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OBJET D'ÉTUDE : La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle

Parcours associé : « Rire et savoir »

Texte 1, chapitre VI : Comment Gargantua naquit d’une façon bien étrange

Peu de temps après, elle commença à soupirer, à se lamenter et à crier. Soudain, une foule de
sages-femmes vinrent de tous côtés. En la tâtant par le bas, elles trouvèrent quelques
morceaux de peau d’assez mauvais goût, et pensèrent que c’était l’enfant. Mais c’était le
fondement qui lui échappait, à cause du relâchement du gros intestin (lequel vous appelez le
boyau du cul), car elle avait trop mangé de tripes, comme nous avons déclaré ci-dessus.
Alors une repoussante vieille de la compagnie, qui était venue de Brisepaille près de Saint-
Genou il y a plus de soixante ans et qui avait la réputation d’être un grand médecin, lui fit un
astringent si horrible que tous ses sphincters en furent tellement obstrués et resserrés que vous
les eussiez élargis à grande peine avec les dents, ce qui est une chose bien horrible à penser.
C’est de la même façon que le diable, à la messe de Saint-Martin écrivant le caquetage de
deux commères, allongea à belles dents son parchemin.
Suite à cet inconvénient, les cotylédons se relâchèrent, et l’enfant sauta, entra dans la veine
cave, et, montant par le diaphragme jusqu’au-dessus des épaules (où ladite veine se partage
en deux), il prit son chemin à gauche, et sortit par l’oreille gauche.
Dès qu’il fut né, il ne cria pas comme les autres enfants : « Mies ! mies », mais il s’écriait à
haute voix : « À boire ! à boire ! à boire ! », comme s’il invitait tout le monde à boire, si bien
qu’il fut entendu de tout le pays de Beusse et de Bibarais.
Je me doute que vous ne croyez sûrement pas cette étrange nativité. Si vous n’y croyez pas, je
ne m’en soucie guère, mais un homme de bien, un homme de bon sens croit toujours ce qu’on
lui dit et qu’il trouve dans les livres. Est-ce contraire à notre loi, à notre foi, à la raison, aux
Saintes Écritures ? Pour ma part, je ne trouve rien écrit dans la Sainte Bible qui soit contre
cela. Mais, si telle eût été la volonté de Dieu, diriez-vous qu’il ne l’eût pu faire ? Ah ! de
grâce, ne vous encombrez jamais l’esprit de ces vaines pensées, car je vous dis qu’à Dieu rien
n’est impossible, et, s’il le voulait, les femmes auraient dorénavant ainsi leurs enfants par
l’oreille.
Bacchus ne fut-il pas engendré par la cuisse de Jupiter ?
Roquetaillade ne naquit-il pas du talon de sa mère ?
Croquemouche de la pantoufle de sa nourrice ?
Minerve ne naquit-elle pas du cerveau par l’oreille de Jupiter ?
Adonis par l’écorce d’un arbre à myrrhe ?
Castor et Pollux de la coque d’un œuf pondu et couvé par Léda ?

Texte 2 : chapitre XXIII, Comment Gargantua fut éduqué par Pronocrates de telle manière qu’il
ne perdait pas une heure dans la journée

Après quoi, il lui imposa un tel train d'étude qu'il ne perdait pas une heure du jour ; mais
consacrait tout son temps aux lettres et à l'honnête savoir. Gargantua s'éveillait donc vers
quatre heures du matin. Pendant qu'on le frottait, quelques pages des Saintes Écritures lui
étaient lues à haute et claire voix, avec la prononciation appropriée, et à cet effet était commis
un jeune page natif de Basché, nommé Anagnostes. Selon le propos et le contenu de cette
lecture, Gargantua s'adonnait à révérer, adorer, prier et supplier le Bon Dieu, qui se révélait
dans les Saintes Écritures dans toute sa majesté et ses jugements merveilleux.
Puis il allait aux lieux secrets faire excrétion de ses digestions naturelles. Là, son précepteur
lui répétait ce qui avait été lu, lui exposant les points les plus obscurs et les plus difficiles. En
revenant, ils considéraient l'état du ciel, observant s'il était comme ils l'avaient remarqué le
soir précédent, et en quels signes entrait le soleil et la lune, pour ce jour-là.
Ceci fait, il était habillé, peigné, coiffé, accoutré et parfumé, pendant qu'on on lui répétait les
leçons du jour précédent. Lui-même les répétait par cœur, et les appliquait à quelques cas
pratiques concernant la nature humaine, propos qu'il développait quelquefois pendant deux ou
trois heures ; mais d'ordinaire il cessait lorsqu'il était complètement habillé. Puis pendant trois
bonnes heures, la lecture lui était faite. Ceci fait, ils sortaient, sans cesser de discuter au sujet
de leur lecture, et ils se rendaient au grand Braque ou aux prés, et jouaient à la balle, à la
paume, à la pile trigone, s'exerçant le corps avec la même vaillance et élégance qu'ils avaient
employée pour exercer leurs âmes auparavant.

Texte 3 : Ch. XXVII Comment un moine de Seuilly sauva le clos de l’abbaye du saccage des
ennemis

Aux uns, il écrabouillait la cervelle, à d'autres, il brisait les bras et les jambes, à d'autres, il
démettait les vertèbres du cou, a d'autres, il disloquait les reins, effondrait le nez, pochait les
yeux, fendait les mâchoires, enfonçait les dents dans la gueule, défonçait les omoplates,
meurtrissait les jambes, déboitait les hanches, démolissait les os.
Si quelqu’un voulait se cacher entre des ceps plus épais, à celui-ci, il froissait toute l'arête du
dos et lui cassait les reins comme à un chien.
Si un autre voulait se sauver en fuyant, à celui-ci, il faisait voler la tête en pièces par la
commissure lambdoïde.
Si quelqu’un gravissait un arbre, pensant y être en sûreté, il l’empalait de son bâton par l’anus.
Si l’une de ses vieilles connaissances lui criait : « Ah ! Frère Jean, mon ami, Frère Jean, je me
rends !
- Tu y es, bien forcé, disait-il. Mais en même temps tu rendras l’âme à tous les Diables. » Et
aussitôt lui donnait des coups. Et si un téméraire voulait lui résister en face, là, il montrait la
force de ses muscles. Car il lui transperçait la poitrine à travers le médiastin et le cœur, à
d'autres, il frappait sur l’extrémité des côtes et leur retournait l'estomac, les tuant sur le coup,
à d’autres, il perçait le boyau du cul en traversant les couilles. Croyez bien que c'était le plus
horrible spectacle qu'on vît jamais.

Les uns criait sainte Barbe.


Les autre saint Georges. [...]
Les uns mouraient sans parler, les autres parlaient sans mourir. Les uns mouraient en parlant,
les autres parlaient en mourant.
Les autres criaient à haute voix : « Confession ! Confession ! Je confesse. Prends pitié de
nous. Je me remets entre vos mains. »
Le cri des blessés était si grand que le prieur de l'abbaye avec tous ses moines sortit. Quand ils
aperçurent ces pauvres gens ainsi effondrés parmi la vigne et blessés à mort, ils en
confessèrent quelques-uns. Mais pendant que les prêtres passaient leur temps à confesser, les
petits moinetons coururent à l'endroit où était Frère Jean, et lui demandèrent en quoi il voulait
qu’ils l’aident. »

Texte 4 : La Fontaine, Fables VII, « la Cour du lion », 1678.

La Cour du Lion

Sa Majesté Lionne un jour voulut connaître


De quelles nations le ciel l'avait fait maître.
Il manda donc par députés
Ses Vassaux de toute nature,
Envoyant de tous les côtés Une circulaire écriture,
Avec son sceau. L'écrit portait
Qu'un mois durant le Roi tiendrait
Cour plénière, dont l'ouverture
Devait être un fort grand festin,
Suivi des tours de Fagotin.
Par ce trait de magnificence
Le Prince à ses sujets étalait sa puissance.
En son Louvre il les invita.
Quel Louvre ! Un vrai charnier, dont l'odeur se porta
D'abord au nez des gens.
L'Ours boucha sa narine :
Il se fût bien passé de faire cette mine,
Sa grimace déplut. Le Monarque irrité
L'envoya chez Pluton faire le dégoûté.
Le Singe approuva fort cette sévérité,
Et flatteur excessif il loua la colère
Et la griffe du Prince, et l'Antre, et cette odeur :
Il n'était ambre, il n'était fleur,
Qui ne fût ail au prix. Sa sotte flatterie
Eut un mauvais succès, et fut encore punie.
Ce Monseigneur du Lion-là
Fut parent de Caligula.
Le Renard étant proche : Or çà, lui dit le Sire,
Que sens-tu ? Dis-le-moi : parle sans déguiser.
L'autre aussitôt de s'excuser,
Alléguant un grand rhume : il ne pouvait que dire
Sans odorat ; bref, il s'en tire.
Ceci vous sert d'enseignement :
Ne soyez à la cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère,
Et tâchez quelquefois de répondre en Normand.

Texte 5 : Voltaire, Candide, 1759.

Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées.
Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle
qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes
de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille
coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de
quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes.
Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette
boucherie héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le
parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa pardessus des tas de morts et de
mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que
les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups
regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles
sanglantes ; la des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros
rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner
la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.
Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros
abares l'avaient traité de même.

Texte 6 :

Acte I Scène 1- ARGAN

ARGAN, seul dans sa chambre, assis, une table devant lui, compte des parties d’apothicaire
avec des jetons ; il fait, parlant à lui-même, les dialogues suivants :

« Plus, du vingt-septième, une bonne médecine, composée pour hâter d'aller, et chasser
dehors les mauvaises humeurs de monsieur, trois livres. » Bon, vingt et trente sols : je suis
bien aise que vous soyez raisonnable. « Plus, du vingt-huitième, une prise de petit lait clarifié,
et dulcoré, pour adoucir, lénifier, tempérer et rafraîchir le sang de monsieur, vingt sols. » Bon,
dix sols. « Plus, une potion cordiale et préservative, composée avec douze grains de bézoard,
sirop de limon et grenades, et autres, suivant l'ordonnance, cinq livres. » Ah ! monsieur
Fleurant, tout doux, s'il vous plaît ; si vous en usez comme cela, on ne voudra plus être
malade : contentez-vous de quatre francs, vingt et quarante sols. Trois et deux font cinq et
cinq font dix, et dix font vingt. Soixante et trois livres quatre sols six deniers. Si bien donc
que, de ce mois, j'ai pris une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept et huit médecines ; et un, deux,
trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze et douze lavements ; et, l'autre mois, il y
avait douze médecines et vingt lavements. Je ne m'étonne pas si je ne me porte pas si bien ce
mois-ci que l'autre. Je le dirai à monsieur Purgon, afin qu'il mette ordre à cela. Allons, qu'on
m'ôte tout ceci. Il n’y a personne : Il n'y a personne : J'ai beau dire, on me laisse toujours seul
; il n'y a pas moyen de les arrêter ici.
(Il agite sa sonnette pour faire venir ses gens.)
Ils n'entendent point, et ma sonnette ne fait pas assez de bruit. Drelin, drelin, drelin. Point
d'affaire. Drelin, drelin, drelin. Ils sont sourds...
Toinette ! Drelin, drelin, drelin. Tout comme si je ne sonnais point. Chienne ! coquine !
Drelin, drelin, drelin. J'enrage. (Il ne sonne plus, mais il crie.) Drelin, drelin, drelin. Carogne,
à tous les diables ! Est-il possible qu'on laisse comme cela un pauvre malade tout seul ?
Drelin drelin, drelin. Voilà qui est pitoyable ! Drelin, drelin, drelin : Ah, mon Dieu ! Ils me
laisseront ici mourir. Drelin, drelin, drelin. »

Texte 7 : Acte 1 Scène 5

ARGAN. — Je lui commande absolument de se préparer à prendre le mari que je dis.


TOINETTE. - Et moi, je lui défends absolument d'en faire rien.
ARGAN. - Où est-ce donc que nous sommes ? et quelle audace est-ce là à une coquine de
servante de parler de la sorte devant son maître ?
TOINETTE. - Quand un maitre ne songe pas à ce qu'il fait, une servante bien sensée est en
droit de le redresser.
ARGAN court après Toinette. — Ah ! insolente, il faut que je t'assomme.
TOINETTE se sauve de lui. — Il est de mon devoir de m'opposer aux choses qui vous
peuvent déshonorer.
ARGAN, en colère, court après elle autour de sa chaise, son bâton à la main. — Viens,
viens, que je t'apprenne à parler.
TOINETTE, courant, et se sauvant du côté de la chaise où n'est pas Argan. — Je
m'intéresse, comme je dois, à ne vous point laisser faire de folie.
ARGAN. — Chienne !
TOINETTE. — Non, je ne consentirai jamais à ce mariage.
ARGAN. -— Pendarde !
TOINETTE. - Je ne veux point qu'elle épouse votre Thomas Diafoirus.
ARGAN. — Carogne !
TOINETTE. — Et elle m'obéira plutôt qu'à vous.
ARGAN. - Angélique, tu ne veux pas m'arrêter cette coquine-là ?
ANGÉLIQUE. - Eh, mon père, ne vous faites point malade.
ARGAN. — Si tu ne me l'arrêtes, je te donnerai ma malédiction.
TOINETTE. — Et moi je la déshériterai, si elle vous obéit.
ARGAN se jette dans sa chaise, étant las de courir après elle. — Ah ! ah ! je n'en puis plus.
Voilà pour me faire mourir.

Texte 8 : Acte III, Scène 3

ARGAN. - « …Mais enfin, venons au fait. Que faire donc, quand on est malade ?
BÉRALDE. - Rien, mon frère.
ARGAN. - Rien ?
BÉRALDE. - Rien. Il ne faut que demeurer en repos. La nature d’elle-même, quand nous la
laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C’est notre inquiétude, c’est
notre impatience qui gâte tout, et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non
pas de leurs maladies.
ARGAN. - Mais il faut demeurer d’accord, mon frère, qu’on peut aider cette nature par de
certaines choses.
BÉRALDE. - Mon Dieu, mon frère, ce sont pures idées, dont nous aimons à nous repaître ; et
de tout temps il s’est glissé parmi les hommes de belles imaginations que nous venons à
croire, parce qu’elles nous flattent, et qu’il serait à souhaiter qu’elles fussent véritables.
Lorsqu’un médecin vous parle d’aider, de secourir, de soulager la nature, de lui ôter ce qui lui
nuit, et lui donner ce qui lui manque, de la rétablir, et de la remettre dans une pleine facilité de
ses fonctions : lorsqu’il vous parle de rectifier le sang, de tempérer les entrailles, et le cerveau,
de dégonfler la rate, de raccommoder la poitrine, de réparer le foie, de fortifier le cœur, de
rétablir et conserver la chaleur naturelle, et d’avoir des secrets pour étendre la vie à de longues
années ; il vous dit justement le roman de la médecine. Mais quand vous en venez à la vérité,
et à l’expérience, vous ne trouvez rien de tout cela, et il en est comme de ces beaux songes,
qui ne vous laissent au réveil que le déplaisir de les avoir crus.
ARGAN. - C’est-à-dire, que toute la science du monde est renfermée dans votre tête, et vous
voulez en savoir plus que tous les grands médecins de notre siècle.
BÉRALDE. - Dans les discours, et dans les choses, ce sont deux sortes de personnes, que vos
grands médecins. Entendez-les parler, les plus habiles gens du monde ; voyez-les faire, les
plus ignorants de tous les hommes.
ARGAN. - Ouais. Vous êtes un grand docteur, à ce que je vois, et je voudrais bien qu’il y eût
ici quelqu’un de ces messieurs pour rembarrer vos raisonnements, et rabaisser votre caquet. 3
BÉRALDE. - Moi, mon frère, je ne prends point à tâche de combattre la médecine, et chacun
à ses périls et fortune, peut croire tout ce qu’il lui plaît. Ce que j’en dis n’est qu’entre nous, et
j’aurais souhaité de pouvoir un peu vous tirer de l’erreur où vous êtes ; et pour vous divertir
vous mener voir sur ce chapitre quelqu’une des comédies de Molière.
ARGAN. - C’est un bon impertinent que votre Molière avec ses comédies, et je le trouve bien
plaisant d’aller jouer d’honnêtes gens comme les médecins. »

Texte 9 : Le Mariage de Figaro, Pierre-Augustin de Beaumarchais

Acte III Scène 5, Le Comte, Figaro

LE COMTE. Combien la comtesse t’a-t-elle donné pour cette belle association ?


FIGARO. Combien me donnâtes-vous pour la tirer des mains du
docteur ? Tenez, monseigneur, n’humilions pas l’homme qui nous sert bien, crainte d’en faire
un mauvais valet.
LE COMTE. Pourquoi faut-il qu’il y ait toujours du louche en ce que tu fais ?
FIGARO. C’est qu’on en voit partout quand on cherche des torts.
LE COMTE. Une réputation détestable !
FIGARO. Et si je vaux mieux qu’elle ? Y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire
autant ?
LE COMTE. Cent fois je t’ai vu marcher à la fortune, et jamais aller droit.
FIGARO. Comment voulez-vous ? La foule est là : chacun
veut courir, on se presse, on pousse, on coudoie, on renverse ; arrive qui peut, le reste est
écrasé. Aussi c’est fait ; pour moi, j’y renonce.
LE COMTE. À la fortune ? (À part.) Voici du neuf.
FIGARO. (À part.) À mon tour maintenant. (Haut.) Votre Excellence m’a gratifié de
la Conciergerie du château ; c’est un fort joli sort : à la vérité, je ne serai pas le courrier
étrenné des nouvelles intéressantes ; mais, en revanche, heureux avec ma femme au fond
de l’Andalousie…
LE COMTE. Qui t’empêcherait de l’emmener à Londres ?
FIGARO. Il faudrait la quitter si souvent, que j’aurais bientôt du mariage par-dessus la tête.
LE COMTE. Avec du caractère et de l’esprit, tu pourrais un jour t’avancer dans les bureaux.
FIGARO. De l’esprit pour s’avancer ? Monseigneur se rit du mien. Médiocre et rampant, et
l’on arrive à tout.
LE COMTE. …Il ne faudrait qu’étudier un peu sous moi la politique.
FIGARO. Je la sais.
LE COMTE. Comme l’anglais : le fond de la langue !

FIGARO. Oui, s’il y avait ici de quoi se vanter. Mais feindre d’ignorer ce
qu’on sait, de savoir tout ce qu’on ignore ; d’entendre ce qu’on ne comprend pas, de ne point
ouïr ce qu’on entend ; surtout de pouvoir au-delà de ses forces ; avoir souvent
pour grand secret de cacher qu’il n’y en a point ; s’enfermer pour tailler des plumes,
et paraître profond quand on n’est, comme on dit, que vide et creux ; jouer bien ou mal un
personnage ; répandre des espions et pensionner des traîtres ; amollir des cachets, intercepter
des lettres, et tâcher d’ennoblir la pauvreté des moyens par l’importance des objets : voilà
toute la politique, ou je meure !

OBJET D'ÉTUDE 3 : Le roman et le récit du moyen-âge au XXIe siècle


Parcours associé : « Personnages en marge, Plaisirs du romanesque »

Texte 10 : La première trahison de Manon

Un jour que j’étais sorti l’après-midi, et que je l’avais avertie que je serais dehors plus
longtemps qu’à l’ordinaire, je fus étonné qu’à mon retour on me fît attendre deux ou trois
minutes à la porte. Nous n’étions servis que par une petite bonne qui était à peu près de notre
âge. Étant venue m’ouvrir je lui demandai pourquoi elle avait tardé si longtemps. Elle me
répondit, d’un air embarrassé, qu’elle ne m’avait point entendu frapper. Je n’avais frappé
qu’une fois ; je lui dis : – Mais, si vous ne m’avez pas entendu, pourquoi êtes-vous donc
venue m’ouvrir ? Cette question la déconcerta si fort, que, n’ayant point assez de présence
d’esprit pour y répondre, elle se mit à pleurer en m’assurant que ce n’était point sa faute, et
que madame lui avait défendu d’ouvrir la porte jusqu’à ce que M. de B... fût sorti par l’autre
escalier qui répondait au cabinet. Je demeurai si confus, que je n’eus point la force d’entrer
dans l’appartement. Je pris le parti de descendre sous prétexte d’une affaire, et j’ordonnai à
cet enfant de dire à sa maîtresse que je retournerais dans le moment, mais de ne pas faire
connaître qu’elle m’eût parlé de M. de B...
Ma consternation fut si grande, que je versais des larmes en descendant l’escalier, sans savoir
encore de quel sentiment elles partaient. J’entrai dans le premier café et m’y étant assis près
d’une table, j’appuyai la tête sur mes deux mains pour y développer ce qui se passait dans
mon cœur. Je n’osais rappeler ce que je venais d’entendre. Je voulais le considérer comme
une illusion, et je fus près, deux ou trois fois de retourner au logis, sans marquer que j’y eusse
fait attention. Il me paraissait si impossible que Manon me trahisse, que je craignais de lui
faire injure en la soupçonnant.

Texte 11 : L’évasion de Manon


Nous retournâmes le matin à l’hôpital. J’avais avec moi, pour Manon, du linge, des bas,
etc., et par-dessus mon justaucorps un surtout qui ne laissait rien voir de trop enflé dans mes
poches. Nous ne fûmes qu’un moment dans sa chambre. M. de T… lui laissa une de ses deux
vestes. Je lui donnai mon justaucorps, le surtout me suffisant pour sortir. Il ne se trouva rien
de manque à son ajustement, excepté la culotte, que j’avais malheureusement oubliée.
L’oubli de cette pièce nécessaire nous eût sans doute apprêtés à rire, si l’embarras où il
nous mettait eût été moins sérieux. J’étais au désespoir qu’une bagatelle de cette nature fût
capable de nous arrêter. Cependant je pris mon parti, qui fut de sortir moi-même sans culotte.
Je laissai la mienne à Manon. Mon surtout était long, et je me mis, à l’aide de quelques
épingles, en état de passer décemment à la porte. Le reste du jour me parut d’une longueur
insupportable. Enfin, la nuit étant venue, nous nous rendîmes un peu au-dessous de la porte de
l’Hôpital, dans un carrosse. Nous n’y fûmes pas longtemps sans voir Manon paraître avec son
conducteur. Notre portière étant ouverte, ils montèrent tous deux à l’instant. Je reçus ma chère
maîtresse dans mes bras. Elle tremblait comme une feuille. Le cocher me demanda où il fallait
toucher. « Touche au bout du monde, lui dis-je, et mène-moi quelque part où je ne puisse
jamais être séparé de Manon. » Ce transport, dont je ne fus pas le maître, faillit de m’attirer un
fâcheux embarras. Le cocher fit réflexion à mon langage, et lorsque je lui dis ensuite le nom
de la rue où nous voulions être conduits, il me répondit qu’il craignait que je ne l’engageasse
dans une mauvaise affaire, qu’il voyait bien que ce beau jeune homme qui s’appelait Manon,
était une fille que j’enlevais de l’Hôpital, et qu’il n’était pas d’humeur à se perdre pour
l’amour de moi. La délicatesse de ce coquin n’était qu’une envie de me faire payer la voiture
plus cher. Nous étions trop près de l’Hôpital pour ne pas filer doux. « Tais-toi, lui dis-je, il y a
un louis d’or à gagner pour toi. » Il m’aurait aidé, après cela, à brûler l’Hôpital même.
Abbé Prévost, Manon Lescaut (première
partie)

Texte 12 : La mort de Manon

Je passai la nuit entière à veiller près d'elle, et à prier le Ciel de lui accorder un sommeil doux
et paisible. Ô Dieu ! Que mes vœux étaient vifs et sincères ! Et par quel rigoureux jugement
aviez-vous résolu de ne les pas exaucer !
Pardonnez, si j'achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui
n'eut jamais d'exemple. Toute ma vie est destinée à le pleurer Mais, quoique je le porte sans
cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d'horreur chaque fois que j'entreprends de
l'exprimer.
Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse
endormie et je n'osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je
m'aperçus dès le point du jour, en touchant ses mains, qu'elle les avait froides et tremblantes.
Je les approchai de mon sein, pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un
effort pour saisir les miennes, elle me dit, d'une voix faible, qu'elle se croyait à sa dernière
heure. Je ne pris d'abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l'infortune, et je n'y
répondis que par les tendres consolations de l'amour. Mais, ses soupirs fréquents, son silence
à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les
miennes, me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait. N'exigez point de moi que
je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la
perdis ; je reçus d'elle des marques d'amour au moment même qu'elle expirait. C'est tout ce
que j'ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement.
Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez
rigoureusement puni. Il a voulu que j'aie traîné, depuis, une vie languissante et misérable. Je
renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse.
Texte 13 : « Le meurtre sur la plage », Albert Camus, L’Etranger, 1942.

J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante
de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé.
Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air
de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur
s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et,
comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la
peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en
avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant
d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a
tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme
une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans
mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais.
Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les
cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau
toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux
douloureux. C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a
semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être
s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli
de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai
secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence
exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps
inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je
frappais sur la porte du malheur.

OBJET D'ÉTUDE : La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle

Parcours associé : « Émancipations créatrices »

Texte 14 : Arthur Rimbaud, « Sensation », Cahier de Douai, 1919.


Sensation
Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :


Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, — heureux comme avec une femme.

Arthur Rimbaud - Poésies


Texte 15 : Arthur Rimbaud, « Sensation », Cahier de Douai, 1919.

Ma bohème
Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse, et j'étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !

Mon unique culotte avait un large trou.


Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,


Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,


Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

Texte 16 : Stéphane Mallarmé, « Brise Marine », 1965.

Brise Marine

La chair est triste, hélas ! et j´ai lu tous les livres.


Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D´être parmi l´écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe
O nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l´ancre pour une exotique nature !

Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,


Croit encore à l´adieu suprême des mouchoirs !
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-ils de ceux qu´un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots...
Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots !

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