Regards Sur Le Sexe
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Regards Sur Le Sexe
/> E D IT I O N S DE L’ U N IV E R S IT E DE B R U X E L L E S
20 13 - 30
DIRECTRICE DE PUBLICATION
Valérie Piette
Av. Franklin Roosevelt, 50 - C P 175/01
1050 Bruxelles
COMITE DE REDACTION
Madeleine Frédéric, Michèle Galand,
Eliane Gubin, Serge Jaumain, Stéphanie Loriaux,
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Valérie Piette, Jean Puissant, Pierre Van den Dungen.
COMITE SCIENTIFIQUE
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Femmes exilées politiques, 2009.
Masculinités, 2009.
Femmes en guerre, 2011.
Pratiques de l’intime, 2012.
yÓ EDITIONS DE L’ U N I V E R S I T E DE BRUXELLES
2013 30-
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Publié avec le soutien de l’Institut pour l’Egalité des Femmes et des Hommes,
de la Fédération Wallonie-Bruxelles - Direction de l’Egalité des Chances et de BruDisc
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Imprimé en Belgique
introduction
Si le sexe est et a toujours été systématiquement pointé du doigt, s’il charrie un lot
de discours féconds, il est également et peut-être paradoxalement caché, dénigré voire
hypocritement oublié. Or il s’agit là d’un organe essentiel à toute vie. Sa nécessité
mais aussi les secrets qui l’entourent lui donnent un caractère mystérieux empli de
force et de fragilité, de plaisirs multiples et de douleurs.
En effet, les organes sexuels ne sont pas que chairs et sang, il ont un rôle symbolique
particulièrement bien révélé par les tabous qui les entourent, comme celui de la nudité
qui en exige le voilage (avec la feuille de vigne d’Adam et Eve par exemple). Ou alors
est-ce le tabou et l’attention (la sur-observation qui crée une surexposition) portée à
une partie du corps qui révèle l’organe sexuel ? En effet, la délimitation de ce qui est
organe sexuel ou non varie dans le temps, dans l’espace et dans le corps, physique
et psychique et est riche de sens. Autant que l’établissement d’une géographie du
sexuel, l’important est ce que ces organes relatent sur les rapports entre, d’une part,
les modèles de sexuation et de fonctionnement de la sexualité et, d’autre part, la
régulation sociale des rapports humains.
1
Pour une analyse historiographique du champ de l’histoire des sexualités en Belgique,
voir E. Gubin, C. Jacques, « Construire l’histoire des sexualités. Regards critiques sur
l’historiographie contemporaine », in R. Beauthier, V. Piette et B. Truffin (éd.), La
modernisation de la sexualité (19e-20e siècles), Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles,
p. 185-231 ; W. Dupont, H. De Smaele, « Orakelen over de heimelijkheid. Seksualiteit en
8 introduction
historiques ont porté en Belgique sur le sexe dans le contexte du droit et de la justice 2,
sur les déviances établies par les normes – souvent médicales, avec notamment
l’homosexualité, masculine surtout 3, la prostitution féminine 4, la masturbation 5,
l’eugénisme et la régulation sociale de la maternité 6, la sexualité conjugale 7,
l’avortement 8 ou encore l’hermaphrodisme 9. Du côté des représentations, le corps
tient une place importante 10 mais de nouveaux sujets ont émergé comme celui de
ce domaine, à savoir les représentations des relations entre la nature et la culture appliquées au
corps humain.
11
L. Di Spurio, Le Temps de l’amour. Jeunesse et sexualité en Belgique francophone
(1945-1968), Bruxelles, Le Cri, 2012.
12
R. Beauthier, J.-M. Méon, B. Truffin (éd.), Obscénité, pornographie et censure.
Les mises en scène de la sexualité et leur (dis)qualification (xixe-xxe siècles), Bruxelles,
Editions de l’Université de Bruxelles, 2010, en ligne : http://digistore.bib.ulb.ac.be/2010/
noncat000024_000_f.pdf (consulté le 19 juillet 2013).
13
Ces débats sont d’ailleurs d’ores et déjà des objets d’analyses historiques et
sociologiques : L. Parini, « Le concept de genre : constitution d’un champ d’analyse,
controverses épistémologiques, linguistiques et politiques », Socio-Logos, 2010, 5 ; E. Fassin,
« L’empire du genre : l’histoire politique ambiguë d’un outil conceptuel », L’Homme, 3/187-
188, 2008, p. 375-392.
14
Pour la Belgique, J. De Ganck op. cit. Pour la France, F. Mechthild, Les limites de la
masculinité. L’androgynie dans l’art et la théorie de l’art en France (1750-1830), Paris, La
Découverte, 2011 ; S. Duong, Les « hermaphrodites », des phénomènes au carrefour des savoirs
et des conceptions scientifiques et philosophiques : une étude de l’« objectivation » scientifique
et médicale des hermaphrodites de la Renaissance au début du xviie siècle, Lille, Atelier national
de reproduction des thèses, 2011 ; G. Houbre, « Dans l’ombre de l’hermaphrodite : hommes et
femmes en famille dans la France du xixe siècle », Clio, 12/34, 2011, p. 85-104.
15
F. Virgili et D. Voldman, La garçonne et l’assassin. Histoire de Louise et de Paul,
déserteur travesti dans le Paris des années folles, Paris, Payot, 2011 ; G. Leduc (dir.),
Travestissement féminin et liberté(s), Actes du colloque des 16-18 juin 2005, Université Charles
de Gaulle-Lille 3, Paris, L’Harmattan, 2006.
16
D. Chabaud-Rychter, D. Gardey (dir.), L’engendrement des choses. Des hommes, des
femmes et des techniques, Paris, Editions des archives contemporaines, 2002.
17
D. Mehl, Les lois de l’enfantement. Procréation et politique en France (1982-2011),
Paris, Presses de Sciences Po, 2011 ; Journées d’étude « Cachez ce corps que je ne saurais voir ?
Les sciences sociales face à la question du « biologique » », ehess Marseille, 10 et 11 mai 2012.
10 introduction
couleur »). Leur « différence » les sexualiserait bien plus que tout autre individu,
à savoir, que l’homme hétérosexuel blanc, norme d’une sexualité qui se construit
depuis le xviie siècle au moins. L’asymétrie qui existe entre les différentes personnes
chargé(e)s d’incarner la sexualité pose question. Le statut de neutralité attribué au
masculin explique-t-il l’absence de débats à propos de l’incarnation de la masculinité
chez les hommes ? Elle qui fut longtemps considérée comme monolithe et parfois
involontairement réifiée par les « men’s studies » avant que le « caractère pluriel des
expériences et des idéologies de ce que le langage courant appelle la virilité » ne soit
exploré 18. Ou bien est-ce une reproduction acritique de stéréotypes genrés par une
historiographie qui n’a pas encore remis en question le rôle attribué au pénis 19 ? En
effet, l’historiographie étudie encore majoritairement la sexualité à travers le corps
des femmes, bien que, là encore, le corps physique, sa matérialité en soit souvent
absent 20. En effet, une abondante et très intéressante bibliographie et de nombreux
colloques continuent de croître autour des questions du viol et autres violences
physiques 21, de l’avortement 22, de la prostitution 23, de la maternité 24 ou encore de la
18
Voir le retour sur l’historiographie opéré par B. Benvindo, « Instables masculinités »,
Sextant, Masculinités, 27, 2009, p. 8.
19
Question posée récemment lors de la journée d’étude « Ecrire l’histoire du pénis à l’épo-
que moderne et contemporaine », Paris, 24 mai 2013, organisée par Régis Revenin (Université
Paris 1) et Christelle Taraud (nyu in France).
20
A l’exception de A. Carol, « Une sanglante audace : les amputations du col de l’utérus
au début du xixe siècle en France », Gesnerus, Revue suisse d’histoire de la médecine, 65/3-4,
2008, p. 176-195 ; Id., « L’examen gynécologique xviiie-xixe siècle : techniques et usages », in
P. Bourdelais et O. Faure (dir.), Les nouvelles pratiques de santé xviiie-xxe siècles, Paris, Belin,
2005, p. 51-66 ; Id., « Esquisse d’une topographie des organes génitaux féminins : grandeur et
décadence des trompes (xviii-xixe siècles) », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 17, 2003, p. 203-
230. De son côté, Sylvie Chaperon travaille actuellement sur l’histoire du clitoris. Son ouvrage
sur les perversions sexuelles féminines faisait déjà la part belle aux organes génitaux féminins :
S. Chaperon, La médecine et le sexe des femmes, Anthologie des perversions féminines au xixe
siècle, Paris, La Musardine, 2008.
21
Voir, entre autres, Nouvelles Questions Féministes, Violences contre les femmes, 32/1,
2013 ; F. Chauvaud (dir.), La dynamique de la violence, Approches pluridisciplinaires, Rennes,
pu de Rennes, 2010 ; Journée d’étude « Les Violences sexuelles : approches historiques
(xvie–xxie siècles) », Paris, Institut historique allemand, 9 juin 2008. Voir aussi la thèse de
A. Debauche, « Viol et rapports de genre. Emergence, enregistrements et contestations d’un
crime contre la personne », soutenue à Sciences-Po Paris en décembre 2011.
22
La bibliographie faisant l’histoire de l’avortement est riche mais le sujet n’est pas
épuisé. En témoigne la thèse de B. Pavard, Si je veux, quand je veux. Contraception et avorte-
ment dans la société française (1956-1979), Rennes, pu de Rennes, 2012.
23
Pour exemple, T. Besnard, Les Prostituées à la Salpêtrière et dans le discours médi-
cal (1850-1914). Une folle débauche, Paris, L’Harmattan, 2010. En Belgique, voir la thèse de
C. Machiels, Les féminismes face à la prostitution aux xixe et xxe siècles (Belgique, France,
Suisse), soutenue en 2011 à l’Université catholique de Louvain.
24
Pour les plus récents, A. Cova, Féminismes et néo-malthusianismes sous la iiie
République : « La liberté de la maternité », Paris, L’Harmattan, 2011 ; Y. Knibiehler, F. Arena,
R. M. Cid Lopez (dir.), La maternité à l’épreuve du genre Métamorphoses et permanences de la
maternité dans l’aire méditerranéenne, Presses de l’ehesp, 2012.
montrez ce sexe que je ne saurais voir ! 11
25
Nouvelles questions féministes, La sexualité des femmes : le plaisir contraint, 29/3,
2010. Si le numéro n’a pas choisi le prisme de l’organe sexuel comme angle d’approche, il
compte néanmoins la contribution de M. Villani, « Réparation du clitoris et reconstruction de
la sexualité chez les femmes excisées : entre nouvelles contraintes et nouveaux plaisirs ».
26
L’association du genre aux études sur les sexualités a fait l’objet de nombreuses critiques,
qui y perçoivent une assimilation du genre au sexe. Pour ces critiques, voir les historiographies
de E. Gubin et C. Jacques, « Construire l’histoire des sexualités ... », op. cit. En France, voir
M. Riot-Sarcey, « L’historiographie française et le concept de « genre », Revue d’histoire
moderne et contemporaine, 47/4, 2000, p. 805-814. Pour une critique complémentaire du
constructivisme dans les études de genre, voir P. Touraille, « L’indistinction entre sexe et
genre, ou l’erreur constructiviste », Critique, lxvii/754-765, 2011, p. 87-99.
27
Du titre de l’excellent ouvrage de synthèse de E. Dorlin, Sexe, genre et sexualités, Paris,
Presses universitaires de France, 2008.
12 introduction
objet de discours), et entre les mentalités et les comportements, d’autre part (corps
vécu par les acteurs et actrices). Il s’agit de comprendre comment les normes sociales
passent par le corps pour réguler les comportements et, à l’inverse, comment le corps
est mobilisé et impliqué dans les résistances opposées aux multiples injonctions
et exploitations dont il est l’objet. S’attarder sur les organes sexuels permet ainsi
d’accéder à l’expérience qu’en firent les acteurs et actrices et aux subjectivités que
ces corps incarnent.
Ce faisant, ce volume se place à la suite du volume précédent de Sextant, édition
des actes du colloque « Pratiques de l’intime », organisé lui aussi par l’Unité de
recherche Savoirs, Genre et Sociétés (sages), dont nous continuons d’approfondir ici
l’un des axes de recherche commun, à savoir le sexe et la sexualité. Mais il s’insère
aussi dans un champ de recherche en expansion et est à mettre en relation avec divers
autres colloques et ouvrages qui ont, eux aussi, choisi de poser un regard sur les organes
sexuels : nous avons déjà cité un colloque sur l’histoire du pénis organisé à Paris en
mai 2013 par Régis Revenin et Christelle Taraud, ainsi que les recherches d’Anne
Carol qui esquissent une topographie des organes génitaux féminins en s’attardant
sur les trompes et le travail, en cours, de Sylvie Chaperon (qui est intervenue lors du
colloque) sur le clitoris. Mais citons aussi pour exemple cet ouvrage traduit il y a peu
en français qui propose une histoire du sein 28 ou encore le projet entrepris à la Maison
des sciences de l’Université de Genève, intitulé « Pour une histoire de l’allaitement
maternel : représentations, pratiques et politiques de l’antiquité à nos jours », dont
un colloque a porté sur « Des nourrices aux banques de lait. Commerce, économies
du don et échanges symboliques autour des substituts du sein maternel », faisant une
large place à cet organe.
De l’autre à soi
Lors du colloque « Montrez ce sexe que je ne saurais voir !, Perspectives
historiques sur les organes sexuels : représentations, régulations sociales et résistances
(xviiie-xxe siècles) », qui a eu lieu à l’Université libre de Bruxelles les 3 et 4 mai
2012, divers chercheurs et chercheuses, jeunes et confirmé(e)s, ont réfléchi ensemble
à ce que concentre l’organe sexuel. Les textes réunis dans le présent volume sont
le fruit de cette réflexion. Ecrits majoritairement par de jeunes chercheur(e)s, mais
aussi des post-doctorant(e)s et des professeur(e)s belges et français(e)s, ils offrent
un panorama des regards portés (et souvent des gestes posés) sur le sexe avec une
attention particulière accordée aux rapports sociaux de sexe et au genre. Si la grande
majorité de ces textes sont l’œuvre d’historien(ne)s, d’autres perspectives ont été
intégrées au volume avec deux analyses issues respectivement des études de cinéma
et du militantisme politique féministe.
Ces contributions sont réunies ici par thèmes, en proposant un trajet allant
des regards portés sur les autres à celui porté sur soi-même. Les deux entités sont
interdépendantes et dialoguent. Les différents textes illustrent d’ailleurs souvent cette
relation. Ainsi, le début et la fin du présent volume ne sont pas à considérer comme
28
M. Yalom, Le Sein. Une histoire, traduction de D. Letellier, Paris, Editions Galaade,
2010.
montrez ce sexe que je ne saurais voir ! 13
les deux extrémités d’un parcours linéaire mais plutôt comme les deux composantes
d’une interaction produisant un « effet de boucle » 29 transformant le vécu et la
connaissance du corps sexué. Le « sexe des Autres » et un « sexe à soi » tissent
une trame à la fois sociale et intime, donnant à penser le rapport entre le collectif et
l’individuel, entre catégories et expérience(s) personnelle(s). Ce trajet de « l’Autre à
soi » en croise un autre : celui dessiné par le mouvement pendulaire du sexe qui passe,
selon l’angle de vue, d’objet de sciences à objet de sensualité. Les textes proposés
sont aussi l’ébauche d’une cartographie du sexuel, révélant sur un temps long, du xviie
au proche xxe siècle, les multiples localisations du sexe dans le corps et l’esprit, le
matériel et le symbolique. Ce sexe qui, à force de discours, de théories médicales, de
croyances et de ré-appropriations, a fait et défait le genre.
Les Autres, leur différence, leur sexualité. L’autopsie de la « Vénus hottentote »
par Georges Cuvier en 1817 est emblématique du regard porté par les naturalistes
et les administrateurs sur les peuples colonisés 30. Leurs mœurs sexuelles sont, dès
le xviiie siècle, mises en lien avec le climat qui influencerait leur développement
physique et moral. Delphine Peiretti-Courtis revient sur l’histoire de la pensée de la
notion de race à travers l’analyse des discours des médecins français sur le sexe des
colonisés. En 1872, le Grand dictionnaire universel de Larousse rend compte de l’idée
devenue courante selon laquelle les organes génitaux des noir(e)s se développent plus
que ceux des blanc(he)s, au détriment de leur morale. Les pratiques d’excision et de
nymphotomie ont, de ce fait, longtemps été considérées comme les « traitements »
d’un supposé manque de tempérance sexuelle des femmes colonisées. L’idée de
sur-développement sexuel des noir(e)s et les pratiques qu’elle justifie aux yeux des
médecins métropolitains n’ont été remises en question qu’au début du xxe siècle. Le
retour offert par Delphine Peiretti-Courtis sur le discours médical français à propos
de la sexualité et des organes génitaux des Africaines pose doublement la question de
la géographie du sexe. Placer dans un ailleurs une sexualité et ses attributs de chairs
et de sang sur-développés et l’observer depuis le continent dessine les contours du
sexe moral et régulé depuis la capitale coloniale. Mais au-delà de ce constat, déjà
documenté en sciences humaines 31, Delphine Peiretti-Courtis offre une étude des
variations subtiles de ces discours du xviiie au xxe siècle qui fait écho à une question
29
I. Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, Paris, La
Découverte, 2001 (traduction de I. Hacking, The Social Construction of What ?, Cambridge,
Harvard University Press, 1999).
30
L’intérêt savant et populaire pour le personnage de la « Vénus hottentote », Saartje
Baartman, ne semble d’ailleurs pas se tarir. Elle a été le sujet du film controversé, Vénus noire,
d’Abdellatif Kechiche en 2010. Ce personnage historique a également donné lieu à de multiples
publications scientifiques, dont, dernièrement, C. Blanckaert (coord.), La Vénus hottentote :
entre Barnum et Muséum, Paris, Publications scientifiques du Muséum national d’Histoire
naturelle, 2013.
31
Plusieurs travaux d’envergure ont été réalisés sur la régulation de la sexualité et du
genre en contexte colonial français, dont E. Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle
et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, 2006, ou encore, plus récemment,
l’article de M. Bouyahia, « Genre, sexualité et médecine coloniale », Cahiers du Genre, 1/50,
2011, p. 91-110.
14 introduction
qui traverse le volume : où le sexe est-il localisé ? Dans la race, dans l’ethnie, la
morale, l’environnement ou les attributs physiques ?
L’idée que les organes sexuels et les mœurs sont en rapport avec le climat et
l’environnement a perduré au cours du xxe siècle, tout en s’enrichissant des explications
issues de l’évolutionnisme et du biologisme racial. C’est avec cet héritage théorique
que les médecins belges s’interrogent à propos de l’âge de la nubilité des Congolaises
durant l’entre-deux-guerres, à la demande des administrateurs de la colonie. Concept
clé pour la compréhension de l’établissement de la législation sur le mariage et le viol,
la nubilité dépend des notions de puberté et de tempérament. Or, les médecins belges
peinent à définir les critères d’évaluation de cet âge – physique – de la vie. Alors qu’ils
partent à la recherche de ses signes visibles sur le corps des jeunes filles noires, leurs
observations pour le moins aléatoires les poussent à adopter une position critique
vis-à-vis de l’idée, largement établie par leurs prédécesseurs, de précocité pubertaire
des Africaines. Cependant, si les corps ne se développent pas plus rapidement, il n’en
va pas de même des mœurs des Congolaises, supposées plus précoces en matière
sexuelle. Ce sont donc bien les mœurs que les administrateurs entendent réguler,
au nom du bien-être de la population indigène, dans le but de préserver la capacité
reproductive des Congolaises. Comme l’explique Amandine Lauro, le regard porté
par les coloniaux sur la sexualité des colonisé(e)s est alors marqué par la crise morale
qui ébranle la métropole belge. La fertilité et la moralité des Congolaises doivent être
protégées des mariages précoces. Cependant, c’est uniquement la consommation du
mariage qui est redoutée. En effet, les pratiques de fiançailles des toutes jeunes filles
sans consommation de l’acte sexuel ne sont pas stigmatisées mais plutôt encouragées,
parce qu’elles permettent de réguler les désirs sexuels supposés précoces des
Congolaises, en les maintenant dans un cadre hétérosexuel et reproductif.
La comparaison entre les discours médicaux et les modes de régulation de la
puberté et de la sexualité des jeunes Congolaises avec ceux qui concernent les jeunes
filles des classes populaires dans la Belgique de l’entre-deux-guerres est interpellante.
Dans le cadre du développement de la protection de l’enfance, l’existence d’une
sexualité active chez les jeunes métropolitaines est aussi perçue comme un problème
social. L’analyse de Laura Di Spurio sur les jeunes patient(e)s amené(e)s à la
consultation du psychiatre Fernand D’Hollander, entre les années 1924 et 1941, à
l’hôpital Saint-Pierre de Louvain met en évidence que, si tant les garçons que les filles
sont désormais soumis à la morale sexuelle et intégrés au nouveau modèle adolescent,
la sexualité des garçons est l’objet de peu de préoccupations – si ce n’est en ce qui
concerne la masturbation – alors que celle des filles est regardée avec inquiétude
et suspicion. L’application du modèle adolescent aux jeunes filles populaires de la
métropole ne se dédouble jamais du filtre de la supposée nature féminine. En effet, la
déviance morale des jeunes filles, qui se manifeste par une activité sexuelle toujours
inquiétante pour le psychiatre, peut être amoindrie ou corrigée par leur placement
dans des écoles ménagères, ce qui témoigne de l’objectif visé par l’encadrement de
l’adolescence féminine : préserver le sexe des jeunes filles en vue de l’accomplissement
de leur vocation « naturelle », à savoir la maternité et l’entretien du foyer. Si les
jeunes Congolaises ne sont jamais considérées comme des adolescentes, ni même
comme des jeunes filles, l’encadrement de l’exercice de leur sexualité dans le cadre de
montrez ce sexe que je ne saurais voir ! 15
active et sexuelle, entre les organes sexuels d’une personne vivante et ceux d’un
cadavre – chair inerte réduite à l’état de corps naturel, nu et dépouillé de tout attribut
culturel le civilisant – qui est indicible dans l’acte nécrophile pour la société française
du xixe siècle.
Le chimiste George Berte a, quant à lui, entrepris une collection des représentations
de phallus dans l’histoire et la religion, l’art et le folklore dans le but de publier une
étude sur le culte de Priape. Commencée à la fin du xixe siècle et continuée jusque
dans les années cinquante, cette collection prend des proportions énormes, sinon hors
normes, mais encore faut-il savoir selon quelles normes. Au départ d’un intérêt digne
des plus grands savants du xviiie siècle pour l’Antiquité, ce collectionneur a découpé,
collé et classé toutes les occurrences du sexe de son époque dans les journaux, livres
et revues, jusqu’à rassembler blagues salaces, catalogues de librairies licencieuses
et photographies pornographiques. La collecte, l’accumulation et la mise en série
constituent les étapes d’une démarche singulière de connaissance. Le classement de
cette documentation établi par George Berte est révélateur de la place du sexe visible
dans la société française de l’époque. Dans sa collection, la mise à distance de la
sensualité du sexe passe par l’affirmation de son caractère scientifique et anonyme (les
sexes découpés sont dépersonnalisés).
Ces deux articles révèlent par ailleurs que les cases du « mort » ou du « vivant »,
de la « science » ou de la « pornographie » peinent à contenir toutes les potentialités
du sexe et agissent en véritables révélatrices de son double statut : sensuel et
désensualisé, selon les lieux, les buts mais aussi les regards, autorisés ou non qui se
posent sur l’organe.
La stricte régulation des conditions de visibilité du sexe révèle les tabous qui
pèsent sur les représentations des organes sexuels et sur la sexualité, ainsi que sur les
désirs et les plaisirs des femmes et des hommes. Comme l’indiquent les stratégies
d’évitement de la sensualité, le tabou frappant les organes sexuels interdisait l’accès à
la vue du sexe par des personnes non autorisées ou non éduquées, dites incapables de
contrôler les émotions provoquées par ce spectacle charnel. Ce faisant, les femmes,
longtemps exclues de l’éducation et toujours considérées comme des êtres dominés
par leurs émotions en raison de leur sexualité, se sont vues, jusqu’il y a peu, refuser
l’accès aux représentations du sexe et à la connaissance de son fonctionnement intime.
Et pour cause, jusqu’à présent dans les articles présentés, les sources analysées ont
été produites par des hommes. Pour accéder à une libre connaissance et jouissance de
leur corps, les femmes devaient braver cet interdit mais encore transgresser le tabou
spécifique touchant les représentations visuelles de leur propre sexe. Si le sexe des
femmes se lit sur tout le corps, dans son esprit et ses comportements, le vagin, les
lèvres et le clitoris ne font pas partie des attributs symboliques arborés dans la culture
occidentale, au contraire des seins qui incarnent la maternité. L’accession à l’image du
sexe féminin par les femmes elles-mêmes, la circulation de ces images entre femmes
dans un but de connaissance et de jouissance constituent donc une rupture importante
dans l’histoire.
Montrer et regarder son propre sexe, deux démarches pour se réapproprier son
corps et sa sexualité : d’une part, une pratique d’exploration corporelle et d’autre
part, une mise en scène filmée du plaisir charnel. La première, la pratique du self
18 introduction
help, est une technique d’auto-auscultation du vagin qui naît dans le contexte de la
deuxième vague du féminisme. Son arrivée en Belgique est ici étudiée par Vanessa
D’Hooghe. Les instigatrices de cette pratique ont lutté contre une définition médicale
stéréotypée du corps des femmes et de l’idée de féminité, qu’elles veulent remplacer
par un savoir issu de l’observation et de l’expérience des femmes elles-mêmes. Cette
question de savoir est à la fois question de pouvoir, les deux se liant dans la question
de la dépénalisation de l’avortement. Il s’agit de se réapproprier l’accès à son propre
corps et de le redéfinir dans un même temps, la définition et l’accès étant jusque-là
détenus par les médecins uniquement. Quelque dix ans plus tard, la question de la
réappropriation est au cœur des films d’Annie Sprinkle, d’Erika Lust et de Shine
Louise. L’analyse que Sevara Irgacheva livre de la pornographie queer et féministe
révèle comment la réalisatrice et l’actrice – parfois une seule et même personne – se
placent aux commandes, par la masturbation, de leur propre plaisir mais aussi de la
façon dont il se matérialise à l’écran et des invitations à le regarder. Là aussi, il s’agit
de se substituer aux hommes, au « male gaze » que les études de genre ont mis au jour
dans le domaine du cinéma.
Les deux démarches mettent à nu, chacune à leur manière, le sexe vécu et
ressenti au féminin. Elles partagent en partie les mêmes outils théoriques et ouvrages
déclencheurs : les écrits de Luce Irigaray ou encore le rapport de la sexologue Shere
Hite. Le self help s’inspire de la sexologie considérant qu’elle est une observation
du corps lui-même mais la rejette parce qu’elle continue à créer des catégorisations
(hétérosexuel, bi-sexuel, homosexuel n’en sont que quelques-unes).
Enfin, le colloque « Montrez ce sexe que je ne saurais voir » était aussi l’occasion
de faire dialoguer recherche universitaire et action de terrain. En ce sens, la campagne
des Femmes Prévoyantes Socialistes à propos du clitoris offre un écho particulièrement
intéressant et actuel à la question de la réappropriation et du plaisir abordée par les
contributions de Sevara Irgacheva et Vanessa D’Hooghe. Si dans la démarche du self
help, le clitoris est au cœur de l’élaboration d’un contre-discours médical et freudien,
il fait ici l’objet d’une action visant à déjouer les tabous sur le plaisir féminin, sous
une forme pratique et un positionnement qui appartiennent et sont propres à cette
organisation féministe. Céline Orban offre un retour sur l’action de terrain et sur
le passé des Femmes Prévoyantes Socialistes ; elle réinscrit cette campagne dans
l’histoire de ce mouvement né en 1922 et en portant leur message.
Cet article, sous l’appellation « terrain », sort du cadre de la publication
scientifique. Il n’en est pas moins totalement complémentaire. Outre qu’il est le
reflet de l’expérience du colloque, il montre comment les recherches universitaires
sont mobilisées par des acteurs et actrices de terrain, qui produisent eux aussi de
nouvelles données. En témoignent les nombreuses enquêtes des Femmes Prévoyantes
Socialistes.
partie i
Delphine Peiretti-Courtis
1
P. Larousse, « Femme », Grand dictionnaire universel du xixe siècle, t. viii, Paris,
Administration du Grand Dictionnaire Universel, 1872, p. 203.
2
J. J. Virey, « Femme », Dictionnaire des sciences médicales, t. 14, Paris, Panckoucke
éditeur, 1815, p. 513.
22 le sexe des autres : âge, race, classe
3
La raciologie est un terme désignant l’étude des races humaines dans les sciences
médicales et anthropologiques aux xixe et xxe siècles. Ce terme est employé par plusieurs
médecins tels que G. Lefrou, Le Noir d’Afrique. Anthropo-biologie et raciologie, Paris, Payot,
1943 ; L. Pales, Raciologie comparative des populations de l’aof, Les Diamate d’Effoc et
les Floup d’Oussouye (Casamance-Sénégal), Dakar, Direction générale de la Santé publique,
1949.
4
Voir W.B. Cohen, Français et Africains, les Noirs dans le regard des Blancs 1530-
1880, Paris, Gallimard, 1981 ; E. Dorlin, La matrice de la race, Paris, La Découverte, 2006 ;
C. Reynaud-Paligot, La République raciale 1860-1930, Paris, puf, 2006.
sexualité et organes génitaux des africain(e)s 23
réciprocité que nous tenterons de mettre en évidence dans cette présentation. Enfin
nous retracerons brièvement l’évolution et les divergences de la pensée médicale au
sujet de cette question entre le xixe siècle et la première moitié du xxe siècle. Si le
regard se fait moins globalisant et si le concept de race noire est progressivement
déprécié au profit d’une reconnaissance de la diversité des populations africaines,
l’ethnie reste toutefois supérieure à l’individu jusqu’au milieu du xxe siècle. Dans le
cadre de ce volume sur la représentation des organes génitaux dans l’histoire, il s’agit
donc de s’intéresser aux procédés de sexuation, de sexualisation et de racialisation
du corps des Africain(e)s et à leur évolution au cours du temps, en prenant l’exemple
du regard médical porté sur quelques populations d’Afrique du Sud et d’Afrique de
l’Ouest.
5
Les Khoï-Khoï sont une population d’éleveurs d’Afrique du Sud surnommés Hottentots
par les colons européens et les San sont des chasseurs-cueilleurs de la même région rebaptisés
Boschimans ou Bushmen. Ils appartiennent au groupe Khoïsan et vivent aujourd’hui en Afrique
du Sud, en Namibie, au Botswana, et dans le désert du Kalahari.
6
Voir F. X. Fauvelle-Aymar, L’invention du Hottentot, Paris, Publications de la Sorbonne,
2002.
7
F. Le Vaillant, Voyage de F. Le Vaillant dans l’intérieur de l’Afrique par le Cap de
Bonne Espérance dans les années 1780, 81, 82, 83, 84 et 85, t. ii, Lausanne, Chez Mourer,
1790, p. 255.
24 le sexe des autres : âge, race, classe
relâchement des attributs sexuels des hommes et des femmes en Afrique 8. Toutefois,
ce sont les analyses de G. Cuvier (1769-1832), médecin, anatomiste et paléontologue
célèbre, qui influencent le plus les études sur le tablier jusqu’au milieu du xxe siècle.
Dans le rapport de dissection 9 de Saartjie Baartman, la Vénus Hottentote, présenté
devant l’Académie de médecine en 1817, il affirme que le tablier est un prolongement
inné des petites lèvres chez les Hottentotes et les Boschimanes. Sa théorie s’impose
dans la pensée savante française et européenne. W. H. Flower et J. Murrie, deux
scientifiques britanniques qui dissèquent une femme boschimane en 1867 10, réitèrent
les conclusions de cet illustre médecin. Dans sa synthèse sur le tablier hottentot, parue
en 1883, le docteur Blanchard (1857-1919), médecin et parasitologue de cabinet,
fondateur de l’Institut colonial de la Faculté de médecine de Paris, présente les
spécificités raciales et sexuelles des Hottentotes et des Boschimanes en s’appuyant à
nouveau sur les écrits de Cuvier.
La particularité anatomique de ces femmes est souvent perçue comme un attribut
masculin dans les représentations. R. Blanchard virilise le tablier dans cette phrase :
« un développement exagéré des nymphes ou petites lèvres, qui peuvent atteindre
jusqu’à 15 et 18 centimètres de longueur et qui pendent entre les cuisses de la femme,
à la façon d’un pénis flasque et inerte » 11. Cette analogie met en lumière l’absence
de féminité de ces femmes et l’inversion sexuelle touchant ces peuples. Un siècle
auparavant, dans la définition du clitoris donnée par le docteur Chambon (1748-1826),
l’hypertrophie de cet organe chez les femmes blanches, phénomène exceptionnel
d’après les discours, est également présentée comme un caractère masculin : « La
difformité du clitoris, quand sa longueur est excessive, n’apporte pas un obstacle
absolu à la génération ; mais c’est un vice révoltant pour les maris, parce qu’il donne
à la femme l’apparence de l’homme et réfroidit (sic) la tendresse de celui-ci pour un
objet qui a trop de ressemblance avec lui » 12. Selon les médecins, en métropole et aux
colonies, la forme allongée et la taille démesurée du clitoris chez certaines femmes
est le signe d’une hybridité inquiétante et de mœurs douteuses. L’apparence phallique
de cet attribut brouille les différences sexuelles et remet en question la frontière entre
la féminité et la masculinité d’un point de vue biologique et social. Enfin, l’analogie
8
J. J. Virey, op. cit., 1815 ; J. J. Virey, « Nègre », Dictionnaire des sciences médicales,
par une société de médecins et de chirurgiens, Paris, clf Panckoucke éditeur, 1819 ; Dr Murat,
« Nymphes », Dictionnaire des sciences médicales, une société de médecins et de chirurgiens,
vol. 36, Paris, Panckoucke, 1819.
9
G. Cuvier, Extrait d’observations faites sur le cadavre d’une femme connue à Paris et à
Londres sous le nom de Vénus Hottentote, Mémoires du Muséum, t. iii, 1817.
10
W. H. Flower, J. Murrie, « Account of the dissection of a bushwoman », Journal of
Anatomy and Physiology, 1867, p. 189-208. W. H. Flower est le conservateur du musée du
« Royal College of Surgeons » de Londres et J. Murrie est membre de la société zoologique de
Londres.
11
R. Blanchard, « Sur le tablier et la stéatopygie des femmes boschimanes », Bulletin de
la société zoologique de France, vol. viii, Paris, Au siège de la société, 1883, p. 35.
12
Dr Chambon, « Clitoris », Encyclopédie méthodique, médecine, t. iv, Paris, Panckoucke,
1792, p. 885. Nicolas Chambon de Montaux (1748-1826) est médecin en chef à la Salpêtrière,
premier médecin des armées et inspecteur des hôpitaux militaires, membre de la Société royale
de médecine et engagé en politique à partir de 1789.
sexualité et organes génitaux des africain(e)s 25
13
Dr Gaillard, « Etude sur les lacustres du Bas-Dahomey », L’Anthropologie, t. 18, Paris,
Masson et Cie, 1907, p. 115.
14
Dr Laloy, « P. Baroux et L. Sergeant, « Les races flamandes bovine, chevaline et
humaine dans leurs rapports avec la marche en terrain plat », Paris et Lille, Tallandier éditeur,
1906, 43 p. et 33 fig., L’Anthropologie, t. xviii, Paris, Masson, 1907, p. 205-207.
15
J.-B. Bory de Saint-Vincent, L’Homme, essai zoologique sur le genre humain, t. i,
Paris, Rey et Gravier, 1827, p. 31.
26 le sexe des autres : âge, race, classe
la femelle au sein d’une même race revient dans de nombreux discours et notamment
dans les ouvrages du docteur Jacobus en 1893 et en 1931 16. Ces assertions permettent
aux polygénistes de prouver l’existence de plusieurs espèces humaines. Elles révèlent
implicitement les défiances face aux relations interraciales et au métissage. L’idée
qui prédomine à cette époque est que le Noir, au pénis démesuré, ne peut copuler
avec la Blanche au vagin étroit. Il s’agit de préserver l’intégrité de la femme blanche
et de sa race. La démesure du sexe de l’homme noir est un lieu commun datant de
l’époque antique dans le but de conférer aux Ethiopiens une caractéristique bestiale.
Les médecins contribuent à valider et à diffuser ces stéréotypes au xixe siècle. Le sexe
de l’Africain serait donc de taille plus importante que celui de l’Européen mais les
savants y ajoutent une nuance importante, redorant leur virilité. En effet, les Noirs
auraient une capacité d’érection moindre que celle des Blancs. Les dictionnaires
médicaux et les ouvrages savants véhiculent cette idée tout au long du xixe siècle à
l’instar de L’Anthropologie de P. Topinard (1830-1911) où l’on peut lire que : « le
pénis du nègre est plus long et plus volumineux dans l’état de flaccidité que celui
du blanc ; dans l’état d’érection c’est l’inverse » 17. Les multiples rééditions de ce
livre et la médaille d’or attribuée à son auteur par l’Académie de médecine en 1877
témoignent de son succès et de son impact.
Si cette représentation perdure dans les mentalités, certains médecins commencent
à la réfuter au milieu du xxe siècle. En 1943, le docteur G. Lefrou (1892-1969), médecin
en chef de 1re classe des troupes coloniales, remet en question l’argument racial pour
insister sur le caractère individuel de cette particularité : « Les anciens auteurs ont
toujours parlé d’une grandeur démesurée du pénis chez les Nègres. Cette opinion
a été considérée ensuite comme erronée (...) Il y a comme le Blanc des variations
individuelles » 18. Si au xxe siècle, les études scientifiques s’affranchissent peu à peu
des explications purement naturalistes et racialistes 19 prenant en compte la part de la
culture, de l’environnement et des caractéristiques individuelles de chacun, durant la
majeure partie du xixe siècle, la sexualité des Noirs semble encore déterminée par des
influences raciales et climatiques.
16
Dr X. Jacobus, L’amour aux colonies. Singularités physiologiques et passionnelles
observées durant trente années de séjour dans les colonies françaises. Cochinchine, Tonkin et
Cambodge-Guyane et Martinique, Sénégal et Rivières du Sud, Nouvelle-Calédonie, Nouvelles-
Hébrides et Tahiti, Paris, Isidore Liseux, 1893 ; Dr X. Jacobus, L’Acte sexuel dans l’espèce
humaine. Etude physiologique complète de l’amour normal et des abus, perversions, folies et
crimes relatifs à l’instinct génital à travers les peuples et les âges, Paris, Editions Prima, 1931.
17
P. Topinard, L’anthropologie, Paris, C. Reinwald et Cie, 3e édition, 1879, p. 373.
18
Dr G. Lefrou, Le Noir d’Afrique. Anthropo-biologie et raciologie, Paris, Payot, 1943,
p. 234.
19
L’idéologie racialiste reconnaît l’existence et l’inégalité des races humaines. Le
déterminisme racial expliquerait les différences anatomiques, physiologiques, psychologiques,
sexuelles et culturelles entre les groupes humains.
sexualité et organes génitaux des africain(e)s 27
20
Dr Nicolas, « Vulve », Encyclopédie méthodique, médecine, par une société de
médecins, t. xiii, Paris, Chez Mme veuve Agasse, 1830, p. 542.
21
Voir le texte de Francesca Arena.
22
Dr Pinel, « Nymphomanie », Encyclopédie méthodique, médecine, par une société de
médecins, t. xi, Paris, Chez Mme veuve Agasse, 1824, p. 47.
23
P. Larousse, « Femme », op. cit., p. 203.
28 le sexe des autres : âge, race, classe
24
Bouchereau, « Satyriasis », Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, t. 7,
Paris, A. Dechambre, 1879, p. 67.
25
Voir E. Dorlin, La matrice de la race, op. cit.
26
Dr Barot, Guide pratique de l’Européen dans l’Afrique occidentale à l’usage des
militaires, fonctionnaires, commerçants, colons et touristes, Paris, Ernest Flammarion, 1902.
27
Dr A. Vallet, Guide médical du colon en Afrique tropicale, Cherbourg, Librairie Henry,
1913, p. 178 ; Dr P. J. Navarre, Manuel d’hygiène coloniale. Guide de l’Européen dans les pays
chauds, Paris, Octave Doin, 1895.
28
Ch. Richet, La sélection humaine, Paris, Félix Alcan, 1919 ; R. Martial, Les Métis,
Paris, Flammarion, 1942.
sexualité et organes génitaux des africain(e)s 29
29
Terme utilisé à l’époque pour désigner l’acclimatation.
30
Dr Barot, op. cit.
31
R. Trautmann, Au pays de « Batouala », Noirs et Blancs en Afrique, Paris, Payot et Cie,
1922, p. 84.
32
Dr X. Jacobus, op. cit., 1931.
33
L. Tauxier, Le Noir du Yatenga, Paris, Emile Larose, 1917.
34
D.-P. de Pedrals, La vie sexuelle en Afrique noire, Paris, Payot, 1950.
30 le sexe des autres : âge, race, classe
35
Dr Chambon, «Clitoris », op. cit., 1792, p. 886.
36
Dr Murat, « Nymphotomie », Dictionnaire des sciences médicales, une société de
médecins et de chirurgiens, vol. 36, Paris, Panckoucke, 1819, p. 596.
37
Voir F. Couchard, L’excision, Paris, puf, 2003.
38
Dr A. Corre, La mère et l’enfant dans les races humaines, Paris, Octave Doin, 1882 ;
Dr Lasnet, Les races du Sénégal. Sénégambie et Casamance, Paris, Augustin Challamel éditeur,
1900.
39
J.-B. Bory de Saint-Vincent, op. cit., p. 120.
40
M. Macquart, « Infibulation », Encyclopédie méthodique, médecine, t. vii, Paris, Chez
H. Agasse, 1798, p. 587-588.
sexualité et organes génitaux des africain(e)s 31
évoquée par les médecins français du xixe siècle car elle se pratique pour l’essentiel en
Afrique de l’Est, dans des territoires non soumis à la France tels que l’Ethiopie ou la
Somalie. C’est au début du xxe siècle et surtout au milieu du siècle, que les mutilations
sexuelles féminines commencent à être unanimement condamnées dans les discours
médicaux. Ces dénonciations apparaissent dans les textes du docteur Jacobus en 1931
ou dans l’ouvrage sur les mutilations sexuelles de Claude Chippaux (1909-1984),
médecin colonial, anthropologue et chirurgien. Il réprouve cette pratique et nie
l’argument selon lequel elle serait une nécessité imposée par la nature ; une nature
qui aurait donné aux femmes noires un organe difforme et gênant : « Une anomalie
anatomique a été invoquée : celle de la longueur du clitoris ou des petites lèvres
fortement développées entrave l’acte sexuel. Mais la femme noire – en dehors des cas
pathologiques d’hermaphroditisme – n’a pas un clitoris anormalement développé » 41.
Pour lui, l’excision est un pur produit de la volonté masculine inventé pour contrôler la
sexualité féminine. Néanmoins, en dénonçant une pratique jugée barbare, il rappelle,
à l’instar d’autres médecins comme Joseph Vassal en 1925 42, l’importance de la
colonisation et de l’apport de la civilisation pour réprimer ce type d’acte.
*
Ces descriptions médicales et anthropologiques soulignant les ardeurs sexuelles des
Africain(e)s et l’exubérance de leur anatomie sexuelle ont diffusé l’image d’une race
soumise à ses passions et à ses instincts. L’apparence physique et plus particulièrement
ici la taille et la forme des attributs sexuels ainsi que les pratiques culturelles qui y
sont associées, ont permis aux médecins d’évaluer des populations africaines, de les
classer sur l’échelle humaine et de dresser un portrait général de la race noire puis
de ses ethnies. Les médecins ont établi des interdépendances entre le physique et le
moral ainsi qu’entre l’anatomie sexuelle et la sexualité des Africain(e)s soulignant leur
incapacité à s’affranchir du déterminisme naturel et à prendre le pouvoir sur leur propre
corps et sur leurs pulsions. La colonisation, porteuse de civilisation, de tempérance
et de contrôle moral, se présentait comme une nécessité. Les sciences médicales ont
ainsi contribué à essentialiser, à racialiser et à sexualiser les Africain(e)s. Malgré les
permanences et la toute-puissance des stéréotypes sur les Africain(e)s, la tendance
perceptible de ces discours sur l’Autre est le passage d’une forme de généralisation
raciale, au début du xixe siècle, à une prise en considération plus grande des différences
ethniques, à la fin du siècle.
Les médecins coloniaux esquissent cette nouvelle manière de penser l’Afrique et
les Africains. Dans la première moitié du xxe siècle, la littérature médicale privilégie peu
à peu l’individuation à la racialisation des populations et critique les effets trompeurs
des généralisations et des tableaux anthropométriques. Les spécificités anatomiques
sont décrites peu à peu comme des particularités individuelles et/ou culturelles mais
aussi ethniques. Le regard change simplement d’échelle. Les médecins de brousse,
41
C. Chippaux, Les mutilations sexuelles chez l’homme, Le Pharo-Marseille, André
Manoury éditeur, 1960, p. 36.
42
J. Vassal, « Le Ganza, une mutilation des organes génitaux des femmes noires Banda »,
extrait de La Presse médicale, Masson et Cie, 25, 1925, p. 1-27. J. Vassal est directeur du service
de santé de l’aef.
32 le sexe des autres : âge, race, classe
en cherchant à nuancer les lieux communs des médecins de cabinet, diffusent des
présupposés ethniques. La race noire n’est plus décrite comme un bloc homogène
mais ce sont les ethnies d’Afrique qui sont hiérarchisées entre elles. Les clichés
perdurent et notamment lorsqu’il s’agit de la sexualité des Africain(e)s.
Malgré la diversité présentée, le dénominateur commun reste le même ; le sexe et
la sexualité continuent à caractériser les Africain(e)s et à susciter l’intérêt des médecins
français. Dans l’article sur les races humaines de la Grande encyclopédie Larousse
publiée en 1976, les attributs sexuels des Hottentotes et les Boschimanes sont encore
racialisés : « chez les femmes, il y a une forte saillie en arrière de la région fessière
avec accumulation de graisse sous-cutanée (stéatopygie), ainsi qu’un allongement
considérable des petites lèvres de l’orifice vulvaire (« tablier des Hottentotes ») » 43.
Les stéréotypes sexuels et raciaux se perpétuent donc et notamment la perception du
tablier hottentot comme caractère purement racial chez les Khoisan, alors qu’il n’est
que le résultat d’une coutume traditionnelle. Cet exemple non isolé illustre la force de
l’héritage de la pensée racialiste du xixe siècle.
43
Grande encyclopédie Larousse, « Races humaines », Paris, Librairie Larousse, édition
1971-1976, p. 11397.
De la puberté féminine
dans les « zones torrides »
Expertise médicale et régulations du corps des jeunes filles
dans le Congo colonial
Amandine Lauro
sexuels des Africains (et en particulier sur leur âge de puberté, dont l’histoire pourtant
fascinante reste à écrire), les réflexions du pouvoir colonial belge et de ses médecins
(comme les projets biopolitiques dont elles se révèlent indissociables) offrent un
observatoire particulièrement intéressant pour interroger la façon dont les liens entre
hiérarchies raciales, genre et sexualité ont été redéfinis – pour être mieux réaffirmés
– dans la première moitié du xxe siècle. Elles permettent également d’éclairer la
manière dont les politiques coloniales (et plus généralement raciales) ont su utiliser
les ressources combinées de la médecine (physiologie des organes sexuels) et d’une
certaine ethnographie (usages des organes sexuels), pour faire du contrôle du corps
sexué et maternel des femmes colonisées un enjeu majeur 1.
1
Les débats sur l’âge de puberté comme les projets biopolitiques auxquels ils ont pu
donner lieu (notamment en matière d’« age of consent » et de mariage précoce) ne concernent
en effet que les femmes. Les hommes en sont complètement absents, au Congo comme dans
l’ensemble des territoires de l’Empire britannique où cette question s’est également posée
comme le souligne P. Levine, « Sovereignty and Sexuality : Transnational Perspectives on
Colonial Age of Consent Legislation », in K. Grant, P. Levine et F. Trentmann (éd.), Beyond
Sovereignty. Britain, Empire and Transnationalism, c. 1880-1950, Basingstoke, Palgrave
McMillan, 2007, p. 17.
2
J’emprunte cette expression à E. Vincke, « L’âge de puberté : anatomie d’un préjugé »,
Cahiers Nord/Sud, Bruxelles, 3/6, 1984, p. 43-49. Il s’agit de l’un des seuls auteurs – à ma
connaissance – à avoir consacré une étude à ce sujet.
3
Outre loc. cit., l’autre recherche de référence, plus récente mais moins généraliste, est
celle de A. Tambe, « Climate, Race Science and the Age of Consent in the League of Nations »,
Theory, Culture and Society, 28/2, 2001, p. 109-130.
4
Malgré les avancées en la matière, il s’agit là d’une tendance toujours visible dans certains
travaux récents sur la construction des savoirs sur la sexualité. Les ouvrages de référence (et
par ailleurs de grande qualité) de P. Roy et L. Hall, The Facts of Life. The Creation of Sexual
Knowledge in Britain 1650-1950, New Haven, Yale University Press, 1995 (pour l’espace
britannique) ou de S. Chaperon, Les origines de la sexologie, 1850-1900, Paris, La Martinière,
2007 (pour l’espace francophone), entre autres exemples, en témoignent.
de la puberté féminine dans les « zones torrides » 35
l’idée qu’en la matière, il en va des femmes comme des plantes, des arbres ou des
fruits (si elles sont entourées de plus de chaleur, plus de soleil, et plus d’humidité,
alors elles croissent plus rapidement), semble clairement établie pour les naturalistes
du xviiie siècle. Leur chef de file, Buffon, s’exprime d’ailleurs assez largement sur le
sujet dans son Histoire naturelle : « Dans toute l’espèce humaine les femmes arrivent
à la puberté plûtôt que les mâles, mais chez les différens peuples l’âge de puberté
est différent et semble dépendre en partie de la température du climat et de la qualité
des alimens ; (…) dans toutes les parties méridionales de l’Europe et dans les villes
la plûpart des filles sont pubères à douze ans et les garçons à quatorze, mais dans les
provinces du Nord et dans les campagnes à peine les filles le sont-elles à quatorze et
les garçons à seize. (…) Dans les climats les plus chauds de l’Asie, de l’Afrique et de
l’Amérique, la plûpart des filles sont pubères à dix et même à neuf ans ; l’écoulement
périodique, quoique moins abondant dans ces pays chauds, paroît cependant plûtôt
que dans les pays froids » 5. A l’influence du climat, Buffon ajoutait également celle
du type d’alimentation et de la condition sociale ; son contemporain Montesquieu,
célèbre partisan de la « théorie des climats » (selon laquelle le climat exerce une
influence déterminante sur la nature de l’homme et de la société), n’envisage quant
à lui précisément que l’influence du… climat : « les femmes sont nubiles, dans les
climats chauds, à huit, neuf et dix ans : ainsi l’enfance et le mariage y vont presque
toujours ensemble. (…) Dans les pays tempérés, (…) les agréments des femmes se
conservent mieux, (…) elles sont plus tard nubiles, et (…) elles ont des enfans dans un
âge plus avancé (…) » 6. Le siècle des Lumières et les premiers travaux scientifiques
de classification des espèces avaient, bien avant l’émergence de l’évolutionnisme,
déjà contribué à différencier les corps des Africains et, plus généralement, les corps
« exotiques » des corps occidentaux en construisant une variabilité sexuelle des espèces
humaines, et en attribuant une sexualité particulière, plus débridée, aux femmes
« sauvages », une particularité qui marquait non seulement leur « tempérament » mais
aussi leur physiologie 7.
Avec le xixe siècle, cette explication climatique de l’âge de puberté précoce des
femmes africaines va se conjuguer avec une explication plus exclusivement raciale, liée
au développement des théories évolutionnistes et du biologisme racial. La hiérarchie
des races qui se construit est aussi une hiérarchie des corps qui mobilise la sexualité
comme preuve scientifique de la supériorité des uns et de l’infériorité des autres 8. Les
5
G. L. Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière, avec la description du cabinet
du Roy, t. 2, 1749, p. 489-490.
6
C. Montesquieu, « De l’Esprit des Lois », Œuvres complètes, t. 1, Paris, Hachette, 1859
[1748], p. 216.
7
Voir notamment F. Nussbaum, Torrid Zones, Maternity, Sexuality and Empire in
Eighteenth Century English Narratives, Baltimore, John Hopkins University Press, 1995 et
E. Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et raciale de la nation française, Paris,
La Découverte, 2006.
8
Il existe de multiples références sur ce sujet. Voir entre autres S. Gilman, L’Autre et
le Moi, stéréotypes occidentaux de la race, de la sexualité et de la maladie, Paris, puf, 1996
[1985] ; A. Butchart, The Anatomy of Power : European Constructions of the African Body,
Londres-New York, Zed Books, 1998 ; plus récemment (et incluant les enjeux contemporains
36 le sexe des autres : âge, race, classe
à douze ans pour les femmes 13 – soit un seuil plus précoce de trois ans que celui prévu
par la législation métropolitaine 14 – semblent s’être imposées de manière évidente.
La question va cependant faire surface sur la scène coloniale belge dans les années
1910, à la faveur de critiques et de débats autour des « mariages de filles non nubiles »
– expression consacrée du lexique colonial belgo-congolais qui désigne les mariages
précoces. Ces critiques émanent essentiellement du monde missionnaire et de ses
relais 15. Elles visent non seulement l’absence d’un consentement valide de la part
des fiancées vu leur jeune âge, mais aussi les dangers que ces mariages représentent
pour la santé morale autant que pour la santé physique des jeunes filles concernées.
En effet, la « pratique très courante de fiancer, dès la première enfance, les jeunes
filles à des adultes, souvent presque des vieillards et de les confier au futur mari »
est présentée comme menant inévitablement « à des rapports intimes avant qu’elles
ne soient en âge de mariage ; il faut voir dans ce fait une des causes de la stérilité de
beaucoup de femmes et de la faiblesse de la natalité (…) » 16. Perçu comme un mal
social et moral, ce problème est donc également posé en termes de menace biologique
puisque les rapports sexuels se déroulant avant que les jeunes filles aient atteint l’âge
de puberté sont réputés endommager leur fertilité et avec elle, la vigueur de la natalité
de la « race congolaise ».
Si ces anxiétés natalistes ne sont pas propres au Congo ni même à l’Afrique coloniale
(des préoccupations similaires marquent les débats relatifs aux abus sexuels d’enfants
en Occident) 17, elles y ont cependant une résonance particulière, dans un contexte
d’inquiétudes grandissantes – au point d’en devenir quasi « obsessionnelles » 18 –
pour la dépopulation de la colonie 19. Celles-ci contribuent à conférer un caractère
13
Code civil, décret du 4 mai 1895, article 96, in O. Louwers, Codes et Lois du Congo
belge, Bruxelles, 1914, p. 185-186.
14
Le code civil belge fixe quant à lui l’âge au mariage à quinze ans pour les femmes, et dix-
huit ans pour les hommes (moyennant quelques exceptions). Sur ce sujet, voir P. Nisot, Etude
historique et de droit comparé sur l’âge en matière de capacité nuptiale et sur les tiers consen-
tements requis en vue du mariage, Bruxelles, Office de Publicité, Paris, Marchal & Billars,
Publications de l’Association internationale pour la protection de l’Enfance, 1926, p. 39-41.
15
Pour plus de détails sur ces critiques comme sur cette enquête en général et ses suites,
voir A. Lauro, Les politiques du mariage et de la sexualité au Congo belge (1908-1945).
Genre, race, sexualité et pouvoir colonial, thèse de doctorat en Histoire, Université libre de
Bruxelles, 2009, p. 253-307.
16
Rapport au Roi de la Commission pour la Protection des Indigènes du 18 décembre
1919, Bulletin officiel du Congo belge, Bruxelles, 1920, p. 639-640.
17
Voir entre autres ce qu’en dit C.-A. Hooper, « Child sexual abuse and the regulation of
women. Variations on a theme », in C. Smart (éd.), Regulating Womanhood : Historical Essays
on Marriage, Motherhood and Sexuality, Londres, Routledge, 1992, p. 53-77.
18
C. Jacques et V. Piette, « La femme européenne au Congo belge : un rouage méconnu de
l’entreprise coloniale. Discours et pratiques (1908-1940) », Bulletin des Séances de l’Académie
royale d’Outre-mer, 49/3, 2003, p. 278.
19
Sur les anxiétés natalistes au Congo belge dans l’entre-deux-guerres, se reporter au
travail de N. R. Hunt qui parle de même de « demographic panic », N.R. Hunt, A Colonial
Lexicon : Of Birth Ritual, Medicalization, and Mobility in the Congo, Durham, Duke University
Press, 1999 et Id., « Colonial Medical Anthropology and the Making of the Central African
38 le sexe des autres : âge, race, classe
23
Circulaire du 10 janvier 1921 prescrivant aux médecins de procéder à une enquête pour
connaître l’âge auquel les jeunes filles indigènes sont nubiles dans la colonie, Congo belge.
Gouvernement local. Recueil mensuel des circulaires, instructions et ordres de service, Boma,
1921, p. 3.
24
Comme ne se prive d’ailleurs pas de le rappeler l’un des médecins sollicités. Courrier de
Dr Mottoule (Géomines) à Médecin-chef Katanga, 25 novembre 1922, aa (Archives africaines,
Bruxelles), ai (Fonds Affaires indigènes) (1395), dossier 4B Protection des filles non-nubiles.
Enquêtes médicales.
25
Cité dans le Rapport au Roi de la Commission de Protection des Indigènes du
20 décembre 1923, Bulletin officiel du Congo belge, Bruxelles, 1924, p. 387.
26
Rapport du Médecin-inspecteur Province Orientale, s.d. [1921-1922 ?], aa, ai (1395).
27
Courrier de Dr Conzémius (Bukama) à Médecin-chef Katanga, 29 octobre 1922, aa, ai
(1395).
40 le sexe des autres : âge, race, classe
Enfin, il faut souligner les limites des compétences des médecins dans la matière
qui est supposée les occuper : beaucoup semblent ignorer en quoi consiste exactement
la puberté, quels sont les signes à prendre en compte pour la « mesurer », et à quel
moment on peut la considérer comme « accomplie ». La diversité des examens mis
en œuvre par les médecins en témoigne, de même que les appréciations telles que
« figure d’un grand enfant » 28 qui parcourent certains rapports et en déterminent
les conclusions. L’un des médecins, auteur du rapport (publié par la suite dans les
Annales de la Société belge de Médecine tropicale) le plus complet (plus de cent vingt
jeunes filles examinées) et le plus exhaustif (comprenant notamment des examens
systématiques du développement des seins des jeunes filles selon une grille d’analyse
en cinq stades), souligne d’ailleurs que la puberté est, de façon générale, un sujet
méconnu parmi ses confrères : ils le rencontrent peu dans leurs études, avec pour
résultat qu’« ils ne savent tout au moins sur cette importante époque de la vie que les
notions vagues, transmises empiriquement de génération en génération par les dires
des parents ou les écrits suspects de littérateurs pour enfants » 29. S’il est communément
admis que la puberté féminine est devenue un thème majeur de la littérature médicale
à partir de la deuxième moitié du xixe siècle et que le concept même de puberté s’est
définitivement imposé à la fin de ce même siècle 30, force est de constater que les
médecins coloniaux belges ne semblent pas être au fait de ces évolutions. On peut
d’ailleurs se demander dans quelle mesure ces nouvelles connaissances n’étaient
pas en fait limitées à une littérature médicale spécifique et peu connues du praticien
« moyen ».
28
Courrier de Dr Simonini (Ibembo) à Médecin chef de district Bas-Uele, 14 juillet 1921,
aa, ai (1395).
29
Courrier de Dr Barthélémy (Lusambo) à Médecin-inspecteur Kasaï, 15 avril 1922, aa,
ai (1395).
30
Voir notamment J.-C. Caron, « Jeune fille, jeune corps : objet et catégories (France, 19e
et 20e siècle) », in L. Zaidman, G. Houbre, L. Klapish-Zuber et P. Schmitt-Pantel (éd.), Le
corps des jeunes filles de l’Antiquité à nos jours, Paris, Perrin, 2001, p. 167-188 et A. Thiercé,
Histoire de l’adolescence, Paris, Belin, 1999. L’une des principales manifestations de la puberté
chez les jeunes filles, à savoir les menstruations, a également été l’objet d’une attention particu-
lière à la Belle-Epoque, voir J.-Y. Le Naour et C. Valenti, « Du sang et des femmes. Histoire
médicale de la menstruation à la Belle Epoque », Clio. Histoire, Femmes, Société, 14, 2001,
p. 207-229.
31
Courrier de Dr Zerbini (Elisabethville) à Médecin-chef Katanga, 10 janvier 1923, aa,
ai (1395).
de la puberté féminine dans les « zones torrides » 41
la précocité des Africaines « a été exagérée » 32. Comme le résume l’un d’entre eux,
« pour synthétiser toutes ces observations, malgré que je doive aboutir à des résultats
en opposition sérieuse avec les idées qui jusqu’à ce jour étaient répandues, mais qui
probablement n’ont reposé sur aucune constatation, je n’hésite pas à déclarer que le
développement de la fonction génératrice chez les noirs est loin d’être aussi précoce
qu’on l’a toujours prétendu » 33. Ces conclusions novatrices ont toutefois leurs limites.
Ainsi, un des médecins souligne qu’« il n’y a pas grande différence entre la jeune fille
et la négresse relativement à l’âge de puberté et de nubilité » 34 : si les Congolaises
sont à égalité avec les Européennes sur le plan de la puberté, elles n’en sont toujours
pas pour autant des « jeunes filles »… De manière significative, le terme ou même
l’idée d’« adolescence », qui établit les années entourant la puberté comme un stade
unique de la croissance (et de la vie), n’est jamais évoqué, alors que ce concept était
à l’époque en plein développement dans le monde médical européen 35. Dans le cas
présent, la race semble flouter les nouvelles visions occidentales du développement de
la sexualité qui, il faut le souligner, se révélaient déjà d’application variable selon les
catégories sociales en Occident 36.
Il est difficile, dans l’état actuel de la recherche, d’expliquer les conclusions
de ces quelques médecins du Congo belge et leur promptitude à remettre en cause
ce qui apparaissait pourtant encore, quelques décennies plus tôt, comme une vérité
incontestable au Congo. Les débats sur l’« age of consent » menés dans d’autres
territoires coloniaux – au xixe siècle il est vrai – n’avaient quant à eux guère débouché
sur une reconsidération des stéréotypes racistes attachés aux variations des âges de
puberté 37. En attendant des analyses plus approfondies, il reste important de souligner
32
Courrier de Dr Simonini (Ibembo) à Médecin chef de district Bas-Uele, 14 juillet 1921,
aa, ai (1395).
33
V. Barthélémy, « L’âge de puberté chez les jeunes filles nègres », Annales de la Société
belge de Médecine tropicale, 3/3, 1924, p. 263 et 272.
34
Souligné par l’auteur. Courrier de Dr Zerbini (Elisabethville) à Médecin-chef Katanga,
10 janvier 1923, aa, ai (1395).
35
Si on s’en réfère aux analyses de A. Thiercé, op. cit.
36
La notion d’adolescence (et dans une moindre mesure celle de puberté) ne s’applique
à l’ensemble des « jeunes » en Occident que tard dans le xxe siècle : elle est longtemps restée
considérée comme l’apanage des garçons tout d’abord, puis comme celui des catégories sociales
les plus avantagées, les jeunes filles des classes laborieuses en étant longtemps demeurées
exclues, tout comme les « sauvages ». Sur ce sujet, voir l’excellent travail de N. Lesko, Act
Your Age ! A Cultural Construction of Adolescence, New York, Routledge, 200 ; voir aussi
A. Thiercé, op. cit., et pour une étude de cas des conséquences concrètes de telles conceptions,
S. Robertson, « Age of Consent Law and the Making of Modern Childhood in New York City,
1886-1921 », Journal of Social History, 35/4, 2002, p. 785-788.
37
Outre P. Levine, « Sovereignty and Sexuality... », op. cit., voir notamment H. Bannerji,
« Age of Consent and Hegemonic Social Reform », in C. Midgley (éd.), Gender and
Imperialism, Manchester-New York, Manchester University Press, 1998, p. 21-44 ; T. Sarkar,
« A Prehistory of Rights : The Age of Consent Debate in Colonial Bengal », Feminist Studies,
26/3, 2000, p. 601-622 et E. Phillips, « Imperialism and regulation of sexuality. British colonial
legislation on contagious diseases and ages of consent », Journal of Historical Geography,
28/3, 2002, p. 339-362.
42 le sexe des autres : âge, race, classe
que ces stéréotypes fondés sur une certaine science raciale et sur les avatars modernes
de la théorie des climats demeurent, dans d’autres contextes, bien présents dans
l’entre-deux-guerres. Dans l’espace anglophone, plusieurs manuels d’obstétrique et
de gynécologie qui font autorité en font état et témoignent de la large circulation
de ces idées 38, et lorsqu’en 1937, Raymonde Marsin, jeune médecin de la vénérable
Sorbonne entreprend une étude sur le sujet, c’est avec beaucoup de prudence qu’elle se
demande si, en matière de puberté, « par comparaison avec l’âge dit « normal », et qui
s’observe dans les pays tempérés, (…) il existe un écart plus ou moins grand, et dans
quel sens joue cet écart, retard ou précocité » 39, témoignant ainsi du crédit toujours
accordé à ces théories dans le monde médical francophone. Quant à la prégnance de
ces idées au-delà des cercles professionnels spécialisés, il y a là aussi peu de doutes :
le travail d’Ahswini Tambe sur les débats autour de l’« age of consent » au sein de la
Société des Nations (sdn) a bien montré à quel point les plus éminents fonctionnaires
d’état maniaient l’argument de la variabilité raciale et climatique de l’âge de puberté
avec aplomb 40. Néanmoins, il faut souligner que dans l’entre-deux-guerres, ce
sujet ne fait guère l’objet de nouvelles enquêtes, et le travail de Raymonde Marsin
apparaît comme une exception au regard de la littérature médicale francophone.
Pour prégnantes qu’elles soient, ces théories n’ont donc pas été réaffirmées sur la
base de nouvelles enquêtes médicales depuis le xixe siècle, et sous leurs nouveaux
habits eugénistes, les artisans de la « science raciale » de l’entre-deux-guerres ne
semblent pas s’être emparés de ce thème. Dans quelle mesure le caractère « daté »
de ces théories a pu contribuer à ce que quelques médecins européens exerçant au
cœur de l’Afrique relativisent la précocité pubertaire des jeunes Africaines, au point
de la présenter comme un mythe, reste toutefois à déterminer. Avant de revenir à
leurs conclusions, notons enfin que ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du
xxe siècle qu’il sera démontré que ni le climat, ni la « race » n’exercent de réelle
influence sur l’apparition de la puberté et que chez les femmes africaines, celle-ci était
même particulièrement tardive en raison de conditions de vie difficiles 41. Face à ces
évolutions, les réticences demeureront cependant nombreuses : au début des années
cinquante par exemple, dans les colonnes du très sérieux British Medical Journal, un
médecin visiblement dérouté par les démonstrations de ses confrères avançait que si
la puberté des habitantes de l’Arctique survenait plus tôt que ce qu’on avait longtemps
38
A. Tambe, op. cit., p. 11.
39
R. Marsin, Contribution à l’étude de la puberté féminine dans les Pays chauds, Paris,
A. Legrand, 1937, p. 11.
40
A. Tambe, op.cit.
41
Dès 1944, une étude américaine avait montré qu’à classes sociales égales, l’âge
de puberté était le même chez les populations blanches et afro-américaines des Etats-Unis,
N. Michelson, « Studies in the physical developement of negroes. Onset of puberty », American
Journal of Physical Anthropology, 2/2, 1944, p. 151-166. Sur cette évolution, voir E. Vincke,
op. cit. On trouvera également un bon aperçu de l’évolution des arguments de référence pour
justifier les variations des âges de puberté dans R. W. Ellis, « Age of puberty in the tropics »,
British Medical Journal, 14 janvier 1950, p. 85-89 et, pour rester dans l’espace colonial belge,
dans N. Petit-Maire Heintz, Croissance et puberté féminine au Rwanda, Bruxelles, Académie
royale des Sciences d’Outre-Mer, 1963.
de la puberté féminine dans les « zones torrides » 43
cru, c’est sans doute parce qu’elles se protégeaient du froid avec de telles épaisseurs
de vêtements que leurs corps étaient « as warm as if they were in the Tropics » 42.
42
A. H. Gregson, « Correspondance : The Age of the Menarche », British Medical
Journal, 17 octobre 1953, p. 888.
43
Selon l’expression de A. L. Stoler et F. Cooper, « Between Metropole and Colony :
Rethinking a Research Agenda », in A. L. Stoler et F. Cooper (éd.), Tensions of Empire.
Colonial Culture in a Bourgeois World, Berkeley, University of California Press, 1997, p. 3.
44
Courrier de Dr Simonini (Ibembo) à Médecin chef de district Bas-Uele, 14 juillet 1921,
aa, ai (1395).
45
Rapport du Médecin-inspecteur Province Orientale, s.d. [1921-1922 ?], aa, ai (1395).
46
Voir, entre autres, E. Barkan, The retreat from scientific racism : the changing concepts
of race in Britain and the United States between the World Wars, Cambridge, Cambridge
University Press, 1992.
47
Richard Phillips a effleuré cette question, mais en se focalisant plutôt sur la géographie
sexuelle des politiques en matière d’« age of consent », R. Phillips, « Imagined Geographies
and Sexuality Politics. The City, the Country and the Age of Consent », in D. Shuttelton,
R. Phillips et D. Watt (éd.), De-centering Sexualities : Politics and Representations Beyond
the Metropolis, Londres, Routledge, 2000, p. 102-146.
44 le sexe des autres : âge, race, classe
– « c’est là une question de mœurs sociales » nous dit ainsi le docteur Simonini, qui
constate que les Congolaises élevées dans les milieux ruraux sont pubères plus tard
que les « jeunes dévergondées de plus en plus nombreuses aux environs des grands
centres européens » et ont un développement « normal », « c’est-à-dire qu’âgées de
quatorze à quinze ans, ces négresses, quoique déjà bien développées au point de vue
général, ne sont pas réglées, ne présentent que peu ou pas de poils au pubis et aux
aisselles, et ont des seins n° 2 dont l’aréole seul est turgescent » 48.
48
Courrier de Dr Simonini (Ibembo) à Médecin chef de district Bas-Uele, 14 juillet 1921,
aa, ai (1395).
49
Sur le sujet, voir A. Lauro, op. cit., p. 279 et s. Le contrôle de la sexualité des femmes
et plus spécialement des jeunes filles obéit à des enjeux similaires dans nombre d’autres régions
de l’Afrique coloniale, voir notamment J. Allman, « Rounding Up Spinsters : Gender Chaos
and Unmarried Women in Colonial Asante », Journal of African History, 37/2, 1996, p. 195-
214 ; L. M. Thomas, « Imperial Concerns and Women’s Affairs : State Efforts to Regulate
Clitoridectomy and Eradicate abortion in Meru, Kenya, c. 1910-1950 », Journal of African
History, 39/1, 1998, p. 121-145, et E. Stockreiter, « Child Marriage and Domestic Violence.
Islamic and Colonial Discourses on Gender Relations and Female Status in Zanzibar, 1900-
de la puberté féminine dans les « zones torrides » 45
Car – et en un sens c’est là que réside tout leur intérêt, si les observations de ces
administrateurs, comme celles d’une poignée de médecins coloniaux s’improvisant
experts ès puberté des femmes africaines peuvent apparaître d’une importance
marginale, leurs conséquences ne l’ont jamais été. Pour aussi improvisées qu’elles
soient, les conceptions qu’ils défendent circuleront largement jusqu’aux plus hauts
échelons hiérarchiques du pouvoir colonial et informeront des usages (dans le
monde judiciaire notamment, en matière de répression des violences sexuelles) et
des politiques. Parmi celles-ci, les mesures finalement prises (en 1936) à l’égard des
« mariages de filles non nubiles » au Congo belge, dont la principale caractéristique est
d’interdire non pas les mariages précoces en tant que tels, mais bien leur consommation.
Le décret interdit en effet la consommation du mariage avant que l’épouse n’ait atteint
la puberté, fixée à quatorze ans pour les quelques rares jeunes filles qui disposent d’un
certificat de naissance, et laissée à l’appréciation du juge (« par le simple aspect de la
fille » 50, précise le texte) pour toutes les autres. « Le législateur n’envisage en l’espèce
que le point de vue physiologique » : quel besoin, dès lors, de fixer un âge au mariage
minimum précis ou de se préoccuper de la validité d’un consentement, puisque seul
compte, pour « le législateur », la maturité des organes sexuels ou, selon sa propre
formule, « l’époque de la vie où l’on devient propre à la génération » 51 ?
1950s », in E. Burrill, R. Roberts et E. Thorneberry (éd.), Domestic Violence and the Law in
Colonial and Postcolonial Africa, Athens, Ohio University Press, 2010, p. 138-158.
50
Décret sur la protection de la jeune fille non-pubère du 9 juillet 1936, Bulletin officiel du
Congo belge, Bruxelles, 1936, p. 941-943.
51
Loc. cit.
Quand le sexe vient aux filles…
Une question psychosociale dans la pratique
du psychiatre Fernand D’Hollander (1924-1941)
Laura Di Spurio
Le « modèle adolescent » 1 formulé au xixe siècle n’a très longtemps concerné
qu’une minorité d’individus. A l’origine, l’adolescent est un jeune garçon blanc issu
des classes bourgeoises faisant l’expérience de l’enseignement secondaire. Ce n’est
que vers la fin du xixe siècle que cette catégorie d’âge s’élargit pour intégrer les enfants
des milieux populaires et les filles. Jusqu’alors confinées au monde du travail ou à la
sphère domestique, ces dernières sortent peu à peu de l’étroitesse de leur horizon pour
expérimenter d’autres réalités, notamment celles de l’enseignement secondaire.
Cette intégration des filles dans la « formule adolescente » 2 aura des répercussions
sur le contrôle, l’observation et les normes auxquels elles seront désormais soumises.
Les adolescent(e)s deviennent en effet un problème social devant lequel des mesures
publiques sont prises. En Belgique, la loi sur la protection de l’enfance de 1912
et la loi sur l’obligation scolaire de 1914 participent de l’institutionnalisation de
l’adolescence. L’obligation scolaire jusqu’à quatorze ans, note un observateur de
l’époque, a constitué un « bousculement des traditions (...) des ménages populaires :
ouvriers de nos agglomérations industrielles si denses, (...) pour qui l’école, à jamais,
est restée fermée parce qu’il a fallu, très tôt, aider le père dans ses travaux, (...) Dans
ces familles-là, on naissait pour grandir bien vite afin de besogner, comme les parents,
dès onze ou douze ans, sinon plus tôt » 3. La loi sur la protection de l’enfance, quant à
elle, sort le mineur de moins de seize ans du champ pénal et le soumet à l’autorité d’un
juge spécifique : le juge des enfants. Les mesures prises à leur égard sont des mesures
de garde, de préservation et d’éducation se traduisant par la réprimande, la liberté
1
A. Thiercé, Histoire de l’adolescence (1850-1914), Paris, Belin, 1999.
2
Ibid.
3
G. Vandervest, « Parents et maîtres », Œuvre nationale de l’Enfance, t. 4, 1922-1923,
p. 222.
48 le sexe des autres : âge, race, classe
4
D. Niget, « Expertise médico-pédagogique et délinquance juvénile en Belgique au
20 siècle », Histoire@Politique, 2/14, 2011, p. 38-54.
e
5
Voir les recherches entreprises au sein du Centre d’histoire du droit et de la justice (chdj,
Université catholique de Louvain, Belgique) et plus particulièrement celles d’Aurore François,
David Niget et Veerle Massin.
6
A. François, « Filles et garçons de justice : parcours comparés (Belgique, 1912-1965) »,
vst – Vie sociale et traitements, 2/106, 2010, p. 52.
7
D. Niget, op. cit., p. 11.
8
V. Massin, « « Défense sociale » et protection de l’enfance en Belgique. Les filles
délinquantes de l’école de bienfaisance de l’Etat à Namur (1914-1922) », Revue d’histoire de
l’enfance « irrégulière », Le Temps de l’histoire, 9, 2007, p. 173-190.
quand le sexe vient aux filles... 49
9
A. Lewis, « Aubrey Lewis’s report on his visits to psychiatric centres in Europe in 1937 »,
Medical History, supplément, 22, 2003, p. 71-78 ; voir aussi K. Angel, « Defining Psychiatry :
Aubrey Lewis’s 1938 Report and the Rockefeller Foundation », Medical History, supplément,
22, 2003, p. 39-56.
10
F. P. Doms, « L’instinct et l’éducation sexuels », in L’adolescence : Recueil des exposés
faits au cours de la deuxième semaine universitaire de la pédagogie organisée à l’ulb par le
Cercle de la pédagogie, séminaire universitaire de pédagogie, 1936, p. 200.
50 le sexe des autres : âge, race, classe
11
F. D’Hollander, Manuel de psychiatrie, Turnhout, Brepols, 1942, p. 101.
12
Dépistage de la syphillis.
13
A. Leroy, « Nécessité de généraliser l’observation médico-psychologique des enfants
de justice », Bulletin de la Société de médecine mentale, avril 1922, p. 76-85.
14
Ibid.
15
G. Vermeylen, La Psychologie de l’enfant et de l’adolescent, Bruxelles, Maurice
Lamertin, 1926, p. 268.
quand le sexe vient aux filles... 51
prédispositions congénitales se trouvent dans plus de 50% des aliénés » 16. Aussi
cherche-t-il « la cause de la maladie » parmi les éléments suivants : naissance avant
terme, accouchement laborieux, grand âge des parents, surmenage, misère, émotions
vives et prolongées, etc. L’adolescent étant dans la majorité des cas accompagné lors
de la consultation, le psychiatre interroge systématiquement cette personne, qui peut
être la mère, le père, un autre parent ou un tiers, sur l’état physique, mental et moral
de la famille. Ces informations tiennent parfois une place encore plus importante que
celles notées sur l’enfant lui-même.
D’Hollander prescrit très rarement l’éloignement du milieu familial dans le cadre
de sa consultation. Il est néanmoins important de rappeler qu’une grande majorité
des patients sont déjà séparés de leurs parents. Lorsqu’il conseille cet éloignement,
c’est le plus souvent sur la constatation d’une « hérédité sociale fort chargée » 17,
« d’un milieu extrêmement mauvais » 18 qui s’incarne plus particulièrement dans le
divorce, la séparation des parents, le concubinage : « Parents séparés. La mère vit en
concubinage avec un cordonnier : l’enfant vit dans ce faux ménage (…) Conseillé
collocation, si troubles familiaux » 19. La conduite morale de la mère est centrale dans
cette décision : « légère avant le mariage » 20, « mère mauvaise conduite » 21, « mère
n’a pas eu une bonne conduite étant jeune » 22 sont autant d’éléments qui agissent sur
le comportement de l’adolescent et exercent, selon D’Hollander, une influence fatale.
A propos de la sœur d’un patient, une jeune fille qu’il n’a jamais examinée ou encore
rencontrée, le professeur note : « Mère mauvaise conduite. (...) 1 sœur (?) dans le
même genre que la mère probablement » 23.
L’examen médical et psychologique de l’adolescent fait également office
d’orientation scolaire et professionnelle dans une optique de « sélection des mieux
doués et des moins doués » 24. Les tests mentaux, développés au cours de cette
période – échelle métrique de Binet-Simon, Decroly, examen de Vermeylen, etc. –
apparaissent comme des outils indispensables à l’orientation des élèves, des outils
grâce auxquels les adolescents « sont dirigés soit vers les écoles secondaires, soit
vers les écoles professionnelles [afin de] savoir s’ils pourront s’adapter au régime de
ces écoles » 25. Cet âge de la vie représente donc une période cruciale pour mesurer
les dispositions générales de l’individu. Les tests les plus fréquemment utilisés par
D’Hollander sont les tests Decroly et la révision de l’échelle métrique de Binet-Simon
par Terman. Le médecin procède, dans la plupart des cas, à des tests basiques tels que
16
F. D’Hollander, op. cit., p. 27.
17
Archives de l’Université catholique de Louvain, registre n° 3, Hôpital civil de Louvain,
consultations gratuites : maladies du cerveau et psychologie, n° 743, 18 janvier 1937.
18
Archives ucl, n° 49, 1925.
19
Ibid., n° 569, 19 septembre 1935.
20
Ibid, n° 1201, 22 février 1940.
21
Ibid., n° 261, 22 janvier 1931.
22
Ibid., n° 1233, 30 novembre 1940.
23
Ibid., n° 261, 22 janvier 1931.
24
A. Leroy, op. cit.
25
J. E. Segers, « L’examen de l’intelligence chez l’adolescent », in L’adolescence, op.
cit., p. 68.
52 le sexe des autres : âge, race, classe
des multiplications, des tests de couleur, de récitation des jours de la semaine et des
mois de l’année à l’envers et à l’endroit, etc. Ces tests lui permettent de donner un âge
mental à ses patients et d’établir son diagnostic : débilité mentale, arriération mentale,
arriération pédagogique 26.
Les résultats scolaires des adolescents sont systématiquement réclamés et annotés
par le professeur D’Hollander. L’apprentissage scolaire est l’un des éléments sur
lequel s’appuie le médecin pour établir le diagnostic du patient. Aussi peut-on lire :
« Elle a toujours passé ses examens avec distinction » 27 ou « la petite a été à l’école
mais n’a rien appris » 28. De nombreux adolescents sont envoyés en consultation
pour des difficultés scolaires, soit pour un comportement jugé inadapté (mauvaise
conduite en classe, influence nocive sur les compagnons, etc.), soit pour des difficultés
d’apprentissage. Le milieu scolaire constitue une sorte de micro-société, le lieu
« où l’on apprend les principes de la vie collective » 29, où peut se mesurer le degré
d’adaptation présent et futur de l’individu à la société.
Plusieurs cas révèlent une autre facette des « troubles scolaires » : des adolescents
confrontés à la « surchage scolaire » ou encore les « bonnes élèves » angoissées pour
lesquelles D’Hollander doit certifier l’aptitude à continuer leurs études. Comme pour
cette régente de dix-neuf ans qui « se promenait la nuit disant qu’elle devait mourir,
etc., voulait se jeter par la fenêtre. Les parents l’ont reprise… Depuis lors, rien ne s’est
représenté. Elle explique qu’elle était triste, concernant ses études. La meilleure élève
de la classe, mais croit que ça n’ira pas » 30. D’Hollander déclare cependant « n’avoir
relevé chez elle aucun symptôme ni physique ni mental qui serait un obstacle à la
continuation de ses études » 31.
Mais poursuivre une « scolarité normale » 32 ne met cependant pas l’adolescente
à l’abri d’une réorientation scolaire. Une jeune fille de quatorze ans qui, « depuis
deux mois a des idées bizarres. Disait qu’il valait autant mourir. (...) Frayeurs non
motivées. Sortait beaucoup dans les bois avec des gardes (?) Le 15 août a eu une crise
nerveuse (d’agitation). Dans l’après-midi, se présente un « trou » dans les souvenirs.
Le 18 août a été amenée à l’hôpital » 33. D’Hollander n’établit aucun diagnostic mais,
le 19 septembre, constatant une amélioration, il note : « La petite va rentrer chez elle
et suivre les cours de l’école ménagère à Court Saint Etienne » 34.
Le corps pubère
Si le professeur D’Hollander s’applique à décrire le milieu où évoluent ses
patients, il accorde également de l’importance aux signes que présente le patient lui-
même. Le psychiatre observe le physique et l’apparence générale du patient d’une
26
Archives ucl, n° 1111, 8 avril 1939.
27
Ibid., n° 1040, 26 janvier 1939.
28
Ibid., n° 697, 1er octobre 1936.
29
G. Vermeylen, op. cit., p. 268.
30
Archives ucl, n° 1202, 22 février 1940.
31
Ibid.
32
Ibid., n° 561, 18 août 1935.
33
Ibid.
34
Ibid., n° 561, 19 septembre 1935.
quand le sexe vient aux filles... 53
manière générale : les oreilles, le nez, le front, les cheveux, les lèvres, etc. sont autant
d’éléments – révélateurs de signes de « dégénérescence » 35 – sur lesquels s’attarde
D’Hollander. Les particularités physiques du malade sont parfois commentées
d’un simple « pâle. Maigre » 36 ou d’un « rouge à la figure » 37. Les notes prises
par D’Hollander se font plus détaillées lorsque le patient présente des irrégularités
physiques : « Petits œdèmes, verrues dans les sillons du nez, piqûres sur le corps. Très
développé physiquement. Langue : pas de morsure. Réflexes : rien à signaler » 38.
Ce qui fait néanmoins la spécificité de l’adolescence est, selon les médecins du
début du xxe siècle, la « crise de croissance qui affecte tout son être spécialement
conditionnée et influencée par l’apparition et l’entrée en puissance d’engendrer, à tel
point que la « puberté » se confond pratiquement avec la crise de l’adolescence » 39.
L’analyse du registre de D’Hollander révèle que celui-ci procède pour chaque patient
adolescent à un examen « poussé » du développement pubertaire. Le médecin
examine et contrôle systématiquement le développement des organes génitaux.
Pour les garçons, cela se traduit dans ses notes par « Pas de poils aux aisselles. Poils
au pubis. Sexe + » 40, « testicule droit pas sorti » 41 ou encore « très développé au
point de vue sexuel » 42. Le développement pubertaire féminin est commenté de la
même manière : « Développement sexuel normal » 43. D’Hollander vérifie également
le cours de la croissance de ses patientes lorsque celles-ci reviennent au cours des
consultations gratuites : « Elle a grandi depuis la dernière visite (plusieurs cm) et
s’est fortifiée. Les seins se sont développés. Quelques poils aux aisselles. Manque
de propreté » 44. Le médecin s’assure donc de la conformité du développement
pubertaire par rapport à l’âge du patient. Cette non-conformité peut parfois apparaître
comme un motif aggravant d’une arriération mentale comme dans le cas de cette
patiente : « Insuffisance du développement génital en rapport avec son âge » 45, précise
D’Hollander dans un certificat médical.
C’est donc le développement des caractères sexuels secondaires – organes
génitaux, seins, poils, etc. – qui trahit leur « état ». La puberté se lit sur le corps nu
des adolescents. Le médecin contrôle et consigne ces signes dans son registre et ce, en
particulier, lorsque ce développement n’est pas « conforme ».
35
F. D’Hollander, op. cit., p. 101. Un thème que développe Julie De Ganck dans son texte
« Liaisons dangereuses. Les relations physiques et morales entre la mère et le (futur) enfant à
travers la pratique du Dr D’Hollander (1924-1941) » dans le présent volume.
36
Archives ucl, n° 934, 10 mars 1938.
37
Ibid., n° 923, 24 février 1938.
38
Ibid., n° 849, 23 septembre 1937.
39
J. Dermine, « Adolescence et pureté », in Adolescence, Bruxelles, L’édition universelle,
1935, p. 89-90.
40
Archives ucl, n° 259, 17 janvier 1931.
41
Ibid., n° 48, 12 novembre 1925.
42
Ibid., n° 659, 4 juin 1936.
43
Ibid., n° 780, 13 mai 1937.
44
Ibid., n° 583, 19 décembre 1935.
45
Ibid., n° 851, 23 juillet 1937.
54 le sexe des autres : âge, race, classe
La puberté féminine
Plus encore, l’adolescence représente, pour les premiers experts de l’adolescence 46,
« l’âge où la sexualité s’établit définitivement, où le garçon devient homme, où la
fille devient femme » 47. La puberté féminine révèle donc des caractéristiques propres
telles que la « coquetterie » 48 et le « besoin de plaire » 49 que D’Hollander observe et
commente dans son registre : « Ongles vernis. Sourcils épilés, arrangés » 50 ou encore
dans le cas d’« une jeune fille de dix ans » qui s’adonne à la mendicité : « Elle se
présente avec les ongles couverts de vernis rouge » 51.
Dans l’inventaire des troubles de l’adolescence féminine, les premières
menstruations tiennent un rôle central. L’avènement majeur de la puberté féminine est
lié communément à l’apparition du premier écoulement menstruel. Cette spécificité
féminine de la puberté n’est néanmoins plus liée à la seule féminité mais aussi à la
condition adolescente.
Les premières menstruations font encore l’objet d’un double discours. Le
premier considère cet événement comme régulateur, sortant la jeune fille d’un « état
d’entre-deux » pour embrasser sa vie de femme. Le second, héritier des discours
criminologiques 52, les considère comme une source de désordres psychiques. Marthe
Francillon 53, citant Pinel, remarque encore : « La menstruation qui joue un si grand
rôle sur la santé des femmes ne peut être étrangère à la production de l’aliénation
mentale » 54.
L’idée selon laquelle les maladies mentales peuvent s’observer à l’occasion
des premières menstruations reste très prégnante dans la littérature scientifique de
l’entre-deux-guerres. Si Marthe Francillon précise qu’« à la puberté et à la ménopause
les irrégularités sont si habituelles, qu’elles constituent presque un fait normal » 55,
elle agrémente néanmoins son ouvrage d’un catalogue de maladies mentales qui
46
Parmi lesquels le psychologue et philosophe américain Stanley Hall (1844-1924), le
pédagogue français Gabriel Compayré (1843-1913), Pierre Mendousse (1870-1970), pédagogue
français auteur des premières synthèses sur l’adolescence en France ou encore, en Belgique, le
psychiatre Guy Vermeylen (1891-1943).
47
G. Compayré, L’adolescence. Etudes de psychologie et de pédagogie, Paris, Félix Alcan,
1909, p. 9.
48
M. Francillon, Essai sur la puberté chez la femme : psychologie, physiologie,
pathologie, Paris, Alcan, 1906, p. 191.
49
P. Mendousse, L’âme de l’adolescente, Paris, Alcan, 1930, p. 275.
50
Archives ucl, n° 1201, 22 février 1940.
51
Ibid., n° 806, 24 juin 1937.
52
David Niget a montré que le lien entre « déviance féminine et cycle menstruel » a
persisté dans les discours psychologiques de l’après Seconde Guerre mondiale in D. Niget, op.
cit., p. 12.
53
Marthe Francillon-Lobre (1873-1956), médecin, gynécologue et radiothérapeute.
Chargée de consultations en gynécologie au Service de clinique chirurgicale à l’Hôpital Pitié-
Salpêtrière, http://catalogue.bnf.fr/servlet/RechercheEquation? TexteCollection=HGARSTUV
WXYZ1DIECBMJNQLOKP&TexteTypeDoc=DESNFPIBTMCJOV&Equation= IDP%3Dcb
11299859j&host=catalogue (consulté le 31 mai 2013).
54
Ibid., p. 199-200.
55
Ibid., p. 82.
quand le sexe vient aux filles... 55
La sexualité
Cette attention accordée aux menstruations par le médecin peut s’interpréter
aussi comme le reflet des préoccupations de ses patientes. L’absence ou l’irrégularité
des menstruations cristallise, dans le cadre d’une sexualité active, la peur d’être
enceinte. Une « angoisse » qui amène certaines jeunes filles dans le cabinet du docteur
D’Hollander. A l’instar de Jeanne, dix-neuf ans, « nerveuse dans la tête » 59, se plaignant
de maux de ventre et de tête. Celle-ci vient accompagnée de sa mère, colloquée dix
ans à Mons et trois ans à Gheel. Jeanne a séjourné à l’orphelinat de Lokeren de trois
à dix ans, une information que le professeur D’Hollander souligne. Rentrée chez elle
depuis un an, elle travaille désormais dans une crèche ; elle y travaille bien et est « très
douce avec les bébés » 60, selon la mère. Le professeur D’Hollander lui prescrit du
Soneryl, un médicament contre les insomnies. Après plusieurs consultations, son état
semble stationnaire : chez elle, elle refuse de manger et de prendre son médicament.
Le mois suivant, D’Hollander note : « En service de gynécologie, d’après la mère, on
aurait examiné la jeune fille et trouvé qu’elle était enceinte… (?) Elle a eu ses règles
depuis » 61. Le cas de Jeanne reste énigmatique : peut-on lier ses maux de ventre et
56
Ibid., p. 215.
57
Archives ucl, n° 1233, 21 novembre 1940.
58
Ibid., lettre du docteur A.-L. Yasse, n° 1228, s.d.
59
Ibid., n° 988, 25 août 1938.
60
Ibid.
61
Ibid., n° 988, 24 novembre 1938.
56 le sexe des autres : âge, race, classe
62
Ibid., n° 560-565, 22 août 1935.
63
Ibid.
64
Ibid.
65
Ibid.
66
Ibid.
67
Ibid., nos 560-565, 28 août 1935.
68
Le professeur D’Hollander ne pose la question du « chagrin d’amour » qu’une seule
fois à un jeune patient de sexe masculin qu’il diagnostiquera plus tard comme une « démence
précoce », Archives ucl, n° 1024.
69
Archives ucl, n° 1130, 13 juillet 1939.
70
Ibid., n° 560-565, 22 août 1935.
71
Ibid., n° 703, 15 octobre 1936.
72
Ibid., n° 767, 25 mars 1937.
73
Ibid., n° 1118, 22 juin 1939.
74
Ibid.
75
Ibid.
quand le sexe vient aux filles... 57
« les sœurs ne veulent pas la mettre avec des enfants plus jeunes » 76. L’école semble
désirer le renvoi de cette fille de douze ans dans un établissement pour anormaux, un
désir sans doute animé par l’idée que « tous ceux qui s’occupent d’éducation savent
combien il est important d’éloigner les enfants pervers des écoles ou des pensionnats
ordinaires, où ils vont jeter le trouble et propager leurs vices » 77. D’Hollander, lui,
estime que « cet état de légère débilité mentale ne justifie pas son placement dans
un établissement pour anormaux. Il s’agirait plutôt de la rééduquer au point de vue
moral » 78.
Se lit également de la part des parents une volonté de comprendre la nature des
« troubles du comportement » de leurs enfants, en particulier, lorsque ceux-ci ont
trait à la sexualité. Un père de famille, dont la fille se montre « insouciante » 79 et à la
« recherche d’aventure. 12 ou 25 ans, peu importe » 80, veut être fixé sur la nature du
mal de sa fille : « Est-ce du « vice ou une maladie ? » » 81. D’Hollander ne semble pas
en mesure de répondre à l’inquiétude du père ; aucun diagnostic n’est établi, aucune
mesure n’est prise par le médecin.
76
Ibid.
77
A. Leroy, op. cit., p. 79.
78
Ibid.
79
Archives ucl, n° 348, 24 mars 1932.
80
Ibid.
81
C’est D’Hollander qui souligne.
82
D’Hollander y consacre un chapitre entier dans son Manuel de psychiatrie : « Les
perversions sexuelles sont des déviances du sens génital quelques-unes par outrance, le plus
grand nombre par déformation des tendances sexuelles ou de l’acte sexuel lui-même. Nous en
connaissons diverses sortes ; souvent elles s’associent chez le même individu, qui est ainsi un
polypervers. Elles se rencontrent chez l’homme et chez la femme », in D’Hollander, op. cit.,
p. 177-180.
83
Archives ucl, n° 878, 28 octobre 1937.
84
Ibid.
58 le sexe des autres : âge, race, classe
La fugue
La fugue représente le cas de figure où intervient de la manière la plus évidente
le contrôle de la sexualité des jeunes filles. Considérée comme un événement courant
de l’adolescence 86, la fugue constitue l’une des infractions les plus fréquentes dans
les jugements des tribunaux pour enfants 87. Mais la notion de « vagabondage », sous
laquelle est qualifiée la fugue, s’applique régulièrement à des fugues amoureuses ou à
des jeunes filles qui ont la réputation de « courir les garçons » 88.
Cinq « fugueuses » sont envoyées dans le cabinet du professeur D’Hollander. Dans
le cadre de sa consultation en « maladies du cerveau et psychiatrie », les questions
posées ont essentiellement trait aux comportements sexuels de la jeune fille au cours
de sa fugue. Ces jeunes filles appartiennent la plupart du temps aux milieux ouvriers,
travaillent et donc jouissent d’une certaine liberté de mouvement.
Une liberté dont ces jeunes filles ne veulent pas se voir priver, comme le révèle
ce premier cas. C’est, en effet, à la « suite [d’] une observation de sa mère » 89 qu’une
jeune fille de quinze ans et demi, travaillant dans une fabrique de corsets, s’est enfuie
à Anvers. Elle s’est installée seule dans une chambre pendant dix jours, a falsifié
sa carte d’identité et « le soir, elle sortait avec des garçons ; allait quelquefois dans
les chambres des garçons. A eu des rapports sexuels » 90. D’Hollander, après l’avoir
examinée, note qu’il n’y a « pas de mesure spéciale à prendre pour elle » 91. Toutefois,
elle sera « recueillie chez les sœurs de Bon Pasteur » 92 où, d’après les renseignements
pris par le professeur, elle se comporte bien. D’Hollander la suit encore quelques mois.
Lors de la dernière consultation, il fournit un certificat médical où il écrit qu’« elle
est atteinte d’un léger degré de débilité mentale et des troubles du caractère de nature
mytho-maniaque » 93.
Une autre fugueuse de seize ans et demi, travaillant dans une usine, atteinte elle
aussi de « mythomanie » 94, est envoyée par un médecin de Louvain après deux fugues
85
D’Hollander, op. cit., p. 180.
86
H. Yazmadjian, Essai de psycho-pathologie générale de la fugue. Fugues infantiles.
Etude de clinique neuro-psychiatrique, Paris, 1927.
87
A. François, op. cit., p. 51.
88
Ibid., p. 52.
89
Archives ucl, n° 767, 25 mars 1937.
90
Ibid.
91
Ibid.
92
Ibid., n° 767, 22 avril 1937.
93
Ibid., n° 788, 20 mai 1937.
94
Ibid., n° 703, 15 octobre 1936.
quand le sexe vient aux filles... 59
en trois mois. D’Hollander précise qu’elle n’est cependant « pas déflorée » 95. Lors de sa
première fugue, Germaine aurait marché à pied jusqu’à Ostende où elle s’est engagée
« dans une maison « Café » » 96. Au cours de la seconde, « on l’a trouvée seule, sous
la pluie, sur la colline de K. (…) Elle prétexte qu’elle était maltraitée par ses parents.
Elle ne donne pas d’explication aux parents. Pas d’explication aux gendarmes » 97.
Depuis cet incident, elle reste chez elle avec ses parents qui la décrivent comme « très
hardie, désobéissante, insoumise, menteuse, impertinente. S’est vantée d’amourettes.
Elle s’occupe chez elle dans le ménage » 98. Le psychiatre précise que le « père a l’air
intelligent ; il est ouvrier. A fait 4e degré » 99.
Si D’Hollander met l’accent sur le comportement sexuel de ces jeunes filles, les
mesures prises à leur égard ne sont pas systématiques : l’une est envoyée dans un
établissement « Bon Pasteur » – aucun certificat n’atteste que ce placement ait été
décidé dans le cadre de cette consultation, l’autre reste sous la surveillance de ses
parents.
Le troisième cas sur lequel je me penche révèle l’absence de tout systématisme
dans les décisions du professeur D’Hollander mais plus encore la difficulté d’interpréter
celles-ci à la seule lumière du registre. Le médecin résume le cas comme suit :
« Amenée par sa mère pour des troubles du caractère, que celle-ci nous décrivait de
la sorte : désobéissance, indiscipline, meuteries, tendances érotiques, fréquentations
suspectes d’hommes, fugues, etc. » 100. Envoyée par un médecin traitant, Céline, dix-
huit ans, commence les consultations avec D’Hollander le 21 novembre 1940 suite à
de nombreuses fugues nocturnes – fugues qu’elle a commencées dès quinze ans – au
cours desquelles elle va « dans les cafés » 101, elle cherche alors non « pas un homme
en particulier, mais les cherche tous » 102. Une situation, comme je l’ai noté plus haut,
qui s’aggrave au moment des règles selon sa mère. Céline « n’aime pas la société
des jeunes filles » 103. Dans les cafés, avec ces hommes, Céline « semble heureuse »
en revanche 104. Elle qualifie les relations qu’elle entretient avec eux d’« amour
platonique » 105. D’Hollander ajoutera à cette affirmation un « (?) ». Il lui prescrit de
l’eau de menthe et du bromure de potassium. Le 30 novembre 1940, D’Hollander
commente les résultats de l’enquête sociale menée dans le village de la jeune fille.
D’après les renseignements pris auprès du curé et des religieuses, « malgré le salaire
élevé du père, il n’y aurait jamais eu de bien être dans la famille » 106. Le père serait
95
Ibid.
96
Ibid.
97
Ibid.
98
Ibid.
99
Ibid.
100
Ibid., n° 1233, 21 novembre 1940.
101
Ibid.
102
Ibid.
103
Ibid.
104
Ibid.
105
Ibid.
106
Ibid., n° 1233, 30 novembre 1940.
60 le sexe des autres : âge, race, classe
« insouciant » 107, la mère « n’aurait pas eu une bonne conduite étant jeune » 108, le frère
et la sœur auraient, eux, une « bonne conduite » 109. Céline, elle, est décrite comme
« méchante » 110, une fille qui aurait « trop lu » 111. A l’école, où elle a toujours été
sauvage, elle recherchait déjà les gamins. Son intelligence apparaît au-dessus de la
moyenne. En février 1942, Céline doit comparaître devant le Tribunal correctionnel,
prévenue d’outrage public aux mœurs, suite à une fugue de novembre 1940 durant
laquelle elle « serait partie en compagnie d’un fraudeur » 112. Son avocat demande au
professeur D’Hollander un certificat qu’il refusera de donner dans un premier temps
car, écrit-il : « J’ai l’impression que beaucoup encore ne nous fut pas dit. Les éléments
me manquent pour porter un jugement sur sa responsabilité. Ceci est le rôle de
l’expert » 113. Il note cependant, le 4 mars 1941, en marge du registre : « Outrage public
lors de sa fugue ; a été acquittée sur mon certificat – Tout [va] bien » 114. D’Hollander
sauve donc cette jeune fille de la condamnation, il est impossible de comprendre
les raisons de ce revirement. Malgré l’amélioration de Céline que le médecin note
en février 1941 – « Céline va beaucoup mieux. Est sensible à la honte. Crises de
pleurs quelque fois » 115 – et les problèmes qu’elle a rencontrés avec la justice, Céline
continue ses fugues : « Est partie pour 4 h la semaine dernière au moment des règles.
Va alors près des hommes, d’un autre jeune homme en vue, pour être courtisée » 116.
Conclusion
Une conclusion reste difficile dans le cadre de cette analyse. Le registre du
professeur D’Hollander pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses, mais nous
ouvre de nombreuses perspectives. Les questions que soulève ce registre apparaissent
comme autant d’énigmes que l’analyse d’autres sources et leur croisement pourront
résoudre. Néanmoins, son analyse permet de noter que le sexe des adolescents se
lit sur leur corps nu et se focalise sur le développement de leurs caractères sexuels
secondaires : développement des organes génitaux, seins, poils. Dans l’observation
des filles, on remarque que les menstruations apparaissent comme l’événement
marquant de leur entrée dans la puberté. Les préoccupations autour des menstruations
sont héritières des théories criminologiques du xixe siècle qui, bien que désormais
contestées, restent une référence dont les médecins peinent à se débarrasser. Leur
absence et leur irrégularité continuent d’interpeller le médecin sans que l’on puisse
identifier les raisons de ce questionnement systématique. La sexualité adolescente, elle,
est source d’inquiétude tant de la part des parents que des institutions d’encadrement.
Le comportement sexuel des adolescents semble en effet étroitement contrôlé dans
107
Ibid.
108
Ibid.
109
Ibid.
110
Ibid.
111
Ibid.
112
Ibid., n° 1233, 6 février 1940. D’Hollander le souligne trois fois dans son registre.
113
Ibid., n° 1233, 20 février 1941.
114
Ibid., n° 1233, 6 mars 1941.
115
Ibid.
116
Ibid., n° 1233, 29 mai 1941.
quand le sexe vient aux filles... 61
117
V. Massin, op. cit.
partie ii
Géographies sexuelles :
flux, circulations et transmission
Nouveaux regards
sur les organes sexuels masculins
dans les traités anatomiques du xviie siècle
Didier Foucault
Au xviie siècle, alors que l’Eglise couvre d’un voile pudique le corps humain, les
médecins, eux, le dénudent comme jamais auparavant pour le disséquer et en scruter
avec attention les moindres détails. Ce constat concerne tous les organes, y compris
ceux de la génération, qui sont traités de la même manière que les autres parties de
l’organisme. De la même manière… ou presque !
L’étude des chapitres qui leur sont consacrés dans les traités anatomiques du xviie
siècle révèle, en effet, une évolution sensible du regard de l’opérateur. Sa curiosité
semble n’être bornée par aucune autre limite que celles des artifices expérimentaux
grâce auxquels son regard plonge, au-delà des insuffisances de sa vue, pour faire
apparaître des réalités invisibles. A ce double titre, les médecins – ou tout au moins
la frange de novateurs qui ne campe pas, comme les Purgon et Diafoirus de Molière,
dans les ornières de la tradition galénique – apparaissent comme des promoteurs de la
« science nouvelle ».
Pourtant, manipuler, inciser, décrire ou dessiner pour une publication les organes
génitaux ne prend pas, au temps de la Contre-Réforme, le même sens que s’il s’agissait
d’un membre ou d’un viscère quelconque… Le médecin qui s’y risque doit affronter
d’autres exigences que celles que lui impose son statut de savant.
En se concentrant, dans le cadre limité de cette contribution, sur les vaisseaux
spermatiques de l’homme et sur la verge, l’objet de ce travail est triple : illustrer par
des exemples précis comment s’affine le regard anatomique sur l’appareil génital,
en suivant au plus près les récits des opérateurs et en détaillant leurs méthodes
d’investigation ; montrer comment – et jusqu’à quel point – ces observations mettent
en question les schémas physiologiques établis et conduisent les médecins à prendre
part aux intenses débats qui agitent leur milieu sur ce terrain au Grand Siècle ; mettre
en évidence les revendications implicites et les stratégies rhétoriques des savants,
66 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
pour conquérir le droit de poser son regard sur ces parties réputées « honteuses », en
dépit des interdits qu’imposent les dévots au reste du corps social.
Remarquons enfin que si l’appareil génital féminin a donné lieu à des publications
assez nombreuses, celui de l’homme, en relation avec l’élargissement des recherches
de l’histoire des femmes vers celle du genre, commence à peine à susciter l’intérêt des
historiens 1. Les exemples anatomiques choisis ici, encore mal connus, s’inscrivent
dans cette perspective historiographique en plein développement.
1
Voir G. Vigarello (dir.), Histoire de la virilité, t. 1, L’invention de la virilité de l’Antiquité
aux Lumières, Paris, Le Seuil, 2011.
2
Voir R. Mandressi, Le regard de l’anatomiste. Dissection et invention du corps en
Occident, Paris, Le Seuil, 2003.
nouveaux regards sur les organes sexuels masculins 67
qu’une seule artère spermatique (...). Mais ces cas touchant la diminution de leur
nombre sont très rares, comme l’est celui de leur augmentation dont parle Cornel :
« Il nous est souvent arrivé, dit-il, de voir trois ou quatre artères séminales. » J’aurais
mieux aimé qu’au lieu de « souvent » il eût dit « quelquefois » ; car cette augmentation
de nombre est si rare que de six cents anatomistes, à peine y en a-t-il un à qui il soit
arrivé de la voir 3.
3
I. de Diemerbroeck, L’anatomie du corps humain, t. 1, traduction de J. Prost, Lyon,
Anisson et Posuel, 1695, p. 234-235.
4
L. Barles, Les nouvelles découvertes sur les organes des hommes servant à la génération,
Lyon, Esprit Vitalis, 1675, p. 10. D’autres adjectifs – comme « variqueux » – désignaient
également cet agglomérat de vaisseaux.
68 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
Cet amas pénètre dans le testicule en formant un ensemble compact, qui s’élargit
progressivement : d’où l’expression « corps pyramidal » employée alors pour désigner
ce que l’on nomme aujourd’hui « cordon spermatique ». A l’intérieur, artère et veine
apparaissent tellement entortillées que les anatomistes ne peuvent plus les dissocier.
Les anciens ont induit – considérant à tort que le cours des fluides transportés était
de même sens – que par anastomose, sang veineux et esprit artériel s’y trouvent
mélangés pour commencer à élaborer le liquide séminal avant de pénétrer dans les
gonades. C’est pour cette raison que ces vaisseaux sont qualifiés de « spermatiques »,
de « préparants », voire de « séminaux ».
Pourtant, à y regarder de près, la structure interne du cordon spermatique s’avère
moins complexe que postulée initialement. Les descriptions des anciens se rapportaient
surtout à des dissections d’animaux. Les chiens, notamment, qui présentent une forte
divarication des artères. Pareil constat ne concerne pas l’homme. Les médecins de
la fin du xviie siècle, tels l’Anglais Nathanaël Higmorus ou le Néerlandais Abraham
Blasius, considèrent à la suite du Hollandais de Graaf, que le tronc de l’artère
spermatique, loin d’être ramifié – comme l’est la veine associée – se porte directement
vers le testicule, en donnant naissance à un seul diverticule qui alimente l’épididyme.
Forts de cette découverte, ils en infèrent qu’il faut intervertir le cours traditionnel
des fluides qui participent à l’élaboration du sperme. Les anciens pensaient en effet
que dans le processus de transformation du sang en sperme, l’épididyme se trouvait
entre les vaisseaux spermatiques et le testicule. Il faut désormais considérer que le
liquide qui s’écoule du testicule traverse l’épididyme pour se diriger vers la prostate
en suivant le canal déférent.
En dépit de ces importants progrès – dont témoignent la qualité et la précision
des gravures qui illustrent les traités – le fait que l’on n’observe les organes qu’à
l’œil nu limite l’investigation des anatomistes. L’intérieur du testicule, par exemple,
est constitué d’un amas complexe de filaments tellement ténus qu’il devient vite
impossible à l’expérimentateur d’en suivre le cours ou d’en déterminer la nature et la
fonction, autrement que par conjecture 5.
5
Le microscope n’est pas encore utilisé pour scruter les tissus. La seule découverte – de
taille, il est vrai – en ce qui concerne notre sujet est celle des spermatozoïdes par Leeuwenhoek.
nouveaux regards sur les organes sexuels masculins 69
dans les testicules (les artères) et d’autres qui l’en font sortir (les veines). L’un des
principaux « circulationnistes » français, le chirurgien Dionis, à qui Louis xiv a confié
le soin d’enseigner la théorie nouvelle dans le Jardin du Roi, en a tiré toutes les
conséquences, en rejetant l’interprétation des médecins galéniques :
Le principe que nous suivons est bien opposé à leur erreur, puisqu’il nous
apprend que le sang est directement porté par les deux artères aux testicules (...).
D’ailleurs la circulation nous fait voir que le résidu de ce sang est reporté par les
veines spermatiques à la veine cave, et qu’il n’y a point d’anastomose des artères avec
les veines, non seulement en cet endroit, mais encore dans pas une partie du corps 6.
Un tel argument n’est cependant pas imparable. Au xviie siècle, après les travaux
de physique de Galilée, mais aussi ceux des médecins Harvey ou Santorio, on ne
peut plus se contenter de démolir une thèse en ne lui opposant qu’une thèse contraire.
Quant à prouver par la seule observation à l’œil nu qu’il n’existe pas d’anastomoses
entre les vaisseaux spermatiques, cela est évidemment impossible, étant donnée la
ténuité de ces derniers. Anatomistes et physiologistes ne sont pourtant pas démunis.
En jetant les bases de la méthode expérimentale, la science moderne naissante leur
donne désormais les moyens de suppléer aux défauts de leur vision et de mettre en
évidence des phénomènes que celle-ci est incapable d’attester. Ainsi, pour ôter toute
crédibilité aux déductions hasardeuses de la tradition, Dionis, apporte-t-il une preuve
expérimentale irréfutable de la justesse de ses affirmations à propos des vaisseaux
déférents :
Si la raison est opposée à la doctrine des anciens, l’expérience ne l’est pas moins,
et en voici une que j’ai faite plusieurs fois : pour la faire je prenais deux liqueurs que je
composais avec de l’huile et de la cire fondues ensemble ; à l’une j’y mêlais un peu de
vermillon, et à l’autre une teinture verte pour les rendre de différentes couleurs. J’en
seringuais fort aisément une dans l’artère spermatique. Il les faut seringuer chaudes.
J’avoue que je ne pouvais venir à bout de faire entrer l’autre dans la veine, parce
que ces valvules, qui regardent de bas en haut, s’y opposaient. Mais lorsque j’allais
chercher le principal rameau de cette veine proche le testicule, et que je seringuais ma
liqueur, elle y entrait facilement, et emplissait toutes les branches et dégorgeait dans
la veine cave 7.
Ces liqueurs étant refroidies, se congelaient et me donnaient une grande facilité
de disséquer jusqu’aux moindres rameaux, je trouvais la liqueur rouge dans toutes
les branches des artères, et la verte dans toutes celles des veines ; sans m’être jamais
aperçu qu’il y en ait passé de l’une dans l’autre ; et ainsi, je conclus avec certitude
6
P. Dionis, L’anatomie de l’homme suivant la circulation du sang et les dernières
découvertes démontrées au Jardin royal, Paris, Laurent d’Houry, 1690, p. 226-227.
7
Ce détail est d’importance : c’est entre autre à partir du constat que les valvules veineuses
interdisent au sang de se déplacer dans le sens postulé par la théorie galénique que Harvey a
montré que le rôle des veines n’est pas de transporter le sang du foie vers l’organisme mais
de le ramener des organes jusqu’au cœur. Si l’on seringue la veine par sa partie supérieure,
le liquide coloré se trouve bloqué par les valvules, dont la fonction est d’empêcher le reflux
du sang veineux sous l’effet de sa propre gravité. En revanche, en l’introduisant à l’entrée du
testicule (en l’occurrence une sortie !), il emprunte le cours naturel du sang et les valvules ne
constituent plus un obstacle.
70 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
qu’il n’y a point d’anastomose, et que le sang de l’artère spermatique est porté au
testicule, et celui de la veine reporté au tronc de la cave sans aucun mélange 8.
L’injection de cire colorée dans les vaisseaux est un procédé mis au point par
Jan Swammerdam, à la suite de travaux de Bartolomeo Eustachi et de Regnier de
Graaf, mais c’est Frederik Ruysch qui l’a généralisée. Appliquée aux vaisseaux
spermatiques, elle met à jour des particularités anatomiques inobservables à l’œil nu,
ruine sans appel l’idée que dans le cordon spermatique veines et artères s’anatomosent
et confirme de manière convaincante que seul le sang artériel alimente le testicule et
l’épididyme.
8
P. Dionis, op. cit., p. 227-228.
nouveaux regards sur les organes sexuels masculins 71
que lui et occupent l’essentiel du volume de la verge. Insérés dans la partie antérieure
de celle-ci, ce sont deux conduits parallèles. Ils sont nettement séparés lorsqu’ils
se forment, à partir de ligaments qui les attachent à l’os pubien et à l’ischion, et se
rapprochent ensuite progressivement en atteignant le gland. Leur tunique externe
révèle une structure tissulaire dure que l’on compare à celle des artères. Elle se
distingue nettement de celle qu’elle enveloppe. En la qualifiant de « spongieuse » ou
de « fongueuse », les médecins soulignent sa capacité à absorber un fluide qui, à la
dissection, lui donne une couleur noirâtre, tirant sur le rouge, que l’on compare à du
sang épais et très sombre.
De quel fluide s’agit-il ? L’afflux de vaisseaux dans cette zone laisse ouvertes
bien des hypothèses. Pour les tenants de la tradition galénique, trois types de conduits
peuvent irriguer le corps caverneux. Gabriel Fallope, célèbre médecin padouan de la
Renaissance, a été un des premiers à les observer.
Il dit qu’il y a deux nerfs considérables et manifestes et, entre eux, autant d’artères
assez dilatées, qui s’étendent jusqu’au gland. Il dit de même qu’il y a deux veines
qui vont au corps nerveux, mais que presque toujours à la moitié de la bifurcation
elles se réunissent en une seule, laquelle entre les artères et par le milieu du dos de
la verge, va jusqu’au gland. Ces vaisseaux environ vers la quatrième vertèbre des
72 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
lombes, prennent leur origine de l’aorte, de la cave et du grand nerf qui va aux jambes,
et pénétrant ensuite environ vers la jonction des os pubis, par l’origine du pénis à
l’endroit de sa divarication, ils se portent au dos de la verge. Fallope a fait avec assez
d’exactitude la description de ces vaisseaux, dont les plus petits rameaux s’ouvrent
dans la substance intérieure spongieuse des corps nerveux 9.
Un examen plus attentif – tel que le pratiquent Bauhin, Riolan, Vesling et d’autres
à leur suite – complète la description et met en évidence, à l’intérieur de ceux-ci, un
« rets » de veinules, d’artérioles et de petits nerfs. Chacun de ces conduits contribue
alors à l’emplir de la substance qu’il est censé transporter : sang pour les veines, esprit
vital pour les artères, mais également esprit animal pour les nerfs.
Rappelons que la médecine ancienne confère aux nerfs une fonction
sensorimotrice 10. Fonction ambivalente donc, qui, depuis le pénis transmet au cerveau
les agréables sensations du plaisir coïtal mais qui, également, contribue à bander les
« muscles » de cet organe. En toute logique, la force mécanique des muscles ne peut
provenir que des nerfs. Mieux, le schéma qui offre la solution de continuité la plus
simple est celui de leur identité tissulaire. Fernel, médecin d’Henri ii, en a proposé une
bonne description :
Le muscle est composé des fibres des nerfs propres pour le mouvement, auxquels
il s’est accumulé de la chair, comme pour fortifier leur fermeté. Il y a des veines et
des artères qui y sont répandues et dispersées, celles-là pour la distribution de leur
nourriture et les autres pour la conservation de leur chaleur naturelle (...). Il a en sa
longueur trois parties, son origine, son milieu et sa fin, lesquelles quelques-uns ont
accoutumé d’appeler la tête, le ventre et la queue. La tête est entièrement nerveuse,
le ventre est composé de toutes les choses susdites, et le tendon, qui est la dernière
partie, est fait des fibres des nerfs et des ligaments, tissés et entrelacés ensemble 11.
Nourri par le sang veineux, maintenu en vie par la chaleur naturelle des esprits
vitaux artériels, le muscle proprement dit serait ainsi, dans toute sa structure, formé
de fibres nerveuses. Or ces fibres ne sont rien d’autre que des vaisseaux très fins,
mais capables de transporter le fluide de l’« esprit animal ». Il faut attribuer à cet
esprit animal qui circule, par l’intermédiaire des nerfs, depuis le cerveau jusqu’aux
muscles, une consistance aérienne 12. Cela lui donne la capacité de gonfler les fibres
musculaires et d’assurer la motricité des parties du corps : ici, l’érection de la verge.
9
I. de Diemerbroeck, op. cit., t. 1, p. 273.
10
D. Foucault, « Système cérébronerveux et activités sensorimotrices, de la physiologie
ancienne au mécanisme des Lumières », in L. Talairach-Vielmas (dir.), actes du colloque
« Mécaniques du vivant : Savoir médical et représentations du corps humain (xviie-xixe siècle) »,
Epistémocritique, novembre 2012, p. 5-26. En ligne : http://www.epistemocritique.org/spip.
php?article282 (consulté le 19 juin 2013).
11
J. Fernel, Les sept livres de la physiologie, (1554) traduction française de Charles de
Saint-Germain, Paris, Jean Guignard, 1655 ; cité d’après la réédition dans le Corpus des œuvres
philosophiques de langue française, Paris, Fayard, 2011, p. 66.
12
Tradition galénique et théorie stoïcienne du pneuma se rejoignent parfaitement sur ce
point.
nouveaux regards sur les organes sexuels masculins 73
Je ne prétends pas nier, qu’il ne s’y porte aussi des esprits et qu’il ne soit
même nécessaire qu’ils y en soient versés par les nerfs, mais je dis que ce qui fait
principalement l’érection, c’est le sang, cet esprit étant en trop petite quantité pour
la faire.
Ce qu’il faut donc avouer ici, c’est que l’imagination étant frappée par le
ressentiment du plaisir, l’esprit animal s’excite, se détache, et court avec impétuosité
par les nerfs aux parties de la génération, qu’il gonfle en se mêlant avec le sang artériel,
qui y est porté par les artères, et que par le mélange de ces deux liqueurs, il s’y fait une
fermentation, et comme une ébullition qui cause l’érection 13.
13
P. Dionis, op. cit., p. 244-245.
14
Tallemant des Réaux (Gédéon), Historiettes, t. 1, Paris, Gallimard/La Pléiade, 1960,
p. 298.
nouveaux regards sur les organes sexuels masculins 75
En fait, ces précautions – qui portent surtout sur les organes féminins et qu’on
ne trouve même plus chez certains auteurs, comme Louis Barles dans ses Nouvelles
découvertes sur les organes des hommes servant à la génération 17 – sont très formelles.
Elles semblent jetées par pure convention au début du livre, comme pour exonérer le
savant de revenir là-dessus par la suite.
15
Théophile a été embastillé deux ans pour avoir laissé paraître des poésies pornographiques
de sa plume dans le Parnasse des poètes satyriques en 1623 ; Claude Le Petit a été brûlé à Paris
en 1662 après avoir composé le Bordel des muses.
16
R. de Graff, Histoire anatomique des parties génitales de l’homme et de la femme,
traduit en français par P. D. M., Bâle, Georges, König, 1668, préface non paginée.
17
L. Barles, op. cit.
76 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
Ambroise Paré est poursuivi après la publication de son Livre sur la génération ; en
1620, la Mélancholie érotique de Jacques Ferrand est censurée par l’archevêque de
Toulouse ; en 1686, le Tableau de l’amour humain de Nicolas Venette, suscite à son
tour de vives polémiques 18... pour ne donner que quelques exemples retentissants.
En deuxième lieu, invoquer l’autonomie de la science vis-à-vis des préceptes de
la religion est loin d’aller de soi au xviie siècle. Le procès de Galilée en porte un
éloquent témoignage. Enfin, la tradition hippocratique considère la sexualité comme
une fonction physiologique naturelle, nécessaire à la perpétuation du genre humain.
Le désir et le plaisir, masculins comme féminins, trouvent ainsi une justification qui
ne s’accorde guère avec le rigorisme des dévots du Grand Siècle. On ne saurait douter
que quelques médecins réputés libertins n’aient guère de troubles de conscience à
affronter ces contradictions, mais leur cas ne peut être généralisé.
C’est certainement dans d’autres voies qu’il faut chercher les concessions qui
ont permis aux médecins de faire admettre leur licence d’étudier les organes sexuels.
La première est langagière. L’emploi du latin conserve une certaine faveur,
notamment pour être compris des praticiens étrangers, tout en se mettant à l’abri du
reproche de livrer au profane des textes qui ne lui sont pas destinés. Mais le français,
à côté d’autres langues vernaculaires, tend à prendre le dessus. L’auteur peut trouver
un compromis. Par exemple, en traitant du pénis en des termes qui le désignent, les
médecins évitent par bienséance de mentionner les noms courants et familiers qui lui
sont attribués. Ainsi, en français, ne se risque-t-on guère au-delà de « verge » ou de
« membre viril » – ce qui permet de rappeler au passage que seuls les hommes en sont
pourvus. L’on se fait cependant plus disert, sous couvert d’érudition gréco-latine, en
signalant que mentula était en usage chez les Romains mais également penis (queue),
coles (tige), veretrum (dérivé de vereor : vénérer, craindre !)… et que les Hellènes
employaient volontiers pulos (clou), khaulos (tronc) et quelques expressions tout
aussi suggestives que l’on se garde cependant bien de traduire !
La seconde, qui s’ébauche au xviie siècle avant de triompher au xviiie, concerne
l’usage modéré du plaisir sexuel. Cette doctrine a une origine hippocratique : le plaisir
sexuel n’est nullement stigmatisé, il participe même de l’équilibre naturel sur lequel
repose la santé 19. Formellement, un tel discours heurte les principes chrétiens les
plus sévères, qui exaltent la chasteté et placent l’acte sexuel sous la double exigence
du mariage et du désir de procréation. Mais, dès le xviie siècle, certains théologiens
jésuites, plus laxistes, tentent d’assouplir ces règles, inapplicables à l’échelle d’une
population tout entière. Ils tolèrent des « plaisirs innocents » à l’intérieur du couple,
péchés véniels qui renforcent l’union des deux époux et les préservent des tentations
18
A. Paré, Deux livres. i. De la génération de l’homme (...) ii. Des monstres tant terrestres
que marins (...), Paris, André Wechel, 1573 ; J. Ferrand, Traité de l’essence et guérison de
l’amour ou de la mélancholie érotique, Tolose, Vesve de Jacques Colomiez et Raymond
Colomiez, 1610 ; N. Venette (alias Salocini, Vénitien), Tableau de l’amour humain considéré
dans l’état du mariage, Amsterdam, 1686 (nombreuses éditions ultérieures sous le titre Tableau
de l’amour considéré dans l’état du Mariage). Sur cette question, voir D. Brancher, « Splendeur
et misères des figures de style. Pudeur du discours médical aux xvie et xviie siècles », Histoire
médecine, santé, 1, printemps 2012, p. 19-33.
19
M. Foucault, Histoire de la sexualité, t. 2, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984.
nouveaux regards sur les organes sexuels masculins 77
extérieures 20. Une convergence peut donc s’établir avec le monde médical qui
considère que les excès érotiques, à l’exemple des débauches effrénées des libertins,
mettent en cause la santé des individus, tout en propageant dans la société la syphilis et
les maladies vénériennes. A ces deux titres, le discours médical sur la sexualité prend
une portée morale qui se rapproche des propos des théologiens et des prédicateurs.
*
Les anatomistes du xvii siècle, dans leurs travaux et leurs publications, font
e
preuve d’un grand détachement à l’égard des tabous de leur époque, en poussant
bien plus avant que leurs prédécesseurs l’observation des organes sexuels masculins,
comme – faut-il l’ajouter ? – celle des organes féminins.
Leur regard, à la différence de ce qui se pratiquait jusqu’à la Renaissance, ne
se contente plus de chercher ce que les anciens ont affirmé ; il devient un véritable
instrument d’investigation qui vérifie, corrige et, surtout, fait apparaître des données
anatomiques inconnues jusqu’alors. Mieux, à défaut d’être capables encore d’utiliser
toutes les potentialités du microscope, ils élaborent des procédures expérimentales
leur permettant de pallier les limites de l’observation à l’œil nu. Ils réussissent ainsi à
rendre visibles des réalités anatomiques – comme le trajet des vaisseaux spermatiques
– qui invalident des connaissances établies ; et ce, en dépit de la résistance des
médecins traditionalistes hostiles aux théories modernes. Leurs avancées sont donc
importantes.
Elles sont stimulées par les conséquences qu’entraîne, dans la compréhension
des phénomènes, la prise en compte des mécanismes anatomo-physiologiques de
la circulation du sang. Toutefois, pour fondamentale qu’ait été cette découverte de
Harvey, elle n’a renversé qu’une partie des schémas sur lesquels repose la physiologie
ancienne : privés d’une alternative théorique globale, les médecins novateurs se
trouvent encore – à l’instar de leurs hésitations au sujet de l’érection de la verge –
obligés de faire des compromis avec les conceptions du passé.
De tels compromis sont également nécessaires pour émanciper leur discipline des
normes qui s’imposent dans la société et qui couvrent d’un voile pudique les « parties
honteuses » du corps : le médecin veille à écarter son propos de toute accusation de
libertinage. Loin de faire figure d’allié objectif du libertin – comme on l’a longtemps
soupçonné de l’être au début du xviie siècle 21 – le médecin tend à devenir un de ses
adversaires les plus résolus, à l’exemple, au temps des Lumières, du docteur Tissot et
de ses croisades contre la masturbation.
20
M. Daumas, Le mariage amoureux, Paris, Armand Colin, 2004, p. 117 et s.
21
Sur le rapport entre libertinage et médecine, voir R. Pintard, Le libertinage érudit dans
la première moitié du xviie siècle, (1943), Genève, Slatkine, 1983, p. 79 et s. Il est vrai que ce
sont des reproches d’irréligion plutôt que d’inconduite qui sont alors adressés aux médecins.
Sur ce dernier point, voir D. Foucault, « Entre dévots et libertins : les médecins du Grand
Siècle et la sexualité », Bulletin du Centre d’étude et d’histoire de la médecine, avril 2010,
p. 5-29.
Un cerveau dans le ventre
ou un utérus dans la tête ?
Représentations et pratiques médicales
autour du corps maternel (xviie-xixe siècles)
Francesca Arena
1
La question de la superposition entre procréation et enfantement apparaît plus claire
aujourd’hui à la lumière des nouvelles techniques médicales, voir à ce propos, I. Théry, Des
humains comme les autres. Bioéthique, anonymat et genre du don, Paris, ehess, 2010.
2
E. Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française,
Paris, La Découverte, 2006.
80 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
3
Voir V. Worth-Stylianou, Les traités d’obstétrique en langue française au seuil de la
modernité, Genève, Librairie Droz, 2007 et E. Berriot-Salvadore, Un corps, un destin. La
femme dans la médecine de la Renaissance, Paris, Champion, 1993.
4
Voir à ce propos, R. Vico Martorelli, « Madri, levatrici, balie e padri : Michele
Savonarola, l’embriologia e la cura dei piccoli », in C. Crisciani et G. Zuccolin (dir.), Michele
Savonarola. Medicina e cultura di corte, Firenze, sismel, 2011, p. 127-135.
5
F. Arena, « La maternité entre physiologie et pathologie. L’histoire des délires puerpéraux
à l’époque moderne et contemporaine », Histoire, médecine et santé, 3, 2013, p. 101-113.
6
F. Mauriceau, maître chirurgien, premier accoucheur de la Maternité de Paris.
un cerveau dans le ventre ou un utérus dans la tête ? 81
composées de corps glanduleux & spongieux, recevant en trop grande abondance ces
humeurs qui y affluent de toutes parts, en sont facilement enflammées, à cause que cette
réplétion en fait une distension très-sensible & douloureuse ; à quoi la suppression des
vidanges de la Matrice , & la plénitude universelle du corps contribuent beaucoup 7.
7
F. Mauriceau, Traité des maladies des femmes grosses et de celles qui sont nouvellement
accouchées : enseignant la bonne & véritable méthode pour bien aider les femmes en leurs
accouchemens naturels... : le tout accompagné de plusieurs belles figures en taille douce,
nouvellement & fort correctement gravées, Paris, chez l’auteur, 1675, p. 420.
8
Ibid.
9
Ibid., p. 421. Il est à remarquer que la fureur devient « délire » dans les éditions
successives du texte de Mauriceau, voir F. Mauriceau, Traité des maladies des femmes grosses
et de celles qui sont accouchées, s. l., Compagnie des Libraires, 1740, p. 435.
10
J. Guillemeau, De la grossesse et accouchement des femmes, Paris, Abraham Pacard,
1620, p. 348.
82 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
humorale au-delà des frontières occidentales et nous laisse supposer que les accoucheurs
français du xviie siècle se réfèrent, sans les citer, aux médecins de la Renaissance et en
particulier aux textes rédigés sur les maladies féminines ; textes qui trouveraient par
ailleurs leur origine dans l’école de Salerne et dans le corpus « Trotula » 11. De l’autre
côté, la référence à Avicenne expliquerait sans doute pourquoi aujourd’hui encore,
dans différentes cultures médicales, sous l’influence de la médecine arabe, la rétention
du sang est considérée comme la cause de la folie de la mère 12.
Cette représentation humorale du corps est utilisée pour la femme en général.
C’est en effet la matrice qui est considérée comme l’organe souverain de son équilibre
physique : pompe hydraulique péristaltique, l’utérus se remplit et se vide selon les
besoins du corps. Ce mécanisme se bloque parfois et il faut donc le solliciter par des
évacuations artificielles de sang. C’est sans doute pour cela que la saignée reste le
remède principal pour toute sorte de maladie, y compris les folies puerpérales :
Or le principal & le plus assuré moyen d’empêcher que les humeurs ne se
portent en si grande abondance aux mammelles, & qu’il n’y survienne pour ce sujet
inflammation, c’est de procurer une bonne & ample évacuation des vuidanges, par la
Matrice. C’est pourquoi, si elles étaient supprimées, on les provoquera comme il a été
dit autre part ; car par cette évacuation toutes les humeurs prendront leur cours vers les
parties inférieures. On désemplira toute l’habitude du corps par le moyen de la saignée
du bras, après quoi pour une plus grande diversion, & pour faire couler d’autant mieux
les vuidanges on viendra à celle du pied 13.
Il faut par ailleurs souligner que la frénésie des femmes, comme celle des hommes,
est classée, à la fin du xviie siècle encore, du côté de l’inflammation du cerveau. Nous
pouvons lire par exemple dans le dictionnaire de Furetière :
Frénésie, f. f. Maladie qui cause une perpétuelle rêverie avec fièvre. Elle est
différente de la manie & de la mélancolie, parce que celles-ci sont sans fièvre. Elle
diffère aussi de la rêverie dans les fièvres violentes, parce que celle-ci n’est pas
perpétuelle, & cesse au déclin de la fièvre. La vraie frénésie est engendrée au cerveau
par son propre vice & inflammation de ses membranes 14.
La théorie des humeurs, souvent revisitée, reste donc le filtre pour interpréter le
corps et l’esprit au xviie siècle : on vérifie les théories des anciens sous l’impulsion des
11
Voir M. H. Green, The Trotula : A Medieval Compendium of Women’s Medicine,
Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2001.
12
Cette référence à Avicenne est très importante. Elle témoigne en fait de la diffusion
de la représentation humorale au-delà des frontières occidentales : encore aujourd’hui, dans
différentes cultures, la rétention du sang est la cause de la folie de la mère. Voir par exemple chez
les Mossi : D. Bonnet, Corps biologique, corps social : procréation et maladies de l’enfant en
pays mossi, Burkina Faso, ird Editions, 1988 p. 46-47 ; ou au Sénégal, M.-L. Durand-Comiot,
« La psychose puerpérale ? Etude en milieu sénégalais », Psychopathologie africaine Dakar,
13/3, 1977, p. 269-335.
13
F. Mauriceau, Traité des maladies des femmes grosses et de celles qui sont nouvellement
accouchées, op. cit. p. 421-422.
14
« Frénésie », in A. Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les
mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et des arts, La Haye,
A. et R. Leers, 1690, p. 911.
un cerveau dans le ventre ou un utérus dans la tête ? 83
La classe lie ainsi des caractéristiques physiques propres aux deux sexes (cœur,
sang, poumons, mâchoires) à des fonctions reproductives (la mobilité du pénis et la
viviparité) et sociales (l’alimentation au travers le lait). La présence du pénis dans
l’espèce contrebalance en quelque sorte la capacité de donner du lait, dans une étrange
construction des équivalences entre organes sexuels et fonctions.
Le système de Linné réunit une classe entière (mâles compris) sous une « fonction
féminine » à propos de laquelle par ailleurs on discute beaucoup à l’époque :
l’allaitement. En effet, l’on s’interroge sur la physiologie de l’allaitement qui, pour
certains philosophes et médecins devrait être l’une des caractéristiques principales de
l’identité de la femme. La réflexion sur des fonctions féminines associées aux organes
sexuels a envahi toutes les sciences de l’époque, nous montrant à quel point l’histoire
des nouvelles sciences est intimement liée à la recherche d’une nouvelle codification
des corps. Se situant au passage de deux époques, la nosographie devient ainsi la
15
Par ailleurs, on regrette de constater qu’une histoire de la catégorie des mammifères
n’existe toujours pas. Il nous semble en effet que cette catégorie participe activement à
la construction d’une nouvelle représentation de l’être humain et influence profondément
l’histoire de la médecine.
16
L. Schiebinger, Nature’s body : gender in the making of modern science, Boston, Beacon
Press, 1993 (nouvelle édition : New Brunswick, Rutgers University Press, 2004).
17
C. von Linné, Système de la nature, de Charles de Linné. Classe 1re du règne animal
contenant les quadrupèdes vivipares et les cétacés. Traduction française par Mr. Vanderstegen
de Putte, ... d’après la 13e édition latine... corrigée par J. F. Gmelin, Bruxelles, Lemaire, 1793,
p. 16.
84 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
18
Michel Foucault avait déjà souligné cet aspect dans l’évolution de la pensée médicale,
La naissance de la clinique : une archéologie du regard médical, Paris, puf, 1963.
19
F. Boissier de Sauvages de La Croix, Nosologia methodica sistens morborum classes,
genera et species, juxta Sydenhami mentem et Botanicorum ordinem, Amsterdam, Frères De
Tournes, 1763, 5 vol. Le texte a été traduit en français en deux éditions différentes : Nosologie
méthodique ou distribution des maladies en classes, en genres et en espèces suivant l’esprit de
Sydenham, & la méthode des botaniste par François Boissier de Sauvages, ... traduite sur la
dernière édition latine, par M. Gouvion, docteur en médecine. On a joint à cet ouvrage celui
du chev. von Linné, intitulé Genera morborum, avec la traduction française à côté, A Lyon,
chez Jean-Marie Bruyset, Imprimeur-libraire, m. dcc. lxxii (1772), 10 vol. in-12 et Nosologie
méthodique... traduite du latin de M. Fr. Boissier de Sauvages, ... Ouvrage augmenté de
quelques notes en forme de commentaire, par M. Nicolas, Paris, Hérissant le fils, 1770-1771,
3 vol. in-8°. Les grasses dans les citations sont de l’auteure.
20
F. Boissier de Sauvages, Nosologie méthodique, ou Distribution des maladies en
classes, en genres et en espèces, Lyon, chez Jean-Marie Bruyset, vol. 10, 1772.
un cerveau dans le ventre ou un utérus dans la tête ? 85
C’est donc à travers le lait que l’on produit une première classification des
maladies spécifiques aux femmes. Par ailleurs, nous trouvons d’autres informations
sur les « maladies laiteuses » dans l’autre traduction du texte :
Morbi lactei. Le chile surabondant, qui s’engendre dans les femmes enceintes &
les nourrices bien constituées, va en partie se séparer dans les mammelles , & y fournir
la matière du lait ; & en partie à la matrice, pour servir à la production du lait utérin,
lequel s’évacue en partie avec les lochies après l’enfantement. L’un & l’autre lait,
s’ils ne sortent pas du corps, & s’ils refluent dans la masse du sang, produisent divers
maux & donnent lieu aux maladies lactées. Mais comme le lait tend naturellement à
une fermentation acide, & à se coaguler, il produit dans les mammelles, des tumeurs
inégales, douloureuses & inflammatoires, d’où naissent des abcès squirrheux & des
cancers. Le même lait, en s’engorgeant dans les glandes des aisselles & des aines, &
en s’accumulant dans le tissu cellulaire, produit des œdèmes, des gonflements & des
obstructions, &, par son acidité acre, il cause divers douleurs, des maladies éruptives
& une odeur acide 21.
21
F. Boissier de Sauvages, Nosologie méthodique, dans laquelle les maladies sont rangées
par classes, suivant le système de Sydenham & l’ordre des botanistes, Paris, chez Hérissant le
fils, t. 3, 1771, p. 559.
22
Ibid., p. 559-560.
86 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
sont attaquées ; cependant avec le temps, on la reconnaît par un délire sans fièvre &
constant : & dans le commencement, par le flux peu abondant des lochies & du lait 23.
Il faudra rappeler que l’expression « manie » est utilisée à cette époque comme
synonyme de folie. Et que toujours dans cette classe huitième consacrée aux folies,
nous trouvons une autre maladie utérine. Parmi les délires passagers (paraphrosynies),
il y a la « Paraphrosynie des femmes en couche » :
Le délire est, chez les femmes en couche, l’avant-coureur de l’apoplexie, ou
bien il est hystérique. L’hystérique commence par la céphalalgie, mais on le distingue
surtout par les autres lignes de l’hystérie, par la disposition habituelle de l’esprit à
cette maladie, comme la légèreté, la sensibilité, la vivacité, la timidité. (...). Mais
le délire obscur, qui revient par intervalles, quoique les lochies coulent, & qui est
accompagné d’un mal de tête semblable à un coup de marteau, de tintement d’oreille,
ou de convulsions, se termine souvent par le carus, ou une apoplexie mortelle 24.
Folie et hystérie sont donc deux maladies qui, encore à cette époque, mettent
en communication l’utérus et le cerveau chez les femmes en couches. Il faudra en
revanche souligner la tentative de Boissier de Sauvages de les distinguer : d’un côté
à travers la durée du délire (dans la manie lactée), de l’autre par les dispositions
individuelles de la malade (dans la paraphrosynie).
L’esprit de la nosologie de Brossier de Sauvages est à cette époque partagé par
les médecins, qui utilisent cette nouvelle méthode scientifique située au passage entre
deux époques. On commence à établir des distinctions importantes sur le délire des
femmes en couches, tout en intégrant l’idée du pouvoir de l’utérus et du lait sur les
esprits.
23
Ibid., 1771, chez Hérissant, vol. 2, p. 749.
24
F. Boissier de Sauvages, Nosologie méthodique, ou Distribution des maladies en
classes…, op. cit., 1772, p. 721.
25
Il faut rappeler que Pinel est, avant de devenir un médecin aliéniste célèbre, un
médecin de province qui, s’installant à Paris, mettra longtemps avant de faire carrière. Mais
c’est précisément à cette époque de sa vie, alors qu’il n’est pas encore célèbre, qu’il traduit
l’abrégé de pratique médicale de l’Ecossais Cullen, First Lines of the Practice of Physic (1777-
1784). Michel Foucault avait déjà mis en perspective l’œuvre de Pinel en la situant dans un
contexte réformateur et proto-psychiatrique ; voir en particulier, M. Foucault, La naissance de
la clinique, Paris, puf, 1963. Par la suite, l’historiographie est revenue à plusieurs reprises sur le
personnage de Pinel. Voir D. B. Weiner, Comprendre et soigner : Philippe Pinel (1745-1826),
la médecine de l’esprit, Paris, Fayard, 1999. Pour des contributions de médecins/historiens,
voir M. Caire, « Philippe Pinel en 1784. Un médecin « étranger » devant la Faculté de médecine
de Paris », Histoire des sciences médicales, xxix/3, 1995, p. 243-251 ; J. Postel, Eléments pour
une histoire de la psychiatrie occidentale, Paris, L’Harmattan, 2007.
un cerveau dans le ventre ou un utérus dans la tête ? 87
Il faut cependant constater que la réflexion sur le féminin est absente de la première
édition du Traité sur l’aliénation mentale 29. Toutefois, il est intéressant de voir
comment elle évolue au cours des différents textes. Pinel reprend en effet la réflexion
sur le corps des femmes depuis le point de vue organique, dans la deuxième édition
de la Nosographie de 1803, et l’élargit. Ainsi, dans cette édition, il attire l’attention
sur une espèce de fièvre particulière des femmes en couches : la fièvre puerpérale.
Parmi la classe première des maladies, les fièvres, il y aurait une « affection locale
primitive » dont le siège est le « péritoine » ou l’utérus 30. Mais c’est dans la troisième
édition de la Nosographie que Pinel revient et affine sa pensée sur la fièvre puerpérale,
en lui consacrant plusieurs pages :
La fièvre puerpérale est-elle une fièvre primitive ou sui generis ? Rien n’a
plus varié que les opinions des médecins sur la fièvre puerpérale. Si on compulse
les auteurs depuis Hippocrate jusqu’à nos jours, l’on voit que les uns désignent
sous ce nom la phlegmasie de l’utérus, les autres l’inflammation des intestins et de
l’épiploon, quelques-uns la péritonite, d’autres une fièvre adynamique, certains une
fièvre inflammatoire, certains autres une fièvre gastrique, quelques autres une fièvre
26
P. Pinel, Institutions de médecine pratique : Traduites sur la quatrième & dernière
Edition de l’Ouvrage anglais de M. Cullen, Paris, chez Duplain, libraire, Versailles, chez
André, Libraire, rue du Vieux-Versailles, 1785, t. i, préface, p. iii- iv.
27
P. Pinel, Nosographie philosophique ou la méthode de l’analyse appliquée à la
médecine, 1797, vol. 2, p. 10.
28
Ibid., p. 48.
29
P. Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, Paris,
Richard, an ix.
30
P. Pinel, Nosographie philosophique…, op. cit., 2e édition, Paris, A. Brosson, an xi
(1802-1803), t. i, p. 410, et t. ii, p. 214.
88 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
ataxique, etc. ; enfin il n’est pas de fièvres et de phlegmasies, etc. qu’on n’ait observées
à la suite des couches, et auxquelles on n’ait donné le nom de fièvre puerpérale 31.
Pour lui, la question est simple, la fièvre puerpérale n’est pas une fièvre spécifique
de la femme qui accouche. Précurseur de l’origine infectieuse de la maladie 33, Pinel
en inverse l’étiologie : c’est la fragilité de la femme à certaines époques de la vie qui
l’expose à beaucoup de maladies. Il dit ainsi que :
La grossesse et l’accouchement changent tellement la constitution de la
femme, qu’ils la rendent propre à contracter toutes les maladies épidémiques au
milieu desquelles elle se trouve. La première dentition, l’époque de la première
menstruation, l’époque non moins redoutable de la cessation des menstrues, en
imprimant à l’organisme des modifications si considérables, rendent l’enfant et la
femme susceptibles de contracter la plupart des maladies et sont autant de causes de
l’intensité plus grande de ces dernières. (...) Appellera-t-on fièvre de dentition, fièvre
menstruelle, fièvre de puberté, fièvre de l’âge critique, fièvre de nourrice, etc. les
maladies sans nombre qui peuvent survenir dans chacune des circonstances que je
viens d’exposer ? N’en doit-il pas être de même de la fièvre dite puerpérale ? Celle-ci
est-elle autre chose que les maladies sans nombre qui surviennent aux nouvelles
accouchées et que modifie à l’infini l’état actuel de la femme 34 ?
Il est intéressant de constater que Pinel soulève ici un débat plus vaste sur la
spécificité du corps féminin et de ses maladies. Alors que ce débat avait déjà traversé
la médecine, il est ici enrichi et mis à jour avec les connaissances et les problématiques
de cette période. Le nombre des décès provoqués par la fièvre puerpérale à l’hôpital
donne donc une nouvelle vision, très alarmante, des pathogénies des femmes en
couches. Bien que des médecins aient émis très tôt l’hypothèse d’une cause exogène
dans l’origine de la fièvre puerpérale (et notamment la promiscuité des malades à
l’hôpital), l’idée d’une morbidité interne au corps de la femme a entravé cette
31
Ibid., 3e édition, Paris, chez Brosson, 1807, p. 341 -342.
32
Ibid., p. 344.
33
Il faut signaler que ce discours, partagé par nombre de médecins à l’époque, trouvera
beaucoup de détracteurs. Au sujet du débat sur la fièvre puerpérale au milieu du siècle, voir par
exemple les communications faites par différents médecins à l’Académie en 1858, publiées
sous le titre De la fièvre puerpérale : de sa nature et de son traitement, communications à
l’Académie impériale de Médecine, Paris, J. B. Baillière et Fils, 1858. Sur l’histoire de la fièvre
puerpérale, voir S. Beauvalet-Boutouyre, Naître à l’hôpital au xixe siècle, Paris, Belin, 1999.
34
P. Pinel, Nosographie philosophique ou la méthode de l’analyse appliquée à la
médecine, 3e éd., op. cit., p. 345.
un cerveau dans le ventre ou un utérus dans la tête ? 89
réflexion. Pinel, depuis ce point de vue, désigne alors par la suite les couches comme
des causes organiques de la folie, et non comme des causes spécifiques.
Dans la deuxième édition du Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale
de 1809, il pose ainsi les bases d’une réflexion sur les différentes formes de la folie
et trace les causes qui en seraient responsables : les prédispositions individuelles, les
« causes morales » et les « causes physiques ». C’est en décrivant ces causes qu’il fait
une distinction importante à propos du sexe ; l’homme et la femme ont une sensibilité
différente qui les expose différemment à la folie :
L’énergie d’une impression physique ou d’une affection morale tient autant
à l’intensité de la cause déterminante qu’à la sensibilité individuelle, qui admet
d’ailleurs des grandes variétés, suivant une disposition originaire, l’âge, le sexe, le
climat, la manière de vivre ou des maladies antérieures 35.
Finalement, Pinel réintègre l’idée d’une spécificité féminine par le biais d’une
réceptivité différente aux maladies : la sensibilité, une émotion, qui dans sa réflexion
trouve un statut entre l’organique et le moral. Cependant, dans son traité, les causes
organiques de la folie, dont les couches, gardent une place importante, comme des
accidents contextuels :
On doit mettre au nombre de ces causes [organiques] : l’hypocondrie produite
par des accès divers, l’habitude de l’ivresse, la suppression brusque d’un exutoire
ou d’une hémorragie interne, les couches, l’âge critique des femmes, les suites des
diverses fièvres (...) 37.
La réflexion très hétérogène de Pinel sur le corps et l’esprit des femmes, nous
montre ainsi qu’au moment où l’aliénisme met en place une nouvelle épistémologie, il
récupère le savoir existant. Qu’il s’agisse de la sensibilité différente ou de la précarité
des couches, Pinel intègre dans le corpus aliéniste une idée : pour différentes raisons,
morales et organiques, le corps de la femme est plus sujet que celui de l’homme aux
dérives de l’esprit.
Du coté des pratiques médicales, les médecins aliénistes, au-delà des
interprétations différentes, construisent des thérapeutiques basées sur une relation
directe entre utérus et cerveau. Ainsi le médecin aliéniste, élève de Pinel, Jean Etienne
35
P. Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, 2e éd., Paris, Brosson,
1809, p. 11-12.
36
Ibid. Sur la question du regard de médecins sur la ménopause et les règles, voir
A. Tillier, « Un âge critique. La ménopause sous le regard des médecins des xviiie et xixe
siècles », Clio, 21, 2005, Maternités, p. 269-280 ; J.-Y. Le Naour et C. Valenti, « Du sang et
des femmes. Histoire médicale de la menstruation à la Belle epoque », Clio, 14, 2001, Festins
de femmes, p. 207-229.
37
P. Pinel, Traité médico-philosophique..., op. cit., p. 45-46.
90 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
Esquirol (1772-1840) 38 écrit-il dans son célèbre traité sur les maladies mentales à
propos des médications basées sur les saignées :
Les saignées doivent être employées avec ménagement (...). Les sangsues à la
vulve, aux cuisses, lorsqu’il y a des signes de pléthore, ou de congestion vers la tête,
lorsque le tempérament sanguin prédomine, sont utiles (...). Lorsque la maladie a
persisté, particulièrement chez les nourrices, si les menstrues ne se sont pas rétablies
après l’usage des évacuants, on se trouve bien des sangsues à la vulve, des ventouses
promenées sur les cuisses, des emménagogues et des autres remèdes propres à
provoquer le flux menstruel 39.
Or, à ce moment, on sait déjà que les sangsues appliquées sur la vulve ne restent
pas en place :
L’application des sangsues aux bords de la vulve, sur les grandes ou petites
lèvres, offre l’inconvénient très grave de voir quelquefois les sangsues pénétrer dans
le vagin, s’attacher et mordre à ses parois, ou au cou de la matrice : j’ai vu arriver à la
suite d’une semblable morsure une évacuation sanguine qui dura plusieurs semaines,
et ensuite détermina une perte blanche très abondante avec gonflement douloureux
dans la région hypogastrique, et douleur de matrice : il faut donc en général éviter de
mettre les sangsues aux parties extérieures de la génération de la femme, quelle que
soit l’indication qu’on se propose de remplir 40.
38
Jean-Etienne Dominique Esquirol est considéré comme le père de l’hôpital psychiatrique
français, il fit en effet voter la loi de 1838 obligeant chaque département à se doter d’un hôpital
spécialisé.
39
J.-E. Esquirol, Des maladies mentales considérées sous les rapports médical,
hygiénique et médico-légal, Bruxelles, Tircher, p. 124.
40
L. Vitet, Traité de la sangsue médicinale, Paris, Nicolle, 1809, p. 358.
41
Voir à ce propos, A. Carol, « Esquisse d’une topographie des organes génitaux féminins :
grandeur et décadence des trompes (xviie-xixe siècles) », Clio, 17, 2003, Prostituées, p. 203-230.
42
Sur l’histoire de l’allaitement , voir D. Lett et M.-F. Morel, Une histoire de l’allaitement,
Paris, Editions de la Martinière, 2006 et aussi D. Bonnet, C. Le Grand-Sebille, M.-F. Morel
(dir.), Allaitements en marge, Paris, L’Harmattan, 2002.
un cerveau dans le ventre ou un utérus dans la tête ? 91
si au cours du xxe siècle elle est questionnée par d’autres professions médicales, dont
la psychiatrie.
Du coté des traitements, on constate aussi une très longue continuité basée sur
l’idée, forte et persistante, que le corps de la femme est, plus que celui de l’homme,
tributaire des organes sexuels. Dans une idée transversale d’impureté du corps féminin
et de ses produits (dont le sang), on fabrique encore des traitements régulateurs des
humeurs féminines 43.
Sur les corps des femmes, on expérimente alors jusqu’il y a peu la preuve de la
diversité biologique, à travers le prisme d’un regard masculin, qui décèle l’altérité
corporelle dans le féminin. Cette matrice organique, pour reprendre le jeu de mots
d’Elsa Dorlin 44, qui reste sans doute à l’origine de la plupart des interprétations
médicales, représente donc l’une des continuités les plus importantes sur la longue
période. Si les ovaires ont pris la place de l’utérus et l’hypothalamus et l’hypophyse
celle du cerveau, peu des choses se sont transformées dans cette idée de voyage interne
qui se produirait dans le corps de la femme, entre organes sexuels et esprit.
43
Sur l’histoire de l’endocrinologie, voir G. Pomata : « La meravigliosa armonia : il
rapporto fra seni ed utero dall’anatomia vascolare all’endocrinologia », in G. Fiume (dir.),
Madri. Storia di un ruolo sociale, Venezia, Marsilio, 1995, p. 45-82 et A. Fausto Sterling,
Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, traduction d’Oristelle
Bonis et de Françoise Bouillot, Paris, La Découverte, 2012.
44
Voir E. Dorlin, La matrice de la race, op. cit.
Liaisons dangereuses
Les relations physiques et morales entre la mère
et le (futur) enfant et la pratique
du Dr D’Hollander, 1924-1936
Julie De Ganck
Dans cette contribution, je me penche sur le registre de notes prises durant les
consultations de « maladies du cerveau » données par le docteur Fernand D’Hollander
(1878-1952) à l’hôpital Saint-Pierre de Louvain. Cette archive médicale permet
d’« entrer » dans le cabinet de consultation d’un psychiatre et d’observer ce qui s’y est
déroulé durant une quinzaine d’années environ (entre 1924 et 1941). J’ai donc analysé
les références aux organes sexuels dans le cadre de consultations psychiatriques
gratuites dispensées dans un hôpital public. Cette analyse a mis en évidence que
les organes sexuels sont régulièrement évoqués lors des « conversations » entre les
consultants et le psychiatre.
Ces évocations sont le fait des patients des deux sexes, spontanément ou suite
aux questions du médecin, et dans divers contextes : inquiétudes des patients au sujet
de leur conformité sexuelle, honte de l’exercice d’une sexualité et des sentiments que
l’amour et le désir provoquent, maladies vénériennes, menstruations, masturbation,
hystérie, accouchements, fausses couches, opérations gynécologiques et obstétricales,
vérification du développement génital. De consultation en consultation, l’attention
systématique portée sur ces éléments dans les notes du professeur D’Hollander m’a
permis de constater que son écriture construit des récits de transmissions familiales
guettées par de multiples dangers. Le registre porte en effet la trace des inquiétudes
sociales de l’époque concernant l’affaiblissement des individus et l’atteinte à l’intégrité
du corps social qu’ils composent. La maladie, les fléaux sociaux et la misère donnent
naissance à des anormaux et à des dégénérés.
J’analyse la manière dont la pratique d’un médecin fait écho à l’hygiénisme
ambiant et aux craintes de la dégénérescence de l’époque. Ceci permet d’approfondir
un élément déjà souligné dans l’historiographie belge : l’importance des mères en tant
que lieu de transmission physique et morale. Plusieurs historiennes ont déjà retracé
94 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
1
Pour avoir une vue d’ensemble sur ce sujet, consultez G. Masuy-Stroobant et
P. C. Humblet, Mères et nourrissons. De la bienfaisance à la protection médico-sociale (1830-
1945), Bruxelles, Editions Labor, 2004.
2
Les données les plus récentes ont été produites par la démographe et épidémiologiste
G. Masuy-Stroobant, « Mères et nourrissons. Aux origines de la protection maternelle et
infantile en Belgique », in Th. Eggerickx et J.-P. Sanderson (dir.), Histoire de la population
de la Belgique et de ses territoires. Chaire Quetelet, 2005, Louvain-la-Neuve, Université
catholique de Louvain, Centre de Recherche en Démographie et Sociétés, 2010, p. 627-656 ;
Id., « La mortalité maternelle en Belgique au 19e siècle. Aux origines de la médicalisation de
l’accouchement », in R. Marcoux (éd.), Mémoires et démographie. Regards croisés au Sud et
au Nord, Québec, Presses universitaires de Laval, 2009, p. 358-372.
3
V. Piette et E. Gubin, « La politique nataliste de l’entre-deux-guerres », in M.-Th. Coenen
(dir.), Corps de femmes. Sexualité et contrôle social, Bruxelles, De Boeck-Larcier, 2002, p. 123.
4
R. de Bont, « Meten en verzoenen. Louis Vervaeck en de Belgische criminele
anthropologie, circa 1900-1940 », Cahiers d’Histoire du Temps présent, 9, 2001, p. 63-104.
5
L. Nys, « De Ruiters van de Apocalyps. « Alcoholisme, tuberculose, syphilis » en
degeneratie in medische kringen, 1870-1940 », in J. Tollebeek, G. Vanpaemel, K. Wils,
Degeneratie in Belgïe, 1860-1940, Louvain, Universitaire Pers Leuven, 2003, p. 11-41.
liaisons dangereuses 95
6
E. Gubin, « Home, Sweet Home. L’image de la femme au foyer en Belgique et au Canada
avant 1914 », Revue belge d’histoire contemporaine, xxii/3-4, 1991, passim.
7
Ibid., p. 18.
8
P. Pinell, « Degeneration Theory and Heredity patterns between 1850 and 1900 », in
I. Lowÿ, J.-P. Gaudillière (dir.), Heredity and Infection. The History of Disease Transmission,
Londres-New York, Routledge, 2001, p. 245-250.
9
Ibid., p. 250-251.
96 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
10
Ibid., p. 255-257.
11
« Notice sur M.F. D’Hollander, Membre titulaire », Bulletin de l’Académie royale de
Médecine de Belgique, 107, 1952, p. 335.
12
L. Cassiers, « Cinquante années de psychiatrie à l’ucl », in J. J. Haxhe, 50 ans de
médecine à l’ucl, 1950-2000, Bruxelles, p. 410-418.
liaisons dangereuses 97
comme dans la majorité du monde médical belge, d’ailleurs 13. La psychiatrie s’y était
pourtant développée, mais en tant que spécialité proche de la neurologie. Un cours de
pathologies mentales fut en effet organisé dès 1891 et confié à Ernest Masoin (1844-
1915), également professeur d’histologie, avant d’être attribué à Fernand D’Hollander
dès 1919 14. Ce dernier donnait tous les jeudis, sous le titre de « maladies du cerveau »
ou « d’hygiène mentale » 15, une consultation gratuite à l’hôpital civil de Louvain.
Les archives de l’Université de Louvain ont conservé un registre concernant
les années 1924 à 1941 16. Il s’agit d’un document complémentaire aux dossiers de
patients 17 qui avait pour but de garder une trace administrative de l’activité de cette
consultation psychiatrique. Ces notes, vraisemblablement prises au vol au cours de la
consultation 18, récapitulent de manière succincte les circonstances qui ont déterminé
la venue du patient, l’anamnèse et les symptômes subjectifs, l’examen objectif de
l’état mental et physique par le médecin, ainsi que les traitements éventuels, les
conseils donnés, ou encore les documents certificatifs réalisés (ils peuvent avoir trait
à une exemption de travail, à une collocation ou à un placement).
A destination d’une population pauvre n’ayant pas les moyens de consulter un
médecin privé, cette consultation accueillait aussi bien les hommes que les femmes
ainsi que les enfants en bas âge et les adolescents. Ceux-ci proviennent de milieux
sociaux divers (ouvriers, servantes, chimistes ou commerçants). Les hommes sont plus
nombreux à consulter que les femmes puisque sur les 1 251 numéros que comporte le
registre, 492 seulement concernent des femmes, soit 39%. Cette majorité d’hommes
est presque constante durant la période couverte par cette archive, les femmes n’étant
majoritaires que pour les années 1926, 1928 et 1941.
13
Voyez à ce sujet M. Coddens, « La Belgique et la psychanalyse. Un rendez-vous
manqué ? », L’en-je lacanien, 19/1, 2013, p. 141-180.
14
Site internet de l’histoire de l’université de Louvain : fiche d’Ernest Masoin, http://
www.md.ucl.ac.be/histoire/masoin/masoin.htm (consulté le 1er juillet 2013).
15
Le début du registre porte le titre de « maladies du cerveau » tandis que les cartes de
visite du professeur indiquent une consultation en « hygiène mentale ». Quelques-unes de ces
cartes ont été retrouvées dans le registre lui-même.
16
Ce registre est conservé au service des archives de l’Université francophone de Louvain,
à Louvain-la-Neuve, sous la nouvelle cote 3 (ancien numéro 23) des archives médicales. Pour
chaque patient, le psychiatre indique la date et le numéro qui lui est attribué.
17
Certaines consultations renvoient parfois à des dossiers qui n’ont pas été conservés.
18
Quant à savoir si c’est le professeur D’Hollander lui-même qui remplit le registre, cela
est moins aisé. En effet, il est possible qu’il ait eu un assistant. Cependant, la régularité de forme
de l’écriture au cours des quinze années couvrant le registre semble indiquer qu’il s’agit bien
des notes du professeur lui-même.
98 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
19
J’ai à chaque fois encodé les informations au sujet des vingt premiers numéros par
centaine (1 à 20, 100 à 120, 200 à 220, etc.). Je souhaitais couvrir tout le registre de cette
manière. Cependant, cela ne fut pas possible par manque de temps et je n’ai continué ce
dépouillement exploratoire que jusqu’au numéro 620. D’autres données proviennent d’un
premier sondage effectué pour évaluer le contenu général du registre, et non pour étudier le
sujet de cette contribution. Il concerne 151 numéros (1 à 50, 830 à 880, 1 200 à 1 251). J’ai aussi
utilisé les données sur les « adolescents », fournies par Laura Di Spurio, voir dans ce volume.
20
Pour les citations issues du registre, j’indique le numéro sous lequel le texte apparaît,
ainsi que l’année de la consultation. Numéro 18, 1925.
21
Numéro 19, 1925.
22
Numéro 106, 1927.
liaisons dangereuses 99
et un crâne étroit, a une sœur ayant eu des convulsions à trois mois de grossesse
provoquant une fausse couche ; la sœur de son père a également perdu deux enfants à
cause des convulsions 23. Les fausses-couches, les enfants morts-nés ou morts en bas-
âge, les troubles du développement peuvent être causés par une atteinte des cellules
reproductives des parents (la graine), une entrave au développement du fœtus pendant
la grossesse (l’œuf) ou un accident survenu au nouveau-né durant l’accouchement.
C’est pourquoi la condition tant physique que morale de la mère durant la
gestation et les conditions de la naissance retiennent l’attention du médecin. La mère
d’un jeune garçon de quatorze ans, décrit comme nerveux et atteint de pied-bot, « dit
avoir eu de grands chagrins durant la gestation » 24. Une petite fille de onze ans est
née avant terme (à sept mois), son père s’est rétabli d’une méningite tandis que sa
mère « a toujours été bp 25 mais était dans le deuxième mois de la portée lorsque son
mari est devenu malade ; de là grands soucis » 26. Le psychiatre relie régulièrement
les conditions de l’accouchement à des troubles du développement : « enfant né d’une
césarienne, ne connaît pas les pièces de monnaies » 27 ; « accouchement au forceps.
Marche seulement à vingt mois » 28. Les manœuvres chirurgicales peuvent donner lieu
à des blessures crâniennes ou tout simplement indiquer que l’accouchement n’était
pas « naturel ». Ces « événements » ont des répercussions sur la santé des enfants
mais aussi sur celle des mères. Un enfant de trois ans, nerveux et colérique, est amené
chez le psychiatre qui écrit : « mauvaise grossesse, né à sept mois, (…), la mère a
été hystérectomisée pour troubles depuis la naissance de celui-ci » 29. Ce sont parfois
les femmes elles-mêmes qui consultent après leur accouchement, comme ces trois
femmes mariées : « depuis la naissance de son enfant (dix mois) est mélancolique,
sans courage, pas de goût au travail » 30 ; « ces crises [de] dépressions durent 4-5 mois
et reviennent tous les ans. La première fois à la suite de couches » 31, tout comme
chez une hystérique, dont les crises nerveuses, auparavant liées aux « époques », ont
augmenté de fréquence depuis son troisième accouchement 32.
Liaisons familiales
Après la naissance, le regard du médecin se porte sur les liens entre les parents et
les enfants au sein de la famille. De ce point de vue, les mères sont encore en première
ligne. La relation mère-enfant est en effet régulièrement mentionnée pour illustrer
la déficience du développement des liens sociaux élémentaires : « On a beaucoup
de peine à lui apprendre la tétée. Ne reconnaît pas sa nourriture. Ne semble pas
23
Numéro 690, 1936.
24
Numéro 40, 1925.
25
« bp » signifie « bien portant ».
26
Numéro 694, 1936.
27
Numéro 842.
28
Numéro 42.
29
Numéro 305, 1931. D’Hollander souligne.
30
Numéro 505, séance 1/1, 7 février 1935.
31
Numéro 3, 1924.
32
Numéro 680, séance 1/3, 30 juillet 1936.
100 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
reconnaître sa mère » 33, « ne reconnaît plus la mère » 34, « reconnaît parents » 35. Les
relations familiales sont tout aussi importantes dans l’évaluation de la stabilité et des
sentiments sociaux au cours des enquêtes sociales au sujet des anciens détenus suivis
par le professeur, comme chez cet homme sorti de Merxplas qui ne fait « pas d’excès
de boisson et se montre zèle (sic) pour son travail – soutient sa mère veuve avec qui
il vit en bon accord » 36.
L’état mental des parents fait également partie du tableau familial dressé par le
médecin. Celui des hommes apparaît principalement sous le signe de l’agressivité par
des expressions telles que « le père est colérique » 37, « irascible » 38 ou encore « deux
oncles paternels fougueux, irascibles, « nerveux » » 39. Les notes nous confrontent au
tandem du « père irritable ! Mère nerveuse » 40. Des mères scrutées par le psychiatre
lorsqu’elles accompagnent leur(s) enfant(s) : « la mère a le type un peu mongolien » 41,
la mère « elle-même paraît très nerveuse » 42, « la mère fait l’impression d’une débile
mentale » 43 ou encore « mystique (...) paraît d’une intelligence réduite » 44, etc. Les
impressions du médecin au sujet des pères sont moins fréquemment enregistrées, ce
qui indique aussi qu’ils n’accompagnent que peu les enfants à la consultation.
La situation sociale de la famille est tout aussi importante. La première question
qui se pose à ce sujet concerne la légitimité de l’union des parents. « La mère a des
enfants de quatre hommes différents ; actuellement, elle est mariée civilement. Celui-ci
est un enfant naturel qui porte le nom de sa mère ». La déviance sociale des mères
est en effet marquée par leur comportement sexuel. Aussi sont-elles régulièrement
soumises au test Bordet-Wasserman 45, à moins que l’information ne soit demandée à
leur médecin traitant, contrairement aux pères des patients qui ne sont pas contrôlés 46.
33
Numéro 5, 1924.
34
Numéro 404, 1933.
35
Numéro 659, 1936.
36
Numéro 412, 1933.
37
Numéro 305, 1931.
38
Numéro 515, 1935.
39
Numéro 507, 1935.
40
Numéro 404, 1933.
41
Numéro 5, 1924.
42
Numéro 211, 1930.
43
Numéro 600, 1935.
44
Numéro 849, 1937.
45
Le test Bordet-Wasserman est un test bactériologique permettant de détecter la syphilis.
Il fut mis au point en 1906 après la découverte, en 1905, du Spirrochaeta pallida, l’agent
infectieux responsable de la maladie. Pour l’introduction de ce test et des traitements au
néo-salvarsan en Belgique durant l’entre-deux-guerres, voyez H. Neefs, « The introduction
of diagnostic and treatment innovations for syphilis in post-war veneral diseases policy :
« l’expérience belge » », Dynamis, 24, 2004, p. 93-118.
46
Leur relative absence physique aux consultations rend la réalisation des tests sur
les pères sans doute plus difficile. Cependant, le médecin aurait pu, s’il en avait eu besoin,
demander des résultats de test au médecin traitant, ce qui n’a pas été constaté. Les patients
adultes, hommes comme femmes, sont en revanche souvent soumis à différents tests sanguins
ou radiographiques.
liaisons dangereuses 101
C’est l’alcoolisme qui cristallise l’attention du médecin sur les pères. Cet élément est
d’une grande importance pour le psychiatre – j’y reviendrai. Peuvent s’y ajouter des
indications de son état social (chômage, fréquentation de femmes, affaire de mœurs)
et physique (maladies antérieures). Mais les portraits paternels sont le plus souvent
sommaires, dressés en quelques mots : « Père ouvrier bp » 47, « Père légitime boit » 48.
L’importance de cette morale dans l’interprétation de la maladie mentale est manifeste
chez un homme à propos duquel il est noté : « Tjs sincère, sain, receveur aux trams
vicinaux. Marié 2 ans, pas d’alcool ni de femmes » 49.
Le regard que porte le psychiatre sur le sexe de ses patient(e)s vise surtout à
faire le bilan des influences nocives auxquelles ils ou elles ont été soumis au cours
de leur développement. Les influences sociales, organiques et morales sont toutes
considérées. Mis bout à bout, ces éléments se mélangent aux dires des patients pour
constituer des récits hantés par la maternité :
« [25-8-38] Père chômeur, 51 ans. Mère, 53 ans : colloquée 10 ans à Mons et 3
ans à Gheel. La plus jeune de 3 enfants. La mère n’a pas eu de fausses-couches. Se
plaint du ventre. « nerveuse dans la tête » : ne reste pas tranquille, maux de tête. A
séjourné à l’Institut de Lokeren durant 15 années, de 3 à 18 ans. Rentrée chez elle
depuis 1 an, a travaillé à la crèche, (...). / Pas irritable ; parle peu ; pas triste ; fait bien
son travail à la crèche. Marche à 3 ans ; pas de convulsions ; la mère dit qu’elle a
quelquefois très mauvaise mine ; la jeune fille se plaint du ventre et de la tête (depuis
l’année dernière). Très douce avec les bébés, dit la mère. Sonéryl.
[8-9-38] A la maison, toujours en mouvement, ne peut rester tranquille. Depuis
3 mois elle a eu une infection sur les bras et dans le cou. La mère dit que sa fille va
mieux. Refuse de prendre le médicament ; refuse de manger chez elle. A la crèche elle
veut prendre tout ce qu’on lui donne. Se plaint de maux dans le côté.
[20-10-38] crino-menstryl
[24-11-38] En service de gynécologie, d’après la mère, on aurait examiné la
jeune fille et trouvé qu’elle était enceinte...(?) (sic). Elle a eu ses règles depuis » 50.
Sous influences
L’importance accordée à la maternité est liée au rôle que lui confère Fernand
D’Hollander dans l’étiologie des maladies mentales. D’emblée, dans son Manuel de
psychiatrie (1942), le psychiatre annonce que la question étiologique est « difficile,
insoluble souvent » 51, car seules quelques pathologies ont une cause spécifique
connue. Pour les autres, il faut considérer « un faisceau d’influences nocives, qui
47
Numéro 687, 1936.
48
Numéro 995, 1938.
49
Numéro 210, 1930. Bien que ces quelques mots soient écrits au tout début de l’entretien,
qui commence toujours par une anamnèse et une explication des motifs de la consultation, il
est difficile dans ce cas de savoir s’il s’agit d’une information comprise dans les explications
du consultant ou d’une question spécifiquement posée par le médecin. Il peut aussi s’agir d’un
mélange des deux.
50
Numéro 988, 1938. D’Hollander souligne.
51
F. D’Hollander, Manuel de psychiatrie, Turnhout, Brepols, 1942, p. 23.
102 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
s’enchevêtrent à tel point que [en connaître] le départ n’en est pas toujours possible » 52.
Il distingue les causes prédisposantes des causes déterminantes tout en admettant que
cette distinction théorique n’est pas toujours vérifiable dans la pratique. Et en effet,
ces causes sont similaires. Ce sont à chaque fois les infections, les intoxications, les
troubles nutritifs et émotionnels qui agissent, mais à différents niveaux.
Une personne prédisposée est « un terrain modifié par des influences diverses » 53
avant, pendant ou après sa conception. Pour sa part, D’Hollander attribue une grande
importance aux prédispositions congénitales, qui existent selon lui chez la moitié
des aliénés. Les parents transmettent une prédisposition à leur enfant à travers les
influences qui « agissent sur l’enfant ou les parents au moment de la conception, ou
sur la mère durant la grossesse et l’enfant au moment de l’accouchement » 54. Il cite
parmi ces causes la naissance avant terme, l’accouchement laborieux, le grand âge
des parents, la maladie de la nutrition, les infections (par exemple la syphilis et la
tuberculose), les intoxications (surtout l’alcoolisme qui produirait des épileptiques),
les émotions vives et prolongées. Le professeur est en revanche assez critique par
rapport à la nature héréditaire des maladies mentales. Il qualifie les recherches sur
l’hérédité d’empiriques et considère qu’il y a confusion en ce domaine : l’ « hérédité
est une chose, les troubles mentaux en sont une autre » 55.
Cependant, « la disposition ne crée pas fatalement la folie » 56 et il y a des causes
exogènes physiques et psychiques. On trouve à nouveau l’intoxication (avec l’alcool
et la morphine), l’auto-intoxication par des substances sécrétées au sein de l’organisme
(par exemple, via un défaut de la régulation hormonale par la thyroïde) ou encore la
dénutrition. Ce n’est qu’en dernier lieu que Fernand D’Hollander envisage les causes
psychiques dont « il ne faut pas exagérer l’importance, comme l’opinion publique est
tentée de le faire ; quelques fois elles n’agissent que comme causes adjuvantes » 57.
Elles sont divisées en fonction de leur intensité et de leur durée. L’organique réapparaît
ici avec les troubles commotionnels qui impliquent un « ébranlement physique » 58. Il
rejette en revanche violemment la psychanalyse, considérant qu’elle nie l’existence
des altérations organiques et qu’elle n’a pas fait progresser la psychiatrie. Pour lui,
« elle ne fait que transposer dans un langage prolixe, hermétique et néologique, des
faits sémiologiques que le vrai psychiatre obtient par des moyens plus simples et plus
clairs » 59.
Sous l’action des influences nocives, les organismes présentent des signes
de malformation ou de désorganisation. Durant la vie intra-utérine, des troubles
circulatoires chez la mère et le fœtus et des déficiences endocrinologiques entraînent
des troubles du développement expliquant l’apparition des signes de dégénérescence
52
Ibid. J’ai ajouté « en connaître » à la phrase originale du traité qui semblait entachée
d’une erreur rendant cette phrase peu lisible.
53
Ibid., p. 24.
54
Ibid.
55
Ibid., p. 26.
56
Ibid., p. 30.
57
Ibid., p. 31.
58
Ibid.
59
Ibid., p. 18.
liaisons dangereuses 103
qui affectent diverses parties du corps, dont les organes génitaux externes. Ces signes
sont importants lorsqu’ils s’accumulent mais ils n’ont cependant qu’une valeur
« de probabilité ou de confirmation » 60 du diagnostic. Au contraire des signes de
désorganisation – des altérations organiques ou fonctionnelles directement liées à la
psychose – qui permettent de trancher en la matière. Certains signes de désorganisation
sont neuropathologiques, d’autres « résultent du retentissement des troubles mentaux,
ou des modifications qui sont à la base de ceux-ci, sur les appareils de l’économie
autres que le système nerveux (intoxications, infections, auto-intoxications, hyper-
hypo-endocrinie, insomnie, etc.) » 61. Les causes déterminant un trouble mental
peuvent donc tout aussi bien en être l’effet. De cette manière, la maladie mentale
chez la mère devient une cause prédisposante chez l’enfant, par le biais d’une
possible intoxication. La logique de ce fonctionnement est circulaire : l’infection ou
l’intoxication d’un parent peut provoquer son déséquilibre mental qui lui-même peut
provoquer la modification du « terrain », des cellules constituant le futur enfant. Ce
fonctionnement met en rapport le psychisme et les cellules ou les organes sexuels, par
la circulation d’éléments corporels pathogènes entre les deux (un dérèglement mental
provoque une intoxication) ou par l’atteinte à l’intégrité des deux par une seule et
même cause (l’alcool peut à la fois provoquer la démence et endommager les cellules
sexuelles).
Quelques précisions sur l’étiologie des pathologies mentales peuvent être glanées
au cours des chapitres qui leur sont dédiés. Parmi celles que Fernand D’Hollander
diagnostique le plus régulièrement lors de sa consultation, il y a l’insuffisance mentale
et la démence précoce 62.
Il accorde une grande importance aux troubles du développement prénatal pour
expliquer les insuffisances mentales. Les événements affectant la vie intra-utérine sont
à nouveau soulignés. Parmi les origines infectieuses et toxiques de ces atteintes, il cite
la méningite tuberculeuse et la syphilis héréditaire, mais insiste particulièrement sur
l’alcoolisme : « la conception de l’ivresse est un des grands facteurs d’idiotie » 63. Il
met ensuite en avant d’autres facteurs, de nature accidentelle, tels que « le choc émotif
grave de la mère enceinte ; le traumatisme grave de la tête au moment de la naissance
ou après celle-ci » 64. On constate ici la continuité établie entre causes psychique
et somatique au sein du corps maternel, le choc émotif de la mère équivalant au
traumatisme crânien de l’enfant.
La démence précoce fait partie des pathologies auxquelles Fernand D’Hollander
s’est particulièrement intéressé durant sa carrière. Les éléments principaux pour
son diagnostic sont alors la catatonie, une désagrégation de la personnalité et
un développement post-pubertaire. Sous l’influence de Kraepelin (1855-1926),
60
Ibid., p. 101.
61
Ibid.
62
Fernand D’Hollander n’établit pas systématiquement de diagnostic clinique. Les
différentes formes de débilité et d’arriération mentale, ainsi que la démence précoce font partie
des diagnostics les plus régulièrement établis par le médecin.
63
F. D’Hollander, op. cit., p. 135.
64
Ibid., p. 140.
104 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
65
J. Postel, « La démence précoce et la psychose maniaco-dépressive », in J. Postel et
C. Quétel (dir.), Nouvelle histoire de la psychiatrie, Toulouse, Privat, 1983, p. 347.
66
T. Gineste, « Naissance de la psychiatrie infantile (destins de l’idiotie, origine des
psychoses) », in J. Postel et C. Quétel (dir.), op. cit., p. 513.
67
Ibid.
68
F. D’Hollander, op. cit., p. 169.
69
E. Jones, « Aubrey Lewis, Adward Mapother and the Maudsley », in K. Angel, E. Jones,
M. Neve (éd.), European Psychiatry on the Eve of War : Aubrey Lewis, the Maudsley Hospital
and the Rockefeller Fondation in the 1930s, Londres, The Wellcome Trust Centre for the
History of Medicine at ucl, 2003, p. 39 (Medical History, Supplement n° 22).
70
« Aubrey Lewis’s Report on his Visits to Psychiatric Center in Europe in 1937 », in
K. Angel, E. Jones, M. Neve (éd.), op. cit., p. 73.
liaisons dangereuses 105
71
J. Gonzalès, Histoire de la procréation humaine. Croyances et savoirs dans le monde
occidental, Paris, Albin Michel, 2012, p. 386.
72
Dr. Walton, Discussion du travail de J.-H. Keiffer, « Quelques monstres rhino et cyclo-
céphaliens », Bulletin de la société belge de gynécologie et d’obstétrique, 9/10, 1898-1899,
p. 190-191. Son travail « De l’hydrocéphalie congénitale dans ses rapports avec les affections
utérines » avait été analysé dans les Annales de la société de médecine de Gand, en 1880.
Walton souligne.
73
Ibid., p. 192.
106 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
grossesses. Cette explication du docteur Walton eut lieu en 1899 lors d’une discussion
faisant suite à la présentation des travaux d’un autre gynécologue, Jean-Hilaire
Keiffer (1864-1941), à la Société belge de gynécologie et d’obstétrique. Dans cette
discussion, les deux hommes considèrent que cette idée est toujours valide.
Jean-Hilaire Keiffer a consacré plusieurs travaux aux conséquences des chocs
émotifs de la femme enceinte sur le produit de la grossesse entre 1897 et 1914 74.
Membre de la Société belge d’eugénique en 1922, il envisage ensemble l’alcoolisme
des parents, les émotions de la femme enceinte ou les intoxications au plomb parmi
les causes de « la détérioration de l’être humain avant sa naissance » 75, ce qui est
courant dans les débats médicaux de l’entre-deux-guerres sur la dégénérescence. On
se souvient d’ailleurs que le docteur D’Hollander considère les émotions vives et
répétées des parents parmi les facteurs prédisposant l’enfant à la maladie mentale
– cohérent en cela avec la théorie de la dégénérescence, les émotions répétées
entraînant un épuisement nerveux. Sa considération sur les chocs émotifs graves de la
femme enceinte, entravant brusquement le développement de l’enfant et provoquant
une déficience mentale, est en revanche une cause analogue aux infections et aux
intoxications lorsqu’elles agissent sur les femmes durant leur grossesse.
La question de l’intoxication s’est notamment illustrée dans le débat sur « le péril
toxique », qui désigne à l’origine les craintes liées à la consommation de produits
stupéfiants en France 76. Le criminologue Louis Vervaeck (1872-1943) interprétait
les atteintes du germe comme des mutations avec le concept de blastotoxie – les
atteintes aux cellules reproductrices par intoxication – qu’il considérait être au
départ du processus de dégénérescence 77. Il développe ses idées à ce sujet en 1923
dans des articles consacrés à la consommation de toxiques, en l’occurrence l’alcool
et la cocaïne 78. L’élargissement des causes de blastotoxie aux stupéfiants permet à
Vervaeck de mettre ce phénomène en avant et d’insister sur l’influence du milieu
sur l’hérédité. En 1923, Fernand D’Hollander s’oppose à ce point de vue, en tant
que médecin anthropologue de la prison centrale de Louvain. Pour lui, les stupéfiants
ne constituent pas un véritable « péril », contrairement à l’alcool 79. Louis Vervaeck
était perçu comme un héréditariste malgré sa volonté de « réconcilier » milieu et
hérédité dans l’explication du développement physique et moral des criminels 80. Or,
comme il l’indique dans son manuel, Fernand D’Hollander se montrait dubitatif face à
74
Je ne reviens pas ici en détail sur le thème des émotions maternelles que je traite dans
une autre contribution, J. De Ganck, « L’imagerie infectieuse de la grossesse. Imagination
maternelle, conception du féminin et régulation médicale du comportement des femmes
enceintes (1880-1940) », in N. Grandjean (dir.), Corps et Technologies. Penser l’hybridité,
Bruxelles, pie, Peter Lang, 2013 (sous presse).
75
J.-H. Keiffer, « La détérioration de l’être humain avant sa naissance », Revue
d’Eugénique. Organe de la Société belge d’eugénique, 2e année, n° 1, janvier 1922, p. 23-24.
76
J.-J. Yvorel, « L’héroïne et le pantopon : deux drogues sans danger ? », Ethnologie
française, 34/3, 2004, p. 481-484.
77
R. De Bont, op. cit., p. 83-88.
78
Ibid., p. 87, note 67.
79
F. D’Hollander, « Le péril toxique ? », Revue médicale de Louvain, 13, 1923, p. 24 et s.
80
R. De Bont, op. cit., p. 77.
liaisons dangereuses 107
l’idée d’hérédité des maladies mentales. La distance qui les sépare apparaît cependant
bien minime. Si les deux hommes sont en désaccord sur l’importance à accorder aux
effets nocifs des stupéfiants, ils utilisent en revanche tous les deux un modèle faisant
interagir un terrain prédisposé et une cause déterminante 81, désignant l’un et l’autre
les mêmes facteurs à l’origine de l’hérédité morbide (les intoxications, les infections,
l’état émotionnel des parents).
Ainsi, l’importance des intoxications en général sur l’hérédité morbide semble
faire consensus. En effet, l’intoxication sert aussi à expliquer l’effet des infections –
comme la syphilis ou la tuberculose – sur la génération. Il avait déjà été montré en
1905 que la bactérie responsable de la syphilis (le spirochaete) est transmissible de
la mère à l’enfant à travers le placenta. Mais les médecins continuèrent d’utiliser le
terme hérédo-syphilis, bien qu’il ne s’agisse pas d’hérédité à proprement parler mais
de contagion prénatale 82. Le risque ne se limitait cependant pas à la transmission de
la maladie elle-même. En 1922, le docteur Schraenen s’intéresse aux problèmes de
développement liés aux infections syphilitiques. Il s’agit d’expliquer la formation des
« tares » par une incidence de la syphilis sur la régulation hormonale, importante pour
le développement du fœtus. L’explication de Schraenen illustre bien le fait que la
syphilis était conceptualisée comme un agent pathogène imprégnant et empoisonnant
la constitution humaine de la même manière que l’alcool 83. Il rappelle tout d’abord
que les médecins se sont interrogés sur le mécanisme de la contagion placentaire
et que « les études les plus modernes ont tenté, en s’appuyant sur des données
microbiologiques, de pénétrer le mécanisme de cette génération pathologique [en
donnant] une importance essentielle à l’infection, c’est-à-dire à la maladie qui se
développe sous l’influence de toxines produites par certains agents parasitaires » 84.
Ces toxines imprégnant l’« ambiance intra-utérine », le placenta et les glandes,
notamment sexuelles, elles pourraient perturber les fonctions endocrines et expliquer
l’apparition de tares chez les enfants de syphilitiques. Ainsi, même en cas de non-
contagion syphilitique du fœtus, les toxines sécrétées au sein de l’organisme maternel
pourraient avoir une incidence sur le développement du futur enfant. Au cours de
la discussion du travail de Schraenen à la Société d’anthropologie de Bruxelles,
plusieurs médecins acceptent sa proposition mais font remarquer que toutes les « toxi-
infections » peuvent perturber les fonctions endocrines 85.
*
On comprend dès lors pourquoi, lors de la campagne publique sur l’examen
médical prénuptial lancée par la Société belge d’eugénique en 1926, des « listes de
maladies empêchant le mariage sont établies, parmi lesquelles, pêle-mêle, les maladies
81
Ibid., p. 84.
82
J. A. Mendelsohn, « Medicine and the Making of Bodily Inequality in Twentieth
Century Europe », in I. Lowÿ, J.-P. Gaudillière, op. cit., p. 37.
83
H. Neefs, op. cit., p. 98.
84
W. Schraenen, « Les dystrophies hérédo-syphilitiques », Bulletin de la société
d’anthropologie de Bruxelles, 37, 1922, p. 31. Je souligne.
85
Ibid., p. 45.
108 géographies sexuelles : flux, circulations et transmission
86
Ibid., p. 126.
87
J. A. Mendelsohn, op. cit., p. 40.
88
Ibid., p. 25 et 41-45.
partie iii
Du musée au cimetière :
le sexe désensualisé
Pudique et indécent :
l’ambivalent sexe des morts
(France, xixe siècle)
Amandine Malivin
Le cadavre occupe une place complexe dans les sociétés. Il est à la fois présent et
absent, un sujet décédé et un objet mort 1 dont l’ambiguïté génère des comportements
variés :
Pendant que le cadavre pourrit, à la fois sali et salissant, il est en même
temps terriblement vulnérable et dangereux. Aussi, deux attitudes contraires mais
complémentaires vont-elles orienter la conduite des vivants à l’égard du mort : la
sollicitude et le rejet (...) 2.
Le corps mort constitue ainsi, au cours du xixe siècle, un sujet de préoccupation pour
la société française, tant sur le plan médical, juridique, anthropologique que moral.
Dans un siècle marqué par une évolution rapide des sensibilités relatives au corps et
à la mort 3, l’enveloppe charnelle du cadavre, bien qu’inanimée, semble, d’une façon
difficilement exprimable et à des degrés variables, conserver une sensibilité physique
et émotionnelle qui la rendrait vulnérable aux atteintes corporelles, aux traitements
irrespectueux, ou aux injures 4 : « Les morts ne parlent pas (...) : mais ils entendent, ils
sentent, ils participent à la vie commune » 5. Mis en marge de la société des vivants, le
1
J. Troyer, « Embalmed visions », Mortality, 12/1, 2007, p. 25.
2
L.-V. Thomas, Les chairs de la mort ; corps, mort, Afrique, Sanofi Synthé-labo, 2000,
p. 139.
3
E. Fureix, La France des larmes, Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840),
Seyssel, Champ Vallon, 2009, p. 43-45.
4
A. Malivin, Voluptés macabres. La nécrophilie en France au xixe siècle, thèse d’histoire
et civilisations, Université Paris Diderot – Paris vii, 2012, p. 318-323.
5
R. de Gourmont, Epilogues, Réflexions sur la vie, deuxième série, 1899-1901, Paris,
Mercure de France, 1923 (1903), p. 312.
112 du musée au cimetière : le sexe désensualisé
défunt ne prend pas pour autant tout de suite ni tout à fait congé de ses contemporains,
et semble aussi conserver une partie de son identité. L’entourage du mort – amis,
famille, groupe socioprofessionnel – joue un grand rôle dans cette préservation, par
le biais de gestes garantissant un maintien symbolique du défunt dans le groupe des
vivants. La sépulture est importante dans ce processus, puisqu’elle est une trace
matérielle du défunt et en marque la localisation même après sa destruction totale.
Le succès, au cours du siècle, de la sépulture individuelle, du caveau familial et de
la concession à perpétuité, montre bien l’importance du désir de voir persister le
défunt identifié longtemps après son décès. Même les plus modestes, contraints à
enterrer leurs morts dans les tranchées gratuites remplaçant les repoussantes fosses
communes 6, témoignent d’une volonté de voir garanti le maintien – fût-ce pour un
temps réduit 7 et de façon hasardeuse 8 – d’une présence individualisée et identifiée du
défunt. L’apposition de croix, de plaques nominatives, de grilles ou de végétaux 9 font
de la sépulture un prolongement de l’espace privé, domestique, d’où le défunt s’est
absenté, dans l’espace public. Pour les plus aisés, les bustes, portraits et inscriptions
présents sur les sépultures et visibles de tous, restituent les morts dans leur groupe
social d’appartenance, et prennent soin de mentionner le nom des défunts, mais aussi
de les situer en tant que parents, enfants, conjoints 10, dans une entité sociale qu’ils
ont contribué à façonner et qui perdure après eux : leur famille. Leur identité, en tant
qu’êtres sociaux, s’en voit d’autant plus affirmée. Mais le corps des cadavres lui-même
est garant de cette identité préservée. Le visage, l’apparence générale, mais aussi les
organes génitaux primaires et secondaires témoignent ainsi notamment de l’âge et du
sexe des défunts. Pourtant, dans les sources disponibles, ces organes sexuels sont très
souvent ignorés. Ce sont ces silences, mais aussi les mentions de ces sexes morts qui
vont être abordés dans ce texte, qui s’intéressera d’abord à l’identité sexuée et sexuelle
des morts puis, par l’exemple du traitement de quelques affaires de nécrophilie, à
la convoitise dont ces sexes peuvent devenir l’objet. Les perceptions ambivalentes
du sexe et du corps des morts révéleront ainsi les rapports souvent inconfortables
entretenus avec eux par les vivants dans la société française du xixe siècle.
Cette « mort qui se laisse regarder » 11 : le cadavre, corps sexué, corps sexuel
Le xixe siècle est marqué par une attention croissante portée à la protection de
l’intégrité des cadavres et à la fixation de leur image. Le visage, autrefois siège de la
parole et des émotions, doit être préservé en priorité pour garantir au défunt de rester
identifiable aux yeux des vivants. Son altération, qu’elle soit due aux mains malhabiles
de l’embaumeur, à une décomposition précoce ou aux signes douloureux de l’agonie,
terrifie parce qu’elle met l’être connu à distance en le rendant méconnaissable, et
parce qu’elle substitue le cadavre en voie de décomposition à l’être aimé et familier.
6
E. Texier, Tableau de Paris, Paris, Paulin et Le Chevalier, 1852-1853, 2, p. 142.
7
L’inhumation en tranchée gratuite n’était garantie que pour cinq ans.
8
H. Bayard, Mémoire sur la police des cimetières, Paris, Renouard, s.d., p. 6.
9
Ibid.
10
Liens familiaux qui s’affichent jusque dans la sculpture funéraire, à l’exemple de la
célèbre sépulture des époux Pigeon au cimetière du Montparnasse.
11
E. Cherbuliez, « La Morgue de Paris », La Revue des deux mondes, janvier 1891, p. 366.
pudique et indécent 113
12
E. Héran (dir.), Le dernier portrait, Paris, Réunion des musées nationaux, Musée
d’Orsay, 2002.
13
M. Lemonnier, Thanatopraxie et thanatopracteurs : étude ethno-historique des
pratiques d’embaumement, thèse d’ethnologie, anthropologie, Université Montpellier 3, 2006,
p. 199 et s.
14
Dr Falcony, Note sur l’embaumement Falcony, Paris, Impr. De Jouaust, 1886, p. 3-4.
15
A. Malivin, Voluptés macabres, op. cit., p. 341.
16
Ibid., p. 340-341.
17
S. Ménenteau, Dans les coulisses de l’autopsie judiciaire. Cadres, contraintes
et conditions de l’expertise cadavérique dans la France du xixe siècle, thèse d’histoire
contemporaine, Université de Poitiers, 2009, p. 586-587 et 594.
114 du musée au cimetière : le sexe désensualisé
Sur une pierre, à quelques pas, était allongé le corps d’un grand gaillard, d’un
maçon qui venait de se tuer net en tombant d’un échafaudage ; il avait une poitrine
carrée, des muscles gros et courts, une chair blanche et grasse ; la mort en avait fait
un marbre. La dame l’examinait, le retournait en quelque sorte du regard, le pesait,
s’absorbait dans le spectacle de cet homme. Elle leva un coin de sa voilette, regarda
encore, puis s’en alla 18.
Par moment, arrivaient des bandes de gamins, des enfants de douze à quinze ans,
qui couraient le long du vitrage, ne s’arrêtant que devant les cadavres de femmes.
Ils appuyaient leurs mains aux vitres et promenaient des regards effrontés sur les
poitrines nues. Ils se poussaient du coude, ils faisaient des remarques brutales, ils
apprenaient le vice à l’école de la mort. C’est à la Morgue que les jeunes voyous ont
leur première maîtresse 19.
18
E. Zola, Thérèse Raquin, Paris, Pocket, 2004 (1867), p. 110.
19
Ibid., p. 111.
20
Le phénomène se trouve notamment illustré par le vote, en 1887, de la loi sur la liberté
des funérailles.
21
Voir par exemple E. Texier, Tableau de Paris, op. cit., p. 142.
22
Voir par exemple M. Barbaste, De l’homicide et de l’anthropophagie, Montpellier,
Martel, 1856, p. 576.
23
A. Corbin, « Douleurs, souffrances et misères du corps », in A. Corbin, J.-J. Courtine,
G. Vigarello (dir.), Histoire du corps, 2, p. 239-240.
24
Ph. Ariès, Images de l’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1983, p. 118.
25
« Çà et là, sur les dalles, des corps nus faisaient des tâches vertes et jaunes, blanches
et rouges ; certains corps gardaient leurs chairs vierges dans la rigidité de la mort ; d’autres
semblaient des tas de viandes sanglantes et pourries », E. Zola, Thérèse Raquin, op. cit., p. 107.
pudique et indécent 115
Si la promiscuité avec ces corps et ces sexes morts ne semble pas poser de
problème lorsqu’elle est cantonnée aux milieux privés, aux gestes ordinaires,
respectueux et parfois tendres de la toilette mortuaire, il en est tout autrement lorsque
la scène quitte ce monde clos et intime. La confrontation entre le mort et le vivant
devient alors obscène, et le regard comme les gestes de ce dernier s’avèrent d’autant
plus indécents qu’ils s’approchent de parties du corps qu’ils n’auraient, du vivant
du défunt, jamais été amenés à voir ou à toucher. Le vivant devient alors beaucoup
plus facilement suspect d’intentions négatives et irrespectueuses à l’encontre du mort,
d’autant plus lorsque les cadavres dévoilant leur sexe sont déshumanisés, chosifiés ;
lorsque, par exemple, ils n’ont pas d’identité, comme à la morgue, ou lorsque les
parties sexuelles exposées sont totalement dissociées du corps, comme dans les
musées ambulants d’anatomie. Le sentiment et le respect obligatoire sont alors plus
26
B. Bertherat, La Morgue de Paris au xixe siècle (1804-1907) : les origines et les
métamorphoses de la machine, thèse d’histoire, Université Paris i, 2002, p. 17.
27
L’accès à la Morgue de Paris sera définitivement fermé aux curieux en 1907.
28
A. Malivin, Voluptés macabres…, op. cit., p. 292-296.
29
Ibid., p. 306.
30
Le Gaulois, 4 août 1878.
116 du musée au cimetière : le sexe désensualisé
aisément mis à distance, offrant une plus grande liberté au geste et à la parole. Les
regards et les attitudes tendancieuses, au contenu sexuel plus ou moins dissimulé
et conscient, parfois seulement suspectés, se heurtent alors aux normes morales en
cours. Profondément dérangeants, ils sont régulièrement dénoncés :
Mais (et je désire que mes lecteurs ne puissent me croire), voici ce qui acheva de
bouleverser toutes mes idées. Dix ou douze enfants, dont le plus âgé ne me paraissait
pas avoir atteint sa quatorzième année, se montraient les uns aux autres parmi tous
ces torses sanglants [torses de guillotinés], (...), ceux qui en glissant des chariots
dans la fosse (ici je ne sais plus comment m’exprimer), prenaient une attitude qui
rappelait à leur imagination déjà corrompue, des idées de libertinage… Ils riaient, ils
plaisantaient tout haut, sans honte et sans crainte 31.
(...) une femme que j’ai vue hier, bien mise et assez jolie, ma foi ! – qui, passant
près de la Morgue, et après un moment d’hésitation, est entrée dans ce lieu repoussant,
sans émotion, sans autre but que celui de satisfaire une avilissante curiosité, puis a
rougi de honte lorsqu’en sortant elle s’est aperçue que je l’avais observée 32.
Les professionnels de la mort voient eux aussi leur activité implicitement régulée
et modifiée en fonction de leurs conditions d’exercice. Le lien naturel et invisible qui
semble unir le vivant et le mort au cours de la toilette mortuaire faite par un proche ou
une femme de la communauté semble rompu dès lors que c’est un tiers qui intervient.
Ainsi, aux Etats-Unis, où la pratique de l’embaumement s’est développée bien
davantage qu’en France, des écoles destinées à former exclusivement des praticiennes
sont créées pour pouvoir répondre aux demandes de nombreuses familles gênées à
l’idée de laisser les corps de leurs femmes et filles aux mains de praticiens inconnus
que leur professionnalisme ne semblait pas en mesure de préserver de gestes, regards
ou pensées déplacées 33. En France, où la pratique demeure bien plus confidentielle,
les familles rechignent malgré tout à laisser le corps d’un proche seul aux mains
de l’embaumeur. La chose ne concerne pas seulement les corps féminins, puisque
certaines familles font tout pour ne pas dévoiler inutilement la chair de leurs chers
disparus :
Il fallait beaucoup simplifier de nouveau, pour répondre à la délicatesse des idées
morales qui sollicitent l’embaumement et aux rigueurs d’un pudique respect très
prompt à s’alarmer. Il fallait opérer sans table dans le lit, en découvrant seulement une
petite partie du corps, et en rejetant toute lame de plomb, tout vernis, tout bandage dont
l’application abandonnait à des mains étrangères le corps sans voiles de personnes
plus chères maintenant de tout leur malheur. (...) Nous avons rencontré des cas dans
lesquels il nous était imposé pour condition de ne pas même voir le corps à embaumer.
Ce corps devait rester dans son lit et sous un voile 34.
31
A. Duval, Des sépultures, Paris, Panckoucke, an ix, p. 63-64.
32
F. Cantagrel, Le fou du Palais-Royal, Paris, A la librairie Phalanstérienne, 1841, p. 118.
33
C. Bryant, Handbook of death and dying, Thousand Oaks, Sage publications, 2003,
vol. 1, p. 543.
34
P.J. Sucquet, De l’embaumement chez les anciens et les modernes et des conservations
d’anatomie normale et pathologique, Aurillac, Pinard, 1872, p. 97 et 145.
pudique et indécent 117
35
AD 17, dossier 2 U 317 : Cours d’assises de Saintes, affaire Félix Lucazeau, Témoignage
de la veuve Toupeau, infirmière, 31 janvier 1891.
36
A. Carol, Les médecins et la mort, xixe-xxe siècles, Paris, Aubier, 2004, p. 232-233.
37
A.-C. Ambroise-Rendu, Petits récits des désordres ordinaires. Les faits divers dans la
presse française des débuts de la iiie République à la Grande Guerre, Paris, Seli Arslan, 2004,
p. 141.
38
La Gazette des tribunaux, 30 et 31 mai 1887, 30 octobre 1889 ; Le Droit, 3 août 1848 et
23 mars 1849 ; La Presse, 7 juin 1875.
118 du musée au cimetière : le sexe désensualisé
Mais dès lors qu’il s’agit de décrire des sexes morts révélant, par le traitement qu’ils
ont subi, la sexualité pouvant subsister dans le cadavre et s’accomplir sur lui, le silence
se fait. Seules quelques rares sources de première main, non destinées à la diffusion ou
39
A. Epaulard, Vampirisme, nécrophilie, nécrosadisme, nécrophagie, Lyon, Storck, 1901,
p. 84.
40
A. Malivin, Voluptés macabres…, op. cit., p. 396.
41
C’est particulièrement le cas lorsque les corps concernés sont ceux de jeunes filles
vierges ou d’enfants.
42
Le Courrier de Bretagne, 6 avril 1867.
pudique et indécent 119
Il faut attendre 1901 et une affaire particulièrement médiatisée, pour qu’enfin des
détails sur les actes sexuels commis par un nécrophile soient imprimés, en vue d’une
diffusion relativement limitée cependant 44.
Mais les médecins ne se contentent pas de passer sous silence les actes détaillés
du nécrophile ; leurs propres gestes et observations portant sur le sexe des cadavres en
vue de constater l’accomplissement de la nécrophilie ne sont pas mentionnés dans les
sources. Les relations faites – y compris dans la presse médicale – de l’affaire Désiré
Harang 45 illustrent bien ce phénomène. Les mutilations constatées sur le cadavre
de la mère du prévenu sont assez détaillées, tandis que rien ne permet de savoir ce
qui a pu laisser supposer aux intervenants – sur le suspect ou sur le corps mort – que
l’homme interpellé s’était aussi rendu coupable de nécrophilie.
Au milieu du grenier, dans le foin, un cadavre était étendu sur le dos : c’était celui
de la femme Harang. (...) horreur ! – sur l’épaule droite, gisaient jetés des détritus
humains qui ont été reconnus pour être les intestins de la malheureuse femme. (...)
C’est sur le cadavre de sa mère que se serait portée la bestiale fureur du fils, qui, après
lui avoir fait probablement subir des outrages sans nom, lui a arraché ses entrailles.
(...) Le monstre avait encore, lorsqu’on l’a arrêté, le bras droit ensanglanté jusqu’au
coude 46.
43
AD 17, 2 U 317, interrogatoire du 29 janvier 1891.
44
M. Belletrud et E. Mercier, L’affaire Ardisson. Contribution à l’étude de la nécrophilie,
Paris, Steinheil, 1906, 123 p.
45
En 1889, à Tinténiac, Désiré Harang est découvert chez sa mère, endormi dans un grenier,
près du cadavre de cette dernière (décédée de mort naturelle). Le corps est gravement mutilé et
Harang, accusé de « violation de cadavre ». Il bénéficie, le lendemain de son arrestation, d’un
non-lieu.
46
Gazette des tribunaux, 30 octobre 1889.
47
Voir Le Droit, 23 mars 1849.
120 du musée au cimetière : le sexe désensualisé
semblent si énormes que nul n’y croit 48. Quant aux infirmières de La Rochelle, elles
avouent avoir été frappées à plusieurs reprises par la tenue dérangée de plusieurs
mortes déposées à la morgue de l’hôpital, mais avoir imputé ensuite ces actes à un
médecin, un voleur, ou un membre de la famille :
Je me contentai de rabattre ce jupon sans examiner le corps de cette femme
n’ayant pas idée des horreurs que pouvait commettre l’individu qui pénétrait dans
l’amphithéâtre (...) 49.
C’est ainsi souvent la suspicion des proches eux-mêmes, plus intimement concernés
et sans doute plus soucieux de savoir, qui déclenche l’investigation de la part des
autorités, et non l’inverse 50. Mais des gestes de vérification eux-mêmes, on ne sait rien,
et si les médecins semblent bien conscients de la nécessité d’établir, sur un cadavre, la
nature ante ou post-mortem de la pénétration, ils ne s’attardent pas longtemps sur les
manipulations liées à ce type de constat 51. Là encore, la simple idée d’un acte sexuel
impliquant un cadavre, et non ses circonstances détaillées, semble suffire à qualifier
les faits. Ce n’est donc pas le sexe du mort lui-même qui dérange, mais bien ce dont il
peut être porteur et révélateur : le dérangeant potentiel sexuel des cadavres, dépouilles
d’individus réduites à l’état de simples choses exposées aux intolérables pulsions de
vivants déviants.
Ce n’est d’ailleurs pas tant le désir du vivant pour le mort ou la morte qui choque,
ou la sensualité pouvant naturellement émaner d’un corps mort, mais c’est le passage à
l’acte, la rencontre concrète entre des sexes morts et vivants. La littérature elle-même,
pourtant plus libre d’imaginer et de mettre en scène la transgression, tend à passer sous
silence le sexe des cadavres dans ces circonstances. Si les belles mortes et le trouble
sensuel qu’elles suscitent chez le vivant hantent certaines œuvres du xixe siècle, il s’agit
presque exclusivement de défuntes à la sexualité pacifiée, de mortes dénuées, si ce
n’est de corps, tout au moins de sexe. Les relations à tendance nécrophile, impliquant
un vivant et une morte dans la fiction, si elles se caractérisent par un certain degré
d’étrangeté, ne sont presque jamais pensées comme des illustrations de l’horrible
perversion décrite par les ouvrages de médecine. Plus que de folie pathologique,
il s’agit le plus souvent de formes d’amours supérieures, sublimées, ou d’une folie
amoureuse, caractérisée par une sexualité intériorisée et non réalisée 52, intime, secrète
et sans atteinte matérielle au cadavre. Elle se réalise dans le rêve, le fantasme, le
monde de l’imaginaire et du ressenti, et les médecins 53, pour qui le passage à l’acte
semble l’élément déterminant, ne l’assimilent que très exceptionnellement à de la
48
B.-A. Morel, « Considérations médico-légales sur un imbécile érotique convaincu de
profanation de cadavres. Première lettre », Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie,
20 février 1857, p. 125.
49
AD 17, 2 U 317, témoignage d’Elisabeth Raby, 31 janvier 1891.
50
Voir par exemple la Gazette des tribunaux, 5 juin 1875.
51
A. Malivin, Voluptés macabres…, op. cit., p. 391-392.
52
G. Geffroy, « Le sentiment de l’impossible », in N. Prince (dir.), Petit musée des
horreurs : nouvelles fantastiques, cruelles et macabres, Paris, Laffont, 2008 (1891), p. 620-625.
53
A l’exception des travaux tardifs et déjà mentionnés des docteurs Epaulard, Belletrud
et Mercier.
pudique et indécent 121
nécrophilie 54. La littérature offre ainsi une multitude de récits dans lesquels la morte
ne l’est plus vraiment : animée 55, préservée 56, elle ne présente plus l’apparence du
cadavre, ou bien elle se trouve débarrassée de son corps au profit d’une forme trouble
et éthérée 57. Parfois, elle n’est plus qu’un souvenir 58, ou une image fixée dans un
objet ou une relique 59. Elle n’est donc jamais porteuse d’un sexe mort, si repoussant
lorsqu’il se mêle à la sensualité ou à la sexualité du vivant. Le roman de Georges
Rodenbach, Bruges la Morte (1892) constitue sans doute l’exemple le plus évident
de ce type de récits, dans lesquels la sensualité, l’érotisme et le désir pour la défunte
sont bel et bien présents, mais où son sexe mort est lui absent, empêchant le passage
à l’acte et neutralisant ainsi en grande partie l’horreur nécrophile.
Rares sont en revanche les récits à restituer cette horreur des sexes morts. Celle-ci
se trouve plutôt cantonnée aux excès transgressifs de la littérature pornographique 60.
Quelques romans et nouvelles, tels que Rage charnelle, de Jean-François Elslander 61,
mettent néanmoins en scène de façon relativement explicite la rencontre des sexes
morts et vivants. Le but recherché est alors d’illustrer la bassesse et la noirceur de
l’être humain, remis au niveau d’horreur et de répugnance du cadavre et de l’acte
consommé sur lui. Le sexe mort est alors une porte ouverte sur un abîme. Le plus
souvent toutefois, lorsque la relation nécrophile est consommée dans la littérature, les
sexes morts se trouvent passés sous silence, au profit du ressenti et des fantasmes du
nécrophile 62. Ou bien encore, ils ne se dévoilent qu’après la consommation de l’acte,
réalisée pour le lecteur comme pour le héros avec une femme en apparence bien
vivante. La révélation tardive de la vraie nature de cette dernière constitue alors une
affreuse découverte pour le protagoniste, dont l’effroi contamine le lecteur, comme
dans les récits mettant en scène le personnage de la femme au collier de velours 63.
Cette diversité des mises en scène nécrophiles dans la littérature démontre donc qu’un
même penchant, un même acte, change de nature en fonction notamment de la place
qu’y joue le sexe des cadavres, et de son degré d’interaction avec celui du vivant.
*
54
A. Epaulard, Vampirisme, nécrophilie, nécrosadisme, nécrophagie, op. cit., p. 38 et
78-79.
55
T. Gautier, « Omphale, histoire rococo », Les mortes amoureuses, Paris, Babel, 1996
(1834), p. 7-22.
56
M. Rollinat, « La morte embaumée », Les névroses, Paris, Charpentier, 1885, p. 262-
264.
57
J. Lermina, Magie passionnelle. La deux fois morte, Paris, Chamuel, 1895.
58
G. Rodenbach, « L’ami des miroirs », Le Journal, 27 mai 1899.
59
G. de Maupassant, « La chevelure », Gil Blas, 13 mai 1884.
60
Voir par exemple A. de Musset, Gamiani, ou deux nuits d’excès, Paris, Mercure de
France, 2000 (1833) ou G. Apollinaire, Les onze mille verges, ou les amours d’un hospodar,
Paris, J’ai lu, 2005 (1907).
61
J.-F. Elslander, Rage charnelle, Séguier, 1995 (1890).
62
I. Eberhardt, « Infernalia. Volupté sépulcrale », Amours nomades, Paris, Losfeld, 2003
(1895), p. 157-161.
63
Voir par exemple, P. Borel, Gottfried Wolfgang, Paris, s.n., 1941 (1839) ou A. Dumas,
La femme au collier de velours, Paris, Calmann-Lévy, 1924 (1850).
122 du musée au cimetière : le sexe désensualisé
Le sexe des morts, dans la société française du xixe siècle, est, comme le reste
de leur corps, rarement neutre. Leur exposition constitue souvent un rappel brutal et
impudique de la nature – certes sexuée – mais aussi potentiellement sexuelle de ces
corps que les sentiments et la morale ne cessent d’élever au rang de reliques presque
sacrées. Ils constituent une confrontation à une forme d’altérité théoriquement
repoussante et infertile, celle d’un être social voué à la destruction et au néant, et
pourtant susceptible dans certaines circonstances de susciter une forme dérangeante et
obscure de désir, forcément déviant. Mais ces sexes morts sont aussi une manifestation
de la grande fragilité de ces corps impassibles et sans défense, susceptibles d’être
violentés jusque dans ce qui relève toujours, dans les mentalités, de leur intimité et
de leur pudeur, fragilité que les affaires de nécrophilie, tout particulièrement, mettent
en lumière.
Inventorier et collectionner le sexe
au début du xxe siècle
George Berte, savant ou pornographe ?
Le sexe ne laisse pas indifférent. Il fascine et ce, depuis que l’homme et la femme
existent. Ses représentations tolérées ou non attirent un vaste public. Pourtant, même
à l’heure d’internet et des réseaux sociaux, ces avancées technologiques permettant
une diffusion de l’information et de l’image inégalée, la représentation du sexe suscite
souvent encore une indignation non feinte. Aujourd’hui, voir apparaître l’image
d’un sexe ne prend que quelques secondes. Cette banalisation n’occulte en rien les
difficultés liées aux différents regards portés sur le sexe ou à la plus ou moins grande
tolérance de la société à accepter ce désir de voir et de savoir. Regarder, voir, visualiser
le sexe, tant d’envies taboues pour des générations et des générations.
Poser un mot sur le sexe et fixer l’image d’un sexe n’ont pas été chose aisée. Au
xixe siècle et pendant une bonne partie du xxe, seuls les médecins, les censeurs voire
les théologiens et de manière plus générale les hommes d’église ont été considérés
comme à même de le faire 1. Voir, nommer, regarder puis analyser, critiquer, autant
d’actes considérés souvent comme anormaux pour le citoyen lambda. Nous le savons
bien sûr, des artistes, des chanteurs, des écrivains ont imaginé le sexe sous toutes
ses formes suscitant souvent malaise – au minimum – voire effroi. Mais au-delà de
ces parcours aujourd’hui fort connus, il est des individus qui, loin d’inventer une
représentation du sexe, ont souhaité garder celles imaginées par d’autres.
Inventorier, collectionner des représentations du sexe, des sexes ! Cette passion,
toute étonnante qu’elle est, existe bel et bien et grâce quelquefois à des archives privées
qui ont survécu au temps et au censeur, elle se révèle à nous. Les collectionneurs d’art
et de littérature érotiques sont certes légion mais souvent peu connus. Ces collections
1
Voir notamment R. Beauthier, V. D’Hooghe, V. Piette et G. Pluvinage, Pas ce soir
chéri(e) ? Une histoire de la sexualité xixe-xxe siècles, Bruxelles, Racine, 2010, p. 13-49.
124 du musée au cimetière : le sexe désensualisé
2
P. Simons, « Eros entre les lignes », Le Figaro Magazine, http://www.lefigaro.fr/lefigar
omagazine/2006/04/14/01006-20060414ARTMAG90522-eros_entre_les_lignes.php (publié le
14 avril 2006, mis à jour le 15 octobre 2007, consulté le 4 juillet 2013).
3
La Réserve précieuse fourmille de richesses. Destinée à conserver et à protéger le
patrimoine livresque de l’Université, elle s’est spécialisée entre autres dans des imprimés rares
du xixe siècle. Elle possède ainsi plusieurs bibliothèques dont celles du dramaturge Michel
de Ghelderode, des brochures et pamphlets ayant appartenu au géographe Elisée Reclus mais
aussi une magnifique collection de littérature policière. Nous tenons ici à remercier l’ensemble
des membres de la Réserve précieuse et plus particulièrement Michèle Graye pour son accueil
chaleureux et sa disponibilité.
4
Le classement et les boîtes d’époque semblent avoir été conservés.
inventorier et collectionner le sexe au début du xxe siècle 125
simple membre), etc. Le verso du fonds Berte, en quelque sorte son ombre, nous
permet de dresser un tableau impressionniste de ce que fut la vie de ce collectionneur
averti.
Georges Berte est né à Evian-les-Bains, en France, le 6 août 1875. Son père Oscar
(1839-1895), né à Gand en Belgique, a écrit quelques pièces de théâtre et participe
à la rédaction de revues dont La Chronique théâtrale. Sa mère, Marie Leclercq, est
née à Douai en 1850 et décédée à Honfleur en 1927. De la jeunesse de Georges Berte,
on sait fort peu de choses. Il suit des cours dans le laboratoire du célèbre chimiste et
minéralogiste Charles Friedel et semble s’orienter vers la profession de préparateur
dans une Ecole de pharmacie. A l’extrême fin du xixe siècle, il se lance dans l’écriture
scientifique et participe à des articles de vulgarisation. A la même époque, en 1896,
George Berte épouse Léontine Mazel (1877-1915) 5. Le couple a bientôt deux enfants.
Touche-à-tout et fasciné par les sciences, il ouvre un garage à Menton, le premier
de la ville selon lui, garage qu’il aurait dirigé de 1901 à 1912 6. Reconnu comme
mécanicien, il est quelquefois appelé comme expert par le tribunal de commerce de
Menton.
Durant la Grande Guerre, on le retrouve comme technicien pour le traitement
thermique des métaux, et en particulier des aciers. Après le décès de sa femme
survenu en 1915, il se remarie, en 1923 avec Marie Joséphine dite Louisa Meis (née
à Houffalize en 1897) dont il aura également deux enfants. De manière étonnante, et
sans doute pour des questions d’héritage et d’impôts, il divorce le 16 mars 1933 « pour
assurer à sa femme une partie de ses biens » et se remarie toujours avec elle, après
liquidation de communauté, le 28 décembre 1933, dans le troisième arrondissement
de Paris.
Après la guerre, il continue à travailler au ministère de la Guerre puis ouvre dans
les années vingt une fabrique de voitures d’enfants, appelée Maison Berte 7. Féru de
dessins, il délaissera cette passion pour la photographie et ouvrira même une officine
spécialisée dans les « travaux de photographie » 8. Toujours selon ses notes, il aurait
été initié, en 1925 à la Grande Loge de France 9.
Georges Berte décède le 16 octobre 1961 à Fulvy (dans l’Yonne, en Bourgogne).
Ce parcours singulier à plus d’un titre évoque une personnalité hors du commun,
au premier sens du terme. Féru de nouvelles technologiques, il aime les nouveautés
offertes par la modernité au point d’en faire son métier. C’est ainsi qu’il ouvre un garage
5
Université libre de Bruxelles, Réserve précieuse, Fonds Berte, Notes de Georges Berte
dans un petit cahier manuscrit non daté.
6
Georges Berte écrit : « Je fus le créateur du premier garage installé à Menton que je
dirigeais de 1901 à 1912 », ulb, rp, Fonds Berte, Notes de Georges Berte dans un petit cahier
manuscrit non daté et non paginé.
7
Le papier à en-tête de son activité est recyclé pour plusieurs feuillets de la boîte
« G. Berte. Villes et Musées ».
8
Au verso de l’un des feuillets. ulb, rp, Fonds Berte, boîte « G. Berte. Organes Copulateurs.
Notes sur les Cultes, Religions, Divinités ».
9
Au verso de l’un des feuillets, plus particulièrement du dossier « Théâtre, Cinéma,
Music Hall ». ulb, rp, Fonds Berte, boîte « G. Berte, Organes copulateurs, notes sur les arts et
la littérature ».
126 du musée au cimetière : le sexe désensualisé
10
Au verso des feuillets, plus particulièrement du dossier « Bibliographie avant 1900-
1950 ». ulb, rp, Fonds Berte, boîte « G. Berte. Bibliographie ».
11
Selon l’entreprise qui a consisté, à la fin du xixe siècle, à rassembler tous les savoirs
du monde et à les classer selon le système de classification décimale universelle (cdu). Voir
Paul Otlet, fondateur du Mundaneum (1868-1944). Architecte du savoir, Artisan de paix,
Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2010 ; Henri La Fontaine, prix Nobel de la Paix en
1913. Un Belge épris de justice, Bruxelles, Racine, 2012.
12
B. Béguet, « La vulgarisation scientifique en France de 1850 à 1914 : contexte,
conceptions et procédés », in Id. (dir.), La Science pour tous : Sur la vulgarisation scientifique
en France de 1850 à 1914, Paris, Bibliothèque du cnam, 1990, p. 6-7.
13
D. Raichvarg, Savants et ignorants : une histoire de la vulgarisation des sciences, Paris,
Seuil, 1991, p. 14.
14
C. Benedic, « Le monde des vulgarisateurs », in B. Béguet (dir.), La Science pour
tous..., op. cit., p. 30-39.
inventorier et collectionner le sexe au début du xxe siècle 127
Il écrit en 1890, 1891 et 1892 des articles de botanique pour plusieurs revues
de vulgarisation scientifique et technique représentatives de l’époque : La science
française, La science moderne, La Lanterne et Cosmos. Il est l’auteur d’articles sur
le pavot, le tabac, la vigne, les expositions d’agriculture, l’oignon, la rose, la violette
et... les abeilles 15. En 1890, il consacre un article à la population de la France où il
s’intéresse aux mariages, aux décès et aux naissances 16. Il réalise aussi un numéro de la
collection « Le livre pour tous » sur la vie des plantes 17. Abeilles, plantes et population,
des centres d’intérêts qui en ont conduit bien d’autres vers l’étude de la sexualité. En
tant que chimiste, il publie un article dans les Annales de chimie analytique appliquée
à l’agriculture, à la pharmacie et à la biologie à propos d’un « Nouvel appareil à
filtration rapide » 18 et devient en 1900 membre de la Société des gens de science,
fondée un an plus tôt dans le but de « grouper les savants, les publicistes scientifiques
et toutes les personnes s’intéressant aux sciences, afin de favoriser par tous les moyens
le progrès, la diffusion des sciences et leurs applications » 19. Il a aussi le goût des
conférences, qu’il donne en 1895 au sujet du « magnétisme végétal » 20 et auxquelles il
essaye d’assister lorsqu’elles touchent à son autre domaine de prédilection, le sexe 21.
Par ailleurs, si la vulgarisation diffuse les connaissances, cette mise en culture
du progrès constitue aussi une propagande pour la diffusion de l’esprit scientifique.
Ce qui importe, c’est « de faire connaître en priorité (...) la curiosité, l’effort et la
rigueur qu’exige l’acquisition de nouvelles connaissances » 22. Flammarion, grand
vulgarisateur, s’exalte, à la fin de son Astronomie populaire : « Nous sommes à une
époque où les erreurs de l’ignorance, les fantômes de la nuit, les songes de l’enfance
humaine doivent disparaître. (...) Tenons-nous tous debout devant le ciel et n’ayons
désormais qu’une seule et même devise : le Progrès par la science » 23. Cette rigueur
et ce souhait de dissiper les ténèbres au profit de la lumière, Berte les applique à son
15
ulb, rp, Fonds Berte, boîte « G. Berte. Botanique Articles », où sont compilés tous les
articles qu’il a écrit dans ces différentes revues. Concernant les revues de vulgarisation, voir :
F. Colin, « Les revues de vulgarisation scientifique », in B. Béguet (dir.), La Science pour
tous..., op. cit., p. 71-90.
16
G. Berte, Population de la France en 1890 dans le dossier « Articles parus dans la
Science Moderne, Paris, 1891 ». ulb, rp, Fonds Berte, boîte « G. Berte. Botanique Articles ».
17
La vie des plantes. Morphologie et nutrition, Le Livre pour tous, 30, édité par
L. Boulanger, 1893.
18
G. Berte, « Nouvel appareil à filtration rapide », Annales de chimie analytique appliquée
à l’industrie, à l’agriculture, à la pharmacie et à la biologie publiées sous le patronage du
syndicat central des chimistes et essayeurs de France, première année, 1er juillet 1896, 1/13,
p. 248.
19
Bulletin de la société des gens de sciences, 7-8, mars-avril 1900, B. Brunel et Cie
libraires-éditeurs de la société des Gens de Sciences, Paris. ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Chimie
G. Berte ».
20
Document intitulé « Conférence Ampère, séance du 23 décembre 1895. Magnétisme
végétal ». ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Chimie G. Berte ».
21
Copie de la lettre de G. Berte envoyée à Le Rendu le 11 novembre 1928. ulb, rp, Fonds
Berte, boîte « Berte. Organes copulateurs, correspondance, ii ».
22
D. Raichvarg, op. cit., p. 21.
23
Cité dans B. Béguet, op. cit., p. 16.
128 du musée au cimetière : le sexe désensualisé
objet de recherche, le sexe, mais sans lui appliquer les buts de la vulgarisation. En
effet, il dit à plusieurs reprises écrire pour un petit nombre d’initiés.
24
Jacques-Antoine Dulaure (1755-1835), connu comme archéologue et historien français,
il commence une carrière d’architecte avant de devenir polygraphe contestataire. Il touche à
de nombreux domaines dont les monuments de Paris, l’aérostatique, le théâtre et l’archéologie
(dans un journal « frivole »), etc. Pour ce qui nous intéresse, il est l’auteur de Des Divinités
génératrices, ou du culte du Phallus chez les anciens et les modernes, des cultes du dieu de
Lampsaque, de Pan, de Vénus, etc., 1806.
25
Richard Payne Knight (1750-1824), connu pour ses théories sur la beauté picturale
et son intérêt pour l’imagerie ancienne du pénis. Auteur de A discourse on the workship of
Priapus, and its connection with the mystic theology of the ancients to which is added an Essay
on the workship of the generative powers during the middle ages of western Europe, qui paraît
une première fois en 1786 et sera réédité en 1865. Cette deuxième édition sera traduite en
français sans doute en 1883.
26
Epreuve de la deuxième édition de son ouvrage sur les amulettes phalliques.
27
M.-F. Quignard et R.-J. Seckel (éd.), L’Enfer de la Bibliothèque. Eros au secret, Paris,
Bibliothèque nationale de France, 2007, p. 153.
28
E. Pierrat, Le livre des livres érotiques, Paris, Editions du Chêne, 2007, p. 118.
29
A ce sujet, voir D. Poulot, Une histoire des musées de France, xviiie-xxe siècle, Paris, La
Découverte, 2005 ; R. Schaer, L’invention des musées, Paris, Gallimard, 1993.
30
ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Berte, Organes copulateurs, correspondance i ».
130 du musée au cimetière : le sexe désensualisé
31
Concernant cette évolution des musées, R. Schaer, L’invention des musées, op. cit.
32
Copie manuscrite de la lettre adressée à Arnold Van Gennep, 5 février 1934 (restée sans
réponse). ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Berte. Organes copulateurs, correspondance, ii ».
33
M. Ozouf, « L’invention de l’ethnographie française : le questionnaire de l’Académie
celtique », Annales. Histoire, Sciences sociales, 36/2, mars-avril 1981, p. 1-2. Sur les liens
entre ethnologie et étude du folklore, voir aussi Y. Bergeron, « Naissance de l’ethnologie et
émergence de la muséologie au Québec (1936-1945). De l’« autre » au « soi » », Rabaska :
revue d’ethnologie de l’Amérique française, 3, 2005, p. 7-30 ; D.-M. Boëll, J. Christophe,
R. Meyran (éd.), Du folklore à l’ethnologie, Paris, Ed. de la maison des sciences de l’homme,
2009.
34
M. Ozouf, « L’invention de l’ethnographie française : le questionnaire de l’Académie
celtique », op. cit.
35
S. Chaperon, Les origines de la sexologie : 1850-1900, Paris, Audibert, 2007, p. 19.
36
Revue disponible sur la bibliothèque numérique Médica : http://www2.biusante.
parisdescartes.fr/livanc/?fille=c&cotemere=130381 (consulté le 4 juillet 2013).
inventorier et collectionner le sexe au début du xxe siècle 131
Berte, lui aussi 37) dont il découpe de nombreux articles qui constituent, parfois à eux
seuls, des rubriques de son classement documentaire sur le sexe 38. Le lien ténu entre
sexe, histoire et médecine est également illustré par les liens entre Georges Berte
et Gustave Witkowski (1844-1923), avec lequel George Berte entretient une longue
correspondance et qu’il considère comme un ami. Gustave Witkowski est médecin
et historien de la médecine et collabore avec le docteur Cabanès 39. C’est cependant
dans un tout autre domaine que George Berte et Gustave Witkowski collaboreront, à
savoir le relevé des occurrences du sexe dans les églises, entreprise qui s’accompagne
de la volonté critique de relever le contraste entre la licence de l’iconographique en
ces lieux et « la pudibonderie dont s’accompagne la piété actuelle » 40. Contraste assez
plaisant pour Witkowski, semble-t-il, comme le remarque l’auteur du compte rendu
publié à l’époque dans la Bibliothèque de l’école des chartes, qui place le savant juste
à la suite de Voltaire. Après « Seins à l’église », Witkowski édite un ouvrage consacré
à l’art profane dans les églises 41 en deux tomes, l’un consacré à l’étranger et l’autre à
la France, dont Georges Berte prétend avoir fourni 50% des notes 42. Cela ne se passe
pas sans un certain anticléricalisme de la part de Witkowski qui a par ailleurs écrit
« Comment j’ai appris l’Histoire sainte » dans le même état d’esprit 43.
Enfin, dans le contenu du fonds, cette production rencontre celle de la sexologie
qui apparaît en France dans les années 1910 44. Georges Berte constituera des dossiers
sur Havelock Ellis 45 puis Kinsey 46 qu’il vient insérer dans son classement en 1948
(d’après la date de l’information collectée).
Les silences du fonds sont tout aussi intrigants. Freud, par exemple, est tout à fait
absent de ses feuillets et donc sans doute de ses recherches et centres d’intérêt. Ce
silence peut nous paraître aujourd’hui assourdissant. Est-il dû à l’absence de diffusion
des travaux de Freud en France, allant de la méconnaissance (pour cause d’absence de
traduction) à l’hostilité pour aboutir parfois à un rejet pur et simple de sa révolution
du « tout sexuel » ? Quoi qu’il en soit, cette frilosité est partagée autant par les sphères
savantes et scientifiques que par la presse, ce dont se plaint Freud lui-même vers 1914
37
Ils échangent une lettre. ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Berte. Organes copulateurs,
correspondance i ».
38
Ainsi, « Les actes Naturels dans l’Art » est rempli de coupures de presse extraites de
La Chronique médicale datant de 1905 à 1908. ulb, rp, Fonds Berte, boîte « G. Berte, Organes
copulateurs, notes sur les arts et la littérature ».
39
J. Schiller, « Note biographique sur Gustave-Joseph Witkowski », Histoire des sciences
médicales, s. l., 1967, vol. 1.
40
C. Enlart, « Dr G.-J. Witkowski. L’art profane à l’église ; ses licences symboliques,
satiriques et fantaisistes », Bibliothèque de l’école des chartes, 70/1, 1909, p. 579-581.
41
Dr G.-J. Witkowski, Seins à l’église, Paris, Maloine, 1907 ; Id., L’art profane à l’église ;
ses licences symboliques, satiriques et fantaisistes, France – Etranger, Paris, Jean Schemit
librairies, 1908, 2 vol.
42
ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Berte. Organes copulateurs, correspondance i ».
43
Voir la description du fonds d’archives de Gustave Witkowski à la Wellcome Library à
Londres, sur http://archives.wellcomelibrary.org (consulté le 4 juillet 2013).
44
S. Chaperon, op. cit.
45
ulb, rp, Fonds Berte, boîte « G Berte. Folklore érotique iii ».
46
ulb, rp, Fonds Berte, boîte « G. Berte Bibliographie ».
132 du musée au cimetière : le sexe désensualisé
47
J. Sédat, « La réception de Freud en France durant la première moitié du xxe siècle. Le
freudisme à l’épreuve de l’esprit latin », Topique, 115, 2/2011, p. 51-68.
48
Voir l’article de Didier Foucault dans le présent volume.
49
Dossier « Bestialité ». ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Berte. Organes copulateurs. Notes
sur les organes v ».
50
Ce qui n’est pas sans rappeler le travail de collecte des folkloristes de l’époque. En
témoigne le fonds d’archives d’Achille Millien (1838-1927), folkloriste qui a collecté dans
le Nivernais tout ce qui touche à la chanson populaire, étudié dans cette thèse de l’Ecole des
chartes : P. Marcotte, Achille Millien (1838-1927), Une entreprise folkloriste en Nivernais,
2011.
inventorier et collectionner le sexe au début du xxe siècle 133
51
Ouvrage sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5401085c/f27.image
(consulté le 4 juillet 2013).
52
Copie de lettre de G. Berte à Breccia, Charenton, 18 mars 1919. ulb, rp, Fonds Berte,
boîte « Berte. Organes copulateurs, correspondance i ».
53
Voir notamment R. Beauthier, V. D’Hooghe, V. Piette et G. Pluvinage, op. cit., p. 179.
134 du musée au cimetière : le sexe désensualisé
dissimulé. Ce double statut du sexe semble être la raison pour laquelle Berte écrit (et
dessine) beaucoup et publie peu. Il pense que les mœurs ne sont pas prêtes à recevoir
ses ouvrages qui concentrent en leurs pages les sexes qui sont pourtant exposés dans
les églises, musées et livres. Il n’y a pas que les mœurs qui soient peu à même de
comprendre sa passion, sa propre femme n’est pas complètement à l’aise avec son
intérêt débordant pour les « organes copulateurs » :
Qu’il est malheureux que tout ce travail auquel tu t’adonnes avec tant de ténacité
doive te revenir si cher pour ne rien rapporter alors qu’il y a dis-tu si peu pour vivre
et que ce soit sur un tel sujet, à part ces deux cas que je t’aurais complimenté et
encouragé, mais tu sais que j’ai toujours été un peu réfractaire à ces sortes de choses
et que je n’ai pas changée (sic) 54.
54
Lettre de L. Berte à G. Berte, Grenoble, 20 avril 1914. ulb, rp, Fonds Berte, boîte
« Berte. Organes copulateurs, correspondance i ».
inventorier et collectionner le sexe au début du xxe siècle 135
Comme nous l’avons vu, c’est par l’archéologie et par le dessin que Georges
Berte commence son « Mundaneum du sexe ». Il connaît le latin, le grec ancien et
manie bien l’allemand. Ses connaissances l’aident à rencontrer des archéologues,
des directeurs de musées. S’il ne peut les rencontrer, il leur écrit. Ils sont français,
allemands ou belges. Il se rend dans des musées et reproduit des amulettes puis des
phallus. Sa passion devient compulsive. Toutes les amulettes seront dénichées où
qu’elles se trouvent. Il se rend notamment à la salle des bijoux antiques du Louvre,
au Musée d’archéologie de Marseille, au Musée archéologique de Besançon. Le
directeur du Musée étant absent lors de son passage, il lui écrit et entretient avec
lui, comme avec tous les directeurs de musées, une correspondance quelquefois fort
intéressante. Celui du musée de Besançon, notamment, lui fournit des renseignements
complémentaires sur un vase priapique en verre : « Mon prédécesseur était un homme
pudibond à l’excès qui était capable de placer des feuilles de vigne partout (j’ai enlevé
une bande de papier noir qu’il avait collé sur le phallus du Priape de notre beau vase
en verre). Il est donc assez probable qu’il ait caché dans quelque tiroir secret les
amulettes ithyphalliques qu’on aurait pu lui remettre pour nos collections ; en tout cas,
il n’y en a aucune dans nos vitrines » 55.
En 1914, quelques mois avant le début des hostilités, le collectionneur copie
encore patiemment l’inventaire de Musée secret de Marseille. Il accumule les articles,
y compris les plus insignifiants comme celui consacré à un monument singulier à
Reloses en Seine-et-Marne, en fait une roche phallique 56. Plusieurs libraires parisiens
le tiennent au courant des dernières parutions. Georges Berte est un client attachant
et surtout intéressant 57. De plus, Georges Berte connaît une certaine renommée. Un
antiquaire de Carcassonne lui écrit directement pour lui parler de la trouvaille d’un
phallus en bronze et lui en annonce le prix 58.
En découvrant ce qu’il dénonce comme étant le « tartufisme moderne » 59 qui tend
à faire disparaître les représentations phalliques dont il devient petit à petit spécialiste,
Georges Berte découvre aussi la nécessité de sauvegarder ce patrimoine étonnant et
décide de publier ses recherches. C’est ainsi qu’en 1914, il édite à compte d’auteur
toutes ses reproductions sous le titre Des organes copulateurs ; de leur figuration dans
les mœurs, arts et religions. Amulettes phalliques. Première partie. Le succès éditorial
ne semble guère fulgurant surtout que la guerre vient encore freiner sa diffusion 60
55
Lettre de Mr. Michel du Musée archéologique de Besançon, 25 août 1912. ulb, rp,
Fonds Berte, boîte « Berte. Organes copulateurs, correspondance ».
56
« Un monument singulier à Reloses (Seine-et-Marne) », extrait du Bulletin de
l’Association des naturalistes de la vallée du Loing, 1921. ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Culte
du Sexe ».
57
C’est notamment le cas de Eureka de la reliure. Jules Colas, libraire-relieur, Passage
Brady (33 boulevard de Strasbourg) qui, dans une lettre de 1901, lui signale que les volumes
commandés sont bien arrivés.
58
ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Berte Organes copulateurs, correspondance i ».
59
Copie d’une lettre adressée à Geo-Fourrier, 1er octobre 1934. ulb, rp, Fonds Berte, boîte
« Berte Organes copulateurs, correspondance i ».
60
Copie manuscrite de la lettre que Berte adresse au secrétariat général de la Bibliothèque
nationale, Fulvy, 10 décembre 1936. Berte écrit avoir retrouvé dans un déménagement le colis
inventorier et collectionner le sexe au début du xxe siècle 137
On trouve tout dans l’ouvrage de Georges Berte, le moindre phallus a été répertorié
et dessiné. C’est ainsi qu’on y découvre même une reproduction du Manneken Pis de
Bruxelles. Grâce à cet ouvrage ainsi qu’à sa réédition, Georges Berte élargit encore
son cercle, son réseau d’initiés et d’amateurs. Rien d’anodin dans ses recherches sur
Priape, le sexe qu’il débusque dans tous les musées de France est masculin.
Mais Georges Berte ne s’arrête pas là. Il continue méthodiquement à classer
toutes les informations trouvées. Ses centres d’intérêt ne se limitent plus aux fameuses
amulettes qui guidèrent ses premiers pas dans ses recherches. Dorénavant tout ce
qui fait référence au sexe est collecté. Il garde tout et découpe la presse qu’il annote
inlassablement. Presse généraliste mais aussi plus spécialisée. Presse grivoise mais
aussi érotique. Citons notamment Histoires gauloises, Le Rire, Histoires pour lire
entre hommes, Paris Flirt ou autres Histoires de Fumoir et Histoires aérodynamiques.
Il découpe ainsi soigneusement toutes les histoires drôles faisant référence au sexe
ou à la sexualité qu’il classe soigneusement dans une boîte étiquetée « Folklore
érotique ». Il fait de même avec les proverbes et bien sûr avec les publicités. Tout y
passe ou presque : préservatifs, produits aphrodisiaques, douches vaginales, premiers
tampons, moyens contraceptifs, épilation, adresses de prostituées ou de lupanars, etc.
Le travail de Georges Berte nous permet d’étudier et de mieux comprendre les
canaux de diffusion et les réseaux de vente de la littérature érotique et pornographique.
Georges Berte débusque également l’information, notamment en commandant
composé de son ouvrage qu’il comptait adresser avant que la guerre n’éclate à la Bibliothèque
nationale et qu’il envoie en 1936. ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Berte Organes copulateurs,
correspondance, ii ».
61
ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Organes copulateurs ».
138 du musée au cimetière : le sexe désensualisé
62
Grande Manufacture d’appareils spéciaux pour l’usage intime de l’Homme et de la
Femme, Maison Richard & Cie, s.d. ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Erotiques. Catalogues ».
63
Lettre recommandée adressée à Georges Berte, 1932. ulb, rp, Fonds Berte, boîte
« Erotiques, Catalogues ».
64
Grande Manufacture d’appareils spéciaux pour l’usage intime de l’Homme et de la
Femme, Maison Richard & Cie, s.d. ulb, rp, Fonds Berte, boîte « Erotiques. Catalogues ».
inventorier et collectionner le sexe au début du xxe siècle 139
nulle usagère de l’appareil n’a songé, avant, après... ou même pendant son emploi ».
Tout en concluant : « je viens de passer une rapide revue des instruments de plaisir
pour femmes seules. Il n’entre pas dans le cadre de mon sujet de parler des appareils
utilisés par les couples... » et « si le temps me le permet, je donnerai aux Curieux
quelques petites études relatives aux instruments excitateurs... puis sur l’Infibulation,
l’excision et la couture, la phallotomie sacrée, les Etuis péniens, les préservatifs pour
les deux sexes » 65. Georges Berte n’ira pas au bout de son entreprise mais il proposera
encore une étude consacrée aux « Etuis pelviens ».
Aussi, l’absence de bibliothèque ou d’objets attenants à ce fonds pose-t-elle
question. En effet, les nombreux catalogues de librairies, les longues bibliographies
constituées par Georges Berte ainsi que les notes qu’il accumule sur ses petits
feuillets où il mentionne très souvent les références d’ouvrages laissent penser que
le collectionneur aurait pu posséder de nombreux livres. De même pour les objets.
Outre le fait qu’il est en contact avec des antiquaires, nous en trouvons quelques traces
ci et là, comme lorsque nous découvrons au dos de l’un de ses feuillets une facture
pour la commande de porte-manteaux priapique à l’Usine A. Fontaine, Manufacture
d’articles spéciaux pour primes et réclames 66. Cette bibliothèque et ces objets ont très
certainement existé. Ils ont sans doute été disséminés, vendus ou jetés par les héritiers
du collectionneur.
65
Olisbos. Etudes d’ethnographie sexuelle. l’olisbos, consolateur des dames et ses
succédanés, Paris, 1935. Cahier dactylographié. s.p. ulb, rp, Fonds Berte.
66
Malheureusement sans date. ulb, rp, boîte « G Berte. Folklore érotique iv ».
67
Voir notamment les propos liminaires de Valérie André dans R. Beauthier, J.-M. Méon
et B. Truffin (éd.), Obscénité, pornographie et censure. Les mises en scène de la sexualité
et leur (dis)qualification (xixe- xxe siècle), Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles,
2010, p. 21, en ligne : http://www.editions-universite-bruxelles.be/fiche/view/2567 (consulté
le 22 juillet 2013).
140 du musée au cimetière : le sexe désensualisé
Un sexe à soi :
la réappropriation par la pratique
Spéculum, miroir et identités :
le self help gynécologique à Bruxelles
dans les années soixante-dix
Vanessa D’Hooghe
Le self help « gynécologique » est une méthode d’investigation de leur sexe par
les femmes, pratiquée en groupe à l’aide de matériel gynécologique – souvent un
spéculum plus un miroir et éventuellement une lampe de poche – ou par la parole. Elle
se pratique en dehors de toute dimension médicale ou sexuelle et vise l’apprentissage
par l’observation. Elle apparaît aux Etats-Unis au début des années soixante-dix, en
Belgique en 1973, et est étroitement liée à la deuxième vague du féminisme. Je m’y
suis intéressée dans le cadre d’une thèse de doctorat qui porte sur le réaménagement
du modèle de féminité entre 1960 et 1980 en France et en Belgique. Dans le cas
présent, je me suis attachée à un moment de tension, celui de la contestation du modèle
sexuel patriarcal, lorsque la sexualité et plus particulièrement l’hétérosexualité est un
espace érigé en enjeu où vont s’opérer des tentatives de redéfinitions conscientes et
volontairement transgressives du modèle d’identité sexuée féminin. Ce texte vise à
comprendre en quoi la pratique du self help fait partie de ces tentatives.
Bien qu’apparaissant comme un véritable « phénomène » subversif et limité à la
sphère féministe, le self help sera remis en contexte, au-delà du féminisme de la nouvelle
vague qui l’a porté. Il prend sa place en tant que réaction au modèle d’identité sexuée
féminin mais aussi comme une étape dans l’histoire de la médecine, de la psychologie
ou encore de la sexologie. Il voit en effet le jour après les rapports Kinsey mais avant
le rapport Hite qui ont observé, eux aussi, la sexualité. S’il se positionne à l’encontre
d’une médecine ultra-médicalisante et donc considérée comme déshumanisante, il
naît aussi en parallèle d’une tentative de réforme de celle-ci. Il y laissera même son
empreinte selon Ilana Löwy 1. Aussi, le self help n’est pas le seul geste qui échappe à
1
I. Löwy, « Le féminisme a-t-il changé la recherche biomédicale. Le Women Health
Movement et les transformations de la médecine aux Etats-Unis », Travail, Genre et Sociétés,
14/2005, p. 89-108.
144 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique
l’époque au monde médical. Il naît en lien avec la question de l’avortement qui, dans
l’attente de sa dépénalisation, est pratiqué hors milieu hospitalier par des groupes
de femmes auto-formées (le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la
contraception – mlac – en France) ou dans les centres de planning familial en France
et en Belgique, avec ou sans la collaboration des médecins.
Le sujet n’a pas encore fait l’objet d’une étude approfondie en Belgique. Il a été
abordé pour la France par Michelle Zancarini-Fournel dans un article à propos de
la traduction de l’ouvrage phare du self help intitulé « Notre corps, nous-mêmes » 2.
La pratique a été étudiée plus largement aux Etats-Unis par Michelle Murphy qui
fait état de ses origines et de sa philosophie 3. Ces recherches ont été très utiles afin
de comprendre le développement du self help à Bruxelles, produit de la très grande
mobilité des idées féministes dans les années soixante-dix. Si elle est ici abordée sous
l’angle de la transgression du modèle d’identité sexuée féminin, la pratique du self
help est aussi un cas d’étude très intéressant en ce qui concerne l’internationalisation
du mouvement féministe. Le but de cette contribution est d’éclairer son histoire en
Belgique, au sein de la Maison des femmes de Bruxelles plus précisément, et par la
même occasion, d’apporter une pierre à l’édifice du parcours de cette pratique du self
help, qui a voyagé et dépassé les frontières.
2
M. Zancarini-Fournel, « Notre corps, nous-même », in E. Gubin et al. (dir.), Le siècle
des féminismes, Paris, Editions de l’Atelier, 2004, p. 195-208. Voir également dans le même
ouvrage, S. Chaperon, « Contester normes et savoirs sur la sexualité (France Angleterre 1880-
1980) », p. 333.
3
M. Murphy, « Immodest Witnessing : The Epistemology of Vaginal Self-Examination in
the us Feminist Self Help Movement », Feminist Studies, 30/1, 2004, p. 115-147.
4
Le Women’s Health Movement connaîtra quelques tentatives infructueuses de contact
avec les femmes d’autres classes sociales ou de couleur ainsi que des tensions à propos de sa
représentativité, lorsqu’il dit parler au nom de toutes les femmes, I. Löwy, « Le féminisme a-t-il
changé la recherche biomédicale... », op. cit., p. 94.
5
Idid., p. 91.
spéculum, miroir et identités 145
6
M. Murphy, « Immodest Witnessing... », op. cit., p. 115.
7
Carole Downer citée dans « Deux Américaines à Bruxelles propagent l’idée de centres
de santé pour les femmes », Le Soir, 24 octobre 1973, Carhif, woe, dossier k2.
8
Selon l’idée que les bactéries dans le yaourt renforceraient les lactobacilles naturellement
présents dans le vagin. Coupure de presse du Brussels Times, 25 octobre 1973, Carhif, woe,
dossier c3.
9
M. Zancarini-Fournel, « Notre corps, nous-même », op. cit., p. 209.
146 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique
10
Ibid.
11
Coupure de presse du Brussels Times, 25 octobre 1973, Carhif, woe, dossier c3.
12
« Herstory in the making », sans date, woe, Carhif, dossier « calendrier des activités ».
13
Ibid. Voir également le périodique de la Maison des femmes (dans son ensemble),
conservé au Carhif.
14
Le féminisme pour quoi faire ? Les Cahiers du grif, 1, 1973, p. 40-41.
15
« woe, 1980 », 1980, Carhif, woe, dossier « Tracts 1973-1980 ».
16
Rough draft (long version) of pamphlet or broadsheet, 1978, Carhif, woe, dossier
« Tracts 1973-1980 ».
spéculum, miroir et identités 147
17
Lydia Horton (1921-2012), féministe d’origine américaine, psychologue de formation.
Elle s’engage dans l’armée en 1942 à la création des Navy Waves (Women Accepted for Volunteer
Emergency Service). Après la Deuxième Guerre mondiale, elle travaille à l’ambassade des Etats-
Unis où elle rencontre son mari, journaliste à l’International Herald Tribune. Elle vit ensuite
en Suisse puis à Bruxelles, où elle organise en 1976 l’International Tribunal on Crimes Against
Women et participe à la fondation de la Maison des femmes et du woe. Notice nécrologique in
Portland Press Herald/Maine Sunday Telegram, 29 avril 2012. Consulté en ligne le 30 avril
2013. Voir également « Interview with Lydia Horton », Journal of Feminist Family Therapy,
8/4, 1997, p. 57-58.
18
Document « Report of Female Health European Tour, oct.-dec. 74 », Carhif, woe,
dossier e. « Avortement. Documentations Feminist women’s Health Center ».
19
Lettre de Lydia Horton à Dorothea Staudinger, 4 janvier 1974, Carhif, woe, dossier k2.
20
Lily Boeykens (1930-2005), co-fondatrice du Vrouwen Overleg Komitee, présidente du
Conseil national des Femmes flamandes puis du Conseil international des Femmes belges, elle
participe à l’organisation de la première journée des femmes en Belgique à celle du Tribunal
international des crimes contre les femmes en 1976 à Bruxelles. Elle assiste à toutes les grandes
réunions de l’onu avant de représenter la Belgique au sein de la commission de l’onu sur le
statut des femmes. V. Ceulemans, A. Vanthienen, Lily Boeykens, een grenzeloze feministe,
Documentatiecentrum RoSa vzw, 2004.
21
Adèle Hauwel (1920-2004), docteure en médecine, féministe, elle s’engage dès 1935
dans le Groupement belge de la Porte ouverte, qu’elle remet sur pied après la Deuxième
Guerre mondiale et dont elle devient la secrétaire. En 1966, elle soutient la grève des femmes
à la Fabrique nationale d’armes de Herstal ainsi qu’un certain nombre d’autres actions de la
nouvelle vague du féminisme dans les années soixante-dix. Dans sa pratique de la médecine,
elle est particulièrement attentive aux questions de contraception et d’avortement. Elle est l’une
des personnalités qui font le lien entre l’« ancien » et le « nouveau » féminisme en Belgique.
Voir E. Gubin (dir.), Dictionnaire des femmes belges. xixe et xxe siècles, Bruxelles, Racine, 2006,
p. 310-311.
148 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique
question 22, le woe envisage que l’événement se déroule sur une base « privée ».
C’est pourquoi la venue des représentantes du Feminist Women’s Health Center se
fera en petit comité, à l’American Youth Center, avenue des Saisons à Ixelles, le 17
octobre 1973 23. Portant sur le self help et la démystification de la gynécologie, la
conférence est donnée par Carol Downer (quarante ans), Debbi Law (vingt-trois ans)
et Gertrude Stone (soixante-deux ans). Les organisatrices attendent environ quatre-
vingts personnes 24 et parlent devant une audience composée surout de femmes
américaines, anglaises et belges. Elles présentent le self help à l’aide de slides,
expliquent l’utilisation de l’appareil « Del’-Em » pour l’extraction des règles 25, font
une démonstration d’un auto-examen et diffusent un film sur la marche qui a eu lieu
à Namur pour protester contre l’arrestation du docteur Willy Peers 26. Arrivé des
Etats-Unis via le woe, la manière dont le self help est diffusé en Belgique est donc
étroitement liée non seulement à l’arrivée de militantes américaines mais également
au contexte politique national belge.
La presse offre un écho modéré à l’arrivée du self help en Belgique mais donne
tout de même une visibilité à l’événement, parfois à l’instigation de journalistes liées
au mouvement féministe. Deux articles paraissent peu avant que prenne place la
première clinique de self help, le 28 octobre 1973 : Suzanne Van Rockeghem écrit un
article à ce sujet dans le quotidien Le Soir 27, un autre paraît également dans le Brussels
Times 28. Les 10 et 11 novembre 1973, lors de la deuxième journée des femmes en
Belgique, le woe tient un stand où sont vendus des spéculums à Anvers et Bruxelles.
Elles y écoulent également des exemplaires de la traduction de l’ouvrage « Self help
i » et des copies de l’article de Suzanne Van Rockeghem déjà cité. Ces quelques faits
et la vraisemblable traduction de l’ouvrage incontournable « Our bodies, ourselves »
en néerlandais par Lily Boeykens 29 témoignent d’un certain intérêt pour le self help
en Belgique.
L’année 1976 sera un autre moment fort du self help en Belgique. C’est l’année
du « Tribunal international des crimes contre les femmes » qui se tient à Bruxelles.
D’après certaines sources, le self help est l’une des activités annexes au Tribunal qui a
eu le plus de succès. Des féministes de différents pays organisaient des séances trois à
quatre fois par jour, dans différentes langues et pour des groupes hétéros, lesbiens ou
22
Au début de l’année 1973, le docteur Willy Peers est emprisonné pour la pratique des
avortements, ce qui marque un moment de crispation dans la lutte pour la dépénalisation.
23
Lettre du woe à ses membres, 9 octobre 1973, Carhif, woe, dossier k2.
24
Nous ne savons pas au juste combien étaient présentes.
25
Cet appareil sert à vider l’utérus chaque mois, qu’il s’agisse des menstruations ou d’un
début de grossesse, sans appliquer de distinction entre les deux ni envisager une éventuelle
fécondation tant que la femme ne désire pas d’enfants.
26
Coupure de presse du Brussels Times, 25 octobre 1973, Carhif, woe, dossier c3.
27
« Deux Américaines à Bruxelles propagent l’idée de centres de santé pour les femmes »,
Le Soir, 24 octobre 1973, Carhif, woe, dossier k2.
28
L’une des fondatrices du woe, Joan Z. Shore, écrit pour le Brussels Times.
29
Lettre de Sextant demandant à l’une des responsables du woe de lui communiquer le
nom et l’adresse de la femme en Flandre qui traduit « Our bodies, Ourselves » en néerlandais,
1er novembre 1973, Carhif, woe, dossier k2.
spéculum, miroir et identités 149
mixtes 30. A partir de cette année-là, quelques principes du self help font leur chemin
à l’intérieur d’un groupe appelé « Médecine femmes » qui s’inspire directement
de sa philosophie, offrant tant l’occasion d’une réflexion collective sur le sexe des
femmes que des consultations, ouvertes à toutes, par des femmes médecins 31. A partir
d’octobre 1977, de véritables séances de self help se tiennent dans ce groupe, après
un appel aux femmes qui ont déjà été initiées 32. « Médecine femmes » n’a pas laissé
énormément de trace de son activité dans les archives, si ce n’est la régularité de ses
réunions à la Maison des femmes de Bruxelles, renseignées dans le bulletin mensuel
de celle-ci.
30
L. Horton, « Le tribunal international des crimes contre les femmes », in Violence,
Les Cahiers du grif, 14-15, 1976, p. 83-86 ; Crimes Against Women : Proceedings of the
International Tribunal compiled and edited by Diana E. H. Russel and Nicole Van de Ven,
Ed. Les femmes, novembre 1976.
31
La maison des femmes : bulletin mensuel, janvier 1976, s. p.
32
Le bulletin de la maison des femmes, 1er octobre 1977, p. 21.
33
J. Gerhard, « Revisiting « the myth of the vaginal orgasm » : the female orgasm in
American sexual thought and second wave feminism », Feminist Studies, Women and Health,
26/2, 2000, p. 449-476.
150 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique
frileux face aux théories de Freud, tant en France 34 qu’en Belgique 35, il n’empêche que
les principes établis par celui-ci sont bien présents dans les ouvrages de vulgarisation
qui concernent les femmes et leur sexualité diffusés en Belgique dans les années
soixante et soixante-dix 36.
Si la libération sexuelle et l’évolution du modèle du couple conjugal ont mis en
avant l’importance de l’éducation sexuelle et de la sexualité épanouie pour les deux
sexes comme ciment du couple 37, la façon d’envisager la sexualité féminine n’en a
pas été complètement révolutionnée. Les années soixante connaissent une profusion
de livres destinés aux adultes à propos de leur sexualité dans lesquels la femme est
considérée comme entièrement dirigée par sa physiologie et peu intéressée par la
sexualité. L’orgasme (clitoridien ou vaginal) non réalisé au cours de la relation sexuelle
est une menace pour le couple : du fait de sa nature fondamentalement nerveuse, il
laisse la femme dans un équilibre instable qui peut se rompre à tout moment 38. La
frigidité est considérée soit comme une non-acceptation de la féminité, soit comme
une punition inconsciente, par la femme, de l’homme pour sa mauvaise attitude dans
le couple. L’homme est quant à lui vivement critiqué pour son manque de tendresse.
La virilité agressive, présentée comme inhérente à la nature de l’homme, est alors de
moins en moins tolérée. Dans cet ordre d’idées, l’attention du mari est la solution à
presque tout, que celle-ci prenne la forme de préliminaires pour mener son épouse à
l’orgasme, ou qu’il s’agisse de manifester un intérêt pour le quotidien de la femme
au foyer afin d’éviter que, se sentant délaissée ou dénigrée, elle n’aille « s’enfermer »
dans la frigidité 39.
Outre l’ancrage psychologique attribué aux problèmes dits « féminins », la
médecine approche à l’époque le ou la patient(e) comme un « corps objectif », dont les
symptômes peuvent donner au médecin tout ce qu’il a à savoir, sans plus passer par le
malade. Les avancées technologiques de la médecine – analyses, radios, prélèvements,
biopsies et imageries médicales – permettent de scruter le corps en faisant abstraction
34
J. Sédat, « La réception de Freud en France durant la première moitié du xxe siècle. Le
freudisme à l’épreuve de l’esprit latin », Topique, 115, 2/2011, p. 51-68.
35
Voir les articles de L. Di Spurio et Julie De Ganck dans le présent volume.
36
Voir, entre autres, L. Cervantès, Et Dieu créa l’homme et la femme, Paris, Editions
universitaires, Bruxelles, éditions Feuilles familiales, 1961 ; L. Levine et D. Loth, Femmes
modernes et sexualité conjugale, Les éditions de la table ronde, Ambassade du livre à Bruxelles,
1965 (traduit de l’anglais, édition originale, The frigid wife, 1962) ; M. Oraison, Le mystère
humain de la sexualité, Paris, Editions du Seuil, 1966 ; D. Saramon, Le sexe et l’amour, tomes
i et ii, Editions Sodi, 1967 ; Dr H. Michel-Wolfromm, Cette chose-là, Les conflits sexuels de la
femme française, Paris, Grasset, 1970 ; Dr M. Levrier et Dr G. Roux, Dictionnaire intime de la
femme, Privat éditeur, 1970 ; P. Daco, Comprendre les femmes et leur psychologie profonde,
Verviers, Marabout Service « femme », 1975 (au moins cinq rééditions entre 1975 et 1987).
37
A.-C. Rebreyend, Intimités amoureuses : France, 1920-1975, Toulouse, Presses
Universitaires du Mirail, 2008, p. 205-206.
38
Dr N. Lamare, La connaissance sensuelle de la femme, Kapellen Anvers, Ed. Walter
Beckers, 1968.
39
Dr Hélène Michel-Wolfromm, Cette chose-là, Les conflits sexuels de la femme
française, op. cit.
spéculum, miroir et identités 151
40
J.-P. Gaudillière, La médecine et les sciences, xixe-xxe siècles, Paris, La Découverte,
2006, p. 9-10.
41
D. Noltinckx, « Les femmes médecins à Bruxelles (1890 à nos jours) », Sextant,
Femmes et médecine, 3, 1995, p. 166-167.
42
Covert Sex discrimination against women as medical patients by Carol Downer,
5 septembre 1972, Carhif, woe, Dossier e « Avortement. Documentations. Feminist women’s
health Center ».
152 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique
par la démarche de la prise de conscience, considérée par les féministes comme une
méthode scientifique. Les féministes qui pratiquent les groupes de prise de conscience
partent de l’expérience des femmes pour établir le savoir et non le contraire. Dans ce
contexte, la réalité de chacune des femmes est validée scientifiquement et s’impose
comme définition de ce qu’est une femme, prenant la place de ce qui est déjà écrit,
dans le domaine médical ou de la psychologie. L’observation collective crée, selon la
démarche du self help, une donnée scientifique. De cette façon, un certain nombre de
savoirs sont invalidés par l’expérience et de nouvelles données se créent 43.
43
La méthode est particulièrement bien décrite dans M. Murphy, « Immodest
Witnessing... », p. 126-127.
44
Jeanne-Marie Gagnebin (1949), née en Suisse, aujourd’hui professeure de philosophie
et de théorie littéraire à l’Université de Sao Paulo.
45
J.-M. Gagnebin, « Je suis mon corps. Sur un groupe de Self Help », Le corps des femmes,
Les Cahiers du grif, 20, 1978, p. 40-41.
46
« Centre de santé des féministes », février 1973, Carhif, woe, dossier k2.
47
Citée dans J.-M. Gagnebin, « Je suis mon corps. Sur un groupe de Self Help », op. cit.
spéculum, miroir et identités 153
veulent aller au-delà d’un « étiquetage », elles veulent également aller au-delà d’un
« but » : « (...) nous recherchions une connaissance de notre corps qui nous permette de
vivre notre sexualité en intégrant notre fertilité, et non en la refoulant (contraception)
ou en la subissant comme un destin (position de l’Eglise catholique) ».
En effet, outre l’auto-auscultation, la déconstruction de la féminité traditionnelle
passe aussi par la question de l’orgasme et par un rapport différent, non antinomique,
entre enfantement et avortement. Si la pratique, en France et en Belgique, des
avortements hors du milieu hospitalier est rendue possible par la méthode Karman 48
et nécessaire par la loi les interdisant, leur dépénalisation n’est pas le seul enjeu pour
toutes les féministes. A cet égard, le film « Regarde, elle a les yeux grands ouverts » 49
est significatif. Lorsque la loi Veil (autorisant l’avortement par les médecins sous
certaines conditions) vient de passer et que les militantes du Mouvement pour la liberté
de l’avortement et de la contraception (mlac) d’Aix-en-Provence se demandent s’il est
de mise ou non de continuer les avortements « entre femmes », elles posent aussi en
filigrane la question du pouvoir de la médecine et de la séparation de sens et de valeur
entre avortement et accouchement. En effet, la réintégration en milieu hospitalier de
l’avortement, impliquant qu’une femme isolée se retrouve dans un colloque singulier
avec le médecin (contrairement à l’accouchement, expérience positive à laquelle
l’homme est invité à assister), tranche avec une pratique d’interruption de grossesses
simple et pratiquée sans anesthésie avec la participation de l’avortée telle que montrée
dans le film 50. Surtout, dans ce manifeste filmé du mlac, fertilité et contraception
(comme l’écrit Jeanne-Marie Gagnebin) ne sont pas antinomiques. L’avortement est
montré comme une expérience collective et de transmission du savoir entre femmes,
aussi forte et positive que les accouchements, pratiqués eux aussi hors milieux
hospitaliers.
Aussi, la question de la collectivité et de la sortie des limites de l’intime a une
importance fondamentale pour qui étudie la redéfinition d’un modèle d’identité
sexué, construit socialement et dans l’espace public. Dans le texte de Jeanne-Marie
Gagnebin, les femmes qui pratiquent le self help sont à la recherche de leur sexualité
avant toute altération culturelle ou de société (but, pression ou discours) et surtout, en
groupe : « Au-delà de nos manières individuelles et différentes de vivre notre sexualité
nous avons voulu, consciemment ou non, vivre ensemble « quelque chose qui ait à
voir avec notre corps », qui ne soit pas privé, mais à plusieurs, qui ne passe pas par
l’intermédiaire d’un homme ou par le circuit normal/malade de la gynécologie » 51.
Cette recherche et cette découverte n’a pas lieu dans l’intimité d’une salle de bains
ou d’une chambre à coucher, seule face à un miroir. Elle a lieu en groupe et produit
48
Méthode qui consiste à aspirer le contenu de l’utérus à l’aide d’une canule et d’une
seringue.
49
« Regarde, elle a les yeux grands ouverts », Yann Le Masson, 1980.
50
Voir B. Pavard, « Genre et militantisme dans le Mouvement pour la liberté de
l’avortement et de la contraception. Pratique des avortements (1973-1979) », Clio, Histoire,
femmes et sociétés, 29, 2009, p. 79-96. L’article pose notamment la question, concernant
le mlac, de la pratique des avortements conçue comme une redéfinition des frontières du
militantisme et du genre.
51
J.- M. Gagnebin, « Je suis mon corps. Sur un groupe de Self Help », op. cit.
154 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique
un autre langage partagé à plusieurs, ainsi qu’une nouvelle donnée sociale. Le self
help veut produire un nouveau modèle, qui est celui des expériences, et que ces
expériences prévalent sur la définition habituelle de la sexualité féminine. « Produire
un modèle », se « positionner contre », « faire tomber des interdits » ne se fait pas
dans l’intimité. Cette démarche contient en elle l’idée que « l’être femme », ce sont
les femmes qui peuvent le définir. En entreprenant la démarche du self help, elles
se font les auteures d’une des facettes de leur identité, reprennent le contrôle et se
définissent par le même mouvement : « le premier pas vers l’obtention du contrôle
de nos propres corps consiste à abattre les murs de l’ignorance. Les femmes ont été
habituées dans notre société sexiste à examiner leurs corps à travers le crible des
définitions masculines » 52.
52
« Centre de santé des féministes », février 1973, Carhif, woe, dossier k2.
53
A. Kinsey, Le comportement sexuel de la femme, Paris, Editions Amiot-Dumont, 1954 ;
W. Masters et V. Johnson, Les réactions sexuelles, Paris, Laffont, 1967.
54
J. Gerhard, « Revisiting « the myth of the vaginal orgasm » : the female orgasm in
American sexual thought and second wave feminism », op. cit., p. 13.
55
The circle one. Self health Handbook, published by Colorado Springs Women’s Health,
1973, p. 28-29, Carhif, woe.
56
Shere Hite, Le rapport Hite, Paris, Laffont, 1977. Il s’agit d’une enquête sur la sexualité
féminine menée auprès de trois mille femmes, se fondant sur les témoignages et démontrant la
spécificité de l’orgasme féminin. Voir Le bulletin de la Maison des femmes, septembre 1977,
s. p.
spéculum, miroir et identités 155
57
Lettre d’information n° 96, germ, mars 1976, Carhif, Archives Lydia Deveen De Pauw,
dossier 11 « Stukken : groupe d’étude pour la réforme de la médecine 1973-1976 ».
58
Y. Knibiehler, La révolution maternelle : femmes, maternité, citoyenneté depuis 1945,
Paris, Perrin, 1997, p. 148.
59
Ibid., p. 169.
60
I. Löwy, « Le féminisme a-t-il changé la recherche biomédicale... », op. cit., p. 89 et 94.
156 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique
Analyse effectuée par Verta Taylor pour le self help appliqué à la dépression post partum
61
dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. V. Taylor, « Gender and Social Movements :
Gender Processes in Women’s Self-Help Movements », Gender and Society, Special Issue,
Gender and Social Movements, 13/1, part 2, 1999, p. 8-33.
Masturbation, empowerment, jouissance
Le plaisir à soi dans la pornographie féministe et queer
Sevara Irgacheva
1
Empowerment : « autonomisation », « capacitation », processus d’acquisition de
pouvoir. Il s’agit d’un concept utilisé aussi bien en sciences politiques et en sociologie, qu’en
psychologie ou en management. Au niveau individuel, il « réfère à la capacité d’individu à
décider et à contrôler sa propre vie. Il fait appel aux attitudes suivantes, l’estime de soi, la
confiance en soi, la prise de conscience et l’esprit de jugement critique » : S. Diallo Niang,
« L’empowerment comme moyen de contrôle de la sexualité et de la reproduction », in F. Sow,
La recherche féministe francophone : Langue, identités, enjeux, Paris, Karthala, 2009, p. 378.
2
M. Foucault, Histoire de la sexualité, t. i : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
158 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique
L’aveu est une matrice générale régissant la production d’un discours « vrai »
sur le sexe : on ne se limite pas à l’expérience des pratiques sexuelles, on établit
une gradation et une catégorisation de ces pratiques ainsi que des désirs et des
qualités du plaisir. Le sexe doit parler et nous apporter un savoir sur sa « vérité ».
Ce savoir qui procure le pouvoir (le pouvoir lié à la connaissance) s’acquiert en
trouvant « la vérité » du sexe par « l’aveu » 3 du corps. Au sein du régime de la
scienta sexualis, le corps, le sexe et la sexualité sont progressivement médicalisés et
catégorisés : corps féminin hystérisé, pédagogie sexuelle des enfants, régulation des
conduites de procréation, psychiatrisation des pratiques sexuelles jugées déviantes 4.
Le « processus de la modernisation de la sexualité » passe par son étude scientifique.
« L’aveu », cette confession involontaire des vérités corporelles, sera l’élément
principal dans la construction de cette sexualité moderne. Celle-ci est à la recherche
des techniques pour exercer un pouvoir sur les plaisirs dans le but de produire « le
plaisir de la connaissance : le plaisir qui vient de la connaissance des plaisirs ». La
sexualité est placée au centre des discours de pouvoir tels que les structures juridiques,
psychologiques et médicales. Ce pouvoir qui prend le contrôle de la sexualité devient
une source de plaisir.
Le genre pornographique, né en même temps que le cinéma, est un des instruments
de cette quête du savoir-pouvoir. Il s’agit d’un genre dans lequel le spectateur a accès à
« l’invisible » des corps et des organes sexuels que l’œil mécanique permet d’observer,
de scruter 5. C’est un genre qui cherche à provoquer des réactions corporelles
d’excitation. Construite à destination d’un public masculin, faite par les hommes
pour les hommes, la pornographie cherchera à résoudre les « mystères du féminin »,
de son corps et de son plaisir. Le cinéma pornographique est, dès sa naissance, une
construction de discours sur la sexualité en quête de la confession involontaire des
plaisirs du corps, plus particulièrement du corps féminin 6. « La Femme » est présentée
comme celle qui doit éveiller un désir sexuel. Elle incarne la sexualité, pourtant elle ne
peut l’expérimenter pour son propre plaisir et ne peut surtout pas en avoir la gestion et
le contrôle. Les femmes sont soumises au « male gaze » 7, tel que théorisé par Laura
Mulvey : dans un système binaire patriarcal, le masculin est le porteur du regard
objectifiant le féminin. Les hommes regardent les femmes et les femmes se regardent
en train d’être regardées. Elles sont réifiées car la caméra est un outil contrôlé par les
hommes hétérosexuels où leur regard est déterminant. Les femmes sont passives face
au regard actif masculin et sont présentées en tant qu’objet à deux niveaux : celui
du regard du protagoniste masculin ainsi que du spectateur présupposé masculin et
hétérosexuel.
3
La matrice générale régissant la production du discours vrai sur le sexe, cette confession
involontaire par le corps de ses mystères et de ses plaisirs, M. Foucault, Histoire de la sexualité,
op. cit.
4
Toutes les pratiques qui ne permettent pas la reproduction.
5
L. Williams, Hard Core and the Frenzy of Visible, Berkeley, Universty of California
Press, 1989.
6
Ibid.
7
L. Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinéma », Screen, 16/3, automne 1975,
p. 6-18.
masturbation, empowerment, jouissance 159
Le regard que les femmes portent sur elles-mêmes est empreint des fantasmes
masculins et des rôles genrés traditionnels parce que le regard pornographique est
resté un privilège du masculin. Les représentations, les regards posés sur les corps,
le sexe, la sexualité et les significations qu’elles pouvaient contenir ont en effet été
construites à travers des discours produits par des hommes 8. Le sexe féminin est
caché, mystifié et difficile à imaginer. Il induit (notamment dans la psychanalyse
freudienne) la peur de la castration. Le plaisir sexuel féminin est laissé de côté et
son sexe a longtemps été dévalorisé car perçu comme négatif, cauchemardesque. Les
femmes étaient exclues des représentations et de la connaissance de leurs corps, de
leur sexualité, de leur plaisir 9.
La réappropriation féministe
Pourtant, depuis les années quatre-vingt, des représentations pornographiques sont
interrogées et modifiées par les féministes « pro-sexe » 10. Elles ont donné naissance
à une pornographie qui se revendique féministe. A cette époque, le public féminin
commence à se poser en tant que sujet de désir regardant, commence à questionner
toutes les images qui conditionnent et participent à la construction des identités et
des rôles sexuels. La sexualité devient visible, présente, elle existe en dehors de la
chambre à coucher conjugale.
Le droit à la sexualité libre et assumée est un combat féministe important. Les
mouvements de libération, la burgeonning counter-culture embracing free love 11
et l’évolution des techniques de contraception ont fourni aux femmes la possibilité
d’expérimenter leur sexualité sans danger : le risque de grossesse est minimalisé et le
virus du sida n’existe pas. Cette période, où la pornographie devient visible et inclut le
public féminin, va être celle où les mouvements féministes vont se poser la question de
la place et de l’influence du genre pornographique. Elles se confrontent à leur propre
image et à l’image de la sexualité d’une manière nouvelle et remettent en question les
conventions existantes. Après la réappropriation du discours scientifique sur le corps
et la sexualité avec notamment « Our Bodies, Ourselves » 12 et le rapport Hite 13 sur la
sexualité, après la recherche des artistes femmes sur les représentations du corps et de
la sexualité, il était devenu nécessaire d’investir le terrain de la pornographie.
8
L. Williams, op. cit., passim.
9
S. O’Reilly, Le Corps dans l’art contemporain, Paris, Thames and Hudson, 2010 ;
L.S. Chancer, Reconciliable Differences : Confronting Beauty, Pornography and the Future of
Feminism, Berkeley, University of California Press, 1998.
10
Voir au sujet des « sex wars » le chapitre que Julien Servois consacre au post-porn dans
J. Servois, Le cinéma pornographique : Un genre dans tous ces états, Paris, Vrin, 2009.
11
A. McKee, K. Albuty, C. Lumby, The Porn Report, Carlton, Melbourne University
Publishing, 2008, p. 104.
12
Livre sur la santé et la sexualité des femmes originellement produit par « the
Boston Women’s Health Book Collective », par des femmes pour des femmes : http://www.
ourbodiesourselves.org/ (consulté le 7 juin 2013).
13
Etude sur la sexualité publiée en 1976 par la sexologue Shere Hite. Ce rapport a fait
scandale par ses conclusions très éloignées des représentations traditionnelles concernant les
pratiques sexuelles ainsi que la sexualité féminine.
160 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique
14
Il me semble primordial de préciser que je ne me situe pas dans une approche
essentialiste, dans le sens du « féminisme essentialiste ». L’essentialisme biologique étant un
déterminisme qui fixe les hommes et les femmes dans des caractères immuables : les hommes
et les femmes, par leur « nature » différente, auraient des caractéristiques bien définies,
inaliénables et atemporelles. Ceci n’est pas mon approche. Par « femmes », je définis donc les
personnes qui « ont été assignées de sexe féminin à la naissance » en opposition à « homme », et
qui ont choisi d’être et/ou se sentent femmes. Je n’aborde pas dans cet article les représentations
et images des personnes trans car les implications et recherches sont spécifiques et méritent une
étude qui leur appartient.
15
http://anniesprinkle.org/ (consulté le 7 juin 2013).
masturbation, empowerment, jouissance 161
16
http://www.erikalust.com/ (consulté le 7 juin 2013).
17
http://shinelouisehouston.com/ (consulté le 7 juin 2013).
18
L. Williams, op. cit. ; voir aussi de la même auteure, L. Williams (éd.), Porn Studies,
Durham, Duke University press, 2004.
19
A ce sujet, voir par exemple J. Servois, op. cit. ; R. Beauthier, J.-M. Méon, B. Truffin
(éd.), Obscénité, pornographie et censure. Les mises en scène de la sexualité et leur (dis)
qualification (xixe-xxe siècles), Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2010.
20
Notamment, par exemple, T. Taormino, C. Penley, C. Parenas Shimizu, M. Miller-
Young (éd.), The Feminist Porn Book, New York, The Feminist Press at cuny, 2013.
21
S. Irgacheva, Regards féminins dans la pornographie : la réappropriation de la
représentation pornographique et le féminisme pro-sexe, mémoire réalisé sous la direction
d’Olivier Smolders pour l’obtention du titre de Master en Cinéma, Institut national supérieur
des arts du spectacle et des techniques de diffusion de la fédération Wallonie-Bruxelles, 2011-
2012.
162 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique
avec seulement un plan rapproché. Elle commence par dire : « I want us to be alone
and I want to get really really close with you and very very hot together » 22. En créant
une relation privilégiée avec le public, elle transforme la performance du plaisir en
une invitation à partager un moment torride à deux. Elle se couche, commence à
caresser ses cuisses, son sexe et anticipe ce que le spectateur pourrait imaginer en
posant la question « Do you like to see me touching my thighs and my pussy ? Do you
want to see it ? ». C’est précisément ce fait de s’adresser au spectateur qui donne à
la scène son potentiel subversif. Etre capable de parler et d’inclure la personne qui
regarde directement dans l’action transforme l’objet de désir en sujet maître. Au-delà
d’une déconstruction du rapport de regardant/regardé, Annie Sprinkle déconstruit la
passivité du spectateur en lui expliquant le processus de son propre plaisir dont on
ne peut pas ne pas tenir compte. Elle s’approprie le discours sur sa sexualité. La
notion de la masturbation est présentée dans les deux sens. Annie Sprinkle invite le
spectateur « to tingle yourself with me » 23 et exprime le plaisir qu’elle retire de cet
échange des regards : « It feels so good to have you watch », « I want you with me ».
Elle décompose le processus du fantasme en énumérant tout ce qu’elle voudrait sentir
et faire. Par ce dispositif, elle met en lumière la valeur masturbatoire de la scène et
de la pornographie en général, ce but premier qu’on avoue difficilement, dans une
mise en abîme du fantasme pornographique. Elle partage son excitation avec celle
du public, l’une entraînant l’autre. Elle affirme clairement ce qu’elle désire et ce qui
va lui procurer la jouissance en commençant ses phrases par « I want » et « I love ».
Mais se réapproprier le regard sur la sexualité, c’est aussi avoir un vrai, authentique
et intense orgasme maîtrisé et clitoridien 24. Dans l’imaginaire pornographique
traditionnel, le « cum shot » 25 signifie et apporte une preuve visuelle à la jouissance
masculine, tandis que l’orgasme féminin n’est pas représenté si ce n’est par des cris
exagérés et des grimaces qui ne durent que quelques instants très courts. Ici, avec
la tension du corps d’Annie, avec le frémissement de ses muscles, sa jouissance
est évidente et revendiquée. De plus, c’est une des premières scènes à montrer une
éjaculation féminine. Cette éjaculation n’a pas le caractère spectaculaire qu’ont
habituellement les scènes d’éjaculation, ce n’est pas une explosion – « fontaine » –
mais une réaction de jouissance d’un corps féminin non fétichisé.
Annie Sprinkle se positionne d’emblée en tant que femme qui a la maîtrise et
une agency 26 au niveau de la sexualité. Elle est à la fois prédatrice et éducatrice. Et
ce, par sa façon de s’adresser au spectateur : en regardant la caméra et en lui parlant
directement. Se mettre en scène en définissant la manière dont on va voir son désir,
ses fantasmes, sa sexualité dans un rapport de genre performatif : voici la première
étape du travail d’Annie Sprinkle. Dans son film, elle passe du statut d’objet de désir
22
« Je veux qu’on soit seuls, je veux être très très proche de toi et être torrides ensemble ».
23
« Te caresser avec moi ».
24
L’orgasme clitoridien prime ici car la réappropriation du clitoris et du plaisir clitoridien
a une place importante à cette époque. En effet, c’est une réappropriation qui se fait en réponse
à l’opinion encore répandue que l’orgasme vaginal est celui d’une femme mûre et éveillée
sexuellement et que la pénétration est le vrai acte sexuel complet.
25
Plan d’éjaculation masculine externe, également appelé le « money shot ».
26
Capacité d’agir, puissance d’agir.
masturbation, empowerment, jouissance 163
à celui de sujet actif. Et c’est ce sujet actif qui autorise le fait d’être désiré. Annie
Sprinkle se transforme durant ce moment charnière : elle reconnaît être désirée mais
refuse d’être réduite à un objet de désir passif, l’expression de sa sexualité et de son
désir nécessitant d’être excitante pour les autres.
Dans « Sluts and Goddesses », un autre de ses films, Annie Sprinkle s’adresse
directement aux femmes dans une optique de réappropriation de leur sexe. A la suite
d’un atelier sur la sexualité pour les femmes donné par Annie Sprinkle pendant
plusieurs années aux Etats-Unis, elle collabore avec Maria Beatty 27 pour réaliser le
film. Il en résulte un mélange étonnant entre un film pornographique et un manuel
sur la sexualité. Ce projet est expérimental, conceptuel et politique. Annie Sprinkle
s’y positionne en tant qu’artiste travaillant avec la parodie et la déconstruction post-
pornographique, c’est-à-dire une démarche qui passe par la prise de conscience du
fonctionnement de la représentation pornographique, de la réappropriation des codes
et surtout de leur détournement. Ce film propose également de nouvelles approches et
d’autres codes de la sexualité et du genre. Le binarisme des codes masculin/féminin
est brisé, les rôles dans lesquels les femmes sont cloisonnées sont déconstruits. Ainsi,
tout un chapitre est consacré à la découverte corporelle. Onze femmes différentes, de
toutes tailles, formes et âges, entament un voyage de rencontre avec leur corps.
« Sluts and Goddesses » détourne et déconstruit le regard scientifique masculin
qui scrute et médicalise le corps féminin. Cette déconstruction se fait par le biais
des conseils sur l’exploration corporelle, à l’aide des images des organes sexuels
féminins. La scientia sexualis est mise au profit de l’ars erotica. Les performeuses
étudient leur vagin, leur vulve, leur clitoris et observent leur col de l’utérus à l’aide
d’un spéculum. Il est en effet important de connaître son corps et la manière dont il
fonctionne pour être capable de prendre du plaisir. Encore à l’heure actuelle, le corps
féminin et les organes sexuels sont exposés constamment dans la société, mais les
femmes elles-mêmes ne semblent l’explorer que peu et ne connaissent pas entièrement
leur fonctionnement et les zones érogènes 28.
Annie Sprinkle continue de détourner ici l’imaginaire pornographique. En
présentant au spectateur ou à la spectatrice des vulves en gros plan de formes, tailles et
couleurs différentes, elle procède de nouveau à une re-signification du sexe féminin. La
vulve, le vagin dans la pornographie mainstream est ouvert au maximum, on essaie d’y
entrer le plus profondément possible, de « connaître son secret » (dans une recherche
masculiniste de « l’origine du monde », d’une sacralisation de la « différence »).
Annie Sprinkle, quant à elle, désacralise la vulve en la présentant comme une partie
du corps comme une autre, une partie du corps qui est autant sexuelle que le reste
du corps. Annie substitue à la recherche de la « profondeur » et du « mystère » des
27
Maria Beatty est une réalisatrice, actrice et productrice new-yorkaise, basée depuis le
milieu des années 2000 à Paris, de films porno-érotiques lesbiens et queer dans la thématique
du bdsm et Kink. Elle qualifie son travail de « erotic noir » et explore diverses facettes de
la sexualité féminine. Elle possède sa compagnie de production, Bleu Productions : www.
bleuproductionsonline.com (consulté le 7 juin 2013).
28
Quelques enquêtes peuvent être consultées à ce sujet, par exemple celle de Femmes
Prévoyantes Socialistes, http://www.femmesprevoyantes.be/priorites/sexe/Pages/Leclitoris.
aspx (consulté le 7 juin 2013) ou le site http://www.secondsexe.com/ (consulté le 7 juin 2013).
164 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique
29
A. Sprinkle, dans le commentaire du dvd de « Sluts and Goddesses ».
30
Sentiment de bien-être, d’euphorie suite à une activité sexuelle satisfaisante.
31
L. Irigaray, Ce sexe qui n’en est pas un, Paris, Minuit, 1977.
32
M. Wittig, Le Corps lesbien, Paris, Minuit, 1973.
masturbation, empowerment, jouissance 165
femme n’a pas été pénétrée, elle est une « jeune fille » désirable mais qui doit prendre
garde à utiliser son charme avant de devenir une « vieille fille », c’est-à-dire veiller à
ne pas perdre son attrait avant même d’avoir pu devenir une « vraie » femme. C’est
une des raisons pour lesquelles l’homosexualité féminine n’est pas ou peu mentionnée
dans les textes de lois interdisant l’homosexualité 33 ni définie dans aucun texte sacré
(qui interdisent tous l’homosexualité masculine), car les deux pendants féminins non
marqués par le masculin ne peuvent tout simplement pas exister. Le fait de considérer
le lesbianisme en tant que sexualité complète, porteuse de jouissance et de satisfaction
sexuelle et ayant des pratiques concrètes pour y parvenir permet de casser le rapport
de la binarité du genre 34.
Ce film est une part fondamentale de l’héritage érotique féministe. Reconsidérer
les rapports au corps, à la sensualité et à la sexualité, désacraliser des parties du corps et
redonner une vie à d’autres tout en sortant des représentations et rôles figés : c’est bien
la réutilisation et la resignification des outils de construction du plaisir, du masculin
et du féminin, qui est au cœur de l’œuvre. Annie Sprinkle fait partager une nouvelle
version de l’ars erotica à toutes celles qui désirent en savoir plus. Cette version qui
sort de l’économie phallocentriste, presque comme un besoin de se retrouver entre
femmes non marquées par le masculin pour se comprendre et mieux se libérer de la
sexualité oppressante en utilisant les moyens de l’oppression. L’objet de désir a fini
sa transformation en sujet maître de son regard et qui porte un désir à soi. Ce nouveau
sujet se pose la question d’explorer le monde de son point de vue et de transmettre
cette nouvelle façon de vivre la sexualité pour son plaisir. Annie Sprinkle est l’icône
de l’approche Sex-Positive qui a lancé la pornographie féministe.
33
Certains pays, dans un backlash homophobe, ont récemment introduit des peines pour
le lesbianisme : www.ilga.org (consulté le 7 juin 2013).
34
Ces notions ont été développées notamment dans les travaux de Luce Irigaray,
d’Adrienne Rich ou encore de Monique Wittig.
166 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique
35
Le « fondu au noir » est un terme technique qui désigne en cinématographie que la scène
s’assombrit progressivement jusqu’à ce que l’écran devienne entièrement noir.
masturbation, empowerment, jouissance 167
masturbation sont très épurées, dans un décor blanc avec un minimum d’accessoires.
Chaque femme se masturbe à sa manière, les scènes ont un rythme et des énergies
propres. Le discours sur la sexualité et la masturbation fait partie de la vie ordinaire :
par exemple, un des personnages participe à une soirée sex-toys 36 dans laquelle cet
accessoire est aussi anodin qu’un Ipod pour une femme moderne. Le lien créé avec
chaque personne n’enferme pas le spectateur ou la spectatrice dans un rapport voyeur.
Le film est presque conçu comme une recherche sociologique, une interrogation sur
les désirs et fantasmes, les pratiques d’une génération. La masturbation est dès lors
démystifiée, elle est une expression de la sexualité au quotidien.
36
Soirées organisées sur le principe des soirées Tupperware, où une personne invitée à
domicile fait des démonstrations de sex-toys que l’on peut acheter.
37
« Ensemble des technologies qui, opérant de manière hétérogène sur les hommes et
les femmes, produisent non seulement les différences de genre (homme/femme) mais aussi
des différences sexuelles (homo/hétéro, pervers/sain, sado/maso), raciales, corporelles »,
B. Preciado, Testo Junkie, Sexe, Drogue et Biopolitique, Paris, Grasset, 2008, p. 97.
168 un sexe à soi : la réappropriation par la pratique
38
C’est un gode qui se fixe sur le pelvis à l’aide d’un harnais.
39
Genderfucking : le fait de défaire, déconstruire (« to fuck with ») les notions traditionnelles
d’identités de genre et de rôles sexuels.
40
Biohomme : personne assignée de sexe masculin à la naissance, B. Preciado, Testo
Junkie, Sexe, Drogue et Biopolitique, op. cit., passim.
masturbation, empowerment, jouissance 169
Le colloque « Montrez ce sexe que je ne saurais voir ! » qui s’est tenu les 3
et 4 mai 2012 à l’Université libre de Bruxelles était l’occasion d’une collaboration
entre l’unité de recherche transversale sages (Savoirs, Genre et Sociétés), qui réunit
des chercheur(e)s de la Faculté de Philosophie et Lettres, et les Femmes Prévoyantes
Socialistes. Cette collaboration avait pour but de réunir des publics différents mais
également de confronter perspective historique et actualité. Les Femmes Prévoyantes
Socialistes avaient déjà organisé une soirée sur le plaisir féminin et le clitoris, c’est
pourquoi le comité organisateur les a conviées à participer à ce colloque sur les
organes sexuels.
La matinée d’introduction du colloque, constituée de deux conférences,
permettait de questionner nos schémas de pensée et notre manière d’appréhender les
organes sexuels à l’époque contemporaine. Damien Mascret, journaliste et sexologue
français, avait déjà collaboré aux campagnes des Femmes Prévoyantes Socialistes.
Son intervention portait sur « Le sexe féminin dans tous ses états : épilation intime,
nymphoplastie, revalorisation du clitoris ». Sylvie Chaperon, historienne et spécialiste
de l’histoire de la sexualité féminine, a présenté des « Réflexions sur l’histoire
scientifique du clitoris, de l’Antiquité au xxe siècle ». Les fps reviennent ici sur leur
histoire, leur positionnement politique et offrent une analyse de terrain. Ce faisant,
elles contribuent à ce que ce volume de Sextant soit le reflet de l’expérience du
colloque.
La sexualité pour les fps ?
Une question de laïcité, d’égalité et de liberté !
Céline Orban
1
« Montrez ce sexe que je ne saurais voir ! Perspectives historiques sur les organes
sexuels : représentations, régulations sociales et résistances (18e-20e) », organisé les 3 et 4 mai
2012, par l’Unité de recherche tranversale sages (Savoirs, genre et société) à l’Université libre
de Bruxelles.
174 « terrain »
celle de leur(s) enfant(s). La première mission des fps sera « d’assurer la protection
de la mère et de l’enfant en mettant en place un système de couverture sociale, fondé
sur un principe d’assurance volontaire et de solidarité » 2. Grâce à cette assurance
maternelle, les femmes auront droit à des indemnités, à la gratuité de certains soins et
auront accès à une série de services.
A côté de l’organisation de cette assurance, l’objectif des fps était de « lutter contre
l’ignorance » 3 des femmes en matière de santé et d’hygiène. Elles soutiendront ainsi
la mise sur pied de consultations prénatales. Ces consultations avaient pour but tant
de faire passer des tests médicaux aux futures mères et aux bébés que d’informer les
femmes sur les règles d’hygiène, l’alimentation, l’activité physique, l’habillement…
En 1934, les fps ouvriront leurs premières consultations conjugales. Elles y
défendent le droit des parents à avoir des rapports sexuels juste pour le plaisir. C’est
une révolution dans la conception de la sexualité de l’époque, vue uniquement sous
l’angle de la reproduction. L’action des fps prendra la forme de séances d’information
sur la « parenté consciente », prémisses des centres de planning familial, dont le
premier sera créé en 1965. A l’origine, l’activité des centres de planning consistait à
dispenser des conseils et des informations utiles sur la contraception. « Le planning
familial, ainsi défini, devenait l’expression d’une reconnaissance des droits de la
femme à l’égalité puisqu’il lui permettait d’avoir ou de ne pas avoir d’enfant au
moment où elle le décide » 4. Les fps défendront ainsi l’accès et la diffusion de moyens
contraceptifs sûrs ainsi que la dépénalisation de l’avortement.
« Protection de la santé des femmes et maîtrise de la fécondité seront les premières
priorités des fps », rappelle Dominique Plasman, actuelle secrétaire générale des fps.
Si le développement de la contraception et la dépénalisation de l’avortement iront
dans ce sens, le combat des fps pour une sexualité libre n’en demeure pas moins une
préoccupation constante du mouvement. Et pour cause. La sexualité est toujours la
sphère où se cristallise le poids d’une multitude de pressions, traditions et influences.
2
G. Julémont, Femmes Prévoyantes Socialistes. Des combats d’hier aux enjeux de
demain, Bruxelles, éditeur responsable Dominique Plasman, 2008, p. 18.
3
C. Baril in G. Julémont, op. cit., p. 32.
4
G. Julémont, op. cit., p. 127.
5
Les fps sont reconnues en axes 1, 3.2 et 4 du décret du 17 juillet 2003 relatif au soutien
de l’action associative dans le champ de l’Education permanente.
la sexualité pour les fps ? une question de laïcité, d’égalité et de liberté ! 175
ne répond plus à certains préceptes religieux, mais elle ne s’en est pas totalement
débarrassée. Pis, d’autres dogmes ont parfois pris leur place.
6
« Les femmes et la contraception », une enquête de la Mutualité socialiste-Solidaris,
2008, http://www.mutsoc.be (consulté le 26 juin 2013).
7
M.-Th. Coenen, « Regards féministes sur notre vie affective et sexuelle », Santé
conjuguée, 42, 2007, p. 39-51.
8
M. Bozon, « Femmes, hommes et sexualité : rapprochement des parcours et symétrie
durable des expériences », in D. Plasman (éd.), A qui appartient le corps des femmes ?, actes
du colloque, Femmes Prévoyantes Socialistes, 2009, p. 35-42.
9
N. Bajos, M. Bozon, Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris,
La Découverte, 2008.
176 « terrain »
les partenaires » 10. Les hommes compteraient toutes les relations avec qui ils ont
eu une expérience sexuelle ; les femmes ne retiendraient que celles qui ont compté
affectivement. « Elles intériorisent ainsi des attentes sociales contraignantes qui les
poussent à donner d’elles-mêmes une image de personnes sélectives, s’intéressant à
la création de relations ou de couples, plutôt qu’à la sexualité » 11. Aujourd’hui encore,
la sexualité féminine semble interprétée dans le registre de l’affectivité, de la relation,
du don de soi, de la procréation et de la conjugalité ; quand la sexualité masculine
est pensée dans le registre des besoins naturels, du désir individuel et du plaisir. La
vie sexuelle des femmes et des hommes est considérée selon des critères différents,
qui hiérarchisent les partenaires, et que ceux-ci intériorisent. Ce système normatif
fonctionne comme un véritable carcan tant pour les femmes que pour les hommes.
Selon Marie-Thérèse Coenen, présidente de l’Université des Femmes, la soi-
disant libération sexuelle a même entraîné « des violences de plus en plus inquiétantes :
viol collectif, tournante, prostitution forcée, pornographie de plus en plus sadique » 12.
La publicité, internet… renforcent quotidiennement une image stéréotypée de la
sexualité et influencent les comportements privés. L’homme doit être performant, la
femme doit être objet. La « libération » sexuelle nous aurait poussé à « plus de
sexualité » et non à « une sexualité si je le veux, quand je le veux, comme je le
veux » 13. Il est devenu normal et même de bon ton de consommer de la pornographie
et d’exposer publiquement des corps nus dans la presse. Les personnes choquées par
ces transformations sont jugées pudibondes ou ringardes.
On constate donc que « la libération sexuelle a mis d’autres normes en place » 14.
Malgré une ouverture considérable des possibles pour les femmes dans les dernières
décennies, la sphère sexuelle reste, tant dans les représentations que dans les pratiques,
le « bastion d’un inégalitarisme tranquille » 15, pour reprendre l’expression de Michel
Bozon. Cette vision différenciée de la sexualité s’inscrit dans un contexte inégalitaire
plus large, dans lequel le statut d’« homme » est toujours plus enviable que celui de
« femme ». En effet, l’écart salarial entre hommes et femmes est toujours de 10%
toutes catégories confondues. 57,2% des bénéficiaires d’un revenu d’intégration
sociale sont des femmes. Dès soixante ans, le degré de dépendance financière des
femmes est cinq fois plus élevé que celui des hommes. Les femmes consacrent en
moyenne presque treize heures par semaine aux soins et à l’éducation des enfants ; les
hommes près de cinq heures. 87% des victimes de viol sont des femmes.
Sphères sexuelle et sociale sont indissociables. Seuls des changements vers plus
d’égalité dans la sphère sociale pourront entraîner un véritable rapprochement des
10
Ibid., p. 37.
11
Ibid.
12
M.-Th. Coenen, op. cit., p. 50.
13
J. Marquet, « De la libération sexuelle et de l’égalité des sexes », in R. Steichen (dir.),
Différences des sexes et vies sexuelles d’aujourd’hui, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant,
2009, p. 101.
14
L. Leroy, « La sexualité dans les magazines féminins. Libération sexuelle ou technologie
du sexe ? », Changeons les livres, 1989.
15
M. Bozon, op. cit., p. 42.
la sexualité pour les fps ? une question de laïcité, d’égalité et de liberté ! 177
conditions des femmes et des hommes dans la sexualité 16. Force est de constater que
la sexualité n’est pas encore ce havre de liberté, d’égalité et de laïcité que les fps
défendent et revendiquent depuis leur fondation.
16
Ibid.
17
« A qui appartient le corps des femmes ? », 2009.
18
N. Van Erps, « Le sexe, non merci ! La révolution asexuelle, 2011 », http://www.femmes
prevoyantes.be/outils-publication/etudes/Sexualite-corps/Pages/LaRevolutionasexuelle.aspx
(consulté le 12 mai 2013).
19
J. Gillet, « Cachez ce clitoris… : le sexe féminin, tabou de société ? », 2011, http://
www.femmesprevoyantes.be/SiteCollectionDocuments/analyses/2011/plaisir_feminin.pdf
(consulté le 26 juin 2013).
20
Œuvre d’une équipe de chercheurs, menée par Helen O’Connell, professeure d’urologie
à Melbourne. H. E. O’Connell, J. M. Hutson, C. R. Anderson, R. J. Plenter, « Anatomical
relationship between urethra and clitoris », The Journal of urology, 159/6, juin 1998, p. 1892-
1897.
178 « terrain »
Alors que le Viagra existe depuis dix ans, une femme connaissant des problèmes
sexuels est envoyée… en psychothérapie. Parler du clitoris est-il l’un des derniers
tabous sexuels de notre société ?
A travers cette soirée, l’objectif était donc d’informer le public des récentes
recherches autour du clitoris et d’ouvrir le débat sur les raisons de la véritable relégation
médiatique, scientifique et culturelle dont souffre l’organe du plaisir féminin.
Divers intervenants étaient présents afin d’alimenter le débat : Odile Buisson,
gynécologue-obstétricienne en région parisienne, auteure de « Qui a peur du point g ?
Le plaisir féminin, une angoisse masculine » ; Damien Mascret, sexologue, journaliste
et co-auteur de « La revanche du clitoris » – traité analysant les raisons de « l’excision
culturelle » ; Osez le féminisme !, association féministe française qui a mené en 2011
une campagne intitulée : « Osez le clito ! », avec micros-trottoirs, enquêtes, etc. afin
de mesurer le degré de connaissance du grand public sur le plaisir féminin et enfin
Elisa Brune, auteure de « Le secret des femmes. Voyage au cœur du plaisir et de la
jouissance », romancière et journaliste scientifique.
La soirée s’adressait à un public large et varié, mais aussi aux professionnels du
secteur socioculturel, de la santé, de l’éducation permanente, aux centres de planning
familial, aux médecins et personnel médical et paramédical, aux enseignants, etc.
Ce projet s’inscrivait pleinement dans la lutte contre les inégalités entre les femmes
et les hommes, mission prioritaire des fps. Une meilleure connaissance de la sexualité
féminine et une meilleure information autour du plaisir féminin devant permettre en
effet, à plus long terme, une meilleure égalité entre les hommes et les femmes, tout
en contribuant à réduire les stéréotypes de genre potentiellement néfastes pour les
femmes (passivité, attente, etc.).
*
Quatre-vingt-dix ans après la soi-disant libération sexuelle, force est de constater
que l’action des fps est toujours aussi pertinente et importante. Mais où sont ces
fameuses « liberté », « égalité » et « laïcité » ? Aujourd’hui encore, à travers leur
approche de la sexualité notamment, les fps n’ont de cesse de les défendre. Un combat
lancé il y a quatre-vingt-dix ans, encore très actuel, disions-nous…
Conclusions
Julie De Ganck et Vanessa D’Hooghe
Les regards portés sur le sexe, objet de discours féconds et contradictoires, révèlent
les tabous et le statut polémique du sexe visible, disions-nous dans l’introduction.
Force est de constater que c’est toujours le cas. L’actualité du thème du colloque
puis de ce volume de Sextant nous est apparue là où nous nous y attendions le
moins, par le biais de l’affiche. En effet, lorsque la question de la promotion de notre
colloque s’est posée, nous avons longuement réfléchi au support visuel et à l’image
qui en feraient la publicité sur les murs des universités et dans quelques autres lieux
associatifs intéressés de près ou de loin par la problématique. Notre choix s’est porté
sur L’origine du monde, peinte en 1866 par Gustave Courbet (1819-1877). A l’époque
déjà, elle avait fait scandale en raison de son réalisme, qui rivalisait avec celui de
la photographie, et avait connu une histoire mouvementée. Commande d’un riche
diplomate ottoman, elle connut par la suite différents propriétaires dont, en 1955, le
psychanalyste Jacques Lacan qui fit enfermer la toile sous une autre spécialement
conçue à cette occasion. Une histoire d’un tableau « voilé et dévoilé » 1 relevant, selon
le musée d’Orsay, « du paradoxe d’une œuvre célèbre, mais peu vue » 2. A la limite
de l’art et de la pornographie, révélant le double statut du sexe – neutre dans certaines
circonstances autorisées et sulfureux dans d’autres, puis propriété d’un grand nom
d’un domaine de connaissance qui s’est approprié la sexualité comme objet d’étude,
1
G. Delmas, S.-M. Maddesoli, S. Robbe (dir.), Le traitement juridique du sexe, Paris,
L’Harmattan, 2010, p. 8.
2
Voir notice du tableau sur le site du musée d’Orsay, son lieu actuel de conservation : http://
www.musee-orsay.fr/index.php?id=851&L=0&tx_commentaire_pi1%5BshowUid%5D=125
(consulté le 5 juillet 2013) ; T. Savatier, L’origine du monde : histoire d’un tableau de Gustave
Courbet, Bartillat, 2006, p. 176.
180 regards sur le sexe
le tableau nous semblait tout à fait approprié pour communiquer au public un avant-
goût de ce dont serait constitué le colloque. Or, il a choqué autant qu’il a plu.
Les affiches placardées sur les murs de l’Université libre de Bruxelles pour
annoncer la tenue du colloque ont été par deux fois annotées par des passants
anonymes, laissant penser que le sexe féminin peint par Courbet a dérangé. Dans le
premier cas, ce fut la toison poilue du sexe qui choqua, l’une des affiches fut en effet
barbouillée d’un « Elle aurait pu s’épiler », une remarque qui stigmatise la pilosité
pubienne et que l’on pourrait interroger à l’aune de la longue tradition attribuant une
forte puissance sexuelle à la chevelure et à la pilosité féminine 3. Est-ce en raison
de cette puissance ou de normes actuelles en matière d’épilation que la vue du sexe
féminin a provoqué l’effroi ou le dégoût, comme la seconde annotation l’exprime
par l’expression « C’est horrible », pointant d’une flèche le sexe de l’affiche pour
désigner clairement ce que l’auteur(e) du commentaire désignait ? L’affichage de ce
sexe féminin poilu, ouvert et s’offrant à la vue, a posé question selon les espaces et
donc selon les publics qui ont pu le contempler. Le sexe a beau être un objet d’étude
légitime au sein des études de genre, cela ne supprime en rien le caractère choquant
qu’il peut avoir pour beaucoup de personnes, et pas seulement en raison d’un tabou
hérité de la tradition chrétienne. En effet, l’affichage d’un sexe féminin fait aussi
écho aux innombrables représentations de corps féminins affichées et diffusées par
les médias dans l’espace public à des fins commerciales. L’affiche aurait pu apparaître
comme un simple usage publicitaire de plus de ce corps si elle n’avait arboré si
crûment ce sexe sans visage... peut-être est-ce justement son caractère anonyme qui
l’a rendu dérangeant : il s’agirait d’une déshumanisation offensante à l’égard de sa
propriétaire. Mais cette affiche fut également fort convoitée et l’on ne saurait dire si
les exemplaires qui ont été décrochés l’ont été parce qu’ils étaient considérés comme
impudiques et choquants ou pour être jalousement gardés et affichés dans un espace
privé. Pour toutes ces raisons, notre choix d’affiche fut interprété différemment selon
les contextes et les publics, féministes entre autres : tantôt comme une intention de
transgresser positivement le tabou pesant sur le sexe féminin pour l’exposer fièrement à
la vue du public, tantôt comme une réplication problématique de l’usage consumériste
de l’image du corps féminin dans la société contemporaine. L’exposition d’un sexe
masculin sur l’affiche aurait sans nul doute provoqué des discussions sur le statut des
représentations du phallus dans l’espace public. Une autre expérience serait à tenter
pour en connaître la teneur.
Quoi qu’il en soit, celle qui fut la nôtre avec cette affiche témoigne elle aussi,
concrètement, de la complexité des rapports entre le contexte de diffusion et
d’observation des représentations, d’une part, et des identités des personnes désignées
et qualifiées sexuellement par ces représentations, de l’autre. Ces rapports s’établissent,
notamment, à travers les regards. Les effets de ces regards, effectifs ou supposés,
et leurs régulations nous informent sur la manière dont les personnes interagissent
avec les discours qui s’adressent à eux, les qualifient et les catégorisent. Les regards
posés sur le sexe éclairent ainsi également leur positionnement social, déterminé –
3
B. Lançon, M.-H. Delavaux-Roux, Anthropologie, mythologies et histoire de la
chevelure et de la pilosité, Le sens du poil, Paris, L’Harmattan, 2011.
conclusions 181
notamment – par leur inclusion dans un rapport de genre. En suivant Ian Hacking,
nous constatons que les catégories – de genre, de classe, d’âge et de « race » – ne sont
pas de l’ordre du seul discours. Ces catégories sont produites et ont des effets dans la
vie quotidienne. Comme l’écrit Hacking, « la dynamique des classifications se situe là
où se situe l’action » 4. C’est ce qu’il appelle l’effet de boucle. Cette dynamique et son
action ont été recherchées dans ce volume sur le terrain des organes sexuels.
Ce que la mise en commun de ces différents textes nous apprend va bien au-delà
d’un regard qui cheminerait, dans une évolution trompeusement linéaire et constante,
du sexe de l’Autre à un sexe à soi. Après avoir présenté chacun de ces textes au
lecteur, le moment est venu de relever l’interdépendance et le dialogue entre ces deux
entités, résultat de ce fameux effet de boucle, à l’aune duquel il est possible d’éclairer
aussi quelques faux-semblants (notamment une définition moins nette qu’attendue
du collectif et de l’individu) ainsi que certaines dynamiques de genre. Ainsi l’idée de
permanence, de transmission et de perméabilité, bref de continuité qui est en contraste
et en dialogue constant avec l’idée de classification, de découpage et de distinction, en
un mot, de catégorisation.
Continuité et catégorisation
La construction du sexe, du genre et de l’altérité – la femme n’étant qu’un
autre « Autre » – allie en effet sériation, catégorisation mais aussi perméabilité et
transmission. Le retour sur l’histoire de la médecine opéré par Francesca Arena
autour des considérations liées au lait et au sang des femmes depuis le xviie siècle
met en lumière les transmissions, malgré les nouvelles découvertes, des théories
médicales datant d’avant l’époque moderne, passant par les théories humorales, la
médecine de la Renaissance et au-delà, l’auteure y retrouvant même une influence de
la médecine arabe. Cette perméabilité entre les théories scientifiques contribue à la
continuité d’une essence du féminin en s’appuyant sur l’idée d’un corps féminin et de
ses attributs sexuels eux aussi non hermétiques, caractérisés par une porosité doublée
d’une instabilité propices à la contagion, idée qui traverse également l’histoire de
l’étiologie de l’hystérie. Cette caractéristique du corps sexuel féminin, qui nous est
montrée par Francesca Arena au sujet des communications pathogènes entre le sang
et le lait entre le xviie et le xviiie siècle, l’est encore par Julie De Ganck, au xxe siècle,
pour les transmissions entre le milieu, la mère et l’enfant, via un corps perméable à
l’environnement et via son utérus, faisant tous deux des femmes des « organismes
gestateurs pathogéniques » (avec des causes internes et externes – des prédispositions
ou des déterminations – à ce point poreuses que de l’aveu du médecin, elles ne sont
pas toujours dissociables).
Ce corps féminin perméable est néanmoins l’enjeu et le terrain sur lequel les
sciences médicales nouvelles se constituent, en se spécialisant, par l’appropriation
d’un domaine du corps de la femme et de ses maladies, en se distinguant des sciences
qui les précèdent ou avec lesquelles elles cohabitent. En effet, l’absence d’hermétisme
4
I. Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, Paris, La
Découverte, 2001 (traduction de I. Hacking, The Social Construction of What ?, Cambridge,
Harvard University Press, 1999).
182 regards sur le sexe
(d’une nouvelle idée scientifique – qui reprend sous de nouveaux mots une idée plus
ancienne, et du corps de la femme) n’empêche cependant pas, voire est mise au service
du découpage des corps et de la distinction d’une spécialité médicale par rapport à une
autre. Les savoirs et les professions médicales émergentes se constituent, non sans
enjeux de pouvoir et concurrence scientifique, à coup d’établissement de nouvelles
nosographies toujours affinées. Sur la base de la porosité du corps de la femme et
d’une continuité des théories médicales qui se transforment plus qu’elles ne changent,
a lieu une catégorisation des maladies, du corps et des branches de la médecine. Pour
faire un nouveau parallèle avec l’hystérie (provenant elle-même du mot « hustera »
signifiant « matrice », « utérus »), des recherches ont montré que l’épidémie (terme
fort pour une maladie non contagieuse) concorde avec le moment où l’aliénisme,
science en construction, a planté son drapeau sur le territoire de cette maladie aux
contours alors flous, la nommant, la distinguant d’autres maladies et s’en appropriant
les malades 5. Francesca Arena l’énonce dans le présent volume de cette façon : « la
réflexion sur des fonctions féminines liées aux organes sexuels a envahi toutes les
sciences de l’époque, nous montrant à quel point l’histoire des nouvelles sciences est
intimement liée à la recherche d’un nouvelle codification des corps ». Si perméabilité
contraste avec établissement de frontières, celle du corps féminin n’empêche pas la
classification. C’est encore le cas quand Carl von Linné organise le règne animal
autour de la classe spécifique des mammifères et donc des mamelles, faisant d’une
fonction sociale le critère de distinction de toute une classe animale.
L’impact de cette idée d’un corps féminin où les pathologies sont diffuses traverse
le siècle tant et si bien que le self help dans les années soixante-dix dénonce alors
l’alliance entre médecine et psychologie dans le cabinet des médecins (encore trop
souvent masculins), pour lesquels les maux physiques et sexuels des femmes sont
causés par leur nature psychologique, nerveuse et empreinte de passivité sexuelle.
Cette continuité des conceptions du corps féminin est si forte que le self help ou
la pornographie féministe et queer, des pratiques originales de résistance et de
déconstruction des stéréotypes autant que des rejets d’un angle de vue imposé, sont
toujours un dialogue – certes plus musclé, avec les catégorisations de la médecine et,
ensuite, de la sexologie ainsi que de leur mesure des corps.
Ce sexe, diffus (et pathologique) dans le corps de la femme, est aussi diffus
dans la race. Delphine-Peiretti Courtis relève la transmission. Là encore, les poncifs
concernant les noirs africains, soumis à « leurs organes génitaux et pulsions sexuelles »,
traversent « les discours des anciens, les textes bibliques et les récits de voyage » avant
de prendre une ampleur doublée d’un cachet scientifique grâce à la médecine du xixe
siècle. Ce sexe africain, souvent féminin et disproportionné, sert, nous l’avons vu dans
l’introduction, à catégoriser tout en participant à la grande démarche classificatoire
de l’histoire naturelle. Les caractéristiques de ces organes sexuels, en revanche, sont
5
J. Goldstein, « The Hysteria Diagnosis and the Politics of Anticlericalism in Late
Nineteenth-Century France », The Journal of Modern History – Sex, Science, and Society in
Modern France, 54/2, 1982, p. 209-239 ; E. A. Williams, « Hysteria and the Court Physician
in Enlightenment France », Eighteenth-Century Studies, 35/2, 2002, p. 247-255 ; M. S.
Micale, « On the « Disappearance » of Hysteria : A Study in the Clinical Deconstruction of a
Diagnosis », Isis, 84/3, 1993, p. 496-526.
conclusions 183
Collectif et individu
Dans un regard critique récent sur l’historiographie contemporaine de la sexualité,
Eliane Gubin et Catherine Jacques évoquaient les limites du « tout au discours », du
linguistic turn tout en questionnant la possibilité d’une écriture d’une histoire intime
des sexualités, « l’inaccessible étoile » 6. Ce volume de Sextant, s’inscrivant dans une
nouvelle branche de l’histoire des sexualités en dialogue avec les études de genre,
se positionne sur le terrain du corps, de l’objet (qui est aussi un sujet 7), du physique
et de la matérialité. Il s’agit là, peut-être, d’un moyen – à explorer – de dépasser la
6
E. Gubin et C. Jacques, « Construire l’histoire des sexualités. Regards critiques
sur l’historiographie contemporaine », in R. Beauthier, V. Piette et B. Truffin (éd.), La
modernisation de la sexualité (19e-20e siècles), Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles,
2010, p. 212.
7
En effet, dans la théorie de l’effet de boucle de Hacking déjà citée, l’objet de recherche
est aussi un sujet car il peut réagir à sa classification.
conclusions 185
dichotomie et de se placer au-delà du « nœud gordien des écarts entre les normes et les
pratiques » 8 ou du moins, dans un autre rapport entre ces deux entités.
Une histoire des organes sexuels, qui n’est ni exactement une histoire des
sexualités ni exactement une histoire du genre, nous l’avons vu dans l’introduction
historiographique, est en expansion. Loin de la considérer comme la solution qui
réunirait « une histoire culturelle des sexualités, fondée sur les normes, les discours et
les représentations, et une histoire sociale des sexualités, fondée sur les pratiques » 9,
elle est une lucarne qui ramène au concret, aux gestes et aux regards posés sur le
corps autant qu’aux discours, souvent médicaux, qui ont fondé la science du genre. De
nombreux textes de ce volume se placent sur le terrain du physique. Les contributions
d’Amandine Lauro, Laura Di Spurio et Julie De Ganck, font une incursion dans le
cabinet du médecin et observent ses actes. Celles de Vanessa D’Hooghe et Sevara
Irgacheva suivent la main et le regard de certaines femmes sur leurs propres organes
sexuels. Celle de Didier Foucault relève les actes de dissection et d’expérimentation
sur le pénis et Amandine Malivin nous parle de ce rapport physique – innommable
mais pourtant effectif – aux corps morts.
Par ailleurs, nombre de textes interrogent différemment, chacun à leur manière,
ce rapport entre le collectif et le public, d’une part, et l’individu, le privé et l’intime,
de l’autre. Ces pôles sont loin de se distribuer de façon diamétralement opposée, les
premiers dans une histoire des représentations et des discours, les seconds dans une
histoire des pratiques. En effet, revenir à l’organe sexuel et aux gestes posés sur lui
nous montre que l’individu n’est pas forcément tout à fait dissous dans les politiques
de contrôle social et les discours savants.
Parfois, les catégories sont affinées, laissant penser à une relative individualité
qui, correctement analysée, est porteuse de sens. Delphine-Peiretti Courtis montre
que le concept de race noire laisse place à un affinage des poncifs raciaux par ethnie,
dans une relative reconnaissance de la diversité des populations africaines, même si
l’ethnie reste toujours supérieure à l’individu jusqu’au milieu du xxe siècle. En effet,
l’excision concerne toutes les Africaines alors qu’elle ne concerne la femme blanche
que lorsqu’elle est malade, l’idée d’individualité étant – relativement – plus acquise
pour les Européennes que pour les Africaines.
Amandine Malivin étudie l’individualité au-delà de la mort, par l’observation des
actes qui révèlent la sensualité des corps décédés. L’attention au respect de la pudeur
et de l’intimité pour qui entre en contact avec le corps mort (médecin ou embaumeur)
et l’horreur qui entoure les crimes nécrophiles relèvent d’un changement du siècle : la
sépulture individuelle gagne du terrain et les morgues cessent d’être publiques. Le mort
continue de faire partie du corps social, il est « quelqu’un » pour ses proches et donc
pour la société, il possède une intimité. Les voyeurs à la recherche d’émois sexuels
qui arpentent les lieux où les corps morts sont encore visibles – les morgues, mais plus
pour longtemps – choquent les observateurs de l’époque. Par ailleurs, lorsqu’ils sont
menés à la dissection, ces corps morts ne sont déjà plus exactement ceux qui passèrent
sous les mains des médecins étudiés par Didier Foucault. Dans le contexte du xviie
8
Ibid., p. 225.
9
Ibid.
186 regards sur le sexe
siècle en France, l’enjeu est scientifique (et moral lorsqu’il s’agit du pénis) : les
gestes des anatomistes modernes sur les corps morts doivent composer avec le regard
médical non interventionniste de leurs prédécesseurs. Au xixe siècle, alors que « (...)
les sources (...) scrutent, sondent, ouvrent, décrivent et reproduisent massivement les
cadavres et les organes sexuels (morts ou vivants), lorsqu’ils permettent d’aborder
les circonstances d’un crime (viol, infanticide...), de dépister la maladie ou encore de
mettre en lumière norme et altérité », les gestes sur le corps mort doivent composer
avec la notion naissante d’individu et son identité sexuée au-delà du trépas.
Les textes sur le self help et la pornographie féministe et queer donnent à voir un
lien subtil et non évident entre intime et public, individuel et collectif, qui permet de
dépasser les dichotomies en étudiant un sexe à soi qui ne soit pas privé. Dans ces deux
démarches, ce qui semble être ouvertement une tentative d’individualité, une tentative
d’exister par soi face aux représentations, normes et savoirs dominants, est aussi
public et collectif. La pornographie passe par le cinéma et la production d’une image
publique, mais au départ de soi, qui viendrait remplacer les codes masculins existants
et les films où la femme n’est qu’objet d’excitation. Le self help veut remplacer un
stéréotype – appartenant à l’espace public autant qu’au privé – par la multiplicité des
expériences des femmes, dans une démarche collective d’observation de son sexe et
de prise de parole.
Par ailleurs, le regard porté sur soi a besoin du social et du collectif pour
redéfinir les termes d’une relation de genre qui ancre et pérennise la portée et le cadre
d’interprétation des représentations du sexe. C’est un cadre (auquel les femmes n’ont
eu que tardivement accès) où le regard masculin est, a priori, violent et offensant,
alors que le sexe féminin, le « con », est une injure. Dans un cas, c’est le sexe qui
offense le regardant ; dans l’autre, c’est le regard qui blesse le sexe « faible ». La
transformation de la signification attribuée à une image ne saurait donc se suffire
d’une modification de l’image elle-même. C’est la configuration du rapport de genre
produisant les significations qu’il faut modifier. L’usage du miroir dans le self help
matérialise bien cette nécessité. Dans la contemplation de son propre sexe, le miroir
permet la production d’une image qui peut dès lors être apprivoisée et appropriée,
instaurant une nouvelle relation entre la représentation de son sexe, auto-produite,
et soi-même, ouvrant du même coup un espace de reconfiguration de son identité.
Le miroir n’est du reste pas un objet anodin, pas plus que son implication dans des
politiques de reconfigurations identitaires. Le self help serait-il un stade du miroir
féministe ? Dans la pornographie féminine, c’est encore la relation qui est transformée,
tout autant que les représentations. La caméra et la masturbation sont auto-gérées et
incluent la présence d’un regard extérieur qui n’est plus intrusif ou objectifiant, mais
invité selon des modalités qui ne lui appartiennent plus.
Les textes de Julie De Ganck et Laura Di Spurio montrent eux aussi un contraste
intéressant entre le sexe, outil de politique publique au service de la préservation
du corps social et la relative intimité, percée par l’œil des historiennes, du cabinet
de consultation. Les deux textes se basent sur une source, le registre de Fernand
D’Hollander, psychiatre dans un hôpital public. Or cette source offre un regard, à
la fois sur le fonctionnement d’une machine normative qui efface la personne dans
une mise en série noyant l’individualité, et sur une multitude de cas individuels,
conclusions 187
paru aux Editions Le Cri en 2012. Elle a également participé à l’exposition Pas ce soir
chéri(e) ? Histoire de la sexualité aux xixe et xxe siècles (ulb, 2010).
Laura Di Spurio, membre de sages, est aspirante fnrs à l’Université libre de
Bruxelles où elle poursuit une thèse de doctorat en histoire contemporaine sous la
direction de Valérie Piette intitulée « Comment l’adolescence vient aux filles. Structures
d’encadrement et régulations médico-sociales de la sexualité des adolescentes en
Belgique de 1914-1985 ». Son mémoire de master, Le temps de l’amour. Jeunesse et
sexualité en Belgique francophone (1945-1968), est paru aux Editions Le Cri en 2012.
Didier Foucault est professeur d’Histoire moderne à l’Université de Toulouse ii-Le
Mirail. Responsable de l’axe thématique « Santé/société » du laboratoire framespa , il
est directeur de la revue Histoire, médecine et santé et a édité, en 2012, Lutter contre le
cancer (1740-1960) (Ed. Privat). Ses recherches portant également sur les dissidences
radicales à l’époque moderne, il est l’auteur d’une Histoire du Libertinage : des
goliards au marquis de Sade (Ed. Perrin, 2007).
Sevara Irgacheva est diplômée de l’Institut national supérieur des arts du
spectacle (insas), où elle a fait des études de réalisation, écriture et production de
cinéma. Elle a travaillé dans le domaine de la production audiovisuelle pendant deux
ans. Depuis un certain temps, elle s’intéresse aux représentations de la sexualité, des
corps et genres dans les médias, notamment aux représentations pornographiques
ainsi qu’à leurs analyses d’un point de vue féministe.
Amandine Lauro, membre de sages, est chargée de recherches du fnrs à
l’Université libre de Bruxelles. Elle a consacré sa thèse de doctorat aux politiques
du mariage et de la sexualité au Congo belge et s’intéresse aux articulations des
rapports de genre, de race et de sexualité en situation coloniale. Elle poursuit aussi
des recherches sur les stratégies de maintien de l’ordre et de contrôle social dans
l’Afrique coloniale.
Amandine Malivin est docteure de l’Université Paris Diderot-Paris 7. Elle a
soutenu sa thèse intitulée « Voluptés macabres : La nécrophilie en France au xixe
siècle » en 2012, sous la direction de Gabrielle Houbre. Allocataire de recherche de
l’Institut Emilie du Châtelet pour le développement et la diffusion des recherches sur
les femmes, le sexe et le genre de 2009 à 2010, ses recherches portent sur l’histoire de
la mort, du genre et des sexualités. Elle est l’auteure, notamment, de L’article 360 du
Code pénal, ou l’inextricable question de la nécrophilie en droit (dans l’ouvrage Le
traitement juridique du sexe. Actes de la journée d’étude de l’Institut d’études de droit
public sous la direction de G. Delmas, S.-M. Maffesoli et S. Robbe, L’Harmattan,
2010).
Céline Orban est chargée d’études et de projets aux Femmes Prévoyantes
Socialistes. Diplômée de l’Institut de sciences humaines et sociales de l’Université de
Liège (2011), elle s’est intéressée au genre dans le cadre d’un mémoire en sciences
de la population et du développement sur la Retraduction et mise en œuvre du
concept d’empowerment par une agence de développement, la dgd. Céline Orban est
entrée aux Femmes Prévoyantes Socialistes en janvier 2012 où elle travaille sur des
thématiques alliant promotion de la santé et égalité des femmes et des hommes.
liste des auteur(e)s 191
« Terrain »
La sexualité pour les fps ? Une question de laïcité, d’égalité et de liberté !
Céline Orban......................................................................................................... 173
Conclusions
Julie De Ganck et Vanessa D’Hooghe................................................................... 179
Liste des auteur(e)s................................................................................................ 189
Table des matières.................................................................................................. 193
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