Conference Berrada 2018
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L’industrialisation, un impératif
pour le développement
Mohamed BERRADA
Professeur émérite de l’Université Hassan II de Casablanca - Maroc
Comment ce secteur pourrait-il donc jouer un rôle stratégique pour créer davantage
d’emplois?
C’est une question complexe. Car la politique industrielle ne peut être perçue de manière
isolée. Sa dynamique est reliée à celle des autres secteurs. Elle est reliée aux réformes
économiques, politiques, sociales, institutionnelles, humaines et culturelles. Elle est
reliée à l’existence d’une élite d’entrepreneurs et d’un esprit industriel qui caractérise
la société. Mais surtout, elle est reliée au niveau d’éducation de la population.
Il s’agit donc, dans mon exposé, de fragmenter les secteurs tout en les reliant, en
recherchant en permanence une cohésion de l’ensemble, afin de mettre en évidence
les leviers fondamentaux de la compétitivité du processus industriel. Un processus
qui semble d’ailleurs traverser trois phases successives : une phase d’industrialisation
au lendemain de l’indépendance suivie d’une phase de désindustrialisation avec
aujourd’hui un processus de néo-industrialisation dans une perspective différente.
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La crise de la dette découlant des dérapages budgétaires des années 70 a conduit
l’État, au cours des années 80 et début 90, à mettre en place en liaison avec le FMI et
la BANQUE MONDIALE un plan d’ajustement accompagné de réformes structurelles
importantes. L’objectif était de stabiliser le cadre macroéconomique pour asseoir les
bases d’une croissance saine et durable. Cette politique a aussi permis de relancer
les capacités entrepreneuriales du pays dans la mesure où de nouvelles générations
d’entrepreneurs, stimulés par une concurrence plus agressive, ont commencé
à émerger et à remplacer l’élite traditionnelle précédente, qui s’était peu à peu
endormie dans une situation de rente, découlant de l’excès de protectionnisme.
Il faut reconnaitre que depuis la fin des années 90, le Maroc a réalisé des avancées
incontestables, tant sur les plans économique et social que sur les plans des libertés
individuelles et des droits civiques et politiques : réforme du code de la famille en
2004, réforme de la constitution, projet de régionalisation avancée, réforme de la loi
organique des finances. Il a réussi à accélérer son rythme de croissance après deux
décennies de croissance relativement faible, permettant ainsi de quasiment doubler
son PIB par habitant, éradiquer la pauvreté extrême, augmenter l’espérance de vie,
avec un meilleur accès aux services publics de base, y compris un accès universel à
l’éducation primaire.
De grands projets structurants ont été réalisés ou sont en cours de réalisation, parmi
lesquels on peut citer le port de Tanger-Med, le réseau autoroutier, et un réseau
d’écosystèmes s’articulant autour de projets industriels intégrés : parcs éoliens et
photovoltaïques pour parvenir à un mix en énergie renouvelable de 42% dans
2 ans, valorisation de l’exploitation du phosphate, de l’agroalimentaire, de l’industrie
pharmaceutique, de l’automobile, de l’aéronautique, du TGV, et des autres nouveaux
métiers mondiaux du Maroc, alors que des secteurs comme celui des finances, des
assurances, du transport aérien, du bâtiment, ou des télécoms s’appliquent à investir
et à conquérir le marché africain.
La question qui se pose maintenant est la suivante : ces investissements ont-ils été
créateurs de croissance et d’emplois?
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II. Alors quelles sont maintenant les fragilités de notre modèle économique?
Comme dans tout corps humain, il y a ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, qui dort
et qui risque de se réveiller plus tard………
On entendra dire que notre système de formation et d’éducation est inadapté par
rapport aux besoins des entreprises. Manifestement, notre système éducatif est en
crise. On le sait. Les réformes se suivent et se ressemblent. Sans progrès notable. 99%
des enfants de 6-7 ans entrent en primaire, mais 30% l’abandonnent au cours des 3
premières années, renforçant ainsi notre armée d’analphabètes.
Une des raisons : la rareté du préscolaire pour les couches populaires et la faiblesse
de motivation des parents. Or le préscolaire est essentiel pour éveiller l’intelligence
de l’enfant dès le plus jeune âge, la créativité, l’esprit d’entreprise et faire aimer
l’école par la suite. Il détermine la réussite scolaire et universitaire.
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Ces inégalités vont se poursuivre au niveau des études primaires, secondaires et
supérieures par le biais de la différenciation des établissements à accès ouvert avec
ceux à accès avec concours ou accès payant.
Mais notre système éducatif n’est pas seul en cause! C’est notre modèle de croissance
qui est devenu inadapté, dépassé. Il explique notre fragilité.
- 2.70% en 2014
- 1.20% en 2016
- 4.50% en 2017
- 2.80% en 2018
Thomas Piketty, dans son livre sur «Le capital au 21ème siècle», a démontré que les
taux de croissance dans le monde, en dehors de certains pays asiatiques comme la
Chine ou l’Inde, ont fortement baissé, dû en partie à la baisse de la fécondité, ce qui
ralentit aussi notre croissance. Mais cette baisse de la croissance se traduit par une
aggravation des inégalités.
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Alors que nous avons besoin d’une création nette de 160.000 emplois par an pour
maintenir le taux de chômage à son niveau actuel.
Devant cette situation de rareté d’emploi, on ne doit pas s’étonner de voir le secteur
informel s’installer de manière durable. Bien souvent, l’informel vient corriger et
combler les incohérences des politiques économiques qui cherchent à décréter par
le haut les règles du capitalisme moderne. Nous oublions souvent que 32% de la
population ne sait pas lire et écrire, bien que le taux de scolarisation se soit amélioré
au cours de ces dernières années.
Les gouvernements cherchent à lutter contre l’informel, car il constitue selon eux une
concurrence déloyale au secteur formel. Mais ne constitue-t-il pas aussi une soupape
de sécurité sur le plan des équilibres sociaux? Un indicateur de ce qui ne marche
pas? Sans le secteur informel, le taux de chômage serait bien plus élevé! Je ne dis pas
qu’il faut l’encourager ou le protéger. Non. Mais c’est juste une réalité dont il faut
tenir compte. Il se réduira de lui-même par le jeu d’un facteur essentiel : l’éducation
et une stratégie économique orientée sur l’industrie.
Tout cela pour dire aussi que les théories économiques qu’on enseigne dans nos
universités montrent leurs limites devant la complexité du monde économique, où
libéralisme et keynésianisme se croisent dans un tumulte de contradictions.
Ces contradictions laissent les marchés financiers libres arbitres des politiques
économiques, en sanctionnant à leur guise le manque d’austérité des uns et l’absence
de soutien à la croissance des autres.
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La conséquence de cette évolution est que la souveraineté nationale n’est plus entre
les mains de l’État, mais entre les mains des marchés financiers, du FMI, de la banque
mondiale ou des agences de notation. Nous ne sommes pas maitres de la définition
de notre politique. Nous devons tenir compte de ces contraintes.
Le libre-échange est bien, mais il a ses règles et ses limites. Et l’économie, comme le
corps humain, n’aime pas les excès!
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Les services sont devenus les premiers
pourvoyeurs d’emploi alors que c’est
l’industrie qui constitue la base principale
de création d’emplois directs et indirects
L’analyse sectorielle de la structure du PIB fait apparaître une tertiarisation croissante
du tissu productif national : 55% pour les services, contre 30% pour le secteur
secondaire et 15% pour le secteur primaire. Et au niveau du secteur secondaire, la
moitié appartient au secteur industriel.
Les services sont devenus les premiers pourvoyeurs d’emploi, avec la précarité qui
les caractérisent…réparation, commerce… étalage de marchandises chinoises sur les
trottoirs… gardiennage…
La qualité de croissance ne réside pas dans des taux élevés, mais dans sa régularité
et dans son caractère inclusif.
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3. Protéger notre industrie contre le dumping. Le pays a besoin d’un minimum de
patriotisme économique. Donner la priorité à la production nationale. «Maroc d’abord!».
Partout dans le monde, à l’exception de notre pays, le débat entre libres échangistes
et protectionnistes, entre souverainistes et mondialistes est ouvert.
On le voit par exemple avec le Brexit, les annonces de Donald Trump concernant les
importations de Chine, d’Allemagne ou du Mexique.
Les pays qui défendent le plus le libre-échange sont souvent ceux qui installent des
barrières magiques à l’entrée.
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La productivité n’a pas évolué depuis plusieurs années.
Comment donc stimuler la productivité des facteurs pour renforcer notre compétitivité?
Le capital fixe seul ne suffit pas. On peut acheter des machines performantes mais
elles ne produiront rien si on n’a pas le savoir-faire pour les faire marcher.
Il faut avoir aussi du capital immatériel. Le génie. Et c’est à ce niveau que se trouve
notre faiblesse. Nous devons investir en capital immatériel, une notion qui renvoie
à la fois :
Je voudrais, pour terminer, formuler deux réflexions à ce propos. Nous vivons dans un
monde où le matérialisme et la finance dominent. Une conséquence de la révolution
industrielle. Mais ce qui est bien plus triste, c’est que notre système d’enseignement
est devenu le reflet de cette situation!
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Nous formatons les jeunes. Des robots. On assiste ainsi à la lente disparition de
disciplines de culture générale qui ouvrent l’esprit pour la compréhension de
l’environnement, comme la philosophie, la sociologie, l’histoire, la littérature, la
poésie, la musique, le chant ou le théâtre, et même le sport pour laisser la place
aux matières quantitatives dont les seuls objectifs sont la performance économique
et financière de nos entreprises. Or ces disciplines visent l’épanouissement de
l’individu et donc agissent indirectement sur la productivité industrielle. On produit
mieux quand on est épanoui!
Et c’est là où l’action majeure du gouvernement doit être orienté dans notre pays.
Orienter la stratégie sur l’homme, sur le savoir-faire, sur le savoir être, sur la
connaissance qui est par définition infinie.
Il suffit juste de regarder la situation de pays comme le Japon ou la Corée du sud qui
n’ont ni matière première, ni pétrole à l’opposé de celle d’autres pays qui disposent
en abondance de ces ressources.
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Académie Hassan II des Sciences et Techniques
Km 4, Avenue Mohammed VI - Rabat.
E-mail : [email protected]