Texte 1 La Rencontre Manon-Des Grieux
Texte 1 La Rencontre Manon-Des Grieux
Texte 1 La Rencontre Manon-Des Grieux
Texte 1
La rencontre amoureuse Début de la première partie (p.26 ligne 204 – p. 28 ligne 243)
1 « J'avais marqué le temps de mon départ d'Amiens. Hélas ! que ne le marquais-je un jour
2 plus tôt ! j'aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je
3 devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s'appelait Tiberge, nous
4 vîmes arriver le coche d'Arras, et nous le suivîmes jusqu'à l'hôtellerie où ces voitures
5 descendent. Nous n'avions pas d'autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes,
6 qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune qui s'arrêta seule dans la cour
7 pendant qu'un homme d'un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur,
8 s'empressait pour faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante que moi,
9 qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu
10 d'attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai
11 enflammé tout d'un coup jusqu'au transport. J'avais le défaut d'être excessivement timide
12 et facile à déconcerter ; mais loin d'être arrêté alors par cette faiblesse, je m'avançai vers la
13 maîtresse de mon cœur. Quoiqu'elle fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes
14 politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui l'amenait à Amiens, et si elle y
15 avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument, qu'elle y était
16 envoyée par ses parents pour être religieuse. L'amour me rendait déjà si éclairé, depuis un
17 moment qu'il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour
18 mes désirs. Je lui parlai d'une manière qui lui fit comprendre mes sentiments, car elle était
19 bien plus expérimentée que moi : c'était malgré elle qu'on l'envoyait au couvent, pour
20 arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s'était déjà déclaré, et qui a causé dans la
21 suite tous ses malheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de ses parents, par
22 toutes les raisons que mon amour naissant et mon éloquence scolastique purent me
23 suggérer. Elle n'affecta ni rigueur ni dédain. Elle me dit, après un moment de silence, qu'elle
24 ne prévoyait que trop qu'elle allait être malheureuse, mais que c'était apparemment la
25 volonté du Ciel, puisqu'il ne lui laissait nul moyen de l'éviter. La douceur de ses regards, un
26 air charmant de tristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt l'ascendant de ma destinée,
27 qui m'entraînait à ma perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma réponse.
28 Je l’assurai que si elle voulait faire quelque fond sur mon honneur et sur la tendresse infinie
29 qu’elle m’inspirait déjà, j’emploierais ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents et
30 pour la rendre heureuse. »