Regards Sur Le Sexe

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/> E D IT I O N S DE L’ U N IV E R S IT E DE B R U X E L L E S

20 13 - 30

Regards sur le sexe


O f c -X L c illl.
D’ ETUDES
LE G E N R E ET
INTERDISCIPLINAIRE
S UR LES FEMMES
GROUPE
DU
REVUE
A la mémoire de Régine Beauthier et Jean-Pierre Nandrin
Scotani
Revue fondée par Eliane Gubin

DIRECTRICE DE PUBLICATION
Valérie Piette
Av. Franklin Roosevelt, 50 - C P 175/01
1050 Bruxelles

COMITE DE REDACTION
Madeleine Frédéric, Michèle Galand,
Eliane Gubin, Serge Jaumain, Stéphanie Loriaux,
Bérengère Marquès-Pereira, Anne Morelli,
Valérie Piette, Jean Puissant, Pierre Van den Dungen.

COMITE SCIENTIFIQUE
Denyse Baillargeon (Université de Montréal)
Kenneth Bertrams (Université libre de Bruxelles)
Christine Bard (Université d’Angers)
Anne Summers (Women’s Library, Londres)
Karen Often (Stanford, Etats-Unis)
Laura Frader (Boston)
Françoise Thébaud (Grenoble)
Leen Van Molle (KU Leuven)

GROUPE INTERDISCIPLINAIRE D’ETUDES SUR LES FEMMES (GIEF)


S’adresser à
Valérie Piette ([email protected])

Par courrier postal


GIEF/V. Piette
Av. Franklin Roosevelt 50 - CP 175/01
1050 Bruxelles
Regards sur le sexe
D an s la m êm e sé rie

Colonialismes, 2008.
Femmes exilées politiques, 2009.
Masculinités, 2009.
Femmes en guerre, 2011.
Pratiques de l’intime, 2012.
yÓ EDITIONS DE L’ U N I V E R S I T E DE BRUXELLES

2013 30-

Regards sur le sexe


Numéro coordonné par
Julie De Ganck et Vanessa D’Hooghe

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Publié avec le soutien de l’Institut pour l’Egalité des Femmes et des Hommes,
de la Fédération Wallonie-Bruxelles - Direction de l’Egalité des Chances et de BruDisc

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© 2013 by Editions de l’Université de Bruxelles


Avenue Paul Héger 26 - 1000 Bruxelles (Belgique)
ISBN 978-2-8004-1541-3
D /20 13/0 171/8

[email protected]
www.editions-umversite-bruxelles.be

Imprimé en Belgique
introduction

Montrez ce sexe que je ne saurais voir !


Julie De Ganck et Vanessa D’Hooghe

Si le sexe est et a toujours été systématiquement pointé du doigt, s’il charrie un lot
de discours féconds, il est également et peut-être paradoxalement caché, dénigré voire
hypocritement oublié. Or il s’agit là d’un organe essentiel à toute vie. Sa nécessité
mais aussi les secrets qui l’entourent lui donnent un caractère mystérieux empli de
force et de fragilité, de plaisirs multiples et de douleurs.
En effet, les organes sexuels ne sont pas que chairs et sang, il ont un rôle symbolique
particulièrement bien révélé par les tabous qui les entourent, comme celui de la nudité
qui en exige le voilage (avec la feuille de vigne d’Adam et Eve par exemple). Ou alors
est-ce le tabou et l’attention (la sur-observation qui crée une surexposition) portée à
une partie du corps qui révèle l’organe sexuel ? En effet, la délimitation de ce qui est
organe sexuel ou non varie dans le temps, dans l’espace et dans le corps, physique
et psychique et est riche de sens. Autant que l’établissement d’une géographie du
sexuel, l’important est ce que ces organes relatent sur les rapports entre, d’une part,
les modèles de sexuation et de fonctionnement de la sexualité et, d’autre part, la
régulation sociale des rapports humains.

Un bref bilan historiographique


L’histoire s’est intéressée depuis une vingtaine d’années à la sexualité et à
son contrôle social  1. La perspective de genre a permis d’éclairer les dynamiques
de production de normes et de représentations. Du côté des normes, les études

1
Pour une analyse historiographique du champ de l’histoire des sexualités en Belgique,
voir E. Gubin, C. Jacques, « Construire l’histoire des sexualités. Regards critiques sur
l’historiographie contemporaine », in R. Beauthier, V. Piette et B. Truffin (éd.), La
modernisation de la sexualité (19e-20e siècles), Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles,
p. 185-231 ; W. Dupont, H. De Smaele, « Orakelen over de heimelijkheid. Seksualiteit en
8 introduction

historiques ont porté en Belgique sur le sexe dans le contexte du droit et de la justice  2,
sur les déviances établies par les normes – souvent médicales, avec notamment
l’homosexualité, masculine surtout  3, la prostitution féminine  4, la masturbation  5,
l’eugénisme et la régulation sociale de la maternité  6, la sexualité conjugale  7,
l’avortement  8 ou encore l’hermaphrodisme  9. Du côté des représentations, le corps
tient une place importante  10 mais de nouveaux sujets ont émergé comme celui de

historiografie in Belgisch perspectief », Revue belge d’histoire contemporaine, xxxviii/3-4,


2008, p. 273-296.
2
R. Beauthier, « Le juge et le lit conjugal au xixe siècle », in M.-Th. Coenen (dir.), Corps
de femmes. Sexualité et contrôle social, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 2002, p. 39-64. Voyez
également les différents travaux des membres du Centre d’histoire du droit et de la justice de
Louvain-la-Neuve, notamment ceux de Veerle Massin et Aurore François.
3
W. Dupont, « Modernités et homosexualités belges », Cahiers d’Histoire, 119, 2012,
p. 19-34. En ce qui concerne l’homosexualité féminine, peu de travaux furent réalisés. Deux
mémoires y sont consacrés à l’Université libre de Bruxelles. Pour l’un d’eux, voir le numéro
spécial de Chronique féministe consacré aux « Féminismes et lesbianismes » : Ch. Herbin,
« « Ça existe ! » Se découvrir lesbienne dans la Belgique des années cinquante », Chronique
féministe, 2009, 103-104, p. 7-11. L’autre mémoire non publié est celui de M. Messina, Des
« Biches Sauvages » aux « Lesbianaires » : le lesbianisme politique à Bruxelles (1972-1982),
ulb, 2010-2011 (sous la direction de Valérie Piette).
4
Il existe sur ce sujet de nombreuses publications, voir E. Gubin et C. Jacques, « Construire
l’histoire des sexualités ...», op. cit., p. 201 (note 91) ; voir aussi la thèse en cours de Sarah
Auspert à l’Université catholique de Louvain sur la circulation des prostituées dans l’espace
« belge » (1750-1815), sous la direction de Xavier Rousseau ; J.-M. Chaumont et Ch. Machiels
(dir.), Du sordide au mythe. L’affaire de la traite des blanches (Bruxelles, 1880), Louvain,
Presses universitaires de Louvain, 2009.
5
J. Stengers, A. van Neck, Histoire d’une grande peur, la masturbation, Bruxelles,
Editions de l’Université de Bruxelles, 1984.
6
M.-Th. Coenen (dir.), Corps de femmes..., op. cit. A propos de l’histoire du mouvement
eugéniste en Belgique : W. De Raes, « Eugenetika in de Belgische medische wereld tijdens het
interbellum », Revue belge d’histoire contemporaine, xx/3-4, 1989, p. 399-464. A compléter
par R. De Bont, Darwins kleinkinderen : de evolutietheorie in België, 1865-1945, Nijmegen,
Vantilt, 2008.
7
R. Beauthier, « Le juge et le lit conjugal au xixe siècle », op. cit. ; S. Tavares Gouveia,
Au cœur de l’intime. Nuit de noces et lune de miel en Belgique (1820-1930), Bruxelles, Le Cri,
2012.
8
K. Celis, « Abortus in België, 1880-1940 », Revue belge d’histoire contemporaine,
xxvi/3-4, 1996, p. 201-240.
9
J. De Ganck, Le sexe, une invention moderne ? Histoire des réactions face aux anomalies
sexuelles et à l’hermaphrodisme en Belgique contemporaine, 1830-1914, Bruxelles, Université
des Femmes, 2013 (Cahiers de l’uf, n° 8).
10
Un ouvrage collectif consacré à l’histoire du corps dans une perspective de genre a été
publié par K. Wils (red.), Het Lichaam (m/v), Leuven, Universitaire Pers Leuven, 2001. Une
histoire du traitement « naturel » du corps à l’époque contemporaine a été publiée par E. Peters,
De Beloften van het lichaam. Een geschiedenis van de natuurlijke levenswijze in België, 1890-
1940, Antwerpen, Uitgeverij Bert Bakeer, A’dam/Standaard, 2008. Si ce travail n’aborde pas
de front la question du genre et de la sexualité, il se concentre sur une question cruciale pour
montrez ce sexe que je ne saurais voir ! 9

la jeunesse  11 ou de la pornographie  12. L’établissement des normes puise dans les


représentations qu’elles contribuent à alimenter et à transformer. Beaucoup de travaux
déjà cités mêlent d’ailleurs l’analyse de ces deux entités, en dialogue. Mais le corps
sexué en lui-même reste peu interrogé en définitive. Lorsqu’il sont abordés à travers
la question de la construction de la différence des sexes, les organes sexuels le sont
surtout pour comprendre comment le genre construit le sexe. Les organes sexuels sont
alors pris dans le débat, riche et dense, des rapports entre sexe et genre  13. Ce débat
a notamment contribué à l’émergence des études consacrées à l’hermaphrodisme  14
et au travestissement  15. Autre champ où les organes sexuels émergent, celui des
techniques  16 et de la filiation, qui occupent le devant de la scène avec une série de
colloques et de publications sur le sujet, en raison notamment d’une préoccupation
de société très actuelle : les études sur les nouveaux modes d’engendrement et de
procréation  17.
Ces évolutions récentes donnent une importance actuelle à l’histoire des organes
sexuels, qui ont reçu le pouvoir d’incarner la sexualité et le genre des individus au
cours de l’histoire : seins, utérus, ovaires, clitoris, pénis ou testicules par exemple.
De même, certains individus incarneraient mieux que d’autres la sexualité dans les
sociétés à un moment donné (les femmes, les homosexuels, les personnes dites « de

ce domaine, à savoir les représentations des relations entre la nature et la culture appliquées au
corps humain.
11
L. Di Spurio, Le Temps de l’amour. Jeunesse et sexualité en Belgique francophone
(1945-1968), Bruxelles, Le Cri, 2012.
12
R. Beauthier, J.-M. Méon, B. Truffin (éd.), Obscénité, pornographie et censure.
Les mises en scène de la sexualité et leur (dis)qualification (xixe-xxe siècles), Bruxelles,
Editions de l’Université de Bruxelles, 2010, en ligne : http://digistore.bib.ulb.ac.be/2010/
noncat000024_000_f.pdf (consulté le 19 juillet 2013).
13
Ces débats sont d’ailleurs d’ores et déjà des objets d’analyses historiques et
sociologiques : L. Parini, « Le concept de genre : constitution d’un champ d’analyse,
controverses épistémologiques, linguistiques et politiques », Socio-Logos, 2010, 5 ; E. Fassin,
« L’empire du genre : l’histoire politique ambiguë d’un outil conceptuel », L’Homme, 3/187-
188, 2008, p. 375-392.
14
Pour la Belgique, J. De Ganck op. cit. Pour la France, F. Mechthild, Les limites de la
masculinité. L’androgynie dans l’art et la théorie de l’art en France (1750-1830), Paris, La
Découverte, 2011 ; S. Duong, Les « hermaphrodites », des phénomènes au carrefour des savoirs
et des conceptions scientifiques et philosophiques : une étude de l’« objectivation » scientifique
et médicale des hermaphrodites de la Renaissance au début du xviie siècle, Lille, Atelier national
de reproduction des thèses, 2011 ; G. Houbre, « Dans l’ombre de l’hermaphrodite : hommes et
femmes en famille dans la France du xixe siècle », Clio, 12/34, 2011, p. 85-104.
15
F. Virgili et D. Voldman, La garçonne et l’assassin. Histoire de Louise et de Paul,
déserteur travesti dans le Paris des années folles, Paris, Payot, 2011 ; G. Leduc (dir.),
Travestissement féminin et liberté(s), Actes du colloque des 16-18 juin 2005, Université Charles
de Gaulle-Lille 3, Paris, L’Harmattan, 2006.
16
D. Chabaud-Rychter, D. Gardey (dir.), L’engendrement des choses. Des hommes, des
femmes et des techniques, Paris, Editions des archives contemporaines, 2002.
17
D. Mehl, Les lois de l’enfantement. Procréation et politique en France (1982-2011),
Paris, Presses de Sciences Po, 2011 ; Journées d’étude « Cachez ce corps que je ne saurais voir ?
Les sciences sociales face à la question du « biologique » », ehess Marseille, 10 et 11 mai 2012.
10 introduction

couleur »). Leur « différence » les sexualiserait bien plus que tout autre individu,
à savoir, que l’homme hétérosexuel blanc, norme d’une sexualité qui se construit
depuis le xviie siècle au moins. L’asymétrie qui existe entre les différentes personnes
chargé(e)s d’incarner la sexualité pose question. Le statut de neutralité attribué au
masculin explique-t-il l’absence de débats à propos de l’incarnation de la masculinité
chez les hommes ? Elle qui fut longtemps considérée comme monolithe et parfois
involontairement réifiée par les « men’s studies » avant que le « caractère pluriel des
expériences et des idéologies de ce que le langage courant appelle la virilité » ne soit
exploré  18. Ou bien est-ce une reproduction acritique de stéréotypes genrés par une
historiographie qui n’a pas encore remis en question le rôle attribué au pénis  19 ? En
effet, l’historiographie étudie encore majoritairement la sexualité à travers le corps
des femmes, bien que, là encore, le corps physique, sa matérialité en soit souvent
absent  20. En effet, une abondante et très intéressante bibliographie et de nombreux
colloques continuent de croître autour des questions du viol et autres violences
physiques  21, de l’avortement  22, de la prostitution  23, de la maternité  24 ou encore de la

18
Voir le retour sur l’historiographie opéré par B. Benvindo, « Instables masculinités »,
Sextant, Masculinités, 27, 2009, p. 8.
19
Question posée récemment lors de la journée d’étude « Ecrire l’histoire du pénis à l’épo-
que moderne et contemporaine », Paris, 24 mai 2013, organisée par Régis Revenin (Université
Paris 1) et Christelle Taraud (nyu in France).
20
A l’exception de A. Carol, « Une sanglante audace : les amputations du col de l’utérus
au début du xixe siècle en France », Gesnerus, Revue suisse d’histoire de la médecine, 65/3-4,
2008, p. 176-195 ; Id., « L’examen gynécologique xviiie-xixe siècle : techniques et usages », in
P. Bourdelais et O. Faure (dir.), Les nouvelles pratiques de santé xviiie-xxe siècles, Paris, Belin,
2005, p. 51-66 ; Id., « Esquisse d’une topographie des organes génitaux féminins : grandeur et
décadence des trompes (xviii-xixe siècles) », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 17, 2003, p. 203-
230. De son côté, Sylvie Chaperon travaille actuellement sur l’histoire du clitoris. Son ouvrage
sur les perversions sexuelles féminines faisait déjà la part belle aux organes génitaux féminins :
S. Chaperon, La médecine et le sexe des femmes, Anthologie des perversions féminines au xixe
siècle, Paris, La Musardine, 2008.
21
Voir, entre autres, Nouvelles Questions Féministes, Violences contre les femmes, 32/1,
2013 ; F. Chauvaud (dir.), La dynamique de la violence, Approches pluridisciplinaires, Rennes,
pu de Rennes, 2010 ; Journée d’étude « Les Violences sexuelles : approches historiques
(xvie–xxie siècles) », Paris, Institut historique allemand, 9 juin 2008. Voir aussi la thèse de
A. Debauche, « Viol et rapports de genre. Emergence, enregistrements et contestations d’un
crime contre la personne », soutenue à Sciences-Po Paris en décembre 2011.
22
La bibliographie faisant l’histoire de l’avortement est riche mais le sujet n’est pas
épuisé. En témoigne la thèse de B. Pavard, Si je veux, quand je veux. Contraception et avorte-
ment dans la société française (1956-1979), Rennes, pu de Rennes, 2012.
23
Pour exemple, T. Besnard, Les Prostituées à la Salpêtrière et dans le discours médi-
cal (1850-1914). Une folle débauche, Paris, L’Harmattan, 2010. En Belgique, voir la thèse de
C. Machiels, Les féminismes face à la prostitution aux xixe et xxe siècles (Belgique, France,
Suisse), soutenue en 2011 à l’Université catholique de Louvain.
24
Pour les plus récents, A. Cova, Féminismes et néo-malthusianismes sous la iiie
République : « La liberté de la maternité », Paris, L’Harmattan, 2011 ; Y. Knibiehler, F. Arena,
R. M. Cid Lopez (dir.), La maternité à l’épreuve du genre Métamorphoses et permanences de la
maternité dans l’aire méditerranéenne, Presses de l’ehesp, 2012.
montrez ce sexe que je ne saurais voir ! 11

sexualité féminine  25, thèmes qui semblent contenir au premier abord l’évidence de


la présence du corps sur lequel ou par lequel ils passent. Mais lorsqu’on examine les
tables des matières et argumentaires, on constate que ces sujets ne sont pas strictement
étudiés au prisme de ce corps et rares sont ceux qui s’attardent sur l’utérus, le vagin, le
clitoris, les seins, la peau. L’angle d’approche par l’organe sexuel n’est pas la norme,
l’angle des discours, des législations, de la biopolitique et des débats et mouvements
de société étant souvent privilégié, produisant des analyses très riches néanmoins.
Les organes sexuels apparaissent cependant comme des « lieux » d’étude
stratégiques, cette historiographie le laisse deviner. Ils sont à la fois des enjeux et des
armes dans de nombreuses politiques de contrôle social qui mobilisent et, partant,
transforment les modèles et les représentations de la sexualité et du genre. Mais, pour
autant, étudier les organes sexuels n’équivaut pas, dans un parfait effet de miroir, à
étudier le genre. Il importe de ne pas amplifier historiographiquement l’idée que le
fin mot du genre se trouve dans le sexe  26. S’il ne s’agit pas non plus de ramener les
(histoires des) femmes à leur sexe, il est important néanmoins de souligner que l’histoire
des femmes et du genre a un intérêt heuristique particulier dans l’analyse du sexe. Au
cours du temps, les organes sexuels ont en effet été investis de hiérarchies, de charges
émotionnelles et de tabous qui leur confèrent le pouvoir de classifier les individus, les
peuples et les cultures ainsi que d’impressionner les imaginaires. Si, dans l’analyse
conjointe des termes sexe, genre et sexualité  27, le genre n’est pas réductible à l’identité
sexuée puisqu’il désigne à la fois l’identité et le régime de pouvoir qui l’a constitué,
la polysémie de ce terme controversé s’ancre néanmoins dans une histoire des corps
et des identités qu’il faut comprendre et mettre en lien avec l’histoire générale. Les
contributions qui vont suivre montrent effectivement que ce ne sont pas les seuls
rapports sociaux de sexe qui sont interrogés et que l’on voit se construire lorsqu’on
se place sur le terrain de ce qui est, selon les lieux et les époques, organe sexuel, mais
aussi les rapports sociaux de race, de classe et d’âge, notamment. Ce volume propose
donc une voie où le sexe serait le lieu d’investigation d’une histoire incluant le genre
mais permettant aussi d’étudier les interactions sociales dans leur ensemble. En effet,
les organes sexuels sont des lieux de négociation entre une multiplicité d’acteurs et
d’actrices. Le souhait de ce volume est de se placer concrètement sur ce « terrain »
qui permet de faire le lien entre les normes et les représentations, d’une part (corps

25
Nouvelles questions féministes, La sexualité des femmes : le plaisir contraint, 29/3,
2010. Si le numéro n’a pas choisi le prisme de l’organe sexuel comme angle d’approche, il
compte néanmoins la contribution de M. Villani, « Réparation du clitoris et reconstruction de
la sexualité chez les femmes excisées : entre nouvelles contraintes et nouveaux plaisirs ».
26
L’association du genre aux études sur les sexualités a fait l’objet de nombreuses critiques,
qui y perçoivent une assimilation du genre au sexe. Pour ces critiques, voir les historiographies
de E. Gubin et C. Jacques, « Construire l’histoire des sexualités ... », op. cit. En France, voir
M. Riot-Sarcey, « L’historiographie française et le concept de « genre », Revue d’histoire
moderne et contemporaine, 47/4, 2000, p. 805-814. Pour une critique complémentaire du
constructivisme dans les études de genre, voir P. Touraille, « L’indistinction entre sexe et
genre, ou l’erreur constructiviste », Critique, lxvii/754-765, 2011, p. 87-99.
27
Du titre de l’excellent ouvrage de synthèse de E. Dorlin, Sexe, genre et sexualités, Paris,
Presses universitaires de France, 2008.
12 introduction

objet de discours), et entre les mentalités et les comportements, d’autre part (corps
vécu par les acteurs et actrices). Il s’agit de comprendre comment les normes sociales
passent par le corps pour réguler les comportements et, à l’inverse, comment le corps
est mobilisé et impliqué dans les résistances opposées aux multiples injonctions
et exploitations dont il est l’objet. S’attarder sur les organes sexuels permet ainsi
d’accéder à l’expérience qu’en firent les acteurs et actrices et aux subjectivités que
ces corps incarnent.
Ce faisant, ce volume se place à la suite du volume précédent de Sextant, édition
des actes du colloque « Pratiques de l’intime », organisé lui aussi par l’Unité de
recherche Savoirs, Genre et Sociétés (sages), dont nous continuons d’approfondir ici
l’un des axes de recherche commun, à savoir le sexe et la sexualité. Mais il s’insère
aussi dans un champ de recherche en expansion et est à mettre en relation avec divers
autres colloques et ouvrages qui ont, eux aussi, choisi de poser un regard sur les organes
sexuels : nous avons déjà cité un colloque sur l’histoire du pénis organisé à Paris en
mai 2013 par Régis Revenin et Christelle Taraud, ainsi que les recherches d’Anne
Carol qui esquissent une topographie des organes génitaux féminins en s’attardant
sur les trompes et le travail, en cours, de Sylvie Chaperon (qui est intervenue lors du
colloque) sur le clitoris. Mais citons aussi pour exemple cet ouvrage traduit il y a peu
en français qui propose une histoire du sein  28 ou encore le projet entrepris à la Maison
des sciences de l’Université de Genève, intitulé « Pour une histoire de l’allaitement
maternel : représentations, pratiques et politiques de l’antiquité à nos jours », dont
un colloque a porté sur « Des nourrices aux banques de lait. Commerce, économies
du don et échanges symboliques autour des substituts du sein maternel », faisant une
large place à cet organe.

De l’autre à soi
Lors du colloque « Montrez ce sexe que je ne saurais voir !, Perspectives
historiques sur les organes sexuels : représentations, régulations sociales et résistances
(xviiie-xxe siècles) », qui a eu lieu à l’Université libre de Bruxelles les 3 et 4 mai
2012, divers chercheurs et chercheuses, jeunes et confirmé(e)s, ont réfléchi ensemble
à ce que concentre l’organe sexuel. Les textes réunis dans le présent volume sont
le fruit de cette réflexion. Ecrits majoritairement par de jeunes chercheur(e)s, mais
aussi des post-doctorant(e)s et des professeur(e)s belges et français(e)s, ils offrent
un panorama des regards portés (et souvent des gestes posés) sur le sexe avec une
attention particulière accordée aux rapports sociaux de sexe et au genre. Si la grande
majorité de ces textes sont l’œuvre d’historien(ne)s, d’autres perspectives ont été
intégrées au volume avec deux analyses issues respectivement des études de cinéma
et du militantisme politique féministe.
Ces contributions sont réunies ici par thèmes, en proposant un trajet allant
des regards portés sur les autres à celui porté sur soi-même. Les deux entités sont
interdépendantes et dialoguent. Les différents textes illustrent d’ailleurs souvent cette
relation. Ainsi, le début et la fin du présent volume ne sont pas à considérer comme

28
M. Yalom, Le Sein. Une histoire, traduction de D. Letellier, Paris, Editions Galaade,
2010.
montrez ce sexe que je ne saurais voir ! 13

les deux extrémités d’un parcours linéaire mais plutôt comme les deux composantes
d’une interaction produisant un « effet de boucle »  29 transformant le vécu et la
connaissance du corps sexué. Le « sexe des Autres » et un « sexe à soi » tissent
une trame à la fois sociale et intime, donnant à penser le rapport entre le collectif et
l’individuel, entre catégories et expérience(s) personnelle(s). Ce trajet de « l’Autre à
soi » en croise un autre : celui dessiné par le mouvement pendulaire du sexe qui passe,
selon l’angle de vue, d’objet de sciences à objet de sensualité. Les textes proposés
sont aussi l’ébauche d’une cartographie du sexuel, révélant sur un temps long, du xviie
au proche xxe siècle, les multiples localisations du sexe dans le corps et l’esprit, le
matériel et le symbolique. Ce sexe qui, à force de discours, de théories médicales, de
croyances et de ré-appropriations, a fait et défait le genre.
Les Autres, leur différence, leur sexualité. L’autopsie de la « Vénus hottentote »
par Georges Cuvier en 1817 est emblématique du regard porté par les naturalistes
et les administrateurs sur les peuples colonisés  30. Leurs mœurs sexuelles sont, dès
le xviiie siècle, mises en lien avec le climat qui influencerait leur développement
physique et moral. Delphine Peiretti-Courtis revient sur l’histoire de la pensée de la
notion de race à travers l’analyse des discours des médecins français sur le sexe des
colonisés. En 1872, le Grand dictionnaire universel de Larousse rend compte de l’idée
devenue courante selon laquelle les organes génitaux des noir(e)s se développent plus
que ceux des blanc(he)s, au détriment de leur morale. Les pratiques d’excision et de
nymphotomie ont, de ce fait, longtemps été considérées comme les « traitements »
d’un supposé manque de tempérance sexuelle des femmes colonisées. L’idée de
sur-développement sexuel des noir(e)s et les pratiques qu’elle justifie aux yeux des
médecins métropolitains n’ont été remises en question qu’au début du xxe siècle. Le
retour offert par Delphine Peiretti-Courtis sur le discours médical français à propos
de la sexualité et des organes génitaux des Africaines pose doublement la question de
la géographie du sexe. Placer dans un ailleurs une sexualité et ses attributs de chairs
et de sang sur-développés et l’observer depuis le continent dessine les contours du
sexe moral et régulé depuis la capitale coloniale. Mais au-delà de ce constat, déjà
documenté en sciences humaines  31, Delphine Peiretti-Courtis offre une étude des
variations subtiles de ces discours du xviiie au xxe siècle qui fait écho à une question

29
I. Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, Paris, La
Découverte, 2001 (traduction de I. Hacking, The Social Construction of What ?, Cambridge,
Harvard University Press, 1999).
30
L’intérêt savant et populaire pour le personnage de la « Vénus hottentote », Saartje
Baartman, ne semble d’ailleurs pas se tarir. Elle a été le sujet du film controversé, Vénus noire,
d’Abdellatif Kechiche en 2010. Ce personnage historique a également donné lieu à de multiples
publications scientifiques, dont, dernièrement, C. Blanckaert (coord.), La Vénus hottentote :
entre Barnum et Muséum, Paris, Publications scientifiques du Muséum national d’Histoire
naturelle, 2013.
31
Plusieurs travaux d’envergure ont été réalisés sur la régulation de la sexualité et du
genre en contexte colonial français, dont E. Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle
et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, 2006, ou encore, plus récemment,
l’article de M. Bouyahia, « Genre, sexualité et médecine coloniale », Cahiers du Genre, 1/50,
2011, p. 91-110.
14 introduction

qui traverse le volume : où le sexe est-il localisé ? Dans la race, dans l’ethnie, la
morale, l’environnement ou les attributs physiques ?
L’idée que les organes sexuels et les mœurs sont en rapport avec le climat et
l’environnement a perduré au cours du xxe siècle, tout en s’enrichissant des explications
issues de l’évolutionnisme et du biologisme racial. C’est avec cet héritage théorique
que les médecins belges s’interrogent à propos de l’âge de la nubilité des Congolaises
durant l’entre-deux-guerres, à la demande des administrateurs de la colonie. Concept
clé pour la compréhension de l’établissement de la législation sur le mariage et le viol,
la nubilité dépend des notions de puberté et de tempérament. Or, les médecins belges
peinent à définir les critères d’évaluation de cet âge – physique – de la vie. Alors qu’ils
partent à la recherche de ses signes visibles sur le corps des jeunes filles noires, leurs
observations pour le moins aléatoires les poussent à adopter une position critique
vis-à-vis de l’idée, largement établie par leurs prédécesseurs, de précocité pubertaire
des Africaines. Cependant, si les corps ne se développent pas plus rapidement, il n’en
va pas de même des mœurs des Congolaises, supposées plus précoces en matière
sexuelle. Ce sont donc bien les mœurs que les administrateurs entendent réguler,
au nom du bien-être de la population indigène, dans le but de préserver la capacité
reproductive des Congolaises. Comme l’explique Amandine Lauro, le regard porté
par les coloniaux sur la sexualité des colonisé(e)s est alors marqué par la crise morale
qui ébranle la métropole belge. La fertilité et la moralité des Congolaises doivent être
protégées des mariages précoces. Cependant, c’est uniquement la consommation du
mariage qui est redoutée. En effet, les pratiques de fiançailles des toutes jeunes filles
sans consommation de l’acte sexuel ne sont pas stigmatisées mais plutôt encouragées,
parce qu’elles permettent de réguler les désirs sexuels supposés précoces des
Congolaises, en les maintenant dans un cadre hétérosexuel et reproductif.
La comparaison entre les discours médicaux et les modes de régulation de la
puberté et de la sexualité des jeunes Congolaises avec ceux qui concernent les jeunes
filles des classes populaires dans la Belgique de l’entre-deux-guerres est interpellante.
Dans le cadre du développement de la protection de l’enfance, l’existence d’une
sexualité active chez les jeunes métropolitaines est aussi perçue comme un problème
social. L’analyse de Laura Di Spurio sur les jeunes patient(e)s amené(e)s à la
consultation du psychiatre Fernand D’Hollander, entre les années 1924 et 1941, à
l’hôpital Saint-Pierre de Louvain met en évidence que, si tant les garçons que les filles
sont désormais soumis à la morale sexuelle et intégrés au nouveau modèle adolescent,
la sexualité des garçons est l’objet de peu de préoccupations – si ce n’est en ce qui
concerne la masturbation – alors que celle des filles est regardée avec inquiétude
et suspicion. L’application du modèle adolescent aux jeunes filles populaires de la
métropole ne se dédouble jamais du filtre de la supposée nature féminine. En effet, la
déviance morale des jeunes filles, qui se manifeste par une activité sexuelle toujours
inquiétante pour le psychiatre, peut être amoindrie ou corrigée par leur placement
dans des écoles ménagères, ce qui témoigne de l’objectif visé par l’encadrement de
l’adolescence féminine : préserver le sexe des jeunes filles en vue de l’accomplissement
de leur vocation « naturelle », à savoir la maternité et l’entretien du foyer. Si les
jeunes Congolaises ne sont jamais considérées comme des adolescentes, ni même
comme des jeunes filles, l’encadrement de l’exercice de leur sexualité dans le cadre de
montrez ce sexe que je ne saurais voir ! 15

fiançailles apparaît pourtant comme un équivalent « privé » de la régulation publique


par l’Etat de la sexualité adolescente féminine en métropole. Il s’agit dans les deux
cas de préserver leur capacité reproductive qui est alors jugée d’une utilité sociale
indéniable.
Le sexe des Autres, celui des peuples colonisés, de la puberté et de l’adolescence,
a été scruté, observé et décrit dans différents espaces géographiques. Les discours
produits grâce à ces observations ont à chaque fois eut un rôle de structuration et
de hiérarchisation sociale. Les contours de ce qui est sexe se construisent par des
processus de racialisation, de sériation ou par la catégorisation de population d’un
autre continent ou d’un autre âge. Ces discours et ces représentations ont circulé à
travers le temps et les espaces. Mais le premier environnement du sexe est constitué
par le corps lui-même. L’espace qu’il circonscrit est le lieu d’investigation de la
médecine qui cherche à y comprendre le fonctionnement des organes génitaux dans
ses interactions avec le reste du corps. Là aussi, le sexe participe à la hiérarchisation
des corps à travers les descriptions anatomiques et physiologiques des fonctions
génitales. L’étude et les représentations de l’ancrage du sexe dans le corps n’est donc
jamais anodin et l’emplacement du sexe sur le corps a varié dans l’histoire, selon
l’avancée des connaissances médicales, les sciences qui se le sont approprié et les
préoccupations des sociétés. C’est aussi ce type de géographie du sexuel que propose
le présent volume.
Au xviie siècle, dans un contexte scientifique de remise en cause de la parole des
anciens, la vascularisation du pénis et le mécanisme de l’érection sont réinterrogés
à la lumière des travaux de William Harvey (1578-1657) sur le système sanguin.
L’adoption d’un modèle circulationniste – par référence à la circulation sanguine
– pousse certains scientifiques à rejeter le modèle galénique d’alimentation à
sens unique des organes génitaux. Mais si la vascularisation du pénis pouvait être
démontrée expérimentalement, il n’en était pas de même pour le mécanisme de
l’érection qui est plus complexe et repose sur la mise en relation d’une structure
organique à l’une de ses facultés. Le regard porté par les anatomistes sur l’érection
constitue une limite heuristique. Ici, l’inventivité expérimentale – qui doit permettre
de rendre visible l’invisible – se heurte à l’impossibilité de tester une hypothétique
circulation de l’esprit animal à travers les nerfs. L’importance du rôle joué par la
circulation du sang dans le mécanisme de l’érection prend certes de l’importance,
mais les auteurs continuent d’intégrer l’action des esprits animaux à leurs explications
– faute de pouvoir proposer une alternative mécaniste convaincante. Par ailleurs, cette
transformation du regard anatomique sur le sexe a dû, pour pouvoir analyser, dessiner,
imprimer et publier ces nouvelles descriptions très concrètes des organes sexuels, se
distancier de tout libertinage et de toute obscénité présumée dans le contexte de la
nouvelle morale sexuelle, renforcée, prônée alors par l’Eglise catholique.
La circulation des esprits animaux dans le corps de l’homme dessine le parcours
emprunté par le plaisir. Ces esprits s’échauffent dans le cerveau de l’homme pris
par le désir pour courir vers ses organes génitaux, qui les renvoient vers le cerveau,
participant à provoquer l’érection du pénis. Cet aller-retour des éléments corporels
entre cerveau et organes sexuels est au cœur du travail de Francesca Arena à
propos des transformations des théories et des pratiques médicales sur le corps des
16 introduction

femmes entre le xviie et le xixe siècle. Dans la médecine humorale, la circulation et


l’évacuation du sang et des fluides en général est fortement liée à l’équilibre, fragile,
entre santé et maladie. L’accumulation de sang dans l’utérus ou de lait dans les
seins provoque des inflammations du cerveau pouvant causer les folies puerpérales.
Francesca Arena montre comment les transformations opérées dans les théories et
les pratiques médicales, passant du modèle humoral au modèle nosographique et
anatomopathologique, ont sans cesse réactualisé la question des relations entre
cerveau et utérus à l’intérieur du corps féminin et maternel en particulier.
Cette circulation entre utérus et cerveau à l’origine d’une folie, d’un délire, se
retrouve aussi dans les théories médicales expliquant la transmission de prédispositions
entre la mère et l’enfant dans le cadre de la théorie de la dégénérescence entre la fin
du xixe siècle et l’entre-deux-guerres en Belgique. Le registre du docteur D’Hollander
– étudié aussi par Laura Di Spurio – en atteste. Cette circulation prend ici la forme
d’une transmission par contagion ou par intoxication à travers les organes génitaux
de la mère et le futur enfant, pouvant donner lieu à des infections syphilitiques, à des
malformations faciales, à des insuffisances mentales ou encore à un affaiblissement
constitutionnel prédisposant l’enfant à diverses maladies. Ces « liaisons dangereuses »
sont étudiées par Julie De Ganck.
Si ces différentes circulations dans les corps font écho à la circulation des savoirs
dans l’espace et le temps, les connaissances médicales sur la physiologie sexuelle
et ses pathologies rendent également compte de l’impact sensuel, émotionnel, lié
au fonctionnement des organes sexuels. Le sexe n’est pas qu’objet de science et
outil de contrôle et de régulation, il est aussi objet de plaisirs et de désirs. Aussi, la
circulation des images dans l’espace public et l’exposition des corps aux regards est
l’objet de régulations spécifiques. Ces régulations ont pour objectif d’éviter le trouble
émotionnel que leur contemplation suscite mais aussi de protéger la personne d’être
atteinte, violentée, violée dans son intimité, par le ou les regards scrutant ses organes
sexuels. Les textes d’Amandine Malivin sur les représentations du corps mort et la
nécrophilie au xixe siècle en France et de Vanessa D’Hooghe et Valérie Piette à propos
d’un collectionneur de représentations d’« organes copulateurs » rendent compte de
deux tentatives d’évitement de la puissance sensuelle attribuée aux représentations,
mentales ou concrètes, des organes sexuels.
Revenant sur l’importance croissante des rituels funéraires en France, Amandine
Malivin expose habilement toute l’ambiguïté du sexe des morts. Alors que la famille
et l’entourage social en général voient dans le cadavre l’incarnation physique d’un
être aimé, son sexe continue de faire partie de son identité et d’inscrire le mort dans
le corps social comme homme ou femme. Aussi, les regards et les gestes appliqués
aux sexes des morts – par les médecins ou les personnes chargées de l’inhumation –
provoquent-ils l’émoi de la famille et de l’entourage social lorsqu’ils y assistent. Seule
l’anonymisation du cadavre permet une manipulation non équivoque, ou presque,
de ces sexes morts. Mais ceci ne suffit plus lorsqu’il s’agit d’évoquer les actes des
nécrophiles. C’est alors tout simplement le silence sur les détails qui remplace la
description de l’acte dans la presse et les sources judiciaires et médicales (pourtant
habituellement prolixes pour l’historien(ne)) et permet de faire écran. Ce n’est pas
l’attrait pour une personne morte qui dérange mais précisément la rencontre concrète,
montrez ce sexe que je ne saurais voir ! 17

active et sexuelle, entre les organes sexuels d’une personne vivante et ceux d’un
cadavre – chair inerte réduite à l’état de corps naturel, nu et dépouillé de tout attribut
culturel le civilisant – qui est indicible dans l’acte nécrophile pour la société française
du xixe siècle.
Le chimiste George Berte a, quant à lui, entrepris une collection des représentations
de phallus dans l’histoire et la religion, l’art et le folklore dans le but de publier une
étude sur le culte de Priape. Commencée à la fin du xixe siècle et continuée jusque
dans les années cinquante, cette collection prend des proportions énormes, sinon hors
normes, mais encore faut-il savoir selon quelles normes. Au départ d’un intérêt digne
des plus grands savants du xviiie siècle pour l’Antiquité, ce collectionneur a découpé,
collé et classé toutes les occurrences du sexe de son époque dans les journaux, livres
et revues, jusqu’à rassembler blagues salaces, catalogues de librairies licencieuses
et photographies pornographiques. La collecte, l’accumulation et la mise en série
constituent les étapes d’une démarche singulière de connaissance. Le classement de
cette documentation établi par George Berte est révélateur de la place du sexe visible
dans la société française de l’époque. Dans sa collection, la mise à distance de la
sensualité du sexe passe par l’affirmation de son caractère scientifique et anonyme (les
sexes découpés sont dépersonnalisés).
Ces deux articles révèlent par ailleurs que les cases du « mort » ou du « vivant »,
de la « science » ou de la « pornographie » peinent à contenir toutes les potentialités
du sexe et agissent en véritables révélatrices de son double statut : sensuel et
désensualisé, selon les lieux, les buts mais aussi les regards, autorisés ou non qui se
posent sur l’organe.
La stricte régulation des conditions de visibilité du sexe révèle les tabous qui
pèsent sur les représentations des organes sexuels et sur la sexualité, ainsi que sur les
désirs et les plaisirs des femmes et des hommes. Comme l’indiquent les stratégies
d’évitement de la sensualité, le tabou frappant les organes sexuels interdisait l’accès à
la vue du sexe par des personnes non autorisées ou non éduquées, dites incapables de
contrôler les émotions provoquées par ce spectacle charnel. Ce faisant, les femmes,
longtemps exclues de l’éducation et toujours considérées comme des êtres dominés
par leurs émotions en raison de leur sexualité, se sont vues, jusqu’il y a peu, refuser
l’accès aux représentations du sexe et à la connaissance de son fonctionnement intime.
Et pour cause, jusqu’à présent dans les articles présentés, les sources analysées ont
été produites par des hommes. Pour accéder à une libre connaissance et jouissance de
leur corps, les femmes devaient braver cet interdit mais encore transgresser le tabou
spécifique touchant les représentations visuelles de leur propre sexe. Si le sexe des
femmes se lit sur tout le corps, dans son esprit et ses comportements, le vagin, les
lèvres et le clitoris ne font pas partie des attributs symboliques arborés dans la culture
occidentale, au contraire des seins qui incarnent la maternité. L’accession à l’image du
sexe féminin par les femmes elles-mêmes, la circulation de ces images entre femmes
dans un but de connaissance et de jouissance constituent donc une rupture importante
dans l’histoire.
Montrer et regarder son propre sexe, deux démarches pour se réapproprier son
corps et sa sexualité : d’une part, une pratique d’exploration corporelle et d’autre
part, une mise en scène filmée du plaisir charnel. La première, la pratique du self
18 introduction

help, est une technique d’auto-auscultation du vagin qui naît dans le contexte de la
deuxième vague du féminisme. Son arrivée en Belgique est ici étudiée par Vanessa
D’Hooghe. Les instigatrices de cette pratique ont lutté contre une définition médicale
stéréotypée du corps des femmes et de l’idée de féminité, qu’elles veulent remplacer
par un savoir issu de l’observation et de l’expérience des femmes elles-mêmes. Cette
question de savoir est à la fois question de pouvoir, les deux se liant dans la question
de la dépénalisation de l’avortement. Il s’agit de se réapproprier l’accès à son propre
corps et de le redéfinir dans un même temps, la définition et l’accès étant jusque-là
détenus par les médecins uniquement. Quelque dix ans plus tard, la question de la
réappropriation est au cœur des films d’Annie Sprinkle, d’Erika Lust et de Shine
Louise. L’analyse que Sevara Irgacheva livre de la pornographie queer et féministe
révèle comment la réalisatrice et l’actrice – parfois une seule et même personne – se
placent aux commandes, par la masturbation, de leur propre plaisir mais aussi de la
façon dont il se matérialise à l’écran et des invitations à le regarder. Là aussi, il s’agit
de se substituer aux hommes, au « male gaze » que les études de genre ont mis au jour
dans le domaine du cinéma.
Les deux démarches mettent à nu, chacune à leur manière, le sexe vécu et
ressenti au féminin. Elles partagent en partie les mêmes outils théoriques et ouvrages
déclencheurs : les écrits de Luce Irigaray ou encore le rapport de la sexologue Shere
Hite. Le self help s’inspire de la sexologie considérant qu’elle est une observation
du corps lui-même mais la rejette parce qu’elle continue à créer des catégorisations
(hétérosexuel, bi-sexuel, homosexuel n’en sont que quelques-unes).
Enfin, le colloque « Montrez ce sexe que je ne saurais voir » était aussi l’occasion
de faire dialoguer recherche universitaire et action de terrain. En ce sens, la campagne
des Femmes Prévoyantes Socialistes à propos du clitoris offre un écho particulièrement
intéressant et actuel à la question de la réappropriation et du plaisir abordée par les
contributions de Sevara Irgacheva et Vanessa D’Hooghe. Si dans la démarche du self
help, le clitoris est au cœur de l’élaboration d’un contre-discours médical et freudien,
il fait ici l’objet d’une action visant à déjouer les tabous sur le plaisir féminin, sous
une forme pratique et un positionnement qui appartiennent et sont propres à cette
organisation féministe. Céline Orban offre un retour sur l’action de terrain et sur
le passé des Femmes Prévoyantes Socialistes ; elle réinscrit cette campagne dans
l’histoire de ce mouvement né en 1922 et en portant leur message.
Cet article, sous l’appellation « terrain », sort du cadre de la publication
scientifique. Il n’en est pas moins totalement complémentaire. Outre qu’il est le
reflet de l’expérience du colloque, il montre comment les recherches universitaires
sont mobilisées par des acteurs et actrices de terrain, qui produisent eux aussi de
nouvelles données. En témoignent les nombreuses enquêtes des Femmes Prévoyantes
Socialistes.
partie i

Le sexe des Autres : âge, race, classe


Sexualité et organes génitaux des Africain(e)s
dans le discours médical français
(fin xviiie – milieu xxe siècle)

Delphine Peiretti-Courtis

Dans le Grand dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre Larousse paru en


1872, on lit à l’article « Femme » : « Les femmes, comme les hommes, de la race nègre
sont portées à la lasciveté beaucoup plus que les femmes blanches. La nature semble
avoir accordé aux fonctions physiques ce qu’elle a refusé aux fonctions intellectuelles
de cette race. (…) Leurs organes sexuels offrent, en outre, une disposition particulière
qu’on ne rencontre qu’exceptionnellement ailleurs. Les petites lèvres et le clitoris
présentent un tel développement que dans certaines contrées, on en pratique
l’excision »  1. Ce dictionnaire, synthèse des expériences et des recherches savantes
de l’époque, ouvrage de vulgarisation du savoir scientifique, est un reflet, un témoin
et un vecteur des représentations diffusées en France au milieu du xixe siècle. Il puise
ses sources dans des œuvres spécialisées et destinées à un public averti telles que les
encyclopédies et dictionnaires médicaux, les ouvrages et traités de médecine ou encore
les articles de revues scientifiques. En effet, nous pouvons retrouver l’origine de cet
article dans la définition du terme « Femme » du Dictionnaire encyclopédique des
sciences médicales publié en 1815, où J. J. Virey (1775-1846), médecin et naturaliste,
présente la femme noire  2.
Ces définitions décrivant les Noirs africains, hommes et femmes confondus,
comme des êtres soumis à leurs organes génitaux et à leurs pulsions sexuelles, se
présentent donc comme des vérités et sont acceptées comme telles par les lecteurs.
Ces poncifs traversent les discours des Anciens, les textes bibliques, les écrits des
philosophes ou encore les récits de voyage mais ils prennent une ampleur sans

1
P. Larousse, « Femme », Grand dictionnaire universel du xixe siècle, t. viii, Paris,
Administration du Grand Dictionnaire Universel, 1872, p. 203.
2
J. J. Virey, « Femme », Dictionnaire des sciences médicales, t. 14, Paris, Panckoucke
éditeur, 1815, p. 513.
22 le sexe des autres : âge, race, classe

précédent dans la littérature médicale du xixe siècle. L’essor des explorations au


xviiie siècle et le développement de la colonisation européenne au cours du xixe siècle
s’accompagnent d’une dynamique scientifique et d’une démarche classificatoire
au sein de l’histoire naturelle, de la médecine ou de l’anthropologie naissante. La
science des races humaines, la raciologie, pour reprendre les termes des médecins
de la première moitié du xxe siècle, apparaît dès la fin du xviiie siècle et structure
la pensée savante du xixe  3. L’influence croissante de la médecine au cours du xixe
siècle et jusque dans la première moitié du xxe siècle donne à ces discours un gage
d’authenticité et de scientificité et façonne les représentations de l’altérité raciale et
sexuelle. Dans les ouvrages de médecine, les attributs sexuels de la femme suscitent
un intérêt plus important que ceux de l’homme. En effet, la femme est soumise à
sa matrice et à sa nature féminine ; elle se distingue de l’homme, représentant de la
race, par ses caractères sexuels. De plus, l’appareil génital féminin demeure encore
un mystère à élucider pour la science et pour les hommes, auteurs des ouvrages de
médecine. Les naturalistes puis les médecins, les anatomistes, les chirurgiens, les
anthropologues souvent médecins de formation, écrivent sur les races humaines au
début du xixe siècle. A ces récits s’ajoutent à partir des années 1860-1870 les notes et
les rapports de nouveaux explorateurs, les médecins de brousse, auréolés à la fois de
leur expérience du terrain et de leur diplôme de médecine. Les études raciologiques
se font plus rares à partir du milieu du xxe siècle. Le dévoiement de la science et de
la recherche médicale sous le régime nazi et la chute des Empires coloniaux dans les
années soixante entraînent un désaveu de la raciologie et de ses pratiques.
Les travaux de William B. Cohen, d’Elsa Dorlin ou de Carole Reyaud-Paligot,
pour ne citer que ces exemples, ont pu mettre en lumière le rôle des sciences médicales
et anthropologiques dans la constitution de catégories de sexe et de race déviantes
et inférieures et dans la légitimation de l’esclavage et de la colonisation à l’époque
moderne et contemporaine  4. Notre travail, qui s’intègre dans ce champ de recherche,
y apporte un nouvel éclairage. Il s’agit d’une réflexion sur les représentations du corps
des Africain(e)s dans la littérature médicale et sur les interactions entre les discours de
la médecine savante en métropole et ceux de la médecine de terrain dans les colonies
africaines. Cet article aborde une des problématiques envisagées dans notre recherche :
la question du regard médical sur le sexe et la sexualité des Africain(e)s à l’époque
contemporaine. C’est à travers ce prisme que les savants redéfinissent les concepts de
féminité et de virilité et redessinent les enjeux autour de la sexualité et de la maternité
en France et en Afrique. Ils établissent également des corrélations entre le corps, les
attributs sexuels plus précisément, l’âme, la race, le milieu et les mœurs ; liens de

3
La raciologie est un terme désignant l’étude des races humaines dans les sciences
médicales et anthropologiques aux xixe et xxe siècles. Ce terme est employé par plusieurs
médecins tels que G. Lefrou, Le Noir d’Afrique. Anthropo-biologie et raciologie, Paris, Payot,
1943 ; L. Pales, Raciologie comparative des populations de l’aof, Les Diamate d’Effoc et
les Floup d’Oussouye (Casamance-Sénégal), Dakar, Direction générale de la Santé publique,
1949.
4
Voir W.B. Cohen, Français et Africains, les Noirs dans le regard des Blancs 1530-
1880, Paris, Gallimard, 1981 ; E. Dorlin, La matrice de la race, Paris, La Découverte, 2006 ;
C. Reynaud-Paligot, La République raciale 1860-1930, Paris, puf, 2006.
sexualité et organes génitaux des africain(e)s 23

réciprocité que nous tenterons de mettre en évidence dans cette présentation. Enfin
nous retracerons brièvement l’évolution et les divergences de la pensée médicale au
sujet de cette question entre le xixe siècle et la première moitié du xxe siècle. Si le
regard se fait moins globalisant et si le concept de race noire est progressivement
déprécié au profit d’une reconnaissance de la diversité des populations africaines,
l’ethnie reste toutefois supérieure à l’individu jusqu’au milieu du xxe siècle. Dans le
cadre de ce volume sur la représentation des organes génitaux dans l’histoire, il s’agit
donc de s’intéresser aux procédés de sexuation, de sexualisation et de racialisation
du corps des Africain(e)s et à leur évolution au cours du temps, en prenant l’exemple
du regard médical porté sur quelques populations d’Afrique du Sud et d’Afrique de
l’Ouest.

Les organes sexuels des Africain(e)s sous le regard des médecins


Les explorateurs au xviiie siècle et les médecins-anthropologues au siècle suivant
décrivent les femmes noires comme des êtres dotés d’attributs sexuels exubérants.
Cet imaginaire se développe autour des représentations de l’appareil génital des
femmes d’Afrique du Sud, les Hottentotes et les Boschimanes  5. Ces femmes seraient
dotées du tablier hottentot, une élongation des petites lèvres génitales qui donna lieu
à de multiples théories, polémiques, fantasmes et élucubrations  6. Elles détiendraient
un autre caractère de race, la stéatopygie, une hypertrophie graisseuse de la région
fessière. C’est au xviie siècle que le tablier a été décrit pour la première fois par deux
Néerlandais, Dapper, en 1676, puis Ten Rhyne en 1686. A cette époque, la région du
Cap de Bonne-Espérance est une colonie hollandaise. Elle passe sous la coupe des
Britanniques au début du xixe siècle. Les populations vivant sur ce territoire suscitent
pourtant la curiosité d’autres savants européens, allemands, suédois ou français. Au
cours du xixe siècle, dans un contexte d’analyse et de taxinomie raciale, le tablier
hottentot passionne les scientifiques. En 1790, F. Le Vaillant (1753-1824) est le
premier explorateur français à fournir une description précise de cette particularité
corporelle et à la considérer comme le résultat d’une coutume : « Jusque-là ce sont
les frottements et les tiraillements qui commencent à distendre, des poids suspendus
achèvent le reste. J’ai dit que c’est un goût particulier, un caprice assez rare de la
mode, un raffinement de coquetterie »  7. Son récit devient une référence pour les
médecins et anthropologues du xixe siècle. Toutefois, ces derniers ne reconnaissent
pas sa théorie sur l’origine culturelle et acquise du tablier.
De nombreux savants comme J. J. Virey ou le docteur Murat, dans le Dictionnaire
des sciences médicales, en 1815 et en 1819, prétendent que le climat est le facteur du

5
Les Khoï-Khoï sont une population d’éleveurs d’Afrique du Sud surnommés Hottentots
par les colons européens et les San sont des chasseurs-cueilleurs de la même région rebaptisés
Boschimans ou Bushmen. Ils appartiennent au groupe Khoïsan et vivent aujourd’hui en Afrique
du Sud, en Namibie, au Botswana, et dans le désert du Kalahari.
6
Voir F. X. Fauvelle-Aymar, L’invention du Hottentot, Paris, Publications de la Sorbonne,
2002.
7
F. Le Vaillant, Voyage de F. Le Vaillant dans l’intérieur de l’Afrique par le Cap de
Bonne Espérance dans les années 1780, 81, 82, 83, 84 et 85, t. ii, Lausanne, Chez Mourer,
1790, p. 255.
24 le sexe des autres : âge, race, classe

relâchement des attributs sexuels des hommes et des femmes en Afrique  8. Toutefois,
ce sont les analyses de G. Cuvier (1769-1832), médecin, anatomiste et paléontologue
célèbre, qui influencent le plus les études sur le tablier jusqu’au milieu du xxe siècle.
Dans le rapport de dissection  9 de Saartjie Baartman, la Vénus Hottentote, présenté
devant l’Académie de médecine en 1817, il affirme que le tablier est un prolongement
inné des petites lèvres chez les Hottentotes et les Boschimanes. Sa théorie s’impose
dans la pensée savante française et européenne. W. H. Flower et J. Murrie, deux
scientifiques britanniques qui dissèquent une femme boschimane en 1867  10, réitèrent
les conclusions de cet illustre médecin. Dans sa synthèse sur le tablier hottentot, parue
en 1883, le docteur Blanchard (1857-1919), médecin et parasitologue de cabinet,
fondateur de l’Institut colonial de la Faculté de médecine de Paris, présente les
spécificités raciales et sexuelles des Hottentotes et des Boschimanes en s’appuyant à
nouveau sur les écrits de Cuvier.
La particularité anatomique de ces femmes est souvent perçue comme un attribut
masculin dans les représentations. R. Blanchard virilise le tablier dans cette phrase :
« un développement exagéré des nymphes ou petites lèvres, qui peuvent atteindre
jusqu’à 15 et 18 centimètres de longueur et qui pendent entre les cuisses de la femme,
à la façon d’un pénis flasque et inerte »  11. Cette analogie met en lumière l’absence
de féminité de ces femmes et l’inversion sexuelle touchant ces peuples. Un siècle
auparavant, dans la définition du clitoris donnée par le docteur Chambon (1748-1826),
l’hypertrophie de cet organe chez les femmes blanches, phénomène exceptionnel
d’après les discours, est également présentée comme un caractère masculin : « La
difformité du clitoris, quand sa longueur est excessive, n’apporte pas un obstacle
absolu à la génération ; mais c’est un vice révoltant pour les maris, parce qu’il donne
à la femme l’apparence de l’homme et réfroidit (sic) la tendresse de celui-ci pour un
objet qui a trop de ressemblance avec lui »  12. Selon les médecins, en métropole et aux
colonies, la forme allongée et la taille démesurée du clitoris chez certaines femmes
est le signe d’une hybridité inquiétante et de mœurs douteuses. L’apparence phallique
de cet attribut brouille les différences sexuelles et remet en question la frontière entre
la féminité et la masculinité d’un point de vue biologique et social. Enfin, l’analogie

8
J. J. Virey, op. cit., 1815 ; J. J. Virey, « Nègre », Dictionnaire des sciences médicales,
par une société de médecins et de chirurgiens, Paris, clf Panckoucke éditeur, 1819 ; Dr Murat,
« Nymphes », Dictionnaire des sciences médicales, une société de médecins et de chirurgiens,
vol. 36, Paris, Panckoucke, 1819.
9
G. Cuvier, Extrait d’observations faites sur le cadavre d’une femme connue à Paris et à
Londres sous le nom de Vénus Hottentote, Mémoires du Muséum, t. iii, 1817.
10
W. H. Flower, J. Murrie, « Account of the dissection of a bushwoman », Journal of
Anatomy and Physiology, 1867, p. 189-208. W. H. Flower est le conservateur du musée du
« Royal College of Surgeons » de Londres et J. Murrie est membre de la société zoologique de
Londres.
11
R. Blanchard, « Sur le tablier et la stéatopygie des femmes boschimanes », Bulletin de
la société zoologique de France, vol. viii, Paris, Au siège de la société, 1883, p. 35.
12
Dr Chambon, « Clitoris », Encyclopédie méthodique, médecine, t. iv, Paris, Panckoucke,
1792, p. 885. Nicolas Chambon de Montaux (1748-1826) est médecin en chef à la Salpêtrière,
premier médecin des armées et inspecteur des hôpitaux militaires, membre de la Société royale
de médecine et engagé en politique à partir de 1789.
sexualité et organes génitaux des africain(e)s 25

établie par R. Blanchard entre le tablier hottentot et le sexe de la guenon contribue


à déshumaniser les femmes Khoisan et à entériner le hiatus existant entre elles et
les femmes blanches. Elles appartiennent à une autre espèce pour les polygénistes
– partisans de l’existence de plusieurs espèces humaines – à une race inférieure
pour les monogénistes – partisans de la théorie de l’unicité de l’espèce humaine – et
symbolisent le chaînon manquant pour les évolutionnistes.
A la fin du xixe et au début du xxe siècle, les explications culturalistes se
développent, remettant au goût du jour la pensée de F. Le Vaillant. L’élongation des
lèvres génitales ou du clitoris est peu à peu considérée comme la conséquence d’une
manipulation pratiquée dès le plus jeune âge et destinée à accroître le plaisir charnel.
Cette difformité n’est donc plus seulement le fruit d’un déterminisme naturel et racial
hormis pour les Hottentotes et les Boschimanes. Le docteur Gaillard, médecin colonial,
affirme au sujet d’une hypertrophie clitoridienne touchant les femmes du Dahomey
(Bénin actuel) en 1907 : « Les fillettes ne sont pas excisées, il faut rapporter que les
mères pratiquent sur le clitoris de leurs fillettes, et dès le très jeune âge, des tractions
fréquentes ayant pour but d’allonger et de développer cet organe dans l’intention
avouée d’augmenter dans la suite les jouissances voluptueuses au moment des rapports
sexuels »  13. Cette explication renforce toutefois les clichés sur l’hypersexualité des
femmes africaines. Quelques analyses du début du xxe siècle émettent l’hypothèse de
l’existence d’une distension de l’organe génital chez des femmes blanches, causée par
le mode de vie, l’acquis. Cette particularité ne serait donc pas seulement exceptionnelle
ou pathologique dans la race blanche. Dans un article paru dans L’ Anthropologie en
1907, le docteur Laloy évoque la thèse de deux médecins militaires du Nord de la
France, P. Baroux et L. Sergeant, qui établissent, au sujet des populations flamandes,
un lien de cause à effet entre la marche, le surdéveloppement des organes génitaux
et la sexualité  14. En effet, leur démonstration met en avant l’idée que l’hypertrophie
des attributs sexuels n’est pas d’origine raciale ou climatique. L’activité sportive,
la marche en terrain plat, entraînerait un développement anormal des fesses, décrit
de la même manière que la stéatopygie des Africaines, et une élongation des lèvres
génitales à l’instar du tablier chez les Hottentotes. L’anatomie sexuelle de ces individus
expliquerait ensuite leur forte propension à la sexualité, une interdépendance évoquée
seulement au sujet de la race noire ou des prostituées blanches au xixe siècle.
Les organes sexuels des hommes noirs alimentent également l’imaginaire des
scientifiques. Le pénis des Africains est décrit comme surdimensionné dans ces discours.
Dans un ouvrage publié en 1827, Bory de Saint-Vincent (1778-1846) affirme au sujet
de l’espèce éthiopienne : « Elles ont aussi le vagin en tout temps large et proportionné
au membre viril du mâle, souvent énorme, mais à peu près incapable d’une érection
complète »  15. Cette idée d’adaptation parfaite entre les organes génitaux du mâle et de

13
Dr Gaillard, « Etude sur les lacustres du Bas-Dahomey », L’Anthropologie, t. 18, Paris,
Masson et Cie, 1907, p. 115.
14
Dr Laloy, « P. Baroux et L. Sergeant, « Les races flamandes bovine, chevaline et
humaine dans leurs rapports avec la marche en terrain plat », Paris et Lille, Tallandier éditeur,
1906, 43 p. et 33 fig., L’Anthropologie, t. xviii, Paris, Masson, 1907, p. 205-207.
15
J.-B. Bory de Saint-Vincent, L’Homme, essai zoologique sur le genre humain, t. i,
Paris, Rey et Gravier, 1827, p. 31.
26 le sexe des autres : âge, race, classe

la femelle au sein d’une même race revient dans de nombreux discours et notamment
dans les ouvrages du docteur Jacobus en 1893 et en 1931  16. Ces assertions permettent
aux polygénistes de prouver l’existence de plusieurs espèces humaines. Elles révèlent
implicitement les défiances face aux relations interraciales et au métissage. L’idée
qui prédomine à cette époque est que le Noir, au pénis démesuré, ne peut copuler
avec la Blanche au vagin étroit. Il s’agit de préserver l’intégrité de la femme blanche
et de sa race. La démesure du sexe de l’homme noir est un lieu commun datant de
l’époque antique dans le but de conférer aux Ethiopiens une caractéristique bestiale.
Les médecins contribuent à valider et à diffuser ces stéréotypes au xixe siècle. Le sexe
de l’Africain serait donc de taille plus importante que celui de l’Européen mais les
savants y ajoutent une nuance importante, redorant leur virilité. En effet, les Noirs
auraient une capacité d’érection moindre que celle des Blancs. Les dictionnaires
médicaux et les ouvrages savants véhiculent cette idée tout au long du xixe siècle à
l’instar de L’Anthropologie de P. Topinard (1830-1911) où l’on peut lire que : « le
pénis du nègre est plus long et plus volumineux dans l’état de flaccidité que celui
du blanc ; dans l’état d’érection c’est l’inverse »  17. Les multiples rééditions de ce
livre et la médaille d’or attribuée à son auteur par l’Académie de médecine en 1877
témoignent de son succès et de son impact.
Si cette représentation perdure dans les mentalités, certains médecins commencent
à la réfuter au milieu du xxe siècle. En 1943, le docteur G. Lefrou (1892-1969), médecin
en chef de 1re classe des troupes coloniales, remet en question l’argument racial pour
insister sur le caractère individuel de cette particularité : « Les anciens auteurs ont
toujours parlé d’une grandeur démesurée du pénis chez les Nègres. Cette opinion
a été considérée ensuite comme erronée (...) Il y a comme le Blanc des variations
individuelles »  18. Si au xxe siècle, les études scientifiques s’affranchissent peu à peu
des explications purement naturalistes et racialistes  19 prenant en compte la part de la
culture, de l’environnement et des caractéristiques individuelles de chacun, durant la
majeure partie du xixe siècle, la sexualité des Noirs semble encore déterminée par des
influences raciales et climatiques.

La sexualité des Africain(e)s : objet de toutes les interrogations


Si le corps est le reflet de l’âme dans la pensée physiognomoniste et médicale
des xviiie et xixe siècles, les organes génitaux semblent être les révélateurs de la race

16
Dr X. Jacobus, L’amour aux colonies. Singularités physiologiques et passionnelles
observées durant trente années de séjour dans les colonies françaises. Cochinchine, Tonkin et
Cambodge-Guyane et Martinique, Sénégal et Rivières du Sud, Nouvelle-Calédonie, Nouvelles-
Hébrides et Tahiti, Paris, Isidore Liseux, 1893 ; Dr X. Jacobus, L’Acte sexuel dans l’espèce
humaine. Etude physiologique complète de l’amour normal et des abus, perversions, folies et
crimes relatifs à l’instinct génital à travers les peuples et les âges, Paris, Editions Prima, 1931.
17
P. Topinard, L’anthropologie, Paris, C. Reinwald et Cie, 3e édition, 1879, p. 373.
18
Dr G. Lefrou, Le Noir d’Afrique. Anthropo-biologie et raciologie, Paris, Payot, 1943,
p. 234.
19
L’idéologie racialiste reconnaît l’existence et l’inégalité des races humaines. Le
déterminisme racial expliquerait les différences anatomiques, physiologiques, psychologiques,
sexuelles et culturelles entre les groupes humains.
sexualité et organes génitaux des africain(e)s 27

et de la sexualité, en particulier dans le cas africain. A partir de l’observation des


organes sexuels des Africain(e)s, les savants déduisent la pratique d’une sexualité
ardente et débridée. Cette idée rejoint la théorie transformiste de Lamarck (1744-
1829) développée dans le premier quart du xixe siècle selon laquelle la fonction
développerait l’organe. La taille excessive des attributs sexuels serait le résultat
d’une activité sexuelle intense. A l’inverse, dans l’idéologie de certains médecins,
à l’instar de P. Baroux et L. Sergeant évoqués précédemment, ce serait l’organe qui
développerait la fonction. Le fait d’être doté d’organes sexuels hypertrophiés inciterait
à la sexualité. Parmi les nombreux savants qui émettent cette relation de cause à effet,
le docteur Nicolas affirme dans l’Encyclopédie méthodique de médecine parue en
1830 : « Il peut acquérir de très grandes dimensions et surpasser même celles de la
verge ; cet excès de longueur détermine souvent chez les femmes ainsi conformées
des goûts que la nature réprouve ou rend le coït douloureux ou gênant »  20.
Pour les médecins, les tempéraments et le climat jouent également un rôle
majeur dans la complexion et les comportements humains. La nymphomanie semble
s’expliquer pour le docteur Pinel  21 (1745-1826) en 1824 par l’influence de ces deux
facteurs. Selon lui : « Les femmes très irritables, chez lesquelles la susceptibilité
nerveuse est très grande, sont sujettes à la nymphomanie, ainsi que celles d’un
tempérament bilioso-sanguin, la raison en est qu’elles ont le sang plus chaud (...).
Il n’est donc pas surprenant que les femmes qui vivent dans les climats brûlants de
l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique soient plus voluptueuses que les Européennes.
Pour nous renfermer dans notre pays nous connaissons la différence qui existe à
cet égard, entre les femmes de la Provence et du Languedoc et celles du Nord de
la France »  22. Dans cette définition, la lubricité n’est pas spécifique aux Africaines
mais elle est surtout le fait des climats chauds et des tempéraments sanguins, chaud
et humide, ou bilieux, chaud et sec. Les populations des climats tempérés auraient
donc une propension plus grande à contrôler leurs pulsions sexuelles. Ces milieux
paraîtraient plus propices à la civilisation et à la modération ; la chaleur entraînerait
à l’inverse des comportements plus sauvages, impulsifs et bestiaux. En 1872, le
Grand dictionnaire universel du xixe siècle diffuse la théorie élaborée par les Anciens,
Hippocrate, Aristote et Galien, encore reconnue au xixe siècle par les médecins, selon
laquelle la femme est un être perméable plus sensible que l’homme à la température
et aux variations climatiques. Sa constitution physique et sa sexualité résulteraient de
cette influence environnementale : « dans les pays chauds, non seulement la femme est
plus ardente en amour, mais elle est encore plus précoce, et les jouissances prématurées
altèrent sa constitution physique. Ses organes génitaux sont plus développés (...). On
peut dire d’une manière générale que les femmes sont d’autant plus passionnées, plus
lascives et plus débauchées qu’elles vivent dans des pays plus chauds »  23.

20
Dr Nicolas, « Vulve », Encyclopédie méthodique, médecine, par une société de
médecins, t. xiii, Paris, Chez Mme veuve Agasse, 1830, p. 542.
21
Voir le texte de Francesca Arena.
22
Dr Pinel, « Nymphomanie », Encyclopédie méthodique, médecine, par une société de
médecins, t. xi, Paris, Chez Mme veuve Agasse, 1824, p. 47.
23
P. Larousse, « Femme », op. cit., p. 203.
28 le sexe des autres : âge, race, classe

Les angoisses autour de la sexualité s’intensifient à la fin du xviiie siècle dans un


contexte de contrôle social accru et de médicalisation des corps et des comportements.
Les condamnations de l’onanisme et de la pratique d’une sexualité immodérée, sans
but reproducteur, fleurissent dans les ouvrages de médecine. La femme est menacée
par les fureurs utérines, la nymphomanie, l’hystérie ; l’homme par le satyriasis et
l’abus du sexe, sources d’affaiblissement physique et moral. L’homme est censé être
maître de ses pulsions et donc moins touché par ce mal. A l’inverse, la femme, dont
les organes génitaux sont situés à l’intérieur du corps, serait constamment soumise
à ses instincts sexuels. A l’article « Satyriasis » du Dictionnaire encyclopédique des
sciences médicales paru en 1879, le docteur Bouchereau (1835-1900) précise que
cette maladie touche plus particulièrement les hommes qui ne possèdent pas la faculté
de contrôler leurs instincts primaires : « On le rencontre surtout parmi les êtres et les
races inférieurs, le nègre obéit à ses sensations, et n’est occupé que de satisfaire sa
faim, on le voit s’abandonner sans réserve aux plaisirs sexuels »  24. L’homme noir
est souvent féminisé dans les discours médicaux ; il est vu comme instinctif, faible,
soumis à ses passions et à ses pulsions.
La sexualité des races indigènes n’est au départ qu’une question annexe pour les
savants mais ce sujet suscite un intérêt majeur au cours du xixe siècle. La colonisation
rapproche les corps et les races en Afrique ; les hommes blancs sont de plus en plus
en contact avec des femmes de couleur, dites libres, lubriques et libertines. Cette
proximité et le manque de femmes blanches dans les colonies inquiètent les médecins.
Les Africaines au tempérament chaud, comme les prostituées blanches  25, risquent de
tenter les colons, de les affaiblir et surtout de faire dégénérer la race. Cette peur du
métissage et cette obsession de la race pure s’accroissent dans le dernier tiers du xixe
siècle. Les relations sexuelles entre le colon blanc et la femme noire restent toutefois
tolérées par les médecins de brousse car ils connaissent le terrain et considèrent ces
rapports comme incontournables dans le contexte colonial  26. Même si la présence
de femmes européennes s’accroît au début du xxe siècle du fait de la pacification
des territoires colonisés, leur nombre reste limité. Le risque sanitaire et l’ardeur du
climat demeurent des obstacles à leur installation durable  27. La fécondation de la
femme indigène et la naissance d’un enfant métis sont en revanche condamnés car
ils mettent la race en péril et créent des êtres inférieurs aux deux parents. Face à ces
théories « mixophobes » et eugénistes  28, des médecins mettent également en avant

24
Bouchereau, « Satyriasis », Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, t. 7,
Paris, A. Dechambre, 1879, p. 67.
25
Voir E. Dorlin, La matrice de la race, op. cit.
26
Dr Barot, Guide pratique de l’Européen dans l’Afrique occidentale à l’usage des
militaires, fonctionnaires, commerçants, colons et touristes, Paris, Ernest Flammarion, 1902.
27
Dr A. Vallet, Guide médical du colon en Afrique tropicale, Cherbourg, Librairie Henry,
1913, p. 178 ; Dr P. J. Navarre, Manuel d’hygiène coloniale. Guide de l’Européen dans les pays
chauds, Paris, Octave Doin, 1895.
28
Ch. Richet, La sélection humaine, Paris, Félix Alcan, 1919 ; R. Martial, Les Métis,
Paris, Flammarion, 1942.
sexualité et organes génitaux des africain(e)s 29

les bienfaits du métissage pour la colonisation et l’acclimatement  29 de la race blanche


dans les colonies  30.
S’il existe un consensus partagé par la communauté scientifique sur la précocité
et l’intensité de l’activité sexuelle des Africain(e)s au xixe siècle, certains médecins
cherchent à démontrer la nature vertueuse de leur sexualité dans les premières
décennies du xxe siècle. Pour prendre un exemple, René Trautmann (1875-1956),
médecin-major de première classe des troupes coloniales, en mission au Congo, écrit
en 1922 : « Quoi qu’il en soit de cet appétit fort accentué (…) les nègres ignorent tout
des complications sexuelles (…) Les vices contre-nature sont très rares en Afrique »  31.
Il soutient à l’instar du docteur Jacobus  32 en 1931, ou des administrateurs coloniaux
de Haute-Volta (Burkina Faso actuel) comme Louis Tauxier  33 en 1917 ou de Denis
Pierre de Pedrals  34 en 1949, ancien administrateur du Bénin, que les vices contre
nature sont le produit des peuples civilisés et que les Africains sont louables pour leur
sexualité naïve, innocente, proche de la nature. L’homosexualité, condamnée par les
médecins, est d’ailleurs considérée comme un vice inconnu des Africain(e)s car trop
éloigné de l’instinct naturel et animal propre à la race noire.
Les critiques des pratiques déviantes des populations civilisées permettent
de souligner les mœurs simples des Africains. Au-delà de ces représentations, les
mutilations génitales et les moyens censés lutter contre les excès de la nature et la
dépravation des mœurs intéressent également les médecins.

L’excision et les mutilations génitales. Entre légitimation et dénonciation


Dans de nombreux travaux médicaux sur l’excision, de la fin du xviiie siècle à
la fin du xixe siècle, les auteurs semblent apporter leur caution à cette pratique, la
jugeant nécessaire pour réparer ce que la nature a exagéré. L’excision est perçue
comme un moyen de normalisation corporelle, morale et sociale. Dans l’article
« Clitoris » de l’Encyclopédie méthodique de médecine en 1792, le docteur Chambon
évoque des femmes grecques, romaines et égyptiennes qui étaient excisées dans
l’Antiquité à cause de la taille anormale de leur organe génital. Les auteurs de
l’époque contemporaine reprennent ces arguments à leur compte pour expliquer la
pratique de l’excision en Afrique. D’ailleurs, l’hypertrophie clitoridienne semble se
déplacer géographiquement au cours du xixe siècle vers le continent africain pour
n’être plus qu’une exception et une pathologie en France et en Europe. Au début du
xxe siècle, comme nous l’avons indiqué plus haut, certains médecins remettent en
question la racialisation de cette particularité. A la fin du xviiie siècle, N. Chambon
défend l’excision comme moyen de guérir les femmes et de réguler leurs ardeurs
sexuelles ; elle permet, selon lui, « de rendre les femmes supportables à leurs maris,
de faire cesser en elles ou de prévenir le goût excessif des plaisirs de l’amour, qui était

29
Terme utilisé à l’époque pour désigner l’acclimatation.
30
Dr Barot, op. cit.
31
R. Trautmann, Au pays de « Batouala », Noirs et Blancs en Afrique, Paris, Payot et Cie,
1922, p. 84.
32
Dr X. Jacobus, op. cit., 1931.
33
L. Tauxier, Le Noir du Yatenga, Paris, Emile Larose, 1917.
34
D.-P. de Pedrals, La vie sexuelle en Afrique noire, Paris, Payot, 1950.
30 le sexe des autres : âge, race, classe

inévitable ou une suite nécessaire de cette conformation ; disposition augmentée à


chaque moment par le frottement des habillemens (sic) qui les tenait dans une érection
constante et par conséquent dans le désir de jouir des embrassemens (sic) de leurs
époux »  35. Le fait d’exciser pour contrôler la sexualité et vaincre la nymphomanie
est donc reconnu bien avant le xxe siècle mais n’est pas dénoncé, bien au contraire,
car la sexualité féminine représente un danger. L’excision est justifiée par le docteur
Murat en 1819, dans le Dictionnaire des sciences médicales, par les arguments
climatiques et pathologiques : « La nymphotomie, pratiquée assez rarement dans
notre Europe, et seulement en cas de maladie ou d’un trop grand développement
des nymphes, disposition peu ordinaire dans les climats tempérés, doit, au contraire,
être considérée comme une opération très familière dans les régions orientales et
méridionales du globe. En effet, elle devient souvent nécessaire dans les pays chauds ;
les nymphes s’allongent tellement et sont sujettes à prendre un tel accroissement sur
quelques points de l’Asie et de l’Afrique, que la nécessité de les couper à passer en
usage, et par succession de temps, cette coutume a pris force de loi »  36. Il expose et
approuve ensuite les raisons données à la pratique de l’excision depuis l’Antiquité
par des médecins et des géographes comme Strabon, Aëtius, Paul d’Egine, Avicenne,
Léon l’Africain, Thévenot, ou encore Sonnini. Ils légitiment l’excision par la mise
en avant des arguments esthétiques, hygiéniques, et par la gêne qu’entraînerait cette
difformité corporelle pendant le coït, mais ils n’évoquent pas l’hypothèse religieuse.
Cette mutilation est également pratiquée dans un but esthétique afin d’ôter la part
de masculinité de la femme en redonnant à son organe génital un aspect lisse et
spécifiquement féminin   37. La circoncision suscite moins d’interrogations chez les
médecins qui connaissent certainement mieux cette pratique en usage chez les juifs
et les musulmans. L’excision est tolérée et bien souvent encouragée par les savants
français au cours du xixe siècle à l’instar des médecins coloniaux A. Corre, en 1882,
et Lasnet, en 1900  38. Bory de Saint Vincent qualifie même les Hottentots de barbares
car ils n’excisent pas leurs femmes  39. Les médecins ne se bornent pas à préconiser
l’ablation du clitoris pour la femme noire, ils la recommandent aussi pour la femme
blanche mais seulement lorsqu’elle est malade. L’idée d’individualité est acquise pour
les Européennes alors que la généralisation caractérise encore le regard porté sur les
Africaines, les Khoisan étant plus touchées encore par ces généralisations racialistes.
Si certains savants dénoncent l’excision, c’est surtout la pratique de l’infibulation
– suture et fermeture des orifices génitaux – qui est condamnée dès la fin du xviiie siècle
par le docteur Macquart notamment  40. Cette mutilation génitale est toutefois rarement

35
Dr Chambon, «Clitoris », op. cit., 1792, p. 886.
36
Dr Murat, « Nymphotomie », Dictionnaire des sciences médicales, une société de
médecins et de chirurgiens, vol. 36, Paris, Panckoucke, 1819, p. 596.
37
Voir F. Couchard, L’excision, Paris, puf, 2003.
38
Dr A. Corre, La mère et l’enfant dans les races humaines, Paris, Octave Doin, 1882 ;
Dr Lasnet, Les races du Sénégal. Sénégambie et Casamance, Paris, Augustin Challamel éditeur,
1900.
39
J.-B. Bory de Saint-Vincent, op. cit., p. 120.
40
M. Macquart, « Infibulation », Encyclopédie méthodique, médecine, t. vii, Paris, Chez
H. Agasse, 1798, p. 587-588.
sexualité et organes génitaux des africain(e)s 31

évoquée par les médecins français du xixe siècle car elle se pratique pour l’essentiel en
Afrique de l’Est, dans des territoires non soumis à la France tels que l’Ethiopie ou la
Somalie. C’est au début du xxe siècle et surtout au milieu du siècle, que les mutilations
sexuelles féminines commencent à être unanimement condamnées dans les discours
médicaux. Ces dénonciations apparaissent dans les textes du docteur Jacobus en 1931
ou dans l’ouvrage sur les mutilations sexuelles de Claude Chippaux (1909-1984),
médecin colonial, anthropologue et chirurgien. Il réprouve cette pratique et nie
l’argument selon lequel elle serait une nécessité imposée par la nature ; une nature
qui aurait donné aux femmes noires un organe difforme et gênant : « Une anomalie
anatomique a été invoquée : celle de la longueur du clitoris ou des petites lèvres
fortement développées entrave l’acte sexuel. Mais la femme noire – en dehors des cas
pathologiques d’hermaphroditisme – n’a pas un clitoris anormalement développé »  41.
Pour lui, l’excision est un pur produit de la volonté masculine inventé pour contrôler la
sexualité féminine. Néanmoins, en dénonçant une pratique jugée barbare, il rappelle,
à l’instar d’autres médecins comme Joseph Vassal en 1925  42, l’importance de la
colonisation et de l’apport de la civilisation pour réprimer ce type d’acte.
*
Ces descriptions médicales et anthropologiques soulignant les ardeurs sexuelles des
Africain(e)s et l’exubérance de leur anatomie sexuelle ont diffusé l’image d’une race
soumise à ses passions et à ses instincts. L’apparence physique et plus particulièrement
ici la taille et la forme des attributs sexuels ainsi que les pratiques culturelles qui y
sont associées, ont permis aux médecins d’évaluer des populations africaines, de les
classer sur l’échelle humaine et de dresser un portrait général de la race noire puis
de ses ethnies. Les médecins ont établi des interdépendances entre le physique et le
moral ainsi qu’entre l’anatomie sexuelle et la sexualité des Africain(e)s soulignant leur
incapacité à s’affranchir du déterminisme naturel et à prendre le pouvoir sur leur propre
corps et sur leurs pulsions. La colonisation, porteuse de civilisation, de tempérance
et de contrôle moral, se présentait comme une nécessité. Les sciences médicales ont
ainsi contribué à essentialiser, à racialiser et à sexualiser les Africain(e)s. Malgré les
permanences et la toute-puissance des stéréotypes sur les Africain(e)s, la tendance
perceptible de ces discours sur l’Autre est le passage d’une forme de généralisation
raciale, au début du xixe siècle, à une prise en considération plus grande des différences
ethniques, à la fin du siècle.
Les médecins coloniaux esquissent cette nouvelle manière de penser l’Afrique et
les Africains. Dans la première moitié du xxe siècle, la littérature médicale privilégie peu
à peu l’individuation à la racialisation des populations et critique les effets trompeurs
des généralisations et des tableaux anthropométriques. Les spécificités anatomiques
sont décrites peu à peu comme des particularités individuelles et/ou culturelles mais
aussi ethniques. Le regard change simplement d’échelle. Les médecins de brousse,

41
C. Chippaux, Les mutilations sexuelles chez l’homme, Le Pharo-Marseille, André
Manoury éditeur, 1960, p. 36.
42
J. Vassal, « Le Ganza, une mutilation des organes génitaux des femmes noires Banda »,
extrait de La Presse médicale, Masson et Cie, 25, 1925, p. 1-27. J. Vassal est directeur du service
de santé de l’aef.
32 le sexe des autres : âge, race, classe

en cherchant à nuancer les lieux communs des médecins de cabinet, diffusent des
présupposés ethniques. La race noire n’est plus décrite comme un bloc homogène
mais ce sont les ethnies d’Afrique qui sont hiérarchisées entre elles. Les clichés
perdurent et notamment lorsqu’il s’agit de la sexualité des Africain(e)s.
Malgré la diversité présentée, le dénominateur commun reste le même ; le sexe et
la sexualité continuent à caractériser les Africain(e)s et à susciter l’intérêt des médecins
français. Dans l’article sur les races humaines de la Grande encyclopédie Larousse
publiée en 1976, les attributs sexuels des Hottentotes et les Boschimanes sont encore
racialisés : « chez les femmes, il y a une forte saillie en arrière de la région fessière
avec accumulation de graisse sous-cutanée (stéatopygie), ainsi qu’un allongement
considérable des petites lèvres de l’orifice vulvaire (« tablier des Hottentotes ») »  43.
Les stéréotypes sexuels et raciaux se perpétuent donc et notamment la perception du
tablier hottentot comme caractère purement racial chez les Khoisan, alors qu’il n’est
que le résultat d’une coutume traditionnelle. Cet exemple non isolé illustre la force de
l’héritage de la pensée racialiste du xixe siècle.

43
Grande encyclopédie Larousse, « Races humaines », Paris, Librairie Larousse, édition
1971-1976, p. 11397.
De la puberté féminine
dans les « zones torrides »
Expertise médicale et régulations du corps des jeunes filles
dans le Congo colonial

Amandine Lauro

La fascination européenne pour la sexualité africaine a une longue histoire. Depuis


l’Antiquité, l’Afrique a été présentée comme le territoire d’une sexualité débridée,
à la fois attirante et menaçante, dont les monstruosités sexuelles légendaires de ses
habitants, et en particulier la taille de leurs organes génitaux, constituaient autant
de « preuves ». Parmi ces particularités inscrites dans le corps même des Africains,
figure très tôt la puberté supposée précoce des jeunes filles : au xviiie siècle déjà, les
Africaines sont considérées comme atteignant la puberté – et donc le moment où
leurs organes sexuels arrivent à « maturité » – beaucoup plus tôt que les Européennes.
Largement racialisée au cours du xixe siècle, cette conception fera long feu durant la
colonisation, et ses usages, rhétoriques comme effectifs, témoignent des articulations
étroites des catégories (et des hiérarchies) de race et de sexualité en contexte colonial.
C’est précisément à quelques-uns de ces usages, tels qu’ils transparaissent et
sont mis en œuvre dans le contexte du développement d’une expertise coloniale sur
le corps sexué et reproducteur des jeunes filles dans le Congo belge de la première
moitié du xxe siècle, que ce texte s’intéresse. A l’aube des années vingt, les autorités
de ce qui est alors la plus vaste colonie d’Afrique sub-saharienne décident en effet
d’entreprendre des investigations à caractère médical visant à déterminer précisément
l’âge de puberté des jeunes filles congolaises. Si ces investigations ne peuvent être
comprises en dehors d’un contexte politique à la fois colonial, métropolitain et
global, où la majorité sexuelle et les mariages précoces font débat, elles interviennent
également dans un contexte scientifique particulier qui, d’une part, n’est plus celui
du biologisme racial du xixe siècle et, d’autre part, est marqué par l’émergence de
nouvelles conceptions du développement sexuel en Europe. Bien que ce texte
n’ambitionne ni d’analyser de manière approfondie les articulations de ces contextes,
ni d’explorer leurs impacts sur les évolutions des discours savants sur les organes
34 le sexe des autres : âge, race, classe

sexuels des Africains (et en particulier sur leur âge de puberté, dont l’histoire pourtant
fascinante reste à écrire), les réflexions du pouvoir colonial belge et de ses médecins
(comme les projets biopolitiques dont elles se révèlent indissociables) offrent un
observatoire particulièrement intéressant pour interroger la façon dont les liens entre
hiérarchies raciales, genre et sexualité ont été redéfinis – pour être mieux réaffirmés
– dans la première moitié du xxe siècle. Elles permettent également d’éclairer la
manière dont les politiques coloniales (et plus généralement raciales) ont su utiliser
les ressources combinées de la médecine (physiologie des organes sexuels) et d’une
certaine ethnographie (usages des organes sexuels), pour faire du contrôle du corps
sexué et maternel des femmes colonisées un enjeu majeur  1.

Anatomie (coloniale) d’un préjugé  2


De manière générale, l’histoire médicale et populaire de l’âge de puberté dans
ce que les géographes du xviiie siècle appelaient encore les « zones torrides », et
plus particulièrement en Afrique, demeure fort peu connue  3. Elle est rarement
évoquée par les travaux consacrés à la sexualisation des différences raciales (qui
par ailleurs se sont peu aventurés au-delà de la Belle-Epoque), pas plus que par les
spécialistes de l’histoire de la science du sexe européenne aux xixe et xxe siècles.
Il faut d’ailleurs souligner que de manière générale, ces derniers n’ont longtemps
intégré que marginalement une dimension coloniale et raciale pourtant constitutive de
cette science, comme si les discours sur le sexe « des autres » relevaient d’un champ
du savoir « à part », exotique  4.
Quoi qu’il en soit, on sait qu’au début du xxe siècle, les constructions européennes
du corps sexué des Africains avaient déjà une longue histoire derrière elles, une histoire
qui avait cependant connu une accélération notable au cours du xixe siècle. L’âge de
puberté supposé précoce des habitants des « pays chauds » ne fait pas exception, et

1
Les débats sur l’âge de puberté comme les projets biopolitiques auxquels ils ont pu
donner lieu (notamment en matière d’« age of consent » et de mariage précoce) ne concernent
en effet que les femmes. Les hommes en sont complètement absents, au Congo comme dans
l’ensemble des territoires de l’Empire britannique où cette question s’est également posée
comme le souligne P. Levine, « Sovereignty and Sexuality : Transnational Perspectives on
Colonial Age of Consent Legislation », in K. Grant, P. Levine et F. Trentmann (éd.), Beyond
Sovereignty. Britain, Empire and Transnationalism, c. 1880-1950, Basingstoke, Palgrave
McMillan, 2007, p. 17.
2
J’emprunte cette expression à E. Vincke, « L’âge de puberté : anatomie d’un préjugé »,
Cahiers Nord/Sud, Bruxelles, 3/6, 1984, p. 43-49. Il s’agit de l’un des seuls auteurs – à ma
connaissance – à avoir consacré une étude à ce sujet.
3
Outre loc. cit., l’autre recherche de référence, plus récente mais moins généraliste, est
celle de A. Tambe, « Climate, Race Science and the Age of Consent in the League of Nations »,
Theory, Culture and Society, 28/2, 2001, p. 109-130.
4
Malgré les avancées en la matière, il s’agit là d’une tendance toujours visible dans certains
travaux récents sur la construction des savoirs sur la sexualité. Les ouvrages de référence (et
par ailleurs de grande qualité) de P. Roy et L. Hall, The Facts of Life. The Creation of Sexual
Knowledge in Britain 1650-1950, New Haven, Yale University Press, 1995 (pour l’espace
britannique) ou de S. Chaperon, Les origines de la sexologie, 1850-1900, Paris, La Martinière,
2007 (pour l’espace francophone), entre autres exemples, en témoignent.
de la puberté féminine dans les « zones torrides » 35

l’idée qu’en la matière, il en va des femmes comme des plantes, des arbres ou des
fruits (si elles sont entourées de plus de chaleur, plus de soleil, et plus d’humidité,
alors elles croissent plus rapidement), semble clairement établie pour les naturalistes
du xviiie siècle. Leur chef de file, Buffon, s’exprime d’ailleurs assez largement sur le
sujet dans son Histoire naturelle : « Dans toute l’espèce humaine les femmes arrivent
à la puberté plûtôt que les mâles, mais chez les différens peuples l’âge de puberté
est différent et semble dépendre en partie de la température du climat et de la qualité
des alimens ; (…) dans toutes les parties méridionales de l’Europe et dans les villes
la plûpart des filles sont pubères à douze ans et les garçons à quatorze, mais dans les
provinces du Nord et dans les campagnes à peine les filles le sont-elles à quatorze et
les garçons à seize. (…) Dans les climats les plus chauds de l’Asie, de l’Afrique et de
l’Amérique, la plûpart des filles sont pubères à dix et même à neuf ans ; l’écoulement
périodique, quoique moins abondant dans ces pays chauds, paroît cependant plûtôt
que dans les pays froids »  5. A l’influence du climat, Buffon ajoutait également celle
du type d’alimentation et de la condition sociale ; son contemporain Montesquieu,
célèbre partisan de la « théorie des climats » (selon laquelle le climat exerce une
influence déterminante sur la nature de l’homme et de la société), n’envisage quant
à lui précisément que l’influence du… climat : « les femmes sont nubiles, dans les
climats chauds, à huit, neuf et dix ans : ainsi l’enfance et le mariage y vont presque
toujours ensemble. (…) Dans les pays tempérés, (…) les agréments des femmes se
conservent mieux, (…) elles sont plus tard nubiles, et (…) elles ont des enfans dans un
âge plus avancé (…) »  6. Le siècle des Lumières et les premiers travaux scientifiques
de classification des espèces avaient, bien avant l’émergence de l’évolutionnisme,
déjà contribué à différencier les corps des Africains et, plus généralement, les corps
« exotiques » des corps occidentaux en construisant une variabilité sexuelle des espèces
humaines, et en attribuant une sexualité particulière, plus débridée, aux femmes
« sauvages », une particularité qui marquait non seulement leur « tempérament » mais
aussi leur physiologie  7.
Avec le xixe siècle, cette explication climatique de l’âge de puberté précoce des
femmes africaines va se conjuguer avec une explication plus exclusivement raciale, liée
au développement des théories évolutionnistes et du biologisme racial. La hiérarchie
des races qui se construit est aussi une hiérarchie des corps qui mobilise la sexualité
comme preuve scientifique de la supériorité des uns et de l’infériorité des autres  8. Les

5
G. L. Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière, avec la description du cabinet
du Roy, t. 2, 1749, p. 489-490.
6
C. Montesquieu, « De l’Esprit des Lois », Œuvres complètes, t. 1, Paris, Hachette, 1859
[1748], p. 216.
7
Voir notamment F. Nussbaum, Torrid Zones, Maternity, Sexuality and Empire in
Eighteenth Century English Narratives, Baltimore, John Hopkins University Press, 1995 et
E. Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et raciale de la nation française, Paris,
La Découverte, 2006.
8
Il existe de multiples références sur ce sujet. Voir entre autres S. Gilman, L’Autre et
le Moi, stéréotypes occidentaux de la race, de la sexualité et de la maladie, Paris, puf, 1996
[1985] ; A. Butchart, The Anatomy of Power : European Constructions of the African Body,
Londres-New York, Zed Books, 1998 ; plus récemment (et incluant les enjeux contemporains
36 le sexe des autres : âge, race, classe

caractéristiques sexuelles supposées des Africains, y compris anatomiques, participent


à ce processus d’anthropologisation des corps qui, au xixe siècle, permet d’établir
une différenciation nette entre les corps africains et les corps européens. A cet égard,
le corps de la femme africaine est particulièrement mis à contribution. Comme l’a
souligné Sander Gilman, « in the 19th century, the black female was widely perceived
as possessing not only a « primitive » sexual appetite, but also the external signs of
this temperament – primitive genitalia »  9. Il représente à la fois une icône antithétique
de la femme blanche, et le symbole par excellence du caractère primitif de la « race
nègre » toute entière. La protubérance des organes génitaux (dont le clitoris) et des
fesses est perçue comme un trait anatomique répandu chez les femmes noires et
comme le stigmate physique d’une sexualité débridée (stigmate également attribué
aux prostituées en Occident) qui, tout à la fois, fournit un argument majeur « pour les
situer au bas de l’échelle humaine »  10 et construit le corps exotique comme un objet
érotique de premier plan.
Combinant traits anatomiques (des organes qui arrivent à maturité plus tôt) et
« tempérament » (des instincts sexuels plus précoces), l’âge de puberté supposé
précoce devient dès lors lui aussi une caractéristique de l’altérité (sexuelle) des
femmes africaines, une altérité due autant au climat qu’à la « race » et qui s’impose,
pour longtemps, comme une vérité établie  11. Les différences de régime alimentaire ou
de condition sociale évoquées par Buffon pour expliquer les variations dans les âges
de puberté déclinent dans le champ scientifique, et au début du xxe siècle, le Nouveau
Larousse illustré ne fait que répéter des généralités lorsqu’il professe que « en Asie,
en Afrique et dans l’Amérique du Sud, les hommes sont pubères de dix à douze ans et
les femmes de huit à dix »  12.

Déterminer l’âge de puberté : enquêtes sur le corps des jeunes filles


Le mariage précoce en questions
Dans le contexte plus spécifique du Congo belge, l’âge de puberté des jeunes filles
africaines ne fait pas l’objet de débats particuliers avant le début du xxe siècle. Les
dispositions du premier code civil de la colonie, qui fixent l’âge au mariage minimum

de ces constructions), voir M. Epprecht, « The making of « African Sexuality » : Early


Sources, Current Debates », History Compass, 8/8, 2010, p. 768-769. On trouvera également
un bon aperçu de l’état de la recherche sur les implications, notamment biopolitiques, de ces
constructions dans P. Levine, « Sexuality, Gender and Empire », in P. Levine (éd.), Gender and
Empire, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 135-155.
9
S. Gilman, « Black Bodies, White Bodies : toward an Iconography of Female Sexuality
in Late Nineteenth-Century Art, Medicine and Literature », Critical Inquiry, 12/1, 1985, p. 213.
10
F.-X. Fauvelle-Aymar, L’invention du Hottentot. Histoire du regard occidental sur les
Khoisan (xve-xixe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 324-333.
11
Pour une analyse plus détaillée de l’évolution de ce stéréotype dans la science des
« races » et plus spécialement du climat au xixe siècle, on se reportera à A. Tambe, op. cit., p. 6
et s.
12
Cité par E. Vincke, op. cit., p. 44.
de la puberté féminine dans les « zones torrides » 37

à douze ans pour les femmes   13 – soit un seuil plus précoce de trois ans que celui prévu
par la législation métropolitaine   14 – semblent s’être imposées de manière évidente.
La question va cependant faire surface sur la scène coloniale belge dans les années
1910, à la faveur de critiques et de débats autour des « mariages de filles non nubiles »
– expression consacrée du lexique colonial belgo-congolais qui désigne les mariages
précoces. Ces critiques émanent essentiellement du monde missionnaire et de ses
relais  15. Elles visent non seulement l’absence d’un consentement valide de la part
des fiancées vu leur jeune âge, mais aussi les dangers que ces mariages représentent
pour la santé morale autant que pour la santé physique des jeunes filles concernées.
En effet, la « pratique très courante de fiancer, dès la première enfance, les jeunes
filles à des adultes, souvent presque des vieillards et de les confier au futur mari »
est présentée comme menant inévitablement « à des rapports intimes avant qu’elles
ne soient en âge de mariage ; il faut voir dans ce fait une des causes de la stérilité de
beaucoup de femmes et de la faiblesse de la natalité (…) »  16. Perçu comme un mal
social et moral, ce problème est donc également posé en termes de menace biologique
puisque les rapports sexuels se déroulant avant que les jeunes filles aient atteint l’âge
de puberté sont réputés endommager leur fertilité et avec elle, la vigueur de la natalité
de la « race congolaise ».
Si ces anxiétés natalistes ne sont pas propres au Congo ni même à l’Afrique coloniale
(des préoccupations similaires marquent les débats relatifs aux abus sexuels d’enfants
en Occident)  17, elles y ont cependant une résonance particulière, dans un contexte
d’inquiétudes grandissantes – au point d’en devenir quasi « obsessionnelles »  18 –
pour la dépopulation de la colonie  19. Celles-ci contribuent à conférer un caractère

13
Code civil, décret du 4 mai 1895, article 96, in O. Louwers, Codes et Lois du Congo
belge, Bruxelles, 1914, p. 185-186.
14
Le code civil belge fixe quant à lui l’âge au mariage à quinze ans pour les femmes, et dix-
huit ans pour les hommes (moyennant quelques exceptions). Sur ce sujet, voir P. Nisot, Etude
historique et de droit comparé sur l’âge en matière de capacité nuptiale et sur les tiers consen-
tements requis en vue du mariage, Bruxelles, Office de Publicité, Paris, Marchal & Billars,
Publications de l’Association internationale pour la protection de l’Enfance, 1926, p. 39-41.
15
Pour plus de détails sur ces critiques comme sur cette enquête en général et ses suites,
voir A. Lauro, Les politiques du mariage et de la sexualité au Congo belge (1908-1945).
Genre, race, sexualité et pouvoir colonial, thèse de doctorat en Histoire, Université libre de
Bruxelles, 2009, p. 253-307.
16
Rapport au Roi de la Commission pour la Protection des Indigènes du 18 décembre
1919, Bulletin officiel du Congo belge, Bruxelles, 1920, p. 639-640.
17
Voir entre autres ce qu’en dit C.-A. Hooper, « Child sexual abuse and the regulation of
women. Variations on a theme », in C. Smart (éd.), Regulating Womanhood : Historical Essays
on Marriage, Motherhood and Sexuality, Londres, Routledge, 1992, p. 53-77.
18
C. Jacques et V. Piette, « La femme européenne au Congo belge : un rouage méconnu de
l’entreprise coloniale. Discours et pratiques (1908-1940) », Bulletin des Séances de l’Académie
royale d’Outre-mer, 49/3, 2003, p. 278.
19
Sur les anxiétés natalistes au Congo belge dans l’entre-deux-guerres, se reporter au
travail de N. R. Hunt qui parle de même de « demographic panic », N.R. Hunt, A Colonial
Lexicon : Of Birth Ritual, Medicalization, and Mobility in the Congo, Durham, Duke University
Press, 1999 et Id., « Colonial Medical Anthropology and the Making of the Central African
38 le sexe des autres : âge, race, classe

d’urgence à un problème dont les échos ne peuvent se comprendre en dehors du climat


politique et idéologique qui entoure la « reprise » de l’Etat Indépendant du Congo,
propriété personnelle du roi Léopold ii depuis 1885, par l’Etat belge. Marquée par la
volonté de promouvoir une colonie exemplaire, moralement irréprochable, et de faire
oublier les entorses faites à la « mission civilisatrice » sous le régime léopoldien,
cette transition, qui s’opère en 1908 mais marque de son empreinte toute la période
qui précède l’entre-deux-guerres, se traduit aussi par l’expression de préoccupations
pour le « bien-être » des populations « indigènes » et pour la suppression de coutumes
« barbares », notamment dans les domaines du mariage et de la sexualité. Pour les
autorités, il s’agit d’affirmer la priorité qu’occupe le relèvement moral et avec lui les
objectifs civilisateurs parmi les politiques de la « nouvelle » Belgique coloniale.
Enfin, pour comprendre la sensibilité qui va s’attacher à la question des
« mariages des filles non nubiles », il convient également, d’une part, de rappeler à
quel point la protection de « l’enfance en danger » était un thème mobilisateur dans la
Belgique métropolitaine du début du xxe siècle  20 et, d’autre part, de souligner l’intérêt
international renouvelé, au sortir de la Première Guerre mondiale, pour la question
des mariages précoces et de l’âge de majorité matrimoniale et sexuelle (l’« age of
consent » dans l’espace britannique), comme en atteste la grande enquête lancée sur
le sujet par la Société des Nations en 1925  21 dans le prolongement de débats entamés
dès 1921 sur la traite des femmes et des enfants  22.

Les « experts » au travail


Si les critiques des « mariages de filles non nubiles » n’évoquent jamais l’âge de
puberté des jeunes filles congolaises et ne remettent pas en cause les prescriptions
du code civil en la matière, pour les autorités coloniales en revanche, il s’agit d’une
question centrale : les projets de législation sur les mariages précoces qui se dessinent
nécessitent en effet de fixer un âge minimum auquel les jeunes gens seraient autorisés
à contracter une union. Ainsi, lorsqu’en 1920 l’administration coloniale prescrit une
grande enquête (à l’échelle de la colonie) ayant pour objectif de recueillir les données

Infertility Belt », in H. Tilley et R. Gordon (ed.), Ordering Africa : Anthropology, European


Imperialism and Knowledge, Manchester, Manchester University Press, 2007, p. 252-281.
20
Comme beaucoup d’autres pays européens à la même époque, la Belgique est en effet
traversée par un puissant mouvement en faveur de la protection de l’enfance, qui a notamment
abouti à l’édiction d’une nouvelle législation sur le sujet en 1912 (comprenant par ailleurs
un chapitre renforçant la répression des abus sexuels commis sur des mineurs) ; sur ce sujet,
voir notamment les travaux de M.-S. Dupont-Bouchat dont son Enfance et justice au xixe
siècle : essais d’histoire comparée de la protection de l’enfance 1820-1914, Paris, puf, 2001.
Par ailleurs, la Belgique avait également été marquée, à la fin du xixe siècle, par des scandales
retentissants autour d’affaires de prostitution de jeunes filles mineures dont les échos se font
encore ressentir en ce début de xxe siècle ; sur ce sujet, voir J.-M. Chaumont et C. Machiels
(éd.), Du sordide au mythe. L’affaire de la traite des blanches (Bruxelles, 1880), Louvain-la-
Neuve, Presses de l’Université catholique de Louvain, 2009.
21
Les conclusions de l’enquête figurant dans sdn – Commission consultative pour la
Protection de l’Enfance et de la Jeunesse, Publications de la Société des Nations, iv – Questions
sociales, Age légal du mariage et âge légal du consentement, Genève, 1927.
22
Sur le sujet, voir l’excellent article de A. Tambe, op. cit.
de la puberté féminine dans les « zones torrides » 39

nécessaires à l’élaboration de mesures destinées à combattre les mariages précoces,


elle prévoit, parallèlement à des investigations ethnographiques et administratives, de
solliciter ses médecins, leur prescrivant « de procéder à une enquête pour connaître
l’âge auquel les jeunes filles indigènes sont nubiles dans la colonie »  23.
Bien que censée être mise en œuvre par l’ensemble du corps médical officiant
au Congo et bouclée en six mois, cette enquête médicale fut loin d’être un modèle
d’efficacité : seules seize réponses/enquêtes sont parvenues à l’administration
centrale et, à quelques exceptions près, beaucoup reposent sur des observations peu
nombreuses (quelques dizaines de jeunes filles à peine) et peu systématiques (fondées
du propre aveu des médecins sur leur « expérience » ou leurs impressions générales).
Outre des problèmes structurels de sous-effectifs et un désintérêt parfois clairement
affiché de la part des médecins, plusieurs éléments compliquaient, à la base, la tâche
des enquêteurs.
Le premier est lié à la détermination de l’âge précis des jeunes filles examinées,
en raison des lacunes d’un état civil congolais qui en est alors à ses balbutiements.
Ironiquement, les médecins étaient d’ailleurs régulièrement sollicités, dans le cadre
de procédures judiciaires, pour suppléer à ces lacunes en expertisant la croissance de
jeunes gens dont la date de naissance était inconnue et dont il s’agissait de déterminer
la classe d’âge (enfant ou adulte)  24.
Le deuxième est lié au déroulement des examens médicaux proprement dits et
aux résistances qu’y opposent les jeunes filles et/ou leur famille, dont beaucoup ne
« consentent » pas ou sont « effrayées » par l’examen  25. Le contenu de celui-ci se
révèle variable en fonction des médecins qui le pratiquent : dans sa version la plus
complète, il prend en compte le poids, la taille, le « périmètre thoracique » et diverses
« manifestations de la puberté » telles que le développement des seins, de la pilosité,
des organes génitaux et l’apparition des menstruations. Il s’agit donc d’examens
intrusifs, particulièrement pour ceux qui comportent un volet gynécologique, et
plusieurs médecins témoignent des résistances qu’opposent les jeunes Congolaises,
évoquant leur « caractère farouche »  26, et leur « opposition systématique » face à toute
tentative de « pelvimétrie interne »  27. Une opposition que la plupart des médecins, qui
officient dans des régions rurales, se gardent bien d’affronter de crainte de s’aliéner la
tolérance des populations congolaises à leur égard.

23
Circulaire du 10 janvier 1921 prescrivant aux médecins de procéder à une enquête pour
connaître l’âge auquel les jeunes filles indigènes sont nubiles dans la colonie, Congo belge.
Gouvernement local. Recueil mensuel des circulaires, instructions et ordres de service, Boma,
1921, p. 3.
24
Comme ne se prive d’ailleurs pas de le rappeler l’un des médecins sollicités. Courrier de
Dr Mottoule (Géomines) à Médecin-chef Katanga, 25 novembre 1922, aa (Archives africaines,
Bruxelles), ai (Fonds Affaires indigènes) (1395), dossier 4B Protection des filles non-nubiles.
Enquêtes médicales.
25
Cité dans le Rapport au Roi de la Commission de Protection des Indigènes du
20 décembre 1923, Bulletin officiel du Congo belge, Bruxelles, 1924, p. 387.
26
Rapport du Médecin-inspecteur Province Orientale, s.d. [1921-1922 ?], aa, ai (1395).
27
Courrier de Dr Conzémius (Bukama) à Médecin-chef Katanga, 29 octobre 1922, aa, ai
(1395).
40 le sexe des autres : âge, race, classe

Enfin, il faut souligner les limites des compétences des médecins dans la matière
qui est supposée les occuper : beaucoup semblent ignorer en quoi consiste exactement
la puberté, quels sont les signes à prendre en compte pour la « mesurer », et à quel
moment on peut la considérer comme « accomplie ». La diversité des examens mis
en œuvre par les médecins en témoigne, de même que les appréciations telles que
« figure d’un grand enfant »  28 qui parcourent certains rapports et en déterminent
les conclusions. L’un des médecins, auteur du rapport (publié par la suite dans les
Annales de la Société belge de Médecine tropicale) le plus complet (plus de cent vingt
jeunes filles examinées) et le plus exhaustif (comprenant notamment des examens
systématiques du développement des seins des jeunes filles selon une grille d’analyse
en cinq stades), souligne d’ailleurs que la puberté est, de façon générale, un sujet
méconnu parmi ses confrères : ils le rencontrent peu dans leurs études, avec pour
résultat qu’« ils ne savent tout au moins sur cette importante époque de la vie que les
notions vagues, transmises empiriquement de génération en génération par les dires
des parents ou les écrits suspects de littérateurs pour enfants »  29. S’il est communément
admis que la puberté féminine est devenue un thème majeur de la littérature médicale
à partir de la deuxième moitié du xixe siècle et que le concept même de puberté s’est
définitivement imposé à la fin de ce même siècle  30, force est de constater que les
médecins coloniaux belges ne semblent pas être au fait de ces évolutions. On peut
d’ailleurs se demander dans quelle mesure ces nouvelles connaissances n’étaient
pas en fait limitées à une littérature médicale spécifique et peu connues du praticien
« moyen ».

« Il n’y a pas grande différence entre la jeune fille et la négresse relativement


à l’âge de puberté »  31
Les limites évidentes de l’expertise des médecins ne les empêchent cependant
pas de tirer des conclusions quant à l’âge de puberté des femmes congolaises. Et
de manière quasi unanime – que leurs observations se soient basées sur leur simple
« expérience » ou sur des examens précis, ils réfutent le principe apparemment acquis
d’une puberté très précoce des jeunes Africaines. Les âges de nubilité (lorsque les
transformations de la puberté sont pleinement accomplies) proposés tournent autour
de quinze ans. Plusieurs médecins n’hésitent d’ailleurs pas à souligner à quel point

28
Courrier de Dr Simonini (Ibembo) à Médecin chef de district Bas-Uele, 14 juillet 1921,
aa, ai (1395).
29
Courrier de Dr Barthélémy (Lusambo) à Médecin-inspecteur Kasaï, 15 avril 1922, aa,
ai (1395).
30
Voir notamment J.-C. Caron, « Jeune fille, jeune corps : objet et catégories (France, 19e
et 20e siècle) », in L. Zaidman, G. Houbre, L. Klapish-Zuber et P. Schmitt-Pantel (éd.), Le
corps des jeunes filles de l’Antiquité à nos jours, Paris, Perrin, 2001, p. 167-188 et A. Thiercé,
Histoire de l’adolescence, Paris, Belin, 1999. L’une des principales manifestations de la puberté
chez les jeunes filles, à savoir les menstruations, a également été l’objet d’une attention particu-
lière à la Belle-Epoque, voir J.-Y. Le Naour et C. Valenti, « Du sang et des femmes. Histoire
médicale de la menstruation à la Belle Epoque », Clio. Histoire, Femmes, Société, 14, 2001,
p. 207-229.
31
Courrier de Dr Zerbini (Elisabethville) à Médecin-chef Katanga, 10 janvier 1923, aa,
ai (1395).
de la puberté féminine dans les « zones torrides » 41

la précocité des Africaines « a été exagérée »  32. Comme le résume l’un d’entre eux,
« pour synthétiser toutes ces observations, malgré que je doive aboutir à des résultats
en opposition sérieuse avec les idées qui jusqu’à ce jour étaient répandues, mais qui
probablement n’ont reposé sur aucune constatation, je n’hésite pas à déclarer que le
développement de la fonction génératrice chez les noirs est loin d’être aussi précoce
qu’on l’a toujours prétendu »  33. Ces conclusions novatrices ont toutefois leurs limites.
Ainsi, un des médecins souligne qu’« il n’y a pas grande différence entre la jeune fille
et la négresse relativement à l’âge de puberté et de nubilité »  34 : si les Congolaises
sont à égalité avec les Européennes sur le plan de la puberté, elles n’en sont toujours
pas pour autant des « jeunes filles »… De manière significative, le terme ou même
l’idée d’« adolescence », qui établit les années entourant la puberté comme un stade
unique de la croissance (et de la vie), n’est jamais évoqué, alors que ce concept était
à l’époque en plein développement dans le monde médical européen  35. Dans le cas
présent, la race semble flouter les nouvelles visions occidentales du développement de
la sexualité qui, il faut le souligner, se révélaient déjà d’application variable selon les
catégories sociales en Occident  36.
Il est difficile, dans l’état actuel de la recherche, d’expliquer les conclusions
de ces quelques médecins du Congo belge et leur promptitude à remettre en cause
ce qui apparaissait pourtant encore, quelques décennies plus tôt, comme une vérité
incontestable au Congo. Les débats sur l’« age of consent » menés dans d’autres
territoires coloniaux – au xixe siècle il est vrai – n’avaient quant à eux guère débouché
sur une reconsidération des stéréotypes racistes attachés aux variations des âges de
puberté  37. En attendant des analyses plus approfondies, il reste important de souligner

32
Courrier de Dr Simonini (Ibembo) à Médecin chef de district Bas-Uele, 14 juillet 1921,
aa, ai (1395).
33
V. Barthélémy, « L’âge de puberté chez les jeunes filles nègres », Annales de la Société
belge de Médecine tropicale, 3/3, 1924, p. 263 et 272.
34
Souligné par l’auteur. Courrier de Dr Zerbini (Elisabethville) à Médecin-chef Katanga,
10 janvier 1923, aa, ai (1395).
35
Si on s’en réfère aux analyses de A. Thiercé, op. cit.
36
La notion d’adolescence (et dans une moindre mesure celle de puberté) ne s’applique
à l’ensemble des « jeunes » en Occident que tard dans le xxe siècle : elle est longtemps restée
considérée comme l’apanage des garçons tout d’abord, puis comme celui des catégories sociales
les plus avantagées, les jeunes filles des classes laborieuses en étant longtemps demeurées
exclues, tout comme les « sauvages ». Sur ce sujet, voir l’excellent travail de N. Lesko, Act
Your Age ! A Cultural Construction of Adolescence, New York, Routledge, 200 ; voir aussi
A. Thiercé, op. cit., et pour une étude de cas des conséquences concrètes de telles conceptions,
S. Robertson, « Age of Consent Law and the Making of Modern Childhood in New York City,
1886-1921 », Journal of Social History, 35/4, 2002, p. 785-788.
37
Outre P. Levine, « Sovereignty and Sexuality... », op. cit., voir notamment H. Bannerji,
« Age of Consent and Hegemonic Social Reform », in C. Midgley (éd.), Gender and
Imperialism, Manchester-New York, Manchester University Press, 1998, p. 21-44 ; T. Sarkar,
« A Prehistory of Rights : The Age of Consent Debate in Colonial Bengal », Feminist Studies,
26/3, 2000, p. 601-622 et E. Phillips, « Imperialism and regulation of sexuality. British colonial
legislation on contagious diseases and ages of consent », Journal of Historical Geography,
28/3, 2002, p. 339-362.
42 le sexe des autres : âge, race, classe

que ces stéréotypes fondés sur une certaine science raciale et sur les avatars modernes
de la théorie des climats demeurent, dans d’autres contextes, bien présents dans
l’entre-deux-guerres. Dans l’espace anglophone, plusieurs manuels d’obstétrique et
de gynécologie qui font autorité en font état et témoignent de la large circulation
de ces idées  38, et lorsqu’en 1937, Raymonde Marsin, jeune médecin de la vénérable
Sorbonne entreprend une étude sur le sujet, c’est avec beaucoup de prudence qu’elle se
demande si, en matière de puberté, « par comparaison avec l’âge dit « normal », et qui
s’observe dans les pays tempérés, (…) il existe un écart plus ou moins grand, et dans
quel sens joue cet écart, retard ou précocité »  39, témoignant ainsi du crédit toujours
accordé à ces théories dans le monde médical francophone. Quant à la prégnance de
ces idées au-delà des cercles professionnels spécialisés, il y a là aussi peu de doutes :
le travail d’Ahswini Tambe sur les débats autour de l’« age of consent » au sein de la
Société des Nations (sdn) a bien montré à quel point les plus éminents fonctionnaires
d’état maniaient l’argument de la variabilité raciale et climatique de l’âge de puberté
avec aplomb  40. Néanmoins, il faut souligner que dans l’entre-deux-guerres, ce
sujet ne fait guère l’objet de nouvelles enquêtes, et le travail de Raymonde Marsin
apparaît comme une exception au regard de la littérature médicale francophone.
Pour prégnantes qu’elles soient, ces théories n’ont donc pas été réaffirmées sur la
base de nouvelles enquêtes médicales depuis le xixe siècle, et sous leurs nouveaux
habits eugénistes, les artisans de la « science raciale » de l’entre-deux-guerres ne
semblent pas s’être emparés de ce thème. Dans quelle mesure le caractère « daté »
de ces théories a pu contribuer à ce que quelques médecins européens exerçant au
cœur de l’Afrique relativisent la précocité pubertaire des jeunes Africaines, au point
de la présenter comme un mythe, reste toutefois à déterminer. Avant de revenir à
leurs conclusions, notons enfin que ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du
xxe siècle qu’il sera démontré que ni le climat, ni la « race » n’exercent de réelle
influence sur l’apparition de la puberté et que chez les femmes africaines, celle-ci était
même particulièrement tardive en raison de conditions de vie difficiles  41. Face à ces
évolutions, les réticences demeureront cependant nombreuses : au début des années
cinquante par exemple, dans les colonnes du très sérieux British Medical Journal, un
médecin visiblement dérouté par les démonstrations de ses confrères avançait que si
la puberté des habitantes de l’Arctique survenait plus tôt que ce qu’on avait longtemps

38
A. Tambe, op. cit., p. 11.
39
R. Marsin, Contribution à l’étude de la puberté féminine dans les Pays chauds, Paris,
A. Legrand, 1937, p. 11.
40
A. Tambe, op.cit.
41
Dès 1944, une étude américaine avait montré qu’à classes sociales égales, l’âge
de puberté était le même chez les populations blanches et afro-américaines des Etats-Unis,
N. Michelson, « Studies in the physical developement of negroes. Onset of puberty », American
Journal of Physical Anthropology, 2/2, 1944, p. 151-166. Sur cette évolution, voir E. Vincke,
op. cit. On trouvera également un bon aperçu de l’évolution des arguments de référence pour
justifier les variations des âges de puberté dans R. W. Ellis, « Age of puberty in the tropics »,
British Medical Journal, 14 janvier 1950, p. 85-89 et, pour rester dans l’espace colonial belge,
dans N. Petit-Maire Heintz, Croissance et puberté féminine au Rwanda, Bruxelles, Académie
royale des Sciences d’Outre-Mer, 1963.
de la puberté féminine dans les « zones torrides » 43

cru, c’est sans doute parce qu’elles se protégeaient du froid avec de telles épaisseurs
de vêtements que leurs corps étaient « as warm as if they were in the Tropics »  42.

Du bon usage des organes sexuels : précocité anatomique et sexualité précoce


Aussi innovants que les résultats de l’expertise des médecins du Congo belge
puissent paraître, ils ont cependant des limites, qui témoignent de ce que prendre
quelques libertés avec les règles du lexique colonial n’implique pas forcément de
remettre en cause la « grammaire de la différence »  43 coloniale et les éléments de fond
qu’elle mobilise – en l’occurrence ici ceux du corps et de la sexualité.
En effet, si les résultats de l’enquête médicale nuancent fortement la supposée
précocité pubertaire des jeunes filles congolaises, ils n’en renoncent pas pour autant
aux stéréotypes sur la précocité de leurs relations sexuelles. Et surtout, ils n’hésitent
pas à lier ces deux éléments. Ainsi, les mariages précoces et donc les rapports sexuels
prématurés sont présentés comme de véritables incitants à la puberté et comme
« déclencheurs » des premières menstruations chez les jeunes filles : « l’apparition
des règles » serait « hâtée sans doute chez la jeune fille congolaise par la précocité
habituelle et coutumière des rapports sexuels, rapports qui précèdent toujours la
menstruation »  44. Plus globalement, le rôle des activités sexuelles préconjugales de
ces dernières (incluant donc aussi des pratiques traditionnelles à caractère d’initiation
par exemple) est également souligné par certains observateurs pour qui « il est
indéniable que certaines pratiques tendant à rendre la jeune fille plus rapidement apte
aux rapports sexuels ont une influence, car ces rapports précoces ont évidemment
une répercussion sur le développement anatomique et doivent déclencher, provoquer
l’influx physiologique prématurément »  45. A leur manière, ces discours reflètent aussi
leur époque, à un moment où le racisme, dont certains présupposés « scientifiques »
sont contestés, se cherche de nouveaux fondements, stimulant des discours renouvelés
sur la différence culturelle  46. Dans une veine similaire, et comme leurs confrères
d’Europe  47, quelques médecins estiment également qu’il faut tenir compte du degré
d’urbanisation de l’environnement des jeunes filles : en Afrique comme ailleurs, la
ville pervertit tout, y compris le développement des organes sexuels des jeunes filles

42
A. H. Gregson, « Correspondance : The Age of the Menarche », British Medical
Journal, 17 octobre 1953, p. 888.
43
Selon l’expression de A. L. Stoler et F. Cooper, « Between Metropole and Colony :
Rethinking a Research Agenda », in A. L. Stoler et F. Cooper (éd.), Tensions of Empire.
Colonial Culture in a Bourgeois World, Berkeley, University of California Press, 1997, p. 3.
44
Courrier de Dr Simonini (Ibembo) à Médecin chef de district Bas-Uele, 14 juillet 1921,
aa, ai (1395).
45
Rapport du Médecin-inspecteur Province Orientale, s.d. [1921-1922 ?], aa, ai (1395).
46
Voir, entre autres, E. Barkan, The retreat from scientific racism : the changing concepts
of race in Britain and the United States between the World Wars, Cambridge, Cambridge
University Press, 1992.
47
Richard Phillips a effleuré cette question, mais en se focalisant plutôt sur la géographie
sexuelle des politiques en matière d’« age of consent », R. Phillips, « Imagined Geographies
and Sexuality Politics. The City, the Country and the Age of Consent », in D. Shuttelton,
R. Phillips et D. Watt (éd.), De-centering Sexualities : Politics and Representations Beyond
the Metropolis, Londres, Routledge, 2000, p. 102-146.
44 le sexe des autres : âge, race, classe

– « c’est là une question de mœurs sociales » nous dit ainsi le docteur Simonini, qui
constate que les Congolaises élevées dans les milieux ruraux sont pubères plus tard
que les « jeunes dévergondées de plus en plus nombreuses aux environs des grands
centres européens » et ont un développement « normal », « c’est-à-dire qu’âgées de
quatorze à quinze ans, ces négresses, quoique déjà bien développées au point de vue
général, ne sont pas réglées, ne présentent que peu ou pas de poils au pubis et aux
aisselles, et ont des seins n° 2 dont l’aréole seul est turgescent »  48.

Conclusions : légiférer sur les « filles non pubères »


Ce recours à un argumentaire qui en appelle aux « mœurs sociales » est providentiel
en ce qu’il offre aux médecins l’occasion de redéfinir – et donc de réaffirmer – les
différences raciales et sexuelles qui fondent les hiérarchies de pouvoir coloniales,
qu’on aurait pu croire mises à mal par leurs observations sur l’âge moyen de puberté
des jeunes filles congolaises.
Il est d’ailleurs particulièrement significatif de constater que, d’une certaine
manière, leurs conclusions font écho à celles du volet ethnographique et administratif
de l’enquête sur les « mariages de filles non nubiles » commandée par les autorités
coloniales à l’aube des années vingt. En effet, si la plupart des administrateurs territoriaux
sollicités s’accordent pour affirmer que les mariages précoces ne constituent pas des
pratiques courantes au Congo (contrairement à ce que les critiques affirmaient et à tous
les stéréotypes en vigueur sur la perversité des vieillards polygames), ils soulignent
cependant l’existence et surtout le bien-fondé de « fiançailles » précoces, c’est-à-dire
d’arrangements matrimoniaux conclus avant que les futures épouses n’aient atteint
l’âge de la puberté et n’impliquant pas de « consommation de l’union » (ce « risque »
apparaissant comme le seul problème pertinent, l’absence de consentement des jeunes
filles concernées n’étant pas considéré comme un élément à prendre en compte). La
bienveillance des fonctionnaires coloniaux à l’égard de ces dernières pratiques, et
même leur vigueur à les défendre, s’explique assez simplement : quels que soient
les doutes entourant la précocité physiologique de la puberté des Africaines, la
précocité de leurs appétits sexuels paraît quant à elle – plus que jamais peut-être –
comme une évidence, et les « fiançailles » précoces permettent de « canaliser » la
sexualité des jeunes filles, dans un cadre hétérosexuel, conjugal et reproductif que
les préoccupations du pouvoir colonial pour la natalité et l’ordre social (et donc aussi
l’ordre de genre) rendent d’autant plus stratégiques  49.

48
Courrier de Dr Simonini (Ibembo) à Médecin chef de district Bas-Uele, 14 juillet 1921,
aa, ai (1395).
49
Sur le sujet, voir A. Lauro, op. cit., p. 279 et s. Le contrôle de la sexualité des femmes
et plus spécialement des jeunes filles obéit à des enjeux similaires dans nombre d’autres régions
de l’Afrique coloniale, voir notamment J. Allman, « Rounding Up Spinsters : Gender Chaos
and Unmarried Women in Colonial Asante », Journal of African History, 37/2, 1996, p. 195-
214 ; L. M. Thomas, « Imperial Concerns and Women’s Affairs : State Efforts to Regulate
Clitoridectomy and Eradicate abortion in Meru, Kenya, c. 1910-1950 », Journal of African
History, 39/1, 1998, p. 121-145, et E. Stockreiter, « Child Marriage and Domestic Violence.
Islamic and Colonial Discourses on Gender Relations and Female Status in Zanzibar, 1900-
de la puberté féminine dans les « zones torrides » 45

Car – et en un sens c’est là que réside tout leur intérêt, si les observations de ces
administrateurs, comme celles d’une poignée de médecins coloniaux s’improvisant
experts ès puberté des femmes africaines peuvent apparaître d’une importance
marginale, leurs conséquences ne l’ont jamais été. Pour aussi improvisées qu’elles
soient, les conceptions qu’ils défendent circuleront largement jusqu’aux plus hauts
échelons hiérarchiques du pouvoir colonial et informeront des usages (dans le
monde judiciaire notamment, en matière de répression des violences sexuelles) et
des politiques. Parmi celles-ci, les mesures finalement prises (en 1936) à l’égard des
« mariages de filles non nubiles » au Congo belge, dont la principale caractéristique est
d’interdire non pas les mariages précoces en tant que tels, mais bien leur consommation.
Le décret interdit en effet la consommation du mariage avant que l’épouse n’ait atteint
la puberté, fixée à quatorze ans pour les quelques rares jeunes filles qui disposent d’un
certificat de naissance, et laissée à l’appréciation du juge (« par le simple aspect de la
fille »  50, précise le texte) pour toutes les autres. « Le législateur n’envisage en l’espèce
que le point de vue physiologique » : quel besoin, dès lors, de fixer un âge au mariage
minimum précis ou de se préoccuper de la validité d’un consentement, puisque seul
compte, pour « le législateur », la maturité des organes sexuels ou, selon sa propre
formule, « l’époque de la vie où l’on devient propre à la génération »  51 ?

1950s », in E. Burrill, R. Roberts et E. Thorneberry (éd.), Domestic Violence and the Law in
Colonial and Postcolonial Africa, Athens, Ohio University Press, 2010, p. 138-158.
50
Décret sur la protection de la jeune fille non-pubère du 9 juillet 1936, Bulletin officiel du
Congo belge, Bruxelles, 1936, p. 941-943.
51
Loc. cit.
Quand le sexe vient aux filles…
Une question psychosociale dans la pratique
du psychiatre Fernand D’Hollander (1924-1941)

Laura Di Spurio

Le « modèle adolescent »  1 formulé au xixe siècle n’a très longtemps concerné
qu’une minorité d’individus. A l’origine, l’adolescent est un jeune garçon blanc issu
des classes bourgeoises faisant l’expérience de l’enseignement secondaire. Ce n’est
que vers la fin du xixe siècle que cette catégorie d’âge s’élargit pour intégrer les enfants
des milieux populaires et les filles. Jusqu’alors confinées au monde du travail ou à la
sphère domestique, ces dernières sortent peu à peu de l’étroitesse de leur horizon pour
expérimenter d’autres réalités, notamment celles de l’enseignement secondaire.
Cette intégration des filles dans la « formule adolescente »  2 aura des répercussions
sur le contrôle, l’observation et les normes auxquels elles seront désormais soumises.
Les adolescent(e)s deviennent en effet un problème social devant lequel des mesures
publiques sont prises. En Belgique, la loi sur la protection de l’enfance de 1912
et la loi sur l’obligation scolaire de 1914 participent de l’institutionnalisation de
l’adolescence. L’obligation scolaire jusqu’à quatorze ans, note un observateur de
l’époque, a constitué un « bousculement des traditions (...) des ménages populaires :
ouvriers de nos agglomérations industrielles si denses, (...) pour qui l’école, à jamais,
est restée fermée parce qu’il a fallu, très tôt, aider le père dans ses travaux, (...) Dans
ces familles-là, on naissait pour grandir bien vite afin de besogner, comme les parents,
dès onze ou douze ans, sinon plus tôt »  3. La loi sur la protection de l’enfance, quant à
elle, sort le mineur de moins de seize ans du champ pénal et le soumet à l’autorité d’un
juge spécifique : le juge des enfants. Les mesures prises à leur égard sont des mesures
de garde, de préservation et d’éducation se traduisant par la réprimande, la liberté

1
A. Thiercé, Histoire de l’adolescence (1850-1914), Paris, Belin, 1999.
2
Ibid.
3
G. Vandervest, « Parents et maîtres », Œuvre nationale de l’Enfance, t. 4, 1922-1923,
p. 222.
48 le sexe des autres : âge, race, classe

surveillée et la mise à disposition du gouvernement jusqu’à la majorité civile (vingt


et un ans) dans une institution publique ou privée. Ce système favorise la création
des institutions où sont introduites des disciplines médico-pédagogiques. Dans ce
contexte, le rôle du médecin est central : il examine, contrôle et observe l’adolescent
pour établir un diagnostic ou plutôt un pronostic sur l’utilité future de l’enfant dans
la société  4.
L’adolescence devient au même moment l’objet d’un savoir cohérent. Médecins,
psychologues et pédagogues discutent de la spécificité de cet âge de la vie. La
« formule adolescente » s’élabore autour de trois éléments : la crise, la puberté et
l’encadrement. Elle est conceptualisée comme une période de crise marquée par la
puberté et par un « trop plein » de pulsions sexuelles. L’inassouvissement de celles-ci
devient le problème central de cette catégorie d’âge et l’abstinence, un symbole de
civilisation.
La sexualité adolescente est aussi au cœur de l’application de la loi sur la
protection de l’enfance. De nombreux travaux  5 ont néanmoins souligné le caractère
discriminatoire des mesures prises à l’égard des mineurs en matière de comportements
sexuels selon qu’ils impliquent des filles ou des garçons  6. La sexualité irrégulière des
jeunes filles, qui « occupe une place fondamentale dans la définition de la déviance
féminine »  7, retient en effet toute l’attention des juges et détermine leur internement
dans les institutions  8.
A travers l’analyse d’un registre médical, ce texte a pour but de comprendre
comment la focalisation sur la sexualité adolescente, plus particulièrement féminine,
s’est traduite dans la pratique d’un médecin de l’entre-deux-guerres. La sexualité est-
elle au cœur de ses préoccupations et de son diagnostic, comme elle l’a été dans les
décisions des juges ? Comment observe-t-il la puberté sur le corps des filles ? Sous quels
termes apparaît-elle dans ses notes ? Quelles sont les mesures médicales et sociales
prises à l’égard de la « sexualité irrégulière » des jeunes filles ? Et enfin, peut-on, à
travers les notes d’un médecin, lire l’influence des « sciences de l’adolescence » qui se
développent au cours de cette période ? Ce texte est aussi une réflexion heuristique :
il s’agit en effet de tester les limites et les possibilités d’une source particulière pour
l’histoire des sexualités.
Le registre étudié ici est celui de Fernand D’Hollander (1872-1952), docteur
en médecine, chirurgie et accouchements. Ce carnet est produit dans le cadre de
ses consultations gratuites en « maladies du cerveau » à l’Hôpital civil de Louvain.

4
D. Niget, « Expertise médico-pédagogique et délinquance juvénile en Belgique au
20 siècle », Histoire@Politique, 2/14, 2011, p. 38-54.
e

5
Voir les recherches entreprises au sein du Centre d’histoire du droit et de la justice (chdj,
Université catholique de Louvain, Belgique) et plus particulièrement celles d’Aurore François,
David Niget et Veerle Massin.
6
A. François, « Filles et garçons de justice : parcours comparés (Belgique, 1912-1965) »,
vst – Vie sociale et traitements, 2/106, 2010, p. 52.
7
D. Niget, op. cit., p. 11.
8
V. Massin, « « Défense sociale » et protection de l’enfance en Belgique. Les filles
délinquantes de l’école de bienfaisance de l’Etat à Namur (1914-1922) », Revue d’histoire de
l’enfance « irrégulière », Le Temps de l’histoire, 9, 2007, p. 173-190.
quand le sexe vient aux filles... 49

Professeur de psychiatrie à l’Université catholique de Louvain, spécialisé en


neurologie, les domaines de prédilection du docteur D’Hollander sont la démence
précoce, la paralysie générale, l’apraxie et l’encéphalite léthargique. Directeur de
différents établissements d’aliénés et ancien médecin-anthropologue de la prison de
Louvain, sa vision de la psychiatrie – reflet de la psychiatrie belge de l’entre-deux-
guerres – est organique, hygiéniste et paternaliste. A cette époque, la psychiatrie belge
est en effet marquée par une tendance neurologique, très hermétique à la psychanalyse  9.
La résistance voire l’hostilité des psychiatres belges aux théories freudiennes est
fondamentale pour la compréhension de la sexualité adolescente. L’adolescent reste,
dans leur optique, un « nouveau-né à la vie sexuelle et sentimentale »  10.
Le carnet du professeur D’Hollander offre la possibilité de découvrir les modalités
de l’examen médical et psychiatrique de l’adolescence. Le registre étant ma principale
source, il a guidé l’analyse et les sujets abordés ici. Des sujets que j’examine à la
lumière de différents textes sur l’adolescence, écrits dans la première partie du xxe
siècle. Je traite dès lors des « thèmes » abordés par le professeur D’Hollander au cours
de son examen médical à travers lesquels j’analyse les différents lieux d’observation
des organes sexuels. Dans la première partie, j’aborde la thématique plus générale de
l’observation : l’observation des différents milieux où évolue l’adolescent : de leur
milieu social et familial au milieu scolaire pour ensuite me consacrer à l’observation
du « corps pubère » des adolescent(e)s. Où, sur le corps, la puberté se donne-t-elle à
voir ? Et est-elle lue par le professeur D’Hollander ? Dans quelle cadre la sexualité
adolescente se déploie-t-elle dans le registre du professeur D’Hollander ? Et enfin,
comment la sexualité féminine et masculine se manifeste-t-elle dans le cadre de cette
consultation ?
Ma sélection des patients dans le registre du docteur D’Hollander s’est effectuée
selon le critère de l’âge : j’ai sélectionné les patients âgés de douze à vingt et un ans. Il
s’agit en effet des limites tracées communément au cours de cette période : douze ans
est l’âge où les effets de la puberté commencent à se manifester, vingt et un ans, celui
de la majorité civile. Le pourcentage de patients appartenant à cette catégorie d’âge
est de 11% – ce n’est donc pas la population la plus représentative. Le nombre de filles
et de garçons est égal, contrairement à la population adulte où les hommes sont bien
plus nombreux que les femmes.

9
A. Lewis, « Aubrey Lewis’s report on his visits to psychiatric centres in Europe in 1937 »,
Medical History, supplément, 22, 2003, p. 71-78 ; voir aussi K. Angel, « Defining Psychiatry :
Aubrey Lewis’s 1938 Report and the Rockefeller Foundation », Medical History, supplément,
22, 2003, p. 39-56.
10
F. P. Doms, « L’instinct et l’éducation sexuels », in L’adolescence : Recueil des exposés
faits au cours de la deuxième semaine universitaire de la pédagogie organisée à l’ulb par le
Cercle de la pédagogie, séminaire universitaire de pédagogie, 1936, p. 200.
50 le sexe des autres : âge, race, classe

D’un milieu à l’autre


Les consultations ayant lieu dans un hôpital public et étant gratuites, on peut
supposer que les patients appartiennent majoritairement aux classes populaires.
La question du type de population fréquentant les consultations du professeur
D’Hollander reste toutefois difficile à élucider. On remarque néanmoins que les
adolescents envoyés en consultation proviennent en majorité des institutions (écoles,
pensionnats, établissements « Bon Pasteur », orphelinats) des environs de Louvain.
Certains adolescents sont envoyés par un autre service de l’Hôpital civil : neurologie,
médecine interne, gynécologie ou encore pédiatrie alors que d’autres viennent avec
leurs parents sur les conseils du médecin de famille. Le professeur D’Hollander
peut encore jouer le rôle de délégué du juge des enfants, de conseiller auprès de la
commune ou fournir des certificats pour les autorités militaires. La majorité de ces
adolescents présentent des « troubles du comportement », des difficultés scolaires, des
comportements jugés « irréguliers » d’un point de vue tant mental que moral.
« La psychiatrie n’échappe pas à cette règle générale qui prescrit le relevé complet
du malade »  11, note D’Hollander dans le Manuel de psychiatrie qu’il publie en 1942.
Une règle que le professeur applique également au cours de ses consultations. Pour
chaque patient, il note un certain nombre d’informations parfois très complètes,
d’autres fois, fragmentaires. Le registre se compose de l’anamnèse, des motifs de
consultation, des antécédents médicaux du patient, des antécédents familiaux, des
résultats aux derniers tests sanguins (le Bordet Wasserman  12 est quasi systématique),
des tests mentaux et de l’observation du corps du patient. Le diagnostic n’est pas
systématique, sauf en cas de certificat médical. Cette manière de procéder correspond
au modèle de la « fiche médico-psychologique »  13 présenté par le Dr Alphonse Leroy
lors d’une réunion de la Société de médecine mentale à laquelle participe Fernand
D’Hollander. La « fiche médico-psychologique » apparaît nécessaire pour décider du
sort des enfants pris dans les rouages de la justice : elle permet, selon les termes de
Leroy, la « sériation rationnelle et le placement dans des établissements spécialement
appropriés au genre de mineurs qu’ils doivent recevoir »  14.
L’étude systématique du « milieu » que Fernand D’Hollander entreprend pour
chacun de ses patients révèle l’influence de la théorie de la « défense sociale » sur sa
pratique médicale. L’immoralité supposée des classes populaires devient un « motif »
d’écartement des enfants et des adolescents de leur milieu familial, d’autant que les
experts mettent l’accent sur la plasticité de leur mentalité  15. Dès lors, les commentaires
sur le milieu de l’adolescent examiné sont systématiques et déterminantes quant aux
décisions à prendre pour leur bien.
D’Hollander s’attarde tant sur l’état moral de la famille que sur les antécédents
médicaux des parents. Il note d’ailleurs dans son manuel de psychiatrie que « les

11
F. D’Hollander, Manuel de psychiatrie, Turnhout, Brepols, 1942, p. 101.
12
Dépistage de la syphillis.
13
A. Leroy, « Nécessité de généraliser l’observation médico-psychologique des enfants
de justice », Bulletin de la Société de médecine mentale, avril 1922, p. 76-85.
14
Ibid.
15
G. Vermeylen, La Psychologie de l’enfant et de l’adolescent, Bruxelles, Maurice
Lamertin, 1926, p. 268.
quand le sexe vient aux filles... 51

prédispositions congénitales se trouvent dans plus de 50% des aliénés »  16. Aussi
cherche-t-il « la cause de la maladie » parmi les éléments suivants : naissance avant
terme, accouchement laborieux, grand âge des parents, surmenage, misère, émotions
vives et prolongées, etc. L’adolescent étant dans la majorité des cas accompagné lors
de la consultation, le psychiatre interroge systématiquement cette personne, qui peut
être la mère, le père, un autre parent ou un tiers, sur l’état physique, mental et moral
de la famille. Ces informations tiennent parfois une place encore plus importante que
celles notées sur l’enfant lui-même.
D’Hollander prescrit très rarement l’éloignement du milieu familial dans le cadre
de sa consultation. Il est néanmoins important de rappeler qu’une grande majorité
des patients sont déjà séparés de leurs parents. Lorsqu’il conseille cet éloignement,
c’est le plus souvent sur la constatation d’une « hérédité sociale fort chargée »  17,
« d’un milieu extrêmement mauvais »  18 qui s’incarne plus particulièrement dans le
divorce, la séparation des parents, le concubinage : « Parents séparés. La mère vit en
concubinage avec un cordonnier : l’enfant vit dans ce faux ménage (…) Conseillé
collocation, si troubles familiaux »  19. La conduite morale de la mère est centrale dans
cette décision : « légère avant le mariage »  20, « mère mauvaise conduite »  21, « mère
n’a pas eu une bonne conduite étant jeune »  22 sont autant d’éléments qui agissent sur
le comportement de l’adolescent et exercent, selon D’Hollander, une influence fatale.
A propos de la sœur d’un patient, une jeune fille qu’il n’a jamais examinée ou encore
rencontrée, le professeur note : « Mère mauvaise conduite. (...) 1 sœur (?) dans le
même genre que la mère probablement »  23.
L’examen médical et psychologique de l’adolescent fait également office
d’orientation scolaire et professionnelle dans une optique de « sélection des mieux
doués et des moins doués »  24. Les tests mentaux, développés au cours de cette
période – échelle métrique de Binet-Simon, Decroly, examen de Vermeylen, etc. –
apparaissent comme des outils indispensables à l’orientation des élèves, des outils
grâce auxquels les adolescents « sont dirigés soit vers les écoles secondaires, soit
vers les écoles professionnelles [afin de] savoir s’ils pourront s’adapter au régime de
ces écoles »  25. Cet âge de la vie représente donc une période cruciale pour mesurer
les dispositions générales de l’individu. Les tests les plus fréquemment utilisés par
D’Hollander sont les tests Decroly et la révision de l’échelle métrique de Binet-Simon
par Terman. Le médecin procède, dans la plupart des cas, à des tests basiques tels que

16
F. D’Hollander, op. cit., p. 27.
17
Archives de l’Université catholique de Louvain, registre n° 3, Hôpital civil de Louvain,
consultations gratuites : maladies du cerveau et psychologie, n° 743, 18 janvier 1937.
18
Archives ucl, n° 49, 1925.
19
Ibid., n° 569, 19 septembre 1935.
20
Ibid, n° 1201, 22 février 1940.
21
Ibid., n° 261, 22 janvier 1931.
22
Ibid., n° 1233, 30 novembre 1940.
23
Ibid., n° 261, 22 janvier 1931.
24
A. Leroy, op. cit.
25
J. E. Segers, « L’examen de l’intelligence chez l’adolescent », in L’adolescence, op.
cit., p. 68.
52 le sexe des autres : âge, race, classe

des multiplications, des tests de couleur, de récitation des jours de la semaine et des
mois de l’année à l’envers et à l’endroit, etc. Ces tests lui permettent de donner un âge
mental à ses patients et d’établir son diagnostic : débilité mentale, arriération mentale,
arriération pédagogique  26.
Les résultats scolaires des adolescents sont systématiquement réclamés et annotés
par le professeur D’Hollander. L’apprentissage scolaire est l’un des éléments sur
lequel s’appuie le médecin pour établir le diagnostic du patient. Aussi peut-on lire :
« Elle a toujours passé ses examens avec distinction »  27 ou « la petite a été à l’école
mais n’a rien appris »  28. De nombreux adolescents sont envoyés en consultation
pour des difficultés scolaires, soit pour un comportement jugé inadapté (mauvaise
conduite en classe, influence nocive sur les compagnons, etc.), soit pour des difficultés
d’apprentissage. Le milieu scolaire constitue une sorte de micro-société, le lieu
« où l’on apprend les principes de la vie collective »  29, où peut se mesurer le degré
d’adaptation présent et futur de l’individu à la société.
Plusieurs cas révèlent une autre facette des « troubles scolaires » : des adolescents
confrontés à la « surchage scolaire » ou encore les « bonnes élèves » angoissées pour
lesquelles D’Hollander doit certifier l’aptitude à continuer leurs études. Comme pour
cette régente de dix-neuf ans qui « se promenait la nuit disant qu’elle devait mourir,
etc., voulait se jeter par la fenêtre. Les parents l’ont reprise… Depuis lors, rien ne s’est
représenté. Elle explique qu’elle était triste, concernant ses études. La meilleure élève
de la classe, mais croit que ça n’ira pas »  30. D’Hollander déclare cependant « n’avoir
relevé chez elle aucun symptôme ni physique ni mental qui serait un obstacle à la
continuation de ses études »  31.
Mais poursuivre une « scolarité normale »  32 ne met cependant pas l’adolescente
à l’abri d’une réorientation scolaire. Une jeune fille de quatorze ans qui, « depuis
deux mois a des idées bizarres. Disait qu’il valait autant mourir. (...) Frayeurs non
motivées. Sortait beaucoup dans les bois avec des gardes (?) Le 15 août a eu une crise
nerveuse (d’agitation). Dans l’après-midi, se présente un « trou » dans les souvenirs.
Le 18 août a été amenée à l’hôpital »  33. D’Hollander n’établit aucun diagnostic mais,
le 19 septembre, constatant une amélioration, il note : « La petite va rentrer chez elle
et suivre les cours de l’école ménagère à Court Saint Etienne »  34.

Le corps pubère
Si le professeur D’Hollander s’applique à décrire le milieu où évoluent ses
patients, il accorde également de l’importance aux signes que présente le patient lui-
même. Le psychiatre observe le physique et l’apparence générale du patient d’une

26
Archives ucl, n° 1111, 8 avril 1939.
27
Ibid., n° 1040, 26 janvier 1939.
28
Ibid., n° 697, 1er octobre 1936.
29
G. Vermeylen, op. cit., p. 268.
30
Archives ucl, n° 1202, 22 février 1940.
31
Ibid.
32
Ibid., n° 561, 18 août 1935.
33
Ibid.
34
Ibid., n° 561, 19 septembre 1935.
quand le sexe vient aux filles... 53

manière générale : les oreilles, le nez, le front, les cheveux, les lèvres, etc. sont autant
d’éléments – révélateurs de signes de « dégénérescence »  35 – sur lesquels s’attarde
D’Hollander. Les particularités physiques du malade sont parfois commentées
d’un simple « pâle. Maigre »  36 ou d’un « rouge à la figure »  37. Les notes prises
par D’Hollander se font plus détaillées lorsque le patient présente des irrégularités
physiques : « Petits œdèmes, verrues dans les sillons du nez, piqûres sur le corps. Très
développé physiquement. Langue : pas de morsure. Réflexes : rien à signaler »  38.
Ce qui fait néanmoins la spécificité de l’adolescence est, selon les médecins du
début du xxe siècle, la « crise de croissance qui affecte tout son être spécialement
conditionnée et influencée par l’apparition et l’entrée en puissance d’engendrer, à tel
point que la « puberté » se confond pratiquement avec la crise de l’adolescence »  39.
L’analyse du registre de D’Hollander révèle que celui-ci procède pour chaque patient
adolescent à un examen « poussé » du développement pubertaire. Le médecin
examine et contrôle systématiquement le développement des organes génitaux.
Pour les garçons, cela se traduit dans ses notes par « Pas de poils aux aisselles. Poils
au pubis. Sexe + »  40, « testicule droit pas sorti »  41 ou encore « très développé au
point de vue sexuel »  42. Le développement pubertaire féminin est commenté de la
même manière : « Développement sexuel normal »  43. D’Hollander vérifie également
le cours de la croissance de ses patientes lorsque celles-ci reviennent au cours des
consultations gratuites : « Elle a grandi depuis la dernière visite (plusieurs cm) et
s’est fortifiée. Les seins se sont développés. Quelques poils aux aisselles. Manque
de propreté »  44. Le médecin s’assure donc de la conformité du développement
pubertaire par rapport à l’âge du patient. Cette non-conformité peut parfois apparaître
comme un motif aggravant d’une arriération mentale comme dans le cas de cette
patiente : « Insuffisance du développement génital en rapport avec son âge »  45, précise
D’Hollander dans un certificat médical.
C’est donc le développement des caractères sexuels secondaires – organes
génitaux, seins, poils, etc. – qui trahit leur « état ». La puberté se lit sur le corps nu
des adolescents. Le médecin contrôle et consigne ces signes dans son registre et ce, en
particulier, lorsque ce développement n’est pas « conforme ».

35
F. D’Hollander, op. cit., p. 101. Un thème que développe Julie De Ganck dans son texte
« Liaisons dangereuses. Les relations physiques et morales entre la mère et le (futur) enfant à
travers la pratique du Dr D’Hollander (1924-1941) » dans le présent volume.
36
Archives ucl, n° 934, 10 mars 1938.
37
Ibid., n° 923, 24 février 1938.
38
Ibid., n° 849, 23 septembre 1937.
39
J. Dermine, « Adolescence et pureté », in Adolescence, Bruxelles, L’édition universelle,
1935, p. 89-90.
40
Archives ucl, n° 259, 17 janvier 1931.
41
Ibid., n° 48, 12 novembre 1925.
42
Ibid., n° 659, 4 juin 1936.
43
Ibid., n° 780, 13 mai 1937.
44
Ibid., n° 583, 19 décembre 1935.
45
Ibid., n° 851, 23 juillet 1937.
54 le sexe des autres : âge, race, classe

La puberté féminine
Plus encore, l’adolescence représente, pour les premiers experts de l’adolescence  46,
« l’âge où la sexualité s’établit définitivement, où le garçon devient homme, où la
fille devient femme »  47. La puberté féminine révèle donc des caractéristiques propres
telles que la « coquetterie »  48 et le « besoin de plaire »  49 que D’Hollander observe et
commente dans son registre : « Ongles vernis. Sourcils épilés, arrangés »  50 ou encore
dans le cas d’« une jeune fille de dix ans » qui s’adonne à la mendicité : « Elle se
présente avec les ongles couverts de vernis rouge »  51.
Dans l’inventaire des troubles de l’adolescence féminine, les premières
menstruations tiennent un rôle central. L’avènement majeur de la puberté féminine est
lié communément à l’apparition du premier écoulement menstruel. Cette spécificité
féminine de la puberté n’est néanmoins plus liée à la seule féminité mais aussi à la
condition adolescente.
Les premières menstruations font encore l’objet d’un double discours. Le
premier considère cet événement comme régulateur, sortant la jeune fille d’un « état
d’entre-deux » pour embrasser sa vie de femme. Le second, héritier des discours
criminologiques   52, les considère comme une source de désordres psychiques. Marthe
Francillon  53, citant Pinel, remarque encore : « La menstruation qui joue un si grand
rôle sur la santé des femmes ne peut être étrangère à la production de l’aliénation
mentale »  54.
L’idée selon laquelle les maladies mentales peuvent s’observer à l’occasion
des premières menstruations reste très prégnante dans la littérature scientifique de
l’entre-deux-guerres. Si Marthe Francillon précise qu’« à la puberté et à la ménopause
les irrégularités sont si habituelles, qu’elles constituent presque un fait normal »  55,
elle agrémente néanmoins son ouvrage d’un catalogue de maladies mentales qui

46
Parmi lesquels le psychologue et philosophe américain Stanley Hall (1844-1924), le
pédagogue français Gabriel Compayré (1843-1913), Pierre Mendousse (1870-1970), pédagogue
français auteur des premières synthèses sur l’adolescence en France ou encore, en Belgique, le
psychiatre Guy Vermeylen (1891-1943).
47
G. Compayré, L’adolescence. Etudes de psychologie et de pédagogie, Paris, Félix Alcan,
1909, p. 9.
48
M. Francillon, Essai sur la puberté chez la femme : psychologie, physiologie,
pathologie, Paris, Alcan, 1906, p. 191.
49
P. Mendousse, L’âme de l’adolescente, Paris, Alcan, 1930, p. 275.
50
Archives ucl, n° 1201, 22 février 1940.
51
Ibid., n° 806, 24 juin 1937.
52
David Niget a montré que le lien entre « déviance féminine et cycle menstruel » a
persisté dans les discours psychologiques de l’après Seconde Guerre mondiale in D. Niget, op.
cit., p. 12.
53
Marthe Francillon-Lobre (1873-1956), médecin, gynécologue et radiothérapeute.
Chargée de consultations en gynécologie au Service de clinique chirurgicale à l’Hôpital Pitié-
Salpêtrière, http://catalogue.bnf.fr/servlet/RechercheEquation? TexteCollection=HGARSTUV
WXYZ1DIECBMJNQLOKP&TexteTypeDoc=DESNFPIBTMCJOV&Equation= IDP%3Dcb
11299859j&host=catalogue (consulté le 31 mai 2013).
54
Ibid., p. 199-200.
55
Ibid., p. 82.
quand le sexe vient aux filles... 55

coïncident avec la puberté et ses troubles menstruels : l’hystérie, la kleptomanie,


la pyromanie et, plus particulièrement, la mélancolie, l’extase et la nymphomanie.
Les troubles les plus fréquents observés à la puberté sont, dans cette vision, liés aux
organes génitaux : « Ils peuvent varier depuis la simple excitation, qui dépasse à
peine les limites physiologiques, jusqu’à la nymphomanie, véritable accès de fureur
utérine. La menstruation amène parfois une recrudescence de ces accès chez ces
malades »  56. Une vision que semble partager la mère d’une patiente qui, en racontant
le « problème » de sa fille, remarque : « Au moment des règles s’encourt et va près
des hommes. Va alors dans les cafés. A commencé à faire cela quand elle avait quinze
ans, depuis lors cela ne fait que s’accentuer. Cela se présente, d’après la mère, huit
jours avant et huit jours après les règles »  57. Les menstruations auraient également une
incidence sur les crises épileptiques. Un médecin de Tubize qui envoie une patiente
atteinte d’épilepsie en consultation chez le professeur D’Hollander remarque dans sa
note à destination du psychiatre que « les crises d’épilepsie se sont manifestées quatre
fois à partir du cinquième jour après les époques »  58.
A travers le registre de D’Hollander, il est manifeste que l’âge aux premières
menstruations, leur régularité ou leur absence revêtent une importance particulière.
Nombreuses sont les patientes souffrant d’aménorrhée ou de règles irrégulières, il est
même courant d’y lire que l’état de la malade « s’est aggravé » depuis l’apparition
ou la disparition des règles. Mais si le professeur le note constamment, il ne pose
néanmoins jamais de diagnostic qui soit directement en rapport avec l’irrégularité ou
l’absence des menstruations.

La sexualité
Cette attention accordée aux menstruations par le médecin peut s’interpréter
aussi comme le reflet des préoccupations de ses patientes. L’absence ou l’irrégularité
des menstruations cristallise, dans le cadre d’une sexualité active, la peur d’être
enceinte. Une « angoisse » qui amène certaines jeunes filles dans le cabinet du docteur
D’Hollander. A l’instar de Jeanne, dix-neuf ans, « nerveuse dans la tête »  59, se plaignant
de maux de ventre et de tête. Celle-ci vient accompagnée de sa mère, colloquée dix
ans à Mons et trois ans à Gheel. Jeanne a séjourné à l’orphelinat de Lokeren de trois
à dix ans, une information que le professeur D’Hollander souligne. Rentrée chez elle
depuis un an, elle travaille désormais dans une crèche ; elle y travaille bien et est « très
douce avec les bébés »  60, selon la mère. Le professeur D’Hollander lui prescrit du
Soneryl, un médicament contre les insomnies. Après plusieurs consultations, son état
semble stationnaire : chez elle, elle refuse de manger et de prendre son médicament.
Le mois suivant, D’Hollander note : « En service de gynécologie, d’après la mère, on
aurait examiné la jeune fille et trouvé qu’elle était enceinte… (?) Elle a eu ses règles
depuis »  61. Le cas de Jeanne reste énigmatique : peut-on lier ses maux de ventre et

56
Ibid., p. 215.
57
Archives ucl, n° 1233, 21 novembre 1940.
58
Ibid., lettre du docteur A.-L. Yasse, n° 1228, s.d.
59
Ibid., n° 988, 25 août 1938.
60
Ibid.
61
Ibid., n° 988, 24 novembre 1938.
56 le sexe des autres : âge, race, classe

de tête, sa nervosité et ses insomnies à la constatation de sa grossesse ? Comment


interpréter le retour de ses règles ? A-t-elle eu recours à un avortement ? L’absence
d’informations plus claires limite en effet l’analyse de ce cas.
Mais d’autres cas sont nettement plus évidents comme celui de Julia, vingt ans,
fille de « pauvres cultivateurs »   62, envoyée chez D’Hollander suite à une « tentative
de suicide. Elle ne se sentait pas bien dans la tête (4 h 20) ; brusquement elle a eu
l’idée de se débarrasser de ses ennuis et de sa tristesse »  63. Celle-ci « n’a plus ses
règles depuis trois semaines. Se croit enceinte ; voilà ce qui l’a préoccupée »  64. De
plus, D’Hollander note « depuis trois semaines, elle a du chagrin, est triste. Elle
croyait que son « fiancé » (amant) l’avait abandonnée »  65. Suite à sa « dépression »  66,
Julia perd son travail. Elle est dès lors récupérée par sa famille qui s’engage auprès
du médecin « à la surveiller ou à la placer si nécessaire »  67. Ce « cas » révèle tant
cette « peur au ventre » à l’origine de nombreux troubles du comportement chez les
jeunes filles que la crainte d’être abandonnée, le chagrin d’amour  68. Mais il témoigne
plus particulièrement du jugement moral du médecin face à l’activité sexuelle des
jeunes filles. D’Hollander rectifie d’emblée le statut officiel – « mon fiancé » – que
Julia donne à sa relation avec ce jeune homme. Ce faisant, D’Hollander signifie
l’irrégularité de la situation amoureuse et sexuelle de la jeune fille.
Quelques bribes de conversation notées par le professeur D’Hollander permettent
d’attester que celui-ci interroge directement les jeunes filles sur leur activité sexuelle :
« Des aventures avec un homme ? Silence »  69 ; « Avoue avoir eu des relations
sexuelles »  70 ; « Pas déflorée »  71, « A eu des rapports sexuels. En avait déjà eu
précédemment avec un garçon de Kessel-Loo »  72.
La sexualité irrégulière des jeunes filles est présente dans treize cas sur soixante-
douze – soit 18% des cas contre 11% pour les garçons. Tant les parents que les
institutions envoient des jeunes filles en consultation suite à un comportement sexuel
jugé suspect. Ainsi, les sœurs d’une école demandent l’expertise de D’Hollander
d’une fille « difficile »  73 : « Elle ment, elle vole, elle court avec les garçons »  74 et
aurait eu des « entreprises immorales sur ses compagnes »  75. En difficulté scolaire,

62
Ibid., n° 560-565, 22 août 1935.
63
Ibid.
64
Ibid.
65
Ibid.
66
Ibid.
67
Ibid., nos 560-565, 28 août 1935.
68
Le professeur D’Hollander ne pose la question du « chagrin d’amour » qu’une seule
fois à un jeune patient de sexe masculin qu’il diagnostiquera plus tard comme une « démence
précoce », Archives ucl, n° 1024.
69
Archives ucl, n° 1130, 13 juillet 1939.
70
Ibid., n° 560-565, 22 août 1935.
71
Ibid., n° 703, 15 octobre 1936.
72
Ibid., n° 767, 25 mars 1937.
73
Ibid., n° 1118, 22 juin 1939.
74
Ibid.
75
Ibid.
quand le sexe vient aux filles... 57

« les sœurs ne veulent pas la mettre avec des enfants plus jeunes »  76. L’école semble
désirer le renvoi de cette fille de douze ans dans un établissement pour anormaux, un
désir sans doute animé par l’idée que « tous ceux qui s’occupent d’éducation savent
combien il est important d’éloigner les enfants pervers des écoles ou des pensionnats
ordinaires, où ils vont jeter le trouble et propager leurs vices »  77. D’Hollander, lui,
estime que « cet état de légère débilité mentale ne justifie pas son placement dans
un établissement pour anormaux. Il s’agirait plutôt de la rééduquer au point de vue
moral »  78.
Se lit également de la part des parents une volonté de comprendre la nature des
« troubles du comportement » de leurs enfants, en particulier, lorsque ceux-ci ont
trait à la sexualité. Un père de famille, dont la fille se montre « insouciante »  79 et à la
« recherche d’aventure. 12 ou 25 ans, peu importe »  80, veut être fixé sur la nature du
mal de sa fille : « Est-ce du « vice ou une maladie ? » »  81. D’Hollander ne semble pas
en mesure de répondre à l’inquiétude du père ; aucun diagnostic n’est établi, aucune
mesure n’est prise par le médecin.

Quid des garçons ?


Les problèmes sexuels rencontrés par les garçons se posent plus régulièrement
dans les institutions que dans les familles. La masturbation semble le principal motif
de consultation. Les mesures prises à l’égard des garçons sexuellement « déviants »
sont radicales : le « pervers sexuel »  82 – c’est ainsi que D’Hollander diagnostique trois
garçons envoyés dans son cabinet – doit en effet être écarté des pensionnats sous peine
de « contaminer » d’autres petits camarades. Les faits graves sur lesquels s’appuie
D’Hollander pour établir son diagnostic sont « la masturbation » et la « masturbation
mutuelle » en particulier. Ainsi un garçon de seize ans, issu de la petite bourgeoisie,
à l’orphelinat depuis un an suite à l’internement de sa mère à Bethune, est envoyé
dans un « institut spécial, genre établissement de défense sociale de Merkplas »   83
après que D’Hollander a constaté chez lui : « L’existence d’anomalies graves au point
de vue sexuel. Il constitue pour lui-même et pour les mineurs et mineures un danger
social réel au point de vue moral et social. J’estime que ce sujet doit être écarté de la
société pour lui faire sa rééducation de la volonté »  84.

76
Ibid.
77
A. Leroy, op. cit., p. 79.
78
Ibid.
79
Archives ucl, n° 348, 24 mars 1932.
80
Ibid.
81
C’est D’Hollander qui souligne.
82
D’Hollander y consacre un chapitre entier dans son Manuel de psychiatrie : « Les
perversions sexuelles sont des déviances du sens génital quelques-unes par outrance, le plus
grand nombre par déformation des tendances sexuelles ou de l’acte sexuel lui-même. Nous en
connaissons diverses sortes ; souvent elles s’associent chez le même individu, qui est ainsi un
polypervers. Elles se rencontrent chez l’homme et chez la femme », in D’Hollander, op. cit.,
p. 177-180.
83
Archives ucl, n° 878, 28 octobre 1937.
84
Ibid.
58 le sexe des autres : âge, race, classe

La masturbation semble donc être l’événement sur lequel s’attarde D’Hollander


lorsqu’il interroge les garçons ; elle se retrouve à de nombreuses reprises dans son
registre. A l’inverse, elle n’est jamais mentionnée dans le cas des filles bien qu’il
remarque dans son manuel que « l’onanisme s’observe aussi bien chez la femme que
chez l’homme »  85. L’absence de toute mention de cette pratique laisse supposer qu’il
ne pose pas la question aux jeunes filles qu’il examine.

La fugue
La fugue représente le cas de figure où intervient de la manière la plus évidente
le contrôle de la sexualité des jeunes filles. Considérée comme un événement courant
de l’adolescence  86, la fugue constitue l’une des infractions les plus fréquentes dans
les jugements des tribunaux pour enfants  87. Mais la notion de « vagabondage », sous
laquelle est qualifiée la fugue, s’applique régulièrement à des fugues amoureuses ou à
des jeunes filles qui ont la réputation de « courir les garçons »  88.
Cinq « fugueuses » sont envoyées dans le cabinet du professeur D’Hollander. Dans
le cadre de sa consultation en « maladies du cerveau et psychiatrie », les questions
posées ont essentiellement trait aux comportements sexuels de la jeune fille au cours
de sa fugue. Ces jeunes filles appartiennent la plupart du temps aux milieux ouvriers,
travaillent et donc jouissent d’une certaine liberté de mouvement.
Une liberté dont ces jeunes filles ne veulent pas se voir priver, comme le révèle
ce premier cas. C’est, en effet, à la « suite [d’] une observation de sa mère »  89 qu’une
jeune fille de quinze ans et demi, travaillant dans une fabrique de corsets, s’est enfuie
à Anvers. Elle s’est installée seule dans une chambre pendant dix jours, a falsifié
sa carte d’identité et « le soir, elle sortait avec des garçons ; allait quelquefois dans
les chambres des garçons. A eu des rapports sexuels »  90. D’Hollander, après l’avoir
examinée, note qu’il n’y a « pas de mesure spéciale à prendre pour elle »  91. Toutefois,
elle sera « recueillie chez les sœurs de Bon Pasteur »  92 où, d’après les renseignements
pris par le professeur, elle se comporte bien. D’Hollander la suit encore quelques mois.
Lors de la dernière consultation, il fournit un certificat médical où il écrit qu’« elle
est atteinte d’un léger degré de débilité mentale et des troubles du caractère de nature
mytho-maniaque »  93.
Une autre fugueuse de seize ans et demi, travaillant dans une usine, atteinte elle
aussi de « mythomanie »  94, est envoyée par un médecin de Louvain après deux fugues

85
D’Hollander, op. cit., p. 180.
86
H. Yazmadjian, Essai de psycho-pathologie générale de la fugue. Fugues infantiles.
Etude de clinique neuro-psychiatrique, Paris, 1927.
87
A. François, op. cit., p. 51.
88
Ibid., p. 52.
89
Archives ucl, n° 767, 25 mars 1937.
90
Ibid.
91
Ibid.
92
Ibid., n° 767, 22 avril 1937.
93
Ibid., n° 788, 20 mai 1937.
94
Ibid., n° 703, 15 octobre 1936.
quand le sexe vient aux filles... 59

en trois mois. D’Hollander précise qu’elle n’est cependant « pas déflorée »  95. Lors de sa
première fugue, Germaine aurait marché à pied jusqu’à Ostende où elle s’est engagée
« dans une maison « Café » »  96. Au cours de la seconde, « on l’a trouvée seule, sous
la pluie, sur la colline de K. (…) Elle prétexte qu’elle était maltraitée par ses parents.
Elle ne donne pas d’explication aux parents. Pas d’explication aux gendarmes »  97.
Depuis cet incident, elle reste chez elle avec ses parents qui la décrivent comme « très
hardie, désobéissante, insoumise, menteuse, impertinente. S’est vantée d’amourettes.
Elle s’occupe chez elle dans le ménage »  98. Le psychiatre précise que le « père a l’air
intelligent ; il est ouvrier. A fait 4e degré »  99.
Si D’Hollander met l’accent sur le comportement sexuel de ces jeunes filles, les
mesures prises à leur égard ne sont pas systématiques : l’une est envoyée dans un
établissement « Bon Pasteur » – aucun certificat n’atteste que ce placement ait été
décidé dans le cadre de cette consultation, l’autre reste sous la surveillance de ses
parents.
Le troisième cas sur lequel je me penche révèle l’absence de tout systématisme
dans les décisions du professeur D’Hollander mais plus encore la difficulté d’interpréter
celles-ci à la seule lumière du registre. Le médecin résume le cas comme suit :
« Amenée par sa mère pour des troubles du caractère, que celle-ci nous décrivait de
la sorte : désobéissance, indiscipline, meuteries, tendances érotiques, fréquentations
suspectes d’hommes, fugues, etc. »  100. Envoyée par un médecin traitant, Céline, dix-
huit ans, commence les consultations avec D’Hollander le 21 novembre 1940 suite à
de nombreuses fugues nocturnes – fugues qu’elle a commencées dès quinze ans – au
cours desquelles elle va « dans les cafés »  101, elle cherche alors non « pas un homme
en particulier, mais les cherche tous »  102. Une situation, comme je l’ai noté plus haut,
qui s’aggrave au moment des règles selon sa mère. Céline « n’aime pas la société
des jeunes filles »  103. Dans les cafés, avec ces hommes, Céline « semble heureuse »
en revanche  104. Elle qualifie les relations qu’elle entretient avec eux d’« amour
platonique »  105. D’Hollander ajoutera à cette affirmation un « (?) ». Il lui prescrit de
l’eau de menthe et du bromure de potassium. Le 30 novembre 1940, D’Hollander
commente les résultats de l’enquête sociale menée dans le village de la jeune fille.
D’après les renseignements pris auprès du curé et des religieuses, « malgré le salaire
élevé du père, il n’y aurait jamais eu de bien être dans la famille »  106. Le père serait

95
Ibid.
96
Ibid.
97
Ibid.
98
Ibid.
99
Ibid.
100
Ibid., n° 1233, 21 novembre 1940.
101
Ibid.
102
Ibid.
103
Ibid.
104
Ibid.
105
Ibid.
106
Ibid., n° 1233, 30 novembre 1940.
60 le sexe des autres : âge, race, classe

« insouciant »  107, la mère « n’aurait pas eu une bonne conduite étant jeune »  108, le frère
et la sœur auraient, eux, une « bonne conduite »  109. Céline, elle, est décrite comme
« méchante »  110, une fille qui aurait « trop lu »  111. A l’école, où elle a toujours été
sauvage, elle recherchait déjà les gamins. Son intelligence apparaît au-dessus de la
moyenne. En février 1942, Céline doit comparaître devant le Tribunal correctionnel,
prévenue d’outrage public aux mœurs, suite à une fugue de novembre 1940 durant
laquelle elle « serait partie en compagnie d’un fraudeur »  112. Son avocat demande au
professeur D’Hollander un certificat qu’il refusera de donner dans un premier temps
car, écrit-il : « J’ai l’impression que beaucoup encore ne nous fut pas dit. Les éléments
me manquent pour porter un jugement sur sa responsabilité. Ceci est le rôle de
l’expert »  113. Il note cependant, le 4 mars 1941, en marge du registre : « Outrage public
lors de sa fugue ; a été acquittée sur mon certificat – Tout [va] bien »  114. D’Hollander
sauve donc cette jeune fille de la condamnation, il est impossible de comprendre
les raisons de ce revirement. Malgré l’amélioration de Céline que le médecin note
en février 1941 – « Céline va beaucoup mieux. Est sensible à la honte. Crises de
pleurs quelque fois »  115 – et les problèmes qu’elle a rencontrés avec la justice, Céline
continue ses fugues : « Est partie pour 4 h la semaine dernière au moment des règles.
Va alors près des hommes, d’un autre jeune homme en vue, pour être courtisée »  116.

Conclusion
Une conclusion reste difficile dans le cadre de cette analyse. Le registre du
professeur D’Hollander pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses, mais nous
ouvre de nombreuses perspectives. Les questions que soulève ce registre apparaissent
comme autant d’énigmes que l’analyse d’autres sources et leur croisement pourront
résoudre. Néanmoins, son analyse permet de noter que le sexe des adolescents se
lit sur leur corps nu et se focalise sur le développement de leurs caractères sexuels
secondaires : développement des organes génitaux, seins, poils. Dans l’observation
des filles, on remarque que les menstruations apparaissent comme l’événement
marquant de leur entrée dans la puberté. Les préoccupations autour des menstruations
sont héritières des théories criminologiques du xixe siècle qui, bien que désormais
contestées, restent une référence dont les médecins peinent à se débarrasser. Leur
absence et leur irrégularité continuent d’interpeller le médecin sans que l’on puisse
identifier les raisons de ce questionnement systématique. La sexualité adolescente, elle,
est source d’inquiétude tant de la part des parents que des institutions d’encadrement.
Le comportement sexuel des adolescents semble en effet étroitement contrôlé dans

107
Ibid.
108
Ibid.
109
Ibid.
110
Ibid.
111
Ibid.
112
Ibid., n° 1233, 6 février 1940. D’Hollander le souligne trois fois dans son registre.
113
Ibid., n° 1233, 20 février 1941.
114
Ibid., n° 1233, 6 mars 1941.
115
Ibid.
116
Ibid., n° 1233, 29 mai 1941.
quand le sexe vient aux filles... 61

ces institutions. Celles-ci en font un motif de renvoi : tout comportement irrégulier,


sur la base d’un simple soupçon, est un motif de placement, de déplacement et
d’enfermement de l’adolescent. La sexualité adolescente s’explique aussi à travers les
maladies mentales. En témoigne notamment le père de cette adolescente pour qui le
comportement de sa fille ne peut être que soit de nature pathologique soit simplement
du vice. De fait, les questions sur la sexualité adolescente apparaissent récurrentes, des
questions devant lesquelles D’Hollander se retrouve souvent sans réponse. On le voit,
ses diagnostics, ses mesures ne suivent pas de logique précise. Et si le comportement
sexuel des jeunes filles est souvent investigué, évoqué et décrit, on est bien en peine
de connaître celui des garçons. Seule la masturbation semble retenir l’attention du
médecin dans le cadre de la sexualité masculine.
L’analyse de ce registre révèle cependant que le « sexe de l’autre » n’est pas
seulement celui de la « jeune fille », il est celui de l’adolescence. Tant les filles que les
garçons sont soumis à ce processus de « normalisation » et de « régulation » dans une
période où le classement des individus s’érige en valeur. Dans ce cadre, la médecine
et, plus particulièrement, la psychiatrie répondent aux exigences de la société de
cette époque. Celle-ci apparaît comme une grande machine « normalisatrice »
tournant à plein régime dont le médecin se révèle l’un des rouages les plus efficaces :
l’indiscipline, les mauvais résultats scolaires, les troubles du comportement, tout
devient prétexte à l’examen poussé de l’individu adolescent.
La régulation de la sexualité adolescente constitue l’un des points centraux
de cet examen médical. Les jeunes des milieux populaires, en entrant dans la
catégorie adolescente, se doivent désormais de suivre le modèle de chasteté mis au
point par les experts de l’adolescence. La liberté de mouvement qui caractérisait
jusqu’alors la jeunesse populaire se voit soumise au contrôle et à la régulation de
l’Etat. L’universalisation de l’adolescence a participé de ce désir de l’Etat de créer
une « classe ouvrière moyenne »  117. C’est en effet par une savante conjugaison de
mesures publiques et sociales, par la constitution d’un savoir cohérent ainsi que par
une expertise médicale, sociale et surtout morale que s’est construite l’adolescence au
tournant du xxe siècle.

117
V. Massin, op. cit.
partie ii

Géographies sexuelles :
flux, circulations et transmission
Nouveaux regards
sur les organes sexuels masculins
dans les traités anatomiques du xviie siècle
Didier Foucault

Au xviie siècle, alors que l’Eglise couvre d’un voile pudique le corps humain, les
médecins, eux, le dénudent comme jamais auparavant pour le disséquer et en scruter
avec attention les moindres détails. Ce constat concerne tous les organes, y compris
ceux de la génération, qui sont traités de la même manière que les autres parties de
l’organisme. De la même manière… ou presque !
L’étude des chapitres qui leur sont consacrés dans les traités anatomiques du xviie
siècle révèle, en effet, une évolution sensible du regard de l’opérateur. Sa curiosité
semble n’être bornée par aucune autre limite que celles des artifices expérimentaux
grâce auxquels son regard plonge, au-delà des insuffisances de sa vue, pour faire
apparaître des réalités invisibles. A ce double titre, les médecins – ou tout au moins
la frange de novateurs qui ne campe pas, comme les Purgon et Diafoirus de Molière,
dans les ornières de la tradition galénique – apparaissent comme des promoteurs de la
« science nouvelle ».
Pourtant, manipuler, inciser, décrire ou dessiner pour une publication les organes
génitaux ne prend pas, au temps de la Contre-Réforme, le même sens que s’il s’agissait
d’un membre ou d’un viscère quelconque… Le médecin qui s’y risque doit affronter
d’autres exigences que celles que lui impose son statut de savant.
En se concentrant, dans le cadre limité de cette contribution, sur les vaisseaux
spermatiques de l’homme et sur la verge, l’objet de ce travail est triple : illustrer par
des exemples précis comment s’affine le regard anatomique sur l’appareil génital,
en suivant au plus près les récits des opérateurs et en détaillant leurs méthodes
d’investigation ; montrer comment – et jusqu’à quel point – ces observations mettent
en question les schémas physiologiques établis et conduisent les médecins à prendre
part aux intenses débats qui agitent leur milieu sur ce terrain au Grand Siècle ; mettre
en évidence les revendications implicites et les stratégies rhétoriques des savants,
66 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

pour conquérir le droit de poser son regard sur ces parties réputées « honteuses », en
dépit des interdits qu’imposent les dévots au reste du corps social.
Remarquons enfin que si l’appareil génital féminin a donné lieu à des publications
assez nombreuses, celui de l’homme, en relation avec l’élargissement des recherches
de l’histoire des femmes vers celle du genre, commence à peine à susciter l’intérêt des
historiens  1. Les exemples anatomiques choisis ici, encore mal connus, s’inscrivent
dans cette perspective historiographique en plein développement.

Un regard qui fait surgir de nouvelles réalités anatomiques


Les anatomistes modernes ne considèrent plus le corps qu’ils dissèquent comme
la simple illustration des affirmations des médecins antiques ou arabes, réalisées
principalement sur des animaux et non sur des cadavres humains. Ils remettent ainsi
en cause le principe d’autorité qui, à maints égards, aveuglait leurs maîtres et ne
leur faisait observer que ce que les livres leur commandaient de voir… quand bien
même ce qu’ils croyaient voir n’existait pas ! Le regard médical ainsi transformé
se fait désormais plus aigu, plus attentif, plus critique. Là où les anciens n’avaient
laissé que des descriptions sommaires et approximatives, sont mises en évidence des
particularités insoupçonnées  2.

L’écheveau des vaisseaux spermatiques démêlé


Quatre vaisseaux « spermatiques » (ou « préparants ») relient les organes génitaux
masculins au reste du corps. Il s’agit de deux veines et de deux artères, se dirigeant
deux à deux vers chacun des testicules (figures i et ii). Leur étude repose sur des
observations difficiles à réaliser et donc sujettes à controverses. L’expérimentateur
n’a que ses yeux pour scruter les organes qu’il dissèque. Théâtres anatomiques ou
simples salles d’hôpital sont mal éclairés. Quant à l’état des tissus, il dépend du délai
légal accordé aux chirurgiens après le constat du décès, mais aussi des conditions de
conservation du corps. Il n’est pas rare de n’opérer qu’en hiver, les chaleurs de l’été
décomposant trop rapidement les cadavres. Lorsqu’il parvient à examiner correctement
ces vaisseaux, le savant scrupuleux n’est pas au bout de ses peines. Il doit confronter
ce qu’il voit avec l’accumulation des cas rapportés par les médecins, sans être toujours
en mesure de vérifier la qualité de leurs affirmations. Cela lui complique la tâche, à
l’exemple de Diemerbroeck, professeur à Utrecht, quand il tente d’exposer l’origine
des artères spermatiques :
Elles prennent leur naissance de la partie antérieure du tronc de la grande artère
(...). Riolan néanmoins a remarqué qu’elles sont quelquefois sorties de l’émulgente ;
comme aussi d’autres fois on a observé qu’il n’y en avait pas deux, mais seulement
une qui sortait du tronc de l’aorte. Ainsi, au rapport de Jo. Theodor. Schenkius, Georg.
Queccius, médecin de Nuremberg, n’en trouva dans un cadavre humain qu’une
seulement qui sortait de la partie antérieure de l’aorte (...). Et de même, au rapport
d’Hoffmannus, P. Pavius ne trouva pareillement en 1598 dans le corps d’un vieillard

1
Voir G. Vigarello (dir.), Histoire de la virilité, t. 1, L’invention de la virilité de l’Antiquité
aux Lumières, Paris, Le Seuil, 2011.
2
Voir R. Mandressi, Le regard de l’anatomiste. Dissection et invention du corps en
Occident, Paris, Le Seuil, 2003.
nouveaux regards sur les organes sexuels masculins 67

qu’une seule artère spermatique (...). Mais ces cas touchant la diminution de leur
nombre sont très rares, comme l’est celui de leur augmentation dont parle Cornel :
« Il nous est souvent arrivé, dit-il, de voir trois ou quatre artères séminales. » J’aurais
mieux aimé qu’au lieu de « souvent » il eût dit « quelquefois » ; car cette augmentation
de nombre est si rare que de six cents anatomistes, à peine y en a-t-il un à qui il soit
arrivé de la voir  3.

Autre difficulté : en se rapprochant du testicule, la veine et l’artère correspondante


se rejoignent, se ramifient et se trouvent enveloppées par une membrane unique.
Elles s’unissent ensemble, composent des entrelacements, forment des plexus,
des détours, des plis, des circonvolutions, et d’autres différentes figures, à raison
desquelles [les anciens] ont appelé ces vaisseaux pampiniformes, hérédiformes,
plexus, ou laxis rétiformes  4.

3
I. de Diemerbroeck, L’anatomie du corps humain, t. 1, traduction de J. Prost, Lyon,
Anisson et Posuel, 1695, p. 234-235.
4
L. Barles, Les nouvelles découvertes sur les organes des hommes servant à la génération,
Lyon, Esprit Vitalis, 1675, p. 10. D’autres adjectifs – comme « variqueux » – désignaient
également cet agglomérat de vaisseaux.
68 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

Cet amas pénètre dans le testicule en formant un ensemble compact, qui s’élargit
progressivement : d’où l’expression « corps pyramidal » employée alors pour désigner
ce que l’on nomme aujourd’hui « cordon spermatique ». A l’intérieur, artère et veine
apparaissent tellement entortillées que les anatomistes ne peuvent plus les dissocier.
Les anciens ont induit – considérant à tort que le cours des fluides transportés était
de même sens – que par anastomose, sang veineux et esprit artériel s’y trouvent
mélangés pour commencer à élaborer le liquide séminal avant de pénétrer dans les
gonades. C’est pour cette raison que ces vaisseaux sont qualifiés de « spermatiques »,
de « préparants », voire de « séminaux ».
Pourtant, à y regarder de près, la structure interne du cordon spermatique s’avère
moins complexe que postulée initialement. Les descriptions des anciens se rapportaient
surtout à des dissections d’animaux. Les chiens, notamment, qui présentent une forte
divarication des artères. Pareil constat ne concerne pas l’homme. Les médecins de
la fin du xviie siècle, tels l’Anglais Nathanaël Higmorus ou le Néerlandais Abraham
Blasius, considèrent à la suite du Hollandais de Graaf, que le tronc de l’artère
spermatique, loin d’être ramifié – comme l’est la veine associée – se porte directement
vers le testicule, en donnant naissance à un seul diverticule qui alimente l’épididyme.
Forts de cette découverte, ils en infèrent qu’il faut intervertir le cours traditionnel
des fluides qui participent à l’élaboration du sperme. Les anciens pensaient en effet
que dans le processus de transformation du sang en sperme, l’épididyme se trouvait
entre les vaisseaux spermatiques et le testicule. Il faut désormais considérer que le
liquide qui s’écoule du testicule traverse l’épididyme pour se diriger vers la prostate
en suivant le canal déférent.
En dépit de ces importants progrès – dont témoignent la qualité et la précision
des gravures qui illustrent les traités – le fait que l’on n’observe les organes qu’à
l’œil nu limite l’investigation des anatomistes. L’intérieur du testicule, par exemple,
est constitué d’un amas complexe de filaments tellement ténus qu’il devient vite
impossible à l’expérimentateur d’en suivre le cours ou d’en déterminer la nature et la
fonction, autrement que par conjecture  5.

L’impossible anastomose des veines et artères spermatiques


Avant que Harvey n’inclue veines et artères dans un système unique, faisant
circuler le sang dans l’organisme, l’on affirmait qu’elles transportaient, de manière
quasi indépendante, des fluides différents. Les veines spermatiques se chargeaient
ainsi de sang, élaboré dans le foie et dérivé ensuite vers les testicules. Quant aux artères
préparantes, ce n’est pas de sang, à proprement parler qu’on les croyait remplies, mais
d’« esprit vital ». Ce mélange d’air, de « chaleur vitale » et d’une faible quantité de
sang, procédait du ventricule gauche du cœur, qui fonctionnait comme une chaudière
et non comme une pompe. Pour la théorie ancienne, artères et veines alimentaient
ainsi, à sens unique, les organes génitaux à partir du reste de l’organisme.
Les partisans de Harvey ne peuvent plus adhérer à un tel schéma, car il est
inconcevable de postuler des anastomoses entre des vaisseaux faisant entrer du sang

5
Le microscope n’est pas encore utilisé pour scruter les tissus. La seule découverte – de
taille, il est vrai – en ce qui concerne notre sujet est celle des spermatozoïdes par Leeuwenhoek.
nouveaux regards sur les organes sexuels masculins 69

dans les testicules (les artères) et d’autres qui l’en font sortir (les veines). L’un des
principaux « circulationnistes » français, le chirurgien Dionis, à qui Louis xiv a confié
le soin d’enseigner la théorie nouvelle dans le Jardin du Roi, en a tiré toutes les
conséquences, en rejetant l’interprétation des médecins galéniques :
Le principe que nous suivons est bien opposé à leur erreur, puisqu’il nous
apprend que le sang est directement porté par les deux artères aux testicules (...).
D’ailleurs la circulation nous fait voir que le résidu de ce sang est reporté par les
veines spermatiques à la veine cave, et qu’il n’y a point d’anastomose des artères avec
les veines, non seulement en cet endroit, mais encore dans pas une partie du corps  6.

Un tel argument n’est cependant pas imparable. Au xviie siècle, après les travaux
de physique de Galilée, mais aussi ceux des médecins Harvey ou Santorio, on ne
peut plus se contenter de démolir une thèse en ne lui opposant qu’une thèse contraire.
Quant à prouver par la seule observation à l’œil nu qu’il n’existe pas d’anastomoses
entre les vaisseaux spermatiques, cela est évidemment impossible, étant donnée la
ténuité de ces derniers. Anatomistes et physiologistes ne sont pourtant pas démunis.
En jetant les bases de la méthode expérimentale, la science moderne naissante leur
donne désormais les moyens de suppléer aux défauts de leur vision et de mettre en
évidence des phénomènes que celle-ci est incapable d’attester. Ainsi, pour ôter toute
crédibilité aux déductions hasardeuses de la tradition, Dionis, apporte-t-il une preuve
expérimentale irréfutable de la justesse de ses affirmations à propos des vaisseaux
déférents :
Si la raison est opposée à la doctrine des anciens, l’expérience ne l’est pas moins,
et en voici une que j’ai faite plusieurs fois : pour la faire je prenais deux liqueurs que je
composais avec de l’huile et de la cire fondues ensemble ; à l’une j’y mêlais un peu de
vermillon, et à l’autre une teinture verte pour les rendre de différentes couleurs. J’en
seringuais fort aisément une dans l’artère spermatique. Il les faut seringuer chaudes.
J’avoue que je ne pouvais venir à bout de faire entrer l’autre dans la veine, parce
que ces valvules, qui regardent de bas en haut, s’y opposaient. Mais lorsque j’allais
chercher le principal rameau de cette veine proche le testicule, et que je seringuais ma
liqueur, elle y entrait facilement, et emplissait toutes les branches et dégorgeait dans
la veine cave  7.
Ces liqueurs étant refroidies, se congelaient et me donnaient une grande facilité
de disséquer jusqu’aux moindres rameaux, je trouvais la liqueur rouge dans toutes
les branches des artères, et la verte dans toutes celles des veines ; sans m’être jamais
aperçu qu’il y en ait passé de l’une dans l’autre ; et ainsi, je conclus avec certitude

6
P. Dionis, L’anatomie de l’homme suivant la circulation du sang et les dernières
découvertes démontrées au Jardin royal, Paris, Laurent d’Houry, 1690, p. 226-227.
7
Ce détail est d’importance : c’est entre autre à partir du constat que les valvules veineuses
interdisent au sang de se déplacer dans le sens postulé par la théorie galénique que Harvey a
montré que le rôle des veines n’est pas de transporter le sang du foie vers l’organisme mais
de le ramener des organes jusqu’au cœur. Si l’on seringue la veine par sa partie supérieure,
le liquide coloré se trouve bloqué par les valvules, dont la fonction est d’empêcher le reflux
du sang veineux sous l’effet de sa propre gravité. En revanche, en l’introduisant à l’entrée du
testicule (en l’occurrence une sortie !), il emprunte le cours naturel du sang et les valvules ne
constituent plus un obstacle.
70 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

qu’il n’y a point d’anastomose, et que le sang de l’artère spermatique est porté au
testicule, et celui de la veine reporté au tronc de la cave sans aucun mélange  8.

L’injection de cire colorée dans les vaisseaux est un procédé mis au point par
Jan Swammerdam, à la suite de travaux de Bartolomeo Eustachi et de Regnier de
Graaf, mais c’est Frederik Ruysch qui l’a généralisée. Appliquée aux vaisseaux
spermatiques, elle met à jour des particularités anatomiques inobservables à l’œil nu,
ruine sans appel l’idée que dans le cordon spermatique veines et artères s’anatomosent
et confirme de manière convaincante que seul le sang artériel alimente le testicule et
l’épididyme.

Observations de la verge et hypothèses sur son érectilité


L’étude des vaisseaux spermatique donne un bon exemple des progrès que
l’exercice d’une observation exigeante des organes disséqués, associée à une
démarche expérimentale à caractère hypothético-déductif, a permis de réaliser dès
le xviie siècle. Il faut cependant reconnaître qu’il s’agit d’un ensemble anatomique
relativement sommaire d’artères et de veines, ne mettant pas en cause d’autres
processus physiologiques que ceux liés à la circulation sanguine. L’explication de
l’érection de la verge, en revanche, se heurte à un niveau plus élevé de difficultés,
puisqu’elle concerne un organe composé de tissus variés et qu’elle implique surtout
la mise en relation d’une structure organique à une de ses facultés (figures iii et iv).

La théorie ancienne de la tension musculaire de la verge


L’on considère généralement que la verge se trouve rattachée à deux paires de
muscles. Les plus longs et les plus grêles, naissant dans le sphincter de l’anus et
s’avançant jusqu’au milieu de l’urètre, sont nommés « éjaculateurs ». On leur attribue
une double fonction : dilater l’urètre et, dans le même temps, exercer une pression sur
les vésicules séminales pour provoquer l’expulsion du sperme dans le corps du pénis.
Les muscles de la seconde paire sont qualifiés couramment d’« érecteurs ». Plus courts
et plus épais, ils sont décrits comme prenant naissance à la base de l’ischion. Ils se
prolongent dans le « corps nerveux » du pénis et sont considérés comme responsables
du redressement de la verge.
Pour bien comprendre ce lien – que la médecine actuelle ne reconnaît plus – entre
tension musculaire et érection, il faut garder à l’esprit que les conceptions anciennes
ne voient pas d’incompatibilité entre l’activité musculaire normale et le gonflement
de cette partie du corps.
En effet, le corps de la verge – gland mis à part – apparaît comme formé de trois
parties. L’urètre se situe en arrière. De la prostate jusqu’au gland, il conduit l’urine et
le sperme. Les modernes, en l’examinant de près, mettent en évidence que sa tunique
se compose d’une membrane fine, enveloppant un tissu de consistance spongieuse.
On le décrit comme extensible, pour s’adapter à l’accroissement du membre viril. S’il
accompagne ainsi l’érection, il n’y participe nullement de manière active. Tel n’est
pas le cas des deux « corps nerveux » (ou « caverneux »), qui suivent le même cours

8
P. Dionis, op. cit., p. 227-228.
nouveaux regards sur les organes sexuels masculins 71

que lui et occupent l’essentiel du volume de la verge. Insérés dans la partie antérieure
de celle-ci, ce sont deux conduits parallèles. Ils sont nettement séparés lorsqu’ils
se forment, à partir de ligaments qui les attachent à l’os pubien et à l’ischion, et se
rapprochent ensuite progressivement en atteignant le gland. Leur tunique externe
révèle une structure tissulaire dure que l’on compare à celle des artères. Elle se
distingue nettement de celle qu’elle enveloppe. En la qualifiant de « spongieuse » ou
de « fongueuse », les médecins soulignent sa capacité à absorber un fluide qui, à la
dissection, lui donne une couleur noirâtre, tirant sur le rouge, que l’on compare à du
sang épais et très sombre.
De quel fluide s’agit-il ? L’afflux de vaisseaux dans cette zone laisse ouvertes
bien des hypothèses. Pour les tenants de la tradition galénique, trois types de conduits
peuvent irriguer le corps caverneux. Gabriel Fallope, célèbre médecin padouan de la
Renaissance, a été un des premiers à les observer.
Il dit qu’il y a deux nerfs considérables et manifestes et, entre eux, autant d’artères
assez dilatées, qui s’étendent jusqu’au gland. Il dit de même qu’il y a deux veines
qui vont au corps nerveux, mais que presque toujours à la moitié de la bifurcation
elles se réunissent en une seule, laquelle entre les artères et par le milieu du dos de
la verge, va jusqu’au gland. Ces vaisseaux environ vers la quatrième vertèbre des
72 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

lombes, prennent leur origine de l’aorte, de la cave et du grand nerf qui va aux jambes,
et pénétrant ensuite environ vers la jonction des os pubis, par l’origine du pénis à
l’endroit de sa divarication, ils se portent au dos de la verge. Fallope a fait avec assez
d’exactitude la description de ces vaisseaux, dont les plus petits rameaux s’ouvrent
dans la substance intérieure spongieuse des corps nerveux  9.

Un examen plus attentif – tel que le pratiquent Bauhin, Riolan, Vesling et d’autres
à leur suite – complète la description et met en évidence, à l’intérieur de ceux-ci, un
« rets » de veinules, d’artérioles et de petits nerfs. Chacun de ces conduits contribue
alors à l’emplir de la substance qu’il est censé transporter : sang pour les veines, esprit
vital pour les artères, mais également esprit animal pour les nerfs.
Rappelons que la médecine ancienne confère aux nerfs une fonction
sensorimotrice  10. Fonction ambivalente donc, qui, depuis le pénis transmet au cerveau
les agréables sensations du plaisir coïtal mais qui, également, contribue à bander les
« muscles » de cet organe. En toute logique, la force mécanique des muscles ne peut
provenir que des nerfs. Mieux, le schéma qui offre la solution de continuité la plus
simple est celui de leur identité tissulaire. Fernel, médecin d’Henri ii, en a proposé une
bonne description :
Le muscle est composé des fibres des nerfs propres pour le mouvement, auxquels
il s’est accumulé de la chair, comme pour fortifier leur fermeté. Il y a des veines et
des artères qui y sont répandues et dispersées, celles-là pour la distribution de leur
nourriture et les autres pour la conservation de leur chaleur naturelle (...). Il a en sa
longueur trois parties, son origine, son milieu et sa fin, lesquelles quelques-uns ont
accoutumé d’appeler la tête, le ventre et la queue. La tête est entièrement nerveuse,
le ventre est composé de toutes les choses susdites, et le tendon, qui est la dernière
partie, est fait des fibres des nerfs et des ligaments, tissés et entrelacés ensemble  11.

Nourri par le sang veineux, maintenu en vie par la chaleur naturelle des esprits
vitaux artériels, le muscle proprement dit serait ainsi, dans toute sa structure, formé
de fibres nerveuses. Or ces fibres ne sont rien d’autre que des vaisseaux très fins,
mais capables de transporter le fluide de l’« esprit animal ». Il faut attribuer à cet
esprit animal qui circule, par l’intermédiaire des nerfs, depuis le cerveau jusqu’aux
muscles, une consistance aérienne  12. Cela lui donne la capacité de gonfler les fibres
musculaires et d’assurer la motricité des parties du corps : ici, l’érection de la verge.

9
I. de Diemerbroeck, op. cit., t. 1, p. 273.
10
D. Foucault, « Système cérébronerveux et activités sensorimotrices, de la physiologie
ancienne au mécanisme des Lumières », in L. Talairach-Vielmas (dir.), actes du colloque
« Mécaniques du vivant : Savoir médical et représentations du corps humain (xviie-xixe siècle) »,
Epistémocritique, novembre 2012, p. 5-26. En ligne : http://www.epistemocritique.org/spip.
php?article282 (consulté le 19 juin 2013).
11
J. Fernel, Les sept livres de la physiologie, (1554) traduction française de Charles de
Saint-Germain, Paris, Jean Guignard, 1655 ; cité d’après la réédition dans le Corpus des œuvres
philosophiques de langue française, Paris, Fayard, 2011, p. 66.
12
Tradition galénique et théorie stoïcienne du pneuma se rejoignent parfaitement sur ce
point.
nouveaux regards sur les organes sexuels masculins 73

Quand les limites du regard anatomique bloquent la compréhension


d’un mécanisme physiologique
En s’appuyant sur la théorie circulationniste, les novateurs ne peuvent ni accepter
totalement ces données, ni totalement les rejeter. De Graaf, par exemple, est conduit
à mettre en doute le rôle éjaculateur des muscles qui sont qualifiés ainsi. Selon lui,
ils exerceraient une pression à la base de la verge qui favoriserait l’accumulation de
sang artériel à l’intérieur de celle-ci et empêcherait qu’il ne s’en échappe du fait de la
contraction des conduits veineux. Ce n’est donc qu’en favorisant le gonflement de cet
organe, qu’ils auraient un rôle érectile.
Toutefois, et en dépit de cette divergence de détail, la médecine moderne
d’obédience harvéienne, continue, avec l’ancienne, à baptiser les deux cavités
oblongues et spongieuses du pénis : « corps nerveux » ; et parfois même : « ligaments
caverneux ». En effet, si traditionnalistes et circulationnistes ne peuvent s’accorder
sur le rôle des veines – apport du sang, selon les premiers, évacuation de celui-ci
selon les autres – ni sur le contenu des artères, ils se retrouvent pour faire des nerfs les
véhicules des esprits animaux et pour reconnaître l’identité tissulaire et structurelle
des nerfs, des ligaments et des fibres musculaires.
Dans la médecine ancienne – autant qu’on puisse en juger dans des textes qui ne
s’attardent guère sur le sujet – l’action des nerfs dans la tension du pénis l’emporte sur
l’action supplétive du sang et de l’esprit vital, transportés par les autres vaisseaux…
Les modernes semblent plus nuancés car la présence massive du sang est plus facile
à observer que celle de l’hypothétique esprit animal. Il est vrai qu’introduire dans
une artère un liquide ou de l’air au cours d’une dissection s’avère plus facile que de
réaliser la même opération dans un nerf ! Les artifices expérimentaux employés dans
l’examen des vaisseaux spermatiques ne peuvent pas, ici, être d’un grand secours. Au
mieux, et sans que l’on soit capable de surmonter totalement tous ces obstacles mis
à l’observation ni de prouver ses hypothèses, l’importance de la pression sanguine
se trouve progressivement renforcée. Telle est par exemple, l’opinion de Barles, qui
continue cependant d’employer indifféremment les expressions de « corps nerveux »
et de « ligament caverneux » ; mais aussi celle de Dionis qui, in extremis, parvient à
laisser une place aux esprits animaux pendant l’érection :
Lorsque la verge se raidit, ce sont ces corps caverneux qui s’enflent en
s’emplissant, non pas d’esprits seulement, comme le voulaient les anciens, mais de
sang, car en seringuant quelque liqueur dans les artères hypogastriques, je l’ai fort
bien fait entrer dans les corps caverneux, ce qui m’a fait croire que c’était le sang
artériel qui y était épanché, qui en faisait la tension, et que la verge devenait lâche et
molle, quand ce même sang se vidait par les veines hypogastriques.
J’ai encore fait plusieurs expériences qui m’empêchent de douter que ce ne soit
le sang qui fasse cette tension ; car ayant coupé la verge à des chiens, lorsqu’elle était
tendue, j’en voyais sortir tout autant de sang qu’il en fallait pour faire la grosseur
qu’elle avait lorsqu’elle était raide.
D’ailleurs la substance spongieuse qui emplit les corps caverneux me confirme
dans cette opinion ; car s’il n’y avait eu qu’une cavité simple, le sang artériel y étant
porté, se serait trop promptement vidé par les veines ; mais cette substance l’y arrête
quelque temps et fait que l’érection en est plus forte.
74 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

Je ne prétends pas nier, qu’il ne s’y porte aussi des esprits et qu’il ne soit
même nécessaire qu’ils y en soient versés par les nerfs, mais je dis que ce qui fait
principalement l’érection, c’est le sang, cet esprit étant en trop petite quantité pour
la faire.
Ce qu’il faut donc avouer ici, c’est que l’imagination étant frappée par le
ressentiment du plaisir, l’esprit animal s’excite, se détache, et court avec impétuosité
par les nerfs aux parties de la génération, qu’il gonfle en se mêlant avec le sang artériel,
qui y est porté par les artères, et que par le mélange de ces deux liqueurs, il s’y fait une
fermentation, et comme une ébullition qui cause l’érection  13.

Faute de protocole expérimental pour confirmer ou infirmer une théorie ancienne


– ici celle de nerfs transportant un mystérieux esprit vital – le regard de l’opérateur
ne joue plus le rôle heuristique qui – comme dans le cas des vaisseaux spermatiques
– a permis d’élargir la compréhension des phénomènes physiologiques en s’appuyant
sur les progrès des connaissances anatomiques. Dionis ne peut que « sauver les
apparences », expression consacrée pour désigner la tentative désespérée de conserver
un paradigme déstabilisé par les progrès d’une science. Bien que partisan des théories
de Harvey (qui bouleversent les fondements de la physiologie ancienne mais ne
concernent pas les esprits animaux), Dionis fait preuve ici de frilosité. Comme les
autres novateurs du xviie siècle, il est incapable de concevoir d’autres schémas que
mécaniques pour rendre compte des activités sensorimotrices des nerfs. Fécond, dans
le cas des veines et des artères, pour renverser une partie de l’édifice galénique, le
paradigme mécaniste, appliqué aux nerfs, s’est transformé en un véritable obstacle
épistémologique empêchant l’émergence d’une explication radicalement nouvelle de
l’érection de la verge.

La sanctuarisation des recherches médicales sur les « parties honteuses »


Au cours de toutes ces opérations, le médecin fait abstraction du fait que son
couteau et son regard se portent sur des organes génitaux, dont la nature et la fonction
première sont lourdement chargées de tabous dans les sociétés occidentales modernes.

Les anatomistes à contre-courant de l’évolution des mœurs


En effet, alors qu’à la fin du Moyen Age et à la Renaissance l’on montre sans
trop de gêne son corps dénudé en se baignant en public ou dans les étuves, les dévots
du xviie siècle, à l’instar d’un Tartuffe à la vue du sein de l’innocente Dorine, se
scandalisent devant ces exhibitions inconvenantes. Si au temps de Brantôme, les
« dames galantes » se plaisent à dévoiler les charmes que la nature leur a donnés, sous
Louis xiii, un tel spectacle ne doit plus s’offrir aux yeux des visiteurs d’un palais royal.
Sublet des Noyers, surintendant des bâtiments, y veille : « Sa cagoterie », s’indigne
Tallemant des Réaux, « parut furieusement en ce qu’il brûla quelques nudités de grand
prix qui étaient à Fontainebleau »  14. Finies également les gaillardises des fabliaux
et des contes licencieux, où l’on traite allègrement de vits, de cons et de culs. La

13
P. Dionis, op. cit., p. 244-245.
14
Tallemant des Réaux (Gédéon), Historiettes, t. 1, Paris, Gallimard/La Pléiade, 1960,
p. 298.
nouveaux regards sur les organes sexuels masculins 75

littérature, régentée par les précieuses, ces « jansénistes de l’amour » (Ninon de


Lenclos), avant de l’être par l’Académie française, ne saurait tolérer qu’on s’abaisse
à de telles obscénités. Rabelais n’est plus de saison et les quelques libertins qui se
risquent encore à enfreindre l’interdit – tels Théophile de Viau et Claude Le Petit  15 –
s’exposent à des poursuites judiciaires graves.
Tout cela est connu et résume bien l’air d’une époque, où l’austérité des mœurs
et l’occultation de « parties honteuses » qu’on ne saurait même nommer, sont
devenues des normes de conduite sociale et privée… On n’en induira pas pourtant
que la curiosité des savants se soit trouvée bloquée par de tels interdits. Bien que
majoritairement chrétiens, les praticiens ont reçu un enseignement universitaire de
tradition hippocrato-galénique qui ne stigmatise nullement la sexualité. Une telle
formation, qui inclut désormais la fréquentation régulière des dissections anatomiques,
a permis d’émanciper le regard médical des préjugés et des tabous pesant sur ces
parties « impudiques » du corps.
Certes, il n’échappe pas aux auteurs que leurs textes et, à plus forte raison, les
gravures qui les illustrent, peuvent heurter la sensibilité de lecteurs éloignés de leurs
préoccupations. S’ils s’en expliquent, tel Regnier de Graaf, le plus éminent d’entre
eux, ce n’est pas pour s’en excuser mais pour sanctuariser leur activité scientifique et
refuser d’endosser la responsabilité des usages immoraux qui pourraient en être faits :
J’ai dessiné toutes les figures, le plus chastement que la nature a pu le permettre,
et si quelque libertin veut abuser de ce que j’ai dit des parties génitales et le tourner en
ordure, tant pis pour lui. Les cœurs purs interprètent toute chose avec candeur, et j’ai
choisi un style si honnête et si modeste, qu’on ne saurait s’en offenser, si on ne veut.
En un mot, j’ai épargné les oreilles chastes autant que j’ai pu  16.

En fait, ces précautions – qui portent surtout sur les organes féminins et qu’on
ne trouve même plus chez certains auteurs, comme Louis Barles dans ses Nouvelles
découvertes sur les organes des hommes servant à la génération  17 – sont très formelles.
Elles semblent jetées par pure convention au début du livre, comme pour exonérer le
savant de revenir là-dessus par la suite.

Une licence médicale qui a son prix


Risquons quelques hypothèses à propos de la sanctuarisation des recherches
anatomiques sur les organes génitaux pour les affranchir des normes communes de
la pudeur ; un sanctuarisation revendiquée et, au bout du compte, gagnée par les
médecins.
Il faut, en premier lieu, rappeler que cette conquête s’est réalisée dans un contexte
conflictuel. Parler de sexualité, même sous le couvert d’un traité de médecine, expose
les médecins à des attaques virulentes, à des procès et à des censures : en 1575,

15
Théophile a été embastillé deux ans pour avoir laissé paraître des poésies pornographiques
de sa plume dans le Parnasse des poètes satyriques en 1623 ; Claude Le Petit a été brûlé à Paris
en 1662 après avoir composé le Bordel des muses.
16
R. de Graff, Histoire anatomique des parties génitales de l’homme et de la femme,
traduit en français par P. D. M., Bâle, Georges, König, 1668, préface non paginée.
17
L. Barles, op. cit.
76 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

Ambroise Paré est poursuivi après la publication de son Livre sur la génération ; en
1620, la Mélancholie érotique de Jacques Ferrand est censurée par l’archevêque de
Toulouse ; en 1686, le Tableau de l’amour humain de Nicolas Venette, suscite à son
tour de vives polémiques  18... pour ne donner que quelques exemples retentissants.
En deuxième lieu, invoquer l’autonomie de la science vis-à-vis des préceptes de
la religion est loin d’aller de soi au xviie siècle. Le procès de Galilée en porte un
éloquent témoignage. Enfin, la tradition hippocratique considère la sexualité comme
une fonction physiologique naturelle, nécessaire à la perpétuation du genre humain.
Le désir et le plaisir, masculins comme féminins, trouvent ainsi une justification qui
ne s’accorde guère avec le rigorisme des dévots du Grand Siècle. On ne saurait douter
que quelques médecins réputés libertins n’aient guère de troubles de conscience à
affronter ces contradictions, mais leur cas ne peut être généralisé.
C’est certainement dans d’autres voies qu’il faut chercher les concessions qui
ont permis aux médecins de faire admettre leur licence d’étudier les organes sexuels.
La première est langagière. L’emploi du latin conserve une certaine faveur,
notamment pour être compris des praticiens étrangers, tout en se mettant à l’abri du
reproche de livrer au profane des textes qui ne lui sont pas destinés. Mais le français,
à côté d’autres langues vernaculaires, tend à prendre le dessus. L’auteur peut trouver
un compromis. Par exemple, en traitant du pénis en des termes qui le désignent, les
médecins évitent par bienséance de mentionner les noms courants et familiers qui lui
sont attribués. Ainsi, en français, ne se risque-t-on guère au-delà de « verge » ou de
« membre viril » – ce qui permet de rappeler au passage que seuls les hommes en sont
pourvus. L’on se fait cependant plus disert, sous couvert d’érudition gréco-latine, en
signalant que mentula était en usage chez les Romains mais également penis (queue),
coles (tige), veretrum (dérivé de vereor : vénérer, craindre !)… et que les Hellènes
employaient volontiers pulos (clou), khaulos (tronc) et quelques expressions tout
aussi suggestives que l’on se garde cependant bien de traduire !
La seconde, qui s’ébauche au xviie siècle avant de triompher au xviiie, concerne
l’usage modéré du plaisir sexuel. Cette doctrine a une origine hippocratique : le plaisir
sexuel n’est nullement stigmatisé, il participe même de l’équilibre naturel sur lequel
repose la santé  19. Formellement, un tel discours heurte les principes chrétiens les
plus sévères, qui exaltent la chasteté et placent l’acte sexuel sous la double exigence
du mariage et du désir de procréation. Mais, dès le xviie siècle, certains théologiens
jésuites, plus laxistes, tentent d’assouplir ces règles, inapplicables à l’échelle d’une
population tout entière. Ils tolèrent des « plaisirs innocents » à l’intérieur du couple,
péchés véniels qui renforcent l’union des deux époux et les préservent des tentations

18
A. Paré, Deux livres. i. De la génération de l’homme (...) ii. Des monstres tant terrestres
que marins (...), Paris, André Wechel, 1573 ; J. Ferrand, Traité de l’essence et guérison de
l’amour ou de la mélancholie érotique, Tolose, Vesve de Jacques Colomiez et Raymond
Colomiez, 1610 ; N. Venette (alias Salocini, Vénitien), Tableau de l’amour humain considéré
dans l’état du mariage, Amsterdam, 1686 (nombreuses éditions ultérieures sous le titre Tableau
de l’amour considéré dans l’état du Mariage). Sur cette question, voir D. Brancher, « Splendeur
et misères des figures de style. Pudeur du discours médical aux xvie et xviie siècles », Histoire
médecine, santé, 1, printemps 2012, p. 19-33.
19
M. Foucault, Histoire de la sexualité, t. 2, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984.
nouveaux regards sur les organes sexuels masculins 77

extérieures  20. Une convergence peut donc s’établir avec le monde médical qui
considère que les excès érotiques, à l’exemple des débauches effrénées des libertins,
mettent en cause la santé des individus, tout en propageant dans la société la syphilis et
les maladies vénériennes. A ces deux titres, le discours médical sur la sexualité prend
une portée morale qui se rapproche des propos des théologiens et des prédicateurs.
*
Les anatomistes du xvii siècle, dans leurs travaux et leurs publications, font
e

preuve d’un grand détachement à l’égard des tabous de leur époque, en poussant
bien plus avant que leurs prédécesseurs l’observation des organes sexuels masculins,
comme – faut-il l’ajouter ? – celle des organes féminins.
Leur regard, à la différence de ce qui se pratiquait jusqu’à la Renaissance, ne
se contente plus de chercher ce que les anciens ont affirmé ; il devient un véritable
instrument d’investigation qui vérifie, corrige et, surtout, fait apparaître des données
anatomiques inconnues jusqu’alors. Mieux, à défaut d’être capables encore d’utiliser
toutes les potentialités du microscope, ils élaborent des procédures expérimentales
leur permettant de pallier les limites de l’observation à l’œil nu. Ils réussissent ainsi à
rendre visibles des réalités anatomiques – comme le trajet des vaisseaux spermatiques
– qui invalident des connaissances établies ; et ce, en dépit de la résistance des
médecins traditionalistes hostiles aux théories modernes. Leurs avancées sont donc
importantes.
Elles sont stimulées par les conséquences qu’entraîne, dans la compréhension
des phénomènes, la prise en compte des mécanismes anatomo-physiologiques de
la circulation du sang. Toutefois, pour fondamentale qu’ait été cette découverte de
Harvey, elle n’a renversé qu’une partie des schémas sur lesquels repose la physiologie
ancienne : privés d’une alternative théorique globale, les médecins novateurs se
trouvent encore – à l’instar de leurs hésitations au sujet de l’érection de la verge –
obligés de faire des compromis avec les conceptions du passé.
De tels compromis sont également nécessaires pour émanciper leur discipline des
normes qui s’imposent dans la société et qui couvrent d’un voile pudique les « parties
honteuses » du corps : le médecin veille à écarter son propos de toute accusation de
libertinage. Loin de faire figure d’allié objectif du libertin – comme on l’a longtemps
soupçonné de l’être au début du xviie siècle  21 – le médecin tend à devenir un de ses
adversaires les plus résolus, à l’exemple, au temps des Lumières, du docteur Tissot et
de ses croisades contre la masturbation.

20
M. Daumas, Le mariage amoureux, Paris, Armand Colin, 2004, p. 117 et s.
21
Sur le rapport entre libertinage et médecine, voir R. Pintard, Le libertinage érudit dans
la première moitié du xviie siècle, (1943), Genève, Slatkine, 1983, p. 79 et s. Il est vrai que ce
sont des reproches d’irréligion plutôt que d’inconduite qui sont alors adressés aux médecins.
Sur ce dernier point, voir D. Foucault, « Entre dévots et libertins : les médecins du Grand
Siècle et la sexualité », Bulletin du Centre d’étude et d’histoire de la médecine, avril 2010,
p. 5-29.
Un cerveau dans le ventre
ou un utérus dans la tête ?
Représentations et pratiques médicales
autour du corps maternel (xviie-xixe siècles)

Francesca Arena

Je reviendrai dans ce texte sur mes recherches doctorales afin de déterminer


comment les médecins interrogent entre le xvie et le xxe siècle les connexions entre
utérus et cerveau et quelles sont les pratiques médicales mises en place sur le corps
des femmes. Des stéréotypes nombreux et anciens continuent de perdurer dans les
sciences médicales à propos du corps féminin. La médecine n’a en effet jamais
remis en question la dimension biologique du corps des femmes. La procréation
et l’enfantement, souvent superposés  1, ont construit au fil du temps une prétendue
essence du féminin, physiologique, à partir d’une représentation du pathologique.
Les maladies féminines autour de l’accouchement ont fondé l’épistémologie de la
différence des sexes dans l’histoire de la maladie  2.
Je retracerai ici les moments principaux de cette histoire en signalant les
continuités et les transformations à partir d’un point de vue particulier, celui de deux
fluides féminins : le sang et le lait. Alors que la médecine humorale consacre une
grande importance à ces fluides pour retracer l’origine des maladies physiques et
psychiques de la femme, la médecine moderne, tout en remettant en question cette
tradition, exporte la même représentation dans le modèle anatomopathologique. Par
la suite, la diversification et la spécialisation des professions médicales durant le xixe
siècle introduisent des éléments nouveaux dans les discours et les pratiques, sans pour
autant remettre en cause la communication privilégiée entre utérus et cerveau dans
le corps maternel, voire féminin. J’explorerai cette problématique à partir de quatre

1
La question de la superposition entre procréation et enfantement apparaît plus claire
aujourd’hui à la lumière des nouvelles techniques médicales, voir à ce propos, I. Théry, Des
humains comme les autres. Bioéthique, anonymat et genre du don, Paris, ehess, 2010.
2
E. Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française,
Paris, La Découverte, 2006.
80 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

points : l’époque moderne et les réinterprétations hétérogènes du corpus hippocratique,


les ruptures du xviiie siècle, les nouveaux savoirs médicaux du xixe siècle. Je conclurai
en soulignant les ambivalences de la contemporanéité.

Le sang et le lait qui montent à la tête


Comme l’historiographie l’a souligné à plusieurs reprises, on commence à
questionner l’héritage du corpus hippocratique et à saisir l’hétérogénéité de la
médecine moderne. En effet, depuis les travaux portant notamment sur les maladies
des femmes et les traités dits de pratique médicale  3, la médecine des xvie et xviie
siècles témoigne d’un ancrage important dans la médecine médiévale, dont il reste
encore à retracer les échanges avec la médecine arabe  4.
Après une première observation des textes des xvie et xviie siècles, il apparaît que
les relations entre cerveau et utérus semblent ne pas intéresser la médecine savante,
mais cette question est implicite dans les interprétations humorales de cette période.
En effet, l’utérus, représenté par tous les auteurs comme l’organe le plus important du
corps féminin, est censé produire le sang qui, dans les processus de la grossesse et de
l’enfantement, cuit et blanchi, se transforme en lait durant son voyage vers les seins.
Les médecins cherchent à comprendre la procréation et l’enfantement avec beaucoup
d’inquiétude. L’espace de la réflexion est occupé pour l’essentiel, au xviie siècle
encore, par la fécondation, la grossesse et l’accouchement. Peu d’espace est consacré
aux suites de l’accouchement dont on observe surtout les purgations (les « vidanges »
de la matrice), nécessaires pour rétablir l’équilibre des liquides. L’allaitement aussi
est conçu à l’intérieur d’une représentation organique de production de liquide et non
comme une fonction de la femme. Peu de traces existent de la période qui suit les
couches (post partum) dans les textes de médecins savants au xviie siècle. On n’ignore
cependant pas à cette époque les maladies qui frappent les femmes accouchées, même
si on les attribue au processus organique de l’accouchement ou de la grossesse. C’est
ainsi que les maladies des femmes accouchées, dont les folies, sont considérées
comme des accidents, qui ne méritent pas d’être isolés ou distingués  5.
Ces désordres sont exclusivement interprétés comme des processus organiques,
à l’intérieur d’une représentation humorale du corps féminin. Ainsi beaucoup de
maladies des couches sont-elles d’ordre inflammatoire. Le chirurgien-accoucheur
François Mauriceau (1637-1709)  6 les regroupe par exemple sous « l’inflammation
des mammelles qui arrive à la femme nouvellement accouchée » :
Tout le sang & les humeurs sont tellement échauffez & agitez durant le travail,
par les douleurs & par les efforts de l’accouchement, que les mammelles qui sont

3
Voir V. Worth-Stylianou, Les traités d’obstétrique en langue française au seuil de la
modernité, Genève, Librairie Droz, 2007 et E. Berriot-Salvadore, Un corps, un destin. La
femme dans la médecine de la Renaissance, Paris, Champion, 1993.
4
Voir à ce propos, R. Vico Martorelli, « Madri, levatrici, balie e padri : Michele
Savonarola, l’embriologia e la cura dei piccoli », in C. Crisciani et G. Zuccolin (dir.), Michele
Savonarola. Medicina e cultura di corte, Firenze, sismel, 2011, p. 127-135.
5
F. Arena, « La maternité entre physiologie et pathologie. L’histoire des délires puerpéraux
à l’époque moderne et contemporaine », Histoire, médecine et santé, 3, 2013, p. 101-113.
6
F. Mauriceau, maître chirurgien, premier accoucheur de la Maternité de Paris.
un cerveau dans le ventre ou un utérus dans la tête ? 81

composées de corps glanduleux & spongieux, recevant en trop grande abondance ces
humeurs qui y affluent de toutes parts, en sont facilement enflammées, à cause que cette
réplétion en fait une distension très-sensible & douloureuse ; à quoi la suppression des
vidanges de la Matrice , & la plénitude universelle du corps contribuent beaucoup  7.

Les humeurs proviennent donc pour la plupart d’un mauvais fonctionnement de la


matrice, mais d’autres causes « mécaniques » ne sont pas exclues :
Cette inflammation vient aussi quelquefois de ce que la femme s’est trop serrée le
sein, ou pour y avoir reçu quelque coup, ou pour s’être couchée dessus ; car ces choses
y font facilement contusion ; comme encore pour avoir cessé de donner à tetter à
l’enfant, d’autant que par ce moyen, le lait qui est en grande quantité aux mammelles,
n’en étant pas évacué, s’y échauffe, & s’y corrompe par un trop long séjour   8.

Si les causes de l’inflammation restent hétéroclites, les maladies qui en relèvent


ont aussi un caractère hétérogène. Il faut souligner cependant que la présence de la
fièvre est le symptôme plus important attestant de la gravité de la maladie. Fièvre qui
s’accompagne assez souvent d’un délire :
On ne doit pas s’étonner si [la fièvre] vient bien-tost en cette occasion, car les
mammelles (...) par leur proximité du cœur, lui communiquent très facilement leur
inflammation, qui même quelquefois excite fureur & frénésie, si le sang s’y porte
subitement & en abondance, comme nous assure Hippocrate en l’Aphorisme 40 (...) :
quibuscumque mulieribus ad mammax sanguii colligitur, furorem fignificat. Si le sang
(dit-il) se porte & est amassé en abondance aux mammelles (...), cela signifie fureur
& frénésie à venir  9.

La référence à Hippocrate, concernant l’origine et la cause du délire puerpéral,


est largement partagée à cette époque et on la retrouve presque chez tous les auteurs.
Mais elle n’est pas la seule. Dans le texte consacré aux accouchements du chirurgien
du Roi, Jacques Guillemeau (1549-1613), nous lisons à ce propos :
Hippocrate aussi va remarquant que le sang ramassé aux mammelles (...) des
femmes signifie la fureur qui leur doit survenir. D’où vient qu’Avicenne racontant les
signes qui dénoncent la manie devoir arriver, met entre les autres, la conversion du
sang aux mamelles   10.

L’influence de cette représentation du corps féminin dépasse donc aussi


largement les frontières géopolitiques de la médecine. La référence à Avicenne est en
effet doublement importante. D’un côté, elle atteste la diffusion d’une représentation

7
F. Mauriceau, Traité des maladies des femmes grosses et de celles qui sont nouvellement
accouchées : enseignant la bonne & véritable méthode pour bien aider les femmes en leurs
accouchemens naturels... : le tout accompagné de plusieurs belles figures en taille douce,
nouvellement & fort correctement gravées, Paris, chez l’auteur, 1675, p. 420.
8
Ibid.
9
Ibid., p. 421. Il est à remarquer que la fureur devient « délire » dans les éditions
successives du texte de Mauriceau, voir F. Mauriceau, Traité des maladies des femmes grosses
et de celles qui sont accouchées, s. l., Compagnie des Libraires, 1740, p. 435.
10
J. Guillemeau, De la grossesse et accouchement des femmes, Paris, Abraham Pacard,
1620, p. 348.
82 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

humorale au-delà des frontières occidentales et nous laisse supposer que les accoucheurs
français du xviie siècle se réfèrent, sans les citer, aux médecins de la Renaissance et en
particulier aux textes rédigés sur les maladies féminines ; textes qui trouveraient par
ailleurs leur origine dans l’école de Salerne et dans le corpus « Trotula »  11. De l’autre
côté, la référence à Avicenne expliquerait sans doute pourquoi aujourd’hui encore,
dans différentes cultures médicales, sous l’influence de la médecine arabe, la rétention
du sang est considérée comme la cause de la folie de la mère  12.
Cette représentation humorale du corps est utilisée pour la femme en général.
C’est en effet la matrice qui est considérée comme l’organe souverain de son équilibre
physique : pompe hydraulique péristaltique, l’utérus se remplit et se vide selon les
besoins du corps. Ce mécanisme se bloque parfois et il faut donc le solliciter par des
évacuations artificielles de sang. C’est sans doute pour cela que la saignée reste le
remède principal pour toute sorte de maladie, y compris les folies puerpérales :
Or le principal & le plus assuré moyen d’empêcher que les humeurs ne se
portent en si grande abondance aux mammelles, & qu’il n’y survienne pour ce sujet
inflammation, c’est de procurer une bonne & ample évacuation des vuidanges, par la
Matrice. C’est pourquoi, si elles étaient supprimées, on les provoquera comme il a été
dit autre part ; car par cette évacuation toutes les humeurs prendront leur cours vers les
parties inférieures. On désemplira toute l’habitude du corps par le moyen de la saignée
du bras, après quoi pour une plus grande diversion, & pour faire couler d’autant mieux
les vuidanges on viendra à celle du pied  13.

Il faut par ailleurs souligner que la frénésie des femmes, comme celle des hommes,
est classée, à la fin du xviie siècle encore, du côté de l’inflammation du cerveau. Nous
pouvons lire par exemple dans le dictionnaire de Furetière :
Frénésie, f. f. Maladie qui cause une perpétuelle rêverie avec fièvre. Elle est
différente de la manie & de la mélancolie, parce que celles-ci sont sans fièvre. Elle
diffère aussi de la rêverie dans les fièvres violentes, parce que celle-ci n’est pas
perpétuelle, & cesse au déclin de la fièvre. La vraie frénésie est engendrée au cerveau
par son propre vice & inflammation de ses membranes  14.

La théorie des humeurs, souvent revisitée, reste donc le filtre pour interpréter le
corps et l’esprit au xviie siècle : on vérifie les théories des anciens sous l’impulsion des

11
Voir M. H. Green, The Trotula : A Medieval Compendium of Women’s Medicine,
Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2001.
12
Cette référence à Avicenne est très importante. Elle témoigne en fait de la diffusion
de la représentation humorale au-delà des frontières occidentales : encore aujourd’hui, dans
différentes cultures, la rétention du sang est la cause de la folie de la mère. Voir par exemple chez
les Mossi : D. Bonnet, Corps biologique, corps social : procréation et maladies de l’enfant en
pays mossi, Burkina Faso, ird Editions, 1988 p. 46-47 ; ou au Sénégal, M.-L. Durand-Comiot,
« La psychose puerpérale ? Etude en milieu sénégalais », Psychopathologie africaine Dakar,
13/3, 1977, p. 269-335.
13
F. Mauriceau, Traité des maladies des femmes grosses et de celles qui sont nouvellement
accouchées, op. cit. p. 421-422.
14
« Frénésie », in A. Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les
mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et des arts, La Haye,
A. et R. Leers, 1690, p. 911.
un cerveau dans le ventre ou un utérus dans la tête ? 83

recherches anatomiques et du nouvel intérêt des chirurgiens pour les accouchements.


L’équilibre – complexe – des fluides sécrétés par le corps de la femme demeure un
modèle de référence pour les médecins, sur lequel on ajoute/enlève, au fur et à mesure,
des caractéristiques sur la base des savoirs « acquis » par la médecine.

Les maladies lactées et les dépôts laiteux dans le cerveau


Les textes de médecine gardent cette empreinte jusqu’à la fin du xviiie siècle,
alors que les naturalistes commencent déjà à classer le vivant dans des arborescences
hiérarchisées. De nouvelles sciences, alors qu’elles connaissent leur essor en tant que
disciplines, vont, dès la fin du xviiie siècle, réfléchir différemment à la question des
organes féminins et de leurs fonctions. Le cas le plus notable est celui de la zoologie.
Ainsi Carl von Linné, alors qu’il organise différemment la pensée autour du règne
animal, invente une classe spécifique pour les animaux qui ont des mamelles : les
mammalia  15. Or, comme l’a déjà signalé Londa Schiebinger  16, les mamelles servent
seulement aux femelles durant une très courte partie de leur vie pour allaiter. Les
ambivalences de la classe des mammifères sont évidentes dans le texte de Linné de
1758, dont nous pouvons lire dans la traduction en français de 1793 :
Classe i. Les animaux à mamelles. Mammalia : Cœur biloculaire, à deux
oreillettes ; sang chaud, rouge. Poumons respirant alternativement. Mâchoires
appliquées l’une contre l’autre, couvertes ; garnies, dans la plupart, de dents y
enchâssées. Penis s’introduisant au corps des femelles pendant le coït ; elles sont
vivipares & donnent du lait  17.

La classe lie ainsi des caractéristiques physiques propres aux deux sexes (cœur,
sang, poumons, mâchoires) à des fonctions reproductives (la mobilité du pénis et la
viviparité) et sociales (l’alimentation au travers le lait). La présence du pénis dans
l’espèce contrebalance en quelque sorte la capacité de donner du lait, dans une étrange
construction des équivalences entre organes sexuels et fonctions.
Le système de Linné réunit une classe entière (mâles compris) sous une « fonction
féminine » à propos de laquelle par ailleurs on discute beaucoup à l’époque :
l’allaitement. En effet, l’on s’interroge sur la physiologie de l’allaitement qui, pour
certains philosophes et médecins devrait être l’une des caractéristiques principales de
l’identité de la femme. La réflexion sur des fonctions féminines associées aux organes
sexuels a envahi toutes les sciences de l’époque, nous montrant à quel point l’histoire
des nouvelles sciences est intimement liée à la recherche d’une nouvelle codification
des corps. Se situant au passage de deux époques, la nosographie devient ainsi la

15
Par ailleurs, on regrette de constater qu’une histoire de la catégorie des mammifères
n’existe toujours pas. Il nous semble en effet que cette catégorie participe activement à
la construction d’une nouvelle représentation de l’être humain et influence profondément
l’histoire de la médecine.
16
L. Schiebinger, Nature’s body : gender in the making of modern science, Boston, Beacon
Press, 1993 (nouvelle édition : New Brunswick, Rutgers University Press, 2004).
17
C. von Linné, Système de la nature, de Charles de Linné. Classe 1re du règne animal
contenant les quadrupèdes vivipares et les cétacés. Traduction française par Mr. Vanderstegen
de Putte, ... d’après la 13e édition latine... corrigée par J. F. Gmelin, Bruxelles, Lemaire, 1793,
p. 16.
84 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

nouvelle méthode scientifique des médecins : on commence à établir des distinctions


importantes sur les maladies des femmes en couches, tout en intégrant l’idée du
« pouvoir » de l’utérus et du lait.
Ce sont justement ces circulations entre savoirs de disciplines différentes –
beaucoup de médecins sont aussi naturalistes – qui font naître les premiers textes de
nosographie médicale. C’est en se penchant sur les classifications de la nature que les
sciences médicales prennent une nouvelle direction  18. François Boissier de Sauvages
de Lacroix (1706-1767), médecin botaniste à Montpellier, écrit ainsi la Nosologia
methodica sistens morborum classes, genera et species, juxta Sydenhami mentem et
Botanicorum ordinem  19. Cet ouvrage est très intéressant car il nous montre, avant
la diffusion de la nosographie en médecine, les contaminations entre les différentes
représentations de la maladie. La réflexion sur les différents organes féminins et les
maladies corrélées permet en effet une réflexion plus générale sur l’épistémologie des
disciplines car elle amène les médecins au cœur de la séparation entre pathologique/
physiologique et organique/moral.
La Nosologie illustre parfaitement cette transition entre différents savoirs,
notamment à propos des délires liés aux processus de la grossesse et de l’accouchement.
C’est ainsi que dans la classification publiée en français en 1772 en dix volumes,
Boissier de Sauvages établit vingt-cinq catégories étiologiques. Il distingue alors :
1. Les maladies vénéneuses ; 2. Les maladies virulentes ; 3. Les affections
exanthématiques ; 4. Les maladies métastatiques ; 5. Les maladies fiévreuses ; 6. Les
maladies miasmatiques ; 7. Les maladies phlogistiques [dont la frénésie] ; 8. Les
maladies sanguines ; 9. Les maladies bilieuses ; 10. Les affections suburtales ; 11.
Les maladies pituiteuses ; 12. Les maladies catarrhales ; 13. Les maladies lactées ;
14. Les maladies séreuses ; 15. Les maladies flatulentes ; 16. Les affections purulentes ;
17. Les maladies acrimonieuses ; 18. Les maladies organiques ; 19. Les maladies
traumatiques ; 20. Les maladies emphratiques ; 21. Les maladies vermineuses ;
22. Les maladies calculeuses ; 23. Les maladies spasmodiques ; 24. Les maladies
d’atonie ; 25. Les maladies morales  20.

18
Michel Foucault avait déjà souligné cet aspect dans l’évolution de la pensée médicale,
La naissance de la clinique : une archéologie du regard médical, Paris, puf, 1963.
19
F. Boissier de Sauvages de La Croix, Nosologia methodica sistens morborum classes,
genera et species, juxta Sydenhami mentem et Botanicorum ordinem, Amsterdam, Frères De
Tournes, 1763, 5 vol. Le texte a été traduit en français en deux éditions différentes : Nosologie
méthodique ou distribution des maladies en classes, en genres et en espèces suivant l’esprit de
Sydenham, & la méthode des botaniste par François Boissier de Sauvages, ... traduite sur la
dernière édition latine, par M. Gouvion, docteur en médecine. On a joint à cet ouvrage celui
du chev. von Linné, intitulé Genera morborum, avec la traduction française à côté, A Lyon,
chez Jean-Marie Bruyset, Imprimeur-libraire, m. dcc. lxxii (1772), 10 vol. in-12 et Nosologie
méthodique... traduite du latin de M. Fr. Boissier de Sauvages, ... Ouvrage augmenté de
quelques notes en forme de commentaire, par M. Nicolas, Paris, Hérissant le fils, 1770-1771,
3 vol. in-8°. Les grasses dans les citations sont de l’auteure.
20
F. Boissier de Sauvages, Nosologie méthodique, ou Distribution des maladies en
classes, en genres et en espèces, Lyon, chez Jean-Marie Bruyset, vol. 10, 1772.
un cerveau dans le ventre ou un utérus dans la tête ? 85

C’est donc à travers le lait que l’on produit une première classification des
maladies spécifiques aux femmes. Par ailleurs, nous trouvons d’autres informations
sur les « maladies laiteuses » dans l’autre traduction du texte :
Morbi lactei. Le chile surabondant, qui s’engendre dans les femmes enceintes &
les nourrices bien constituées, va en partie se séparer dans les mammelles , & y fournir
la matière du lait ; & en partie à la matrice, pour servir à la production du lait utérin,
lequel s’évacue en partie avec les lochies après l’enfantement. L’un & l’autre lait,
s’ils ne sortent pas du corps, & s’ils refluent dans la masse du sang, produisent divers
maux & donnent lieu aux maladies lactées. Mais comme le lait tend naturellement à
une fermentation acide, & à se coaguler, il produit dans les mammelles, des tumeurs
inégales, douloureuses & inflammatoires, d’où naissent des abcès squirrheux & des
cancers. Le même lait, en s’engorgeant dans les glandes des aisselles & des aines, &
en s’accumulant dans le tissu cellulaire, produit des œdèmes, des gonflements & des
obstructions, &, par son acidité acre, il cause divers douleurs, des maladies éruptives
& une odeur acide  21.

Cette catégorie médicale nous permet de saisir les transformations du savoir :


le processus de formation du lait est représenté à la fois comme physiologique et
pathologique.
Par ailleurs, il est intéressant de constater que parmi les maladies « laiteuses »,
nous trouvons des folies :
Dans les nourrices & les femmes enceintes, la suppression du lait cause :
l’éphémère lactée ; la miliaire des femmes grosses ; l’inflammation de la matrice
lactée ; l’hystéralgie lactée ; la mastodynie (...) ; la manie lactée ; le larmoiement lacté
(...), la fureur lactée (...)  22.

La manie et la fureur « lactées » sont donc des maladies qui proviennent de


la suppression du lait. Bien que l’on retrouve, encore une fois, le fondement de
l’interprétation humorale, Boissier de Sauvages commence à faire des séparations
importantes, identifiant des maladies à l’aide du binôme symptôme et cause. Sur la
manie lactée, Boissier De Sauvages nous fournit par ailleurs des précisions, lorsqu’il
reprend la classification des maladies depuis une perspective symptomatique. Ainsi
dans les folies de la classe viii, nous la retrouvons comme deuxième manie par ordre
d’importance :
Manie lactée, dépôt laiteux sur le cerveau (...). Cette espèce de manie attaque
les femmes, le dixième jour de leurs couches : elle est accompagnée d’un délire
fébrile ; quand ce délire cesse ; elle continue, & c’est avec fondement qu’on l’attribue
à la rétention du lait, & à la stagnation du cerveau (...). Cette maladie est rare, &
pour l’ordinaire incurable : dans son commencement, il est difficile de la distinguer
de l’hystérie : car toutes les bizarreries & les aversions absurdes par lesquelles la
manie commence, sont communes à l’hystérie dont bien des nouvelles accouchées

21
F. Boissier de Sauvages, Nosologie méthodique, dans laquelle les maladies sont rangées
par classes, suivant le système de Sydenham & l’ordre des botanistes, Paris, chez Hérissant le
fils, t. 3, 1771, p. 559.
22
Ibid., p. 559-560.
86 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

sont attaquées ; cependant avec le temps, on la reconnaît par un délire sans fièvre &
constant : & dans le commencement, par le flux peu abondant des lochies & du lait  23.

Il faudra rappeler que l’expression « manie » est utilisée à cette époque comme
synonyme de folie. Et que toujours dans cette classe huitième consacrée aux folies,
nous trouvons une autre maladie utérine. Parmi les délires passagers (paraphrosynies),
il y a la « Paraphrosynie des femmes en couche » :
Le délire est, chez les femmes en couche, l’avant-coureur de l’apoplexie, ou
bien il est hystérique. L’hystérique commence par la céphalalgie, mais on le distingue
surtout par les autres lignes de l’hystérie, par la disposition habituelle de l’esprit à
cette maladie, comme la légèreté, la sensibilité, la vivacité, la timidité. (...). Mais
le délire obscur, qui revient par intervalles, quoique les lochies coulent, & qui est
accompagné d’un mal de tête semblable à un coup de marteau, de tintement d’oreille,
ou de convulsions, se termine souvent par le carus, ou une apoplexie mortelle  24.

Folie et hystérie sont donc deux maladies qui, encore à cette époque, mettent
en communication l’utérus et le cerveau chez les femmes en couches. Il faudra en
revanche souligner la tentative de Boissier de Sauvages de les distinguer : d’un côté
à travers la durée du délire (dans la manie lactée), de l’autre par les dispositions
individuelles de la malade (dans la paraphrosynie).
L’esprit de la nosologie de Brossier de Sauvages est à cette époque partagé par
les médecins, qui utilisent cette nouvelle méthode scientifique située au passage entre
deux époques. On commence à établir des distinctions importantes sur le délire des
femmes en couches, tout en intégrant l’idée du pouvoir de l’utérus et du lait sur les
esprits.

Lait, fièvre et folie


L’apologie d’un nouveau savoir médical est reprise par la suite par Philippe
Pinel (1745-1826)   25 dans sa Nosographie philosophique ou La méthode de l’analyse
appliquée à la médecine, publiée en 1798. Pour lui, il s’agit d’un véritable combat

23
Ibid., 1771, chez Hérissant, vol. 2, p. 749.
24
F. Boissier de Sauvages, Nosologie méthodique, ou Distribution des maladies en
classes…, op. cit., 1772, p. 721.
25
Il faut rappeler que Pinel est, avant de devenir un médecin aliéniste célèbre, un
médecin de province qui, s’installant à Paris, mettra longtemps avant de faire carrière. Mais
c’est précisément à cette époque de sa vie, alors qu’il n’est pas encore célèbre, qu’il traduit
l’abrégé de pratique médicale de l’Ecossais Cullen, First Lines of the Practice of Physic (1777-
1784). Michel Foucault avait déjà mis en perspective l’œuvre de Pinel en la situant dans un
contexte réformateur et proto-psychiatrique ; voir en particulier, M. Foucault, La naissance de
la clinique, Paris, puf, 1963. Par la suite, l’historiographie est revenue à plusieurs reprises sur le
personnage de Pinel. Voir D. B. Weiner, Comprendre et soigner : Philippe Pinel (1745-1826),
la médecine de l’esprit, Paris, Fayard, 1999. Pour des contributions de médecins/historiens,
voir M. Caire, « Philippe Pinel en 1784. Un médecin « étranger » devant la Faculté de médecine
de Paris », Histoire des sciences médicales, xxix/3, 1995, p. 243-251 ; J. Postel, Eléments pour
une histoire de la psychiatrie occidentale, Paris, L’Harmattan, 2007.
un cerveau dans le ventre ou un utérus dans la tête ? 87

pour s’émanciper de la médecine « humorale et populaire »  26. Il est alors intéressant


de regarder quelle place il donne, à ce moment, à la folie des femmes. Dans la première
édition de la Nosographie, c’est dans les vésanies (les aliénations de l’esprit), ordre
premier de la classe quatrième des maladies, les névroses, que Pinel parle des femmes :
Les femmes aussi, par leur extrême sensibilité et l’énergie de leurs affections,
peut-être aussi par la vivacité incoercible de leur imagination, sont les plus exposées
aux mêmes maladies nerveuses, souvent compliquées avec l’hystérie à un degré plus
ou moins marqué  27.

L’observation « privilégiée » en tant que médecin dans un hôpital pour femmes,


lui indique alors la marche essentiellement hystérique de la folie féminine. En effet,
l’hystérie frapperait aussi les femmes en couches :
Hystérie. L’hystérie en général est plus ordinaire aux jeunes filles d’une
constitution ardente ; aux personnes du sexe de tout âge vouées à une continence
volontaire ou forcée, aux jeunes veuves qui se livrent à la bonne chair et à des
lectures lascives, aux femmes mariées pendant une longue absence de leurs époux.
Une menstruation laborieuse ou irrégulière, des accidens pendant la grossesse, les
couches, peuvent aussi produire l’hystérie  28.

Il faut cependant constater que la réflexion sur le féminin est absente de la première
édition du Traité sur l’aliénation mentale  29. Toutefois, il est intéressant de voir
comment elle évolue au cours des différents textes. Pinel reprend en effet la réflexion
sur le corps des femmes depuis le point de vue organique, dans la deuxième édition
de la Nosographie de 1803, et l’élargit. Ainsi, dans cette édition, il attire l’attention
sur une espèce de fièvre particulière des femmes en couches : la fièvre puerpérale.
Parmi la classe première des maladies, les fièvres, il y aurait une « affection locale
primitive » dont le siège est le « péritoine » ou l’utérus   30. Mais c’est dans la troisième
édition de la Nosographie que Pinel revient et affine sa pensée sur la fièvre puerpérale,
en lui consacrant plusieurs pages :
La fièvre puerpérale est-elle une fièvre primitive ou sui generis ? Rien n’a
plus varié que les opinions des médecins sur la fièvre puerpérale. Si on compulse
les auteurs depuis Hippocrate jusqu’à nos jours, l’on voit que les uns désignent
sous ce nom la phlegmasie de l’utérus, les autres l’inflammation des intestins et de
l’épiploon, quelques-uns la péritonite, d’autres une fièvre adynamique, certains une
fièvre inflammatoire, certains autres une fièvre gastrique, quelques autres une fièvre

26
P. Pinel, Institutions de médecine pratique : Traduites sur la quatrième & dernière
Edition de l’Ouvrage anglais de M. Cullen, Paris, chez Duplain, libraire, Versailles, chez
André, Libraire, rue du Vieux-Versailles, 1785, t. i, préface, p. iii- iv.
27
P. Pinel, Nosographie philosophique ou la méthode de l’analyse appliquée à la
médecine, 1797, vol. 2, p. 10.
28
Ibid., p. 48.
29
P. Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, Paris,
Richard, an ix.
30
P. Pinel, Nosographie philosophique…, op. cit., 2e édition, Paris, A. Brosson, an xi
(1802-1803), t. i, p. 410, et t. ii, p. 214.
88 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

ataxique, etc. ; enfin il n’est pas de fièvres et de phlegmasies, etc. qu’on n’ait observées
à la suite des couches, et auxquelles on n’ait donné le nom de fièvre puerpérale  31.

Pinel nous amène au centre de la réflexion de l’époque sur la fièvre puerpérale,


en contestant sa spécificité. Pour appuyer sa thèse, il écrit, à propos des causes qui en
seraient à l’origine :
Mais peut-on avec raison regarder le lait comme la cause de ces maux lorsqu’on
fait attention que les femmes qui allaitent ne sont point exemptes de la fièvre
puerpérale ? Que pendant le cours de ces fièvres le lait n’est pas toujours supprimé,
que d’ailleurs la matière à laquelle on donne si souvent le nom de lait dans ces cas
n’est autre chose que du véritable pus  32 ?

Pour lui, la question est simple, la fièvre puerpérale n’est pas une fièvre spécifique
de la femme qui accouche. Précurseur de l’origine infectieuse de la maladie  33, Pinel
en inverse l’étiologie : c’est la fragilité de la femme à certaines époques de la vie qui
l’expose à beaucoup de maladies. Il dit ainsi que :
La grossesse et l’accouchement changent tellement la constitution de la
femme, qu’ils la rendent propre à contracter toutes les maladies épidémiques au
milieu desquelles elle se trouve. La première dentition, l’époque de la première
menstruation, l’époque non moins redoutable de la cessation des menstrues, en
imprimant à l’organisme des modifications si considérables, rendent l’enfant et la
femme susceptibles de contracter la plupart des maladies et sont autant de causes de
l’intensité plus grande de ces dernières. (...) Appellera-t-on fièvre de dentition, fièvre
menstruelle, fièvre de puberté, fièvre de l’âge critique, fièvre de nourrice, etc. les
maladies sans nombre qui peuvent survenir dans chacune des circonstances que je
viens d’exposer ? N’en doit-il pas être de même de la fièvre dite puerpérale ? Celle-ci
est-elle autre chose que les maladies sans nombre qui surviennent aux nouvelles
accouchées et que modifie à l’infini l’état actuel de la femme  34 ?

Il est intéressant de constater que Pinel soulève ici un débat plus vaste sur la
spécificité du corps féminin et de ses maladies. Alors que ce débat avait déjà traversé
la médecine, il est ici enrichi et mis à jour avec les connaissances et les problématiques
de cette période. Le nombre des décès provoqués par la fièvre puerpérale à l’hôpital
donne donc une nouvelle vision, très alarmante, des pathogénies des femmes en
couches. Bien que des médecins aient émis très tôt l’hypothèse d’une cause exogène
dans l’origine de la fièvre puerpérale (et notamment la promiscuité des malades à
l’hôpital), l’idée d’une morbidité interne au corps de la femme a entravé cette

31
Ibid., 3e édition, Paris, chez Brosson, 1807, p. 341 -342.
32
Ibid., p. 344.
33
Il faut signaler que ce discours, partagé par nombre de médecins à l’époque, trouvera
beaucoup de détracteurs. Au sujet du débat sur la fièvre puerpérale au milieu du siècle, voir par
exemple les communications faites par différents médecins à l’Académie en 1858, publiées
sous le titre De la fièvre puerpérale : de sa nature et de son traitement, communications à
l’Académie impériale de Médecine, Paris, J. B. Baillière et Fils, 1858. Sur l’histoire de la fièvre
puerpérale, voir S. Beauvalet-Boutouyre, Naître à l’hôpital au xixe siècle, Paris, Belin, 1999.
34
P. Pinel, Nosographie philosophique ou la méthode de l’analyse appliquée à la
médecine, 3e éd., op. cit., p. 345.
un cerveau dans le ventre ou un utérus dans la tête ? 89

réflexion. Pinel, depuis ce point de vue, désigne alors par la suite les couches comme
des causes organiques de la folie, et non comme des causes spécifiques.
Dans la deuxième édition du Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale
de 1809, il pose ainsi les bases d’une réflexion sur les différentes formes de la folie
et trace les causes qui en seraient responsables : les prédispositions individuelles, les
« causes morales » et les « causes physiques ». C’est en décrivant ces causes qu’il fait
une distinction importante à propos du sexe ; l’homme et la femme ont une sensibilité
différente qui les expose différemment à la folie :
L’énergie d’une impression physique ou d’une affection morale tient autant
à l’intensité de la cause déterminante qu’à la sensibilité individuelle, qui admet
d’ailleurs des grandes variétés, suivant une disposition originaire, l’âge, le sexe, le
climat, la manière de vivre ou des maladies antérieures  35.

En s’attardant davantage sur le discours de Pinel, on voit qu’il existe une


prédisposition propre aux femmes, la sensibilité qui
est extrême à certaines époques de la vie des femmes, telles que, la puberté, la
grossesse, les couches, et ce qu’on appelle l’âge critique  36.

Finalement, Pinel réintègre l’idée d’une spécificité féminine par le biais d’une
réceptivité différente aux maladies : la sensibilité, une émotion, qui dans sa réflexion
trouve un statut entre l’organique et le moral. Cependant, dans son traité, les causes
organiques de la folie, dont les couches, gardent une place importante, comme des
accidents contextuels :
On doit mettre au nombre de ces causes [organiques] : l’hypocondrie produite
par des accès divers, l’habitude de l’ivresse, la suppression brusque d’un exutoire
ou d’une hémorragie interne, les couches, l’âge critique des femmes, les suites des
diverses fièvres (...)  37.

La réflexion très hétérogène de Pinel sur le corps et l’esprit des femmes, nous
montre ainsi qu’au moment où l’aliénisme met en place une nouvelle épistémologie, il
récupère le savoir existant. Qu’il s’agisse de la sensibilité différente ou de la précarité
des couches, Pinel intègre dans le corpus aliéniste une idée : pour différentes raisons,
morales et organiques, le corps de la femme est plus sujet que celui de l’homme aux
dérives de l’esprit.
Du coté des pratiques médicales, les médecins aliénistes, au-delà des
interprétations différentes, construisent des thérapeutiques basées sur une relation
directe entre utérus et cerveau. Ainsi le médecin aliéniste, élève de Pinel, Jean Etienne

35
P. Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, 2e éd., Paris, Brosson,
1809, p. 11-12.
36
Ibid. Sur la question du regard de médecins sur la ménopause et les règles, voir
A. Tillier, « Un âge critique. La ménopause sous le regard des médecins des xviiie et xixe
siècles », Clio, 21, 2005, Maternités, p. 269-280 ; J.-Y. Le Naour et C. Valenti, « Du sang et
des femmes. Histoire médicale de la menstruation à la Belle epoque », Clio, 14, 2001, Festins
de femmes, p. 207-229.
37
P. Pinel, Traité médico-philosophique..., op. cit., p. 45-46.
90 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

Esquirol (1772-1840)  38 écrit-il dans son célèbre traité sur les maladies mentales à
propos des médications basées sur les saignées :
Les saignées doivent être employées avec ménagement (...). Les sangsues à la
vulve, aux cuisses, lorsqu’il y a des signes de pléthore, ou de congestion vers la tête,
lorsque le tempérament sanguin prédomine, sont utiles (...). Lorsque la maladie a
persisté, particulièrement chez les nourrices, si les menstrues ne se sont pas rétablies
après l’usage des évacuants, on se trouve bien des sangsues à la vulve, des ventouses
promenées sur les cuisses, des emménagogues et des autres remèdes propres à
provoquer le flux menstruel  39.

Or, à ce moment, on sait déjà que les sangsues appliquées sur la vulve ne restent
pas en place :
L’application des sangsues aux bords de la vulve, sur les grandes ou petites
lèvres, offre l’inconvénient très grave de voir quelquefois les sangsues pénétrer dans
le vagin, s’attacher et mordre à ses parois, ou au cou de la matrice : j’ai vu arriver à la
suite d’une semblable morsure une évacuation sanguine qui dura plusieurs semaines,
et ensuite détermina une perte blanche très abondante avec gonflement douloureux
dans la région hypogastrique, et douleur de matrice : il faut donc en général éviter de
mettre les sangsues aux parties extérieures de la génération de la femme, quelle que
soit l’indication qu’on se propose de remplir  40.

On pourrait s’attendre à ce que ces interprétations et ces pratiques, basées sur


l’héritage d’une tradition humorale, disparaissent au fil du temps dans la multiplication
des savoirs et des professions médicales. En vérité, tout en se métamorphosant, les
relations privilégiées entre utérus et cerveau demeurent importantes sur la longue
durée  41. C’est toujours par le biais des deux liquides féminins, le sang et le lait,
auxquels on attribue à la fois un pouvoir curatif et maladif, qu’une dialectique se
produirait à l’intérieur du corps de la femme.
L’historiographie a largement exploré les représentations et les pratiques médicales
autour de l’allaitement   42 qui, de la fin du xviiie siècle à nos jours, prend le relais du
discours sur le lait. Il reste cependant à examiner comment la vision organiciste du lait
s’est métamorphosée dans les discours des médecins sur l’allaitement, qui déplacent
ainsi aussi les frontières entre moral et corporel. Mais la relation entre les maladies
de l’esprit et les dysfonctionnements des organes féminins reste très présente, même

38
Jean-Etienne Dominique Esquirol est considéré comme le père de l’hôpital psychiatrique
français, il fit en effet voter la loi de 1838 obligeant chaque département à se doter d’un hôpital
spécialisé.
39
J.-E. Esquirol, Des maladies mentales considérées sous les rapports médical,
hygiénique et médico-légal, Bruxelles, Tircher, p. 124.
40
L. Vitet, Traité de la sangsue médicinale, Paris, Nicolle, 1809, p. 358.
41
Voir à ce propos, A. Carol, « Esquisse d’une topographie des organes génitaux féminins :
grandeur et décadence des trompes (xviie-xixe siècles) », Clio, 17, 2003, Prostituées, p. 203-230.
42
Sur l’histoire de l’allaitement , voir D. Lett et M.-F. Morel, Une histoire de l’allaitement,
Paris, Editions de la Martinière, 2006 et aussi D. Bonnet, C. Le Grand-Sebille, M.-F. Morel
(dir.), Allaitements en marge, Paris, L’Harmattan, 2002.
un cerveau dans le ventre ou un utérus dans la tête ? 91

si au cours du xxe siècle elle est questionnée par d’autres professions médicales, dont
la psychiatrie.
Du coté des traitements, on constate aussi une très longue continuité basée sur
l’idée, forte et persistante, que le corps de la femme est, plus que celui de l’homme,
tributaire des organes sexuels. Dans une idée transversale d’impureté du corps féminin
et de ses produits (dont le sang), on fabrique encore des traitements régulateurs des
humeurs féminines  43.
Sur les corps des femmes, on expérimente alors jusqu’il y a peu la preuve de la
diversité biologique, à travers le prisme d’un regard masculin, qui décèle l’altérité
corporelle dans le féminin. Cette matrice organique, pour reprendre le jeu de mots
d’Elsa Dorlin  44, qui reste sans doute à l’origine de la plupart des interprétations
médicales, représente donc l’une des continuités les plus importantes sur la longue
période. Si les ovaires ont pris la place de l’utérus et l’hypothalamus et l’hypophyse
celle du cerveau, peu des choses se sont transformées dans cette idée de voyage interne
qui se produirait dans le corps de la femme, entre organes sexuels et esprit.

43
Sur l’histoire de l’endocrinologie, voir G. Pomata : « La meravigliosa armonia : il
rapporto fra seni ed utero dall’anatomia vascolare all’endocrinologia », in G. Fiume (dir.),
Madri. Storia di un ruolo sociale, Venezia, Marsilio, 1995, p. 45-82 et A. Fausto Sterling,
Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, traduction d’Oristelle
Bonis et de Françoise Bouillot, Paris, La Découverte, 2012.
44
Voir E. Dorlin, La matrice de la race, op. cit.
Liaisons dangereuses
Les relations physiques et morales entre la mère
et le (futur) enfant et la pratique
du Dr D’Hollander, 1924-1936

Julie De Ganck

Dans cette contribution, je me penche sur le registre de notes prises durant les
consultations de « maladies du cerveau » données par le docteur Fernand D’Hollander
(1878-1952) à l’hôpital Saint-Pierre de Louvain. Cette archive médicale permet
d’« entrer » dans le cabinet de consultation d’un psychiatre et d’observer ce qui s’y est
déroulé durant une quinzaine d’années environ (entre 1924 et 1941). J’ai donc analysé
les références aux organes sexuels dans le cadre de consultations psychiatriques
gratuites dispensées dans un hôpital public. Cette analyse a mis en évidence que
les organes sexuels sont régulièrement évoqués lors des « conversations » entre les
consultants et le psychiatre.
Ces évocations sont le fait des patients des deux sexes, spontanément ou suite
aux questions du médecin, et dans divers contextes : inquiétudes des patients au sujet
de leur conformité sexuelle, honte de l’exercice d’une sexualité et des sentiments que
l’amour et le désir provoquent, maladies vénériennes, menstruations, masturbation,
hystérie, accouchements, fausses couches, opérations gynécologiques et obstétricales,
vérification du développement génital. De consultation en consultation, l’attention
systématique portée sur ces éléments dans les notes du professeur D’Hollander m’a
permis de constater que son écriture construit des récits de transmissions familiales
guettées par de multiples dangers. Le registre porte en effet la trace des inquiétudes
sociales de l’époque concernant l’affaiblissement des individus et l’atteinte à l’intégrité
du corps social qu’ils composent. La maladie, les fléaux sociaux et la misère donnent
naissance à des anormaux et à des dégénérés.
J’analyse la manière dont la pratique d’un médecin fait écho à l’hygiénisme
ambiant et aux craintes de la dégénérescence de l’époque. Ceci permet d’approfondir
un élément déjà souligné dans l’historiographie belge : l’importance des mères en tant
que lieu de transmission physique et morale. Plusieurs historiennes ont déjà retracé
94 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

la mise sur pied progressive des politiques de protection de l’enfance et de (contrôle


de) la maternité  1. Par ailleurs, les questions de la mortalité infantile et maternelle
ont récemment fait l’objet d’études particulières  2. Cependant, la question médico-
sociale du lien entre la mère et le (futur) enfant n’a pas encore été mise en rapport
avec les théories médicales expliquant l’hérédité morbide. Valérie Piette et Eliane
Gubin ont mis en lumière que l’Office national de l’Enfance ainsi que la Société belge
d’eugénique, fondés en 1919, s’intéressent « de près à la santé des femmes, par crainte
de la contagion ou de l’hérédité »  3. Mais elles ne rendent pas compte des théories
médicales soutenant cet intérêt. Les travaux sur l’anthropologie criminelle  4 et sur les
fléaux sociaux  5 soulignent quant à eux la persistance des craintes liées à l’hérédité et
à la dégénérescence durant l’entre-deux-guerres en Belgique. Mais sans s’attarder sur
l’importance du corps maternel dans ce cadre, ce qui sera l’objet de cette contribution.
Dans un premier temps, je rappellerai brièvement le cadre général des discours
politiques et médicaux du xixe siècle qui construisent ensemble un contre-modèle
féminin de maternité fautive et dangereuse. Je présenterai ensuite en détail le registre
du psychiatre Fernand D’Hollander dont les données seront mises en rapport avec les
explications fournies dans le Manuel qu’il publie en 1942. Dans une dernière partie,
je présenterai quelques écrits de médecins belges rendant compte des théories qui
expliquent les liaisons dangereuses entre la mère et le futur enfant tout en les situant
dans le contexte intellectuel de la théorie de la dégénérescence.

Importance de la mère dans les discours politiques et médicaux


On ne peut commencer un exposé sur les relations entre la mère et l’enfant sans
rappeler l’origine des discours tenus en Belgique sur le rôle de la femme au foyer.
Les discours prônant le retour de la femme ouvrière au foyer pour garantir l’ordre
social ont suscité une adhésion générale suite aux troubles sociaux de 1886. Afin de
trouver un remède à cette agitation, le gouvernement catholique avait instauré une
commission pour enquêter sur les conditions de vie et de travail de classe ouvrière.

1
Pour avoir une vue d’ensemble sur ce sujet, consultez G. Masuy-Stroobant et
P. C. Humblet, Mères et nourrissons. De la bienfaisance à la protection médico-sociale (1830-
1945), Bruxelles, Editions Labor, 2004.
2
Les données les plus récentes ont été produites par la démographe et épidémiologiste
G. Masuy-Stroobant, « Mères et nourrissons. Aux origines de la protection maternelle et
infantile en Belgique », in Th. Eggerickx et J.-P. Sanderson (dir.), Histoire de la population
de la Belgique et de ses territoires. Chaire Quetelet, 2005, Louvain-la-Neuve, Université
catholique de Louvain, Centre de Recherche en Démographie et Sociétés, 2010, p. 627-656 ;
Id., « La mortalité maternelle en Belgique au 19e siècle. Aux origines de la médicalisation de
l’accouchement », in R. Marcoux (éd.), Mémoires et démographie. Regards croisés au Sud et
au Nord, Québec, Presses universitaires de Laval, 2009, p. 358-372.
3
V. Piette et E. Gubin, « La politique nataliste de l’entre-deux-guerres », in M.-Th. Coenen
(dir.), Corps de femmes. Sexualité et contrôle social, Bruxelles, De Boeck-Larcier, 2002, p. 123.
4
R. de Bont, « Meten en verzoenen. Louis Vervaeck en de Belgische criminele
anthropologie, circa 1900-1940 », Cahiers d’Histoire du Temps présent, 9, 2001, p. 63-104.
5
L. Nys, « De Ruiters van de Apocalyps. « Alcoholisme, tuberculose, syphilis » en
degeneratie in medische kringen, 1870-1940 », in J. Tollebeek, G. Vanpaemel, K. Wils,
Degeneratie in Belgïe, 1860-1940, Louvain, Universitaire Pers Leuven, 2003, p. 11-41.
liaisons dangereuses 95

Ses conclusions établirent un diagnostic de crise morale et religieuse et la solution


préconisée fut la régénération morale par la revalorisation de la famille. Ces idées
avaient été développées auparavant par les réformateurs catholiques belges influencés
par l’école leplaysienne. Dans sa doctrine, Frédéricq Le Play (1806-1882) accorde une
importance prédominante à l’autorité du père dans le maintien de l’ordre familial pour
garantir la paix et la prospérité sociale. Les catholiques belges de la fin du xixe siècle
insistèrent, eux, sur rôle de l’épouse ménagère dans la sauvegarde de l’ordre social.
Son influence sur la famille serait des plus grandes, pour le meilleur comme pour
le pire. Le bien-être familial repose ainsi entièrement sur les mères : un père absent
et sombrant dans l’alcoolisme n’entraînant la misère de la famille que si l’autorité
morale que la mère y exerce est défaillante  6.
Pour Le Play, l’enfant est marqué par le « vice originel »  7. Une référence religieuse
présente aussi dans la théorie de la dégénérescence, développée par Bénédict Augustin
Morel (1809-1873) en 1857. Elle explique la formation des maladies mentales par des
troubles du système nerveux – induites notamment par le milieu et le mode de vie – et
l’hérédité pathologique à laquelle ces troubles donnent lieu. Les personnes atteintes
transmettent une prédisposition particulière à leur descendance, dès lors susceptible
de développer diverses maladies, et de la transmettre à leur tour. La transmission de
prédispositions permet à la théorie de la dégénérescence d’expliquer l’aggravation des
maladies apparaissant dans une lignée au fil des générations. Charles Féré (1852-1907)
reformule cette théorie en supprimant la référence au péché originel tout en l’intégrant
au nouveau cadre évolutionniste. Dans La Famille névropathique (1884), il expose
les mécanismes d’action des causes prédisposantes et déterminantes des maladies
mentales grâce à l’influence qu’exerce le milieu sur les états moraux, en se fondant
sur trois notions principales : l’épuisement nerveux induit par un stress intellectuel
ou émotionnel, l’intoxication (notamment l’alcool) et la dénutrition provoquant des
troubles du développement. A la fin du xixe et du début du xxe siècle, ce sont les fléaux
sociaux et les vices que l’on accuse d’être la cause de la dégénérescence. En ce sens, ce
sont toujours des transgressions morales qui s’incarnent dans les marques physiques
et les maladies développées par la descendance. Cette théorie de la dégénérescence
a donc traduit la logique du péché originel dans une forme compatible avec une
médecine fondée sur des explications matérialistes  8.
Dans le domaine des sciences du vivant, de nouvelles connaissances éclairent
la question de l’hérédité à la fin du xixe siècle. Les travaux d’Edouard Van Beneden
sur la réduction chromatique et d’August Weismann sur la continuité du plasma
germinatif ont été importants pour comprendre la transmission des caractères  9. Mais
beaucoup de médecins s’opposaient à la limitation de la transmission des caractères
via le plasma germinatif, affirmée par Weismann, dans l’explication des mécanismes

6
E. Gubin, « Home, Sweet Home. L’image de la femme au foyer en Belgique et au Canada
avant 1914 », Revue belge d’histoire contemporaine, xxii/3-4, 1991, passim.
7
Ibid., p. 18.
8
P. Pinell, « Degeneration Theory and Heredity patterns between 1850 and 1900 », in
I. Lowÿ, J.-P. Gaudillière (dir.), Heredity and Infection. The History of Disease Transmission,
Londres-New York, Routledge, 2001, p. 245-250.
9
Ibid., p. 250-251.
96 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

de l’hérédité morbide. Ces médecins continuaient donc de considérer que le milieu


pouvait avoir une action sur les caractères moraux et leur transmission. En 1900,
Hugo De Vries (1848-1935), botaniste hollandais, redécouvre les « lois de disjonction
des caractères », établies auparavant par le prêtre et botaniste Gregor Mendel (1822-
1884), pour expliquer la distribution des traits dans une lignée par le croisement
de l’héritage des parents. Peu après, il publie Die Mutationstheorie (1901-1903)
où est exposée sa théorie « mutationniste », expliquant l’évolution par une série de
mutations abruptes et discontinues. En 1907, Eugène Apert (1868-1940), un eugéniste
et spécialiste de médecine infantile parisien, publie un livre sur les maladies familiales
en y intégrant l’apport de la génétique naissante. Il y traite des mécanismes de la
dégénérescence en étudiant ensemble les maladies héréditaires et congénitales, tout en
distinguant les tendances innées du germe des accidents qui surviennent au fœtus. Il
intégra le modèle de mutation de De Vries, assimilant en effet les maladies familiales
héréditaires à des mutations. Ces maladies affectant le germe, elles sont transmissibles
selon les lois de Mendel. Il distingue celles-ci de l’hérédité morbide « simple », non
mendéléenne, où interviennent les facteurs décrits par la théorie de la dégénérescence
revue par Féré. Pour « améliorer la semence », il préconise un ensemble de pratiques
centrées sur le couple mère-enfant, sur ce qui peut porter atteinte à l’un des deux ou
à leur relation avant, pendant et après la conception, de même qu’aux événements
survenant durant la naissance ou pendant la première enfance  10. La théorie de la
dégénérescence perdura donc aux côtés des nouvelles connaissances sur l’hérédité au
début du xxe siècle.

Fernand D’Hollander, sa consultation et ses patient(e)s


Le docteur Fernand D’Hollander, né dans une famille de médecins en 1878, est
diplômé en médecine, chirurgie et accouchements de l’Université de l’Etat de Gand en
1903. Particulièrement intéressé par l’histologie et l’embryologie, il se spécialise dans
l’étude du système nerveux en étudiant les sciences neurologiques et psychiatriques
dans divers services, dont ceux d’Arthur Van Gehuchten à Louvain et de Kraepelin
à Munich. Il est ensuite successivement médecin de section à la colonie d’aliénés de
Gheel (1905), médecin adjoint de l’Asile d’aliénés de l’Etat à Mons (1908), médecin
chef de l’Asile des Sœurs noires à Louvain (1920) et, finalement, médecin chef de
l’hôpital psychiatrique pour femmes de Lovenjoel (1926), un poste qu’il occupera
jusqu’à sa mort en 1952. Durant cette carrière d’aliéniste, Fernand D’Hollander a
également été médecin anthropologue de la prison centrale de Louvain au début des
années vingt  11.
L’Université catholique de Louvain « avait montré de grandes réticences au
développement de la psychiatrie en son sein »  12 au début du xxe siècle, c’est-à-dire
que les théories psychiques nouvelles comme la psychanalyse n’étaient pas acceptées,

10
Ibid., p. 255-257.
11
« Notice sur M.F. D’Hollander, Membre titulaire », Bulletin de l’Académie royale de
Médecine de Belgique, 107, 1952, p. 335.
12
L. Cassiers, « Cinquante années de psychiatrie à l’ucl », in J. J. Haxhe, 50 ans de
médecine à l’ucl, 1950-2000, Bruxelles, p. 410-418.
liaisons dangereuses 97

comme dans la majorité du monde médical belge, d’ailleurs  13. La psychiatrie s’y était
pourtant développée, mais en tant que spécialité proche de la neurologie. Un cours de
pathologies mentales fut en effet organisé dès 1891 et confié à Ernest Masoin (1844-
1915), également professeur d’histologie, avant d’être attribué à Fernand D’Hollander
dès 1919  14. Ce dernier donnait tous les jeudis, sous le titre de « maladies du cerveau »
ou « d’hygiène mentale »  15, une consultation gratuite à l’hôpital civil de Louvain.
Les archives de l’Université de Louvain ont conservé un registre concernant
les années 1924 à 1941  16. Il s’agit d’un document complémentaire aux dossiers de
patients  17 qui avait pour but de garder une trace administrative de l’activité de cette
consultation psychiatrique. Ces notes, vraisemblablement prises au vol au cours de la
consultation  18, récapitulent de manière succincte les circonstances qui ont déterminé
la venue du patient, l’anamnèse et les symptômes subjectifs, l’examen objectif de
l’état mental et physique par le médecin, ainsi que les traitements éventuels, les
conseils donnés, ou encore les documents certificatifs réalisés (ils peuvent avoir trait
à une exemption de travail, à une collocation ou à un placement).
A destination d’une population pauvre n’ayant pas les moyens de consulter un
médecin privé, cette consultation accueillait aussi bien les hommes que les femmes
ainsi que les enfants en bas âge et les adolescents. Ceux-ci proviennent de milieux
sociaux divers (ouvriers, servantes, chimistes ou commerçants). Les hommes sont plus
nombreux à consulter que les femmes puisque sur les 1 251 numéros que comporte le
registre, 492 seulement concernent des femmes, soit 39%. Cette majorité d’hommes
est presque constante durant la période couverte par cette archive, les femmes n’étant
majoritaires que pour les années 1926, 1928 et 1941.

Le sexe dans la pratique du docteur Fernand D’Hollander


La quête du sexe dans le registre de Fernand D’Hollander a commencé par un
dépouillement exploratoire pour en comprendre le fonctionnement et ensuite élaborer
une grille d’analyse. Un sondage fut réalisé afin de constituer une petite base de
données utiles à propos de trois cents patients environ, répartis principalement entre les

13
Voyez à ce sujet M. Coddens, « La Belgique et la psychanalyse. Un rendez-vous
manqué ? », L’en-je lacanien, 19/1, 2013, p. 141-180.
14
Site internet de l’histoire de l’université de Louvain : fiche d’Ernest Masoin, http://
www.md.ucl.ac.be/histoire/masoin/masoin.htm (consulté le 1er juillet 2013).
15
Le début du registre porte le titre de « maladies du cerveau » tandis que les cartes de
visite du professeur indiquent une consultation en « hygiène mentale ». Quelques-unes de ces
cartes ont été retrouvées dans le registre lui-même.
16
Ce registre est conservé au service des archives de l’Université francophone de Louvain,
à Louvain-la-Neuve, sous la nouvelle cote 3 (ancien numéro 23) des archives médicales. Pour
chaque patient, le psychiatre indique la date et le numéro qui lui est attribué.
17
Certaines consultations renvoient parfois à des dossiers qui n’ont pas été conservés.
18
Quant à savoir si c’est le professeur D’Hollander lui-même qui remplit le registre, cela
est moins aisé. En effet, il est possible qu’il ait eu un assistant. Cependant, la régularité de forme
de l’écriture au cours des quinze années couvrant le registre semble indiquer qu’il s’agit bien
des notes du professeur lui-même.
98 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

années 1924 et 1936, soit un cinquième du registre  19. La catégorisation des différents


types de mention au sujet des organes sexuels amène tout d’abord à distinguer les
« événements » très divers concernant la sexualité et la génitalité.
La sexualité apparaît chez une vingtaine de patients adultes. Les relations
conjugales sont l’objet de craintes de plusieurs patients, qui redoutent de transmettre
une anormalité ou d’être infectés par la syphilis. Le médecin s’enquiert de la qualité
de l’« entente » au sein des couples et semble accorder de l’importance à la qualité
des relations sexuelles. Hors conjugalité, la sexualité apparaît sous le signe de la
transgression des normes sociales. Les relations extra-conjugales sont décrites
en termes négatifs et moraux par le médecin et par les patientes elles-mêmes. Le
thème des perversions est également présent à travers les pratiques de la bestialité, de
l’exhibitionnisme ou de la masturbation qui concerne principalement les hommes, un
seul cas féminin ayant été retrouvé  20.
Les récits sexuels ne sont pas rares, mais ils ne représentent qu’une mince
proportion des mentions du sexe dans le registre et les écrits du psychiatre, alors que
l’attention accordée aux organes génitaux est systématique. Ces récits sexuels, aussi
sensibles et captivants soient-ils, ne doivent pas masquer la trame générale tissée par
les innombrables petites notes, souvent décousues, qui concernent la vie reproductive
des patients.

Des organes génitaux féminins au centre de l’attention


Le médecin porte une attention particulière à l’hérédité et questionne donc toujours
ses patients sur la santé de leurs parents, proches ou lointains. Sans surprise, ces
informations concernent principalement les maladies et les vices comme la syphilis,
la tuberculose ou l’alcoolisme, ainsi que les séjours dans des institutions de santé ou
la cause de leur mort. Dans ce cadre, les organes génitaux féminins sont omniprésents,
malgré une majorité de consultants masculins. Les questions à ce sujet sont
nombreuses : le nombre d’enfants né(s) et mort(s), le nombre de fausse(s)-couche(s),
le vécu et le déroulement des grossesses, les accouchements et les suites de couches.
Il s’agit de se renseigner à la fois sur la vie reproductive des patient(e)s ainsi que sur
celle des épouses et des parentes des patients masculins. Tel homme « a eu un enfant
mort à dix mois. Le médecin avait dit qu’il n’aurait jamais d’enfants »  21 ; tel autre de
quarante ans a « deux enfants bien portants, la femme a eu une fausse couche »  22. Un
jeune garçon de quinze ans, chez lequel D’Hollander constate l’absence d’un testicule

19
J’ai à chaque fois encodé les informations au sujet des vingt premiers numéros par
centaine (1 à 20, 100 à 120, 200 à 220, etc.). Je souhaitais couvrir tout le registre de cette
manière. Cependant, cela ne fut pas possible par manque de temps et je n’ai continué ce
dépouillement exploratoire que jusqu’au numéro 620. D’autres données proviennent d’un
premier sondage effectué pour évaluer le contenu général du registre, et non pour étudier le
sujet de cette contribution. Il concerne 151 numéros (1 à 50, 830 à 880, 1 200 à 1 251). J’ai aussi
utilisé les données sur les « adolescents », fournies par Laura Di Spurio, voir dans ce volume.
20
Pour les citations issues du registre, j’indique le numéro sous lequel le texte apparaît,
ainsi que l’année de la consultation. Numéro 18, 1925.
21
Numéro 19, 1925.
22
Numéro 106, 1927.
liaisons dangereuses 99

et un crâne étroit, a une sœur ayant eu des convulsions à trois mois de grossesse
provoquant une fausse couche ; la sœur de son père a également perdu deux enfants à
cause des convulsions  23. Les fausses-couches, les enfants morts-nés ou morts en bas-
âge, les troubles du développement peuvent être causés par une atteinte des cellules
reproductives des parents (la graine), une entrave au développement du fœtus pendant
la grossesse (l’œuf) ou un accident survenu au nouveau-né durant l’accouchement.
C’est pourquoi la condition tant physique que morale de la mère durant la
gestation et les conditions de la naissance retiennent l’attention du médecin. La mère
d’un jeune garçon de quatorze ans, décrit comme nerveux et atteint de pied-bot, « dit
avoir eu de grands chagrins durant la gestation »  24. Une petite fille de onze ans est
née avant terme (à sept mois), son père s’est rétabli d’une méningite tandis que sa
mère « a toujours été bp  25 mais était dans le deuxième mois de la portée lorsque son
mari est devenu malade ; de là grands soucis »  26. Le psychiatre relie régulièrement
les conditions de l’accouchement à des troubles du développement : « enfant né d’une
césarienne, ne connaît pas les pièces de monnaies »  27 ; « accouchement au forceps.
Marche seulement à vingt mois »  28. Les manœuvres chirurgicales peuvent donner lieu
à des blessures crâniennes ou tout simplement indiquer que l’accouchement n’était
pas « naturel ». Ces « événements » ont des répercussions sur la santé des enfants
mais aussi sur celle des mères. Un enfant de trois ans, nerveux et colérique, est amené
chez le psychiatre qui écrit : « mauvaise grossesse, né à sept mois, (…), la mère a
été hystérectomisée pour troubles depuis la naissance de celui-ci »  29. Ce sont parfois
les femmes elles-mêmes qui consultent après leur accouchement, comme ces trois
femmes mariées : « depuis la naissance de son enfant (dix mois) est mélancolique,
sans courage, pas de goût au travail »  30 ; « ces crises [de] dépressions durent 4-5 mois
et reviennent tous les ans. La première fois à la suite de couches »  31, tout comme
chez une hystérique, dont les crises nerveuses, auparavant liées aux « époques », ont
augmenté de fréquence depuis son troisième accouchement  32.

Liaisons familiales
Après la naissance, le regard du médecin se porte sur les liens entre les parents et
les enfants au sein de la famille. De ce point de vue, les mères sont encore en première
ligne. La relation mère-enfant est en effet régulièrement mentionnée pour illustrer
la déficience du développement des liens sociaux élémentaires : « On a beaucoup
de peine à lui apprendre la tétée. Ne reconnaît pas sa nourriture. Ne semble pas

23
Numéro 690, 1936.
24
Numéro 40, 1925.
25
« bp » signifie « bien portant ».
26
Numéro 694, 1936.
27
Numéro 842.
28
Numéro 42.
29
Numéro 305, 1931. D’Hollander souligne.
30
Numéro 505, séance 1/1, 7 février 1935.
31
Numéro 3, 1924.
32
Numéro 680, séance 1/3, 30 juillet 1936.
100 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

reconnaître sa mère »  33, « ne reconnaît plus la mère »  34, « reconnaît parents »  35. Les
relations familiales sont tout aussi importantes dans l’évaluation de la stabilité et des
sentiments sociaux au cours des enquêtes sociales au sujet des anciens détenus suivis
par le professeur, comme chez cet homme sorti de Merxplas qui ne fait « pas d’excès
de boisson et se montre zèle (sic) pour son travail – soutient sa mère veuve avec qui
il vit en bon accord »  36.
L’état mental des parents fait également partie du tableau familial dressé par le
médecin. Celui des hommes apparaît principalement sous le signe de l’agressivité par
des expressions telles que « le père est colérique »  37, « irascible »  38 ou encore « deux
oncles paternels fougueux, irascibles, « nerveux » »  39. Les notes nous confrontent au
tandem du « père irritable ! Mère nerveuse »  40. Des mères scrutées par le psychiatre
lorsqu’elles accompagnent leur(s) enfant(s) : « la mère a le type un peu mongolien »  41,
la mère « elle-même paraît très nerveuse »  42, « la mère fait l’impression d’une débile
mentale »  43 ou encore « mystique (...) paraît d’une intelligence réduite »  44, etc. Les
impressions du médecin au sujet des pères sont moins fréquemment enregistrées, ce
qui indique aussi qu’ils n’accompagnent que peu les enfants à la consultation.
La situation sociale de la famille est tout aussi importante. La première question
qui se pose à ce sujet concerne la légitimité de l’union des parents. « La mère a des
enfants de quatre hommes différents ; actuellement, elle est mariée civilement. Celui-ci
est un enfant naturel qui porte le nom de sa mère ». La déviance sociale des mères
est en effet marquée par leur comportement sexuel. Aussi sont-elles régulièrement
soumises au test Bordet-Wasserman  45, à moins que l’information ne soit demandée à
leur médecin traitant, contrairement aux pères des patients qui ne sont pas contrôlés  46.

33
Numéro 5, 1924.
34
Numéro 404, 1933.
35
Numéro 659, 1936.
36
Numéro 412, 1933.
37
Numéro 305, 1931.
38
Numéro 515, 1935.
39
Numéro 507, 1935.
40
Numéro 404, 1933.
41
Numéro 5, 1924.
42
Numéro 211, 1930.
43
Numéro 600, 1935.
44
Numéro 849, 1937.
45
Le test Bordet-Wasserman est un test bactériologique permettant de détecter la syphilis.
Il fut mis au point en 1906 après la découverte, en 1905, du Spirrochaeta pallida, l’agent
infectieux responsable de la maladie. Pour l’introduction de ce test et des traitements au
néo-salvarsan en Belgique durant l’entre-deux-guerres, voyez H. Neefs, « The introduction
of diagnostic and treatment innovations for syphilis in post-war veneral diseases policy :
« l’expérience belge » », Dynamis, 24, 2004, p. 93-118.
46
Leur relative absence physique aux consultations rend la réalisation des tests sur
les pères sans doute plus difficile. Cependant, le médecin aurait pu, s’il en avait eu besoin,
demander des résultats de test au médecin traitant, ce qui n’a pas été constaté. Les patients
adultes, hommes comme femmes, sont en revanche souvent soumis à différents tests sanguins
ou radiographiques.
liaisons dangereuses 101

C’est l’alcoolisme qui cristallise l’attention du médecin sur les pères. Cet élément est
d’une grande importance pour le psychiatre – j’y reviendrai. Peuvent s’y ajouter des
indications de son état social (chômage, fréquentation de femmes, affaire de mœurs)
et physique (maladies antérieures). Mais les portraits paternels sont le plus souvent
sommaires, dressés en quelques mots : « Père ouvrier bp »  47, « Père légitime boit »  48.
L’importance de cette morale dans l’interprétation de la maladie mentale est manifeste
chez un homme à propos duquel il est noté : « Tjs sincère, sain, receveur aux trams
vicinaux. Marié 2 ans, pas d’alcool ni de femmes »  49.
Le regard que porte le psychiatre sur le sexe de ses patient(e)s vise surtout à
faire le bilan des influences nocives auxquelles ils ou elles ont été soumis au cours
de leur développement. Les influences sociales, organiques et morales sont toutes
considérées. Mis bout à bout, ces éléments se mélangent aux dires des patients pour
constituer des récits hantés par la maternité :
« [25-8-38] Père chômeur, 51 ans. Mère, 53 ans : colloquée 10 ans à Mons et 3
ans à Gheel. La plus jeune de 3 enfants. La mère n’a pas eu de fausses-couches. Se
plaint du ventre. « nerveuse dans la tête » : ne reste pas tranquille, maux de tête. A
séjourné à l’Institut de Lokeren durant 15 années, de 3 à 18 ans. Rentrée chez elle
depuis 1 an, a travaillé à la crèche, (...). / Pas irritable ; parle peu ; pas triste ; fait bien
son travail à la crèche. Marche à 3 ans ; pas de convulsions ; la mère dit qu’elle a
quelquefois très mauvaise mine ; la jeune fille se plaint du ventre et de la tête (depuis
l’année dernière). Très douce avec les bébés, dit la mère. Sonéryl.
[8-9-38] A la maison, toujours en mouvement, ne peut rester tranquille. Depuis
3 mois elle a eu une infection sur les bras et dans le cou. La mère dit que sa fille va
mieux. Refuse de prendre le médicament ; refuse de manger chez elle. A la crèche elle
veut prendre tout ce qu’on lui donne. Se plaint de maux dans le côté.
[20-10-38] crino-menstryl
[24-11-38] En service de gynécologie, d’après la mère, on aurait examiné la
jeune fille et trouvé qu’elle était enceinte...(?) (sic). Elle a eu ses règles depuis »  50.

Sous influences
L’importance accordée à la maternité est liée au rôle que lui confère Fernand
D’Hollander dans l’étiologie des maladies mentales. D’emblée, dans son Manuel de
psychiatrie (1942), le psychiatre annonce que la question étiologique est « difficile,
insoluble souvent »  51, car seules quelques pathologies ont une cause spécifique
connue. Pour les autres, il faut considérer « un faisceau d’influences nocives, qui

47
Numéro 687, 1936.
48
Numéro 995, 1938.
49
Numéro 210, 1930. Bien que ces quelques mots soient écrits au tout début de l’entretien,
qui commence toujours par une anamnèse et une explication des motifs de la consultation, il
est difficile dans ce cas de savoir s’il s’agit d’une information comprise dans les explications
du consultant ou d’une question spécifiquement posée par le médecin. Il peut aussi s’agir d’un
mélange des deux.
50
Numéro 988, 1938. D’Hollander souligne.
51
F. D’Hollander, Manuel de psychiatrie, Turnhout, Brepols, 1942, p. 23.
102 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

s’enchevêtrent à tel point que [en connaître] le départ n’en est pas toujours possible »  52.
Il distingue les causes prédisposantes des causes déterminantes tout en admettant que
cette distinction théorique n’est pas toujours vérifiable dans la pratique. Et en effet,
ces causes sont similaires. Ce sont à chaque fois les infections, les intoxications, les
troubles nutritifs et émotionnels qui agissent, mais à différents niveaux.
Une personne prédisposée est « un terrain modifié par des influences diverses »  53
avant, pendant ou après sa conception. Pour sa part, D’Hollander attribue une grande
importance aux prédispositions congénitales, qui existent selon lui chez la moitié
des aliénés. Les parents transmettent une prédisposition à leur enfant à travers les
influences qui « agissent sur l’enfant ou les parents au moment de la conception, ou
sur la mère durant la grossesse et l’enfant au moment de l’accouchement »  54. Il cite
parmi ces causes la naissance avant terme, l’accouchement laborieux, le grand âge
des parents, la maladie de la nutrition, les infections (par exemple la syphilis et la
tuberculose), les intoxications (surtout l’alcoolisme qui produirait des épileptiques),
les émotions vives et prolongées. Le professeur est en revanche assez critique par
rapport à la nature héréditaire des maladies mentales. Il qualifie les recherches sur
l’hérédité d’empiriques et considère qu’il y a confusion en ce domaine : l’ « hérédité
est une chose, les troubles mentaux en sont une autre »  55.
Cependant, « la disposition ne crée pas fatalement la folie »  56 et il y a des causes
exogènes physiques et psychiques. On trouve à nouveau l’intoxication (avec l’alcool
et la morphine), l’auto-intoxication par des substances sécrétées au sein de l’organisme
(par exemple, via un défaut de la régulation hormonale par la thyroïde) ou encore la
dénutrition. Ce n’est qu’en dernier lieu que Fernand D’Hollander envisage les causes
psychiques dont « il ne faut pas exagérer l’importance, comme l’opinion publique est
tentée de le faire ; quelques fois elles n’agissent que comme causes adjuvantes »  57.
Elles sont divisées en fonction de leur intensité et de leur durée. L’organique réapparaît
ici avec les troubles commotionnels qui impliquent un « ébranlement physique »  58. Il
rejette en revanche violemment la psychanalyse, considérant qu’elle nie l’existence
des altérations organiques et qu’elle n’a pas fait progresser la psychiatrie. Pour lui,
« elle ne fait que transposer dans un langage prolixe, hermétique et néologique, des
faits sémiologiques que le vrai psychiatre obtient par des moyens plus simples et plus
clairs »  59.
Sous l’action des influences nocives, les organismes présentent des signes
de malformation ou de désorganisation. Durant la vie intra-utérine, des troubles
circulatoires chez la mère et le fœtus et des déficiences endocrinologiques entraînent
des troubles du développement expliquant l’apparition des signes de dégénérescence

52
Ibid. J’ai ajouté « en connaître » à la phrase originale du traité qui semblait entachée
d’une erreur rendant cette phrase peu lisible.
53
Ibid., p. 24.
54
Ibid.
55
Ibid., p. 26.
56
Ibid., p. 30.
57
Ibid., p. 31.
58
Ibid.
59
Ibid., p. 18.
liaisons dangereuses 103

qui affectent diverses parties du corps, dont les organes génitaux externes. Ces signes
sont importants lorsqu’ils s’accumulent mais ils n’ont cependant qu’une valeur
« de probabilité ou de confirmation »  60 du diagnostic. Au contraire des signes de
désorganisation – des altérations organiques ou fonctionnelles directement liées à la
psychose – qui permettent de trancher en la matière. Certains signes de désorganisation
sont neuropathologiques, d’autres « résultent du retentissement des troubles mentaux,
ou des modifications qui sont à la base de ceux-ci, sur les appareils de l’économie
autres que le système nerveux (intoxications, infections, auto-intoxications, hyper-
hypo-endocrinie, insomnie, etc.) »  61. Les causes déterminant un trouble mental
peuvent donc tout aussi bien en être l’effet. De cette manière, la maladie mentale
chez la mère devient une cause prédisposante chez l’enfant, par le biais d’une
possible intoxication. La logique de ce fonctionnement est circulaire : l’infection ou
l’intoxication d’un parent peut provoquer son déséquilibre mental qui lui-même peut
provoquer la modification du « terrain », des cellules constituant le futur enfant. Ce
fonctionnement met en rapport le psychisme et les cellules ou les organes sexuels, par
la circulation d’éléments corporels pathogènes entre les deux (un dérèglement mental
provoque une intoxication) ou par l’atteinte à l’intégrité des deux par une seule et
même cause (l’alcool peut à la fois provoquer la démence et endommager les cellules
sexuelles).
Quelques précisions sur l’étiologie des pathologies mentales peuvent être glanées
au cours des chapitres qui leur sont dédiés. Parmi celles que Fernand D’Hollander
diagnostique le plus régulièrement lors de sa consultation, il y a l’insuffisance mentale
et la démence précoce  62.
Il accorde une grande importance aux troubles du développement prénatal pour
expliquer les insuffisances mentales. Les événements affectant la vie intra-utérine sont
à nouveau soulignés. Parmi les origines infectieuses et toxiques de ces atteintes, il cite
la méningite tuberculeuse et la syphilis héréditaire, mais insiste particulièrement sur
l’alcoolisme : « la conception de l’ivresse est un des grands facteurs d’idiotie »  63. Il
met ensuite en avant d’autres facteurs, de nature accidentelle, tels que « le choc émotif
grave de la mère enceinte ; le traumatisme grave de la tête au moment de la naissance
ou après celle-ci »  64. On constate ici la continuité établie entre causes psychique
et somatique au sein du corps maternel, le choc émotif de la mère équivalant au
traumatisme crânien de l’enfant.
La démence précoce fait partie des pathologies auxquelles Fernand D’Hollander
s’est particulièrement intéressé durant sa carrière. Les éléments principaux pour
son diagnostic sont alors la catatonie, une désagrégation de la personnalité et
un développement post-pubertaire. Sous l’influence de Kraepelin (1855-1926),

60
Ibid., p. 101.
61
Ibid.
62
Fernand D’Hollander n’établit pas systématiquement de diagnostic clinique. Les
différentes formes de débilité et d’arriération mentale, ainsi que la démence précoce font partie
des diagnostics les plus régulièrement établis par le médecin.
63
F. D’Hollander, op. cit., p. 135.
64
Ibid., p. 140.
104 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

l’interprétation de la démence précoce resta longtemps organiciste  65. Ce dernier lui


attribua en effet comme étiologie « une auto-intoxication génitale »  66. Un autre cadre
d’interprétation sera développé par Eugen Bleuer (1857-1939) qui lui attribue le nom
de schizophrénie en 1911. Suivant cette voie, le psychiatre français Georges Heuyer
développe par exemple une interprétation psychoaffective de la maladie incluant la
sexualité  67. Une voie que le docteur D’Hollander ne suit pas, en accord avec son rejet
des interprétations psychanalytiques. Il est un héritier de l’interprétation de Kraepelin,
dont il expose les thèses. D’Hollander s’oppose cependant à l’interprétation endogène
de son maître, faisant de la démence précoce « une maladie constitutionnelle liée à
des dysfonctions pubertaires »  68, une interprétation exogène accordant la primauté
aux facteurs toxi-infectieux, et particulièrement à l’infection tuberculeuse. Ce
positionnement lui valut d’être vivement critiqué par Aubrey Lewis, un psychiatre
britannique très influent durant l’entre-deux-guerres  69, qui le décrit comme un homme
vieux et en retard sur son temps  70. Pourtant, les idées qu’il développe dans son manuel
sont en continuité et en concordance avec les travaux médicaux sur l’hérédité morbide
dans le monde médical belge de l’entre-deux-guerres.

Liaisons dangereuses avec l’« organisme gestateur »


Les idées développées par Fernand D’Hollander font incontestablement partie du
discours médical sur la dégénérescence qui donne une importance fondamentale aux
relations entre la mère et l’enfant en Belgique et en France. Dans les deux pays, la
peur de la dégénérescence hante les milieux eugénistes dont les craintes se cristallisent
sur le corps maternel à cause des influences que pourraient subir les enfants pendant
leur développement intra-utérin. Les médecins expliquent le mécanisme d’action
des « influences nocives » sur le futur enfant à partir de leurs connaissances sur le
fonctionnement du système génital féminin et les communications qui s’y établissent
entre la mère et le futur enfant.
Un travail réalisé en 1880 par le gynécologue bruxellois Albert Walton sur la
formation des malformations fœtales – la tératogénèse – permet de préciser ce que
recouvre l’expression de « troubles de la circulation fœtale », retenus par D’Hollander
parmi les causes prédisposantes à la maladie mentale. Au début du xixe siècle,
Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), fondateur de la tératologie – l’étude
des malformations congénitales – considérait que les malformations étaient dues à

65
J. Postel, « La démence précoce et la psychose maniaco-dépressive », in J. Postel et
C. Quétel (dir.), Nouvelle histoire de la psychiatrie, Toulouse, Privat, 1983, p. 347.
66
T. Gineste, « Naissance de la psychiatrie infantile (destins de l’idiotie, origine des
psychoses) », in J. Postel et C. Quétel (dir.), op. cit., p. 513.
67
Ibid.
68
F. D’Hollander, op. cit., p. 169.
69
E. Jones, « Aubrey Lewis, Adward Mapother and the Maudsley », in K. Angel, E. Jones,
M. Neve (éd.), European Psychiatry on the Eve of War : Aubrey Lewis, the Maudsley Hospital
and the Rockefeller Fondation in the 1930s, Londres, The Wellcome Trust Centre for the
History of Medicine at ucl, 2003, p. 39 (Medical History, Supplement n° 22).
70
« Aubrey Lewis’s Report on his Visits to Psychiatric Center in Europe in 1937 », in
K. Angel, E. Jones, M. Neve (éd.), op. cit., p. 73.
liaisons dangereuses 105

des troubles du développement prénatal causé par des perturbations de la circulation


sanguine chez le fœtus. Il chercha à comprendre leur formation en altérant les
conditions d’incubation d’œufs de poulet, fondant l’embryologie expérimentale  71.
Dans son sillage, Camille Dareste (1822-1899) avait montré l’influence de la
chaleur sur la tératogénèse. Le docteur Walton fait fonctionner ensemble ce principe
embryologique avec la médecine physiologique de François Broussais (1772-1838),
avançant l’idée que toute inflammation de la matrice peut provoquer une irritation
élevant la température du « milieu ambiant » dans lequel l’œuf se développe. Dans
l’extrait suivant, il s’intéresse successivement à l’influence des inflammations utérines
agissant au moment de la fécondation sur la formation des cellules du système nerveux
central et durant la grossesse sur le développement du cerveau :
« Une inflammation utérine et particulièrement une inflammation du col
préexisterait à l’état chronique, presque latent, c’est-à-dire que cette inflammation
doit être assez bénigne pour ne pas empêcher la fécondation par les liquides morbides
qu’elle produit (…). L’ovule, ainsi fécondé, continue son chemin, arrive dans l’utérus
où il se fixe dans la muqueuse devenue tomenteuse par le fait de la congestion
utérine physiologique. Cette congestion a déjà pour effet de réveiller, d’aggraver
l’inflammation du col ; cette aggravation, jouant le rôle d’irritant, de stimulus, réagit
à son tour, plus ou moins, sur tout l’organisme gestateur. Il en résulte un excès de
l’afflux sanguin et un excès de température ; (…)
L’ovule étant fixé, encastré dans la muqueuse de la matrice, le germe et
particulièrement ses cellules les plus superficielles, celles de l’exoderme, se trouvent
presqu’en contact immédiat avec la muqueuse morbidement congestionnée. (…). Cette
irritation ne tarde pas à cesser d’agir sur le germe, parce que celui-ci, s’enveloppant de
la membrane amniotique (…) se trouve ainsi protégé de tout contact ultérieur avec la
muqueuse utérine d’où part l’irritation, jusqu’au moment où la circulation placentaire
se formant, rétablit la communication par où se transmettra de nouveau l’irritation. En
effet, le sang fœtal puisant les éléments de sa nutrition dans le placenta maternel, où
circule un sang plus ou moins irrité, surchauffé par l’inflammation utérine, deviendra
irritant à son tour. Rencontrant les cellules primitivement irritées, qui ont conservé
l’impression de la première irritation pendant leur phase blastodermique, et ont ainsi
acquis une susceptibilité particulière, une prédisposition latente, le sang réveillera
cette irritation qui pourra alors aller jusqu’à l’inflammation »  72.

Pour le docteur Walton, ce mécanisme s’applique de manière non spécifique


aux différentes inflammations de la matrice et aux différentes irritations qu’elles
peuvent produire : « quelle que soit l’irritation primitive, quel que soit le résultat
de l’inflammation utérine ou de toute autre cause, le résultat sera le même »  73. Ces
inflammations seraient en outre plus fréquentes chez les femmes ayant vécu plusieurs

71
J. Gonzalès, Histoire de la procréation humaine. Croyances et savoirs dans le monde
occidental, Paris, Albin Michel, 2012, p. 386.
72
Dr. Walton, Discussion du travail de J.-H. Keiffer, « Quelques monstres rhino et cyclo-
céphaliens », Bulletin de la société belge de gynécologie et d’obstétrique, 9/10, 1898-1899,
p. 190-191. Son travail « De l’hydrocéphalie congénitale dans ses rapports avec les affections
utérines » avait été analysé dans les Annales de la société de médecine de Gand, en 1880.
Walton souligne.
73
Ibid., p. 192.
106 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

grossesses. Cette explication du docteur Walton eut lieu en 1899 lors d’une discussion
faisant suite à la présentation des travaux d’un autre gynécologue, Jean-Hilaire
Keiffer (1864-1941), à la Société belge de gynécologie et d’obstétrique. Dans cette
discussion, les deux hommes considèrent que cette idée est toujours valide.
Jean-Hilaire Keiffer a consacré plusieurs travaux aux conséquences des chocs
émotifs de la femme enceinte sur le produit de la grossesse entre 1897 et 1914  74.
Membre de la Société belge d’eugénique en 1922, il envisage ensemble l’alcoolisme
des parents, les émotions de la femme enceinte ou les intoxications au plomb parmi
les causes de « la détérioration de l’être humain avant sa naissance »  75, ce qui est
courant dans les débats médicaux de l’entre-deux-guerres sur la dégénérescence. On
se souvient d’ailleurs que le docteur D’Hollander considère les émotions vives et
répétées des parents parmi les facteurs prédisposant l’enfant à la maladie mentale
– cohérent en cela avec la théorie de la dégénérescence, les émotions répétées
entraînant un épuisement nerveux. Sa considération sur les chocs émotifs graves de la
femme enceinte, entravant brusquement le développement de l’enfant et provoquant
une déficience mentale, est en revanche une cause analogue aux infections et aux
intoxications lorsqu’elles agissent sur les femmes durant leur grossesse.
La question de l’intoxication s’est notamment illustrée dans le débat sur « le péril
toxique », qui désigne à l’origine les craintes liées à la consommation de produits
stupéfiants en France  76. Le criminologue Louis Vervaeck (1872-1943) interprétait
les atteintes du germe comme des mutations avec le concept de blastotoxie – les
atteintes aux cellules reproductrices par intoxication – qu’il considérait être au
départ du processus de dégénérescence  77. Il développe ses idées à ce sujet en 1923
dans des articles consacrés à la consommation de toxiques, en l’occurrence l’alcool
et la cocaïne  78. L’élargissement des causes de blastotoxie aux stupéfiants permet à
Vervaeck de mettre ce phénomène en avant et d’insister sur l’influence du milieu
sur l’hérédité. En 1923, Fernand D’Hollander s’oppose à ce point de vue, en tant
que médecin anthropologue de la prison centrale de Louvain. Pour lui, les stupéfiants
ne constituent pas un véritable « péril », contrairement à l’alcool  79. Louis Vervaeck
était perçu comme un héréditariste malgré sa volonté de « réconcilier » milieu et
hérédité dans l’explication du développement physique et moral des criminels  80. Or,
comme il l’indique dans son manuel, Fernand D’Hollander se montrait dubitatif face à

74
Je ne reviens pas ici en détail sur le thème des émotions maternelles que je traite dans
une autre contribution, J. De Ganck, « L’imagerie infectieuse de la grossesse. Imagination
maternelle, conception du féminin et régulation médicale du comportement des femmes
enceintes (1880-1940) », in N. Grandjean (dir.), Corps et Technologies. Penser l’hybridité,
Bruxelles, pie, Peter Lang, 2013 (sous presse).
75
J.-H. Keiffer, « La détérioration de l’être humain avant sa naissance », Revue
d’Eugénique. Organe de la Société belge d’eugénique, 2e année, n° 1, janvier 1922, p. 23-24.
76
J.-J. Yvorel, « L’héroïne et le pantopon : deux drogues sans danger ? », Ethnologie
française, 34/3, 2004, p. 481-484.
77
R. De Bont, op. cit., p. 83-88.
78
Ibid., p. 87, note 67.
79
F. D’Hollander, « Le péril toxique ? », Revue médicale de Louvain, 13, 1923, p. 24 et s.
80
R. De Bont, op. cit., p. 77.
liaisons dangereuses 107

l’idée d’hérédité des maladies mentales. La distance qui les sépare apparaît cependant
bien minime. Si les deux hommes sont en désaccord sur l’importance à accorder aux
effets nocifs des stupéfiants, ils utilisent en revanche tous les deux un modèle faisant
interagir un terrain prédisposé et une cause déterminante   81, désignant l’un et l’autre
les mêmes facteurs à l’origine de l’hérédité morbide (les intoxications, les infections,
l’état émotionnel des parents).
Ainsi, l’importance des intoxications en général sur l’hérédité morbide semble
faire consensus. En effet, l’intoxication sert aussi à expliquer l’effet des infections –
comme la syphilis ou la tuberculose – sur la génération. Il avait déjà été montré en
1905 que la bactérie responsable de la syphilis (le spirochaete) est transmissible de
la mère à l’enfant à travers le placenta. Mais les médecins continuèrent d’utiliser le
terme hérédo-syphilis, bien qu’il ne s’agisse pas d’hérédité à proprement parler mais
de contagion prénatale  82. Le risque ne se limitait cependant pas à la transmission de
la maladie elle-même. En 1922, le docteur Schraenen s’intéresse aux problèmes de
développement liés aux infections syphilitiques. Il s’agit d’expliquer la formation des
« tares » par une incidence de la syphilis sur la régulation hormonale, importante pour
le développement du fœtus. L’explication de Schraenen illustre bien le fait que la
syphilis était conceptualisée comme un agent pathogène imprégnant et empoisonnant
la constitution humaine de la même manière que l’alcool  83. Il rappelle tout d’abord
que les médecins se sont interrogés sur le mécanisme de la contagion placentaire
et que « les études les plus modernes ont tenté, en s’appuyant sur des données
microbiologiques, de pénétrer le mécanisme de cette génération pathologique [en
donnant] une importance essentielle à l’infection, c’est-à-dire à la maladie qui se
développe sous l’influence de toxines produites par certains agents parasitaires »  84.
Ces toxines imprégnant l’« ambiance intra-utérine », le placenta et les glandes,
notamment sexuelles, elles pourraient perturber les fonctions endocrines et expliquer
l’apparition de tares chez les enfants de syphilitiques. Ainsi, même en cas de non-
contagion syphilitique du fœtus, les toxines sécrétées au sein de l’organisme maternel
pourraient avoir une incidence sur le développement du futur enfant. Au cours de
la discussion du travail de Schraenen à la Société d’anthropologie de Bruxelles,
plusieurs médecins acceptent sa proposition mais font remarquer que toutes les « toxi-
infections » peuvent perturber les fonctions endocrines  85.
*
On comprend dès lors pourquoi, lors de la campagne publique sur l’examen
médical prénuptial lancée par la Société belge d’eugénique en 1926, des « listes de
maladies empêchant le mariage sont établies, parmi lesquelles, pêle-mêle, les maladies

81
Ibid., p. 84.
82
J. A. Mendelsohn, « Medicine and the Making of Bodily Inequality in Twentieth
Century Europe », in I. Lowÿ, J.-P. Gaudillière, op. cit., p. 37.
83
H. Neefs, op. cit., p. 98.
84
W. Schraenen, « Les dystrophies hérédo-syphilitiques », Bulletin de la société
d’anthropologie de Bruxelles, 37, 1922, p. 31. Je souligne.
85
Ibid., p. 45.
108 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission

vénériennes, la tuberculose, l’aliénation mentale, le cancer ou l’alcoolisme »  86. Mais


il est très important de souligner que, dans ce contexte, la notion d’hérédité est utilisée
consciemment par les médecins dans un sens large qui englobe l’ensemble de ce qui
est congénital. Il faut donc considérer, en accord avec Mendelsohn, que la médecine
de l’hérédité était autant une médecine de la reproduction et du développement qu’une
médecine de l’hérédité pure et simple  87. Mais aussi, que la notion d’intoxication
permettait à cette médecine d’expliquer une influence du milieu sur cette hérédité
au sens large, restant fidèle à la théorie de la dégénérescence sans avoir besoin de se
référer à l’hérédité des caractères acquis ni au néo-lamarckisme  88.
Les femmes se retrouvent donc au centre de l’attention des médecins, psychiatres,
anthropologues, gynécologues, en tant que lieu de transmission d’une hérédité
morbide dont les causes sont multiples. Si ces causes (les infections, les intoxications
et les émotions) peuvent affecter les « graines » des deux parents avant ou pendant
la conception, elles peuvent en outre affecter l’« organisme gestateur » et l’œuf qui
s’y développe. Les maladies des organes génitaux féminins apportent en outre leur
lot de risques supplémentaires, qui augmentent avec le nombre de grossesses. Les
« événements » liés à la maternité ont valeur de signes pour le psychiatre. Que les mères
soient elles-mêmes atteintes ou non, leur corps et son fonctionnement physiologique
sont liés au mécanisme de transmission d’une hérédité morbide qui, comme le montre
la pratique et le manuel de Fernand D’Hollander, est importante dans l’explication de
la prédisposition aux maladies mentales. En ce sens, les mères sont des « organismes
gestateurs » pathogéniques.

86
Ibid., p. 126.
87
J. A. Mendelsohn, op. cit., p. 40.
88
Ibid., p. 25 et 41-45.
partie iii

Du musée au cimetière :
le sexe désensualisé
Pudique et indécent :
l’ambivalent sexe des morts
(France, xixe siècle)

Amandine Malivin

Le cadavre occupe une place complexe dans les sociétés. Il est à la fois présent et
absent, un sujet décédé et un objet mort  1 dont l’ambiguïté génère des comportements
variés :
Pendant que le cadavre pourrit, à la fois sali et salissant, il est en même
temps terriblement vulnérable et dangereux. Aussi, deux attitudes contraires mais
complémentaires vont-elles orienter la conduite des vivants à l’égard du mort : la
sollicitude et le rejet (...)   2.

Le corps mort constitue ainsi, au cours du xixe siècle, un sujet de préoccupation pour
la société française, tant sur le plan médical, juridique, anthropologique que moral.
Dans un siècle marqué par une évolution rapide des sensibilités relatives au corps et
à la mort  3, l’enveloppe charnelle du cadavre, bien qu’inanimée, semble, d’une façon
difficilement exprimable et à des degrés variables, conserver une sensibilité physique
et émotionnelle qui la rendrait vulnérable aux atteintes corporelles, aux traitements
irrespectueux, ou aux injures  4 : « Les morts ne parlent pas (...) : mais ils entendent, ils
sentent, ils participent à la vie commune »  5. Mis en marge de la société des vivants, le

1
J. Troyer, « Embalmed visions », Mortality, 12/1, 2007, p. 25.
2
L.-V. Thomas, Les chairs de la mort ; corps, mort, Afrique, Sanofi Synthé-labo, 2000,
p. 139.
3
E. Fureix, La France des larmes, Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840),
Seyssel, Champ Vallon, 2009, p. 43-45.
4
A. Malivin, Voluptés macabres. La nécrophilie en France au xixe siècle, thèse d’histoire
et civilisations, Université Paris Diderot – Paris vii, 2012, p. 318-323.
5
R. de Gourmont, Epilogues, Réflexions sur la vie, deuxième série, 1899-1901, Paris,
Mercure de France, 1923 (1903), p. 312.
112 du musée au cimetière : le sexe désensualisé

défunt ne prend pas pour autant tout de suite ni tout à fait congé de ses contemporains,
et semble aussi conserver une partie de son identité. L’entourage du mort – amis,
famille, groupe socioprofessionnel – joue un grand rôle dans cette préservation, par
le biais de gestes garantissant un maintien symbolique du défunt dans le groupe des
vivants. La sépulture est importante dans ce processus, puisqu’elle est une trace
matérielle du défunt et en marque la localisation même après sa destruction totale.
Le succès, au cours du siècle, de la sépulture individuelle, du caveau familial et de
la concession à perpétuité, montre bien l’importance du désir de voir persister le
défunt identifié longtemps après son décès. Même les plus modestes, contraints à
enterrer leurs morts dans les tranchées gratuites remplaçant les repoussantes fosses
communes  6, témoignent d’une volonté de voir garanti le maintien – fût-ce pour un
temps réduit  7 et de façon hasardeuse  8 – d’une présence individualisée et identifiée du
défunt. L’apposition de croix, de plaques nominatives, de grilles ou de végétaux  9 font
de la sépulture un prolongement de l’espace privé, domestique, d’où le défunt s’est
absenté, dans l’espace public. Pour les plus aisés, les bustes, portraits et inscriptions
présents sur les sépultures et visibles de tous, restituent les morts dans leur groupe
social d’appartenance, et prennent soin de mentionner le nom des défunts, mais aussi
de les situer en tant que parents, enfants, conjoints  10, dans une entité sociale qu’ils
ont contribué à façonner et qui perdure après eux : leur famille. Leur identité, en tant
qu’êtres sociaux, s’en voit d’autant plus affirmée. Mais le corps des cadavres lui-même
est garant de cette identité préservée. Le visage, l’apparence générale, mais aussi les
organes génitaux primaires et secondaires témoignent ainsi notamment de l’âge et du
sexe des défunts. Pourtant, dans les sources disponibles, ces organes sexuels sont très
souvent ignorés. Ce sont ces silences, mais aussi les mentions de ces sexes morts qui
vont être abordés dans ce texte, qui s’intéressera d’abord à l’identité sexuée et sexuelle
des morts puis, par l’exemple du traitement de quelques affaires de nécrophilie, à
la convoitise dont ces sexes peuvent devenir l’objet. Les perceptions ambivalentes
du sexe et du corps des morts révéleront ainsi les rapports souvent inconfortables
entretenus avec eux par les vivants dans la société française du xixe siècle.

Cette « mort qui se laisse regarder »   11 : le cadavre, corps sexué, corps sexuel
Le xixe siècle est marqué par une attention croissante portée à la protection de
l’intégrité des cadavres et à la fixation de leur image. Le visage, autrefois siège de la
parole et des émotions, doit être préservé en priorité pour garantir au défunt de rester
identifiable aux yeux des vivants. Son altération, qu’elle soit due aux mains malhabiles
de l’embaumeur, à une décomposition précoce ou aux signes douloureux de l’agonie,
terrifie parce qu’elle met l’être connu à distance en le rendant méconnaissable, et
parce qu’elle substitue le cadavre en voie de décomposition à l’être aimé et familier.

6
E. Texier, Tableau de Paris, Paris, Paulin et Le Chevalier, 1852-1853, 2, p. 142.
7
L’inhumation en tranchée gratuite n’était garantie que pour cinq ans.
8
H. Bayard, Mémoire sur la police des cimetières, Paris, Renouard, s.d., p. 6.
9
Ibid.
10
Liens familiaux qui s’affichent jusque dans la sculpture funéraire, à l’exemple de la
célèbre sépulture des époux Pigeon au cimetière du Montparnasse.
11
E. Cherbuliez, « La Morgue de Paris », La Revue des deux mondes, janvier 1891, p. 366.
pudique et indécent 113

Les moulages et photographies post-mortem  12 constituent ainsi un moyen de garder


une trace concrète et identifiable du défunt. De même, les techniques d’embaumement
et de maquillage des morts développées pour les particuliers  13 et s’attardant sur la
face, servent non seulement à préserver l’apparence du défunt avant l’inhumation,
mais aussi après, espère-t-on, à retarder sa destruction complète et irréversible  14. Le
visage, comme le reste du corps, est porteur de l’identité du défunt aussi parce qu’il
en révèle des détails précis et significatifs. L’âge d’abord, est un élément important
de l’identité, et peut être mis en avant au cours des funérailles. Ainsi, il n’est pas
rare que le cercueil des enfants et des adolescents soit suivi par un cortège composé
d’individus appartenant à la même classe d’âge  15. Souvent aussi, les jeunes défunts
sont parés de blanc, tout comme les membres du cortège et les décorations funéraires.
Cette couleur rappelle les idées de pureté et d’innocence inhérentes au jeune âge du
ou de la défunte, qualités tant morales que physiques, soulignant souvent que ce sont
des vierges que l’on enterre – l’usage du blanc caractérisant aussi les funérailles de
religieuses  16. La question de la sexualité de l’individu fait donc ici une apparition
discrète et inattendue jusque dans sa mort. Au même titre que les mentions des rôles
sociaux de père, mère, mari ou femme sur les sépultures, elle rappelle que les défunts
étaient aussi des êtres sexués et sexuels et que cette part de l’identité ne disparaît pas
totalement non plus lorsque survient la mort.
Comme le visage, les organes sexuels des cadavres sont souvent préservés au
cours de l’autopsie ou de l’embaumement  17. Primaires ou secondaires, ils sont garants
de l’identité de sexe des défunts, et leur porter atteinte c’est aussi atteindre la personne
morte dans sa masculinité ou sa féminité. Idéalement, mais contrairement au visage,
ces organes demeurent le plus souvent dissimulés – sauf bien sûr à l’occasion de la
toilette. Pour voir des cadavres nus, il faut quitter les chambres des défunts pour se
rendre à la morgue ou dans les amphithéâtres et salles de dissection, où cette nudité est
plus tolérable car anonyme en général, et donc sentimentalement mise à distance. Mais
ces sexes morts s’avèrent ambigus : leur exposition constitue souvent un spectacle cru
et indécent, un rappel perturbant de l’existence, par-delà le corps mort et sexué, d’un
corps sexuel, sensuel. Des organes génitaux mis à nu, mais aussi une poitrine dévoilée
ou un muscle saillant constituent autant de révélateurs revivifiant, pour l’observateur,
le potentiel érotique de ces corps. Emile Zola, notamment, met en scène à plusieurs
reprises ce spectacle troublant dans Thérèse Raquin, lorsqu’il décrit le regard fasciné
d’une bourgeoise ou l’attitude de jeunes garçons venus visiter la Morgue de Paris :

12
E. Héran (dir.), Le dernier portrait, Paris, Réunion des musées nationaux, Musée
d’Orsay, 2002.
13
M. Lemonnier, Thanatopraxie et thanatopracteurs : étude ethno-historique des
pratiques d’embaumement, thèse d’ethnologie, anthropologie, Université Montpellier 3, 2006,
p. 199 et s.
14
Dr Falcony, Note sur l’embaumement Falcony, Paris, Impr. De Jouaust, 1886, p. 3-4.
15
A. Malivin, Voluptés macabres, op. cit., p. 341.
16
Ibid., p. 340-341.
17
S. Ménenteau, Dans les coulisses de l’autopsie judiciaire. Cadres, contraintes
et conditions de l’expertise cadavérique dans la France du xixe siècle, thèse d’histoire
contemporaine, Université de Poitiers, 2009, p. 586-587 et 594.
114 du musée au cimetière : le sexe désensualisé

Sur une pierre, à quelques pas, était allongé le corps d’un grand gaillard, d’un
maçon qui venait de se tuer net en tombant d’un échafaudage ; il avait une poitrine
carrée, des muscles gros et courts, une chair blanche et grasse ; la mort en avait fait
un marbre. La dame l’examinait, le retournait en quelque sorte du regard, le pesait,
s’absorbait dans le spectacle de cet homme. Elle leva un coin de sa voilette, regarda
encore, puis s’en alla  18.
Par moment, arrivaient des bandes de gamins, des enfants de douze à quinze ans,
qui couraient le long du vitrage, ne s’arrêtant que devant les cadavres de femmes.
Ils appuyaient leurs mains aux vitres et promenaient des regards effrontés sur les
poitrines nues. Ils se poussaient du coude, ils faisaient des remarques brutales, ils
apprenaient le vice à l’école de la mort. C’est à la Morgue que les jeunes voyous ont
leur première maîtresse  19.

Lorsque sexe et sexualité s’entremêlent, les cadavres deviennent susceptibles de


charrier derrière eux un parfum dérangeant dont découlent des interactions complexes
entre eux, leur sexe, et le vivant. Elles soulèvent des questions de pudeur et de décence.
Si l’exposition du sexe des morts semble gênante, c’est d’abord parce que ces cadavres
mis à nu renvoient au domaine de l’intime et du connu. Ils constituent une image
projetée de soi et de ses proches, dans un futur où la vie aura déserté le corps. Or, la
conscience de soi et des siens, en particulier la conscience de son corps et la volonté
d’en protéger l’intégrité même après la mort croît à mesure que le siècle avance  20,
et l’exposition non consentie, à des regards étrangers, d’un corps inerte et dénudé
constitue alors pour beaucoup une perspective individuelle particulièrement indécente
et repoussante  21. Plus généralement, la société française du xixe siècle ne cesse de
vouloir se prouver son degré de civilisation, et en trouve une preuve dans le respect
accordé à la mémoire et à la cendre des morts, par opposition aux pratiques jugées
barbares des peuples dits anthropophages  22. Tout ce qui peut rappeler l’animalité de
l’espèce est alors de plus en plus rejeté : c’est notamment le cas des corps abandonnés
sans sépulture digne ou sans derniers hommages  23, de la sépulture anonyme, du
défunt enterré nu dans un linceul  24, ou du corps mort exposé nu et réduit, en dévoilant
malgré lui une anatomie dissimulée d’ordinaire, à l’état de nature  25. Ainsi n’est-il
pas étonnant qu’en 1877, les cadavres de la Morgue de Paris, jusque-là présentés

18
E. Zola, Thérèse Raquin, Paris, Pocket, 2004 (1867), p. 110.
19
Ibid., p. 111.
20
Le phénomène se trouve notamment illustré par le vote, en 1887, de la loi sur la liberté
des funérailles.
21
Voir par exemple E. Texier, Tableau de Paris, op. cit., p. 142.
22
Voir par exemple M. Barbaste, De l’homicide et de l’anthropophagie, Montpellier,
Martel, 1856, p. 576.
23
A. Corbin, « Douleurs, souffrances et misères du corps », in A. Corbin, J.-J. Courtine,
G. Vigarello (dir.), Histoire du corps, 2, p. 239-240.
24
Ph. Ariès, Images de l’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1983, p. 118.
25
  « Çà et là, sur les dalles, des corps nus faisaient des tâches vertes et jaunes, blanches
et rouges ; certains corps gardaient leurs chairs vierges dans la rigidité de la mort ; d’autres
semblaient des tas de viandes sanglantes et pourries », E. Zola, Thérèse Raquin, op. cit., p. 107.
pudique et indécent 115

simplement vêtus d’un cache-sexe, soient rhabillés  26, rendant ainsi l’établissement


plus conforme à l’évolution de mentalités tolérant de moins en moins ce spectacle à la
fois repoussant et fascinant  27.
Mais au-delà des projections, l’exposition des corps morts est aussi un spectacle
de l’altérité. Si le cadavre est un corps humain dans lequel nombre de ses congénères
peuvent se retrouver, il est aussi un corps ayant cessé de vivre. Se confronter à lui,
c’est aussi faire face à un mystère toujours générateur d’émotions  28, positives ou
négatives, et plus encore lorsque cet inconnu se présente sous son aspect le plus
primaire, nu et sans artifice. L’altérité est d’autant plus renforcée que c’est le corps de
l’autre – masculin ou féminin – qui est mis à nu dans toute son intimité. Les gestes
et les regards portés sur le cadavre sont donc implicitement codés et inconsciemment
régulés, et la tolérance à leur égard ainsi que la latitude d’action varient en fonction
des circonstances. Tous les gestes n’ont pas la même portée, et tous ne peuvent être
accomplis identiquement : plus le lien entretenu entre le mort et le vivant est intime,
moins l’interaction semble potentiellement suspecte, comme si la relation entretenue
entre les deux avant le décès constituait un frein naturel à tout geste irrespectueux.
Ainsi, en 1878, la cour d’appel de Nîmes valide l’acquittement déjà prononcé par
le tribunal correctionnel de Carpentras à l’égard de Louis-Paul Sabde, qui avait
illégalement déposé au cimetière le crâne de sa première épouse, au préalable (et
légalement) exhumé et conservé à son domicile, jusqu’à ce que sa seconde épouse
le presse de s’en débarrasser  29. Plutôt que de condamner son geste – mais en en
soulignant le caractère excessif – les commentateurs y voient un acte d’amour, en
aucun cas suspect de quelque douteuse intention :
Voilà qui est bien jugé, selon nous, et il eût été étrange que ce pauvre Sabde
fût condamné pour avoir trop aimé sa première femme et gardé son souvenir trop
vivant…  30.

Si la promiscuité avec ces corps et ces sexes morts ne semble pas poser de
problème lorsqu’elle est cantonnée aux milieux privés, aux gestes ordinaires,
respectueux et parfois tendres de la toilette mortuaire, il en est tout autrement lorsque
la scène quitte ce monde clos et intime. La confrontation entre le mort et le vivant
devient alors obscène, et le regard comme les gestes de ce dernier s’avèrent d’autant
plus indécents qu’ils s’approchent de parties du corps qu’ils n’auraient, du vivant
du défunt, jamais été amenés à voir ou à toucher. Le vivant devient alors beaucoup
plus facilement suspect d’intentions négatives et irrespectueuses à l’encontre du mort,
d’autant plus lorsque les cadavres dévoilant leur sexe sont déshumanisés, chosifiés ;
lorsque, par exemple, ils n’ont pas d’identité, comme à la morgue, ou lorsque les
parties sexuelles exposées sont totalement dissociées du corps, comme dans les
musées ambulants d’anatomie. Le sentiment et le respect obligatoire sont alors plus

26
  B. Bertherat, La Morgue de Paris au xixe siècle (1804-1907) : les origines et les
métamorphoses de la machine, thèse d’histoire, Université Paris i, 2002, p. 17.
27
L’accès à la Morgue de Paris sera définitivement fermé aux curieux en 1907.
28
A. Malivin, Voluptés macabres…, op. cit., p. 292-296.
29
Ibid., p. 306.
30
Le Gaulois, 4 août 1878.
116 du musée au cimetière : le sexe désensualisé

aisément mis à distance, offrant une plus grande liberté au geste et à la parole. Les
regards et les attitudes tendancieuses, au contenu sexuel plus ou moins dissimulé
et conscient, parfois seulement suspectés, se heurtent alors aux normes morales en
cours. Profondément dérangeants, ils sont régulièrement dénoncés :
Mais (et je désire que mes lecteurs ne puissent me croire), voici ce qui acheva de
bouleverser toutes mes idées. Dix ou douze enfants, dont le plus âgé ne me paraissait
pas avoir atteint sa quatorzième année, se montraient les uns aux autres parmi tous
ces torses sanglants [torses de guillotinés], (...), ceux qui en glissant des chariots
dans la fosse (ici je ne sais plus comment m’exprimer), prenaient une attitude qui
rappelait à leur imagination déjà corrompue, des idées de libertinage… Ils riaient, ils
plaisantaient tout haut, sans honte et sans crainte  31.
(...) une femme que j’ai vue hier, bien mise et assez jolie, ma foi ! – qui, passant
près de la Morgue, et après un moment d’hésitation, est entrée dans ce lieu repoussant,
sans émotion, sans autre but que celui de satisfaire une avilissante curiosité, puis a
rougi de honte lorsqu’en sortant elle s’est aperçue que je l’avais observée  32.

Les professionnels de la mort voient eux aussi leur activité implicitement régulée
et modifiée en fonction de leurs conditions d’exercice. Le lien naturel et invisible qui
semble unir le vivant et le mort au cours de la toilette mortuaire faite par un proche ou
une femme de la communauté semble rompu dès lors que c’est un tiers qui intervient.
Ainsi, aux Etats-Unis, où la pratique de l’embaumement s’est développée bien
davantage qu’en France, des écoles destinées à former exclusivement des praticiennes
sont créées pour pouvoir répondre aux demandes de nombreuses familles gênées à
l’idée de laisser les corps de leurs femmes et filles aux mains de praticiens inconnus
que leur professionnalisme ne semblait pas en mesure de préserver de gestes, regards
ou pensées déplacées  33. En France, où la pratique demeure bien plus confidentielle,
les familles rechignent malgré tout à laisser le corps d’un proche seul aux mains
de l’embaumeur. La chose ne concerne pas seulement les corps féminins, puisque
certaines familles font tout pour ne pas dévoiler inutilement la chair de leurs chers
disparus :
Il fallait beaucoup simplifier de nouveau, pour répondre à la délicatesse des idées
morales qui sollicitent l’embaumement et aux rigueurs d’un pudique respect très
prompt à s’alarmer. Il fallait opérer sans table dans le lit, en découvrant seulement une
petite partie du corps, et en rejetant toute lame de plomb, tout vernis, tout bandage dont
l’application abandonnait à des mains étrangères le corps sans voiles de personnes
plus chères maintenant de tout leur malheur. (...) Nous avons rencontré des cas dans
lesquels il nous était imposé pour condition de ne pas même voir le corps à embaumer.
Ce corps devait rester dans son lit et sous un voile  34.

31
A. Duval, Des sépultures, Paris, Panckoucke, an ix, p. 63-64.
32
F. Cantagrel, Le fou du Palais-Royal, Paris, A la librairie Phalanstérienne, 1841, p. 118.
33
C. Bryant, Handbook of death and dying, Thousand Oaks, Sage publications, 2003,
vol. 1, p. 543.
34
P.J. Sucquet, De l’embaumement chez les anciens et les modernes et des conservations
d’anatomie normale et pathologique, Aurillac, Pinard, 1872, p. 97 et 145.
pudique et indécent 117

Certaines institutions, tel l’hôpital de La Rochelle, pratiquent elles aussi une


division sexuelle dans le travail mortuaire  35. Si des raisons pratiques (division des
services et du personnel en fonction de salles réservées aux patients féminins ou
masculins) peuvent expliquer que les infirmiers prennent en charge le transport des
cadavres masculins, et les infirmières celui des corps de femmes, leur disposition dans
une salle des morts mixte ne semble pas justifier que les toilettes soient elles aussi
pratiquées de façon non mixte. Les médecins eux-mêmes, lorsqu’ils sont appelés au
chevet de jeunes défuntes par les familles, semblent dans certains cas pratiquer une
forme d’autocensure gestuelle, en évitant de trop dénuder les corps, ou de manipuler
certaines zones considérées comme trop intimes  36. Si le contact, la vue et la manipulation
du sexe d’une morte ne constituent qu’un geste médical pour le médecin, il devient
en revanche, pour les proches, une pratique invasive et irrespectueuse, profondément
perturbante et sans doute intolérable. Et ce n’est que lorsque la surveillance de la
famille et du corps social se relâche qu’une promiscuité plus grande entre le praticien
et le cadavre peut s’installer, accompagnée de manipulations, d’observations, de
mises à nu, pouvant virer à une contemplation ambigüe, telle celle peinte par Gabriel
Von Max dans son tableau Der Anatom (1869).

Les sexes convoités : l’exemple nécrophile


Mais ce sont bien sûr les affaires de nécrophilie qui révèlent de la façon la plus
flagrante la complexité des rapports au sexe et au corps sexuel des morts. Ce qui, au
sujet de ces affaires, est dit, montré, ou au contraire passé sous silence, met clairement
en évidence les problèmes et la gêne considérable occasionnés non seulement par
la déviance, l’anormalité de l’acte commis, mais aussi et peut-être surtout par cette
perturbante nature sexuelle préservée du cadavre, resurgissant alors brutalement.
Les sources traitant de cas de ce type et parvenues jusqu’à nous frappent, quelle que
soit leur nature, par l’absence flagrante du corps et plus encore du sexe des morts. A
l’évidence, la presse destinée à un lectorat large ne peut faire figurer dans ses colonnes
des descriptions détaillées des actes sexuels commis et constatés : le silence s’imposait
déjà lorsqu’il s’agissait de relater des cas de viols ou d’agressions sexuelles  37. Tout
au plus, les journaux font-ils comprendre à leurs lecteurs le caractère profondément
transgressif des affaires de nécrophilie par l’emploi d’expressions choisies : « affaire
horrible », « crime ignoble », « actes odieux », « passion qui révolte la nature » ou
« œuvre sacrilège »  38. Mais le silence entourant le corps et le sexe des morts, ainsi
que les gestes commis sur eux par le nécrophile, est aussi frappant dans les sources
médicales destinées à une diffusion plus restreinte. C’est généralement le pervers et
son état pathologique qui sont mis en avant dans ces écrits, tandis que ce qui pourrait

35
AD 17, dossier 2 U 317 : Cours d’assises de Saintes, affaire Félix Lucazeau, Témoignage
de la veuve Toupeau, infirmière, 31 janvier 1891.
36
A. Carol, Les médecins et la mort, xixe-xxe siècles, Paris, Aubier, 2004, p. 232-233.
37
A.-C. Ambroise-Rendu, Petits récits des désordres ordinaires. Les faits divers dans la
presse française des débuts de la iiie République à la Grande Guerre, Paris, Seli Arslan, 2004,
p. 141.
38
La Gazette des tribunaux, 30 et 31 mai 1887, 30 octobre 1889 ; Le Droit, 3 août 1848 et
23 mars 1849 ; La Presse, 7 juin 1875.
118 du musée au cimetière : le sexe désensualisé

être qualifié de partenaire, ou tout au moins d’objet du désir, est contourné. La


question même de ce désir du nécrophile – d’ailleurs souvent peu enclin lui-même
à en faire état – n’est presque jamais mentionnée, et les principaux motifs avancés
pour expliquer son acte sont presque exclusivement un état mental pathologique ou
l’intoxication alcoolique  39.
Si les sources mentionnent parfois la durée ayant séparé l’inhumation de l’acte
nécrophile, l’état du cadavre en lui-même – sa décomposition – n’est en revanche
qu’exceptionnellement abordé  40. L’âge et le sexe sont en revanche plus souvent
mentionnés. Toutefois, il semble que, plus qu’une volonté de relater des faits avec
précision, ce soit un désir d’accentuer la nature horrible de l’acte qui détermine le
choix de mettre ou non en avant l’identité du cadavre, et de mentionner l’existence de
proches, d’une famille bouleversée par son sort  41. Mais même lorsque cette identité
est révélée, elle s’efface comme automatiquement dès lors que le récit aborde le
passage à l’acte du nécrophile. Si les scènes de mutilation trouvent leur place dans
ces écrits, lorsque la situation commence à impliquer la sexualité avec le défunt,
ce dernier se trouve réduit à l’état de cadavre anonyme, perd son statut de corps de
personne identifiée pour devenir chose inanimée et presque invisible sur laquelle
le nécrophile laisse libre cours à des agissements dont rien n’est d’ailleurs dévoilé,
comme si la simple idée de l’acte suffisait à générer l’horreur, et que ses détails ne
revêtaient qu’une importance secondaire.
Pourtant, dans le cadre médical ou judiciaire, les cadavres et les sexes ne
constituent en rien un sujet indécent ou indescriptible. Au contraire, les sources du
xixe siècle scrutent, sondent, ouvrent, décrivent et reproduisent massivement les
cadavres et les organes sexuels (morts ou vivants) lorsqu’ils permettent d’aborder
les circonstances d’un crime (viol, infanticide…), de dépister la maladie ou encore
de mettre en lumière norme et altérité. Les spécialistes, que leur professionnalisme
garantit contre toute suspicion de déviance, examinent et dissertent à foison sur ces
sexes. Les détails les plus crus sont donnés lorsqu’il s’agit de décrire les mutilations
commises sur les organes sexuels dans le cadre de crimes sadiques, y compris lorsque
ceux-ci sont accomplis sur le corps de jeunes enfants. La presse généraliste elle-même
ne recule pas devant la description de ces organes ensanglantés ou mutilés :
Les seins ont été détachés ainsi que la peau du dos et du ventre : les hideux
vampires qui semblent s’être attachés à ce cadavre comme une hyène après sa proie,
ont arraché et enlevé aussi les intestins et les organes génitaux  42.

Mais dès lors qu’il s’agit de décrire des sexes morts révélant, par le traitement qu’ils
ont subi, la sexualité pouvant subsister dans le cadavre et s’accomplir sur lui, le silence
se fait. Seules quelques rares sources de première main, non destinées à la diffusion ou

39
A. Epaulard, Vampirisme, nécrophilie, nécrosadisme, nécrophagie, Lyon, Storck, 1901,
p. 84.
40
A. Malivin, Voluptés macabres…, op. cit., p. 396.
41
C’est particulièrement le cas lorsque les corps concernés sont ceux de jeunes filles
vierges ou d’enfants.
42
Le Courrier de Bretagne, 6 avril 1867.
pudique et indécent 119

à l’impression, font état de questions et de réponses précises posées aux nécrophiles


quant aux gestes accomplis par eux sur des corps :
(...) je leur écartais les jambes, je m’étendais sur les corps et je frottais mon
membre à l’entrée de leurs parties, mais je vous déclare, en toute sincérité, que jamais
mon membre n’a pénétré dans les parties d’amour des cadavres sur lesquels je me suis
étendu. (...) Si on a constaté sur des cadavres la trace d’une introduction dans leurs
parties, c’est que soit avant, soit après de m’être satisfait j’y introduisais le doigt  43.

Il faut attendre 1901 et une affaire particulièrement médiatisée, pour qu’enfin des
détails sur les actes sexuels commis par un nécrophile soient imprimés, en vue d’une
diffusion relativement limitée cependant   44.
Mais les médecins ne se contentent pas de passer sous silence les actes détaillés
du nécrophile ; leurs propres gestes et observations portant sur le sexe des cadavres en
vue de constater l’accomplissement de la nécrophilie ne sont pas mentionnés dans les
sources. Les relations faites – y compris dans la presse médicale – de l’affaire Désiré
Harang   45 illustrent bien ce phénomène. Les mutilations constatées sur le cadavre
de la mère du prévenu sont assez détaillées, tandis que rien ne permet de savoir ce
qui a pu laisser supposer aux intervenants – sur le suspect ou sur le corps mort – que
l’homme interpellé s’était aussi rendu coupable de nécrophilie.
Au milieu du grenier, dans le foin, un cadavre était étendu sur le dos : c’était celui
de la femme Harang. (...) horreur ! – sur l’épaule droite, gisaient jetés des détritus
humains qui ont été reconnus pour être les intestins de la malheureuse femme. (...)
C’est sur le cadavre de sa mère que se serait portée la bestiale fureur du fils, qui, après
lui avoir fait probablement subir des outrages sans nom, lui a arraché ses entrailles.
(...) Le monstre avait encore, lorsqu’on l’a arrêté, le bras droit ensanglanté jusqu’au
coude  46.

La lecture des sources interroge aussi parfois sur le sérieux ou la détermination


qui ont caractérisé ces investigations. En 1849, au cours de l’affaire Bertrand, des
médecins témoignent, devant le Conseil de guerre, des mutilations qu’ils ont pu
constater sur les corps. Mais jusqu’au procès, où sont divulguées les confessions
de l’accusé, rien ne laisse entendre qu’il ait aussi commis des actes sexuels sur les
cadavres  47. Les médecins chargés d’examiner les corps ont-ils alors au moins suspecté
la possibilité de tels actes – et notamment d’actes de pénétration ? D’autres exemples
laissent entendre que la suspicion de nécrophilie est loin d’être systématique dans le
cas de la découverte de corps dérangés. Ainsi, lorsqu’un pensionnaire de l’hospice de
Troyes se vante d’avoir profané plusieurs cadavres dans la salle des morts, ses aveux

43
AD 17, 2 U 317, interrogatoire du 29 janvier 1891.
44
M. Belletrud et E. Mercier, L’affaire Ardisson. Contribution à l’étude de la nécrophilie,
Paris, Steinheil, 1906, 123 p.
45
En 1889, à Tinténiac, Désiré Harang est découvert chez sa mère, endormi dans un grenier,
près du cadavre de cette dernière (décédée de mort naturelle). Le corps est gravement mutilé et
Harang, accusé de « violation de cadavre ». Il bénéficie, le lendemain de son arrestation, d’un
non-lieu.
46
Gazette des tribunaux, 30 octobre 1889.
47
Voir Le Droit, 23 mars 1849.
120 du musée au cimetière : le sexe désensualisé

semblent si énormes que nul n’y croit  48. Quant aux infirmières de La Rochelle, elles
avouent avoir été frappées à plusieurs reprises par la tenue dérangée de plusieurs
mortes déposées à la morgue de l’hôpital, mais avoir imputé ensuite ces actes à un
médecin, un voleur, ou un membre de la famille :
Je me contentai de rabattre ce jupon sans examiner le corps de cette femme
n’ayant pas idée des horreurs que pouvait commettre l’individu qui pénétrait dans
l’amphithéâtre (...)  49.

C’est ainsi souvent la suspicion des proches eux-mêmes, plus intimement concernés
et sans doute plus soucieux de savoir, qui déclenche l’investigation de la part des
autorités, et non l’inverse  50. Mais des gestes de vérification eux-mêmes, on ne sait rien,
et si les médecins semblent bien conscients de la nécessité d’établir, sur un cadavre, la
nature ante ou post-mortem de la pénétration, ils ne s’attardent pas longtemps sur les
manipulations liées à ce type de constat  51. Là encore, la simple idée d’un acte sexuel
impliquant un cadavre, et non ses circonstances détaillées, semble suffire à qualifier
les faits. Ce n’est donc pas le sexe du mort lui-même qui dérange, mais bien ce dont il
peut être porteur et révélateur : le dérangeant potentiel sexuel des cadavres, dépouilles
d’individus réduites à l’état de simples choses exposées aux intolérables pulsions de
vivants déviants.
Ce n’est d’ailleurs pas tant le désir du vivant pour le mort ou la morte qui choque,
ou la sensualité pouvant naturellement émaner d’un corps mort, mais c’est le passage à
l’acte, la rencontre concrète entre des sexes morts et vivants. La littérature elle-même,
pourtant plus libre d’imaginer et de mettre en scène la transgression, tend à passer sous
silence le sexe des cadavres dans ces circonstances. Si les belles mortes et le trouble
sensuel qu’elles suscitent chez le vivant hantent certaines œuvres du xixe siècle, il s’agit
presque exclusivement de défuntes à la sexualité pacifiée, de mortes dénuées, si ce
n’est de corps, tout au moins de sexe. Les relations à tendance nécrophile, impliquant
un vivant et une morte dans la fiction, si elles se caractérisent par un certain degré
d’étrangeté, ne sont presque jamais pensées comme des illustrations de l’horrible
perversion décrite par les ouvrages de médecine. Plus que de folie pathologique,
il s’agit le plus souvent de formes d’amours supérieures, sublimées, ou d’une folie
amoureuse, caractérisée par une sexualité intériorisée et non réalisée  52, intime, secrète
et sans atteinte matérielle au cadavre. Elle se réalise dans le rêve, le fantasme, le
monde de l’imaginaire et du ressenti, et les médecins  53, pour qui le passage à l’acte
semble l’élément déterminant, ne l’assimilent que très exceptionnellement à de la

48
B.-A. Morel, « Considérations médico-légales sur un imbécile érotique convaincu de
profanation de cadavres. Première lettre », Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie,
20 février 1857, p. 125.
49
AD 17, 2 U 317, témoignage d’Elisabeth Raby, 31 janvier 1891.
50
Voir par exemple la Gazette des tribunaux, 5 juin 1875.
51
A. Malivin, Voluptés macabres…, op. cit., p. 391-392.
52
G. Geffroy, « Le sentiment de l’impossible », in N. Prince (dir.), Petit musée des
horreurs : nouvelles fantastiques, cruelles et macabres, Paris, Laffont, 2008 (1891), p. 620-625.
53
A l’exception des travaux tardifs et déjà mentionnés des docteurs Epaulard, Belletrud
et Mercier.
pudique et indécent 121

nécrophilie  54. La littérature offre ainsi une multitude de récits dans lesquels la morte
ne l’est plus vraiment : animée  55, préservée  56, elle ne présente plus l’apparence du
cadavre, ou bien elle se trouve débarrassée de son corps au profit d’une forme trouble
et éthérée  57. Parfois, elle n’est plus qu’un souvenir  58, ou une image fixée dans un
objet ou une relique  59. Elle n’est donc jamais porteuse d’un sexe mort, si repoussant
lorsqu’il se mêle à la sensualité ou à la sexualité du vivant. Le roman de Georges
Rodenbach, Bruges la Morte (1892) constitue sans doute l’exemple le plus évident
de ce type de récits, dans lesquels la sensualité, l’érotisme et le désir pour la défunte
sont bel et bien présents, mais où son sexe mort est lui absent, empêchant le passage
à l’acte et neutralisant ainsi en grande partie l’horreur nécrophile.
Rares sont en revanche les récits à restituer cette horreur des sexes morts. Celle-ci
se trouve plutôt cantonnée aux excès transgressifs de la littérature pornographique  60.
Quelques romans et nouvelles, tels que Rage charnelle, de Jean-François Elslander  61,
mettent néanmoins en scène de façon relativement explicite la rencontre des sexes
morts et vivants. Le but recherché est alors d’illustrer la bassesse et la noirceur de
l’être humain, remis au niveau d’horreur et de répugnance du cadavre et de l’acte
consommé sur lui. Le sexe mort est alors une porte ouverte sur un abîme. Le plus
souvent toutefois, lorsque la relation nécrophile est consommée dans la littérature, les
sexes morts se trouvent passés sous silence, au profit du ressenti et des fantasmes du
nécrophile  62. Ou bien encore, ils ne se dévoilent qu’après la consommation de l’acte,
réalisée pour le lecteur comme pour le héros avec une femme en apparence bien
vivante. La révélation tardive de la vraie nature de cette dernière constitue alors une
affreuse découverte pour le protagoniste, dont l’effroi contamine le lecteur, comme
dans les récits mettant en scène le personnage de la femme au collier de velours  63.
Cette diversité des mises en scène nécrophiles dans la littérature démontre donc qu’un
même penchant, un même acte, change de nature en fonction notamment de la place
qu’y joue le sexe des cadavres, et de son degré d’interaction avec celui du vivant.
*

54
A. Epaulard, Vampirisme, nécrophilie, nécrosadisme, nécrophagie, op. cit., p. 38 et
78-79.
55
  T. Gautier, « Omphale, histoire rococo », Les mortes amoureuses, Paris, Babel, 1996
(1834), p. 7-22.
56
  M. Rollinat, « La morte embaumée », Les névroses, Paris, Charpentier, 1885, p. 262-
264.
57
  J. Lermina, Magie passionnelle. La deux fois morte, Paris, Chamuel, 1895.
58
  G. Rodenbach, « L’ami des miroirs », Le Journal, 27 mai 1899.
59
  G. de Maupassant, « La chevelure », Gil Blas, 13 mai 1884.
60
Voir par exemple A. de Musset, Gamiani, ou deux nuits d’excès, Paris, Mercure de
France, 2000 (1833) ou G. Apollinaire, Les onze mille verges, ou les amours d’un hospodar,
Paris, J’ai lu, 2005 (1907).
61
J.-F. Elslander, Rage charnelle, Séguier, 1995 (1890).
62
I. Eberhardt, « Infernalia. Volupté sépulcrale », Amours nomades, Paris, Losfeld, 2003
(1895), p. 157-161.
63
Voir par exemple, P. Borel, Gottfried Wolfgang, Paris, s.n., 1941 (1839) ou A. Dumas,
La femme au collier de velours, Paris, Calmann-Lévy, 1924 (1850).
122 du musée au cimetière : le sexe désensualisé

Le sexe des morts, dans la société française du xixe siècle, est, comme le reste
de leur corps, rarement neutre. Leur exposition constitue souvent un rappel brutal et
impudique de la nature – certes sexuée – mais aussi potentiellement sexuelle de ces
corps que les sentiments et la morale ne cessent d’élever au rang de reliques presque
sacrées. Ils constituent une confrontation à une forme d’altérité théoriquement
repoussante et infertile, celle d’un être social voué à la destruction et au néant, et
pourtant susceptible dans certaines circonstances de susciter une forme dérangeante et
obscure de désir, forcément déviant. Mais ces sexes morts sont aussi une manifestation
de la grande fragilité de ces corps impassibles et sans défense, susceptibles d’être
violentés jusque dans ce qui relève toujours, dans les mentalités, de leur intimité et
de leur pudeur, fragilité que les affaires de nécrophilie, tout particulièrement, mettent
en lumière.
Inventorier et collectionner le sexe
au début du xxe siècle
George Berte, savant ou pornographe ?

Vanessa D’Hooghe et Valérie Piette

Le sexe ne laisse pas indifférent. Il fascine et ce, depuis que l’homme et la femme
existent. Ses représentations tolérées ou non attirent un vaste public. Pourtant, même
à l’heure d’internet et des réseaux sociaux, ces avancées technologiques permettant
une diffusion de l’information et de l’image inégalée, la représentation du sexe suscite
souvent encore une indignation non feinte. Aujourd’hui, voir apparaître l’image
d’un sexe ne prend que quelques secondes. Cette banalisation n’occulte en rien les
difficultés liées aux différents regards portés sur le sexe ou à la plus ou moins grande
tolérance de la société à accepter ce désir de voir et de savoir. Regarder, voir, visualiser
le sexe, tant d’envies taboues pour des générations et des générations.
Poser un mot sur le sexe et fixer l’image d’un sexe n’ont pas été chose aisée. Au
xixe siècle et pendant une bonne partie du xxe, seuls les médecins, les censeurs voire
les théologiens et de manière plus générale les hommes d’église ont été considérés
comme à même de le faire  1. Voir, nommer, regarder puis analyser, critiquer, autant
d’actes considérés souvent comme anormaux pour le citoyen lambda. Nous le savons
bien sûr, des artistes, des chanteurs, des écrivains ont imaginé le sexe sous toutes
ses formes suscitant souvent malaise – au minimum – voire effroi. Mais au-delà de
ces parcours aujourd’hui fort connus, il est des individus qui, loin d’inventer une
représentation du sexe, ont souhaité garder celles imaginées par d’autres.
Inventorier, collectionner des représentations du sexe, des sexes ! Cette passion,
toute étonnante qu’elle est, existe bel et bien et grâce quelquefois à des archives privées
qui ont survécu au temps et au censeur, elle se révèle à nous. Les collectionneurs d’art
et de littérature érotiques sont certes légion mais souvent peu connus. Ces collections

1
Voir notamment R. Beauthier, V. D’Hooghe, V. Piette et G. Pluvinage, Pas ce soir
chéri(e) ? Une histoire de la sexualité xixe-xxe siècles, Bruxelles, Racine, 2010, p. 13-49.
124 du musée au cimetière : le sexe désensualisé

restent privées pour l’essentiel et seuls quelques connaissances ou amis ont la


possibilité de les admirer. Quelques collectionneurs ont néanmoins rendu leur passion
publique et cédé ou prêté des œuvres d’art à des musées ou des bibliothèques. C’est
le cas de Georges Marteau (1858-1916), un ingénieur français, collectionneur d’art
d’Extrême-Orient qui laissa en don, à son décès, cent vingt-trois estampes japonaises
à la Bibliothèque nationale de France. Ou encore, du Suisse Gérard Nordmann (1930-
1992) qui rassembla plus de deux mille livres et manuscrits érotiques tout au long de
sa vie. Une partie de sa collection dont de nombreuses pièces rares, fut vendue par
Christie’s en 2007  2.
Il y a quelques années, la Réserve précieuse de l’Université libre de Bruxelles
a fait l’acquisition, à Paris, d’un fonds pour le moins particulier, celui de Georges
Berte  3, un fonds inconnu jusque-là, très hétéroclite. Ce fonds regorge de multiples
représentations de sexes puisées et surtout découpées ça et là tout au long de sa vie.
Le fonds Berte pose bien des questions. Il oscille entre pornographie, collection
d’art voire étude scientifique. Reflet d’une époque et de ses médias, il nous livre un
panorama non exhaustif d’une certaine représentation des organes génitaux. Mais
nous y reviendrons.

Georges Berte : un collectionneur


Il nous semble intéressant tout d’abord de nous attarder sur l’itinéraire de ce
collectionneur tout à fait inconnu. Qu’est-ce qui pousse un individu à chercher, garder,
classer, inventorier des informations sur le sexe ? Qu’est-ce qui pousse Georges Berte
à vouer sa vie entière aux « organes copulateurs », titre d’un livre qu’il éditera à
compte d’auteur ?
Nous sommes hélas fort démunies pour répondre à ces questions. Malgré une
recherche active, les informations en notre possession sont lacunaires et proviennent
pour l’essentiel du fonds lui-même, et pour la plupart bien indirectement. En effet,
George Berte découpe et colle la presse, les annonces et publicités ou encore recopie
des citations d’ouvrages dans de petits cahiers quadrillés ou des feuilles de papier
découpées à mesure des boîtes  4 où il classe le(s) sexe(s) qu’il collecte. Pour notre
plus grand plaisir, il s’agit de papier qu’il recycle et qui provient souvent de son
propre courrier administratif et personnel. C’est ainsi que nous trouvons toutes sortes
d’informations au verso de ses collages : papier à en-tête de son entreprise, courrier
reçu (de sa femme, de son notaire, des associations dans lesquelles il est actif ou

2
P. Simons, « Eros entre les lignes », Le Figaro Magazine, http://www.lefigaro.fr/lefigar
omagazine/2006/04/14/01006-20060414ARTMAG90522-eros_entre_les_lignes.php (publié le
14 avril 2006, mis à jour le 15 octobre 2007, consulté le 4 juillet 2013).
3
La Réserve précieuse fourmille de richesses. Destinée à conserver et à protéger le
patrimoine livresque de l’Université, elle s’est spécialisée entre autres dans des imprimés rares
du xixe siècle. Elle possède ainsi plusieurs bibliothèques dont celles du dramaturge Michel
de Ghelderode, des brochures et pamphlets ayant appartenu au géographe Elisée Reclus mais
aussi une magnifique collection de littérature policière. Nous tenons ici à remercier l’ensemble
des membres de la Réserve précieuse et plus particulièrement Michèle Graye pour son accueil
chaleureux et sa disponibilité.
4
Le classement et les boîtes d’époque semblent avoir été conservés.
inventorier et collectionner le sexe au début du xxe siècle 125

simple membre), etc. Le verso du fonds Berte, en quelque sorte son ombre, nous
permet de dresser un tableau impressionniste de ce que fut la vie de ce collectionneur
averti.
Georges Berte est né à Evian-les-Bains, en France, le 6 août 1875. Son père Oscar
(1839-1895), né à Gand en Belgique, a écrit quelques pièces de théâtre et participe
à la rédaction de revues dont La Chronique théâtrale. Sa mère, Marie Leclercq, est
née à Douai en 1850 et décédée à Honfleur en 1927. De la jeunesse de Georges Berte,
on sait fort peu de choses. Il suit des cours dans le laboratoire du célèbre chimiste et
minéralogiste Charles Friedel et semble s’orienter vers la profession de préparateur
dans une Ecole de pharmacie. A l’extrême fin du xixe siècle, il se lance dans l’écriture
scientifique et participe à des articles de vulgarisation. A la même époque, en 1896,
George Berte épouse Léontine Mazel (1877-1915)  5. Le couple a bientôt deux enfants.
Touche-à-tout et fasciné par les sciences, il ouvre un garage à Menton, le premier
de la ville selon lui, garage qu’il aurait dirigé de 1901 à 1912  6. Reconnu comme
mécanicien, il est quelquefois appelé comme expert par le tribunal de commerce de
Menton.
Durant la Grande Guerre, on le retrouve comme technicien pour le traitement
thermique des métaux, et en particulier des aciers. Après le décès de sa femme
survenu en 1915, il se remarie, en 1923 avec Marie Joséphine dite Louisa Meis (née
à Houffalize en 1897) dont il aura également deux enfants. De manière étonnante, et
sans doute pour des questions d’héritage et d’impôts, il divorce le 16 mars 1933 « pour
assurer à sa femme une partie de ses biens » et se remarie toujours avec elle, après
liquidation de communauté, le 28 décembre 1933, dans le troisième arrondissement
de Paris.
Après la guerre, il continue à travailler au ministère de la Guerre puis ouvre dans
les années vingt une fabrique de voitures d’enfants, appelée Maison Berte  7. Féru de
dessins, il délaissera cette passion pour la photographie et ouvrira même une officine
spécialisée dans les « travaux de photographie »  8. Toujours selon ses notes, il aurait
été initié, en 1925 à la Grande Loge de France  9.
Georges Berte décède le 16 octobre 1961 à Fulvy (dans l’Yonne, en Bourgogne).
Ce parcours singulier à plus d’un titre évoque une personnalité hors du commun,
au premier sens du terme. Féru de nouvelles technologiques, il aime les nouveautés
offertes par la modernité au point d’en faire son métier. C’est ainsi qu’il ouvre un garage

5
Université libre de Bruxelles, Réserve précieuse, Fonds Berte, Notes de Georges Berte
dans un petit cahier manuscrit non daté.
6
Georges Berte écrit : « Je fus le créateur du premier garage installé à Menton que je
dirigeais de 1901 à 1912 », ulb, rp, Fonds Berte, Notes de Georges Berte dans un petit cahier
manuscrit non daté et non paginé.
7
Le papier à en-tête de son activité est recyclé pour plusieurs feuillets de la boîte
« G. Berte. Villes et Musées ».
8
Au verso de l’un des feuillets. ulb, rp, Fonds Berte, boîte « G. Berte. Organes Copulateurs.
Notes sur les Cultes, Religions, Divinités ».
9
Au verso de l’un des feuillets, plus particulièrement du dossier « Théâtre, Cinéma,
Music Hall ». ulb, rp, Fonds Berte, boîte « G. Berte, Organes copulateurs, notes sur les arts et
la littérature ».
126 du musée au cimetière : le sexe désensualisé

puis s’installe comme photographe. L’homme se veut moderne, donc scientifique, il


collabore ainsi à diverses revues de vulgarisation dans des domaines très variés. Il
deviendra même administrateur du Dictionnaire national des contemporains ainsi que
de la Revue biographique contemporaine  10. Toujours avide de nouvelles découvertes
et curieux de tout, il consulte même en 1899 une voyante spécialiste de la divination
par le marc à café qui lui prédit différentes choses, prédictions qu’il placera sous
scellés.
Sa démarche est profondément encyclopédique, typique de son époque. Sa
curiosité voire sa passion pour les « organes copulateurs » l’amènent à élaborer une
sorte de petit « Mundaneum  11 du sexe ».

Itinéraire d’un collectionneur : de la botanique, des abeilles et du sexe ?


Comment Georges Berte en vient-il à mener des recherches, écrire et accumuler
sur la sexualité ? Pourquoi la recherche et l’écriture, d’une part, et l’objet de recherche
relativement peu anodin qu’est le sexe, de l’autre, lui paraissent-ils légitimes ? Cela
équivaut à se poser la question du rapport aux savoirs et de leur diffusion au tournant
du xixe et du xxe siècle.
Le xixe siècle, qualifié hâtivement de scientiste, est en réalité l’âge d’or de la
vulgarisation, comme l’écrit Bruno Béguet. Cette vulgarisation commence au milieu
du xixe siècle pour se prolonger jusqu’au début du xxe. La diffusion des savoirs y prend
des formes nombreuses et diversifiées. La presse (d’abord le feuilleton scientifique
dans la presse généraliste puis les revues spécialisées), le livre, les cours publics,
les conférences, les expositions (universelles), l’imagerie, le jouet, l’encyclopédisme
« populaire », les musées (des Arts et Métiers) en sont autant de vecteurs  12. Ecrits ou
mis en scène, les savoirs scientifiques et techniques (surtout) sont traduits à destination
de tous les publics par une nouvelle profession, celle des « vulgarisateurs ». Ils sont
portés par une foi dans le progrès, persuadés de l’intérêt pour tous de la science et se
font les agents d’une science appliquée. Diffuser, c’est étendre l’utilité et l’utilisation
des savoirs  13. Georges Berte s’inscrit dans ce mouvement. Il fait partie de cet ensemble
composite de vulgarisateurs, où cohabitent quelques grands noms de la science,
des vulgarisateurs à temps plein, des journalistes scientifiques et une nébuleuse de
vulgarisateurs occasionnels  14 dont il semble bien faire partie.

10
Au verso des feuillets, plus particulièrement du dossier « Bibliographie avant 1900-
1950 ». ulb, rp, Fonds Berte, boîte « G. Berte. Bibliographie ».
11
Selon l’entreprise qui a consisté, à la fin du xixe siècle, à rassembler tous les savoirs
du monde et à les classer selon le système de classification décimale universelle (cdu). Voir
Paul Otlet, fondateur du Mundaneum (1868-1944). Architecte du savoir, Artisan de paix,
Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2010 ; Henri La Fontaine, prix Nobel de la Paix en
1913. Un Belge épris de justice, Bruxelles, Racine, 2012.
12
B. Béguet, « La vulgarisation scientifique en France de 1850 à 1914 : contexte,
conceptions et procédés », in Id. (dir.), La Science pour tous : Sur la vulgarisation scientifique
en France de 1850 à 1914, Paris, Bibliothèque du cnam, 1990, p. 6-7.
13
D. Raichvarg, Savants et ignorants : une histoire de la vulgarisation des sciences, Paris,
Seuil, 1991, p. 14.
14
C. Benedic, « Le monde des vulgarisateurs », in B. Béguet (dir.), La Science pour
tous..., op. cit., p. 30-39.
inventorier et collectionner le sexe au début du xxe siècle 127

Il écrit en 1890, 1891 et 1892 des articles de botanique pour plusieurs revues
de vulgarisation scientifique et technique représentatives de l’époque : La science
française, La science moderne, La Lanterne et Cosmos. Il est l’auteur d’articles sur
le pavot, le tabac, la vigne, les expositions d’agriculture, l’oignon, la rose, la violette
et... les abeilles  15. En 1890, il consacre un article à la population de la France où il
s’intéresse aux mariages, aux décès et aux naissances  16. Il réalise aussi un numéro de la
collection « Le livre pour tous » sur la vie des plantes  17. Abeilles, plantes et population,
des centres d’intérêts qui en ont conduit bien d’autres vers l’étude de la sexualité. En
tant que chimiste, il publie un article dans les Annales de chimie analytique appliquée
à l’agriculture, à la pharmacie et à la biologie à propos d’un « Nouvel appareil à
filtration rapide »  18 et devient en 1900 membre de la Société des gens de science,
fondée un an plus tôt dans le but de « grouper les savants, les publicistes scientifiques
et toutes les personnes s’intéressant aux sciences, afin de favoriser par tous les moyens
le progrès, la diffusion des sciences et leurs applications »  19. Il a aussi le goût des
conférences, qu’il donne en 1895 au sujet du « magnétisme végétal »  20 et auxquelles il
essaye d’assister lorsqu’elles touchent à son autre domaine de prédilection, le sexe  21.
Par ailleurs, si la vulgarisation diffuse les connaissances, cette mise en culture
du progrès constitue aussi une propagande pour la diffusion de l’esprit scientifique.
Ce qui importe, c’est « de faire connaître en priorité (...) la curiosité, l’effort et la
rigueur qu’exige l’acquisition de nouvelles connaissances »  22. Flammarion, grand
vulgarisateur, s’exalte, à la fin de son Astronomie populaire : « Nous sommes à une
époque où les erreurs de l’ignorance, les fantômes de la nuit, les songes de l’enfance
humaine doivent disparaître. (...) Tenons-nous tous debout devant le ciel et n’ayons
désormais qu’une seule et même devise : le Progrès par la science »   23. Cette rigueur
et ce souhait de dissiper les ténèbres au profit de la lumière, Berte les applique à son

15
ulb, rp, Fonds Berte, boîte « G. Berte. Botanique Articles », où sont compilés tous les
articles qu’il a écrit dans ces différentes revues. Concernant les revues de vulgarisation, voir :
F. Colin, « Les revues de vulgarisation scientifique », in B. Béguet (dir.), La Science pour
tous..., op. cit., p. 71-90.
16
G. Berte, Population de la France en 1890 dans le dossier « Articles parus dans la
Science Moderne, Paris, 1891 ». ulb, rp, Fonds Berte, boîte « G. Berte. Botanique Articles ».
17
La vie des plantes. Morphologie et nutrition, Le Livre pour tous, 30, édité par
L. Boulanger, 1893.
18
G. Berte, « Nouvel appareil à filtration rapide », Annales de chimie analytique appliquée
à l’industrie, à l’agriculture, à la pharmacie et à la biologie publiées sous le patronage du
syndicat central des chimistes et essayeurs de France, première année, 1er juillet 1896, 1/13,
p. 248.
19
Bulletin de la société des gens de sciences, 7-8, mars-avril 1900, B. Brunel et Cie
libraires-éditeurs de la société des Gens de Sciences, Paris. ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Chimie
G. Berte ».
20
Document intitulé « Conférence Ampère, séance du 23 décembre 1895. Magnétisme
végétal ». ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Chimie G. Berte ».
21
Copie de la lettre de G. Berte envoyée à Le Rendu le 11 novembre 1928. ulb, rp, Fonds
Berte, boîte « Berte. Organes copulateurs, correspondance, ii ».
22
D. Raichvarg, op. cit., p. 21.
23
Cité dans B. Béguet, op. cit., p. 16.
128 du musée au cimetière : le sexe désensualisé

objet de recherche, le sexe, mais sans lui appliquer les buts de la vulgarisation. En
effet, il dit à plusieurs reprises écrire pour un petit nombre d’initiés.

Couverture de l’ouvrage de Georges Berte intitulé Etudes d’Ethnographie


sexuelle ancienne et moderne. Amulettes phalliques, Paris, 1932, non mis dans le
commerce, comportant plusieurs de ses dessins (Fonds Berte, Réserve précieuse,
ulb).
inventorier et collectionner le sexe au début du xxe siècle 129

Au vu de la chronologie de ses travaux, Georges Berte vient au sexe par l’étude


du culte de Priape. Il dit avoir voulu « seulement parler des amulettes phalliques
romaines ou gallo-romaines et, traitant ainsi du Culte de Priape, ajouter aux ouvrages
de Dulaure  24 et de Payne Knight  25 »  26. Le premier est français et a écrit sur les
divinités génératrices en 1806. Le second est anglais et a publié un ouvrage sur le
culte de Priape à la fin du xviiie siècle dont la deuxième édition fut sans doute traduite
en français en 1883. S’inscrivant à la suite de ces deux auteurs, il s’inscrit aussi dans
le goût de l’Antique qui caractérise leur époque et déborde largement sur le xixe siècle.
Cet attrait est alors généralisé. C’est dès le milieu du xviiie siècle qu’on assiste à un
renouveau de la production d’images et de textes érotiques inspirés de l’Antiquité  27, le
retour aux classiques est alors utilisé pour publier des récits et images érotiques  28. Au
xixe siècle, ces images permettent ainsi de renouveler le marché érotique en l’inondant
de productions archéologiques. Ce goût se double de l’émergence de la notion de
patrimoine ou « d’héritage historique commun ». L’engouement pour les découvertes
d’une archéologie en plein essor est fort et les musées « modernes » se multiplient et se
spécialisent. L’archéologie et l’Antiquité trouvent autant leur place au musée de Saint-
Germain-en-Laye créé en 1862 par Napoléon iii pour abriter les Antiquités celtiques
et gallo-romaines (rebaptisé ensuite musée des Antiquités nationales) que dans les
nombreux musées créés à travers les régions de France sous l’impulsion d’érudits
locaux suite à des découvertes archéologiques  29. Ce sont justement ces musées
que Georges Berte contacte les uns après les autres à partir de 1912. Il en visite un
grand nombre, à la recherche de représentations de phallus et d’amulettes phalliques,
comme en témoigne sa correspondance  30. Des musées secrets ouvrent aussi leurs
portes à l’époque. Consacrés à l’érotisme antique, ils connaissent un engouement
certain, mélangeant subtilement archéologie, sexe, érotisme et confidentialité. Le
Musée secret de Naples est sans conteste le plus renommé. Il profite pleinement des
découvertes des fouilles effectuées à Pompéi.

24
Jacques-Antoine Dulaure (1755-1835), connu comme archéologue et historien français,
il commence une carrière d’architecte avant de devenir polygraphe contestataire. Il touche à
de nombreux domaines dont les monuments de Paris, l’aérostatique, le théâtre et l’archéologie
(dans un journal « frivole »), etc. Pour ce qui nous intéresse, il est l’auteur de Des Divinités
génératrices, ou du culte du Phallus chez les anciens et les modernes, des cultes du dieu de
Lampsaque, de Pan, de Vénus, etc., 1806.
25
Richard Payne Knight (1750-1824), connu pour ses théories sur la beauté picturale
et son intérêt pour l’imagerie ancienne du pénis. Auteur de A discourse on the workship of
Priapus, and its connection with the mystic theology of the ancients to which is added an Essay
on the workship of the generative powers during the middle ages of western Europe, qui paraît
une première fois en 1786 et sera réédité en 1865. Cette deuxième édition sera traduite en
français sans doute en 1883.
26
Epreuve de la deuxième édition de son ouvrage sur les amulettes phalliques.
27
M.-F. Quignard et R.-J. Seckel (éd.), L’Enfer de la Bibliothèque. Eros au secret, Paris,
Bibliothèque nationale de France, 2007, p. 153.
28
E. Pierrat, Le livre des livres érotiques, Paris, Editions du Chêne, 2007, p. 118.
29
A ce sujet, voir D. Poulot, Une histoire des musées de France, xviiie-xxe siècle, Paris, La
Découverte, 2005 ; R. Schaer, L’invention des musées, Paris, Gallimard, 1993.
30
ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Berte, Organes copulateurs, correspondance i ».
130 du musée au cimetière : le sexe désensualisé

Enfin, l’émergence du sexe et de la sexualité comme objets de recherche légitimes


apparaît dans le développement de certaines sciences humaines. La jeune ethnographie
trouve elle aussi sa place dans les musées, mélangée d’abord, puis se distinguant petit
à petit des collections de curiosités exotiques et des collections d’Antique. Née en lien
avec le contexte colonial au tournant du siècle, elle ne se limite pas à étudier les mœurs
du « sauvage ». Une ethnographie locale, en quête d’identité nationale et régionale,
observe également les us et coutumes des habitants de France et leurs ancrages
historiques, non sans lien avec les folkloristes  31. Ethnologie et folklore, émergents à la
fin du xixe siècle, auront des histoires croisées jusqu’à ce que la première se distingue
de l’autre. En témoigne le travail d’Arnold Van Gennep (avec lequel Georges Berte
tentera d’ailleurs d’entrer en contact)  32. Considéré par les uns comme ethnologue, par
les autres comme folkloriste, il remet au goût du jour, en le complétant, dans son Manuel
de Folklore français contemporain en 1937 le questionnaire des folkloristes établi en
1805, considéré aujourd’hui comme le premier guide d’enquête ethnographique du
« terrain » français  33. Il s’agit d’une série de cinquante et une questions ordonnées en
quatre rubriques, destinée à quadriller le territoire français à propos des superstitions
régionales et locales. L’entreprise est d’ailleurs codirigée par Dulaure, dont George
Berte s’inspire pour entamer ses recherches sur le culte de Priape. Le livre de Dulaure
sur les divinités génératrices sera réédité par Arnold Van Gennep en 1905  34.
Quant à la médecine, elle n’échappe pas non plus à la vulgarisation. Surtout quand
il s’agit de ses domaines considérés comme « secondaires ». Comme l’écrit Sylvie
Chaperon, les « médecins qui se préoccupent de l’hygiène du mariage appartiennent
rarement à l’élite de la profession. Pour la plupart, ils ne sont ni membres de
l’Académie de médecine ou des sciences, ni chefs de service hospitalier, ni titulaires
de chaire d’enseignement universitaire, souvent ils ne sont même pas internes. (...)
ils écrivent pour le grand public, sans avoir besoin de passer sous le contrôle de la
communauté scientifique (...). »  35. La médecine s’accommode bien de l’histoire
comme de l’anecdote, le mélange des genres créant une voie royale pour parler du sexe
(de l’autre le plus souvent) sans complexe. Georges Berte est abonné à la Chronique
médicale  36, revue bimensuelle de médecine scientifique, historique, littéraire et
anecdotique du docteur Cabanès (discrètement présent dans la correspondance de

31
Concernant cette évolution des musées, R. Schaer, L’invention des musées, op. cit.
32
Copie manuscrite de la lettre adressée à Arnold Van Gennep, 5 février 1934 (restée sans
réponse). ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Berte. Organes copulateurs, correspondance, ii ».
33
M. Ozouf, « L’invention de l’ethnographie française : le questionnaire de l’Académie
celtique », Annales. Histoire, Sciences sociales, 36/2, mars-avril 1981, p. 1-2. Sur les liens
entre ethnologie et étude du folklore, voir aussi Y. Bergeron, « Naissance de l’ethnologie et
émergence de la muséologie au Québec (1936-1945). De l’« autre » au « soi » », Rabaska :
revue d’ethnologie de l’Amérique française, 3, 2005, p. 7-30 ; D.-M. Boëll, J. Christophe,
R. Meyran (éd.), Du folklore à l’ethnologie, Paris, Ed. de la maison des sciences de l’homme,
2009.
34
M. Ozouf, « L’invention de l’ethnographie française : le questionnaire de l’Académie
celtique », op. cit.
35
S. Chaperon, Les origines de la sexologie : 1850-1900, Paris, Audibert, 2007, p. 19.
36
Revue disponible sur la bibliothèque numérique Médica : http://www2.biusante.
parisdescartes.fr/livanc/?fille=c&cotemere=130381 (consulté le 4 juillet 2013).
inventorier et collectionner le sexe au début du xxe siècle 131

Berte, lui aussi  37) dont il découpe de nombreux articles qui constituent, parfois à eux
seuls, des rubriques de son classement documentaire sur le sexe  38. Le lien ténu entre
sexe, histoire et médecine est également illustré par les liens entre Georges Berte
et Gustave Witkowski (1844-1923), avec lequel George Berte entretient une longue
correspondance et qu’il considère comme un ami. Gustave Witkowski est médecin
et historien de la médecine et collabore avec le docteur Cabanès  39. C’est cependant
dans un tout autre domaine que George Berte et Gustave Witkowski collaboreront, à
savoir le relevé des occurrences du sexe dans les églises, entreprise qui s’accompagne
de la volonté critique de relever le contraste entre la licence de l’iconographique en
ces lieux et « la pudibonderie dont s’accompagne la piété actuelle »  40. Contraste assez
plaisant pour Witkowski, semble-t-il, comme le remarque l’auteur du compte rendu
publié à l’époque dans la Bibliothèque de l’école des chartes, qui place le savant juste
à la suite de Voltaire. Après « Seins à l’église », Witkowski édite un ouvrage consacré
à l’art profane dans les églises  41 en deux tomes, l’un consacré à l’étranger et l’autre à
la France, dont Georges Berte prétend avoir fourni 50% des notes  42. Cela ne se passe
pas sans un certain anticléricalisme de la part de Witkowski qui a par ailleurs écrit
« Comment j’ai appris l’Histoire sainte » dans le même état d’esprit  43.
Enfin, dans le contenu du fonds, cette production rencontre celle de la sexologie
qui apparaît en France dans les années 1910  44. Georges Berte constituera des dossiers
sur Havelock Ellis  45 puis Kinsey  46 qu’il vient insérer dans son classement en 1948
(d’après la date de l’information collectée).
Les silences du fonds sont tout aussi intrigants. Freud, par exemple, est tout à fait
absent de ses feuillets et donc sans doute de ses recherches et centres d’intérêt. Ce
silence peut nous paraître aujourd’hui assourdissant. Est-il dû à l’absence de diffusion
des travaux de Freud en France, allant de la méconnaissance (pour cause d’absence de
traduction) à l’hostilité pour aboutir parfois à un rejet pur et simple de sa révolution
du « tout sexuel » ? Quoi qu’il en soit, cette frilosité est partagée autant par les sphères
savantes et scientifiques que par la presse, ce dont se plaint Freud lui-même vers 1914

37
Ils échangent une lettre. ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Berte. Organes copulateurs,
correspondance i ».
38
Ainsi, « Les actes Naturels dans l’Art » est rempli de coupures de presse extraites de
La Chronique médicale datant de 1905 à 1908. ulb, rp, Fonds Berte, boîte « G. Berte, Organes
copulateurs, notes sur les arts et la littérature ».
39
J. Schiller, « Note biographique sur Gustave-Joseph Witkowski », Histoire des sciences
médicales, s. l., 1967, vol. 1.
40
C. Enlart, « Dr G.-J. Witkowski. L’art profane à l’église ; ses licences symboliques,
satiriques et fantaisistes », Bibliothèque de l’école des chartes, 70/1, 1909, p. 579-581.
41
Dr G.-J. Witkowski, Seins à l’église, Paris, Maloine, 1907 ; Id., L’art profane à l’église ;
ses licences symboliques, satiriques et fantaisistes, France – Etranger, Paris, Jean Schemit
librairies, 1908, 2 vol.
42
ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Berte. Organes copulateurs, correspondance i ».
43
Voir la description du fonds d’archives de Gustave Witkowski à la Wellcome Library à
Londres, sur http://archives.wellcomelibrary.org (consulté le 4 juillet 2013).
44
S. Chaperon, op. cit.
45
ulb, rp, Fonds Berte, boîte « G Berte. Folklore érotique iii ».
46
ulb, rp, Fonds Berte, boîte « G. Berte Bibliographie ».
132 du musée au cimetière : le sexe désensualisé

et après  47. Pourtant, la recherche de Jacques Sédat le montre, la presse en parle, fût-ce


pour critiquer le « pansexualisme » freudien. Concernant Berte, ce collectionneur
en apparence non discriminant qui semble récolter tout ce qui touche à l’objet sexe
sans distinction, cette absence pose question. Peut-être est-ce dû au fait que ces
critiques font parfois moins état de la psychanalyse en général ou de ses théories sur la
sexualité en particulier mais attaquent Freud sur son origine germanique et juive dans
le contexte de l’entre-deux-guerres, faisant passer ce qui intéresse le collectionneur, à
savoir le sexe, au second plan.
Le classement du fonds tel que Berte l’a étoffé au cours de ses recherches (et tel
qu’il nous est parvenu) est sans doute révélateur des sciences qui se sont appropriées
le sexe comme objet de recherche légitime de la fin du xixe siècle à 1961, date du
décès du collectionneur. Si Georges Berte entame ses recherches au départ d’une
tradition toute dix-huitièmiste d’intérêt pour l’Antiquité, visible dans l’arborescence
de son inventaire au détour d’un certain nombre de termes en grecs et en latin (phi
pour phallus, oméga, cunnus ou cteïs pour vulve, Ct pour préservatif, autant de
traductions qui distancient le sexe et le rendent respectable)  48, il emprunte aussi au
vocabulaire de l’ethnographie du lointain et de celle du proche, celui des folkloristes :
« us et coutumes » ou encore « mœurs ». Son étude sur les étuis péniens se matérialise
non seulement par son ouvrage inédit sur le sujet mais aussi par un classement par
continent puis par pays et s’inscrit dans l’observation du sexe de l’Autre depuis la
capitale du savoir colonial. Mais il observe aussi le sexe de l’Autre sur le territoire
national, lorsqu’il note sur ses feuillets les atavismes sexuels dans les campagnes
françaises (la couvade ou la masturbation dans les narines de veaux)  49. George Berte
passe d’un sexe lointain géographiquement ou historiquement à un sexe proche, mais
reste dans l’observation de la différence, de l’altérité, qu’elle soit « intérieure » ou
« extérieure ». Quant à ses boîtes intitulées « Folklore érotique », elles sont consacrées
à l’humour contemporain sous toutes ses formes mais aussi aux poésies et chansons,
à la recherche des traditions populaires  50. En filigrane se dessinent aussi les lieux et
les endroits où le sexe visible est (relativement, nous le verrons) acceptable : si nous
connaissons déjà la démarche de Georges Berte dans les musées, son classement fait
également la part belle aux « Arts, littérature et peinture ».

47
J. Sédat, « La réception de Freud en France durant la première moitié du xxe siècle. Le
freudisme à l’épreuve de l’esprit latin », Topique, 115, 2/2011, p. 51-68.
48
Voir l’article de Didier Foucault dans le présent volume.
49
Dossier « Bestialité ». ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Berte. Organes copulateurs. Notes
sur les organes v ».
50
Ce qui n’est pas sans rappeler le travail de collecte des folkloristes de l’époque. En
témoigne le fonds d’archives d’Achille Millien (1838-1927), folkloriste qui a collecté dans
le Nivernais tout ce qui touche à la chanson populaire, étudié dans cette thèse de l’Ecole des
chartes : P. Marcotte, Achille Millien (1838-1927), Une entreprise folkloriste en Nivernais,
2011.
inventorier et collectionner le sexe au début du xxe siècle 133

Le double statut de l’objet sexe


La préface de la deuxième édition anglaise de Payne Knight traduite en français
commence par cette phrase : « Les pages que nous offrons aujourd’hui au public
éclairé ne sont autre chose qu’un pur tribut apporté à la science »  51. Ce faisant,
cette édition se rattache à la démarche scientifique qui est de faire la lumière dans
tous les domaines, et qui rend tous les sujets dignes d’être investigués. Si le sexe
semble donc être un objet de recherche convenable, le besoin de le réaffirmer
indique qu’il reste lié à la sensualité et à la pudeur. Malgré l’émergence d’un sexe
« scientifique », Berte écrit pour un cercle de « rares initiés »  52 et de connaisseurs.
Dans ses travaux et sa correspondance cohabitent à la fois une rhétorique de la quête
de connaissance, croisade contre la pudibonderie envahissante et celle de la diffusion
de ces connaissances à un public limité et choisi d’érudits qui partagent son domaine
de recherche de prédilection.
Vers 1914, Georges Berte devient un spécialiste des représentations phalliques.
Il les reproduit, par la suite il les photographiera et se rend compte de la valeur de
ce patrimoine : « La France est riche en monuments phalliques (…). Beaucoup de
sujets peuvent se voir sur nos monuments publics, églises ou châteaux, d’autres
existent dans nos Musées et ceux-là ne sont pas toujours visibles, la virginale pudeur
de certains conservateurs les obligeant à veiller sur nos âmes afin de leur éviter tout
émoi intempestif ». Ceux-là, il les juge « plus pudibonds qu’il ne sied à des gens de
science ». Il s’inquiète d’une censure toute cléricale et fait l’historique des expositions
et disparitions successives du sexe dans les musées : « A Angers, elles [les pièces]
sont exposées quand le conservateur est un laïc, et soigneusement enlevées quand
le conservateur est un prêtre », tout en comprenant une nécessaire mise à l’écart :
« Il est naturel de soustraire à la vue des enfants, des jeunes filles, des collégiens
même quelques pièces trop osées, comme le sont certaines égyptiennes, mexicaines
ou péruviennes en particulier, ou même les motifs décorant nombre de vases ou de
lampes grecs ou romains, mais la même raison n’existe plus quand il s’agit de gens
évolués ». Erotisme et anticléricalisme se trouvent une fois de plus profondément
imbriqués. En effet, tout au long du xixe siècle, le rapport de la religion à la sexualité
est l’objet de critiques, aux formes multiples. Les anticléricaux dénoncent coup sur
coup la prétendue pudibonderie de l’Eglise catholique, sa prétendue débauche, les
contradictions entre ses préceptes et la vie dissolue de certains prêtres ou religieuses,
etc.  53
Par ailleurs, la façon dont Berte se positionne face à la pudibonderie et au sexe
lorsqu’il est non dissimulé évoque non seulement les endroits où ce dernier peut se
donner à voir mais aussi les catégories de publics qui peuvent l’observer et celles
qu’il est préférable d’éloigner. Cela éclaire une partie du double statut de l’objet sexe
dans cette fin de xixe et début de xixe siècle, à la fois visible et invisible, observé et

51
Ouvrage sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5401085c/f27.image
(consulté le 4 juillet 2013).
52
Copie de lettre de G. Berte à Breccia, Charenton, 18 mars 1919. ulb, rp, Fonds Berte,
boîte « Berte. Organes copulateurs, correspondance i ».
53
Voir notamment R. Beauthier, V. D’Hooghe, V. Piette et G. Pluvinage, op. cit., p. 179.
134 du musée au cimetière : le sexe désensualisé

dissimulé. Ce double statut du sexe semble être la raison pour laquelle Berte écrit (et
dessine) beaucoup et publie peu. Il pense que les mœurs ne sont pas prêtes à recevoir
ses ouvrages qui concentrent en leurs pages les sexes qui sont pourtant exposés dans
les églises, musées et livres. Il n’y a pas que les mœurs qui soient peu à même de
comprendre sa passion, sa propre femme n’est pas complètement à l’aise avec son
intérêt débordant pour les « organes copulateurs » :
Qu’il est malheureux que tout ce travail auquel tu t’adonnes avec tant de ténacité
doive te revenir si cher pour ne rien rapporter alors qu’il y a dis-tu si peu pour vivre
et que ce soit sur un tel sujet, à part ces deux cas que je t’aurais complimenté et
encouragé, mais tu sais que j’ai toujours été un peu réfractaire à ces sortes de choses
et que je n’ai pas changée (sic)  54.

De l’art à la pornographie : un contenu en constante expansion

Exemple d’un feuillet référencé par George Berte (1936), boîte


« Bibliographie obsçoena » (Fonds Berte, Réserve précieuse, ulb).

54
Lettre de L. Berte à G. Berte, Grenoble, 20 avril 1914. ulb, rp, Fonds Berte, boîte
« Berte. Organes copulateurs, correspondance i ».
inventorier et collectionner le sexe au début du xxe siècle 135

Publicité pour le théâtre érotique (1933) issue du dossier « Théâtre,


Cinéma, Music Hall », boîte « G. Berte, Organes copulateurs, notes
sur les arts et la littérature » (Fonds Berte, Réserve précieuse, ulb).

Publicité pour la Librairie de La lune (s.d), boîte


« Bibliographie obsçoena » (Fonds Berte, Réserve précieuse,
ulb).
136 du musée au cimetière : le sexe désensualisé

Comme nous l’avons vu, c’est par l’archéologie et par le dessin que Georges
Berte commence son « Mundaneum du sexe ». Il connaît le latin, le grec ancien et
manie bien l’allemand. Ses connaissances l’aident à rencontrer des archéologues,
des directeurs de musées. S’il ne peut les rencontrer, il leur écrit. Ils sont français,
allemands ou belges. Il se rend dans des musées et reproduit des amulettes puis des
phallus. Sa passion devient compulsive. Toutes les amulettes seront dénichées où
qu’elles se trouvent. Il se rend notamment à la salle des bijoux antiques du Louvre,
au Musée d’archéologie de Marseille, au Musée archéologique de Besançon. Le
directeur du Musée étant absent lors de son passage, il lui écrit et entretient avec
lui, comme avec tous les directeurs de musées, une correspondance quelquefois fort
intéressante. Celui du musée de Besançon, notamment, lui fournit des renseignements
complémentaires sur un vase priapique en verre : « Mon prédécesseur était un homme
pudibond à l’excès qui était capable de placer des feuilles de vigne partout (j’ai enlevé
une bande de papier noir qu’il avait collé sur le phallus du Priape de notre beau vase
en verre). Il est donc assez probable qu’il ait caché dans quelque tiroir secret les
amulettes ithyphalliques qu’on aurait pu lui remettre pour nos collections ; en tout cas,
il n’y en a aucune dans nos vitrines »  55.
En 1914, quelques mois avant le début des hostilités, le collectionneur copie
encore patiemment l’inventaire de Musée secret de Marseille. Il accumule les articles,
y compris les plus insignifiants comme celui consacré à un monument singulier à
Reloses en Seine-et-Marne, en fait une roche phallique  56. Plusieurs libraires parisiens
le tiennent au courant des dernières parutions. Georges Berte est un client attachant
et surtout intéressant  57. De plus, Georges Berte connaît une certaine renommée. Un
antiquaire de Carcassonne lui écrit directement pour lui parler de la trouvaille d’un
phallus en bronze et lui en annonce le prix  58.
En découvrant ce qu’il dénonce comme étant le « tartufisme moderne »  59 qui tend
à faire disparaître les représentations phalliques dont il devient petit à petit spécialiste,
Georges Berte découvre aussi la nécessité de sauvegarder ce patrimoine étonnant et
décide de publier ses recherches. C’est ainsi qu’en 1914, il édite à compte d’auteur
toutes ses reproductions sous le titre Des organes copulateurs ; de leur figuration dans
les mœurs, arts et religions. Amulettes phalliques. Première partie. Le succès éditorial
ne semble guère fulgurant surtout que la guerre vient encore freiner sa diffusion   60

55
Lettre de Mr. Michel du Musée archéologique de Besançon, 25 août 1912. ulb, rp,
Fonds Berte, boîte « Berte. Organes copulateurs, correspondance ».
56
« Un monument singulier à Reloses (Seine-et-Marne) », extrait du Bulletin de
l’Association des naturalistes de la vallée du Loing, 1921. ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Culte
du Sexe ».
57
C’est notamment le cas de Eureka de la reliure. Jules Colas, libraire-relieur, Passage
Brady (33 boulevard de Strasbourg) qui, dans une lettre de 1901, lui signale que les volumes
commandés sont bien arrivés.
58
ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Berte Organes copulateurs, correspondance i ».
59
Copie d’une lettre adressée à Geo-Fourrier, 1er octobre 1934. ulb, rp, Fonds Berte, boîte
« Berte Organes copulateurs, correspondance i ».
60
Copie manuscrite de la lettre que Berte adresse au secrétariat général de la Bibliothèque
nationale, Fulvy, 10 décembre 1936. Berte écrit avoir retrouvé dans un déménagement le colis
inventorier et collectionner le sexe au début du xxe siècle 137

mais quelques amateurs, des bibliothèques ou encore des musées se procurent


l’ouvrage. Cette entreprise ne s’arrêta pas là et en 1930, Georges Berte publie une
seconde édition. Il y explique son projet initial ainsi que l’ampleur de ses recherches,
déjà en constante expansion, comme le montre l’extrait suivant :
Lorsque je me mis à ce travail, mon idée première était de me localiser. Je voulais
seulement parler des amulettes phalliques romaines ou gallo-romaines et, traitant
ainsi du Culte de Priape (…). Mes longues pérégrinations à travers la France que je
parcourus en tous sens, les nombreux musées que je visitai, les églises plus nombreuses
encore que je vis, me permirent de noter, dans les endroits les plus inattendus, les
sujets phalliques les plus divers. Mais leur quantité était telle qu’il y avait de quoi
être débordé. Aussi au lieu de chercher à endiguer le flot, je me laissais porter par lui,
au lieu de traiter du Culte de Priape avec notes accessoires, je résolus de parler des
Organes copulateurs - De leur figuration dans les Mœurs, Arts et Religions et de ne
faire qu’un chapitre de ce qui, primitivement, devait former tout l’ouvrage, car il était
impossible de rapporter à une commune origine toutes les manifestations priapiques,
ithyphalliques ou obscènes faisant l’objet des documents recueillis. Il va sans dire que
ceci est le résultat de recherches longues et onéreuses. Souvent ces recherches furent
rendues difficiles par le mauvais vouloir de Conservateurs de Musées plus pudibonds
qu’il ne sied à des gens de science et qui, enfouissant au plus profond des plus cachés
des tiroirs ces vestiges d’un autre âge, ne les montraient qu’à peine ou même pas du
tout  61.

On trouve tout dans l’ouvrage de Georges Berte, le moindre phallus a été répertorié
et dessiné. C’est ainsi qu’on y découvre même une reproduction du Manneken Pis de
Bruxelles. Grâce à cet ouvrage ainsi qu’à sa réédition, Georges Berte élargit encore
son cercle, son réseau d’initiés et d’amateurs. Rien d’anodin dans ses recherches sur
Priape, le sexe qu’il débusque dans tous les musées de France est masculin.
Mais Georges Berte ne s’arrête pas là. Il continue méthodiquement à classer
toutes les informations trouvées. Ses centres d’intérêt ne se limitent plus aux fameuses
amulettes qui guidèrent ses premiers pas dans ses recherches. Dorénavant tout ce
qui fait référence au sexe est collecté. Il garde tout et découpe la presse qu’il annote
inlassablement. Presse généraliste mais aussi plus spécialisée. Presse grivoise mais
aussi érotique. Citons notamment Histoires gauloises, Le Rire, Histoires pour lire
entre hommes, Paris Flirt ou autres Histoires de Fumoir et Histoires aérodynamiques.
Il découpe ainsi soigneusement toutes les histoires drôles faisant référence au sexe
ou à la sexualité qu’il classe soigneusement dans une boîte étiquetée « Folklore
érotique ». Il fait de même avec les proverbes et bien sûr avec les publicités. Tout y
passe ou presque : préservatifs, produits aphrodisiaques, douches vaginales, premiers
tampons, moyens contraceptifs, épilation, adresses de prostituées ou de lupanars, etc.
Le travail de Georges Berte nous permet d’étudier et de mieux comprendre les
canaux de diffusion et les réseaux de vente de la littérature érotique et pornographique.
Georges Berte débusque également l’information, notamment en commandant

composé de son ouvrage qu’il comptait adresser avant que la guerre n’éclate à la Bibliothèque
nationale et qu’il envoie en 1936. ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Berte Organes copulateurs,
correspondance, ii ».
61
ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Organes copulateurs ».
138 du musée au cimetière : le sexe désensualisé

des catalogues de « sex-shop » avant la lettre ou des photographies érotiques et


pornographiques. Ainsi en 1938, il écrit : « Je vous prie de bien vouloir me faire
parvenir votre catalogue d’articles d’hygiène ainsi que celui des appareils destinés
à la satisfaction des dames seules ». Il reçoit par retour de courrier différentes
brochures qu’il colle dans son petit cahier quadrillé, nous laissant ainsi une somme
d’informations importantes sur la vente de godemichés ou de moyens contraceptifs.
Il sait tout des différentes marques de préservatifs, leurs noms et leurs tailles. On
découvre ainsi plusieurs maisons réputées comme Bellard-Thilliez, C. Bor ou encore
Richardse & Cie qui vend des « appareils spéciaux pour l’usage intime de l’Homme
et de la Femme » : préservatifs, éponges parisiennes mais également la Céphalose,
« un excitant et un régénérateur qui donne naturellement la force, la vigueur » ou des
appareils électro-mécaniques permettant de vaincre « l’impuissance virile »  62. Il fait
de même pour obtenir des photographies. On découvre ainsi au fil de la lecture de
son courrier toute l’ingéniosité déployée par ces commerces pour ne pas tomber sous
le coup de la loi. Georges Berte reçoit ainsi des courriers recommandés contenant
des catalogues et autres photographies « toutes spéciales » représentant « des scènes
extraordinaires d’une folle passion, composées par plusieurs couples en action ». Ces
envois lui sont adressés sous « une forte enveloppe fermée, sans marque extérieure
contre remboursement des frais d’expédition et de manutention »  63. La confidentialité,
tout comme une certaine clandestinité, sont autant d’atouts commerciaux savamment
utilisés. La Maison Richardse & Cie dit approuver les lois « si nécessaires » qui
défendent la moralité publique : « Approbateurs sans réserve de cette loi, nous
n’expédions notre catalogue que sur demande formelle du client et à condition
expresse qu’il soit majeur ». Et de continuer : « Les personnes majeures qui désirent
recevoir, sous pli fermé, le catalogue intime, contenant la liste des ouvrages rares et
la nomenclature des curieuses photographies d’après nature (…) devront en faire la
demande sous pli fermé ». Suit la liste des carnets de photographies que l’on peut se
procurer : « le pucelage perdu », « lunes et verges, bien nettes et grandes »  64.
Georges Berte classe et ordonne ses annotations et ses différents collages. Cette
collection impressionnante lui donne envie de rédiger des études plus détaillées sur
différents sujets. Ces notes, elles, ne seront jamais éditées, mais ont le grand mérite
d’exister. C’est ainsi qu’en 1935, il rédige une étude sur les godemichés intitulée
Olisbos. Etudes d’ethnographie sexuelle. L’Olisbos, consolateur des dames et ses
succédanés. Georges Berte espère ainsi « attirer l’attention d’un nombre restreint de
Curieux » et propose outre un historique remontant à l’Antiquité, une iconographie
abondante et une bibliographie importante. Il se veut avant tout scientifique et
réaffirme cette posture mettant à disposition de ses lecteurs de nombreuses citations
qui « offrent une variété intéressante de style, d’esprit, de recherches depuis la haute
érudition jusqu’à la basse obscénité, inséparables d’un pareil sujet et auxquelles certes,

62
Grande Manufacture d’appareils spéciaux pour l’usage intime de l’Homme et de la
Femme, Maison Richard & Cie, s.d. ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Erotiques. Catalogues ».
63
Lettre recommandée adressée à Georges Berte, 1932. ulb, rp, Fonds Berte, boîte
« Erotiques, Catalogues ».
64
Grande Manufacture d’appareils spéciaux pour l’usage intime de l’Homme et de la
Femme, Maison Richard & Cie, s.d. ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Erotiques. Catalogues ».
inventorier et collectionner le sexe au début du xxe siècle 139

nulle usagère de l’appareil n’a songé, avant, après... ou même pendant son emploi ».
Tout en concluant : « je viens de passer une rapide revue des instruments de plaisir
pour femmes seules. Il n’entre pas dans le cadre de mon sujet de parler des appareils
utilisés par les couples... » et « si le temps me le permet, je donnerai aux Curieux
quelques petites études relatives aux instruments excitateurs... puis sur l’Infibulation,
l’excision et la couture, la phallotomie sacrée, les Etuis péniens, les préservatifs pour
les deux sexes »  65. Georges Berte n’ira pas au bout de son entreprise mais il proposera
encore une étude consacrée aux « Etuis pelviens ».
Aussi, l’absence de bibliothèque ou d’objets attenants à ce fonds pose-t-elle
question. En effet, les nombreux catalogues de librairies, les longues bibliographies
constituées par Georges Berte ainsi que les notes qu’il accumule sur ses petits
feuillets où il mentionne très souvent les références d’ouvrages laissent penser que
le collectionneur aurait pu posséder de nombreux livres. De même pour les objets.
Outre le fait qu’il est en contact avec des antiquaires, nous en trouvons quelques traces
ci et là, comme lorsque nous découvrons au dos de l’un de ses feuillets une facture
pour la commande de porte-manteaux priapique à l’Usine A. Fontaine, Manufacture
d’articles spéciaux pour primes et réclames  66. Cette bibliothèque et ces objets ont très
certainement existé. Ils ont sans doute été disséminés, vendus ou jetés par les héritiers
du collectionneur.

Conclusions : Georges Berte, un encyclopédiste du sexe ?


Toute sa vie, Georges Berte a accumulé des bribes d’informations sur le sexe, le sexe
dans tous ses états. Il coupe, colle, annote, entretient une volumineuse correspondance
avec des directeurs de musées mais aussi d’autres amateurs. Georges n’est pas tout
seul. Un réseau se tisse diffusant des données récoltées par quelques passionnés (en
témoigne sa correspondance), données quelquefois licencieuses. En effet, Georges
Berte trouve, achète, classe des photographies à caractère pornographique et cet
attrait pour les organes copulateurs lui vaut de passer auprès de certains pour un doux
dingue ou du moins un sérieux farfelu. Même – et peut-être surtout – son épouse
trouve cette passion dévorante et pour le moins déconcertante. Georges Berte aurait
pu être un homme du xviiie siècle, époque où la distinction entre ouvrages subversifs,
philosophiques ou scientifiques n’était pas nette  67. Mais dès l’époque napoléonienne,
la pornographie et les ouvrages contraires aux bonnes mœurs commencent à être
pensés comme catégorie à part entière. Et Georges Berte est bien aussi un homme
de la fin du xixe siècle, siècle où, comme l’a démontré Michel Foucault, le sexe et
ses représentations deviennent une affaire d’Etat. Mais c’est aussi de cette époque
que datent encore de vastes entreprises de récoltes d’informations sur l’humanité,

65
Olisbos. Etudes d’ethnographie sexuelle. l’olisbos, consolateur des dames et ses
succédanés, Paris, 1935. Cahier dactylographié. s.p. ulb, rp, Fonds Berte.
66
Malheureusement sans date. ulb, rp, boîte « G Berte. Folklore érotique iv ».
67
Voir notamment les propos liminaires de Valérie André dans R. Beauthier, J.-M. Méon
et B. Truffin (éd.), Obscénité, pornographie et censure. Les mises en scène de la sexualité
et leur (dis)qualification (xixe- xxe siècle), Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles,
2010, p. 21, en ligne : http://www.editions-universite-bruxelles.be/fiche/view/2567 (consulté
le 22 juillet 2013).
140 du musée au cimetière : le sexe désensualisé

où le savoir semble encore limité, où Paul Otlet et Henri La Fontaine imaginent et


façonnent le Mundaneum. Georges Berte a peut-être rêvé de ce « Mundaneum du
sexe ». En tout cas, il nous offre une documentation, certes disparate et hétéroclite
mais tout à fait inespérée sur ce que notre société a toujours voulu dissimuler sans
cesser de s’y intéresser. Grâce à cette obsession heuristique, les chercheurs découvrent
des documents rares souvent passés aux oubliettes de l’histoire.
partie iv

Un sexe à soi :
la réappropriation par la pratique
Spéculum, miroir et identités :
le self help gynécologique à Bruxelles
dans les années soixante-dix
Vanessa D’Hooghe

Le self help « gynécologique » est une méthode d’investigation de leur sexe par
les femmes, pratiquée en groupe à l’aide de matériel gynécologique – souvent un
spéculum plus un miroir et éventuellement une lampe de poche – ou par la parole. Elle
se pratique en dehors de toute dimension médicale ou sexuelle et vise l’apprentissage
par l’observation. Elle apparaît aux Etats-Unis au début des années soixante-dix, en
Belgique en 1973, et est étroitement liée à la deuxième vague du féminisme. Je m’y
suis intéressée dans le cadre d’une thèse de doctorat qui porte sur le réaménagement
du modèle de féminité entre 1960 et 1980 en France et en Belgique. Dans le cas
présent, je me suis attachée à un moment de tension, celui de la contestation du modèle
sexuel patriarcal, lorsque la sexualité et plus particulièrement l’hétérosexualité est un
espace érigé en enjeu où vont s’opérer des tentatives de redéfinitions conscientes et
volontairement transgressives du modèle d’identité sexuée féminin. Ce texte vise à
comprendre en quoi la pratique du self help fait partie de ces tentatives.
Bien qu’apparaissant comme un véritable « phénomène » subversif et limité à la
sphère féministe, le self help sera remis en contexte, au-delà du féminisme de la nouvelle
vague qui l’a porté. Il prend sa place en tant que réaction au modèle d’identité sexuée
féminin mais aussi comme une étape dans l’histoire de la médecine, de la psychologie
ou encore de la sexologie. Il voit en effet le jour après les rapports Kinsey mais avant
le rapport Hite qui ont observé, eux aussi, la sexualité. S’il se positionne à l’encontre
d’une médecine ultra-médicalisante et donc considérée comme déshumanisante, il
naît aussi en parallèle d’une tentative de réforme de celle-ci. Il y laissera même son
empreinte selon Ilana Löwy  1. Aussi, le self help n’est pas le seul geste qui échappe à

1
I. Löwy, « Le féminisme a-t-il changé la recherche biomédicale. Le Women Health
Movement et les transformations de la médecine aux Etats-Unis », Travail, Genre et Sociétés,
14/2005, p. 89-108.
144 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique

l’époque au monde médical. Il naît en lien avec la question de l’avortement qui, dans
l’attente de sa dépénalisation, est pratiqué hors milieu hospitalier par des groupes
de femmes auto-formées (le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la
contraception – mlac – en France) ou dans les centres de planning familial en France
et en Belgique, avec ou sans la collaboration des médecins.
Le sujet n’a pas encore fait l’objet d’une étude approfondie en Belgique. Il a été
abordé pour la France par Michelle Zancarini-Fournel dans un article à propos de
la traduction de l’ouvrage phare du self help intitulé « Notre corps, nous-mêmes »  2.
La pratique a été étudiée plus largement aux Etats-Unis par Michelle Murphy qui
fait état de ses origines et de sa philosophie  3. Ces recherches ont été très utiles afin
de comprendre le développement du self help à Bruxelles, produit de la très grande
mobilité des idées féministes dans les années soixante-dix. Si elle est ici abordée sous
l’angle de la transgression du modèle d’identité sexuée féminin, la pratique du self
help est aussi un cas d’étude très intéressant en ce qui concerne l’internationalisation
du mouvement féministe. Le but de cette contribution est d’éclairer son histoire en
Belgique, au sein de la Maison des femmes de Bruxelles plus précisément, et par la
même occasion, d’apporter une pierre à l’édifice du parcours de cette pratique du self
help, qui a voyagé et dépassé les frontières.

La naissance du self help et son arrivée en Belgique


Le self help naît aux Etats-Unis dans les milieux féministes au mois d’avril 1971,
dans le sillage des groupes de prise de conscience à propos du corps des femmes
qui ont alors lieu à Boston et qui touchent pour l’essentiel des femmes blanches des
classes moyennes  4. Dans ces groupes, les participantes avaient entamé la collecte
d’informations médicales afin de les comparer à leur expérience et, le cas échéant,
de pouvoir les opposer aux gynécologues « perçus comme paternalistes, normatifs et
répressifs »  5. Ce travail aboutit la même année à la publication de l’ouvrage « Our
Bodies, Ourselves ». Lorsque le self help voit le jour, il est étroitement lié à la question
de l’avortement, encore illégal. A Los Angeles, lors d’une réunion à propos de la
dépénalisation de l’avortement, Carole Downer (connue pour être l’initiatrice du self
help) relève sa jupe pour montrer ce qu’elle a appris dans un centre qui pratique
les interruptions volontaires de grossesse. S’en suit une prise de conscience : les
femmes ne connaissent rien des procédés de l’avortement pour lequel elles se battent
et pourtant, accéder à son sexe est simple. Les instigatrices du self help continueront

2
M. Zancarini-Fournel, « Notre corps, nous-même », in E. Gubin et al. (dir.), Le siècle
des féminismes, Paris, Editions de l’Atelier, 2004, p. 195-208. Voir également dans le même
ouvrage, S. Chaperon, « Contester normes et savoirs sur la sexualité (France Angleterre 1880-
1980) », p. 333.
3
M. Murphy, « Immodest Witnessing : The Epistemology of Vaginal Self-Examination in
the us Feminist Self Help Movement », Feminist Studies, 30/1, 2004, p. 115-147.
4
Le Women’s Health Movement connaîtra quelques tentatives infructueuses de contact
avec les femmes d’autres classes sociales ou de couleur ainsi que des tensions à propos de sa
représentativité, lorsqu’il dit parler au nom de toutes les femmes, I. Löwy, « Le féminisme a-t-il
changé la recherche biomédicale... », op. cit., p. 94.
5
Idid., p. 91.
spéculum, miroir et identités 145

à travailler à une méthode d’interruption de grossesse efficace, physiquement et


psychologiquement moins lourde et que les femmes pourraient pratiquer elles-mêmes
sans risque. Mais très vite, il leur apparaît que l’avortement n’est qu’une partie du
problème ; il est précédé de nombreux tabous sexuels et de l’ignorance de son corps  6.
L’ensemble de ces activités : activisme, collecte de données médicales, auto-examen
et auto-médecine, seront le fait du Women’s Health Movement.
La démarche du self help s’appuie donc sur le constat que les femmes ne connaissent
pas leur sexe et n’y ont pas accès. Or, le vagin est un endroit accessible. Ce manque de
connaissance est surtout dû à la difficulté pour les femmes de l’observer elles-mêmes.
En effet, la médicalisation et l’éducation imposent qu’une fille ne touche pas et ne parle
pas de son sexe, l’outillage nécessaire à l’observation n’étant un obstacle que dans la
mesure où la morale et l’éducation empêchent l’initiative. Tout ceci fait du vagin un
domaine réservé aux médecins, presque toujours des hommes, uniques détenteurs du
savoir en la matière. En effet, de la visite chez le gynécologue à l’accouchement, les
membres du corps médical sont nombreux à le voir et à l’ausculter.
D’un point de vue très pragmatique, l’idée initiale du self help telle qu’exprimée
à son arrivée en Belgique est celle-ci : examiner soi-même son vagin avant de décider
si une visite chez le gynécologue s’impose devrait « relever du même principe que de
regarder dans sa gorge lorsqu’on y ressent une démangeaison ; on apprend à distinguer
l’état normal de l’état maladif, à apprécier si un remède maison suffit ou s’il faut faire
appel à un médecin »  7. Cette démarche a suscité une levée de boucliers de la part du
corps médical aux Etats-Unis. Certaines instigatrices du self help seront brièvement
emprisonnées pour exercice illégal de la médecine après avoir conseillé un traitement
à base de yaourt contre certaines infections vaginales  8.
Le self help se déroule généralement en plusieurs séances lors desquelles
les femmes apprennent à se servir d’un spéculum en plastique et d’un miroir. Il
s’accompagne aussi de groupes de prise de conscience où les participantes parlent
de leur expérience en tant que femmes, de leur corps et de leur sexualité. Dès qu’une
femme déjà initiée constitue un groupe autour d’elle pour lui transmettre cette
pratique, elle crée une nouvelle clinique de self help, qui n’est donc pas attachée à un
lieu spécifique mais constituée par un groupe de pratiquantes. Les membres du groupe
pourront ensuite en constituer d’autres et répandre la technique. Les informations
diffusées lors des séances touchent au contrôle des naissances, à la gynécologie ou
encore à la situation légale en matière d’avortement. Le mouvement édite diverses
brochures ainsi que plusieurs ouvrages visant à aider des groupes de femmes à mettre
en place leur propre clinique. Le plus connu, « Our Bodies, Ourselves », édité par
le collectif de Boston pour la santé des femmes est traduit en français en 1977  9. Il
est vendu en France à des dizaines de milliers d’exemplaires et à plus d’un million

6
M. Murphy, « Immodest Witnessing... », op. cit., p. 115.
7
Carole Downer citée dans « Deux Américaines à Bruxelles propagent l’idée de centres
de santé pour les femmes », Le Soir, 24 octobre 1973, Carhif, woe, dossier k2.
8
Selon l’idée que les bactéries dans le yaourt renforceraient les lactobacilles naturellement
présents dans le vagin. Coupure de presse du Brussels Times, 25 octobre 1973, Carhif, woe,
dossier c3.
9
M. Zancarini-Fournel, « Notre corps, nous-même », op. cit., p. 209.
146 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique

aux Etats-Unis, devenant emblématique du combat féministe pour la libre disposition


de son corps. L’identité des femmes est posée en enjeu dès la préface de l’édition
française, comme le rapporte Michelle Zancarini-Fournel : « un tel livre, utilisable
dans la pratique de tous les jours, répond aux questions que se posent les femmes
sur leur physiologie, le fonctionnement de leur corps, mais aussi sur leur sexualité et
leur identité de femmes dans les rapports sociaux actuels »  10. Le mouvement débute
en 1971 et en 1973, il aurait déjà touché environ dix mille femmes et une centaine
de cliniques auraient vu le jour à travers les Etats-Unis  11. Cette année-là, il arrive à
Bruxelles.
L’histoire du self help en Belgique est intimement liée à celle du Women
Overseas for Equality (woe) et fait arrêt à Bruxelles par son entremise. C’est par un
bref historique du woe que l’on peut entrevoir les dimensions et l’ancrage du self
help en Belgique. Le woe est une organisation féministe créée à Bruxelles en 1971 à
l’initiative d’une écrivaine nord-américaine, Diane Sidon. Elle a suivi son mari venu
à Bruxelles pour raison professionnelle, abandonnant aux Etats-Unis ses études et son
activité dans le mouvement des femmes. En Belgique, en tant qu’expatriée, elle se sent
très vite isolée et y remédie en créant un groupe de libération des femmes de langue
anglaise  12. Le woe se constitue autour d’un groupe de femmes qui se rencontrent de
façon informelle une fois par semaine au début, puis de façon plus espacée à mesure
que ses membres trouvent un emploi. Cette organisation demeure tout au long de
son existence indépendante, même si elle collabore avec beaucoup d’autres groupes
féministes belges. Elle reste anglophone et tournée vers les expatriées de tous pays,
bien que, à certains moments de son histoire, des activités aient été organisées en
français et que les contacts avec des femmes belges aient été plus soutenus. Elles
ont notamment participé aux manifestations pour la dépénalisation de l’avortement,
à l’organisation des premières journées des femmes en Belgique et à la création de la
Maison des femmes de Bruxelles. Elles s’y sont réunies régulièrement par la suite  13.
Diane Sidon et les autres expatriées ont apporté avec elles un mode de fonctionnement
largement répandu parmi les féministes américaines : les groupes de prise de
conscience et de parole autour de problèmes féminins, qu’elles organisent au sein du
woe. Elles gardent de nombreux liens avec le mouvement féministe aux Etats-Unis et
en Grande-Bretagne. Leur ambition est de servir de pont entre les féministes belges et
celles de leur pays d’origine  14. Elles reçoivent en Belgique des activistes féministes
comme Erin Pizzey, Diana Russel, Fran Hosken, Kate Millett et Ti-Grace Atkinson  15.
En 1978, le woe compte cent vingt membres de onze nationalités différentes dont
quelques Belges, d’âge compris entre vingt-trois ans et cinquante ans et plus  16.

10
Ibid.
11
Coupure de presse du Brussels Times, 25 octobre 1973, Carhif, woe, dossier c3.
12
« Herstory in the making », sans date, woe, Carhif, dossier « calendrier des activités ».
13
Ibid. Voir également le périodique de la Maison des femmes (dans son ensemble),
conservé au Carhif.
14
Le féminisme pour quoi faire ? Les Cahiers du grif, 1, 1973, p. 40-41.
15
« woe, 1980 », 1980, Carhif, woe, dossier « Tracts 1973-1980 ».
16
Rough draft (long version) of pamphlet or broadsheet, 1978, Carhif, woe, dossier
« Tracts 1973-1980 ».
spéculum, miroir et identités 147

En 1973, le woe, essentiellement en la personne de Lydia Horton  17, entretient des


contacts soutenus avec « The West Coast Sisters » qui ont créé le Feminist Women’s
Health Center. Il organise avec elles une tournée européenne à propos du self help.
Trois instigatrices du self help vont parcourir plusieurs pays d’Europe ; elles y seront à
chaque fois accueillies par les groupements féministes locaux, logées et hébergées par
leurs membres  18. Le woe commandera pour leur venue des centaines de spéculums en
Angleterre comme en attestent les documents de douane. Les organisatrices enverront
ensuite ces spéculums à travers l’Europe, de la façon la plus discrète possible : « I
sent the speculums to you today. Hope they arrive quickly and in good shape. They
are pretty fragile we have found. On the customs declaration I described the contents
of the package as being « Specul---s » wich I hope they will think is «Speculoos», the
Belgian and Dutch cookies ! »  19.
Bruxelles est le premier arrêt de cette tournée européenne. Les trois représentantes
du Feminist Women’s Health Center souhaitent non seulement présenter le self help
mais aussi échanger à propos de la situation de l’avortement aux Etats-Unis, ce
qui semble faire débat à l’intérieur des groupements féministes belges. Après avoir
contacté Lily Boeykens  20 et Adèle Hauwel  21, qui auraient réagi au danger d’une
lecture sur l’avortement dans un contexte politique belge alors tendu autour de cette

17
Lydia Horton (1921-2012), féministe d’origine américaine, psychologue de formation.
Elle s’engage dans l’armée en 1942 à la création des Navy Waves (Women Accepted for Volunteer
Emergency Service). Après la Deuxième Guerre mondiale, elle travaille à l’ambassade des Etats-
Unis où elle rencontre son mari, journaliste à l’International Herald Tribune. Elle vit ensuite
en Suisse puis à Bruxelles, où elle organise en 1976 l’International Tribunal on Crimes Against
Women et participe à la fondation de la Maison des femmes et du woe. Notice nécrologique in
Portland Press Herald/Maine Sunday Telegram, 29 avril 2012. Consulté en ligne le 30 avril
2013. Voir également « Interview with Lydia Horton », Journal of Feminist Family Therapy,
8/4, 1997, p. 57-58.
18
Document « Report of Female Health European Tour, oct.-dec. 74 », Carhif, woe,
dossier e. « Avortement. Documentations Feminist women’s Health Center ».
19
Lettre de Lydia Horton à Dorothea Staudinger, 4 janvier 1974, Carhif, woe, dossier k2.
20
Lily Boeykens (1930-2005), co-fondatrice du Vrouwen Overleg Komitee, présidente du
Conseil national des Femmes flamandes puis du Conseil international des Femmes belges, elle
participe à l’organisation de la première journée des femmes en Belgique à celle du Tribunal
international des crimes contre les femmes en 1976 à Bruxelles. Elle assiste à toutes les grandes
réunions de l’onu avant de représenter la Belgique au sein de la commission de l’onu sur le
statut des femmes. V. Ceulemans, A. Vanthienen, Lily Boeykens, een grenzeloze feministe,
Documentatiecentrum RoSa vzw, 2004.
21
Adèle Hauwel (1920-2004), docteure en médecine, féministe, elle s’engage dès 1935
dans le Groupement belge de la Porte ouverte, qu’elle remet sur pied après la Deuxième
Guerre mondiale et dont elle devient la secrétaire. En 1966, elle soutient la grève des femmes
à la Fabrique nationale d’armes de Herstal ainsi qu’un certain nombre d’autres actions de la
nouvelle vague du féminisme dans les années soixante-dix. Dans sa pratique de la médecine,
elle est particulièrement attentive aux questions de contraception et d’avortement. Elle est l’une
des personnalités qui font le lien entre l’« ancien » et le « nouveau » féminisme en Belgique.
Voir E. Gubin (dir.), Dictionnaire des femmes belges. xixe et xxe siècles, Bruxelles, Racine, 2006,
p. 310-311.
148 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique

question  22, le woe envisage que l’événement se déroule sur une base « privée ».
C’est pourquoi la venue des représentantes du Feminist Women’s Health Center se
fera en petit comité, à l’American Youth Center, avenue des Saisons à Ixelles, le 17
octobre 1973  23. Portant sur le self help et la démystification de la gynécologie, la
conférence est donnée par Carol Downer (quarante ans), Debbi Law (vingt-trois ans)
et Gertrude Stone (soixante-deux ans). Les organisatrices attendent environ quatre-
vingts personnes  24 et parlent devant une audience composée surout de femmes
américaines, anglaises et belges. Elles présentent le self help à l’aide de slides,
expliquent l’utilisation de l’appareil « Del’-Em » pour l’extraction des règles  25, font
une démonstration d’un auto-examen et diffusent un film sur la marche qui a eu lieu
à Namur pour protester contre l’arrestation du docteur Willy Peers  26. Arrivé des
Etats-Unis via le woe, la manière dont le self help est diffusé en Belgique est donc
étroitement liée non seulement à l’arrivée de militantes américaines mais également
au contexte politique national belge.
La presse offre un écho modéré à l’arrivée du self help en Belgique mais donne
tout de même une visibilité à l’événement, parfois à l’instigation de journalistes liées
au mouvement féministe. Deux articles paraissent peu avant que prenne place la
première clinique de self help, le 28 octobre 1973 : Suzanne Van Rockeghem écrit un
article à ce sujet dans le quotidien Le Soir  27, un autre paraît également dans le Brussels
Times  28. Les 10 et 11 novembre 1973, lors de la deuxième journée des femmes en
Belgique, le woe tient un stand où sont vendus des spéculums à Anvers et Bruxelles.
Elles y écoulent également des exemplaires de la traduction de l’ouvrage « Self help
i » et des copies de l’article de Suzanne Van Rockeghem déjà cité. Ces quelques faits
et la vraisemblable traduction de l’ouvrage incontournable « Our bodies, ourselves »
en néerlandais par Lily Boeykens  29 témoignent d’un certain intérêt pour le self help
en Belgique.
L’année 1976 sera un autre moment fort du self help en Belgique. C’est l’année
du « Tribunal international des crimes contre les femmes » qui se tient à Bruxelles.
D’après certaines sources, le self help est l’une des activités annexes au Tribunal qui a
eu le plus de succès. Des féministes de différents pays organisaient des séances trois à
quatre fois par jour, dans différentes langues et pour des groupes hétéros, lesbiens ou

22
Au début de l’année 1973, le docteur Willy Peers est emprisonné pour la pratique des
avortements, ce qui marque un moment de crispation dans la lutte pour la dépénalisation.
23
Lettre du woe à ses membres, 9 octobre 1973, Carhif, woe, dossier k2.
24
Nous ne savons pas au juste combien étaient présentes.
25
Cet appareil sert à vider l’utérus chaque mois, qu’il s’agisse des menstruations ou d’un
début de grossesse, sans appliquer de distinction entre les deux ni envisager une éventuelle
fécondation tant que la femme ne désire pas d’enfants.
26
Coupure de presse du Brussels Times, 25 octobre 1973, Carhif, woe, dossier c3.
27
« Deux Américaines à Bruxelles propagent l’idée de centres de santé pour les femmes »,
Le Soir, 24 octobre 1973, Carhif, woe, dossier k2.
28
L’une des fondatrices du woe, Joan Z. Shore, écrit pour le Brussels Times.
29
Lettre de Sextant demandant à l’une des responsables du woe de lui communiquer le
nom et l’adresse de la femme en Flandre qui traduit « Our bodies, Ourselves » en néerlandais,
1er novembre 1973, Carhif, woe, dossier k2.
spéculum, miroir et identités 149

mixtes  30. A partir de cette année-là, quelques principes du self help font leur chemin
à l’intérieur d’un groupe appelé « Médecine femmes » qui s’inspire directement
de sa philosophie, offrant tant l’occasion d’une réflexion collective sur le sexe des
femmes que des consultations, ouvertes à toutes, par des femmes médecins  31. A partir
d’octobre 1977, de véritables séances de self help se tiennent dans ce groupe, après
un appel aux femmes qui ont déjà été initiées  32. « Médecine femmes » n’a pas laissé
énormément de trace de son activité dans les archives, si ce n’est la régularité de ses
réunions à la Maison des femmes de Bruxelles, renseignées dans le bulletin mensuel
de celle-ci.

Produire un savoir contre les stéréotypes


Lorsque le self help voit le jour, les femmes se trouvent face à un modèle de
sexualité dont les racines les plus proches sont à chercher dans la psychanalyse
freudienne. Ses théories se répandent largement entre les années vingt et soixante,
notamment grâce aux nouvelles recherches des élèves de Freud ainsi qu’à la
popularisation et à la vulgarisation de celles-ci. Au cours de ces recherches, lui et ses
disciples réactualiseront le lien fort entre sexualité féminine et identité sexuée. Hélène
Deutsch, notamment, s’en fera la meilleure artisane. Selon ses écrits, l’orgasme
vaginal est le signe qu’une femme est en bonne santé physique et psychique et qui
a réussi à harmoniser, dans le lieu symbolique qu’est le vagin, désir sexuel et désir
de reproduction. Ce rassemblement de deux désirs fait de la jeune fille, une femme
accomplie. Ce faisant, Deutsch fait du vagin le lieu de l’accomplissement de la
véritable féminité et fixe une fois pour toutes l’origine de l’identité de genre dans
le corps des femmes. Le vagin, qui attend d’être éveillé à la sexualité par l’action
du pénis, est passif et masochiste ; la femme l’est également. La femme qui aime
son mari, choisit la maternité et accepte sa position, connaît aussi l’orgasme. Cela
fonctionne aussi dans l’autre sens : la femme qui apprend à avoir un orgasme vaginal
apprendra aussi à accepter sa position, choisira la maternité et tombera amoureuse de
son mari. Il y a superposition entre l’orgasme et la féminité et entre la sexualité et le
rôle social. Quand Freud et Deutsch confondent orgasme, identité et comportement,
la frigidité est beaucoup plus qu’un problème physique ou psychologique : elle aide
à distinguer la femme normale de la femme anormale. Le vagin étant le lieu de la
sexualité féminine saine autant que le lieu de réalisation de la féminité, la sexualité
clitoridienne est donc interprétée comme un refus de la femme d’accepter son rôle
féminin et sa féminité  33. Alors qu’à l’origine, les psychiatres et les médecins sont

30
L. Horton, « Le tribunal international des crimes contre les femmes », in Violence,
Les Cahiers du grif, 14-15, 1976, p. 83-86 ; Crimes Against Women : Proceedings of the
International Tribunal compiled and edited by Diana E. H. Russel and Nicole Van de Ven,
Ed. Les femmes, novembre 1976.
31
La maison des femmes : bulletin mensuel, janvier 1976, s. p.
32
Le bulletin de la maison des femmes, 1er octobre 1977, p. 21.
33
J. Gerhard, « Revisiting « the myth of the vaginal orgasm » : the female orgasm in
American sexual thought and second wave feminism », Feminist Studies, Women and Health,
26/2, 2000, p. 449-476.
150 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique

frileux face aux théories de Freud, tant en France  34 qu’en Belgique  35, il n’empêche que
les principes établis par celui-ci sont bien présents dans les ouvrages de vulgarisation
qui concernent les femmes et leur sexualité diffusés en Belgique dans les années
soixante et soixante-dix  36.
Si la libération sexuelle et l’évolution du modèle du couple conjugal ont mis en
avant l’importance de l’éducation sexuelle et de la sexualité épanouie pour les deux
sexes comme ciment du couple  37, la façon d’envisager la sexualité féminine n’en a
pas été complètement révolutionnée. Les années soixante connaissent une profusion
de livres destinés aux adultes à propos de leur sexualité dans lesquels la femme est
considérée comme entièrement dirigée par sa physiologie et peu intéressée par la
sexualité. L’orgasme (clitoridien ou vaginal) non réalisé au cours de la relation sexuelle
est une menace pour le couple : du fait de sa nature fondamentalement nerveuse, il
laisse la femme dans un équilibre instable qui peut se rompre à tout moment  38. La
frigidité est considérée soit comme une non-acceptation de la féminité, soit comme
une punition inconsciente, par la femme, de l’homme pour sa mauvaise attitude dans
le couple. L’homme est quant à lui vivement critiqué pour son manque de tendresse.
La virilité agressive, présentée comme inhérente à la nature de l’homme, est alors de
moins en moins tolérée. Dans cet ordre d’idées, l’attention du mari est la solution à
presque tout, que celle-ci prenne la forme de préliminaires pour mener son épouse à
l’orgasme, ou qu’il s’agisse de manifester un intérêt pour le quotidien de la femme
au foyer afin d’éviter que, se sentant délaissée ou dénigrée, elle n’aille « s’enfermer »
dans la frigidité  39.
Outre l’ancrage psychologique attribué aux problèmes dits « féminins », la
médecine approche à l’époque le ou la patient(e) comme un « corps objectif », dont les
symptômes peuvent donner au médecin tout ce qu’il a à savoir, sans plus passer par le
malade. Les avancées technologiques de la médecine – analyses, radios, prélèvements,
biopsies et imageries médicales – permettent de scruter le corps en faisant abstraction

34
J. Sédat, « La réception de Freud en France durant la première moitié du xxe siècle. Le
freudisme à l’épreuve de l’esprit latin », Topique, 115, 2/2011, p. 51-68.
35
Voir les articles de L. Di Spurio et Julie De Ganck dans le présent volume.
36
Voir, entre autres, L. Cervantès, Et Dieu créa l’homme et la femme, Paris, Editions
universitaires, Bruxelles, éditions Feuilles familiales, 1961 ; L. Levine et D. Loth, Femmes
modernes et sexualité conjugale, Les éditions de la table ronde, Ambassade du livre à Bruxelles,
1965 (traduit de l’anglais, édition originale, The frigid wife, 1962) ; M. Oraison, Le mystère
humain de la sexualité, Paris, Editions du Seuil, 1966 ; D. Saramon, Le sexe et l’amour, tomes
i et ii, Editions Sodi, 1967 ; Dr H. Michel-Wolfromm, Cette chose-là, Les conflits sexuels de la
femme française, Paris, Grasset, 1970 ; Dr M. Levrier et Dr G. Roux, Dictionnaire intime de la
femme, Privat éditeur, 1970 ; P. Daco, Comprendre les femmes et leur psychologie profonde,
Verviers, Marabout Service « femme », 1975 (au moins cinq rééditions entre 1975 et 1987).
37
A.-C. Rebreyend, Intimités amoureuses : France, 1920-1975, Toulouse, Presses
Universitaires du Mirail, 2008, p. 205-206.
38
Dr N. Lamare, La connaissance sensuelle de la femme, Kapellen Anvers, Ed. Walter
Beckers, 1968.
39
Dr Hélène Michel-Wolfromm, Cette chose-là, Les conflits sexuels de la femme
française, op. cit.
spéculum, miroir et identités 151

de la personne  40. Par ailleurs, si les femmes médecins se spécialisent, de façon


attendue, dans la pédiatrie ou la gynécologie, leur nombre est trop faible pour faire la
différence. A titre indicatif, il y a à l’Université libre de Bruxelles 21% de diplômées
en médecine (764 femmes sur 3 564 hommes) entre 1944 et 1969, ce qui ne veut
pas dire que toutes exercent la profession. En 1954 (année la plus proche de notre
recherche pour laquelle nous disposons de données chiffrées), il y a à Bruxelles 153
femmes médecins pour 2 640 hommes, soit 5,7%  41.
D’après la philosophie du self help, l’emprise masculine sur la médecine et plus
particulièrement la gynécologie aurait pour conséquence d’entretenir une série de
stéréotypes liés aux femmes. Au-delà d’un examen vaginal impersonnel et souvent
douloureux, les femmes auraient à subir à l’intérieur du cabinet médical les préjugés
du gynécologue et se trouveraient fort dépourvues pour y répondre. Les médecins lient
facilement toute une série de symptômes physiques à des problèmes émotionnels de la
femme. Des soucis médicaux sont alors considérés comme triviaux ou psychologiques
et les femmes, renvoyées à leur image d’angoissées et d’hypochondriaques. Les
femmes, qui connaissent mal leur propre corps, rentrent chez elles avec pour seule
indication de gérer au mieux leurs émotions et de se détendre. En prime, elles
ressentent une légère culpabilité d’avoir gaspillé le temps du médecin. Le self help
souhaite rendre le savoir gynécologique accessible au plus grand nombre afin de
lutter contre ces médecins qui incluent souvent, en tout ou en partie, l’hypersensibilité
féminine au diagnostic :
« Male physicians, being unable to see their complicity in maintaining the
sexist society that is putting literally unbearable strains upon us, cannot admit that
oftentimes we do not need, as one man said, « simple kindness », but rather simple
justice. Postpartum blues are cured more by help with the housework than our husband
complimenting our hairdo ; menopausal depression could be cured by allowing us to
lead meaningful, full lives at this time instead of our having nothing to look forward
to for the remaining part of our lives except ridicule, neglect and inevitable poverty.
(...) Endometriosis is often accompanied by pain in heterosexual intercourse. We are
told that we must learn to enjoy sex – by the time we find out that our pain is not
psychological in origin, the condition has progressed where even surgery will not
totally correct it »  42.

Comme l’explique Michelle Murphy, historienne, les séances de self help ne se


limitent pas à l’utilisation du spéculum. Lors de la pratique de groupe de prise de
conscience, la somme des expériences n’est pas analysée afin de fournir une thérapie
individuelle mais dans le but de dégager la condition sociale commune à toutes les
femmes en tant que catégorie opprimée. Lorsque toutes ces expériences jusqu’alors
isolées sont mises ensemble, elles font de l’oppression une réalité, un fait prouvé

40
J.-P. Gaudillière, La médecine et les sciences, xixe-xxe siècles, Paris, La Découverte,
2006, p. 9-10.
41
D. Noltinckx, « Les femmes médecins à Bruxelles (1890 à nos jours) », Sextant,
Femmes et médecine, 3, 1995, p. 166-167.
42
Covert Sex discrimination against women as medical patients by Carol Downer,
5 septembre 1972, Carhif, woe, Dossier e « Avortement. Documentations. Feminist women’s
health Center ».
152 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique

par la démarche de la prise de conscience, considérée par les féministes comme une
méthode scientifique. Les féministes qui pratiquent les groupes de prise de conscience
partent de l’expérience des femmes pour établir le savoir et non le contraire. Dans ce
contexte, la réalité de chacune des femmes est validée scientifiquement et s’impose
comme définition de ce qu’est une femme, prenant la place de ce qui est déjà écrit,
dans le domaine médical ou de la psychologie. L’observation collective crée, selon la
démarche du self help, une donnée scientifique. De cette façon, un certain nombre de
savoirs sont invalidés par l’expérience et de nouvelles données se créent  43.

Dire la sexualité féminine différement et collectivement


Jeanne-Marie Gagnebin  44 fait l’expérience du self help en participant à une
séance organisée par le Centre féministe de Berlin lors du «Tribunal international des
crimes contre les femmes » qui se tient à Bruxelles en 1976. Elle en témoigne dans les
Cahiers du Grif en 1978  45. Outre la déconstruction des stéréotypes médicaux, le self
help, en dénonçant la mise sous silence de la sexualité féminine, participe aussi à faire
éclore une nouvelle facette de l’identité féminine, encore non mise en langage par
les femmes elles-mêmes, inexistante jusqu’alors comme constitutive d’une identité
construite socialement. Les femmes sont insensibilisées du nombril aux genoux, et
commencent leurs toutes premières années avec les mots : « ne touche pas », « ne
regarde pas »  46.
Le but, pour les femmes qui participent à ces séances de self help, est d’approcher
au plus près leur sexualité, de se la ré-approprier et de connaître ce qu’elle est hors de
toute domination masculine ou contrainte de société. Il s’agit, en soi, de l’exploration
d’une terre inconnue, tant la sexualité féminine et le sexe féminin sont soit appréhendés
uniquement au travers d’un discours androcentrique, ou alors délibérément entourés
d’un mystère entretenu et surveillé par la société, inextricablement liés à la notion
de séduction. La réalité de la sexualité féminine doit rester secrète, tel un divin et
séduisant mystère. Et Jeanne-Marie Gagnebin reprend une citation de Luce Irigaray :
« Il me faut exposer mon corps mais cacher mon sexe, mettre en valeur un corps muni
d’un sexe « qui n’en est pas un » »   47. Alors que le pénis est visible et valorisé par le
regard, le sexe féminin est caché et n’est pas montrable.
Les femmes qui pratiquent l’auto-auscultation cherchent à parler de leur corps
en se départissant du discours dominant sur la sexualité. Il s’agit, par exemple, de ne
pas décrire les moments de joie sexuelle en termes de « réussite ». Elles cherchent à
dépasser les catégories qu’elles ont intégrées : « (...) femmes classées et séparées en
femmes frigides ou non, libérées ou non, normales ou malades ; et sur notre sexualité
divisée, hétéro- ou homo-sexualité, orgasme ou frustration, coït ou solitude ». Si elles

43
La méthode est particulièrement bien décrite dans M. Murphy, « Immodest
Witnessing... », p. 126-127.
44
Jeanne-Marie Gagnebin (1949), née en Suisse, aujourd’hui professeure de philosophie
et de théorie littéraire à l’Université de Sao Paulo.
45
J.-M. Gagnebin, « Je suis mon corps. Sur un groupe de Self Help », Le corps des femmes,
Les Cahiers du grif, 20, 1978, p. 40-41.
46
« Centre de santé des féministes », février 1973, Carhif, woe, dossier k2.
47
Citée dans J.-M. Gagnebin, « Je suis mon corps. Sur un groupe de Self Help », op. cit.
spéculum, miroir et identités 153

veulent aller au-delà d’un « étiquetage », elles veulent également aller au-delà d’un
« but » : « (...) nous recherchions une connaissance de notre corps qui nous permette de
vivre notre sexualité en intégrant notre fertilité, et non en la refoulant (contraception)
ou en la subissant comme un destin (position de l’Eglise catholique) ».
En effet, outre l’auto-auscultation, la déconstruction de la féminité traditionnelle
passe aussi par la question de l’orgasme et par un rapport différent, non antinomique,
entre enfantement et avortement. Si la pratique, en France et en Belgique, des
avortements hors du milieu hospitalier est rendue possible par la méthode Karman  48
et nécessaire par la loi les interdisant, leur dépénalisation n’est pas le seul enjeu pour
toutes les féministes. A cet égard, le film « Regarde, elle a les yeux grands ouverts »  49
est significatif. Lorsque la loi Veil (autorisant l’avortement par les médecins sous
certaines conditions) vient de passer et que les militantes du Mouvement pour la liberté
de l’avortement et de la contraception (mlac) d’Aix-en-Provence se demandent s’il est
de mise ou non de continuer les avortements « entre femmes », elles posent aussi en
filigrane la question du pouvoir de la médecine et de la séparation de sens et de valeur
entre avortement et accouchement. En effet, la réintégration en milieu hospitalier de
l’avortement, impliquant qu’une femme isolée se retrouve dans un colloque singulier
avec le médecin (contrairement à l’accouchement, expérience positive à laquelle
l’homme est invité à assister), tranche avec une pratique d’interruption de grossesses
simple et pratiquée sans anesthésie avec la participation de l’avortée telle que montrée
dans le film  50. Surtout, dans ce manifeste filmé du mlac, fertilité et contraception
(comme l’écrit Jeanne-Marie Gagnebin) ne sont pas antinomiques. L’avortement est
montré comme une expérience collective et de transmission du savoir entre femmes,
aussi forte et positive que les accouchements, pratiqués eux aussi hors milieux
hospitaliers.
Aussi, la question de la collectivité et de la sortie des limites de l’intime a une
importance fondamentale pour qui étudie la redéfinition d’un modèle d’identité
sexué, construit socialement et dans l’espace public. Dans le texte de Jeanne-Marie
Gagnebin, les femmes qui pratiquent le self help sont à la recherche de leur sexualité
avant toute altération culturelle ou de société (but, pression ou discours) et surtout, en
groupe : « Au-delà de nos manières individuelles et différentes de vivre notre sexualité
nous avons voulu, consciemment ou non, vivre ensemble « quelque chose qui ait à
voir avec notre corps », qui ne soit pas privé, mais à plusieurs, qui ne passe pas par
l’intermédiaire d’un homme ou par le circuit normal/malade de la gynécologie »   51.
Cette recherche et cette découverte n’a pas lieu dans l’intimité d’une salle de bains
ou d’une chambre à coucher, seule face à un miroir. Elle a lieu en groupe et produit

48
Méthode qui consiste à aspirer le contenu de l’utérus à l’aide d’une canule et d’une
seringue.
49
« Regarde, elle a les yeux grands ouverts », Yann Le Masson, 1980.
50
Voir B. Pavard, « Genre et militantisme dans le Mouvement pour la liberté de
l’avortement et de la contraception. Pratique des avortements (1973-1979) », Clio, Histoire,
femmes et sociétés, 29, 2009, p. 79-96. L’article pose notamment la question, concernant
le mlac, de la pratique des avortements conçue comme une redéfinition des frontières du
militantisme et du genre.
51
J.- M. Gagnebin, « Je suis mon corps. Sur un groupe de Self Help », op. cit.
154 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique

un autre langage partagé à plusieurs, ainsi qu’une nouvelle donnée sociale. Le self
help veut produire un nouveau modèle, qui est celui des expériences, et que ces
expériences prévalent sur la définition habituelle de la sexualité féminine. « Produire
un modèle », se « positionner contre », « faire tomber des interdits » ne se fait pas
dans l’intimité. Cette démarche contient en elle l’idée que « l’être femme », ce sont
les femmes qui peuvent le définir. En entreprenant la démarche du self help, elles
se font les auteures d’une des facettes de leur identité, reprennent le contrôle et se
définissent par le même mouvement : « le premier pas vers l’obtention du contrôle
de nos propres corps consiste à abattre les murs de l’ignorance. Les femmes ont été
habituées dans notre société sexiste à examiner leurs corps à travers le crible des
définitions masculines »  52.

Le self help, un moment dans l’histoire de la médecine et de la sexologie


Dans les années cinquante et soixante, les sexologues ont, par leurs recherches et
leurs méthodes, généré une nouvelle vision du corps féminin. Des enquêtes comme
celles d’Alfred Kinsey ou de William Masters et Virginia Johnson  53, outre le fait
qu’elles apportent de nouvelles données sur la sexualité féminine, sont le résultat d’une
méthode scientifique qui prend pour point de départ les faits observables, le corps
féminin lui-même et non pas une idée préconçue de ce que doit être la « vraie féminité ».
Les résultats de la sexologie ont entamé profondément l’association entre la sexualité
des femmes et leur féminité traditionnelle  54. Lorsque le mouvement féministe émerge,
ces rapports sont lus et débattus. Les publications du self help traitent également de
l’orgasme féminin et visent à faire tomber le tabou de la masturbation. Nombreux sont
les témoignages, véritables descriptions étapes par étapes, qui expliquent à quel point
il est agréable et libérateur de se masturber  55. En Belgique, c’est au départ du rapport
de Shere Hite, sexologue américaine, que l’orgasme féminin sera réenvisagé au sein
de la Maison des femmes via le groupe « Médecine femmes »   56. Le self help adhère
à la sexologie considérant qu’elle fournit, par la démarche empirique, des évidences
neutres qui peuvent être utilisées pour déconstruire la féminité freudienne, notamment
en matière d’orgasme. Il la dénonce cependant aussi. En effet, le but des séances est
de créer une nouvelle approche de son corps qui dépasse les catégories créées par la
médecine, la gynécologie, la sexologie ou la société.
Par ailleurs, si la pratique de l’auto-auscultation s’inscrit dans le mouvement
féministe et dans une philosophie particulière, elle n’est pas le seul vecteur de

52
« Centre de santé des féministes », février 1973, Carhif, woe, dossier k2.
53
A. Kinsey, Le comportement sexuel de la femme, Paris, Editions Amiot-Dumont, 1954 ;
W. Masters et V. Johnson, Les réactions sexuelles, Paris, Laffont, 1967.
54
J. Gerhard, « Revisiting « the myth of the vaginal orgasm » : the female orgasm in
American sexual thought and second wave feminism », op. cit., p. 13.
55
The circle one. Self health Handbook, published by Colorado Springs Women’s Health,
1973, p. 28-29, Carhif, woe.
56
Shere Hite, Le rapport Hite, Paris, Laffont, 1977. Il s’agit d’une enquête sur la sexualité
féminine menée auprès de trois mille femmes, se fondant sur les témoignages et démontrant la
spécificité de l’orgasme féminin. Voir Le bulletin de la Maison des femmes, septembre 1977,
s. p.
spéculum, miroir et identités 155

redéfinition du lien médical. En Belgique, à la même époque, une partie du monde


médical se questionne sur lui-même via le « Groupe d’étude pour une réforme de
la médecine ». Le germ veut redéfinir le lien de subordination entre le patient et le
médecin. En mars 1976, il entame une réflexion sur la femme et la santé publique et
s’interroge notamment sur les réflexes de la profession tenue par des hommes face
aux problèmes féminins, considérés parfois comme des fatalités de la nature féminine
(l’irritabilité ou le surmenage n’étant jamais mis en lien avec la double journée des
femmes)  57. Le germ remarque aussi de nouvelles demandes et pratiques de la part
des femmes, qui impliquent une plus grande égalité entre médecin et patiente. Il voit
notamment l’utilisation plus répandue parmi les femmes de toutes les conditions
sociales des tests de grossesse vendus librement comme un début de self help vraiment
populaire. Depuis les années soixante, avec la pilule, que ce soit dans le cabinet
médical ou le centre de planning familial, le changement est important. Yvonne
Knibiehler évoque le coté subversif de la diffusion d’information par les hôtesses dans
les plannings familiaux. Elles divulguent elles aussi des informations sur l’anatomie
féminine au-delà des tabous sur la sexualité, subtilisant le savoir aux médecins  58. Les
consultations pour contraception bouleversent les habitudes des praticiens : la patiente
n’est pas malade et indique la prescription qui lui convient  59.
*
Les effets du féminisme et plus particulièrement du self help sur le monde médical
ont été étudiés par les historien(ne)s. Londa Schniebienger présente même la médecine
comme l’exemple le plus significatif de la modification radicale d’une branche du
savoir par le mouvement féministe. Ce dernier a remplacé « l’homme moyen », qui
désigne autant l’individu pour qui étaient développées toutes les recherches médicales
(les essais cliniques et thérapies nouvelles étant conduits exclusivement sur des
individus de sexe masculin) que les médecins, essentiellement blancs, de sexe masculin
et issus de la classe moyenne (qui savaient traiter facilement les personnes qui leur
ressemblaient mais moins bien les autres malades) par l’individu sexué. D’après Ilana
Löwy, les changements vont bien au-delà de l’introduction de la variable « sexe »
dans la recherche, qui sous-estime les effets de la contestation radicale du pouvoir
scientifique et médical par le Woman Health Mouvement. Ce mouvement, incluant
le self help et le réseau de publications féministes sur la santé, dont l’ouvrage « Our
bodies Ourselves », a donné naissance à un nouvel « usager de la santé » : « actif,
bruyant, conscient de ses droits, politisé, refusant l’acceptation aveugle de l’autorité
professionnelle des experts et confiant dans ses capacités à trouver des sources de
savoir alternatives »  60.
Par ailleurs, le self help contient, et c’est l’un de ses buts affichés, une transgression
et une tentative de redéfinition du modèle d’identité sexuée. Lorsque les femmes, dans

57
Lettre d’information n° 96, germ, mars 1976, Carhif, Archives Lydia Deveen De Pauw,
dossier 11 « Stukken : groupe d’étude pour la réforme de la médecine 1973-1976 ».
58
Y. Knibiehler, La révolution maternelle : femmes, maternité, citoyenneté depuis 1945,
Paris, Perrin, 1997, p. 148.
59
Ibid., p. 169.
60
I. Löwy, « Le féminisme a-t-il changé la recherche biomédicale... », op. cit., p. 89 et 94.
156 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique

le cadre de séances d’auto-examen ou de prise de parole, expriment leurs peurs et


leurs envies à propos de leur sexualité, elles ne défient pas seulement le prescrit qui
veut que la femme ne « parle pas de ces choses-là »  61 mais s’expérimentent déjà elles-
mêmes comme différentes de la femme traditionnelle (une femme sans sexualité) et
participent à l’éclosion d’une nouvelle définition plurielle des femmes, à mi-chemin
entre le collectif et l’individuel. Avec sa pratique d’essaimage, il est difficile de savoir
combien de femmes ont pratiqué le self help en Europe. Tout au plus est-il possible,
au travers des moments forts de son histoire, de ré-écrire le chemin qu’il a emprunté
depuis les Etats-Unis pour traverser l’Europe. Dans cette optique, un travail reste
encore à faire pour l’ensemble de la Belgique, au-delà du cas de Bruxelles traité ici.
Par ailleurs, et cette distinction a son importance quand il s’agit du self help, il s’agit
ici d’une histoire dont on a tenté de retracer la chronologie sur la base des archives et
des documents conservés. Elle ne peut prendre en compte toutes les manifestations
d’une pratique non institutionnalisée qui se répand sans cadre précis et dont le
but même est d’essaimer. Une enquête d’histoire orale serait à faire et montrerait
certainement d’autres ramifications de cette pratique par essence informelle et
difficilement capturable sur papier. La rencontre de ces deux types d’histoire donnerait
une photographie plus fidèle des occurrences du self help en Belgique ainsi que de son
impact, pour chacune des femmes, à l’échelle individuelle et biographique.

Analyse effectuée par Verta Taylor pour le self help appliqué à la dépression post partum
61

dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. V. Taylor, « Gender and Social Movements :
Gender Processes in Women’s Self-Help Movements », Gender and Society, Special Issue,
Gender and Social Movements, 13/1, part 2, 1999, p. 8-33.
Masturbation, empowerment, jouissance
Le plaisir à soi dans la pornographie féministe et queer

Sevara Irgacheva

Plaisirs, regards et pouvoir


La pornographie féministe laisse une place importante aux représentations de la
masturbation, au numéro « solo » d’un acteur ou d’une actrice/acteur performant un
moment de plaisir sexuel pour la caméra : se faire jouir, jouer de l’instrument de son
propre corps, connaître ce qui va amener à la jouissance et à l’orgasme, et donner une
image de puissance à ce plaisir. Ce plaisir à soi, maîtrisé par le ou la performeur(euse),
prend une place et existe à part entière, que ce soit dans des scènes « solo » ou non. La
notion du plaisir sexuel est liée à celle du pouvoir, et s’approprier les représentations
de sa jouissance fait partie des techniques d’empowerment  1.
Dans Histoire de la Sexualité, Foucault met en lumière la façon dont la question
de la sexualité génère tout un appareil visant à produire une « vérité » de savoir liée
au pouvoir  2. Il existerait deux grandes procédures pour produire cette vérité. D’un
côté, l’ars erotica, la recherche du plaisir sexuel et du partage de l’expérience, par le
biais de l’initiation de « l’élève » par « le maître ». De l’autre, la scientia sexualis, un
parcours de procédures basé sur un échange du pouvoir-savoir, à l’opposé de l’art de
l’initiation mais basé sur une recherche de l’« aveu ».

1
Empowerment : « autonomisation », « capacitation », processus d’acquisition de
pouvoir. Il s’agit d’un concept utilisé aussi bien en sciences politiques et en sociologie, qu’en
psychologie ou en management. Au niveau individuel, il « réfère à la capacité d’individu à
décider et à contrôler sa propre vie. Il fait appel aux attitudes suivantes, l’estime de soi, la
confiance en soi, la prise de conscience et l’esprit de jugement critique » : S. Diallo Niang,
« L’empowerment comme moyen de contrôle de la sexualité et de la reproduction », in F. Sow,
La recherche féministe francophone : Langue, identités, enjeux, Paris, Karthala, 2009, p. 378.
2
M. Foucault, Histoire de la sexualité, t. i : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
158 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique

L’aveu est une matrice générale régissant la production d’un discours « vrai »
sur le sexe : on ne se limite pas à l’expérience des pratiques sexuelles, on établit
une gradation et une catégorisation de ces pratiques ainsi que des désirs et des
qualités du plaisir. Le sexe doit parler et nous apporter un savoir sur sa « vérité ».
Ce savoir qui procure le pouvoir (le pouvoir lié à la connaissance) s’acquiert en
trouvant « la vérité » du sexe par « l’aveu »  3 du corps. Au sein du régime de la
scienta sexualis, le corps, le sexe et la sexualité sont progressivement médicalisés et
catégorisés : corps féminin hystérisé, pédagogie sexuelle des enfants, régulation des
conduites de procréation, psychiatrisation des pratiques sexuelles jugées déviantes  4.
Le « processus de la modernisation de la sexualité » passe par son étude scientifique.
« L’aveu », cette confession involontaire des vérités corporelles, sera l’élément
principal dans la construction de cette sexualité moderne. Celle-ci est à la recherche
des techniques pour exercer un pouvoir sur les plaisirs dans le but de produire « le
plaisir de la connaissance : le plaisir qui vient de la connaissance des plaisirs ». La
sexualité est placée au centre des discours de pouvoir tels que les structures juridiques,
psychologiques et médicales. Ce pouvoir qui prend le contrôle de la sexualité devient
une source de plaisir.
Le genre pornographique, né en même temps que le cinéma, est un des instruments
de cette quête du savoir-pouvoir. Il s’agit d’un genre dans lequel le spectateur a accès à
« l’invisible » des corps et des organes sexuels que l’œil mécanique permet d’observer,
de scruter  5. C’est un genre qui cherche à provoquer des réactions corporelles
d’excitation. Construite à destination d’un public masculin, faite par les hommes
pour les hommes, la pornographie cherchera à résoudre les « mystères du féminin »,
de son corps et de son plaisir. Le cinéma pornographique est, dès sa naissance, une
construction de discours sur la sexualité en quête de la confession involontaire des
plaisirs du corps, plus particulièrement du corps féminin  6. « La Femme » est présentée
comme celle qui doit éveiller un désir sexuel. Elle incarne la sexualité, pourtant elle ne
peut l’expérimenter pour son propre plaisir et ne peut surtout pas en avoir la gestion et
le contrôle. Les femmes sont soumises au « male gaze »  7, tel que théorisé par Laura
Mulvey : dans un système binaire patriarcal, le masculin est le porteur du regard
objectifiant le féminin. Les hommes regardent les femmes et les femmes se regardent
en train d’être regardées. Elles sont réifiées car la caméra est un outil contrôlé par les
hommes hétérosexuels où leur regard est déterminant. Les femmes sont passives face
au regard actif masculin et sont présentées en tant qu’objet à deux niveaux : celui
du regard du protagoniste masculin ainsi que du spectateur présupposé masculin et
hétérosexuel.

3
La matrice générale régissant la production du discours vrai sur le sexe, cette confession
involontaire par le corps de ses mystères et de ses plaisirs, M. Foucault, Histoire de la sexualité,
op. cit.
4
Toutes les pratiques qui ne permettent pas la reproduction.
5
L. Williams, Hard Core and the Frenzy of Visible, Berkeley, Universty of California
Press, 1989.
6
Ibid.
7
L. Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinéma », Screen, 16/3, automne 1975,
p. 6-18.
masturbation, empowerment, jouissance 159

Le regard que les femmes portent sur elles-mêmes est empreint des fantasmes
masculins et des rôles genrés traditionnels parce que le regard pornographique est
resté un privilège du masculin. Les représentations, les regards posés sur les corps,
le sexe, la sexualité et les significations qu’elles pouvaient contenir ont en effet été
construites à travers des discours produits par des hommes  8. Le sexe féminin est
caché, mystifié et difficile à imaginer. Il induit (notamment dans la psychanalyse
freudienne) la peur de la castration. Le plaisir sexuel féminin est laissé de côté et
son sexe a longtemps été dévalorisé car perçu comme négatif, cauchemardesque. Les
femmes étaient exclues des représentations et de la connaissance de leurs corps, de
leur sexualité, de leur plaisir  9.

La réappropriation féministe
Pourtant, depuis les années quatre-vingt, des représentations pornographiques sont
interrogées et modifiées par les féministes « pro-sexe »  10. Elles ont donné naissance
à une pornographie qui se revendique féministe. A cette époque, le public féminin
commence à se poser en tant que sujet de désir regardant, commence à questionner
toutes les images qui conditionnent et participent à la construction des identités et
des rôles sexuels. La sexualité devient visible, présente, elle existe en dehors de la
chambre à coucher conjugale.
Le droit à la sexualité libre et assumée est un combat féministe important. Les
mouvements de libération, la burgeonning counter-culture embracing free love  11
et l’évolution des techniques de contraception ont fourni aux femmes la possibilité
d’expérimenter leur sexualité sans danger : le risque de grossesse est minimalisé et le
virus du sida n’existe pas. Cette période, où la pornographie devient visible et inclut le
public féminin, va être celle où les mouvements féministes vont se poser la question de
la place et de l’influence du genre pornographique. Elles se confrontent à leur propre
image et à l’image de la sexualité d’une manière nouvelle et remettent en question les
conventions existantes. Après la réappropriation du discours scientifique sur le corps
et la sexualité avec notamment « Our Bodies, Ourselves »  12 et le rapport Hite  13 sur la
sexualité, après la recherche des artistes femmes sur les représentations du corps et de
la sexualité, il était devenu nécessaire d’investir le terrain de la pornographie.

8
L. Williams, op. cit., passim.
9
S. O’Reilly, Le Corps dans l’art contemporain, Paris, Thames and Hudson, 2010 ;
L.S. Chancer, Reconciliable Differences : Confronting Beauty, Pornography and the Future of
Feminism, Berkeley, University of California Press, 1998.
10
Voir au sujet des « sex wars » le chapitre que Julien Servois consacre au post-porn dans
J. Servois, Le cinéma pornographique : Un genre dans tous ces états, Paris, Vrin, 2009.
11
A. McKee, K. Albuty, C. Lumby, The Porn Report, Carlton, Melbourne University
Publishing, 2008, p. 104.
12
Livre sur la santé et la sexualité des femmes originellement produit par « the
Boston Women’s Health Book Collective », par des femmes pour des femmes : http://www.
ourbodiesourselves.org/ (consulté le 7 juin 2013).
13
Etude sur la sexualité publiée en 1976 par la sexologue Shere Hite. Ce rapport a fait
scandale par ses conclusions très éloignées des représentations traditionnelles concernant les
pratiques sexuelles ainsi que la sexualité féminine.
160 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique

Dans un premier temps, ce sont des actrices issues de l’industrie pornographique


qui s’approprient l’outil du film pornographique. Ensuite, c’est au tour des femmes
s’identifiant avant tout à des cinéastes de tenter de déconstruire l’outil, de le subvertir
et de le retravailler en cherchant de nouveaux codes et de nouveaux rapports aux
identités sexuelles. En partant d’un nouveau discours sur la sexualité féminine, elles
remettront en question les relations de genre, c’est-à-dire les relations de pouvoir
impliquant la position dominante des hommes et la soumission des femmes. L’objectif
est de dire qu’il n’existe pas de qualités ni de désirs qui seraient par essence ou nature
masculins ou féminins et d’affirmer qu’être femme, c’est appartenir à la catégorie
sociale de « femme ». Il est donc nécessaire pour elles de renverser les modèles de
comportement homme/femme.
Cette pornographie féministe, toujours en construction, étudie les représentations
existantes, les agencements autour du plaisir, du corps et de son propre sexe. Après
avoir regardé les projections masculines du plaisir, cette pornographie entend poser
un regard personnel en tant que femme  14 sur son propre corps et sa propre sexualité,
et assouvir le besoin de connaître son propre sexe.
La pornographie féministe tente de nous sortir de la perception passive et
voyeuriste dans laquelle la pornographie mainstream a tendance à s’enfermer et nous
confronte à une reconfiguration des idées et des images sur la sexualité. En effet,
dans la pornographie mainstream, le regard du spectateur est en quelque sorte rendu
passif, car elle propose des images d’excitation très figées, attendues, et ne permet
pas leur remise en question. La pornographie féministe, en revanche, va confronter le
spectateur à de nouvelles propositions de ce qui peut être excitant. La représentation
de la masturbation des corps féminins en est sans doute un des exemples les plus forts :
il est impossible de ne pas être impliqué(e) car les images présentent un challenge,
un défi face à la réception du désir féminin ainsi que le partage et l’autorisation du
regard. La personne se masturbant sera d’abord celle qui autorise l’accès à la scène.
Les installations de ces séquences de masturbation nous permettent déjà d’entrevoir
une prise de position : le plaisir n’est pas dérobé, il est proposé comme thématique
dans un dialogue, une relation du regardant/regardé avec le consentement affirmé. Le
but est de rendre son sexe excitant sur la base de ses termes à soi.
Ces représentations de la jouissance dans les pornographies féministes et la
réappropriation du pouvoir qui en découle seront interrogées ici. Tout d’abord, à
travers le travail d’Annie Sprinkle  15 dans deux de ses films : « Deep Inside Annie
Sprinkle » et « Sluts and Goddesses ». Nous nous pencherons également sur l’œuvre de

14
Il me semble primordial de préciser que je ne me situe pas dans une approche
essentialiste, dans le sens du « féminisme essentialiste ». L’essentialisme biologique étant un
déterminisme qui fixe les hommes et les femmes dans des caractères immuables : les hommes
et les femmes, par leur « nature » différente, auraient des caractéristiques bien définies,
inaliénables et atemporelles. Ceci n’est pas mon approche. Par « femmes », je définis donc les
personnes qui « ont été assignées de sexe féminin à la naissance » en opposition à « homme », et
qui ont choisi d’être et/ou se sentent femmes. Je n’aborde pas dans cet article les représentations
et images des personnes trans car les implications et recherches sont spécifiques et méritent une
étude qui leur appartient.
15
http://anniesprinkle.org/ (consulté le 7 juin 2013).
masturbation, empowerment, jouissance 161

réalisatrices contemporaines telles Erika Lust  16 et Shine Louise Houston  17. Comment


chercher et représenter sa jouissance ? Que se passe-t-il quand la représentation
pornographique est subvertie ? Qu’est-ce que la subversion dans la pornographie ?
Si la pornographie féministe pose la question du corps et de la jouissance d’une autre
manière, il faut en identifier les modalités. A travers les séquences de masturbation dans
les pornographies féministes et queer, nous tenterons d’examiner les représentations
créées par les femmes pornographes.
Alors que les représentations de la sexualité par les auteures femmes dans les arts
ou la littérature sont étudiées depuis longtemps, la création pornographique féminine
n’est étudiée que depuis quelques années. Ce n’est en effet qu’à partir de la publication
du livre Hard Core par Linda Williams en 1989  18 et avec le développement de la
pornographie féministe depuis les années 2000 que ce genre est étudié et analysé en
profondeur dans les milieux académiques  19. Les premières analyses de la pornographie
féministe du début du xxie siècle viennent cependant du milieu de la pornographie
elle-même. Elles étudient les représentations et leur impact depuis l’intérieur du
milieu  20. Par cet article, nous souhaitons contribuer à ce champ de recherche émergent
en abordant le thème spécifique de la masturbation féminine. Pour cela, nous nous
basons sur les résultats de notre travail de fin d’études en cinéma   21.

Annie Sprinkle et la transformation de l’objet de désir


La pionnière de la pornographie féministe, Annie Sprinkle, met en valeur les
plaisirs de la sexualité dès les années quatre-vingt. Elle est toujours actuellement l’une
des figures clés de la pornographie féministe. « Deep Inside Annie Sprinkle » (1981),
son premier film en tant que réalisatrice, s’adresse aux spectateurs d’un point de vue
féminin. Ce film est une remise en question des normes pornographiques. Durant
tout le film, elle exprime à haute voix tous ses désirs. Ce faisant, en confrontant dès
le départ le spectateur à son regard et à ses choix, elle brise le rapport classique de
l’homme actif/femme passive. Par la parole, elle reprend la capacité d’agir et retourne
la situation. A travers la seule scène de la masturbation, il est possible de dégager des
outils de réappropriation du corps et de la subversion de la notion de femme-objet.
Tout au long de cette scène, Annie parle au public. Elle est filmée très simplement,
en plan frontal, à demi-assise, ce qui lui permet de ne pas quitter la caméra du regard,

16
http://www.erikalust.com/ (consulté le 7 juin 2013).
17
http://shinelouisehouston.com/ (consulté le 7 juin 2013).
18
L. Williams, op. cit. ; voir aussi de la même auteure, L. Williams (éd.), Porn Studies,
Durham, Duke University press, 2004.
19
A ce sujet, voir par exemple J. Servois, op. cit. ; R. Beauthier, J.-M. Méon, B. Truffin
(éd.), Obscénité, pornographie et censure. Les mises en scène de la sexualité et leur (dis)
qualification (xixe-xxe siècles), Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2010.
20
Notamment, par exemple, T. Taormino, C. Penley, C. Parenas Shimizu, M. Miller-
Young (éd.), The Feminist Porn Book, New York, The Feminist Press at cuny, 2013.
21
S. Irgacheva, Regards féminins dans la pornographie : la réappropriation de la
représentation pornographique et le féminisme pro-sexe, mémoire réalisé sous la direction
d’Olivier Smolders pour l’obtention du titre de Master en Cinéma, Institut national supérieur
des arts du spectacle et des techniques de diffusion de la fédération Wallonie-Bruxelles, 2011-
2012.
162 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique

avec seulement un plan rapproché. Elle commence par dire : « I want us to be alone
and I want to get really really close with you and very very hot together »  22. En créant
une relation privilégiée avec le public, elle transforme la performance du plaisir en
une invitation à partager un moment torride à deux. Elle se couche, commence à
caresser ses cuisses, son sexe et anticipe ce que le spectateur pourrait imaginer en
posant la question « Do you like to see me touching my thighs and my pussy ? Do you
want to see it ? ». C’est précisément ce fait de s’adresser au spectateur qui donne à
la scène son potentiel subversif. Etre capable de parler et d’inclure la personne qui
regarde directement dans l’action transforme l’objet de désir en sujet maître. Au-delà
d’une déconstruction du rapport de regardant/regardé, Annie Sprinkle déconstruit la
passivité du spectateur en lui expliquant le processus de son propre plaisir dont on
ne peut pas ne pas tenir compte. Elle s’approprie le discours sur sa sexualité. La
notion de la masturbation est présentée dans les deux sens. Annie Sprinkle invite le
spectateur « to tingle yourself with me »   23 et exprime le plaisir qu’elle retire de cet
échange des regards : « It feels so good to have you watch », « I want you with me ».
Elle décompose le processus du fantasme en énumérant tout ce qu’elle voudrait sentir
et faire. Par ce dispositif, elle met en lumière la valeur masturbatoire de la scène et
de la pornographie en général, ce but premier qu’on avoue difficilement, dans une
mise en abîme du fantasme pornographique. Elle partage son excitation avec celle
du public, l’une entraînant l’autre. Elle affirme clairement ce qu’elle désire et ce qui
va lui procurer la jouissance en commençant ses phrases par « I want » et « I love ».
Mais se réapproprier le regard sur la sexualité, c’est aussi avoir un vrai, authentique
et intense orgasme maîtrisé et clitoridien  24. Dans l’imaginaire pornographique
traditionnel, le « cum shot »  25 signifie et apporte une preuve visuelle à la jouissance
masculine, tandis que l’orgasme féminin n’est pas représenté si ce n’est par des cris
exagérés et des grimaces qui ne durent que quelques instants très courts. Ici, avec
la tension du corps d’Annie, avec le frémissement de ses muscles, sa jouissance
est évidente et revendiquée. De plus, c’est une des premières scènes à montrer une
éjaculation féminine. Cette éjaculation n’a pas le caractère spectaculaire qu’ont
habituellement les scènes d’éjaculation, ce n’est pas une explosion – « fontaine » –
mais une réaction de jouissance d’un corps féminin non fétichisé.
Annie Sprinkle se positionne d’emblée en tant que femme qui a la maîtrise et
une agency  26 au niveau de la sexualité. Elle est à la fois prédatrice et éducatrice. Et
ce, par sa façon de s’adresser au spectateur : en regardant la caméra et en lui parlant
directement. Se mettre en scène en définissant la manière dont on va voir son désir,
ses fantasmes, sa sexualité dans un rapport de genre performatif : voici la première
étape du travail d’Annie Sprinkle. Dans son film, elle passe du statut d’objet de désir

22
« Je veux qu’on soit seuls, je veux être très très proche de toi et être torrides ensemble ».
23
« Te caresser avec moi ».
24
L’orgasme clitoridien prime ici car la réappropriation du clitoris et du plaisir clitoridien
a une place importante à cette époque. En effet, c’est une réappropriation qui se fait en réponse
à l’opinion encore répandue que l’orgasme vaginal est celui d’une femme mûre et éveillée
sexuellement et que la pénétration est le vrai acte sexuel complet.
25
Plan d’éjaculation masculine externe, également appelé le « money shot ».
26
Capacité d’agir, puissance d’agir.
masturbation, empowerment, jouissance 163

à celui de sujet actif. Et c’est ce sujet actif qui autorise le fait d’être désiré. Annie
Sprinkle se transforme durant ce moment charnière : elle reconnaît être désirée mais
refuse d’être réduite à un objet de désir passif, l’expression de sa sexualité et de son
désir nécessitant d’être excitante pour les autres.
Dans « Sluts and Goddesses », un autre de ses films, Annie Sprinkle s’adresse
directement aux femmes dans une optique de réappropriation de leur sexe. A la suite
d’un atelier sur la sexualité pour les femmes donné par Annie Sprinkle pendant
plusieurs années aux Etats-Unis, elle collabore avec Maria Beatty  27 pour réaliser le
film. Il en résulte un mélange étonnant entre un film pornographique et un manuel
sur la sexualité. Ce projet est expérimental, conceptuel et politique. Annie Sprinkle
s’y positionne en tant qu’artiste travaillant avec la parodie et la déconstruction post-
pornographique, c’est-à-dire une démarche qui passe par la prise de conscience du
fonctionnement de la représentation pornographique, de la réappropriation des codes
et surtout de leur détournement. Ce film propose également de nouvelles approches et
d’autres codes de la sexualité et du genre. Le binarisme des codes masculin/féminin
est brisé, les rôles dans lesquels les femmes sont cloisonnées sont déconstruits. Ainsi,
tout un chapitre est consacré à la découverte corporelle. Onze femmes différentes, de
toutes tailles, formes et âges, entament un voyage de rencontre avec leur corps.
« Sluts and Goddesses » détourne et déconstruit le regard scientifique masculin
qui scrute et médicalise le corps féminin. Cette déconstruction se fait par le biais
des conseils sur l’exploration corporelle, à l’aide des images des organes sexuels
féminins. La scientia sexualis est mise au profit de l’ars erotica. Les performeuses
étudient leur vagin, leur vulve, leur clitoris et observent leur col de l’utérus à l’aide
d’un spéculum. Il est en effet important de connaître son corps et la manière dont il
fonctionne pour être capable de prendre du plaisir. Encore à l’heure actuelle, le corps
féminin et les organes sexuels sont exposés constamment dans la société, mais les
femmes elles-mêmes ne semblent l’explorer que peu et ne connaissent pas entièrement
leur fonctionnement et les zones érogènes  28.
Annie Sprinkle continue de détourner ici l’imaginaire pornographique. En
présentant au spectateur ou à la spectatrice des vulves en gros plan de formes, tailles et
couleurs différentes, elle procède de nouveau à une re-signification du sexe féminin. La
vulve, le vagin dans la pornographie mainstream est ouvert au maximum, on essaie d’y
entrer le plus profondément possible, de « connaître son secret » (dans une recherche
masculiniste de « l’origine du monde », d’une sacralisation de la « différence »).
Annie Sprinkle, quant à elle, désacralise la vulve en la présentant comme une partie
du corps comme une autre, une partie du corps qui est autant sexuelle que le reste
du corps. Annie substitue à la recherche de la « profondeur » et du « mystère » des

27
Maria Beatty est une réalisatrice, actrice et productrice new-yorkaise, basée depuis le
milieu des années 2000 à Paris, de films porno-érotiques lesbiens et queer dans la thématique
du bdsm et Kink. Elle qualifie son travail de « erotic noir » et explore diverses facettes de
la sexualité féminine. Elle possède sa compagnie de production, Bleu Productions : www.
bleuproductionsonline.com (consulté le 7 juin 2013).
28
Quelques enquêtes peuvent être consultées à ce sujet, par exemple celle de Femmes
Prévoyantes Socialistes, http://www.femmesprevoyantes.be/priorites/sexe/Pages/Leclitoris.
aspx (consulté le 7 juin 2013) ou le site http://www.secondsexe.com/ (consulté le 7 juin 2013).
164 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique

images de la constitution biologique de l’appareil génital féminin. Elle le fait très


concrètement dans ce cas, en allant donc au plus profond de son fonctionnement et en
démystifiant la question « de quoi sont faites les femmes ? ». Il s’agit d’explorer les
muscles qui constituent le vagin, d’apprendre à les utiliser et les rendre plus forts en
faisant des exercices appropriés. La re-signification de la connaissance du corps passe
par ces exercices car à l’époque, dit Annie Sprinkle, « les hommes étaient censés tout
savoir, apprendre aux femmes mais bien sûr, ils ne savaient pas grand-chose non plus,
et parfois moins »  29.
Une scène de « Sluts and Goddesses » travaille sur la mise en abîme de l’idée de la
mesure du plaisir, à savoir la scène d’orgasme d’Annie Sprinkle qui dure cinq minutes
et qui est une ode au plaisir sexuel féminin. Elle y réintroduit un regard de scientia
sexualis scientifique sur la sexualité, par le biais des graphiques et autres techniques
de mesure pour corréler le temps par rapport à l’énergie orgasmique. Il s’agit d’un clin
d’œil à ce désir, qui domine la pornographie, d’obtenir du corps féminin la confession
de son plaisir à la caméra.
En posant d’une manière parodique la question de la mesure de la sexualité et de
l’aveu du plaisir, on met en valeur la vraie expérience d’orgasme personnelle. Ce qui
est important, nous fait comprendre Annie Sprinkle, c’est de ressentir l’énergie des
différents orgasmes dans tout le corps, de se rendre compte qu’il existe des réactions
possibles très diverses face à l’orgasme et qu’il est possible de les ressentir, de les
éprouver dans toutes les parties du corps et de façon inattendue. La jouissance reste
le centre d’attention lors des rituels de masturbation, qui sont concentrés sur le plaisir
et l’énergie. En effet, passer par une auto-sexualité est important pour connaître son
corps et son plaisir, pour se rendre compte du fait que les corps sont uniques. Le fait
de voir les corps variés et différentes femmes exprimer des plaisirs différents permet
aussi une libération des normes si contraignantes dans la pornographie dominante. Le
moment qui suit la jouissance a une grande importance également – il y avait un vrai
désir de montrer l’afterglow  30 – moment négligé dans la pornographie mainstream ou
même dans un film de cinéma classique, alors qu’il fait pleinement partie de tout acte
sexuel, qu’il soit solitaire ou pas. Se laisser porter par l’énergie et terminer de ressentir
la jouissance est tout aussi important que l’orgasme lui-même.
Comme ce sera plus tard le cas dans la conception du post-porn féministe, la
sexualité n’est plus définie en termes phalliques de pénétration, mais en termes
d’exploration corporelle et de jouissance. Le travail de Sprinkle pourrait être lu ici dans
la continuité des travaux féministes, notamment de Luce Irigaray  31 ou de Monique
Wittig  32. Ces approches ont démontré non seulement comment le féminin est mis à
l’écart et rendu « Autre » mais également comment « Homme » et « Femme » sont
deux pendants purement construits d’un même masculin. En effet, dans les cultures
patriarcales, la femme reste toujours définie par le rapport au phallus. Le fait de
« devenir » une « Femme » est conçu dans un rapport à la pénétration. Tant qu’une

29
A. Sprinkle, dans le commentaire du dvd de « Sluts and Goddesses ».
30
Sentiment de bien-être, d’euphorie suite à une activité sexuelle satisfaisante.
31
L. Irigaray, Ce sexe qui n’en est pas un, Paris, Minuit, 1977.
32
M. Wittig, Le Corps lesbien, Paris, Minuit, 1973.
masturbation, empowerment, jouissance 165

femme n’a pas été pénétrée, elle est une « jeune fille » désirable mais qui doit prendre
garde à utiliser son charme avant de devenir une « vieille fille », c’est-à-dire veiller à
ne pas perdre son attrait avant même d’avoir pu devenir une « vraie » femme. C’est
une des raisons pour lesquelles l’homosexualité féminine n’est pas ou peu mentionnée
dans les textes de lois interdisant l’homosexualité  33 ni définie dans aucun texte sacré
(qui interdisent tous l’homosexualité masculine), car les deux pendants féminins non
marqués par le masculin ne peuvent tout simplement pas exister. Le fait de considérer
le lesbianisme en tant que sexualité complète, porteuse de jouissance et de satisfaction
sexuelle et ayant des pratiques concrètes pour y parvenir permet de casser le rapport
de la binarité du genre  34.
Ce film est une part fondamentale de l’héritage érotique féministe. Reconsidérer
les rapports au corps, à la sensualité et à la sexualité, désacraliser des parties du corps et
redonner une vie à d’autres tout en sortant des représentations et rôles figés : c’est bien
la réutilisation et la resignification des outils de construction du plaisir, du masculin
et du féminin, qui est au cœur de l’œuvre. Annie Sprinkle fait partager une nouvelle
version de l’ars erotica à toutes celles qui désirent en savoir plus. Cette version qui
sort de l’économie phallocentriste, presque comme un besoin de se retrouver entre
femmes non marquées par le masculin pour se comprendre et mieux se libérer de la
sexualité oppressante en utilisant les moyens de l’oppression. L’objet de désir a fini
sa transformation en sujet maître de son regard et qui porte un désir à soi. Ce nouveau
sujet se pose la question d’explorer le monde de son point de vue et de transmettre
cette nouvelle façon de vivre la sexualité pour son plaisir. Annie Sprinkle est l’icône
de l’approche Sex-Positive qui a lancé la pornographie féministe.

Images contemporaines du plaisir et de la jouissance


La pornographie féministe contemporaine crée un certain nombre de
représentations et d’images qui lui sont propres. Le point de départ du travail de
toutes les réalisatrices est la prise de conscience des limites et de l’enfermement
de la pornographie dominante. Les stéréotypes et les préjugés sur la sexualité et
ses représentations sont au cœur de la révision féministe du genre pornographique.
Chaque réalisatrice amène un regard personnel sur la sexualité et sur la pornographie
en remettant au centre un plaisir féminin absent de la pornographie mainstream. Les
critiques que le féminisme a adressées à la pornographie il y a trente ans sont toujours
d’actualité : le regard masculin est toujours dominant. Les réalisatrices pornographes
cherchent donc toujours des moyens d’exprimer le plaisir féminin. Ce plaisir n’est pas
réduit à la simple jouissance orgasmique. Tout le rapport à la sexualité est exploré.
Elles se situent fréquemment dans la continuité du travail d’Annie Sprinkle. Le
plaisir de regarder et de toucher est très présent, l’entièreté du corps est sexualisée et
non plus uniquement les organes génitaux. La sexualité sort d’un rapport phallique.
Cette volonté de redéfinir le plaisir de la sexualité contribue à une richesse visuelle
que propose la pornographe féministe tout en remettant en question les clichés de

33
Certains pays, dans un backlash homophobe, ont récemment introduit des peines pour
le lesbianisme : www.ilga.org (consulté le 7 juin 2013).
34
Ces notions ont été développées notamment dans les travaux de Luce Irigaray,
d’Adrienne Rich ou encore de Monique Wittig.
166 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique

la pornographie mainstream. La redéfinition de la sexualité passe par une recherche


visuelle des façons de représenter les pratiques sexuelles.

Les constructions du plaisir à soi


L’expression visuelle du plaisir féminin ainsi que la montée du désir font partie
des recherches visuelles et dramaturgiques qu’explore la pornographie féministe
contemporaine. Ce n’est pas uniquement l’orgasme, le climax en tant que tel qui
est mis en évidence. Le rapport sexuel n’est donc pas défini en tant que course à
l’orgasme. Ce dernier est certainement très important, cependant ce sont toutes les
manières de l’amener qui sont mises en valeur. Les actes sexuels n’ont souvent pas
de linéarité et il n’existe pas de schéma type qui mène au climax. La naissance et
l’évolution du désir sont sur un pied d’égalité avec sa satisfaction. Cette évolution du
désir couplée avec le traitement visuel du fantasme sexuel est abordée d’une manière
très intéressante dans « Something About Nadia », le premier volet de « 5 Hot Stories
For Her » d’Erika Lust.
Nadia, une jeune femme travaillant dans un sex-shop sophistiqué, devient
l’obsession des femmes qu’elle rencontre. Le personnage de Nadia se construit à
travers le récit de trois jeunes femmes qui s’éprennent d’elle. Le désir naissant des
trois femmes évolue dans la narration et se concrétise dans deux numéros sexuels.
Dans le numéro que nous allons analyser, la narratrice de l’histoire principale se
masturbe en fantasmant sur Nadia.
Le sexe, le geste de la masturbation est montré, mais ne devient pas le cœur de
l’action. Les plans des caresses sont très courts, rythmés par des fondus au noir  35
très brefs. Des plans qui montrent Nadia, le corps couvert de tatouages, se caressant,
en très gros plan d’abord, puis en entier, en noir et blanc. Ces plans sont montés
parallèlement aux plans de l’autre femme se masturbant. Le rythme s’accélère avec
la montée du désir. La jeune femme se masturbant est filmée en plongée. Le plan
est visuel et explicite mais permet également de capter le corps dans son énergie
sexuelle. Une attention particulière est portée à l’expression du corps. Les tensions,
mouvements et respirations sont chorégraphiées. La scène relate la construction d’un
fantasme et d’un acte masturbatoire et non sa résolution. Le désir n’est pas finalisé
ni signifié dans un climax car il est exploré dans son l’évolution sans être satisfait
tout de suite. Nadia pourrait être considérée comme l’allégorie du fantasme, elle
symboliserait la sexualité affranchie et libérée à laquelle on pourrait désirer accéder.
La masturbation reste relativement schématisée dans cette scène mais Erika Lust
fera un documentaire pornographique consacré à ce sujet, dans un style très différent,
« The Barcelona Sex Project ». Trois femmes et trois hommes barcelonais(e)s parlent
de leurs vies, de leurs passions et de la sexualité face à la caméra. La rencontre avec
chaque personnage se termine par une scène de masturbation. Les participants laissent
Erika Lust entrer dans leur vie. Ce projet documentaire est intriguant dans la manière
dont il traite les corps et les sexualités ainsi que du point de vue des mots avec lesquels
les personnes s’interrogent sur la sexualité, parlent de leurs désirs. Les scènes de

35
Le « fondu au noir » est un terme technique qui désigne en cinématographie que la scène
s’assombrit progressivement jusqu’à ce que l’écran devienne entièrement noir.
masturbation, empowerment, jouissance 167

masturbation sont très épurées, dans un décor blanc avec un minimum d’accessoires.
Chaque femme se masturbe à sa manière, les scènes ont un rythme et des énergies
propres. Le discours sur la sexualité et la masturbation fait partie de la vie ordinaire :
par exemple, un des personnages participe à une soirée sex-toys   36 dans laquelle cet
accessoire est aussi anodin qu’un Ipod pour une femme moderne. Le lien créé avec
chaque personne n’enferme pas le spectateur ou la spectatrice dans un rapport voyeur.
Le film est presque conçu comme une recherche sociologique, une interrogation sur
les désirs et fantasmes, les pratiques d’une génération. La masturbation est dès lors
démystifiée, elle est une expression de la sexualité au quotidien.

La déconstruction des genres queer à travers les plaisirs


La pornographie contemporaine lesbienne queer comprend également des
scènes de masturbation fortes. Dans celle-ci, d’autres concepts que le plaisir sont
analysés. Cette pornographie queer contemporaine va plus loin dans la construction
des représentations pour permettre aux corps assignés « femme » à la naissance
d’exprimer leurs désirs, au-delà de ceux définis socialement comme acceptables.
On sort de l’imaginaire construit par les « technologies du genre »  37 existantes. Le
féminin assigné se réinvente, s’approprie les regards, les pratiques, donne de nouvelles
significations à la féminité et à la masculinité.
Dans « Crash Pad » de Shine Louise Houston, une scène explore le thème de la
masturbation. Les significations genrées y sont différentes de celles présentes dans
les scènes de plaisir solitaire produites dans la pornographie hétérosexuelle. Une
femme noire, masculine, butch, s’installe sur un canapé, prend un gode qui est dans
son pantalon, le caresse, fait ensuite une fellation dessus. Elle se caresse le sexe et se
masturbe par pénétration vaginale. Ce gode est un élément qui « trouble le genre »,
une réappropriation de la masculinité et un outil de jouissance. Il n’y a pas de gestes
superflus mis en scène pour un regard voyeur, ni de féminin défini par des artifices
qui le créent : cris, expressions de visage, mimiques, artifices vestimentaires et
maquillage. Elle se masturbe lentement, calmement, elle est concentrée sur son propre
plaisir. Ce rythme intériorisé est présent dans les scènes d’Erika Lust avec une identité
semblable. Un regard caméra, qui sera récurrent dans cette scène, nous confronte à
ce plaisir maîtrisé et personnel. Ce regard est indépendant et affirmé, et non l’esclave
du regard du spectateur, comme il est d’usage dans la pornographie dominante. A la
manière de la scène d’Annie Sprinkle dans « Deep Inside », la caméra est intégrée
dans l’action, elle est reconnue. Un jeu de regards avec cette caméra s’installe dans la
performance de la butch.
La pénétration lors de la masturbation féminine est importante : si dans la
pornographie féministe hétérosexuelle, il y a une volonté de redéfinir la sexualité dans
des termes autres que la pénétration (ce qui n’exclut pas qu’elle soit présente dans

36
Soirées organisées sur le principe des soirées Tupperware, où une personne invitée à
domicile fait des démonstrations de sex-toys que l’on peut acheter.
37
« Ensemble des technologies qui, opérant de manière hétérogène sur les hommes et
les femmes, produisent non seulement les différences de genre (homme/femme) mais aussi
des différences sexuelles (homo/hétéro, pervers/sain, sado/maso), raciales, corporelles »,
B. Preciado, Testo Junkie, Sexe, Drogue et Biopolitique, Paris, Grasset, 2008, p. 97.
168 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique

certaines scènes), dans la pornographie lesbienne, la volonté est de se réapproprier le


vagin et la pénétration comme marque de plaisir féminin indépendant. Ce plaisir n’est
pas une preuve d’un manque ou d’une envie de pénis. La pénétration, même avec un
gode « realistic », n’est donc pas définie en termes phalliques. Le gode, ce pénis en
plastique, est un simple objet de jouissance. L’utilisation des sex-toys est également
considérée dans la pornographie queer dans une optique de déconstruction des genres.
Les films féministes, le début du post-porn et le sex-positive féminisme ont contribué
à une plus large diffusion des sex-toys, à l’acceptation de leur usage dans le cadre d’un
plaisir féminin, ainsi qu’à la transformation de leur signification dans la pensée queer.
Par le biais de ces différents accessoires, vibromasseurs et autres strap-on dildos  38,
les masculinités sont réappropriées et réinventées : « Pas besoin d’un pénis (dans son
sens le plus phallique) si vous avez un gode ceinture : on se réapproprie le « pénis »
en tant qu’objet de plaisir en désacralisant le « phallus ». C’est le début du « gender
fucking »  39. L’utilisation du gode (avec ou sans harnais) permet la réappropriation de la
masculinité : elle n’est plus conscientisée comme réservée aux seuls « biohommes »  40
en tant que groupe dominant. La masculinité est interprétée, dénaturalisée et fait partie
des codes performatifs des genres. Il devient ainsi un jeu, un élément à performer. On
n’est absolument pas dans un discours de jalousie du pénis car on est au-delà, dans le
rejet de la binarité des genres. C’est une « bite » en plastique qu’on récupère et qu’on
désacralise à souhait.
La masturbation assumée, confrontée au regard caméra, est un vrai plaisir
personnel, une exploration de la sexualité à soi. Le gros plan devient ainsi un très
gros plan qui permet de sentir la peau et les gestes qui sont lents, précis, ne sont pas
exécutés dans un but de performance ni « d’aveu ». Les mouvements de caméra sont
fluides. Il y a une conscience de la caméra mais pas de soumission à cette dernière. Il
n’y a pas non plus d’artifices, pas de faux jeu ni de mise en scène pour donner à voir
un fantasme de la masturbation. La butch se couche par terre, se masturbe le clitoris.
Ses yeux se ferment, sa respiration s’accélère : son plaisir est exprimé par les frissons
du corps. Elle jouit par la stimulation clitoridienne, ce qui confirme l’hypothèse de
la réappropriation de la pénétration comme pratique de plaisir et d’amusement, qui
n’exprime donc pas un manque ou une envie de pénis. A la fin de la scène, elle rit en
regardant la caméra.
*
Le personnage, dans la pornographie féministe, n’est pas livré à un fantasme
collectif du public. C’est le public, le spectateur ou la spectatrice qui est également au
service de son fantasme. C’est la différence primordiale qui installe l’empowerment
du personnage par rapport à la pornographie mainstream. Que ce soit chez Annie
Sprinkle ou chez Shine Louise Houston, ce regard caméra, ce sourire complice que l’on
retrouve dans la pornographie féministe, place le public dans un moment d’échange

38
C’est un gode qui se fixe sur le pelvis à l’aide d’un harnais.
39
Genderfucking : le fait de défaire, déconstruire (« to fuck with ») les notions traditionnelles
d’identités de genre et de rôles sexuels.
40
Biohomme : personne assignée de sexe masculin à la naissance, B. Preciado, Testo
Junkie, Sexe, Drogue et Biopolitique, op. cit., passim.
masturbation, empowerment, jouissance 169

des plaisirs : du plaisir physique au plaisir scopique. L’orgasme, la jouissance féminine


n’est plus une perte de pouvoir mais une affirmation de celui-ci, le pouvoir partagé de
la connaissance. Nous ne sommes plus dans une recherche d’un aveu corporel mais
dans une expression personnelle et artistique d’un soi sexuel que l’on désire partager.
Les sexualités sont variées, diverses et leurs représentations portent en elles un aspect
manifeste. La pornographie devient un outil d’éducation et de visibilité des corps et
des nouvelles sexualités. Elle n’apporte pas de réponses sur ce que sont les sexualités
mais explore des pistes sans figer les représentations. Les scènes de masturbation
représentées dans la pornographie féministe permettent également de briser un rapport
hétérosexiste : ce n’est pas un regard masculin sur un corps féminin, mais des regards
féminins divers posés sur et désirants des corps divers. Les femmes déclarent leurs
libidos actives. Elles brisent les conceptions masculines de la jouissance et des plaisirs
de la sexualité à travers les outils et discours qui, jusqu’à récemment, ont été maîtrisés
par les hommes.
Pour jouir d’un sexe à soi, nous disent les pornographes féministes, il est
nécessaire pour le public féminin d’apprendre à se regarder différemment qu’au
travers des schémas appris lors de leur socialisation. Cet apprentissage nécessite de
porter un regard sur son propre corps. La sexualité doit alors être explorée autrement
que du point de vue du phallus. Le plaisir sexuel est vu comme indépendant de ce
dernier et est exploré d’une manière active. Le sexe, en pornographie mainstream, est
quelque chose qui « arrive » aux femmes plutôt que quelque chose qu’elles réalisent
ou une action à laquelle elles participent activement. Dans la pornographie féministe,
le regard porté sur la sexualité est un regard neuf, ouvert, honnête, non-culpabilisant et
sans honte. Il permet un réel investissement du terrain de la sexualité dont les femmes
étaient exclues depuis très longtemps. Il est nécessaire de continuer d’explorer sa
propre sexualité et de se réapproprier son corps pour pouvoir ensuite porter un regard
sur le corps masculin et remettre en question les codes de la représentation des
genres. Observer et étudier son désir et sa sexualité permet de remettre en question
les impositions de la société patriarcale sur le terrain de la sexualité. La représentation
du corps et du plaisir à soi restera une démarche importante dans la pornographie
féministe. Il est indéniable que les pornographes féministes continueront d’apporter
leur regard et de nouvelles propositions de la perception de la sexualité à travers leurs
réalisations.
« Terrain »

Le colloque « Montrez ce sexe que je ne saurais voir ! » qui s’est tenu les 3
et 4 mai 2012 à l’Université libre de Bruxelles était l’occasion d’une collaboration
entre l’unité de recherche transversale sages (Savoirs, Genre et Sociétés), qui réunit
des chercheur(e)s de la Faculté de Philosophie et Lettres, et les Femmes Prévoyantes
Socialistes. Cette collaboration avait pour but de réunir des publics différents mais
également de confronter perspective historique et actualité. Les Femmes Prévoyantes
Socialistes avaient déjà organisé une soirée sur le plaisir féminin et le clitoris, c’est
pourquoi le comité organisateur les a conviées à participer à ce colloque sur les
organes sexuels.
La matinée d’introduction du colloque, constituée de deux conférences,
permettait de questionner nos schémas de pensée et notre manière d’appréhender les
organes sexuels à l’époque contemporaine. Damien Mascret, journaliste et sexologue
français, avait déjà collaboré aux campagnes des Femmes Prévoyantes Socialistes.
Son intervention portait sur « Le sexe féminin dans tous ses états : épilation intime,
nymphoplastie, revalorisation du clitoris ». Sylvie Chaperon, historienne et spécialiste
de l’histoire de la sexualité féminine, a présenté des « Réflexions sur l’histoire
scientifique du clitoris, de l’Antiquité au xxe siècle ». Les fps reviennent ici sur leur
histoire, leur positionnement politique et offrent une analyse de terrain. Ce faisant,
elles contribuent à ce que ce volume de Sextant soit le reflet de l’expérience du
colloque.
La sexualité pour les fps ?
Une question de laïcité, d’égalité et de liberté !
Céline Orban

Les manifestations récentes contre le mariage homosexuel en France ont défrayé


la chronique. Des milliers de personnes expriment leur opposition à l’union officielle
de deux personnes de même sexe. « C’est contraire à la nature », disent certains. « Un
père, une mère, c’est élémentaire », clament d’autres. En matière de sexualité, on ne
fait pas ce qu’on veut, semble-t-il. Nos relations amoureuses, sexuelles, humaines
doivent correspondre à certains schémas, à une norme sociale.
Depuis toujours, les Femmes Prévoyantes Socialistes (fps) se battent pour la
liberté, l’égalité et la laïcité, en matière de sexualité notamment. C’est pourquoi,
lorsque l’Université libre de Bruxelles leur a proposé de participer à un colloque  1
sur les symboles, normes et répressions exercées sur les organes sexuels, les fps ne
pouvaient refuser l’invitation de s’exprimer sur le sujet. Retour sur un combat lancé il
y a longtemps, mais encore très actuel.
La première partie sera consacrée à l’historique de l’approche des fps en matière
de sexualité. La deuxième portera sur leur analyse de la sexualité d’aujourd’hui. La
troisième montrera de quelle manière cette analyse mène à des actions concrètes, en
exposant l’une d’entre elles – une soirée débat sur le clitoris.

La double mission des fps : promotion de la santé et égalité des sexes


Le Mouvement des fps est créé en 1922. Il s’agit à l’origine d’une caisse féminine
d’entraide mutuelle. A l’époque, les femmes enchaînaient souvent grossesse sur
grossesse, dans des conditions d’hygiène désastreuses, mettant en péril leur santé et

1
« Montrez ce sexe que je ne saurais voir ! Perspectives historiques sur les organes
sexuels : représentations, régulations sociales et résistances (18e-20e) », organisé les 3 et 4 mai
2012, par l’Unité de recherche tranversale sages (Savoirs, genre et société) à l’Université libre
de Bruxelles.
174 « terrain »

celle de leur(s) enfant(s). La première mission des fps sera « d’assurer la protection
de la mère et de l’enfant en mettant en place un système de couverture sociale, fondé
sur un principe d’assurance volontaire et de solidarité »  2. Grâce à cette assurance
maternelle, les femmes auront droit à des indemnités, à la gratuité de certains soins et
auront accès à une série de services.
A côté de l’organisation de cette assurance, l’objectif des fps était de « lutter contre
l’ignorance »  3 des femmes en matière de santé et d’hygiène. Elles soutiendront ainsi
la mise sur pied de consultations prénatales. Ces consultations avaient pour but tant
de faire passer des tests médicaux aux futures mères et aux bébés que d’informer les
femmes sur les règles d’hygiène, l’alimentation, l’activité physique, l’habillement…
En 1934, les fps ouvriront leurs premières consultations conjugales. Elles y
défendent le droit des parents à avoir des rapports sexuels juste pour le plaisir. C’est
une révolution dans la conception de la sexualité de l’époque, vue uniquement sous
l’angle de la reproduction. L’action des fps prendra la forme de séances d’information
sur la « parenté consciente », prémisses des centres de planning familial, dont le
premier sera créé en 1965. A l’origine, l’activité des centres de planning consistait à
dispenser des conseils et des informations utiles sur la contraception. « Le planning
familial, ainsi défini, devenait l’expression d’une reconnaissance des droits de la
femme à l’égalité puisqu’il lui permettait d’avoir ou de ne pas avoir d’enfant au
moment où elle le décide »  4. Les fps défendront ainsi l’accès et la diffusion de moyens
contraceptifs sûrs ainsi que la dépénalisation de l’avortement.
« Protection de la santé des femmes et maîtrise de la fécondité seront les premières
priorités des fps », rappelle Dominique Plasman, actuelle secrétaire générale des fps.
Si le développement de la contraception et la dépénalisation de l’avortement iront
dans ce sens, le combat des fps pour une sexualité libre n’en demeure pas moins une
préoccupation constante du mouvement. Et pour cause. La sexualité est toujours la
sphère où se cristallise le poids d’une multitude de pressions, traditions et influences.

Sexualité : entre liberté et normativité


Cette volonté d’éducation de la population est toujours au cœur du projet des fps
à travers leur action en éducation permanente  5. C’est pourquoi les fps développent un
point de vue critique de l’état actuel de la société, notamment en matière sexuelle, sur
la base de différentes analyses et études, qu’elles soient sociologiques, historiques,
etc. Ces analyses permettent notamment de mettre sur pied des campagnes de
sensibilisation à destination de tout public, avec pour but de faire naître un esprit
critique, de remettre en question les idées conçues et imposées.
S’il est révolu (en Belgique du moins…) le temps où les femmes étaient réduites
à l’état d’éternelles mineures, où l’avortement était interdit et où le seul salut était le
mariage, peut-on dire que notre sexualité soit libérée pour autant ? Certes, la sexualité

2
G. Julémont, Femmes Prévoyantes Socialistes. Des combats d’hier aux enjeux de
demain, Bruxelles, éditeur responsable Dominique Plasman, 2008, p. 18.
3
C. Baril in G. Julémont, op. cit., p. 32.
4
G. Julémont, op. cit., p. 127.
5
Les fps sont reconnues en axes 1, 3.2 et 4 du décret du 17 juillet 2003 relatif au soutien
de l’action associative dans le champ de l’Education permanente.
la sexualité pour les fps ? une question de laïcité, d’égalité et de liberté ! 175

ne répond plus à certains préceptes religieux, mais elle ne s’en est pas totalement
débarrassée. Pis, d’autres dogmes ont parfois pris leur place.

La sexualité féminine est-elle vraiment libérée ?


L’accès libre à la contraception laisse penser que oui. Avoir des rapports sexuels
sans risquer de tomber enceinte, pouvoir prendre du plaisir sans l’angoisse du bébé,
telle est la voie ouverte par le développement des moyens contraceptifs. Selon une
enquête de la Mutualité socialiste-Solidaris, 89% des femmes interrogées âgées de
vingt à vingt-neuf ans utilisent une pilule contraceptive  6. Les femmes se réapproprient
leur corps. Un corps qui n’est plus uniquement vu comme une machine à procréer.
Les femmes ont le choix. Elles peuvent décider si oui ou non elles veulent un enfant.
Elles peuvent être femmes sans être mères. La relation sexuelle devient dissociable de
la reproduction. Depuis 1990, il leur est également possible de mettre un terme à une
grossesse non désirée, en toute légalité.
De plus en plus, la sexualité n’est plus liée au mariage, à la monogamie ou à la
procréation, mais bien au plaisir et à l’expérimentation  7. On observe que les parcours
affectifs et sexuels des femmes et des hommes se rapprochent de plus en plus : la
vie sexuelle des femmes se diversifie  8. Une grande enquête  9 menée en France en
2006 a notamment démontré que l’âge des femmes au premier rapport est très proche
aujourd’hui de celui des hommes, ce qui n’était pas le cas il y a trois décennies. Ensuite,
une période de jeunesse sexuelle pendant laquelle la sexualité se vit sans engagement
matériel se généralise pour les femmes. En outre, la proportion de femmes n’ayant
connu qu’un seul partenaire s’effondre (deux tiers en 1970, un tiers en 2006). Et enfin,
la proportion de femmes en couple de plus de cinquante ans ayant une vie sexuelle
grimpe (une sur deux en 1970, neuf sur dix en 2006).

Des normes toujours très présentes


Si les pratiques sexuelles des femmes s’alignent de plus en plus sur celles des
hommes, un clivage continue d’opposer sexualité masculine et féminine. Prenons
l’exemple du nombre de partenaires déclarés. L’enquête susmentionnée a démontré
qu’une femme sur dix dit avoir eu plus de dix partenaires, pour un homme sur
trois. Les premières déclarent avoir eu en moyenne 4,4 partenaires dans leur vie,
les seconds 11,6 partenaires. Comment expliquer et comprendre cette différence ?
Comme l’explique Michel Bozon, directeur de la recherche en question, « si femmes
et hommes ne comptent pas de la même façon, c’est qu’ils définissent différemment

6
« Les femmes et la contraception », une enquête de la Mutualité socialiste-Solidaris,
2008, http://www.mutsoc.be (consulté le 26 juin 2013).
7
M.-Th. Coenen, « Regards féministes sur notre vie affective et sexuelle », Santé
conjuguée, 42, 2007, p. 39-51.
8
M. Bozon, « Femmes, hommes et sexualité : rapprochement des parcours et symétrie
durable des expériences », in D. Plasman (éd.), A qui appartient le corps des femmes ?, actes
du colloque, Femmes Prévoyantes Socialistes, 2009, p. 35-42.
9
N. Bajos, M. Bozon, Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris,
La Découverte, 2008.
176 « terrain »

les partenaires »  10. Les hommes compteraient toutes les relations avec qui ils ont
eu une expérience sexuelle ; les femmes ne retiendraient que celles qui ont compté
affectivement. « Elles intériorisent ainsi des attentes sociales contraignantes qui les
poussent à donner d’elles-mêmes une image de personnes sélectives, s’intéressant à
la création de relations ou de couples, plutôt qu’à la sexualité »  11. Aujourd’hui encore,
la sexualité féminine semble interprétée dans le registre de l’affectivité, de la relation,
du don de soi, de la procréation et de la conjugalité ; quand la sexualité masculine
est pensée dans le registre des besoins naturels, du désir individuel et du plaisir. La
vie sexuelle des femmes et des hommes est considérée selon des critères différents,
qui hiérarchisent les partenaires, et que ceux-ci intériorisent. Ce système normatif
fonctionne comme un véritable carcan tant pour les femmes que pour les hommes.
Selon Marie-Thérèse Coenen, présidente de l’Université des Femmes, la soi-
disant libération sexuelle a même entraîné « des violences de plus en plus inquiétantes :
viol collectif, tournante, prostitution forcée, pornographie de plus en plus sadique »  12.
La publicité, internet… renforcent quotidiennement une image stéréotypée de la
sexualité et influencent les comportements privés. L’homme doit être performant, la
femme doit être objet. La « libération » sexuelle nous aurait poussé à « plus de
sexualité » et non à « une sexualité si je le veux, quand je le veux, comme je le
veux »  13. Il est devenu normal et même de bon ton de consommer de la pornographie
et d’exposer publiquement des corps nus dans la presse. Les personnes choquées par
ces transformations sont jugées pudibondes ou ringardes.
On constate donc que « la libération sexuelle a mis d’autres normes en place »  14.
Malgré une ouverture considérable des possibles pour les femmes dans les dernières
décennies, la sphère sexuelle reste, tant dans les représentations que dans les pratiques,
le « bastion d’un inégalitarisme tranquille »  15, pour reprendre l’expression de Michel
Bozon. Cette vision différenciée de la sexualité s’inscrit dans un contexte inégalitaire
plus large, dans lequel le statut d’« homme » est toujours plus enviable que celui de
« femme ». En effet, l’écart salarial entre hommes et femmes est toujours de 10%
toutes catégories confondues. 57,2% des bénéficiaires d’un revenu d’intégration
sociale sont des femmes. Dès soixante ans, le degré de dépendance financière des
femmes est cinq fois plus élevé que celui des hommes. Les femmes consacrent en
moyenne presque treize heures par semaine aux soins et à l’éducation des enfants ; les
hommes près de cinq heures. 87% des victimes de viol sont des femmes.
Sphères sexuelle et sociale sont indissociables. Seuls des changements vers plus
d’égalité dans la sphère sociale pourront entraîner un véritable rapprochement des

10
Ibid., p. 37.
11
Ibid.
12
M.-Th. Coenen, op. cit., p. 50.
13
J. Marquet, « De la libération sexuelle et de l’égalité des sexes », in R. Steichen (dir.),
Différences des sexes et vies sexuelles d’aujourd’hui, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant,
2009, p. 101.
14
L. Leroy, « La sexualité dans les magazines féminins. Libération sexuelle ou technologie
du sexe ? », Changeons les livres, 1989.
15
M. Bozon, op. cit., p. 42.
la sexualité pour les fps ? une question de laïcité, d’égalité et de liberté ! 177

conditions des femmes et des hommes dans la sexualité  16. Force est de constater que
la sexualité n’est pas encore ce havre de liberté, d’égalité et de laïcité que les fps
défendent et revendiquent depuis leur fondation.

Les FPS : de l’analyse à l’action


Ce constat montre que l’action des fps est toujours nécessaire, d’autant que de
nouveaux enjeux émergent. Le développement de la médecine en est un exemple.
Dans ce domaine, « le champ des possibles est inimaginable », souligne Dominique
Plasman. De nouvelles questions éthiques à propos de la reproduction et de notre
rapport au corps se posent, par exemple au sujet de la gestation par autrui, de la
fécondation in vitro, etc. Ces nouveaux enjeux et l’évolution de la société ne changent
en rien les valeurs des fps. Et elles continuent à les défendre, notamment en organisant
des activités d’éducation permanente. Ces activités sont diverses. Il peut s’agir d’un
colloque sur le corps des femmes  17, d’une marche pour le droit à l’avortement ou
encore d’une soirée débat sur le clitoris, sur laquelle nous reviendrons ci-après. Le
thème de la sexualité est également l’objet d’analyses et d’études spécifiques, sur
l’asexualité  18 par exemple. Les fps effectuent aussi un lobbying politique pour la
généralisation de l’éducation à la vie affective et sexuelle en milieu scolaire notamment
et fédèrent un réseau de centres de planning familial qui proposent des consultations
sociales, psychologiques, juridiques, gynécologiques à des prix démocratiques et en
toute confidentialité. Ces quelques exemples montrent que le travail mené par les fps
mêle action politique, éducation permanente et organisation de services concrets.

« Cachez ce clitoris. Le plaisir féminin, tabou de société ? »


L’action des fps en matière de sexualité s’est notamment concrétisée en septembre
2011 par l’organisation d’une soirée-débat sur le clitoris. Le choix de ce sujet s’est
basé sur un constat accablant  19 : si le clitoris est le principal détonateur de l’orgasme
féminin, force est de constater que dans les médias comme dans les mentalités, les
approximations perdurent et avec elles, une somme d’idées reçues. En effet, le clitoris
ne sert qu’à l’orgasme et au plaisir. D’où un désintérêt pour la médecine sexuelle
féminine, teinté également de tabou ou de peur : la première définition  20 du clitoris
remonte seulement à 1998 ! A l’opposé, le sexe de l’homme n’a plus de secrets : on
sait l’augmenter, le raccourcir, traiter les dysfonctionnements de l’érection, le soigner.

16
Ibid.
17
« A qui appartient le corps des femmes ? », 2009.
18
N. Van Erps, « Le sexe, non merci ! La révolution asexuelle, 2011 », http://www.femmes
prevoyantes.be/outils-publication/etudes/Sexualite-corps/Pages/LaRevolutionasexuelle.aspx
(consulté le 12 mai 2013).
19
J. Gillet, « Cachez ce clitoris… : le sexe féminin, tabou de société ? », 2011, http://
www.femmesprevoyantes.be/SiteCollectionDocuments/analyses/2011/plaisir_feminin.pdf
(consulté le 26 juin 2013).
20
Œuvre d’une équipe de chercheurs, menée par Helen O’Connell, professeure d’urologie
à Melbourne. H. E. O’Connell, J. M. Hutson, C. R. Anderson, R. J. Plenter, « Anatomical
relationship between urethra and clitoris », The Journal of urology, 159/6, juin 1998, p. 1892-
1897.
178 « terrain »

Alors que le Viagra existe depuis dix ans, une femme connaissant des problèmes
sexuels est envoyée… en psychothérapie. Parler du clitoris est-il l’un des derniers
tabous sexuels de notre société ?
A travers cette soirée, l’objectif était donc d’informer le public des récentes
recherches autour du clitoris et d’ouvrir le débat sur les raisons de la véritable relégation
médiatique, scientifique et culturelle dont souffre l’organe du plaisir féminin.
Divers intervenants étaient présents afin d’alimenter le débat : Odile Buisson,
gynécologue-obstétricienne en région parisienne, auteure de « Qui a peur du point g ?
Le plaisir féminin, une angoisse masculine » ; Damien Mascret, sexologue, journaliste
et co-auteur de « La revanche du clitoris » – traité analysant les raisons de « l’excision
culturelle » ; Osez le féminisme !, association féministe française qui a mené en 2011
une campagne intitulée : « Osez le clito ! », avec micros-trottoirs, enquêtes, etc. afin
de mesurer le degré de connaissance du grand public sur le plaisir féminin et enfin
Elisa Brune, auteure de « Le secret des femmes. Voyage au cœur du plaisir et de la
jouissance », romancière et journaliste scientifique.
La soirée s’adressait à un public large et varié, mais aussi aux professionnels du
secteur socioculturel, de la santé, de l’éducation permanente, aux centres de planning
familial, aux médecins et personnel médical et paramédical, aux enseignants, etc.
Ce projet s’inscrivait pleinement dans la lutte contre les inégalités entre les femmes
et les hommes, mission prioritaire des fps. Une meilleure connaissance de la sexualité
féminine et une meilleure information autour du plaisir féminin devant permettre en
effet, à plus long terme, une meilleure égalité entre les hommes et les femmes, tout
en contribuant à réduire les stéréotypes de genre potentiellement néfastes pour les
femmes (passivité, attente, etc.).
*
Quatre-vingt-dix ans après la soi-disant libération sexuelle, force est de constater
que l’action des fps est toujours aussi pertinente et importante. Mais où sont ces
fameuses « liberté », « égalité » et « laïcité » ? Aujourd’hui encore, à travers leur
approche de la sexualité notamment, les fps n’ont de cesse de les défendre. Un combat
lancé il y a quatre-vingt-dix ans, encore très actuel, disions-nous…
Conclusions
Julie De Ganck et Vanessa D’Hooghe

Les regards portés sur le sexe, objet de discours féconds et contradictoires, révèlent
les tabous et le statut polémique du sexe visible, disions-nous dans l’introduction.
Force est de constater que c’est toujours le cas. L’actualité du thème du colloque
puis de ce volume de Sextant nous est apparue là où nous nous y attendions le
moins, par le biais de l’affiche. En effet, lorsque la question de la promotion de notre
colloque s’est posée, nous avons longuement réfléchi au support visuel et à l’image
qui en feraient la publicité sur les murs des universités et dans quelques autres lieux
associatifs intéressés de près ou de loin par la problématique. Notre choix s’est porté
sur L’origine du monde, peinte en 1866 par Gustave Courbet (1819-1877). A l’époque
déjà, elle avait fait scandale en raison de son réalisme, qui rivalisait avec celui de
la photographie, et avait connu une histoire mouvementée. Commande d’un riche
diplomate ottoman, elle connut par la suite différents propriétaires dont, en 1955, le
psychanalyste Jacques Lacan qui fit enfermer la toile sous une autre spécialement
conçue à cette occasion. Une histoire d’un tableau « voilé et dévoilé »  1 relevant, selon
le musée d’Orsay, « du paradoxe d’une œuvre célèbre, mais peu vue »  2. A la limite
de l’art et de la pornographie, révélant le double statut du sexe – neutre dans certaines
circonstances autorisées et sulfureux dans d’autres, puis propriété d’un grand nom
d’un domaine de connaissance qui s’est approprié la sexualité comme objet d’étude,

1
G. Delmas, S.-M. Maddesoli, S. Robbe (dir.), Le traitement juridique du sexe, Paris,
L’Harmattan, 2010, p. 8.
2
Voir notice du tableau sur le site du musée d’Orsay, son lieu actuel de conservation : http://
www.musee-orsay.fr/index.php?id=851&L=0&tx_commentaire_pi1%5BshowUid%5D=125
(consulté le 5 juillet 2013) ; T. Savatier, L’origine du monde : histoire d’un tableau de Gustave
Courbet, Bartillat, 2006, p. 176.
180 regards sur le sexe

le tableau nous semblait tout à fait approprié pour communiquer au public un avant-
goût de ce dont serait constitué le colloque. Or, il a choqué autant qu’il a plu.
Les affiches placardées sur les murs de l’Université libre de Bruxelles pour
annoncer la tenue du colloque ont été par deux fois annotées par des passants
anonymes, laissant penser que le sexe féminin peint par Courbet a dérangé. Dans le
premier cas, ce fut la toison poilue du sexe qui choqua, l’une des affiches fut en effet
barbouillée d’un « Elle aurait pu s’épiler », une remarque qui stigmatise la pilosité
pubienne et que l’on pourrait interroger à l’aune de la longue tradition attribuant une
forte puissance sexuelle à la chevelure et à la pilosité féminine  3. Est-ce en raison
de cette puissance ou de normes actuelles en matière d’épilation que la vue du sexe
féminin a provoqué l’effroi ou le dégoût, comme la seconde annotation l’exprime
par l’expression « C’est horrible », pointant d’une flèche le sexe de l’affiche pour
désigner clairement ce que l’auteur(e) du commentaire désignait ? L’affichage de ce
sexe féminin poilu, ouvert et s’offrant à la vue, a posé question selon les espaces et
donc selon les publics qui ont pu le contempler. Le sexe a beau être un objet d’étude
légitime au sein des études de genre, cela ne supprime en rien le caractère choquant
qu’il peut avoir pour beaucoup de personnes, et pas seulement en raison d’un tabou
hérité de la tradition chrétienne. En effet, l’affichage d’un sexe féminin fait aussi
écho aux innombrables représentations de corps féminins affichées et diffusées par
les médias dans l’espace public à des fins commerciales. L’affiche aurait pu apparaître
comme un simple usage publicitaire de plus de ce corps si elle n’avait arboré si
crûment ce sexe sans visage... peut-être est-ce justement son caractère anonyme qui
l’a rendu dérangeant : il s’agirait d’une déshumanisation offensante à l’égard de sa
propriétaire. Mais cette affiche fut également fort convoitée et l’on ne saurait dire si
les exemplaires qui ont été décrochés l’ont été parce qu’ils étaient considérés comme
impudiques et choquants ou pour être jalousement gardés et affichés dans un espace
privé. Pour toutes ces raisons, notre choix d’affiche fut interprété différemment selon
les contextes et les publics, féministes entre autres : tantôt comme une intention de
transgresser positivement le tabou pesant sur le sexe féminin pour l’exposer fièrement à
la vue du public, tantôt comme une réplication problématique de l’usage consumériste
de l’image du corps féminin dans la société contemporaine. L’exposition d’un sexe
masculin sur l’affiche aurait sans nul doute provoqué des discussions sur le statut des
représentations du phallus dans l’espace public. Une autre expérience serait à tenter
pour en connaître la teneur.
Quoi qu’il en soit, celle qui fut la nôtre avec cette affiche témoigne elle aussi,
concrètement, de la complexité des rapports entre le contexte de diffusion et
d’observation des représentations, d’une part, et des identités des personnes désignées
et qualifiées sexuellement par ces représentations, de l’autre. Ces rapports s’établissent,
notamment, à travers les regards. Les effets de ces regards, effectifs ou supposés,
et leurs régulations nous informent sur la manière dont les personnes interagissent
avec les discours qui s’adressent à eux, les qualifient et les catégorisent. Les regards
posés sur le sexe éclairent ainsi également leur positionnement social, déterminé –

3
B. Lançon, M.-H. Delavaux-Roux, Anthropologie, mythologies et histoire de la
chevelure et de la pilosité, Le sens du poil, Paris, L’Harmattan, 2011.
conclusions 181

notamment – par leur inclusion dans un rapport de genre. En suivant Ian Hacking,
nous constatons que les catégories – de genre, de classe, d’âge et de « race » – ne sont
pas de l’ordre du seul discours. Ces catégories sont produites et ont des effets dans la
vie quotidienne. Comme l’écrit Hacking, « la dynamique des classifications se situe là
où se situe l’action »  4. C’est ce qu’il appelle l’effet de boucle. Cette dynamique et son
action ont été recherchées dans ce volume sur le terrain des organes sexuels.
Ce que la mise en commun de ces différents textes nous apprend va bien au-delà
d’un regard qui cheminerait, dans une évolution trompeusement linéaire et constante,
du sexe de l’Autre à un sexe à soi. Après avoir présenté chacun de ces textes au
lecteur, le moment est venu de relever l’interdépendance et le dialogue entre ces deux
entités, résultat de ce fameux effet de boucle, à l’aune duquel il est possible d’éclairer
aussi quelques faux-semblants (notamment une définition moins nette qu’attendue
du collectif et de l’individu) ainsi que certaines dynamiques de genre. Ainsi l’idée de
permanence, de transmission et de perméabilité, bref de continuité qui est en contraste
et en dialogue constant avec l’idée de classification, de découpage et de distinction, en
un mot, de catégorisation.

Continuité et catégorisation
La construction du sexe, du genre et de l’altérité – la femme n’étant qu’un
autre « Autre » – allie en effet sériation, catégorisation mais aussi perméabilité et
transmission. Le retour sur l’histoire de la médecine opéré par Francesca Arena
autour des considérations liées au lait et au sang des femmes depuis le xviie siècle
met en lumière les transmissions, malgré les nouvelles découvertes, des théories
médicales datant d’avant l’époque moderne, passant par les théories humorales, la
médecine de la Renaissance et au-delà, l’auteure y retrouvant même une influence de
la médecine arabe. Cette perméabilité entre les théories scientifiques contribue à la
continuité d’une essence du féminin en s’appuyant sur l’idée d’un corps féminin et de
ses attributs sexuels eux aussi non hermétiques, caractérisés par une porosité doublée
d’une instabilité propices à la contagion, idée qui traverse également l’histoire de
l’étiologie de l’hystérie. Cette caractéristique du corps sexuel féminin, qui nous est
montrée par Francesca Arena au sujet des communications pathogènes entre le sang
et le lait entre le xviie et le xviiie siècle, l’est encore par Julie De Ganck, au xxe siècle,
pour les transmissions entre le milieu, la mère et l’enfant, via un corps perméable à
l’environnement et via son utérus, faisant tous deux des femmes des « organismes
gestateurs pathogéniques » (avec des causes internes et externes – des prédispositions
ou des déterminations – à ce point poreuses que de l’aveu du médecin, elles ne sont
pas toujours dissociables).
Ce corps féminin perméable est néanmoins l’enjeu et le terrain sur lequel les
sciences médicales nouvelles se constituent, en se spécialisant, par l’appropriation
d’un domaine du corps de la femme et de ses maladies, en se distinguant des sciences
qui les précèdent ou avec lesquelles elles cohabitent. En effet, l’absence d’hermétisme

4
I. Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, Paris, La
Découverte, 2001 (traduction de I. Hacking, The Social Construction of What ?, Cambridge,
Harvard University Press, 1999).
182 regards sur le sexe

(d’une nouvelle idée scientifique – qui reprend sous de nouveaux mots une idée plus
ancienne, et du corps de la femme) n’empêche cependant pas, voire est mise au service
du découpage des corps et de la distinction d’une spécialité médicale par rapport à une
autre. Les savoirs et les professions médicales émergentes se constituent, non sans
enjeux de pouvoir et concurrence scientifique, à coup d’établissement de nouvelles
nosographies toujours affinées. Sur la base de la porosité du corps de la femme et
d’une continuité des théories médicales qui se transforment plus qu’elles ne changent,
a lieu une catégorisation des maladies, du corps et des branches de la médecine. Pour
faire un nouveau parallèle avec l’hystérie (provenant elle-même du mot « hustera »
signifiant « matrice », « utérus »), des recherches ont montré que l’épidémie (terme
fort pour une maladie non contagieuse) concorde avec le moment où l’aliénisme,
science en construction, a planté son drapeau sur le territoire de cette maladie aux
contours alors flous, la nommant, la distinguant d’autres maladies et s’en appropriant
les malades  5. Francesca Arena l’énonce dans le présent volume de cette façon : « la
réflexion sur des fonctions féminines liées aux organes sexuels a envahi toutes les
sciences de l’époque, nous montrant à quel point l’histoire des nouvelles sciences est
intimement liée à la recherche d’un nouvelle codification des corps ». Si perméabilité
contraste avec établissement de frontières, celle du corps féminin n’empêche pas la
classification. C’est encore le cas quand Carl von Linné organise le règne animal
autour de la classe spécifique des mammifères et donc des mamelles, faisant d’une
fonction sociale le critère de distinction de toute une classe animale.
L’impact de cette idée d’un corps féminin où les pathologies sont diffuses traverse
le siècle tant et si bien que le self help dans les années soixante-dix dénonce alors
l’alliance entre médecine et psychologie dans le cabinet des médecins (encore trop
souvent masculins), pour lesquels les maux physiques et sexuels des femmes sont
causés par leur nature psychologique, nerveuse et empreinte de passivité sexuelle.
Cette continuité des conceptions du corps féminin est si forte que le self help ou
la pornographie féministe et queer, des pratiques originales de résistance et de
déconstruction des stéréotypes autant que des rejets d’un angle de vue imposé, sont
toujours un dialogue – certes plus musclé, avec les catégorisations de la médecine et,
ensuite, de la sexologie ainsi que de leur mesure des corps.
Ce sexe, diffus (et pathologique) dans le corps de la femme, est aussi diffus
dans la race. Delphine-Peiretti Courtis relève la transmission. Là encore, les poncifs
concernant les noirs africains, soumis à « leurs organes génitaux et pulsions sexuelles »,
traversent « les discours des anciens, les textes bibliques et les récits de voyage » avant
de prendre une ampleur doublée d’un cachet scientifique grâce à la médecine du xixe
siècle. Ce sexe africain, souvent féminin et disproportionné, sert, nous l’avons vu dans
l’introduction, à catégoriser tout en participant à la grande démarche classificatoire
de l’histoire naturelle. Les caractéristiques de ces organes sexuels, en revanche, sont

5
J. Goldstein, « The Hysteria Diagnosis and the Politics of Anticlericalism in Late
Nineteenth-Century France », The Journal of Modern History – Sex, Science, and Society in
Modern France, 54/2, 1982, p. 209-239 ; E. A. Williams, « Hysteria and the Court Physician
in Enlightenment France », Eighteenth-Century Studies, 35/2, 2002, p. 247-255 ; M. S.
Micale, « On the « Disappearance » of Hysteria : A Study in the Clinical Deconstruction of a
Diagnosis », Isis, 84/3, 1993, p. 496-526.
conclusions 183

diffuses – selon les théories qui se succèdent, se contredisent ou se complètent, dans


la race, le milieu (le climat), les mœurs ou encore l’environnement révélant là aussi
un corps extrêmement poreux. Ces théories peuvent connaître des variations, comme
lorsque les médecins coloniaux belges contredisent, dans une étude sur la puberté des
Congolaises visant à préparer une législation sur l’âge minimum au mariage, l’idée
communément admise par « les sciences de l’Autre » jusqu’alors, de la précocité des
menstruations et du développement sexuel en pays chaud. Mais ce constat n’infirme
cependant pas la précocité des relations sexuelles de l’Africaine pour autant. En
effet, les variations que connaissent les théories médicales n’en cachent pas moins la
permanence de la finalité, qui est de « fonder les hiérarchies de pouvoir colonial »,
comme le dit Amandine Lauro. L’altérité est préservée et les jeunes Africaines, si rien
ne les distingue des blanches, ne sont toujours pas pour autant des jeunes filles ; elles
n’accèdent pas à la terre de l’adolescence, constituée sur le continent. « Dans le cas
présent, la race semble flouter les nouvelles visions occidentales du développement
de la sexualité qui, il faut le souligner, se révélaient déjà d’application variable selon
les catégories sociales en Occident », écrit Amandine Lauro. Comme le montre Laura
Di Spurio, en Belgique, médecins et psychiatres auscultent le corps des jeunes des
catégories populaires, jusqu’alors moins soumises que la bourgeoisie à la morale
sexuelle. Leur adolescence, catégorie d’âge et de développement sexuel, n’est pas
hermétiquement localisée dans l’un ou l’autre organe sexuel et peut se manifester de
façons très différentes. Elle est diffuse sur tout le corps et au-delà, dans les résultats
scolaires non satisfaisants ou dans des relations familiales biaisées, montrant bien que
l’enjeu de la constitution de cette catégorie dépasse le corps physique pour concerner
tout le corps social et sa préservation.
La mise en relation de ces deux textes montre, outre l’utilisation de l’outil sexe
pour constituer, catégoriser et contrôler l’altérité, bref, outre l’entreprise de distinction,
la continuité des préoccupations, communes de part et d’autre des catégories de
population et par-delà les territoires. Si nous sommes dans la construction d’une
altérité, il n’en subsiste pas moins des liens forts entre métropoles et colonies, les
deux territoires n’étant certainement pas imperméables. Parfois les théories médicales
s’auto-construisent, l’influence du climat sur le sexe des Africain(e)s étant observé par
analogie avec le tempérament des femmes de Provence ou du Languedoc par rapport
à celles du Nord de la France, comme nous le rappelle Delphine Peiretti-Courtis (à la
suite d’Elsa Dorlin). Et quand les explications culturalistes des distensions de l’organe
des Africaines remplacent son origine climatique, les savants se basent sur l’effet de
la marche sur les organes des populations flamandes. Par ailleurs, un contrôle social
accru sur le continent trouve un écho dans les colonies et inversement. Altérité ne
signifie donc pas absence de réciprocité.
Cette réciprocité existe d’ailleurs aussi dans la construction d’un féminin et d’un
masculin distincts à partir de l’observation du sexe. Si le vagin de l’Africaine est
large, il est proportionné au membre viril de l’Africain (mais toujours moins viril,
car souvent plus flasque, que le pénis de l’homme blanc). Les deux catégories ne
sont pourtant pas hermétiques et cette perméabilité est décrite comme différente,
hors norme, pathogène, déviante. Delphine Peiretti-Courtis explique comment la
disproportion des petites lèvres des Africaines est perçue comme un attribut masculin,
184 regards sur le sexe

mettant en lumière l’absence de féminité de femmes africaines et la tendance à


l’inversion sexuelle de tout un peuple. Par ailleurs, l’homme africain est souvent
féminisé dans les discours. L’excision vise à ôter la part de masculinité de la femme
en redonnant à son sexe un aspect féminin. Néanmoins, la distinction du genre résiste
à tout, même au progrès de la médecine : quand, à la faveur d’une nouvelle théorie,
l’origine du problème n’est plus organiquement situé dans le corps de la femme, le
genre réapparaît tout de même, la femme étant plus sensible que l’homme à certaines
choses : aux variations climatiques pour Delphine Peiretti-Courtis, ou aux maladies
mentales pour Francesca Arena.
L’idée de perméabilité apparaît aussi dans le texte d’Amandine Malivin, qui
évoque la permanence du caractère sensuel du corps décédé et montre, sous l’angle de
l’observation du sexe, une continuité entre vie et trépas. Pourtant, le corps mort a aussi
largement servi la connaissance médicale. Si le corps est débité en morceaux pour
constituer les différentes rubriques du classement d’un collectionneur comme Berte,
cette découpe permet aussi de nouvelles connaissances, par la dissection de cadavres,
et plus particulièrement du pénis au xviie siècle, comme le montre Didier Foucault.
Là aussi, découper le sexe ne va pas sans une attention à la continuité, perceptible
dans la difficulté et l’effort réalisé par les médecins qui prolongent alors leur regard
par l’expérimentation, pour se placer à la suite de ce que leurs prédécesseurs ont
écrit, même si les nouvelles données produites sur l’organe sexuel masculin y
contreviennent. Par ailleurs, dans un contexte moral et religieux dont la pudibonderie
se renforce, ils vont chercher chez les Anciens des façons de nommer le pénis sur les
nouvelles planches médicales (de plus en plus précises) qui n’enfreignent pas, sous
couvert de latin et de grec, la morale de l’époque.
La porosité du sexe et la continuité des savoirs qui l’entourent servent la
catégorisation. Cette ambivalence, ici mise en relief, éclaire d’une autre façon l’un
des points centraux soulevés en introduction, à savoir un sexe diffus et mouvant, qui
peut se trouver en différents lieux – sur le corps lui-même ou à la morgue, au musée et
dans le cabinet du médecin – et revêtir alors différentes significations.

Collectif et individu
Dans un regard critique récent sur l’historiographie contemporaine de la sexualité,
Eliane Gubin et Catherine Jacques évoquaient les limites du « tout au discours », du
linguistic turn tout en questionnant la possibilité d’une écriture d’une histoire intime
des sexualités, « l’inaccessible étoile »  6. Ce volume de Sextant, s’inscrivant dans une
nouvelle branche de l’histoire des sexualités en dialogue avec les études de genre,
se positionne sur le terrain du corps, de l’objet (qui est aussi un sujet  7), du physique
et de la matérialité. Il s’agit là, peut-être, d’un moyen – à explorer – de dépasser la

6
E. Gubin et C. Jacques, « Construire l’histoire des sexualités. Regards critiques
sur l’historiographie contemporaine », in R. Beauthier, V. Piette et B. Truffin (éd.), La
modernisation de la sexualité (19e-20e siècles), Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles,
2010, p. 212.
7
En effet, dans la théorie de l’effet de boucle de Hacking déjà citée, l’objet de recherche
est aussi un sujet car il peut réagir à sa classification.
conclusions 185

dichotomie et de se placer au-delà du « nœud gordien des écarts entre les normes et les
pratiques »  8 ou du moins, dans un autre rapport entre ces deux entités.
Une histoire des organes sexuels, qui n’est ni exactement une histoire des
sexualités ni exactement une histoire du genre, nous l’avons vu dans l’introduction
historiographique, est en expansion. Loin de la considérer comme la solution qui
réunirait « une histoire culturelle des sexualités, fondée sur les normes, les discours et
les représentations, et une histoire sociale des sexualités, fondée sur les pratiques »  9,
elle est une lucarne qui ramène au concret, aux gestes et aux regards posés sur le
corps autant qu’aux discours, souvent médicaux, qui ont fondé la science du genre. De
nombreux textes de ce volume se placent sur le terrain du physique. Les contributions
d’Amandine Lauro, Laura Di Spurio et Julie De Ganck, font une incursion dans le
cabinet du médecin et observent ses actes. Celles de Vanessa D’Hooghe et Sevara
Irgacheva suivent la main et le regard de certaines femmes sur leurs propres organes
sexuels. Celle de Didier Foucault relève les actes de dissection et d’expérimentation
sur le pénis et Amandine Malivin nous parle de ce rapport physique – innommable
mais pourtant effectif – aux corps morts.
Par ailleurs, nombre de textes interrogent différemment, chacun à leur manière,
ce rapport entre le collectif et le public, d’une part, et l’individu, le privé et l’intime,
de l’autre. Ces pôles sont loin de se distribuer de façon diamétralement opposée, les
premiers dans une histoire des représentations et des discours, les seconds dans une
histoire des pratiques. En effet, revenir à l’organe sexuel et aux gestes posés sur lui
nous montre que l’individu n’est pas forcément tout à fait dissous dans les politiques
de contrôle social et les discours savants.
Parfois, les catégories sont affinées, laissant penser à une relative individualité
qui, correctement analysée, est porteuse de sens. Delphine-Peiretti Courtis montre
que le concept de race noire laisse place à un affinage des poncifs raciaux par ethnie,
dans une relative reconnaissance de la diversité des populations africaines, même si
l’ethnie reste toujours supérieure à l’individu jusqu’au milieu du xxe siècle. En effet,
l’excision concerne toutes les Africaines alors qu’elle ne concerne la femme blanche
que lorsqu’elle est malade, l’idée d’individualité étant – relativement – plus acquise
pour les Européennes que pour les Africaines.
Amandine Malivin étudie l’individualité au-delà de la mort, par l’observation des
actes qui révèlent la sensualité des corps décédés. L’attention au respect de la pudeur
et de l’intimité pour qui entre en contact avec le corps mort (médecin ou embaumeur)
et l’horreur qui entoure les crimes nécrophiles relèvent d’un changement du siècle : la
sépulture individuelle gagne du terrain et les morgues cessent d’être publiques. Le mort
continue de faire partie du corps social, il est « quelqu’un » pour ses proches et donc
pour la société, il possède une intimité. Les voyeurs à la recherche d’émois sexuels
qui arpentent les lieux où les corps morts sont encore visibles – les morgues, mais plus
pour longtemps – choquent les observateurs de l’époque. Par ailleurs, lorsqu’ils sont
menés à la dissection, ces corps morts ne sont déjà plus exactement ceux qui passèrent
sous les mains des médecins étudiés par Didier Foucault. Dans le contexte du xviie

8
Ibid., p. 225.
9
Ibid.
186 regards sur le sexe

siècle en France, l’enjeu est scientifique (et moral lorsqu’il s’agit du pénis) : les
gestes des anatomistes modernes sur les corps morts doivent composer avec le regard
médical non interventionniste de leurs prédécesseurs. Au xixe siècle, alors que « (...)
les sources (...) scrutent, sondent, ouvrent, décrivent et reproduisent massivement les
cadavres et les organes sexuels (morts ou vivants), lorsqu’ils permettent d’aborder
les circonstances d’un crime (viol, infanticide...), de dépister la maladie ou encore de
mettre en lumière norme et altérité », les gestes sur le corps mort doivent composer
avec la notion naissante d’individu et son identité sexuée au-delà du trépas.
Les textes sur le self help et la pornographie féministe et queer donnent à voir un
lien subtil et non évident entre intime et public, individuel et collectif, qui permet de
dépasser les dichotomies en étudiant un sexe à soi qui ne soit pas privé. Dans ces deux
démarches, ce qui semble être ouvertement une tentative d’individualité, une tentative
d’exister par soi face aux représentations, normes et savoirs dominants, est aussi
public et collectif. La pornographie passe par le cinéma et la production d’une image
publique, mais au départ de soi, qui viendrait remplacer les codes masculins existants
et les films où la femme n’est qu’objet d’excitation. Le self help veut remplacer un
stéréotype – appartenant à l’espace public autant qu’au privé – par la multiplicité des
expériences des femmes, dans une démarche collective d’observation de son sexe et
de prise de parole.
Par ailleurs, le regard porté sur soi a besoin du social et du collectif pour
redéfinir les termes d’une relation de genre qui ancre et pérennise la portée et le cadre
d’interprétation des représentations du sexe. C’est un cadre (auquel les femmes n’ont
eu que tardivement accès) où le regard masculin est, a priori, violent et offensant,
alors que le sexe féminin, le « con », est une injure. Dans un cas, c’est le sexe qui
offense le regardant ; dans l’autre, c’est le regard qui blesse le sexe « faible ». La
transformation de la signification attribuée à une image ne saurait donc se suffire
d’une modification de l’image elle-même. C’est la configuration du rapport de genre
produisant les significations qu’il faut modifier. L’usage du miroir dans le self help
matérialise bien cette nécessité. Dans la contemplation de son propre sexe, le miroir
permet la production d’une image qui peut dès lors être apprivoisée et appropriée,
instaurant une nouvelle relation entre la représentation de son sexe, auto-produite,
et soi-même, ouvrant du même coup un espace de reconfiguration de son identité.
Le miroir n’est du reste pas un objet anodin, pas plus que son implication dans des
politiques de reconfigurations identitaires. Le self help serait-il un stade du miroir
féministe ? Dans la pornographie féminine, c’est encore la relation qui est transformée,
tout autant que les représentations. La caméra et la masturbation sont auto-gérées et
incluent la présence d’un regard extérieur qui n’est plus intrusif ou objectifiant, mais
invité selon des modalités qui ne lui appartiennent plus.
Les textes de Julie De Ganck et Laura Di Spurio montrent eux aussi un contraste
intéressant entre le sexe, outil de politique publique au service de la préservation
du corps social et la relative intimité, percée par l’œil des historiennes, du cabinet
de consultation. Les deux textes se basent sur une source, le registre de Fernand
D’Hollander, psychiatre dans un hôpital public. Or cette source offre un regard, à
la fois sur le fonctionnement d’une machine normative qui efface la personne dans
une mise en série noyant l’individualité, et sur une multitude de cas individuels,
conclusions 187

personnels et très humains. Le document laissé par ce médecin, produit de cette


entreprise de normalisation, permet paradoxalement d’avoir accès aux patient(e)s qui
s’ils ne s’y racontent pas de leur propre plume, ont une individualité et une expérience
personnelle qui se laisse entrevoir dans les notes du médecin, avec un arsenal critique
adapté.
Enfin, la vie de l’individu George Berte, collectionneur du sexe à la passion
déroutante est étudiée dans ce volume afin de comprendre ses objectifs individuels,
quand il se met à accumuler des notes et des représentations de phallus. Est observée
la façon dont il se positionne comme vulgarisateur autorisé, en tant que biologiste
et amateur d’art, d’histoire et de sciences, par rapport à son sujet de recherche,
pour justifier de sa scientificité et du caractère non licencieux de son intérêt. Le
positionnement du collectionneur amène pourtant Valérie Piette et Vanessa D’Hooghe
à questionner le caractère public du sexe et ce qu’une société considère, à son époque,
comme relevant de la science, de l’art ou de la pornographie. Par ailleurs, le texte
porte aussi une attention au regard collectif sur les sexes au musée et dans les livres,
qui génère des peurs et la délimitation des publics autorisés à les observer ou non.
*
Au terme de ce parcours, nous serions bien en peine de conclure par une
quelconque généralisation. Il est opportun cependant de souligner la possible
rencontre, collaborative ou conflictuelle, en un même lieu – ici les organes sexuels
– des injonctions autoritaires, des régulations sociales et des résistances politiques et
sexuelles. C’est là toute la richesse d’une analyse qui se place au cœur des regards
et des gestes multiples traversant et manipulant les organes sexuels, que d’ouvrir le
champ des possibles induits par les diverses mises en contextes du sexe au cours de
l’histoire.
Liste des auteur(e)s

Francesca Arena est docteure en histoire, chercheure associée à telemme


(Aix-Marseille Université) et travaille sur l’histoire du genre et de la médecine à
l’époque moderne et contemporaine. Elle a soutenu une thèse (amu) en octobre 2012
sous la direction d’Anne Carol intitulée Folles de maternité. Théories et pratiques
d’internement autour du diagnostic de la folie puerpérale. xviie-xxe siècles, France/
Italie. Elle participe actuellement au projet de recherche financé par le défi genre
du cnrs, « Le genre : quel défi pour la psychiatrie ? Biologie et société dans les
classifications et la clinique ». Elle est l’auteure, entre autres, avec Rosa Cid et Yvonne
Knibiehler (dir.) de La maternité à l’épreuve du genre, Presses de l’ehesp, 2012 et
de La maternité entre physiologie et pathologie. L’histoire des délires puerpéraux à
l’époque moderne et contemporaine, à paraître dans la revue Histoire, médecine et
santé.
Julie De Ganck, membre de sages, est doctorante en histoire contemporaine
à l’Université libre de Bruxelles. Elle prépare une thèse de doctorat consacrée au
développement de la gynécologie à Bruxelles, dans ses composantes institutionnelles,
cliniques, savantes et professionnelles, entre 1880 et 1940. Son travail de mémoire
vient d’être publié à l’Université des Femmes de Bruxelles sous le titre Le sexe,
une invention moderne ? Histoire des réactions face aux anomalies sexuelles et à
l’hermaphrodisme en Belgique contemporaine, 1830-1914 (2013).
Vanessa D’Hooghe, membre de sages, est assistante en histoire contemporaine
à l’Université libre de Bruxelles où elle prépare une thèse de doctorat portant sur la
transformation des modèles d’identité sexuée féminins en Belgique et en France au
travers des débats de société (1960-1970). Son mémoire de master, Hôtesse de l’air.
Origines et évolution d’une « profession de rêve… » en Belgique (1946-1980), est
190 regards sur le sexe

paru aux Editions Le Cri en 2012. Elle a également participé à l’exposition Pas ce soir
chéri(e) ? Histoire de la sexualité aux xixe et xxe siècles (ulb, 2010).
Laura Di Spurio, membre de sages, est aspirante fnrs à l’Université libre de
Bruxelles où elle poursuit une thèse de doctorat en histoire contemporaine sous la
direction de Valérie Piette intitulée « Comment l’adolescence vient aux filles. Structures
d’encadrement et régulations médico-sociales de la sexualité des adolescentes en
Belgique de 1914-1985 ». Son mémoire de master, Le temps de l’amour. Jeunesse et
sexualité en Belgique francophone (1945-1968), est paru aux Editions Le Cri en 2012.
Didier Foucault est professeur d’Histoire moderne à l’Université de Toulouse ii-Le
Mirail. Responsable de l’axe thématique « Santé/société » du laboratoire framespa , il
est directeur de la revue Histoire, médecine et santé et a édité, en 2012, Lutter contre le
cancer (1740-1960) (Ed. Privat). Ses recherches portant également sur les dissidences
radicales à l’époque moderne, il est l’auteur d’une Histoire du Libertinage : des
goliards au marquis de Sade (Ed. Perrin, 2007).
Sevara Irgacheva est diplômée de l’Institut national supérieur des arts du
spectacle (insas), où elle a fait des études de réalisation, écriture et production de
cinéma. Elle a travaillé dans le domaine de la production audiovisuelle pendant deux
ans. Depuis un certain temps, elle s’intéresse aux représentations de la sexualité, des
corps et genres dans les médias, notamment aux représentations pornographiques
ainsi qu’à leurs analyses d’un point de vue féministe.
Amandine Lauro, membre de sages, est chargée de recherches du fnrs à
l’Université libre de Bruxelles. Elle a consacré sa thèse de doctorat aux politiques
du mariage et de la sexualité au Congo belge et s’intéresse aux articulations des
rapports de genre, de race et de sexualité en situation coloniale. Elle poursuit aussi
des recherches sur les stratégies de maintien de l’ordre et de contrôle social dans
l’Afrique coloniale.
Amandine Malivin est docteure de l’Université Paris Diderot-Paris 7. Elle a
soutenu sa thèse intitulée « Voluptés macabres : La nécrophilie en France au xixe
siècle » en 2012, sous la direction de Gabrielle Houbre. Allocataire de recherche de
l’Institut Emilie du Châtelet pour le développement et la diffusion des recherches sur
les femmes, le sexe et le genre de 2009 à 2010, ses recherches portent sur l’histoire de
la mort, du genre et des sexualités. Elle est l’auteure, notamment, de L’article 360 du
Code pénal, ou l’inextricable question de la nécrophilie en droit (dans l’ouvrage Le
traitement juridique du sexe. Actes de la journée d’étude de l’Institut d’études de droit
public sous la direction de G. Delmas, S.-M. Maffesoli et S. Robbe, L’Harmattan,
2010).
Céline Orban est chargée d’études et de projets aux Femmes Prévoyantes
Socialistes. Diplômée de l’Institut de sciences humaines et sociales de l’Université de
Liège (2011), elle s’est intéressée au genre dans le cadre d’un mémoire en sciences
de la population et du développement sur la Retraduction et mise en œuvre du
concept d’empowerment par une agence de développement, la dgd. Céline Orban est
entrée aux Femmes Prévoyantes Socialistes en janvier 2012 où elle travaille sur des
thématiques alliant promotion de la santé et égalité des femmes et des hommes.
liste des auteur(e)s 191

Delphine Peiretti-Courtis est agrégée d’histoire, ater à l’Université d’Aix-Marseille


et doctorante en quatrième année de thèse sous la direction d’Anne Carol au sein du
laboratoire telemme. Son sujet de thèse porte sur les représentations du corps des
Africain(e)s dans la littérature médicale française entre la fin du xviiie siècle et le
milieu du xxe siècle.
Valérie Piette est professeure d’histoire contemporaine à l’Université libre de
Bruxelles. Elle y est titulaire de différents enseignements dont Histoire de l’époque
contemporaine, Histoire du genre et Histoire comparée des colonisations. Ses
recherches portent sur l’histoire des femmes, du genre ainsi que sur l’histoire politique
et sociale de la Belgique. Elle a été une des deux commissaires de l’exposition Pas ce
soir chéri(e) ? Histoire de la sexualité aux xixe et xxe siècles (ulb, 2010). Elle participe
activement à l’Unité de recherches sages (Savoir, Genre et Sociétés) de la Faculté de
Philosophie et Lettres de l’ulb et dirige la revue Sextant.
Table des matières

Introduction. – Montrez ce sexe que je ne saurais voir !


Julie De Ganck et Vanessa D’Hooghe....................................................................... 7
partie i
Le sexe des Autres : âge, race, classe
Sexualité et organes génitaux des Africain(e)s dans le discours médical français
(fin xviiie – milieu xxe siècle)
Delphine Peiretti-Courtis....................................................................................... 21
De la puberté féminine dans les « zones torrides ». Expertise médicale
et régulations du corps des jeunes filles dans le Congo colonial
Amandine Lauro..................................................................................................... 33
Quand le sexe vient aux filles… Une question psychosociale dans la pratique
du psychiatre Fernand D’Hollander (1924-1941)
Laura Di Spurio. ...................................................................................................... 47
partie ii
Géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
Nouveaux regards sur les organes sexuels masculins
dans les traités anatomiques du xviie siècle
Didier Foucault....................................................................................................... 65
Un cerveau dans le ventre ou un utérus dans la tête ? Représentations et pratiques
médicales autour du corps maternel (xviie-xixe siècles)
Francesca Arena...................................................................................................... 79
194 regards sur le sexe

Liaisons dangereuses. Les relations physiques et morales entre la mère


et le (futur) enfant et la pratique du Dr D’Hollander, 1924-1936
Julie De Ganck........................................................................................................ 93
partie iii
Du musée au cimetière : le sexe désensualisé
Pudique et indécent : l’ambivalent sexe des morts (France, xixe siècle)
Amandine Malivin. ............................................................................................... 111
Inventorier et collectionner le sexe au début du xxe siècle
George Berte, savant ou pornographe ?
Vanessa D’Hooghe et Valérie Piette...................................................................... 123
partie iv
Un sexe à soi : la réappropriation par la pratique
Spéculum, miroir et identités :
le self help gynécologique à Bruxelles dans les années soixante-dix
Vanessa D’Hooghe. ............................................................................................... 143
Masturbation, empowerment, jouissance
Le plaisir à soi dans la pornographie féministe et queer
Sevara Irgacheva................................................................................................... 157

« Terrain »
La sexualité pour les fps ? Une question de laïcité, d’égalité et de liberté !
Céline Orban......................................................................................................... 173

Conclusions
Julie De Ganck et Vanessa D’Hooghe................................................................... 179
Liste des auteur(e)s................................................................................................ 189
Table des matières.................................................................................................. 193
E D I TI ON S D E L’ U N I V E RSITE DE BRUXEL L ES

Fondées en 1972, les Editions de l’Université de Bruxelles sont un département de


l’Université libre de Bruxelles (Belgique). Elles publient des ouvrages de recherche
et des manuels universitaires d’auteurs issus de l’Union européenne.
Principales collections et directeurs de collection
• Commentaire J. Mégret (Comité de rédaction : Marianne Dony (directeur),
Emmanuelle Bribosia (secrétaire de rédaction), Claude Blumann, Jacques
Bourgeois, Laurence Idot, Jean-Paul Jacqué, Henry Labayle, Fabrice Picod)
• Architecture, aménagement du territoire et environnement
(Christian Vandermotten et Jean-Louis Genard)
• Etudes européennes (Marianne Dony et François Foret)
• Histoire (Eliane Gubin et Kenneth Bertrams)
• Histoire – conflits – mondialisation (Pieter Lagrou)
• Méthodes quantitatives : théories et applications
(Catherine Dehon et Catherine Vermandele)
• Philosophie politique : généalogies et actualités (Thomas Berns)
• Quête de sens (Marie-Soleil Frère)
• Religion, laïcité et société (Monique Weis)
• Science politique (Pascal Delwit)
• Sociologie et anthropologie (Mateo Alaluf et Pierre Desmarez)
• UBlire (collection de poche)
Elles éditent trois séries thématiques, les Problèmes d’histoire des religions (direction :
Alain Dierkens), les Etudes sur le XVIIIe siècle (direction : Valérie André et Brigitte
D’Hainaut-Zveny) et Sextant (direction : Valérie Piette).
Les ouvrages des Editions de l’Université de Bruxelles sont soumis à une procédure
de referees nationaux et internationaux.
Des ouvrages des Editions de l’Université de Bruxelles figurent sur le site de la
Digithèque de l’ULB. Ils sont aussi accessibles via le site des Editions.

Founded in 1972, Editions de l’Université de Bruxelles is a department of the


Université libre de Bruxelles (Belgium). It publishes textbooks, university level
and research oriented books in law, political science, economics, sociology, history,
philosophy, …

Editions de l’Université de Bruxelles, avenue Paul Héger 26 – CPI 163, 1000 Bruxelles,
Belgique, [email protected], http://www.editions-universite-bruxelles.be
Direction, droits étrangers : Michèle Mat.
Diffusion/distribution : Interforum Benelux (Belgique, Pays-Bas et grand-duché de
Luxembourg) ; SODIS/ToThèmes (France) ; Servidis (Suisse) ; Somabec (Canada).
Regards sur le sexe

Si le sexe est et a toujours été pointé du doigt, s ’il charrie un lot de


discours féconds, il est aussi et peut-être paradoxalement caché,
dénigré voire hypocritem ent oublié. Or il s’ agit là d'un organe
essentiel à toute vie. S a nécessité m ais a u ssi les secrets qui
l’entourent lui donnent un caractère mystérieux rempli de force et
de fragilité, de p laisirs m ultiples et de douleurs.

Fruit du co lloque « Montrez ce sexe que je ne s a u ra is vo ir ! »,


ce volume adopte un regard essentiellem ent historique su r le
sexe, tout en s'enrichissant d'une analyse issue du cinéma.

Cette rencontre souligne à quel point la délimitation de ce qui est


organe sexuel ou non varie dans le temps, dans l’espace et dans
le corps, physique et psychique. Plus que l’établissem ent d’une
géographie du sexuel, l’important est ce que les organes relatent
sur les rapports entre, d'une part, les modèles de sexuation et de
fonctionnement de la sexualité et, d’autre part, la régulation
sociale des rapports humains.

w ww.editions-universite-bruxelles.be

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