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Rire Par L Absurde

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l’art

Le rire par l’absurde


étrange surréaliste, rire existentialiste et absurde contemporain

Des photographies de Man Ray jusqu’aux d’éventuelles critiques, s’excusent du ton (trop)
morceaux des Rita Mitsouko, en passant par les sérieux propre à un exposé scientifique2. Ce
pièces d’Eugène Ionesco, cet article propose un décalage entre le ton austère du chercheur ou de
parcours qui suit le phénomène de l’absurde dans la chercheuse et le caractère « comique » de l’objet
l’art et les productions culturelles à travers des qu’est le rire, rappelle celui qui sépare et relie le
périodes socio-historiques marquantes du XXème sérieux d’une scène absurde jouée, donnée à voir
siècle. En effet l’absurde est considéré ici comme et à entendre, de la parfois étonnante réponse qui
une réponse-réaction moderne et contemporaine peut s’ensuivre, sous forme d’éclat de rire,
face à des événements traumatisants comme les d’ébranlement. Pour résumer, le surgissement
guerres. La violence, l’incompréhension, d’un rire est toujours en lien avec un décalage,
l’incommunication sont aussi des réalités qui ont qu’il s’agit de le constater (rire-de) ou de
donné lieu à des œuvres artistiques et culturelles l’atténuer (rire-avec). Le rire est considéré ici dans
plus ou moins proches de l’idée de l’absurde. sa forme concrète, actualisée dans une situation
C’est le cas des surréalistes, chez qui le interpersonnelle, socio-historique et
phénomène de l’étrange trouve des origines culturellement indexée.
similaires à celles de l’absurde. Caractérisé par la
rencontre, la fusion et le jeu entre éléments du L’absurde est communément assimilé au non-
banal, l’étrange n’aboutit cependant pas sens. Mais s’ils présentent des similitudes, telle la
forcément au rire, contrairement à l’absurde tel forme processuelle d’apparition, à savoir le
qu’il est étudié dans cet article. C’est le sens décalage entre le sérieux du ton avec lequel ils ont
existentialiste employé par le théâtre de l’absurde été énoncés et la réponse qui peut prendre la
dont il est question. Les manières de faire advenir forme d’un rire, l’absurde et le non-sens se
de l’absurde comprennent notamment distinguent cependant par leur rapport à la
l’exagération, les jeux de mots et la mise en signification, au sens. Le non-sens est un rejet
contraste entre le ton léger et la gravité du sujet. ludique du sens, un refus catégorique qui par un
L’absurde devient l’élément déclencheur d’un rire effet de surprise peut conduire au rire ; l’absurde
à la fonction cathartique. Avec l’époque en revanche procède par degré et, d’autre part, est
contemporaine, si l’étrange et l’absurde saisi comme tel au moyen d’un contexte socio-
subsistent, leurs causes et leurs fonctions historique de sens et de valeurs. En d’autres
semblent plus indéterminées, car sans doute plus termes, l’absurde connaît des paliers d’absurdité,
complexes. Les contrastes, les décalages se muent alors que le non-sens est de l’ordre du tout ou
en paradoxes. Le rire par l’absurde est poussé rien. Le comique par l’absurde comprend par
jusque dans ses limites, jusqu’à devenir une honte conséquent un cheminement plus complexe que
face à soi-même – comme l’écho d’horreurs le comique par le non-sens. En plus de la surprise
(in-)humaines que sont par exemple les guerres.

Un certain nombre d’introductions d’ouvrages


le jour (travail de mémoire de licence en sciences sociales,
consacrés au rire1, comme pour anticiper sur Rire. Vers une approche sociologique du rire, Université de
Lausanne, 2003).
2
Cf. Jean FOURASTIÉ, Le Rire, suite, Paris, Denoël/Gonthier,
1
Avec un hommage ici au regretté Paul Beaud, sans qui 1983 ; Georges MINOIS, Histoire du rire et de la dérision, Paris,
mon premier travail sur cette thématique n’aurait jamais vu Fayard, 2000.

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Revue Proteus no2, le rire

qui est le mécanisme essentiel pour le comique mondiales. Si le théâtre de l’absurde, postérieur à
par le non-sens, le comique par l’absurde la Seconde Guerre mondiale, cherche à susciter le
s’échafaude sur des dispositifs tels que la rire, tel n’est pas forcément le but du mouvement
moquerie, la dégradation, la sociabilité, la surréaliste, doté d’un goût pour l’étrangeté. Tous
connivence. deux connaissent toutefois des conditions
d’apparition analogues : ils sont des réponses
Nous articulerons la notion d’absurde avec artistiques à la guerre ainsi qu’aux aspects qui y
celle d’étrangeté, dont l’emploi par les surréalistes ont trait, et que dénoncent ces deux
est au mieux éclairé par le célèbre article de S. mouvements. Dans ce contexte, le rire semble
Freud, Das Unheimliche : « cette sorte de l’effrayant remplir une fonction cathartique. Bien qu’un peu
qui se rattache aux choses connues depuis plus éloigné des deux guerres, l’Occident
longtemps, et de tout temps familières 1. » Nous le contemporain reste marqué par ces événements.
voyons, l’étrange ne devrait pas faire rire, il est a Parce que des atrocités commises ont été connues
priori sérieux. Au contraire l’absurde, au sens après coup suite aux guerres (camps de
restreint, c’est-à-dire de « théâtre de l’absurde », concentration, etc.), le sentiment de perdition
est risible et potentiellement comique. Cela s’est davantage creusé depuis l’avènement du
n’empêche que l’absurde et l’étrange jouent tous courant existentialiste, duquel le théâtre de
deux d’un déplacement des frontières. l’absurde a puisé son inspiration. L’absurde
contemporain n’est plus directement collectif,
Il s’agira de prendre au sérieux le comique par mais individuel, rendant sa compréhension
l’absurde, et montrer du rire qu’il suscite sa difficile.
complexité intrinsèque (des caractéristiques
particulières) et extrinsèque (des conditions socio-
historiques permettant son apparition sous des De l’étrange sublime dans la
formes plus ou moins déterminées). Nous photographie surréaliste
concevrons l’œuvre comme contenant à la fois
des traces du processus de sa production ainsi André Breton (1896-1966) dans son Manifeste
que des éléments anticipant sur les formes de du surréalisme, publié en 1924, définit ainsi le
réception possibles – l’œuvre comme étant au mouvement dont il est habituellement considéré
carrefour de ces deux processus socio-culturels2. comme le fondateur : « Surréalisme. n. m.
Comme l’a fait Mikhaïl Bakhtine pour le rire3, Automatisme psychique pur par lequel on se
nous suivrons une progression chronologique propose d’exprimer, soit verbalement, soit par
dans une perspective socio-historique, en nous écrit, soit de tout autre manière, le
cantonnant au XXe siècle, en prenant en compte fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la
les deux événements majeurs que sont les guerres pensée, en l’absence de tout contrôle exercée par
la raison, en dehors de toute préoccupation
esthétique ou orale4 ».
1
Sigmund FREUD, « L’inquiétante étrangeté » dans Essais de Antérieur au surréalisme, le mouvement Dada,
psychanalyse appliquée, Marie BONAPARTE (trad.), Paris, fondé par Tristan Tzara en 1916, a eu sur celui-ci
Gallimard, 1933, p. 165.
2
Cf. Umberto Eco, Lector in Fabula. Le rôle du lecteur ou la
une influence certaine. Dada, un mot trouvé au
Coopération interprétative dans les textes narratifs, Myriem hasard dans le dictionnaire, est une réaction aux
BOUZAHER (trad.), Paris, Grasset, 1985 ; Paul RICOEUR, Temps horreurs de la Première Guerre mondiale par la
et récit, tome 1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983 ; subversion, la provocation, le bannissement des
Dorothy SMITH, « Les textes comme instruments de frontières entre les peuples et les arts, la
l’organisation sociale » dans Revue internationale des sciences
sociales, no36, 1984, p. 59-75.
3
Mikhaïl BAKHTINE, « Introduction. Posons le problème »
dans L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen 4
Adam BIRON et René PASSERON, Dictionnaire générale du
Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 9-67. surréalisme et de ses environs, Fribourg, Office du livre, p. 388.

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l’art

destruction de tout système. L’expression L’inquiétant s’insinue par exemple avec le


artistique devient ici une forme d’objection à la processus de placage de vivant sur de l’inanimé,
violence, une sorte de politique anti-violence. S’il telle que la série de photographies intitulée La
est possible de déceler des traces de traumatismes Poupée (1934-1949) de Hans Bellmer. Il est
causés par la Première Guerre mondiale dans les possible d’y voir une référence à Coppelia, la
premiers travaux surréalistes comme dans les poupée automate d’un des contes d’Hoffmann,
activités dadaïstes, on peut voir dans les travaux L’homme au sable5. La formule évoquée rappelle en
surréalistes des années trente des craintes éveillées négatif celle d’Henri Bergson, « du mécanique
par l’imminence de la Seconde Guerre. Sans plaqué sur du vivant6 », qui serait selon cet auteur
doute la caractéristique la plus marquante du une des principales caractéristiques du comique.
mouvement surréaliste se trouve-t-elle dans la Si le rire n’est pas au rendez-vous dans le type
réponse politique qu’il apporte, contrairement au d’œuvres surréalistes comme La Poupée de
Dada qui reste une forme de critique pure. Bellmer – à moins d’un rire de décompression7
L’amour1 et la beauté seraient pour les surréalistes en réponse à l’inquiétant – l’étrange et le
des manières de se sublimer et de sublimer un mystérieux se parent néanmoins d’une esthétique
quotidien oppressant. touchante et parfois charnelle.
De la rigidité d’un automate, les œuvres
En considérant les usages faits par les surréalistes peuvent glisser vers la plasticité du
surréalistes de la photographie, on se rend corps humain, jusqu’à frôler avec l’informe
compte que l’étrange résulte de procédés et de comme dans Primat de la matière sur la pensée (1932)
techniques qui demandent une excellente et Anatomies (1930) de Man Ray. Le corps semble
maîtrise, ce qui pourrait être vu comme un se liquéfier, devenir une masse magmatique aux
paradoxe car on aurait pu s’attendre à une plus contours mouvants. Ce jeu sur la figure du corps
grande place laissée au hasard technique, quand il comprend aussi les gestes photographiques de la
s’agit de produire un phénomène qui s’appuie fragmentation qui rappellent la décomposition
entre autres sur les coïncidences. C’est ainsi que cubiste également appliquée sur le corps humain.
l’objectif de révéler le mystérieux – la révélation 2 Dans Le Combat des Penthésilées (Raoul Ubac,
comme concept central – est atteint par l’usage 1939), des fragments de chair apparaissent, se
d’un procédé qui part du réel. Les procédés superposent et se recomposent dans un tableau
recourus sont par exemple la juxtaposition, la panoptique proche de Guernica (Pablo Picasso,
superposition, la fragmentation ou la dissolution. 1937).
Et les techniques sont autant la solarisation, le Matière poétique de l’étrange, la rencontre
photomontage, le photocollage, le photogramme, entre la beauté et le surréalisme donne lieu
le flou, la distorsion, le recadrage, le brûlage, le d’abord à des flashs explosifs comme dans
grattage que le voilage. Ils sont utilisés dans le but Explosante-fixe (Man Ray, 1934), puis donne à voir
de faire ressortir un mouvement, un déplacement,
mais aussi un arrêt, un basculement vers
l’informe, l’étrange, l’insolite. Le mystérieux peut
ainsi se transformer en un merveilleux 3, en une
5
Cf. E.T.A. HOFFMANN, L’homme au sable, Paris, Flammarion,
2009.
« beauté convulsive4 » dirait André Breton. 6
Cf. Henri BERGSON, Le rire. Essai sur la signification du
comique, Vendôme, Quadrige/PUF, 1981.
7
Cf. Herbert SPENCER, « La physiologie du rire » dans Essais
1
Cf. André BRETON, L’amour fou, Paris, Gallimard, 1937. de morale, de science et d’esthétique. T. 1. Essais sur le progrès,
2
Cf. Louise MERZEAU, « La convulsion des choses : Paris, Germer Baillière et Cie , 1886, p. 293-314 ; David
surréalisme et photographie », dans La Recherche VICTOROFF, Le rire et le risible, Paris, PUF, 1953. Herbert
photographique, no15, 1993. Spencer est celui à qui l’on attribue l’idée d’un rire telle
3
Cf. Rosalind KRAUSS, Jane LIVINGSTON, et Dawn ADES, qu’une soupape sous pression qui se relâche au moment où
Explosante-fixe. Photographie et surréalisme, Paris, Hazan, 2002. le rire apparaît. C’est la conception psychophysiologique du
4
André BRETON, op. cit., p. 26. rire.

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Revue Proteus no2, le rire

des fantasmes colorés en noir et blanc (Érotique- Théâtre de l’absurde, comique de


voilée, Man Ray, 1935), et enfin se transforme en l’absurde et le rire existentialiste
un heureux hasard non dénudé de mystère
(Magique-circonstancielle, Brassaï, 1931). Ces Si le surréalisme a été une réaction
composantes de la « beauté convulsive » artistique notamment à la Première Guerre
s’incarnent dans des œuvres photographiques mondiale, le théâtre de l’absurde répond quant à
mises en scène, prises sur le vif ou résultant d’une lui à la Seconde Guerre. Les deux mouvements
rencontre fortuite entre des éléments peu dénoncent les pensées totalitaires et fascisantes.
habitués à se côtoyer. L’effet de ces rencontres Par « théâtre de l’absurde » est entendue ici la
peut être déroutant à l’image de la sensation de forme théâtrale apparentée à la posture
confusion des échelles et la perte de repères face existentialiste pour qui le monde est dépourvu de
à De la hauteur d’un petit soulier faisant corps avec elle transcendance et d’explication métaphysique. Le
de Man Ray (1934), où une cuiller est posée sur divin est une construction sociale. L’être humain,
un soulier. Cette inquiétante beauté peut donc seul face à lui-même, reconstruit comme il peut
revêtir par moments des airs de malice, quand elle son monde pour ne pas y perdre pied : « dans un
ne nous subjugue pas avec un vertige sur-réaliste univers soudain privé d’illusions et de lumières,
comme dans la photographie de Renée Jacobi l’homme se sent un étranger. Cet exil est sans
couchée à la renverse (Sans titre, Jacques-André recours puisqu’il est privé des souvenirs d’une
Boiffard, 1930). Dans cette photographie de celui patrie perdue ou de l’espoir d’une terre promise.
qui a été entre autres l’assistant de Man Ray, on Ce divorce entre l’homme de sa vie, l’acteur et
fait face à un corps féminin qui semble être en son décor, c’est probablement le sentiment de
lévitation. Les yeux clos et l’air serein, le visage l’absurdité1. » Si le constat est cinglant, la
est étonnamment détendu, tandis que le reste du renonciation n’est pas encore à l’ordre du jour.
corps est comme aspiré vers le haut. Si le procédé L’expression artistique tient lieu de protestation
est simple (le retournement du cliché) – d’ailleurs vis-à-vis d’un état incompréhensiblement injuste
cette photographie rappelle celle de Man Ray, La du monde. « Sentir l’absurdité du quotidien et du
femme aux longs cheveux, 1929 –, l’effet est langage, son invraisemblance, c’est déjà l’avoir
troublant. On peut aussi avoir l’impression que ce dépassé ; pour le dépasser, il faut d’abord s’y
corps sort de la photographie, telle une enfoncer. Le comique c’est de l’insolite pur ; rien
reproduction qui donne l’impression de la trois ne me paraît plus surprenant que le banal ; le
dimensions. Ainsi en regardant cette femme aux surréel est là, à la place de nos mains, dans le
yeux fermés, on plonge dans la photographie en bavardage de tous les jours2. » Le fait d’en rire est
même temps qu’elle semble en sortir. Dans un pour ainsi dire existentiel chez les dramaturges de
certain sens cette femme sublime le procédé l’absurde.
photographique, tout comme le surréalisme tente
de sublimer le quotidien, grâce à un regard Si le regard est caustique et souvent désabusé
réinventé, renversant. sur les manières stéréotypées de penser, sur les
comportements petits-bourgeois, sur les
fonctionnements de notre raisonnement, sur les
mécanismes de communication et
d’incommunication, il n’est pas certain que le rire
fut systématiquement une réponse attendue par
les auteurs. En revanche, quand le comique

1
Albert CAMUS, Le mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942, p. 20.
2
Eugène IONESCO cité par Martin ESSLIN, Théâtre de l’absurde,
Paris, Buchet/Chastel, 1977, p. 137.

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l’art

apparaît, il a une forme qui ne renvoie ni raison : sur quatre sonnettes entendues une seule
complètement à celle de la dégradation, de la s’est avérée avec quelqu’un derrière la porte.
moquerie (le rire-de), ni complètement à celle de L’étrange, le cocasse mais aussi l’ingéniosité de
la joie, de la convivialité (le rire-avec), ni cette séquence se trouvent dans son
complètement et uniquement à celle de la dénouement :
surprise. En résumé le rire moqueur montre-t-il la
supériorité d’un groupe, d’une personne, d’une – (M. Smith) Quand j’ai ouvert et que je vous ai
chose sur une autre. Il s’agit d’un rire moral qui vu, c’était bien vous qui aviez sonné ?
pousse les personnes à la conformité, ou du – (Le pompier) Oui, c’était moi.
moins il prend source dans une logique de – (M. Martin) Vous étiez à la porte ? Vous
conformité à la majorité. Alors que le rire sonniez pour entrer ?
– (Le pompier) Je ne le nie pas. […]
convivial signifie la joie de faire partie d’un
– (Mme Martin) Et quand on a sonné la
groupe, qu’il soit dominant, marginal, uniforme première fois, c’était vous ?
ou hétéroclite. Eugène Dupréel1 disait qu’une – (Le pompier) Non, ce n’était pas moi.
forme complète du rire comprend en même – (Mme Martin) Vous voyez ? On sonnait et il
temps la moquerie et la joie de former un groupe. n’y avait personne.
Le rire par l’absurde se rapproche quant à lui – (M. Martin) C’était peut-être quelqu’un
du rire de surprise, dans le sens où il est souvent d’autre ?
provoqué par une situation étonnante, étrange, – (M. Smith) Il y avait longtemps que vous
surréelle ou farfelue. Drôle et surprenante est par étiez à la porte ?
exemple la séquence de la sonnette2 dans La – (Le pompier) Trois quarts d’heure.
Cantatrice Chauve. Le jeu se porte sur l’incidence, – (M. Smith) Et vous n’avez vu personne ?
– (Le pompier) Personne. J’en suis sûr.
la coïncidence ainsi que les incoordinations entre
– (Mme Martin) Est-ce que vous avez entendu
une cause ou plutôt un fait (une sonnette de porte sonner la deuxième fois ?
retentit) et un effet ou plus exactement une – (Le pompier) Oui, ce n’était pas moi non
conséquence habituellement attendue (quelqu’un plus. Et il n’y avait toujours personne. […]
attend derrière la porte). Il y a dans cette – Et qu’est-ce que vous faisiez à la porte ?
séquence également une réflexion facétieuse à – (Le pompier) Rien. Je restais là. Je pensais à
propos de la formulation d’une règle ainsi que de des tas de choses.
sa pertinence avec l’expérience et la réalité. – (M. Martin) Mais la troisième fois… ce n’est
pas vous qui aviez sonné ?
– (Mme Smith) […] mon mari disait que – (Le pompier) Si, c’était moi.
lorsqu’on entend sonner à la porte, il y a toujours – (M. Smith) Mais quand on a ouvert, on ne
quelqu’un. vous a pas vu.
– (M. Martin) La chose est plausible. – (Le pompier) C’est parce que je me suis
– (Mme Smith) Et moi, je disais que chaque caché… pour rire4.
fois que l’on sonne, c’est qu’il n’y a personne.
– (Mme Martin) La chose peut paraître L’absurde se trouve ici autant dans le fait que
étrange3. quand on sonne il n’y a pas toujours quelqu’un
(ce postulat considère la parole du pompier
Néanmoins, statistiquement de l’expérience comme étant fiable), que dans le fait qu’aux deux
qu’ils ont partagée, Mme Smith devrait avoir premières sonnettes, les Smith et les Martin
n’aient pas vu le pompier, alors que de toute
évidence il était là en train de penser à des tas de
1
Cf. Eugène DUPRÉEL, « Le problème sociologique du rire » choses. Aux observations contradictoires suite au
dans Essais pluralistes, Paris, PUF, 1949, p. 27-69.
2
Eugène IONESCO, La cantatrice chauve, Paris, Gallimard,
1954, p. 47-60.
3 4
Ibid., p. 55. Ibid., p. 56-59.

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Revue Proteus no2, le rire

problème posé par la sonnette – contradictoires fait que « quand on sonne, il n’y a parfois
mais tout à fait « vraies » si l’on tient compte de personne », et son dénouement (du moins pour
l’expérience vécue par les personnages – « jamais l’une des sonneries entendues) : s’il n’y avait
personne » et « toujours quelqu’un », découle personne c’est parce que le pompier s’était
logiquement la conclusion relativiste qui dit que « caché… pour rire ».
« Lorsqu’on sonne à la porte, des fois il y a
quelqu’un, d’autres fois il n’y a personne1. » Nul doute que peu de ressemblances
Comme une forme de relâchement après un directes sont à chercher entre un Estragon, un
moment de mise sous pression, le rire de surprise Pozzo ou un Père Ubu et le commun des
fonctionne quasiment comme le rire de détente mortels. Pourtant, indirectement et
psychophysiologique analysé par Herbert métaphoriquement, ces personnages partagent
Spencer, à la différence que le premier comprend avec nous un regard critique et/ou un état
autant des surprises environnementales d’angoisse général face à une époque
qu’intellectuelles. Le comique par l’absurde est la paradoxalement désertique en termes de valeurs
rencontre entre les trois types de rires évoqués alors qu’elle a quasiment tout en abondance, voire
jusqu’ici : le rire de surprise, la moquerie et le rire en excès – du moins en ce qui concerne les
convivial. L’insolite d’une situation absurde est le sociétés économiquement développées. En même
déclencheur du rire. On se moque de l’absurdité temps que le rire existentialiste tente de
de la situation, en même temps que ce rire de combattre l’inhumanité sécrétée par précisément,
dérision nous chatouille comme la plume que et entre autres, ceux qui la dénoncent, ils sont
nous tenons dans la main pour chatouiller l’autre. obligés de faire face à leur responsabilité en tant
Si le comique par l’absurde a besoin de l’insolite, qu’acteurs d’un monde désormais le leur et non
du surprenant pour se manifester, c’est qu’il est plus celui des dieux ; alors que tant de choses leur
plus indirect qu’un rire de l’ordre de la brimade échappent. Mais du moment qu’ils sont encore
sociale comme l’étudie Henri Bergson2. Et alors capables d’en rire, est-ce que cela ne signifie-t-il
qu’il paraît moins affecter les subjectivités pas que nous n’avons pas encore baissé les bras ?
coprésentes, le comique par l’absurde touche
peut-être plus profondément la nature de chacun,
ce qui expliquerait l’espèce d’attendrissement qu’il Art contemporain et productions culturelles :
est possible de ressentir vis-à-vis d’une situation du théâtre à la chanson populaire avec
absurde qui laisse la place au rire. Remarquons Les Rita Mitsouko
enfin le sérieux des personnages, ou leur non-rire,
quand le pompier leur apprend qu’il s’était caché L’époque contemporaine a sa part
pour leur faire une farce. Le ridicule d’une d’absurde. Aussi les créations artistiques ne sont
situation est un des procédés du comique par pas en reste. L’étrange et l’inquiétant sont
l’absurde. Ce ridicule-ci est perçu avant tout par toujours aussi présents et sans doute devenus de
un regard extérieur à la situation. Le spectateur a plus en plus populaires. Du cinéma, avec entre
la distance idéale pour en rire, si pour autant il est autres David Lynch, aux troubadours de la
réceptif à ce genre d’humour. Mais en principe télévision comme les Monty Python, l’audience
l’effet de surprise suffit à déclencher au moins un de tels spectacles s’est considérablement élargie.
rire de décompression. Suite à une situation L’expansion du style horreur et du post-
insolite qui entraîne une tension intellectuelle, apocalyptique surtout, pourrait être vue comme
telle que celle de la sonnette, on peut simplement une prolongation ou un héritage populaire de ce
rire du décalage qui existe entre la singularité du théâtre beckettien agnostique. Plus assurément, la
consécration de la performance et l’installation de
la vidéo dans l’art contemporain ont procuré de
1
Ibid., p. 60. nouveaux espaces d’expression aux artistes qui
2
Cf. Henri BERGSON, op. cit.

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Revue Proteus – Cahiers des théories de l’art

comptent l’absurde parmi les ingrédients de leurs spectacle a connu beaucoup de « ratés ») ainsi que
œuvres. Des artistes tels Annette Messager 1, le dispositif matériel nécessaire sont extrêmement
Matthew Barney2 ou Katherine Oggier Chanda 3, contraignants. Comme si la production du banal
mettent en scène les dimensions du monstrueux, au quotidien demandait une énergie et un
du marginal, du double, du déplacé, afin de environnement dont l’ampleur et la complexité
questionner par exemple la frontière entre restaient insoupçonnées. Ce banal sublimé par
humain et non-humain, entre soi et les autres, et l’étrange chez les surréalistes, puis tourné au
mettre en lumière des devenir-humain parmi les ridicule dans le théâtre de l’absurde, apparaît
autres devenirs4. Les questions se portent sur les aujourd’hui comme une élucidation énigmatique.
façons d’être-un-individu, et non plus sur le fait Malgré le fait que nous connaissions ses ficelles, il
d’être ou ne-pas-être, d’être-avec ou d’être-sans continue de s’imposer à nous, comme si l’on avait
comme chez les surréalistes et les existentialistes. encore besoin, et ce de façon vitale, d’avoir des
Ainsi, les figures du cyborg, de l’androgyne, du moulins à combattre.
mutant, du freak, s’érigent comme des condensés
d’humanité alternative qui en creux éclairent Avec l’apparition du mouvement pop,
quelques zones d’ombre de cette humanité notamment à travers le Pop art dans le champ
contemporaine encore si lisse et polie, malgré le artistique, l’idée de la démocratisation, de la
passage de mouvements riches de critique sociale popularisation, de la vulgarisation d’un bon
tels ceux d’André Breton et d’Eugène Ionesco. nombre de choses habituellement dévolues aux
Ce qui est sondé désormais est autant l’étendue privilégiés, tels que la célébrité, le confort, l’art
des déclinaisons identitaires que la profondeur lui-même, etc., s’est vite répandue. L’absurde s’est
psychique d’un individu. L’être devient petit à lui aussi « démocratisé ». C’est ainsi que l’époque
petit un faire et plus précisément un faire-être5. contemporaine se caractérise notamment par le
Dans le spectacle KKQQ6, les protagonistes surgissement de l’absurde hors du champ7
mettent en place sous les yeux des spectateurs un artistique, comme dans la musique populaire 8.
système de filmage en direct dont les films sont L’élargissement du public potentiel pour une
projetés tout de suite après leur réalisation, afin forme d’expression ne signifie pas
de pouvoir apparaître sur plusieurs plans à la fois, automatiquement son accès facilité, sa
et parfois même jouer avec son double filmé juste signification plus aisément saisissable. D’autant
à l’instant sur le plateau. Si le contenu de ce plus qu’il est observé aujourd’hui une sorte
spectacle est banal et superficiel, une sorte de d’éclatement autant du côté des genres de
babillages et de discussions autour d’un café entre
collègues de bureau, les conditions (car ce

7
Cf. Pierre BOURDIEU, Les règles de l’art. Genèse et structure du
1
Cf. <http://stephan.barron.free.fr/2/varela_messager/ champ littéraire, Paris, Éditions du Seuil, 1998.
8
index.html.html> consulté le 15 juin 2011. Un débat qui ne sera pas abordé ici concerne la question
2
Cf. <http://www.cremaster.net> consulté le 15 juin 2011. des conditions d’émergence d’un champ ainsi que de la
3
Cf. <http://www.myspace.com/katherine.oggier.chanda/ façon la plus adéquate de se représenter toutes les
videos> consulté le 15 juin 2011 productions culturelles, c’est-à-dire des œuvres de l’art
4
Cf. Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, « Devenir-intense, contemporain aux jeux vidéos, en passant par les
devenir-animal, devenir-imperceptible » dans Mille Plateaux. collections de timbres. Il est en tout cas possible de
Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les Éditions de Minuit, concevoir la musique populaire comme un élément
1980, p. 284-380. fondamental dans la définition de musiques « plus
5
Cf. Harvey SACKS, « Faire “être comme tout le mondeˮ », artistiques » comme la musique classique, dans le sens
dans J.-P. THIBAUD (éd.), Regards en action. Ethnométhodologie que la musique populaire en pose les frontières. Par
des espaces publics, Bernin, À la croisée, 2002, p. 200-210. ailleurs, avec les Cultural Studies chaque style et groupe
6
Michèle GURTNER, Tiphanie BOVAY-KLAMETH, François d’œuvres culturels peut donner lieu à des espaces où des
GREMAUD, KKQQ, Théâtre de l’Arsenic, Lausanne, 13 appartenances identitaires se créent de façon tout aussi
janvier 2011. remarquables que pour les arts institués.

40
Revue Proteus no2, le rire

productions culturelles, que du côté des goûts sombre et une structure métallique autour des
culturels des publics1. musiciens). Des images inquiétantes font des
Représentatif de cette tendance inclassable des apparitions stroboscopiques, à travers lesquelles
styles, le groupe de musique Les Rita Mitsouko on reconnaît des procédés utilisés par les
est emblématique également pour des sujets surréalistes, comme la surimpression de deux
abordés dans leurs chansons, qui vont de la mort visages. Des flashs inquiétants se faufilent
à l’amour en passant par des petites choses de également dans une série d’images rendues
grande importance, et inversement. Les Rita animées grâce au praxinoscope. Cet étrange et ce
Mitsouko2, depuis leur premier album en 19843, dramatique, mêlés à quelque chose qui pourrait
ont produit une discographie sans doute pas des s’apparenter à de l’insouciance, ne laissent pas
plus impressionnantes, mais comportant indifférent. À l’idée du lieu où se rend le petit
cependant des titres et albums légendaires dans train et « ce qui s’y fait », un sentiment d’horreur
l'histoire de la musique. Nous nous arrêterons sur nous traverse et qui d’une manière surprenante
deux de ces titres ; le premier est un de leurs plus peut s’évacuer par un rire avant tout de
connus : Le petit train4. Le clip5 vidéo de cette décompression, un rire jaune, un rire de dégoût,
chanson, ainsi que la chanson elle-même, un rire qui laisse honteux face à l’inhumanité qu’il
comportent de nombreux éléments qui relèvent révèle peut-être un peu en nous. La force de ce
d’une saveur sans doute toute contemporaine de morceau vient aussi du fait qu’il se base sur un
l’absurde, un absurde qui flirte avec l’atroce, élément autobiographique de la chanteuse. Le
l’injustifiable, avec ce « Train de la mort », un père7 de Catherine Ringer a fait partie des
absurde tellement kitsch qu’il en devient campy6. déportés lors de la Seconde Guerre mondiale. S’il
Ces décors à la Bollywood défilent, puis s’en est sorti, cela reste un fait marquant pour la
deviennent des prises de vue in situ. Ce morceau chanteuse des Rita Mitsouko.
est dérangeant, non seulement à cause de ce que Sur un ton tout aussi décalé, mais à propos
le petit train évoque, mais aussi musicalement, et d’un sujet moins morbide, a été composé le
visuellement dans certaines parties du clip. La morceau Les consonnes8. Il raconte la perception
voix de la chanteuse, Catherine Ringer, est d’une femme face à des choses peu ragoûtantes
maintenue dans les tons aigus. Le rythme est comme « une éponge mouillée » ou « des
entraînant. Cependant, après un moment, on baskets » qui « chlinguent » et « qui puent ». La
aimerait que le supplice cesse pour nos oreilles – voix accompagnée d’un violon et d’une guitare
du moins, pour celles qui sont sensibles aux sons électriques hululent de dégoût durant les refrains.
aigus. La vidéo met en scène la chanteuse et son Cette maniaquerie maladive est apparemment une
acolyte, Frédéric Chichin, entourés par des chose dont elle a conscience, puisqu’elle se
musiciens indiens. Ils font de la musique,
chantent et dansent. De la légèreté
bollywoodienne, on bascule vers une gravité 3
LES RITA MITSOUKO, Rita Mitsouko, Virgin France S.A.,
quasiment post-industrielle (avec un décor 1984.
4
LES RITA MITSOUKO, « Le petit train », dans Marc et
Robert, Virgin France S.A., 1988.
5
Clip réalisé par Jean ACHACHE, Virgin France S.A., 1989.
1
Cf. Richard A. PETERSON, « Le passage à des goûts 6
Référence au mot anglais et au sens défini ici : Tommaso
omnivores : notions, faits et perspectives. Goûts, pratiques LABRANCA, « Trash, Camp & Kitsch » dans Andy Warhol era
culturelles et inégalités sociales : branchés et exclus » dans un coatto. Vivere et capire il trash, Roma, Castelvecchi, 1996, p.
Sociologie et sociétés, vol. 36 no 1, 2004, p. 145-164. 31-36.
2
LES RITA MITSOUKO est un groupe formé sur le binôme 7
Plus directement, la vie du père de Catherine Ringer, Sam
Catherine Ringer / Frédéric Chichin au début des années Ringer, est évoquée dans le morceau intitulé « C’était un
1980. Il cessera d’exister en tant que tel en 2008 suite au homme » dans LES RITA MITSOUKO, Cool Frénésie, Six
décès de Frédéric Chichin. Catherine Ringer a sorti un S.A.R.L., 2000.
album en 2011 intitulé Ring n’ Roll, Because Music / Six 8
LES RITA MITSOUKO, « Les consonnes », Acoustiques, Six
S.A.R.L.. S.A.R.L., 1996.

41
Revue Proteus – Cahiers des théories de l’art

rappelle de ne pas « tourne[r] à la mégère », même prendre place, malheureusement peut-être. Ce


si elle se demande bien « Qu’est-ce que ça monde chanté et joué par Les Rita Mitsouko est
pourrait faire ? ». Le banal à travers les tâches un monde où non seulement Dieu est mort et
ménagères perçues et vécues par une femme enterré, mais en plus l’amour semble lui aussi aux
devient ici un quotidien désenchanté, mais tout à portes de la mort, alors qu’il représentait encore
fait réel et coriace, à l’image de la ménagère elle- au début du XXe siècle ce pour quoi il valait la
même, un peu volubile comme le veut le peine de continuer. Le malaise s’est complexifié,
stéréotype. « Pour que les consonnes sonnent tout comme le rapport à la vie quotidienne, celle-
classe. Faut que j’évite que ma langue se tasse. Et ci même que le théâtre de l’absurde dénonçait
il faut vite que je dise une phrase, euh… Qu’est- alors, tandis qu’elle reste peut-être le seul point
ce que t’as ? T’as peur que je te bute ? T’as peur d’accroche aujourd’hui pour ne pas sombrer
que je te baisse le calbut ? Ou bien t’as p’t-être davantage. À l’absurde désenchanté s’insinue
peur qu’une femelle en rut se l’enfonce en dedans pourtant une absurdité presque réenchantée,
comme une brute ? » La brutalité des paroles est à comme chez Les Rita Mitsouko, grâce à des
un point surfaite qu’il est difficile de ne pas voir le « con-sonnes » « à travers champs » ; parce que
deuxième degré qui règne sur tout le morceau. s’il n’y a plus d’amour « Y’a d’la haine2 » ; et
L’absurde se porte ici sur ce comportement surtout parce que je peux dire encore : « Mais moi
maniaque, et plus particulièrement sur la place je suis quand même là3 ».
exagérément importante qu’occupent ces petits
gestes quotidiens qui semblent être les seuls à
pouvoir remplir la tête de cette voix féminine à la Au fil de l’absurde
langue bien pendue. Sans doute une certaine dose
d’autodérision est-elle nécessaire aux femmes (et Parti de l’intuition d’un lien entre des
pourquoi pas aux hommes aussi) qui se mouvements artistiques à posture critique tels que
reconnaissent dans cette chanson. L’inquiétant, le surréalisme et le théâtre de l’absurde – réputés
mais sûrement aussi le grotesque, sont soulignés d’être des réponses vis-à-vis de leur contexte
par ce hululement des refrains qui plus que des socio-historique – et des formes de l’étrange et de
notes jouées, rappelle une voix de femme se comique par l’absurde, cet article a prolongé
transformant en un son non-humain, robotisé, l’étude jusqu’à l’époque contemporaine afin de
instrumentalisé (au sens propre – instrumentalisé sonder les formes d’absurde qui subsistent, et de
par le violon et la guitare électriques1 – et sans questionner les causes d’un tel legs. Le
doute aussi au sens figuré). surréalisme et le théâtre de l’absurde, au delà de
Les Rita Mitsouko sont porteurs d’une partager certaines techniques, partent du même
évolution de l’absurde devenu autant dérangeant constat et visent un même objectif : le monde est
que dérangé, n’hésitant pas à jouer avec l’étrange désespérant, révoltant, cherchons à le changer par
pour en faire une matière risible. La folie légère l’art. L’absurde est à cette époque une arme pour
qui semble planer sur leurs morceaux autorise la critique d’un état contesté du monde. L’époque
néanmoins de brefs moments de relâchement. contemporaine paraît connaître un
Celui-ci ne semble plus avoir de lien avec le désenchantement encore plus profond. S’il y avait
comique puisque le rire qui en découle, quand il y encore la croyance de réussir à dépasser un état
en a un, se sent coupable à la seconde même qu’il de chose dans les postures critiques et
a été émis, comme s’il avait souhaité de n’avoir prophétiques des artistes de l’étrange et de
jamais vu le jour. Ce rire grinçant est pourtant l’absurde au début du XXe siècle, les artistes
bien là, tout comme le monde qui lui a permis de

2
LES RITA MITSOUKO, « Y’a d’la haine » dans Système D, Six
1
Que soit ici remercié Alexandre Bornand, ainsi que son S.A.R.L., 1993.
3
oreille musicale qui m’a aidée à décrypter ce morceau. Paroles tirées du « Petit train », loc. cit.

42
Revue Proteus no2, le rire

contemporains semblent avoir renoncé à apporter


un quelconque changement au monde. Leur
posture est de l’ordre de la compréhension. Elle
tente de révéler des mécanismes sous-jacents
(pour peut-être mieux vivre avec ?) contrairement
aux postures critiques qui proposaient
explications et solutions. Le paradoxal fait ainsi
place à l’incertain. Si l’on ne riait pas vraiment
avec l’étrange, mais que l’on riait de façon
existentielle avec le théâtre de l’absurde,
aujourd’hui on se met à grincer. Le rire
contemporain par l’absurde serait-il sur le point
de devenir un rire absurde ? Et quel genre de
paradoxe est en œuvre si l’on considère que le
comique par l’absurde contemporain est
quasiment du non-comique ? Y aurait-il un lien
avec l’avènement de la société des individus 1 qui
est en soi un paradoxe ? lequel imprègne jusqu’à
nos manières de rire, de trouver telle ou telle
chose risible, de penser qu’il est inconvenant de
trouver telle ou telle chose risible, et finalement
jusqu’à nos opportunités d’en rire ou de s’en
abstenir.

May DU

1
Cf. Norbert ELIAS, La société des individus, Paris, Fayard,
1991.

43

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