla-
vie, il apparaît que la quantité thématique concernant ce sujet à la télévision devient plus importante au
fur et à mesure que le conflit est « francisé » dans sa présentation (voir « La construction thématique du
conflit en ex-Yougoslavie par les journaux télévisés français (1990-1994) », revue Mots n° 47, juin 1996,
Presses de Sciences Po.
La construction de la nouvelle : un monde filtré 113
Les critères internes sont ceux relatifs aux choix qu’opère l’instance médiatique en
fonction du principe de saillance dont on a parlé. Ces choix dépendent de la façon
dont les médias se représentent ce qui est susceptible d’intéresser ou d’émouvoir le
public. On vient d’en voir un aspect avec les critères de proximité spatiale et tempo-
relle, mais il en est d’autres qui se superposent, voire se substituent à ceux-là. Par
exemple, lors du conflit en ex-Yougoslavie, se produisent au mois d’août 1992 des
événements dramatiques (découverte des camps serbes) qui pourtant sont relégués
au second plan dans les journaux télévisés par l’ouverture des Jeux Olympiques 8.
8. Voir « La construction thématique du conflit en ex-Yougoslavie par les journaux télévisés français
(1990-1994) », revue Mots n° 47 (p. 99), juin 1996, Presses de Sciences Po.
114 Les stratégies de mise en scène de l’information
12. Le journal Libération a été le premier, en France, à considérer que les faits divers étaient des faits de
société témoignant, à l’égal des faits politiques, de ce qu’est l’actualité ; d’où un changement dans la
présentation de ces faits. Plus récemment, ce même journal, dans sa dernière mouture, a supprimé cette
rubrique pour inclure ces faits dans les différentes sections « Monde », « France », « Vous », « Métro »,
etc., bien que, dans l’été 1995, il ait consacré une série aux « Grands faits divers » de par le monde.
13. Titre : « Il se pend avec le fil de son sonotone ».
14. Titre : « Une catastrophe : la boue qui tue ».
15. Titre : « Le diable était au rendez-vous ».
16. Titre : « Cambriolé trois fois, il met le feu à sa maison ».
17. Titre : « Une cheminée tombe : 10 morts ».
18. Titre : « Il la tue par amour ».
19. « Sarajevo : que peut-il y avoir de plus après le dernier bombardement ? » (I. Ramonet). Voir l’emploi
abondant dans la presse française de l’expression « purification ethnique ». Lire à ce propos l’article d’Alice
Krieg, « La “purification ethnique” dans la presse. Avènement et propagation d’une formule », revue Mots
n° 47, op. cit.
116 Les stratégies de mise en scène de l’information
des trains qui n’arrivent pas à l’heure ». Autrement dit : « un chien qui mord un
homme » n’est pas a priori digne de devenir nouvelle, mais « un homme qui mord un
chien », ça c’est une nouvelle ! Le second état du monde est moins courant. C’est
celui qui fait apparaître des héros qui, à force de combats et d’exploits, finissent par
triompher des méfaits et rétablissent un bienfait, une justice, une sorte d’ordre nou-
veau dans lequel les hommes pourraient se retrouver et communier 20.
Cela met les médias dans une contradiction. L’événement médiatique est sélectionné
en fonction de son potentiel de saillance qui réside soit dans son caractère de nota-
bilité ou d’inattendu 21, soit dans son caractère de désordre 22. Mais alors, sont écar-
tés deux autres aspects de l’événement. L’un réside dans sa régularité, l’événement
pouvant apparaître dans la quotidienneté sociale. D’où l’incapacité des médias à trai-
ter de cette autre face du journalier, le vrai quotidien que G. Perec appelle l’infra-
ordinaire : « Les journaux parlent de tout sauf du journalier. (...) Ce qui se passe
vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe cha-
que jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le
bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, com-
ment le décrire ? » 23. L’autre aspect exclu réside dans la distance, la mise à distance
historique qui permet ce que P. Ricœur nomme un « retour de l’événement », l’émer-
gence d’événements sur-signifiants : « le dépassement de l’histoire événementielle
dans une histoire de longue durée (qui) crée des événements à une autre échelle
historique » 24. Et de citer les trois tomes de la Méditerranée et le Monde méditerra-
néen au temps de Philippe II de Braudel qui raconte, au-delà de la mort de Philippe
II, « l’apogée et le déclin du héros méditerranéen. Le statut de ce super-événement
est remarquable : car il est coextensif à l’histoire de longue durée et ne pouvait
donc être révélé que par lui » 25. Cette événementialisation-là est antinomique de
l’actualité.
20. Ces quelques titres de la Une d’un journal montrent que ces caractéristiques sont la plupart du
temps coprésentes, serait-ce de façon implicite : « La paix en Bosnie. L’environnement menacé à
Sarajevo » ; « Nucléaire. Cinquième essai, cinquièmes protestations » ; « Temple solaire, une secte sans
le sou » ; « Exposition. Du design comme art critique » ; « Le Dakar part sur les chapeaux de roue à
Grenade ». Libération du 29/12/1995.
21. Le voyage d’un chef d’État, le sommet du G7, la déclaration d’un ministre, etc. Mais surtout, plus
grave au regard du rôle d’information, ce dont témoigne cette déclaration du directeur adjoint de la pré-
paration olympique de l’équipe de France à Atlanta qui tente d’expliquer l’étonnement des Français
devant le nombre de médailles gagnées : « Faire des manchettes sur Henri Leconte, dont on sait déjà qu’il
ne passera pas le premier tour, et accorder 20 lignes sur la médaille d’or d’un lutteur en page 15, mais
qui, lui, sera sur le podium olympique... Il y a un truc qui ne colle pas. (...) Mary Pierce sera star même si
elle perd dix matchs d’affilée. Le lutteur Ghani Yalouz, médaille d’argent aux Jeux, a gagné, ces dernières
années, sept médailles dans les championnats européens et mondiaux. Qui le sait ? ». Libération, 5 août
1996.
22. Dans un même bulletin d’information radio : « Les prisons : revendication des gardiens ;
l’Éducation : revendication des professeurs ; l’économie : les affaires Péchiney et P. Pelat ». Sont pains
bénis pour les médias : les épidémies (cancer, sida, vache folle ou chômage), les affaires de corruption,
les catastrophes naturelles, les abandonnés, les exclus, les victimes, etc.
23. L’infra-ordinaire, Le Seuil, Paris, 1989.
24. « Événement et sens », in L’événement en perspective, op. cit., p. 51.
25. Ibid.
La construction de la nouvelle : un monde filtré 117
La machine médiatique n’a guère de moyens de traiter ces contradictions, parce que
l’information cherche à exhiber l’attendu et l’inattendu, coincée qu’elle est entre
l’infra- et le supra- signifiant.
26. Michel Barthélémy, « Événement et espace public : l’affaire Carpentras », revue Quaderni, n° 18,
p. 134, Paris, 1992.
118 Les stratégies de mise en scène de l’information
scénarios qui décrivent la vie du corps social étatique : rapporter les actes et
les propos des responsables politiques, soit en les reproduisant de la façon
la plus fidèle possible, soit en les mettant en question par des enquêtes, des
interviews, des débats controversés, soit en les analysant ;
– le domaine de l’activité citoyenne dans lequel se trouvent ceux qui participent
à la scène de la vie sociale. Les citoyens participent de la vie politique, soit
comme administrés ou usagers, soit comme contre-pouvoir en tant que repré-
sentants patentés de divers groupes de pression plus ou moins institution-
nalisés, soit comme citoyens de base, homme ou femme de la rue qui est en
droit d’opiner sur l’organisation de la vie politique. Pour les médias, il s’agit
de rapporter les actes de revendication plus ou moins organisés des citoyens
(manifestations, grèves, etc.) ainsi que les paroles de protestation ou
d’interpellation qu’ils adressent aux pouvoirs publics ;
– le domaine de l’activité civile quotidienne dans lequel se trouvent ceux qui
participent à la vie sociale comme acteurs témoins de leur propre quotidien-
neté, ordinaire ou extraordinaire, et en ayant fait l’expérience comme héros
ou victimes. Les médias les mettent peu en scène, à moins que ce ne soit
pour les insérer dans des scénarios plus ou moins catastrophes ou insolites
pris qu’ils sont par leur finalité de captation. De ce point de vue, les médias
se font une obligation de recueillir et mettre en scène une parole souffrante,
à travers les témoignages des victimes de l’injustice sociale ou d’histoires
personnelles 27. Ils peuvent dire, à leur tour : « Rien de ce qui est humain ne
m’est étranger ».
Les acteurs sociaux sont ceux qui d’une manière ou d’une autre contribuent à faire
marcher la machine sociale. On vient de voir comment ils peuvent être impliqués
dans les divers domaines d’activité, mais encore faut-il qu’ils soient jugés dignes,
par les médias, d’être rendus visibles. Les critères qui sont employés correspondent
tantôt à des enjeux de crédibilité, tantôt à des enjeux de captation. Ce sont :
– le critère de notoriété qui est justifié par le fait que c’est l’un des rôles des
médias que de rendre compte des acteurs de l’espace public les plus en vue,
ayant des responsabilités collectives, ce qui pose du même coup le problème
de l’accès aux médias pour les anonymes et les groupes minoritaires ;
– le critère de représentativité qui est justifié par les mêmes raisons que précé-
demment, mais qui circonscrit l’espace public à la démocratie politique et
civile, dans la mesure où sont concernés ici les acteurs appartenant à des
groupes reconnus de pouvoir ou contre-pouvoir (personnes du gouverne-
ment, de l’opposition, des syndicats, des coordinations, des différents corps
professionnels ou de différentes associations) ;
– le critère d’expression qui est justifié davantage par des raisons de captation :
il faut choisir des personnes qui savent parler avec clarté et simplicité, qui
savent se faire comprendre par le plus grand nombre. Cela explique le goût
affiché des médias pour une voix qui s’exprime à la fois de façon assurée (pas
trop d’hésitations) et simple (savoir employer les mots de tous les jours) 28 ;
28. A contrario, les médias excluent ceux dont la parole est trop technique, ceux qui s’expriment avec
difficulté (à moins qu’ils ne soient fascinés par eux : voir l’écrivain Patrick Modiano souvent invité par
Bernard Pivot) ; ou ils ironisent sur ceux qui s’expriment de façon compliquée (réputation qui a été faite
à l’homme politique Michel Rocard).
29. Le limogeage de Paul Amar sortant des gants de boxe à l’occasion du face-à-face Tapie-Le Pen peut
s’expliquer par le fait qu’il mettait en exergue l’un des aspects du contrat médiatique, et que cela étant
dénié par les médias, ils ne pouvaient que le sanctionner. Pourtant, il ne s’agit pas d’une transgression.
La machine médiatique n’a pas supporté qu’on lui renvoie le miroir de son contrat.
30. « Petits drames » par opposition aux grands drames collectifs vécus par la société. Il s’agit évidem-
ment d’une représentation propre au champ des médias. On sait par ailleurs que la presse écrite, particu-
lièrement, a tenté d’intégrer les faits divers dans l’ensemble des faits de société pour les sortir de la
rubrique qualifiée de « chiens écrasés » et faire comprendre au lecteur que ces faits témoignent symboli-
quement de ce qu’est le comportement collectif.
31. Il s’agit d’une représentation, et d’une représentation qui a cours particulièrement dans le monde
médiatique français. Cela ne veut pas dire qu’elle n’existe pas ailleurs qu’en France, mais cela veut dire
qu’elle n’est pas universelle, et que la représentation de ce qui est rationnel ou non varie selon les
milieux culturels.
120 Les stratégies de mise en scène de l’information
Cela ne va pas sans poser quelques problèmes à l’instance médiatique : dans quelle
section ou rubrique (politique, économie, étranger, société) devra être traité tel fait
qui à la fois relève d’une décision politique, a des incidences économiques et socia-
les, dépend de la politique d’autres pays ? Un journaliste interrogé sur sa pratique
reconnaît qu’il est difficile de répondre à cette question : « Le budget, ce n’est pas
de la politique, ce n’est pas de l’économie, c’est de la politique économique. (...)
C’est impossible de traiter l’un sans l’autre. (...) C’est de la schizophrénie journalisti-
que que de séparer les deux. (...) Pour tous les gens qui aiment travailler les événe-
ments à fond, il y a là un handicap. Prenez la question européenne : comment la
traiter ? Je m’occupe de Jacques Delors en politique intérieure. Cela doit-il s’arrêter
à la frontière belge ? » 32.
La répartition thématique consiste à distribuer les nouvelles selon les rubriques et à
cumuler, voire répéter, l’information de façon appropriée, répartition qui se fait dif-
féremment selon le support.
Dans la presse écrite, la nouvelle est présentée selon un certain nombre de critères
de construction de l’espace rédactionnel et iconique qui sont censés 33 correspondre
au degré d’importance que l’on veut lui attribuer : l’emplacement (à la Une ou en
page intérieure, en haut ou en bas de la page, en surtitre, titre ou sous-titre) ; la
typographie (taille et corps des caractères d’imprimerie dans la titraille) ; la quantité
de surface rédactionnelle (et iconique) comparée à celle d’autres nouvelles, en pour-
centage 34.
À la radio et à la télévision, la nouvelle se répartit dans le temps et de ce fait sera à
la fois cumulée et hiérarchisée à l’intérieur d’une certaine unité temporelle qui sera
marquée par le nombre de fois qu’elle apparaît, un ordre d’apparition (début, milieu,
fin du journal) et le temps de parole ou d’image qui lui est consacré.
Ces opérations de rubriquage et de répartition thématique sont importantes car elles
constituent la configuration thématique de l’espace public qui est construit par les
médias 35. Elles témoignent donc de la façon dont chaque organe d’information
traite les thèmes, les sous-thèmes et les acteurs qui se rapportent à une même nou-
velle, et donc de la façon dont chacun de ces organes construit la « couverture
thématique » de l’événement. Cela permet, quand on décrit celle-ci, de mettre en
évidence cet ensemble qui est rarement perçu par le lecteur ou le téléspectateur
lambda. « À ceux qui, dans la majorité, s’indignaient de la place accordée aux gré-
vistes et aux syndicats à la télévision lors du récent conflit social [décembre 1995],
L’instance médiatique ne peut, évidemment, inventer les nouvelles. Elle doit utiliser
des sources dont les unes sont extérieures à l’organe d’information et d’autres inter-
nes. Elles peuvent être identifiées d’abord selon leur appartenance au monde même
des médias (« in médias ») ou à un monde autre (« hors médias »), puis par rapport
à l’organe d’information lui-même (« in org. Info ») ou hors de celui-ci (« hors org.
Info »), enfin, selon leur caractère institutionnel (« institutionnel ») ou non (« hors
institutionnel »).
Figure 4
« IN MÉDIAS » « HORS MÉDIAS »
L’instance de production a donc une double responsabilité : celle de se donner les moyens
d’accéder au maximum de sources possibles en les vérifiant, celle de les présenter.
Pour accéder aux sources, comme on le voit dans la figure ci-dessus, tantôt, ce sont
les informations qui viennent aux organes d’information (on parle de sources passi-
ves), tantôt ce sont les acteurs des médias qui vont les chercher (on parle de sour-
ces actives). Se pose alors le problème des jeux de manipulation qui peuvent
s’instaurer entre les médias et les sources. D’un côté, pression de la part des instan-
ces de pouvoir (État, gouvernement) ou des mouvements citoyens (syndicats, asso-
ciations, manifestations) ; d’un autre côté, pression des médias auprès de certaines
de ces instances (officielles ou non) pour obtenir des renseignements.
36. Pour plus de précision, voir le point de vue d’Hervé Bourges publié dans Le Monde du 29 décembre
1995. Par ailleurs, le CAD, en décrivant la couverture thématique du conflit en ex-Yougoslavie sur une
période de 5 ans, aboutit à des résultats qui vont à l’encontre d’un certain nombre d’idées reçues (voir
revue Mots n° 47, op. cit.).
122 Les stratégies de mise en scène de l’information
Pour les présenter, il faut d’abord avoir le souci de le faire, ce qui n’est pas toujours
le cas. Puis, il faut fournir l’origine des sources et les moyens d’identifier les signatai-
res d’après leur nom, leur statut, leur fonction et leur appartenance ou non à l’organe
d’information considéré. Mais ce n’est pas tout, car est également en cause le mode
choisi pour nommer la source en choisissant un mode de dénomination et une moda-
lité d’énonciation qui indique le rapport que le média entretient avec la source.
Le mode de dénomination peut consister à identifier la source par : le nom d’une per-
sonne (François Mitterrand, Jacques Chirac) ou d’une institution (le gouvernement,
l’État, le ministère de l’Éducation nationale, ou l’Agence France Presse, ou le PS, le
RPR, etc.), avec des marques de déférence (monsieur Édouard Balladur) ou non
(Édouard Balladur), de façon directe (le gouvernement) ou indirecte (les pouvoirs
publics, l’Élysée, Matignon), manifestant ainsi une plus ou moins grande familia-
rité ; le titre d’une personne, qui peut d’ailleurs se combiner avec le nom et une
marque de déférence (Le Président de la République ou Monsieur François Mit-
terrand, Président de la République), marquant ainsi autorité et prestige ; la fonc-
tion, qui se confond souvent avec le statut professionnel (l’expert, le spécialiste,
l’envoyé spécial, le rapporteur de la commission, le professeur X, président du
Conseil de l’ordre), signalant ainsi la technicité de la source 37 ; parfois aussi par
une dénomination floue, lorsqu’il s’agit de préserver l’anonymat de la source ou
lorsqu’est ignorée son identité, par des expressions du type : « de source bien infor-
mée », « de milieux autorisés », ou par des termes génériques : « l’opposition »,
« le monde des diplomates », ou par des tournures indéfinies : « on dit que »,
« certaines personnes pensent que », « les gens disent que », etc.).
La modalité d’énonciation peut être exprimée par des verbes de modalité (« dit,
déclare, fait savoir, rapporte, indique, énonce, prétend ») dont le sémantisme est
plus ou moins révélateur de l’attitude qu’adopte l’instance d’énonciation vis-à-vis de
la source originelle du propos rapporté 38, par des locutions (« si l’on en croit »,
« croit savoir », « selon », « d’après ») ou l’emploi du conditionnel, procédés qui
indiquent une distance vis-à-vis de la valeur de vérité de l’information.
Selon que l’instance de production satisfait ou non à ces contraintes d’identification
(sources et signataires), selon le choix qu’elle fait des modes d’identification (nom
propre/nom commun, et diverses modalités), l’instance de production joue sa crédi-
bilité en produisant des effets divers : effet d’évidence si la source n’est pas citée
mais qui risque de se retourner contre l’instance d’information si le récepteur veut
savoir d’où vient l’information et qu’il ne trouve pas de réponse ; effet de vérité et de
sérieux professionnel si la source est identifiée avec précision ou si elle est identifiée
avec prudence sur le mode du provisoire, de l’attente de vérification ; effet de soup-
çon, si l’identification est faite de façon floue, anonyme ou indirecte.
37. Pierre Bourdieu, dans le cadre de la polémique qu’a suscité son passage à l’émission « Arrêt sur
image », fait a posteriori une analyse de l’émission et souligne la façon dont ont été présentés certains
participants : « M. Alain Peyrefitte est présenté comme “écrivain” et non comme “sénateur RPR” et “pré-
sident du comité éditorial du Figaro”, M. Guy Sorman comme “économiste” et non comme “conseiller de
M. Juppé” », Le Monde diplomatique (avril 1996).
38. Pour plus de détails sur ce procédé, voir notre chapitre sur le discours rapporté in Grammaire du
sens et de l’expression (2e partie), Hachette, Paris, 1992.
La construction de la nouvelle : un monde filtré 123
On peut se demander, en effet, ce que signifie une expression comme : « Selon des
sources bien informées ». Comment vérifier la validité de cette information ? Qu’est-
ce que cette demande de confiance adressée au récepteur de l’information, et
d’ailleurs quand est-ce que, en dehors des médias, on accepterait une information
présentée de la sorte ? Les journalistes auront beau se protéger derrière le secret
professionnel, le doute subsistera. Or bon nombre d’informations émanant des
médias sont ainsi formulées.
Rapporter l’événement
Le chapitre 10 en bref
s’agit de construire du récit, un narrateur (la diégèse événementielle existe sans nar-
rateur, pas la diégèse narrative) et un point de vue (il n’y a pas de récit sans point
de vue). C’est pourquoi on attend de la narrativisation des faits que nous soient
décrits : le processus de l’action (« quoi ? »), les acteurs qui y sont impliqués
(« qui ? »), le contexte spatio-temporel dans lequel l’action se déroule ou s’est
déroulée (« où ? » et « quand ? »).
Le problème qui se pose à l’instance médiatique est celui de l’authenticité ou de la
vraisemblance des faits qu’elle décrit. Elle peut l’obtenir en ayant recours à divers
moyens linguistiques et sémiologiques que l’on peut regrouper autour de trois types
de procédés :
■ de désignation identificatoire qui consiste à apporter les pièces à conviction
tendant à prouver que le fait a bien existé. C’est essentiellement grâce à
l’image (fixe ou animée), par la désignation d’une réalité en train de se
dérouler sous nos yeux ou de documents témoignant de son existence, qu’est
mis en place ce procédé : « L’événement dont je vous parle est ce que je vous
montre » ;
■ d’analogie qui consiste, lorsqu’on ne peut montrer l’existence du fait, à le
reconstituer de la façon la plus « réaliste » possible, à force de détails dans
la description, de comparaisons, de reconstitutions par l’image (scénarisa-
tions d’après-coup). À moins que ne soit choisie une description subjective et
suggestive faite de nominations obliques et de qualifications métaphoriques ;
■ de visualisation qui consiste à faire voir ce qui n’est pas visible à l’œil nu
(grâce encore à l’image : cartes, maquettes, vues d’ensemble, gros plans,
schémas, etc.), à faire entendre ce qui généralement ne s’entend pas (sono-
rités obtenues à l’aide d’appareils spéciaux et de techniques d’enregistrement
particulières). Ces procédés font pénétrer le lecteur-auditeur-télespectateur
dans un univers inconnu de lui, qui ne peut être saisi par le simple exercice
de ses sens, ce qui a pour effet de lui donner l’illusion d’être en contact avec
un monde dans lequel agissent des forces surnaturelles dont il arriverait à
connaître les intentions. La Météo en est un parfait exemple : elle donne à
voir des éléments (anticyclone, dépressions) et des phénomènes (l’arrivée
d’un front froid, le mouvement des nuages) invisibles à l’œil nu, à grand ren-
fort de cartes, de photos aériennes et d’animation satellitaire.
Expliquer un fait, c’est tenter de dire ce qui l’a motivé, quelles ont été les intentions
de leurs acteurs, quelles sont les circonstances qui l’ont rendu possible, selon quelle
logique d’enchaînement, enfin quelles conséquences sont à prévoir. C’est que tout
récit se soutient, non pas de la simple logique des faits, mais de sa conceptualisa-
tion intentionnelle construite autour de différentes questions : celle de l’origine
(« pourquoi les choses sont-elles ainsi ? », celle de la finalité (« vers où vont les
choses ») et celle de la place de l’homme dans l’univers (« pourquoi suis-je ainsi au
milieu de ces choses ? »). Ce sont les réponses, ou tentatives de réponse, à ces
questions qui rendent d’un coup le monde intelligible – serait-ce pour parler de son
mystère – et qui donnent sens – serait-ce illusoirement – aux destinées humaines.
128 Les stratégies de mise en scène de l’information
C’est pourquoi, dans ce cadre de contraintes sont attendues des explications sur le
« pourquoi est-ce ainsi ? » (renvoyant à la cause et à la finalité des faits), et sur le
« comment est-ce possible ? » (renvoyant à la faisabilité et à la conséquence, réelle
ou imaginée, des faits).
Ces explications ne doivent pas être confondues avec celles que l’on trouve dans
l’« événement commenté » (voir ci-après). Il s’agit ici de fournir seulement les cau-
ses et les conséquences qui sont directement et étroitement reliées au fait, sans
qu’il y ait à proprement parler d’analyse-commentaire globale. Par exemple : « Déçu
par la vie, il se jette dans le canal », « À la demande du gouvernement, il démis-
sionne », « Une vieille cabane en bois perdue dans la montagne lui a permis de
résister au froid », sont des titres qui incluent cause, conséquence, circonstances,
sans que pour autant on ait affaire à une analyse. Les procédés, cependant, sont
communs à ces deux catégories : mettre en scène un discours de témoignage afin de
valider les explications causales et conséquentielles ; rapprocher des faits passés ou
présents similaires, les comparer, établir des parallélismes, pour confirmer le bien-
fondé de l’explication ; faire voir en focalisant des détails susceptibles de suggérer
des explications (une photo authentifiant un accident, des documents attestant
l’origine du fait, des encadrés proposant des définitions clés, des tableaux statisti-
ques, un gros plan à la télévision montrant un détail non visible de la place de
téléspectateur comme par exemple la mine dépitée d’un joueur qui vient de rater un
but ou le retour sur une séquence antérieure ou encore la rediffusion immédiate
d’une séquence au ralenti).
Décrire les réactions au fait est également une tâche nécessaire, car tout événement
se produisant dans l’espace public concerne l’ensemble de la citoyenneté et particu-
lièrement ceux qui d’une façon ou d’une autre ont une responsabilité sociale ou poli-
tique. C’est ce jeu d’interrelations entre les différents acteurs sociaux que les médias
ont l’obligation de décrire, parce qu’il témoigne du fonctionnement démocratique de
la société. Les réactions peuvent prendre la forme d’une déclaration (orale ou écrite)
ou d’un acte.
Comme déclaration, la réaction témoigne de l’intérêt que les acteurs portent au fait
qui vient de se produire, quelle que soit la façon dont ils en ont eu connaissance. Ne
pas réagir semblerait laisser entendre que l’on n’est pas concerné, ce qui est rédhi-
bitoire pour un responsable politique. Cela explique que les médias n’éprouvent
aucune difficulté à faire part de réactions. La réaction-déclaration consiste à émet-
tre un jugement qui peut être une opinion personnelle ou officielle (favorable ou
défavorable), à faire une confession ou une dénonciation si cela s’y prête. Elle peut
se convertir en mini-événement associé au précédent, et finir même par supplanter
celui-ci 2.
2. Les hommes politiques à comportement populiste sont les spécialistes de ce genre de conversion.
Ils réagissent à une nouvelle avec des formules telles que ce sont celles-ci qui font événement au point
de faire disparaître les faits qui sont à l’origine de la déclaration (cf. Jean-Marie Le Pen et la déclaration
dite du « détail »).
Rapporter l’événement 129
Comme acte, la réaction témoigne de l’initiative d’un acteur, mais cette fois c’est à
l’instance médiatique de s’en rendre compte et d’en faire part (à moins que ce ne
soit le protagoniste lui-même qui le fasse savoir plus ou moins subtilement). La
réaction se présente alors comme une conséquence explicative, bien qu’on puisse
distinguer la description d’une réaction en acte d’une simple conséquence explica-
tive. Titrer : « Fortes chutes de pluie dans le Midi de la France. De nombreux villages
inondés », c’est, dans la deuxième partie du titre, donner la conséquence du fait
décrit dans la première partie. Mais titrer : « Sous la pression du gouvernement, X,
PDG de Canal+, donne sa démission », c’est décrire la réaction d’un protagoniste
impliqué dans le fait. Évidemment, la réaction se trouve dans un rapport de consé-
quence à cause vis-à-vis du fait décrit, mais alors que dans le premier titre, la con-
séquence est sans autonomie propre, directement dépendante du fait d’origine, sans
qu’on puisse lui attribuer aucune intentionnalité, dans le deuxième titre, la consé-
quence résulte d’une nouvelle initiative prise par un autre acteur, lequel est doté
d’intentionnalité en devenant agent d’un nouvel acte. Cela dit, il est toujours possi-
ble de présenter une réaction comme une conséquence explicative : « Sous la
menace d’un revolver, il donne son portefeuille » ; mais on dira que, dans ce cas, il
s’agit d’une stratégie discursive qui consiste à montrer l’inéluctabilité de la réaction
du protagoniste, lequel n’aurait aucune marge de manœuvre, aucune initiative, ni
autonomie comme agent. L’individu est déshumanisé, traité comme un fait et non
comme un acteur responsable.
ondes sonores, télévision et image) par lequel doit passer son récit, on dira que
l’instance médiatique s’institue en « méganarrateur » 3 composite comprenant la
source de l’information, le journaliste qui rédige la nouvelle et la rédaction qui
insère celle-ci dans une certaine mise en scène. Cette particularité du narrateur du
récit médiatique pose deux problèmes : celui de savoir qui est responsable d’un tel
récit 4 ; celui de savoir ce que signifie le conseil donné aux journalistes dans les gui-
des de rédaction : « Allez à l’essentiel ».
Sans entrer dans le détail des stratégies particulières qui pourraient être utilisées à
des fins de captation, on évoquera les opérations que le méganarrateur est amené à
réaliser pour construire son récit dans deux cas : l’événement brut se déroule paral-
lèlement au récit du narrateur (récit en simultanéité), l’événement brut s’est déjà
déroulé (récit de reconstitution).
Le cas du récit en simultanéité est le cas où les événements (sportifs, mariages prin-
ciers, obsèques nationales, cérémonies religieuses, commémorations et anniversai-
res, et tous les moments de la vie sociale et politique qui sont ritualisés ou prévus
par un calendrier), sont rapportés dans l’instant même où ils se déroulent : il y a
simultanéité entre le temps de l’événement et le temps de sa transmission. Seules la
radio et la télévision peuvent produire un récit en simultanéité et en continuité, la
presse écrite ne pouvant produire qu’un récit d’après-coup. Sans préciser ici ce que
peuvent être les moyens matériels dont dispose le méganarrateur (nombre de
micros, de caméras), ni ses possibilités de montage du récit, on s’attend à ce que
celui-ci utilise :
■ de la description, car il faut assurer le suivi du déroulement de l’événement.
Mais étant donné le risque de recoupements et de redondances entre la des-
cription du narrateur et ce que voit-entend le téléspectateur-auditeur, celle-
ci sera enrichie de force qualifications plus ou moins subjectives concernant
les protagonistes de la scène, les objets, l’environnement, et sera parfois
entrecoupée, à la télévision, d’images en insert (médaillons) destinées à
faire voir de près, à l’aide de plans rapprochés et de gros plans), les visages
et leurs expressions, les objets et leurs formes, leurs couleurs, etc. ;
■ de l’explication (diégétisée), car le méganarrateur qui explique en récit simul-
tané, doit soit élucider ce qui se passe dans le présent par ce qui s’est passé
avant (préparatifs du mariage royal ou princier, entraînement des joueurs,
rencontres ou exploits antérieurs, etc.), soit expliciter les supposées inten-
tions des protagonistes de la scène. La télévision, particulièrement grâce aux
gros plans et au replay, peut reproduire, au cours même du déroulement de
3. Nous empruntons ce terme à Benoît Grevisse qui l’emploie dans son étude intitulée « Les miroirs du
Tour de France » (in Réseaux n° 57, CNET, Paris, 1993), et qui l’emprunte lui-même à André Gauldreault
(Du littéraire au filmique. Système du récit, Klincksieck, 1988). Nous voyons cependant une différence
entre le « méganarrateur filmique » et le « méganarrateur médiatique ». Comme nous le montrons, der-
rière le premier il y a un auteur, ce qui n’est pas le cas du second.
4. Juridiquement, c’est l’organe d’information qui doit répondre, mais discursivement on ne sait pas.
C’est la grande différence d’avec le récit romanesque. Même si l’instance qui raconte l’histoire est un nar-
rateur, on sait que derrière se trouve un auteur qui décide tout, est responsable de tout et serait en
mesure, s’il le désirait et le pouvait, de répondre de tout.
Rapporter l’événement 131
5. Sur le caractère insolite du fait divers voir notre Langages et discours, Hachette, Paris, 1983.
6. Il y a plusieurs logiques. Celle-ci se réfère plutôt à l’illusion logique qui consiste à croire que la sim-
ple succession temporelle d’un avant/après suffit à justifier le rapport de causalité qui existe entre les
faits.
132 Les stratégies de mise en scène de l’information
souvent ce début est un état stable et non menacé, qui ne permet pas de
prévoir un drame (« Valérie rentre comme tous les soirs dans son HLM ») ;
puis est présenté le moment où se déclenche le drame (« soudain, tout
bascule ») ; suit alors une accumulation de faits sous des qualificatifs dra-
matisants (« et c’est l’horreur, le cauchemar ») ; pour arriver enfin au point
d’aboutissement qui retrouve le résultat posé dans l’ouverture (« Ce soir-là
fut celui de son malheur »). Lorsque le fait ne se prête pas à une chronolo-
gisation (le potentiel diégétique étant faible), c’est le récit qui le construit
de toutes pièces en l’insérant dans une perspective chronologique. À la
Météo les éléments devenus acteurs (nuages, vents, pluies) vont et viennent,
apparaissent, disparaissent, puis réapparaissent ; quant à la Bourse, elle
passe son temps à monter et descendre ;
■ développer un commentaire explicatif inséré dans le cours de la reconstitution
(plus particulièrement dans la presse écrite) ou apparaissant après la recons-
titution (plus particulièrement à la télévision), pour tenter d’expliquer,
comme dans le récit en simultané, le pourquoi et le comment des faits, soit
en remontant le cours des événements, soit en dévoilant les intentions des
responsables de ces faits. Mais étant donné qu’ici le méganarrateur bénéficie
d’une certaine distance par rapport à ceux-ci, il peut se permettre de procé-
der à des rapprochements, des mises en perspective et des recoupements qui
font que ce commentaire est plus explicatif que le précédent ;
■ enfin, le méganarrateur doit clôturer le récit. Il ne s’agit pas nécessairement
de la clôture du fait lui-même, mais de la clôture de son récit (souvent appe-
lée « la chute »), bien que parfois les deux puissent coïncider. En effet, cette
clôture est difficilement présentable comme la fin de l’événement parce que
le discours d’information médiatique se soutient d’une événementialité en
perpétuelle réactivation. Aussi cette clôture se termine-t-elle la plupart du
temps par un nouveau questionnement qui rouvre le récit vers de nouvelles
perspectives : questionnement qui parfois redramatise l’événement en sug-
gérant un nouvel enchaînement des faits comme marqué par la fatalité,
(l’effet feuilleton) ; parfois interpelle le lecteur-téléspectateur, sous couvert
d’une question moralisante que se pose le narrateur (« La France continuera-
t-elle d’expulser ceux qu’elle a autrefois accueillis, nourris et instruits et qui
ont fini par devenir des enfants légitimes ? ») ; parfois remet en cause, sous
une forme paradoxale, une suite plus ou moins prévisible (« Et si sous pré-
texte d’en finir avec la violence dans les banlieues, on ne faisait que l’aug-
menter en produisant davantage d’exclusion ? »).
humains, des êtres humains qui toute notre vie durant constitueront cet autre moi-
même avec et contre lequel il faudra se battre pour construire son identité. Ce pro-
cessus se fait en reprenant, en répétant, en mimant ce que d’autres ont dit, tout en
se le réappropriant, en le reconstruisant, en le modifiant, voire en innovant à travers
son propre acte d’énonciation. Ainsi se construit notre identité d’être parlant qui
fait que parler c’est à la fois témoigner de soi et de l’autre, de l’autre et de soi.
Ainsi la parole d’autrui est toujours présente dans tout acte d’énonciation d’un sujet
parlant, instituant un « dialogisme » 7 permanent entre l’autre et le sujet qui parle,
faisant de tout discours un discours hétérogène par définition, puisque constam-
ment composé « des traces des énonciations d’autrui » 8. Il n’empêche que cette
parole d’autrui apparaît sous différentes formes, de façon plus ou moins explicite,
avec des significations diverses, ce pourquoi il est nécessaire de distinguer diffé-
rents types d’hétérogénéité 9 dont le « discours rapporté ».
Eo / To Er / Tr
[ Loc/o Do Interloc/o] [Loc/r Dr Interloc/r]
Le discours rapporté se caractérise donc par l’enchâssement d’un dit dans un autre
dit 10, une manifestation de l’hétérogénéité du discours, mais d’une hétérogénéité
qui est marquée par des indices indiquant qu’une partie au moins de ce qui est dit est
attribuable à un autre locuteur que celui qui parle. Parfois ces marques se font dis-
crètes, et surgit alors le problème de la frontière entre « discours rapporté » et
« interdiscursivité », phénomène général d’insertion de fragments de discours les uns
dans les autres non nécessairement explicité. C’est qu’il peut être stratégiquement
7. Voir à ce propos M. Bakhtine et son point de vue sur le « dialogisme », Le marxisme et la philosophie
du Langage, Ed. de Minuit, Paris, 1977.
8. Pierre Fiala, « Polyphonie et stabilisation de la référence : l’altérité dans le texte politique », in Tra-
vaux du Centre de recherches sémiologiques, Université de Neuchâtel, 1986, p. 18.
9. Plusieurs auteurs se sont attachés à cette question. Nous reprendrons à notre compte la distinction
proposée par Jacqueline Authier entre « hétérogénéité constitutive » et « hétérogénéité montrée », bien
que dans un sens encore plus restrictif à des fins purement opératoires. « Hétérogénéité énonciative », in
Langages n° 73, mars 1984, p. 102.
10. Raison pour laquelle il vaut peut-être mieux utiliser l’expression « dit rapporté » que « discours
rapporté ».
134 Les stratégies de mise en scène de l’information
utile de jouer avec cette possibilité de ne pas donner d’indices du dit rapporté ou de
les suggérer ou de les laisser à l’appréciation de l’interlocuteur. Dès lors, le locuteur
rapporteur efface le locuteur d’origine et fait comme si ce qu’il énonçait n’apparte-
nait qu’à lui. C’est dans ce jeu de marquage-démarquage d’une part, non-marquage-
intégration d’autre part, que se situe le discours des médias d’information.
Enfin, il faut prévoir le cas où le locuteur rapporteur (Loc/r) n’a pas été en contact
direct avec le dit (Do) du locuteur d’origine (Loc/o), et tient ce propos d’un autre
locuteur qui joue le rôle d’intermédiaire (Loc/i). Dans ce cas, le locuteur intermé-
diaire devient un premier locuteur rapporteur, à moins que ne s’interposent plusieurs
Loc/i. Dans l’information médiatique, les agences de presse par exemple jouent ce
rôle de locuteur intermédiaire, ce qui nous conduit à compléter le schéma précédent
de la façon suivante :
Eo / To Er / Tr
[ Loc/o Do Interloc/o] [Loc/r Dr Interloc/r]
Elle repose sur trois types d’opération : la sélection qui est faite sur le dit d’origine
(Do), l’identification des éléments dont dépend le Do et la manière de rapporter.
La sélection peut être totale ou partielle. Totale, elle présente le dit in extenso, ce
qui produit un effet d’objectivation, d’effacement du locuteur rapporteur et
d’authentification du dit. Partielle, elle présente le dit rapporté de manière tronquée
(extraits), ce qui produit un effet de subjectivation dans la mesure où est imposée
au regard (ou à l’oreille) une partie seulement du dit d’origine.
L’identification des éléments (Loc/o, Interloc/o, Eo, To, voire Loc/i) dont dépend
l’énonciation du dit d’origine peut être elle aussi totale (tous les éléments), par-
tielle (certains éléments seulement), ou elle peut ne pas être. Plus le locuteur qui
rapporte identifie (encore qu’il faille considérer le mode d’identification), plus il
apporte un gage d’authentification de ce qui a été dit. « J’ai la conscience
tranquille » titre le journal Le Monde, sans identifier directement le locuteur
d’origine, alors que Le Figaro titre : « François Mitterrand : “j’ai la conscience
tranquille” ». Le contexte général fait que l’on devine dans le premier titre qui est
l’auteur de la déclaration, mais à ne pas l’identifier il peut se produire un effet
d’« assumation » de l’énoncé par le journal (à moins que ce ne soit une stratégie de
suspense : « Qui a dit ça ? »), alors que l’identification faite par Le Figaro manifeste
une mise à distance. À l’oral, les effets sont encore plus subtils.
11. On fera deux remarques : 1) Selon la situation de communication et le contexte linguistique, plu-
sieurs de ces effets peuvent se superposer, bien que certains puissent être dominants par rapport aux
autres. 2) Le cas de la parole liturgique et de toutes les situations de communication où les locuteurs
doivent reprendre tels quels des textes figés auxquels on ne peut rien changer, n’appartient pas au dit
rapporté. Il s’agit d’un « dit répété » (prières, catéchismes, slogans de marche, etc.).
136 Les stratégies de mise en scène de l’information
12. On se reportera à la description des différentes « façons de rapporter » proposées dans notre Gram-
maire du Sens et de l’expression (Hachette, 1992, pp. 624-625), dont on rappelle ici l’essentiel.
13. Ce cas correspond à ce que la grammaire traditionnelle appelle le « style direct ».
14. La grammaire traditionnelle parle de « style indirect » et de « style indirect libre ».
Rapporter l’événement 137
15. Allusion à la déclaration que fit l’homme politique français, Jean-Marie Le Pen, traitant les chambres
à gaz relatives au génocide nazi de « détail » de l’histoire.
16. On remarquera que les citations de maximes et de proverbes correspondent à ce cas, faisant allusion
au savoir populaire, à la vox populi, au « comme on dit ».
138 Les stratégies de mise en scène de l’information
un autre dit, on peut supposer que l’on a affaire à des répliques qui s’inscrivent dans
une sorte de droit de réponse social.
Ces réactions ont les mêmes caractéristiques que celles qui se produisent vis-à-vis
d’un fait, à quoi il faut ajouter qu’ici apparaît plus systématiquement ce phénomène
que nous avons décrit dans les conditions générales du discours d’information, à
savoir la suspicion qui peut naître chez l’informé du fait que l’auteur d’une réaction
est marqué par sa position sociale ou partisane. Ainsi, lire à côté du nom de la per-
sonnalité politique qui réagit son appartenance politique, c’est nous permettre de
prédire l’orientation du jugement contenu dans la réaction, et c’est donc porter la
teneur de l’information proche de zéro. Un journal présente, sur une colonne, les
réactions à une déclaration du Premier ministre de différents leaders politiques :
Véronique Neiertz (PS), Jean-Pierre Chevènement (Mouvement des citoyens), Alain
Bocquet (PCF), Pierre Méhaignerie (UDF-Force démocrate), Jean-Marie Le Pen (FN).
Selon la couleur politique du Premier ministre en question, on pourra prédire l’orien-
tation (positive ou négative) du jugement ou de l’argumentation de chacun des
« réactants ». De fait, à lire ces réactions, on se trompe rarement 17.
17. Alors pourquoi les lire ? dira-t-on. Parce que le lecteur aime être conforté dans ses prédictions.
18. Mouillaud M. et Tétu J.F., Le journal quotidien, Presses universitaires de Lyon, 1989.
Rapporter l’événement 139
Dès lors, le problème que pose la sélection est celui de savoir si l’organe d’informa-
tion veut se donner une image institutionnelle (effet de décision), démocratique
(effet d’opinion) ou populiste (effet de témoignage) 20.
20. Un certain taux de sélection de déclarations rapportées peut être révélateur du fait que le média (ou
les médias) ne peut avoir accès à l’événement brut. Ce fut le cas de « La guerre du Golfe ».
21. En France, Le Monde pour le premier cas, Libération pour le second.
Rapporter l’événement 141
Le problème que pose le mode d’identification dans les médias est celui de l’image
de familiarité ou de respect que l’instance médiatique veut se donner vis-à-vis du
monde politique, à travers le choix de la dénomination et de la détermination, et
celui de prudence ou non qu’elle veut exprimer vis-à-vis de l’information contenue
dans la déclaration d’origine, à travers le choix de la modalisation.
Voici différents cas d’intervention du locuteur rapporteur qui sont révélatrices de son
propre point de vue sur la déclaration d’origine, et qui représentent un véritable pro-
blème pour l’instance médiatique si tant est que celle-ci en soit consciente. Évidem-
ment, pour pouvoir juger de ces interventions, il faudrait avoir connaissance du dit
d’origine, ce qui est rarement le cas 24. Il n’empêche que lorsqu’on en a connaissance, on
peut observer que ces interventions consistent soit à transformer une partie de l’énoncé
d’origine ou de son énonciation, soit à expliciter son propre acte d’énonciation :
24. Parfois on le découvre lorsque celui-ci est cité plus loin dans l’article. : [Titre] « A.C. souhaite rester
président du conseil général ». [Article] « L’ancien maire condamné à cinq ans de prison (...) a décidé de
rester à la tête du département. » (Le Monde).
25. Voir également l’étude de Jean-Noël Darde, « Discours rapporté-Discours de l’information : l’enjeu
de la vérité », in Charaudeau P. (éd.), La presse. Produit, production, réception, Didier Érudition, Paris,
1988.
Rapporter l’événement 143
Commenter l’événement
Le chapitre 11 en bref
1.1.1 Problématiser
Tout propos tenu sur le monde doit être questionné. Il doit faire l’objet d’une interro-
gation quant à sa raison d’être, sachant que deux propositions, au moins, sont sus-
ceptibles d’en constituer le fondement, sinon le propos est pure assertion sur laquelle
il n’y a rien à dire (une assertion se prend ou se rejette). On n’a rien à dire devant
l’énoncé « Il mesure un mètre cinquante », mais devant « À cinq ans, il mesurait déjà
un mètre cinquante », on est en droit de se demander si cela est normal ou non, et
comment est-ce possible ? Mais ce n’est pas tout. Il faut que, dans le même temps que
surgit l’interrogation (de façon explicite ou implicite), le sujet qui en est l’initiateur
propose à son interlocuteur une manière de la traiter, selon que l’on serait pour ou
contre une telle proposition, ou que l’on devrait envisager le pour et le contre de cha-
cune des propositions. On est donc en droit d’attendre de ce sujet qu’il apporte des
arguments pour étayer ses propositions. On peut dire que la problématisation repose
sur trois activités mentales : poser un propos (le thème dont on parle), l’insérer dans
une proposition (le questionnement) et apporter des arguments (persuader) 4.
Dans les médias, la problématisation peut être présentée de différentes façons. Sous
forme d’une question : « Pourquoi la France intéresse si peu l’Amérique ? » (= est-ce
à cause de la France ou à cause de l’Amérique ?) ; sous forme de plusieurs assertions
1.1.2 Élucider
Une fois la problématisation mise en place, il s’agit de tenter de fournir les raisons
pour lesquelles un fait a pu se produire, et ce qu’il signifie. Le commentaire présup-
posant la véracité du fait, il faut maintenant en expliquer le pourquoi et le comment
en se penchant dessus d’un point de vue global et distancié. Élucider sera donc met-
tre au jour ce qui ne se voit pas, ce qui est caché, ce qui est latent, et qui constitue
pourtant les raisons plus ou moins profondes du surgissement du fait. Ce caché, ce
latent, est ce que les médias se donnent pour tâche de faire émerger pour fournir au
consommateur d’information les tenants et aboutissants du fait. Cela peut être
obtenu soit en dévoilant les intentions, les motifs qui ont animé les protagonistes
des événements, soit en exposant les causes externes à ceux-ci.
Dévoiler les intentions des acteurs des événements, c’est montrer qu’on a le pouvoir
de passer derrière le miroir. Les actes humains seraient la réalisation d’un projet éla-
boré dans la tête des individus qui n’est pas donné à voir et dont l’intention ne cor-
respondrait pas nécessairement à ce que la manifestation de l’action pourrait laisser
supposer. Le terrain de l’événement politique est idéal pour ce travail de dévoile-
ment. Comme on l’a dit, l’exercice du pouvoir dans le champ politique n’est possible
que dans la dissimulation, et le rôle du journaliste qui a le devoir d’élucider consiste-
rait à découvrir l’intention dissimulée derrière les déclarations et les actes de tel ou
tel homme politique. Cela ne peut se faire qu’au terme d’un travail de recoupement
d’archives, d’observation des comportements du passé, d’interviews provocatrices,
etc., ce qui tend à attribuer au journaliste, selon les cas, une image de détective,
d’enquêteur qui augmente sa crédibilité, surtout lorsque son enquête aboutit.
Exposer les causes externes, c’est montrer quelle est la logique d’enchaînement des
faits, sa cohérence interne, et donc comment il est possible que se soit produit un
tel événement. Cette activité d’élucidation se fait à l’aide de divers procédés parmi
lesquels les plus courants sont :
– redescendre une chaîne de faits en suivant des rapports de cause à consé-
quence entre ceux-ci, dans une démarche déductive 5 qui présuppose connue
5. Les médias utilisent peu la démarche inductive qui consisterait à remonter progressivement la
chaîne des causalités. Cette démarche est plutôt celle de l’observation scientifique et de la pensée hypo-
thético-déductive du détective qui correspond mal à l’imaginaire d’efficacité que se donnent les médias,
ce qui ne les empêche pas de s’y essayer de temps en temps.
Commenter l’événement 149
1.1.3 Évaluer
Il n’y a pas de commentaire sans que le sujet informant exprime un point de vue qui
lui est personnel, et ce, parfois, malgré ses propres dénégations. Il le fait, consciem-
ment ou non, soit en faisant part de sa propre opinion (prise de position dans le débat
d’idées), soit en livrant une appréciation subjective (projection de son affect). Cette
évaluation peut apparaître à tout moment, y compris immiscée dans la description du
6. Nous faisons allusion au spécialiste des nouvelles scientifiques et techniques, Michel Chevalet, qui
officie sur TF1, parfois jusqu’à la caricature mais toujours avec un enthousiasme apparemment naïf.
7. Ces scénarios du possible sont suggérés plus particulièrement lorsqu’un événement est susceptible
de se prolonger.
8. Ainsi, la « purification ethnique » durant la guerre en ex-Yougoslavie a-t-elle été comparée au
génocide juif durant le nazisme (voir le numéro de la revue Mots n° 47, op. cit., consacré à la question,
particulièrement la contribution d’Alice Krieg, « La “purification ethnique” dans la presse. Avènement et
propagation d’une formule »).
150 Les stratégies de mise en scène de l’information
fait, mais il s’agit ici de celle qui apparaît de manière explicite dans certaines formes
textuelles. On dira que les médias n’ont pas à prendre position, doivent faire preuve de
neutralité, mais on sait que celle-ci est illusoire. Cependant, il est des genres rédac-
tionnels qui se prêtent plus ou moins à une évaluation. Dans les éditoriaux et dans
certaines chroniques, par exemple, on attend du journaliste qu’il nous éclaire dans le
débat d’idées en nous donnant son opinion et en argumentant 9. Dans les chroniques
sur les arts et les spectacles, ou même dans le sport, le sujet jouit d’une relative
liberté de parole quant aux appréciations qu’il peut porter sur tel film, telle pièce de
théâtre, tel livre ou telle manifestation sportive. C’est que le journaliste pense que le
consommateur d’information a lui-même un rapport affectif à ces types d’événement
et donc qu’il attend que le journaliste lui donne des raisons d’aimer ou de détester 10.
9. C’est pourquoi tous les journaux, y compris les plus populaires, s’adjoignent des chroniqueurs
spécialisés.
10. Voir par exemple notre « La critique cinématographique : faire voir et faire parler », in La Presse,
produit, production, réception, op. cit.
Commenter l’événement 151
cerfs ». Ajoutons à cela que pour rendre l’explication accessible, il faut que les chaî-
nes de raisonnement soient simples, c’est-à-dire courtes avec quelques idées clés et
bien balisées sans trop de digressions ni de parenthèses : « Jacques Chirac dispose
de l’autorité et du pouvoir, Alain Juppé de l’influence et du pilotage de la manœu-
vre, François Bayrou de la compétence et de l’habileté. Si la réforme aboutit, c’est
qu’un petit miracle aura réunifié ces trois forces disparates ».
11. Nous écartons provisoirement l’homme politique sollicité par les médias et toujours pris dans un
engagement, ainsi que l’expert extérieur aux médias dont la position est en principe de neutralité, bien
qu’elle puisse être entachée de complaisance.
152 Les stratégies de mise en scène de l’information
12. « Cette saloperie de guerre ! » se permet de dire B. Guetta dans sa chronique de « Géopolitique » le
matin sur France-Inter (18/04/1996).
13. « Lorsque les victimes sont des enfants et des innocents, quelle différence entre Hezbolla et
Israël ? », à propos du bombardement de Cana par l’armée israélienne, sur France-Inter, le 18/04/1996.
14. Voir la façon dont la guerre du Golfe a été traitée par les médias, qui a consisté, entre autres cho-
ses, à sataniser Sadam Hussein.
15. Souvent sous la forme de titres interrogatifs.
16. À moins d’appartenir à un organe médiatique engagé.
17. Les chroniqueurs professionnels sont les spécialistes du « balancier » : l’opinion des uns et (mais)
l’opinion d’autres ; les supputations sur les intentions des uns et celles des autres ; les effets de l’action
des uns et les effets de l’action des autres ; l’aspect positif et négatif de la politique des uns, l’aspect
positif et négatif de la politique des autres.
Commenter l’événement 153
18. On peut le constater chez nombre de journalistes, particulièrement : Anne Sinclair à l’émission 7/7,
Bernard Guetta dans ses chroniques, Ivan Levaï dans sa revue de presse, Jacques Juillard et Philippe
Alexandre dans leurs éditoriaux, et même chez certains présentateurs de journaux télévisés lorsqu’ils
livrent, mezzo voce, des confidences sur les réflexions ou émotions que leur inspire l’état du monde.
19. Comme le montrent les travaux du groupe de recherche CEDISCOR de l’université Paris III, dans sa
revue Les carnets du Cediscor, Presses de la Sorbonne nouvelle, Paris.
154 Les stratégies de mise en scène de l’information
être contestée, tantôt elle en dit moins du fait de l’ignorance du public. Dans un des
nombreux « Avis du médiateur » dont est coutumier le journal Le Monde, André Lau-
rens essaye de justifier un titre de son journal qui a été fort contesté par des lec-
teurs, titre qui rapportait la décision du Parlement à propos de la maîtrise des
dépenses de la Sécurité sociale : « Le Parlement retire aux syndicats la gestion des
dépenses sociales » 20. En résumé, la contestation consistait à dire que les syndicats
n’ayant jamais eu à définir l’enveloppe du budget de la Sécurité sociale, il n’y a pas
lieu de dire qu’on leur a retiré un pouvoir qu’ils n’ont jamais eu. La défense, elle, se
retranche derrière son propre titre « Trop ou trop peu. (...) c’était en dire trop par
rapport à la réalité de la situation, trop peu s’agissant de la profonde inflexion que
représente la révision constitutionnelle dans la démarche qui avait inspiré, après la
Seconde Guerre mondiale, la mise en place d’une cogestion, par les intéressés, du
système de protection sociale ». Et après s’être livré à une longue élucidation (pour
un titre !), de conclure : « (...) la réforme de la Constitution consacre un transfert
de responsabilités potentielles des acteurs sociaux vers les acteurs politiques. Ainsi
rédigé, le titre eût été trop long et trop abstrait ! La formulation réductrice qui a été
retenue faisait, certes, l’impasse sur un état de fait, mais c’était pour souligner
l’aboutissement brutal d’une évolution tacitement acceptée ». Voilà pourquoi votre
fille est muette ! L’explication n’est pas convaincante, car d’une part dire « retirer la
gestion » laisse présupposer qu’on l’avait, et donc, si ce n’est pas le cas, c’est une
désinformation ; d’autre part, il n’en demeure pas moins que le titre aurait pu être
rédigé autrement. Mais cela illustre notre propos : toute production ou interpréta-
tion d’un acte de discours est affaire d’implicite, et à vouloir simplifier à tout prix,
on risque de déformer.
L’amalgame est lui aussi un effet discursif qui procède du double désir de simplifica-
tion et de dramatisation : on classe sous une même étiquette générale des faits par-
ticuliers, ou l’on fait des rapprochements et on établit des analogies. Ainsi en est-il
dans l’actualité de ces dernières années à propos des « affaires de corruption ». Tout
fait qui est jugé comme appartenant de près ou de loin à cette pratique est classé
sous la même étiquette, ou l’une de ses variantes, produisant ainsi un effet de cumul
(quantité) et de relation de causalité (qualité). Que demain apparaisse un nouveau
cas de détournement de fonds dans une entreprise ou une collectivité locale, et
celui-ci, même s’il n’a rien à voir avec les précédents, sera mis à ce même compte de
façon abusive. On l’a bien vu à propos de cette autre étiquette « la violence à
l’école » qui ne désignait que les actes commis par les élèves eux-mêmes dans les
établissements scolaires. Mais voilà qu’un père d’élève frappe un principal de collège
parce que son fils avait été sanctionné, et cet acte individuel, qui répond à des
motifs psychologiques personnels, est discursivement rangé sous cette même éti-
quette et donc mis au cumul des autres actes dans un rapport de causalité. Toutes
les expressions ou formules simplificatrices et dramatisantes du type : « purification
ethnique », « racisme », « intégrisme », etc., qui connaissent une grande expansion
parce qu’elles sont susceptibles de frapper l’imaginaire des lecteurs, auditeurs et
téléspectateurs, font office d’étiquettes qui permettent de désigner et classer tout
nouvel événement qui aurait un quelconque rapport avec celles-ci. Se produit un
effet d’amalgame, parce qu’elles participent d’un mode de raisonnement qui, par
similarité, oblige le récepteur à rapprocher dans son esprit des faits qu’il n’aurait
peut-être pas eu l’idée de rapprocher.
La psychologisation de l’explication produit un effet, pourrait-on dire, de « paranoïa
polémique ». De paranoïa parce qu’à présenter les faits de la sorte, cela laisse à pen-
ser qu’ils sont le résultat d’un calcul, d’une décision volontaire émanant d’un indi-
vidu ou d’un groupe (si possible abstrait ou anonyme) dont les membres se seraient
concertés, agissant comme un tiers tout-puissant, avec la volonté plus ou moins
avouée de créer des victimes. Cela produit les réactions de café du commerce dont la
formule prototypique est : « Mais qu’est-ce qu’ils nous veulent ? » ou sa variante :
« Qu’est-ce qu’ils nous mettent ! », réactions qui enclenchent une polémique sociale
qui fera effet de retour amplificateur sur les médias eux-mêmes. Pourtant, dans les
faits, il ne s’agit que de corrélations. L’explication d’un discours d’information
devrait tenter d’établir des corrélations sans nécessairement supputer les intentions.
Mais on voit bien que décrire ces faits comme de simples corrélations n’est pas très
excitant. Aussi le discours des médias cherche-t-il à mettre en scène des responsa-
bles, voire d’éventuels coupables. Ainsi serait assurée une possible captation, ainsi,
en tout cas, est assurée la rumeur.
* *
*
En fait, le commentaire journalistique, pris dans la double contrainte de crédibilité/
captation du contrat de communication médiatique, tire sa légitimité d’une oscilla-
tion permanente entre d’un côté un discours d’engagement moral, de l’autre un dis-
cours de mise à distance ; d’un côté une manifestation d’enthousiasme, de l’autre de
froideur ; d’un côté des arguments reposant sur des croyances (au savoir largement
partagé), de l’autre des arguments reposant sur des connaissances (au savoir
réservé). On peut dire que l’instance médiatique qui commente s’apparente à un
joueur qui doit réussir une série de paris : analyser pour éclairer, mais éclairer sans
déformer ; commenter pour révéler, mais révéler sans accuser ; argumenter avec
impartialité, mais argumenter en dénonçant ; enfin, suprême paradoxe, entretenir la
rumeur mais aussi la déjouer (ou peut-être, plus cyniquement, entretenir la rumeur
pour mieux la déjouer).
Le commentaire médiatique risque à tout moment de produire des effets pervers de
dramatisation abusive, d’amalgame, de réaction paranoïaque. Aussi l’instance média-
tique cherche-t-elle, pour compenser ces effets, à multiplier les points de vue et à
mettre sur un plan d’égalité des arguments contraires. C’est peut-être cela le propre
du commentaire journalistique : une argumentation qui, certes, bloque l’analyse cri-
tique, mais qui de par son propre éclatement, sa propre multiplicité de points de
vue, fournit des éléments pour que se construise une vérité moyenne. C’est une atti-
tude discursive qui parie sur la responsabilité du sujet interprétant.
partie 3 chapitre 12
Provoquer l’événement
Le chapitre 12 en bref
L’espace public n’est pas seulement un lieu où se produisent des événements sous la
plus ou moins grande responsabilité des acteurs que sont les politiques et les
citoyens. L’espace public est aussi le lieu de construction de l’opinion qui est le
résultat d’une vérité moyenne. Cet espace peut donc être également considéré
comme un lieu de surgissement et de confrontation de paroles qui témoignent des
analyses qui sont faites à propos des événements sociaux, et des jugements qui sont
portés sur la signification de ceux-ci. Un espace de débat au sens large, c’est-à-dire
d’échange de paroles entre les participants à la vie sociale qui à la fois se fonde sur
la symbolique de la démocratie et contribue à lui donner vie en permettant à la
vérité d’être soumise à délibération.
Cet espace de débat a besoin d’être organisé. Il l’est par les institutions politiques,
par diverses organisations citoyennes et par les médias d’information, organisation
récente qui occupe une place non négligeable dans la mesure où elle a étendu (et de
plus en plus la technologie aidant) le champ d’atteinte des participants à la vie de
la cité, à une citoyenneté qui dépasse le cadre des nations, qui abolit les frontières.
Les médias d’information, comme on l’a dit maintes fois, ne se contentent pas de
rapporter les paroles qui circulent dans cet espace, ils contribuent de façon beau-
coup plus active à la réalisation du débat social en mettant en place dans un lieu
particulier – le leur, qu’ils maîtrisent – des dispositifs qui permettent surgissement
et confrontation de paroles diverses. Ce surgissement et cette confrontation n’appa-
raissent pas de façon spontanée, ou au gré du débat social qui s’instaure par ailleurs
dans l’espace public. Il s’agit au contraire d’une mise en scène organisée de telle
sorte que ces confrontations de paroles deviennent en elles-mêmes un événement
saillant. L’événement procède donc ici d’un dire qui n’est plus un simple relais pour
décrire le monde (la parole du présentateur, du journaliste ou du témoin), mais une
construction à des fins de révélation d’une vérité quelconque. Cette construction est
alors exhibée (dans la presse, à la radio, à la télévision), et pour ce faire elle fait
l’objet, comme au théâtre, d’une mise en scène dans les dispositifs que les médias
installent.
Ainsi, les médias prennent en charge une partie de la symbolique démocratique,
celle qui se construit à travers le dire social, mais une partie seulement même si par-
fois elle donne l’impression de vouloir être la seule à la représenter. Il existe un
espace public propre aux médias qu’il ne faut pas prendre pour la totalité de l’espace
public ; un espace public médiatique 1 qui provoque l’événement, ce pourquoi on
peut dire qu’il existe un mode discursif de l’« événement provoqué » (EP).
1. Nombre de ce que l’on appelle les « grandes affaires » naissent dans cet espace public médiatique :
l’affaire du « sang contaminé », l’affaire de « la vache folle », etc.
Provoquer l’événement 159
qu’ils mettent en scène 2. Nous nous contenterons ici de signaler quelles sont les
caractéristiques générales de la mise en scène de l’événement provoqué : les paroles
convoquées doivent être : extérieures au média (elles n’émanent pas d’un journa-
liste 3) ; motivées par le choix d’un thème d’actualité (de politique ou de société) ;
justifiées par l’identité de ceux qui parlent (notable, expert, témoin, etc.) ; présen-
tées par un représentant des médias (interviewer, animateur), dans un espace de
visibilité approprié (les pages Tribune ou Opinions de la presse écrite, les interviews,
entretiens ou débats de la radio et de la télévision).
2. Voir par ailleurs, les travaux du Centre d’Analyse du Discours (Université Paris XIII) : La télévision.
Les débats culturels, op. cit. ; Paroles en images, images de paroles, Didier Érudition, 1999 ; La parole con-
fisquée, un genre télévisuel : le talk show, op. cit.
3. Sauf lorsqu’il est lui-même convoqué comme témoin extérieur au média qui le sollicite.
4. Même si à la télévision, c’est souvent pour leur présence corporelle une voix qui s’incarne dans un
visage est d’autant plus fascinante, surtout si la personne a de la notoriété.
160 Les stratégies de mise en scène de l’information
5. Jean Mouchon (1997) résume bien ce phénomène de « parole inégalitaire » dans son étude :
« Visibilité médiatique et lisibilité sociale », in La communication de l’information.
6. La caricature en est le soir de résultats d’élections où tous les représentants des divers partis, les
vainqueurs comme les vaincus, se déclarent satisfaits faisant une analyse positive de la situation.
7. Le Monde, samedi 7 janvier 1995.
162 Les stratégies de mise en scène de l’information
l’événement ne réside pas dans les faits eux-mêmes mais dans les réactions des
hommes politiques ou des notables 8. Car ici se joue un jeu du chat et de la souris :
les médias ne peuvent que rapporter le visible des actions et du discours
politique 9 ; les politiques le savent qui montrent le visible qu’ils veulent, lequel,
vrai ou faux, est destiné à masquer autre chose, à des fins stratégiques 10.
8. En France, les déclarations d’un Rousselet, d’un Badinter, d’un Le Pen, d’un Tapie.
9. Ce qui fait dire à Noël Nel (1997) que le discours de la télévision est « un discours entravé et
précontraint » par la logique médiatique.
10. Le coup médiatique de l’ouvrage de Jacques Attali, Verbatim, tire parti de ce jeu du chat et de la
souris : mettre au jour les propos du Président de la République tenus dans l’intimité de son cabinet, c’est
comme révéler ce qui est caché. Jacques Attali a bénéficié d’une position dont rêve tout journaliste :
« être sous la table ».
11. Les journalistes le savent, le disent et ont pour ce faire un « bon » carnet d’adresses.
Provoquer l’événement 163
12. C’est ainsi que s’explique ce que l’on peut appeler « le piège Le Pen ». Les médias, malgré leurs déné-
gations, ne peuvent pas ne pas donner la parole à J.-M. le Pen, représentant du FN, parti minoritaire et jugé
moralement condamnable, car celui-ci n’a de cesse que d’organiser sa « visibilité », particulièrement par
l’emploi de formules choc et provocantes (« le détail », « Durafour crématoire », « les naturalisés de
complaisance ») ce dont, précisément, les médias sont friands. Parfois certains organes de presse tentent
d’échapper à ce piège comme le journal Le Monde qui a refusé un « droit de réponse » du Front national.
Mais le procès qui s’en est suivi et les commentaires qui l’accompagnent dans la presse elle-même (voir le
numéro du 30/06-1/07/96) ne sont-ils pas encore une façon de faire exister cette parole politique ?
13. Pourtant, parfois, les médias font jouer d’autres rôles à ces témoins à des fins de stratégie. Voir
l’étude du reportage sur les sans-abris par Guy Lochard, « La parole du téléspectateur dans le reportage
télévisuel », in La télévision et ses téléspectateurs, J.P. Esquenazi (éd.), L’Harmattan, Paris, 1995.
14. Et les journaux qui peuvent à la fois rapporter le même fait et le commenter de façon critique,
comme c’est ici le cas.
15. Le Monde des 4-5 février 1996.
16. C’est ce qui est apparu dans l’émission de télévision animée par Guillaume Durand au cours de
laquelle ont été confrontés, à la Sorbonne, le président de la République et un panel de citoyens de base,
dont on voyait qu’ils ne jouaient qu’un rôle de « faire valoir ». Le calcul de la distribution du temps de
parole entre les types de participants, et le jeu du droit à poser des questions ou à intervenir n’est pas la
moindre des preuves.
164 Les stratégies de mise en scène de l’information
souvent office d’alibi, étant utilisée par les médias pour justifier qu’est bien traité
cet espace de la démocratie civile où se confrontent des opinions contraires.
On voit que l’accès aux médias n’est pas chose simple, et que ceux-ci ont une réelle
maîtrise sur le choix des acteurs. La représentation de la symbolique démocratique a
ses propres exigences qui doivent être satisfaites. D’une part, mettre en scène des
personnalités dont la parole, de par leur rôle institutionnel, a pouvoir de décision ;
ainsi serait mis en évidence le jeu d’un espace politique où les règles et les conven-
tions sont autant d’actes destinés à atteindre, idéalement, un but éthique : le bien-
être collectif. D’autre part, faire parler ceux qui n’ont pas de pouvoir, les représen-
tants du corps social, citoyens anonymes, qui sont cependant en droit d’opiner ;
ainsi serait mis en évidence le lieu d’un espace de discussion 17 où s’échange une
parole critique pouvant remettre en question les règles et conventions du pouvoir
politique, au nom d’une cause éthique : justice et égalité entre citoyens.
En fait, la balance n’est jamais égale entre ces deux espaces, ni à l’intérieur de cha-
cun d’eux. Si, lors du premier tour de la dernière campagne électorale française pour
la présidence de la République, et malgré l’existence de cahiers des charges et de
quotas de représentativité des différents partis, on a parlé davantage de Chirac et de
Balladur que des autres candidats, ce n’est pas, comme l’a suggéré un commenta-
teur, parce que « ce sont les candidats qui ont le plus de chances » 18, mais parce
qu’il est plus aisé d’exploiter à des fins dramatisantes le fait que ces deux candidats
sont des « amis de trente ans », au « tempérament antagoniste », qui vont s’affron-
ter dans un « combat fratricide » et provoquer la « déchirure du RPR » par la « gau-
chisation de l’un et la droitisation de l’autre ». Un candidat est un candidat. Mais
pour les médias, le meilleur candidat est celui qui peut être transformé en cavalier
blanc ou noir entrant en lice pour un combat meurtrier.
17. Pour cette interaction entre « espace de discussion », « espace public » et « espace politique »,
voir Livet P., « Les lieux du pouvoir », in Pouvoir et légitimité, Raisons pratiques, EHESS, Paris, 1992.
18. I. Levaï sur France-Inter le 20 janvier 1995.
19. Ce qui évidemment n’aurait pas été le cas au moment des grèves de décembre 1995, la loi de proxi-
mité aidant. Encore que…
Provoquer l’événement 165
fait que le traitement du thème ne pourra être que passionnel, sans beaucoup de
données techniques (malgré les recherches frénétiques des derniers moments et la
présence d’experts) étant donné la nouveauté de l’événement. Ensuite par le choix
des invités. Ce choix est guidé à la fois par les imaginaires des gens de médias sur ce
que doit être un débat démocratique et sur ce qu’est la motivation des auditeurs ou
téléspectateurs, le tout se rejoignant comme par miracle 20 dans ce que doit être la
valeur spectaculaire du débat. Au centre de ces imaginaires, trois notions : représen-
tativité, contradiction et rôle de l’animateur.
La représentativité exige que soit construit un plateau, un échantillon, un panel
comme on dit dans ce cas, de différentes catégories sociales impliquées par la ques-
tion traitée. Évidemment, toutes les catégories concernées ne peuvent être invitées.
Il s’agit de choisir celles qui sont socialement les plus visibles et de verrouiller le
choix par un discours de présentation des invités qui donnera une illusion d’exhaus-
tivité de l’échantillon 21. Ici quelques négociations pourront avoir lieu avec les poli-
tiques, mais peu de choses importantes, si ce n’est la guerre habituelle entre monde
politique et médias. Mais ce n’est pas tout, car encore faut-il que ces invités
sachent « causer média », c’est-à-dire manient une certaine rhétorique de façon à
donner une illusion d’aisance, de simplicité et de pugnacité. D’où un choix d’invités
qui s’opère en fonction de cette faculté à savoir parler (un « mieux-disant » médiati-
que), savoir répliquer, savoir s’exprimer « avec tempérament », comme on l’a entendu
dire.
La contradiction semble plus proche des exigences de la démocratie. Pourtant, elle
n’est pas exempte, dans cet imaginaire médiatique, d’effets pervers dont ceux de
neutralisation et de blocage argumentatif. L’entrechoc d’avis contraires produit une
accumulation de répliques qui ne suivent plus une même thématique, qui se
déploient dans des problématisations différentes sans que celles-ci puissent s’articu-
ler l’une sur l’autre, bref l’entrechoc produit des discours parallèles dont il ne reste
que l’impression d’antagonisme (sans que l’on sache même à quoi il est dû). Cela a
pour effet non seulement de neutraliser ces avis qui sont dès lors renvoyés dos à dos
dans une sorte de relativité subjective (chacun a droit à son opinion, voire à sa pas-
sion), mais également de neutraliser les paroles d’autres invités qui se voudraient
plus analysantes. Et donc se trouve bloquée toute possibilité d’argumentation à visée
démonstrative (il est vrai que la démonstration est fort peu prisée à la télévision). Il
semble que les médias confondent contradiction et analyse critique, car il y a contra-
diction et contradiction. Il y a une contradiction qui réside en une simple opposition
d’avis, d’opinions, de jugements contraires émanant de personnes différentes, qui
n’ont pas nécessairement envie de changer d’avis ni même de persuader l’autre de
changer le sien. Mais il y a une autre contradiction, celle qui est incluse dans l’argu-
mentation même d’un discours, toute argumentation ayant besoin pour sa visée
démonstrative de s’appuyer sur des thèses contraires. Cette contradiction-là exige
que l’on ait les moyens de l’exposer : du temps, du suivi dans la prise de parole, de la
rigueur dans le raisonnement avec, à l’oral, une expression tâtonnante, hésitante, se
20. Il s’agit ici d’établir un rapport subtil entre des rationalisations différentes que l’on s’efforce à tout
prix, et sans le dire, de faire coïncider.
21. Chose facile à réaliser, aucun citoyen n’ayant les moyens de vérifier cette exhaustivité.
166 Les stratégies de mise en scène de l’information
22. L’obsession des médias est telle à cet égard que, si on ne le rencontre pas, on tâchera de le créer par
le choix des autres invités, par la disposition topologique du plateau et/ou par le questionnement de
l’animateur.
23. P. Bourdieu en a fait l’amère expérience qu’il rapporte dans Le Monde diplomatique d’avril 1996.
24. Voir La télévision. Les débats culturels..., op. cit., La télé du talk show..., op. cit. et Images de paro-
les..., op. cit.
25. En cela la télévision est un média à part qui, par son dispositif, caricature à outrance ces effets
pervers.
Provoquer l’événement 167
* *
*
Voilà en quoi consistent les effets pervers de la machine médiatique : des acteurs
alibis pour une argumentation bloquée dans une mise en scène qui sacrifie au spec-
taculaire. C’est ce que l’on peut appeler un « simulacre de démocratie ».
partie 4
Genres et typologies
Le chapitre 13 en bref
La notion de genre, comme celle de typologie qui lui est corrélative, est fort débat-
tue depuis longtemps, et se réfère finalement à des aspects de la réalité langagière
assez différents les uns des autres. Issue de la rhétorique antique et classique 1,
abondamment utilisée par l’analyse littéraire avec des critères multiples, reprise par
la linguistique du discours à propos des textes non littéraires 2, on retrouve cette
notion dans l’analyse des médias, accompagnée de qualificatifs qui la spécifient
selon le support médiatique : les genres journalistiques (entendons de la presse
écrite), les genres télévisuels, les genres radiophoniques.
Nous n’entrerons pas dans les détails d’une discussion qui mériterait plus d’un cha-
pitre. Mais il convient d’apporter ici quelques précisions sans lesquelles on ne peut
comprendre vraiment le mécanisme de l’écriture médiatique 3.
1. Le genre
Nous ne reprendrons pas cette notion dans la tradition littéraire en raison de la mul-
tiplicité des critères qu’elle emploie et qui ne sont pas d’un grand secours pour ana-
lyser les genres des discours non littéraires 4. Car il y a genre et genre. Un genre est
constitué par l’ensemble des caractéristiques d’un objet qui en fait une classe
d’appartenance. Tout autre objet ayant ces mêmes caractéristiques fera partie de la
même classe. S’agissant d’objets qui sont des textes, on parlera de classe textuelle
ou de genre textuel.
1. Dans laquelle cette notion est limitée à trois « genres oratoires » (délibératif, judiciaire, épidictique).
2. Sur des critères divers de caractéristiques structurelles des textes : genres scientifique, didactique,
publicitaire, etc., voir Dictionnaire d’analyse du discours, Le Seuil, Paris, 2002.
3. « Écriture » entendue ici au sens de ce qui préside à la mise en discours du texte en situation de
communication.
4. Voir ces critères dans « Les conditions d’une typologie des genres télévisuels d’information »,
Réseaux n° 81, CNET, Paris, 1997.
Genres et typologies 173
elles ni avec les définitions que peuvent en donner les sémiologues et autres analys-
tes du discours 5. Il n’est d’ailleurs pas certain que ces catégories puissent s’intituler
genres, mais elles n’en demeurent pas moins un principe de classement 6. En tout
état de cause le lieu de pertinence choisi ici est celui du produit fini, celui dans
lequel se configure un texte porteur de sens comme résultat d’une mise en scène qui
inclut les effets de sens visés par l’instance médiatique et ceux, possibles, qui sont
construits par la pluralité des lectures de l’instance de réception dans un rapport de
co-intentionnalité.
5. Il n’est que de se référer à l’emploi du terme « talk show ». Voir La parole confisquée, op. cit.
6. Voir la tentative fort prometteuse de Guy Lochard dont un premier aperçu se trouve dans les Ateliers
de recherche méthodologique de l’INA (Rapport 1996, à paraître) et dans « Les images à la télévision.
Repère pour un système de classification », revue MEI (Médiations et Informations) n° 6, L’Harmattan,
Paris, 1997. Par ailleurs, il faut rappeler que, d’une autre façon, les guides de rédaction qui sont rédigés
par les professionnels ou les écoles de journalisme participent pour une part d’une typologie de produc-
tion (puisqu’ils sont dans le faire) pour une autre du produit fini (puisqu’ils sont dans le dire).
7. Voir Jakobson R., Essais de linguistique générale, Ed. de Minuit, Paris, 1963.
8. Voir Halliday M.A.K., « The functional basis of language », in Bernstein D. (ed), Class, codes and
control, vol. 2, Routledge and Kegan Paul, London, 1973 ; « Dialogue with H. Parret », in Parret H. (ed.),
Discussing language, Mouton, La Haye, 1974.
9. Ici « acte de langage » n’est pas pris au sens de la philosophie analytique mais dans une acception
large de production langagière.
10. Bakhtine M., Esthétique de la création verbale, Gallimard, Paris, 1984.
11. Voir Charaudeau P., « L’interlocution comme interaction de stratégies discursives », revue Verbum
T.VII, Fasc.2-3, Université de Nancy II, 1984.
174 Les genres du discours d’information
12. Voir Adam J.M., Les textes : types et prototypes, Nathan-Université, Paris, 1994 ; Hamon P., Analyse
du descriptif, Hachette-Université, Paris, 1981.
Genres et typologies 175
Une typologie est le résultat d’un certain classement des genres. Pour construire une
typologie, il faut opérer un choix des variables que l’on décide de mettre en regard,
car il est difficile de construire une typologie avec de nombreuses variables. On se
heurte ici à un problème d’efficacité du modèle proposé : soit on essaye d’intégrer le
plus grand nombre de variables possibles au nom de la complexité des genres, et on
gagne en compréhension mais on perd en lisibilité, la représentation de la typologie
étant complexe et du même coup inopérante ; soit on ne retient qu’un nombre
limité de variables, et on gagne en lisibilité mais on perd en compréhension, la
typologie devenant par la force des choses réductrice. On peut cependant sortir de
ce dilemme en procédant par hiérarchisation : on construit une typologie de base,
puis en faisant intervenir d’autres variables à l’intérieur des axes de base, on cons-
truit des typologies successives qui s’enchâssent dans le modèle de base. Ce sera
notre principe de typologisation des genres : une typologie de base qui fait se croi-
ser les principaux types de modes discursifs du traitement de l’information (« événe-
ment rapporté », « événement commenté », « événement provoqué »), placés sur un
axe horizontal, et les principaux types d’instance énonciative (instance à « origine
13. Voir La télévision. Les débats culturels « Apostrophes », Didier Érudition, Paris 1991.
176 Les genres du discours d’information
Figure 6
Instance interne
(+ engagée)
Éditorial
Chronique
(ciné, livre)
Titres et composition
Portrait
Commentaire-Analyse
Interview-Débat
(d'experts journalistes)
Reportage
Enquête
(- engagée)
E.R E.C E.P
(- engagée)
Brèves-filets
(dépêches)
Analyses
d'experts extérieurs Tribune-Opinion
Tribune-homme politique
Instance externe
(+ engagée)
2.2 Commentaires
L’axe horizontal n’est pas un axe gradué entre deux pôles opposés. Il s’agit de l’axe
sur lequel se situent les modes discursifs en trois grandes zones : à une extrémité,
l’« événement rapporté », zone où s’impose l’événement extérieur ; à l’extrémité
opposée, l’« événement provoqué », zone où s’impose le monde médiatique ; entre
les deux, l’« événement commenté » car celui-ci peut porter sur chacun des deux
autres.
L’axe vertical oppose les deux zones d’instanciation du discours médiatique selon
qu’interviennent des journalistes ou des personnes extérieures à l’organe d’informa-
tion. Dans chacune de ces zones s’inscrit un axe gradué qui représente le plus ou
moins grand degré d’engagement de l’instance d’énonciation. Il faut entendre par
engagement le fait que l’énonciateur manifeste plus ou moins sa propre opinion ou
ses propres appréciations dans l’analyse qu’il propose ou dans la façon de mettre
l’événement en scène (comme dans les interviews ou débats).
Genres et typologies 177
14. Cette distinction est encore plus difficile à établir pour la télévision.
15. En effet, un certain nombre d’événements sont provoqués par les débats qui sont apparus dans les
médias (Le GATT et l’exception culturelle. La mort de François Mitterrand et les révélations qui ont été
faites sur sa maladie).
178 Les genres du discours d’information
16. Voir Jost F., « Le feint du monde », revue Réseaux n° 72-73, CNET, Paris, 1995.
17. Voir Paroles en images, images en parole, Didier Érudition, Paris 1997.
partie 4 chapitre 14
De quelques genres
et variantes de genre
Le chapitre 14 en bref
Les genres d’information sont donc le résultat d’un entrecroisement entre les carac-
téristiques d’un dispositif, le degré d’engagement du sujet qui informe et le mode
d’organisation discursif qui est choisi. De plus, comme le contrat médiatique se
déploie dans une relation triangulaire entre une instance d’information, un monde à
commenter et une instance consommatrice, trois enjeux sont au cœur de la cons-
truction de tout genre d’information : un enjeu de visibilité, un enjeu d’intelligibilité
et un enjeu de spectacularisation qui font écho à la double finalité d’information et
de captation du contrat.
L’enjeu de visibilité consiste à faire en sorte que les nouvelles qui ont été sélection-
nées par l’instance médiatique soient perçues le plus immédiatement possible, qu’elles
puissent attirer le regard ou l’écoute et qu’elles puissent être reconnues simultané-
ment dans leur distribution thématique. Cet enjeu correspond à ce que l’on appelle
parfois l’ « effet d’annonce » indispensable pour que se produise l’entrée des Ali Baba
que sont les consommateurs de nouvelles dans la caverne de l’information médiatique.
Cet enjeu crée une structuration « synoptique » de l’événementialisation.
L’enjeu d’intelligibilité consiste d’une part à opérer des hiérarchisations dans le traite-
ment des nouvelles selon qu’elles sont traitées en événement rapporté, en événement
commenté ou en événement provoqué, d’autre part à travailler la mise en scène ver-
bale (l’écriture), visuelle (le montage iconico-verbal) et auditive (la parole et les sons)
de telle sorte qu’elle donne l’impression que le contenu de l’information est accessible.
Cet enjeu crée une structuration « taxinomique » de l’événementialisation.
L’enjeu de spectacularisation consiste à travailler ces différentes mises en scène de
telle sorte qu’elles suscitent au minimum de l’intérêt, au mieux de l’émotion. Il crée
une structuration imaginaire de l’événementialisation.
Ces trois enjeux coexistent et se mélangent intimement dans les dispositifs, aussi
bien dans la Une des quotidiens, des hebdomadaires et des magazines, que dans la
composition des journaux télévisés et de certains reportages. Certains dispositifs
cependant jouent davantage sur l’un ou l’autre de ces enjeux.
1. Voir « Approche du phénomène citationnel dans un corpus radiophonique » par Françoise Claquin,
mémoire de DEA, Université de Paris V.
2. Voir « Le récit radiophonique et son écoute » par Anne-Marie Houdebine, in Aspects du discours
radiophonique, Didier Érudition, Paris, 1984.
3. Serait-ce partiellement comme au téléphone.
4. Ce qui exclut les face-à-face politiques.
5. On donnera comme exemple les entretiens scientifiques ou littéraires diffusés par France Culture
dans les années 1973-74, dont une partie a été publiée dans Écrire... Pour quoi ? Pour qui ?, Presses uni-
versitaires de Grenoble, 1974.
6. Cela n’empêche que la conversation puisse faire l’objet de jugements différents : une conversation
de qualité, de bonne tenue, de bas étage, etc. Mais ce qui caractérise ce genre c’est une sorte de « droit
à la frivolité ». Voir aussi notre article « La conversation entre le situationnel et le linguistique », revue
Connexions n° 53, Erès, Paris, 1989.
7. Cette situation se produit dans les enquêtes, chez le médecin, dans des expérimentations scientifi-
ques, etc., quelle que soit sa dénomination.
182 Les genres du discours d’information
chose à dire qui concerne le bien commun », du fait que sa présence à la radio le
consacre dans ce rôle ; le troisième d’un « Je suis là pour entendre quelque chose
d’intérêt général qui m’est donné comme une révélation », du fait qu’il est là pour
savoir. À partir de ces conditions de base sont mises en scènes diverses variantes
d’interview :
– l’interview politique se définit par le propos, lequel concerne la vie citoyenne,
et par l’identité de l’interviewé. Celui-ci, en tant qu’invité, est un acteur
représentant de lui-même ou d’un groupe qui participe à la vie politique ou
citoyenne, et qui a un certain pouvoir de décision ou de pression. Il sait que
ce qu’il dira sera interprété de façons diverses, raison pour laquelle il ne peut
se permettre de dire les choses comme il les pense. L’interviewer, quant à lui,
essaye de tirer de l’invité le maximum d’informations et de faire apparaître
les intentions cachées de celui-ci, à l’aide d’un jeu de questionnement subtil
alternant, ou mêlant, fausse innocence, fausse complicité, provocation, et
mettant au jour les propos contradictoires de l’invité ; mais il doit, par-des-
sus tout, paraître sérieux et compétent, montrant qu’il connaît bien le
domaine traité. L’interview politique est un genre qui est censé mettre à la
disposition de l’opinion publique un ensemble de jugements et d’analyses qui
justifient l’engagement de l’interviewé. Ce genre se fond donc sur un « Il
faut-dire-à-tout-prix » ;
– l’interview d’expertise se définit par un propos technique concernant divers
aspects de la vie sociale, économique et scientifique. Un expert, savant, spé-
cialiste, la plupart du temps inconnu du grand public (à moins que ce soit un
habitué), dont la compétence est reconnue ou supposée, est invité pour
répondre à des questions techniques, clarifier un problème, orienter le débat
public sur le thème traité, en sachant qu’il doit simplifier son explication
pour la rendre accessible à des non-spécialistes. L’interviewer joue alors les
rôles de questionneur naïf, comme s’il était en lieu et place du citoyen de
base, de traducteur (par des reformulations) devant simplifier encore davan-
tage l’explication, d’animateur devant rendre l’interview vivante et
attrayante, et qui, pour ce faire, fragmente l’interview au nom de règles pro-
fessionnelles. L’interview d’expertise est un genre qui est censé fournir à
l’opinion publique un ensemble d’analyses objectives, apportant la preuve de
son bien-fondé par le « savoir » et le « savoir dire » ;
– l’interview de témoignage se définit par son propos qui est soit un récit rap-
portant un événement jugé suffisamment intéressant pour accéder aux
médias, soit une opinion brève émise en réaction aux faits d’actualité.
L’interviewé, la plupart du temps, est anonyme, son rôle étant de témoigner
parce qu’il a été observateur ou victime de l’événement concerné. Il est censé
ne rapporter que ce qu’il a vu-entendu et rien d’autre, sans jugement de
valeur et si possible avec émotion, à moins que se considérant comme repré-
sentant du citoyen lambda il s’estime légitimé à réagir. Parfois le témoin est
censé représenter une catégorie d’individus (le mineur de fond, le berger 8)
– l’interview culturelle se définit également par son propos qui porte, cette fois,
sur la vie littéraire, cinématographique, artistique, cherchant à percer les
mystères de la création. L’invité, généralement auteur d’œuvres publiées
(parfois simplement critique), a plus ou moins de notoriété, mais de toute
façon il est consacré par le seul fait d’être invité. L’interviewer joue divers
rôles discursifs d’intimité, de connivence, d’enthousiasme, visant, par la con-
naissance qu’il a de l’œuvre de l’auteur, à faire accoucher celui-ci d’une expli-
cation qui serait susceptible de révéler les arcanes du mystère de la création
artistique comme si celle-ci relevait d’une intentionnalité consciente. Du
coup, l’invité, protégeant son mystère, cherche à échapper en permanence
au questionnement dans lequel l’interviewer tente de l’enfermer. L’interview
culturelle est un genre qui est censé enrichir les connaissances du citoyen,
et qui se justifie par la réponse à la question : « Comment il fait ? » qui
s’oppose au « Comment ça marche » de l’expert ;
9. Voir notre « L’interview médiatique : qui raconte sa vie ? », Cahiers de sémiotique textuelle n° 8-9,
Université de Paris X, 1986.
10. Ce sont les animateurs type Michel Drucker et José Artur.
11. Type José Artur, Pierre Bouteiller, Gilbert Denoyan.
12. On le voit même dans les interviews faites au cours de journaux télévisés, comme le fut un exemple
mémorable de dérapage avec l’interview de la comédienne Béatrice Dalle par Patrick Poivre d’Arvor.
13. « Coupable » parce que le contrat médiatique d’information est censé ne concerner que l’espace
public. En lui faisant découvrir l’espace privé des individus, les médias mettent le récepteur en position
de « voyeur ».
184 Les genres du discours d’information
14. Ils donnent lieu à des questions générales et convenues du type : « Est-ce que, après tous ces films,
vous comprenez mieux les hommes ? » ; « Est-ce que le système éducatif est bon ou mauvais ? » ; « Est-
ce que la violence vous fait peur ? ».
De quelques genres et variantes de genre 185
les émissions que la télévision elle-même dénomme ainsi. Il peut y avoir du débat
dans des magazines, dans des talk shows, dans des émissions politiques, culturelles,
sportives, etc. Nous avons étudié ce genre à deux reprises, sous des formes
différentes : le « débat culturel » 15, le « talk show » 16, ce qui nous permettra d’en
reprendre les composantes qui correspondent aux variables de ce genre.
Le débat est une forme qui, c’est banal de le dire, met en présence plusieurs invités
autour d’un animateur pour traiter d’un certain thème, et qui est complètement
organisé et géré par l’instance médiatique. De ce point de vue, il se trouve placé
dans la partie supérieure (instance interne) droite (événement provoqué) de nos
axes de typologisation 17 :
■ les invités sont convoqués pour des raisons précises d’identité en rapport
avec le thème traité. Ils sont connus ou inconnus du public selon la nature
du propos : ils sont nécessairement connus dans les débats à thème politique
(encore qu’on y mêle de plus en plus des inconnus représentant le citoyen de
base) ; ils sont inconnus dans les débats à thème de société (encore qu’il y
apparaisse parfois un invité-vedette connu). Ils sont choisis également en
fonction de leur positionnement dans le champ des opinions, faisant en sorte
que ce positionnement soit, sinon antagoniste, du moins différent de celui
des autres invités. Cela oblige les invités à assumer certains rôles langagiers.
On s’attend par exemple à ce qu’ils répondent aux sollicitations de l’anima-
teur (ou éventuellement à celles d’autres participants-invités), qu’ils réagis-
sent aux différents propos émis au cours des échanges, soit contre ceux-ci,
ce qui les placera dans des relations symétriques d’opposition par rapport aux
autres invités, soit pour, ce qui les placera dans des relations complémentai-
res d’alliance vis-à-vis des autres invités. Ainsi, les invités sont-ils piégés par
avance. Ce qu’ils diront ne sera pas pris pour ce qu’ils pensent mais pour
l’effet que cela produit sur les autres. L’opinion ici n’est pas jugée d’après son
contenu mais d’après sa valeur relationnelle de dissensus ou consensus. Les
participants doivent lutter pour la prise ou la conservation de la parole, ils
doivent tenter d’échapper aux présupposés des questions qui leur sont
posées, ils doivent tenir compte du fait qu’au-delà des effets qu’ils produi-
sent sur leurs interlocuteurs directs, il y a les effets qu’ils produisent sur les
téléspectateurs qu’ils ne voient pas, dont ils ne perçoivent pas les réactions,
mais dont ils peuvent deviner le poids du regard et du jugement ;
■ l’animateur représente l’instance médiatique. Il joue essentiellement un rôle
de « gestionnaire de la parole ». Il questionne, distribue les prises de parole,
tente d’atténuer les échanges trop vifs, demande des explications, et même
parfois cherche à provoquer des réactions en se faisant l’avocat du diable, en
forçant le trait dramatique ou émotionnel d’une accusation, ou en jouant le
15. Dans le cadre du Centre d’Analyse du Discours de l’université Paris XIII, voir La télévision. Les débats
culturels. Apostrophes, op. cit.
16. Dans le cadre du Centre d’Analyse du Discours en collaboration avec le Groupe de Recherche sur la
Parole de l’Université Paris VIII, ayant donné lieu à deux publications : Paroles en images, images de paro-
les, op. cit. et La parole confisquée, un genre télévisuel : le talk show, op. cit.
17. Voir Figure 6, p. 176.
186 Les genres du discours d’information
Lorsque le débat est télévisé, intervient l’image qui fait que dans ce dispositif trian-
gulaire les participants débattent entre eux tout en sachant (ils en ont plus ou
moins conscience) qu’ils sont écoutés et regardés par un tiers-téléspectateur. Du
point de vue visuel, la mise en scène se joue entre une scène montrée, le plateau, et
une instance de monstration, la régie, qui la donne à voir à l’aide de différents
moyens techniques audiovisuels. Ainsi sont construites des variantes de mise en
scène visuelle telle que le « salon littéraire » (comme dans l’émission Apostrophes),
le « tribunal » (comme dans l’émission L’Heure de vérité), le « colloque » (comme
dans Les Dossiers de l’écran), le « forum » (comme dans Droit de réponse), l’« agora »
(comme dans les émissions de Guillaume Durand), ou le « cirque romain » (comme
dans les émissions de Christophe Dechavanne) 23. La prise en compte de ces diffé-
rentes variables permet de distinguer différents types de débats, et montre en même
temps que le débat – particulièrement le débat télévisé – est davantage une
machine à fabriquer du spectacle qu’à informer le citoyen.
18. Tout ce jeu a été mis en évidence dans nos travaux ci-dessus cités, et par ailleurs, c’est ce qu’a
dénoncé Pierre Bourdieu après son passage malheureux à l’émission « Arrêt sur image », diffusée sur La
Cinquième (le samedi 11 mai 1996), animée par Daniel Schneidermann et Pascale Clark.
19. Voir Dominique Mehl, La télévision de l’intimité, Seuil, Paris, 1996.
20. Comme dans les émissions de Christophe Dechavanne ou de Guillaume Durand.
21. Comme dans les émissions de Mireille Dumas.
22. Voir « Scènes de la vie quotidienne », revue Réseaux n° 44-45, CNET, Paris, oct. 1990-fév. 1991.
23. Voir les contributions de Guy Lochard et Jean-Claude Soulages in La télévision. Les débats culturels.
« Apostrophes », op. cit., et Paroles en images et images de paroles, op. cit.
De quelques genres et variantes de genre 187
qui ne se fasse hors d’un mode de pensée critique, c’est-à-dire contre d’autres points
de vue. Le réalisateur de reportage, en effet, se trouve dans une situation inconfor-
table du fait que, au nom de la visée d’information du contrat médiatique, il doit
s’interdire d’apporter son point de vue personnel, alors que d’une part cela est
impossible (toute construction de sens témoigne d’un point de vue particulier), et
d’autre part cela est nécessaire (toute démarche d’analyse implique des prises de
position). D’où cette technique du « balancier », également adoptée par les com-
mentateurs, qui consiste pour l’auteur d’un reportage à proposer des points de vue
différents, voire contraires, sans qu’il se risque à opérer une hiérarchie (ou le moins
possible), et dont la conclusion se résume en une série de nouvelles questions, de
celles qui justement n’osent prendre parti. Paradoxalement, cette technique a un
faible pouvoir explicatif. Elle suscite l’émotion, l’expectative, l’interrogation perma-
nente, mais ne propose au téléspectateur aucun mode de pensée, aucune méthode
de discrimination conceptuelle des faits, pour qu’il se fasse sa propre opinion.
Malgré la surface plane de son écran, la télévision essaye d’articuler entre eux trois
espaces qui constituent chacun un lieu particulier de construction du sens : un
espace externe censé être le lieu de la réalité où surgissent les événements de
l’espace public, un espace interne censé être le lieu ou se joue la scène médiatique
de représentation de cette réalité, et un espace interne-externe censé être le lieu où
se noue un rapport symbolique de contact entre l’instance médiatique et l’instance
téléspectatrice. Ainsi, l’instance médiatique télévisuelle se trouve bien dans une
position charnière doublement orientée : référentielle lorsqu’elle regarde le monde
extérieur qu’elle montre, rapporte et commente, de contact lorsqu’elle regarde le
téléspectateur qu’elle cherche à intéresser et émouvoir, qu’elle sollicite et interpelle.
Elle est à la fois « instance montrante » vis-à-vis du monde extérieur et « instance
montrée » vis-à-vis du téléspectateur, celui-ci étant « instance regardante ». C’est la
régie, lieu par excellence de l’articulation entre le monde extérieur, le studio et le
téléspectateur, qui en assure la mise en scène.
De quelques genres et variantes de genre 189
28. Voir Anne-Marie Houdebine in Travaux de Linguistique. Sémiologie, Université d’Angers n° 5-6, 1994.
29. François Jost, « Propositions pour une typologie des documents audiovisuels », revue Semiotica.
30. C’est le cas de Guy Lochard (1997).
190 Les genres du discours d’information
L’image télévisuelle, elle, peut avoir trois fonctions 31 : de désignation 32, de figura-
tion, de visualisation.
■ La désignation consiste à montrer directement le monde dans sa réalité per-
ceptive comme un « être-là » présent, se convertissant en « objet montré »
ayant sa propre autonomie d’existence par rapport au processus de désigna-
tion, percevable dans son immédiateté sans rien qui s’interpose entre celui-
ci et le sujet regardant. Ce dernier peut donc avoir l’illusion qu’il est lui aussi
dans ce monde, en contact avec cette réalité physique 33. Cette fonction met
en scène des effets d’authenticité.
■ La figuration consiste à reconstituer le monde dans ce qu’il « a été », non
percevable dans son immédiateté mais représentable par simulation, ce qui
le rend possiblement vrai. Le sujet regardant ne peut donc percevoir ce
monde reconstitué que par analogie à une certaine expérience et con-
naissance du monde, en se projetant dans celui-ci. Ici, il s’agit bien d’une
analogie, non comme calque de la réalité, mais comme construction-repré-
sentation d’un certain imaginaire de la réalité. Cette fonction met en scène
des effets de vraisemblance.
■ La visualisation consiste à représenter sur un certain support, à travers un
certain système de codage, une organisation du monde non visible à l’œil nu
31. Voir La parole confisquée, un genre télévisuel : le talk show, op. cit.
32. Parfois on dit monstration, mais ce terme a également une valeur générique (cf. l’expression « régi-
mes de monstration »).
33. C’est ce que suggère le titre de l’émission « La preuve par l’image », diffusée sur France 2 et suppri-
mée après le premier numéro.
De quelques genres et variantes de genre 191
34. Comme un gros plan dans un film d’horreur, alors qu’un gros plan sur un joueur au cours d’un match
de football aurait plutôt l’effet de découverte des sentiments du joueur (à moins qu’il ne s’agisse que
d’une autre forme de dramatisation).
35. Voir les études de G. Lochard et J.C. Soulages in La télévision. Les débats culturels, op. cit., et Paro-
les en images…, op. cit.
36. Surtout lorsque le direct est préparé. Pour la distinction entre « direct préparé » et « direct non
préparé », voir F. Jost, Propositions pour une typologie..., op. cit.
192 Les genres du discours d’information
de rugby diffusé après coup mais avec le commentaire du direct), soit elle se
situe elle-même dans l’après-événement (diffusion et commentaire du match
de rugby se font tous deux après coup). Le montage peut produire un effet
de suspicion dans la mesure où on peut lui prêter des intentions manipula-
toires, mais il peut aussi produire une jouissance, celle du regard distancié.
37. Voir Soulages J.-Cl., Les rhétoriques télévisuelles. Le formatage du regard, De Boeck-Ina, Bruxelles, 2007.
38. On aura remarqué cependant, une tendance récente des JT à prolonger les séquences d’EC et d’EP au
point de prolonger certains journaux au-delà du temps habituel. Mais il conviendrait de faire un travail de
comparaison systématique entre les JT de différentes époques (comme ont commencé à le faire H. Brusini
et F. James) et surtout de différents pays.
39. Rappelons que toute taxinomie, toute typologie, n’a de sens que dans la comparaison différentielle.
Aucun genre n’a d’existence dans l’absolu. Il ne signifie que par différence aux autres. Il faut se garder
d’une tendance à la « naturalisation » des catégories avec lesquelles on travaille.
De quelques genres et variantes de genre 193
Le propos est marqué par l’actualité, il est tourné vers les événements du jour qui
font nouvelle 40, présentés en une sorte de menu de ce que l’on aura à se mettre
sous la dent pour le meilleur et pour le pire 41. On attend donc du JT un découpage
du monde événementiel en petits morceaux, découpage qui témoignerait de ce qui
s’est passé dans l’espace public, au cours d’une unité de temps, le quotidien, unité
de temps qui serait la même pour tous les téléspectateurs. Le JT procède à une frag-
mentation thématique (sur le modèle du rubriquage de la presse) qui est censée cor-
respondre à la fragmentation du quotidien de l’espace public, mais qui en réalité est
une fragmentation convenue du monde médiatique, une rationalisation, imposée
comme une pensée unique, de ce que sont les événements du monde. Ce découpage
nous renvoie à la construction thématique dont il convient d’étudier au coup par
coup les caractéristiques.
40. Rappelons l’étymologie : un journal était l’espace de terre qui pouvait être travaillé en une journée.
Par analogie, les nouvelles sont les faits qui peuvent être récoltés dans l’espace d’une journée.
41. Autre métaphore : un menu présente l’ensemble des mets du jour au client-consommateur qui veut
se mettre quelque chose sous la dent. De même les nouvelles constituent cet ensemble de faits du jour
qui vont alimenter le téléspectateur en information, bonne ou mauvaise, agréable ou désagréable, qu’il
pourra ensuite digérer et éventuellement réutiliser.
42. En effet, celui-ci varie avec la conception du traitement de l’information par le JT comme on peut le
voir en comparant les télévisions de différents pays. Jean-Claude Soulages l’a mis en évidence dans sa
thèse (« Les mises en scènes visuelles de l’information », Université de Paris Nord, 1994), en comparant
TF1, Antenne2, FR3, TVE et CBS (3e Partie Section II).
43. À partir de l’article initiateur d’Eliseo Véron « Il est là, je le vois, il me parle », revue Communica-
tions n° 38, Seuil, 1983.
44. Voir, pour cette catégorie notre Grammaire du sens et de l’expression, op. cit., p. 599 et sq.
45. Ibid., p. 579 et sq.
194 Les genres du discours d’information
de voix, du choix de certains mots 46. Il peut s’agir là de stratégies particulières, mais
le discours personnalisé est l’un des traits de ce genre 47.
Le lien entre le monde référentiel et le téléspectateur est assuré par le même pré-
sentateur qui s’efface, se fait transparent, et se construit une image d’énonciateur
impersonnel (un il, ou un on, ou un ça) ; il ne s’anonymise pas pour autant car il
montre qu’il garde la maîtrise de la gestion médiatique de l’événementialisation.
C’est lui qui annonce, qui donne à voir en nous indiquant comment aborder la nou-
velle (fonction de guide), qui donne la parole aux correspondants ou envoyés spé-
ciaux (fonction d’organisateur des relais), qui reprend cette parole pour un
commentaire ou une conclusion (fonction d’orienteur), qui la redistribue à des
experts présents dans le studio, montrant par la même occasion que, lui, sait déjà,
puisqu’il est censé avoir choisi les experts de façon adéquate et qu’il les interroge
selon un plan convenu (fonction de modérateur), enfin, c’est lui qui interviewe les
personnalités des mondes politique, culturel et sportif, montrant par là qu’il est le
représentant du téléspectateur : comme le citoyen qui a des préoccupations de
citoyen participant à la vie sociale, il se pose des questions et donc interroge les
acteurs de l’espace public (fonction de délégué). Le présentateur s’attribue le rôle
de pôle organisateur du processus d’événementialisation.
On voit à travers ces caractéristiques que le genre JT, sous couvert de nous présen-
ter les événements qui surgissent dans le monde référentiel, ne fait que nous livrer
(tout cuit) un monde événementiel construit par lui-même et parcellisé. De même,
sous couvert de nous permettre de mieux comprendre les phénomènes en faisant
appel à des commentateurs, il ne peut que fournir des explications ponctuelles et
fragmentées. On est en pleine illusion de réalisme et en plein simulacre de vérité,
on le sait, mais c’est à travers ce « faire croire » que se définit le JT.
De plus, ces genres sont sujets à changement à travers le temps, parfois de façon
notable (comme pour les débats 50), parfois de façon discrète (comme dans les face-
à-face ou les reportages 51). Ces changements se produisent selon divers facteurs.
Parfois, c’est l’évolution de la technique (par exemple l’allégement et la miniaturisa-
tion du matériel) qui amène à modifier les dispositifs, parfois ce sont les rationalisa-
tions du monde professionnel qui, s’imposant comme des modes (plus ou moins
passagères), finissent par influencer ces dispositifs. Pour ce qui concerne ce dernier
facteur, on peut observer actuellement cinq grandes tendances, celles-ci n’étant pas
nécessairement propres à un genre – même si tel ou tel d’entre eux peut en avoir été
l’élément déclencheur 52 –, et pouvant les traverser en laissant un impact plus ou
moins visible.
■ Une tendance à la multiplication et à l’accumulation dans les mises en scène
actuelles des indices de contact avec l’instance public : par la présence dans
les studios d’un public qui est censé jouer un rôle de représentant-relais du
téléspectateur ; par une gestion des émissions (du débat au JT) de plus en
plus orientée vers le téléspectateur, soit que l’animateur s’adresse directe-
ment à celui-ci, soit que divers moyens lui permettent d’intervenir (appels
téléphoniques en direct, sondages immédiats, etc.). Cette tendance aboutit
à créer l’illusion d’une télévision du contact, de la convivialité, de la conni-
vence, par opposition à la télévision d’autrefois qui marquait une certaine
distance entre l’instance médiatique et le public.
■ Une tendance au mélange des genres, particulièrement dans les talk shows et
reality shows. Cette tendance construirait une télévision de l’« hybride » par
opposition à la télévision d’autrefois qui se caractérisait par la séparation des
genres.
■ Corrélativement, une tendance à faire de cette télévision un flot continu
d’émissions qui se succèdent et se ressemblent, créant un univers uniformisé
dans lequel tout téléspectateur pourrait se reconnaître et se sentir en
famille. Cette télévision s’opposerait à celle du passé plus nettement décou-
pée en moments de rendez-vous différents pour publics différents. Ici donc
s’opposerait une télévision du continuum à une télévision de découpage 53.
■ Corrélativement encore, une tendance au raccourcissement des émissions,
comme une compensation aux phénomènes d’hybridation et de continuum,
tendance au montage de type « clip » (que l’on pourra également remarquer
dans une certaine écriture de presse).
50. Il suffirait de comparer les émissions des années 1970 à celles de maintenant, en passant par les
Droits de réponse de Michel Polac et Les absents ont toujours tort de Guillaume Durand.
51. Les face-à-face politiques n’ont guère changé dans leur dispositif malgré l’intervention de certaines
règles imposées par les services de communication des débattants. Les reportages non plus, malgré l’évo-
lution de la technique ; d’ailleurs dans ce domaine ce sont les reportages, type Cinq colonnes à la une, qui
font toujours référence.
52. Mais comment savoir exactement quel fut l’élément déclencheur ? Une histoire de l’influence entre
les genres, en termes de « construction thématique », de « modes discursifs » et de « dispositifs » reste
à faire.
53. Encore que l’on observe un certain retour au « découpage ».
196 Les genres du discours d’information
Elle se manifeste dans certains éléments de la mise en page (on retrouve la vertu
des encadrés, des graphiques, etc.), mais plus particulièrement encore dans les for-
mes textuelles qui s’affichent comme commentatrices (éditoriaux, chroniques, analy-
ses, etc.). Il faut ajouter à cela que la situation monolocutive d’échange permet au
journaliste de jouer subtilement sur l’axe de l’engagement ; n’étant pas en situation
physique de contradiction immédiate (pas d’alternance de parole et donc pas
d’interruption possible), il peut développer son analyse ou son argumentation en la
pensant au préalable, en la rédigeant sur un certain espace de façon continue, en
choisissant ses mots et, au besoin, en la corrigeant. La situation monolocutive est
ce qui distingue définitivement ce média des autres. On peut dire qu’il s’adresse
directement à l’esprit, alors que les autres font davantage intervenir les sens.
Mais on n’oubliera pas pour autant la finalité de captation du contrat de communi-
cation médiatique qui est à l’origine d’une autre exigence, celle de dramatisation.
Celle-ci est évidemment moins avouable du fait de la prégnance de l’imaginaire de
crédibilité, mais tous les partenaires de l’acte de l’information médiatique sont obli-
gés de la reconnaître, serait-ce implicitement. Cette exigence de dramatisation ne
peut être affichée de façon aussi voyante que les autres, aussi s’insinue-t-elle dans
les modes d’écritures des articles et particulièrement dans les titres, bien que cela se
fasse de façon variable selon l’image que cherche à se donner le journal.
54. Ailleurs, il parle du reportage dans lequel tantôt « le journaliste est très effacé », tantôt « le jour-
naliste est moins effacé », Mots 37, op. cit., p. 92.
55. On les trouve dans les guides de rédaction des écoles de journalisme.
198 Les genres du discours d’information
d’analystes des médias 56. Pour ce qui nous concerne, nous reprendrons nos deux
axes de typologisation (Figure 6) et ferons une série de remarques sur la spécificité
de quelques-uns des genres qui sont dominants dans la presse.
La titraille (qui peut être considérée comme un genre en soi dans la mesure où elle
fait l’objet de régularités textuelles sous le contrôle d’une instance d’énonciation) se
trouve franchement dans la zone de l’« événement rapporté » même si parfois elle
intègre de façon plus ou moins explicite des éléments de commentaire. Par ailleurs,
elle se trouve haut placée sur l’axe de l’instance interne car celle-ci (journalistes,
conférence de rédaction, secrétariat de rédaction) intervient de façon très volonta-
riste sur la formulation des titres et leur disposition mais avec un degré moyen
d’engagement 58.
56. Particulièrement celle de Van Dijk (« Structures of news in the press », in van Dijk (éd.) Discourse
and communication, Berlin/New York, de Gruyter, 1985), mais il s’agit plutôt d’une typologie de ce que
nous avons appelé les « modes discursifs » ; celle d’E. Neuveu (revue Mots n° 37, op. cit., p. 14), dont
certains axes ressemblent aux nôtres et d’autres sont différents ; celle de G. Lochard (revue Réseaux
n° 76, op. cit., p. 90), dont on se sent le plus proche.
57. Rappelons notre étude sur « La critique cinématographique : faire voir et faire parler », dans
laquelle nous citions les propos des chroniqueurs eux-mêmes : « Raconter l’histoire, un point c’est tout.
Sans un mot d’appréciation ? À quoi ça servirait ? » ; « Mais il faut reconnaître qu’un critique est toujours
de parti pris. On ne peut gommer sa personnalité », in La Presse. Produit, production, réception, op. cit.
(p. 50). Voir également Fernandez Manuel, « Un genre d’écriture de presse », revue Mscope n° 8, CRDP de
Versailles, sept. 1994.
58. Les titres de Libération en sont une parfaite illustration. Quant au degré d’engagement, il faut
reconnaître qu’il est variable selon les journaux.
De quelques genres et variantes de genre 199
59. Ce que fait le commentateur politique, Alain Duhamel, lorsqu’il apporte son point de vue dans un
journal comme Libération ?
60. Au point que parfois dans les interviews préparées par écrit les questions sont recomposées a posteriori.
61. Comme on le voit encore dans la presse de certains pays (Espagne, Amérique latine).
62. On lira à ce propos l’article de Guy Lochard « Genres rédactionnels et appréhension de l’événement
médiatique », revue Réseaux n° 76, op. cit. On se rappellera cependant que l’on n’a guère les moyens
scientifiques d’évaluer le réel impact de cette évolution sur les publics.
200 Les genres du discours d’information
63. On lira à ce propos l’étude d’Henri Boyer « Scribe vs Auteur. La place du scripteur dans l’écrit
journalistique » qui reprend cette distinction, et qu’il applique à l’écriture de presse, in L’écrit comme
enjeu, coll. Essais, Didier, Paris, 1988.
partie 5
Bilan critique
Les médias et la démocratie
« La recherche du divertissement incline, sans qu’il soit
besoin de le vouloir explicitement, (...) à ramener ce que
l’on appelle “l’actualité” à une rhapsodie d’événements
divertissants, (...) que l’on réduit à l’absurde en les
réduisant à ce qui se donne à voir dans l’instant, dans
l’actuel, et en les coupant de tous leurs antécédents ou
leurs conséquents. »
P. Bourdieu, Contre-feux, Liber.
Grandeur et misère
de la parole journalistique
Le chapitre 15 en bref
Les journalistes n’aiment guère qu’on leur parle de la machine médiatique. Cela
déclenche chez eux un mouvement de protestation, sans peut-être – du moins pour
certains – trop d’illusion. Il y a à propos des médias deux discours qui circulent dans
les sociétés modernes : celui des citoyens consommateurs d’information qui crient à
la manipulation des médias, alors que pourtant ils se précipitent sur les informa-
tions télévisées et qu’ils ne cessent de dire, lorsque cela leur convient, que « cela
est vrai puisqu’ils l’ont dit à la télé » ; celui des journalistes qui, mis en cause, se
réclament d’une parole libre, revendiquent leur honnêteté tout en reconnaissant que
rapporter et commenter des événements est une activité empreinte de subjectivité.
Pourtant, si l’on considère le phénomène de l’information tel que nous venons de le
décrire, c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une « machine à informer ».
Qui dit machine, dit ensemble de rouages et d’acteurs les faisant fonctionner, cha-
cun dans son secteur, chacun soumis à des contraintes et à des règles qui font que
le résultat du produit fini, un journal télévisé par exemple, dépasse l’intention parti-
culière de chacun. Le journaliste qui est à la source de l’information est lui-même
dépassé par tout le processus qui est mis en place entre le moment où il livre une
nouvelle et le moment où le téléspectateur la reçoit, même lors d’un direct. Ce n’est
pas le journaliste qui livre telle information, telle explication et qui produit éven-
tuellement tel effet émotionnel, c’est l’ensemble de la machine avec ses conditions
de réalisation et ses procédés de mise en scène de l’information.
L’événement à l’état brut subit une série de transformations-constructions depuis
son surgissement. Qu’il soit – au mieux – perçu directement par des journalistes ou
qu’il soit rapporté par des intermédiaires (témoins, Agences de presse, documents),
il fait déjà l’objet d’une interprétation, puis il entre dans la machine à informer,
passe par une série de filtres constructeurs de sens, et le récit qui en résulte, ainsi
que son commentaire échappent à l’intentionnalité de son auteur.
de traiter l’information 1 ? D’un autre côté, une instance de réception à la fois indi-
viduelle, collective et fragmentée puisqu’elle intègre en son sein diverses catégories
sociales, professionnelles et psychologiques de lecteurs, auditeurs et téléspecta-
teurs. Or l’instance médiatique n’a guère le moyen de connaître le public auquel elle
s’adresse, les sondages et autres enquêtes n’étant que de faux-semblants. Il n’y a
pas, comme nous l’avons dit dans notre introduction, de rapport de reflet entre l’ins-
tance de production et l’instance de réception. Ce que construit la première ne sont
que des effets visés et ceux-ci ne coïncident que rarement avec les effets produits
chez la seconde et (re)construits par celle-ci. Il ne reste donc plus à cette machine
qu’à se nourrir de sa propre représentation en construisant une instance-cible
idéale, hypothétique (fantasmée, pourrait-on dire).
Ensuite, cette machine est complexe du fait de la tension permanente qui existe
entre les deux finalités d’information et de captation de son contrat de communica-
tion. Cela explique qu’elle soit marquée au sceau d’un paradoxe : d’un côté, elle vou-
drait transmettre de l’information de la manière la plus objective possible, et ce au
nom de valeurs citoyennes, de l’autre, elle ne peut atteindre le plus grand nombre
qu’en dramatisant la scène de la vie politique et sociale. Cette contradiction est sans
remède : présenter l’information de façon minimale et neutre couperait l’instance
médiatique du grand public ; présenter l’information en la dramatisant de façon exa-
gérée la discréditerait. Aussi la parole journalistique est-elle piégée par la machine
qu’elle doit servir. Il ne lui reste, dès lors, qu’à imaginer que cette machine fonc-
tionne comme une proposition de faits et de commentaires sur le monde, une sorte
d’auberge espagnole dans laquelle chacun viendrait composer son menu d’informa-
tions, chacun appréciant les plats proposés selon ses propres habitudes gustatives,
ses propres références, ses propres valeurs, ses propres imaginaires. Par les effets
qu’elle produit, cette machine est difficilement contrôlable. Mais si l’on veut criti-
quer la parole journalistique, il convient d’abord d’avoir conscience de ce que sont
ses contraintes. Celles-ci apparaissent dans les chapitres précédents mais on les
reprendra ici pour mieux mettre en lumière ce que sont les dérives de cette parole,
en distinguant celles qui tiennent à la machine médiatique elle-même et celles qui
tiennent à la parole journalistique à proprement parler.
1. Ceci explique que lorsqu’un professionnel de la presse, de la télévision ou de la radio commet une
faute professionnelle, c’est l’organe d’information comme entité abstraite (juridique) qui se mobilise dans
un sens ou dans l’autre.
2. Ce chapitre est la reprise partielle d’un texte paru dans le vol. 27, n° 2 de la revue Communication,
Édition Nota Bene, Québec, 2009, sous le titre : « Une éthique du discours médiatique est-elle possible ? ».
206 Bilan critique. Les médias et la démocratie
5. Lire à ce propos l’excellente étude de Cyril Lemieux, Mauvaise presse, op. cit.
208 Bilan critique. Les médias et la démocratie
Le discours de victimisation met en scène toutes sortes de victimes : des victimes pré-
sentées en grand nombre (pour compenser leur anonymat), des victimes singulières
différemment qualifiées de célèbres pour qu’elles soient dignes d’intérêt, des victimes
de la logique de guerre, des victimes du hasard ou de la fatalité pour l’incompréhen-
sion angoissante 6, des victimes innocentes (comme celle du petit Mohamed, lors d’un
affrontement israélo-palestinien) pour la compassion, ou des victimes sacrificielles
pour la barbarie (comme la défenestration de soldats israéliens), etc.
Un tel discours est une invite de la part de l’énonciateur à partager la souffrance des
autres, d’autant que celle-ci est rapportée soit par les victimes elles-mêmes, soit par
des témoins extérieurs mais proches, et l’on sait que paroles de victimes et paroles
de témoins sont indiscutables. Le lecteur, l’auditeur ou le téléspectateur se trouve
alors dans la position de devoir entrer dans une relation d’empathie.
L’agresseur, lui, fait l’objet d’une grande attention pour ce qui est de sa description.
On voit là, encore, une mise à l’œuvre de la surdramatisation, car ce n’est que dans
la figure du « méchant absolu » que pourrait se produire un effet de « catharsis »
sociale. Le méchant, représentant du mal absolu, est à la fois objet d’attirance et de
rejet, autrement dit de fascination. C’est le « côté obscur de la force », la puissance
du diable que l’on retrouve de façon omniprésente dans les fictions fantastiques du
cinéma moderne.
Nous est donc livré le portrait d’un ennemi puissant dans son désir de malfaisance et
surtout indestructible ou renaissant en permanence de ses cendres : naguère Hitler,
Staline, les nazis de Nuremberg ; plus récemment Milosevic, Karadzic et le tueur sans
visage qui pose des bombes ou tue des civils caché derrière une fenêtre (le sniper 7) ;
ou encore Saddam Hussein, bourreau du peuple avant son arrestation, puis dans sa
déchéance de prisonnier, et de nouveau vigoureux dans son arrogance face à ses
juges ; enfin, Ben Laden et ses sbires exécuteurs des basses œuvres, d’autant plus
image méphistophélique qu’il est peu visible et s’évanouit lorsqu’on croit le saisir.
Mais il faut observer que ces figures d’ennemi ne concernent pas seulement les per-
sonnalités politiques. On les trouve également dans ce que naguère on appelait les
faits divers : des personnes inconnues du grand public responsables d’actes jugés
monstrueux (violeurs, pédophiles, criminels, parents tortionnaires…). Si les faits
divers ont disparu en tant que rubrique de journal, ils réapparaissent comme faits de
société intégrés dans l’information générale, bien mis en évidence et faisant parfois
la une des journaux ou l’ouverture du journal télévisé.
Voilà donc le public, spectateur ou lecteur de cette mise en scène, appelé à « purger
ses passions ».
Le sauveur, lorsqu’il est possible de le repérer, vient, lui, réparer un désordre social
ou le mal qui affecte les victimes. Cette figure peut être celle des sauveteurs occa-
sionnels et anonymes qui interviennent pour porter assistance aux victimes d’un
6. On se reportera à l’analyse que Manuel Fernandez (2001) a menée dans l’étude que le Centre d’Ana-
lyse du Discours a consacrée au conflit en ex-Yougoslavie, pour en voir la catégorisation.
7. Voir, sous notre direction, La télévision et la guerre. Déformation ou construction de la réalité ? Le
conflit en Bosnie (1990-1994), De Boeck-Ina, Bruxelles, 2001, p. 148.
Grandeur et misère de la parole journalistique 209
8. Voir, avec la collaboration de Rodolphe Ghiglione, notre La parole confisquée, op. cit.
9. Dits, Écrits, 1978-1988, Quatro-Gallimard, Paris, 2001, p. 418.
210 Bilan critique. Les médias et la démocratie
pour expliquer les phénomènes physiques et sociaux : les émissions de CO2 seraient la
seule cause du réchauffement climatique, la vitesse sur les routes la seule cause des
accidents de la circulation, etc. Cela a pour effet d’enfermer les événements du
monde dans des catégories essentialisantes qui durent le temps du marché des idées,
temps variable au gré du succès de ces explications et de la volonté de différents
acteurs politiques ou médiatiques qui ont intérêt à les prolonger ou les arrêter.
Enfin, on constate depuis un certain temps une tendance à l’interpellation dénon-
ciatrice. Il s’agit là d’une variante de ce que l’on appelle la « question rhétorique » :
elle est lancée à la cantonade, s’adresse à un public qui est pris à témoin, met en
cause la responsabilité d’un tiers (la mise en cause peut même être accusatrice), en
implicitant une réponse qui devrait faire l’objet d’un consensus ; c’est le fameux :
« que fait la police ? ».
Ce type d’interrogation apparaît de plus en plus dans le discours journalistique : le
sujet interrogeant est l’énonciateur journaliste, le public pris à témoin est le lecteur
citoyen, le tiers mis en cause est interpellé en tant que responsable individuel ou
institutionnel. Ainsi, l’énonciateur journaliste établit un rapport de complicité avec
le lecteur citoyen en l’obligeant à accepter la mise en cause. Ce phénomène a été
étudié à propos du conflit en ex-Yougoslavie 10 ; devant la difficulté à expliquer le
pourquoi et le comment du conflit, on a vu l’instance journalistique multiplier ce
genre d’interrogation comme pour se dédouaner de l’absence d’explication : « que
font les puissances internationales ? ». On le retrouve à d’autres occasions, à propos
de diverses personnalités ou institutions qui font l’objet d’une mise en cause : chefs
d’État, gouvernements, notables, diplomates ou la classe politique dans son entier.
Parfois, la mise en cause, voire l’accusation, peut être plus directe. Elle se fait
entendre dans la parole des chroniqueurs de presse et de radio, et plus particulière-
ment dans la chronique politique : le journaliste énonciateur en position d’analyste
plus ou moins spécialisé, se permet parfois de juger et d’évaluer (ce qui n’est pas
dans le contrat global d’information) une situation politico-sociale ou ses acteurs,
particulièrement lorsqu’un pays traverse une crise sociale, connaît une situation de
conflit, se déchire à travers des controverses violentes sur des grandes décisions
citoyennes : l’après des élections présidentielles de 2002, le référendum de 2005, la
non-attribution du siège des Jeux Olympiques à la ville de Paris, la révolte des ban-
lieues, l’affaire d’Outreau, etc.
Que dire de nouveau sur le 11 septembre, bien des analyses et des explications ayant
été déjà avancées ? L’événement, pour ce qui est de sa signification, est toujours le
résultat d’une lecture, et c’est cette lecture qui le construit. Ici, en l’occurrence
l’événement médiatique fait l’objet d’une double construction : celle d’une mise en
scène lors de sa transmission et qui révèle le regard et la lecture qu’en fait l’instance
médiatique, celle du lecteur-auditeur-téléspectateur qui la reçoit et l’interprète. Les
effets qui en résultent sont multiples, dus à la façon dont les scénarisations visuel-
les, les récits et les commentaires journalistiques s’influencent réciproquement.
avant que n’éclate le désordre, est absente. Du point de vue des médias, l’ordre du
monde est supposé exister avant que ne surgisse le désordre dont ils ont à parler. Le
surgissement des faits (l’impact des avions sur les tours et l’écroulement de celles-ci),
comme dans les scénarios de films (rarement dans ceux des reportages télévisés), a
été filmé en direct par le fait du hasard de caméras d’amateurs d’abord, puis par la
présence de caméras journalistiques. Que le téléspectateur découvre ces images en
différé ne change rien à l’effet de réalité et d’authenticité qu’elles comportaient
(cette fois la télévision n’a pas besoin d’en rajouter du côté des effets d’authenti-
cité). Cet effet-là, quels que soient les sentiments qui animaient les téléspectateurs,
ne pouvait que laisser sidéré, sans voix. Les victimes sont traitées avec les images
habituelles des reportages : monstration des blessés et comptabilité abstraite du
nombre de victimes 15, ce qui produit à la fois un effet d’anonymat et d’horreur 16. On
remarquera cependant que l’on n’a pas vu de victimes mortes ni de cadavres, et que
l’on a peu vu de corps transportés d’urgence. Bien des commentaires ont été faits à
cet égard : « beaucoup de larmes et peu de sang » 17. Par ailleurs, on sait que CNN a
déclaré ne pas vouloir « traumatiser le peuple américain » et ne pas vouloir faire
preuve de « mauvais goût ». Cette déclaration est curieuse de la part d’un organe
d’information qui par ailleurs a montré des images de Palestiniens en liesse à
Naplouse et qui dans les reportages sur d’autres conflits (Bosnie, Kosovo) s’est appe-
santie sur l’état des victimes. En revanche, on nous a présenté l’interview de nom-
breux témoins, qui ont tous raconté les mêmes choses avec les mêmes mots sur le vu,
l’entendu et le vécu. Mais il s’agissait ici, pour la plupart, de témoins qui étaient
dans les tours ou proches de celles-ci et qui donc ont échappé à la mort : le témoi-
gnage d’un survivant produit toujours un effet de fascination car il nous renvoie au
hasard de notre propre destinée : pourquoi, dans une même situation de péril cer-
tains meurent et d’autres restent vivants ? De plus, ces témoins se présentent comme
des victimes innocentes, car elles ne demandaient rien à personne, elles étaient (ou
allaient) seulement à leur travail quotidien comme tout bon citoyen ou citoyenne :
des monsieur et madame tout-le-monde qui auraient pu être nous-mêmes. Les sauve-
teurs, quant à eux, ont été montrés à satiété, particulièrement l’intervention et les
interviews des pompiers dont fut souligné l’héroïsme, ainsi que la présence sur le ter-
rain de personnalités politiques, particulièrement le maire de New York, grande figure
charismatique, décrété plus tard héros de la journée. Enfin, postérieurement, le
grand sauveur – en fait plutôt grand réparateur car le mal avait été fait – est apparu
sur la scène médiatique, d’abord avec un discours tendant à préserver l’identité du
peuple américain, l’intégrité et la puissance de l’Amérique, puis sous la figure du ven-
geur appelant à la croisade et à la guerre contre le Terrorisme.
L’image symptôme, la prégnance de l’émotion
Qu’est-ce qu’une image symptôme ? Une image déjà vue. Une image qui renvoie à
d’autres images, soit par analogie formelle (une image de tour qui s’effondre renvoie
à d’autres images de tours qui s’effondrent), soit par discours verbal interposé (une
15. Pour cette question de traitement des victimes à la télévision, voir Charaudeau P. (dir.), La télévision
et la guerre, op. cit.
16. On se souviendra qu’au début de la catastrophe, les chiffres les plus fantaisistes ont circulé.
17. Le Monde du 19 septembre 2001.
Grandeur et misère de la parole journalistique 213
image de catastrophe aérienne renvoie à tous les récits que l’on a entendus sur les
catastrophes aériennes). Toute image a un pouvoir d’évocation variable qui dépend
de celui qui la reçoit, puisqu’elle s’interprète en relation avec les autres images et
récits que chacun mobilise. Ainsi, la valeur dite référentielle de l’image, son valant
pour la réalité empirique, est dès sa naissance biaisée par le fait d’une construction
qui dépend d’un jeu d’intertextualité, jeu qui lui donne une signification plurielle,
jamais univoque. L’image des tours qui s’effondrent le 11 septembre 2001 n’a pas
une seule et même signification. Une image symptôme, c’est aussi une image dotée
d’une forte charge sémantique. Toutes les images ont du sens, mais toutes n’ont pas
nécessairement un effet symptôme. Il faut qu’elles soient remplies de ce qui touche
le plus les individus : les drames, les joies, les peines ou la simple nostalgie d’un
passé perdu. L’image doit renvoyer à des imaginaires profonds de la vie. Ce doit être
également une image simple, réduite à quelques traits dominants, comme savent le
faire les caricaturistes, la complexité brouillant la mémoire et empêchant la saisie
de son effet symbolique. Enfin, l’image doit avoir une apparition récurrente, tant
dans l’histoire que dans le présent, pour qu’elle puisse se fixer dans les mémoires et
qu’elle finisse par s’instantanéiser. L’image mouvante, à force de répétition, finit par
se fixer dans une sorte d’arrêt et devient photographie ; l’on sait bien que c’est la
photographie qui fixe le mieux dans les mémoires les drames de la vie (il suffit de se
souvenir de la photo de la petite Vietnamienne qui court, nue, au milieu des gens
pour fuir les horreurs de la guerre). Ainsi, chargées sémantiquement, simplifiées et
fortement réitérées, les images finissent par prendre place dans les mémoires collec-
tives, comme symptômes d’événements dramatiques. Pensons à l’étoile jaune des
juifs, les barbelés, miradors, corps décharnés et crânes rasés des camps de concen-
tration, les colonnes de populations marchant lentement le corps courbé sous le
poids de leur baluchon, fuyant misère ou persécution.
De même, lors des événements du 11 septembre, ce sont essentiellement les images
de ces avions qui n’en finissent pas de pénétrer dans les tours, de ces tours qui n’en
finissent pas de s’écrouler, qui sont restées dans les représentations sous la forme de
deux tours encore dressées, entourées d’un nuage de fumée avec, à leur côté, un
avion qui semble tout petit, comme l’ont si bien montré certains dessins de presse.
Et ces images de tours qui s’enflamment puis s’écroulent nous donnent en même
temps une impression de déjà vu : de déjà vu dans des films catastrophes (La tour
infernale, Armageddon), de déjà vu dans des reportages montrant la destruction par
implosion d’immeubles des cités ouvrières. Mais aussi, plus profondément, une
impression de déjà ressenti. Quelque chose comme le « surgissement du néant » qui
nous fascine tant parce que, dans nos imaginaires, on suppose que s’y trouve le dia-
ble ou le destin. Le « percement et la désagrégation du cœur de quelque chose » qui
représente la vie, ce qu’il y a de vital chez un peuple. Ce peut être le percement de
la croyance aveugle dans la puissance bâtisseuse de l’homme : le défi, depuis les
cathédrales, d’élever toujours plus haut une construction contre les lois de l’équili-
bre et de la pesanteur ; le percement d’une identité collective dans la fierté de pou-
voir se reconnaître dans un monument symbolique (il suffit de penser ce que cela
aurait représenté pour les Français, s’il s’était agi de la Tour Eiffel). Mais aussi perce-
ment et désagrégation de tout ce qui dans nos vies peut s’écrouler ou disparaître :
des ambitions, des réalisations personnelles, des êtres qui nous sont chers. Il s’agit
214 Bilan critique. Les médias et la démocratie
là d’une analogie plus abstraite, mais tout aussi prégnante, qui est renforcée par le
fait que ces images nous sont apparues sans son 18, comme dans un film muet qui
donne aux images une certaine intemporalité produisant un effet de miroir. Et l’on
peut faire l’hypothèse que du fait de la conjonction entre scénarisation filmique (qui
nous renvoie à la fiction), scénarisation de reportage (qui nous renvoie à la réalité)
et image symptôme d’écroulement, nous passons de l’autre côté du miroir où, peut-
être, « tu redeviendras poussière ». Évidemment, rien de tout cela dans la médiatisa-
tion de la guerre du Golfe de 1991, laquelle nous a plutôt renvoyés à la froideur d’un
jeu vidéo.
Ces images-symptômes s’imposent à nous de façon têtue et nous éblouissent au
point de ne plus voir en elles que leur force symbolique. Dès lors, s’instaure un
malentendu entre l’instance médiatique et l’instance citoyenne, car, par contrat, le
téléspectateur prend l’image dans sa fonction mimétique, c’est-à-dire comme ren-
dant compte de la réalité du monde, alors qu’elle est chargée d’effets émotionnels
de par sa fonction de symptôme.
18. Ou un son faible, étrange, qui n’a rien à voir avec ce que l’on entend habituellement dans les repor-
tages télévisés, ni avec le son hautement décibelisant qui nous est envoyé dans les salles de cinéma.
Effet du film d’amateur ?
Grandeur et misère de la parole journalistique 215
19. Il est à remarquer qu’au début, les termes d’« intégrisme » et de « fondamentalisme », plus détermi-
nants, sont peu employés.
216 Bilan critique. Les médias et la démocratie
puissant par son essentialisation anonyme, représentée par des figures abstraites ou
indéterminées (Ben Laden, les Talibans) qui suggèrent l’existence d’un groupe ayant
volonté d’agir, acteur d’un grand complot contre le monde ; (v) la tentative de con-
tre-puissance par l’image, nous l’avons dit, de vengeur de G.W. Bush, mais aussi par
les déclarations et mouvements de solidarité vis-à-vis des victimes souffrantes,
comme si tous, nous étions liés par une commune culpabilité (c’est là l’imaginaire
de « l’humanitaire »).
Au vu de ces imaginaires, on peut comprendre que, dans une société de surabon-
dance dans laquelle vit le monde occidental 20 sans pour autant résoudre les problè-
mes et drames du quotidien de chacun, le téléspectateur-citoyen (non directement
concerné par l’événement 21) se réfugie dans le spectacle de la souffrance des
autres.
Le chapitre 16 en bref
Les médias nous manipulent-ils ? Voilà une question qui est au centre de bien des
conversations, discussions ou analyses. Souvent d’ailleurs, il y est répondu par
avance, sans examen particulier. Ici, on les condamne pour leur sensationnalisme
(mais s’ils n’y satisfont pas on leur reprochera leur ennui et leur fausse neutralité) ;
là, on les accuse de déformer les propos de telle ou telle déclaration politique, par la
mise en titre d’une phrase hors contexte (mais s’ils ne le font pas, la déclaration ris-
que de passer inaperçue) ; là encore, on critique leur course au scoop qui les amène
à consacrer la quasi-totalité de l’information à un événement susceptible d’impres-
sionner le lecteur, l’auditeur ou le téléspectateur ; là enfin, on les accuse d’entrete-
nir des rumeurs (celle par exemple du département de la Somme qui, à l’occasion des
inondations dont il a été victime, dénonce Paris comme en étant le responsable). Il
n’est pas jusqu’aux analyses d’intellectuels qui, depuis la mise en coupe réglée par
P. Bourdieu de l’information télévisée, argumentent pour démontrer les effets néfas-
tes des médias. Sans oublier que les différents supports d’information se critiquent
les uns les autres, particulièrement la presse et la radio qui donnent la parole aux
contempteurs de la télévision, et se permettent, de temps en temps, de faire un
article ou de monter un dossier critiquant la télévision 1. Alibi, autocritique ou sim-
ple critique pour se démarquer des autres et donc montrer que l’on est plus lucide ?
Toujours est-il qu’on ne voit personne monter au créneau pour défendre les médias,
car le ferait-on, on serait traité de suppôt du capitalisme médiatique, voire de la
mondialisation « télécratique ». Aurait-on affaire à une autre sorte de pensée uni-
que ? Voyons les choses plus posément avant de condamner.
de nos démocraties. Ils rapportent des faits et des événements qui se produisent
dans le monde, ils font circuler des explications sur ce qu’il faut penser de ces événe-
ments, et ils permettent qu’il en soit débattu. À ce titre, les médias entretiennent un
espace de discussion citoyen sans lequel il n’est pas de démocratie raisonnable, et ils
ne peuvent être taxés, comme on le disait à une certaine époque (surtout à propos
de la télévision), d’« opium du peuple ». On retiendra également cette banalité : les
médias s’adressent à des masses ; or on ne manipule pas aisément les masses. Per-
sonne n’est en mesure de dire ce que celles-ci représentent exactement, si ce n’est
des opinions diverses, multiples et fragmentées qu’on ne saisit qu’à travers des ins-
truments d’analyse (sondages, enquêtes, expérimentations) qui les construisent à
leur tour en autant d’entités qu’il y a de méthodes d’investigation. Enfin, si l’on
regarde du côté du public qui s’informe, il faut considérer que celui-ci est partie pre-
nante de la mise en scène des nouvelles à laquelle se livrent les médias. Dès que
nous ouvrons un journal, branchons la radio, allumons la télévision, nous acceptons
d’occuper la place d’un spectateur-voyeur des malheurs du monde. Certes, les médias
nous imposent leurs choix événementiels. Ce n’est pas qu’ils rendent l’invisible visi-
ble, c’est qu’ils ne nous rendent visible que le visible qu’ils ont décidé de nous don-
ner à voir, et ce visible-là n’est pas nécessairement celui qui serait le plus utile au
citoyen : agenda médiatique, agenda politique et agenda citoyen ne sont pas néces-
sairement les mêmes. Il faut se faire à l’idée que les médias informent tout en défor-
mant, mais en précisant, pour éviter de prendre trop vite le journaliste comme bouc
émissaire, que cette déformation n’est pas nécessairement voulue. Une fois de plus,
c’est la machine à informer qui est en cause, à la fois puissante et fragile, elle est
autant agent manipulateur que patient manipulé.
Pour raconter les événements, les médias, on l’a vu, sélectionnent en fonction de
trois critères : le temps, l’espace, l’accident. Le temps, ou plus exactement la façon
de gérer le temps qui est celle de l’urgence : un événement se produit dans le
monde, et il doit être converti le plus vite possible en nouvelle. Du coup, l’informa-
tion qui en résulte ne peut être qu’éphémère et anhistorique. L’espace, ensuite, pris
dans un antagonisme entre deux imaginaires : celui du « terroir » et celui de la
« planète ». Le terroir, symbole de la force de clocher conservatrice qui enfouit les
racines de l’identité bien profond dans la terre des ancêtres, de la famille, des voi-
sins, des amis, des relations intimes ; la planète, symbole du désir d’expansion vers
d’autres horizons de vie, de champs d’action, de ce qui est différent, lointain et exo-
tique. L’accident, enfin, mais l’accident entendu comme symptôme des drames
humains, et, parmi eux, ceux qui se caractérisent par l’« insolite » qui défie les nor-
mes de la logique, l’« énorme » qui dépasse les normes de la quantité, le « répé-
titif » qui transforme l’aléatoire en fatalité ; le « hasard » qui fait coïncider deux
logiques étrangères l’une à l’autre, le « tragique » qui décrit le conflit entre passion
et raison, l’« horreur » qui conjoint exacerbation du spectacle de la mort et froideur
du processus d’extermination. Ainsi les médias sélectionnent-ils ce qui participe du
« désordre du monde ».
220 Bilan critique. les médias et la démocratie
Ces événements étant sélectionnés, les médias les racontent selon un scénario dra-
matisant qui consiste, comme on l’a vu à propos du 11S, en : (1) montrer le désordre
social avec ses victimes et ses persécuteurs ; (2) appeler à la réparation du mal en
interpellant les responsables de ce monde ; (3) annoncer l’intervention d’un sauveur,
héros singulier ou collectif auquel chacun peut s’identifier. Selon le moment auquel
est saisi l’événement, on insistera plutôt sur les victimes, sur le persécuteur ou sur
le sauveur. On a vu cela lors de la guerre du Golfe, les médias ayant contribué à
fabriquer la figure satanique de l’agresseur en la personne de Saddam Hussein et, en
face, la figure propre et efficace du sauveur (« guerre chirurgicale »), représentée
par l’armée américano-européenne 2. On a vu cela, également, lors de la guerre en
ex-Yougoslavie, les médias ayant construit progressivement la figure du persécuteur
en la personne de Milosevic, justifiant par là même l’intervention salvatrice de la
puissance nord-américaine 3. En revanche, les conflits en Tchétchénie et au Rwanda
ne permettant guère de parler du persécuteur (un peu de la Russie pour la Tchétché-
nie, mais c’est une figure trop floue 4), les médias (particulièrement la télévision) se
sont concentrés sur les victimes décrivant la détresse des populations vivant dans
ces pays. Quant au conflit israélo-palestinien, le projecteur médiatique s’est orienté
à tour de rôle vers les persécuteurs et les victimes des deux camps. Il s’agit là, en
tout cas, d’un scénario de dramatisation que l’on retrouve dans le traitement de dif-
férents types d’événements : sportifs, traités comme les jeux du cirque avec ses
surhommes, ses supporters violents, ses affaires de dopage, les déclarations fracas-
santes des uns et des autres qui provoquent des rivalités et des haines ; politiques,
traités parfois comme un combat de boxe entre représentants de partis opposés,
parfois comme une scène sur laquelle les acteurs s’invectivent, parfois comme une
enquête policière autour d’affaires de corruptions impliquant des hommes politiques ;
sociaux, traités tantôt sous leur aspect de combat juridique (affaire du sang conta-
miné), tantôt en mettant en évidence la souffrance des individus (le Sida). Ce type
de scénario correspond à un très ancien schéma christique de la rédemption qui
plonge ses racines dans des mythes sacrificiels encore plus anciens, et qui réappa-
raissent sous diverses figures propres à chaque culture ; c’est sans doute ce qui
garantit le succès d’un tel traitement de l’information.
2. Fleury-Villate B. (éd.), Les médias et la guerre du Golfe, Nancy, Presses universitaires de Nancy,
1992.
3. Voir La guerre et la télévision, op. cit.
4. D’où la nécessité pour ceux qui dénoncent ce conflit d’en rendre responsable Vladimir Poutine.
Les médias nous manipulent-ils ? 221
israéliens qui sont défenestrés, c’est vrai. On peut contester cette transparence,
mais il est difficile d’aller contre cette croyance populaire que, tous, nous parta-
geons plus ou moins : l’image reproduit fidèlement la réalité.
Mais l’image produit également un effet d’évocation. Elle déclenche dans notre
mémoire personnelle et collective des souvenirs d’expériences passées sous la forme
d’autres images : telle image d’otages d’une guérilla au fond de la forêt tropicale
éveillera chez moi les images d’autres prises d’otages, que j’en aie été le témoin
direct ou pas ; telle image de personnes au buste amaigri se trouvant derrière des
barbelés 5 éveillera en moi le souvenir des camps de concentration nazis, même si je
ne les ai pas connus ; telle autre image de populations marchant sur les routes me
renverra à d’autres images d’exode et d’exil. Ce pouvoir d’évocation de l’image vient
perturber son effet de transparence, car on voit que nous interprétons et ressentons
celle-ci, à la fois, selon la façon dont elle nous est montrée et selon ce qu’est notre
propre histoire individuelle et collective. C’est pour cela que, s’agissant de la mise
en image, sauf à juger les choses d’un point de vue moral, on ne peut pas dire :
« une mort vaut une mort ». Selon que je la contemple comme téléspectateur con-
cerné par l’événement ou non, partisan de tel ou tel camp, proche ou non de la
victime ; selon que je vois cette mort comme un résultat ou dans son déroulement,
à travers un plan d’ensemble de cadavres, ou en plan rapproché, jusqu’au gros plan,
d’un visage tourmenté, la mort ne produit pas le même effet et n’a pas le même
sens. Celle-ci, à la télévision, dépend, à la fois, de la mise en scène visuelle, et de
ce que je suis, moi, en tant que téléspectateur. C’est ainsi que la mort du petit
enfant palestinien ne peut valoir celle des deux soldats israéliens lynchés et défe-
nestrés. L’enfant participe d’un imaginaire social, plus ou moins universel, de pureté
et d’innocence que ne partage pas l’adulte. De plus, on a vu cet enfant, effrayé,
pelotonné contre son père, encore vivant puis subitement sans vie ; alors que des
soldats israéliens, on n’a vu qu’un corps tomber, de loin, et ses bourreaux, sous
l’apparence d’un homme exhibant des mains tachées de sang, d’un sang sacrificiel.
L’image est à la fois un témoignage diffracté de la réalité et un miroir de nous-
mêmes. Peut-être faudrait-il dire : un témoignage diffracté parce que miroir de
nous-mêmes. Ici encore s’installe un malentendu entre instance télévisée et ins-
tance citoyenne : cette dernière prend pour reflet de la réalité, ce qui est le résultat
d’une co-construction entre ces deux instances.
À ce titre donc, les médias nous manipulent, mais à part quelques coups montés
consciemment (la vraie-fausse interview de Fidel Castro par PPDA, l’image du cormo-
ran provenant d’un reportage sur une marée noire bretonne et glissée dans un repor-
tage sur la guerre du Golfe, des interviews provoquées après les événements, des
faits reconstitués après coup), les journalistes et les réalisateurs de télévision n’ont
pas d’intention manipulatrice avérée. C’est davantage par des effets indirects que
s’exerce cette manipulation. En fait, le citoyen n’a jamais accès à l’événement brut,
c’est toujours à un événement médiatisé qu’il a affaire. Or, tantôt événement brut et
événement médiatisé se confondent, tantôt l’un prend le pas sur l’autre, cercle
vicieux comme en témoigne le traitement par les médias de certaines affaires.
trouvent piégés, car même s’ils enquêtent pour vérifier la véracité des dires ou
dénoncer les faux-semblants, ils sont obligés de rendre compte des déclarations des
politiques et donc laisser libre cours à leurs effets.
Troisième facteur de la pression externe : la logique commerciale. Périodiquement,
chaque fois qu’un organe d’information change de direction ou qu’il est fait appel à
de nouveaux partenaires financiers pour cause de recapitalisation (surtout dans la
presse écrite), se pose le problème de « l’indépendance de l’information » 10, bien
que ces nouveaux partenaires jurent de ne pas toucher à la ligne rédactionnelle de
l’organe en question. En fait, il ne s’agit plus de reprises en mains musclées inflé-
chissant l’orientation de l’information, comme cela a pu se faire en France jusqu’aux
années 1980, mais de glissements progressifs, au nom de la survie du titre, euphé-
misme pour parler de rentabilité commerciale, vers une pensée dominante en
matière d’information qui consiste à créer une autocensure rédactionnelle de tout ce
qui ne serait pas susceptible d’« attirer le client ». On pourrait parler à propos de
cette pensée dominante d’« information populiste » 11.
Mais on peut aussi parler d’automanipulation des médias sous la pression interne de
leurs propres représentations. D’une part, les représentations que l’instance médiati-
que se fait de la cible d’information, de ce que peuvent être l’intérêt et l’affect de
celle-ci, représentations qui tendent à privilégier l’émotion sur la raison et à cons-
truire cette cible comme un ensemble homogène de valeurs et de croyances 12.
D’autre part, les représentations que cette instance se fait d’elle-même quant à son
propre engagement, qui est censé apparaître neutre du point de vue politique, mais
engagé du point de vue de la morale sociale 13. Engagement neutre compensé par
des représentations d’autolégitimation sur ce qui justifie la raison d’être des médias.
D’où des procédés de « verrouillage » destinés à conforter l’opinion publique du
bien-fondé de l’information médiatique : citations réciproques (la radio citant la
presse, la presse la télévision, et celle-ci parfois la presse), enquêtes et sondages
périodiques sur les rapports médias-opinion publique 14 ; mais aussi, verrouillage
par l’exclusion de ce qui pourrait être une critique des médias 15 ; enfin, verrouillage
par une sélection appropriée de « logocrates » qui ne peuvent que conforter les
médias dans leur bien-fondé du fait qu’ils y participent en tant qu’experts, en même
temps qu’ils se soumettent aux conditions de discours de ceux-ci 16.
De plus, les exigences de visibilité et de spectacularisation de la machine médiati-
que tendent à construire une vision obsessionnelle et dramatisante de l’espace
public, au point que l’on ne sait plus si l’on a affaire à un monde de réalité ou de fic-
tion. Pour la presse ou la radio, c’est le jeu des titres qui produit un effet d’aveugle-
ment rationnel ; pour la télévision, c’est le jeu des scénarios montés 17 ou
reconstitués qui impose des images faussées de ce qui s’est passé 18 ; c’est aussi le
jeu des débats, dont le rôle – revendiqué par les médias eux-mêmes – est d’éclairer
l’opinion publique, et qui pourtant ne présente qu’un simulacre d’échange démocra-
tique, parce qu’il exclut des médias les sans nom et labellise ceux qui s’y trouvent
convoqués créant une censure par défaut, dans la mesure où la parole y est mise en
spectacle de façon quasi exclusivement polémique : « l’unité de base [étant] les
“coups de gueule” ou le “coup de cœur” » 19.
Ces représentations constituent autant de limitations à la visée d’information de la
machine médiatique. Celle-ci doit satisfaire, dans l’idéalité du contrat de communi-
cation, aux deux principes de crédibilité et de captation. Malheureusement, la
balance n’est pas égale, car le second principe est celui qui tient le haut du pavé,
même si c’est de façon variable selon le support de diffusion. Ce n’est donc pas le
journaliste qui est manipulateur, car lui-même est piégé par une machine manipula-
trice. L’instance médiatique est victime de son système de représentation dans
lequel au lieu que l’échange se fasse entre elle est le citoyen, il se fait entre elle et
les acteurs de la machine économique, afin de pourvoir à sa propre promotion : « Et
si l’information ne renvoyait ni à l’événement ni aux faits, mais à la promotion de
l’information elle-même comme événement ? » se demande Jean Baudrillard 20. C’est
ce qui peut expliquer, le phénomène étrange du comportement de la presse améri-
caine (particulièrement le New York Times et le USA Today) justifiant l’existence des
armes de destruction massive et l’intervention en Irak de l’armée américaine. On ne
peut pas dire que ces deux grands quotidiens s’étaient « vendus » au pouvoir de la
Maison Blanche comme s’ils avaient pris un engagement politique conscient en
faveur de G.W. Bush. La chose est plus subtile. Elle relève de l’influence qu’un imagi-
naire collectif – en l’occurrence celui de l’Amérique en même temps menacée et por-
teuse de valeurs universelles – peut avoir sur les esprits sans que cela soit tout à
fait conscient. Ces journaux ont plongé de façon aveugle dans cet imaginaire, sans
éprouver le besoin de vérifier quoi que ce soit tant s’imposait à eux cette évidence.
Ils ont eu beau faire leur autocritique après coup, le mal était fait et irréparable.
23. Charon J.M. (2004), « Information dévoyée et responsabilité du journaliste », Les cahiers du CRE-
DAM, n° 4, Clemi-Université de Paris 3, octobre 2004. Voir également l’ensemble de ce numéro consacré à
« la rumeur » et à « l’information dévoyée ».
24. Quelques-unes de façon juridique : liberté de la presse, respect du secret de l’instruction, mais dont
l’application passe par une jurisprudence compliquée (voir « Le juge et le journaliste », Le Monde diplo-
matique, septembre 1995). D’autres, la plupart du temps de façon implicite, dans la pratique journalisti-
que elle-même.
25. Le CSA en France n’a pas le même pouvoir de sanction que l’Ordre des médecins.
26. Cf. les campagnes de détournement du genre publicitaire de Benetton. Voir à ce propos notre contri-
bution au dossier sur « La publicité : masques et miroirs » dans la revue Mscope n° 8 (sept. 1994), CRDP
de Versailles, ainsi que celle de Philippe Sobet : « United pubs of Benetton ».
Les médias nous manipulent-ils ? 227
payante et qui lave le pécheur de toute faute 27. Du coup, tout se passe dans les
esprits comme si l’absence de transgression ne pouvait plus garantir l’impact auprès
du public. La machine médiatique a un tel pouvoir de récupération de ses propres
manquements aux règles, qu’il est quasiment impensable qu’existe un quelconque
système de contrôle 28. Si on ne tient pas compte de la logique commerciale à
laquelle sont soumis les médias, il semble que deux obstacles s’opposent à une
réflexion sur cette question de la déontologie : les discours de justification de la pro-
fession face aux critiques qui leur sont adressées ; le refus de considérer que ce que
l’on pourrait appeler la vérité de l’information se trouve piégée.
27. Ainsi s’explique la non-condamnation de PPDA pour faute professionnelle lors de la fausse interview
de Fidel Castro. À la télé, la faute devient vénielle dès lors que l’audimat monte. Parfois, cependant, par
un de ces coups de rein destinés à redonner une virginité à un média, il se produit une sanction. Paul
Amar en fut la victime, alors qu’il n’y avait pas là faute professionnelle. Mais le service public exigeait un
acte de pruderie autolégitimant (la « moral majority » américaine ne procède pas autrement).
28. Les médias, et la télévision en particulier, admettent (aux deux sens du terme) difficilement la critique :
voir l’affaire du journal Le Midi libre qui voulut tenter un procès en diffamation à des chercheurs de l’univer-
sité de Montpellier, lesquels avaient fait l’analyse de la façon dont ce journal traitait de l’immigration.
29. L’article d’André Laurens, « Le droit à l’information », paru dans Le Monde du 16-17 avril 1995, qui
résume à lui seul bien des déclarations et écrits du monde des journalistes.
30. Voir Charaudeau P. et Ghiglione R., La parole confisquée, un genre télévisuel : le talk show, Paris,
Dunod, 1997.
228 Bilan critique. les médias et la démocratie
Face à la critique qui reproche aux médias de se complaire dans les drames du
monde, ceux-ci répondent que ce ne sont pas eux qui présentent la réalité de façon
dramatique, mais la réalité elle-même qui est dramatique. À une auditrice qui repro-
chait aux journalistes de « ne donner que des informations négatives », l’un de
ceux-ci répondit : « Nous ne sommes pas des fabricants d’information. L’information
est là, l’actualité est là, elle s’impose à nous » 31. Si l’auditeur avait pu ou voulu, il
aurait pu répliquer : « L’information médiatique est là, l’actualité médiatique est là,
et c’est vous qui me l’imposez ». Car le dramatique n’est pas dans la réalité mais
dans la description qu’on en fait. Une guerre est une guerre, et elle peut être indif-
férente à ceux qui ne se sentiraient pas directement concernés par elle 32. On peut
choisir de la montrer, de la raconter, de la commenter en s’apesantissant plus ou
moins sur les victimes, les désastres, les coupables, les sauveteurs, etc.
En outre, arguant du fait que le monde est extrêmement complexe, les médias
s’attribuent le devoir de le rendre intelligible. On entend souvent la justification
suivante : notre rôle est de traiter les événements du monde qui concernent plus
particulièrement la vie en société ; or ce rôle est « de plus en plus exigeant au fur et
à mesure que s’accroît la complexité des sociétés modernes » 33. En réalité, ce rôle
ne consiste pas tant à faire découvrir une nouvelle explication du monde, qu’à met-
tre à la portée du plus grand nombre en âge de citoyenneté les faits que celui-ci
ignore, et les explications qui sont données soit par des journalistes, soit par des
experts. Cette quête d’intelligibilité n’est pourtant pas propre aux médias. L’homme
vivant en société cherche à se donner des moyens de rendre le monde intelligible
par divers biais, scientifique, technique et même artistique 34. Et il diffuse le savoir
acquis à travers des instances d’« inculcation » 35 que sont l’école, l’université et les
divers organismes de formation ou d’activité extra-professionnelle. Dès lors, la ques-
tion se pose de savoir quelle serait, dans cette quête de l’intelligibilité du monde, la
spécificité des organes d’information. Font-ils partie de ces instances d’inculcation
ou ont-ils une place à part ?
Les phénomènes du monde sont complexes. Les expliquer, c’est les discriminer pour
classer et marquer des différences. Pour cela, il faut du temps et des instruments
eux-mêmes complexes. « Quand la vérité est trop compliquée, on ne peut la dire que
de manière compliquée », dit Pierre Bourdieu 36. Une telle conclusion peut heurter le
sens commun pour qui il doit être possible d’expliquer simplement ce qui est com-
pliqué. Mais c’est sur cet imaginaire de possible vulgarisation de l’information que
se fondent les médias, malgré la contradiction maintes fois soulignée : plus le savoir
est largement partagé, plus il est compris par un grand nombre de récepteurs, et
moins il informe ; plus le savoir est réservé à un groupe réduit, plus il exclut de
récepteurs, et plus il est susceptible d’informer.
Face à la critique qui reproche aux médias de vouloir chercher à être les premiers à
révéler des affaires (le scoop), sans toujours vérifier les informations, les médias
répondent par l’argument de l’« opacité » : dans la vie sociale, le pouvoir ne peut
être conquis et ne peut s’exercer qu’au prix de stratégies consistant soit à garder le
secret (« ne pas tout dire »), soit à occulter les actes par la parole (« faire croire
autre chose que ce qui se fait »), ce qui engendre des jeux de faux-semblant et donc
de cache-cache avec les médias. Notre rôle disent explicitement ou implicitement
les médias est de dénoncer ces faux-semblants : « Alors que l’évolution des compor-
tements accepte plus de transparence dans la vie sociale et politique, dit encore
notre médiateur, et que la presse contribue à un salubre effort de dévoilement, la
propension à cimenter davantage la confidentialité et le secret (...) n’est pas qu’ana-
chronique. Elle vise à renforcer, au moment où elle faiblit, une rétention délibérée
de l’information » 37. Ce qui permet à un éditorialiste d’un grand quotidien national,
réagissant à une attaque du président de la République qui rendait la presse respon-
sable de la psychose de la « vache folle », de dire : « Il faut désigner le bouc émis-
saire traditionnel, celui qui sert désormais en toutes occasions, dès que l’opinion
publique se pose des questions : les médias » ; puis il poursuit : « C’est pourtant
parce qu’ils [les gouvernements] sont défaillants que nous devons publier, jour après
jour, le véritable dossier de la vache folle » ; enfin il conclut : « L’ancien président
nous traitait de chiens, celui-là de fous ; craignons le pire : à ce rythme-là, on va
devenir enragés » 38. Voilà qui satisfait au mythe de la nécessaire dénonciation au
service de la démocratie.
C’est donc au nom de la lutte contre cette opacité, contre ce qui fait obstacle à
l’information du citoyen que les médias d’information se donnent pour vocation de
36. Propos tenus par Bourdieu lors d’une interview par J.M. Cavada dans l’émission Philogène, sur France
Inter et repris dans Sur la télévision.
37. Judith Schlanger, art. cit. Il s’agit ici d’une argumentation développée à propos du secret fiscal,
mais le propos peut être généralisé car c’est ainsi qu’on l’entend et le lit un peu partout.
On ne voit pas cependant ce qui permet d’affirmer qu’il y aurait, à l’heure actuelle, une « propension à
cimenter davantage la confidentialité et le secret », si ce n’est pour justifier davantage le combat des
médias d’information.
38. Serge July, directeur du journal Libération, dans son édito « En suivant le bœuf ».
230 Bilan critique. les médias et la démocratie
39. Il est à remarquer l’emploi tout récent de ce terme, par certains responsables d’organes d’information,
en France, et particulièrement par ceux du journal Le Monde, dans un sens qui l’oppose au terme
« information ». C’est encore notre médiateur qui dans le même article dit : « Le risque est de la (l’informa-
tion) remplacer, au mieux, par la communication, procédure unilatérale, alors que la tâche d’informer sup-
pose la vérification, la contradiction, la comparaison des sources, y compris celles qui sont confidentielles ».
Une telle affirmation ne peut être admise par les sciences du langage : l’information n’est qu’un sous-
ensemble du phénomène général de communication entendu comme phénomène d’échange social produi-
sant du sens.
40. Voir notre article « Tiers, où es-tu », in Le non-dit du discours. La voix cachée du Tiers, L’Harmattan,
2004.
Les médias nous manipulent-ils ? 231
de l’Occident contre l’Orient, ce dernier étant défini comme l’agresseur. Mais ce pour-
rait être l’inverse : l’opinion relative qui voudrait dénoncer la responsabilité des
États-Unis, renforcée par l’image essentialisante d’un État dominateur, anti-arabe
(Guerre du Golfe et conflit israélo-palestinien), le tout se fondant dans l’opinion
commune qui dirait qu’il y a là une juste revanche des petits contre les grands
(David contre Goliath) 41.
La vérité d’émotion, elle, sidère ou provoque une réaction irréfléchie. Elle laisse sans
voix ou déclenche un cri, elle paralyse ou déclenche une action pulsionnelle. C’est
parce qu’elle s’appuie sur l’histoire personnelle consciente, non consciente et/ou
inconsciente de celui qui l’éprouve. De ce fait, cette réaction tient lieu de vérité, car
rien au monde, aucune raison, ne peut faire changer d’avis celui qui l’éprouve (il suf-
fit de penser au père du petit Palestinien qui est mort à ses côtés 42). Mais en même
temps, toute émotion est socialisée, car ce qui touche l’individu s’inscrit dans des
systèmes de valeur (on ne réagit pas de la même façon en France, aux États-Unis ou
dans les pays arabes). Cette vérité a donc besoin d’être confortée, à la fois, par des
effets d’authenticité, et par l’explicitation d’un système de valeurs sociales. Devant
le spectacle d’une catastrophe, la vue des victimes produit des effets de vérité émo-
tionnelle divers selon que le téléspectateur est un proche des victimes ou au con-
traire étranger à celles-ci. Il peut aussi ressentir une compassion vis-à-vis de ces
victimes, pour avoir déjà vécu une situation semblable ; mais il peut aussi la ressen-
tir au nom d’un principe moral qui n’accepte aucune action contre des victimes
innocentes. C’est que la mort, si elle est toujours un scandale pour les êtres humains
– y compris quand ils la donnent –, l’est d’autant plus qu’elle est impromptue (le
hasard qui ne prévient pas), qu’elle frappe des innocents (expression suprême du
mal puisque aucune raison, aucune logique ne peut soutenir une telle ignominie :
une mort imméritée est une mort qui renvoie l’homme à sa propre insignifiance), ou
qu’elle est le résultat d’un projet organisé, planifié et exécuté avec une froideur
implacable (autre folie humaine qui a au moins le mérite de nous désigner un cou-
pable qui ne cessera de hanter le souvenir des peuples).
En fait, par rapport à des événements dramatiques qui sont susceptibles de toucher les
êtres humains de quelque culture que ce soit, il se produit constamment des fusions
entre les vérités d’opinion et les vérités d’émotion, les unes étant soutenues par les
autres, toutes s’alimentant réciproquement afin d’accroître leur force d’évidence.
Comme on l’a vu précédemment, dans le rendu des événements du 11 septembre 2001,
se produit une fusion de ces différents types de vérité, y compris une vérité jubilatoire
sado-masochiste, celle de qui, en voyant s’écrouler les tours, verrait s’écrouler la puis-
sance exhibée des États-Unis : effondrement de l’autre, effondrement de soi.
même dispositif, une vérité subjective qui tend à s’objectiver dans un mouvement
de partage universel. La vérité d’un événement rapporté par la télévision est marqué
par un paradoxe : ce qui est vu est interprété dans un désir d’authenticité, car il faut
que l’on puisse supposer qu’il y a bien de la réalité et que celle-ci nous saute de
temps en temps à la figure (et pour cela, on croit volontiers à la singularité du fait
et au hasard de la co-présence entre l’événement et un regard caméra lors de directs
ou de directs différés) ; mais en même temps, l’on sait que cette réalité est mise en
scène par une machine à informer pour essayer de nous toucher (d’où la répétition
de la monstration de l’événement qui a pour effet paradoxal de le déréaliser). Le
paradoxe est que ce que nous croyons être le visible du monde n’est qu’un invisible,
intouchable, construit en visible par l’effet conjoint d’une mise en spectacle et de la
projection sur ce spectacle de notre mémoire. Le spectacle d’une catastrophe en est
un exemple. Il y a des victimes, on nous montre des cadavres, on nous parle de
morts, mais jamais personne n’a vu la mort. On n’en a, en tant qu’êtres humains,
aucun indice. Il n’empêche que nous en construisons son spectacle comme un
nécessaire fantasme, quête insatiable de vérité, peut-être parce que ce spectacle
renvoie toujours à notre propre mort.
Aussi les médias sont-ils également piégés du fait de cette asymétrie entre les
intentions (louables ou non) de l’instance de production et les interprétations des
téléspectateurs, entre les « effets visés » et les « effets produits ». Que l’on passe
des mêmes images de catastrophe, de guerre, de mort, en boucle d’un journal télé-
visé à l’autre, du matin au soir, de jour en jour, au prétexte (sincère ou non) de les
montrer à ceux qui ne les auraient pas encore vues, et il se produira un effet
d’amplification déformant. Les médias seront alors accusés de faire du sensationna-
lisme. Qu’ils fassent un usage minimaliste du traitement d’un événement pour laisser
la place à d’autres événements, ils seront accusés de ne pas faire leur travail
d’information ; qu’ils traitent d’événements apparemment similaires ayant pourtant
des causes différentes, on pourra leur reprocher de faire de l’amalgame 43.
Et pourtant, les médias contribuent, bon an mal an, à construire de l’opinion. Cer-
tes, l’opinion publique est diffuse, fragmentée, éclatée, mouvante, instable, suivant
des mouvements browniens, se fixant parfois sur la paroi d’une certitude comme des
mollusques au rocher battu par les vagues. C’est ce que permettent les médias : que
la vérité se fixe – provisoirement – sur une paroi. Après l’attentat du 11 septembre,
que l’on ait réagi au nom d’un principe universel disant que rien ne justifie la barba-
rie et qu’il faut châtier les coupables, que l’on ait réagi au nom d’une solidarité émo-
tionnelle qui nous aurait dit qu’il fallait soutenir les Américains et partir en guerre
contre le terrorisme, il ne s’agit là que d’opinions existentielles provisoires, même si
elles se veulent vérités non discutables.
N’y a-t-il donc pas de vérité, au-dessus de ces vérités d’opinion ? Peut-être, mais
alors faudrait-il faire une plongée dans l’inconscient, là où se trouvent des vérités
refoulées, à moins que l’on fasse un saut dans l’au-delà, là où se trouve une vérité
absolue qui ne peut être atteinte que par une parole de révélation.
43. Il en est ainsi des affaires de « corruption », de « violence », d’« insécurité », etc.
Les médias nous manipulent-ils ? 233
44. Pour concrétiser voir dans Mots n° 37, op. cit., l’article de Pierre Leroux, « Le résumé de la semaine
de l’émission 7sur7 : digest de l’actualité ou actualité digest », particulièrement p. 54.
234 Bilan critique. les médias et la démocratie
45. Mais il est vrai qu’on ne l’enseigne pas dans les écoles de journalisme.
46. Cette tendance à l’effet dramatisant peut aller jusqu’à de la désinformation. Ainsi le titre du journal
Le Monde (22/06/1996) : « Des Goya interdits aux femmes dans un monastère d’Aragon » amène à la con-
clusion qu’en Espagne on interdit les tableaux de ce peintre aux femmes. Or, en lisant l’article, on
apprend que c’est le monastère, dans lequel a lieu l’exposition, qui, en raison de la règle de son ordre,
interdit l’entrée aux femmes.
Les médias nous manipulent-ils ? 235
là 47) que l’espace privé commence à envahir l’espace public. Le récit médiatique
construit son propre réel en faisant commerce de nos imaginaires.
À poursuivre d’un côté la quête de la révélation, à amplifier d’un autre la dramatisa-
tion de l’événement par un récit fictionnalisant, le public n’est plus traité en citoyen
mais en spectateur d’un monde qui devient objet de fascination, à la fois attiré et
repoussé par celui-ci. Il est alors pris en otage d’un processus de catharsis sociale :
les médias – et particulièrement la télévision – jouent ce rôle de producteur de
catharsis sociale. En effet, la mise en scène fictionnalisante de l’événement crée un
univers dans lequel le téléspectateur peut se projeter et s’identifier aux héros qui s’y
trouvent représentés satisfaisant ainsi sa quête de destinée-miroir. Parallèlement les
procédés médiatiques permettent de mieux en mieux de créer l’illusion du factuel,
de l’authentique, de la preuve de la réalité des faits, par l’investigation du privé, de
l’intime, du témoignage, nous persuadant que « ça s’est vraiment passé comme
ça » 48. C’est là ce que l’on peut appeler le vraisemblable, ou plutôt le « vrai
vraisemblable », celui qui fait se fondre les données de la fiction dans l’illusion de
l’authentique, qui donne un support de réalité tangible aux figures d’identification
de la fiction.
La responsabilité des médias réside dans ces choix. Ils ne peuvent se laisser aller à
subir les effets tyranniques de la vente des journaux, de la pression des patrons de
presse ou de l’audimat. Le problème qui se pose à eux est de savoir dans quelle logi-
que ils choisissent de s’insérer : dans une logique commerciale où se trouve parfaite-
ment justifié le récit à effet dramatisant, mais alors point de prétention à informer ;
dans une logique de démocratie citoyenne qui se doit d’éviter les effets de dramati-
sation, mais alors risque de se faire damer le pion par les concurrents qui choisissent
l’autre logique. La réponse n’est pas simple, elle est d’ordre organisationnel et
dépasse notre compétence, mais elle présuppose une vision claire des objectifs que
l’on se propose.
47. Dernier en date, E. Mougeotte, directeur des programmes à TF1, déclarant que la chaîne continuerait
de donner la priorité aux talk shows et reality shows pour aider à la recomposition du lien social (avril
1996).
48. Question très étudiée ces derniers temps par les sociologues Alain Ehrenberg (L’individu incertain,
Calmann-Lévy, 1995) et Dominique Mehl (La télévision de l’intimité, op. cit.), ainsi que par nous-même en
collaboration avec Rodolphe Ghiglione (La télé du talk show ou la parole confisquée, op. cit.).
236 Bilan critique. les médias et la démocratie
Avoir un droit de regard, c’est d’abord ne pas accepter la tricherie, et surtout ne pas
accepter celle-ci au nom de l’audimat, toutes les fois que, du journal télévisé aux
différents talk shows en passant par certains reportages, on présente comme
authentique et réel ce qui est provoqué ou monté artificiellement. Mais avoir un
droit de regard, c’est aussi refuser de se laisser piéger par les effets que produit la
machine à informer : effets de grossissement qui alimentent les rumeurs 49 ; effets
d’amalgame qui globalisent les affaires ; effets de dramatisation qui se centrent sur
les persécuteurs et les héros et empêchent d’analyser la réalité sociologique des
événements ; effets de décontextualisation qui déforment la perception des
événements 50 ; effet d’essentialisation qui exacerbe les oppositions des acteurs de
l’espace public, comme si le monde n’était fait que d’entités humaines antagonistes
hors desquelles il n’y aurait d’autre pensée ni d’autre jugement que contre l’autre.
Enfin, avoir un droit de regard, c’est ne pas accepter les arguments fournis par les
instances d’information pour justifier leur travail, comme par exemple : « l’informa-
tion se fabrique vite, très vite », alors que, aussi vite que l’on aille en besogne, on
opère toujours des choix et ces choix ont toujours une signification ; ou l’argument
déjà évoqué : « On montre la réalité telle qu’elle arrive (…). Ce n’est pas la télévi-
sion qui est violente, c’est la réalité » 51, alors qu’en matière d’information, il n’y a
de violence que montrée et que donc celle-ci dépend de ce que l’on choisit de mon-
trer et de la mise en scène qui la montre.
* *
*
52. Cela se produit particulièrement à la télévision, lorsque, dans les rédactions des journaux, se pose la
question de montrer telle ou telle image (comme pour la mort en direct du petit Mohamed), ou d’ouvrir le
journal sur telle nouvelle plutôt que sur telle autre.
238 Bilan critique. les médias et la démocratie
A Chanial P. 94
Adam J.M. 174 Charaudeau P. 44, 73, 96, 143, 173, 223,
227
Alexandre P. 153
Chevalet M. 149
Amar P. 119, 227
Chevènement J.-P. 138
Anzieu D. 223
Arendt H. 94, 96 Chirac J. 28, 122, 131, 137, 150–151, 163–
164, 222
Aristote 53
Cicourel A.V. 35
Artur J. 183
Claquin F. 181
B Clark P. 186
Badinter R. 162 Couderc R. 131
Bakhtine M. 133, 173
Balandier G. 173 D
Balladur É. 122, 164 Darde J.-N. 143
Baudrillard J. 224 Debray R. 54, 87, 99
Baudru C. 63 Dechavanne C. 186
Bayrou F. 150–151 Delors J. 120, 137
Benetton 226 Deniau J.-F. 136
Benveniste É. 53, 79, 86, 102 Denoyan G. 183
Béranger M. 89 Devos R. 71
Bérégovoy P. 60 Drucker M. 183
Bocquet A. 138 Ducrot O. 146
Bougnoux D. 87 Duhamel A. 199
Bourdieu P. 14, 35, 49, 65, 102, 122, 166, Dumas M. 186
186, 201, 218, 224, 229 Durand G. 163, 186, 195
Bourges H. 121
Bouteiller P. 183 E
Boyer H. 97, 200 Eco U. 44
Bringuier J.-C. 187 Ehrenberg A. 235
C F
Cavada J.-M. 229 Fauroux J. 37, 60
Chabrol C. 46, 63 Fiala P. 133
Chancel J. 182 Foucault M. 9, 96, 234
246 Les médias et l’information
G N
Ghiglione 73, 96, 227 Neiertz V. 138
Gicquel R. 64
P
Glissant É. 96
Paperman P. 74, 98, 101
Goldman S. 44
Parret H. 173
Guetta B. 152–153
Pasqua C. 136
Guibert H. 72 Paz O. 20
Perec G. 116
H
Peyrefitte A. 122
Halliday M.A.K. 173
Picard D. 98
Hamon P. 241 Pivot B. 119
Houdebine A.M. 181, 189 Poivre d’Arvor P. 194
Prost A. 206
J
Jakobson R. 173 Q
Jost F. 178 Quéré L. 84
Juillard J. 153
R
K Richard-Zappella J. 141
Krieg A. 115, 149 Ricœur P. 116
Rocard M. 119
Kundera M. 12
Roland-Lévy F. 114
L S
Laurens A. 154, 227 Schannon H. 25, 44
Lavoine Y. 44 Schlanger J. 10, 228–229
Le Pen J.-M. 119, 128, 137–138, 162–163, Séguin P. 136
225 Sinclair A. 153
Leblanc G. 90 Sorman G. 122
Lemieux C. 17, 207 Soulages J.-C. 44, 186, 191, 193
Leroux P. 233
Levaï I. 153, 164 T
Lévy B.-H. 187 Tapie B. 119, 161–162
Livet P. 164 Tétu J.-F. 138
Lochard G. 44, 67, 90, 163, 173, 186, 189, Tremblay G. 102
191, 198–199
V
M Véron E. 193
Madelin A. 137
W
Masure B. 194
Weaver W. 44
Mathien M. 46
Weber M. 233
Méhaignerie P. 138
White H. 84
Miège B. 14 Wiener N. 44
Moscovici S. 35, 101
Mouchon J. 90, 101 Z
Mougeotte E. 235 Zavalloni M. 101
Mouillaud M. 138 Zitrone L. 131
Index des notions
configuration du monde 80
A
contact 88, 91-92, 127, 134, 188-190, 193,
accessibilité de l’information 64
195-196
accident 33, 78, 113, 115, 128, 219
contradiction 7, 11, 36, 38, 44, 60-61, 74,
actualité 21, 35, 61, 64, 83-84, 88, 109-110,
87, 116, 165, 184, 189-190, 197, 205,
114-116, 123, 129, 154, 159, 161, 164,
229-230, 234
182, 187, 193, 198, 201, 222, 228, 233,
contraintes discursives 54
242
contrat de communication 37, 51-52, 54-55,
agenda médiatique 219, 222
58, 60, 70, 74, 86, 94, 103, 106, 152, 155,
appréciation 34, 99-101, 111, 134, 139,
191-192, 197, 205, 224, 240
148-149, 152, 198
conversation 64, 89, 181, 240
authenticité 26, 41, 48, 127, 134, 183, 187,
couverture thématique 120-121
189-190, 211-212, 220, 230-232, 237
crédibilité 37, 45, 60-64, 71, 73-75, 90, 106,
authentification 40, 72, 92, 135
109, 118, 122, 131, 138-139, 141, 148,
150, 152, 155, 159-160, 184, 187, 192,
C
197, 224, 234, 237
catégories de connaissance 32
croyance 28, 32, 34-36, 45, 75, 99-100, 140,
catégories de croyance 32
151, 213, 221, 230
catharsis sociale 186, 235
chronique 152, 177, 198-199 D
cible affective 63, 65 débat télévisé 87, 186
cible intellective 63-65 degré d’engagement 39-40, 176-177, 180,
citoyens 37, 46, 70, 74, 84, 118, 121, 137- 198
138, 158, 161-164, 204, 218, 222, 227 démocratie civile 164
commenter l’événement 145, 147, 174 démocratie politique 118, 161
compréhension 18, 64, 67, 75, 79-80, 89, déontologie 8, 102, 226-227, 237
92-93, 151, 175, 181, 227 description 32-33, 71, 73, 84, 89, 106, 117,
conditions d’interprétation 15, 18-19 126-127, 129-130, 135-137, 142, 147,
conditions de production 15, 17-18, 173 149, 158, 178, 187, 189, 228
conditions de réception 18-19, 87, 89 description du fait 150
conditions de véracité 71 désignation 41, 47, 71, 127, 190
conditions sémiologiques 17 discours circulant 66, 97
conditions socio-économiques 15 discours didactique 47, 62, 153
248 Les médias et l’information
E I
identification 33, 121-122, 135-136, 138,
éditorial 122, 174, 177, 197-198, 215, 223
140-141, 146, 233, 235
effet de vérité 30, 36-39, 91, 122 identité 28, 30-31, 39, 45, 53-54, 57, 59,
effet produit 25, 27, 74 63, 78, 96, 101, 112, 122, 133, 139-140,
effet visé 25, 27 159, 163, 166, 182, 185, 190, 192-193,
199, 212-213, 215, 219, 243
élucider 130, 147-148
information culturelle 119
entretien 99, 181, 194, 224
information politique 119
espace 9-10, 12-13, 15, 17-18, 27, 33, 45- information pratique 119
46, 52, 54-55, 59, 74-75, 81, 83-84, 86- information sociale 119
89, 91, 93-101, 108-109, 111-115, 117-
information sportive 119
120, 123-124, 126, 128, 133, 138, 140-
instance de production 15, 17, 19, 46, 58,
141, 158-161, 164, 183, 186-188, 193-
63, 84, 88, 99, 102-103, 121-122, 205,
194, 196-197, 200, 219, 224, 230, 234-
232
237, 239, 241-242
instance de réception 14-15, 18-19, 26, 46,
évaluer 34, 52, 60, 63, 65, 146-147, 149, 58-59, 62-63, 65, 67, 78-79, 88, 91, 93,
199 99, 102-103, 111, 117, 124, 173, 199, 205
événement 32-33, 41, 59-60, 72, 77-84, 88, instance de transmission 25-26
90-94, 97, 106, 108-111, 113-114, 116- instance médiatique 12-13, 18, 58-67, 71,
117, 120, 123-132, 139-140, 145, 147- 74, 84, 88, 94, 102, 106, 109, 111, 113,
150, 152, 154, 157-160, 162, 165, 174- 117, 120-121, 123-124, 127, 129-130,
177, 180, 182, 185, 187, 189, 191-192, 139-142, 155, 164, 166, 173, 177, 180,
196, 198-199, 204, 210-211, 214, 216, 185, 188-189, 195-200, 204-205, 211,
218-221, 224, 232-235, 237, 239-240, 214, 218, 222-224, 234, 237-238
242-243 instance-cible 58, 65, 205
événementialisation 81-84, 115-116, 146, instance-public 58, 65
180, 194 interdisciplinarité 14, 46
experts 42, 61, 73, 139, 161-162, 164-166, interview 33, 53, 60, 89, 102, 175, 177, 180-
177, 192, 194, 222, 224, 228 184, 189, 199, 212, 221, 227, 229, 240
explication 9, 20, 32, 41, 45, 47-48, 61, 65, invités 160, 164-166, 185-186
71, 73, 89, 106, 109-110, 123, 126, 128,
130-131, 137, 139, 149-152, 154-155, J
166, 182-183, 187, 189, 204, 214, 228 JT 178, 192-195
Index des notions 249
sources 39, 59-61, 70, 109, 111, 121-123, thème 54-55, 147, 159, 164-165, 175, 181-
140, 215, 230, 233 182, 185-186, 190
stratégies discursives 28, 65, 173, 183 titraille 120, 196, 198, 234
tribune 159, 174, 199
structuration de l’espace 117, 119
type de texte 173-174
typologie 90, 172-173, 175, 178, 189, 191-
T 192, 197-198, 240-241
témoignage 39, 47, 126, 128, 137, 139-140,
146, 166, 182-184, 187, 189-190, 212, V
221, 235 valeur de vérité 26, 36-37, 40, 122, 184
vérité et croyance 36
temps 10, 12, 14-15, 31, 33-34, 40, 44, 47,
visée d’information 70-71, 73-74, 188, 224
52, 54, 59, 61-64, 73, 78-81, 83, 86-88,
90-93, 95, 97-98, 100, 106, 108-112, 116- visée de captation 48, 70, 73, 129, 192
117, 120-121, 126, 130, 132-134, 136- visualisation 73, 91, 127, 190-191
137, 139, 142, 147-148, 150, 153, 163, vraisemblable 71-72, 99-100, 222, 235, 243
165, 177, 182, 184, 186-187, 189, 191- vraisemblance 26, 33, 41, 48, 72, 100, 127,
193, 195, 197, 213-214, 218-219, 224- 190
226, 229, 231-232, 235, 238, 243 vulgarisation 32, 47-48, 62, 149, 153, 229
Table des matières
Avertissement .................................................................... 7
Introduction ...................................................................... 9
1. De quelques idées toutes faites ...................................... 10
2. Les médias sous le regard des sciences humaines ............ 13
2.1 La machine médiatique et ses trois lieux
de construction du sens ........................................... 15
2.2 Le lieu des conditions de production .......................... 15
2.3 Le lieu des conditions de réception ............................ 18
2.4 Le lieu des contraintes de construction du produit ....... 19
2.5 Un point de vue d’analyse ........................................ 19