MB Antoine

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ANTOINE ET CLÉOPÂTRE

Version française de Michel Bernardy

WILLIAM SHAKESPEARE

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE

Version française de Michel Bernardy


émission sur France-Culture
le 23 novembre 1975
Comédie-Française
réalisation Jacques Reynier

1
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

ACTE I
SCÈNE 1
Alexandrie. Le palais de Cléopâtre.

Entrent DEMETRIUS et PHILON.


PHILON
Non, vraiment, l'engouement de notre général
Dépasse la mesure. Et cet oeil souverain,
Qui, sur les troupes alignées pour le combat,
Brillait naguère autant que Mars, s'abaisse et tourne
Avec adoration servile son regard
Sur un front basané. Ce coeur de capitaine,
Qui, dans les heurts des grands combats, faisait sauter
Les sangles de cuirasse, abdique tout courage
Pour devenir un éventail, un chasse-mouche,
Qui tempère l'ardeur d'une Égyptienne.
Fanfare. Entrent ANTOINE et CLÉOPÂTRE avec ses dames d'honneur et des eunuques
qui l'éventent.
Ils viennent.
Que rien ne vous échappe, et vous verrez en lui
Le troisième pilier du monde transformé
En bouffon de catin. Observez et voyez.
CLÉOPÂTRE
Si c'est bien de l'amour, dis-moi jusqu'où il mène.
ANTOINE
L'amour est un vrai gueux s'il peut se mesurer.
CLÉOPÂTRE
Je veux marquer l'endroit jusqu'où va ton amour.
ANTOINE
Découvre alors un autre ciel, une autre terre.
Entre un serviteur.
LE SERVITEUR
Des nouvelles de Rome.
ANTOINE Il m'agace. Résume.
CLÉOPÂTRE
Écoute-le, Antoine.
Fulvie peut-être est irritée, ou bien, qui sait
Si César, ce blanc-bec, ne t'a pas envoyé
Ses ordres souverains :
« Maîtrise ce royaume, et affranchis cet autre.
Fais-le ou tu encours mon blâme. »
ANTOINE Allons, amour
CLÉOPÂTRE
Peut-être ! Sûrement.
II ne faut pas que vous restiez. C'est un rappel
Qui vous vient de César. Antoine, écoutez-le.
Que veut Fulvie? César plutôt? Que veulent-ils?
Appelez les courriers. Ainsi que je suis Reine,
Antoine, tu rougis, et le sang qui t'anime
Rend hommage à César. Ton front trahit ta honte,
Lorsque Fulvie te réprimande. Les courriers!
ANTOINE
Le Tibre inonde Rome! Et que l'immense voûte
De l'empire s'écroule! Ici j'ai mon espace.
Un royaume est d'argile, et la terre fangeuse
Nourrit l'homme et la bête. Il est noble de vivre
Ainsi que nous vivons, quand deux êtres si proches

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ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

S'unissent comme nous. Sur ce point, je défie


Les hommes de ce monde, et les prends à témoin.
Nous sommes sans pareils.
CLÉOPÂTRE L'admirable mensonge!
Et pourquoi sans amour épousa-t-il Fulvie?
Je ne suis pas aveugle à ton égard. Antoine
Restera ce qu'il est.
ANTOINE Charmé par Cléopâtre.
Pour l'amour de l'amour et de ses douces heures,
Ne gâchons pas le temps à nous chercher querelle.
Nous n'aurons pas une heure à vivre désormais
Sans un plaisir nouveau. Quel sera-t-il ce soir?
CLÉOPÂTRE
Nous recevons les messagers.
ANTOINE Reine ironique,
À qui tout sied si bien : la colère, le rire,
Les pleurs, dont chaque humeur elle-même s'exerce
À se rendre admirable et belle en ta personne!
Je n'écoute que toi. Tous les deux, côte à côte,
Allons, ce soir, flâner en ville et observer
Le peuple et sa façon de vivre. Allons, ma reine.
Vous le vouliez hier.
au serviteur : Ne nous parle de rien.
Sortent ANTOINE et CLÉOPÂTRE.
DEMETRIUS
Antoine a-t-il si peu d'estime pour César?
PHILON
Il arrive, seigneur, quand il n'est plus Antoine,
Qu'il renonce un peu vite à cette dignité
Qui toujours devrait suivre Antoine.
DEMETRIUS Il est navrant
Qu'il donne prise aux calomnies du peuple, qui
Dans Rome fait courir ce bruit. J'ose espérer
Le voir demain mieux disposé. Restez en joie.
Ils sortent

SCÈNE 2.
Alexandrie. Une autre salle du palais.

Entrent ÉNOBARBUS, LAMPRIUS, un devin, RAMNIUS LUCILIUS, CHARMIANE, IRAS,


MARDIAN et ALEXAS.
CHARMIANE
Seigneur Alexas, doux Alexas, excellent Alexas, plus que parfait Alexas, où donc est ce
devin que louiez si fort devant la Reine? Ah! si je pouvais connaître cet époux, qui,
disiez-vous, doit orner ses cornes de guirlandes!
ALEXAS
Devin!
LE DEVIN
Plaît-il?
CHARMIANE
Est-ce cet homme? Est-ce bien vous qui savez tout?
LE DEVIN
Dans le livre infini des secrets de nature
Je lis à ma façon.
ALEXAS
Montrez-lui votre main.

3
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

ÉNOBARBUS
Qu'on prépare un festin, qu'on apporte du vin
Pour boire à la santé de Cléopâtre!
CHARMIANE
Cher seigneur, accordez-moi la bonne fortune.
LE DEVIN
Je ne le puis, mais je prévois.
CHARMIANE
Je vous en prie, prévoyez juste.
LE DEVIN
On vous verra plus tard plus belle que vous êtes.
CHARMlANE
Il parle de mon corps sans doute.
IRAS
Vous vous mettrez du fard quand vous serez vieille.
CHARMIANE
Pas de rides surtout !
ALEXAS
Ne troublez pas ses oracles. Écoutez-le.
CHARMIANE
Chut!
LE DEVIN
Vous aimerez bien plus qu'on ne vous aimera.
CHARMIANE
Ah! plutôt s'enivrer de vin!
ALEXAS
Allons! Écoutez-le.
CHARMIANE
Et maintenant, quelque chose de merveilleux! Que j'épouse trois rois en une matinée,
que je sois trois fois veuve, qu'à cinquante ans j'accouche d'un enfant, à qui Hérode de
Judée rendra hommage. Dis-moi que j'épouserai César Octave, et que je serai l'égale ma
maîtresse.
LE DEVIN
Celle que vous servez, avant vous, doit mourir.
CHARMIANE
Parfait! Mieux vaut vivre longtemps que de manger des figues.
LE DEVIN
Et ce que vous venez de vivre est bien meilleur
Que ce que vous vivrez.
CHARMIANE
C'est que j'aurai pour enfants des bâtards. Combien, je te prie, aurai-je de filles et de
garçons?
LE DEVIN
Si en vous les désirs pouvaient avoir un ventre,
Et vos désirs être féconds, plus d'un millier.
CHARMIANE
L'impertinent! Je pardonne au sorcier.
ALEXAS
Croyez-vous que vos draps soient seuls à connaître vos désirs?
CHARMIANE
Maintenant, viens. Au tour d'Iras.
ALEXAS
Nous voulons tous connaitre notre avenir.
ÉNOBARBUS
Pour moi, ce qui m'attend de meilleur ce soir, c'est de me coucher ivre-mort.
IRAS
Cette main n'a rien écrit que ma virginité.

4
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

CHARMIANE
Comme les crues du Nil sont présages de famine!
IRAS
Allons, vous n'y entendez rien.
CHARMIANE
Ma foi, si une main moite n'est pas signe de fécondité, je ne sais plus me frotter l'oreille.
Je t'en prie, ne lui prédis qu'un destin misérable
LE DEVIN
Vos deux destins sont identiques.
IRAS
Comment cela? Comment? Précise un peu.
LE DEVIN
J'ai dit.
IRAS
Je n'aurai pas un peu plus de chance qu'elle?
CHARMIANE
Si vous en aviez un pouce de plus, où iriez-vous le chercher, ce pouce?
IRAS
Pas au nez de mon mari.
CHARMIANE
Que le ciel nous épargne de penser mal! Approche, Alexas. Son avenir, son avenir! Ah!
qu'il épouse une femme qui ne marche pas droit, je t'en supplie, douce Isis! Et que cette
femme meure, et qu'il en ait une autre pire. Et la suivante pire encore, afin que la pire de
toute le suive en le raillant jusqu'à la tombe, cinquante fois cocu! Bonne Isis, exauce ma
prière, si même tu dois me refuser une chose plus importante. Je t'en supplie, bonne
Isis!
IRAS
Ainsi soit-il! Chère déesse, entends notre prière à tous. Car, si c'est un crève-coeur de
voir un galant homme mal marié, c'est un cuisant chagrin de voir un malotru qui ne soit
point cocu. Aussi, chère Isis, en préservant ta gloire, accorde-lui ce qu'il mérite.
CHARMIANE
Ainsi soit-il!
ALEXAS
Voyez, si elles avaient le pouvoir de me faire cocu, elles se feraient putains pour y
parvenir.
ÉNOBARBUS
Silence! Antoine approche.
CHARMIANE Antoine? Non. La reine.
Entrent CLÉOPÂTRE.
CLÉOPÂTRE
Avez-vous vu mon maître?
ÉNOBARBUS Non, Reine.
CLÉOPÂTRE Il n'est pas là?
ÉNOBARBUS
Non, madame.
CLÉOPÂTRE
Il entendait se réjouir, et, tout à coup,
Il a pensé sans doute à Rome. Énobarbus!
ÉNOBARBUS
Madame?
CLÉOPÂTRE
Allez me le chercher. Où est donc Alexas?
ALEXAS
Madame, ici pour vous servir. Voici mon maître.
CLÉOPÂTRE
Nous ne désirons pas le voir. Allons-nous en.
Sort CLÉOPÂTRE et ses suivantes.

5
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Entrent ANTOINE, un messager et des serviteurs.


LE MESSAGER
Ton épouse Fulvie attaqua la première.
ANTOINE
Mon frère Lucius?
LE MESSAGER
Oui.
Mais ce combat fut bref, et, quelques temps après
Ils s'unirent tous deux pour combattre César,
Mais celui-ci, vainqueur de toute l'Italie,
D'un coup les a chassés.
ANTOINE Il y a pire encore?
LE MESSAGER
Qui relate un malheur en est contaminé.
ANTOINE
S'il s'adresse à un lâche ou à un sot. Poursuis.
Les choses du passé sont mortes. C'est ainsi.
Qui dit la vérité, même en donnant la mort,
Me charme néanmoins l'oreille.
LE MESSAGER Labienus
- Cette nouvelle est rude - avec ses soldats parthes
Progresse vers l'Asie à partir de l'Euphrate.
Son étendard vainqueur recouvre la Syrie
La Lydie, l'Ionie.
Tandis..
ANTOINE Qu'Antoine, veux-tu dire...
LE MESSAGER Oh! monseigneur!
ANTOINE
Parle sans fard. Ne cache rien de ce qu'on dit.
Et donne comme à Rome un nom à Cléopâtre.
Comme Fulvie accable-moi. Blâme mes torts
Avec la liberté qu'un menteur sans vergogne
Peut mettre dans les mots. On se couvre d'orties,
Dès que l'esprit s'endort. En désignant nos fautes,
On sème le bon grain. Laisse-moi un moment.
Sort le messager.
ANTOINE
Et l'homme de Sicyone, où est-il? Parlez donc!
LE PREMIER SERVITEUR
Un homme de Sicyone? Il en est venu un?
LE SECOND SERVITEUR
Il attend vos désirs.
ANTOINE Faites-le donc venir.
Je me dois de briser ces chaînes égyptiennes,
Sinon l'amour me détruira.
Entre un autre messager.
Que voulez-vous?
LE MESSAGER
Ton épouse Fulvie est morte.
ANTOINE En quel endroit ?
LE MESSAGER
À Sicyone.
La cause de son mal et d'autres faits plus graves
Sont consignés ici pour toi.
ANTOINE Laisse-moi seul.
Un grand esprit a fui. Et je le désirais!
Souvent par des mépris on chasse loin de soi

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ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Ce qu'on voudrait garder. Le plaisir d'un moment


Décroît selon le tour d'une roue, et devient
L'inverse d'un plaisir. Qu'elle m'est chère, morte.
Mon bras qui l'a chassée souhaiterait l’étreindre.
Je dois me détacher de cette enchanteresse.
Des milliers de malheurs pires que ceux que j'ai
Naîtront de ma paresse. Holà! Énobarbus.
Entre ÉNOBARBUS.
ÉNOBARBUS
Que désirez-vous, seigneur?
ANTOINE
Il me faut fuir d'ici.
ÉNOBARBUS
Toutes nos femmes vont en mourir! Nous voyons bien qu'un manque d'attention leur est
fatal. Si elles doivent subir notre départ, c'est leur arrêt de mort.
ANTOINE
Il faut que je m'en aille.
ÉNOBARBUS
Si l'urgence l'exige, laissons mourir ces femmes! Ce serait pourtant dommage de les
quitter pour rien. Encore qu'entre elles et une grande cause il faille les compter pour rien.
Si Cléopâtre en apprend la moindre chose, elle meurt sur-le-champ. Je l'ai vue vingt fois
mourir pour des raisons moins graves. Je crois qu'elle puise dans la mort une énergie qui
la satisfait comme l'amour, tant elle met d'ardeur à mourir.
ANTOINE
Sa ruse défie l'imagination humaine.
ÉNOBARBUS
Hélas! non, seigneur. Ses passions ne sont faites que de la fleur du pur amour. On ne
peut appeler soupirs et larmes ses bourrasques et ses ondées. Ce sont des ouragans et
des tempêtes qu'un almanach ne peut enregistrer. Il ne s'agit pas de ruse pour elle, mais
plutôt elle se transforme en pluie comme Jupiter.
ANTOINE
Que ne l'ai-je jamais vue!
ÉNOBARBUS
Ah! seigneur, vous auriez négligé de voir un étonnant chef d'oeuvre, et, sans cette vision
céleste, votre voyage eût manqué ce butin.
ANTOINE
Fulvie est morte.
ÉNOBARBUS
Seigneur?
ANTOINE
Fulvie est morte.
ÉNOBARBUS
Fulvie?
ANTOINE
Morte!
ÉNOBARBUS
Eh bien! seigneur, offrez aux divinités un sacrifice pour implorer leur grâce. Quand il plaît
aux dieux de rendre veuf un homme, il reconnaît qu'ils sont les tailleurs du genre
humain, qui trouve là son réconfort. Quand les vieilles robes sont usées, il reste assez
d'étoffe pour en confectionner d'autres. Si Fulvie était la seule femme au monde, la perte
pour vous serait grande, et votre cas lamentable. Mais une compensation couronne ce
chagrin. Une jeune parure remplace une vieille robe.En vérité un oignon provoque plus
de larmes que ce deuil n'en suscite.
ANTOINE
Les incidents qu'elle a provoqués à Rome y requièrent ma présence.
ÉNOBARBUS
Les incidents que vous avez provoqués ici requièrent aussi votre présence. Et surtout

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ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Cléopâtre qui dépend entièrement de vous.


ANTOINE
Ne parlons pas en vain. Que tous nos officiers
Sachent notre dessein. Je vais entretenir
La Reine des raisons de ce départ hâtif,
Et faire mes adieux. Ce n'est pas seulement
La perte de Fulvie, ni des soucis plus graves
Qui me font obéir, mais j'ai reçu des lettres
De mes nombreux amis, conspirateurs à Rome,
Qui me réclament auprès d'eux. Sextus Pompée
A jeté un défi à César. Il commande
Aux flottes de la mer. Le peuple versatile
Qui reconnaît trop tard les hommes de valeur,
Quand ces hommes sont morts, commence à reporter
La gloire de Pompée ainsi que son mérite
Sur son fils, qui, puissant par le nom et la force,
Plus puissant par l'ardeur et l'âpreté, s'impose
Comme le premier chef, et, s'il gagne en prestige,
Tout l'univers est menacé. Des choses couvent
Comme un crin de cheval dans un marais prend vie,
Et se change en serpent. Va transmettre nos ordres
À nos subordonnés. Dis-leur que nous voulons
Nous en aller d'ici au plus vite.
ÉNOBARBUS J'y cours.

SCÈNE 3.
Une autre salle du palais.

Entrent CLÉOPÂTRE, CHARMIANE, ALEXAS et IRAS


CLÉOPÂTRE
Mais où est-il?
CHARMIANE Je ne l'ai pas revu depuis.
CLÉOPÂTRE à Alexas
Allez voir où il est, avec qui, ce qu'il fait,
Sans pourtant me trahir. Si vous le voyez triste,
Dites-lui que je danse, et, s'il se réjouit,
Que je me trouve mal. Et revenez bien vite.
Sort ALEXAS.
CHARMIANE
Madame, à mon avis, malgré vos sentiments,
Vous ne connaissez pas le secret d'obtenir
De lui pareil amour.
CLÉOPÂTRE Que puis-je faire d'autre?
CHARMIANE
Ne le contrariez pas. Laissez-lui le champ libre.
CLÉOPÂTRE
Le sot conseil! C'est le moyen pour qu'il m'échappe.
CHARMIANE
Ne le provoquez pas. Ayez plus d'indulgence.
On finit par haïr qui trop souvent nous blesse.
Antoine vient ici.
Entre ANTOINE.
CLÉOPÂTRE J'ai mal, et je languis.
ANTOINE
J'ai regret de vous dire ici mes intentions.
CLÉOPÂTRE
Emmène-moi, Charmiane, ou sinon je défaille.

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ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Cela ne peut durer. Les forces de mon âme


Me manqueraient soudain.
ANTOINE Qu’est-ce, adorable Reine...
CLÉOPÂTRE
N'approchez pas, de grâce.
ANTOINE Et pour quelles raisons?
CLÉOPÂTRE
Je lis dans vos regards une bonne nouvelle.
Que vous dit votre épouse? Allez, vous êtes libre.
Que n'a-t-elle empêché votre départ de Rome!
Qu'elle ne dise pas que je suis une entrave.
Je n'ai sur vous aucun pouvoir. Elle a votre âme.
ANTOINE
J'en atteste les dieux!
CLÉOPÂTRE Jamais on ne vit Reine
Si hautement trahie! Au début cependant,
J'ai vu la trahison nous suivre.
ANTOINE Cléopâtre.
CLÉOPÂTRE
Comment pourrais-je croire à votre amour pour moi,
Même en prenant les dieux à témoin dans le ciel,
Quand vous avez trahi Fulvie? Ah! je fus folle
De m'être assujettie à vos serments trompeurs,
Que vous brisez l'instant d'après.
ANTOINE Reine suave.
CLÉOPÂTRE
Ne cherchez pas d'excuse à votre esprit de fuite.
Mais dites-moi adieu. Quand vous vouliez rester,
Vous pouviez me parler, car vous ne partiez pas.
L'éternité régnait sur nos yeux, sur nos lèvres,
L'extase sur nos fronts. Le moindre élan de vie
Nous égalait aux dieux. Et tout cela demeure,
À part toi, le plus grand des conquérants du monde,
Plus grand par le mensonge.
ANTOINE Allons, je vous en prie.
CLÉOPÂTRE
Que ne suis-je aussi grande, afin de te montrer
Quel coeur est en Égypte!
ANTOINE Écoutez-moi, ma Reine.
Les instances de l'heure exigent pour un temps
Notre présence à Rome. Et cependant mon coeur
Demeure ici pour vous servir. Notre Italie
Brandit ses glaives éclatants. Sextus Pompée
Approche chaque jour des environs de Rome.
Les deux pouvoirs rivaux, qui s'égalent en force,
Engendrent des factieux. Les bannis d'autrefois
Gagnent des sympathies. Pompée, hier proscrit,
Que le nom de son père honore, s'insinue
Dans le coeur de tous ceux qui n'ont pas eu leur gloire
Sous ce gouvernement. Et leur nombre grandit.
Le calme a trop duré. Tous voudraient en guérir
Par quelque changement tragique. Et, quant à moi,
Quant au motif de mon départ, rassurez-vous.
C'est la mort de Fulvie.
CLÉOPÂTRE
Peut-être suis-je folle en dépit de mon âge,
Mais c'est par candeur d'âme. Ainsi Fulvie est morte?

9
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

ANTOINE
Elle est morte, ma Reine.
Jette un regard sur ce papier, tu apprendras
La révolte qu'elle a soulevée, et, plus loin,
Où et quand elle est morte.
CLÉOPÂTRE Ô trop perfide amant!
Où sont les vases saints que tu devrais remplir
De larmes de chagrin? Je vois bien, je vois bien,
Par cette mort, comment tu pleureras la mienne.
ANTOINE
Ne me querellez plus, mais apprenez plutôt
Les intentions que je médite, ou abandonne
Au gré de vos souhaits. Par l'astre incandescent
Qui donne vie au Nil, tu vois partir d'Égypte
Un guerrier tout à toi, qui combat ou apaise
Au gré de ton humeur.
CLÉOPÂTRE Délace-moi, Charmiane.
Non, laisse. Au même instant, je meurs et je renais
Comme l'amour d'Antoine.
ANTOINE Épargnez-moi, ma Reine.
Rendez à cet amour justice qui atteste
Une affaire d'honneur.
CLÉOPÂTRE Fulvie avait raison.
Détourne ton visage, et pleure sur sa mort.
Puis fais-moi tes adieux, et dis-moi que ces larmes
S'adressent à la reine. Allons, la scène est à jouer
De sincérité feinte, afin qu'elle paraisse
Conforme à ton honneur.
ANTOINE Ne me déchirez pas.
CLÉOPÂTRE
Vous pouvez faire mieux, mais cela peut suffire.
ANTOINE
Je jure par mon glaive...
CLÉOPÂTRE Et mon casque! Il progresse.
Mais il peut mieux encore. Ah! Charmiane, regarde
Cet Hercule romain, qui devient, sous tes yeux,
Superbe en sa fureur.
ANTOINE
Madame, je vous quitte.
CLÉOPÂTRE Un mot, noble seigneur.
Nous devons nous quitter, vous et moi. Je veux dire :
Nous nous sommes aimés, vous et moi. Ou plutôt...
Vous le savez trop bien. Ce que je voulais dire...
Oh! je perds la mémoire ainsi que mon Antoine.
Tout m'abandonne ici.
ANTOINE Si vous n'étiez pas Reine
Aussi des insensés, alors je vous croirais
Vous-même une insensée.
CLÉOPÂTRE Épuisante est la charge
D'une telle folie aux approches du coeur,
Qui bat en Cléopâtre. Excusez-moi, seigneur,
Puisque je dois mourir d'un amour insensé,
Qui répugne à vos yeux. Votre honneur vous rappelle.
Soyez donc sourd et sans pitié pour ma folie.
Et que les dieux soient avec vous. Que votre glaive
Se couvre de lauriers, et qu'une douce gloire
Éclaire tous vos pas.

10
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

ANTOINE Allons, il faut partir.


Le temps s'attarde et fuit au gré de nos adieux.
En demeurant ici, tu pars avec mon coeur
En m'éloignant d'ici, je reste dans ton coeur.
Partons.

SCÈNE 4.
La maison d'Octave César à Rome.

Entrent OCTAVE CÉSAR, lisant une lettre, LÉPIDE, et des comparses.


OCTAVE, une lettre à la main
Vous le voyez, Lépide, et en êtes instruit.
Ce n'est pas chez César un vice naturel
De haïr son rival. Voici d'Alexandrie
Des nouvelles de lui. Il pêche, boit, et perd
En ripailles ses nuits. Autant il est plus femme
Que Cléopâtre, autant la Reine des Lagides
Est plus homme que lui. Il donne à peine audience,
Dédaigne ses amis. Vous admettez que c’est
Un homme qui résume à lui seul les défauts
Du genre humain.
LÉPIDE Je ne crois pas qu'ils soient
Assez nombreux pour altérer ses qualités.
Les défauts sont en lui comme les feux du ciel
Que la nuit fait briller. Ils sont héréditaires.
Loin de les cultiver, il ne fait que subir
Ce qu'il n'a pas choisi.
OCTAVE
Quel excès d'indulgence! Admettons qu'il ne soit
Pas grave de se perdre au lit des Ptolomées,
De s'offrir des plaisirs en disposant de sceptres,
De s'enivrer à table accompagné d'esclaves,
De tituber en pleine rue, et d'accueillir
D'ignobles débauchés. Disons qu'il peut le faire.
Et son tempérament doit être assez robuste
Pour endurer de tels excès! Pourtant Antoine
Ne peut s'absoudre de ses torts, car nous portons
Le poids de ses légèretés. S'il occupait
Le temps de ses loisirs à la concupiscence,
Son corps sursatisfait, ses membres et ses os
L'en puniraient bientôt. Mais gaspiller un temps,
Où le canon lui parle au milieu des plaisirs
Des intérêts de Rome, est chose impardonnable
Autant qu'aux jeunes gens dont le savoir est mûr,
Qui, sacrifiant l'esprit aux plaisirs d'un moment,
Sont sourds à la raison.
Entre un messager.
LÉPIDE Voici d'autres nouvelles.
LE MESSAGER
Tes ordres sont exécutés. D'une heure à l'autre,
Tu connaîtras, puissant César, tous les détails
De ce qui s'est passé. Pompée règne sur mer.
Il semble apparemment qu'il soit aimé de ceux
Qui redoutaient César. Les ports de ce pays
Regorgent de factieux, et la rumeur estime
Que Pompée doit régner.

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ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

OCTAVE J’aurais dû le prévoir.


Il nous fut enseigné, dès l'âge le plus tendre,
Qu'on ne désire plus le chef qu'on s'est choisi,
Et que l'homme en disgrâce, ignoré de son temps,
Se fait aimer, absent. L'opinion populaire
Est comme une bouée abandonnée aux vagues,
Qui va et vient au gré des courants incertains,
Et qui pourrit sur l'eau.
LE MESSAGER Encore un mot, César.
Ménécrate et Ménas, ces deux fameux pirates,
Ont asservi la mer, que l'on voit sillonnée
Par leurs nombreux vaisseaux. Ils font des incursions
Sur notre territoire, et les peuples des côtes
Blémissent de frayeur. La jeunesse s'insurge.
Aucun bateau ne prend la mer, sans qu'aussitôt
Il ne soit pris. Pompée par son nom fait plus peur
Que s'il avait livré bataille.
OCTAVE Marc-Antoine,
Renonce à tes orgies. Souviens-toi de naguère,
Où, chassé de Modène, après avoir tué
Les deux consuls, Hirtius et Pansa, tu as fui
Pour endurer la faim, et tu l'as combattue
Sans pourtant la connaître avec une patience
Plus grande qu'un sauvage, et tu as même bu
L'urine des chevaux et les eaux corrompues,
Qui répugnaient aux animaux. Tu as goûté
Les fruits ingrats des arbrisseaux, couverts d'épines,
Et, comme un cerf, lorsque les prés sont blancs de neige,
Dans les Alpes, tu t'es nourri d'écorces d'arbres.
Tu as même mangé, paraît-il, de la viande
Que l'on ne pouvait voir sans défaillir. Cela
Qui blesse ta pudeur, si je te le rappelle,
Tu as su l'endurer en soldat, et ta joue
N'a même pas maigri.
LÉPIDE Quelle chute est la sienne!
OCTAVE
Que bientôt le remords
Nous le ramène à Rome. Il est temps pour nous deux
D'engager le combat, et, pour le préparer,
Réunissons notre conseil. Sextus Pompée
Tire profit de nos retards.
LÉPIDE Demain, César,
Je crois pouvoir précisément vous renseigner
Sur ce dont je dispose en soldats et navires
Pour faire face à tout danger.
OCTAVE Bien. D'ici là,
Je vais en faire autant. Adieu
LÉPIDE
Adieu, seigneur. Si entre temps vous apprenez
Qu'une révolte éclate, alors, je vous en prie,
Faites-le moi savoir.
OCTAVE N'en doutez pas, seigneur.
Je connais mes devoirs.

12
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

SCÈNE 5.
Alexandrie. Le palais de Cléopâtre.
CLÉOPÂTRE
Charmiane!
CHARMIANE
Madame?
CLÉOPÂTRE
Oh! Oh!
Abreuve-moi de mandragore.
CHARMIANE À quelle fin?
CLÉOPÂTRE
Pour trouver le sommeil durant cet intervalle
Où Antoine est absent.
CHARMIANE Vous pensez trop à lui.
CLÉOPÂTRE
C'est une trahison!
CHARMIANE Je ne crois pas, madame.
CLÉOPÂTRE
Mardian! Approche, eunuque.
MARDIAN
À quoi puis-je servir?
CLÉOPÂTRE
Ce n'est point pour chanter. Je n'ai que peu de goût
Pour la voix d'un castrat. Il est heureux pour toi
Que, châtré, tes pensées soient libérées de tout,
Et ne fuient point l'Égypte! Aurais-tu des passions?
MARDIAN
Oui, madame.
CLÉOPÂTRE
Vraiment?
MARDIAN
Sans les concrétiser, car je ne puis rien faire
Que ce qui est vraiment honnête envers les femmes.
Pourtant j'ai des passions si fortes que je pense
Au combat de Vénus et de Mars.
CLÉOPÂTRE Ô Charmiane,
Où penses-tu qu'il soit? Est-il debout? Assis?
Est-ce qu'il marche? Ou bien est-il sur son cheval?
Heureux cheval qui porte ainsi le poids de mon Antoine!
Ô cheval, sois vaillant, car sais-tu qui tu portes?
C'est le demi-Atlas de l'univers, c'est le bras,
Le fleuron du genre humain. Peut-être il parle
Ou il murmure : « Où est mon serpent du vieux Nil ? »
C'est ainsi qu'il m'appelle. Et je m'enivre ici
De ce poison si délicieux. Penser à moi
Dont la peau est bronzée aux rayons de Phébus,
Et ridée par les ans? César au vaste front,
Quand tu conquis ce territoire, alors j'étais
Une prise royale. Et le fameux Pompée,
En arrêt devant moi, contemplait mon visage,
Comme si ses regards jetaient l'ancre, et mouraient
En contemplant sa vie.
Entre ALEXAS.
ALEXAS Je te salue, Égypte!
CLÉOPÂTRE
Que tu es loin de ressembler à Marc-Antoine!
Mais, venant de sa part, on dirait qu'un remède

13
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

A doré ton visage.


Comment va maintenant mon vaillant Marc-Antoine?
ALEXAS
Reine, son dernier geste
Fut de couvrir et de couvrir de ses baisers
Cette perle. Et mon coeur est plein de ses paroles.
CLÉOPÂTRE
Déverse-les en moi.
ALEXAS « Cher ami, me dit-il,
Dis qu'un vaillant Romain fait don à l'Égyptienne
Du trésor de cette huître, et qu'un jour, à ses pieds,
Pour orner ce présent, il désire incruster
De royaumes son sceptre, afin que l'orient
L'appelle impératrice. » Et il m'a salué,
Puis il a enfourché un cheval intrépide,
Qui se mit à hennir si fort que ma réponse
Ne fut pas entendue.
CLÉOPÂTRE Était-il triste ou gai?
ALEXAS
Comme un jour d'équinoxe entre les deux solstices
D'hiver et de l'été, aussi peu gai que triste.
CLÉOPÂTRE
Quel équilibre a son esprit! Tu le vois bien,
Charmiane, tu le vois, cet homme, tu le vois :
Sans tristesse, voulant rester brillant pour ceux
Qui se réglaient sur lui, ainsi que sans gaîté
Pour faire entendre à tous qu'il laissait sa mémoire
Et sa joie en Égypte. Entre deux sentiments.
Ô céleste suspens! Que tu sois triste ou gai,
L'intensité de ta passion doit t'animer
Plus que tout être au monde. As-tu vu mes courriers?
ALEXAS
Oui, madame, j'ai vu des courriers par vingtaines.
Mais pourquoi si nombreux?
CLÉOPÂTRE S'il naît un homme un jour
Où je n'écrirai point de lettre pour Antoine,
Qu'il meure misérable. Apporte-moi de l'encre.
Merci à toi, bon Alexas. Ai-je, Charmiane,
Autant aimé César?
CHARMIANE L'intrépide César!
CLÉOPÂTRE
Je te serre le cou si tu le loues encore!
Dis : « L’intrépide César ».
CHARMIANE Ô le vaillant César!
CLÉOPÂTRE
Mais, par Isis, je te ferai saigner les lèvres
Si tu oses deux fois comparer à César
L'homme unique entre tous.
CHARMIANE Daignez me pardonner.
Je fredonnais un air ancien.
CLÉOPÂTRE De ma jeunesse!
Quand j'étais si naïve, ignorant la passion.
Rappeler mes propos! Allons-nous-en! Partons.
De l'encre et du papier.
Il aura chaque jour un message de moi,
Dussé-je dépeupler l'Égypte.

14
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

ACTE II
SCÈNE 1
Messine. La maison de Pompée.

Entrent POMPÉE, MÉNÉCRATE et MÉNAS.


POMPÉE
Si les dieux font justice, ils secondent toujours
Les hommes de justice.
MÉNÉCRATE Apprenez, grand Pompée,
S'ils diffèrent d'agir, qu'ils ne nous gênent pas.
POMPÉE
Et, tandis qu'à leurs pieds nous les prions, l'objet
De leurs prières meurt.
MÉNÉCRATE Et nous, dans l'ignorance,
Nous réclamons ce qui nous nuit, mais les dieux sages
Par leur refus, font notre bien, et nous gagnons
À désirer en vain.
POMPÉE Tout ira bien pour moi.
J'ai l'amour des Romains, la mer en mon pouvoir.
Ma puissance s'accroît. Mon espoir me prédit
Qu'on la verra grandir encor, car Marc-Antoine
Fait bombance en Égypte, et n'entreprendra pas
De guerre en ce pays. César entasse l'or,
Et perd l'amour du peuple. Et Lépide les flatte,
Flatté par tous les deux. Mais il n'en aime aucun,
Et aucun d'eux ne l'aime.
MÉNAS Or César et Lépide
Ont levé des soldats qui vont livrer bataille.
POMPÉE
Qui vous en a parlé? C'est faux.
MÉNAS Silvius, seigneur.
POMPÉE
Il rêve. Je sais bien qu'ils sont ensemble à Rome
Pour y attendre Antoine. Ô charmes de l'amour,
Donnez à Cléopâtre une lèvre plus douce!
Par la beauté, par la magie, et par luxure,
Retenez-le captif au milieu des plaisirs,
Enfumez-lui l'esprit, que tout l'art d'Épicure
Le tienne en appétit par des piments nouveaux,
Qu'il mange et dorme, afin que plonge son honneur
Dans le silence du Léthé!
Entre VARRIUS. Eh bien, Varrius?
VARRIUS
Il n'est rien n'est plus sûr que ce présent message :
À Rome on sait que Marc-Antoine incessamment
Doit arriver. Depuis qu'il a quitté l'Égypte,
Il aurait pu aller plus loin.
POMPÉE Cette nouvelle
N'est pas pour me charmer. Je n'imaginais pas
Que ce goinfre d'amour aurait repris son casque
Pour ce combat mesquin. Sa valeur militaire
Est de loin la plus grande. Il nous faut donc avoir
Haute estime de nous, puisque notre menace
Parvient à arracher des bras de l'Égyptienne
Ce débauché fameux.
MÉNAS Je n'ai pas dans l'idée
Qu'Antoine et que César s'accordent volontiers.

15
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

La femme du premier a outragé César.


Son frère aussi l'a combattu, sans que pourtant
Antoine l'ait voulu.
POMPÉE Je ne sais pas, Ménas,
Si les inimitiés s'aggraveront entre eux.
Si nous n'étions pas là pour les combattre tous,
On les verrait bientôt se quereller l'un l'autre,
Car ils ont tous les trois des griefs suffisants
Pour en venir aux mains. Jusqu'où nous craignent-ils
Pour cimenter leurs divisions et aplanir
Leurs différents? Nous n'en avons aucune idée.
Les dieux feront ce qu'ils voudront. Pour demeurer
En vie, il nous faudra la force de nos bras.
Suis-moi, Ménas.

SCÈNE 2
Rome. La maison de Lépide.

Entrent ÉNOBARBUS et LÉPIDE.


LÉPIDE
Mon cher Énobarbus, c'est un acte louable,
Vraiment digne de vous, d'engager votre chef
À parler calmement.
ÉNOBARBUS Je vais lui conseiller
De rester tel qu'il est. Et, si César l'irrite,
Antoine par-dessus la tête de César
Lui parlera ainsi que Mars. Par Jupiter,
Quand on a une barbe aussi belle qu'Antoine,
On ne la rase pas.
LÉPIDE Le moment convient mal
Aux querelles privées.
ÉNOBARBUS Tous les moments sont bons
Pour vider un débat que le moment fait naître.
LÉPIDE
On fait fi des griefs lorsqu'un danger menace.
ÉNOBARBUS
Pas s'ils l'ont précédé!
LÉPIDE Vous êtes impulsif.
N'attisez pas le feu de leurs rancoeurs. Voici
Antoine qui approche.
Entrent ANTOINE et VENDITIUS.
ÉNOBARBUS Et César vient aussi.
Entrent OCTAVE, MÉCÈNE et AGRIPPA.
ANTOINE
Si tombons d'accord, nous combattrons les Parthes.
Écoute, Ventidius.
CÉSAR Je n'en sais rien du tout,
Mécène. Interrogez Agrippa.
LÉPIDE Chers amis,
Un grand dessein nous réunit, aussi faut-il
Que rien ne nous divise. Et ce qui nous sépare
Sera traité d'un coeur serein. Car à vider
Par trop d'ardeur un différent, on assassine
Celui qu'on veut guérir. Ainsi, nobles confrères,
D'autant que c'est moi-même ici qui vous en prie,
Ne touchez aux points vifs qu'avec délicatesse,
Sans rien envenimer entre vous.

16
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

ANTOINE Bien parlé!


Si nous étions devant nos soldats alignés,
J'agirais de la sorte.
CÉSAR
Soyez le bienvenu à Rome.
ANTOINE
Merci.
OCTAVE
Prenez place
ANTOINE
Prenez place.
OCTAVE
Eh bien, soit!
ANTOINE
Vous m'accusez de torts que je n'ai pas commis,
Du moins à votre égard.
OCTAVE On se rirait de moi,
Si, sans sujet ou pour si peu de choses, je
Me disais offensé par quelqu'un, par Antoine
Surtout, et davantage encore si j'osais
Dénigrer votre nom, quand le seul nom d'Antoine
Doit me rendre muet.
ANTOINE Mon séjour en Égypte
Concernait-il César?
OCTAVE
Pas plus que mon séjour ici dans notre Rome
Ne vous y concernait. Pourtant si en Égypte
Vous attentiez à mon pouvoir, votre séjour
Y serait compromis.
ANTOINE Qu'entendez-vous par là?
OCTAVE
Vous pouvez, s'il vous plaît, aisément me comprendre
Par ce qui a eu lieu. Fulvie et votre frère
M'ont fait tous deux la guerre, et ils me combattaient
En votre nom, car vous étiez leur cri de guerre.
ANTOINE
Vous devez faire erreur, car mon frère jamais
N'a dépendu de moi. Je me suis informé.
Et j'ai été instruit par des rapports loyaux
De ceux qui vous servaient. Mon frère n'a-t-il pas
Discrédité mon nom tout autant que le vôtre
En s'insurgeant ainsi contre ma volonté
Conforme à notre cause? Et, sur ce point, mes lettres
Ont dû vous édifier. Si vous me cherchez noise
Sur un sujet si mince, afin de l'étoffer,
Il n'est pas suffisant.
OCTAVE Vous vous flattez peut-être
De trouver un défaut dans mon discours, pourtant
Vos arguments ne tiennent pas.
ANTOINE Si fait! Si fait!
Et vous le saviez bien, j'en suis persuadé,
- Et cela vous était nécessaire - que moi,
Allié à votre cause et attaqué par lui,
Je ne pouvais pas voir d'un bon oeil cette guerre
Qui menaçait ma paix. Pour ma femme Fulvie,
J'aurais voulu vous voir face à tant de vigueur!
Le tiers du monde est vôtre. En lui tenant les rênes,

17
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Vous le faites trotter, excepté cette femme.


ÉNOBARBUS
Que n'avons-nous de pareilles femmes, pour les entraîner avec nous au combat!
ANTOINE
Son esprit provocant, indomptable, César,
Issu de son ardeur, et qui ne manquait pas
D'adresse politique, il est vrai, je le sais,
Vous a donné bien du souci, mais admettez
Que je n'y pouvais rien.
OCTAVE Mais je vous ai écrit
Durant vos libations d'Alexandrie, et vous
N'avez pas lu ma lettre, accablant de sarcasmes
Mon messager que vous avez chassé.
ANTOINE Seigneur,
Il est venu me voir à l'improviste, alors
Que je venais de régaler trois rois, j'avais
L'esprit moins frais qu'à mon réveil. Le lendemain,
Je l'en ai informé. C'était en quelque sorte
Lui demander pardon. Que cet individu
Ne nous oppose pas, et, dans notre querelle,
Qu'il soit hors de question.
OCTAVE Vous avez parjuré
Notre serment commun. Jamais vous ne pourrez
Me reprocher le même tort.
LÉPIDE César, du calme!
ANTOINE
Non, Lépide, qu'il parle!
Il m'est sacré l'honneur dont il nous entretient,
Que j'ai perdu, à ce qu'il croit. Poursuis, César.
J'avais donc un devoir?
OCTAVE
Celui de me fournir en or et armement.
Vous avez refusé.
ANTOINE Disons par négligence,
Dans ces moments empoisonnés, où j'ai perdu
Conscience de moi-même. Autant qu'il m'est possible,
Je reconnais mes torts. Mais mon honnêteté
N'amoindrit point ma gloire. Et le pouvoir que j'ai
Demeure malgré tout. À vrai dire, Fulvie,
Pour que je rentre à Rome, a fait ici la guerre.
Si j'en fus le motif, encore qu'innocent,
J'en demande pardon, autant que mon honneur
Y puisse consentir.
LÉPIDE C'est noblement parler!
MÉCÈNE
Vous plairait-il, seigneurs, de ne plus insister
Sur vos ressentiments. Oublier tout cela
Vous rappelle à tous deux que le moment vous presse
De vous réconcilier.
LÉPIDE C'est fort bien dit, Mécène.
ÉNOBARBUS
Ou, si vous engagez chacun pour un instant votre confiance, vous pourrez, quand vous
n'entendrez plus parler de Pompée, la reprendre. Vous aurez tout loisir de vous chercher
querelle, quand vous n'aurez rien d'autre à faire.
ANTOINE
Tu es un militaire. Aussi ne parle pas.

18
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

ÉNOBARBUS
J'avais presque oublié que la vérité reste muette.
ANTOINE
Vous troublez ce conseil. Alors ne parlez plus.
ÉNOBARBUS
C'est entendu, comme un rocher qui réfléchit.
OCTAVE
Ce n'est pas son discours qui m'offensait, mais c'est
Le ton qu'il employait. Car il est impossible
Que nous restions amis, quand nos façons d'agir
Diffèrent en tous points. Mais, si je connaissais
Un lien assez puissant pour nous tenir ensemble,
J'irais à sa recherche.
AGRIPPA Eh bien, César, écoute.
OCTAVE
Eh bien, parle, Agrippa.
AGRIPPA
Tu as bien, du côté maternel, une soeur :
L'estimable Octavie. Et le grand Marc-Antoine
Est libre et veuf.
OCTAVE Non, Agrippa, n'ajoute rien.
Si Cléopâtre était ici, sa réprimande
Châtierait aussitôt ce projet téméraire.
ANTOINE
Je ne suis pas marié, César. J'entends savoir
Ce qu'Agrippa propose.
AGRIPPA
Pour établir une amitié indissoluble
Et pour unir vos coeurs par des liens fraternels
Et des noeuds consacrés, que Marc-Antoine prenne
Pour épouse Octavie. Elle a un charme tel
Qu'il lui faut pour époux le plus fameux des hommes,
Une beauté, une vertu si éloquente
Qu'on ne peut l'exprimer. Ainsi, par ce mariage,
Tous ces ressentiments qui vous semblent profonds,
Ces craintes qui pour vous sont lourdes de menaces
Seraient anéantis. Le vrai paraîtra faux,
Comme le faux vous paraît vrai. Et son amour
Entraînerait le vôtre et celui des Romains
Dans un élan unique. Excusez ma franchise.
Loin d'être spontané, ce dessein m'est venu
De mon zèle envers vous.
ANTOINE César veut-il parler?
OCTAVE
Pas avant de savoir le sentiment d'Antoine
Au propos d'Agrippa.
ANTOINE Que peut faire Agrippa
Si je réponds ici : « J’accepte ce projet »
Pour le mener à bien?
OCTAVE Persuader César
De convaincre Octavie.
ANTOINE Impossible pour moi
Sur un pareil dessein, si riche de promesses,
De n'y point consentir. Serre-moi donc la main.
Menez à bien cette entreprise, et désormais
Qu'un amour fraternel anime notre coeur,
Et accomplisse nos projets.

19
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

OCTAVE Voici ma main.


Je vous cède une soeur que jamais aucun frère
N'aima si tendrement. Qu'elle vive longtemps
Pour unir nos États et nos coeurs! Que jamais
Nous ne perdions cette amitié!
LÉPIDE Ainsi soit-il!
ANTOINE
Je ne projetais pas de combattre Pompée,
Car il a eu pour moi de grands égards, et ce
Tout récemment. Je dois du moins l'en remercier
Pour qu'on ne puisse pas m'en faire le reproche.
Et aussitôt je le provoque.
LÉPIDE Il en est temps.
A nous d'aller chercher Pompée où il se trouve,
Ou bien c'est lui qui nous attaque.
ANTOINE Où est sa flotte?
CÉSAR
Autour du cap Misène.
ANTOINE Et son armée à terre?
OCTAVE
Elle s'accroît de jour en jour. Et, sur la mer,
Il est maître absolu.
ANTOINE C'est bien ce qu'on en dit.
Si j'avais pu lui dire un mot! Allons, en route!
Mais, avant de partir en campagne, pressons
L'affaire dont il fut parlé.
OCTAVE Avec plaisir.
Je vous invite donc à venir voir ma soeur,
Et vous mène auprès d'elle.
ANTOINE Accordez-nous, Lépide,
Le plaisir de venir avec nous.
LÉPIDE Noble Antoine,
Je vous suivrai, même mourant.
Fanfare. Sortent OCTAVE, ANTOINE et LÉPIDE.
MÉCÈNE
Soyez le bienvenu, seigneur.
ÉNOBARBUS
La moitié du coeur de César, noble Mécène. Agrippa, inestimable ami.
AGRIPPA
Cher Énobarbus.
MÉCÈNE
Nous pouvons nous réjouir de voir les choses heureusement conclues. Vous avez pris du
bon temps en Egypte.
ÉNOBARBUS
Oui, seigneur. Notre sommeil assombrissait le jour et nos festins illuminaient les nuits.
MÉCÈNE
Huit sangliers entiers rôtis pour un dîner, et seulement pour douze convives! Est-il bien
vrai?
ÉNOBARBUS
Ce n'était là qu'une mouche comparée à un aigle. Nous avons eu des repas encore plus
gigantesques, qui mériteraient une chronique.
MÉCÈNE
Ce doit être une femme éblouissante, si ce qui est dit est bien exact.
ÉNOBARBUS
Dès qu'elle a rencontré Marc-Antoine, elle a séduit son coeur. C'était sur le Cydnus.
AGRIPPA
Ce fut bien là qu'elle apparut, si mon informateur n'a rien imaginé.

20
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

ÉNOBARBUS
Je vous décris la scène :
Comme un trône brillant, la nef qui la portait
Flambait sur l'eau. La poupe était d'or martelé.
Et les voiles de pourpre embaumaient si fort que
L'air languissait d'amour. Et les rames d'argent
Frappaient l'onde en cadence au son rythmé des flûtes.
Et les flots agités s'empressaient de les suivre,
Amoureux de leurs coups. Mais, pour ce qui est d'elle,
Rien ne peut la dépeindre. Elle était allongée
Sous un vélum tissé de mille fils d'or fin,
Outrepassant Vénus, dont nous voyons le charme
Surpasser la nature. À côté d'elle aussi
Des enfants souriants, pareils à des amours,
Tenaient des éventails, dont le souffle semblait
Rendre couleur aux joues qu'elle avait fait pâlir,
Et ranimait la vie.
AGRIPPA Quel bonheur pour Antoine!
ÉNOBARBUS
Et ses femmes d'honneur, comme des Néréides,
Des filles de la mer, à ses yeux suspendues,
Rendaient hommage à sa beauté. Une autre nymphe
Était au gouvernail. Les cordages de soie
Glissaient entre ses mains douces comme des fleurs,
Qui s'acquittaient de leur ouvrage. De la nef,
Un étrange parfum enivrait tous nos sens
Sur la berge du port. La ville déversait
Une foule attachée à sa vue, et Antoine
Siégeait seul sur un trône au milieu de la place,
Sifflant aux vents du ciel, qui, sans l'horreur du vide,
Auraient quitté ce lieu pour suivre Cléopâtre,
Et déserté la terre.
AGRIPPA Ô femme incomparable!
ÉNOBARBUS
Quand sa nef accosta, Antoine la pria
De venir à sa table. Elle lui répondit
Qu'il était plus séant qu'il fût son invité,
Qu'elle en avait désir. Antoine, galant homme,
Qui n'a jamais dit non au souhait d'une femme,
S'est coiffé, recoiffé pour se rendre au festin.
Et, pour l'en remercier, il paya de son coeur
Ce qu'il avait mangé des yeux.
AGRIPPA Ruse royale!
Le glaive de César a labouré sa couche.
Elle en porta le fruit.
ÉNOBARBUS Une fois, je l'ai vue
Sauter à cloche-pied dans les rues de la ville,
Parler ensuite à court de souffle, et se pâmer,
Jouant superbement de cette défaillance,
Et respirant sans respirer la séduction.
MÉCÈNE
Antoine maintenant se doit de la quitter.
ÉNOBARBUS
Il n'y peut consentir.
L'âge ne peut ni la flétrir, ni émousser
Ses charmes sans pareils. Les femmes rassasient
En l'homme le désir. Elle, au contraire, affame

21
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Celui qu'elle a comblé. Le moins recommandable


Chez elle est séduisant, et même les saints prêtres
Ont à coeur de bénir ses abandons lascifs.
MÉCÈNE
Si la vertu et la beauté peuvent fixer
Le coeur de Marc-Antoine, Octavie est pour lui
Un véritable don du ciel.
AGRIPPA Allons-nous-en,
Mon brave Énobarbus. Soyez mon invité
Durant votre séjour.
ÉNOBARBUS Je vous en remercie.

SCÈNE 3.
Rome. La maison de César.

Entrent ANTOINE, OCTAVE et OCTAVIE


ANTOINE
Les affaires du monde et mes fonctions parfois
M'arracheront à vous.
OCTAVIE Mais, pendant ces moments,
Je prierai Dieu pour vous, afin que mes prières
Vous donnent le succès.
ANTOINE Bonne nuit, Octavie.
Ne jugez point mes torts d'après ce qu'on en dit.
Je me suis fourvoyé. Mais je veux désormais
Vivre plus sagement. Bonne nuit, mon épouse.
Et bonne nuit, seigneur.
OCTAVE Bonne nuit.
Sortent OCTAVE et OCTAVIE. Entre un devin.
ANTOINE
Ami, regrettez-vous d'avoir quitté l'Égypte?
LE DEVIN
Que n'y suis-je resté sans vous y voir jamais!
ANTOINE
Et la raison? Dites-la-moi.
LE DEVIN Je la pressens.
Dans mon esprit sans pouvoir vous la dire, et pourtant
Hâtez-vous de rentrer en Égypte.
ANTOINE Dis-moi
Lequel doit l'emporter de César et de moi?
LE DEVIN
César.
Antoine, il ne faut pas rester auprès de lui.
Un esprit est sur toi, qui te protège, il est
Très noble, courageux, sublime, incomparable,
Là où n'est pas César. Car, près de lui, ton ange
Devient craintif et sans pouvoir, et c'est pourquoi
Mets de l'espace entre vous deux.
ANTOINE N'en souffle mot.
LE DEVIN
À nul autre qu'à toi. Jamais plus sauf à toi.
Et, quelque soit le jeu qui entre vous s'engage,
Tu es certain de perdre. Il a une fortune,
Qui te vaincra toujours. Ta gloire brille moins,
Dès que César paraît. Ton génie, apprends-le,
A peur de t’inspirer, quand tu es près de lui.
Mais, loin de lui, il peut agir.

22
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

ANTOINE Laisse-moi seul.


Va dire à Ventidius que je veux lui parler.
Sort le devin.
Je l'enverrai se battre. Est-ce hasard ou voyance?
Ce devin a dit vrai. Les dés lui obéissent,
Et, dans nos moindres jeux, mon adresse succombe
Devant sa chance. À pile ou face, il gagne encore.
Ses coqs dans un combat l'emportent sur les miens,
Bien qu'ils soient les moins forts. Et ses cailles aussi,
Quoique entravées. Je veux retourner en Égypte.
Si je me suis marié pour ma tranquillité
Ma joie est en Égypte.
Entre VENTIDIUS. Approchez, Ventidius.
Voici votre mission : vous combattrez les Parthes.
Allons en discuter.

SCÈNE 4.
Rome. Une rue.

Entrent LÉPIDE, MÉCÈNE et AGRIPPA.


LÉPIDE
N'en ayez point souci. Hâtez-vous, je vous prie,
De rejoindre l'armée.
AGRIPPA Marc-Antoine, seigneur,
Embrasse son épouse, et nous partons ensemble.
LÉPIDE
En attendant que je vous voie dans votre armure,
Que vous portez si bien, adieu.
MÉCÈNE Nous atteindrons
Le Mont Misène, à en juger par le voyage,
Bien avant vous, Lépide.
LÉPIDE Il est plus court pour vous.
Une mission m'oblige à de nombreux détours.
Vous gagnerez deux jours sur moi.
MÉCÈNE et AGRIPPA À vos succès!
LÉPIDE
Adieu.
SCÈNE 5.
Alexandrie. Le palais de Cléopâtre.

Entrent CLÉOPÂTRE, CHARMIANE, IRAS, MARDIAN et ALEXAS.


CLÉOPÂTRE
Je veux de la musique. Ô triste nourriture
Pour nous, prêtresse de l'amour!
CHARMIANE De la musique!
CLÉOPÂTRE
Laissons cela! Allons, viens jouer au billard.
CHARMIANE
Mon bras est mal en point. Jouez avec Mardian.
CLÉOPÂTRE
A défaut d'une femme, un eunuque peut bien
S'amuser avec moi. Jouez-vous contre moi?
MARDIAN
Autant que je le puis.
CLÉOPÂTRE
La bonne volonté, même sans grands moyens,
Excuse les acteurs. Mais laissons ce jeu-là!

23
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Je veux ma canne à pêche. Allons au fleuve, et là,


Avec des musiciens discrets, je veux piéger
Des poissons mordorés. L'hameçon percera
Leur mâchoire visqueuse, et, au bout de ma ligne,
Je penserai que chacun d'eux est un Antoine,
Et je dirai : « Te voilà pris ! »
CHARMIANE J'ai ri le jour
Où vous pêchiez tous deux, lorsque votre plongeur
Accrocha à sa ligne un hareng saur, que lui
Fut tout heureux de prendre.
CLÉOPÂTRE Ô ce jour-là - ce jour! -
J'ai ri jusqu'à l'impatienter, puis, le soir même,
J'ai ri jusqu'à ce qu'il patiente, et, au matin,
Je l'ai grisé au lit avant la neuvième heure,
Et je l'ai revêtu de mes atours, tandis
Que j'avais ceint son glaive.
Entre un messager. Un courrier d'Italie!
Gave du fruit de tes nouvelles mon oreille,
À jeun depuis longtemps.
LE MESSAGER Je puis dire, madame...
CLÉOPÂTRE
Antoine est mort! Maraud, si tu ouvres la bouche,
Ta maîtresse se meurt. S'il va bien, s'il est libre,
D'après ce que tu dis, voici de l'or, voici
Mes veines à baiser, cette main que les rois
N'ont jamais sans trembler osé toucher des lèvres.
LE MESSAGER
Avant tout, il va bien, madame.
CLÉOPÂTRE Prends cet or.
Prends-y garde, coquin, il arrive de dire
Que tout va bien lorsqu'on est mort. En ce cas-là,
Cet or sera fondu, et je le verserai
Jusqu'au fond de ta gorge abominable.
LE MESSAGER
Madame, écoutez-moi.
CLÉOPÂTRE Achève, je t'écoute.
Je ne lis rien de bon dans tes yeux. Si Antoine
Est libre et s'il va bien, ton air est bien maussade
Pour claironner ce bon message! Et, s'il va mal,
Tu devrais être aussi hideux qu'une Furie,
Et non pas si humain.
LE MESSAGER Écoutez-moi, de grâce.
CLÉOPÂTRE
J'aimerais mieux te battre avant que tu ne parles.
Mais, si tu dis qu'Antoine est vivant, qu'il va bien,
Que César l'aime, et qu'il n'est point à sa merci,
Tu seras submergé par une averse d'or,
De perles à foison.
LE MESSAGER Il va bien.
CLÉOPÂTRE C'est parfait.
LE MESSAGER
Et César l'aime.
CLÉOPÂTRE Ainsi tu es un bon garçon.
LE MESSAGER
Au vrai, César et lui s'aiment plus que jamais.
CLÉOPÂTRE
Je ferai ta fortune.

24
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

LE MESSAGER Oui, mais pourtant, madame...


CLÉOPÂTRE
Je n'aime pas ce "mais pourtant". Il vient gâcher
Mon bonheur espéré. Maudit soit ce "pourtant"!
Dans ce "pourtant", je vois un geôlier qui relâche
Un affreux malfaiteur. Ami, je t'en supplie,
Déverse sur-le-champ le flot de tes nouvelles,
Le bon et le mauvais ensemble. César l'aime.
Il va bien, tu le dis. Et tu dis qu'il est libre.
LE MESSAGER
Libre, madame? Non. Je n'ai rien dit de tel.
Il est lié à Octavie.
CLÉOPÂTRE Par quel devoir?
LE MESSAGER
Pour le meilleur : celui du lit.
CLÉOPÂTRE Ah! je me pâme.
LE MESSAGER
À Rome, il a, madame, épousé Octavie.
CLÉOPÂTRE
Qu'une peste exécrable infecte tout ton corps.
Elle le jette à terre.
LE MESSAGER
Madame, calmez-vous.
CLÉOPÂTRE Qu'oses-tu dire? Sors,
Effroyable vaurien, ou j'arrache tes yeux,
Et je les fais rouler à terre, ou je te scalpe!
Tu seras cravaché, bouilli dans l'eau de mer,
Et macéré à petit feu.
LE MESSAGER Gracieuse dame,
Je n'ai en rien participé à ce mariage.
CLÉOPÂTRE
Dis-moi qu'il n'en est rien, je te donne une terre.
Je te comble d'honneurs. Ce que tu as reçu
Rachète ton erreur de m'avoir mise en rage.
Et je veux te donner en outre les présents
Que ton désir convoite.
LE MESSAGER Il est marié, madame.
CLÉOPÂTRE
Gueux, tu as trop longtemps vécu!
Elle se saisit d'un poignard.
LE MESSAGER Ah! je me sauve.
Madame, y pensez-vous? C’est loin d’être ma faute.
Il sort.
CHARMIANE
Madame, reprenez votre sang-froid, de grâce.
Cet homme est innocent.
CLÉOPÂTRE
Le nombre d'innocents que la foudre terrasse!
Nil, inonde l'Égypte! Et que les douces bêtes
Se changent en serpents! Rappelle cet esclave.
Je ne le mordrai pas, quoique folle de rage.
CHARMIANE
Il craint de revenir.
CLÉOPÂTRE Je ne le battrai plus.
Sort CHARMIANE.
Je me suis avilie en levant cette main
Sur qui ne me vaut pas, d'autant plus que je suis

25
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Moi, la cause de tout.


Rentrent CHARMIANE et le messager
Approchez-vous, monsieur.
Bien que ce soit loyal, il vaut mieux ne jamais
Annoncer l'infortune. Une bonne nouvelle
Peut avoir mille voix. La mauvaise nouvelle
Se laisse deviner.
LE MESSAGER Je faisais mon devoir.
CLÉOPÂTRE
Il est marié?
Je ne puis avancer plus avant dans la haine
Si tu le dis encore.
LE MESSAGER Il est marié, madame.
CLÉOPÂTRE
Que les dieux te foudroient! Tu le prétends toujours?
LE MESSAGER
Devrais-je vous mentir?
CLÉOPÂTRE Ah! Que ne l'as-tu fait?
Quand l'Égypte serait submergée, et changée
En citerne à serpents! Retire-toi d'ici!
Serais-tu aussi beau que Narcisse, pour moi,
Tu ne serais qu'épouvantable! Il est marié?
LE MESSAGER
Que Votre Altesse me pardonne.
CLÉOPÂTRE Il est marié?
LE MESSAGER
Oubliez mon offense. Elle est involontaire.
Punir un homme qui ne fait que vous servir
Me semble injuste. Il est marié à Octavie.
CLÉOPÂTRE
Si sa faute pouvait te rendre misérable,
Toi qui te crois si innocent! Fuis loin de moi!
Ce message qu'ici tu m'apportes de Rome
Me coûte bien trop cher. Garde-le à ton compte,
Et qu'il te mette sur la paille.
Sort le messager.
CHARMIANE Apaisez-vous.
CLÉOPÂTRE
J'ai déprécié César à trop priser Antoine.
CHARMIANE
Oui, madame, souvent.
CLÉOPÂTRE Je le paye à présent.
Emmenez-moi d'ici.
Je défaille, Charmiane. Iras! Non, ce n'est rien.
Va retrouver ce drôle, Alexas. Et dis-lui
De te parler de cette femme, de son âge,
De ses inclinations, sans oublier surtout
Comment sont ses cheveux. Je veux le savoir vite.
Sort ALEXAS.
Qu'il ne revienne plus! Non, qu'il vienne, Charmiane.
Si un côté de son visage est grimaçant,
L'autre est celui de Mars. Sache par Alexas
Si Octavie est grande. Ô Charmiane, plains-moi,
Mais ne dis pas un mot. Mène-moi dans ma chambre.
Tous sortent.

26
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

SCÈNE 6.
Près de Misène.

Entrent, d'un côté, POMPÉE avec tambour et trompettes, et de l'autre OCTAVE, LÉPIDE,
ANTOINE, ÉNOBARBUS, MÉCÈNE, AGRIPPA, MÉNAS et des soldats.
POMPÉE
Nous avons, vous et moi, libéré nos otages.
Causons avant d'engager le combat.
OCTAVE Mieux vaut
D’abord parlementer. C'est pourquoi nous avons
Tenu à proposer les termes d'un accord.
Si tu les as examinés, fais-nous savoir
S'ils peuvent retenir ton glaive menaçant,
Et ramener chez eux les jeunes Siciliens,
Qui risquent de périr.
POMPÉE Je vous parle à tous trois,
Uniques sénateurs de ce vaste univers,
Représentants des dieux. Je ne vois pas vraiment
Pourquoi mon père aurait à manquer de vengeurs,
Ayant un fils et des amis, puisque César,
Dont le spectre a hanté le valeureux Brutus,
Vous a vus le venger à Philippes. Qui a
Poussé Cassius à conspirer, et qui de même
A incité Brutus, que tout Rome honorait,
Ainsi que ses amis épris de liberté
À répandre le sang si ce n'est pour prouver
Qu'un homme n'est qu'un homme? Et la même raison
Me force à déployer ma flotte, qui soumet
La fureur de la mer, et j'entends, grâce à elle,
Punir l'ingratitude avec laquelle Rome
Osa traiter mon père.
OCTAVE À votre aise, Pompée.
ANTOINE
Tes navires sont loin de nous faire trembler.
Nous nous battrons sur mer. Mais, sur terre, tu sais
Combien nous l'emportons sur toi.
POMPÉE C'est vrai, sur terre,
La maison de mon père est par toi occupée.
Mais, puisque le coucou ne bâtit pas de nid,
Restes-y si tu peux.
LÉPIDE Consentez à nous dire
- Car c'est ici notre question - votre pensée
Sur nos propositions.
OCTAVE Notre question est là.
ANTOINE
Nous ne t'y forçons pas, mais réfléchis au moins
Au parti que tu prends.
OCTAVE Ainsi qu'aux conséquences,
Si tu convoites plus.
POMPÉE Vous m'avez proposé
Et la Sicile, et la Sardaigne, à condition
D'arraisonner la mer, et d'envoyer ensuite
Des cargaisons de blé à Rome, et, cela fait,
De nous quitter en remisant nos boucliers
Et nos glaives intacts.
OCTAVE, ANTOINE et LÉPIDE C'est bien cela.

27
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

POMPÉE Sachez
Que je suis arrivé en homme disposé
À m'entendre avec vous. Mais Antoine, d'emblée,
M'a échauffé la bile, et, au risque de perdre
Ici ma dignité, je tiens à vous apprendre
Que, quand César et votre frère étaient aux prises,
Votre mère a trouvé, par mes soins, en Sicile,
Un refuge amical.
ANTOINE On me l'a dit, Pompée,
Et j'ai désir de vous prouver ma gratitude
Pour ce que je vous dois.
POMPÉE Donnez-moi votre main.
J'étais loin de penser vous rencontrer ici.
ANTOINE
En orient les lits sont doux. Je vous rends grâces
De m'avoir rappelé ici à mon devoir.
J'y ai beaucoup gagné.
OCTAVE Depuis notre entrevue,
Quelque chose a changé en vous.
POMPÉE Ma foi, j'ignore
Ce que l'âpre destin inscrit sur mon visage.
Mais dedans ma poitrine il n'entrera jamais
Pour maîtriser mon coeur.
LÉPIDE Quelle heureuse rencontre!
POMPÉE
Je l'espère, Lépide. Et nous voici d'accord.
Je veux voir, noir sur blanc, le pacte qui nous lie,
Contresigné par vous.
OCTAVE C'est là ce qu'il faut faire.
POMPÉE
Avant de nous quitter, offrons-nous un festin,
Chacun à tour de rôle.
ANTOINE À moi de commencer.
POMPÉE
Tirons au sort, Antoine.
La cuisine égyptienne, ou avant, ou après,
L'emportera. Jules César, m'a-t-on appris,
S'est engraissé là-bas.
ANTOINE Vous en savez des choses!
POMPÉE
Mais je l'entends en bien.
ANTOINE Et vous en parlez bien.
POMPÉE
C'est là ce qu'on m'a dit.
Et paraît-il qu'Apollodore a transporté...
ÉNOBARBUS
N'insistez pas. C'était bien lui.
POMPÉE Qu'a-t-il porté?
ÉNOBARBUS
Une natte à César où se cachait la Reine.
POMPÉE
Mais je te reconnais. Comment vas-tu?
ÉNOBARBUS Très bien.
Et j'espère aller mieux devant la perspective
De ces quatre festins.
POMPÉE Serre-moi donc la main.
Je suis pour toi sans haine. En te voyant combattre,

28
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Alors j'enviais chez toi la vaillance.


ÉNOBARBUS Seigneur,
Je ne vous aime guère. En faisant votre éloge,
Votre valeur alors méritait dix fois plus
Que ce que j'en disais.
POMPÉE Jouis de ta franchise.
Elle te sied fort bien.
Je vous invite tous à bord de ma galère.
Précédez-moi, seigneurs.
OCTAVE, ANTOINE et LÉPIDE Nous vous suivons.
POMPÉE
Venez.
Tous sortent sauf MÉNAS et ÉNOBARBUS.
MÉNAS à part
Pompée, jamais ton père n'aurait traité avec eux.
à Énobarbus
Vous et moi, seigneur, nous nous sommes rencontrés.
ÉNOBARBUS
En mer, je pense.
MÉNAS
Eh oui, seigneur.
ÉNOBARBUS
Sur mer vous avez fait merveille.
MÉNAS
Et vous sur terre.
ÉNOBARBUS
Je rends grâce à qui me rend grâce, quoi qu'on ne puisse nier ce que j'ai fait sur terre.
MÉNAS
Ni ce que j'ai fait sur mer.
ÉNOBARBUS
Si. Il serait plus sûr pour vous de nier une chose : vous avez été sur mer un fameux
pirate.
MÉNAS
Comme vous sur terre.
ÉNOBARBUS
En ce cas, je nie mes exploits terrestres. Mais donnez-moi la main, Ménas. Si nos regards
pouvaient juger, ils pourraient surprendre ici deux brigands qui s'embrassent.
MÉNAS
Tout homme a le visage loyal, quoi qu'aient pu faire ses mains.
ÉNOBARBUS
Mais il n'est pas de jolie femme au visage sincère.
MÉNAS
Ce n'est pas médire. Elle capture les coeurs.
ÉNOBARBUS
Nous sommes venus ici pour vous combattre.
MÉNAS
Pour ma part, je regrette que cela ait tourné en beuverie. Pompée va aujourd'hui en riant
perdre sa fortune.
ÉNOBARBUS
S'il la perd, il est sûr qu'il ne la regagnera point en gémissant.
MÉNAS
Vous l'avez dit, seigneur. Nous ne nous attendions pas à trouver ici Marc-Antoine. Dites-
moi, a-t-il épousé Cléopâtre?
ÉNOBARBUS
La soeur de César s'appelle Octavie.
MÉNAS
C'est vrai, seigneur. Elle était de Caius Marcellus.

29
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

ÉNOBARBUS
Mais elle est maintenant la femme de Marc-Antoine.
MÉNAS
Plaît-il, seigneur?
ÉNOBARBUS
C'est vrai.
MÉNAS
Alors César et lui sont liés à jamais.
ÉNOBARBUS
Si j'étais contraint d'augurer de cette union, je ne prédirais pas cela.
MÉNAS
Je crois que, de part et d'autre, la politique a fait plus pour ce mariage que l'amour
ÉNOBARBUS
Je le crois aussi. Mais vous verrez que le lien qui semble renouer leurs sentiments ne
servira qu'à étrangler leur amitié. Octavie est de tempérament pieux, froid et taciturne.
MÉNAS
Qui ne voudrait avoir une épouse ainsi faite!
ÉNOBARBUS
Celui qui n'est pas comme les autres, c'est-à-dire Marc-Antoine. Il ira retrouver ses
délices d'Égypte. Alors par ses soupirs Octavie enflammera César, et, comme je viens de
vous le dire, ce qui fait la force de leur amitié sera la cause immédiate de leur inimitié.
Antoine tournera son coeur où il aime. Il n'a épousé ici qu'une conjoncture.
MÉNAS
C'est bien possible. Allons, seigneur, venez-vous à bord? Je vais y boire à votre santé.
ÉNOBARBUS
Très volontiers, seigneur. Notre gorge a pris cette habitude en Égypte.
MÉNAS
Eh bien, allons-y.

SCÈNE 7.
À bord de la galère de Pompée au large de Misène.

Entrent deux serviteurs.


LE PREMIER SERVITEUR
Ils vont prendre place ici. Il y en a déjà qui ont la plante des pieds déracinée. Le moindre
vent va les coucher à terre.
LE SECOND SERVITEUR
Lépide est rubicond.
LE PREMIER SERVITEUR
Ils l'ont fait boire plus qu'à son tour.
LE SECOND SERVITEUR
Dès qu'ils se chicanent sur leurs défauts, il leur crie : « Eux, se réconcilient à ses prières,
et lui avec le vin. »
LE PREMIER SERVITEUR
Mais le combat redouble entre lui et sa raison.
LE SECOND SERVITEUR
Voilà ce que c'est d'avoir voulu se faire une place parmi les grands. J'aime mieux, pour
moi, un roseau qui ne me sert de rien qu'une lance trop lourde pour mon bras.
LE PREMIER SERVITEUR
Etre invité dans une haute sphère sans y pouvoir évoluer, c'est avoir des trous à la place
des yeux, on y perd la face!
Fanfare. Entrent OCTAVE, ANTOINE, LÉPIDE, POMPÉE, AGRIPPA, MÉCÈNE ÉNOBARBUS,
et MÉNAS.
ANTOINE à Octave
Ce qu'ils font : pour mesurer les crues du Nil,
La pyramide est leur échelle, et ils prévoient
Aux différents niveaux s'il y aura famine

30
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Ou abondance. Et plus le Nil enfle ses eaux,


Plus il promet. Dès qu'il décroît, le paysan
Jette son grain sur le limon et sur la vase
Pour moissonner bientôt.
LÉPIDE
Vous avez là-bas d'étranges serpents.
ANTOINE
Oui, Lépide
LÉPIDE
En Égypte, les serpents vous naissent de la boue par l'opération du soleil ainsi que les
crocodiles.
ANTOINE
En effet.
POMPÉE
Assis! Et du vin! À la santé de Lépide!
LÉPIDE
Je ne suis pas dans un état recommandable, mais je n'abandonne jamais la partie.
ÉNOBARBUS
Pas avant d'aller dormir. Vous êtes des nôtres jusque là.
LÉPIDE
Eh oui, sans doute. J'ai entendu dire que les pyramides des Ptolémées étaient de bien
belles choses. Sans contredit, je l'ai entendu dire.
MÉNAS à part à Pompée
Un mot, Pompée.
POMPÉE à part à Ménas Et quoi ? Je t'ouvre mon oreille.
MÉNAS à part à Pompée
Ne restez pas assis, de grâce, capitaine.
Je n'ai qu'un mot à dire.
POMPÉE Attends encore un peu.
Ce vin est pour Lépide.
LÉPIDE
Quelle espèce de chose est votre crocodile?
ANTOINE
Il a une forme bien à lui. Il a autant de largeur qu'il est large, autant de hauteur qu'il est
haut, et se déplace avec ses propres membres. Il vit de ce qui le nourrit, et, quand sa
subsistance lui manque, il transmigre.
LÉPIDE
De quelle couleur est-il?
ANTOINE
Il a sa couleur à lui.
LÉPIDE
C'est un curieux serpent.
ANTOINE
Certes. Et les larmes qu'il verse sont humides.
OCTAVE
Cette description lui suffit-elle ?
ANTOINE
Avec ce que Pompée lui fait boire, oui. Sinon, il est comme Épicure.
POMPÉE à part à Ménas
Allez vous faire pendre ailleurs! Me dire quoi?
Obéissez. Où est le vin que je réclame?
MÉNAS à part à Pompée
Daigne m'entendre au nom des services rendus.
Et quitte cette place.
POMPÉE Es-tu fou? Qu'y a-t-il?
Il se lève et s'éloigne avec Ménas.

31
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

MÉNAS
J'ai toujours salué bien bas ta réussite.
POMPÉE
Tu m'as fidèlement servi. Que veux-tu dire?
- Amusez-vous, seigneurs.
ANTOINE Sur ces sables mouvants,
Lépide, ouvre les yeux, car tu y sombres.
MÉNAS
Veux-tu régner sur l'univers?
POMPÉE Que veux-tu dire?
MÉNAS
Je te redis : Veux-tu régner sur l'univers?
POMPÉE
Comment est-ce possible?
MÉNAS Accueilles-en l'idée.
Et moi, pauvre à tes yeux, je suis l'homme qui peut
Te donner l'univers.
POMPÉE Tu as bu copieusement.
MÉNAS
Non, Pompée. J'ai tenu à m'abstenir de boire.
Tu es, si tu le veux, le Jupiter du monde.
Ce que borne la mer, ce qui sertit le ciel
Est à toi, si tu veux.
POMPÉE Donne-m'en le moyen.
MÉNAS
Ces trois hommes rivaux, régnant sur l'univers
Sont à bord. Laisse-moi détacher les amarres,
Et, quand nous serons loin, je leur saute à la gorge.
Tout cela est à toi.
POMPÉE Ah! que ne l'as-tu fait
Sans que j'en sois instruit. Traîtrise de ma part,
Ce serait de la tienne un service. Apprends donc
Que l'intérêt sur mon honneur ne règne pas,
Mais mon honneur sur lui. Regrette que ta langue
Ait trahi ton dessein. Exécuté sans moi,
Je l'eusse ratifié au bout d'un certain temps
Mais il me faut le réprouver. Oublie, et bois.
MÉNAS à part
Ainsi
Je t'abandonne seul à ton destin qui sombre.
Qui cherche la fortune et ne la saisit pas
Ne la retrouve plus.
POMPÉE À ta santé, Lépide!
ANTOINE
Débarquez-le, Pompée. Je bois, et prends sa place.
ÉNOBARBUS
À la tienne, Ménas!
MÉNAS Salut, Énobarbus.
POMPÉE
Remplissez ma coupe à plein bord.
ÉNOBARBUS désignant le serviteur qui emporte Lépide
C'est un fameux gaillard, Ménas.
MÉNAS
Pourquoi?
ÉNOBARBUS
Il transporte le tiers du monde. Le vois-tu?

32
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

MÉNAS
Le tiers du monde est saoul. S'il l'était tout entier,
Il irait à merveille.
ÉNOBARBUS Bois donc pour que tout roule.
MÉNAS
Allons.
POMPÉE
Nous n'égalerons pas les fêtes égyptiennes.
ANTOINE
Nous n'en sommes pas loin. Faisons tinter nos coupes.
À ta santé, César!
OCTAVE Je m'en passerais bien.
Grotesque activité que se noyer l'esprit
Pour le rendre plus terne!
ANTOINE Épousez l'air du temps.
OCTAVE
Si je le soumettais, je répondrais de moi.
Car j'aimerais plutôt jeûner quatre jours pleins
Que tant boire en un jour.
ÉNOBARBUS Oh! vaillant empereur,
Voulez-vous à présent danser la bacchanale
Et rendre hommage au vin?
POMPÉE Bien volontiers, soldat.
ANTOINE
Tous la main dans la main
Jusqu'à ce que le vin submerge nos esprits
Dans les flots du Léthé.
ÉNOBARBUS Tous la main dans la main.
Qu'une musique éclate et frappe nos oreilles.
Je m'en vais vous placer. Ce garçon va chanter.
Et chacun au refrain braillera aussi fort
Que ses poumons le permettront.
Des musiciens jouent. Énobarbus entraîne ses compagnons dans une ronde.
TOUS
Viens avec nous, maître des treilles,
Plaisant Bacchus aux joues vermeilles,
Prends nos soucis dans tes bouteilles,
Orne nos fronts de pampre vert
À la santé de l'univers,
À la santé de l'univers.
OCTAVE
Que vous faut-il de plus? Adieu, Pompée, adieu.
Partons, je vous en prie. De plus graves sujets
Condamnent tous ces jeux. Séparons-nous, messieurs.
Le feu nous monte aux joues. Le brave Énobarbus
Succombe sous le vin, et ma langue en parlant
Trébuche à chaque mot. Cette bouffonnerie
Nous a défigurés. Que dire encore? Adieu.
Antoine, votre main.
POMPÉE Je vous rejoins sur terre.
ANTOINE
Et nous aussi, seigneur. Votre main.
POMPÉE Oh! Antoine,
Vous vivez chez mon père. Eh bien, soyons amis.
Prenez donc cette barque.
ÉNOBARBUS Et ne trébuchez pas.
Tous sortent sauf ÉNOBARBUS et MÉNAS.

33
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Ménas, je reste à bord.


MÉNAS Plutôt dans ma cabine.
Des flûtes, des tambours, des trompettes, parfait!
Que Neptune résonne au bruit de nos adieux
Pour ces hôtes de marque. Jouez, marauds, jouez!
Fanfare et tambours.
ÉNOBARBUS
Ho! Ho! Vous m'honorez beaucoup.
MÉNAS
Estimé capitaine, allons.

ACTE III
SCÈNE 1
Une plaine en Syrie.

Entrent VENTIDIUS, triomphant, SILIUS, des soldats et officiers romains. On porte


devant eux le corps de PACORUS.
VENTIDIUS
Ainsi cet archer parthe est abattu, ainsi
Le destin souriant de la mort de Crassus
Fait de moi le vengeur. Portez le corps du prince
Aux yeux de nos soldats. Orodès, c'est ton fils
Qui paye pour Crassus.
SILIUS Valeureux Ventidius,
Tandis que de ton sang le glaive fume encore,
Poursuis les fugitifs à travers la Médie,
La Mésopotamie et dans tous les repaires
Où ils peuvent s'enfuir. Ainsi ton chef Antoine
Voudra te voir monter sur un char triomphal
Et couronner ton front.
VENTIDIUS Oh! Silius, oh! Silius,
Cet acte me suffit. Sache qu'un subalterne
Peut un jour être grand. Mais sache bien, Silius,
Qu'il vaut mieux s'arrêter que par d'autres exploits
S'acquérir une gloire en l'absence du maître.
César et Marc-Antoine ont toujours triomphé
Plus par leurs officiers qu'en personne. Sossius,
Son lieutenant qui m'a précédé en Syrie,
Pour s'être fait ici une gloire trop prompte,
Qu'il s'est acquise en peu de temps, perdit son coeur.
Quiconque en temps de guerre est plus vif que son chef
Devient chef de son chef. C'est pourquoi l'ambition,
Vertu chez le soldat, préfère la défaite
À une gloire qui l'ombrage.
Je pourrais faire plus pour le renom d'Antoine,
Mais je l'offenserais. Et, s'il est offensé,
Ce que j'ai fait périt.
SILIUS Tu as cette vertu
Sans laquelle un soldat ne peut d'avec son glaive
Se distinguer. Vas-tu écrire à Marc-Antoine ?
VENTIDIUS
Je lui dirai modestement ce qu'en son nom,
Magique cri de guerre, il nous est advenu,
Comment sous ses couleurs et avec ses légions
La cavalerie parthe, jusqu'alors invaincue,
Fut réduite à nous fuir.
SILIUS Où est-il à présent?

34
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

VENTIDIUS
À Athènes, je crois. C'est là qu'en toute hâte
Autant que le permet le train de nos légions,
Nous devons le rejoindre. En marche pour Athènes!

SCÈNE 2.
Rome. La maison de César.
Entrent AGRIPPA et ÉNOBARBUS.
AGRIPPA
Les frères se sont-ils déjà quittés?
ÉNOBARBUS
Ils se sont séparés de Pompée. Après quoi,
Ils ont tous trois conclu un pacte. Octavie pleure
À ce départ. César est triste, et, pour Lépide,
Depuis sa bacchanale, à en croire Ménas,
Il est malade et vert.
AGRIPPA Lépide a le coeur noble.
ÉNOBARBUS
Un très excellent coeur. Comme il aime César!
AGRIPPA
Et comme avec tendresse il chérit Marc-Antoine!
ÉNOBARBUS
Quant à César, C'est Jupiter parmi les hommes.
AGRIPPA
Et Marc-Antoine est Jupiter parmi les dieux.
ÉNOBARBUS
Vous parlez de César? Il n'a point son pareil.
AGRIPPA
Ô Marc-Antoine! Oiseau de l'Arabie heureuse!
ÉNOBARBUS
Si vous louez César, dites "César" sans plus.
AGRIPPA
Il les comble tous deux de louanges flatteuses.
ÉNOBARBUS
Il aime mieux César. Il aime aussi Antoine.
Coeur, voix, mot, barde, scribe, poète ne peuvent
Penser, dire, chiffrer, chanter, rimer, traduire
Son amour pour Antoine! Et César cependant
On l'admire à genoux.
AGRIPPA Il les aime tous deux.
ÉNOBARBUS
Il est le scarabée dont ils forment les ailes.
Fanfare.
Ah! c'est le boute-selle. Adieu, noble Agrippa.
AGRIPPA
Bonne chance et adieu, estimable guerrier.
Entrent OCTAVE, ANTOINE, LEPIDE et OCTAVIE.
ANTOINE
N'allez point plus avant.
OCTAVE
Vous m'arrachez par elle une part de moi-même.
Traitez-la bien. Ma soeur, montre-toi une épouse
Conforme à mes pensées, telle que mon crédit
Soit surpassé par tes vertus. Très noble Antoine,
Ne permets pas que ce chef d'oeuvre ainsi placé
Entre nous deux pour cimenter notre amitié
Qui la maintient debout, devienne le bélier

35
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Qui mette à bas la forteresse, il vaudrait mieux


Nous aimer sans ce lien, si chacun de nos coeurs
Ne la chérissait pas.
ANTOINE Cessez de m'offenser
Par ces propos.
OCTAVE C'est fait.
ANTOINE Vous ne pourrez trouver,
Si ombrageux que vous soyez, la moindre cause
À ce qui vous alarme. Allez. Que Dieu vous garde,
Que le coeur des Romains seconde vos desseins.
Il faut nous séparer.
OCTAVE
Adieu, ma chère soeur, adieu à toi, adieu.
Que ce qui t'adviendra te soit propice, et donne
À ton esprit sa plénitude. Adieu à toi.
OCTAVIE
Mon noble frère.
ANTOINE
Avril est dans tes yeux. Au printemps de l'amour,
Ces averses du coeur le font fleurir. Sois gaie.
OCTAVIE
Veillez sur la maison de mon époux, et...
OCTAVE Quoi,
Octavie ?
OCTAVIE J'ai deux mots à vous dire à l'oreille.
ANTOINE
Sa voix n'obéit pas aux ordres de son coeur,
Et son coeur est sans voix comme un duvet de cygne
Qui flotte sur la mer au fort de la marée
Hésite à se mouvoir.
ÉNOBARBUS à part à Agrippa
César va-t-il pleurer?
AGRIPPA à part à Énobarbus Son front se rembrunit.
ÉNOBARBUS à part à Agrippa
À ce signe un cheval perd beaucoup de son prix.
Un homme aussi, du reste.
AGRIPPA à part à Énobarbus Allons, Énobarbus,
Quand Marc-Antoine vit César assassiné,
Il pleura à rugir, et il versa des larmes
En voyant devant lui Brutus mort à Philippes.
ÉNOBARBUS à part à Agrippa
À l'époque, à vrai dire, il souffrait d'un catarrhe.
Il gémissait sur tout ce qu'il voulait détruire.
Attendez que je pleure.
OCTAVE Oui, ma douce Octavie,
Vous saurez tout de moi. Le temps ne pourra pas
Altérer mon amour.
ANTOINE Allons, seigneur, allons.
J'éprouverai sur vous la force de mon coeur.
Voyez, je vous étreins et je vous lâche à présent
Pour vous remettre aux Dieux.
OCTAVE Adieu, soyez heureux.
LEPIDE
Que les astres du ciel par milliers illuminent
Le chemin que tu prends.
OCTAVE Adieu. Adieu.
ANTOINE Adieu.

36
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

SCÈNE 3
Alexandrie. Le palais de Cléopâtre.

Entrent CLÉOPÂTRE, CHARMIANE, IRAS et ALEXAS.


CLÉOPÂTRE
Où donc est-il ce drôle?
ALEXAS Il tremble d'approcher.
CLÉOPÂTRE
Allons, allons!
Entre le messager. Venez, monsieur.
ALEXAS Ô Majesté,
Hérode de Judée n'ose affronter vos yeux
Quand ils sont courroucés.
CLÉOPÂTRE Cette tête d'Hérode,
Je l'aurai. Mais comment, lorsqu'Antoine est parti?
Qui pourrait bien me l'apporter? Approche, toi.
LE MESSAGER
Gracieuse Majesté.
CLÉOPÂTRE As-tu vu de tes yeux
Octavie?
LE MESSAGER Oui, Reine.
CLÉOPÂTRE Où?
LE MESSAGER Mais à Rome, madame.
J'ai croisé son regard, et je l'ai vue entrer
Avec à ses côtés Marc-Antoine et son frère.
CLÉOPÂTRE
Est-elle grande comme moi?
LE MESSAGER Oh! non, madame
CLÉOPÂTRE
Et a-t-elle parlé? Sa voix est claire ou rauque?
LE MESSAGER
J'ai entendu sa voix. Elle a un timbre rauque.
CLÉOPÂTRE
C'est déplaisant. Il ne peut pas l'aimer longtemps.
CHARMIANE
Lui, l'aimer? Par Isis, cela n'est pas possible.
CLÉOPÂTRE
Je ne crois pas : naine de taille, et la voix rauque!
A-t-elle un port de reine? Allons, rappelle-toi,
Si tu sais voir la majesté.
LE MESSAGER Mais elle rampe.
Ou assise, ou debout, elle est toujours la même.
Elle offre au monde un abrégé plus qu’une vie,
Une apparence et non la femme.
CLÉOPÂTRE En es-tu sûr?
LE MESSAGER
Je ne suis pas aveugle.
CHARMIANE Ils sont trois en Égypte
À avoir ce coup d'oeil.
CLÉOPÂTRE Il est très perspicace.
Je l'ai bien remarqué. En somme, elle n'a rien.
Cet homme a du discernement.
CHARMIANE Il est parfait.
CLÉOPÂTRE
Quel peut être son âge, à ton avis?
LE MESSAGER Madame,
Elle est veuve.

37
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

CLÉOPÂTRE Elle est veuve! Oh! Charmiane, entends-tu?


LE MESSAGER
Et je crois qu'elle doit avoir au moins tente ans.
CLÉOPÂTRE
Revois-tu son visage? Est-il ovale ou rond?
LE MESSAGER
Il est tellement rond qu'il est bien loin de plaire.
CLÉOPÂTRE
Dans la plupart de cas, les sottes sont ainsi.
Comment sont ses cheveux?
LE MESSAGER Bruns, madame, et son front
Est le plus bas qu'on puisse voir.
CLÉOPÂTRE Voici de l'or.
Il te faut oublier mes rigueurs de tantôt.
Je te reprends à mon service, oui, je te trouve
Très apte à cet emploi. Allons, va t'apprêter.
J'ai des lettres pour toi.
Sort le messager.
CHARMIANE Il est parfait, cet homme.
CLÉOPÂTRE
Il l'est, c'est sûr. Et je regrette infiniment
De l'avoir rudoyé. Il semble, d'après lui,
Que cette femme ait peu de choses.
CHARMIANE Rien du tout.
CLÉOPÂTRE
S'y connaît-il en majesté? Peut-il juger?
CHARMIANE
Lui, s'y connaître en majesté? Mais, par Isis,
Depuis le temps qu'il est votre sujet, madame.
CLÉOPÂTRE
Je voudrais qu'il me dise encore une autre chose,
Mais ce n'est pas urgent. Tu le fera s venir
Pendant que j'écrirai. Tout peut être sauvé.
CHARMIANE
Madame, j'en réponds.

SCÈNE 4.
Athènes. La maison d'Antoine.

Entrent AGRIPPA, MÉCÈNE et OCTAVE.


ANTOINE
Mais non, Octavie, non! Pas seulement cela!
On pourrait excuser cela et plus encore
D'aussi déterminant, mais il a relancé
Pompée dans cette guerre, et fait son testament
Qu'il a rendu public.
Il m'a minimisé, et, quand il ne pouvait
Que faire mon éloge, il restait froid et sec
Dans ses propos, il réduisait tout mon mérite,
Et négligeait toute occasion de me louer
Ou bien n'était que laconique.
OCTAVIE Oh! cher seigneur,
Gardez-vous de tout croire, ou, s'il vous faut tout croire,
Ne ruminez pas tout. Quel sera mon tourment
Si la discorde éclate, étant entre vous deux,
Priant pour l'un et l'autre!
Les dieux cléments alors se moqueront de moi

38
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Si, priant, je demande : « Exaucez mon époux »,


Et, élevant la voix, défaisant ma prière :
« Mon frère, exaucez-le ». Pour le frère et l'époux
Prier détruit toute prière, aucun moyen
N'existe entre ces deux extrêmes.
ANTOINE Octavie,
Adressez le meilleur de votre amour à qui
Est digne de l'avoir. Si je perds mon honneur,
C'est moi qui suis perdu. Mieux vaut n'être pas vôtre
Qu'être à vous sans lauriers. Mais, selon votre voeu,
Soyez médiatrice. Et cependant, madame,
Je vais me préparer à livrer un combat
Qui confondra César. Partez en toute hâte
Si vous voulez être exaucée.
OCTAVIE Merci, seigneur.
Que Jupiter fasse de moi, faible, si faible,
Un instrument de paix. Une guerre entre vous
Crevasserait le monde, il faudrait des cadavres
Pour colmater la brèche.
ANTOINE
Quand vous découvrirez l'auteur de tous ces maux,
Tournez vers lui votre colère, car nos torts
Ne s'équilibrent pas si bien que votre amour
N'équilibre vos torts. Allez vous préparer.
Choisissez votre escorte, et faites les dépenses
Que votre coeur vous dicte.

SCÈNE 5.
Même lieu. Une autre salle.

Entrent ÉNOBABUS et ÉROS.


ÉNOBARBUS
Eh bien, ami Éros?
ÉROS
Je viens d'apprendre une étrange nouvelle.
ÉNOBARBUS
Laquelle ?
ÉROS
César et Lépide ont fait la guerre à Pompée.
ÉNOBARBUS
Vieille histoire! Et quelle en est l'issue?
ÉROS
César, après s'être servi de l'autre pour combattre Pompée, refuse de voir en lui son
égal. Il ne veut partager avec lui la gloire de ce combat, et, non content de cela, il
l'accuse de lettres qu'il aurait écrites naguère à Pompée. Sur cette accusation, il l'a fait
arrêter. Voilà le triumvir en l'air jusqu'à ce que la mort l'arrache à sa prison.
ÉNOBARBUS
Monde, tu n'es donc plus qu'une gueule béante,
Où tu vas engloutir tout ce qui est vivant
Pour la rouvrir encore. Où donc est Marc-Antoine?
ÉROS
Il est dans le jardin. Il marche en piétinant
Devant lui les roseaux. Il crie : « Lépide est sot »,
Menace d'égorger un officier à lui,
Meurtrier de Pompée.
ÉNOBARBUS Nos vaisseaux vont partir.

39
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

ÉROS
Pour l'Italie contre César. Outre cela,
Mon maître veut vous voir sur-le-champ. Ces nouvelles
Pouvaient attendre un peu.
ÉNOBARBUS Sans doute rien de grave,
Mais allons-y pourtant. Conduis-moi à Antoine.
ÉROS
Venez, seigneur.
SCÈNE 6.
Rome. La maison de César.

Entrent AGRIPPA, MÉCÈNE et OCTAVE.


OCTAVE
Sans se soucier de Rome, il a fait tout cela.
Et dans Alexandrie voici ce qui eut lieu :
Sur la place publique, une estrade d'argent
Portait des trônes d'or, où Cléopâtre et lui
Furent intronisés. À leurs pieds, se tenaient
Césarion en qui tous voient le fils de mon père,
Ainsi que ces bâtards, issus de leur débauche,
Depuis le temps qu'ils sont liés. Et c'est à elle
Qu'il a confié l'Égypte, et il l'a proclamée
De la Basse-Syrie, de Chypre et de Lydie
Souveraine absolue.
MÉCÈNE Cela devant le peuple?
OCTAVE
Sur la place publique où se font les parades.
C'est là qu'il a nommé ses fils maîtres des rois.
L'empire parthe, mède, et toute l'Arménie
Sont aux mains d'Alexandre, et Ptolomée contrôle
La Cilicie, la Phénicie, la Syrie. Elle,
Avec ses vêtements de la déesse Isis,
Apparut ce jour-là, comme souvent déjà,
À ce que l'on prétend.
MÉCÈNE Mais Rome doit en être
Informée.
AGRIPPA Elle-même a supporté sa morgue
Assez longtemps, et va lui ôter son estime.
OCTAVE
Le peuple sait cela, et vient d'être averti
De ses nouveaux griefs.
AGRIPPA Et qui accuse-t-il?
OCTAVE
César, parce qu'ayant reconquis la Sicile
Soumise par Pompée, il n'a pas obtenu
Cette île en apanage, il dit m'avoir prêté
Plusieurs vaisseaux que j'ai gardés. Et il s'indigne
D'apprendre que Lépide est du triumvirat
Exclu par nous qui avons dû nous emparer
De tous ses biens.
AGRIPPA Seigneur, il vous faut lui répondre.
OCTAVE
C'est déjà fait. Mon messager s'est mis en route.
Je lui dis que Lépide était par trop cruel,
Qu'il abusait de sa suprême autorité,
Qu'il méritait son exclusion. Sur mes conquêtes,
Je réserve sa part, tandis qu'en Arménie

40
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Et dans tous les pays dont il est maître, je


Revendique la mienne.
MÉCÈNE Il s'y refusera.
OCTAVE
Et nous refuserons aussi ce qu'il exige.
Entre OCTAVIE et sa suite.
OCTAVIE
Salut à toi, César. Mon cher César, salut!
OCTAVE
Fallait-il donc qu'un jour tu fusses répudiée!
OCTAVIE
Ne dites pas ce mot qui n'a pas raison d'être.
OCTAVE
Pourquoi cette arrivée furtive, n'étant pas
Ici soeur de César? Car l'épouse d'Antoine
Devait par une armée annoncer sa venue,
Les chevaux hennissant devaient se faire entendre
Avant qu'elle parût, les arbres de la route
Devaient porter tous ceux qui défaillaient d'attendre
L'objet de leurs désirs, et même la poussière
Devait se soulever jusqu'au faîte du ciel
Quand passait votre escorte. Et vous êtes venue
Comme une paysanne, et m'avez empêché
De vous marquer mon affection, donnant à croire
Que mon coeur a changé. Nous aurions dû nous voir
Sur mer, sur terre, et vous porter à chaque étape
Nos voeux sans cesse plus ardents.
OCTAVIE Mon cher seigneur,
Je suis venue ainsi sans y être contrainte,
Et c'est de mon plein gré. Monseigneur, Marc-Antoine
Sachant que vous vouliez la guerre, en a instruit
Mon oreille affligée. Je lui ai demandé
Permission de vous voir.
OCTAVE Je garde un oeil sur lui.
Tout ce qu'il entreprend m'est connu par le vent.
Où est-il à présent?
OCTAVIE À Athènes, seigneur.
OCTAVE
Non, non, ma pauvre soeur naïve. Cléopâtre
L'a rappelé près d'elle. Il a livré son sceptre
À cette courtisane, et incite à présent
Les rois à nous combattre. Il a coalisé
Bocchus, roi de Libye, le roi Achélaüs
De Cappadoce, et Philadelphe souverain
De la Paphlagonie, Adallas, roi de Thrace,
Malchus, roi d'Arabie, le souverain de Pont,
Hérode de Judée, et Mithridate roi
De Comagène, et Polémon, et Amyntas,
Souverains de Médie et de Lycaonie,
Ainsi que d'autres plus nombreux.
OCTAVIE Malheur à moi
Dont le coeur se partage entre ces deux amis
Qui se font tant de mal!
OCTAVE Soyez la bienvenue!
M'écrivant, vous avez contenu ma colère
Jusqu'au jour où j'ai su le tort qu'on vous fait
Et le danger de mon silence. Ayez du coeur.

41
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Ne vous tourmentez point de ce jour qui attaque


Ainsi votre bonheur par ces rudes épreuves,
Mais laissez le destin accomplir toute chose
Sans en gémir jamais. Soyez la bienvenue.
Vous m'êtes la plus chère, et l'on vous a trompée
Plus qu'on ne peut l'imaginer. Les dieux du ciel
Pour vous faire justice ont choisi pour vengeurs
Ceux qui vous portent dans leur coeur. Consolez-vous,
Et soyez bienvenue.
AGRIPPA Je vous salue, madame.
MÉCÈNE
Salut à vous, madame.
À Rome, chaque coeur vous chérit et vous plaint.
Antoine seul, vous trahissant, tout occupé
De ses égarements, se détourne de vous,
Et livre son armée à cette misérable
Qui vitupère contre nous.
OCTAVIE Est-il possible?
OCTAVE
Cela est vrai, ma soeur. Venez, je vous en prie.
Ma chère soeur, vous vous devez d'être patiente.

SCÈNE 7.
Près d'Actium. Le camp d'Antoine.

Entrent CLÉOPÂTRE et ÉNOBARBUS.


CLÉOPÂTRE
Tu me le paieras cher, tu peux en être sûr.
ÉNOBARBUS
Pourquoi? Pourquoi? Pourquoi?
CLÉOPÂTRE
Tu m'as par tes discours écartée du combat
Où je n'ai pas ma place.
ÉNOBABUS Est-ce bien votre place?
CLÉOPÂTRE
Si je suis agressée, ne dois-je pas moi-même
Etre au coeur du combat?
ÉNOBARBUS, à part Je pourrais bien répondre :
Si un cheval a sa jument auprès de lui,
Il est perdu, car la jument devrait porter
Cheval et cavalier.
CLÉOPÂTRE Qu'est-ce que tu murmures?
ENOBARBUS
Votre présence va embarrasser Antoine,
Et distraire son coeur, son esprit et son temps
De ce qui doit être accompli. Il est déjà
Taxé de badinage, et le bruit court à Rome
Que Photin, votre eunuque et vos dames d'honneur
Dirigent cette guerre.
CLÉOPÂTRE Ah! que les langues sèchent
De parler mal de nous! Cette guerre est ma tâche
Je représente ici mon royaume, et je dois
Me comporter comme un soldat. N'ajoute rien.
Je tiens à rester là.
ENOBARBUS Je cesse de parler.
Voici Antoine.
Entrent ANTOINE et CANIDIUS.

42
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

ANTOINE Il est étrange, Canidius,


Qu'ayant quitté Tarente et quitté Brindisi,
Il ait pu traverser si promptement la mer
Et conquérir Toryne! Avez-vous su cela?
CLÉOPÂTRE
Les actes prompts ne sont jamais plus admirés
Que par les négligents.
ANTOINE La bonne répartie,
Qu'il conviendrait de dire au meilleur des guerriers
Pour fustiger son inaction. Canidius, nous
Tenons à l'attaquer sur mer.
CLÉOPÂTRE Sur mer, bien sûr!
CANIDIUS
Pourquoi, seigneur, sur mer?
ANTOlNE C'est là qu'il nous provoque.
ÉNOBARBUS
Et vous l'avez défié en combat singulier.
CANIDIUS
Et vous avez choisi pour ce combat Pharsale
Où Pompée fut vaincu par César, mais ces offres
Où vous risquez pourtant beaucoup, il les repousse
Renoncez-y aussi.
ÉNOBARBUS Votre flotte est peu sûre,
Avec pour matelots des gueux, des paysans
Racolés depuis peu. La flotte de César
Compte des matelots qui ont vaincu Pompée.
Leurs vaisseaux sont légers, les vôtres lourds. On peut
Sans honte refuser cette attaque sur mer
Et les attendre ici sur terre.
ANTOINE En mer! En mer!
ÉNOBARBUS
Mon très noble seigneur, vous allez perdre ainsi
La supériorité que vous avez sur terre,
Divisant votre armée formée pour la plupart
De fantassins experts, vous ne profitez pas
De votre science renommée, et vous quittez
Le chemin qui vous mène à la victoire pour
Vous livrer tout de bon aux hasards et aux risques,
Quand tout est sûr ailleurs.
ANTOINE Je combattrai sur mer.
CLÉOPÂTRE
J'ai soixante vaisseaux que César peut envier.
ANTOINE
Nous brûlerons tout le surplus de notre flotte.
Le reste bien armé contournera Actium
Pour attaquer César. Mais, si nous échouons,
Nous le battrons sur terre.
Entre un messager. Allons, que me veux-tu?
LE MESSAGER
La nouvelle est certaine. On nous l'a signalé :
César est à Toryne.
ANTOINE
Comment peut-il y être? Allons, c'est impossible.
Que son armée y soit, c'est troublant. Canidius,
Tu resteras sur terre avec dix-neuf légions,
Douze mille chevaux. Allons nous embarquer.
Suivez-moi, ma Thétis.

43
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Entre un soldat. Soldat, qu'as-tu à dire?


LE SOLDAT
Mon très noble empereur, n'attaquez point sur mer.
Vos vaisseaux sont pourris. Ne vous fierez-vous point
À ce glaive, à ce bras? Laissez les Égyptiens,
Les Phéniciens barboter dans la mare, nous,
Notre habitude est de gagner sur le terrain,
En luttant pied à pied.
ANTOINE Allons, allons, au large!
Sortent ANTOINE, CLÉOPÂTRE et ÉNOBARBUS.
LE SOLDAT
Par Hercule, je sais que mon avis est bon.
CANIDIUS
Il l'est, soldat. Mais son action n'est plus régie
Par sa puissance, et notre maître maîtrisé,
La reine est notre chef.
LE SOLDAT Vous commandez sur terre
Aux fantassins, aux cavaliers, n'est-il pas vrai?
CANIDIUS
Oui, Marcus Octavius et Marcus Justeius
Publicola, Caelius commandent sur la mer.
Mais nous, nous demeurons. César est si rapide
Qu'il défie la raison.
LE SOLDAT On le voyait à Rome,
Tandis que son armée partait par petits groupes,
Déjouant les espions.
CANIDIUS Qui est son lieutenant?
LE SOLDAT
Un Taurus, m'a-t-on dit.
CANIDIUS Mais je connais cet homme.
Entre un messager.
LE MESSAGER
Canidius, l'empereur vous mande.
CANIDIUS
Le temps doit accoucher d'événements qui naissent
Presque à chaque minute.

SCÈNE 8.
Une plaine près d'Actium.

Entrent OCTAVE et son armée.


OCTAVE
Taurus!
TAURUS
Seigneur?
OCTAVE
Évitez tout combat. Ménagez-vous sur terre,
Tant que sur mer nous combattons. Limitez-vous
A ces ordres écrits. Notre chance dépend
De cette conjoncture.
Ils sortent.

44
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

SCÈNE 9.
Une autre partie de la plaine.

Entrent ANTOINE et ENOBARBUS.


ANTOINE
Plaçons nos escadrons derrière la colline,
D'où le combat peut être vu. De cet endroit,
Nous pourrons dénombrer les vaisseaux engagés
Et procéder en conséquence.
Ils sortent.

SCÈNE 10.
Actium. Le champ de bataille.

Canidius entre avec son armée d'un côté de la scène, et Taurus, lieutenant de César avec
la sienne de l'autre côté. Après leur passage on entend le bruit d'un combat naval.
Sonnerie de trompettes. Entre ENOBARBUS
ENOBARBUS
Plus rien! Plus rien! Plus rien! Je ne veux plus rien voir.
Le navire amiral égyptien : l'Antoniade,
Et soixante vaisseaux virent de bord et fuient.
Ce que j'ai vu m'aveugle.
Entre SCARUS.
SCARUS Ô vous, dieux et déesses
En synode assemblés!
ENOBARBUS Pourquoi cette fureur?
SCARUS
La plus grande partie du monde nous échappe
Par ineptie stupide, et l'amour nous arrache
Des royaumes sans nombre.
ENOBARBUS Où en est le combat?
SCARUS
On voit dans notre camp les signes d'une peste
Qui présagent la mort. Cette chienne d'Egypte
- Que la lèpre l'emporte! - au milieu du combat,
Quand sa chance semblait jumelle de la nôtre,
Pareilles toutes deux et se suivant de près,
Comme une vache en juin harcelée par les mouches,
Hisse la voile, et fuit.
ÉNOBARBUS C'est cela que j'ai vu.
Mes yeux blessés par ce spectacle ne pouvaient
Regarder davantage.
SCARUS Elle venait de fuir,
Quand Antoine, débris illustre de ses charmes,
Comme un canard en rut, fait voile à tire d'aile
Et quitte le combat en son plein pour la suivre.
Je n'ai jamais vu d'acte à ce point méprisable
Le courage, l'honneur, la science n'ont jamais
Jusqu'à ce point été trahis.
ENOBARBUS Hélas! Hélas!
Entre CANIDIUS.
CANIDIUS
Notre fortune en mer a perdu tout son souffle,
Et sombre lamentablement. Si notre chef
Avait été lui-même, on s'en serait tiré,
Mais il nous a donné l'exemple de la fuite
En fuyant lâchement.

45
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

ÉNOBARBUS
Ah! vous en êtes là? Eh bien! moi, je vous quitte
Dans ce cas.
CANIDIUS Ils ont fui vers le Péloponnèse.
SCARUS
La route en est facile, et je vais y attendre
Ce qui peut advenir.
CANIDIUS Je vais rendre à César
Mes cavaliers et mes légions. Six rois déjà
Se sont soumis à lui.
ÉNOBARBUS Je me lierai pourtant
Au sort blessé d'Antoine, alors que ma raison
Me souffle un vent contraire.
Ils sortent.

SCÈNE 11
Le palais de Cléopâtre.

Entrent ANTOINE et ses fidèles.


ANTOINE
La terre, écoutez-la, ne veut plus que j'y marche,
Car mon poids lui fait honte. Amis approchez-vous.
J'ai depuis si longtemps langui au monde que
Mon chemin s'est perdu. Il me reste un navire
Chargé d'or, prenez-le, partagez l'or, fuyez.
Faites la paix avec César.
TOUS Nous, fuir, jamais!
ANTOINE
Mais moi-même j'ai fui en apprenant aux lâches
À courir, à tourner le dos. Amis, partez!
L'issue que j'envisage en ce qui me concerne
Est étrangère à vos soucis. Allez-vous en.
Tout l'or que j'ai se trouve au port, prenez-le. Oh!
J'ai suivi un chemin dont la vue me fait honte.
Ma tête même est en conflit : mes cheveux blancs
Reprochent aux châtains leur fougue, et eux, aux autres,
Leur crainte et leur faiblesse. Amis, partez. Je vais
Prier quelques amis par lettres de vous être
Un secours en chemin. Ne vous attristez pas.
Ne me contrariez pas non plus. Prenez conseil
Du désespoir que j'ai. Abandonnez celui
Qui s'abandonne ici. Courez jusqu'au rivage.
Je vous y lègue ce navire et son trésor.
Laissez-moi, je vous prie. A présent je vous prie
De me laisser. Je n'ai plus droit de commander
C'est pourquoi je vous prie. Je vous verrai plus tard.
Il s'assied. Entrent CLÉOPÂTRE soutenue par CHARMIANE, et IRAS, suivies par ÉROS.
ÉROS
Allez à lui, madame, allez le consoler.
IRAS
Allez, ma souveraine.
CHARMIANE
Allez. Que faire d'autre?
CLÉOPÂTRE
Je veux m'asseoir. Junon!
ANTOINE
Non, non, non, non.

46
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

ÉROS
Que voyez-vous, seigneur?
ANTOINE
Oh! La honte, la honte!
CHARMIANE
Madame.
IRAS
Madame. Souveraine.
ÉROS
Seigneur. Seigneur.
ANTOINE
Ah! oui, vraiment, mon maître! Il tenait à Philippes
Son glaive en sautillant, tandis que je frappai
Le corps maigre et ridé de Cassius. Ce fut moi
Qui mis à mort Brutus, ce fou furieux. Lui se
Fiait à ses seconds, ne sachant pas comment
Manoeuvrer une armée. Et maintenant... Qu'importe!
CLÉOPÂTRE
Ne vous éloignez pas.
ÉROS
Seigneur, voici la reine.
IRAS
Allez à lui, madame, et dites-lui un mot.
Il n'est plus ce qu'il est, accablé par la honte.
CLÉOPÂTRE
Alors, soutiens-moi. Oh!
ÉROS
Relevez-vous, seigneur. La reine vient à vous.
Sa tête est sans soutien, sa mort est proche si
Un mot de réconfort ne la ranime pas.
ANTOINE
J'ai outragé ma gloire.
Honteux égarement!
ÉROS Seigneur, voici la Reine.
ANTOINE
Jusqu'où m'as-tu conduit, Égypte? Tu le vois,
Je tâche à dérober loin de tes yeux ma honte
Pour tourner mes regards vers ce que j'ai laissé :
Détruit, privé d'honneur.
CLÉOPÂTRE Mon Seigneur, pardonnez
A mes vaisseaux craintifs. J'étais loin de penser
Que vous me suivriez.
ANTOINE Tu savais bien, Égypte,
Que ta poupe à mon coeur fixait de tels cordages
Qu'ils m'entraînaient à ta remorque, et sur mon âme
Tu connaissais si bien ton souverain empire
Qu'un seul signe de toi, sans écouter les dieux,
Me faisait obéir.
CLÉOPÂTRE Pardon.
ANTOINE Et il me faut
À ce jeune homme offrir d'humbles traités, ruser
Et marchander selon les compromis, moi qui,
Sur la moitié du monde, aimais à disposer
Des hasards et des sorts. Vous saviez bien aussi
À quel point vous m'aviez assujetti, et que
Mon glaive, ayant perdu sa force par mon coeur,
Lui cèderait sur tous les plans.

47
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

CLÉOPÂTRE Pardon! Pardon!


ANTOlNE
Ne versez point de pleurs. Un seul d'entre eux vaut bien
Ce que j'avais, que j'ai perdu. Embrassez-moi
Pour prix de tout. J'ai envoyé le précepteur.
L'a-t-on vu revenir? Amour, je suis de plomb.
À boire et à manger! La fortune sait bien
Que je l'ignore autant que ses coups sont violents.
Ils sortent.

SCÈNE 12.
Le camp de César en Égypte.

Entrent OCTAVE, AGRIPPA, DOLABELLA et THIDIAS.


OCTAVE
Que l'on fasse venir celui qu'envoie Antoine.
Quel est-il?
DOLABELLA Il se dit, César, son précepteur.
Preuve que le voilà plumé, puisqu'en ce lieu
Il n'envoie que ce reste arraché à ses ailes,
Lui qui avait pour messagers de nombreux rois,
Il y a peu de temps encore.
Entre EUPHRONIUS.
OCTAVE Approche et parle.
EUPHRONIUS
Tel que je suis, je viens, envoyé par Antoine.
Je comptais aussi peu hier dans ses desseins
Qu'une goutte de pluie sur la feuille de myrte
Pour le vaste océan.
OCTAVE Soit. Livre ton message.
EUPHRONIUS
Il te salue en tant que maître de son sort,
Et souhaite rester en Égypte, ou, sinon,
Modérant sa requête, il supplie que tu daignes
Le laisser respirer sur terre et sous le ciel
En Grèce en tant que citoyen. Voilà pour lui.
Cléopâtre, elle aussi, reconnaît ta puissance,
Et se soumet à ta grandeur en implorant de toi
Pour ses fils la couronne issue des Ptolomées,
Dont ta grâce aujourd'hui dispose.
OCTAVE Pour Antoine,
Je reste sourd à sa requête. Mais la Reine
Aura de moi ce qu'elle veut, sous condition
Qu'elle chasse d'Égypte un amant si abject,
Ou lui ôte la vie. Si elle fait cela,
Elle obtiendra satisfaction. Tels sont mes ordres
EUPHRONIUS
Le sort te soit propice!
OCTAVE Accompagnez cet homme.
Sort EUPHRONIUS.
à Thidias :
Le moment est venu d'être éloquent. Pars vite.
Divise Antoine et Cléopâtre, et promets-lui
En notre nom ce qu'elle veut. Ajoutes-y
Les offres de ton choix. Les femmes ne sont pas
Des êtres forts, et le besoin rendrait parjure
La plus pure vestale. Exerce donc tes ruses

48
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Tu fixeras le prix de ta mission qui nous


Sera dicté comme une loi.
THIDIAS J'y vais, César.
OCTAVE
Observe comme Antoine accepte sa défaite,
Et déchiffre le sens du moindre de ses gestes
Et actes qu'il commet.
THIDIAS César, je t'obéis.
Ils sortent.

SCÈNE 13.
Alexandrie. Le palais de Cléopâtre.

Entrent CLÉOPÂTRE, ÉNOBARBUS, CHARMIANE et IRAS.


CLÉOPÂTRE
Que faire, Énobarbus?
ÉNOBARBUS
Méditer et mourir.
CLÉOPÂTRE
Qui d'Antoine ou de nous doit être ici blâmé?
ÉNOBARBUS
Antoine seul, qui prétendait de son désir
Subjuguer sa raison. Bien que vous ayez fui
La face du combat, quand les vaisseaux rangés
S'effrayaient du regard, pourquoi a-t-il suivi ?
L'élan de la passion alors ne devait pas
Saper sa stratégie. En un moment pareil,
Où s'affrontaient les deux moitiés du monde, où lui
Était l'enjeu, ce fut un déshonneur plus grand
Que son échec cette façon de vous poursuivre,
Laissant sa flotte en désarroi.
CLÉOPÂTRE N'ajoute rien.
Entrent ANTOINE et EUPHRONIUS.
ANTOINE
Est-ce là sa réponse?
EUPHRONIUS
Oui, monseigneur.
ANTOINE
Il traitera la reine avec égard si elle
Consent à nous livrer.
EUPHRONIUS C'est cela.
ANTOINE à Cléopâtre : Sache-le :
À ce jeune César porte ma tête grise,
Et tes désirs seront comblés.
CLÉOPÂTRE Quoi! Cette tête!
ANTOINE à Euphronius :
Va le revoir, dis-lui que la rose fleurit
Sur son jeune visage et que le monde attend
Qu'il se distingue. L'or, la flotte, les légions
Qu'un lâche aurait en main, maniés par ses ministres,
L'emporteraient autant si un enfant les guide
Que si César commande. Aussi je le défie
De laisser de côtés ses brillants ornements.
Pour venir, corps à corps, affronter mon grand âge.
En combat singulier. Je lui écris. Suis-moi.
Sortent ANTOINE et EUPHRONIUS.

49
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

ÉNOBARBUS
Peut-être bien! César, au sommet de sa gloire
Perdra son avantage, afin de se produire
Dans un duel! Combien le jugement des hommes
Dépend de leur fortune, et les faits extérieurs
Dévient les facultés intimes de leur âme
Pour tout détruire ensemble. Il rêve de penser,
Lui, pourtant mesuré, que César comblé va
Répondre à son néant! César, tu as soumis
Aussi son jugement.
Entre un serviteur.
LE SERVITEUR Un courrier de César.
CLÉOPÂTRE
Quoi! sans autre apparat? Oh! mes femmes, voyez :
Ils se bouchent le nez quand se fane la rose,
Tous ceux qui l'adorait entr'ouverte. Qu'il vienne!
Sort le serviteur.
ÉNOBARBUS à part
Contre ma loyauté je commence à me battre.
La constance à l'égard d'un fou ne fait que rendre
Insane notre foi. Qui supporte pourtant
De suivre en homme-lige un maître qui décline
Triomphe de celui qui triompha du maître
Et dans l'histoire inscrit son nom.
Entre THIDIAS.
CLÉOPÂTRE Que veut César?
THIDIAS
C'est un secret.
CLÉOPÂTRE Mais non pour eux. Ose parler.
THIDIAS
Mais peut-être qu'ils sont aussi amis d'Antoine.
ÉNOBARBUS
Il a besoin d'amis tout autant que César,
Ou il fait fi de nous. S'il le veut, notre maître
Courra vers son ami. Quant à nous, sachez-le :
Nous suivons qui il suit, j'entends César.
THIDIAS C'est bon.
Reine illustre, apprends donc que César te supplie,
Dans l'état où tu es, de ne considérer
Qu'un fait : qu'il est César.
CLÉOPÂTRE Poursuis donc. C'est royal!
THIDIAS
Il sait que vous suivez la fortune d'Antoine,
Non par amour pour lui, mais en tremblant.
CLÉOPÂTRE Hélas!
THIDIAS
Les plaies dont votre honneur s'est vu blessé, donc il
Les plaint comme des torts subis par la contrainte,
Et non pas mérités.
CLÉOPÂTRE C'est un dieu. Il connaît
L'exacte vérité. Mon honneur est intact,
Mais seulement captif.
ÉNOBARBUS à part Pour en être plus sûr,
Interrogeons Antoine. Ah! mon maître, tu sombres.
Nous devons te laisser à ton naufrage, car
Ce qui t'est cher te fuit.
Il sort.

50
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

THIDIAS Dois-je dire à César


Ce que vous souhaitez ? Car il vous supplie presque
D'accepter ses présents. Et il serait ravi
De vous voir prendre appui sur l'état de sa gloire
Et vous y reposer. Son coeur serait plus chaud
S'il apprenait que vous avez quitté Antoine
Pour vous mettre à l'abri de son vaste manteau
Qui couvre l'univers.
CLÉOPÂTRE Comment vous nommez-vous?
THIDIAS
Je me nomme Thidias.
CLÉOPÂTRE Aimable messager,
Dites au grand César que par procuration
Je lui baise les mains, que je suis disposée
A céder ma couronne et à m'agenouiller
Pour entendre sa voix à qui tout obéit
Disposer de l'Égypte.
THIDIAS Il n'est rien de plus noble.
Quand la sagesse et le destin se font la guerre
Si elle n'ose rien que ne lui soit possible,
Les coups du sort l'épargneront. Permettez-moi
De vous baiser la main.
CLÉOPÂTRE Le père de César,
Alors qu'il méritait de conquérir le monde,
Sur cet indigne objet posa souvent sa lèvre
Prodigue de baisers.
ANTOINE revient avec ÉNOBARBUS.
ANTOINE Par Jupiter! Des grâces!
Qui es-tu, misérable?
THIDIAS Un simple exécutant
Des ordres de celui qui est digne entre tous
De se voir obéi.
ENOBARBUS à part On va te fouetter.
ANTOINE
Approchez-vous, rapace! Et vous, dieux et démons!
L'autorité m'échappe, et naguère, à mon cri,
Les rois se bousculaient, pareils à des enfants
Prévenant mes désirs. N'avez-vous point d'oreilles?
Je suis encore Antoine.
Entrent des serviteurs Allons, fouettez-le.
ENOBARBUS à part
Il vaut mieux taquiner un jeune lionceau
Qu'un vieux lion mourant.
ANTOINE Par la lune et les astres!
Fouettez-le. Si de plus grands ambassadeurs
Reconnaissant César étaient trouvés par moi
En train de profaner la main - de qui déjà,
N'étant plus Cléopâtre? - Allons, fouettez-le,
Jusqu'à ce que, faisant comme un gamin la moue,
Il implore sa grâce. Allons, emmenez-le.
THIDIAS
Marc-Antoine.
ANTOINE Sortez. Une fois fouetté,
Ramenez-le ici. Ce laquais de César
Lui portera notre message.
Les serviteurs emportent THIDIAS.
Et vous étiez flétrie, dès avant ma rencontre!

51
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

J'ai donc laissé à Rome un lit nuptial intact,


Renoncé de ce fait aux enfants légitimes
D'une épouse sans prix, pour être ainsi berné
Par qui se donne à un laquais!
CLÉOPÂTRE Mon cher seigneur.
ANTOINE
La trahison vous suit toujours.
Mais, quand on s'endurcit à pratiquer le vice,
- Ô misère! - les dieux obturent nos regards,
Ils nous plongent l'esprit dans notre fange, ils nous
Font adorer nos torts, et se jouent de nous voir
Tomber dans le chaos.
CLÉOPÂTRE En être venu là ?
ANTOINE
Je vous ai ramassée, reste glacé, de sur
L'assiette de César. Vous n'étiez qu'un déchet
Du grand Pompée, hormis tous les moments ardents
Ignorés du commun, que vous avez vous-même
Extraits de la luxure, et je ne sais que trop
Que, s'il vous vient l'idée de quelque continence
Vous ignorez tout d'elle.
CLÉOPÂTRE Ah! pourquoi tant d'éclat?
ANTOINE
Endurer qu'un manant qu'on paye pour ses peines
Et qui répond Merci, badine ainsi avec
L'objet de mon plaisir, cette main et ce sceau,
Trophées des coeurs altiers! Que ne suis-je au sommet
De la montagne de Basan pour y mugir
Plus fort que les taureaux! J'ai mal comme une bête.
Et tout langage humain serait pour moi pareil
À celui d'un pendu remerciant son bourreau
De sa dextérité.
Les serviteurs reviennent avec THIDIAS.
L'avez-vous fouetté?
LE PREMIER SERVITEUR
Et rudement!
ANTOINE
A-t-il gémi, demandé grâce?
LE PREMIER SERVITEUR
Il a courbé l'échine.
ANTOINE
Si ton père est en vie, qu'il regrette toujours
De t’avoir eu pour fils. Éprouve le remords
D'avoir suivi César en son triomphe, ayant
Payé cela par le fouet. Dorénavant
Que la main d'une femme échauffe en toi la fièvre
Et te fasse trembler. Va, retourne à César,
Raconte-lui cette entrevue, songe à lui dire
Qu'il est l'objet de ma fureur, car il paraît
Superbe et arrogant, voyant ce que je suis,
Oubliant qui j'étais. Il me met en fureur.
C'est chose très facile à faire en ce moment,
Où les astres cléments qui me furent propices
Laissent leur sphère vide et dardent leurs rayons
Dans les abîmes de l'enfer. S'il prise peu,
Et mes façons, et mes propos, dis-lui qu'il a
Hipparque, mon esclave affranchi, qu'il peut bien

52
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Fouetter à loisir, ou pendre, ou torturer


Pour être quitte à mon égard. Excite-le.
Et porte ailleurs ton dos blessé.
Sort THIDIAS.
CLÉOPÂTRE
En avez-vous fini?
ANTOINE La lune sur la terre
Est en éclipse. À ce seul signe, on peut prévoir
Le désastre d'Antoine.
CLÉOPÂTRE Il me faut demeurer.
ANTOINE
Mais, pour plaire à César, pourquoi charmer de l'oeil
Qui lui noue ses lacets?
CLÉOPÂTRE Me méconnaître ainsi!
ANTOINE
Coeur de glace pour moi!
CLÉOPÂTRE Amour, s'il l'est vraiment,
Que de mon coeur de glace on voie pleuvoir la grêle,
Empoisonner sa source et qu'au premier grêlon
Ma nuque se fracasse, et qu'il y fonde alors
Pour dissoudre ma vie. Puis celle de mon fils,
Que successivement les fruits de mes entrailles
Et tout le peuple ensemble en Égypte fidèle,
Exterminés par l'ouragan inexorable,
Gisent jusqu'à ce que les insectes du Nil
Aient dévoré leur chair.
ANTOINE Je suis dans l'allégresse
César assiège Alexandrie, et c'est ici
Que je m'oppose à son destin. L'armée sur terre
A tenu vaillamment. Nos vaisseaux dispersés
Se sont rejoints, et noire flotte est menaçante.
Où étais-tu, mon coeur? Femme, entends-tu ma voix?
Si du champ de bataille on me voit revenir
C'est tout couvert de sang que t'embrasserai.
Mon glaive et moi allons entrer dans la légende.
En lui est mon espoir.
CLÉOPÂTRE Mon héros retrouvé!
ANTOINE
Je veux tripler mes nerfs, ma poitrine et mon coeur.
Et lutter sans merci. Car, aux temps où mes jours
Étaient doux et heureux, on rachetait sa vie
Sur un mot. Maintenant je vais serrer les dents,
Et plonger dans la nuit tout adversaire. Allons,
Trouvons ce soir notre plaisir. Faites venir
Mes tristes officiers. Qu'on remplisse nos coupes
Sans écouter minuit.
CLÉOPÂTRE C'est mon anniversaire.
J'y pensais tristement, mais puisqu'en mon seigneur
Antoine reparaît, je serai Cléopâtre.
ANTOINE
L'avenir est à nous.
CLÉOPÂTRE
Faites venir les officiers de mon seigneur.
ANTOINE
Il nous faut leur parler. Ce soir, je veux gorger
De vin leurs corps meurtris. Ma Reine, suivez-moi
Mon arbre est plein de sève. Et, au dernier combat,

53
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

La mort devra m'aimer, dussé-je m'attaquer


A sa faux redoutable.
Tous sortent sauf ÉNOBARBUS.
ÉNOBARBUS
Il va faire pâlir la foudre, et sa fureur
Jette l'effroi sur frayeur. Dans cet état
La colombe s'attaque à l'autour. Je vois bien
Que notre chef au détriment de sa raison
Reprend du coeur. Quand l'impulsion rogne l'esprit,
Il rogne aussi le glaive au combat. Il me faut
Trouver moyen de le quitter.
Il sort.

ACTE IV
SCÈNE 1.
Le camp de César devant Alexandrie.

Entrent OCTAVE, AGRIPPA, et MÉCÈNE.


OCTAVE lisant une lettre
Il me traite en enfant, comme ayant le pouvoir
De me chasser d'Égypte. Et mon ambassadeur
Il l'a fait fouetter. Il exige un duel
Entre Antoine et César. Que le vieux ruffian sache
Que j'ai d'autres façons de mourir, ce faisant
Je nargue son défi.
MÉCÈNE César doit bien penser
Qu'un héros enragé à ce point est traqué
Jusqu'aux abois. Essoufflez-le, et, sur-le-champ
Tirez profit de sa folie. Jamais la rage
N'a su se garantir.
OCTAVE Que nos principaux chefs
Apprennent que demain la dernière bataille
Enfin sera livrée. Nous avons parmi nous
Des hommes qui suivaient récemment Marc-Antoine,
Et qui sauront s'en emparer. Veillez sur eux.
Et régalez l'armée. Nous regorgeons de vivre
Ils ont bien mérité un festin. Pauvre Antoine!

SCÈNE 2
Alexandrie. Le palais de Cléopâtre.
Entrent ANTOINE, CLÉOPÂTRE, ÉNOBARBUS, CHARMIANE, IRAS, et ALEXAS.
ANTOINE
Il ne veut pas me rencontrer, Domitius?
ENOBARBUS Non.
ANTOINE
Pourquoi refuse-t-il?
ENOBARBUS
Il croit que sa fortune est de vingt fois meilleure,
Et qu'il se risque à vingt contre un.
ANTOINE Demain, soldat,
Je combattrai sur mer, sur terre. Ou je vivrai
Ou j'offrirai à mon honneur un bain de sang
D'où il pourra renaître. Es-tu prêt à combattre?
ENOBARBUS
Je me battrai jusqu'à la mort.
ANTOINE C'est bien. Partons.
Appelle ici mes serviteurs. Il faut ce soir

54
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Que le repas soit plantureux.


Entrent quelques serviteurs. Tends-moi la main.
Tu m'as toujours été fidèle. Et toi aussi.
Et toi, et toi, et toi. Vous m'avez bien servi
Pour être compagnons de rois.
CLÉOPÂTRE à Énobarbus Que signifie?
ÉNOBARBUS à part à Cléopâtre
C'est un bizarre jeu que la douleur fait naître
Ainsi du fond de l'âme.
ANTOINE Et toi aussi fidèle.
Je voudrais être vous, nombreux comme vous êtes,
Et pouvoir vous unir tous ensemble en un seul
Antoine, afin de vous servir avec un zèle
Égal au vôtre.
LES SERVITEURS
Ah! que les dieux nous en préservent!
ANTOINE
Allons, mes bons amis, servez-moi bien ce soir.
N'épargnez point ma coupe, et soyez avec moi
Comme au jour où l'empire était mien comme vôtre
Pour accomplir ma volonté.
CLÉOPÂTRE à part à Énobarbus
Que veut-il faire?
ÉNOBARBUS à part à Cléopâtre
Pleurer ses compagnons.
ANTOINE Servez-moi donc ce soir.
Peut-être est-ce la fin de votre obéissance.
Vous pourriez bien ne plus me voir, ou, ne revoir
Qu'une ombre mutilée. Il se peut que demain
Vous vienne un autre maître. Or je vous considère
En hommes prêts à tout quitter. Amis fidèles,
Je ne vous renvoie pas, mais, comme votre maître,
Attachée par vos soins, ma vie vous appartient.
Servez-moi donc ce soir deux heures pour moi-même,
Et que les dieux vous récompensent!
ÉNOBARBUS Mais pourquoi
Seigneur, ainsi les affliger? Voyez! Ils pleurent.
Moi, pauvre bête, j'ai les yeux frottés d'oignons.
Ne nous transformez pas en femmes.
ANTOINE Ho! Ho! Ho!
Mais que je sois ensorcelé si je le veux!
Vienne la gloire au lieu des larmes! Mes amis,
Vous me prêtez des intentions trop affligeantes.
J'entendais bien vous réjouir, je désirais
Cette nuit enflammée de vos torches. Sachez
Que j'ai grande espérance en vous guidant demain.
Nous trouverons plutôt, vivants, notre victoire
Que l'honneur dans la mort. Allons souper. Venez.
Et noyons nos soucis.

SCÈNE 3.
Alexandrie. Devant le palais de Cléopâtre.
Entrent des soldats.
LE PREMIER SOLDAT
Dormez bien cette nuit. Demain c'est le grand jour.
LE DEUXIÈME SOLDAT
Il sera décisif pour l'un des chefs. Adieu.

55
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Dans les rues vous n'avez rien entendu d'étrange?


LE PREMIER SOLDAT
Non, rien. Quelles nouvelles?
LE DEUXIÈME SOLDAT
Sans doute n'est-ce rien qu'un bruit qui court. Bonsoir.
LE PREMIER SOLDAT
Bonsoir à vous, soldat.
Entrent deux autres soldats.
LE DEUXIÈME SOLDAT
Vous faites bonne garde.
LE TROISIÈME SOLDAT Et vous aussi. Bonsoir.
LE QUATRIÈME SOLDAT
Nous y voilà. Et si demain
Notre flotte triomphe, alors je suis certain
Que nos soldats tiendront.
LE TROISIÈME SOLDAT C'est une armée de braves
Pleins d'énergie.
On entend un air de hautbois comme de sous la scène.
LE QUATRIÈME SOLDAT D'où vient ce bruit?
LE PREMIER SOLDAT Vous entendez?
LE DEUXIÈME SOLDAT
Chut!
LE PREMIER SOLDAT La musique vient du ciel.
LE TROISIÈME SOLDAT De sous la terre.
LE QUATRIÈME SOLDAT
Bon signe, n'est-ce pas?
LE TROISIÈME SOLDAT Non.
LE PREMIER SOLDAT Mais taisez-vous donc!
Que veut dire cela?
LE DEUXIÈME SOLDAT
Hercule, ce héros adoré par Antoine
Maintenant l'abandonne.
LE PREMIER SOLDAT
Holà, soldats!
TOUS
Holà! Holà! Entendez-vous?
LE PREMIER SOLDAT
Oui, N'est-ce pas étrange?
LE TROISIÈME SOLDAT
Vous entendez, soldats? Amis, vous entendez?
LE PREMIER SOLDAT
Suivons cet air jusqu'à l'extrémité du camp.
Nous en verrons le bout.
TOUS
D'accord. C'est bien étrange.
Ils sortent.

SCÈNE 4.
Alexandrie. Le palais de Cléopâtre.
Entrent ANTOINE et CLEOPATRE.
ANTOINE
Ho! Éros, ma cuirasse! Éros!
CLÉOPÂTRE Dormez un peu.
ANTOINE
Non, ma mie. Viens, Éros. Ma cuirasse! Éros! Ho!
Entre ÉROS portant la cuirasse.
Allons, mon jeune ami, viens me barder de fer

56
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Si le sort aujourd'hui n'est pas pour nous, c'est qu'il


Faut l'affronter. Allons.
CLÉOPÂTRE Je veux t'aider aussi.
Où attacher ceci?
ANTOINE Laisse, laisse. Tu es
Ce qui arme mon coeur. Non, non. Ici, ici.
CLÉOPÂTRE
Là, là. Je vais t'aider. C'est bien ainsi.
ANTOINE Bon! Bon!
A présent nous vaincrons. Vois-tu, mon jeune ami?
Va t'équiper aussi.
ÉROS Dans un instant.
CLÉOPÂTRE
N'est-ce pas bien sanglé?
ANTOINE À merveille! À merveille!
Et qui voudra nous dessangler, sans qu'il nous plaise,
Avant notre coucher, s'attirera la foudre.
Tu tâtonnes, Éros. Ma Reine à m'équiper
Est plus experte. Allons, fais vite. Ô mon amour,
Si tu pouvais me voir combattre, tu saurais
Ce qu'est l'occupation des rois, tu pourrais voir
Quel ouvrier je suis!
Entre un soldat en armes. Tu es le bienvenu!
Tu parais t'y connaître aux choses de la guerre.
Pour un travail qu'on aime, on sait se lever tôt
Et y prendre plaisir.
LE SOLDAT Seigneur, un millier d'hommes,
Bien qu'il soit tôt encore, ont fixé leur cuirasse
Et vous attendent sur le port.
Cris. Fanfares. Entrent capitaine et soldats.
LE CAPITAINE
Il fait beau ce matin. Bonjour, mon général.
TOUS
Bonjour, mon général.
ANTOINE C'est bien dit, mes gaillards,
Cette aurore, pareille à l'âme d'un jeune homme,
Qui veut se distinguer, commence de bonne heure.
Oui, oui. Donne-moi ça. Allons-y. C'est parfait.
Dieu vous garde, madame, et, quel que soit mon sort,
Recevez ce baiser de soldat. Il serait
Condamnable et honteux pour moi de m'attarder
Sur des cérémonies banales. Je te quitte
Comme un homme d'acier. Vous qui voulez combattre,
Suivez de près. Je vous conduis. Adieu, madame.
Sortent ANTOINE, ÉROS, capitaines et soldats.
CHARMIANE
Vous plaît-il de gagner votre chambre?
CLÉOPÂTRE Allons-y.
Il part avec vaillance. Ah! si César et lui
Achevaient cette guerre en combat singulier,
Antoine alors... Mais maintenant... Eh bien, allons.
Elles sortent.

57
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

SCÈNE 5.
Alexandrie. Le camp d'Antoine.

Fanfare. Entrent ANTOINE et ÉROS. Un soldat les rejoint.


LE SOLDAT
Que grâce aux dieux ce jour soit heureux pour Antoine!
ANTOINE
Que n'ai-je eu plus confiance en toi et tes blessures,
Et combattu sur terre!
LE SOLDAT Ah! si tu l'avais fait,
Les rois qui ont fait reddition et le soldat
Qui ce matin a fui ton camp seraient encore
À suivre tes talons.
ANTOINE Qui a fui mon camp?
LE SOLDAT Qui?
Un soldat qui t'est proche. Appelle Énobarbus.
Il ne peut plus t'entendre, et du camp de César
Te dit : « J’ai fui ton camp. »
ANTOINE Que dis-tu?
LE SOLDAT Monseigneur,
Il est avec César.
ANTOINE Il m'a quitté?
LE SOLDAT C'est sûr!
ANTOINE
Va, Éros, et fais-lui parvenir son trésor
Sans distraire un denier, et transmets-lui par lettre
Avec ma signature un adieu et mes voeux.
Dis-lui que mon désir est qu'il n'ait plus sujet
De prendre un autre maître. Ô fortune, tu as
Détruit l'honnêteté! Fais vite. Énobarbus!
Ils sortent.

SCÈNE 6.
Alexandrie. Le camp de César.

Fanfare. Entrent AGRIPPA, OCTAVE, ÉNOBARBUS et DOLABELLA.


OCTAVE
En avant, Agrippa! Engagez le combat.
Il faut qu'Antoine tombe entre nos mains vivant
Fais-le savoir.
AGRIPPA César, j'y cours.
Il sort.
OCTAVE
Une ère est pour demain de paix universelle.
Si ce jour est heureux, les trois parties du monde
Cultiveront les oliviers.
Entre un messager.
LE MESSAGER Seigneur, Antoine
Est arrivé sur le terrain.
OCTAVE Charge Agrippa
De placer devant lui tous ceux qui l'ont trahi,
Afin qu'Antoine ait l'air de passer sa fureur
Contre lui-même.
Tous sortent sauf ÉNOBARBUS.
ÉNOBARBUS
Alexas a trahi, envoyé en Judée
Pour le compte d'Antoine, il a poussé là-bas

58
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

L'illustre Hérode à s'incliner devant César


Et à lâcher son maître Antoine, et pour ses peines,
César l'a mis à mort. Canidius et les autres
Qui ont changé de camp, ont été accueillis
Mais sans cordialité. J'ai mal fait de trahir.
J'en éprouve à présent un remords si amer
Que mon bonheur est mort.
Entre un soldat.
LE SOLDAT Énobarbus, Antoine
Te fait suivre en ce camp tout ton butin avec
Ses gratifications en plus. Le messager
S'est présenté à moi. Il est là sous ta tente,
Déchargeant ses mulets.
ÉNOBARBUS Je te donne le tout.
LE SOLDAT
Mais ne plaisantez pas.
Je dis la vérité. Assurez au porteur
Un retour sain et sauf. Moi, je cours à mon poste,
Sinon je l'aurais fait. Votre empereur Antoine
Demeure malgré tout un Jupiter.
Il sort.
ÉNOBARBUS
Et je suis seul au monde à être un scélérat,
Et de cela je suis meurtri. Ô Marc-Antoine,
Inépuisable coeur, que m'aurais-tu donné
Pour ma fidélité, si sur ma turpitude
Tu jettes tout cet or? Mon coeur va éclater.
Si le remords ne le tue pas, un coup plus vif
Saura le devancer. Mais le remords y suffira.
Me battre contre toi? Non, non, je vais chercher
Un fossé où mourir. Le plus bourbeux convient
Au reste de ma vie.
Il sort.

SCÈNE 7.
Le champ de bataille.
Tambours et trompettes. Entrent AGRIPPA et des soldats.
AGRIPPA
Retirons-nous, car nous voilà trop engagés.
César a fort à faire, et l'attaque ennemie
Dépasse notre attente.
Ils sortent. Entrent ANTOINE et SCARUS blessé.
SCARUS
Oh! vaillant empereur, voilà comme on se bat!
En commençant par là, nous les aurions chassés
La tête emmaillotée.
ANTOINE Tu perds beaucoup de sang.
SCARUS
J'avais une blessure ici tout comme un T,
Maintenant c'est un H.
ANTOINE Ils battent en retraite.
SCARUS
Entassons-les dans leurs latrines, j'ai encore
Place pour six entailles.
Entre ÉROS.
ÉROS
Seigneur, ils sont battus. L'avantage nous vaut

59
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Une belle victoire.


SCARUS Attaquons-le de dos.
Prenons-les par le cul, comme un prend des lièvres.
Quel plaisir de rosser un fuyard!
ANTOINE Je paierai
Ta bonne humeur réconfortante et dix fois plus
Ton grand courage. Viens.
SCARUS Je suis clopin-clopant.

SCÈNE 8.
Sous les remparts d'Alexandrie.
Fanfare. ANTOINE reparaît avec SCARUS et d'autres soldats.
ANTOINE
Nous l'avons repoussé dans son camp. Que l'on coure
À la reine conter nos exploits. Dès demain,
Avant l'éveil du jour, nous répandrons le sang
Des fuyards d'aujourd'hui. Je vous rends grâce à tous.
Car de vos bras vaillants vous avez combattu,
Non comme on sert un idéal, mais comme si
Chacun le faisait sien. Et chacun fut Hector.
Rentrez en ville, allez étreindre amis et femmes,
Contez votre prouesse, et, par des pleurs de joie,
Qu'ils lavent les caillots de vos plaies, et qu'ils baisent
Les trous glorieux de votre chair. Ta main, Scarus.
Entrent Cléopâtre et sa suite.
Que cette enchanteresse apprenne ta valeur.
Sois béni par sa joie. Ô toi, clarté du monde,
Enchaîne avec tes bras mon cou d'acier, bondis
À travers ma cuirasse, atteins mon coeur, et là,
Chevauche-le tout palpitant!
CLÉOPÂTRE Maître des maîtres,
Au courage infini, reviens-tu souriant
Et sauf du piège des humains?
ANTOINE Mon rossignol,
Nous les avons traqués jusqu'aux lits. Oui, l'argent
Peut se joindre au châtain plus viril, nous gardons
Une tête animant notre fougue, qui peut
Damer le pion à la jeunesse. Vois cet homme.
Accorde à ses baisers la faveur de ta main.
Baise sa main, guerrier. Il a bien combattu
Comme un dieu qui aurait, plein de haine pour l'homme,
Tout détruit par un homme.
CLÉOPÂTRE Alors tu recevras
Une cuirasse d'or, qui fut celle d'un roi.
ANTOINE
Il l'a bien méritée, fût-elle escarbouclée
Comme le char du grand Phébus. Donne ta main.
Et dans Alexandrie menons joyeux cortège.
Portons nos boucliers tailladés comme nous.
Si notre grand palais se trouvait assez vaste
Pour loger cette armée, nous y mangerions tous,
Et boirions à la ronde au succès de demain,
Où un risque royal est probable. Trompettes,
D'une clameur d'airain assourdissez la ville.
Mêlez vos sons au roulement de nos tambours.
Que la terre et le ciel résonnent en cadence
Pour applaudir à notre approche.

60
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

SCÈNE 9.
Le camp de César.
Entrent des soldats et ÉNOBARBUS.
LE PREMIER SOLDAT
Si dans l'heure qui vient la relève nous manque,
Nous devrons regagner notre poste. La nuit
Est lumineuse. On dit qu'il nous faut être en ligne
Sur les deux heures du matin.
LE DEUXIÈME SOLDAT La journée fut
Cruelle pour nous tous.
Entre ÉNOBARBUS.
ÉNOBARBUS Ô nuit, sois-moi témoin...
LE TROISIÈME SOLDAT
Qui est cet homme?
LE DEUXIÈME SOLDAT Allons, tais-toi. Écoutons-le.
ÉNOBARBUS
Témoigne en ma faveur, ô toi, lune sacrée!
Lorsque les gens scandalisés par cette histoire,
Exécreront mon souvenir, qu'Énobarbus
S'est repenti devant ta face.
LE PREMIER SOLDAT Énobarbus!
LE TROISIÈME SOLDAT
Écoute encore.
ÉNOBARBUS
Souveraine absolue des âmes en détresse,
Déverse donc sur moi les poisons de la nuit,
Afin que cette vie, à ma raison rebelle,
Se détache de moi. Et mon coeur, jette-le
Contre le roc si résistant de mon péché,
Ce coeur sec de chagrin tombera en poussière,
Et fera taire tout remords. O Marc-Antoine,
Plus généreux que n'est ma trahison infâme,
Pardonne-moi ma faute au secret de ton coeur,
Mais laisse l'univers enregistrer mon nom,
Et comme renégat, et comme déserteur.
Ô Antoine! Ô Antoine!
Il meurt.
LE DEUXIÈME SOLDAT Allons lui dire un mot.
LE PREMIER SOLDAT
Écoutons-le plutôt, car les choses qu'il dit
Intéressent César.
LE TROISIÈME SOLDAT Écoutons. Mais il dort.
LE PREMIER SOLDAT
Évanoui plutôt. Une telle prière
Ne serait pas pour l'endormir.
LE DEUXIÈME SOLDAT Allons à lui.
LE TROISIÈME SOLDAT
Réveillez-vous, seigneur. Parlez.
LE DEUXIÈME SOLDAT Entendez-vous?
LE PREMIER SOLDAT
La griffe de la mort l'a saisi.
On entend le tambour. Le tambour!
Éveille doucement les dormeurs. Portons-le
Au corps de garde. Il a un nom. Le temps de garde
Est largement passé.
LE TROISIÈME SOLDAT
C'est bon. Emportons-le. Il pourrait s'en remettre.

61
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

SCÈNE 10.
Entre les deux camps.
Entrent ANTOINE et SCARUS.
ANTOINE
C'est sur mer aujourd'hui qu'ils préparent l'attaque.
Ils n'aiment pas nous voir sur terre.
SCARUS Ni sur mer.
ANTOINE
Ah! que n'attaquent-ils dans l'air ou dans le feu
Pour jusque là les battre! Or donc l'infanterie
Sur toutes les hauteurs avoisinant la ville
Restera près de nous. L'ordre est donné sur mer.
La flotte a dû quitter le port. Gagnons un point
Où nous pourrons mieux voir l'amorce du combat
Et observer leur stratégie.
Ils sortent.
SCÈNE 11
Entre les deux camps.
Entrent OCTAVE et son armée.
OCTAVE
A moins d'être attaqués, faisons trêve sur terre.
Nous le pouvons, je crois, car le gros de ses troupes
Équipe ses vaisseaux. Nous, gagnons les vallées
Pour conserver notre avantage.
Ils sortent.
SCÈNE 12
Les hauteurs avoisinant Alexandrie.
Entrent ANTOINE et SCARUS.
ANTOINE
Ils sont encore loin. De là-bas, sous ce pin,
Je vais tout découvrir. Je reviendrai te dire
Où ils en sont dans un moment.
Il sort.
SCARUS Des hirondelles
Ont fait leurs nids au creux des voiles. Les augures
Ignorent tout, ne disent rien. Ils ont l'air sombre,
Et n'osent déclarer ce qu'ils prévoient. Antoine
Est courageux ou abattu, et, tour à tour,
Sa fortune agitée lui donne espoir et crainte
De ce qu'il a ou veut ravoir.
Lointain appel aux armes comme d'un combat naval.
ANTOINE revient.
ANTOINE Tout est perdu.
Cette Égyptienne fourbe a trahi notre cause.
Ma flotte s'est rendue à l'ennemi. Là-bas,
Ils jettent leurs bonnets en l'air, trinquent ensemble
En amis retrouvés. Triple catin, c'est toi
Qui m'as vendu à ce novice, et seul mon coeur
Fait contre toi la guerre. Ordonne-leur de fuir,
Car, aussitôt vengé du charme qui me tient,
Je vais tout achever. Dis-leur de fuir. Va-t-en!
Sort SCARUS.
Ô soleil, ton lever je vais ne plus le voir,
Car la fortune ici quitte Antoine, ici même
Nous nous serrons la main. En venir là! Les coeurs
Qui aboyaient à mes talons, dont je comblais
Les voeux, vont se dissoudre et inonder de miel

62
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

César en son printemps. Le pin n'a plus d'écorce,


Qui les dominait tous. Et me voilà trahi.
Égyptienne au coeur fourbe, au charme si fatal,
Dont les yeux m'appelaient au combat ou près d'elle,
Dont le sein fut pour moi couronne et fin suprême,
Tu as su m'attirer jusqu'au coeur de l'abîme.
Holà! Éros! Éros!
Entre CLÉOPÂTRE Ensorceleuse, arrière!
CLÉOPÂTRE
Pourquoi cette fureur à l'égard de l'amour?
ANTOINE
Disparais, ou sinon je te règle ton compte,
Et César ne peut plus triompher. Qu'il te prenne!
Qu'on te hisse et t'exhibe aux clameurs de la plèbe!
Va derrière son char comme la plus souillée
De tout ton sexe, et comme un monstre enfin sois vue
Du peuple misérable et des butors, et que
Patiemment Octavie laboure ton visage
De ses ongles tranchants!
Sort CLÉOPÂTRE Tu fais bien de partir,
Si la vie est un bien. Il serait préférable
À toi de succomber sous ma fureur. Holà! Éros!
J'ai la tunique de Nessus. Apprends-moi donc,
Alcide, ô mon ancêtre, une héroïque rage.
Que je lance Lichas aux cornes de la lune,
Que de ces mains je prenne une massue énorme,
Et fracasse ma vie. La sorcière mourra.
À ce jeune romain je suis vendu. Je tombe
Sous leur complot. Elle en mourra, Holà! Éros!
Il sort.
SCÈNE 13.
Alexandrie. Le palais de Cléopâtre.
Entrent CLÉOPÂTRE, CHARMIANE, IRAS, MARDIAN.
CLÉOPÂTRE
Ô femmes, sauvez-moi! Il est plus insensé
Que Télamon. Le sanglier de Thessalie
Était moins redoutable.
CHARMIANE Allons au cénotaphe.
Enfermons-nous, et faites croire à votre mort.
L'âme du corps a moins de mal à se disjoindre
Que la grandeur à vous quitter.
CLÉOPÂTRE Au cénotaphe!
Mardian, annonce-lui que je me suis tuée.
Dis que le dernier mot qui me vint fut Antoine.
Choisis des mots désespérés. Vite, Mardian.
Vois comment il reçoit ma mort. Au cénotaphe!
Ils sortent.
SCÈNE 14.
Une autre salle du palais.
Entrent ANTOINE et ÉROS.
ANTOINE
Éros, me vois-tu bien encore?
ÉROS Oui, monseigneur.
ANTOINE
Un nuage parfois en dragon se transforme,
Parfois une vapeur semble un ours, un lion,
Une tour fortifiée, un roc en équilibre,

63
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Une montagne creuse, un promontoire bleu


De feuillage couvert, vacillant sur le monde,
Ironiques pour l'oeil. Tu as bien vu ces signes
Comme en spectacle au crépuscule?
ÉROS Oui, monseigneur.
ANTOINE
Ce qui était cheval, le temps d'une pensée,
S'estompe dans la brume, et devient indistinct
Comme dans l'eau la pluie.
ÉROS En effet, monseigneur.
ANTOINE
Éros, mon compagnon, ton maître est maintenant
Pareil à ce fantôme. Je suis Antoine ici,
Mais il me faut quitter cette forme visible.
J'ai fait la guerre pour l'Égypte, et cette reine
Dont je croyais avoir le coeur, ayant mon coeur,
Qui, lorsqu'il était mien, m'avait gagné celui
De tant d'amis perdus, elle a, Éros, elle a
Lié partie avec César, faussé mon jeu
Pour que César triomphe.
Ne pleure pas, Éros. Il nous reste une issue :
En finir avec nous.
Entre MARDIAN. Infâme est ta maîtresse!
Elle a volé jusqu'à mon glaive.
MARDIAN Non, Antoine.
Ma maîtresse t'aimait. Elle liait son sort
Au tien aveuglément.
ANTOINE Eunuque, sors d'ici!
Elle a trahi ma gloire, et mérite la mort.
MARDIAN
On paie en une fois ce qu'on doit par la mort.
Elle s'est acquittée. Ce que tu voulais faire
Est fait selon ton voeu. Sa dernière parole
Fut : « Marc-Antoine, mon très noble Marc-Antoine. »
Un sanglot déchirant alors brisa en deux
Le nom de Marc-Antoine, et, ce mot en suspens,
De son coeur à sa lèvre, elle rendit l'esprit,
Gardant ton nom enseveli.
ANTOINE Quoi! Morte?
MARDIAN Morte.
ANTOINE
Désarme-moi, Éros. Ma tâche et accomplie.
Et il me faut dormir.
à Mardian En te laissant la vie,
Je te paie largement.
Sort MARDIAN Détache cette armure.
Le bouclier d'Ajax ne pourrait protéger
Mon coeur d'un pareil coup. Ah! brisez-vous, mes côtes!
Mon coeur, pour une fois sois plus fort que ta cage,
Fais craquer ta prison. Dépêche-toi, Éros.
C'en est fait du soldat. Adieu, restes guerriers,
Que j'ai portés avec honneur. Laisse-moi seul.
Sort ÉROS.
Je vais te retrouver, Cléopâtre, et je veux
Implorer ton pardon. Il le faut. Maintenant
Tout délai me torture, et, le flambeau éteint,
Couchons-nous sans tarder. Tout effort maintenant

64
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Ruinerait l'entreprise, et l'énergie entrave


Ce qui faisait sa force. Alors que tout finisse.
Éros! Reine, je viens. Éros! Je vais à toi,
Pour que, main dans la main, dans le jardin des âmes,
Notre allégresse éclate en étonnant les ombres.
Didon et son amant n'auront plus de fidèles,
Et les enfers seront à nous. Viens-là, Éros!
ÉROS revient.
ÉROS
Que voulez-vous?
ANTOINE Depuis la mort de Cléopâtre,
La honte de ma vie est telle que les dieux
Réprouvent ma bassesse. Avec ce glaive, moi
Qui découpais le monde et fondais sur la mer
Des flottantes cités, je me condamne ici
D'être plus faible qu'une femme et moins vaillant
Que celle dont la mort signifie à César :
« Je me conquiers moi-même. » Éros, tu as juré
Que, lorsqu'un jour le sort l'exigerait - ce jour
Est arrivé - quand je verrai derrière moi,
Comme une meute inévitable à ma poursuite,
La disgrâce et l'horreur, qu'à mon commandement
Tu me tuerais. Fais-le. Le moment est venu,
Non pas de me frapper, mais de frustrer César.
Retrouve ton sang-froid.
ÉROS Que les dieux m'en préservent!
Dois-je commettre, moi, ce que les flèches parthes,
Dardées par l'ennemi, n'ont pas su faire?
ANTOINE Éros,
Voudrais-tu contempler d'une fenêtre à Rome
Ton maître avec ses bras liés, courbant l'échine
Meurtrie par le fouet, le visage accablé
D'une honte sans nom, tandis que sur un char
César, le précédant, flétrirait par sa gloire
L'opprobre du captif?
ÉROS Je ne veux pas le voir.
ANTOINE
Viens donc. Pour me guérir il faut que tu me frappes.
Tire ton glaive si loyal, qui a rendu
Service à ta patrie.
ÉROS Oh! monseigneur, de grâce!
ANTOINE
Quand je t'ai affranchi, ne m'as-tu pas juré
D'agir ainsi quand viendrait l'ordre? Alors fais vite.
Sinon ce que tu fis pour moi dans le passé
N'était qu'accidentel, sans coeur. Dégaîne, et frappe.
ÉROS
Détournez donc de moi ce valeureux visage,
Objet d'adoration de l'univers entier.
ANTOINE
Voilà.
Il lui tourne le dos.
ÉROS J'ai dégaîné mon glaive.
ANTOINE Alors qu'il exécute
Ce que tu veux qu'il fasse.
ÉROS Ô maître bien-aimé,
Mon chef, mon empereur, souffrez que je vous dise

65
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Adieu avant de vous porter ce coup fatal.


ANTOINE
C'est dit, Éros. Adieu.
ÉROS
Adieu, grand chef. C'est le moment?
ANTOINE Agis, Éros.
ÉROS
Voilà, c'est fait. Ainsi j'échappe à la douleur
De voir mourir Antoine.
Il se tue.
ANTOINE Ô trois fois plus vaillant,
Tu m'enseignes par là, superbe Éros, ce que
Je devais t'épargner. Éros et Cléopâtre
Par leur vaillant exemple, ont ouvert devant moi
Le chemin de l'honneur. Mais je veux être, moi,
Amoureux de ma mort, et me ruer sur elle
Comme en un lit nuptial. Allons, j'y cours. Éros,
Mourant, ton maître est ton disciple, et, par ce geste,
Que j'ai appris de toi.
Il se jette sur son glaive. Eh, quoi! Vivant? Vivant?
Mes gardes, ho! Achevez-moi!
Entrent DÉCRÉTAS et des gardes.
LE PREMIER GARDE Quel est ce bruit?
ANTOINE
J'ai mal fait mon ouvrage. Achevez donc
Ce que j'ai entrepris.
LE DEUXIÈME GARDE L'astre est tombé du ciel.
LE PREMIER GARDE
Les temps sont révolus.
TOUS Malheur, malheur à tous!
ANTOINE
Que l'un de vous me tue, s'il m'aime.
LE PREMIER GARDE Oh! non, pas moi.
LE DEUXIÈME GARDE
Ni moi.
LE TROISIÈME GARDE Aucun de nous.
Les gardes sortent.
DÉCRÉTAS
Ta mort et ta défaite ont fait fuir tes fidèles.
Porter cette nouvelle et ce glaive à César
Me vaudra bon accueil.
Entre DIOMÈDE.
DIOMÈDE
Où est Antoine?
DÉCRÉTAS Ici, ici.
DIOMÈDE Est-il en vie?
Ne veux-tu pas répondre?
Sort DÉCRÉTAS.
ANTOINE
Est-ce toi, Diomède? Achève par ton glaive
En un coup cette vie.
DIOMÈDE Mon souverain seigneur,
Je viens à toi pour obéir à Cléopâtre.
ANTOINE
Quand t'a-t-elle envoyé?
DIOMÈDE À l'instant.
ANTOINE Où est-elle?

66
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

DIOMÈDE
Dedans le cénotaphe. Elle a eu l'intuition
De ce qui s'est passé. Quand elle a découvert,
- Soupçon injustifié - que vous la suspectiez
D'un pacte avec César, et que votre fureur
Ne pouvait s'apaiser, elle a feint d'être morte.
Puis, craignant tout pour vous, elle m'a envoyé
Dire la vérité. Alors je suis venu,
Mais, je le crains, trop tard.
ANTOINE
Oui, trop tard, Diomède. Appelle ici ma garde.
DIOMÈDE
Ho! La garde d'Antoine! Allons, venez, les gardes.
L'empereur vous appelle.
Entrent quelques gardes.
ANTOINE
Portez-moi, mes amis, auprès de Cléopâtre.
C'est la dernière fois que je vous donne un ordre.
LE PREMIER GARDE
Que n'avez-vous assez de vie pour nous user
Jusqu'à la mort en vous servant!
TOUS Jour de malheur!
ANTOINE
Non, mes amis, ne donnez pas au sort cruel
La joie de voir votre douleur. Accueillons bien
Le sort qui nous châtie, et nous le châtierons
En lui montrant un coeur léger. Soulevez-moi.
J'ai été votre chef. Portez-moi maintenant,
Et recevez ma gratitude.
Tous sortent.

SCÈNE 15.
Alexandrie. Le cénotaphe.
CLÉOPÂTRE et sa suite apparaissent à l'étage supérieur.
CLÉOPÂTRE
Charmiane, pour jamais je reste entre ces murs.
CHARMIANE
Madame, calmez-vous.
CLÉOPÂTRE Non. Je ne le veux pas.
L'étrange et le terrible auront ici accueil.
L'apaisement, nous l'ignorons. Notre douleur
A notre cause se mesure, et doit grandir
Autant que ce qui l'a causée.
Entre DIOMÈDE au bas du cénotaphe. Est-il mort? Parle.
DIOMÈDE
Si la mort l'environne, il n'est pas mort encore.
Regardez au dehors de notre cénotaphe
Sa garde qui l'amène auprès de vous.
Entre ANTOINE, porté par sa garde au bas du cénotaphe.
CLÉOPÂTRE Soleil,
Brûle la sphère où tu te meus! Voilez, ténèbres,
Le rivage mouvant de ce monde! Ô Antoine,
Antoine, Antoine! Iras, Charmiane, aidez-moi donc.
Aidez-moi, mes amis, à le hisser.
ANTOINE Du calme!
La valeur de César n'a pas vaincu Antoine,
Mais par la sienne Antoine a triomphé de soi.

67
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

CLÉOPÂTRE
Ainsi ce devait être, et nul autre qu'Antoine
Ne pouvait vaincre Antoine, ainsi pour mon malheur.
ANTOINE
Égypte, je me meurs, je me meurs, seulement
Je requiers de la mort un répit, afin que
De ces mille baisers de naguère, un ultime
Se pose sur ta lèvre.
CLÉOPÂTRE Amour, je n'ose pas,
Mon cher amour, pardon, je n'ose pas descendre.
De peur d'être captive, et que de ce triomphe
Que le destin prodigue à César, je ne sois
Le joyau. Si poignard, drogue ou serpent possèdent
Lame, pouvoir ou fiel, alors je suis sauvée.
Votre épouse Octavie avec ses yeux pudiques
Son calme au dénouement, n'aura jamais l'honneur
De me dévisager. Mais viens, ô viens, Antoine.
Ô femmes, aidez-moi. Nous allons te hisser.
Amis, assistez-moi.
ANTOINE Faites vite ou je meurs.
CLÉOPÂTRE
Quel exercice étrange! Ah! seigneur, tu es lourd!
Notre force est vaincue par le poids du chagrin
Qui accroît cette charge. Ah! si j'étais Junon,
Mercure à l'aile forte alors t'emporterait
Jusqu'au séjour de Jupiter. Mais viens plus près,
Car les fous seuls font ces souhaits. Ô viens, viens, viens.
Ils hissent Antoine jusqu'à Cléopâtre.
Et sois le bienvenu. Meurs où tu as vécu.
Revis par mes baisers. Si j'avais ce pouvoir,
J'y userais ma lèvre.
TOUS Déplorable spectacle!
ANTOINE
Égypte, je me meurs. Je meurs.
Qu'on m'apporte du vin, qu'on me laisse parler.
CLÉOPÂTRE
Non, laisse-moi parler et hurler jusqu'au ciel.
La Fortune insensée fracassera sa roue
Sous mes imprécations.
ANTOINE Un seul mot, douce Reine.
Obtenez de César l'honneur et la vie sauve.
CLÉOPÂTRE
Ils ne vont point de pair.
ANTOINE Amie, écoute-moi.
Près de César, un homme est sûr : Proculeius.
CLÉOPÂTRE
De ma résolution, de mes mains, je suis sûre,
De rien près de César.
ANTOINE
Sur la fin misérable où me voilà réduit,
Ne vous lamentez pas, mais charmez vos pensées
En rappelant à vous ma gloire de naguère,
Quand j'étais le plus grand des princes de ce monde,
Et le plus noble, et maintenant je meurs sans honte,
Je rends sans lâcheté mes armes et mon casque
À mon concitoyen, Romain contre Romain,
Vaincu mais vaillamment. Mon âme est défaillante.

68
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Je n'en puis plus.


CLÉOPÂTRE Noble entre tous, veux-tu mourir?
N'as-tu donc plus souci de moi? Demeurerai-je
En ce morne univers, qui n'est, sans ta présence,
Qu'une étable à pourceaux? Ô voyez-le, mes filles.
Antoine meurt.
La couronne du monde est dénouée. Ô dieux,
Le voilà donc flétri le laurier de la guerre,
Et l'astre du guerrier s'éteint. Garçons et filles
Sont à l'égal de leurs parents. Plus de prodige!
Il ne reste pour nous plus rien de remarquable
Ici-bas sous la lune.
Elle s'évanouit.
CHARMIANE Apaisez-vous, madame.
IRAS
Morte aussi, notre Reine?
CHARMIANE Ô maîtresse!
IRAS Ah! madame!
CHARMIANE
Hélas! Hélas! Hélas!
IRAS Égypte, notre Reine.
Et notre impératrice.
CHARMIANE Iras, ne dis plus rien.
CLÉOPÂTRE
Rien d'autre qu'une femme, et je suis gouvernée
Par les mêmes passions qu'une fille de ferme,
Qui fait de vils travaux. Je voudrais cependant
Lancer mon sceptre vers les dieux qui me déchirent,
Leur dire que ce monde était l'égal du leur
Avant le vol de ce joyau. Tout est néant.
La patience est folie, l'impatience convient
Aux chiennes enragées. Alors est-ce pécher
Que de forcer la porte inconnue de la mort
Avant que notre mort ose venir? Mes filles,
Ah! reprenons courage. Eh bien, allons, Charmiane.
Nobles filles, hélas! Femmes, femmes, voyez.
Notre lampe est éteinte. Amis, reprenez coeur.
Allons l'ensevelir. Ce qui est brave et noble
Nous saurons l'accomplir à la façon romaine.
Que la mort ait l'orgueil de nous prendre. Partons.
L'écorce de cette âme est froide pour toujours.
Femmes, femmes, venez. Nous n'avons plus pour nous
Que notre volonté et que la fin de tout.
Tous sortent.

ACTE V
SCÈNE 1
Alexandrie. Le camp de César.

Entrent OCTAVE, AGRIPPA, DOLABELLA, MÉCÈNE, GALLUS et PROCULEIUS.


OCTAVE
Dolabella, va le trouver. Dis-lui qu'il cède,
Qu'après un tel échec, il tourne en ridicule
Tous ses atermoiements.
DOLABELLA Oui, César, j'obéis.
Il sort. Entre DÉCRÉTAS avec le glaive d'Antoine.

69
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

OCTAVE
Pourquoi cet arme? Et qui es-tu pour que tu oses
Ainsi me rencontrer?
DÉCRÉTAS Mon nom est Décrétas.
Je servais Marc-Antoine. Il était le plus digne
D'être le mieux servi. Tant qu'il était debout,
Il était bien mon maître. Et j'ai usé mes jours
À maîtriser ses ennemis. Et, si tu veux
M'avoir pour te servir, ce que j'étais pour lui,
Je le serai pour toi. Si tu ne le veux pas,
Je te livre ma vie.
OCTAVE Que me dis-tu là?
DÉCRÉTAS
Je te dis, ô César, que Marc-Antoine est mort.
OCTAVE
La destruction d'un si grand coeur aurait dû faire
Un bruit considérable. Et l'univers entier
Aurait dû regrouper les lions dans les villes
Et les humains dans les déserts. La mort d'Antoine
N'est pas celle d'un homme, et son nom recouvrait
Une moitié du monde.
DÉCRÉTAS Et il est mort, César,
Non pas exécuté par un bourreau public,
Ni par un assassin, mais par cette main même
Qui sut graver sa gloire en chacun de ses actes,
Et qui, dedans son coeur sut trouver le courage
De déchirer ce coeur. Tu vois ici son glaive
Arraché à la plaie, et tu le vois souillé
De son sang valeureux.
OCTAVE Amis, prenez le deuil.
Que les dieux me châtient, s'il n'y a point sujet
Pour les rois de pleurer.
AGRIPPA Et comme il est étrange
Que la nature nous contraigne à déplorer
Tout notre acharnement.
MÉCÈNE Ses vertus et ses vices
En lui s'équilibraient.
AGRIPPA Jamais âme plus rare
Ne guida les mortels. Mais, dieux, vous donnez,
Pour nous faire hommes, des péchés. César s'afflige.
MÉCÈNE
Un si vaste miroir se dresse devant lui,
Qu'il lui faut bien s'y contempler.
OCTAVE Ô Marc-Antoine,
Je t'ai traqué à mort. Mais il fallait crever
L'abcès de notre chair. Il me fallait sans doute
Offrir à tes regards un pareil crépuscule
Ou contempler le tien. Nous ne pouvions ensemble
Régner sur l'univers. Et pourtant je déplore,
Par ces larmes sacrées comme le sang peut l'être,
Que toi qui fus mon frère et mon rival en tout
Dans les plus hauts desseins, mon égal au pouvoir,
Ami et compagnon au centre des batailles,
Toi qui fus mon bras droit et dont le coeur savait
Illuminer mon coeur d'idées, que nos deux astres
À jamais opposés aient mis un tel divorce
En notre égalité. Amis, écoutez-moi.

70
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Entre un Égyptien.
Mais je vous parlerai dans un autre moment.
La mission de cet homme est lisible à le voir.
Prêtons l'oreille à ses discours. Qui vous envoie ?
L'ÉGYPTIEN
L'Égypte est dépouillée. La reine, ma maîtresse,
Réduite à ce qu'elle a : son monument funèbre,
Désire être informée de ce que tu médites,
Pour qu'elle se dispose à préparer son âme
Au destin qui l'attend.
OCTAVE Dis-lui de ne rien craindre.
Elle saura bientôt par un de nos fidèles
Quelle est la courtoisie et le sort honorable
Que nous lui réservons. Car César ne peut vivre
En étant malveillant.
L'ÉGYPTIEN Le ciel te garde ainsi!
Il sort.
OCTAVE
Viens près de moi, Proculéius. Tu vas lui dire
Qu'aucun opprobre ne l'attend, rassure-la
Autant que sa douleur pourra le requérir,
De peur que par orgueil en se donnant la mort
Elle ne nous échappe. À Rome, elle, vivante,
Serait impérissable à notre gloire. Va,
Et reviens aussitôt nous dire ses paroles,
Et comment, toi, tu l'as trouvée.
PROCULEIUS J'y vais, César.
Il sort.
OCTAVE
Pars avec lui, Gallus.
GALLUS sort. Où est Dolabella
Pour assister Proculéius?
TOUS Dolabella!
OCTAVE
Non, laissez-le, car à présent je me souviens
De ce qu'il a à faire. Il sera prêt à temps.
Suivez-moi sous ma tente où je vais vous montrer
Quel débat fut le mien en engageant la guerre
Quelle douceur et courtoisie j'ai employées
Dans mes écrits. Suivez-moi, et vous verrez
Ce qui doit vous convaincre.
Ils sortent.

SCÈNE 2
Alexandrie. Le cénotaphe.

Entrent CLÉOPÂTRE, CHARMIANE, IRAS et MARDIAN.


CLÉOPÂTRE
L'infortune où je suis me permet d’accéder
Au comble de la vie. Être César est piètre :
N'étant point le destin, il n'en est que l'esclave,
Un instrument de ses décrets. Ce qui est grand,
C'est d'accomplir cet acte achevant toute chose,
Qui entrave les sorts, enchaîne les hasards,
Pour dormir, et ne plus goûter à cette fange,
Nourrice de l'esclave autant que de César.
Entrent au bas du cénotaphe PROCULÉIUS, GALLUS et des soldats.

71
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

PROCULÉIUS
César rend son hommage à la Reine d'Égypte,
Et s'en remet à toi pour les nobles requêtes
Que tu entends lui adresser.
CLÉOPÂTRE Quel est ton nom?
PROCULÉIUS
Madame, j'ai pour nom Proculéius.
CLÉOPÂTRE Antoine
M'a dit, parlant de vous, d'avoir foi en vous, mais
Le fait d'être trompée ne m'importe plus guère,
Car je n'ai plus d'objet de foi. Si votre maître
Veut réduire une reine à mendier, dites-lui
Que sa grandeur, pour conserver son faste, doit
Mendier au moins pour un royaume, et, s'il lui plaît
De me restituer l'Égypte pour mon fils,
Il donne assez ce de que j'ai pour que moi-même
J'aille à genoux lui rendre grâce.
PROCULÉIUS Espérez-le.
Ne craignez rien, captive entre des mains de prince.
Recourez à mon maître en toute certitude,
Car il est plein d'une clémence, qui déborde
Sur qui en a besoin. Que je lui fasse part
De votre soumission, vous trouverez alors
Un conquérant tout disposé à la bonté,
Quand on implore sa clémence.
CLÉOPÂTRE Dites-lui
Qu'étant soumise à son destin, je reconnais
La gloire qu'il acquiert. J'apprends à chaque instant
La règle d'obédience, et souhaite ardemment
Me montrer à ses yeux.
PROCULÉIUS Il le saura, madame.
Soyez en paix. Il a pitié de votre sort,
Lui qui en est la cause.
GALLUS
Vous voyez comme on peut aisément la surprendre!
PROCULÉIUS et deux gardes escaladent le cénotaphe par une échelle placée contre une
fenêtre, et, une fois entrés, ils entourent CLÉOPÂTRE. Les gardes ôtent la barre des
portes et les ouvrent.
PROCULÉIUS
Gardez-la bien en attendant César.
IRAS Ô Reine!
CHARMIANE
Ô Cléopâtre! ainsi te voilà prise, Reine.
CLÉOPÂTRE tirant une dague
Fais vite, main fidèle.
PROCULÉIUS Prenez garde, madame
Il la désarme.
Gardez-vous de vous nuire. Ici vous n'êtes point
Trahie, mais protégée.
CLÉOPÂTRE Quoi! de la mort aussi,
Qui délivre nos chiens enragés?
PROCULÉIUS Cléopâtre,
N'abusez point de la bonté de mon maître en
Vous détruisant vous-même. Aux yeux du monde il faut
Que sa vaillance éclate, et votre mort ici
Empêcherait ce dénouement.

72
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

CLÉOPÂTRE Où es-tu, mort?


Viens à moi, viens, viens, viens, et emporte une reine,
Qui vaut bien des enfants et des gueux!
PROCULÉIUS Calmez-vous.
CLÉOPÂTRE
Seigneur, je vais ne plus manger, seigneur, ni boire,
Et, si le moindre mot peut m'être nécessaire,
Je vais ne plus dormir. Que ce corps tombe en ruine
En dépit de César! Sachez que moi, seigneur,
Je ne veux m'exposer à la cour de ce maître,
Ni soutenir un jour le regard méprisant
De la froide Octavie. Ils vont donc me traîner,
Me donner en spectacle aux cris de la racaille
Dans l'implacable Rome? En Égypte, un fossé
Serait doux pour ma tombe. Sur le limon du Nil,
Offrez plutôt ma chair aux insectes du fleuve,
Qu'elle devienne une abjection, ou bâtissez
Sur ma terre un gibet de hautes pyramides
Pour m'y pendre les fers aux pieds.
PROCULÉIUS Vous excédez
Par ces songes affreux des actes que jamais
César ne commettra sur vous.
Entre DOLABELLA.
DOLABELLA Proculéius,
Ce que tu viens de faire est connu de César.
Il te rappelle auprès de lui. Quant à la reine,
Je la prends sous ma garde.
PROCULÉIUS Eh bien, Dolabella,
J'accepte avec plaisir. Sois plein d'égards pour elle.
à Cléopâtre Je transmets à César ce qu'il vous plaît de dire,
Si vous le jugez bon.
CLÉOPÂTRE Dis que je veux mourir.
PROCULEIUS sort avec ses soldats.
DOLABELLA
Savez-vous qui je suis, très noble souveraine?
CLÉOPÂTRE
Je ne puis dire...
DOLABELLA On vous a dit mon nom, madame.
CLÉOPÂTRE
Ce que je sais, ce qu'on m'a dit, seigneur, qu'importe!
Vous riez des enfants et des femmes qui rêvent,
C'est bien votre façon?
DOLABELLA Je n'entends point, madame...
CLÉOPÂTRE
J'ai vu un jour en rêve un empereur Antoine.
Ô qu'un autre sommeil me fasse retrouver
Cet homme sans pareil!
DOLABELLA Si votre bon plaisir ...
CLÉOPÂTRE
Dans son visage, ainsi qu'au ciel, évoluaient
Le soleil et la lune, illuminant l'espace,
Et la terre, un point nul.
DOLABELLA Ô femme sans égale...
CLÉOPÂTRE
Il enjambait les océans. Son bras tendu
Servait de casque à l'univers. Sa voix vibrait
Dans le concert du ciel. À l'égard des fidèles,

73
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Car pour faire trembler, pour secouer cet orbe,


Il crépitait comme un tonnerre. En sa bonté
Il n'était point d'hiver, c'était comme un automne
Ressuscitant de ses moissons. Ses plaisirs mêmes
Le soulevaient comme un dauphin qu'on voit bondir
De l'élément liquide. Il avait pour laquais
Des rois et roitelets. Des îles et couronnes
S'échappaient de sa poche en pluie d'or.
DOLABELLA Cléopâtre!
CLÉOPÂTRE
Croyez-vous qu'un tel homme ait pu vivre ou vécut
Ainsi que dans mon rêve?
DOLABELLA Oh! certes non, madame.
CLÉOPÂTRE
Vous mentez jusqu'au ciel où les dieux vous entendent!
Mais, s'il était, s'il fut un jour un tel prodige,
Le rêve est dépassé. La nature est si loin
De s'égaler au songe. Imaginer pourtant
Antoine, issu de la nature et non du songe,
Met le rêve en échec.
DOLABELLA Entendez-moi, madame.
Votre détresse est grande, et vous l'êtes, chargée
D'un poids digne de vous. Puissé-je ne jamais
Voir accomplis tous mes desseins, si je ne sens,
Par contrecoup du vôtre, un chagrin qui m'atteint
Le coeur à la racine.
CLÉOPÂTRE Ah! je vous remercie.
Savez-vous les desseins que César me réserve?
DOLABELLA
Ce qu'il vous faut savoir, je répugne à le dire.
CLÉOPÂTRE
Seigneur, je vous en prie.
DOLABELLA C'est un homme d'honneur...
CLÉOPÂTRE
Mais il veut m'infliger son triomphe?
DOLABELLA Oui, madame.
Je sais qu'il veut le faire.
Fanfare et cris en coulisses. À César faites place!
Entrent OCTAVE, GALLUS, PROCULÉIUS, MÉCÈNE, SELEUCUS et des hommes d'escorte.
OCTAVE
Qui est ici reine d'Égypte?
DOLABELLA
Vous voyez l'empereur, madame.
Cléopâtre s'agenouille.
OCTAVE
Allons, pourquoi vous prosterner ?
De grâce, levez-vous.
CLÉOPÂTRE Les dieux du ciel, seigneur,
L'ont ainsi décrété. Mon maître et mon seigneur,
Je dois vous obéir.
OCTAVE N'ayez aucun souci.
Le mémoire des torts qui sont à votre charge,
Quoique gravé en notre chair, nous l'acceptons
Comme un trait du destin.
CLÉOPÂTRE Unique maître au monde,
Je ne saurais plaider ici ma cause au point
De paraître innocente, alors je reconnais

74
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Le poids de mes erreurs, qui font depuis toujours


La honte de la femme.
OCTAVE Écoutez, Cléopâtre,
Nous voulons vous absoudre, et non vous avilir.
Si vous vous appliquez à suivre nos desseins,
Qui devers vous sont bienveillants, vous trouverez
Par eux votre intérêt, mais, si vous me forcez
À me rendre cruel en agissant toujours
À l'exemple d'Antoine, alors vous n'aurez plus
Ma faveur, et vos fils par là s'exposeront
À de certains hasards, que je puis éviter
Si vous gardez confiance en moi. Je vous laisse.
CLÉOPÂTRE
Allez de par le monde, il est vôtre, et nous-mêmes,
La blasons et trophées de votre gloire, irons
Nous pendre où il vous plaît. Voici, mon bon seigneur.
OCTAVE
Je prendrai vos avis en ce qui vous concerne.
CLÉOPÂTRE
Voilà sur cette liste : argent, joyaux, vaisselle,
Tout ce que je possède à sa juste valeur,
Hormis quelques objets. Où donc est Séleucus?
SÉLEUCUS
Ici, madame.
CLÉOPÂTRE
Voici mon trésorier. Qu'il vous dise, seigneur,
Au péril de sa vie, si j'ai rien réservé
Par devers moi. Dis, Séleucus, la vérité.
SÉLEUCUS
Madame,
Plutôt sceller mes dents que de risquer ma vie
En déclarant ce qui n'est pas.
CLÉOPÂTRE Qu'ai-je gardé?
SÉLEUCUS
Assez pour racheter ce que vous déclarez.
OCTAVE
Non, ne rougissez pas, Cléopâtre, j'approuve
Ici votre sagesse.
CLÉOPÂTRE Admirez, ô César,
Comme on suit la grandeur! Les miens deviennent vôtres,
Et, si nos sorts changeaient, les vôtres seraient mien.
Ce chien de Séleucus par son ingratitude
Soulève ma colère. Esclave aussi peu sûr
Que l'est l'amour vénal! Quoi! Tu veux fuir? Tu peux
Fuir, mais tes yeux, crois-moi, je saurais les atteindre,
Même s'ils s'envolaient! Esclave ignoble, oh! chien
D'une rare bassesse!
OCTAVE Apaisez-vous, madame.
CLÉOPÂTRE
Quelle honte cruelle est la mienne, César!
Lorsque tu viens toi-même ici me visiter,
Et que tu fais l'honneur de ta noble présence
À une infortunée, que mon propre valet
À la somme infinie de toutes mes disgrâces
Ajoute sa noirceur! Eh bien, disons, César,
Que j'ai gardé pour moi quelques colifichets,
Des bibelots sans prix, des objets justes dignes

75
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

D'être cédés aux familiers, et, disons-le,


Je réservais aussi quelques cadeaux plus rares
Pour Octavie et pour Livie, avec l'espoir
De leur intercession. Et je me vois trahie
Par un que j'ai nourri! Ô dieux, j'en suis atteinte
Au fond de mon abîme.
à Séleucus Ah! par grâce, va-t-en!
Ou je vais te montrer l'ardeur de ma courroux
Sous ma fortune en cendre. Ah! si tu étais homme,
Tu aurais eu pitié.
OCTAVE Laisse-nous, Séleucus.
Sort SELEUCUS.
CLÉOPÂTRE
Il est connu que nous, les grands, sommes jugés
Sur les actes d'autrui, et que, si nous tombons,
Nous répondons toujours de la valeur des nôtres.
Que notre sort est pitoyable.
OCTAVE Cléopâtre,
Ni ce que vous gardiez, ni ce qui est inscrit
Ne sera confisqué par nous. Tout reste vôtre.
Disposez-en à votre gré, et, croyez-le,
César n'est point marchand à débattre le prix
D'objets vendus par des marchands. Rassurez-vous.
Ne vous enfermez pas dans vos idées, non, Reine,
Car nous entendons bien disposer de vous-même
Selon votre conseil. Mangez donc et dormez.
Nos soins, notre pitié s'attachent tant à vous
Qu'à jamais nous serons votre ami. Adieu donc.
CLÉOPÂTRE
Mon maître et mon seigneur.
OCTAVE Pas de tels mots. Adieu.
Fanfare. OCTAVE sort avec sa suite.
CLÉOPÂTRE
Il me parle, il me parle, afin que j'en oublie
Le souci de ma gloire. Écoute-moi, Charmiane.
Elle lui parle bas.
IRAS
Madame, c'en est fait. L'éclat du jour se meurt,
Et nous entrons dans l'ombre.
CLÉOPÂTRE à Charmiane Oui, va, retourne en hâte.
J'en ai déjà parlé, et tout doit être prêt.
Va donc hâter la chose.
CHARMIANE Oui, madame, j'y cours.
DOLABELLA revient.
DOLABELLA
Où est la reine?
CHARMIANE Ici, seigneur.
Elle sort.
CLÉOPÂTRE Dolabella!
DOLABELLA
Puisque votre désir exigeait mon serment,
Mon sentiment s'est fait un culte d'obéir.
Sachez ceci : César à travers la Syrie
Entreprend un voyage, et, d'ici trois journées,
Vos enfants et vous-même irez l'y précéder.
Usez au mieux de cet avis. J'ai satisfait
Votre désir et mon devoir.

76
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

CLÉOPÂTRE Dolabella,
Je suis votre obligée.
DOLABELLA Moi, votre serviteur.
Aimable Reine, adieu. Je retourne à César.
CLÉOPÂTRE
Adieu donc, et merci.
Sort DOLABELLA. Ô Iras, qu'en dis-tu?
Ô toi, roseau d'Égypte, on va donc d'exhiber
Dans Rome à mes côtés? Des ouvriers serviles
Au tablier crasseux, marteau et règle en main,
Nous produiront sur des tréteaux. Leur souffle lourd,
Joint au relent de leur repas, sera notre air.
Nous boirons leurs odeurs.
IRAS Les dieux nous en préservent!
CLÉOPÂTRE
Rien n'est plus sûr, Iras. Des licteurs sans vergogne
Vont nous défigurer. Des rimailleurs pouilleux
Vont ricaner de nous. D'habiles histrions
Feront des impromptus sur scène. Il mimeront
Nos libations d'Alexandrie. Antoine même
Sera figuré ivre. Et je verrai aussi
Quelque éphèbe criard travestir Cléopâtre
Avec des poses de catin.
IRAS Ô dieux du ciel!
CLÉOPÂTRE
Rien n'est plus sûr.
IRAS
Je ne le verrai pas. Mes ongles, j'en réponds,
M'arracheront les yeux.
CLÉOPÂTRE Le voilà le moyen
De déjouer ce qui se trame et de détruire
Leurs projets insensés.
CHARMIANE revient. Te voilà donc, Charmiane.
Habillez-moi comme une Reine. Allez chercher
Tous mes plus beaux atours. Je vais sur le Cydnus
Rencontrer Marc-Antoine. Adorable Iras, va.
Eh bien, noble Charmiane, il nous faut faire vite.
Cette tâche accomplie, je te donne congé
Jusqu'à la fin du monde. Apporte ma couronne
Sort IRAS. Bruit en coulisses. Entre un garde
D'où vient ce bruit?
LE GARDE Il y a là un paysan
Qui n'entend point partir sans avoir une audience.
Il apporte des figues.
CLÉOPÂTRE
Qu'il entre donc!
Sort le garde. Un instrument si misérable
Pour un acte si noble! Il tient ma délivrance.
Me voici résolue. Or donc, je n'ai plus rien
En ma chair d'une femme, et, de la tête aux pieds,
Je suis de marbre inaltérable. Errante lune,
Je dis adieu à ta clarté.
Le garde revient, suivi d'un paysan qui porte un panier.
LE GARDE Voici cet homme.
CLÉOPÂTRE
Éloignez-vous, et laissez-le.
Sort le garde.

77
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

As-tu pris avec toi ce doux serpent du Nil,


Qui fait mourir sans mal?
LE PAYSAN
Oui-da, je l'ai, mais je ne voudrais pas être le drôle qui veut que vous y touchiez. Sa
piqûre est mortelle. Ceux qui en meurent ne s'en remettent guère, ou jamais.
CLÉOPÂTRE
Te souviens-tu de gens qui en soient morts?
LE PAYSAN
Vraiment beaucoup, hommes et femmes aussi. On m'a parlé d'un cas pas plus tard
qu'hier : une femme vraiment honnête, mais un peu portée à mentir, ce qu'une femme
ne devrait jamais faire, sauf pour rester honnête. Comme elle en est morte et ce qu'elle
en a souffert, ma foi, elle peut témoigner en faveur du serpent, mais celui qui croit tout
ce que disent les femmes ne sera pas sauvé par la moitié de ce qu'elles disent. Car rien
n'est plus faillible, et ce serpent n'est pas commun.
CLÉOPÂTRE
Tu peux partir. Adieu
LE PAYSAN
Je vous souhaite bien du plaisir avec ce serpent.
Il pose le panier à terre.
CLÉOPÂTRE
Adieu.
LE PAYSAN
Il faut vous dire, voyez-vous, que ce serpent fait ce qu’il sait faire.
CLÉOPÂTRE
C'est bon, c'est bon. Adieu
LE PAYSAN
Voyez-vous, il ne faut confier ce serpent qu'à des gens adroits, car vraiment il n'y a rien
de bon dans ce serpent.
CLÉOPÂTRE
N'en prends aucun souci. Nous le ménagerons.
LE PAYSAN
Fort bien. Ne lui donnez rien, je vous prie, car il ne vaut pas sa nourriture.
CLÉOPÂTRE
Osera-t-il me mordre ?
LE PAYSAN
Oh! il ne faut pas me croire si simple! Je sais que même le diable ne mordra pas une
femme. Je sais qu'une femme est un régal pour les dieux, pourvu que le diable n'en gâte
point la sauce. Mais vraiment ces putains de diables font grand tort aux dieux par les
femmes, car, sur dix qu'ils créent, les diables en gâchent la moitié.
CLÉOPÂTRE
Bien, tu peux partir. Adieu.
LE PAYSAN
Oui, certes. Je vous souhaite bien du plaisir avec cet aspic.
Il sort. IRAS revient, apportant manteau et couronne.
CLÉOPÂTRE
Donnez-moi mon manteau. Ajustez ma couronne.
Quelque chose est en moi d'éternel. Jamais plus
Le raisin frais du Nil n’humectera mes lèvres.
Preste, preste, Iras, vite! Il semble que j'entende
Antoine qui m'appelle, oui, je le vois surgir.
Il approuve mon geste, et je l'entends railler
La chance de César, que les dieux lui accordent
Avant son châtiment. Me voici, ton épouse.
Enfin par mon courage à ce titre j'ai droit.
Je suis de feu et d'air. Mes autres éléments
Retombent ici-bas. En avez-vous fini?
Venez prendre à ma lèvre un reste de chaleur.

78
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

Adieu, douce Charmiane. Iras, adieu, adieu.


IRAS tombe morte.
L'aspic est-il déjà sur ma lèvre? Tu tombes?
Si l'existence et toi vous vous quittez si bien,
L'étreinte de la mort est celle d'un amant,
Qui brise et qu'on désire. Es-tu donc si tranquille?
À disparaître ainsi, tu prouves que le monde
Ne vaut pas un adieu.
CHARMIANE
Dissolvez-vous, nuages lourds, et que la pluie
Soit les larmes des dieux!
CLÉOPÂTRE Sa mort me rend indigne.
Si la première elle est auprès de mon Antoine,
Il va l'interroger, lui donner ce baiser
Qui doit être mon ciel.
à l'aspic qu'elle pose sur son sein Viens, triste objet fatal,
Avec ta dent aiguë, ce noeud inextricable
De la vie, tranche-le. Pauvre être venimeux,
Fâche-toi et achève. Ô que ne parles-tu
Pour appeler ici le grand César un âne
Sans prévoyance!
CHARMIANE Étoile d'orient!
CLÉOPÂTRE Paix! Paix!
Ne vois-tu pas dessus mon sein ce doux enfant
Qui endort sa nourrice?
CHARMIANE Ô brise-toi, mon coeur.
CLÉOPÂTRE
Baume subtil, brise suave, et si légère...
O Antoine! Il me faut te prendre, toi aussi.
Elle pose un autre aspic sur son bras.
Pourquoi tarder encore?
Elle meurt.
CHARMIANE
Dans un monde aussi vil? Que doux soit ton voyage!
Eh bien, mort, vante-toi, tu as pris possession
D'un être sans pareil. Refermez-vous, fenêtres.
Jamais l'or de Phébus ne sera contemplé
Par un oeil si royal. Votre couronne penche.
Je la redresse, et je m'échappe.
Entrent précipitamment des gardes.
LE GARDE
César envoie ici...
CHARMIANE Un messager trop lent.
Elle prend un aspic.
Allons, dépêche-toi. À peine je te sens.
LE PREMIER GARDE
Approchez. Tout va mal. On a dupé César.
LE DEUXIÈME GARDE
César a envoyé Dolabella. Dis-lui.
LE PREMIER GARDE
Un beau travail! Charmiane, est-ce ainsi qu'on agit?
CHARMIANE
C'est ainsi qu'on agit. Ce geste est digne d'elle,
Fille du sang royal de tant de grands monarques.
Ah! soldat.
Elle meurt. Entre DOLABELLA.

79
ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
Version française de Michel Bernardy

DOLABELLA
Eh bien!
LE DEUXIÈME GARDE Mortes, vous voyez.
DOLABELLA Ô César, tes soupçons
Se trouvent confirmés. Tu va venir toi-même
Et tu verras conclu ce dénouement, que tu
Cherchais à éviter.
en coulisses : À César faites place!
Entre OCTAVE.
DOLABELLA
Ah! vous êtes, seigneur, un augure infaillible :
Vous redoutiez ce qui est là.
OCTAVE Sa fin fut brave.
Elle a prévu notre dessein, et, souveraine,
Elle a choisi sa voie. Comment sont-elles mortes?
Je ne vois pas de sang.
DOLABELLA Qui est entré ici?
LE PREMIER GARDE
Un simple paysan qui apportait des figues.
Et voici son panier.
OCTAVE Empoisonnées?
LE PREMIER GARDE César,
Cette Charmiane était encore en vie, parlait.
Je l'ai trouvée qui redressait le diadème
De sa maîtresse morte. Elle était là, tremblante.
Elle est tombée d'un coup.
OCTAVE Héroïque faiblesse!
Mais absorbés, tous les poisons se reconnaissent
A quelque enflure, or on dirait qu'elle sommeille,
Et cherche à capturer un autre Marc-Antoine
Au filet de sa grâce.
DOLABELLA Oh! voyez sur le sein
Cette marque de sang légèrement enflée,
Et la même à ce bras.
LE PREMIER GARDE
Une marque d'aspic. Ces feuilles de figuier
Portent la bave des aspics, comme on le voit
Dans les antres rocheux du Nil.
OCTAVE Il est probable
Qu'elle mourut ainsi. Son médecin m'a dit
Qu'elle cherchait par les moyens les plus divers
À mourir sans douleur. Soulevez sa litière.
Et loin de ce sépulcre emportez ses compagnes.
Il faut l'ensevelir auprès de son Antoine.
Aucune tombe en l'univers ne sertira
De couple aussi fameux. Des accidents si grands
Frappent celui qui les provoque, et leur histoire
Inspire une pitié pareille à cette gloire,
Qui fut l'objet de leur malheur. Que notre armée
En solennel cortège assiste aux funérailles,
Et puis retourne à Rome.
à Dolabella À toi, je te confie
Le soin de préparer cette cérémonie.
Ils sortent.

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