Cas Société Générale Danone
Cas Société Générale Danone
Cas Société Générale Danone
L’exemple de deux entreprises, la Société Générale et Danone, qui ont fait des choix différents en
matière de gestion de leurs savoirs tacites permet de mettre en lumière les stratégies que peuvent
adopter les entreprises. Ces deux cas amènent aussi à réfléchir sur les enjeux de ces différentes
stratégies et leurs conditions de mise en oeuvre.
La Société Générale évolue dans un contexte bancaire concurrentiel, largement globalisé, en crise
latente, sujet aux évolutions du degré de confiance des investisseurs. Dans ce contexte, elle doit
gérer et anticiper le départ en retraite de 8 000 collaborateurs entre 2006 et 2012, sur un peu plus
de 100 000 salariés, toutes activités confondues. De plus, la Société Générale doit faire face à un
turn-over élevé de ses collaborateurs, que ce soit en agence ou en centre d’appel téléphonique,
avec une évolution des profils recrutés, du niveau de formation, la coexistence parfois difficile
entre « ancienne » et « nouvelle » génération. Fort de ce constat, Daniel Bouton, président du
groupe bancaire entre 1997 et 2009, a directement sollicité son service d’inspection générale qui
réalise auprès du groupe des missions de conseil interne. « Daniel Bouton cherchait à s’assurer
que les connaissances existantes dans l’entreprise seraient correctement transférées aux recrues
qui allaient intégrer l’activité banque de détail du groupe », explique Raoul de la Genardière,
inspecteur principal à la Société Générale. Ce dernier souligne que la Société Générale possède
un degré de maîtrise satisfaisant de ses savoirs formels, mais il se rend rapidement compte que
tout un pan de l’activité repose sur des savoirs non codifiés, non répertoriés, et que cette question
avait été relativement inexplorée jusqu’alors. Afin de réagir au plus vite et face à l’ampleur de la
tâche, le service d’inspection générale se fait épauler par un cabinet de conseil.
L’identification des savoirs informels a été réalisée en mode projet sur une période de trois mois et
a suivi différentes étapes :
– information des collaborateurs et sélection des agences du réseau France qui vont participer au
projet ;
– sélection des collaborateurs à observer pendant les journées d’immersion ;
– observation de terrain ;
– identification des métiers sensibles à une perte de connaissances informelles à la fois
quantitativement et qualitativement ;
– validation des résultats par trois directeurs de réseaux ;
– rédaction des préconisations.
Si les deux premières étapes du projet ont été réalisées par le service d’inspection générale de la
banque, les étapes de terrain ont été confiées au cabinet de conseil. Ce projet a permis de mettre
en évidence quinze métiers à savoir informel stratégique non codifié. Parmi ces quinze métiers
que la Société Générale souhaite désormais davantage codifier figurent, entre autres, les métiers
de conseiller clientèle entreprise, conseiller en gestion de patrimoine, contrôleur des risques,
technicien des moyens de paiement, responsable des opérations immobilières.. . Ainsi, les
consultants ont aidé à prendre conscience de l’importance à accorder au dialogue entre
générations, à la nécessité de faciliter les partages d’astuces et de rendre plus accessibles les
informations. Ils ont, par exemple, constaté qu’un directeur de plate-forme passait 20 % à 25 % de
son temps à récupérer des notes juridiques du siège. «Nous nous sommes aussi rendu compte
qu’un même poste de contrôleur des risques pouvait être appréhendé d’une façon différente selon
la personnalité de son titulaire. Quand un collaborateur s’en tient à de l’analyse a posteriori, un
autre se fera fort, au contraire, de fournir des prestations de conseil en amont. »
L’étude a débouché sur la rédaction de quinze synthèses et la mise sur pied de quinze ateliers en
coordination avec un groupe projet auquel participaient les responsables de formation, le directeur
adjoint du réseau détail et la DRH réseau. De plus, des préconisations ont été mises en oeuvre
dans des logiques de compagnonnage, d’enrichissement de la formation, de meilleure écoute, de
mise à jour des bases de données, d’instauration d’un système de partage, d’accès et de lisibilité
des connaissances. La Société Générale, à travers ce projet, a engagé la codification de ses
savoirs informels.
Danone est l’un des leaders mondiaux de l’industrie agro-alimentaire, avec des marques connues
mondialement. L’entreprise emploie plus de 80 000 salariés et souhaite poursuivre son expansion
et renforcer sa croissance dans un environnement concurrentiel intense. Le directeur des
ressources humaines du groupe est conscient que la réactivité et la capacité d’innovation du
groupe reposent sur le capital intellectuel de l’entreprise, à travers les informations et les
expertises détenues et partagées par chacun. C’est pourquoi, au début des années 2000, le DRH
a lancé le concept de Networking Attitude qu’il explique en ces termes : « [L’objectif est] de
promouvoir l’échange et le partage de bonnes pratiques, donc de l’expérience concrète. Le
partage de l’expérience a un sens, uniquement s’il a un impact positif pour la personne concernée
et pour sa performance professionnelle. » Le groupe a beaucoup évolué au cours des dernières
années et n’a pas une culture de l’histoire : les informations ont une durée de vie utile courte, les
bases de données ne permettent pas une capitalisation satisfaisante. Ainsi, le groupe Danone
souhaite travailler en réseau et partager davantage pour être plus agile et mieux faire face à la
concurrence.
L’initiative Networking Attitude concerne la totalité des 8 400 managers répartis à travers le
monde. Concrètement, la démarche Networking Attitude repose sur trois dispositifs
complémentaires :
– Une place de marché, où sont échangées les bonnes pratiques à l’occasion d’événements
organisés par le groupe, tels que des conventions ou des réunions internes. Trois rôles sont
attribués aux managers : un rôle de giver pour celui qui détient une bonne pratique dans sa
business unit et qui va la mettre à disposition des autres managers ; un rôle de taker pour le
manager qui rencontre des difficultés et souhaite changer ses pratiques et, enfin, un rôle de
facilitateur qui est l’intermédiaire et va rendre possible l’échange. Le cadre de ces places de
marché se veut informel, ludique et interactif. Ainsi, des carnets de chèques fictifs viennent
concrétiser l’échange des bonnes pratiques.
– Un annuaire en ligne, le Who’s who, qui recevra à terme les bonnes pratiques des givers.
– Les réunions dites message in a bottle où les takers énoncent à tour de rôle leurs demandes
prioritaires sous forme de sessions de trois heures et jouent à tour de rôle les givers et les takers.
L’ensemble de ces dispositifs permet une mise en relation rapide des différents interlocuteurs, en
dehors de leur cadre de travail habituel, et permet aussi une fluidité dans les échanges pour arriver
à des situations de gagnant-gagnant entre les givers et les takers. Les aspects informels et
ludiques renforcent les échanges sans qu’il soit nécessaire de les codifier formellement. Ces
dispositifs ont notamment été testés lors d’une place de marché de la fonction finance où l’enjeu
des bonnes pratiques était tourné vers la réalisation d’une clôture comptable rapide et
satisfaisante. Une analyse a posteriori a permis de voir que 600 transactions avaient été réalisées
par les 200 participants. Ainsi, le DRH de Danone conclut en ces termes : « L’accent est plutôt mis
sur la connexion, la relation entre les personnes. Cela correspond bien, par ailleurs, au style
Danone. Il n’y a pas de motivation pécuniaire. Le manager qui s’implique a la sensation d’être
efficace, de ne pas repartir de zéro et de faire quelque chose qui correspond au bon sens. [. . .]
Certains témoignages insistent sur le nombre de semaines ou de mois épargnés ou sur
les revenus générés, ou encore sur les erreurs évitées grâce à l’échange de bonnes pratiques. »
Avec la Networking Attitude, Danone gère la mise en réseau de ses connaissances tacites.
Conclusion
La place distincte de l’information dans les produits / les processus de ces deux entreprises a une
conséquence sur leur niveau général d’investissement dans les technologies de l’information. Ces
investissements sont particulièrement élevés dans les banques, qui consacrent environ 10 % à 12
% de leur produit net bancaire aux systèmes d’information. Dans une entreprise industrielle ou
commerciale, les coûts des systèmes d’information représentent plutôt 1 % à 4 % du chiffre
d’affaires. Une conséquence pour la banque est la « culture » d’entreprise qui découle de
l’importance de l’information et des systèmes d’information qui poussent à la codification des
savoirs. De même, la recherche de la fiabilité ou de la sécurité des activités bancaires participe à
la culture du secteur qui se reporte par défaut vers l’écrit. Cette culture ne sera pas
nécessairement aussi historiquement marquée dans une entreprise de type agroalimentaire,
malgré la montée continue des politiques de qualité.
Par ailleurs, la Société Générale, comme de nombreuses banques, connaît un turn-over important
(en agences, en centres d’appel) que ne semble pas connaître Danone. Dans un contexte de
faible turn-over, il devient aisé de construire et de s’appuyer sur un réseau d’interlocuteurs ; à
l’inverse d’une situation où il faut continuellement renouveler ce réseau, ce qui devient un
investissement coûteux. Enfin, la faible durée de vie d’un certain nombre d’informations chez
Danone n’incite pas l’entreprise à investir ni à utiliser des outils sophistiqués de codification,
comme les bases de données historicisées (datawarehouse).
Comme il a été souligné précédemment, aucune des deux sociétés ne semble recourir à la
gratification pécuniaire pour inciter ses collaborateurs à participer aux démarches de gestion des
connaissances. Cela se comprend dans le sens où une motivation extrinsèque (monétaire)
apparaît généralement peu adaptée à l’échange de connaissances tacites portées par des
personnes qui connaissent le risque de se départir de tels savoirs. Dans ce cas, le succès d’une
politique de gestion des connaissances repose sur d’autres ressorts.
Quels sont-ils pour les deux entreprises ? Chez Danone, l’approche « gagnant-gagnant » et
l’aspect ludique sont mis en avant comme ressorts du partage : en prônant une Networking
Attitude, les instigateurs de la politique de gestion des connaissances acceptent que les savoirs
restent pour partie informels, l’important étant que les bonnes pratiques se transmettent d’un
collaborateur à un autre. À la Société Générale, il semble plus difficile de voir comment les
collaborateurs seront motivés à s’approprier de façon concrète les savoirs codifiés : l’usage des
bases de données qui ont été mises à jour et des synthèses qui ont été validées hiérarchiquement
ne se fait que lors d’activités dédiées (formation. . .), et il semble plus difficile de garantir qu’ils
seront utiles et mis en application au quotidien par les collaborateurs concernés par les quinze
métiers ciblés. D’un point de vue organisationnel, l’approche de Danone renforce les logiques de «
structure en réseau » alors que l’approche de la Société Générale ne remet pas en cause une «
structure verticale » marquée par la prééminence de la ligne hiérarchique dans le fonctionnement
organisationnel.