VORGER 2011 Archivagepdf
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: Néologie,
néostyles et créativité lexicale
Camille Vorger
Présentée par
Camille VORGER
Poétique du slam :
de la scène à l’école
Néologie, néostyles et créativité lexicale
Volume I
Avertissement
SOMMAIRE
INTRODUCTION .............................................................................................................................................. 11
PREMIERE PARTIE : UN POTENTIEL NÉOPOÉTIQUE ............................................................................... 23
Chapitre 1 : La vague du slam. Histoire et état de l’art .............................................................................. 25
1.1. L’odyssée du slam ou l’histoire d’une naissance ...................................................................................... 27
1.2. L’émergence du slam en France et dans la francophonie ........................................................................ 38
1.3. Un aperçu du slam européen .................................................................................................................... 45
1.4. Mouvement poétique ou poésie en mouvement ? .................................................................................... 54
Chapitre 2 : Orientations méthodologiques ................................................................................................ 65
2.1. Un objet et une démarche en 3D : Définir, Décrire, Didactiser ................................................................. 68
2.2. Délimitation du corpus périphérique (paratextuel) .................................................................................... 71
2.3. Description du corpus principal (textes et vidéos) ..................................................................................... 90
Chapitre 3 : Le slam tel que les slameurs le voient et le vivent, le décrivent et le dérivent ................. 105
3.1. A l’heure du slam : les documentaires .................................................................................................... 107
3.2. A la rencontre des slameurs : synthèse des entretiens .......................................................................... 112
3.3. Enquête complémentaire : le slam en un mot ......................................................................................... 138
Chapitre 4 : Entre oralité et jeux d’écriture, le slam ou l’oralittérature ................................................... 149
4.1. De la poésie orale .................................................................................................................................... 152
4.2. De la chanson .......................................................................................................................................... 168
4.3. De l’écriture à la performance ................................................................................................................. 174
4.4. Vers une poétique du slam ...................................................................................................................... 184
Chapitre 5 : Du rap au slam, du flow au flot .............................................................................................. 189
5.1. De la culture hip-hop et du rap ................................................................................................................ 192
5.2. Entre rap et slam : influences, confluences et diffluences ...................................................................... 205
5.3. Le slam comme Musique des lettres, des langues, des voix et des corps ............................................. 219
Introduction
« Pourquoi en voyant venir ta voix
L’immense océan du silence s’écarte ?
Pourquoi l’inspiration te laisse respirer
Comme un roi au cœur de son château de cartes ?
Pourquoi la poésie que tu proposes est si digne
Qu’elle donne l’air d’être debout ?
Pourquoi dans ta bouche
Les mots de notre langue ont-ils un autre goût ?
Comment peux-tu écrire
La nuance qui sépare le parfum de l’odeur ?
D’où viennent les horizons de la raison
Qui appartiennent à l’auteur ?
Pourquoi choisir l’écriture
Et prendre la parole en son nom ?
Pourquoi ce poème étrange est-il si loin de son
papier d’origine en ce moment ? (…) »1
1
J. Banzaï et S. Diamanka, « Encre vivante », in J’écris en Français dans une langue étrangère, 2007, p. 36.
12
2
Nous employons ce terme au sens temporel de « début, commencement », mais aussi en référence à son
étymologie latine : dérivé de os, oris (« bouche »), d’où le pluriel ora, désignant les bouches, le rivage d’un
fleuve et plus généralement, le bord, les contours. (Rey, 2007 : 2480)
13
3
Fondateur du site Planeteslam.
4
Nom de scène du slameur Souleymane Diamanka en duo avec John Banzaï, auteurs de la citation mise en
exergue (Voir leur page Myspace).
5
Comme je les aime est le titre de l’album de Narcisse (2009). Nous avons intégré à cette étape de notre
introduction les titres des albums, recueils, anthologies et spectacles cités.
6
Titre d’une anthologie collective de slameurs rhône-alpins (2010).
14
Musique des lettres7, des mots et des êtres dans leur présence et leur jeu scénique.
Il est mouvement et mouvant, tel le lac à la surface troublée par le vent selon l’image
décrite par Zumthor (1983 : 148). En tant que performance, un même slam est sujet
à variations selon le moment, le lieu, le contexte de son actualisation : forme d’art
éphémère et hétéroclite qui évoque à nos yeux une sorte de Pop art lyrical8.
Parcours
19
J’écris en français dans une langue étrangère, Editions Complicités, 2007.
20
Titre de l’album de Luciole (2009)
21
Titre de l’album de Marco DSL (2006).
22
Texte « Kiss it ! » Voir l’illustration sonore de notre premier chapitre.
16
notre année de Master 2, de l’école à la scène, le projet de cette thèse étant né d’un
atelier slam mis en œuvre au sein de notre propre classe. Dès lors, nous avons
mené une démarche ethnographique afin d’explorer la Planeteslam23.
Problématique
23
Du nom du site internet cité précédemment.
17
voire spécifiques à certains textes ou à certains thèmes. Quel rapport existe-t-il entre
le style d’un slameur et la créativité telle qu’il la met en œuvre dans ses textes ?
Hypothèses
24
Pour Français Langue maternelle, Français Langue Etrangère et Français Langue Seconde.
18
Dans le champ générique, nous subodorons que le slam, en tant que démarche
ou dispositif, ne se laisse pas aisément enfermer dans un cadre autre que discursif et
situationnel, même s’il renvoie a priori à des traditions de poésie orale. En quête de
traits définitoires, nous serons confrontés à des critères hétérogènes, aux niveaux
pragmatique et discursif, linguistique et textuel. De fait, un texte de slam pourra être
reconnu comme tel soit par l’appartenance de son auteur à la communauté de
slameurs, soit par un rapport à la langue spécifique et susceptible de se traduire par
des structures formelles identifiables.
Sur un plan lexicologique, nous postulons que le slam représente, pour des
raisons diverses qu’il nous faudra élucider, un terrain privilégié de créativité lexicale
dont les formes pourront être mises en relation avec les fonctions assurées par la
néologie dans ce contexte. Nous chercherons alors à définir des matrices
lexicogéniques récurrentes dans le slam.
Sur le terrain didactique, nous testerons l’hypothèse selon laquelle le slam peut
être vecteur d’apprentissages au niveau lexiculturel et catalyseur de créativité,
notamment dans le cadre d’ateliers slam animés par un slameur ou une slameuse.
Annonce du plan
Notre deuxième partie nous amènera à envisager le slam comme lieu potentiel
de déploiement de diverses formes de néologie que nous appréhenderons à travers
le concept de néostyles. Après avoir délimité cet espace poétique contemporain,
nous nous intéresserons à la spécificité de sa désignation : en quoi le mot slam, qui
évoque un claquement, (chapitre 6) rend-il compte de cette forme potentiellement
néopoétique et révélatrice voire inductrice de créativité ? De fait, cette dernière se
manifeste sous des formes diverses si l’on considère notre corpus de façon
transversale (chapitre 7) et sous des formes plus marquées stylistiquement si l’on
analyse le répertoire propre à chaque slameur. Nous en étudierons successivement
trois, qui se distinguent par les choix stylistiques que nous mettrons en relation – via
le concept de néostyle – avec les formes de néologie repérées dans ces slams. Mots
Paumés, slameur grenoblois, privilégie une matrice morphosémantique à travers la
création de mots valises, de mots et locutions composites (chapitre 8). S’il aime à
parler d’oralittérature et autres mots-valises créés pour se référer à sa poésie dans
un espace péritextuel ou épitextuel, Souleymane Diamanka use dans son écriture
d’une matrice phraséologique qui nous amènera à parler d’écriture palimpsestuelle
(chapitre 9). Quant à Grand Corps Malade, il se distingue par une écriture que l’on
peut qualifier de métissée, filant les métaphores comme il métisse les mots dans ses
slams (chapitre 10). Autant de néostyles singuliers qui présentent néanmoins des
traits communs : ceux d’une écriture orale, vivante et créative, d’une poésie sonore
qui tisse les sens et les sons pour mieux faire claquer les mots.
Notre troisième partie visera à explorer les ateliers slam comme expérience
poétique de la créativité. A partir de notre analyse linguistique et stylistique, soit des
formes néologiques diverses rencontrées au travers de notre corpus, nous pourrons
alors émettre l’hypothèse que ces slameurs, qui ont à cœur d’initier à leur art des
publics divers au sein d’ateliers d’écriture, sont susceptibles d’impulser une
dynamique lexicale, de favoriser des manifestations de créativité et par là-même,
d’influer favorablement sur le rapport à l’écriture des participants. A l’issue d’un état
20
des lieux de la façon dont le slam commence à être intégré dans les manuels et
autres outils pédagogiques relevant des didactiques du Français Langue Maternelle
et du Français Langue Etrangère (chapitre 11), nous tenterons de dépasser ces
approches par nos propres expérimentations d’une séquence intitulée « A la
rencontre du slam » et menée dans un double contexte : d’une part, dans un lycée
professionnel avec des jeunes francophones (FLM : chapitre 12) ; d’autre part, dans
un Centre Universitaire d’Etudes Françaises avec des étudiants étrangers (FLE :
chapitre 13). Conçu en co-animation avec une slameuse, cet atelier d’écriture slam a
suscité des déploiements de créativité tout en favorisant le renforcement de
compétences communicatives et lexiculturelles, lexicales et métalexicales,
phonétiques et phonologiques. Notre réflexion didactique rejoindra ici notre analyse
linguistique du palimpseste : on y retrouve une dialectique entre le même (la part de
reproduction ou de répétition) et l’autre (la part de création ou d’innovation). Pour
parachever notre parcours, nous confronterons cette démarche à l’approche des trois
slameurs dont nous aurons approfondi le répertoire dans notre deuxième partie :
ainsi les études néostylistiques des chapitres 8, 9 et 10, trouveront-elles leur
pendant didactique dans les ateliers animés par ces mêmes slameurs (chapitre 14).
Nous envisagerons donc, et la boucle sera bouclée, la façon dont ces néopoètes
transmettent leur discipline, initient à leur art et libèrent la créativité qui en est la
quintessence même.
Précisions méthodologiques
25
Pour ces entretiens, nous avons choisi une transcription simple, visant à mettre en avant les contenus.
21
dont le DVD joint à la présente thèse offre un aperçu : nous l’avons conçu comme un
accompagnement à la lecture de ce volume, chaque chapitre étant illustré d’une
séquence vidéo ou d’un extrait audio, afin de rendre compte in vivo du slam et de
nos expérimentations, soit de la scène à l’école. Dans le champ didactique, nous
avons recueilli des données diverses (vidéos, photos, textes, questionnaires) lors de
nos observations participantes, au cours des trois ateliers slam que nous avons co-
animés et de deux autres interventions auxquelles nous avons assisté.
26
Dans le premier cas, la citation sera doublement démarquée par la typographie : italiques + interligne +
retrait. Dans le second, la citation ne sera pas en italiques.
27
Pour les sources primaires, nous avons conservé les notes de bas de page qui nous permettront d’indiquer la
référence précise (titre et auteur du slam cité dans des ouvrages souvent collectifs de type anthologies) ; pour
les autres références, nous avons adopté les normes APA.
28
Par exemple : « EsX, 2010 » pour Enterré sous X (nom d’un collectif toulousain dont l’album est sorti en
2010). L’index des slameurs/slameuses, rappeurs et noms de collectifs cités vise à rendre compte, plus que
d’un étiquetage (slameur/rappeur), de la diversité et de l’inventivité qui se manifeste dans le choix de ces
noms. Dans cette perspective, nous n’avons marqué qu’une seule entrée pour chaque nom cité.
29
Nous avons appliqué ce procédé dans la première partie de notre thèse afin de ne pas surcharger la suite.
22
PREMIÈRE PARTIE
UN POTENTIEL NÉOPOÉTIQUE
Chapitre 1
La vague du slam :
histoire et état de l’art
1.1. L’odyssée
dyssée du slam ou l’histoire d’une
naissance
1.2. L’émergence du slam en France et
dans la francophonie
1.3. Un aperçu du slam européen
1.4. Mouvement poétique ou poésie en
mouvement ?
Voilà une trentaine d’années que le slam a vu le jour aux Etats Unis, comme
l’indique le mot qui le désigne et sur lequel nous reviendrons dans la suite de cette
étude2. Afin de mieux situer et cerner l’objet de notre recherche, la double nécessité
s’impose de le fonder historiquement en retraçant son odyssée3 - depuis ses origines
outre-Atlantique jusqu’à la vague qui a gagné la francophonie -, et de nous livrer à un
premier état des lieux des exégèses sur le sujet. Aussi nous attacherons-nous à
apporter un premier éclairage sur cet objet contemporain, dont la diffusion en France
est encore récente, et ce, à partir de deux publications : l’une, anglophone, issue
d’une thèse publiée aux Etats Unis ; l’autre, francophone, rédigée sur un mode
romancé4. A ces deux sources principales nous ajouterons des ressources
documentaires périphériques, afin d’aborder le slam sous différents angles5.
A l’aube du XXIème siècle, force est de constater que le mouvement slam semble
être arrivé à un moment décisif de son histoire :
« Pour continuer à transmettre la discipline, il est nécessaire de mieux la comprendre, de
mieux cerner son évolution, de retourner aux origines. » (129H : 12)
1
Marc Smith, « It » : voir en annexe I.1 pour le texte intégral et le DVD pour la vidéo illustrative de ce chapitre.
2
Notre chapitre 6 sera consacré au mot « slam ».
3
Au-delà de la métaphore, le choix de ce terme prend sens par rapport à la comparaison des slameurs aux
aèdes (voir page 49) dont Homère est le représentant le plus célèbre.
4
Héloïse Guay de Bellissen (2009) : Au cœur du slam. Nous utiliserons les initiales GdB pour la désigner.
5
Nous nous référerons notamment à des préfaces d’anthologies, mémoires universitaires, au livret à vocation
pédagogique Ecrire et dire (cet opuscule étant publié sans date, nous indiquerons « 129H, sd » pour nous y
référer) diffusé par le collectif* 129H et au dossier de la Ligue Slam de France consultable sur le site.
28
6
Interview sur le site d’Arte.tv (voir en sitographie)
7
Antoine Faure, Tô, « Le slam », in Le slam poésie urbaine, Mango (2006 : 4).
8
Il est cependant précisé, dans le dossier de la Ligue Slam de France, que « l’idée de Smith est d’organiser un
concours ouvert à tous en fin de soirée. » D’où l’idée sous-jacente de « scène ouverte* » qui sera développée
notamment dans le slam français (voir la sitographie).
29
9
Expression empruntée à GCM dans son texte « J’écris à l’oral » (Enfant de la ville, 2008).
10
Interview de Marc Smith disponible sur le site d’Arte (voir notre sitographie, nous soulignons).
11
Le choix des membres est une véritable stratégie qui évolue en fonction des performances, chaque poète
pouvant être amené à choisir entre son intérêt individuel et l’intérêt collectif.
12
Jérusalem (1996), Hambourg (1997), Johannesburg (1997), Stockholm (1997-1998)
30
plurilinguisme en exigeant que les représentants d’un pays slament dans leur langue
maternelle13.
13
Dans ces conditions, un pays tel que la Suisse peut être représenté par plusieurs équipes, slamant dans des
langues différentes.
14
Interview citée (site d’Arte), nous soulignons.
15
Wikipédia, nous soulignons. Cette interprétation nous a été confirmée par le slameur québécois Ivy (enquête
écrite du 15/09/10, voir en annexe III.8) interrogé sur l’influence des poètes Beat : « La thématique vibrante de
la route me rattache à eux, mais j’en suis éloigné par le fait qu’ils se foutaient pas mal du public. »
31
16
Voir en annexe I.2 le dossier de presse et la traduction d’un texte slamé à la fin du film, la vidéo
correspondante étant disponible sur You tube (voir notre sitographie).
17
Voir notre sitographie.
32
18
Souleymane Diamanka & John Banzaï, « Le meilleur ami des mots », Original Slam poésie urbaine (2006).
19
Terme d’argot (« slang »), pour désigner le “mitard”, sans doute dérivé du verbe to slam (voir chapitre 5).
20
Titre de l’album de Rouda (2007).
21
Abd al Malik, (2007), Qu’Allah bénisse la France, Albin Michel, coll. “Espaces libres”.
33
En 1998, la sortie du film réalisé par Marc Levin fera connaître en France le
mouvement slam, mettant en lumière « une nouvelle page poétique en train de
s’écrire. » (GdB, 2009 : 52). Martine Landrot, journaliste de Télérama22, ne tarit pas
d’éloges :
« Marc Levin a visé haut : tourner un film très visuel sur la passion des mots (...) l’acteur
est réellement un as du slam, cet art oratoire à mi-chemin entre l’écriture automatique
d’André Breton23 et les combats organisés par les ligues d’improvisation (…) »
C’est bien de violence et de libération par les mots, la parole poétique, qu’il s’agit :
« Un univers de violence intégrale, engendré par la peur et la colère, que seuls les mots
ont le pouvoir de dompter. Le bluff est général, quand Ray met fin à une baston
explosive au milieu de la cour, en mitraillant les détenus de ses rimes salvatrices… »
Quant à Cyril Neyrat, journaliste de Positif, il souligne la force d’une improvisation
poétique qui laisse les auditeurs bouche bée et les agresseurs désarmés24 :
« Au paroxysme de la tension, il se lance dans une improvisation verbale d’une force
telle qu’elle laisse les uns et les autres impuissants, sans voix. »
Le film reflète la « philosophie du slam », les valeurs qui lui sont inhérentes : la liberté
en premier lieu, mais aussi l’ouverture, la tolérance, et la solidarité, à travers l’idée de
communauté (slam family). Certes, le show met l’accent sur la performance
(performer poets), la compétition qui, par son rituel dramatique, a suscité l’intérêt des
médias et l’engouement populaire. Mais là n’est pas l’essentiel, aux dires de Marc
Smith lui-même :
« Bien que le show ait toujours mis l'accent sur les performances* oratoires des poètes,
c'est la compétition, par son rituel dramatique, qui a suscité l'intérêt des médias et son
engouement populaire. Est-ce une bonne chose ? Parfois, je pense que non. »25
Les règles ne sont donc pas une fin en soi : « le but, c’est la poésie » rappelle le
fondateur. Si la dimension spectaculaire est indéniable dans la tradition américaine,
c’est bien plus dans l’interaction avec le public que dans la performance individuelle
que les choses se jouent : « Le spectacle et son rapport au public sont plus
importants que chaque performance* individuelle » conclut Marc Smith.
22
Articles consultés le 24/08/10 sur le d’Universciné (voir notre sitographie).
23
La journaliste se réfère ici aux Champs magnétiques d’André Breton et Philippe Soupault (1919).
24
Voir la traduction du texte de la scène finale en annexe.
25
« Slam, la philosophie » par Marc Smith, sur le site de Planeteslam (voir notre sitographie).
34
Cette ouverture fondamentale – à quiconque franchit la porte ainsi qu’à des formats
divers de performance poétique29 – se traduit aussi par une ouverture des frontières
au sens géographique de ce terme. Désormais, la poésie n’est plus emprisonnée
dans des lieux conventionnels mais susceptible de se performer en tout lieu public, si
effervescent soit-il : “Performance poets perform anywhere (…). Seek out an
audience and compel them to listen. If you can stop bowling ball with a line of verse,
you’re slammin’”30. Dressant un état des lieux du slam américain « Here and now »,
le fondateur constate qu’il accède à la reconnaissance en tant que mouvement
artistique/littéraire, voire en tant que « nouveau genre littéraire ». En tant que tel, il
gagne les institutions scolaires où il permet de raviver l’intérêt pour la poésie :
“By some estimates, the slam is the largest and most influential literary arts movement of
our age. Its principles and formats are used by educators at every grade level to stir
student interest in poetry and break down the misconception that the poetic arts are for
high brows only. College curriculums have included slam as a new literary genre to be
studied as both a historical force and performing art.”31
26
Voir le site Internet du « papi du slam ». On peut entendre dans cette formule une définition du slam comme
poésie du present, de l’ « ici et maintenant » : “Cause now is all there ever was / And all there ever will be. / So
kiss it, kick it, scream it / Now!” conclut le poète. (voir aussi la vidéo et le texte en annexe I.1)
27
Site d’Arte consulté le 19/12/10, nous soulignons.
28
Site de Marc Smith, consulté le 19/12/10, nous soulignons.
29
A la question “Do you agree with the Frenc approach of slam sessions like Revue Slam or Open Mic?”, Marc
Smith nous a répondu : “It’s not important if I agree. What’s important is that whatever format slam oragnizers
adopt it should serve and be welcomes by the local community.” (enquête du 1/01/11, voir en annexe III.16)
30
Site de Marc Smith, rubrique « Ideology » (voir notre sitographie).
31
Site de Marc Smith, nous soulignons.
35
1.1.4. Un état des lieux du slam américain : The Cultural Politics of Slam Poetry
Aussi Marc Smith ambitionnait-il d’instaurer un nouveau rapport à la poésie, qui soit
plus interactif et instantané, théâtral et physique : “a different type of relationship
between poets and audience became possible at a slam – one that was highly
interactive, theatrical, physical, and immediate.” (2009 : 4) Au dire du poète
performer Howard - cité par Somers-Willet (2009 : 4) -, le slam constitue une
expérience qui sollicite tous les sens (“a physical/full sensory experience”) et l’effet
produit semble à la hauteur de cette recherche d’une dimension spectaculaire :
“The result was incongruous to say the least. The performant artist Jean Howard
described this early performance poetry scene as a barely controlled chaos ” (2009 : 3)
Le public est non seulement pris d’assaut33, mais aussi pris à parti pour juger des
performances* scéniques, d’abord à travers huées et applaudissements, puis avec
un système de notation plus élaboré sur de petits cartons. L’essence du slam
apparaît à travers cette image d’une porte ouverte à la diversité (nous soulignons) :
“From its beginning, the poetry slam has adopted an opendoor policy : anyone can sign
up to slam, and anyone in the audience is qualified to judge. This, of course, also means
that there is usually great variety in the quality of the work performed at slams” (2009 : 5)
Il en résulte une mixité ou mélange - “a mix of impressive and trite poems delivered
both as powerfully or poorly” -, que la sociologue qualifie de pluralism (2009 : 6). Les
poètes doivent d’ailleurs déployer des trésors d’inventivité pour conquérir le public :
“the poet should compel the audience to listen to him or her” (5)34. Les effets
performatifs (“performative effect”) sont donc recherchés en tant que tels, autant que
les effets textuels (8), d’où une dimension interactive en germe dans l’écriture : « how
32
Selon Witman : “To have great poets, there must be great audience too” (Ventures, an old theme, 1892)
33
“being asaaulted by poets utilizing wild gestures, musical instruments, boom boxes, costuming, and
theatrical makeup…”, (2009 : 3-4) Voir le texte de GCM “Attentat verbal” (2006) ou encore le concept de “slam
sauvage” (129H) qui rendent compte de cette dimension.
34
Cet enjeu de captiver un public fait écho aux propos de Marc Smith : « Personne n'est tenu d'écouter le
poète. C'est à celui-ci de communiquer avec efficacité, art et sincérité afin d'obtenir l'attention du public ».
(« Et alors ? », consulté sur le site de Planeteslam)
36
35
Voir infra à propos du slameur allemand Bas Böttcher.
36
“slam poetry commercial foil, spoken word poetry” (2009 : 15). Thèse confirmée par Marc Smith qui,
répondant à notre enquête écrite du 1/01/11, a précisé que « Spoken word is a phrase used by the recording
industry to brand a type of music that leans towards the poetic, mostly rap. (…) Slam is not a commercial
industry.” (voir en annexe III.16)
37
Cette idée nous a été confirmée par le slameur allemand Bas Böttcher d’après lequel le slam en tant que
dispositif constituerait une « porte d’entrée » dans l’univers du spoken word. (enquête du 14/10/10, voir en
annexe III.11)
37
38
A la différence de l’Université de Lausanne où ce sont les professeurs – et non les slameurs - qui initient les
étudiants à cet art, même si des rencontres sont prévues. (Voir notre enquête en annexe III.10)
39
” its own hybrid genre of verse, one that negotiates the possibilities and problems of text, performance,
orality, and politics.” (2009 : 14)
40
“It native venue is live performance, but also is created and appreciated in print, through audio recording, on
video, and in broadcasts.” (2009 : 14)
41
Voir notre chapitre 4.
42
« a sole scholarly focus on the oral and aural – on speaking and listening – is, I believe, a little misguided »
(2009 : 16)
43
“The fact that almost slam poems are executed in print and yet are intended for performance ensures a
chimeric relationship with text.” (2009 : 18)
44
“His or her speech, dress, gesture, voice, body, and so on all reflect in some way on the poem at hand, and
these various aspects of embodiment convey nuances of cultural difference that the page cannot.” (2009 : 18)
38
“It is quite possible that, like Beat and Black Art poetry, slam poetry will be defined by the
cultural-historical moment in which it was produced- destined to fail outside of its
moment but also influencing work beyond its current purview to push American poetry in
new directions.” (2009 :15)
Tel était l’un des enjeux de l’étude de Susan B.A.Somers-Willet et tel sera aussi l’un
des défis de la présente recherche appliquée au slam francophone : “Slam poetry
might be, in the end, about building bridges, not walls, between these two audience
of poetry. This book is one step in this direction.” (2009 : 15). Si nous reprenons à
notre compte cet enjeu de « construire des ponts », l’objet de notre étude s’annonce
mouvant, en tant que phénomène contemporain récemment « importé » en France.
D’où la dimension exploratoire inhérente à cette recherche, en quoi nous rejoignons
Susan B.A.Somers-Willet :
“As one of the first scholarly works to explore the politics of identity in slam poetry, a
genre that is itself just gaining scholarly attention, this book aims to be suggestive, not
definitive.” (2009 : 15)
Quand le film Slam arrive en France à la fin des années 90, le slam s’éveille à
peine, même si sa formule est déjà apparue en marge des cercles de poésie
traditionnelle dans un bar de Pigalle, le « Club club »47. A l’aube du slam, ces
pionniers qui s’y réunissent alors tous les mardis – dont Nada, MC Clean, Pilote le
Hot – et ce, depuis 1995, se sentent reconnus et nommés avec la sortie du film :
45
La liste est longue et nous pouvons y ajouter par exemple la tradition des Zajals au Liban (voir en annexe
III.13 notre entretien avec Lauréline Kuntz).
46
129H intervient ou est intervenu au Brésil, au Maroc, au Mali, en Egypte (enquête du 27/10/08, annexe III.2).
Le site internet du collectif fait état d’ateliers et concerts à Nouméa et à Berlin. En avril 2010, Lauréline Kuntz
animait des ateliers à Beyrouth tandis que Souleymane Diamanka slamait en Afrique du Sud.
47
Certains participants étaient, à l’instar de Nada, d’ex-toxicomanes. La métaphore contenue dans la citation
en exergue de cette partie (« un simple gramme de mon slam », EsX) y fait allusion.
39
première équipe française de slam. Nantes accueille le premier Grand Slam national
la même année. Dès lors, le mouvement n’est plus exclusivement parisien et semble
avoir atteint une effervescence digne d’une fin de matinée. Les collectifs et les
scènes fleurissent dans la France entière, de Strasbourg à Marseille (Fredéric
Nevchehirlian) en passant par Lille, Rennes, Lyon (« Section Lyonnaise des
Amasseurs de Mots »), Vienne (« Les Polysémiques »), Bordeaux (« Les
Lyricalistes »), Toulouse (« Enterré sous X »)51… Parallèlement aux slam sessions et
aux concours, des collectifs* et des individualités issues de la scène slam
poursuivent une démarche de création ancrée (encrée) dans l’écriture. A titre
d’exemples, on peut citer « Le cercle des poètes sans instru » – dont est issu Grand
Corps Malade – ou encore « Le meilleur ami des mots », duo composé de
Souleymane Diamanka et John Banzaï.52 Dans toute la France, évènements et
manifestations prolifèrent autour du slam :
« Grand Slam National (Nantes et Bobigny), Slam United (Paris), Bouchazoreill’Slam
(Paris), Nuit du Slam (Reims, Creil, Lyon et Dijon), Slam Fever (Rennes), Slam l’homme
Géant (Lyon), Slam So What (Paris), Slam N’ Co (Nantes), Super Slam (Tours), Grand
Slam de Panam (Paris), Festival Paroles (Colmar, Sélestat, Ostwald et Mulhouse), Le
Mans cité Chanson (Le Mans) etc… »53
Midi 20. En mars 2006, la sortie de l’album de Grand Corps Malade – sacré
disque d’or en quelques semaines – propulse la discipline « slam » sur le devant de
la scène médiatique française : succès qui semble déterminant pour l’évolution
ultérieure du mouvement. Le fait est qu’« il rend visible une discipline et l’ensemble
des acteurs qui la portent. » (129H : 25). Révélé au grand jour et au grand public, le
slam fait alors son apparition dans le paysage éditorial : Spoke/Florent Massot
éditeurs (Felix Jousserand et Didier Feldmann), est une microsociété d’édition ayant
vocation à publier des œuvres de slameurs. A l’heure où paraissent les premières
anthologies du slam français, les éditeurs, qu’ils soient slameurs ou slamophiles,
achoppent sur la difficulté de représenter la diversité et l’interactivité inhérentes à une
scène slam. En tant que tel, l’objet-livre montre ses limites à rendre compte d’un art
vivant. En revanche, les sites Web affluent, surfant sur la vague du slam : le slam-org
propose une sorte de portail du slam en France, avec un état des lieux actualisé des
scènes slam et des publications. Arte tv diffuse même, outre une « Interview avec les
51
Nous ne prétendons nullement à l’exhaustivité dans cet énoncé de collectifs qui ne vise qu’à donner un
premier aperçu de ce foisonnement.
52
Inventaire non exhaustif.
53
Manifestations répertoriées dans le dossier de la LSF (voir notre sitographie).
41
54
Voir le site d’Arte.tv.
55
Page Myspace du collectif* Bouchazoreilles.
56
Wikipédia, consulté le 11/08/10.
57
Dossier de la LSF (voir notre sitographie).
42
58
On y voit les ardoises brandies par les membres du jury (choisis dans le public) ainsi que le tableau sur lequel
figurent les scores des compétiteurs.
59
Voir le site officiel de la manifestation.
60
« accueillant, agapes, avec, chœur, complice, cordée, fil, harmonieusement, main, réseauter »
43
dire. »61 De fil en aiguille, de stylos en micros, le slam français s’est forgé une
identité en se démarquant progressivement du modèle américain :
“As I’ve said before, the slams in France are more akin to the early years of slam in
Chicago than many of the American slams. They are freer, more playful, more
imaginative, and possess a healthy dose of anarchy.”62
Si l’idée de communauté demeure, de nombreuses scènes ouvertes* sont
proposées, par opposition aux scènes dites « compétitives » qui reflètent une
approche réductrice du mouvement, aux yeux du fondateur américain :
“The biggest thing that bugs me about the reporting over the years is that everybody
equates poetry slam with competitive poetry, that ain't it! That's the narrow-minded view
of it”63
61
Voir en sitographie le site de la manifestation. Notons la dimension civique inhérente à ce projet, qui résulte
d’ailleurs, sur le plan du marketing, d’une stratégie publicitaire visant à « dépoussiérer » l’image de la Poste.
62
Marc Smith (enquête écrite du 1/01/11, voir en annexe III.16), nous soulignons.
63
Interview citée sur le site d’Arte.
64
Voir notre chapitre 11 pour la présentation de ce projet à vocation didactique qui atteste de la vitalité du
slam dans cet espace.
65
Wikipedia, entrée « Slam », rubrique « Francophonie », nous soulignons.
66
Site internet (voir notre sitographie).
67
Jean-Claude Labrecque et Jean-Pierre Masse, 1971.
44
scène anglophone montréalaise de Spoken word 68. En 2006, le slam québécois naît
sous l’impulsion d’Ivy qui initie les soirées mensuelles SlaMontréal, reprenant les
règles du jeu balisées par Marc Smith. Il fonde ensuite la Ligue Québécoise de Slam
afin d’encourager la formation d’autres équipes en dehors de la capitale. C’est chose
faite pour le premier Grand Slam, présenté dans le cadre du Festival International de
la Littérature au Lion d’or à Montréal, dont Marc Smith était l’invité d’honneur. Ayant
accepté de répondre à notre enquête écrite, Ivy a explicité en ces termes la
divergence fondamentale entre slameurs et poètes69 :
« Poètes et slameurs vont sont issus de la même école : mais leur application est
différente. Les uns cherchent à singulariser la langue, les autres à la collectiviser. Le
mouvement français qui tend actuellement à faire du slam un genre est une récupération
à mon humble avis. Ça revient à faire du slam ce qu’il n’est pas : un élitisme. Le but du
slameur est de porter la parole partout et pour tous. »
En Suisse comme aux Etats-Unis, le slam fait l’objet d’une intégration au cursus
universitaire qui tend à lui reconnaître le statut de mouvement à part entière. De fait,
il est désormais abordé à l’Université de Lausanne, en filière « français moderne »,
dans le cadre d’un cours intitulé « Le texte comme performance : littératures en
action aux XXème et XXIème siècles ». Ce cours, élaboré par Marcel Buger et Jérôme
Meizoz, s’inscrit dans le prolongement d’une étude du futurisme, du dadaïsme, du
surréalisme, de la poésie sonore et du rap. Il prend appui sur un corpus constitué de
textes issus de l’anthologie Blah, blah, blah ! (2007), suivi de l’étude d’une dizaine de
slams de Grand Corps Malade, tandis qu’Abd al Malik est intégré au corpus
rapologique70. Le slameur Narcisse témoigne de l’influence majeure du premier dans
ses réponses à notre enquête71 :
« J’ai participé récemment à un tournoi de slam organisé dans les écoles du canton du
Valais (en Suisse, dans les montagnes). J’ai été étonné d’entendre à quel point ils
faisaient tous du Grand Corps Malade copié-collé. Parce qu’il n’y a pas de scène slam
dans la région, Grand Corps Malade était leur seule référence. »72
68
Si le terme "spoken word" est généralement employé pour décrire une déclamation avec une musique de
fond qui ne sert pas de base au rythme comme dans le rap, la définition en est différente au Québec :
traduisant littéralement l'expression anglaise, la formule "spoken word" désigne chez eux les séquences de
micros ouverts dans les scènes slam.
69
Enquête du 15/09/10, voir en annexe III.8.
70
Voir notre enquête en annexe III.10.
71
Enquête écrite du 15/05/10 (voir en annexe X). Narcisse est pionnier et membre actif de la SLAAM (« Société
Lausannoise des Amatrices et Amateurs de Mots ») qui organise le « Festival international de slam de
Lausanne » (voir le site correspondant).
72
Notons d’ailleurs que le succès de GCM est cité sur la page « Définition » du site : « Popularisé par le succès
de Grand Corps Malade, le slam a connu un essor foudroyant depuis quelques années dans toute la
Francophonie. »
45
Marc Smith, récemment invité à Reims pour la Coupe d’Europe, nous a exprimé
son intérêt pour le développement du slam à l’échelle européenne :
”My spirit is always renewed when I visit the European slam community.”73
73
Enquête citée du 1/01/11 (voir en annexe III.16).
74
Site Internet de la manifestation (voir notre sitographie, rubrique « Slam européen »).
75
Sur les thèmes suivants : History of poetry slam, Slam and acting, Slam and Pedagogy, Slam and voice, Slam
and contest, Hip-hop, rap and poetry slam, Slam and music, Slam and esthetic, Poetry slam and gender, Slam
and litterature…
76
« Mêlant cultures, langues et influences, ces soirées présenteront au public berlinois la diversité du
mouvement Slam et des courants qui l’alimentent. Au terme de ces deux soirées de qualification, dix poètes
seront désignés pour participer à « la Nuit européenne du Slam », grande soirée de clôture durant laquelle sera
décerné le prix de « meilleur slameur européen » »
77
Site « European Poetry Slam » (voir notre sitographie).
46
78
Allemagne, Autriche, Belgique, Estonie, France, Grande-Bretagne, Hongrie, Italie, Lituanie, Suède, Portugal,
Suisse (voir le site de la manifestation).
79
Avant-propos du collectif Slam tribu au livret de la manifestation incluant les textes slamés en langue
originale et traduits. Voir aussi l’article du Point dans notre corpus d’articles de presse (annexe II.16).
80
« Pourquoi parfois j’aimerais bien être un tracteur John Deere 7810 Powershift avec des poids aux
hydrauliques avants… » Le texte a été slamé successivement en français, en anglais et en allemand.
81
Les vidéos des textes slamés en compétition sont disponibles sur le site.
82
“Founder of the internationally acclaimed Poetry Slam” (Edito du livret cité). Notons que “Poetry slam” a été
traduit par « slam de poésie » et non « slam poésie », distinction sur laquelle nous reviendrons (chapitre 6).
47
“The good thing is that just right now the European slam scene is about to connect with
meetings : I met people of “Slam tribu” or “Spoke orchestra”. J’ai travaillé avec D. de
Kabal et ça me plait, je crois que c’est une bonne idée d’échanger des idées, des
concepts, tout ça… ”83
Adrienne Ferré (2008) a dressé un état des lieux de la scène slam allemande qui
se distingue à ses yeux de la scène française en ce qu’elle reconnaît plus
ouvertement la filiation avec la scène américaine. De fait, la première semble s’être
institutionnalisée et professionnalisée précocement par rapport à la scène française,
si bien que Bas Böttcher, lors de l’entretien cité, note un certain éparpillement de la
scène française86. Après avoir remporté la compétition individuelle du premier Grand
Slam National de Berlin en 1997, il a organisé en 1999 le troisième Grand Slam à
Weimar87. Il apparaît que la scène allemande attire un public différent dans la
83
Entretien du 14/10/10 (voir en annexe III.11).
84
Article publié en août 2009 (voir en annexe II.13).
85
Adrienne Ferré, sous la direction de Daniel Riou, MCF, Enseignant-Chercheur en Littérature Française à
l’université de Rennes 2. UFR d’Arts, Lettres et Communication - Département de Lettres (2007-2008).
86
Entretien cité : “When you look at the French poetry slam scene, I think it’s not as structured as in
Switzerland or Austria where the network works pretty well, with annual competitions. In France I have
sometimes the feeling there are many different islands of good organizers and sometimes they compete with
each other… It’s surprising!”
87
La seconde édition a eu lieu à Munich en 1998.
48
mesure où la plupart des manifestations sont payantes : les « évènements slam » ont
lieu le plus souvent dans des centres culturels alors que la scène française s’est
essentiellement développée dans des cafés, en marge des compétitions dont seules
les finales et demi-finales sont payantes. Il reste que, selon Bas Böttcher, le slam –
notamment grâce à la notoriété de Grand Corps Malade – jouit en France d’une
popularité qu’il n’aurait pas atteinte en Allemagne où le clivage est plus net entre pop
music et slam poetry88. Alors qu’Adrienne Ferré évoquait, en 2007, l’absence de
scène internationale ou européenne, nous pouvons constater que des solidarités et
des réseaux commencent à se tisser au-delà des frontières.
88
“But on the other hand, there is a real popularity. For example, in Germany you don’t have slam poets in the
top ten. There is no connection with the music business; there is some kind of a gap between slam poets and
pop music.” (entretien cité)
89
Bas Böttcher (cité par Adrienne Ferré) y déplore « trop de reproduction de texte et pas assez de
production ». « A cause du concours, précise-t-il, il y a le danger que chaque poète amène sur scène toujours et
seulement les textes de son répertoire qui ont le plus d’effet sur le public ». Il remarque aussi que « dans le
slam, beaucoup de gens se distinguent par le rire et marquent une inflexion vers la comédie. Les entretiens que
nous avons pu avoir avec d’autres slameurs (Rouda, voir en annexe III.2) nous confirment cette tendance à se
reposer sur des textes qui fonctionnent sur scène, de même que le slam de Lara Stoll (voir supra).
90
« Il s’agit de provoquer l’écoute et pas seulement de la permettre, précise-t-elle », se référant à Marc Smith,
cité en exergue (« Et alors ? ») Le verbe provoquer, ici employé au sens étymologique (de pro-vocare, « appeler
dehors »), est récurrent dans le mémoire tandis que le slameur emploie volontiers le sustantif provocation (en
anglais) dont Alain Rey nous rappelle qu’en Ancien et Moyen Français, il a désigné un appel. (Rey, 2007 : 2992)
91
Il a d’ailleurs conçu un ouvrage à destination d’un public scolaire. Ce « manuel » (2009) offre, outre les textes
du slameur illustrés par des photos, un appareillage didactique intéressant (chronologie de l’histoire du slam).
49
place en place prend en charge l’émission d’une culture. » (2008 : 19) Il entend
renouer avec la poésie des origines, faisant référence à la tradition des rhapsodes92.
Les modalités du voyage ayant changé avec les moyens de communication
modernes, il se qualifie, en tant que poète voyageur héritier de cette tradition des
rhapsodes et autres aèdes93, de Neomade : néologisme choisi comme titre de son
album paru en 200994. De son expérience de Rapoetry, telle qu’il la nomme, il retient
le rôle d’une musique qu’il a poétisée via une forme d’écriture rythmique*, comme
une cadence ou un substitut de métrique qualifié de « liberté au carré »95 : il s’agit
selon Adrienne Ferré d’une « rémanence profondément intériorisée dans la fabrique
même du discours » (33). D’où une énergie qui peut l’aider à franchir la barrière des
langues, ce que nous avons pu vérifier lors d’une représentation proposée à
l’Amphidice de l’Université Stendhal96. En outre, le poète n’hésite pas à prendre pour
matériau les lieux communs de la culture populaire, commune à tous, par exemple
de la publicité. Il en résulte une poétique personnelle mue par la recherche d’une
poésie populaire exigeante, tendant à abolir les frontières non seulement entre
poésie et musique, mais aussi entre culture savante et culture divertissante97. Son
discours poétique s’élabore ainsi sur la base d’une combinaison de bribes de
discours prélevées dans le verbe de l’espace public, d’où une stratégie de
déconstruction/reconstruction à l’image de la technique du cut-up qui consiste à
prélever des matériaux verbaux tels que des lettres, des mots ou bouts de phrases
pour les recomposer et les replacer dans le contexte d’une œuvre nouvelle (Ferré,
2008 : 40). L’artiste, qui suggère une parenté avec le collage plastique, a d’ailleurs
92
Etymologiquement, « celui qui coud les chants », du verbe ράπτω, rháptô (futur : ράΨω) et ωδή (« chant »).
93
Si le slameur s’apparente au rhapsode qui mène une vie itinérante et participe à des concours (les
Panathénées), il s’en distingue cependant comme auteur des textes qu’il récite et transmet. En ce sens, il se
rapproche de l’aède (du grec ancien ἀοιδός / aoidós, du verbe ᾄδω / áidô, « chanter ») : « La figure proche,
mais aussi plus ancienne, de l’Aède dont Homère fournit l’exemple, peut-être fictif, le plus connu, correspond à
une figure de poète composant ses œuvres. Mais les Aèdes ne sont pas itinérants, ils chantent pour des
cours. » (Ferré, 2008 : 67).
94
Néologisme que le slameur nous a expliqué : “I think I feel like a nomad, touring, travelling, telling poetry to
the audience because I have to be there. I cannot just let my books travel, I have to travel myself because it
needs someone to speak the poems (…) I would call myself a nomad but not like ancient ones because I use the
internet and all the new technologies. I communicate with my friends wherever I am. So I thought it would be a
nice term: “neonomade”.” (entretien cité : voir en annexe III.11)
95
L’écriture rap s’inscrit dans le cadre imposé par le beat (« pulsation »), soit la mesure 4/4, carcan métrique
dont Bas Böttcher dit avoir subi la « prison » : « Mais à l’intérieur de cette prison le texte est à nouveau très
libre et c’est ce que j’appelle la liberté en carré. La liberté est d’un côté prisonnière dans le carré et d’un autre
côté il y a une liberté potentielle, une liberté au carré pour ainsi dire. » (cité par Adrienne Ferré, 2008 : 31)
96
Concert filmé le 14/10/10 (voir notre extrait sur le DVD comme illustration du prochain chapitre).
97
« Cette séparation entre culture sérieuse et culture du divertissement, je la trouve un peu problématique
(…). Je pense que cette séparation est devenue obsolète maintenant… » (cité par Adrienne Ferré, 2008 : 25)
50
d’inventer « de nouveaux canaux pour une vieille forme d’art » (Ferré, 2008 : 74), de
redonner un souffle nouveau à la poésie en trouvant le medium propre à lui rendre
son éclat sonore originel104. Le poète vise ici ce qu’il appelle l’instant lyrique dans la
réunion de ces trois dimensions acoustique, textuelle, et visuelle. D’où l’expérience
des Poetry clips, projet que l’artiste allemand a développé dans le cadre d’un
mémoire de fin d’études105, convaincu que l’image peut s’avérer « propre à participer
à la création d’un univers poétique » (80).106
104
“So that’s why I think it doesn’t make sense for me to play with letters. I prefer playing with sounds, the
sounds of the words, the sound of the syllables, the stressed ones, and the rhythm, and all that” (entretien cité)
105
Bas Böttcher a étudié le design des médias à l’Université de Bauhaus.
106
Il précise que le clip poétique doit rester sobre : « Contrairement aux vidéos musicales, nous renonçons aux
coupes rapides, à de nombreux arrière-plans et aux effets spéciaux. Le clip poétique gagne en intensité par sa
simplicité et ne se détourne pas du texte. Les clips poétiques visent l’instant présent – l’instant lyrique. L’auteur
devient comédien, et alors la respiration, la rythmique et le contact visuel avec le spectateur jouent un rôle
central. » (Ferré, 2008 : 80)
107
Voir en annexe II.13 l’article de presse et le reportage de Clément Vogt sur le site « Paris culturel Europe » à
l’occasion de la présentation au Centre Beaubourg en octobre 2007 (voir notre sitographie).
108
« Notre concept, c’est d’être connecté avec les spectateurs, physiquement et mentalement. » (entretien
cité).
109
Notons la récurrence de ce terme de « présence » (ou dérivés) dans le mémoire. Il fait référence non
seulement à la présence mais au présent, à l’instantanéité inhérente au slam. En ce qui le concerne, Bas
Böttcher préfère le mot de représentation (en français) à ceux de spectacle, concert ou scène. En témoigne le
titre de son dernier spectacle qui fait aussi référence à Magritte : « Dies ist kein Konzert » (2010).
110
Lautpoesie/-musik nach 1945. Eine kritisch-dokumentarische Bestandsaufnahme (« Poésie acoustique/
musique acoustique après 1945. Un inventaire critique et documentaire »).
52
de la performance* qui fait l’objet de sa dernière migration poétique. »111 (2008 : 96)
Il en refuse cependant l’étiquette underground et avant-gardiste.
111
Adrienne Ferré définit la performance comme « discipline qui puise son énergie dans la liaison entre art
vivant et art plastique » (d’après le dossier « Performance » paru dans la Revue Art Press n° 331, février 2007),
approche qui nous paraît sensiblement différente de celle de Marc Smith. (voir notre glossaire)
112
Néologisme emprunté au journaliste Fabrice Bérard dans un article du Dauphiné Libéré paru le 3/11/10.
113
« Le poète en allemand est « poet » ou « dichter ». Le mot « poet », d’origine grecque, renvoie plutôt à la
facture de l’œuvre en tant que matérialité (…) alors que le mot « dichter » renverrait selon l’auteur à l’oralité
de l’œuvre. » (Ferré, 2008 : 56).
114
Bas Böttcher (dont le nom signifie pottier, équivalent de potter en anglais) se reconnaît volontiers la figure
de l’artisan en tant que modeleur des mots ou encore designer du langage comme il le formule lui-même. Alain
Frontier (1992 : 12) rappelle qu’à l’origine, le mot ποιεσισ / poiesis désignait toute création produite par un art
ou une technique, comme la fabrication des vêtements, des parfums et du vin chez Hérodote.
115
“It is like in a book which is fix, so that would be like ice, but the poem could also be liquid, like water, this
would be on stage, when the text is spoken; and also the poem could be like gas, in your head or like in the air
between people when they memorize the text, they have it in their mind too! So it’s gas when it’s conceived,
water when spoken, and ice when fixed, written in a book or piece of paper: it is always the same material, the
same substance that can have different states…” (entretien cité)
116
«Ayant tardé plus de vingt ans avant d’arriver en Espagne, le slam a néanmoins réussi et promet de faire la
guerre à une approche plus traditionnelle de la poésie. » (article consulté sur le site du journal, voir en
sitographie).
53
117
“Sin pudor y sin la retorica de tantos recitales poéticos (ellos luchan precisamente contra esto), aquí la
naturalidad tiene un alto precio. Puede que el que gane no sea el mejor poema, el que se alce con la victoria
será el que mejor combine el verso con el dibujo de que ello haga su cuerpo; su voz, su talento.”
118
« Batalla de rimas poéticas » (titre de l’article cité)
119
Voir le blog du collectif « Poetry slam Madrid ».
120
Nous soulignons : « Poésie? Performance? One Man Show? Le slam poésie – une forme bien particulière de
communication. Une nouvelle plateforme pour la littérature : textes polémiques, rythme trépidant, tension
due à la compétition. Un thème polémique ou cocasse, quelques rimes et une déclamation théâtralisée, le tout
bouclé en 3 minutes ! » Notons que le terme de plataforma peut aussi être traduit par « tremplin ».
121
Enquête du 9/12/10, voir en annexe III.12.
122
“Suelen ser bares o cafés. Pero intentamos ampliarlo.” (enquête citée)
123
« Le slam est un évènement de poésie scénique, dans lequel des poètes entrent en compétition : ils ne
disposent que de 3 minutes pour interpréter leurs textes avec leur corps, sans accessoires ni objets. C’est une
sorte de micro ouvert (scène ouverte*) avec quelques caractéristiques propres. La philosophie est que
n’importe qui peut monter sur scène, que nous avons tous quelque chose à dire, et qu’il s’agit de divertir et de
faire participer le public. C’est un défi. » (enquête citée, nous soulignons)
54
Dans cette perspective, les jeux de mots sont conçus en vue de favoriser la
connivence avec le public, tout en le divertissant124, l’invention verbale pouvant servir
cet enjeu de défi. D’après la slameuse madrilène, la performance* se doit d’être a
capella, pour pouvoir répondre à l’appellation de slam, distingué du Spoken Word par
cette absence d’instrumentation et d’accessoires125. Si le slam espagnol n’en est
encore qu’à ses débuts, né de la mouvance américaine, s’agit-il à proprement parler
d’un mouvement naissant ? La confrontation aux premières tentatives de réflexion ou
de conceptualisation sur le sujet nous apportera quelques éléments de réponse.
« Le slam passe l’oral » : tel est le titre du chapitre consacré au slam au sein de
la Caisse à outils de Jean-Michel Espitallier, qui se propose de dresser un état des
lieux de la poésie contemporaine. Oral de rattrapage pour une forme qui, sous la
plume du poète, se fait « descendre en flammes », selon l’une des acceptions du
verbe to (get) slam. Rappelant les origines du slam, il explique qu’il s’agit
de « lectures publiques (le plus souvent improvisées) de textes évoquant la vie en
milieu urbain, la violence économique, sociale, policière, raciale, etc., ou jouant sur
des considérations plus intimes où se raconte le mal de vivre et la révolte » (2006 :
105). Une première interrogation surgit ici : quid d’une lecture improvisée ? Quelle
est la part de lecture d’un texte écrit et celle d’improvisation* orale dans le slam ?
124
“ Son parte de la diversión y del reto.” (entretien cité). Notons que le verbe « divertir » en espagnol diffère
sensiblement de notre « divertir » : il pourrait être traduit par « amuser », d’où l’idée de faire rire le public.
125
“No se pueden utilizar fotos o imágenes, si se usan ya no es slam, sería spoken Word, que es un concepto
más amplio.” (entretien cité).
55
Les préfaces des anthologies, qu’elles soient rédigées par des slameurs ou des
slamophiles, auctoriales ou éditoriales (Genette, 1987 : 14), s’efforcent de
contextualiser les textes, de les situer dans une mouvance voire un
mouvement susceptible d’en éclairer la lecture :
« Toute une génération se reconnaît en effet dans ce mouvement dont l’audience
grandit de jour en jour. Plus qu’un courant littéraire ou qu’un mouvement d’avant-garde,
le slam est en prise directe avec la vie. » (Martinez, 2007 : 9)
Il s’ensuit quelques éléments de définition d’un art émergent qui « se situe aux
frontières de la littérature, de l’improvisation et des joutes oratoires » : « Art collectif,
tribune de libre expression, mouvement à forte revendication sociale, le slam avait
tous les atouts pour conquérir la France. » affirme Stéphane Martinez (2007 : 11).
Anatomie d’un succès qui ne laisse pas d’interroger : « Que signifient ces textes
scandés a capella, où éclatent la violence urbaine, la révolte des sans-voix ? »
(2007 : 10). Auteur d’une première anthologie du slam parue en 2002, l’écrivain est
un slamophile de la première heure :
« Les textes apparaissent dans toute leur crudité. La langue s’agrippe au réel. Le verbe
se fait chair. Rageur. Colérique. Explosif. Le ton oscille entre rage et dérision. Le résultat
parfois déconcerte ou émeut. (…) On lit entre les lignes et cent détails apparaissent :
des plus touchants aux plus burlesques, des plus sombres aux plus futiles. » (2007 : 15)
Ainsi le titre de l’anthologie est-il explicité, s’agissant de lire non seulement entre les
lignes mais aussi entre les mots de ceux qu’il nomme successivement « artistes du
macadam » (2007 : 14), « poètes du bitume » ou encore « funambules de la prose »,
tout en précisant de ces derniers qu’ils « refusent les étiquettes » (12) : « Ils jonglent,
triturent, biseautent, concassent les mots avec mordant et désinvolture. » (14) Si « la
sincérité est leur blason », la diversité est la règle sur une scène slam où « il n’est
pas rare de voir défiler toutes les générations, toutes les classes sociales, du
rappeur adolescent au professeur de français à la retraite, en passant pas le pilier de
bar ou le bobo de passage. » (12)
57
Félix J., slameur et co-fondateur des éditions Spoke/Florent Massot, revient sur
cette contradiction dans le préambule de l’anthologie Blah ! Blah ! Blah ! (2007), titre
dont la triple exclamation est déjà éloquente : « Ce livre est une contradiction car il
met sur le papier ce qui est dit avec la bouche. » En effet, comment rendre compte, à
travers la forme écrite, de cette vitalité poétique, de ces « énergies rassemblées »
selon la formule de Félix J. ? Comment respecter et mettre en valeur, à travers les
choix qu’implique la publication d’une anthologie, la diversité inhérente au slam ? Et
Félix J. d’inviter aussitôt le lecteur à participer à une slam session, pour vivre
pleinement la poésie qui s’y livre :
« Ce livre vous engage avec ferveur à vous rendre le plus vite possible sur un point
chaud pour en sentir l’atmosphère. » (2007 : 12)
Dès lors, l’anthologie se présente comme le « panorama d’une dizaine d’année de
scènes ouvertes de slam poésie au début des années 2000. » (2007 : 11) Dans cette
perspective, il offre un triple échantillon – textuel (écrit), sonore (oral) et visuel – des
scènes dont il rend compte : le livre comporte en partie centrale une quinzaine de
pages de photos de scènes ; il est accompagné d’un CD réunissant dix des textes de
trente quatre slameurs - dont un collectif* - de toute la France.
slam il n’y a qu’un pas » nous précise-t-on – à la forme album qui permet d’intégrer
des aspects graphiques grâce à la collaboration avec l’artiste Jean Faucheur :
« Tour à tour peintre, sculpteur et photographe (…) il fait de la rue son propre musée en
collant ses peintures sur les panneaux publicitaires. C’est vingt ans plus tard qu’il initiera
de jeunes graffeurs à cette pratique du collage sauvage. » (2006 : 3)
Aussi l’album se propose-t-il de faire dialoguer les mots et les images, les textes et
les collages, en une subtile alchimie. Tout se passe comme si les aspects
graphiques amplifiaient la résonance des textes choisis : couleurs contrastées,
collages empreints d’urbanité, jeux graphiques proches du calligramme, et autres
photos insolites, reflètent voire révèlent l’intensité poétique128. En outre, l’album
intègre un CD qui contient l’enregistrement de six des vingt et un textes présentés
dans l’anthologie. A ces éléments péritextuels s’ajoutent, comme pour les deux
autres anthologies, une notice biographique qui vise à présenter sommairement
chacun des auteurs, attestant de la diversité des profils et des parcours :
« Il n’y a donc rien de commun entre ces hommes et ces femmes aux trajectoires
hétéroclites, aux odyssées dissonantes, si ce n’est d’appartenir à un mouvement qui
cultive les rencontres de hasard. » (Martinez, 2007 : 17)
A ce jour, un seul ouvrage se propose de dresser un réel état des lieux du slam
français, outre les quelques anthologies citées : il s’agit de celui d’Héloïse Guay de
Bellissen : Au cœur du slam, Grand Corps Malade et les nouveaux poètes (2009).
128
Voir en annexe I.4 la mise en page du slam « Dormir » de Nada.
60
Si les formes et les flows* peuvent fluctuer, l’essence du slam se résume alors en
trois mots : « l’écriture, le partage, l’écoute, car le slam est un moment écrit pour être
entendu. » (2009 : 14) En tant que tel, il apparaît comme une forme renouvelée de
poésie orale, d’où le constat suivant : « Que l’oralité s’est simplement trouvé une
nouvelle voix aux multiples visages. » (15) Désireuse de raconter le slam « de
l’intérieur », l’auteure ambitionne de nous faire voyager au travers d’une fable
moderne nourrie de témoignages, bandes sons et autres slams ponctuant chaque fin
de chapitre. Le lecteur y est même invité à écrire son propre slam à mi-parcours,
conformément à l’exigence d’un public actif et impliqué dans la performance : « Là,
au milieu du livre, tu peux écrire ton propre slam. » (92) Par là-même, le slam est
appréhendé comme une démarche fondamentalement interactive. En outre, la
progression adoptée d’après la table des matières nous semble révélatrice d’un art
qui se cherche et qui, en ce sens, questionne quant à ses origines et ses paradoxes :
« Le slam est-il un enfant du rap ? Le slam est-il un art urbain ? Le slam est-il du
cinéma ? Le slam est-il musique, parfois ? » sont autant de questions auxquelles une
série de rencontres et d’entretiens apporteront des éléments de réponse129.
129
Voir en annexe I.3 la reproduction de cette table des matières.
130
Nous employons ici le verbe arraisonner (1080) au sens original d’ « interpeller quelqu’un », puis
ème
« convaincre par de bonnes raisons » (XIV siècle) attesté par Alain Rey (2007 : 3075).
131
Interview de Grand Corps Malade : « Le slam, c’est l’instantané » (article de Bertrand Dicale, in Le Figaro, 6
mai 2008). A notre enquête sur « Le slam en un mot », Lauréline Kuntz a répondu « immédiateté ». (chapitre 3)
61
« sonnés »132 – le slam résonne au-delà de cet instant scénique par les thèmes qu’il
aborde ou les messages qu’il véhicule, et le slameur raisonne souvent – à travers
une parole poético-réflexive – quant à son écriture et aux enjeux de celle-ci. Enfin, le
slameur se plait à arraisonner ses auditeurs pour les inciter à passer à
l’acte poétique : « Alors à ton tour ouvre les yeux, approche-toi et observe avec
curiosité… » invite un Grand Corps Malade133.
Le slam peut parfois devenir une musique alliant la symphonie des mots et la
couleur des notes pour peu que l’on pose derrière les mots un paysage sonore qui
s’apparente alors à « une sorte de bande originale sur le film d’un récit poétique »
(GdB, 2009 : 120). C’est ainsi qu’il pourra accéder à une dimension universelle. Il
peut en outre révéler des vocations au sens propre et au sens figuré de ce terme,
véritable « laboratoire oratoire qui permet de se trouver, de se révéler. » (124) S’il fait
voler en éclat le quatrième mur cher à Diderot, une certaine théâtralité lui est
inhérente. Chaque slameur a son propre flow*, à l’instar de Dgiz qui manifeste « une
frénésie, il slame comme il parlerait, c’est quelque chose qui coule, c’est incroyable,
c’est une espèce d’avalanche, enfin plutôt comme une chute d’eau. » (144). Le slam
apparaît d’ailleurs comme lieu d’une condensation134 : « le slam, c’est condenser
l’intensité, le livre c’est disperser l’intensité… »135 (144-145). Héloïse Guay de
Bellissen énonce quelques procédés slamologiques136 comme celui d’ « appuyer sur
les consonnes lorsque tu évoques la souffrance » décrit par le slameur Normal (165).
Elle s’interroge en outre sur un « langage propre au slam », à commencer par les
noms de scène (173) :
« Les noms de scène s’appellent des « blases » comme les nobles portaient leurs
armoiries sur des blasons. Le nom d’un slameur, un nom qui sonne comme une image »
132
« Avec Nada, j’ai pris une claque phénoménale » admet John Pucc’ dans le film Slam, ce qui nous brûle
(Thomas, 2008).
133
« Le jour se lève » (Midi 20, 2006).
134
Cette image fait écho à notre entretien avec Bas Böttcher et les trois états d’un texte qui correspondraient
d’après lui aux trois états de l’eau, l’état liquide étant obtenu sur la scène. (Entretien du 14/10/10, voir en
annexe III.11)
135
Souleymane Diamanka nous a confié son désir de s’essayer au roman, ce qui reviendrait à « passer de la
piscine à l’océan » (Entretien du 24/09/10, voir en annexe III.9).
136
Nous proposons ce terme néologique par analogie avec l’adjectif rapologique.
62
« Verlan : nom masculin inversé. Le verlan est une forme d’argot français qui consiste
en l’inversion des syllabes d’un mot. C’est l’envers du décor des mots. (2009 : 174)137
137
Il nous semble discutable que le terme de « verlan » relève d’un lexique spécialisé. Nous nous proposerons à
notre tour d’élaborer un glossaire terminologique des « mots du slam » (voir notre prochain chapitre).
138
« De l’ex-toxico à une mamie, c’est une vraie guérison pour certaines personnes. Avant d’être un
mouvement artistique, c’est une aventure humaine » (Sancho, cité par GdB, 2009 : 251).
139
Voir en annexe I.5.
140
« Je parle des marches des surréalistes dans Paris et ailleurs, des parcours poétiques. Le slam, c’est des
instants poétiques partout. Et à notre époque, peut-être que oui, c’est un peu surréaliste. » (GdB B, 2009 : 225)
141
Notamment à travers l’élaboration des partitions gestuelles comme explicité dans le prochain chapitre.
63
En outre, il induit une mouvance inhérente à cette la réitérabilité des « trois minutes
reproductibles à l’infini » (GdB, 2009 : 114). Sur scène, l’interprétation se fait
mouvante et évolutive, si bien qu’un même texte peut être slamé très différemment
d’un jour à l’autre, d’un contexte à l’autre, d’un état d’âme à l’autre, d’une couleur
musicale à une autre. Ainsi, « un texte de slam peut revivre et à chaque fois de
manières différentes, hybrides » (306). Il peut être décliné en autant de variations
que de scènes au cours desquelles il est actualisé, a fortiori s’il n’est pas encore fixé
sur un album qui tend à le figer par l’enregistrement, comme nous l’a rappelé Luciole
en entretien142. D’une scène à l’autre, il peut être interprété sous des formes (a
capella, accompagné d’une musique improvisée ou composée, de percussions
corporelles ou beat box…) et des modalités (chanté, chantant, déclamé…) multiples.
Comme art populaire autant qu’éphémère, art du mélange et du métissage, le slam
nous semble avoir quelque chose de warholien à travers les différents habillages –
ou couleurs musicales – qu’un même texte peut revêtir. D’où l’idée du Pop Art
appliqué au lyrisme poétique du slam comme le suggère le titre de l’album du
marseillais Ysae : Pop Art Lyrical (2010). Sur la toile, le slameur Ivy propose
d’ailleurs aux internautes d’habiller musicalement un texte « nu », enregistré a
capella, après l’avoir téléchargé : « La chanson étant a capella, Ivy vous invite à y
ajouter votre touche personnelle : musique, bruit, effets sonores, beat. »143 La
nouvelle version pourra alors faire l’objet d’un enregistrement, les remixes étant
ensuite mis en ligne. « Energie renouvelable » selon le collectif* la « Tribut du
verbe »144, le slam intègre ainsi son public à l’acte de création, conformément aux
ambitions de son fondateur de permettre l’accès de tous à l’acte de ποιεῖν (poiein) :
« Avec le slam, la poésie sort du cercle littéraire et revient là d’où elle n’est jamais tout à
fait partie : chez VOUS »145
Château de sable aux yeux du slameur Rouda146, un slam est aussi éphémère que
volatile, « Papillon en papier » pour Souleymane Diamanka qui métaphorise à son
tour sur le thème du lector in fabula147 : « Même s’il est né de ma plume si tu l’as
aimé et qu’il t’a plu / Ce n’est plus mon poème mais un papillon en papier … » (2007)
142
Entretien du 12/04/10, voir en annexe III.6.
143
Voir le site du slameur, consulté le 19/08/10.
144
Voir le site de ce collectif en sitographie.
145
Slamerica (2008 : 6).
146
« Le conte des 1001 peines » (Musique des lettres, 2007).
147
Souleymane Diamanka avait d’ailleurs proposé un poème collectif sur la toile, chaque internaute ajoutant un
vers à l’amorce « Si on te parle avec des flammes, réponds-lui avec de l’eau » (enquête du 24/09/10).
64
Conclusion partielle
Né aux Etats Unis à la fin du siècle dernier, c’est seulement à l’orée de notre
siècle que la vague du slam a gagné la France via l’Europe où des réseaux
commencent à se tisser. Du combat de boxe d’un Ted Berrigan au papillon en papier
d’un Souleymane Diamanka, que de chemin parcouru, et ce n’est qu’un début aux
dires du créateur Marc Smith qui décrit le slam comme promis à un bel avenir :
« Here to stay ! »148 Au sein de la slam family, la mouvance française tend
aujourd’hui à se singulariser et à se décliner en autant de visages que de slameurs :
« Sur ma route, en cherchant le lapin comme Alice, j’ai rencontré d’autres merveilles,
des noms à rêver dehors : Rouda, Da Gobleen, Souleymane Diamanka… »149 (GdB,
2009 : 18)
Or c’est au cœur-même de cette diversité, de ce mélange potentiellement catalyseur
de créativité, que nous appréhenderons notre objet. Plusieurs indices nous ont mise
sur la voie d’une écriture inventive, à commencer par la façon dont les slameurs eux-
mêmes s’auto-désignent - individuellement (Bas Böttcher se disant Neonomad ou
Rapoet et néologisant à l’envi) ou collectivement (« La Tribut du verbe », « Enterré
sous X ») - et dont ils se voient qualifiés par les journalistes et autres slamophiles
(« Real Worders », « poediseurs »). Il nous appartient désormais de poursuivre ce
voyage Au cœur du slam en le transposant sur le terrain d’une recherche dont le fil
d’Ariane sera la créativité et dont les orientations méthodologiques sont développées
dans notre prochain chapitre.
148
D’après notre enquête écrite du 1/01/11 (voir en annexe III.16). Notons le jeu d’homophonie : here/hear.
Cette formule fait sans doute référence à la chanson « Rock’n’roll is here to stay » (1958).
149
Cette métaphore rejoint la citation que nous avons choisi de mettre en exergue de cette partie et nous
rappelle que le créateur d’Alice n’est autre que l’inventeur du concept de «mot-valise » (voir notre chapitre7).
65
Chapitre 2
Orientations
méthodologiques
Dans ce chapitre, nous expliciterons les enjeux d’une démarche en trois temps
(définir, décrire, didactiser) à travers la définition d’un sujet et d’un objet, d’un cadre
théorique et d’un corpus, puis nous préciserons les modalités de recueil et de
traitement de nos données. Ce faisant, nous analyserons les difficultés rencontrées
qui nous semblent inhérentes à l’objet de notre recherche : s’agissant d’une forme
contemporaine et en tant que telle, évolutive, le slam s’avère être un objet complexe
et d’autant plus difficile à cerner qu’il tend à échapper aux normes établies. Cet objet
dont l’identité est encore floue se construit à la confluence de différents champs qu’il
nous appartiendra d’explorer pour mieux l’appréhender. En d’autres termes :
« Nous sommes immanquablement poussés à la bordure de notre méthodologie par
l’objet de recherche lui-même, qui nous montre le lien inviolable qu’il convient d’établir
entre une production humaine et son contexte anthropologique, entre l’expliquer et le
comprendre. » (Gasquet-Cyrus et al., 1999 : 18)
Tendant par essence à l’ouverture et à l’indéfinition, le slam représente un objet
hybride et polymorphe qu’il conviendra d’envisager à travers ses différentes formes :
il s’agit d’un objet pour ainsi dire en trois dimensions dans la mesure où le texte
existe en tant que tel, écrit sur le papier, avant d’être actualisé sur scène, vocalisé et
gestualisé. Afin de rendre compte de ces trois états, notre corpus comporte des
extraits vidéo ainsi que des enregistrements audio de textes et d’entretiens, sans
oublier des reproductions de manuscrits. Ces derniers font partie intégrante d’un
corpus périphérique que l’on peut qualifier d’épitextuel selon la terminologie
genettienne. Quant à notre corpus principal (textuel), il est constitué d’une part de
textes variés visant à rendre compte d’une diversité de styles et de procédés créatifs,
d’autre part de trois études de cas ou études de répertoires de slameurs151.
150
John Banzaï et Souleymane Diamanka, J’écris en français dans une langue étrangère (2007 : 64)
151
Nous empruntons ce terme à la terminologie du conteur.
68
2.1.1. Définir
Dans un premier temps, il s’agit de mieux cerner – sinon dé-finir – un objet qui
tend a contrario à échapper à toute définition comme en témoignent ces mots du
slameur lyonnais Lee Harvey Asphalte :
« Appelle-moi… / Poésie sans cage / Langage instable / ou grain de sable / dans
l’engrenage / Finalement, ne m’appelle pas / Ne me nomme pas / Puisque je suis cette
poésie de rue / Qui ne dit pas son nom »
Si certains textes de slam traduisent un questionnement identitaire, c’est aussi la
quête d’une identité artistique qui caractérise le slam contemporain. Certes, il est
encore peu représenté dans les publications et les médias en dehors de Grand
Corps Malade et d’Adb al Malik – que les journalistes hésitent d’ailleurs à catégoriser
comme slameur – mais déjà très présent sur la toile. Aussi les ressources en ligne
ont-elles été précieuses pour nos investigations, témoignant de la vitalité du
phénomène dans l’univers contemporain.152 D’une manière générale, nous avons
privilégié les documents audio-visuels permettant de rendre compte des aspects
sonores et mimogestuels. A cet égard, les documentaires153 présentent un intérêt
certain, mêlant des extraits de scènes aux témoignages des acteurs et activistes du
slam. Les quelques ouvrages consacrés au slam ont été une première entrée pour
constituer notre corpus textuel mais aussi une ressource péritextuelle. Aussi les
préfaces – qu’elles soient auctoriales, éditoriales ou encore allographes (Genette,
1987 : 14) –, les titres et les noms des slameurs ont-ils retenu notre attention154. En
outre et dans une perspective définitoire, nous avons élaboré un glossaire
terminologique (non exhaustif) des « mots du slam », conçu à la croisée d’un
technolecte du rap sur lequel nous reviendrons155, d’un lexique du slam en devenir et
d’autres lexiques faisant état de variations diastratiques comme le Lexik des cités
(2007) pour reprendre le titre d’un ouvrage paru récemment156. Nous avons donc
construit notre propre glossaire en croisant les données collectées dans le « Petit
dictionnaire slam improvisé » (GdB, 2009 : 174) – qui ne comporte que trois
152
Nous avons ainsi eu recours, de manière sélective, à des articles publiés sur la toile (voir notre sitographie).
153
Voir notre prochain chapitre.
154
Les noms de slameurs ou collectifs* feront d’ailleurs l’objet d’une activité dans le cadre de notre séquence
pédagogique (chapitres 12 et 13).
155
Voir notre chapitre 5. A ce technolecte plus ou moins commun s’ajoutent des idiolectes et technolectes
propres à chaque slameur, liés à leurs expériences et domaines d’activités (voir par exemple notre chapitre 9).
156
Voir aussi Goudaillier et son dictionnaire du Français Contemporain des Cités (1997).
69
entrées157 –, dans le lexique intégré au livret Ecrire et Dire (129H, sd : 77) – plus
conséquent puisqu’il en intègre neuf relevant cependant de champs très divers158 –
et dans l’Abécédaire d’Arte.tv – plus complet (65 entrées) mais ne rendant pas
forcément compte des spécificités du slam français159 – à nos propres rencontres
lexicales commentées au fil de cette recherche160.
2.1.2. Décrire
Au vu d’un état de l’art pour le moins sommaire, nous nous sommes intéressée à
des axes de recherches susceptibles d’éclairer notre objet de manière indirecte. Ainsi
avons-nous alimenté notre réflexion d’apports théoriques relevant de champs divers
(la poétique, la sociolinguistique voire la sociologie, la lexicologie, la phonétique et la
phonologie, la pragmatique, la didactique) appliqués à des objets présentant des
traits communs avec notre sujet : la tradition/la poésie orale, le rap, la chanson,
l’écriture surréaliste et l’Oulipo… Autant d’éclairages qui nous permettront de
progresser dans l’élaboration d’une poétique du slam, terme sur lequel nous
reviendrons régulièrement au fur et à mesure de cette étude. A ce stade de notre
réflexion, nous pouvons formuler un double enjeu :
- D’une part, il s’agira de mettre en évidence d’éventuelles récurrences – traits poétiques
ou régularités stylistiques – au sein d’un corpus hétérogène et dont l’hétérogénéité
même nous semble emblématique.
- D’autre part, nous nous attacherons à décrire le phénomène de néologie – en tant que
fondement potentiel de cette poétique – et les diverses formes de créativité lexicale
telles qu’elles se manifestent dans les textes de slam.
157
Verlan, blases*, phases*.
158
Filage, flow*, larsen, mesure, oulipien, punch-line, quatrain, rime, slash.
159
Voir en sitographie « le Slam de A à Z » sur le site d’Artetv. Ce lexique est axé sur la dimension compétitive
du slam et comporte des entrées non spécifiques (zozoter).
160
Voir par exemple le commentaire du syntagme (chercheur de) phases* dans notre chapitre 10.
161
Corpus que nous délimiterons ultérieurement (chapitre 6).
70
Anth. Albums/Enr.
Définitions Documentaire
Documentaires Répertoire MP Répertoire SD
Répertoire GCM
Corpus didactique (D)163
Figure 1 : Répartition des corpus A, B, C et D
Corpus A
Corpus
D
Corpus C
Corpus B
Figure 2 : Représentation
eprésentation du chevauchement partiel entre nos corpus
162
Nous n’avons cependant retenu que les textes publiés (sur papier ou au sein d’un album) à l’exception
d’autres textes slamés sur scène ou présentés
pr sur la toile (voir infra pour la justification de ce choix).
163
Le corpus utilisé pour la séquence didactique emprunte aux trois autres corpus.
71
2.1.3. Didactiser
Gérard Genette a consacré un ouvrage à ce qu’il appelle les Seuils du texte qui
représentent autant d’entrées possibles pour le public dans un texte, quel qu’il soit :
« Ce texte se présente rarement à l’état nu, sans le renfort et l’accompagnement d’un
certain nombre de productions, elles-mêmes verbales ou non, comme un nom d’auteur,
un titre, une préface, des illustrations, dont on ne sait pas toujours si l’on doit ou non
considérer qu’elles lui appartiennent mais qui en tout cas l’entourent et le prolongent,
précisément pour le présenter au sens habituel de ce terme, mais aussi en son sens le
plus fort : pour le rendre présent, pour assurer sa présence au monde, sa « réception »
et sa consommation… » (1987 : 7)
Force est de constater que le texte de slam peut se présenter sous des formes
diverses et des supports variés – au sein d’un livre, d’un album ou d’une compilation,
d’une vidéo, sur scène ou sur la toile. Il fait aussi – et surtout – l’objet d’une
représentation visant à le rendre vivant, à l’animer au sens premier de ce terme.
Dans ces conditions, un paratexte que l’on peut qualifier de factuel (Genette, 1987 :
13) s’ajoute au paratexte proprement textuel. « Tout contexte fait paratexte » affirme
Genette (1987 : 11). De fait, le contexte scénique, les transitions verbales d’un texte
à l’autre, les formules rituelles, annonces et introductions auctoriales (d’un slam par
son auteur) ou autres (par l’animateur* d’une scène) jouent un rôle non négligeable,
72
164
Nous reviendrons sur ce concept que nous proposons dans la lignée de celui d’horizon d’attente.
d’attente
165
Voir ce texte en annexe V.8.
166
A titre d’exemple, le poème interactif de Souleymane Diamanka cité à la fin de notre précédent chapitre
(« Si on te parle avec des flammes, réponds avec de l’eau… ») est aujourd’hui indisponible sur la toile.
73
Le péritexte
L’épitexte
167
Grésillon distingue le brouillon « avec ce que l’étymologie du terme évoque à la fois de boue et
d’ébullition » (1994 : 33) du manuscrit qui ne véhicule pas les mêmes connotations d’ « une écriture en
gestation, traversée de ratures et d’hésitations » (71). Nous emploierons le terme de brouillon pour désigner
les traces préparatoires, et celui de manuscrit pour la forme plus aboutie, volontiers exhibée voire publiée.
168
Le recueil J’écris en Français dans une langue étrangère intègre des pages du manuscrit (voir infra), de
même que Frédéric Nevchehirlian sur son blog.
169
S’agissant des blocs-notes de Souleymane Diamanka par exemple.
74
d’un texte et qu’en tant que telle, anticipe sur l’oralisation qui est d’emblée posée
comme finalité. En d’autres termes, la voix – son intensité, son tempo et son débit,
ses intonations et ses silences – et le flow* du slameur semblent d’ores et déjà
perceptibles en filigrane à la lecture du texte manuscrit. Enfin, un corpus d’articles
de presse, ajouté à des définitions de dictionnaires, mais aussi de slameurs et autres
acteurs du slam, nous permettront de développer une analyse lexicologique du mot
slam et des représentations associées.
Flyers et affiches
Certains noms de scènes choisis par les slameurs ou collectifs, ainsi que la
façon dont ils s’auto-désignent dans leurs textes, font référence à des traditions
ancestrales. Après les « Fabulous Trobadors »171 qui s’inscrivent dans la lignée de la
tençon des trobadors occitans, des slameurs de Limoges ont choisi le nom de scène
de « Slamtimbanques »172. En remontant plus loin vers les origines, « La tribut du
verbe »173 est un collectif* de slameurs rhônalpins qui se posent en nouveaux
tribuns :
« Le slam a une importance dans l’espace démocratique, comme lieu de rencontres et
d’expressions libres. En cette époque aux identités, tant individuelles que collectives,
troublées, voire effacées, le slam peut contribuer à fonder de la communauté et à
cultiver la liberté. Le slam en tant que forme d’expression citoyenne a sa place dans
170
Voir à ce sujet notre chapitre 6.
171
Groupe de musique toulousain, attaché au quartier Arnaud-Bernard et fondé en 1987, ayant développé un
style particulier basé sur la déclamation de textes en langue toulousaine, le folklore occitan et les rythmes du
Nordeste du Brésil (source : Wikipedia, consulté le 26/08/10)
172
Voir la page Myspace de ce collectif* (voir notre sitographie).
173
Nous reviendrons sur la forme néologique de ce nom (la tribu/l’attribut) dans notre deuxième partie.
75
l’espace de la démocratie, où les aires d’expression libre ne sont pas légions, en ces
temps impériaux et impérieux tout en sauts périlleux. Le slam peut être vu comme un
acte citoyen. »174
Quant à Marco DSL, « Vers sain rhétorique », il se réfère à l’époque de Vercingétorix
– comme l’indique le jeu de paronomase – et de Lugdunum dont il est originaire.
Enfin, un collectif* de Chambéry a repris les premiers mots de la comptine enfantine
« Am stram gram » en adoptant le nom « Am slam gram »175, ce qui n’est pas sans
évoquer une éventuelle filiation avec ce type de tradition orale176. Le tableau suivant
rassemble les noms de scène de tous les slameurs et slameuses présent(e)s dans
l’anthologie Slam entre les mots (2007).
Nom de scène Prénom / Nom Sexe
(M/F)
Nada Pascal Richel M
Julien Delmaire M
Lola Pepper Laurence Berlanger F
Tô Antoine Faure M
Hocine Ben Benmebrouk M
Loubaki David Loussalat M
Khulibai Cyrille Lacroix M
Luciole Lucile Gérard F
Damien Noury M
Kawtar F
Cyclic Paul Bertrand M
Neggus Ihou Komivi M
P’tite Mouette Fanny Fageon F
Suerte Romain Boulmé M
Säb Sabine Vadeleux F
Salä M
Le Moineau Hugo Duarte de Almeida M
Candy Candiie Nguyenviet F
Ange Angélique Condominas F
Sandra Brechtel F
RiM Amélie Picq Grumbach F
Marie Pestel F
Frédéric Nevchehirlian M
Tableau 1 : Les slameurs et leurs noms de scène dans Slam entre les mots (2007)
On observe que 18 sur 23 (soit plus de 78%) ont adopté un nom de scène distinct de
leur nom réel, qu’il s’agisse d’un diminutif (Säb, Ange, Hocine Ben…), d’une
référence culturelle (« Neggus » a été choisi en référence au titre que portaient les
empereurs en Ethiopie177) ou familiale (« Le moineau »178) ou encore d’une allusion à
174
Blog du collectif* (voir notre sitographie)
175
Voir la page Myspace de ce collectif* (voir notre sitographie).
176
Voir à ce sujet notre chapitre 8 pour l’analyse de procédés comme celui-ci qui renvoient à la tradition orale :
« Comme un souffle au cœur. Au cœur de la ville… » (Mots Paumés, « Apnée », nous soulignons).
177
Slam entre les mots (2007 : 131).
178
« Le moineau était le surnom de mon grand-père qui adorait siffler. Quant à moi, j’ai choisi de piailler des
mots en slamant. » (2007 : 157)
76
l’écriture (« RiM »179). En ce qui concerne les slameurs que nous avons rencontrés à
l’occasion de notre enquête, notons que les deux tiers ont choisi un nom de scène ou
blase* distinctif : Mots Paumés (Maupomé), Boutchou (Bouchoueva), Marco
DSL/Vers Saint Rhétorique, Narcisse, Ivy, Rouda, Lyor, Luciole, Barbie tue Rick,
Grand Corps Malade180.
Titres
179
Ecriture dite « phonétique » comme nous le vérifierons à travers l’étude du texte « D chiffres et D lettres ».
180
Voir le tableau de synthèse de ces entretiens (page 82) et notre prochain chapitre.
181
Nous appelons « anthologie » un ouvrage écrit rassemblant des textes d’auteurs différents et « recueil » une
publication regroupant les textes résultant d’un même slameur ou d’une écriture « à quatre mains ».
182
Inventaire non exhaustif : nous avons essentiellement répertorié les publications des slameurs retenus pour
l’élaboration de notre corpus (voir infra).
77
Le péritexte est l’un des éléments clés de l’album-recueil d’Ivy, Slamérica (2008).
Au sein d’une préface intitulée « Slam à l’horizon » – filant la métaphore du titre de
l’album sous lequel Ivy désigne un « continent qui s’apprête à s’ouvrir à vos oreilles
et sous vos yeux » (7) – le poète slameur nous donne sinon des clés de lecture, du
moins des conseils en vue d’une exploration de ce continent au nom-valise. Voyage
au cours duquel le texte et son enregistrement sont d’importance égale :
« Vous tenez entre vos mains un livre et un CD (…) Vous n’êtes en rien tenu d’écouter
le disque ; le livre seul suffit. Rien ne vous force à continuer de lire le livre, le disque est
un objet en soi. » (2008 : 5)
183
Voir notre chapitre 4.
184
Voir notre chapitre 6.
78
Document 2 :
Extrait du
livre-album
Slamérica
(Ivy, 2008)
185
« Dire » (voir le texte en annexe IV). Dans un autre slam, il réduit par une rature – tout en le mettant ainsi en
valeur – ce procédé d’homophonie : « Tu ne feras pas cent kilo-Mètres / Maître » (2008 : 39, nous soulignons).
79
Plus qu’un autre, Ivy utilise les ressources de l’objet-livre comme en témoigne cette
double page. Outre les citations mises en exergue, nous avons relevé des jeux sur la
typographie visant à mettre en relief certains mots (DIRE, MOI, NOUS)186, des effets
d’iconographie (2008 : 44) et notes de bas de pages soulignant les jeux de
polysémie, d’homophonie et équivoques. Tout se passe comme si le slameur prenait
soin de construire, à l’orée de son album, un horizon d’écoute en posant des jalons
sur la façon dont il conçoit son art, le contexte dans lequel il s’inscrit. Les citations
mises en exergue – Walt Whitman, Jean-Paul Daoust, Jacques Cartier, Andy
Warhol, pour la seule préface – ajoutées aux photos ou montages iconographiques
sont autant d’éléments constitutifs de cet horizon. Autant de manières d’inviter le
lecteur/auditeur à lire entre les lignes, entre les mots, entre les notes…
D’une manière générale, nous avons adopté une posture dite « intérieur-
extérieur » pour notre enquête : nous avons assisté avec assiduité à des scènes
diverses et variées afin d’être intégrée à la communauté de slameurs et d’en saisir
l’atmosphère. D’après Blanchet :
« Je ne crois pas qu’on puisse enquêter efficacement et étant exclusivement à l’intérieur
de la communauté ni, à plus forte raison, exclusivement à l’extérieur. » (2000 : 44)
Notre étude touche ainsi à l’ethnométhodologie en se confrontant aux concepts de
réflexivité187 et d’indexicalité188. Le discours élaboré par les enquêtés nous a aidée à
enrichir notre perception de certaines notions rassemblées dans notre glossaire.
Au sein de notre enquête, nous avons fait le choix méthodologique de privilégier
les entretiens avant d’en arriver à des questionnaires écrits :
« Chaque technique représente une situation interlocutoire particulière qui produit des
données différentes : le questionnaire provoque une réponse, l’entretien fait construire
un discours. (…) L’entretien s’impose chaque fois que l’on ignore le monde de référence
ou que l’on ne veut pas décider a priori du système de cohérence interne des
informations recherchées. » (Blanchet & Gotman, 2005 : 40, nous soulignons)
186
Le slameur nous a écrit (enquête du 15/09/10, annexe III.8) que ces jeux de typographie sont « autant
d’indications que les mots veulent sortir de la page ».
187
Coulon (1987 : 37-38) définit cette notion comme « l’équivalence entre décrire et produire une interaction,
entre la compréhension et l’expression de cette compréhension ».
188
Entendue comme « les déterminations qui s’attachent à un mot, à une situation (…). Bien qu’un mot ait une
signification transsituationnelle, il a également une signification distincte dans toute situation particulière où il
est utilisé » (Coulon, 1987 : 29). Le discours élaboré par les enquêtés nous a aidée à enrichir notre perception
de certaines notions rassemblées dans notre glossaire.
80
Les premiers entretiens de notre enquête (2008) ont eu une visée exploratoire :
ils nous ont amenée à mettre en lumière des aspects auxquels nous n’avions pas
pensé a priori, à compléter des pistes de réflexion induite par notre étude des textes
189
Ainsi Souleymane Diamanka nous a-t-il confié que les entretiens comme celui-ci l’aidaient à progresser dans
sa réflexion poétique.
190
Selon le titre de l’article de Dabène & Grossmann (1996 : 80). Bien que cet article s’applique à des situations
didactiques, nous y avons trouvé des orientations méthodologiques adéquates à notre enquête.
81
de notre corpus principal. En tout état de cause, nous avons fait de ces entretiens –
en tant qu’élément épitextuel – un usage complémentaire :
« L’entretien dirigé est conçu comme un moyen d’obtenir des données discursives
susceptibles d’éclairer des aspects non directement observables des phénomènes
étudiés » (Dabène & Grossmann, 1996 :79)
En l’occurrence, notre analyse des textes de ces slameurs méritait un éclairage de la
part de leurs auteurs, sur des aspects conceptuels – quant au slam en général – et
génétiques – sur la genèse de leurs textes en particulier. Ils nous ont permis de
confronter notre analyse préalable à une autoanalyse de la part des slameurs. En
d’autres termes, il s’agissait de contextuer, de confirmer ou d’infirmer les hypothèses
émises en amont à partir de nos sources principales191.
191
« Le recours à l’entretien sert dans ce cas à contextuer des résultats obtenus préalablement par
questionnaire, observation ou recherche documentaire. Les entretiens complémentaires permettent alors
l’interprétation de données déjà produites. » (Blanchet & Gotman, 2005 : 47)
192
Les slameurs suisse (Narcisse) et Québecois (Ivy) pouvaient difficilement être interviewés. Les
questionnaires présentés aux élèves dans le cadre de notre expérimentation didactique seront présentés dans
la troisième partie de cette étude.
193
Nous nous sommes en outre autorisée quelques enquêtes complémentaires par mail afin de préciser
certains points (par exemple, l’écriture rythmique* pour Marco DSL ou le sens de « prafur » pour Lyor).
194
La question suivante a été publiée sur les murs de plusieurs slameurs : « Si vous deviez résumer le slam en
un mot, quel serait ce mot ? ». Voir notre prochain chapitre pour les modalités et résultats de cette enquête.
82
195
Les enregistrements ont été réalisés grâce à un enregistreur numérique (Olympus VN-960PC). Des précisions
sur le contexte dans lequel chaque entretien a été réalisé figurent en amont des transcriptions (annexe III).
83
196
Trois enquêtes ont été adressées à un « duo » de slameurs ou slameuses : avec Rouda (en présence de
Lyor), Marco (en présence de Boutchou), et Barbie TR (l’entretien étant conçu comme tel, «à trois voix »).
197
A titre d’exemple, l’entretien initialement destiné à Rouda a été réalisé en présence de son partenaire Lyor
qui y apporté sa contribution en slamant un texte de son répertoire (voir notre illustration du chapitre 7).
198
Deux de nos entretiens ont été réalisés via Skype (en mode visioconférence), faute de pouvoir rencontrer
directement les interviewées en temps voulu.
199
Notre intégration au réseau des slameurs a favorisé certaines rencontres et entretiens correspondants qui
ont pu avoir lieu dans une atmosphère adéquate. « L’entretien est rencontre » soulignent Blanchet & Gotman
(2005 : 21).
84
Les entretiens que nous avons réalisés présentent comme particularité d’avoir la
langue à la fois pour objet et pour outil. A deux exceptions près202, ils ont été menés
en français et soumis à une « analyse de contenus » plutôt qu’à une « analyse
linguistique ». Blanchet et Gotman distinguent ces deux approches :
« d’une part les analyses linguistiques qui étudient et comparent les structures formelles
du langage, comme celles employées par Labov (1978) ; et d’autre part les analyses de
contenu qui étudient et comparent les sens des discours pour mettre à jour les systèmes
de représentation véhiculés. » (2005 : 91, nous soulignons)
Si l’analyse de contenus était principalement visée203, nous n’avons pas éludé la
dynamique interactionnelle des entretiens. En effet :
« la parole n’est pas transparente et on ne peut se résoudre à considérer que l’enquêté
dit ce qu’il pense. Il pense plutôt ce qu’il dit en fonction de l’interaction. » (Dabène &
Grossmann, 1996 : 79, nous soulignons)
200
Certains entretiens ont fait suite à un concert sur lequel il nous est apparu intéressant de revenir. Nous
avons aussi cité certains passages ou procédés issus de notre corpus pour que les slameurs nous disent
quelques mots de leurs propres textes et de leurs choix poétiques. Nous nous sommes enfin aurorisé quelques
entretiens complémentaires afin d’approfondir certains points (comme l’écriture rythmique avec Marco Dsl).
201
J. Meizoz, professeur à l’université de Lausanne, J.-P. Bobillot, poète et professeur à l’université Stendhal.
202
L’entretien avec Bas Böttcher (annexe III.11) a été mené majoritairement en anglais, même si les questions
étaient posées en français. De même pour l’enquête écrite destinée à Marc Smith, réalisée en anglais.
203
D’où un mode de transcription neutre (voir notre annexe III).
85
A cet égard, l’entretien mené avec Souleymane Diamanka nous semble éloquent.
Alors que nous avons initié l’entretien par une question portant son parcours – sur
les « chemins d’école et d’école buissonnière » qui l’ont conduit au slam –,
Souleymane a développé la métaphore au fil de ses réponses, dépassant le clivage
entre culture académique et culture expérientielle ou, en l’occurrence, familiale :
« L’oralittérature, c’est l’oralité des contes, de mes parents, des proverbes et tout ça, la
littérature c’est un peu ce que j’ai croisé à l’école. Dans ma vie et même dans ce que je
fais au micro, il y a les deux écoles en fait : une école qui est la traduction de choses
ancestrales que mes parents m’ont léguées… »
Ainsi, l’entretien n’est pas seulement lieu d’émergence des représentations mais
aussi lieu d’élaboration voire d’expérimentation linguistique, et il nous intéresse à ce
double titre. Plus qu’un autre, le slameur se met en scène au cours de l’entretien :
certains nous ont d’ailleurs slamé des extraits de leurs textes afin d’illustrer leurs
propos. Sur un plan lexical, l’apparition de néologismes et autres lapsus204 en cours
d’entretien a fait l’objet d’une attention particulière de notre part, de même que la
capacité manifestée par le locuteur à les relever voire à en développer le potentiel
poétique ou métapoétique205. Nous avons également été sensibles au sentiment
homophonique206 comme fondement potentiel d’une poétique du slam.
Rappelons que ces entretiens répondaient à un triple enjeu :
- Repérer des points d’ancrage et de convergence dans l’approche du slam, au-delà de la
diversité des parcours et des profils ;
- Recueillir des discours épitextuels, voire épilinguistiques, susceptibles d’étayer notre
tentative d’élaboration d’une poétique du slam autour de traits stylistiques que nous
avions identifiés comme potentiellement emblématiques;
- Inscrire les textes de notre corpus dans une démarche artistique et méthodologique, un
contexte sociolinguistique, voire psycholinguistique, susceptible d’en éclairer l’analyse.
Considérant que « l’analyse de contenus implique des hypothèses. » (Blanchet &
Gotman, 2005 : 92), nous avions élaboré les hypothèses suivantes en amont :
o La multiplicité des parcours et des influences (littéraires, artistiques, musicales) ;
o Le rôle du plurilinguisme et la manifestation d’une quête identitaire ;
o Le rôle clé joué par les emprunts, les procédés d’homophonie et de paronymie, la
créativité lexicale (néologismes), d’où un « métissage de l’écriture » ;
o L’importance de l’oralité, la primauté de la phonie dans la genèse des textes ;
204
Entre autres exemples : « procramé » (Marco DSL), « perverser » (Rouda).
205
Le cas échéant, il nous semble que le mot apparu dépasse ainsi le stade du lapsus. Notons d’ailleurs qu’une
partie de ces formes néologiques s’applique au domaine poétique, relevant d’une forme de métapoétique.
206
Nous proposons cette formule, calquée sur le « sentiment néologique » (Gardin et al., 1974), pour rendre
compte de la capacité à repérer les phénomènes d’homophonie soit les mots phonétiquement inclus dans
d’autres mots et les conséquences de cette intuition en termes poétiques.
86
Nous nous sommes interrogée sur l’importance du texte écrit et son statut
potentiellement évolutif s’agissant d’un slam, initialement destiné à être publié sous
une forme orale - pour une émission radiophonique ou sur un album - voire scénique.
207
Nous reprenons ce terme (emprunté à Bas Böttcher) pour souligner le caractère itinérant d’une démarche,
allié à une diffusion via les nouveaux modes de communication.
208
En cela, les slameurs se rapprochent de la culture hip-hop en général, et de l’art du graffiti en particulier :
voir par exemple la slameuse Misstic qui aime à jouer sur les homophones. (Exemple : « Ni fées ni affaire »)
209
Souleymane Diamanka se dit « métaphoriste » : néologisme qui a donné lieu à un développement sur le rôle
des aphorismes qu’il déconstruit pour les reconstruire et les resémantiser.
210
Voir le tableau joint à notre entretien avec ce slameur (annexe III.3bis).
211
La notion de rimes multisyllabiques* est utilisée par la plupart des slameurs que nous avons observés en
atelier ou avec lesquels nous avons co-animé des interventions le cas échéant. Celle d’écriture rythmique* est
essentiellement diffusée au sein de l’« école » lyonnaise.
87
A quel moment un texte de slam est-il finalisé ? Quels sont les écrits intermédiaires
manifestant autant d’étapes dans la genèse d’un slam ? A cet effet, nous avons
« prélevé » quelques échantillons de ces écrits plus ou moins transitoires. Nous
avons observé qu’avant d’en arriver au tapuscrit la grande majorité des slameurs
utilise un support papier et manuscrit, matérialisé par des carnets ou cahiers
d’écolier212, de préférence à des feuilles volantes : support qui a son importance en
tant que tel (Grésillon, 1994 : 37) et qui a d’ailleurs inspiré un slam à Souleymane
Diamanka, sous le titre « L’automme des blocs-notes » (2007). Ces documents
diffèrent non seulement par leur mode de recueil, mais aussi par leur statut dans la
genèse du texte. Un premier type de manuscrit (Souleymane Diamanka, voir infra)
correspond à des pages d’exercices – selon les propres termes du slameur concerné
– réalisés en amont : il s’agit d’un slam – ou de plusieurs textes – en gestation,
relevant d’une étape pré-rédactionnelle (Grésillon, 1994 : 100). Un second type
(Souleymane Diamanka & John Banzaï, voir infra) témoigne de l’étape proprement
rédactionnelle d’une écriture à quatre mains, soit d’un slam « en chantier » ou « en
construction ». Le troisième (Nevchehirlian, voir infra) illustre un manuscrit présenté
sous une forme proche de la version publiable : il s’agit d’ailleurs d’une version
disponible en ligne, sur le blog du slameur213. Le fait que certaines de ces pages de
manuscrits aient été intégrées à une publication214 ou publiées sur la toile traduit
l’importance de la mise en espace du texte, de sa construction graphique. Quant aux
extraits de « blocs-notes » qui nous ont été présentés à l’occasion des entretiens,
nous considérons qu’il s’agit là d’un avant-texte signifiant, révélateur d’un travail
préalable sur la matérialité des mots, envisagés dans leur double dimension
phonique et graphique, et projection de la mise en voix – la « voix de l’écrit » selon la
formule de Christian Prigent215 – sur l’espace de la page.216 Pour Almuth Grésillon,
ces avant-textes traduisent une forme d’ « écriture à l’état sauvage » (1994 : 33).
travers un double jeu d’allitérations en [d] et [r] dans les premières lignes – et visuelle
– à travers les mots croisés – en jouant sur la matérialité des mots qu’il agence en
rimes et autres métaphores (photo 5)217. Toujours en quête d’anagrammes et autres
palindromes, le poète nous a confié sa volonté de « mettre l’artisan au service de
l’artiste » en se livrant à des exercices techniques qui s’apparentent aux
assouplissements pour un danseur ou aux vocalises pour un chanteur. Il a évoqué
aussi une « mécanique de l’écriture » dont ses carnets conservent la trace218. Sur le
papier, il s’essaie à une forme tabulaire d’écriture (Grésillon, 1994 : 54), croisant les
lettres en un savant tissage, que l’on retrouve dans la version aboutie du texte intitulé
« Das raster » (la trame/le tableau) de Bas Böttcher (document 3) :
217
Voir notre chapitre 9 pourr plus de précisions et d’autres extraits de blocs-notes
blocs notes analysés.
218
Entretien du 24/09/10 (voir en annexe III.9).
219
Entretien du 24/09/10 (voir en annexe III.9).
89
A l’image du graffeur qui appose son blaze* sur les murs de sa ville,
ville le poète pose
son empreinte (« Souley », photo 6) :
Enfin, ces deux dernières pages illustrent la manière dont le manuscrit du poète
– en l’occurrence Frédéric Nevchehirlian – peut anticiper par sa composition
graphique sur la mise en voix, les silences et le rythme de la déclamation : écriture
fleuve qui traduit un flot de mots, un flow* de slameur. Ce dernier évoque une
« écriture explosée », précisant que la densité même de l’écriture – Grésillon parle
de « taux de remplissage » (1994 : 61) – peut-être
être mise en relation avec l’intensité de
sa voix lors de la déclamation221. A la manière d’un poème-partition,
partition, « cette musique
pour l’œil peut aussi être une indication pour la voix. » (Joanny, 2008 : 179)222. Dans
ce manuscrit (« La mer sait décliner les bleus »),, tout se passe comme si l’absence
de ponctuation était compensée par les blancs :
« La suppression des signes de ponctuation laisse jouer aux blancs leur rôle de
u signe de ponctuation. » (Meschonnic223)
ponctuation. Les blancs sont un
220
Titre du poème cité en exergue de notre introduction, publié dans le recueil J’écris en français
fr dans une
langue étrangère » (2007 : 36).
221
Entretien du 21/11/09 (voir en annexe III)
222
A. Joanny, professeur de français, a apporté sa contribution à l’ouvrage Aux passeurs de poèmes (2008).
223
Entretien consulté en ligne (revue Prétexte, voir notre sitographie).
90
224
Au sens où, même mouvants, ces textes étaient susceptibles d’être réitérés, ce qui n’aurait pas été le cas si
nous avions choisi pour auteurs des textes retenus des slameurs « occasionnels ». A contrario,
contrario les slameurs
dont nous avons étudiéé les textes se positionnent comme « professionnels » dans la mesure où ils ont fait du
slam – en tant qu’auteurs et animateurs* de scènes ou d’ateliers – leur activité principale.
91
225
Voir le début de notre chapitre 7 sur cette question de l’hapax.
226
Outre trois textes « manifestes » (traitant du slam et des slameurs), nous avons sélectionné deux textes
jouant sur la frontière entre oral et écrit, et trois autres qui jouent sur les frontières du conte, du rap et du
slam. S’y ajoutent 3 slams illustrés de partitions gestuelles (voir en annexe IV).
227
Nous utiliserons dans la suite de cette étude les initiales suivantes pour désigner les slameurs : AAM (Abd al
Malik), BB (Bas Bottcher), BtR (Barbie Tue Rick), GCM (Grand Corps Malade), I (Ivy), JB (John Banzaï), K (Katia),
LHA (Lee Harvey Asphalte), LK (Laureline Kuntz), Lu (Luciole), Ly (Lyor), MP (Mots Paumés), Mdsl (Marco DSL),
Na (Narcisse), Ne (Nevchehirlian), Ri (Rim), Ro (Rouda), SD (Souleymane Diamanka), Y (Ysae).
92
228
Nous avons choisi cet alphabet dans un souci de lisibilité : SAMPA (pour Speech Accessment Methods
Phonetic Alphabet) est un alphabet phonétique inspiré de l’API mais utilisant des caractères du clavier. Il a été
développé par un groupe de phonéticiens dans le cadre du projet ESPRIT de la CEE et étendu depuis à la
plupart des langues européennes. (Voir le site de l’University College of London et le tableau en annexe IV.A.)
93
tel ou tel slameur. Quant au corpus spécifique C1229, il se caractérise par une
diversité de procédés de création lexicale, à partir desquels nous dégagerons, dans
notre deuxième partie, des matrices privilégiées, propres à tel ou tel slameur, voire à
telle ou telle thématique. Dans chacun de ces textes, nous étudierons la place plus
ou moins centrale dévolue aux néologismes, ainsi que leur valeur poétique ou leurs
principales fonctions, leur apport stylistique à l’œuvre du slameur.
229
Voir notre chapitre 7.
230
Nous rappelons que les titres des textes et les noms de slameurs seront étudiés : les pseudonymes nous
semblent significatifs de l’univers poétiques des slameurs et constituent une sorte de « clé » au moment de
l’entrée en scène d’un slameur. Nous avons aussi inclus un dossier de presse (voir notre chapitre 6).
231
Textes transmis par l’auteur (voir notre chapitre 8).
232
Ces textes ayant été écrits « à quatre mains » avec John Banzaï, il nous semble intéressant de voir comment
les deux styles se conjuguent au sein de ce recueil.
233
Un slam a été présenté dans deux versions, afin d’analyser sa réécriture.
94
Fondements théoriques
« J’ai des milliers de gestes… »235 slame Frédéric Nevchehirlian que nous avons
d’ailleurs interrogé à ce propos236. En tant que poésie vivante, le slam nous semble
emblématique de la multicanalité de la communication humaine (Cosnier : 1982 :
255) : ainsi la verbalité essentielle du matériau est-elle portée par la vocalité du poète
et animée par sa mimogestualité. Plusieurs classifications des catégories
fonctionnelles de la mimogestualité ont été élaborées : celles de J.Effron (1941), G.F.
Mahl (1968), puis Ekman et Friesen (1969), dont J.Cosnier a proposé une synthèse
dans Les voies du langage (1982 : 263) :
234
Guaïtella (2000 : 174) opposant méthodes dynamiques et statiques de notation du geste souligne que : « Les
méthodes dynamiques sont conçues pour noter un maximum d’éléments se situant tout au long d’une
séquence… »
235
Titre d’un spectacle présenté par « Piano et Compagnie » le 29 juin 2009 dans le cadre du Festival de
Marseille. (Voir notre illustration vidéo du chapitre 4 pour une interprétation de ce texte par le slameur)
236
Entretien du 21/11/09 (voir en annexe III.5). Frédéric Nevchehirlian est l’interprète de ce texte extrait de
Tohu-Bohu (Pouy et Villard, 2008).
95
Quasi-linguistiques
phonogènes
paraverbaux
Gestes syllinguistiques co-verbaux expressifs
communicatifs illustratifs
synchronisateurs phatiques
régulateurs
autocentrés
Gestes ludiques
extracommunicatifs de confort
Tableau 6 : Classification des catégories fonctionnelles de la mimogestualité d’après
Cosnier (1982)
Dans la perspective de notre recherche, nous nous intéresserons plus
particulièrement aux gestes dits coverbaux :
« Les gestes coverbaux sont associés au discours verbal pour l’illustrer (illustratifs), le
connoter (expressifs) ou renforcer et/ou souligner certains traits phonétiques,
syntaxiques ou idéiques (paraverbaux). » (Cosnier, 1982 : 266)
La catégorie des gestes illustratifs se subdivise à son tour en quatre catégories :
« - les déictiques qui désignent le référent de la parole ;
- les spatiographiques qui schématisent la structure spatiale ;
- les kinémimiques qui miment l’action du discours ;
- les pictomimiques qui schématisent la forme ou certaines qualités du référent. » (266)
Les paraverbaux sont liés aux traits phonétiques et syntaxiques alors que les
expressifs coverbaux sont essentiellement faciaux, s’agissant de « mouvements de
la tête et des mains qui soulignent par exemple l’intonation ou l’emphase, ou encore
scandent les moments principaux du raisonnement. » (267). Cosnier nous rappelle
d’ailleurs que les anciens les considéraient comme partie intégrante de la
Rhétorique :
« L’Actio concernait la prosodie et le geste, et à ce titre ce dernier était considéré
comme nécessaire à l’éloquence. » (1982 : 267)
En outre, les marqueurs d’accent et de rythme (269) se traduisent généralement par
« des mouvements de la ou des mains, mais aussi de la tête ou du tronc, liés à la
chaîne intonative. » En admettant qu’ « ils servent à battre la mesure » - d’où le
terme de beat -, ils jouent un rôle déterminant dans la poésie orale en général et
dans le slam poésie en particulier. S’ils peuvent exprimer l’emphase, au même titre
que les intonations paraverbales, ils sont surtout liés à la structure grammaticale du
discours. Quant aux synchronisateurs de l’interaction, en tant qu’ « éléments
pragmatiques essentiels de la stratégie de l’intercommunication », nous verrons
qu’ils sont souvent convoqués dans le slam, notamment dans les situations de
passation de parole ou de sollicitation d’une participation du public. Dans cette
96
237
Voir infra les exemples de Frédéric Nevchehirlian et Bas Böttcher.
238
Les rappeurs se distinguent par un geste caractéristique de la main auquel peu de slameurs se conforment.
Outre cette connotation quasi-identitaire
identitaire (marquant l’appartenance à la communauté des rappeurs et de là, à
la culture du hip-hop),
hop), ce geste assure une fonction essentiellement rythmique (beat)( ) alors que la gestuelle
dans le slam pourra prendre en charge des fonctions plus variées.
239
Voir par exemple Frédéric Nevchehirlian dans l’extrait vidéo illustrant le chapitre 4.
240
Pratique occasionnelle dans le slam (non conforme aux « règles » du genre) e) : Frédéric Nevchehirlian (voir la
photo) interprète ici un poème de Prévert, dans le cadre d’un spectacle intitulé « Le Soleil brille pour tout le
monde » (album à paraître en 2011).
241
Nous avons souligné les modifications apportées.
97
L’aménagement que nous proposons est fondé sur les hypothèses suivantes :
- La limitation des déplacements et de l’ampleur de certains gestes due à la situation
proxémique (scène/présence d’un micro) ;
- L’importance des gestes à valeur rythmique (de type beat) en vue d’une scansion
traduisant l’exigence d’une poésie « qui claque » ;
242
A la différence de la communication enfantine ou la gestuelle peut ici être redondante par rapport à la
parole, l’écoute est sollicitée gestuellement mais non convoquée verbalement, étant entendu que les slameurs
doivent capter l’attention du public. D’autres stratégies (vocales par exemple) pourront être mises en œuvre à
cet effet, de façon complémentaire.
243
Nous développerons ce concept dans la suite de cette étude, et pouvons d’ores et déjà le définir comme
fonction visant à favoriser une forme de connivence avec le public basée sur le jeu, qu’il s’agisse de jeux de
mots ou de jeux de scène (voir infra l’exemple de Bas Böttcher et sa façon d’impliquer le public dans ce jeu).
244
Certains gestes plus ou moins codifiés (comme le geste de la main droite vers la tête avec un mouvement de
rotation signifiant qu’il faut bien réfléchir pour comprendre) répondent à cette fonction.
245
Nous avons simplifié cette catégorie qui n’est pas la plus représentée dans notre corpus.
246
Nous proposons ici « de structuration prosodique » plutôt que « syntaxique ou de structuration », s’agissant
d’un corpus de poésie orale.
247
Nous avons également simplifié cette catégorie.
248
Ce type de gestuelle permettra de focaliser, voire d’expliciter un phénomène d’homophonie, ce que Calvet
appelle « le jeu du signe », citant Bobby Lapointe et ses ambiguillages (2010 : 67)
98
Proche du sketch, le texte « Kathy Niki Nikita » de Narcisse253 est basé sur une
succession de jeux de mots fondés sur les syllabes [ki], [ka], [ky] et [ko]. Durant la
déclamation, le slameur exécute quelques gestes très précis, d’autant plus
significatifs qu’il est très peu mobile par ailleurs. Il s’agit essentiellement de gestes
phatiques à valeur phonologique254 dans la mesure où il incline la tête dans quatre
249
Nous empruntons ce terme au titre de L.-J.Calvet (2007) : « Entre l’écrit et l’oral : les ambiguillages de Boby
Lapointe ou du délire à la théorie du signe »
250
Notamment dans un contexte exolingue comme pour Marc Smith lors de Reims Slam d’Europe (voir notre
illustration vidéo du chapitre 1).
251
Voir l’importance supposée des gestes paraverbaux (rythmiques) et phatiques dans le slam
252
Nous avons pris le parti de nous situer du point de vue du spectateur, d’où le choix de latéralité : la gauche
correspond à la gauche de l’écran, soit la droite du slameur.
253
Voir sa transcription en annexe IV.5 et le clip vidéo accessible sur You Tube (voir notre sitographie).
254
Pour autant, nous ne saurions parler de gestes phonogènes car ces derniers désignent « les mouvements
phonatoires nécessaires à l’émission du langage parlé » (Crosnier, 1982 : 265).
99
Cette gestualité fortement codifiée et localisée (la tête en étant le principal support)
permet non seulement d’accentuer l’effet d’allitération et le rythme du texte, mais
aussi de produire un effet comique et de solliciter la participation du public. Pour ce
faire, il a également recours à un geste de la main gauche, dont la fonction semble
clairement phatique. Aux dires du slameur, tous ces effets concourent à préparer la
chute :
« Je suis plutôt maladroit avec mon corps, alors j’en joue en restant volontairement
statique ou en dansant de manière ridicule. Mais j’aime explorer, alors puisque le slam
est un art vivant, j’ai pensé à mettre en jeu d’autres aspects que le texte, avec des tics
dans Kathy Niki Nikita qui conduisent à la chute. »
Afin de rendre compte de la richesse de ces effets de mimogestualité, nous
proposons ci-dessous un extrait de la partition dont l’intégralité figure en annexe IV.
Codes utilisés :
255
Nous avons pris le parti d’indiquer ici la latéralité par rapport au spectateur (à gauche de l’écran).
256
Enquête écrite du 15/05/10.
257
Le texte nous a été transmis par son auteur : nous avons choisi d’en conserver l’orthographe et la mise en
page.
100
258
Enregistrement du 14/10/10 à l’Université Stendhal (voir l’illustration vidéo de ce chapitre).
259
Notons ici le rôle de la gestuelle dans l’intercompréhension, ajoutée aux sous-titrages projetés sur un écran.
260
Voir la partition en annexe IV.5.
261
Tout se passe comme si le beat marqué par ce geste de la main ou du bras se substituait au beat musical,
induit par la boite à rythme : cet élément caractéristique du rap reste prégnant pour le slameur (entretien du
14/10/10, voir en annexe III.11).
102
“when you write lyrics for songs you have to write rhythmically. After the music, you can
still say “bye bye rhythm” and write free verses but at least you know how to write lyrics.
What I like is creating a rhythmical structure and then break the whole thing. This is my
favorite way to work because creating a rhythm makes the public listen and you can
make people listen (…)”262
La gestuelle de Bas Böttcher apparaît ici très stylisée et stabilisée, quasi ritualisée.
En tant que telle, elle est particulièrement lisible et se prête bien à une
décomposition micro-analytique, comme l’illustrent les photos ci-dessous, extraites
de la séquence vidéo illustrative de ce chapitre263.
Photos 8 et 8 bis : Gestes rythmiques & phatiques (BB, 14/10/10, Université Stendhal)
262
Entretien cité.
263
Voir les partitions complètes illustrées de photos (en annexe IV.5) issues de notre poster présenté lors des
Rencontres des Jeunes Chercheurs en Parole (Gipsa-lab, le 25/05/11).
264
Voir en annexe la partition illustrée de photos correspondant au texte « Capitaine » de Boutchou (vidéo
illiustrative du prochain chapitre).
103
Conclusion partielle
Avant d’en arriver à décrire le phénomène de néologie tel qu’il se manifeste dans
le slam et d’envisager la didactisation de ce dernier, la poursuite de notre recherche
implique donc de définir un objet qui se présente lui-même en trois dimensions (écrit,
dit, interprété sur scène) et dont la complexité induit une méthodologie empruntant
ses outils d’analyse à différents domaines. Selon une approche ethnographique, un
détour par les entretiens s’impose, afin d’avancer sur la voie d’une définition de notre
objet de recherche par la voix de ceux-là même qui le fondent et qui animent leurs
propres textes, au sens goffmanien de ce terme :
« Bref, il est la machine parlante, le corps se livrant à une activité artistique ou, si l’on
préfère, l’individu tenant activement le rôle de producteur d’énonciations. Il fait ainsi
fonction d’ "animateur*" » (1987 : 154)265
Nous avons donc soumis les slameurs et slameuses rencontré(e)s à une enquête qui
a pris des formes et des canaux divers. Complémentaire à nos investigations
documentaires, cette enquête devait nous amener à nous confronter aux
témoignages des slameurs et par là-même, à leurs représentations. Or c’est souvent
en termes de représentation qu’ils ont abordé l’entretien, se mettant en scène en une
Présentation de soi (Goffman, 1973) poussée à son paroxysme.
265
« In short, he is the talking machine, a body engaged in acoustic activity, or, if you will, an individual active in
the role of utterance production. He is functioning as an animator.” (1981: 144, nous soulignons)
104
105
Chapitre 3
Le slam tel que les
slameurs le voient et
le vivent, le décrivent
et le dérivent
266
Grand Corps Malade, « Attentat verbal », Midi 20, 2006.
267
La transcription de l’intégralité de ces entretiens figurant en annexe III, nous nous y référerons en précisant
la date de chaque entretien pour la première occurrence, puis en utilisant la formule « entretien cité ».
268
Notons cependant le statut particulier accordé à notre dernier entretien (GCM) : intervenu tardivement
dans notre recherche, celui-là a été ciblé sur les aspects didactiques, en complément de toutes les interviews
de ce slameur disponibles dans la presse. En conséquence, nous en rendrons compte dans le dernier chapitre
de cette thèse, qui traitera plus spécifiquement des ateliers, plus que dans le présent chapitre.
269
Pascal Tessaud, France 5 éditions.
108
encouragé à passer, au cours d'une même soirée, du statut de paire d’oreilles à celui de
plume et de porte-voix »270
De fait, le réalisateur Pascal Tessaud, qui s’en explique dans une interview intégrée
au film, a vécu sa rencontre avec le slam comme une « opération magique ». De son
propre aveu, elle lui a permis de résoudre la contradiction entre « culture populaire »
assimilée par impégnation dans l’enfance et l’adolescence, et « culture de haut
standing » étudiée dans le cadre d’un cursus universitaire de Lettres modernes :
« Quand j’ai rencontré ces slameurs, ils avaient réussi à concilier ces mondes en eux, le
monde de la littérature, de l’écriture, de l’écrit, avec l’oralité, l’argot, le verlan, la
« gouaille » de la rue… »
En outre, il avoue avoir été impressionné par le silence et l’écoute, traduisant à ses
yeux « un rapport très horizontal au spectacle » que Rouda explicite en ces termes :
« Ce qui nous a passionné, c’est cette espèce de réduction de la frontière entre le
public et la personne qui est sur scène. T’es slameur que dans l’instant où tu montes sur
l’estrade. »
Dès lors, il s’agit d’une entreprise de désacralisation de l’accès à la culture et au
pouvoir de la parole, le slam étant né dans un contexte de tensions politiques et
raciales. Le slam étant perçu comme poésie du quotidien, le réalisateur a justifié le
choix de mettre en scène chaque slameur dans un espace qui lui corresponde, qui
soit en adéquation avec son univers poétique : ainsi Nëggus est-il filmé sur scène,
mais aussi en ville, dans le métro, et même dans sa cuisine ! Le slameur traduit ainsi
son approche du slam comme école de sincérité : « T’es à nu devant les gens (…)
Tu ne peux pas te cacher derrière l’instrumental. »271
274
Selon cette interprétation, le célèbre discours de Luther King « I have a dream », prononcé le 28 août 63,
avec son éloquence appuyée par une gestuelle et des effets de voix savamment orchestrés, préfigurerait un
mouvement de politisation de la poésie.
275
L’influence de Léo Ferré nous a été confirmée par la plupart des slameurs interrogés.
276
Voir notre sitographie.
277
Nous l’utiliserons comme entrée en matière à l’occasion de notre expérimentation didactique présentée
dans la troisième partie de cette étude (voir notre chapitre 12 pour une analyse plus détaillée).
110
parce que c’est lié à cette musique, à ce contexte urbain, au graff, à cet esprit là
dans lequel on se reconnaît. » Le documentaire nous invite pourtant à sortir des
représentations communes, à l’instar de Rouda qui rappelle que le slam ne se réduit
pas à « parler sur un piano ». Le rappeur Oxmo Puccino revient sur les divergences
entre rap et slam, ce dernier permettant un approfondissement de l’écriture et un
espace de liberté, là où le rap est très codifié278. Si Gueko rappelle la nécessité
d’impacter ses rimes, Oxmo explique le rôle du flow* et la musique des mots comme
matière première :
« Tu travailles un flow qui va avec ce que t’as écrit et non pas avec la musique. Les
mots ont une musique, c’est aussi grâce à cette mémoire musicale qu’on peut se
rappeler du sens d’un mot. »
La question du blase* est aussi abordée : Didier de Kabal (« Spoke orchestra »)
insiste sur l’importance de ce pseudonyme, phénomène commun au graff, au rap et
au slam, à cette nuance près que la fonction cryptique l’emporte dans le graff, alors
que les fonctions ludique et identitaire passent au premier plan dans le rap et le
slam. John Banzaï présente le sien comme « un écrit de guerre qui (lui) donne de la
force et du courage ». Quant à la définition du slam, elle est formulée en termes de
« scènes ouvertes de poésie libre » (Félix J.), « espace de rencontres, de liberté »
(D.de Kabbal), l’écriture étant une « mise à nu » pour Oxmo. A défaut de mouvement
littéraire homogène et constitué en tant que tel, tous s’accordent à reconnaître avec
Félix J. que le slam a néanmoins suscité « un mouvement de masse de gens qui se
déplacent pour venir écouter de la poésie ».
278
Le rappeur Seth Gueko ajoute à ce propos : « y a trop de règles à respecter, on fait du rap, on fait de la
musique on peut pas dissocier rap et rimes, des rimes c’est des mots qui sonnent et qui se ressemblent, donc
c’est musical aussi. J’amène beaucoup d’argot dans mon rap, des langues étrangères aussi, pour avoir de
nouvelles sonorités qui rebondissent, que personne n’a utilisées. La rime tu vas la sentir si je l’impacte très
bien … ça sert à rien d’avoir une belle plume mais qu’on n’entende même pas tes rimes ! »
111
encore entre les sexes même si elles ne revendiquent pas toutes une démarche
féministe. Moins mises en avant que leurs homologues masculins, elles font pourtant
preuve d'une grande créativité et ne mâchent pas leurs mots. »279
Lors d’un entretien téléphonique que la réalisatrice nous a accordé280, elle nous a
confié son ambition de mettre en avant la parole des femmes qui « éructent » sur
une scène slam. De son point de vue, les slameuses se distinguent en ce qu’elles se
mettent à nu, évoquent leur intimité avec beaucoup de lucidité et une certaine
crudité, là où les hommes aborderaient plutôt des sujets ayant trait à la société,
l’identité, l’urbanité. C’est peut-être là que se jouent - que se nouent - leur créativité
et leur singularité, même si « le slam est une mouvance » et qu’il n’est pas facile
d’atteindre l’individu derrière le groupe, la personne derrière le collectif281. A l’instar
de Pascal Tessaud, Catherine Tissier a pris le parti de filmer les slameuses chez
elles, dans leur intimité, corroborant ainsi la représentation d’une poésie du
quotidien. Elle a saisi des moments et des mots off, impromptus, des réactions
saisies à la volée sur le trottoir, afin de rendre compte du caractère instantané de
cette parole qui se donne à voir autant qu’à entendre.
279
Synopsis consulté sur le site de Télérama. Notons que la graphie proposée pour le blase* de l’une des
slameuses citées est une interprétation de la paronymie (Camille Case, nous soulignons).
280
Enquête complémentaire en date du 18/07/11.
281
Les collectif*s « Clack your hands » et « Slam ô féminin » apparaissent dans le film.
112
autant d’« allers-retours entre la terre et les étoiles » (Camille Case) qui peuvent
passer par une déconstruction des contes, par l’invention ou la découverte de
nouveaux mots qui confèrent une liberté nouvelle : « faire entrer de nouveaux mots
dans son vocabulaire, ça ouvre des possibles », souligne Camille Case à l’issue d’un
atelier qu’elle anime282 et dont l’objectif essentiel, à l’évidence, consiste à aider les
participants à « accoucher » de leurs propres mots ou à leur en offrir de nouveaux.
La place des femmes dans la compétition est aussi interrogée, Camille Case ayant
participé au Grand Slam de Paname de 2010283 insinue que les femmes arrivent
rarement à ce niveau. A contrario, deux des slameuses que nous avons rencontrées
(Lauréline Kuntz et Luciole) ont remporté des Grands slams.
282
La slameuse donne l’exemple du mot « pandiculation » en le mimant et en précisant que ce terme
s’appliquant aux chats peut être découvert avec profit : « une fois qu’on connaît ce mot, ça donne une
légitimité à l’action qui va avec, quelque part ».
283
Voir notre premier chapitre.
284
Lors d’une slam session, l’annonce du blase* du slameur précède son entrée en scène et influe donc sur les
attentes, soit l’horizon d’écoute (voir notre prochain chapitre pour ce concept) qui s’ouvre pour les auditeurs.
285
Boris Seguin est aussi le co-auteur, avec Frédéric Teillard d’un ouvrage intitulé Les Céfrans parlent aux
Français (2005), sous-titré « Chronique de la langue des cités ». Le titre Crame pas les blase*s signifie, d’après
Jean-Pierre Goudaillier, « (ne) donne pas les noms, (ne) dénonce pas ! ». D’où l’idée d’une fonction cryptique
que l’on retrouvera s’agissant des blase*s de taggeurs (voir chapitre 5).
286
Selon cette acception plus tardive (1915), le mot serait issu d’un croisement entre « blair » et « naze », avec
influence de l’allemand blasen « souffler (du nez) ». On peut aussi passer de « nom » à « nez » avec la valeur
commune de « signe d’identification », ou encore de faux blase, « faux nez », et par métonymie au figuré
« personnage dissimulé », d’où le sens actuel de « faux nom ». (voir notre glossaire).
113
blason, « emblème d’une lignée », le blase constitue donc, pour un jeune de cité, la
marque d’une identité potentiellement masquée :
« Personne ne lâche son blase sans un minimum de précautions »287
Interrogés sur leurs blases respectifs – ou sur l’absence de blase a contrario – les
slameurs et slameuses que nous avons rencontrés ont explicité leurs choix.
Lauréline Kuntz nous a confié qu’elle n’avait jamais ressenti le besoin de se
construire une identité scénique, arguant de l’origine alsacienne de son patronyme
qui fait déjà office d’ « emblème identitaire » (Billiez). A ses yeux, le choix d’un blase
fait sens dans la culture hip-hop plus que dans le slam. De fait, plusieurs slameurs
interrogés ont conservé leurs pseudonymes de graffeurs, comme en témoignent le
diminutif « Bas » (pour Bastian) et le verlan graphique « Ysae » (pour « easy »).
D’autres ont choisi des emprunts à la langue arabe (Rouda, « la brindille »), anglaise
(Ivy, « le lierre ») ou encore hébraïque (Lyor, « ma lumière »)288, attestant de
stratégies identitaires complexes. « Narcisse » a préféré s’inscrire, à travers le choix
d’un blase hérité de son grand-père, dans la lignée familiale, tout en jouant avec les
résonances mythiques de ce nom289. « Rouda », « Ivy » et « Luciole » sont des
surnoms attribués par des amis de façon métaphorique :
« Un ami anglophone m’a baptisé ainsi dans mon adolescence. Ivy, le lierre, s’agrippe et
s’élance, recouvre de verdure la laideur des murs gris. Espoir flottant, qui trop souvent,
hélas, étouffe son tuteur. »290
Luciole a filé la métaphore de son blase dans un texte éponyme de son album
Ombres (2009) 291:
« C’était quelqu’un qui m’avait fait remarquer que Lucile, quand rajoute une lettre ça fait
Luciole (…) j’ai choisi le nom de l’album parce que c’était un clin d’œil, parce que ça
m’amusait de faire une petite pirouette, un petit jeu de mots par rapport au pseudonyme
et à la chanson. »292
Dès lors, c’est tout un univers poétique qui se révèle, jusqu’à la perspective scénique
qui devait matérialiser ce jeu d’ombres293, à partir de ce mot-emblème. Plusieurs
blases sont dérivés par homophonie du patronyme (« Boutchou » pour Bouchoueva,
287
Lee Harvey Asphalte, “Hard corps et âme”.
288
« Lyor, c'est mon deuxième prénom et c'est d'origine hébraïque. Ça veut dire : ma lumière ou pour moi la
lumière, selon les interprétations. » (enquête complémentaire, mail du 31/01/11)
289
« Regardez-vous » est le titre de l’un de ses spectacles (voir l’article de presse en annexe II.14).
290
Enquête écrite du15/09/10.
291
Métaphore filée par les journalistes à l’occasion de la sortie de son album, à l’instar de Valérie Lehoux
(Télérama, 2009 : 60) qui titre « Luciole l’éclaireuse » et conclut que « ces Ombres de slam et de chanson
mêlées s’avèrent joliment lumineuses. »
292
Entretien du 12/04/10.
293
« J’ai aussi choisi ce titre-là parce que je rêvais que sur scène, scéniquement, scénographiquement parlant, il
se passe des choses avec des ombres. » (entretien cité).
114
« Mots Paumés » pour Maupomé) ou encore d’un autre lexème tel barbituriques294.
« Barbie tue Rick » développe l’équivoque de ce pseudonyme par un néologisme
intégré à l’un de ses slams295 et se présente généralement comme :
« Pro-défonceuse de la langue française et prototype hunnique (…)
Une poupée qui parle, évanescente et puis aussi qui vanne blessante…»296
Enfin, un slameur a déformé son nom par siglaison, « Marco DSL » pour « De San
Leandro » :
« DSL, ça vient de mon nom de famille, c’est un sigle que je trimballe depuis très
longtemps. Mon émission de « Soul music » s’appelait « Definitive Soul Love », et après
il y a toutes les déclinaisons possibles : « Difficile de Saquer les Barbus », « Dégage, tu
Saccages ma Langue », « Donne Suite à mes Lettres »… « Doubt Style Lyrics ». »297
Ce pionnier du slam lyonnais s’est d’ailleurs forgé une seconde identité scénique :
« Mon nom de slameur, c’est Vers Sain Rhétorique. Vercingétorix, comme tu peux le
voir, je ne lui ressemble pas ! Je suis pas blond, j’ai pas de tresses, je suis pas gaulois…
Mais je viens de Lugdunum. Quand tu viens de la capitale des trois gaules, te faire
appeler « Vers Sain Rhétorique »… ça correspond bien à ce que je suis, quoi. Les vers,
c’est sûr, la rhétorique aussi, il n’y a pas de « t » à Saint. » (entretien cité)
Pour Katia/Boutchou, cette quête d’un blase consistant en un jeu de mots est une
spécificité des slameurs rhônalpins et correspond à « une recherche un peu
bouffonne »298.
294
« Quitte à les endormir, autant prévenir les gens » nous a expliqué l’intéressée.
295
Slamnifère (voir notre chapitre 6).
296
Page Myspace de la slameuse (voir notre sitographie).
297
Entretien du 27/11/08.
298
Entretien du 26/12/10.
299
Ce nom a fait l’objet d’une interprétation métaphorique dans l’article de presse de Bernard Loupias où le
slameur d’origine sénégalaise est qualifié de « Diamant noir », la métaphore étant filée par la formule « bijou
de slam ». (voir en annexe II.5)
300
Le père du slameur est d’origine arménienne. (voir le clip vidéo « Le nom : mode d’emploi » sur la toile).
301
Entretien du 27/11/09.
115
« On me l’a renvoyé plusieurs fois, on m’a dit plusieurs fois que mes textes sont comme
s’ils étaient traduits, portent en eux la trace d’une langue ancienne : ça me plait bien
cette idée. » (entretien cité)
En tout état de cause, la poésie n’est-elle pas par essence une expérience de la
traduction de sentiments, sensations ou émotions ?
307
Voir notre chapitre 5 pour la définition précise de ce terme (Billiez) : nous l’utilisons ici pour « un texte
entier dans une langue autre que la langue de base ».
308
Entretien du 7/11/07.
309
Page Myspace « Le meilleur ami des mots » (voir notre sitographie)
310
« Les polonais, c’est des gens qui parlent la bouche fermée à cause du froid, c’est beaucoup de « ch », de
« tch »… Des sonorités les dents serrées. En Afrique, il fait chaud, c’est que des « a », des « o » » (entretien cité)
311
« Avant d’être couchée sur le papier, c’est une question que j’ai posée à John. Si tu devais définir ta manière
d’écrire, avec tes origines, tu dirais quoi ? Il m’a dit « Moi, j’écris en français dans une langue étrangère, je la
découvre cette langue. » (SD, entretien cité).
312
« Etre comme un étranger dans sa propre langue » (Deleuze & Parnet, 1977).
117
« il y a un truc qui est vraiment alsacien, c’est cette façon de parler vite. Elle est très
courante en Alsace. Moi, je tape sur les consonnes : tatatatatata ! (…) Ma grand-mère,
pendant la seconde guerre mondiale, en Alsace on l’appelait « la mitraillette », tellement
elle parlait vite ! »313
A ces résonances identitaires s’ajoute le constat que plus des deux tiers des
slameurs et slameuses (11/15) interrogé(e)s ont fait ou font partie d’un collectif*. Si
ce terme fait l’objet d’une entrée de notre glossaire, nous le définirons dès à présent
comme un groupe de slameurs impliqués dans une démarche collective consistant
dans l’animation d’ateliers ou de scènes, l’organisation d’évènements autour du
slam, la publication de recueils, voire l’écriture collective314 :
« Si on a décidé de s’appeler un « collectif* », c’est parce qu’on voulait pas faire un
« groupe ». Donc, c’est des individualités qui travaillent ensemble et qui, de temps à
autre, ont un travail collectif. La plupart du temps, on est sur un travail individuel
d’écriture, même si ça n’empêche pas qu’on puisse lire nos productions les uns aux
autres et avoir des retours critiques… Mais c’est vrai que la part de l’écriture collective,
elle est de 20 à 30% dans notre travail. »315
En tout état de cause, l’appartenance à un collectif est susceptible de favoriser une
dynamique interactionnelle comme en témoigne le duo de contrepèteries « Le King
et le Kong » (2006), coécrit par Marco DSL et Bastien Mots Paumés appartenant au
collectif de la « Section Lyonnaise des Amasseurs de Mots » :
« Effectivement, je lui ai proposé d’être sur mon album ; je lui ai dit : « C’est
contrepèteries ou rien ! (…) Moi, mon kiff, c’était de partager avec lui et de lui faire
accoucher de choses qui étaient très très loin en lui. Evidemment, il a réussi. La dernière
qui manquait, on l’a trouvée ensemble au téléphone. Parce qu’en plus, on faisait ça au
téléphone ! »316
On retrouve ici la dynamique de joute ou de harangue définitoire du slam :
« Il y a des tas de définitions de la poésie et je pense qu’il peut y en avoir autant du slam
qu’il y a de slameurs mais c’est vrai qu’au départ, en tout cas aux Etats-Unis, c’était une
forme de harangue. »317
Frédéric Nevchehirlian et Bas Böttcher ont fait partie de groupes pop-rock, dont les
autres membres étaient musiciens, mais il ne s’agit pas à proprement parler de
collectifs de slameurs. « Le meilleur ami des mots », précédemment cité, est né de la
conjugaison de deux écritures et a pu s’incarner sur scène. Même si cette
collaboration ne semble pas se concrétiser au-delà de ces duos sur un plan
313
Entretien du 3/12/10.
314
La collaboration peut aller jusqu’à l’écriture, en réponse à des commandes (collectif* 129H), ou encore par
l’échange de mots inventés comme « Pauvricide médialiénation télémagogique », proposés par Lyor à Rouda
pour l’un des textes de son album Musique des Lettres (2007). Voir notre glossaire.
315
Lyor (collectif « 129H »), entretien avec Rouda du 27/10/08.
316
Marco DSL, entretien cité.
317
Barbie tue Rick, entretien du 26/12/10.
118
organisationnel, elle a induit une réelle dynamique sur les plans génétique et
scénique :
« Qui est le meilleur ami des mots ? C’est le même doute chaque soir. »318
Luciole a fait partie du collectif breton « Les mots de l’heure » – fondé en vue de se
préparer à une épreuve par équipe du Grand Slam – et Narcisse appartient à la
« Société Lausannoise des Amateurs et Amatrices de Mots » (SLAAM). Le collectif
129H (Rouda, Lyor, Neobled) est des plus actifs comme en attestent ses initiatives
en termes de diffusion et de projets internationaux319. De même, la « Section
Lyonnaise des Amasseurs de Mots » a permis à plusieurs recueils collectifs de voir le
jour320. Enfin, le collectif « Slam Poetry Madrid » réunit des slameurs madrilènes dont
la vitalité et la ferveur poétique n’ont rien à envier aux français comme en témoignent
les chroniques publiées sur leur blog321. En tout état de cause, le slam oscille entre
démarche individuelle de création et démarche collective réunissant des gens unis
par l’envie de dire, de se rencontrer, de partager, mais chacun poursuivant sa route
dans un univers singulier. En 2007, Katia/Boutchou voyait déjà des courants, des
« écoles » se distinguer au sein du mouvement slam : « On ne slame pas à Rennes
comme on slame en Suisse ou à Lyon. Par exemple à Lyon, le collectif dont je fais
partie est défenseur de l’écriture rythmique*. » observe-t-elle, ce qui se confirme trois
ans plus tard au dire de Narcisse : « Il me semble aussi que les scènes qui ont la
plus longue expérience (Paris, Lyon, Toulouse) ont développé un type d’écriture plus
abouti que les scènes plus récentes (Liège, Strasbourg, et les villes plutôt
périphériques) : il se crée une émulation entre slameurs ».322 Pour Sivia Nieva,
l’importance accordée au rythme est le trait d’union entre les slameurs du monde
entier - « Siempre es importante el ritmo, pero cada poeta lo interpreta a su
manera. »323 - ce qui nous met sur la voie d’une Poétique du rythme (Meschnonnic).
La quête d’une identité groupale via la constitution de collectifs rejoint ici la quête
d’une identité artistique.
318
Original slam, poésies urbaines (2006).
319
Publication du livret Ecrire et dire, petit guide méthodologique pour l’animation d’ateliers slam et autres
projets menés dans le monde entier.
320
S.L.A.M. Session (Asiles éditions, 2009), Textes à claques (Editions Thot, 2010).
321
Voir en sitographie.
322
« Par exemple, à Lyon, on entend souvent des slameurs débiter leurs textes à une vitesse folle, sous
ème
l’influence de leurs modèles locaux : Koumekiam, Xtatik, Piéton. A Paris dans le V , il y a une tendance aux
textes humoristiques un peu graveleux, limite scato, avec des meneurs comme l’Azraël, mais on ne la retrouve
pas sur la scène de Tsunami ou sur celle de Pilote le Hot, par exemple. » (enquête du 15/05/10)
323
« Le rythme est toujours important, mais chaque slameur l’interprète à sa manière » (enquête du 15/10/11).
119
Les slameurs/slameuses que nous avons rencontré(e)s ont suivi des voies
diverses avant de trouver leur voix dans le slam. Les origines des 16 slameurs
soumis à notre enquête sont ainsi réparties : à 10 artistes français et 2 francophones
(un slameur suisse, un québécois), s’ajoutent une slameuse russe, une slameuse
espagnole – francophones elles aussi – et un slameur allemand, sans oublier le
fondateur américain Marc Smith. Les origines régionales des slameurs français sont
plus variées que la seule région parisienne (6 slameurs), la région Rhône-Alpes (3
slameurs) et la région PACA (1 slameur), où ils sont aujourd’hui principalement
installés : Lauréline Kuntz est originaire de Strasbourg, Luciole de Bretagne,
Souleymane Diamanka de Bordeaux, Frédéric Nevchehirlian est marseillais, Marco
DSL lyonnais, Barbie TR habite Vienne, Mots Paumés et Boutchou sont grenoblois.
En ce qui concerne leurs parcours scolaires, notons que deux slameurs ont
interrompu leurs études en troisième (pour Marco DSL) ou au lycée (pour SD). Marc
Smith revendique aussi son caractère autodidacte : il exerçait en tant qu’ouvrier du
bâtiment avant d’œuvrer pour la démocratisation de la poésie. Echappé d’une
formation professionnelle pour rejoindre les bancs de l’Université de Lettres, Frédéric
Nevchehirlian a enseigné cette discipline dans les collèges du Nord de Marseille
avant de se consacrer à la « poésie rock ». Ivy a poursuivi des études littéraires à
l’Université de Laval en se spécialisant dans les mécanismes de la poésie324 ; Silvia
Nieva et Katia Bouchoueva étudient la linguistique/philologie française. Lauréline
Kuntz a poursuivi des études théâtrales jusqu’en DEA alors que Narcisse a mené à
bien un doctorat en musicologie à l’Université de Genève. Les études de Bas
Böttcher – en « design des media » – lui ont permis d’explorer cette dimension
appliquée à la poésie, d’où la rédaction d’un mémoire sur les clips poétiques. S’il a
exercé en Afrique en tant que travailleur social, Rouda a étudié l’histoire après une
classe préparatoire littéraire, ainsi que Luciole qui a suivi une classe préparatoire en
Sciences Politiques. Bastien Mot Paumés a une formation d’éducateur et Barbie tue
Rick exerce en tant que bibliothécaire ses talents de conteuse.
324
Plusieurs articles publiés sur son blog – certains étant issus de conférences CEULA à l’Université Laval – sont
consultables sur le blog du slameur (voir en sitographie).
120
325
Dans les années 90, Ivy était membre du duo folk engagé « Ivy et Reggie ». Slamérica est mon premier
disque explicitement parolier. Il porte encore la marque de mon travail en chanson. C’est véritablement un
hybride, une pierre d’angle mutante pour la suite. » (enquête citée)
326
BB et SD ont écrit des paroles pour des chanteurs ou chanteuses comme les « Nubians » pour SD.
327
SD a fait de la danse hip-hop, Bas Böttcher du tag et du graff, Marco DSL s’est essayé au rap.
328
Marco DSL a été animateur de radio. De septembre 2005 à mars 2006, Ivy a tenu une chronique poétique
slam dans l’émission « Vous m’en lirez tant » sur Radio-Canada. Pour Souleymane Diamanka et John Banzaï, ce
sont des textes diffusés lors d’une émission de radio sur France culture qui ont donné lieu à la publication du
recueil J’écris en français dans une langue étrangère (2007).
329
« Petit à petit, c’est devenu plus chantant et de fil en aiguille, je me suis créé mon propre mélange entre
mon parcours théâtral, les années de chant que j’avais derrière moi et le slam, donc l’écriture. C’est tout ça qui
m’a permis de me trouver mon identité vocale pour le projet d’album. » (Luciole, entretien cité)
330
Entretien cité.
331
Rouda a fait référence au « fil de l’oralité », image développée par Nicolas Romeas, directeur de la revue
Cassandre et auteur de la préface du guide Ecrire et Dire : « Toute sa thèse, c’est qu’on est tous reliés par un fil
invisible, toutes les cultures en fait, et que ce fil c’est juste la parole. » (entretien cité)
332
Entretien du XXX
121
Les mots relevant de l’argot333 ou d’un jargon suscitent un intérêt en tant qu’ils
permettent de renouer avec une certaine opacité du langage. Aussi Barbie tue Rick
nous a-t-elle fait part de son habitude de lire « des revues techniques, par exemple
de mécanique ou de physique », afin d’y dénicher des mots nouveaux auxquels elle
donne « une autre vie » en les décontextualisant « comme les gamins qui emploient
des mots qu’ils ne comprennent pas… » Si Marco DSL vendait ses rédactions au
collège334, Bastien MP a toujours, du plus loin qu’il s’en souvienne, « photocopié de
l’oral », mais aussi « tordu et déformé la langue », ayant « en tête ce foisonnement
d’histoires qu’(il a) besoin d’exorciser parce qu’elles (lui) obscurcissent l’horizon. »
Après une période d’« écriture hémorragique », sa rencontre avec le slam, étayée
par Marco DSL qui l’a initié à son art à l’occasion d’un cycle d’ateliers, a confirmé sa
vocation.
Six des slameurs interviewés (BB, Lu, Ly, LK, N, I) ont remporté des prix ou des
concours comme le Championnat de France de slam pour Luciole (en individuel en
2005 et par équipe en 2006) et Lauréline Kuntz (par équipe en 2007). Lyor –
intervenu pendant l’entretien avec Rouda en tant que membre du collectif 129H – a
gagné en 2002 la première compétition slam au café culturel de Saint Denis. En
2008 et 2009, Narcisse a « raflé » le premier prix des 24 heures du slam de Liège.
Enfin, un certain nombre des slameurs que nous avons rencontrés se distinguent en
tant que pionniers et activistes du slam. Bas Böttcher a remporté à plusieurs reprises
le German Poetry Slam Prize et développé la scène berlinoise dès 1995335.
Instigateur des scènes lyonnaises, Marco DSL a créé en 1997 l’association « La
Camarilla » afin de populariser l’écriture rythmique* et l’improvisation* d’écriture :
l’association a donné lieu à la mise en place de trois collectifs dont la Section
Lyonnaise des Amasseurs de Mots336, et permis la publication de plusieurs recueils
333
L’intérêt pour l’argot est partagé par plusieurs slameurs telle Barbie tue Rick : « c’est la langue que je
pratique le mieux : une espèce d’argot mélangé avec des tas de mots familiers, des mots d’arabe, des mots
d’anglais, mais c’est l’arabe d’en bas de chez moi ! » (entretien cité)
334
« Bizarrement, l’écriture était le premier truc que j’ai trouvé pour me faire de la tune. Quand j’étais au
collège, je vendais cinq rédactions par semaine ! » (entretien cité).
335
“We really had to convince people: it was a kind of mission to introduce this term of “poetry slam”(…)” nous
a confié l’artiste (entretien du 14/10/10, voir notre premier chapitre).
336
Le « Cercle des Poètes Apparus » issu des ateliers d'écriture rap et rythmique du collectif d'artistes de la
Croix Rousse "Melting Familly", la Section Lyonnaise des Amasseurs de Mots (S.L.A.M.), qui propage la parole
slam sur tout le territoire national et organise les Slams sessions lyonnaises, et la C.I.E.E.L.L. (Constellation
d'Improvisation d'Ecriture Ephémère Ludique Lyonnaise).
122
3.2.3. « La nuit, tous les stylos sont pris »338 : influences, filiations et genèse
D’une manière générale, les entretiens que nous avons réalisés convergent sur
la diversité des influences dont se revendiquent les slameurs. Ainsi Ivy nous a-t-il cité
« Walt Whitman, Claude Gauvreau, Sol, le surréalisme, le rock, le punk, le rap et la
chanson française »339 comme principales influences, et plus précisément :
« The Doors, Brigitte Fontaine, Zebda, Tryö, Léo Ferré, Walt Whitman, Philip Glass et
Alan Ginsberg, les mouvements littéraires du XXème siècle (Futurisme, dadaïsme,
surréalisme, automatisme, beat generation), Claude Gauvreau, la poétique d’Aristote, le
langage de la poésie gymnique africaine, les rapports entre magie et poésie, et tant
d’autres choses »340
L’écriture de ces « textes frontaliers entre poésie parlée et chanson » se nourrit pour
Ivy comme pour nombre d’autres slameurs de « tout ce qui se rapproche de l’univers
poétique oralisé »341. Marqués par une culture de l’oralité, ils se réfèrent volontiers à
des auteurs-compositeurs-interprètes comme Léo Ferré, Brassens et Gainsbourg342,
mais au-delà de ces références communes et presque incontournables, les
influences citées se caractérisent par une certaine disparité. En témoignent les
« Remerciements » d’un Marco DSL (2006) citant pêle-mêle : des humoristes
(Fernandel) ; des chanteurs (Boby Lapointe) ; des poètes (Queneau) ; des écrivains
(G.Perec) ; d’autres slameurs (Grand Corps Malade, Abd Al Malik) et rappeurs
(Oxmo Puccino) ; des réalisateurs (Almodovar) et acteurs (Johnny Depp), sans
oublier les remerciements « ouliposapiens »343. Ainsi l’écriture peut-elle naître de la
contrainte, en référence à l’Oulipo, cité à trois reprises (M, LK, Ly) :
337
L’association publiera en 1998 "Je texte termine, anthologie de textes rap à lire à haute voix", éd. Parole
d'aube / La Camarilla. Le « cercle des poètes apparus » a participé cinq années consécutives au "Français
comme on l'aime" et une quinzaine de textes ont été publiés dans les suppléments de Lyon Capitale édités
dans le cadre de cette opération.
338
Détournement emprunté à Grand Corps Malade : « La nuit » (Enfant de la ville, 2008 ).
339
Enquête citée.
340
Blog du slameurs (voir notre sitographie).
341
Site Internet cité.
342
Pour GCM « le poète absolu, c’est Brassens » (interview citée).
343
Voir le prochain chapitre pour un développement sur ce sujet.
123
A l’instar d’un Marc Smith ou d’un Bas Böttcher, les slameurs s’inspirent de la vie et
s’improvisent poètes du quotidien : “I am a humanist, précise le fondateur, I am
344
Des auteurs comme Becket, Céline, Coltès, Kundera, Prévert, Shakespeare ont été cités à plusieurs reprises.
Frédéric Nevchehirlian et Ivy ont fait référence à des poètes de la Beat Generation comme Allen Ginsberg.
345
Nous nous référons ici à Michel de Certeau qui parle de « multilocation de la culture » (1993).
346
Notons qu’il s’agit là de genres « néologisants » (Pruvost & Sablayrolles, 2003 : 53).
347
Souleymane Diamanka s’est inspiré pour son texte « Les voix dans ma tête » (2007) du Silence des agneaux.
348
Luciole nous a parlé d’un projet de réalisation d’un court-métrage avec l’illustratrice Rebecca Dautremer.
349
Notons l’influence possible de l’écriture journalistique et de la créativité à l’œuvre dans les titres d’articles
de presse (Sablayrolles, 2000).
350
“Fühlothek” in Die Poetry-Slam-Expedition (2009: 35). Une telle « rengaine » évoque les slogans publicitaires
(Calvet, 1979).
124
inspired by and write about the ordinary human experience, the ideas and concerns
of everyday people.”351
Les traditions évoquées – dans la lignée desquelles les slameurs disent s’inscrire
– vont du rhapsode au zajal, en passant par les troubadours, l’art griotique pour
Souleymane Diamanka et celui du conte pour Barbie tue Rick. Si Bas Böttcher fait
référence aux rhapsodes de la Grèce Antique352, d’autres slameurs ont cité des
traditions contemporaines comme celle des madjoubs ou le zajal libanais évoqué par
Lauréline Kuntz353. De retour du Liban où elle animait des ateliers slam354, la
slameuse nous a décrit cette tradition populaire de joute poétique qui lui semble
apparentée au slam. Suzie Felix (Peillon, 2009 : 118) nous rappelle que le terme
de zajal355 « définit en général la poésie populaire chantée en langue dialectale »
mais qu’il est « surtout utilisé pour désigner l’affrontement entre deux poètes ou deux
clans de poètes ». « Art de la controverse et de la dialectique » où « chacun se
prononce et disserte sur un thème d’actualité », il se distingue du slam en tant que
poésie improvisée : de fait, l’improvisation est rare dans le slam français comme
nous l’a rappelé Lauréline. Il s’en rapproche néanmoins en tant qu’« art de la
joute » : « chacun aiguise des mots tranchants, décoche des tirades acérées à son
rival. » Contrairement au slam, il est régi sur le plan poétique par des règles
précises356 : contrainte formelle qui confère au poème « une énergie et une
dimension festive, ludique et quasi-spirituelle », portée par la voix chantée du poète
et amplifiée par l’accompagnement musical. Comme dans le slam, le public est mis à
contribution, scandant en chœur le dernier mot de chaque hémistiche, et représente
« l’unique juge », décidant de rire ou d’applaudir. Partie intégrante du patrimoine
culturel populaire que partagent les libanais, toutes origines et confessions
confondues, le Zajal a un pouvoir fédérateur qu’évoquent certains slameurs, toutes
proportions gardées. Si Souleymane Diamanka s’inscrit explicitement dans la lignée
des griots africains en se disant Enfant d’Hampaté Ba357, Barbie tue Rick a évoqué
351
Marc Smith, enquête écrite du 1/01/11.
352
Voir notre chapitre 1.
353
Entretien cité.
354
Voir l’article de presse à ce sujet en annexe II.15
355
Du verbe « zêjilê » qui signifie « émouvoir avec la voix, chanter » en langue arabe.
356
« Chaque strophe ou beit se compose de quatre hémistiches de douze syllabes. Les trois premiers
hémistiches doivent se termine par un homophone et le dernier par une rime en AB. » (Peillon, 2009 : 119)
357
Titre d’un documentaire traitant de cette filiation, de la transmission au sein des familles peules, auquel le
slameur a participé (Villard, 2011).
125
l’art du conte qui lui est familier, soulignant sa portée universelle et la récurrence de
certaines formules ou ritournelles qui assurent une certaine circularité tout en
favorisant la connivence du public.
Quels que soient leur parcours et sources d’inspiration, tous les slameurs
accordent beaucoup d’importance à l’écriture, en quête d’un styloratoire358 à mi-
chemin entre oralité et écriture, entre mise en mots et mise en bouche359. Pour Ivy,
« Le slameur est un poète qui parle au public. Un orateur, en quelque sorte. Un
orateur des flammes. » (sic)360 Et le poète québécois de préciser la genèse de ses
textes en ces termes :
« Dès l’instant où un texte va plus loin que le premier jet, la voix entre en travail. Je dois
même dire que la plupart du temps, un texte qui sera offert sur scène recèle
obligatoirement une forme de dialogue intrinsèque. C’est là-dessus que je travaille. La
mise en bouche, en son, est solidaire de l’écriture. » (Ivy, enquête citée)
La plupart des slameurs préfèrent l’usage du carnet à celui des nouvelles
technologies pour les premières ébauches, à l’image de Lauréline Kuntz qui écrit
« deux mètres » de brouillon sur des cahiers d’écolier, utilisant la marge pour dresser
des listes de mots. Bastien MP aime à écrire « par post-it » avant de trouver la
linéarité de son texte :
« Souvent, j’écris par post-it, que ce soient vraiment des petits bouts qui traînent sur
mon bureau, sur mes carnets ou sur des listes ordi, mais souvent ces post-it là restent
dans ma tête. C’est plein de pistes, un peu comme en impro, et il y a plein de choses qui
deviennent conscientes et il y a des moments où des fils se touchent. (…) J’écris de plus
en plus comme ça, parce que j’ai de moins en moins de temps à mon bureau. Je passe
de plus en plus de temps dans la rue, dans le train, en mouvement… »361
De la même façon, Frédéric Nevchehirlian nous a confié que l’écriture du texte
« Large » s’était faite par bribes, et étendue sur plusieurs mois, jusqu’au 11
septembre 2001 où il a enfin trouvé la cohérence de l’ensemble :
« J’avais noté des phrases, des bouts de phrases sur des enveloppes, des bribes, tu
vois (…) Et puis toutes ces bribes qui finalement parlaient de la même chose, je les ai
regroupées sur deux ou trois feuilles que j’ai encore regroupées, et caetera, et caetera.
Jusqu’à ce jour où… Christophe avait commencé à composer une musique sur ces
bouts de texte et j’ai finalisé le texte le 11 septembre 2001… Quand ça a pété, on était
dans le local, en fait. Et j’ai pris les différentes parties (…), j’ai organisé, et j’ai placé le
mot « dimanche », même si on n’était pas dimanche. » (entretien cité)
358
Mot valise emprunté au collectif* « La tribut du verbe » (voir leur blog en sitographie) : « Les mots finissant
toujours par sortir de leur définition, le slam devient un styloratoire s'articulant de l'écriture à la parole… »
(nous soulignons)
359
GCM explicite en ces termes son titre « J’écris à l’oral » : « Ça passe toujours par l’écrit. En revanche, l’écrit
est très lié à l’oral, c’est-à-dire que dès que j’écris un ou deux vers, tout de suite je les dis à haute voix pour voir
comment ça sonne… Pour moi, c’est vraiment indissociable. » (interview citée, voir en sitographie)
360
Enquête citée. Notons le jeu de mots par rapport à oriflamme.
361
MP, entretien du 2/04/09.
126
L’écriture s’élabore souvent dans des moments de lucidité comme des lendemains
de fête – pour Frédéric Nevchehirlian – ou des réveils nocturnes pour Lauréline362.
Le déploiement du texte sur la page peut alors traduire une géographie plus ou
moins accidentée, voire un certain éclatement :
« Regarde, il y a une construction, tout ça c’est des dessins. Tu vois l’écriture explosée
qui correspond à quelque chose. Parce que je peux écrire correctement! » (FN, entretien
cité)
Les slameurs écrivent généralement beaucoup plus de textes qu’ils n’en oralisent sur
scène et certains nous ont donné à voir les brouillons attestant de leurs gammes,
d’une écriture/orature (Hagège, 1987363) qui ne va pas sans essais et ratures :
« Les mots sous la rature sont super importants et souvent quand on revient dessus,
c’est qu’il y avait une puissance qui nous gênait peut-être… et qu’il faut laisser.
Physiquement, visuellement, c’est intéressant de voir comment est construit un texte :
c’est pas quelque chose qui jaillit tel quel. On est juste les premiers témoins d’un truc, le
poème vit seul… » (SD, entretien cité)
Plusieurs slameurs ont comparé leur œuvre à celle d’un peintre, parlant de
composition364, de couleurs et de cadre365 – ou de sortir du cadre :
« Dimanche, la rue, / On voulait sortir du grand cadre… »366
A travers la parole qu’ils nous ont livrée sur leur écriture, le slam apparaît comme
lieu d’élaboration d’une pensée métaphorique, métatextuelle voire métagénérique.
Ainsi, pour Bas Böttcher, le slam poésie est une matière qui peut se présenter sous
trois formes différentes : la vapeur quand elle est à l’état de projet, dans l’esprit du
poète, l’eau à l’état liquide quand elle est actualisée en live sur une scène, la glace
quand elle est « emprisonnée » dans un livre367. En d’autres termes, le slam se vit,
s’entend et se voit, l’appréhension visuelle étant ciblée sur la page ou sur la scène,
amenée à évoluer « from the page to the stage ». Dans le même registre,
Souleymane Diamanka a utilisé une autre métaphore pour différencier l’écriture de
poèmes de l’écriture d’un roman : « C’est comme de passer de la piscine à l’océan »
a-t-il précisé. Frédéric Nevchehirlian dit de la genèse de ses textes qu’il écrit « en
mode automatique », en se laissant porter par la musicalité du texte « comme (s’il)
362
« Dahli écrivait comme ça, dans les moments d’endormissement : il s’endormait avec une cuillère à la main,
quand la cuillère tombait (Cliiiing !), hop il se réveillait et il allait écrire à ce moment là ! C’est un moment de
lucidité et où tout s’organise dans la tête ! » (entretien cité)
363
Voir notre prochain chapitre pour un développement sur ce concept.
364
Terme qui connote aussi la musique. (voir par exemple l’entretien avec Bas Böttcher).
365
« Très souvent, il y a une première ébauche de travail : un peu comme un peintre fait ses esquisses, j’essaie
de poser un peu le cadre… » (MP, entretien cité)
366
Nevchehirlian, « Large », Vibrion, 2005.
367
Entretien cité, voir notre premier chapitre.
127
était dans une piscine et qu’(il) se laissait flotter. » On retrouve cette métaphore de
l’élément liquide dans les propos de Bastien MP qui décrit le slam comme art de la
confluence. Enfin, le slameur Ivy évoque l’action poétique exercée par le slameur en
termes de ricochets368 :
« Autre métaphore pédagogique : le slameur lance des cailloux à la surface de l’eau
pour les faire rebondir. Dans mon texte sur les notes de la gamme, j’arrive à faire 3
rebonds : « Facile de croire qu’on est SOLidaires quand on est LA SI DOciles ». À
chaque fois, la foule réagit. Quand j’écris un poème, le rebond n’est pas mon objectif :
c’est le caillou qui m’intéresse. » (enquête citée)
Si Souleymane Diamanka aime à écrire « à reculons à partir du titre »369, Barbie
tue Rick prend souvent la chute, la dernière phrase, pour point de départ :
« C’est l’idée d’écrire un texte qui ait un rythme, un terme et qui puisse tourner un peu
comme un mantra. En le repassant, on entend des choses différentes. (…) Je pars de là
en fait : j’écris tout le texte jusqu’à arriver à cette dernière phrase ! » (entretien cité)
Katia/Boutchou, quant à elle, compare la genèse de ses textes à la visite d’une
maison dont elle connaît l’issue :
« ça m’arrive aussi d’avoir la fin, comme une porte de sortie. En gros, je sais quelle porte
sera ouverte à la fin, mais par quelle chambre on passera, dans quelle cave on entrera,
et si on n’y laissera pas nos jambes… » (entretien du 26/12/10)
368
Nous renvoyons ici à l’article de J.-M.Balpe (1983) : « L’écriture poétique : une stratégie du ricochet ».
369
« Il faut que le titre soit comme un tiroir en fait, qui te donne envie d’aller chercher le texte dedans.(…)
Souvent, je commence à écrire comme ça, une fois que le titre est là et que je l’ai à peu près compris, je vais
vers lui jusqu’à ce que ça s’écrive… » (entretien cité)
370
Néographie emprunté à un titre de Souleymane Diamanka et John Banzaï publié dans leur recueil (2007).
371
Mot-valise emprunté au titre de la revue DRLAV, Revue de linguistique, Paris, Centre de recherche de
l'université de Paris VIII, N°29, 1983.
128
encore là, il joue sur la réceptivité, la perception d’un auditoire. Le slam ne vit pas dans
les mots, il vit dans la bouche devant le public. » (enquête citée, nous soulignons)
Par essence, un slam recèle une forme de polyphonie intrinsèque. Il contient une
étincelle, un « grain de sable » (Lu) qui en font une authentique conversation372 :
« Tu te retrouves dans une sorte de conversation avec le monde, avec les gens
auxquels tu t’adresses… Moi, je pose souvent des questions dans mes textes : c’est joli
mais comment ne pas être dans la facilité ? Je veux que les gens se sentent vraiment
interrogés, que ce ne soit pas juste des questions formelles, pour attirer l’attention, que
ces questions-là soient nécessaires, précises, à leur place. » (entretien du 26/12/10)
Aux dires de la majorité des slameurs interrogés, le slam est d’abord de l’ordre de la
rencontre, du moment de partage. Il est en outre distorsion temporelle, opposée à la
linéarité du conte, et engendre en ce sens un effet de condensation : « un texte de
slam consiste en une densité d’émotions, de mots, de couleurs… » résume Barbie
TR. Or cette recherche de concision, de concentration peut se traduire sur un plan
lexical comme en attestent les mots-valises : « C’est entre la création et l’accident de
langue, précise Barbie tue Rick, J’aime bien résumer une situation par un mot. »373
A la question “Are slammers real worders?”375, Marc Smith a répondu : “Yes and
maybe more in Europe.” La madrilène Silvia Nieva se plait à créer des mots-valises,
bien que ce procédé soit rare en espagnol376. Quant à Lauréline Kuntz, elle décrit
ses textes comme « des textes à tiroirs » où chacun « pioche » ce qu’il veut :
« Des fois, je cumule un jeu de mot, une contrepèterie, et un autre truc, genre une
dyslexie (j’appelle ça une dyslexie) mélangés dans la même phrase. (…) Ça c’est une
constante : tous mes personnages parlent de façon dyslexique, ils ont ces
mélangements, ces inventilations… » (entretien cité)
Ses inventilations sont au cœur de textes comme « Dixlesic » – slam éponyme de
son premier spectacle (2009) – ou « Actrice factice » où le « mélangement des
mots » tourne à la caricature : « Je suis l’essence et l’insolence de l’irraison… »
clame ladite actrice. D’une manière générale, il semble que le slam suscite « l’envie
de se dépasser » (Lu), quitte à s’affranchir des normes linguistiques, pour mieux
conquérir le public. A la question « Vous arrive-t-il souvent d’inventer des mots et
372
Du latin impérial conversatio de conversari (proprement « se tourner vers »), « fréquentation, commerce,
intimité ». (Rey, 2007 : 882).
373
L’idée de l’accident de langue nous renvoie à l’erreur créatrice de Gianni Rodari (1997 : 49).
374
Mot inventé, emprunté à LK (inventivation) et Lyor (s’inventiler), que nous reprenons pour évoquer ici de
façon générique la création ou l’innovation lexicale (voir chapitre 7 pour plus de précision sur ces concepts).
375
Les slameurs sont-ils des « inventeurs de mots » ? Cette question reprend littéralement la formule d’un
journaliste américain citée dans notre premier chapitre.
376
Desmembranar : voir son poème « Diagonales », reproduit à la suite de l’enquête en annexe III.12.
129
cette démarche vous paraît-elle inhérente au slam ? », Ivy répond qu’il en est non
seulement « friand » mais qu’il se définit au quotidien comme « un redoutable
calembourgeois », prouvant ainsi sa capacité à néologiser. Marco DSL, quant à lui,
se présente comme un allitérophile ou un incorrigible bavardeur377 :
« Un néologisme réussi, c’est celui qui donne tout de suite à rêver ou à penser, ou à se
dire « C’est logique ». Je me définis quand-même comme un « bavardeur ». C’est la
base. Autodidacte atypique bavardeur, c’est le début de ma définition. Tout est dit dans
« bavardeur (…) Un néologisme, c’est comme ça, comme une charade, un truc à
tiroirs… » (entretien cité)
Lyor, interpellé lors de l’entretien sur cette question de la néologie, nous a slamé un
texte fondé sur une accumulation de mots inventés grâce à des procédés divers et
variés : « Il y a plein de constructions différentes dedans, il y a des choses totalement
aléatoires – j’ai juste remplacé une lettre par une autre – et des mots qui sont
construits à partir de deux autres comme « solitarire » », nous a-t-il expliqué378.
Quant à Bastien MP, il est revenu sur la technique du mot-valise qu’il affectionne tout
particulièrement : « en emboutissant deux véhicules qui existent déjà, j’en crée un
nouveau. (…) Je ne crée pas à partir de rien, je crée à partir de l’existant. » a-t-il
conclu. Citant l’exemple de déglinguistique, il nous a précisé que Barbie tue Rick
l’avait elle aussi inventé, de son côté : « je crois aussi qu’il y a peut-être une
nécessité » a avancé le slameur grenoblois. Nécessité d’inventer des mots nouveaux
pour inventiver379 la langue, ventiler voire renouveler la poésie en la dépoussiérant ?
D’autres exemples de néologismes ou d’hapax380 résultent de procédés différents,
qu’il s’agisse de conversion comme pour tressaillante381 ou de délexicalisation382.
D’une manière générale, Bastien MP se montre désireux de conjuguer « toutes les
figures de styles et tous les styles de figures » afin de dépasser le simple jeu de
mots et d’accéder à une dimension poétique qui passe souvent par l’image, la
métaphore filée. Aussi dit-il de son texte « Cybercaféine »383 :
377
Ces deux mots figurent dans son texte « Slam obsession » (voir notre chapitre 7), le second (bavardeur)
étant précisément celui que le slameur lyonnais a choisi pour répondre à notre enquête « le slam en un mot »
(voir à la fin de ce chapitre).
378
Entretien cité (voir aussi l’illustration sonore de notre chapitre 7).
379
Ce mot-valise (inventivation, LK) dont le formant complémentaire est « motivation » nous suggère qu’il
s’agit aussi de remotiver sémantiquement certains mots ou expressions.
380
Voir notre deuxième partie (chapitre 7) pour cette distinction.
381
Dont l’explicitation occasionne l’apparition d’un nouveau mot inventé : « Je voulais que ce soit un adjectif
féminin et en fait, ça n’existe que comme participe patient (Rires), comme participe présent ! » (entretien cité)
382
« L’énigme du spharynx, je trouve ça très fort : c’est vraiment la question à laquelle il faut répondre pour
vivre… » (entretien cité)
383
Ce titre initial –annonciateur de créativité - a été remplacé par « Le réseau » pour l’album (voir chapitre 8).
130
« Je voulais qu’il y ait cette image de la connectique, que les gens voient des fils qui se
baladent, donc comment le détourner... Et là effectivement, ça peut passer par le jeu de
mots, le néologisme : « ombilicâble ». (entretien cité)
S’il est sensible à la dimension esthétique et géographique du mot inventé384, le
slameur n’élude aucunement la dimension culturelle inhérente à une telle créativité :
« Parfois en essayant de s’affranchir des normes d’une culture, en les tournant en
dérision, ce qui peut t’amener aux jeux de mots, aux détournements, à ces néologismes.
Et parfois aussi en essayant de faire autre chose. Moi dans ma culture, j’ai toujours eu
ce rêve d’ailleurs, d’au-delà, je suis friand de science fiction… »385
De même, Frédéric Nevchehirlian nous a parlé de limites, de frontières à franchir :
« C’est comme s’il y avait une limite à franchir et quelque chose qui me pousse à ouvrir
la porte, à aller vers des territoires inconnus, à sortir des limites de la langue. Ce sont
des limites qui pour moi n’existent pas en fait. » (entretien cité)
Développant l’exemple du lexème néologique oripale – issu du texte « Large » sur
lequel nous l’avons interrogé – le slameur marseillais nous a expliqué que ce mot
inventé répondait à une double exigence, poético-musicale et sémantique :
« Je trouvais très joli de mettre, je trouvais parfait – musicalement et aussi du point de
vue de la signification – de dire "oripale". Parce que les "oripeaux", ça renvoie à un truc
trop poétique. Je voulais casser ce mot ultra poétique pour en faire "un oripale" »
(entretien cité)
Et le poète de décliner toutes les résonances et harmoniques de ce néologisme –
« pâle », « opale », mais aussi « oriflamme » – comme autant d’ étoiles ou d’ atomes
qu’un tel mot porte autour de lui. Une image en appelant une autre :
« Une image, pour parler avec des gens de la poésie, ce serait de se laisser aller à
l’écoute des mots qui viennent à côté, qui tapent à côté, qui tapent à la porte, qui
traînent des casseroles… Tu dis un mot mais tu en as dix derrière et ces dix-là sont
super importants. » (entretien cité)
384
De « archéonéologisme », mot inventé par Lee Harvey Asphalte, il dit : « C’est super beau comme mot je
trouve ! C’est porteur de plein de sens, et dans son texte, il est pas utilisé uniquement pour la beauté du mot, il
a un vrai sens. Je pense que le mot est arrivé pour le sens mais il a une valeur en soi, il a une esthétique ce mot,
il a une géographie intéressante, une sonorité intéressante… Donc il y a les deux. »
385
Poursuivant cette réflexion, il en arrive à l’idée d’un patchwork culturel qui renvoie à une multilocation de la
culture (De Certeau, 1993 : 119) : « j’ai pas la prétention ni l’impression de créer une nouvelle culture mais
juste l’impression d’affirmer ma culture à moi en étant toujours dans l’idée du patchwork, tu vois… Des choses
très actuelles, des choses très anciennes, parce qu’on (est, nait) comme ça. » (entretien cité)
386
Les néologismes « poésique/po&sique » reflètent aussi cette idée de métissage entre poésie et musique.
Voir le flyer 3 en annexe I.4.
131
même si celui-ci était conçu dans sa forme originelle comme une déclamation a
capella387. Les effets de musication388 sont d’abord recherchés au cœur du texte :
« La musique est avant tout pour moi l’art d’organiser le temps, donc je joue
principalement sur l’aspect rythmique des sons et des mots. Le slam permet d’aller plus
loin que la chanson, qui reste coincée dans le carcan de la structure musicale. » (Na,
enquête citée)
Dès lors, il s’agit de faire sourdre une mélodie au sein même du poème, puis
d’accorder la musique instrumentale à cette Musique des lettres (Ro, 2007) :
« Déjà, avant de parler de la musique des instruments, il y a la musique des lettres. Pour
moi, c’est important cette question de forme. Indépendamment d’une métrique musicale,
les lettres sonnent entre elles. Tu sais que c’est le titre de l’album de Rouda : Musique
des lettres. » (MP, entretien cité)
Si les artistes habillent leurs textes de diverses couleurs musicales, c’est bien le flow*
du texte et de la voix qui constitue « Le fil » 389 et assure une certaine unité : « La
seule unité, affirme Marco DSL, se fait sur le textuel, l’écriture et le timbre de voix. »
Aussi le paysage sonore demeure-t-il contingent et secondaire, relégué derrière les
effets poétiques intrinsèques au texte et à son interprétation. Certes, la musique a
une fonction émotionnelle et acoustique390, mais le double écueil à éviter serait
qu’elle masque ou trahisse les effets de musication et le rythme propres au texte391
ou a contrario qu’elle lui serve uniquement de faire valoir alors qu’elle peut être un
véritable révélateur pour des textes qui accèdent à une autre dimension, « une autre
vie » avec la musique :
« C’est cette espèce d’alchimie qui transcende le texte, quelle que soit la qualité du
texte. D’ailleurs, il y a certains textes que je ne faisais pas sur des soirées slam parce
que je ne leur faisais pas confiance à ces textes-là, et qui se révèlent avec la musique.
Parce que la musique apporte quelque chose. » (MP, entretien cité)
387
Rouda précise que « l’évolution française a perversé un peu le sens du mot, parce que pour le commun du
public maintenant, le slam c’est parler sur un piano. Le succès de Grand Corps Malade fait que le mot, la
compréhension du mot s’est un peu déviée, quoi. Nous, on y participe, puisque nous aussi, on fait des projets
en musique, mais à chaque fois qu’on a l’occasion de le dire, on répète bien que c’est pas du slam. Le slam,
c’est a capella. » (entretien cité)
388
Françoise Escal (1990 : 9) voit là un « néologisme inventé pour désigner la priorité donnée à l’aspect sonore
du texte sur les autres aspects, notamment sur le sens »
389
Nous faisons ici référence au titre de l’album de Camille (2005), influence majeure de la slameuse Luciole :
« album au concept étonnant, construit sur le « fil » ou le « bourdon » : une seule note, un si en l'occurrence,
qui forme un long sègue du début à la fin de l'album (et même pendant 35 minutes après la dernière
chanson). » (d’après Wikipedia)
390
« La musique aide beaucoup pour porter la voix, pour la faire sonner, mais si elle trop prenante, elle peut
trahir le rythme propre au texte. On a parfois l’impression que c’est la musique qui impulse le rythme, alors
que c’est le texte en réalité… Emotionnellement, la musique est importante, mais on dit que pour montrer ce
dont on est capable, il faut dire ses textes a capella. En ce qui me concerne, mes textes ont été mis en musique
en improvisation pour la plupart… » (Katia/Boutchou, entretien du 7/11/07).
391
« Mon texte est relativement libre par rapport à la musique, il a son rythme à lui, comme je l’ai dit plus haut.
Je ne place pas les mots exactement au même moment à chaque exécution. » (Narcisse, enquête du 15/05/10)
132
Dès lors, on peut se demander quel est ce supplément d’âme que la musique
apporte au slam. Elle représente une source d’inspiration pour certains slameurs qui
s’en imprègnent pour composer leurs textes, à l’instar d’un Frédéric Nevchehirlian ou
d’un Souleymane Diamanka qui s’inspire aussi de la musique des voix et des
langues. Au sujet de son futur album LittORAL, ce dernier nous a expliqué :
« Le concept, c’est que j’ai pris des cassettes de mes parents, des cassettes audio
comme les gens font dans le rap avec des vinyles qu’ils échantillonnent pour les
remettre au goût du jour. Là, ce sont des cassettes audio et vidéo de mes parents que
j’échantillonne et que je remets au goût du jour avec de la musique d’aujourd’hui. (…)
Voilà, c’est la base de la musique et par-dessus, j’ai travaillé avec des musiciens de
Bretagne. J’ai mélangé le violon peul avec la bombarde. » (entretien cité)
Enfin, la musique, alliée au défilement synchrone de sous-titrages en français, nous
paraît susceptible de favoriser l’intercompréhension dans un contexte exolingue :
« C’est un langage international alors que la traduction ne vaut que pour une
langue.» précisera l’artiste allemand Bas Böttcher lors de l’entretien qui a suivi sa
représentation à l’Université Stendhal.
Bastien Mot Paumés et Bas Böttcher ont souligné que le mouvement leur était
nécessaire au sein même du processus de création393 :
“Sometimes you have to walk around to get your ideas… I have to move around when
writing or I feel the rhythm with my hands, to check, if it works or count the syllables.”
(BB, entretien cité)
En outre, ils nous ont expliqué que la mise en corps du texte, sa respiration et la
gestualité associée étaient à anticiper et à intégrer à sa genèse :
“When I write, I know already how it should sound like and also I know when to breath
and when to make pauses: all this is part of the poem. When I compose the poem, I
know all that. This is something you always have to consider when you write for the
stage, and this is what I think that makes the poetry sound organic, something that has
to do with heart beat and breathing and gesture.” (entretien cité)
Tous les slameurs rencontrés s’accordent à reconnaître l’importance du corps dans
l’interprétation, la nécessité qu’il participe au dire : « It’s a physical thing » conclut
Bas Böttcher. D’après Marc Smith, la gestuelle est un outil parmi d’autres au service
de la performance poétique :
“Everything on stage in the spotlight is part of your performance – your voice, your eyes,
your movements, your gestures. It all communicates. (…) Gesture is just one tool in the
art of performing.” (enquête du 1/01/11)
392
Titre de LHA, slameur lyonnais (voir la transcription en annexe V et l’illustration vidéo du chapitre 6).
393
MP a d’ailleurs tenté une collaboration avec le danseur/chorégraphe Bouba Landrille Tchouda, comme
relaté dans l’entretien.
133
En allant plus loin – comme nous y invite la formule « Hard corps et âme »396 –,
le slam peut véhiculer une dimension polémique voire une velléité d’engagement. Si
un slameur qualifie ses textes – ou certains d’entre eux – de manifestes (F), Marco
DSL va jusqu’à décrire le slam non seulement comme harangue mais aussi comme
« le cancer de la pensée unique et l’hépatite B du politiquement correct. »
394
Voir l’illustration vidéo de notre prochain chapitre.
395
Dérivé de émouvoir, du latin populaire exmovere, réfection du latin classique emovere composé de ex- et
movere, « mettre en mouvement ». D’après A.Rey (2007 : 1221), le verbe est d’abord attesté (1080) avec le
sens étymologique de « mettre en mouvement », qui ne subsiste que dans un emploi très littéraire.
396
L’expression « punk hardcore » fait référence à une première vague d'artistes punk radicalisés et engagés.
134
397
Titre d’un article de presse consacré à « Frédéric Nevchehirlian, le passeur de mots » (voir en sitographie).
398
Le slameur allemand a intégré un DVD à sa dernière publication (2009).
399
Voir aussi notre partie didactique et la réflexion plus globale sur les ateliers d’écriture.
400
Le collectif* 129H a rédigé un livret à cet effet sous le titre « Ecrire et dire, petit guide méthodologique pour
l’animation d’ateliers slam ». Quant à Bas Böttcher, il a publié une sorte de « manuel scolaire » (2009).
135
Le premier atout de ces ateliers est de faire vivre à des élèves de tous âges une
aventure poétique incarnée par un poète vivant. Or celle-ci se doit d’être ludique aux
yeux de la plupart des slameurs interrogés :
« Le groupe ne favorise pas forcément l’écriture mais peut favoriser l’envie d’écrire par
contre, ça peut être un facteur déclenchant si on trouve une entrée ludique. » (BTR)
Outre cette entrée ludique dans l’écriture, le slam peut-être appréhendé comme une
passerelle vers d’autres textes, plus « classiques ». Dans cette perspective, il s’agit
aussi de travailler l’écoute, en développant une posture active :
« L’atelier peut permettre de transformer des gens qui étaient assez éloignés de cet
univers de l’écriture, ou en tout cas des auditeurs passifs du texte, qu’il s’agisse de
chansons ou autres, en auditeurs actifs. » (BTR, entretien cité)
Dès lors se pose une question fondamentale, soulevée par Boutchou lors de
l’entretien réalisé en duo401 : le slam doit-il considéré comme un outil au service
d’apprentissages linguistiques, voire un prétexte, ou un objet d’étude à part entière?
« Moi je trouve que c’est intéressant de le voir à la fois comme objet d’étude et
comme outil… » affirme la slameuse et animatrice qui sait s’adapter à tous les
publics en différencians les objectifs :
« Si c’est dans le cadre scolaire, alors dans ce cas que ça s’inscrive vraiment dans la
continuité de ce qui est étudié. Sinon, avec un public étranger, ce sera dans la visée de
se familiariser avec une langue étrangère : apprendre à être créatif avec une langue
étrangère ou qu’on ne maitrise pas parfaitement… » (entretien cité du 26/12/10)
Marc Smith voit dans le slam – performance poetry précise-t-il entre parenthèses –
un outil éducatif majeur402: “It has bolstered interest in reading, and performing poetry
around the word”, constate le “papy du slam”. Pour Frédéric Nevchehirlian, il s’agit
essentiellement de « chercher en chacun la possibilité de se connecter avec son
propre univers », soit d’aider les participants « à trouver leur propre souffle, leur
propre rythme ». En allant plus loin, c’est bien en termes de mission que le
québécois Ivy appréhende le rôle du slameur :
« Ma comparaison favorite : Si le poète (de l’écrit) est un prêtre qui prêche à des
convertis (on sait que les lectures de poésie n’attirent souvent que les passionnés du
genre, les poètes et leurs amis – ce n’est pas une critique, c’est une observation), le
slameur est un missionnaire qui porte la bonne nouvelle aux païens. » (enquête citée)
401
Nous émettons ici l’hypothèse que la dynamique de cet entretien a été favorisée par le dispositif proposé.
402
« a major tool to engage and educate young people about poetry” (enquête citée).
403
Nom d’un collectif* de slameurs de Limoges. (voir notre précédent chapitre)
404
Mot-valise emprunté à un journaliste (voire l’article québécois sur GCM en annexe II.11 )
136
d’un Bas Böttcher, parmi tant d’autres : Lauréline Kuntz, Luciole, Souleymane
Diamanka et 129H contribuent à diffuser le slam français à l’étranger et dans la
Francophonie405 en participant à diverses manifestations et en animant des ateliers
dans des pays divers comme l’Allemagne (L), le Liban (LK), le Maroc (MP), le Mali et
l’Egypte (129H), le Sénégal (Ro, SD)406 et l’Afrique du Sud (SD)407.
Dans son mémoire sur la Poétique de Bas Böttcher, Adrienne Ferré (2008 : 50)
propose de différencier « être slameur », c’est-à-dire « aller dans des soirées et des
concours présenter ses textes pour gagner la compétition » et « évoluer dans
l’espace du Slam », soit « connaître cette scène, et l’utiliser comme un réseau de
diffusion de l’œuvre mais ce en dehors de la compétition ». Elle en arrive alors à la
conclusion que Bas Böttcher, sorti de la compétition, se démarque aussi de
« l’espace du slam » dès lors que « ses textes ne vont plus tout à fait partager
l’esthétique de slameurs qui continuent à se confronter à cette donnée primordiale. »
Ce dernier point nous paraît discutable d’une part parce qu’une telle esthétique n’est
pas clairement définie, d’autre part parce que l’artiste allemand continue à organiser
des évènements autour du slam, à animer scènes et ateliers pour faire vivre et
partager sa discipline. Afin d’affiner cette distinction, il nous semble nécessaire
d’ajouter une troisième formule – par exemple « faire du slam » –, qui rende compte
de la distinction entre la démarche et le texte produit, s’agissant d’artistes qui utilisent
le slam comme la chanson408, en tant que label et vecteur de diffusion, sans pour
autant évoluer dans l’univers du slam et poursuivre une démarche active tournée
vers l’organisation d’événements ou l’animation d’ateliers. Abd al Malik et le
marseillais Ysae nous semblent relever de cette dernière catégorie d’artistes reliés
au slam sans être « slameurs dans l’âme ». S’ils ne se posent pas en slameurs, il
n’en demeure pas moins que certains de leurs textes s’apparentent à du slam et sont
susceptibles d’être étiquetés comme tels : on s’approche alors du Spoken word,
généralement accompagné de musique. Au dire de Marc Smith, l’enjeu est pourtant
405
Si GCM va régulièrement au Québec, Frédéric Nevchehirlian s’est rendu à la Réunion en février 2011.
406
Voir l’article sur la toile concernant le concert du 20/12/10 de Souleymane Diamanka à Dakar dans le cadre
ème
du 3 festival mondial des arts nègres (FESMAN). Voir en sitographie.
407
Inventaire non exhaustif.
408
L’entretien avec Abd al Malik (Télérama n°3010, 2007 : 16) est éloquent à ce sujet : « Je suis un rappeur,
explique l’artiste, un rappeur qui utilise le slam comme il utilise la chanson ou le jazz. » Plus récemment, Olivier
Nuc, journaliste du Figaro, a titré « Abd al Malik, chanteur français » (le 4/11/08, nous soulignons).
137
tout autre, le Spoken word étant marqué par l’aspect commercial409. Le slameur, pour
être reconnu comme tel au sein de la slam family, doit s’impliquer en tant qu’activiste
du slam, à l’image de Rouda, « l’enchanteur » d’après la journaliste Lucie Souliac :
« Ce qui demeure permanent chez lui, c’est son dévouement à la discipline. Entre son
propre avenir et celui de son association, le collectif* 129H qui anime ateliers d’écriture
et organise des spectacles, Rouda œuvre chaque jour un peu plus à la promotion du
slam. »410
Si l’écriture n’est pas un état permanent, la constance nait ici de la démarche
d’animation d’ateliers et de scènes ou de l’organisation d’évènements autour du
slam : le slameur ne se limite pas à slamer ou à animer ses propres textes sur scène
mais participe à la dynamique de transmission de la discipline. Dans une interview,
Rouda présente son album, non comme album de slam, mais plutôt comme l’album
d’un slameur411, ce qui permet d’insister sur la singularité et la diversité de styles
inhérente au slam ainsi que sur l’importance des ambiances musicales propres à
chaque texte412. Katia/Boutchou a attiré notre attention sur ce point en évoquant le
cas des artistes « issus de la scène slam » qui ambitionnent d’aller plus loin dans
l’écriture des textes, tout en gardant cet esprit de paroleurs libre413. De fait :
« Beaucoup de slameurs précisent qu’ils se sentent véritablement slameurs quand ils
animent une scène ouverte*, quand ils donnent la parole aux gens tout en participant. »
(entretien cité du 7/11/07)
Ce faisant, ils accomplissent une « mission » que Marc Smith décrit en ces termes :
“trying to open the doors for everyone to be involved with poetry.”414 Le slam
apparaît alors comme un lieu éminent d’expérimentation poétique :
« Performance poetry can be presented in dozens and dozens of ways. Experiment. Try
them all. Be bold. But always be bold in service to your audience and community.” (Marc
Smith, enquête citée)
409
““Spoken word” is a phrase used by the recording industry to brand a type of music that leans toward the
poetic, mostly rap. (…) Slam is not a commercial industry...” (enquête citée)
410
Article publié sur le site d’Arte TV (voir notre sitographie).
411
La formule « album de slam » est inadéquate au dire du slameur puisque le slam se définit comme a capella
et qu’il s’agit en outre d’une « pratique oratoire collective » dont un album ne saurait rendre compte. Interview
consultable sur la toile, voire en sitographie.
412
A minima, un texte de l’abum est a capella, règle que les slameurs s’imposent lorsqu’ils sortent un disque.
413
Nous pressentons ici une distinction entre l’appellation de parolier et celle, néologique, de paroleur
(proposée par Boutchou dans l’entretien cité), réflexion que nous développerons à la fin de ce chapitre).
414
Enquête écrite du 1/01/11.
138
Pour ce faire, nous avons d’abord interrogé les slameurs rencontrés à ce sujet,
puis nous avons profité de leur collaboration pour diffuser l’enquête au sein de leurs
propres réseaux de diffusion. Nous avons fait évoluer la formulation initiale du
questionnement afin d’obtenir des réponses adéquates à notre principal objectif :
rendre compte des représentations spontanément associées au slam, au sein d’un
public sinon initié, du moins concerné par le sujet. En effet, les personnes ayant
répondu à notre enquête se sont révélées plus averties que la moyenne des français,
ce qui s’explique par le fait qu’ils sont intégrés à un réseau de slameurs, et donc,
sinon activement impliqués dans ce réseau, du moins régulièrement informés de son
actualité. Par ailleurs, le fait même d’avoir répondu à une question non contrainte
témoigne d’un intérêt porté au sujet. Aussi avons-nous publié sur la page Facebook
de cinq slameurs, puis du fondateur du slam, un message invitant leurs amis virtuels
à se prononcer librement mais de façon concise (en un mot) sur ce qu’évoquait le
slam à leurs yeux. Nous avons souhaité que ce message soit posté par les slameurs
eux-mêmes, afin que les réponses ne soient pas conditionnées par la visée
universitaire de l’enquête416. C’est pourquoi nous avons renoncé à la diffusion par
mail dans un premier temps : celle-là aurait impliqué la rédaction d’un message plus
élaboré qui nous semblait nuire à la spontanéité escomptée des réponses417. C’est
aussi la raison pour laquelle nous avons reformulé la première question - postée par
Narcisse et Boutchou -, la requête étant initialement présentée en ces termes :
415
Nous avons évolué (enquête M.Smith) vers la possibilité de le définir en 3 mots maximum.
416
Ce qui semble avoir été le cas pour les réponses collectées par Narcisse, particulièrement intellectualisées
pour certaines : « Slam pour soi = soliloquie, slam pour les autres = aparté... pour affirmer le côté confidentiel
de ce riche monologue ».
417
Nous émettons ici l’hypothèse que le medium utilisé pour notre enquête influe sur la forme et les contenus
des réponses apportées, les réseaux sociaux de type FB induisant des commentaires plus spontanés et
expressifs (étant susceptibles d’être lus par d’autres) qu’un mail adressé personnellement à une chercheuse.
139
Dès lors, nous avons demandé à Mots Paumés (le 21/12/10) de diffuser le
message suivant : « Si je vous dis slam, quel est le premier mot qui vous vient à
l’esprit ? » Cette nouvelle question a provoqué 18 réponses et commentaires, dont
une majorité consistait en une recherche de mot d’esprit pour reprendre la formule
freudienne. En effet, la tournure prise par les réponses peut s’expliquer à la fois par
la formulation même de la question postée en son nom419 et par le néostyle propre
au slameur supposément initiateur de l’enquête. En d’autres termes, nous pensons
que cette question est apparue comme un défi lancé par Mots Paumés aux
internautes qui ont cherché à y répondre par un jeu de mots proche de ceux qu’il met
lui-même en œuvre dans ses slams. A titre d’exemple, le verlan graphique « mals »
est apparu plusieurs fois, ainsi que des rimes ou homophones partiels, telles le mot
« âme » (4 occurrences). Notons par ailleurs que nous nous sommes heurtée ici à
l’une des limites de notre méthodologie : les commentaires publiés étant visibles sur
la page (à la manière d’un forum), il s’est ensuivi une dynamique plus ou moins
linéaire qui a pu influer sur les réponses. Aussi la plupart des internautes ont-ils
répugné à énoncer un mot qui avait déjà été cité, allant précisément à l’encontre de
notre intention de mettre en valeur des récurrences. En revanche, certains échanges
ont pu être féconds en termes de créativité : à « indéfinissable » a succédé par
exemple le mot-valise « indéfinislam ».
Dans ces conditions, nous avons reformulé à nouveau notre question afin de la
simplifier au maximum et d’orienter le moins possible les réponses apportées : « Si je
vous dis slam, vous me dites… ? » Cette question a été postée sur le mur de Selecta
418
Réponses collectées le 31/12/10.
419
La présence du mot « esprit » a pu ici susciter l’envie de « faire de l’esprit », étant perçue comme un défi
lancé par le slameur à ses amis. La forme interrogative a pu corroborer cette dimension de défi.
140
Marc Smith nous a enfin apporté sa collaboration en postant à son tour sur son
mur Facebook le message suivant, reformulé par ses soins :
“Camille Vorger in France has started a project to collect three word
answers (from around the world) to the question: "What is slam for you?"
Send them to her at [email protected] or post them here as a
comment. Remember -- 3 words maximum.”
Notons d’emblée l’insistance sur la règle imposée des trois mots qui n’est pas sans
rappeler les trois minutes attribuées à un slameur lors d’une scène ouverte423 et la
possibilité offerte – à notre insu – de répondre individuellement par mail. Suite à ce
message, nous avons obtenu 19 réponses (collectées le 10/01) postées directement
sur la page et quatre réponses adressées par mail.
Sur un total de 179 réponses « brutes », nous en avons retenu 100, en excluant
les commentaires incohérents et digressifs, certains visant un rappel de la consigne
(« En un mot ! »), ou encore les réponses trop longues et donc non conformes à la
contrainte. Les slameurs nommément interrogés ont apporté les réponses suivantes :
420
Slameur rémois (collectif* « Slam Tribu ») et activiste du slam, organisateur de Reims Slam d’Europe.
421
« Pour ma part, le Slam c'est pas un genre de poésie, c'est pas une marque de basket bio à la mode, c'est
pas un genre musical, le slam c'est un moment de partage et d'écoute, quelques minutes pour briller et se faire
entendre ! »
422
Voir infra le jeu sur les initiales de son patronyme.
423
Lorsqu’un internaute essaira de contourner la consigne (voire infra), Marc Smith le rappellera à l’ordre en
ces termes : « Philippe, I think one or two or even three is enough. »
141
Sur 15 réponses, seules deux sont identiques (partage, nous soulignons), deux
contiennent un trait commun (liberté, verbe libre). C’est donc la diversité des
réponses apportées qui apparaît ici significative : le terme « Zorro » suggère une
certaine dérision vis-à-vis d’un mot à la mode qui est arrivé comme un justicier au
secours des citoyens. Notons que deux slameurs ont proposé un néologisme : Marco
DSL a précisé qu’il avait choisi ce mot parce qu’il se définit non seulement comme
bavardeur mais aussi – et pour cause – comme néologiste. Oralittérature et haßliebe
sont deux mots-valises : nous reviendrons sur le premier dans notre prochain
chapitre, alors que le second reflète l’oxymore inhérent à un art vécu sur un mode
passionnel.
Quant aux 100 réponses retenues parmi les propositions des internautes, nous
les avons rassemblées dans ce second tableau :
142
424
Les seules occurrences isolées relevées sont celles que nous avons pu associer sémantiquement à un autre
mot, en l’occurrence « convivialité » avec « partage ».
425
On peut voir ici une référence à l’association « Ramdamslam » (voir en sitographie : le slam.org).
426
Une internaute a mis des tirets « Slam-l’homme-géant » pour en faire un mot unique conformément à la
contrainte.
143
Si 12% des réponses sont axées sur le mot liberté et ses dérivés, notons que
15% sont centrées sur le mot/les mots en général comme matière première du slam.
Le lexème maux, énoncé comme homophone de mots apparait également suite à
l’énoncé du néologisme mals, conçu comme verlan graphique de slam. De
nombreuses manifestations de créativité et autres jeux de mots peuvent être
relevées, à commencer par les siglaisons, délexicalisations et autres formations
néologiques intégrant le lexème slam, certaines étant plus fréquentes
(« Slamalicoum »428) que d’autres (« indefinisslam »). Outre cette dimension ludique,
la référence à des évènements comme le festival « Slam l’homme géant » montre
que le slam est aussi conçu et perçu à travers l’évènementiel ou l’expérientiel.
L’émission de télévision a été citée par boutade ou provocation, avec un
commentaire du type « OK, je sors… »429. L’évocation du roman de Nick Hornby ou
celle du tournoi des six nations répond à l’envie de se singulariser en formulant une
réponse originale et décalée par rapport aux attentes. En outre, 11% des internautes
ont cité un blase* de slameur ou de collectif*, ce qui semble indiquer que le slam est
aussi une histoire de rencontres humaines. Les références à Grand Corps Malade
comme prototype sont généralement contestées, au même titre que les idées reçues
– présentées comme telles – associant le slam au rap ou à la musique, alors que
plusieurs internautes nomment précisément le slameur ami qui a publié le message
et qui constitue en quelque sorte leur référence en la matière. Notons enfin la
427
« Slameur voyageur, PIETON écume du nord au sud, de l'ouest à l'est, toutes les scènes slam de France et
même de Belgique ! » (voir le site le slam.org)
428
Formule rituelle d’ouverture des slam sessions. (voir notre glossaire)
429
Par ce commentaire fréquent sur les forums, les internautes expriment le fait qu’ils méritent d’être « punis »
(« mis à la porte ») pour une réflexion hors de propos, s’excusant en quelque sorte d’avoir dépassé les bornes.
144
430
Réponse reformulée et envoyée par mail puis explicitée à ma demande : « Poetic politics of Love » a été
traduit par « La politique poétique de l'Amour. Ou la poésie politique de l'Amour. ça n'a pas tout a fait le même
sens, bien sûr, mais rythmiquement, c'est toutefois plus proche de la version anglaise. » (mail du 9/01/11, signé
« Le bon slamaritain »)
431
Réponse reçue le 26/01/11 par mail (objet : « 3 words to describe slam »).
145
432
« Bardic » apparaît comme une forme néologique dérivée du nom bard attesté par Longman pour « poet »,
the Bard faisant référence à William Shakespeare.
433
Voici le texte intégral envoyé par Philippe Jacquet (mail du 8/01/11) : "slavery is... OVER!!!!/ SL'AM
ALIVE./ So Let AM/ "LET IT BE".../ Listen & Understand/ Tell & Drink/ Slam is On/ war... IS
OFF./ Palabras del Mundo/ Caminos de Palabras/ Palabras del Camino/ U & US/ I TOWARDS U/ U
TOWARDS US/ Z & Y/ Alpha & Omega.” Ce texte nous semble offrir un bel exemple de contrainte libératrice
de créativité, s’agissant d’un « délire » selon les termes de son auteur qui nous a expliqué certaines allusions :
"Z&Y" désignant par exemple les « initiales des pseudos de Mr Zurg & de Yopo, les fondateurs de l'assoc' SLAM
37 & co-fondateurs de la LSF » grâce auxquels il a découvert le slam. La créativité passe aussi par une matrice
externe puisque le slameur a intégré, à son texte rédigé en anglais, des micro-alternances en espagnol. Il a usé
de procédés appelés ronds (Léon, 1993) ou queues (Pinon, 1993) : « Caminos de palabras / Palabras del
camino » (nous soulignons).
434
Le slam « Huitième Merveille » (MP, 2011) s’ajoute aux textes auxquels nous avons attribué la portée de
« manifestes » (voir en annexe IV).
435
Voir le texte en annexe VI.33. Nous avons souligné les mots qui constituent des réponses à l’enquête.
436
Litérorateur est un mot-valise présenté comme une variante de l’oralittérature de SD. Rimaille est une
forme néologique, issue de rimailler (« faire de mauvais vers »).
146
« Momunent aux mots », ce texte constitue, au dire de son auteur, une sorte de
manifeste du slam et pourra servir, en tant que tel, de prologue à une scène
ouverte*. Il représente aussi une sorte de « déclaration d’amour » à cet art, ce qui
rejoint le mot énoncé par Bas Böttcher (Haßliebe) : « L’amour comme art mûr, la
plume au poing, la poésie sur les os… »437 Intitulé « Huitième merveille » - d’où la
« muraille de Chine » et autres métathèses (Dupriez, 1980 : 289) comme
« vermeilles » -, ce slam se caractérise par une densité qui s’explique à la fois par la
contrainte d’intégrer un maximum de mots issus de l’enquête et par la forme
adoptée, celle d’une succession de petites annonces. Lors d’une scène à laquelle
nous avions assisté438, le potentiel rythmique et prosodique inhérent à cette forme
avait été éprouvé par les slameurs et animateurs qui s’étaient essayés à déclamer
des annonces extraites de la presse439. S’agissant d’une transposition (Millet, 1992 :
120) d’un type d’écrit vers une forme discursive orale, il en résulte une densité
sémantique dûe à des phrases elliptiques, un style « télégraphique ». Par là-même,
ce texte nous semble illustratif d’une recherche d’efficacité et de concision, alliée à
des effets de déconstruction du rythme, plus généralement d’une quête
d’expressivité et de créativité lexicale : les slameurs se voient successivement
qualifiés de récréateurs, bavardeurs, littérorateurs et obsédés textuels. En outre,
Mots Paumés fait référence aux origines du mouvement en intégrant des emprunts à
l’anglais - relevant parfois d’un technolecte du rap (punch-line440) mais révélant
surtout la formule privilégiée dans le slam français de scène ouverte* (open mic) - et
rend hommage à Marc Smith en lui laissant littéralement le dernier mot : « Here to
stay »441.
437
Un internaute a proposé : « cri d’âme en cœur et en os ». D’où une nouvelle délexicalisation de MP.
438
Vallon Pont d’Arc le 3/12/10.
439
Voir notre chapitre 14 et le concept d’affordance.
440
Voir notre glossaire.
441
On note ici la présence des guillemets, s’agissant d’une citation.
147
Conclusion partielle
442
Voir notre chapitre 4 pour l’opposition entre monuments et documents d’après le médieviste Zumthor.
443
Voir notre chapitre 14.
444
Voir l’entrée « animateur » de notre glossaire.
148
149
Chapitre 4
Entre oralité et jeux
d’écriture : le slam ou
l’oralittérature
Illustration : Fredéric
éric Nevchehirlian,
« J’ai des milliers de gestes… »
445
Souleymane DIAMANKA (2007), « L’art ignare », L’Hiver Peul.
446
Terme relevant du technolecte du rap : Barret (2008 : 50) définit le rap freestyle comme « une trame qui se
contruit mot à mot ». Arthur Ribo et Dgiz pratiquent ce type d’improvisation : voir notre glossaire.
152
Dans son analyse du rapport entre oralité et écriture, Claude Hagège (1987)
oppose les verbophiles aux scriptophiles : les slamophiles relèveraient-ils de l’une
ou de l’autre de ces catégories ou des deux conjointement ? Quelle est la part de
l’oralité et de l’écriture dans la poétique du slam ? Le texte écrit, nous rappelle
Hagège, est « un sillon mort », ou encore « un dialogue à distance, où s’abolit le
voisinage des bouches, des oreilles et des yeux ». (1987 : 94) En revanche, la
communication orale est non seulement « chargée de tout le sens d’origine » mais
en outre « elle est multiplanaire. » (108, nous soulignons) En effet, elle permet le
recours à « la gestuelle articulatoire et (à) des sémiotiques expressives comme celle
du visage », auxquelles s’ajoute l’intonation : « phénomène capital dont aucun
système d’écriture ne conserve la trace » (108-109). Cette dernière permet de
« stratifier le discours oral en une structure hiérarchique. » (109) Dès lors, si
l’ « invention de l’écriture a contribué à occulter l’exercice vivant de la parole », le
slam serait-il le lieu d’une réinvention de l’oralité ?
Claude Hagège précise les notions fondamentales de style oral, qu’il distingue du
style parlé448, et d’orature :
« Le style oral est un véritable genre littéraire. Il s’agit d’une tradition culturelle qui paraît
apporter une justification à la création d’un terme, orature, lequel deviendrait symétrique
de la notion d’écriture, entendue comme littérature (souvent à l’exclusion de la tradition
orale, certes tout aussi littéraire elle-même, au sens où elle conserve les monuments
d’une culture, mais ne laissant pas de trace matérielle). » (1987 : 111, nous soulignons)
Nous reviendrons sur ce concept d’orature449, ainsi que sur celui de monument,
avant de nous interroger sur les aspects génériques. Le fait est que ce style oral se
traduit par un certain nombre de caractéristiques énumérées par le linguiste :
« refrains, syllabes de déclenchement, mots d’appel, noms-agrafes, expressions
inductrices, profusion de quasi-synonymes, assonances, rimes, allitérations et autres
447
Si le concept d’orature est attribué à Claude Hagège (voir supra), celui d’oraliture a été proposé par Ernest
Mirville (Interview sur le concept d'oraliture accordée à Pierre-Raymond Dumas par le docteur Ernest Mirville»
Conjonction, n° 161-162, mars-juin 1984, p. 162). Il sera principalement lié à la réflexion sur la littérature des
Caraïbes et repris par Chamoiseau dans son analyse du conte créole (1991: 56). Cependant, l’approche du
médiéviste Zumthor que nous développerons ici nous semble la plus adéquate à rendre compte des
fondements de ce concept que nous rapprocherons de l’oralittérature définie par Souleymane Diamanka.
448
« Cette dernière désignant l’usage ordinaire, plus ou moins éloigné de la langue écrite, qui est fait de la
parole en situation d’interlocution. » (Hagège, 1987 : 110)
449
Le mot semble conçu comme une sorte de mot valise fusionnant les deux mots « oralité » et « écriture »
autour du phonème commun [i] ou encore comme une déformation par substitution du morphème « ora » à
« écri » au sein du lexème « écriture », par analogie.
153
Dans l’un de ses textes de l’Hiver Peul, il qualifie son œuvre d’art ignare, en
référence à Jean-Michel Basquiat451: « C’est de l’art ignare et Dieu sait si c’est laid »
Refrain versatile qui évolue au fil du poème et au gré du poète : « C’est de l’art
ignare et Dieu sait si c’est beau » (nous soulignons). Ainsi le slameur se présente-il
comme poète de la rue452 ou encore un « peul bordelais aux cordes vocales
barbelées » ayant baigné dans l’oralité depuis sa plus tendre enfance : celle d’une
culture griotique empreinte de dictons et de sagesse populaire453, celle de la voix
peule de son père qui s’était enregistré pour sa famille et dont de lointains échos
nous parviennent dans l’album. Nourri d’une double culture, il conçoit ses textes à la
lisière de l’oral et de l’écrit : « J’ai trouvé ma voix dans cette écriture » confie-t-il au
détour d’un slam.454 Dès lors, la question se pose de la littérarité de cette écriture :
« J’ai des plaies plein le palais quand je te lis mes ratures/ Dis-leur que c’est tout
sauf de la littérature » En interview, il a introduit le concept d’oralittérature qui s’inscrit
450
« Elle spécialise à son profit certains des procédés du style oral, en particulier le rythme et là où elle existe, la
rime, en les vidant de leur finalité mnémotechnique et didactique. » (Hagège, 1987 : 112)
451
L’artiste aurait utilisé cette formule pour présenter ses tableaux « format carte postale » à Andy Warhol.
452
« J’ai toujours fait ce rêve et je remercie la rue/ Tout ce que j’ai pu écrire c’est sur ses lèvres que je l’ai lu »
(« L’art ignare », L’Hiver Peul, 2007).
453
« Son premier héritage, c’est déjà les mots. On lui raconte des contes remplis de métaphores et de
proverbes anciens. » (Guay de Bellissen, 2009 : 147)
454
« Moment d’humanité », Hiver Peul, 2007.
154
pour nous dans la lignée de l’orature d’un Hagège ou de l’oraliture d’un Chamoiseau
(1999), avec cette syllabe supplémentaire qui confère à ce terme le statut de mot-
valise sans apocope ni aphérèse 455 :
« L’oralité m'a aidé à développer une mémoire considérable. L'oralité, c'est aussi la
confiance, lorsque les choses ne sont pas écrites. Je crois que nous avons perdu
quelque chose avec l’avènement de l'écrit, en même temps que l'on en a gagné. C'est
pour ça que, lorsque je parle de mon travail, je parle “d'ora-littérature”. C'est un trait
d'union entre l'oralité qui est très importante pour moi et la littérature qui me nourrit. »456
Dès lors, le slam apparaît comme un trait d’union ou passerelle entre deux univers
« apparemment lointains, mais contigus en réalité, et qui se prolongent. »
Dans son Introduction à la poésie orale (1983), le médiéviste Zumthor revient sur
la définition de la littérature orale, expression attribuée à Paul Sébillot en 1881 :
« Elle désigna tour à tour, dans un sens étroit chez les ethnologues, une classe de
discours à finalité sapentielle ou éthique ; et dans le sens large, chez les rares historiens
de la littérature intéressés par ces problèmes, toute espèce d’énoncés métaphoriques
ou fictionnels, dépassant la portée d’un dialogue entre individus. » (Zumthor, 1983 : 45)
A partir de là, comment définir la littérarité propre à cette littérature orale sinon par
sa portée métaphorique, sa teneur fictionnelle ou sa finalité sapentielle ? Voici ce
que suggère Paul Zumthor :
« Est poésie, est littérature, ce que le public, lecteurs ou auditeurs, reçoit pour tel, y
percevant une intention non exclusivement pragmatique : le poème en effet (ou, d’une
455
Nous avons concrétisé ce « trait d’union » dans la transcription de ce lexème néologique. Orature étant
conçu comme symétrique d’écriture, oraliture apparaît comme une forme intermédiaire. Ora-littérature
apparaît plus clairement comme la fusion des mots « oralité » et « littérature » autour du morphème commun
[litE], ce qui nous semble traduire la reconnaissance d’une littérarité propre à la poésie orale. Notons
cependant que ce terme fait état de l’appartenance à un « champ » tandis que orature fait référence à une
activité relevant du même paradigme que écriture, ou encore auditure. (Bobillot, 2009 : 68) Voir notre chapitre
8 pour une analyse lexicogénique de ce type de mot-valise.
456
Propos recueillis par Monia Zergane pour Evene.fr, en juin 2007 (voir notre sitographie).
155
grammaticaux, parfois sémantiques. Encore faut-il que ces ressemblances soient assez
nombreuses et oralisées pour apparaître comme une figure programmatique, une
ébauche au moins de modèle commun, tel que chaque « œuvre » y ait son lieu en
même temps que, partiellement, elle s’en évade. » (1983 : 47, nous soulignons)
Dans cette perspective - qui revient à l’élaboration d’une poétique propre à la poésie
orale -, il tente d’expliciter ses caractéristiques : « Lorsque la vocalité d’un texte
s’inscrit dans son dessein initial, écrit-il, un trait général caractérise son style (…) on
le définirait à l’aide de termes tels que discontinuité ou fragmentarité » (1987 : 180,
nous soulignons). Il en résulte des ruptures dans le ton, le style, le registre, la
syntaxe, des alternances relevant clairement de stratégies expressives : de fait,
celles-ci diffèrent foncièrement de celles d’un texte conçu initialement – et
exclusivement – en vue d’une transmission écrite. Cette fragmentarité se double d’un
formulisme qui peut être une ressource stylistique pour les poètes oraux :
« Le formulisme en poésie est donc redondance fortement fonctionnalisée, et
formellement stylisée. » (1987 : 221)
Notons d’ores et déjà, dans la perspective de la deuxième partie de cette étude, que
l’utilisation de proverbes ou aphorismes, dictons et autres formules plus ou moins
figées donnent lieu à de nombreux détournements ludiques dans le slam :
« Approche et rince-toi l’oreille »459
Ainsi, nous verrons à l’œuvre dans le slam ce formulisme poétique (1987 : 218) qui
« fonctionne à l’aide de modèles d’ordre divers, syntaxiques, rythmiques,
sémantiques, opérant, dans la constitution du texte, de manière générative,
produisant en surface des séquences à la fois attendues et imprévisibles. »460
S’agissant du slam, la vocalité apparaît bien inhérente au dessein du texte, ce
dernier étant précisément élaboré dans la perspective d’être oralisé sur une scène.
Selon le poéticien, la tradition orale s’appuie sur un langage séparé, spécifique et
éloigné de l’usage quotidien. Il relève par exemple la présence d’archaïsmes, que
nous pourrons vérifier au sein de notre corpus :
« Le dioxyde de carbone peut t'intoxiquer, t'occire à petit feu »461
Zumthor rappelle en outre l’importance de la fonction phatique telles que l’a définie
Malinowski : « jeu d’approche et d’appel, de provocation de l’Autre, de demande, en
soi indifférent à la production d’un sens. » (1983 : 32).
459
Souleymane Diamanka (voir la citation en exergue de ce chapitre).
460
Ainsi pourrons-nous analyser ce « formulisme » comme une source de créativité, voire une matrice de
création verbale (voir à ce sujet nos chapitres 7 et 9).
461
Mots Paumés, « Apnée » (Songes déments, 2009).
157
« Remonte à la surface, reprends tes esprits, suis ton instinct, respire ! » (MP, ibid.)
462
Voir la page Myspace de ce collectif* (voir notre sitographie).
463
Nous reviendrons dans le prochain chapitre sur ce concept d’interdiscursivité déjà présent dans le rap.
158
464
Concert au Trabendo (Paris), le 20/10/10 : voir notre premier chapitre).
465
Jauss le définit en ces termes : «Le texte nouveau évoque pour le lecteur (ou l'auditeur) tout un ensemble
d'attentes et de règles du jeu avec lesquelles les textes antérieurs l'ont familiarisé et qui, au fil de la lecture,
peuvent être modulées, corrigées, modifiées ou simplement reproduites.» (1978 : 51, nous soulignons)
159
466
Souleymane Diamanka, « L’automne des blocs-notes » (2007), en duo avec Kayna Samet ; Abd al Malik,
« Fleurs de Lune » (2004), en duo avec Souad Massi qui chante le refrain en arabe.
467
« Le trait commun de ces voix médiatisées, c’est qu’on ne peut y répondre. Leur réitérabilité les
dépersonnalise, en même temps qu’elle leur confère une vocation communautaire. L’oralité médiatisée
appartient ainsi, de droit, à la culture de masse. » (Zumthor, 1983 : 28)
468
Concept créé par Bas Bottcher (voir notre chapitre 1 et l’entretien avec ce slameur en annexe III.11).
160
Dans ces conditions, il nous semble opportun de revenir aux six fonctions
définies par Jakobson. Certes, la fonction poétique, définie comme « l’accent mis sur
le message pour son propre compte », (1963 : 218) paraît prédominante dans le
slam, mais Jakobson souligne que :
« Toute tentative de réduire la sphère de la fonction poétique à la poésie, ou de confiner
la poésie à la fonction poétique n’aboutirait qu’à une simplification excessive et
trompeuse. »
Aussi les autres fonctions peuvent-elles se manifester « dans un ordre hiérarchique
variable » selon les divers genres poétiques, de sorte que :
« La poésie épique, centrée sur la troisième personne, met fortement à contribution la
fonction référentielle ; la poésie lyrique, orientée vers la première personne, est
intimement liée à la fonction émotive ; la poésie de la seconde personne est marquée
par la fonction conative (…) » (1963 : 219)
Le slam nous semble se construire à la conjonction – voire la conjugaison – de ces
fonctions, se rapprochant selon les auteurs et les textes des poésies épique et
lyrique, ou d’une poésie adressée et impressive dont le rap fournit des exemples469.
Ainsi, le texte « Slam » de Tô ne comporte par moins de 43 occurrences du « je » au
sein d’un slam de 54 lignes selon la disposition adoptée dans l’anthologie Le slam,
poésie urbaine (2007)470. Ce constat nous semble révélateur de la prégnance d’une
fonction émotive, mais la fonction conative se manifeste aussi à travers la récurrence
des phrases injonctives (11 occurrences). En outre, l’interprétation de ce texte se
caractérise par une intervocalité qui en souligne la fonction expressive. Jakobson
développe un exemple emprunté au théâtre pour mettre en valeur la possibilité de
donner une infinité de nuances expressives (Jakobson, 1963 : 215) attribuées à une
même formule. Quant à la fonction poétique, elle se traduit par la recherche d’effets
sonores proches de la musication :
« Slam, c’est l’halalli du crime, c’est le lalala du drame » (slam cité)
469
Voir notre prochain chapitre.
470
Voir en annexe I.4.
161
Tel est le titre de l’ouvrage fondateur d’Ivan Fonagy. Partant du constat que « la
vivacité est inhérente à toute communication orale » (1983 : 9), le linguiste évoque la
métaphore de la « danse buccale » selon André Spire (1949). A ses yeux, toute
vocalisation est une source de plaisir, une forme d’érotisme oral fondé sur des bases
pulsionnelles dont l’expression réduit la tension psychique. Il s’agit donc d’une
catharsis narcissique via les organes de parole : « Mais déjà la structure du style
vocal elle-même pourrait être une source de plaisir. » (1983 : 24). Dans un chapitre
consacré à cette notion, Fonagy décrit la communication orale comme résultant d’un
double encodage :
« un encodage linguistique qui transforme un message global, une idée, en une
séquence de phonèmes, et un deuxième codage – qui coïncide admirablement avec
l’acte de mise en sons des phonèmes - au cours duquel le message secondaire,
gestuel, est greffé sur le message primaire. » (1983 : 14)
Lors du passage à l’écrit, cet enjeu stylistique se manifeste à travers la mise en
œuvre de « ruses graphiques » visant à rendre compte de l’isomorphisme entre
l’expression, la forme du message, et son contenu :
« L’importance stylistique des messages vocaux, gestuels, amène souvent l’écrivain à
se servir de ruses graphiques lui permettant de signaler les distorsions articulatoires
dans les cadres du texte écrit ou imprimé. » (1983 : 16)
D’où l’emploi à visée expressive de majuscules, italiques et autres marques
graphiques :
« Les majuscules ou les italiques suggèrent l’emphase, le redoublement des lettres
l’allongement expressif d’une syllabe, les tirets séparant les syllabes un débit ralenti,
saccadé, etc. » (1983 : 16)
162
471
Voir notre chapitre 2 (page 78).
472
Même si la seconde occurrence, soit le premier mot du texte, n’est pas mise en relief par ce procédé.
473
Voir nos chapitres 7 et 8.
474
Nous verrons qu’il s’agit là de l’une des caractéritiques de l’écriture rapologique (voir notre prochain
chapitre).
163
A l’instar d’Ivy, les slameurs usent à l’envi de procédés visant une mimesis sonore ou
harmonie imitative475 (Aquien et Molinié, 1999 : 505) dont l’expressivité – voire
l’affectivité connotée à travers les redoublements hypocoristiques emblématiques du
langage enfantin – pourra être appuyée par la gestuelle lors de la performance :
« Qu’il était pas plus grand que mon bras
Et dire que bientôt il m’arrivera là ou là
La la la human step by step bye bye bébé »476
De fait, cette musique des lettres est souvent première dans le slam, l’enjeu étant de
faire sourdre une mélodie à l’intérieur d’un texte :
« Le poète quand il écrit son poème, a généralement déjà une mélodie, un rythme, il
cherche un texte, il construit son texte à partir d’une mélodie, d’une vision mélodique de
l’ensemble. » (Fonagy, 1983 : 320)
Si l’interprétation matérialise l’une des réalisations possibles du texte, elle vise une
parfaite adéquation entre les vers et la voix qui la portent :
« Cette voix scandait les vers qui m’avaient semblés prédisposés à une telle
interprétation. » (1983 : 279)
Dans son Précis de phonostylistique – sous-titré « Parole et expressivité » –
Pierre Léon (1993) se propose d’établir un « traité de l’oralité, envisagée au plan de
l’expression vocale » ou encore « un répertoire de styles sonores ou phonostyles. »
(3) A cet effet, il précise la notion de phonostyle en la distinguant du style oral que
Claude Hagège envisageait dans sa littérarité. Le phonostyle de Léon se différencie
aussi du style vocal de Fonagy que ce dernier conçoit comme un effort volontaire et
conscient. Pierre Léon soutient qu’ « il y a place pour une phonostylistique des effets
produits sur l’interlocuteur, même s’il n’était pas l’intention du locuteur de faire rire,
sourire, pleurer… » (1993 : 22). Dans ces conditions, la notion de style en général –
et de phonostyle en particulier – s’applique à tout locuteur et ne saurait être
réservée « aux spécialistes dont c’est le métier de faire du style, les écrivains et les
acteurs. » (23) Dès lors, la phonostylistique se définit comme « l’étude de la
variabilité phonique » (7). Force est de constater, nous dit Léon, « que toute parole
proférée comporte des significations qui vont bien au-delà des sens véhiculés par les
mots et la syntaxe. » (5). Alors que la stylistique traditionnelle n’étudiait que les effets
volontaires, soit les signaux, la phonostylistique se propose d’élargir le champ
d’investigation aux indices qui sont involontaires mais néanmoins porteurs d’une
475
Dictionnaire de Poétique et de Rhétorique, article « Cratylisme ».
476
Ivy, « Dire », Slamérica, 2008, nous soulignons.
164
477
Notons la présence de 26 mots monosyllabiques (évoquant la brièveté de la chute d’une goutte d’eau),
contre 4 mots polysyllabiques.
478
Ce champ sémantique renvoie au sens premier du verbe to slam, « claquer » (voir notre chapitre 6).
479
Antoine Faure, « Le slam », Le slam poésie urbaine (2006 : 4).
165
« le bon conteur tend à introduire de la variété dans son discours, qui n’est plus alors
prévisible » (174), au-delà des stéréotypes prosodiques.
Léon aborde enfin le « jeu des distorsions phonématiques et prosodiques »
(1993 : 277), à commencer par les virelangues, contrepèteries, glossalalies480 et les
ronds fondés sur la reprise d’une syllabe de manière circulaire481. Autant de
procédés dont les slameurs usent à l’envi482. Et le phonéticien d’évoquer pour
conclure sur « les désordres du poétique » :
« En ce sens, les poètes qui parlent, eux aussi, des langues étranges, sont plus proches
des enfants que des adultes. » (1993 : 282)
Le Traité du rythme des vers et des proses est le lieu d’une synthèse voire d’une
redéfinition par Henri Meschonnic (2005) de ce concept flou, dont l’étymologie – du
verbe grec rhein, couler – nous rappelle qu’il est par essence mouvement, flux.
Quant au terme de rythmique, il désigne « la configuration du rythme propre à un
texte. » (2005 : 41). Il en résulte une poétique du rythme « quand l’organisation du
mouvement de la parole dans l’écriture est le fait d’un sujet spécifique. » (43) De là
émerge une sémantique sérielle marquée par « une paradigmatique et une
syntagmatique rythmiques et prosodiques – l’organisation des signifiants
consonantiques - vocaliques en chaînes thématiques, qui dégagent une signifiance »
(44). Si l’oral est caractérisé par un primat du rythme et de la prosodie dans le
mouvement du sens, alors l’oralité est le lieu d’une subjectivité maximale : « L’oralité
est alors le mode de signifier où le sujet rythme, c’est-à-dire subjective sa parole au
maximum. » (Meschonnic, 2005 : 46). Aussi la littérature représente-t-elle « le lieu
même où s’accomplit au maximum cette oralité. » (45)
480
Les neuropsychologues désignent comme glossalalie tout discours fluent, bien articulé qui est formé de
néologismes et reste incompréhensible aux auditeurs (définition de Pierre et Guy Lavorel, 1938, p. 221).
481
Roger Pinon a défini ce procédé en termes de « queues » dont l’enchaînement est conditionné par le fait
que la finale d’un mot devient l’initiale du suivant » (1993 : 89).
482
Voir l’exemple de Mots Paumés (chapitre 8).
166
organisation du texte »483. Meschonnic revient alors sur la notion de prosodie qui
recouvre l’étude des accents et de la durée des phonèmes. Ainsi :
« Pour la poétique, il s’agit, à la différence du rythme accentuel et du rythme des
pauses, de la composition consonantique et vocalique de mots dans un ensemble, et qui
participe spécifiquement au rythme, par ses effets éventuels de séries. » (62)
Là encore, le recours à l’étymologie apporte un éclairage intéressant :
« Le grec ancien prosôdia désignait le chant accompagné de musique, puis les
variations de hauteur de la voix parlée, les modulations montantes et descendantes,
particulièrement les trois accents (aigu, grave, circonflexe), et les différences de
longueur. » (62)
Cette idée fondamentale de chant et d’accompagnement sera reprise par le latin
accentus, issu de ad cantus.
Nous rappelant que pour Jakobson (1976), la fonction de l’accent est triple –
émotive, expressive, emphatique – Meschonnic évoque le rôle essentiel des
consonnes en tant que matrice d’un mot484, notamment pour les écrivains
dramatiques. Citant Paul Claudel :
« La voyelle est la matière, la consonne est la forme, la matrice du mot, mais aussi
l’engin propulseur dont la voyelle avec tout son charme n’est [que] le projectile »485
Si toute marque rythmique a une valeur sémantique, elle peut apparaître à travers un
rythme visuel, le blanc jouant un rôle rythmique dans la page, la ligne (109). De fait :
« Le rythme du poème est graphique par une théâtralisation des blancs. »
(Meschonnic, 2005 : 195). A travers les extraits de manuscrit de Frédéric
Nevchehirlian486, les blancs semblent annoncer les pauses lors de l’interprétation,
mettant en relief les répétitions. Le poète slameur joue sur l’espace de la ligne et
construit une sorte de géographie de la page. La densité de l’écriture reflète à ses
yeux une gradation dans l’intensité487. Notons que le rythme est ici doublement
visuel, matérialisé par les blancs sur l’espace de la page et par la gestuelle sur
scène.
483
Dans ses emplois courants, le mot peut renvoyer à une triple acception : tantôt comme tempo ou débit (on
parle d’un « rythme rapide »), tantôt comme structure métrique (il peut être qualifié de « binaire »), ou encore
comme énergie (quand il est question par exemple d’un « rythme vigoureux »)
484
Notons qu’il fait référence à la structure de l’hébreu et aux langues sémitiques.
485
Lettre de Paul Claudel, in Joseph Samson, Paul Claudel poète-musicien, Ed. Milieu du monde, 1947, p.80.
486
Voir notre chapitre 2, page 90.
487
Entretien du 27/11/09, voir en annexe III.5.
167
signifiant dans un autre »), il relève des « couplages prosodiques » (2005 : 171).
D’une manière générale, il décrit la valeur d’un poème par la tenue corrélative de ces
trois éléments que sont la rythmique, la prosodie et la sémantique. Dès lors, le
recours à un système de marquage simple, visant à « faire apparaître la spécificité
rythmique du texte commenté » (6) s’avère nécessaire en vue d’une analyse
poétique. Il s’agira donc de mettre en évidence les différents types d’accent :
l’accentuation de groupe ou rythmique488 ; l’accentuation prosodique, souvent fondée
sur la répétition489, et l’accentuation métrique dont le linguiste nous rappelle qu’elle
est, en français, fondée sur le comptage des syllabes et non des pieds.
D’une manière générale, le point de vue adopté par Meschonnic – et développé
dans sa Critique du rythme (1982) – l’amène à réviser les orientations ethnologiques
d’une oralité figée dans le passé d’une tradition orale. Il s’agit de reconsidérer les
relations entre oral et écrit490, d’où une remise en question de l’opposition entre
littéraire et non littéraire, entre littérature savante et littérature populaire :
« Une anthropologie critique de la voix, et de l'oralité, ne peut plus soutenir l'opposition
traditionnelle, entre une littérature savante et une littérature populaire, une littérature
écrite et une littérature orale » (1982 : 705).
Le slam représente ainsi l’illustration contemporaine d’une aspiration à dépasser ces
frontières entre oral et écrit, culture populaire et savante, individu et collectivité :
« Les lectures de poésie, ces dernières années, sont devenues fréquentes. Mais ces
évènements sociaux ne rassemblent en France, au mieux, chaque fois qu’une centaine
de personnes. La différence est nette avec d’autres cultures. La nôtre est très
désoralisée. Ce n’est peut-être pas sans rapport avec l’illettrisme poétique du signe.
Avec la coupure, à la française, entre culture populaire et culture savante, qui s’inscrit
bien dans le dualisme de la voix et de l’écrit. De l’individu et du social. La poésie, comme
expression sentimentale de l’individu. » (1989 : 138, nous soulignons)
Emblématique d’une musique intrinsèque de la langue, le slam-poésie fait feu de tout
langage et « langage de tout », réconciliant La rime et la vie (1989). Et le linguiste de
plaider pour une « poétique de la voix » (310) et de l’invention (255), au sein de
laquelle la musique est, à l’opposé du langage, un lieu de continuité :
« la musique ressentie comme un liquide, la matière symbolique du continu. » (378)
488
Notée dans notre étude par l’utilisation de caractères gras.
489
Nous la mettrons en relief par un soulignement (voir supra).
490
« L’absence d’écriture dans la production et la transmission, qui paraît constituer l’oralité, pour l’opinion
courante, paradoxalement masque l’oralité. Elle donne à croire que l’oralité est absence d’écriture, que
l’oralité s’oppose à l’écriture. » (1982 : 706)
168
Dans Pour la Poétique I (1973), il revient sur la poétique de Jakobson qui, lui semble-
t-il, « demeure statique, parente du structuralisme (…) voyant l’œuvre comme un
modèle » (30), alors même que « l’œuvre est système, mais elle est aussi à la fois
l’antinomie résolue de la langue et de la parole, symbole autant que signe, intention,
non seulement création mais créativité. » Il en arrive alors à énoncer sa propre
conception d’une poétique :
« Ainsi la visée d’une telle poétique est l’œuvre, dans ce que son langage a d’unique.
C’est l’œuvre unité de vision syntagmatique et l’œuvre unité de diction rythmique et
prosodique -, système et créativité, objet et sujet, forme-sens, forme-histoire. » (62)
La tradition orale a fait l’objet d’un ouvrage de Louis-Jean Calvet (1984), au sein
duquel le linguiste réaffirme un certain nombre de principes fondateurs, tels la
mouvance inhérente à toute production orale et le style oral :
« les variantes du texte oral ne sont pas des trahisons d’un texte ne varietur qu’elles
tenteraient de restituer, elles s’inscrivent dans un certain style qui, s’il facilite la
mémorisation, répond aussi à d’autres fonctions, le style oral » (1984 : 41)
Aussi le diseur ne représente-t-il pas seulement un « sac à paroles », selon la
formule du griot Mamadou Kouyaté, un messager porteur de la mémoire d’un peuple,
mais aussi un artiste, un créateur, un « jongleur de mots », à l’instar des Grands
Rhétoriqueurs que Zumthor qualifiait de « jongleurs de syllabes » (1978 : 244) :
« la forme de ses textes l’aide à les mémoriser, mais il sait en jouer dans le ton, la
diction, l’agencement syntaxique, pour retomber toujours là où il veut arriver : il est
jongleur, au sens médiéval de ce terme. » (Calvet, 1984 : 43)
Louis-Jean Calvet souligne l’importance des noms – des anthroponymes – comme
élément caractéristique de la tradition orale : il rapproche ainsi la généalogie du
conteur et la bibliographie du chercheur qui lui semblent représentatives des deux
types de sociétés, l’une de tradition orale, l’autre de tradition écrite. On retrouve
chez le slameur – et jongleur – Souleymane Diamanka cette déclinaison liminaire
des noms de ses ancêtres en guise d’inscription dans une lignée généalogique :
491
Revue n°35 de la Maison de la poésie Rhône-Alpes, octobre 2004, page 5e.
169
492
« L’Hiver Peul » (2007). Cette déclinaison généalogique est reprise par le poète en prologue d’autres textes
comme « Les poètes se cachent pour écrire » (voir notre vidéo illustrative du chapitre 14).
170
Le linguiste réaffirme que la fonction poétique telle que l’a définie Jakobson se trouve
à l’œuvre dans de nombreuses productions linguistiques quotidiennes au caractère
faussement prosaïque : « Vous entendez dans le tramway des plaisanteries fondées
sur les mêmes figures que la poésie lyrique la plus subtile… » observait Jakobson
(1973 : 114). Selon la thèse de Calvet, c’est la conjonction d’une fonction sybillique
et d’une fonction mnémotechnique qui produit une résultante poétique (76). Ainsi :
« C’est dans l’oralité, sous la pression de la compétence rythmique, que naît et vit la
poésie » (79)
Autant d’exemples – slogans, chansons, conte, poésie orale – qui témoignent d’une
sorte de « linguistique intuitive, d’un savoir inductif » (107) dont le slam porte la trace.
493
De fait, les gestes peuvent avoir une fonction d’explicitation en cas d’ambiguïté sémantique ou de forme
néologique. Voir notre tableau page 97.
494
Ce constat nous renvoie à l’idée d’une incidence du contexte de la performance – en termes de lieu et durée
– sur la forme poétique elle-même, ce que nous envisagerons à partir du concept de médiopoétique fondé par
Jean-Pierre Bobillot. Ce dernier distingue au sein d’une « constellation médiologique » le sémio-medium (la
langue), le physio-medium (l’espace), le bio-medium (parties du corps impliquées dans l’écriture et la
phonation) et le techno-medium (appareillage technologique). Enquête du 27/12/10 (voir en annexe III).
171
495
« au départ deux ensembles différenciés, la langue et la musique, que la chanson va mettre en relation (…)
pour aboutir à quelque chose qui n’est réductible à aucune de ces deux composantes. » (Calvet, 1985 : 77)
496
Voir notre précédent chapitre et le suivant.
172
Elle sera sujette à variation dans la suite du texte, assurant non seulement une
fonction d’enchaînement et de cohérence, mais même une fonction de
macrostructuration497.
497
Voir à ce sujet notre chapitre 10 « Pères et mères ou l’art de la dispositio ».
498
Cela étant, si l’on se réfère aux origines du slam, rappelons que le slameur se doit de captiver l’écoute des
auditeurs et ce, dans une atmosphère bruyante comme cela peut être le cas par exemple lors de salons du
livre. Le concept de Text Box développé dans ce contexte par Bas Böttcher permet d’explorer un autre type
d’écoute permettant une forme de « connection » avec des auditeurs accédant ainsi à une relation « directe »
et « interindividuelle » avec le slameur et avec le texte qu’il leur livre ou leur délivre comme un « secret »
chuchoté à l’oreille. (entretien du 14/10/10, voir en annexe III.11)
499
Voir en annexes III nos entretiens avec Rouda et Lauréline Kuntz qui nous a confié qu’elle allait
immédiatement vérifier que son slam fonctionnait en le slamant dans un café après l’avoir écrit.
174
Dans la mesure où nous avons constitué un corpus de slams qui ont une
existence écrite même s’ils ont été conçus en vue d’une performance orale, nous ne
pouvons nier l’importance de cette écriture – fût-elle « à haute voix » –, confirmée par
notre série d’entretiens. Nous nous sommes donc référée à des sources théoriques
diverses pouvant rendre compte de ce caractère hybride et de la multiplicité
d’influences dont se réclament les slameurs.
Si l’on se réfère à la distinction établie par Barthes (1976 : 10), le slam relève
bien du scriptible, opposé au lisible, en tant qu’il laisse une place au travail créatif du
lecteur, ce dernier pouvant à son tour devenir créateur de texte. En ce sens, il
apparaît comme une source potentielle de plaisir textuel, forme moderne de ce que
Barthes nomme « écriture à haute voix » ou écriture vocale (1982 : 88), et qu’il
distingue de la parole :
« Eu égard aux sons de la langue, l’écriture à haute voix n’est pas phonologique, mais
phonétique ; son objectif n’est pas la clarté des messages, le théâtre des émotions ; ce
qu’elle cherche (dans une perspective de jouissance), ce sont les incidents pulsionnels,
c’est le langage tapissé de peau, un texte où l’on puisse entendre le grain du gosier, la
patine des consonnes, la volupté des voyelles, toute une stéréophonie de la chair
profonde : l’articulation du corps, de la langue, non celle du sens, du langage. Un certain
art de la mélodie peut donner une idée de cette écriture vocale ; mais comme la mélodie
est morte, c’est peut-être aujourd’hui au cinéma qu’on la trouverait aujourd’hui le plus
facilement. »
Il est vrai que plusieurs slameurs ont souligné l’influence de l’art cinématographique
sur leur écriture. Parmi les multiples influences qu’ils revendiquent500, notons aussi la
référence à l’Oulipo dont témoignent les remerciements Ouliposapiens501 du
Lyonnais Marco DSL (2006), qui semblent inscrire le collectif* dans la lignée de ce
mouvement fondé en 1960 par Raymond Queneau et François Le Lionnais. De fait,
le slameur lyonnais nous a confié en entretien son recours à la contrainte d’utiliser
certaines lettres – en fait certains phonèmes502 – à l’exclusion d’autres. A cet égard,
l’exemple du texte éponyme « Allons à l’essentiel » qu’il qualifie d’exercice de style
est significatif :
500
Voir notre précédent chapitre.
501
Néologisme que l’on peut interpréter comme un mot constitué de « Oulipo » pour « Ouvroir de littérature
potentielle » et « sapiens ».
502
Voir en annexe III.3.bis le tableau correspondant à ce classement (entretien complémentaire).
175
« les seules lettres qui sont acceptées dans ce texte-là à part les voyelles, en
phonétique évidemment, c’est quand même le « m », le « n », le « v », le « w », le [nj],
tout ce qui est [j], et le « l », le « j » et le « g » qui fait [j]. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de
« p », aucune percutante, pas de « d », de « t », de [k] ; il n’y a pas de sifflantes, pas de
« x », pas de [f], pas de « s », pas de « z », pas de « r ».503
Ainsi le slameur a-t-il conçu ce texte en se fixant pour contrainte de n’utiliser que
des « coulantes » selon sa propre terminologie, à l’inverse du texte intitulé « Seuls
les forts survivent », saturé en sons « chaotiques », qui précède le texte éponyme
dans la track list de l’album. Du côté des « coulantes », on trouve en effet des
consonnes dites « liquides » (nous les soulignons) ainsi que des fricatives (en gras) :
« Les voilà venus les nouveaux jeunes loups à jeun, amenés à animer les vilains jeux »
4.3.2. Du Surréalisme
503
Entretien du 27/11/08 (voir en annexe III.3).
504
Voir le programme annexé à l’enquête (annexe III.10.bis). Un lien possible avec le Futurisme est aussi
envisagé par Philippe Meizoz dans l’élaboration de sa trame de cours. Parmi ces résonances littéraires
multiples, nous avons choisi de développer deux mouvements principaux dont l’influence nous semble majeure
en vue d’une Poétique du slam : Le Surréalisme et l’Oulipo.
505
Enquête écrite du 27/12/10 (voir en annexe III.15).
176
« Et si nos souvenirs s’endorment, c’est que nos mémoires sont des chambres »506 (SD)
Entre autres « Secrets de l’art magique surréaliste » (41), André Breton évoque la
différence de potentiel inhérente à l’image :
« La valeur de l’image dépend de la beauté de l’étincelle obtenue ; elle est, par
conséquent, fonction de la différence de potentiel entre les deux conducteurs » (1995 :
49)
La comparaison du slameur Rouda en est la parfaite illustration :
« Ma vie sans l’écriture, c’est comme une chaussure sans lacets. » 507 (2007)
A l’image des papiers collés de Picasso et de Braque, une certaine disparité semble
caractéristique de l’esthétique surréaliste508. Tel est bien l’effet produit par le duo
« Soleil jaune » (JB/SD, 2007509) qui se construit au fil d’un jeu d’échos sonores
fondé sur la paronymie :
« L’âme hurle une larme
à la lune (…)
Le visage d’un rêve
Le rivage d’une vie
L’encre devient divine
Que deviennent les vagues ? »
506
« Marchand de cendres », L’Hiver Peul, 2007.
507
Les quatre éléments (nous soulignons) sont pour le moins éloignés, l’association incongrue étant ici
renforcée par la rime (écriture/chaussure): « Ma vie sans l’écriture est comme une chaussure sans lacets. »
508
« Les papiers collés de Picasso et de Braque ont même valeur que l’introduction d’un lieu commun dans un
développement littéraire du style le plus châtié. Il est même permis d’intituler POEME ce qu’on obtient par
l’assemblage aussi gratuit que possible (…) de titres et de fragments de titres découpés dans les journaux. »
(Breton, 1995 : 53, nous soulignons)
509
Voir le texte en annexe VII.
510
Cette mise en relation pourra être approfondie lors de notre expérimentation didactique en classe de
première, l’étude du Surréalisme étant au programme de cette classe.
177
sémantique – elle n’est pas sans lien avec des jeux surréalistes tels que l’écriture
automatique511, à cette différence près que « les associations de mots y sont dictées
non par l’inconscient de l’auteur, mais par leur sonorité, ce qui revient peut-être au
même » (Barret : 2008 : 152). D’Aragon (« Nous ne comprenons rien à ce que nos
fils aiment / Aux fleurs que la jeunesse ainsi qu’un défi sème / Les roses de jadis vont
à nos emphysèmes »512) à Souleymane Diamanka (« pour que même ta peau aime
mes poèmes » 513), un même lyrisme se déploie : « Musique du verbe, et plus encore
musique du vers » (Escal, 1989 : 9). Quant à l’Oulipo, on en retrouve la trace dans le
rap et le slam à travers la recherche de règles et la mise en œuvre de jeux
langagiers comme autant d’exercices de styles.
4.3.3. De l’Oulipo
En ce sens, le slam rejoint l’Oulipo dans cette préoccupation d’ouverture d’un champ
poétique visant à « ranimer la langue » (2006 : 128) :
« On ne peut pas être et avoir été. On ne peut pas laisser la poésie se scléroser. C’est
presque notre devoir de nous affairer pour la faire évoluer.(…) Elle a besoin d’une cure
de DHEA, de jouvence pour se repaître, de rencontrer d’autres êtres compulsifs face
aux lettres, d’autres façons de la faire danser, d’autres dictions plus condensées »514
511
procédé inventé par Breton et Soupault dans les Champs magnétiques en 1920 et évoqué par plusieurs
slameurs en entretien.
512
Aragon cité par Mazaleyrat, Eléments de métrique française, p.212. à vérifier
513
SD, « Muse amoureuse »(2007)
514
Marco DSL, « Vous n’êtes plus seuls », Allons à l’essentiel… (2006).
178
515
Voir les entretiens avec Marco et DSL et Bastien MP en annexes III.
516
Voir la page Myspace du slameur.
517
Voir chapitre 2 page 66.
518
« L’automne des blocs-notes », L’Hiver Peul, 2007.
519
Damien NOURY, « Erythèmes impudiques », Slam entre les mots, (2007 : 107).
179
520
Voir à ce sujet l’entretien avec le slameur Rouda (annexe III.2).
521
ROUDA, « Je parle votre langue », Musique des lettres, 2007.
522
« Les poètes se cachent pour écrire », L’Hiver Peul, 2007.
523
Voir notre chapitre 1, page 41.
524
Voir le texte en annexe V.14 et notre chapitre 7 pour l’analyse de ces néographies.
525
Notons l’à-peu-près phonétique : [dis]/[di]
180
l’envie de contrepèteries, tel un Marco DSL en duo avec Mots paumés : « J’suis
friand de vermicelles en potage ou effrayé par les demi-cervelles qui pataugent ? »526
Procédé que les oulipiens ont largement exploité :
« Le contrepet est aussi un travail sur la langue, méthode créative qui triture le son, et
ouvre du sens autour de lui » (Le Tellier, 2006 : 224)
Entre contrepèteries et mots-valises – sur lesquels nous reviendrons -, Marcel
Benabou est l’inventeur des locutions introuvables, obtenues « en greffant le début
d’une expression et la fin d’une autre » (Le Tellier, 2006 : 226)527. Marc Lapprand
(1998) évoque les perverbes ou locutions-valises du même Marcel Benabou. A
l’instar d’un Marcel Benabou qui « combine des aphorismes ayant un segment
commun, surdimensionnant ainsi la valeur proverbiale de chacun d’eux. » (1998 :
115), le slameur détourne ou accole à l’envi proverbes et locutions comme en
témoignent les « bouches à bouches d’évacuation » de son texte « Apnée »528.
Enfin, la « devinette homophonique » (264) est autant prisée par les slameurs que
par les oulipiens : « Toi qui étudies la quiétude qui es-tu ? » (SD)529 Si l’on admet, avec
Le Tellier, que « l’oulipisme est un humanisme » comme l’affirmait François Le
Lionnais (cité par Le Tellier, 2006 : 292), force est de constater que le slam le rejoint
en tant qu’ « ouvroir collectif et fraternel ».
526
« Le King et le kong » (2006). Notons que la contrepèterie est ici complète, contrairement à l'usage qui veut
qu'on ne donne jamais la solution d'une contrepèterie, laissant à l’auditeur le soin de la trouver lui-même.
527
Exemple : « tuer la poule aux œufs d’or »
528
Voir à ce sujet notre chapitre 8.
529
« L’automne des blocs-notes », L’Hiver Peul, 2007.
181
530
Voir l’entretien en annexe III.3.
531
Texte de quatrième de couverture rédigé par Eric Blanco.
182
Partant de l’idée que le poète est « créateur de beauté sonore » – selon la formule
d’André Spire – Jean-Pierre Bobillot, qui se définit lui-même comme poète bruyant, a
développé les concepts de poésie sonore et poésie action, tout en apportant des
Eléments de typologie historique (2009). La première désigne :
« un ensemble de pratiques hétérogènes et diversement novatrices, apparues dès les
années 50, mettant en jeu la voix et recourant à un appareillage électro-acoustique qui
peut aller du simple microphone, lors d’improvisations publiques (…) à l’utilisation
créatrice du magnétophone ». (2009 : 26)
Quant à la formule de poésie action, elle a été fondée comme appellation alternative
par Heidsieck dès la fin des années 60, pour rendre compte d’un « type
d’intervention scénique faisant la part belle à l’action elle-même » (Bobillot, 2009 :
29). Le même Heidsieck qualifiait ses propres poèmes de poèmes-partitions afin de
mettre en valeur la « vocation sonore des poèmes et le fait que leur nouvelle
disposition sur le papier, à l’image simpliste d’une partition musicale (…), fournissait
certaines indications de lecture, à savoir le rythme, les durées, la vitesse, les
hauteurs de ton… » (Bobillot, 2009 : 28). Préférant « le face à face live au tête à tête
avec le Livre » (19), l’artiste a évolué de fait vers des « lectures/diffusions/actions où
le poète est physiquement impliqué dans la concrétisation du poème, en présence
d’auditeurs/spectateurs. » (31) Dès lors, ne peut-on voir dans ces performances un
précurseur du slamming ? Filiation revendiquée pour certains slameurs qui s’essaient
aux lectures actions.532
532
Frédéric Nevchehirlian que nous avons sondé à ce sujet (mail du 24/12/10) nous a parlé d’Heidsieck – avec
lequel il a fait une lecture – en ces termes : « peu de slameurs connaissent l'existence de ce merveilleux poète,
ponte de la poésie orale en France et ami des plus grands, grand lui-même, le refrain de "dans le stade", mon
poème qui ouvre mon album, contient une interpolation de son merveilleux poème "Vaduz" ». Notons que la
mise en scène du geste (voir notre photo page 74) semble relever de ce type d’influence, le slameur effectuant
celui de tenir le texte lu même s’il le connaît par cœur et jetant les feuilles au fil de sa lecture.
533
Article consulté en ligne (votre notre sitographie), non paginé.
183
De nos jours, la voix du poète résonne comme « Voix dans la jungle des sons »,
selon le titre d’un article de Jean-Claude Pinson (2008 : 22). D’après ce poète et
maître de conférence en philosophie du langage, le développement de la poésie
sonore, et à sa suite, du rap et du slam, s’inscrit dans un climat de « montée en
puissance du son » et d’un « essor plus général des arts du spectacle et de la
scène » : « C’est l’acte créateur en lui-même qui s’est trouvé modifié » observe le
poète qui voit dans l’émergence du rap et du slam la conséquence directe de « cette
incidence du son de notre époque sur la façon d’articuler et de scander la langue ».
Dès lors : « le texte est entré dans une notre ère rhétorique ». A l’instar de la
chanson, le slam a fait siennes « les innovations linguistiques issues de la révolution
poétique moderne » et apparaît emblématique d’une poésie contemporaine « à
l’école de la musique » (2008 : 22). Notons que cette poésie contemporaine se
renouvelle aussi à l’école des nouveaux modes de communication, qui modifient le
rapport à la création en favorisant une écriture néonomade (Bas Böttcher, 2009)
possiblement partagée534: « les sites communautaires ont bouleversé l’univers de la
création» constate un journaliste du Monde535.
534
Voir nos chapitres 9 et 14 pour un développement de ce concept qui rend compte de l’utilisation faite des
réseaux sociaux par des slameurs qui associent les internautes à leurs jeux d’écriture, à l’instar de S.D.
535
Oliver Zibertin, Le Monde (supplément télévision) du 31/07/11, page 2.
184
Le texte de Léo Ferré « Poètes vos papiers » représente une sorte de manifeste
pour les slameurs, comme en témoigne cet habitué des scènes slam grenobloises537
qui prend le micro pour le déclamer :
« La poésie est une clameur. Elle doit être entendue comme la musique.
Toute poésie destinée à n'être que lue et enfermée dans sa typographie n'est pas finie.
Elle ne prend son sexe qu'avec la corde vocale tout comme le violon prend le sien avec
l'archet qui le touche. (…) A l’école de la poésie, on n’apprend pas, on se bat ! »538
Aux yeux de Félix Jousserand, le slam se situe « aux confins du rap, de la poésie
scandée, du talk over » (2009 : 181). Ce dernier terme renvoie à un mode de
déclamation de phrasé, consistant à poser des mots sur un fond musical, tel qu’ont
pu le pratiquer un Ferré ou un Gainsbourg539. Cependant, la musique demeure
secondaire dans le slam comme nous le rappelle Felix J. :
« La musique est un vecteur, elle a permis à une certaine forme de poésie de sortir des
livres et de l’écrit dans lesquels elle était enfermée, en créant un espace de
déclamation. » (181)
En d’autres termes, la poésie doit se suffire à elle-même :
« Quand j’écris, ça passe par le sonore en premier. La question musicale vient
s’incarner dans le travail d’écriture par le choix d’une langue, qui doit en permanence
être dite, être oralisée…(182) »
Le slameur et co-fondateur d’une maison d’édition consacrée au slam (Florent
Massot) demeure conscient de l’impossibilité de restituer sur le papier « l’énergie
déployée sur une scène ouverte* avec tout ce qui vient de l’auditoire » : « Ça se joue
à un mot, à un souffle, une respiration qui va changer le sens, créer un effet dans
l’auditoire » souligne-t-il (2009 : 184). De l’auditoire à l’auditure, il n’y a qu’un pas…
536
Par essence « œuvre vive » selon la formule de Zumthor, portée par la « vive voix » (Fonagy, 1983).
537
Café concert associatif « La Bobine », slam session du jeudi soir.
538
Léo Ferré (1973), Il n'y a plus rien.
539
Notons que ces deux artistes sont cités de manière récurrente dans les entretiens et interviews de slameurs.
185
540
Défini comme « l’ensemble des caractères spécifiques à la poésie marquée par les procédures
compositionnelles et les modes de divulgation liés à l’oralité traditionnelle. » (2009 : 67)
541
Concept défini par Françoise Escal en ces termes : « Un néologisme a été inventé pour désigner la priorité
donnée à l’aspect sonore du texte sur les autres aspects, notamment sur le sens : musication. » (1990 : 9)
542
Article à paraître, qui nous a été communiqué par l’auteur.
543
Voir notre enquête du 27/12/10 en annexe III.15. Jean-Pierre Bobillot nous a cité l’exemple d’ « Heidsieck
déroulant la partition de Vaduz tout le temps de la lecture/diffusion, expirant et respirant ostensiblement
durant celle de Sisyphe, ou se rasant pendant la diffusion de La semaine »
186
« La ville pâlit : deux points, ouvre les guillemets / Et le jour point, mais…»544
De même, Abd al Malik, qui bénéficie d’une solide culture littéraire, aime à jouer sur
cette frontière entre oral et écrit. Ses textes présentent généralement une structure
nettement définie, au sein de laquelle émergent des caractéristiques textuelles
inhérentes à l’écrit. Ainsi « Lettre à mon père » se présente-t-il comme une véritable
lettre, avec oralisation de tous les indices faisant référence à ce type d’écrit, y
compris les signes de ponctuation :
« Très cher papa
J'aurais voulu partager avec toi
Cette lettre le prouve
Prend pour preuve mon cœur que je t'ouvre (…)
Rien de bon peut être basé sur la haine
Et dans le cas présent le regret n'entraîne que la peine virgule
Ton fils qui t'aime, P.S : T'embrasse avec tendresse Je t'aime » (nous soulignons)545
Ainsi se développe au sein même des textes une réflexion plus ou moins explicite sur
cette « oralité manuscrite » (SD) qui fonde le slam. Dans « J’écris à l’oral » (2007),
Grand Corps Malade développe ce même paradoxe des « criées de l’encrier » -
selon la formule citée de Jean-Pierre Bobillot - à grand renfort de métaphores et de
rimes équivoquées : « Quelques instants après j’ai déterré l’encrier / En criant sans
prier pour hurler sans crier / Sans accroc sans vriller, dans la voix l’encre y est… »
Par essence, le slam poésie est adressé à un public et ancré dans le discours –
tout en étant encré en amont de la performance - ce qui se traduit formellement par
la prégnance des déictiques et autres marques d’adresse : « J’ai oublié de vous
préparer avant d’entrer en action. » slame un Grand Corps Malade (2006). Il est
marqué par un métissage fondamental, qu’illustrent les textes du slameur de Saint-
Denis : non seulement sur un plan sémiotique entre texte et musique - ou entre texte,
musique et mimogestualité - mais aussi sur un plan linguistique entre différents
registres ou sociolectes546. Une forme de métissage s’applique aussi à un niveau
culturel : entre culture populaire et culture savante, ou culture légitime (Bourdieu), le
slam s’impose alors comme trait d’union entre Monde nouveau (et) Monde ancien
544
« Montréal », op.cit., p.23. L’utilisation symbolique du lexique de la ponctuation se double ici de jeux
d’homophonie et d’homographie (du verbe « poindre » et du substantif « point »). « Nous sommes loups dans
la bergerie / Lus dans les librairies » conclut Ivy.
545
Le face à face des coeurs, 2004 (voir en annexe IV.3). La récurrence de la formule introductive (« Très cher
papa »), ainsi que l’énoncé auto-référenciel et redondant du type d’écrit (« cette lettre »), montrent bien
comment le slameur joue avec les conventions. La présence de ces indices est néanmoins remarquable dans le
cadre d’un discours destiné à être socialisé dans sa forme orale, à l’image de la chanson de Gainsbourg « En
relisant ta lettre » (1961) : « Je t’en supplie/Point sur le i/Fais-moi confiance… »
546
Voir notre chapitre 10.
187
Dans les interstices du texte – telles les notes de bas de page d’Ivy – ainsi que
dans l’interprétation scénique, c’est la fonction colludique – que nous définissons
comme cette nécessaire connivence visant à faire fonctionner le potentiel ludique de
la langue – qui prime. D’où le plaisir du jeu, qui nait au cœur même du texte :
« Ecrire dans le plaisir m’assure-t-il – moi, écrivain – du plaisir de mon lecteur ?
Nullement. Ce lecteur, il faut que je le cherche (que je le drague)... que les jeux ne
soient pas faits, qu’il y ait un jeu.» (Barthes, 1982 : 10)
Aux six fonctions développées par Jakobson, plusieurs linguistes ont suggéré
d’ajouter la fonction ludique. Ainsi Marina Yaguello considère-t-elle que « toute
activité ludique et poétique qui a pour moyen d’expression le langage constitue une
survivance du principe de plaisir » (1981 : 31). Reprenant la terminologie de
Jakobson et l’idée selon laquelle « la fonction poétique ne se limite pas au champ de
la poésie » (33), elle accorde à certaines formes langagières, et notamment aux jeux
de mots, une double fonction poétique et ludique. S’agissant précisément des jeux
de mots auxquels Guiraud (1976 : 104) a consacré un ouvrage, la fonction ludique
semble presque tautologique. Il n’en demeure pas moins que le détournement
ludique du langage, qui est une des composantes de l’argot, foisonne dans l’univers
de la modernité, de la publicité notamment. En tant que telle, la fonction ludique peut
être liée au phénomène de la néologie comme le suggèrent Pruvost et Sablayrolles
(2003 : 86). Enfin, les écrivains n’ont de cesse d’explorer ce potentiel ludique du
langage548 . Or cette ludicité repose précisément sur le postulat d’une participation
547
« Les filles, les garçons » (2009 : Ce refrain sera repris avec une variante jouant sur la paire minimale
vont/font : « Ainsi vont vont les garçons et les filles (…) » (nous soulignons)
548
« Le discours simulacre de contenu peut être à lui-même sa propre fin, tout comme un jouet entre les mains
d’un enfant. (Hagège, 1985 : 263) Voir à ce sujet notre chapitre 7.
188
Conclusion partielle
Nous avons donc suivi et approfondi des liens de filiation avec la tradition
oulipienne des jeux d’écriture, mouvements littéraires et mouvances contemporaines
de poésie orale, poésie sonore, poésie action. Certes, les avant-textes et contraintes
reprises à leur compte par des slameurs nous ont mise sur la voie de l’Oulipo mais
ce dernier accordant le primat à l’écriture, nous avons dû réorienter notre réflexion
vers l’Oudopo, la voix-de-l’écrit et d’autres concepts qui rendent compte de
performances vocales. Si nous avons pu rapprocher les slameurs de certains
performeurs, il apparaît que cette notion recouvre aujourd’hui des pratiques fort
diverses et véhicule des connotations autres que l’emploi fait par Zumthor pour
désigner une « action orale-aurale » (1987 : 248). Quant au slam, nous pouvons
d’ores et déjà le décrire comme poésie vivante et vocale, au caractère hybride,
adressée et métissée, mais aussi – et sans doute en conséquence de cette hybridité
même – une poésie colludique et créative. Or ce potentiel était déjà contenu en
germe dans le rap, autre filiation rarement revendiquée, mais fréquemment évoquée
a priori.
549
J.P. Bobillot : « Poésie c’est… » (op.cit., voir aussi en annexe III.15)
189
Chapitre 5
Du rap au slam,
slam
du flow au flot
« Rafale de mots j’affole le mic au fond de moi un filament qui fout le waï
Donc voulez-vous un peu de folie dans le flow ? »550
Le slam se rapproche du rap en tant qu’art de « jongler avec les mots » (Bazin,
1995 : 212), et par là-même, nous ramène aux sources de la poésie orale :
« Quelles que soient les branches musicales qui supportent le rap, les racines puisent
dans les mêmes origines, celles du paroleur, du tchatcheur, du prédicateur. Du conteur
au rappeur, du griot au journaliste social des temps modernes, une filiation recomposée
est revendiquée, celle qui suit le chemin de la « littérature orale » et se produit dans la
« poésie urbaine ». (1995 : 217)
Les entretiens que nous avons menés rendent compte, pour de nombreux slameurs,
d’une évolution du rap au slam qui nous invite à interroger cette filiation supposée.
Souvent qualifié de « poésie urbaine », le slam relève-t-il pour autant des cultures
dites urbaines en général et de la culture hip-hop en particulier? Dans cette
perspective, nous chercherons à établir d’éventuels points de convergence au regard
d’un état des lieux des exégèses – sociologiques, sociolinguistiques, linguistiques et
philosophiques – portant sur le rap français, puis nous analyserons dans quelle
mesure le slam se démarque de ce genre musical et de la culture dans laquelle
s’inscrit ce dernier : « C’est une main à laquelle il manque le pouce » dira du hip-hop
le slameur Marco DSL551, déplorant l’absence de véritable recherche en matière
d’écriture et rejoignant le rappeur Oxmo Puccino qui reconnaît précisément que « le
552
slam permet d’aller là où le rap n’est pas allé dans l’écriture » . Si certaines
analyses ayant trait au rap pourront être partiellement réinvesties dans le cadre de
notre étude, nous envisagerons les divergences entre rap et slam et leurs
conséquences formelles sur ce dernier, en tant que Musique des lettres (Rouda,
2007) –, mais aussi des langues, des voix et des corps. Afin d’appréhender cette
musicalité intrinsèque qui distingue potentiellement le slam du rap, nous nous
appuierons sur des textes-frontières, dont les auteurs, à l’instar de Rouda, se jouent
de cette filiation. Nous vérifierons alors l’hypothèse selon laquelle le slam apporte un
espace de liberté (« de folie dans le flow* » pour reprendre la citation mise en
exergue), là où le rap reste enfermé dans un carcan rythmique et un style musical.
550
Rouda, « Les blancs ne savent pas rapper », Musique des lettres, 2007.
551
Entretien du 27/11/08, voir en annexe III.3.
552
Documentaire Traits portraits (2009) : « je parle de vocabulaire, d’univers, de codes, de règles à respecter
selon l’art…Ce que tu ne peux par utiliser dans le rap, tu l’utilises dans le slam » précise-t-il. (voir chapitre 3)
192
Afin d’apporter à notre analyse l’éclairage d’études menées sur le rap français,
nous progresserons d’une réflexion générale sur la culture hip-hop dont il relève, vers
une analyse textuelle plus approfondie.
Hugues Bazin (1995) est l’auteur d’un ouvrage de référence sur la culture hip-
hop qu’il analyse à travers ses diverses formes et manifestations. Le sociologue
commence par rappeler le sens originel de cette formule qui désigne une culture de
la rue :
« Le « hip » est un parler propre aux ghettos des Noirs américains (vocabulaire,
sonorité, rythme de parole). Il est dérivé de « hep » qui signifie dans la « jive talk » (argot
de la rue) « être affranchi, à la cool ». Il atteste de la virtuosité du locuteur cherchant
l’admiration de l’auditeur. « To hop » veut dire danser : allié au « hip », cette indication
nous révèle que la danse fut l’une des premières composante artistique à rendre visible
le hip-hop » (1995 : 17)
Il précise qu’il s’agit d’un mouvement à part entière, selon la double acception de ce
terme : « celle d’une dynamique et celle d’une appartenance » (24). Or une telle
dynamique reflète un esprit de défi : celui-ci représente non seulement un moteur
pour la création, mais aussi « une motivation qui catalyse les émotions » (30). Le rap,
en tant qu’expression parlée et musicale, constitue l’une des formes de la culture hip-
hop. Ce « texte scandé, improvisé ou non » est à rapprocher du Spoken word :
« Bien qu’ils n’atteignirent pas la renommée des rappeurs actuel, les Last Poets
(« Poètes du temps qui passe ») imposèrent dans les années 1960/70 le « spoken
word », ce parler si particulier rythmé par des percussions dont s’inspirent tous les
groupes de rap. » (1995 : 211)
« Bavarder », « jacter », « baratiner » sont les sens attribués au verbe « to rap »
rappelle Bazin (211). Non content d’être un « tchatcheur », le rappeur est aussi
l’Auteur des textes qu’il scande et c’est bien là l’essentiel :
« Le rappeur est l’Auteur, l’Unique. Il ne laisse à personne le soin de scander ses mots à
sa place. Au plaisir de l’écriture, de cette richesse écrite, s’ajoute la jouissance de dire
ses mots aux autres, de les faire partager. Il possède la magie du verbe qui libère la
conscience, révèle les rouages de l’oppression.» (1995 : 222)
Dans la lignée de Jacqueline Billiez qui a approfondi la thèse de Bazin en
s’appuyant sur un corpus de deux cent textes de rap (1997), Cyril Trimaille est
l’auteur de plusieurs articles553 ayant trait au rap français. Dans son article intitulé
« Le rap français ou la différence mise en langue » (1999), le sociolinguiste revient
553
Voir aussi son mémoire de DEA réalisé sous la direction de Jacqueline Billiez (1999)
193
d’abord sur les acceptions du verbe to rap qui signifie non seulement « baratiner » ou
« tchatcher », mais aussi, selon un sens inédit « rapporté par un informateur ayant
passé une partie de sa jeunesse à New-York », « se plaindre ». En France, depuis le
milieu des années quatre-vingts, force est de constater que « les jeunes issus de
l’immigration se sont appropriés cet art des mots, l’émancipant du modèle
américain. » De fait :
« Ils prennent la parole comme on prend les armes (…) pour sortir de la spirale de la
relégation ou de la délinquance » (Trimaille, 1999 : 79)
Il en résulte une certaine théâtralité – voire une spectacularisation -, inhérente à cette
forme d’expression :
« Le rap est une tribune, et chaque morceau une représentation (au sens théâtral). »
(Trimaille, 1999 : 82)
554
Littéralement « le ravi, l’illuminé, en état de transe ». Défini par Lapassade & Rousselot comme « poète des
rues et des souks qui dit et improvise souvent ses poèmes, en arabe dialectal rythmé, en s’accompagnant d’un
tambourin » (1998 : 15). Voir aussi la tradition du « Zajal » au Liban (chapitre 3).
194
Le rôle de la rime y est essentiel : « bien au-delà du simple plaisir prosodique, elle
crée la ligne rythmique. » (33) De même, la rime apparaît comme le défi majeur du
rappeur : « Un grand rappeur sera un grand rimeur : tel est le défi qui fonde le rap. »
affirment Lapassade et Rousselot (1998 : 34). Ces derniers identifient notamment la
paronomase en chaîne comme l’un des repères introduits par les Last Poets et
« l’une des figures de style les plus répandues du rap, qui consiste à accumuler dans
un même vers le plus de mots phonétiquement proches. » (34) La revendication du
chant comme cri, l’utilisation d’idiomes noirs – associée à l’éloge de l’Homme Noir –
et de termes d’argot dans la rime sont d’autres caractéristiques de l’écriture des Last
Poets. Le rap se caractérise en outre par « un martèlement de mots » et autres
« flashs sonores et des significations qui fusent, des chocs répétés de mots courts ou
longs, dont le seul rapport est parfois phonétique. » (51) Les dozens555 – ou vannes
rimées ayant pour cible principale la mère de celui à qui l’on s’adresse – témoignent
d’une fonction de combat (58). D’une manière générale, « le rap cultive l’insulte »
(60). Ainsi :
« Le rap aime la boxe. C’est lui qui le dit. Il suffit d’écouter les mots du jargon, et leurs
fortes connotations. Le beat, le rythme, ne peut se comprendre si l’on oublie que to beat,
c’est battre quelqu’un. » (1998 : 63)
Si le rap consiste en une « Boxe avec les mots »556, que dire du slam dont certains
représentants ont choisi Uppercut comme nom de collectif* ?
555
« terme générique retenu par Labov pour désigner ces vannes structurées » (Lapassade & Rousselot, 1998 :
54)
556
Titre d’Arsenik (1998). Voir aussi le flyer n°6 en annexe I.5.
195
Plus récemment, Manuel Vicherat (2001) est revenu sur le sens premier du
verbe to rap soit « donner des coups secs et rapides »558, avant de développer une
approche essentiellement thématique et textuelle visant à réhabiliter un rap français
dont il déplore la méconnaissance (2001 : 17). Telle est aussi la visée de Julien
Barret qui, dans son ouvrage intitulé Le rap ou l’artisanat de la rime (2008), énumère
les traditions poétiques auxquelles le rap peut être rattaché, depuis les agônè
réunissant les acteurs de la comédie grecque, les troubadours et autres « Grands
Rhétoriqueurs » du Moyen-âge jusqu’aux « ambiguillages » (Calvet, 2007) d’un Boby
Lapointe, en passant par le Surréalisme et l’Oulipo. De Boby Lapointe, il retient
notamment « la faute d’orthographe consciente » qui désigne une forme de
calembour par homophonie (appelé « homme aux faux nids »), s’agissant de
remplacer un mot par son « homme au faune »559. Le chanteur a aussi décrit la figure
de l’à peu près (Dupriez, 1980 : 59) que Julien Barret qualifie de « calembour par
paronomase in absentia » (2008 : 155) et dont le slam, à l’instar du rap, nous offre
des exemples à foison : « le petit Sulitzer » (Ysae, « Vol XL 69 ») pour le « prix
Pulitzer ». Chez Boby Lapointe, « le facteur d’organisation est la charpente sonore »
(Barret, 2008 : 156).560 Si Julien Barret s’attache à décrire « cette tendance propre au
rap consistant à faire bruire la langue sans renvoyer à un signifié particulier » (158),
le slam nous apparaît tout aussi porteur de textes visant à « faire briller la langue, à
la faire chanter au travers de récurrences sonores allant jusqu’à la musication »
(159). Au travers de son analyse stylistique, Julien Barret entreprend de réhabiliter le
rap en tant qu’objet littéraire :
557
A cet égard, le texte « Langues étranges » de Sancho (Tout feu tout slam, 2007) apparaît significatif d’une
quête d’universalité qui se manifeste à travers un texte plurilingue, où la même trame est développée dans
quatre langues différentes.
558
La présence du sème “rythme saccadé” est attestée par la définition du Longman dictionary of
contemporary English : “1. to hit or knock something quickly and lightly “, 2. “to say something loudly,
suddenly, and in a way that sounds angry”, 3. “a word meaning to criticize something angrily used in
newspaper”, 4. “to say the words of a rap”, 5. “to talk in an informal way to friends.”
559
Intégrale des enregistrements, 2 CD + avant-propos inédits de l’auteur, Polygram distribution, 1990.
560
De façon similaire, il arrive dans le slam que « la forme sonore du texte (soit) si prégnante qu’elle en éclipse
le sens ». Ainsi le texte de Narcisse « Niki Nikita » n’est-il pas sans lien avec la chanson de Boby Lapointe « Ta
Katie t’a quitté », d’autant que les syllabes qui constituent la matière sonore de ces deux textes sont en partie
communes (voir notre chapitre 2)
196
Aux yeux des sociolinguistes Jacqueline Billiez et Cyril Trimaille, le rap est un art
remarquablement inventif, lieu privilégié d’un métissage intralingual et interlingual.
Dans « Poésie musicale urbaine : jeux et enjeux du rap » (1997), Jacqueline Billiez
s’intéresse au travail d’écriture poétique ainsi qu’aux « effets ludiques et de
connivence » (1997 : 136) visés, mettant en valeur « une inventivité verbale
généralement insoupçonnée ». Celle-là se manifeste notamment à travers la
combinaison de « langues diverses qui côtoient une langue française travaillée dans
toutes ses variétés entremêlées, argot, verlan, verlan du verlan, régionalismes et
lexiques spécifiques. » A travers ces innovations, il s’agit « de dessiner de nouveaux
espaces sociaux et identitaires qui intègrent et qui raccordent » (136). Le langage
apparaît non seulement comme un instrument de combat, mais aussi comme un
espace de jeu, de plaisir, de vérité et de liberté : une arme de paix, pourrait-on dire,
selon la formule – titulaire et oxymorique – d’Oxmo Puccino (2009). En se saisissant
de l’arme des mots, les rappeurs appellent leur public à les suivre dans cette voie
non-violente, à mettre des mots sur leurs maux. Ils invitent à l’expression verbale et
encouragent les apprentissages linguistiques, en valorisant le plurilinguisme. Ils
usent et abusent de détournements de proverbes, dictons et autres « jeux
d’intertextualité qui raccordent les générations et les cultures tout en les
transformant » (Billiez, 1997 : 144). Ces citations sont le plus souvent subverties ou
197
561
Constat qui n’est pas sans rappeler la différence de potentiel chère à André Breton (voir notre chapitre 4).
562
Voir notre deuxième partie (notamment le chapitre 9) pour un développement sur ce sujet.
563
Notons ici la filiation phonique avec un segment homophone : tempête/tempo
198
564
Le slam cité (Sancho, « Langues étranges », Tout feu tout slam, 2007) relève bien de cette catégorie.
565
En référence à Calvet (1994) et à Gumperz (1982).
566
« Je viens de Marseille, De la planète Mars (1991).
199
A travers une analyse de ce jeu avec les normes, Cyril Trimaille soulève la
question de la légitimité – y compris dans le champ scolaire – du rap français,
« forme institutionnalisée de poésie contemporaine urbaine et engagée » (1999 : 82).
Il propose alors de l’appréhender comme un « input plus authentique et impliquant
qu’un manuel scolaire de textes classiques » (88), voire un « moyen de médiation »
(96). D’où l’idée de concevoir « une exploitation pédagogique dans des classes où
l’appropriation de la langue de l’école pose des problèmes », à la suite l’expérience
mise en place par Boris Seguin et Frédéric Teillard (1996). Dans cette perspective,
l’article « A travers le rap français : un exemple de médiation linguistique et sociale »
(Lambert & Trimaille, 2004) vise à approfondir « le caractère potentiellement
médiateur de ces productions linguistiques, oscillant entre des normes et des contre-
normes » (2004 : 205. Le rap apparaît bien comme un lieu de médiation en tant qu’il
permettrait de réduire « la distance linguistique et culturelle entre certains
enseignants et certains de leurs élèves », à commencer par ceux qui ont construit
des identités négatives :
« Les cours c’était pas cubique / un Q.I élevé n’explique pas les bulletins d’un cancre
chronique. / J’ai arrêté l’école avant de la quitter / Hélas en dessous de mes
capacités… »567
En acceptant d’endosser le rôle de médiateurs, certains rappeurs peuvent influer, à
ce titre, sur les représentations, et inciter à l’appropriation linguistique :
« Si tu écoutes IAM, achète un dictionnaire » 568
567
Oxmo Puccino, « Tirer des traits », L’arme de paix, 2009.
200
Le jeu sur les normes et le thème du pouvoir conféré par la maîtrise du verbe
apparaissent comme des points d’ancrage possibles pour faire évoluer les
représentations associées au langage. Dans ces conditions, le rap représente « un
support d’identification et un levier potentiel d’action pédagogique sur les pratiques et
les représentations des apprenants » (207). Par là-même, il peut constituer « un
déclencheur privilégié, dans des situations d’appropriation linguistique difficile », à
plus forte raison s’il est bien ancré dans la culture extrascolaire des élèves, auquel
cas l’enseignant pourra s’appuyer sur une sorte de transaction culturelle.
Du métissage au Message
Pour Manuel Boucher (1999), le rap ne se résume pas à l’expression des lascars
mais apparaît aussi – et surtout comme un objet potentiellement médiateur. « Forme
en évolution constante entre l’individuel et le collectif » (1999 : 10), il oscille entre le
particulier et l’universel et se veut porteur d’un message qui, « tel un miroir, renvoie
aux réalités quotidiennes » (13). Sur un plan artistique, ce message qui
« couvre plusieurs strates » ouvre une relation esthétique tout en étant un facteur de
cohésion du groupe sur un plan socio-culturel (14). En tant que performance, le rap
représente une œuvre ouverte et mouvante : « œuvre en mouvement où le
processus s’avère aussi important que le résultat auquel il mène. Le public n’est pas
passif, il est inclus dans le processus même. » (15) Si « l’identité musicale du rap est
multiforme et cosmopolite » (199), il apparaît alors comme un mode privilégié
d’interculture » (197). Manuel Boucher emploie ce terme d’interculture au sens où
l’on parle d’interlangue comme passerelle permettant l’accès à la culture, soit « une
culture facilement réappropriée par les jeunes issus de familles immigrées. » (197,
nous soulignons) La langue, comme la culture, semblent ici désinvesties, d’où la
nécessité d’une réappropriation.
568
« La tension monte », De la planète Mars, 1991.
201
délivrer les mots en « sortant des usages convenus et stériles pour développer une
parole vraie » (219), tout en délivrant ses pairs d’un certain nombre de maux :
« Travailler les mots est aussi une façon de travailler les maux, ceux de son
environnement. » (Bazin, 1995 : 223)
Il apparaît bien comme un médiateur : porte voix et porte parole, « il parle au nom
des sans-voix » (1995 : 230). « Je rappe pour ceux que la vie comprime » scande un
Rouda569, dont le cœur balance entre rap et slam.
Mathias Vicherat a œuvré « Pour une analyse textuelle du rap français » (2001),
évoquant un problème de reconnaissance révélé par des propos « anti-rap » tenus
dans la presse (2001 : 17). Il nous rappelle que le rap, pour être apprécié
esthétiquement, gagne à être appréhendé dans sa globalité, à travers ses trois
dimensions : textuelle, mais aussi sonore et musicale, sans oublier la gestuelle. Par
la suite, l’approche s’avère essentiellement thématique. Le rapport au temps et le
rapport à l’espace font l’objet d’une étude approfondie mettant en relief certains traits
récurrents, dont la noirceur des propos (35) associée à la nostalgie d’un âge d’or qui
correspond à l’enfance ou à l’adolescence. Par ailleurs, l’auteur souligne l’importance
de l’ancrage dans un lieu de vie, un quartier qui fait souvent l’objet d’une
personnification : « le quartier est souvent présenté comme une entité vivante, une
569
Musique des lettres, 2007.
570
Gibraltar, 2006.
571
Notons que ce même texte, que l’on pourrait qualifier de néolyrique, comporte 19 occurrences au total de
pronoms personnels ou possessifs de la première personne du singulier.
202
Si « la parole retrouve dans le rap le simple plaisir de dire » (1999 : 13), « Oralité
et technicité » (35) sont les maîtres-mots de cette esthétique. En effet, le rap est à la
fois technique dans les procédés d’écriture utilisés et technologique dans les moyens
musicaux mis en œuvre. Il est voyage entre oral et écrit :
« Les rappeurs sont des lettrés qui investissent l’écriture en y faisant prévaloir des
tournures langagières et des structures de pensée propres à l’expression verbale. Et
s’ils donnent l’impression d’écrire comme on parle, c’est que, bousculant les canons de
la sacro-sainte forme rédigée, ils voyagent sans complexe entre l’oral et l’écrit. » (1999 :
39)
Fruit du mixage, il est le lieu d’un brouillage des frontières et en tant que tel, tend à
accomplir une nouvelle transgression :
« Alors que, par le biais de l’école, la culture traditionnelle insiste sur la nécessaire
séparation des genres, les rappeurs induisent leur mutuelle contamination. » (1999 : 39)
D’une part « la référence explicite à l’écriture affleure en maints endroits » (40) ;
d’autre part, le rap réactive une dimension performative qui renvoie à ses origines.
Ainsi :
« le discours du rappeur conquiert, grâce à la technique, l’ubiquité de la forme écrite.
Désormais, les paroles ne s’envolent plus, elles se martèlent. » (1999 : 45)
Par l’usage de la répétition et d’un style formulaire572, le recours aux assonances et à
la scansion rythmique du propos, les rappeurs réinvestissent « une tactique oratoire
qui cherche à maintenir en éveil l’esprit du spectateur en stimulant sa mémoire » si
bien que « ce sont finalement les impératifs du discours qui confèrent au style oral sa
forme caractéristique. » (Béthune, 1999 : 48) Et le philosophe de conclure :
« le rap se charge d’ouvrir de nouveaux horizons et de faire vivre une culture en devenir
qui, sans renoncer aux ancrages de son oralité originaire, investit le champ de
l’expression poétique sous ses aspects les plus diversifiés. » (49)
572
Qui renvoient à des caractéristiques générales de la poésie orale telles que nous les avons évoquées dans le
précédent chapitre. Voir Zumthor (1987 : 218) pour la notion de « formulisme ».
204
573
Voir notre chapitre 3 à ce sujet.
574
Ce mimétisme nous semble lié à ce que Frontier (1992 : 266) nomme « écriture paronomastique » (voir
supra) et pourra aller, dans le slam, jusqu’à la mise en œuvre d’une matrice onomatopéique (voir chapitre 7).
575
Une resémantisation du lexème « Rap » en fait un sigle pour « Rhythm And Poetry » (voir chapitre 6).
576
George Molinié a dirigé le travail de recherche de Julien Barret sur le rap en DEA.
205
577
Julien Barret orthographie ainsi le mot slammeur, par analogie avec le mot rappeur, soit en le calquant sur
l’anglais. Voir notre chapitre 6 à ce sujet.
206
que le chant est à la chanson, à ceci près qu’il procède de l’accentuation et du rythme
quand la chanson repose sur la mélodie. » (2010 : 84)578
Nous reviendrons sur ce concept de flow* qui nous semble tout autant applicable au
slam, à cette différence près que la voix du slameur – sauf exception579 – n’est pas
« posée sur l’instrumental ». Pour Julien Barret, le rap innove là où le slam exprime
le retour « à un certain classicisme, en instituant à nouveau la nécessité des rimes
pour marquer la fin des mesures, puisqu’aucune version instrumentale n’est là pour
assurer la base rythmique de la performance » (2010 : 86). Nous verrons que le slam
innove en bien d’autres aspects que celui de la versification. Après un détour par
l’egotrip – haut lieu de la parole performative – les punchlines580 et autres dirty
dozens581 propres à l’écriture rapologique, Julien Barret observe que les métaphores
sont plus fréquentes dans le slam – la « poésie orale » –, alors que les comparaisons
des rappeurs sont « à la fois moins convenues et littéraires que celles des poètes-
slameurs » (92). Il évoque enfin une oscillation entre tradition et modernité qui nous
semble tout autant apte à rendre compte du slam que du rap :
« Au-delà d’un certain classicisme formel, les traits stylistiques les plus modernes dans
le rap semblent être le recours à la paronomase et à une parole performative. » (93)
Il rappelle que le mouvement hip-hop procède d’une esthétique de la compétition où
prime la recherche d’efficacité. Il s’agit de choquer l’auditeur, d’où un art « parfois
mimétique de la boxe ». Si cette image et « l’élan cathartique et libérateur » qu’elle
traduit n’est pas étranger aux origines du slam, ce dernier nous paraît moins
révélateur d’une violence verbale qui s’exprimerait par un cataclysme selon le mot
d’Aragon dans son Traité du style. De là à conclure, avec Julien Barret, que le slam
est « danse avec les mots » (2008 : 22) plutôt que « boxe avec les mots » (Arsenik),
il n’y a qu’un pas...
578
Voir notre glossaire.
579
A commencer par Abd al Malik qui accorde beaucoup d’importance à la musique et se voit catégorisé
comme « chanteur ».
580
Ce terme désigne les phrases choc, drôles, percutantes que les slameurs échangent en forme de joute.
581
Blagues versifiées et rimées qui cherchent à décontenancer l’adversaire.
207
Les slameurs qui aiment à se présenter comme « cracheurs de rap porteur (…),
tchatcheurs en rade auteurs »582 s’inscrivent-ils pour autant dans la filiation du rap ?
Certes, des références à la culture hip-hop affleurent dans les textes de slam. « Mon
Hip Hop m’accompagne de la ville à la campagne » déclame Rouda qui se définit
comme rappeur de gouttière583 :
« C’est juste un rappeur de plus sur Paris
Une brindille qui a poussé dans un couloir de bus »584
Dans son évolution du rap au slam, l’écriture est le dénominateur commun :
« J’ai tellement répété mes textes que je suis le premier à m’en lasser
Pourtant ma vie sans l’écriture, c’est comme une chaussure sans lacets
J’ai tellement rappé et slamé que mes lèvres sont toutes gercées. »585
Qu’il soit catégorisé comme rappeur ou slameur, Rouda se définit essentiellement
comme poète : « Je suis un rappeur qui se dit poète et je fais plein de trucs avec les
mains ». Il semble reléguer la musique au second plan : « Poète a capella qui parle
debout qui tente le coup ». La question de la légitimité émerge ici en maints endroits,
à travers les représentations associées aux rappeurs :
« On a beau être rappeurs sans oublier d’être bête
Peut-être slameurs pour les esthètes (…) »
Et le slameur de conclure son texte non sans humour :
« Appelez ça du rap de la soupe du spectacle ou du slam
Ça reste et restera sauvage car nos lyrics nos textes s’abattent sur la table »
L’emploi du terme lyrics (pour « paroles ou textes ») suivi de sa traduction relève
bien de ce que Cyril Trimaille (1999) désigne comme un technolecte du rap,
essentiellement construit sur la base d’emprunts à la langue anglaise. Dans ce
même texte de Rouda, les nombreuses occurrences – synthétisées dans le tableau
suivant – semblent corroborer l’hypothèse d’une filiation avec la culture hip-hop :
582
Barbie tue Rick & Marco DSL, « Slam obsession » (2006)
583
« Le conte des 1001 peines », Musique des lettres, 2007.
584
« Donnez-moi ma chance », op. Le mot « brindille » fait ici référence à la signification du blaze « Rouda ».
585
« Train de vie poétique », op.cit.
208
Tableau 10 : Les mots empruntés au technolecte du rap et leurs définitions d’après Manuel
Boucher (1999)
« Paraît que les blancs savent pas rapper mais passez moi le mic’
Une p’tite minute a capella laissera plus d’un MC stoïque »
Cet autre texte de l’album Musique des lettres (2007) résonne comme un pastiche de
l’egotrip586 :
« Entre rappeurs c’est la coutume à un moment faut qu’on s’la pète
Malheureusement j’ai pas le costume et aucune tresse sur ma tête
Je dis toujours « je » et parle de moi au singulier »
Ce slam s’intitule « Je suis un grand mytho » ce qui traduit, là-encore, la distance
prise avec les topoï, lieux communs ou codes propres au rap. Enfin dans « Merci
maman », le slameur/rappeur semble prendre le contrepied des dirty dozens587 qui
consistent en insultes adressées à la mère de l’adversaire :
« Merci à toi, pour le toit, pour tout et pour le temps que t’aurais passé pour toi.
Maman, j’te remercie tous les jours, même si le gosse que j’suis toujours
T’a causé des soucis, accepte ce récit d’amour »
A l’instar d’un Rouda ou d’un Oxmo Puccino dix ans plus tôt588, Grand Corps Malade
remerciera chaleureusement « Pères et mères » (2008, voir supra).
Si une partie des thématiques abordées dans le slam recoupe les topos propres
au rap, les slameurs se singularisent donc en abordant d’autres sujets ou en tournant
en dérision certains traits voire certains travers du rap. A cet égard, le titre du texte
de Rouda « Parlez-moi d’amour » constitue un paradoxe éloquent. Ce texte consiste
en l’énumération de sujets graves tandis qu’une voix off chuchote en forme de
refrain « Parlez-moi d’amour » comme une alternative du poétique au polémique ou
au politique :
« Tu veux que je te parle des 39 heures d’un standardiste
Du ventre vide d’un Rmiste du sourire satisfait de nos patrons sinistres »
On voit ici en quoi le slam se différencie potentiellement du rap en termes d’horizon
d’écoute : la dimension polémique tend à s’effacer au profit d’un lyrisme
contemporain. Grand Corps Malade exprime à son tour cette envie de changer de
registre dans un texte qui se construit à rebours de la noirceur inhérente au rap :
« Je voulais pas écrire un texte « petite maison dans la prairie »
Mais j’étais de bonne humeur et même mon stylo m’a souri
Et puis je me suis demandé si j’avais le droit de pas être rebelle
D’écrire un texte de slam pour affirmer que la vie est belle » 589
586
Pour Julien Barret, il s’agit d’une « forme de rap dans laquelle le MC cherche à prouver aux autres qu’il est le
meilleur, à travers des vannes et des rimes percutantes » (2008 : 179)
587
Julien Barret les définit comme « vannes rimées et versifiées qui ont souvent pour objet la mère ou la
famille de l’adversaire qu’il s’agit de faire sortir de ses gonds » (2008 : 178)
588
« Mama Lova » (Sad Hill, 1997) est un texte du rappeur au sein duquel il rend hommage à sa mère. On en
retrouve certaines formules dans le slam de GCM : « Grandir sans père c'est dur même si la mère persévère ».
589
« Je dors sur mes 2 oreilles », Midi 20, 2006.
210
A contrario, on retrouve dans un certain nombre de ses textes des topoï ou lieux
communs du rap, à commencer par la nostalgie de l’âge d’or – enfance ou
adolescence – dans un slam comme « Rétroviseur » (2008). L’ancrage dans un lieu
de vie, doublé d’une personnification de ce lieu, est tout aussi fréquent :
« J’voudrais faire un slam pour une grande dame que j’connais depuis tout petit
J’voudrais faire un slam pour celle qui voit ma vieille canne du lundi au samedi
J’voudrais faire un slam pour une vieille femme dans laquelle j’ai grandi » (2006)
De fait, le souci de réhabiliter la cité dont il est originaire (« Saint Denis ») résonne
comme un leitmotiv dans « Vu de ma fenêtre » (2006) ou « Je viens de là » (2008).
Le slameur saisit alors l’occasion de rendre hommage au rap :
« Je viens de là où on aime le Rap, cette musique qui transpire
qui sent le vrai, qui transmet, qui témoigne, qui respire
Je viens de là où y’a du gros son et pas mal de rimes amères
Je viens de là où ça choque personne qu'un groupe s'appelle Nique Ta Mère »
Enfin, l’évocation paradoxale des erreurs commises et des regrets ressentis
(Vicherat, 2001 : 67) trouve une illustration dans le texte « J’ai oublié » (2006). Le
slameur garde néanmoins un regard lucide la « mise en avant narcissique du moi »
(Vicherat, 2001 : 109) qui caractérise l’egotrip :
« Dans ces vers, j’ai oublié d’arrêter de parler de moi
J’ai oublié de m’oublier comme un premier samedi du mois
J’ai l’impression de me mettre à poil depuis bientôt un quart d’heure
Sur ce coup là j’ai oublié de garder pas mal de pudeur »
RAP SLAM
A l’instar de l’ego rap (Trimaille, 1999) où le rappeur se prend pour sujet de son
texte, l’ego slam n’est pas rare. A cet égard, le choix du pseudonyme « Narcisse »
par le slameur suisse semble révélateur590. En d’autres termes :
« Il est entendu que les slameurs parlent de tout, mais surtout d’eux-mêmes. »
(Martinez, 2007 : 16)
Dans leurs textes, cela se traduit par l’omniprésence du « je » que l’on peut vérifier à
partir du relevé suivant, appliqué à un seul et même texte de 54 lignes :
La fonction expressive est ici prégnante, dans un texte où la force des mots jaillit de
la structure phonétique et rythmique qui les porte.
Nombreux sont les slameurs qui témoignent d’une identité – ou d’identités si l’on
tient compte du caractère polymorphe d’une notion qui intègre les aspects ethniques,
nationaux, religieux, sociaux, générationnels – problématique. Cette identité plurielle
« bricolée » – selon la formule de Jacqueline Billiez (1996 : 130) – est néanmoins
« montrée et soutenue par les différents jeux de langues et les stratégies langagières
mises en œuvre dans l’expression musicale contemporaine » : « Jouer avec
désinvolture de cette identité qui me fuit (…) Car de toute façon, je ne sais
absolument pas qui je suis » slame Catel Tomo dans un texte intitulé
« Anonyme »592. D’une manière générale, l’identité dont ces slams portent
l’empreinte ne saurait être appréhendée comme une réalité homogène et stable. Le
texte d’Abd al Malik intitulé « Mourir à 30 ans » – dont le titre interpelle d’emblée –
reflète cette instabilité. Il est entièrement construit sur une structure anaphorique
mettant en relief contrastes et paradoxes autour du thème central « Un jour je suis » :
« Un jour je suis noir
Un jour je suis blanc
590
Voir l’enquête renseignée par ce slameur en annexe III.7.
591
Le slam poésie urbaine (2006 : 4) : voir en annexe II.2.
592
Ibid. (2006 : 22).
212
593
AAM, « Mourir à trente ans », Gibraltar, 2007.
594
CALIN, «Construction identitaire et sentiment d’appartenance» (article consulté en ligne, voir en sitographie)
595
Article consulté sur le site de RFI musique (voir notre sitographie)
213
Choix d’autant plus significatif qu’Abd al Malik a choisi de donner à son album le
nom de l’un des premiers auteurs à avoir écrit en italien, soit dans la langue du
peuple. Notons que cette alternance codique est suivie de sa traduction en français
au sein d’un refrain bilingue :
„Mr dat seye s’elsass von Brazza bis Kinshasa.
Mr dat seye s’elsass von Oujda bis Tlemsen.
Mr dat seye s’elsass do wo d’harze sich versteckle.
Mr dat seye s’elsass do wo d’ard er harz het.”596
De la même façon, Souleymane Diamanka aime à se présenter comme « peul
bordelais aux cordes vocales barbelées » ce qui traduit, au-delà du jeu de
paronomase, la revendication d’une double appartenance :
« Leur ambition est humaine, ils ont réussi le plus dur
Voir leurs enfants grandir en France et devenir des sculptures
D’adultes debout en équilibre sur deux cultures »
Au sein du texte éponyme de son album intitulé « L’Hiver Peul », le slameur décrit
avec émotion son « baobab généalogique » et « les orages identitaires (qui) abîment
son écorce » :
« Nous sommes loin de là où nous sommes nés
Dans une brousse urbaine et hostile
Capable de dresser la barrière de la langue
Au sein d’un foyer comme un désaccord au sein d’une ligue
Alors que les mots sont presque le seul héritage que les parents lèguent » (slam cité)
Et la langue peule – via la voix lointaine de son père – de résonner sur plusieurs
morceaux de l’album : « Si seulement je pouvais vous traduire / Ce que mon père
est en train de dire »
596
« On dirait l’Alsace de Brazza à Kinshasa. / On dirait l’Alsace d’Oujda à Tlemsen. / On dirait l’Alsace partout
où les cœurs se terrent. / On dirait l’Alsace où la terre a un cœur. » (« Conte alsacien », Dante, 2009).
597
« Merci Maman », in Musique des lettres, 2007.
214
Tout se passe comme si l’écriture, la mise en mots et en texte, permettait une forme
de restructuration, de recomposition, là où l’identité a été morcelée et fragilisée :
l’identité narrative (Ricoeur, 1998) semble avoir permis une médiation salvatrice598.
Notons d’ailleurs le paradoxe inhérent au concept même d’identité : être à la fois
semblable (du latin idem) et différent, unique et pareil aux autres (Lipiansky, 1992).
En allant plus loin, on pourrait analyser « comment le souffle à l’œuvre dans le Rap
et le Slam peut véhiculer quelque chose du père symbolique » (Tyszler, 2007)599,
mais tel n’est pas notre propos aujourd’hui. Nous retiendrons néanmoins que « le
souffle prosodique du Rap et du Slam (…) porte quelque chose de la marque d’une
origine, d’une transmission. » Nous pourrions ajouter : d’une quête identitaire, dont le
choix du blase* – où l’absence de blase* comme marque de cette filiation –
constitue un premier indice.
Lapassade et Rousselot (1998) ont attiré notre attention sur une esthétique des
pseudonymes (91) et sur la fonction cryptique qu’ils peuvent assurer :
« Le déchiffrement du nom du rappeur est bien souvent une gageure pour « celui qui ne
sait pas »(…) Plus encore, l’argot pose une frontière, celle que ne peuvent franchir les
non-initiés. » (1998 : 91)
Nous reviendrons sur cette question dans la mesure où le choix des pseudonymes
représente dans le slam un haut lieu de créativité lexicale600. Les exemples abondent
dans ce sens tels YSAE, nom de graffeur et anagramme (ou métaplasme selon la
terminologie de Molinié) de EASY. Au-delà de cette fonction cryptique, le choix d’un
blase* peut avoir valeur d’emblème, ou émaner d’une volonté de se singulariser, de
« s’affirmer comme différent face à un ensemble social uniformisé. » (Boucher,
1999 : 426) En tout état de cause, ce choix apparaît déterminant sur un plan
identitaire601 comme sur un plan poétique : ce faisant, le slameur ou la slameuse
affirme et affiche ses appartenances, mais aussi son identité scénique ou artistique.
Jacqueline Billiez a analysé le « pouvoir magique » du pseudonyme (1998b : 12), qui
pourra assurer une « variation identito-ortho-ludo-graphique » dans le hip-hop (125) :
598
Paul Ricoeur la définit comme « la sorte d’identité à laquelle un être humain accède grâce à la médiation de
la fonction narrative » : « l’interprétation de soi, à son tour, trouve dans le récit, parmi d’autres signes et
symboles, une médiation privilégiée. » (Article consulté en ligne, revue Esprit, voir en sitographie).
599
Article consulté en ligne, non paginé.
600
Voir à ce sujet notre chapitre 7.
601
En témoignent les blases qui relèvent d’emprunts à des langues étrangères (Rouda, Nada, Neggus…) ou de
filiations (Narcisse a choisi le nom de son grand-père). Voir à ce sujet notre chapitre 3.
215
notons que le détour par une identité fictive s’avère essentiel dans le slam où la
fonction cryptique n’est pas aussi pertinente que pour les tags, d’où le potentiel
créatif voire poétique du pseudonyme. Bazin (1995 : 190) précise qu’« il doit être
court (2 à 3 syllabes maximum), et posséder une sonorité agréable à l’oreille, facile à
mémoriser ». De fait, un certain nombre des pseudonymes choisis par les slameurs
nous semblent conformes à ces exigences – Bas, RiM, Dgiz, Ysae, Rouda, Souley –
et font l’objet de jeux graphiques602 autant que phonologiques. Cette question des
blase*s se prolonge dans le slam à travers la notion de collectif* qui nous semble
représentative des solidarités et des liens qui se tissent au sein de la slam family. De
fait, de nombreux noms de collectif*s attestent de cette quête d’une identité collective
ou groupale : « Slam tribu », « La tribut du verbe », « La rime team »… Ainsi :
« Loin d’être une utopie, c’est déjà une réalité : le slam de poésie rassemble »603
La quête de solidarités ou le phénomène d’interdiscursivité
Dans le « Conte des 1001 peines » (2007), Rouda laisse libre cours à une
écriture lyrique qui fonctionne « comme un gilet pare-balle » :
« J’ai usé mille et une consonnes pour mille et une syllabes
Epuisé le verbe sous toutes ses formes pour en tirer les plus belles fables
Car ce qui nous tue pas nous rend plus fort comme dit si bien Grand Corps malade »
Cette dernière citation témoigne d’une forme de solidarité entre slameurs qui se
traduit par un phénomène que nous qualifierons d’interdiscursivité. De fait, les
slameurs se citent ou s’interpellent fréquemment entre eux et semblent en quête
d’une identité collective contenue en germe dans l’idée de slam family. Ainsi,
Souleymane Diamanka dans le texte qui constitue le prologue de L’Hiver Peul
décline son titre « Les poètes se cachent pour écrire » sous la forme d’un refrain
évolutif intégrant trois interpellations successives (nous soulignons) :
« Les poètes se cachent pour écrire
C’est pas une légende Rouda regarde nous (…)
C’est pas une légende John Banzaï regarde nous (…)
C’est pas une légende Grand Corps Malade regarde nous »
En entretien, le slameur a explicité le rôle de ces « interventions circonstancielles »
(Zumthor, 1987 : 160) qu’il adapte à la situation de communication, au contexte :
« Des fois, je peux laisser des prénoms à l’intérieur : « Les poètes se cachent pour
écrire, c’est pas une légende, euh… Etienne, regarde-nous. » Selon à qui je dis le texte,
je peux rajouter des éléments.»604
602
Voir par exemple le bloc-notes de Souleymane Diamanka en page 50.
603
Dossier Ligue Slam de France consulté en ligne (voir en sitographie).
216
1
SD JB
1 3
8 1 4 2
GCM
7
5 9
R L
6
129H
Figure 4 : Une représentation de l’interdiscursivité entre cinq slameurs609
604
Entretien du 24/09/10, voir en annexe III.9. Voir aussi notre chapitre 14 à ce sujet.
605
« On parle de featuring lorsqu’un artiste en invite un autre à collaborer » précise Julien Barret (2008 : 179).
606
« Les inserts sont toutes les paroles (ou les bruitages, ou les musiques de fond) généralement non
imprimées dans le livret accompagnant le disque, insérées entre deux titres, voire au cœur d’une chanson, et
qui ne font pas partie de ce qu’on entend traditionnellement par ‘chanson’ » (M.Gasquet-Cyrus, 1999 : 124)
607
GCM recourt à l’insert au début du texte « ça peut chémar » (2006) : on entend alors un message sur un
répondeur en guise de prologue. Rouda (2007) dans « Pardon Docteur » recourt à la polyphonie pour donner la
parole au docteur qui finit par s’indigner : « Nous ne sommes pas dans un cabinet de musique ! »
608
Cette représentation du réseau interdiscusif entre 5 slameurs rend compte d’une part des featuring ou duos
(symbolisés par une flèche double), d’autre part des interpellations ou adresses (flèche simple).
609
Grand Corps Malade, Souleymane Diamanka, John Banzaï, Rouda, Lyor. Les flèches épaisses indiquent
l’appartenance à un collectif commun, les flèches fines représentent les textes supports des références
interdiscursives, soit :
1. « Les poètes se cachent pour écrire » (SD, 2007)
ème
2. « Au bout du 6 silence » (SD, 2007)
3. « Soleil jaune » (SD, 2007)
4. « Dernière cartouche » (R, 2007)
5. « Juste une période de ma vie » (R, 2007)
6. « Paris canaille » (R, 2007)
7. « Parole du bout du monde » (GCM, 2006)
8. « Les poètes se cachent pour écrire » (R, 2007)
9. « Mental » (GCM, 2008)
217
610
Voir l’illustration vidéo du présent chapitre (Rouda) et celle du chapitre 14 (SD).
611
« Erythèmes impudiques », Slam entre les mots (2007 : 105).
612
« Comme une évidence » (Enfant de la ville, 2008), fait référence aux « Voyages en train » (Midi 20, 2007).
Voir à ce sujet notre chapitre 10.
613
« La mer sait décliner les bleus » (2), Vibrion (2005), « La mer » (1), Nevchehirlian (2009). Voir à ce sujet
l’entretien que ce slameur nous a accordé en annexe III.5.
218
614
Original slam poésie urbaine, 2006.
615
De la même façon, l’album Crache ton cœur, édité par un collectif* de slameurs drômois (sd) intègre deux
macro-alternances, l’une en arabe, l’autre en grec (« Poème chypriote »).
219
5.3. Le slam : musique des lettres, des langues, des voix et des corps
616
« Slame sur ta crazy carpet/ 3 minutes sans prise de tête/Man, ça va être/ta fête. » (« Slam à toi »,
Slamérica, 2007 : 91)
617
« Montréal », ibid. (2007 : 23, nous soulignons).
618
Celle-ci nous semble proche de la fonction conative, mais s’en distingue néanmoins en ce qu’elle vise à
impressionner plus qu’à convaincre.
220
qu’au Rap619, s’agissant dans les deux cas d’« une démarche intéressante consistant
à déconstruire le langage pour le reconstruire ». D’après elle, le slam remet en
perspective, à l’instar du rap, « la prévalence de la phonie sur le logos » : « L’écriture
du texte précède la diction, mais c’est la diction qui fait advenir l’œuvre »620. Or la
maîtrise du flow* passe par une appréhension corporelle de la langue. Elle préfère
alors le terme de pulsation621 à celui de scansion appliqué au slam :
« Pulsation qui ne donne pas une forme définitive ou arrêtée de l’écriture, de la même
façon qu’elle ne donne pas une forme définie d’interprétation. (…) Avec cette pulsation,
le souffle propre à la langue, à chaque langue, se fait mieux entendre. » (2007)
Le souffle renvoie donc à la respiration et au corps, à une incarnation du langage :
« le souffle est dans le langage, l’inscription de celui qui parle. Il inclut des sonorités,
mais aussi, et je le disais pour le Rap, une gestuelle, une corporalité. »
Corinne Tysler affirme que les slameurs « réinventent le souffle » en ranimant la
langue de leurs origines et de leurs pères622. D’une manière générale, le souffle ne
se réduit pas à « ponctuer la phrase mélodique ou parlée », mais sert de support à
des textes dont la qualité est parfois « d’une beauté à couper le souffle ». Le souffle,
c’est aussi celui d’une poésie vivante qui reflète « un combat pour la vie » dont
Grand Corps Malade apparaît comme l’incarnation :
« Il utilise le Slam en guise de combat pour la vie. A l’opposé, il se peut que d’autres se
réclamant du Rap ou d’autre chose, utilisent ces supports artistiques pour un combat qui
n’est pas celui de la vie mais de la mort. »623 (2007)
619
Notons qu’elle orthographie ces deux mots avec une majuscule, ce qui peut s’expliquer, dans le cas du mot
Rap, par l’hypothèse étymologique d’un rétro-acronyme (voir notre chapitre 6).
620
Corinne Tysler avance à ce propos (2) que l’emploi du verlan dans l’écriture rapologique serait davantage
guidé par des contraintes rapologiques que par des résonances identitaires, proposition que nous reprenons à
notre compte appliqué au slam de GCM (voir notre chapitre 10).
621
Ce terme relève à la fois d’un lexique ayant trait à la musicologie et d’une appréhension métaphorique
partagée par plusieurs slameurs : BB (entretien du 14/10/10) décrit le texte comme « quelque chose
d’organique, qui n’est pas sans lien avec les battements du cœur », soit d’une poésie vivante et pulsatile. De
même, Frédéric Nevchehirlian évoque « le rythme diastolaire et systolaire » du cœur (voir en annexe III.5)
622
Notons que pour plusieurs slameurs de notre corpus (SD, AAM), la voix du père est prégnante. SD parle
d’ailleurs de langue natale, et non de langue maternelle, pour la langue peule (voir supra).
623
Notons que la mort est un thème sinon récurrent du moins présent dans le slam de Grand Corps Malade
(« J’ai pas les mots », 2007) et surtout de Rouda (« L’avenir dans les larmes », 2007).
221
« Les rappeurs et les slameurs infligent ainsi des torsions, des brisures à la langue
française, qui nous obligent du même coup à ne pas oublier que la langue appartient à
tous ceux qui la parlent. » (Tyszler, 2007)
Par essence, le slam est Musique des lettres comme le suggère le titre du
premier album de Rouda (2007). Dans un certain nombre de textes, nous avons
observé que l’effet sonore de claquement procède d’une prégnance des consonnes
occlusives orales dites explosives – notamment à l’initiale – et des mots qui claquent
d’autant plus qu’ils sont monosyllabiques :
« DIRE qu’on s’endort en plein après-mi…DIRE
Qu’on travaille trop, c’est pas nouveau à DIRE
Qu’on cherche encore un coin de para…DIRE »624
Sur le plan rythmique, la répétition du mot-titre « dire » est ici déterminante et
amplifiée par des effets d’allitération en [d] (5 occurrences), [k] (5 occurrences) et [p]
(4 occurrences). Or la suite de ce texte révèle une forme d’harmonie imitative : au
niveau sonore – et aussi spatial si l’on admet la présence d’un rythme visuel
(Meschonnic, 2005 : 109) – le texte se fait mimétique de son contenu si bien que les
effets phonétiques tendent à la logorrhée ou à la musication625. Dans ce texte du
slameur suisse Narcisse, on observe la récurrence des consonnes dites liquides
pour évoquer la pluie. Le mimétisme sonore est alors remarquable, renforcé par la
présence d’onomatopées :
« Coule coule petite pluie
Plic plac applique-toi implacable
Accomplis ton cycle au complet
C’est cool
Coule des jours durant
Noie tout dans ta colère tranquille
Que tout coule se décolle
En désastre écol-
ogique sans logique »
La transcription de cet extrait en caractères SAMPA626 montre la prégnance de
certains phonèmes, notamment consonantiques, à commencer par les liquides que
sont [R] et [l]. Notons que la fréquence d’occurrence du [l] dans le passage transcrit
est de 13,4% contre 5,6% de fréquence habituelle en discours (Wioland, 1991 : 30).
Ce constat nous apparaît d’autant plus significatif que ce phonème porte souvent
l’accent, qu’il soit placé à la rime ou contenu dans la syllabe support de l’accent
624
Voir en annexe IV.3 pour la transcription de ce slam.
625
Voir notre chapitre 3 pour une définition de ce terme (page 131).
626
Voir en annexe V.12.
222
tonique, en fin de groupe rythmique. En position finale – en fin de mot et/ou en fin de
vers – et par le recours à un rejet interne au mot « écol/ogique », son allongement se
fait mimétique de la pluie qui s’écoule paisiblement (« cool », « tranquille »,
« décolle »…). Notons d’ailleurs la rupture à partir du vers 4 (« C’est cool ») : l’arrivée
des trois constrictives continues [s], [Z], [R] traduit l’écoulement anarchique de l’eau,
par contraste avec les trois premiers vers où la présence d’occlusives et de groupes
consonantiques complexes tels que [pl] (7 occurrences en 3 vers) exprime la chute
régulière des gouttes sur le sol. A l’instar des onomatopées « plic plac ploc», la
structure-même de ce groupe consonantique mime le mouvement de la goutte d’eau,
l’impact ([p]) étant suivi d’un ruissellement ([l]) : cette métaphore mélodique (Fonagy,
1983 : 242) s’étend de manière filée à l’ensemble de la strophe. A l’occasion de notre
enquête écrite627, Narcisse a confirmé l’importance de cette recherche de musicalité
dans sa poétique. A la question « Les effets de musication sont-ils recherchés en
tant que tels dans tes textes ? », le slameur - musicologue de formation – a répondu :
« Oui, clairement. Et la musique est avant tout pour moi l’art d’organiser le temps, donc
je joue principalement sur l’aspect rythmique des sons et des mots. Le slam permet
d’aller plus loin que la chanson, qui reste coincée dans le carcan de la structure
musicale. Plutôt que d’écrire en octosyllabes ou en alexandrins, j’accentue des
assonances ou des allitérations pour créer une structure rythmique qui n’est pas
forcément synchronisée avec la structure rythmique de la musique qui accompagne mes
textes. »
Outre les effets sonores, c’est la structure métrique et prosodique qui impulse une
musique des lettres. Dans ce texte du rappeur marseillais Ysae, la structure
anaphorique s’ajoute aux rimes suivies dites équivoquées – parfois doublées de
rimes internes – pour renforcer la régularité d’un rythme binaire, avec une césure
classique à l’hémistiche (6 / 6) selon la règle propre aux alexandrins :
Lorsqu'à travers cette vitre // j'aperçois leurs regards,
Lorsqu'ils me tendent leurs mains // quand je descends du car,
J'ai l'impression d'un être // qui ne laisse rien paraître,
Sentiment de mal être,// envie de disparaître.
Quand je quitte mon pays,// j’suis alter-mondialiste,
Quand j'arrive sur leur terre,// nanti-capitaliste.8
627
En date du 15/05/10, voir en annexe III.7.
223
Si la voix peut jouer le rôle de signal identitaire (Barbéris, 2007 : 11) et en tant
que telle représenter un élément de stylisation, la musique des voix dans le slam
peut être analysée à la lumière de la notion de flow*. Dans son analyse du rap, Julien
Barret (2008 : 167-177) décline son analyse de ce concept autour de quatre traits
fondamentaux que sont le rythme – le tempo – du débit, l’articulation des sons, les
intonations (accents et variations de hauteur) et la voix (modulation du timbre).
L’articulation et les intonations sont sujettes à variations selon les accents régionaux,
ce qui engendre des différences notoires au sein de notre corpus en termes de
phonostyles (Léon, 1993). En outre, la voix semble tantôt chantée, tantôt
chantante628 : nous proposons cette dernière qualification pour rendre compte d’une
voix intermédiaire entre le parlé et le chanté, qui « chante malgré elle », c’est-à-dire
indépendamment d’un choix délibéré qui serait celui d’un chanteur proprement dit.
Notons que les alternances entre ces différentes modalités peuvent répondre, dans
le slam, à des exigences macro-structurelles. De fait, les refrains sont fréquemment
chantants ou chantonnés et se détachent le cas échéant de par cette modalité629.
628
Cette dernière modalité se rapprocherait de la « voix chantonnée » telles que l’a définie Fonagy (1983).
629
Voir par exemple le texte « Perpendiculaire » (Luciole, 2009) en annexe V.9.
224
Dans d’autres textes issus du premier album L’Hiver peul (2007) de ce slameur
d’origine sénégalaise, la musicalité est inhérente à des micro-alternances en langue
peule. Dans la lignée des griots africains, c’est alors la musique des noms qui se
déploie dès les premiers mots de ce texte éponyme :
« Je m’appelle Souleymane Diamanka dit Duajaabi Jeneba
Fils de Boubacar Diamanka dit Kanta Lombi
Petit-fils de Maakaly Diamanka dit Mamadou Tenen
Arrière-petit fils de Demba Diamanka dit Lenngel Nyaama, etc etc »
630
Voir en annexe VII pour la version intégrale.
631
Les italiques indiquent ici l’intervention du second slameur, visualisant l’alternance des voix – ou jeu
d’intervocalité (Zumthor, 1987 : 151) – dont les effets, en termes d’expressivité et de poéticité, sont décuplés.
632
Entretien du 24/09/10, voir en annexe III.9.
225
638
Par exemple lors du concert de Luciole à l’Internationale (voir entretien du 12/04/10 en annexe III.6).
639
Voir l’illustration de notre chapitre 8.
640
Voir l’illustration sonore de notre chapitre 8.
227
Conclusion partielle
641
Voir notre entretien avec Rouda en annexe III.2.
642
Expression empruntée au titre de Marinetti (1919), fondateur du Futurisme.
228
229
DEUXIÈME PARTIE
UN POTENTIEL NÉOLOGIQUE
Chapitre 6
Le mot slam
1
Antoine Faure/Tô, « Slam », in Le Slam, poésie urbaine, Editions Mango, collection « Albums Dada » (2006 :4).
2
Joanny (2008 : 182) ne dénombre pas moins de 78 formules désignant ce type d’évènement, nous livrant « en
vrac, le résultat de (sa) cueillette » : « Nuit de la poésie, lecture de poésie, lecture-rencontre, lecture-spectacle,
performance… ».
3
« On sait que le protéiforme est l’une des données fondamentales du poème. C’est peut-être là aussi son
intérêt quand on le porte à la scène. » (Joanny, 2008 : 182)
4
La résonance en est internationale, comme l’illustre le trophée de la première « Coupe d’Europe du slam » où
le mot apparaît aux côtés du mot « poésie » traduit dans toutes les langues des participants : poesie, poësie,
poésie, poesia, poesi, luule, poezija, költészet et poetry (voir la photo en page de garde de ce chapitre).
234
Après avoir réfléchi aux relations entre les mots rap et slam, nous analyserons
donc un corpus de définitions du mot slam, empruntées aux dictionnaires ainsi qu’à
d’autres sources paratextuelles émanant des slameurs eux-mêmes. Puis nous
envisagerons les associations lexicales privilégiées au sein d’un corpus d’articles de
presse et de certains textes de notre corpus, en vue d’en contextualiser les emplois.
Rap et Slam ont en commun l’expressivité de leur signifiant et sont tous deux
issus d’un verbe dont les différentes acceptions (voir infra) reflètent la complexité
sémantique. Si une autre interprétation peut être avancée pour RAP – comme
acronyme ou plus précisément sigle6 –, nous verrons que ce même procédé pourra
donner lieu à de nombreuses innovations lexicales autour du mot slam.
5
Selon le titre d’un article de J.-F.Sablayrolles (2002) : "Des néologismes au signifiant très significatif".
6
Cette hypothèse selon laquelle RAP serait un « rétro acronyme » pour « Rythm And Poetry » est évoquée par
Corinne Tysler (2007) et confirmée par des sites retraçant les origines et l’histoire de ce genre musical (voir en
sitographie) ou encore par Wikipedia. De notre point de vue, il s’agirait le cas échéant d’un sigle dont Corinne
Tysler énonce aussi une remotivation : « Rock Against Police ».
235
En premier lieu, notons que le lexème slam – comme le mot rap – se distingue
par une expressivité sonore inhérente à son signifiant : il comporte trois consonnes
pour une seule voyelle et une seule syllabe, par opposition au mot poésie qui à
l’inverse, comprend trois voyelles et deux consonnes pour trois syllabes orales. Aussi
la durée de réalisation de ces deux mots est-elle différente : très brève pour le
premier et plus longue pour le second. En d’autres termes, poésie sonne « coulant »
là où slam serait plutôt « chaotique » pour reprendre les adjectifs proposés par le
slameur Marco DSL7. Or force est de constater, avec Pierre Roger Léon (1993 : 55),
que :
« Les consonnes, parce qu’elles ont des points d’articulation plus précis que les
voyelles, fonctionnent davantage comme des éléments significatifs. »
Si l’hypothèse d’une origine onomatopéique est parfois évoquée pour rap8, le mot
slam est précisément répertorié comme onomatopée dans le Précis de lexicologie
anglaise de Jean Tournier pour indiquer un claquement sec (1985 : 88) et utilisé
comme tel dans des comics américains. En outre, il est remarquable que la voyelle
« a » – la plus ouverte du système phonétique du français – soit ici en position
centrale et donc accentuée. Sans verser dans le cratylisme, il semble alors que le
mot, à travers son expressivité sonore, soit emblématique de la forme d’expression
poétique qu’il tend à désigner : une poésie possiblement lyrique, mais néanmoins
concise et expressive, voire incisive, efficace comme un coup de feu ou un coup de
poing, et ouverte par essence à la diversité. Notons enfin la proximité phonétique
avec le terme slang désignant un argot pouvant aller jusqu’à l’insulte (slanging
match). Or si l’insulte n’est pas cultivée en tant que telle dans le slam - à la différence
de certaines formes de rap telles que les dirty dozens9 -, l’argot pourra néanmoins y
être intégré à la faveur d’une forme de métissage langagier10.
En ce qui concerne les signifiés, le tableau suivant rend compte des sèmes
communs (nous les avons soulignés) aux définitions du dictionnaire Longman pour
les mots rap et slam :
7
Entretien du 27/11/08. (voir en annexe III.3 )
8
Selon le Wiktionnaire (voir en sitographie) : « Du moyen anglais, probablement onomatopée. »
9
Voir notre précédent chapitre.
10
Voir notre chapitre 10.
236
Rap Slam
verb noun verb noun
Hit : to hit or knock Knock : a quick light hit Door (shut with a loud the noise or action of a
something quickly and or knock noise) door, window etc
lightly slamming
Say : (also rap out) to Music : a type of Put sth somewhere Grand Slam (also adj.):
say something loudly, popular music in whitch (with a fast violent 1.The winning of all of
suddenly, and in a way the words of a song movement) a set of important
that sounds angry are not sung, but sports competitions in
spoken in time to the same year
music with a steady 2. A hit in baseball
beat. which get four runs
3. The winning of all of
the tricks possible in
one game of cards,
especially in bridge.
Criticize : a word Crime (Am.informal) : a Hit with force (attack) Slam dunk (also verb)
meaning to criticize statement by the state 1. When a basketball
someone angrily used that someone is player jumps high
in newspapers responsible for a above the net and
serious crime/time throws the ball down
spent in prison as through it
punishment for a crime 2. American English
(to beat the rap = informal : a very
escape punishment) impressive act
Music : to say the Take the rap (for sth): Criticize (strongly) In the slammer (slang):
words of a rap to be blamed or in prison
punished for a mistake
or crime, especially
unfairly
Conversation (old Criticism : a rap Slam on the brakes : to
fashioned) : to talk in on/over the knuckles make a car stop very
an informal way to (informal) strong suddenly by pressing
friends criticism for sth you the brakes very hard
have done wrong
Rap sb over the 6. Not fair : a bum rap To slam the door on
knuckles : to criticize (Am.slang) unfair somebody’s face : to
someone, often treatment or shut a door hard/ to
officially, for something punishment rudely refuse to meet
they have done wrong someone or talk to
them
Tableau 1 : Rap et Slam d’après Longman dictionary of contemporary English
Julien Barret (2009 : 13) résume ainsi les principales acceptions du mot rap, sans
évoquer les sens se rapportant à la critique journalistique ou à la sanction juridique,
ce dernier s’appliquant plutôt au substantif :
« Les différents sens du verbe anglais to rap évoquent aussi bien le caractère scandé
du débit vocal que l’aspect rythmique de la musique. Le verbe signifie à la fois bavarder,
jacter et donner un coup sec, communiquer ou annoncer au moyen de coups »
Quant au mot slam dont les diverses définitions sont examinées très précisément par
le collectif 129H, il est glosé en ces termes :
« La combinaison des différentes définitions américaines pourrait donner : monter sur
scène pour projeter des mots qui claquent » (129H : 27, nous soulignons)
11
D’où le sens rapporté par Cyril Trimaille (voir notre précédent chapitre) de « se plaindre ».
12
« Claquer la porte aux symboles de l’oppression » précise Bastien Mot Paumés (Voir en annexe I.5).
13
Polysémie que les slameurs exploitent à l’envi comme en témoigne ce nom de collectif : « Les polysémiques »
14
Nous proposons ici une traduction du dictionnaire Longman (voir le tableau p.16)
238
brandis voire assénés, mais aussi l’impact, le choc éprouvé en tant que récepteur à
l’écoute de ces textes15 :
« Claque parce qu’entendre ou écouter un slam, c’est ressentir un impact intérieur, et
chelem parce que c’est à l’origine un tournoi de poésie. » (GdB, 2009 : 45)
15
Voir à ce sujet l’illustration sonore de notre chapitre 10 (extrait de l’entretien avec GCM).
16
Consulté le 30/07/10. Comme explicité au sein de notre chapitre méthodologique (2), le recours à des
ressources en ligne nous a été précieux, s’agissant de rendre compte d’un objet contemporain, en mouvement
et en devenir. Nous avons néanmoins utilisé cette ressource avec un recul critique de façon sélective.
240
Il est remarquable que certains de ces sèmes soient réactivés dans notre univers
contemporain, ne serait-ce
ce qu’à travers les
l cartes de Slam – représentant des
catcheurs – que les enfants et adolescents brandissent pour jouer dans les cours
d’école. On retrouve d’ailleurs un emploi répondant à l’acception
l’acception de chute (en
skateboard)) sous la forme d’un titre de littérature jeunesse : celui du roman de Nick
Hornby, paru en 2008 chez Plon, qui relate les aventures d’un jeune skateboarder.
Quant au jeu télévisé intitulé « Slam », créé à l’été 200917, il consiste
te en une grille de
mots croisés à remplir à l’antenne, soit en un jeu de lettres. Si un candidat décide de
slamer,, il s’engage à remplir toute la grille sans qu’aucune définition ne lui soit
donnée. En d’autres termes, le verbe slamer est ici assimilé à une
ne performance de
type lexicale et foncièrement ludique, même s’il s’agit d’une forme de match18. De la
même façon,, un jeu de plateau intitulé « Boogle slam » (en France, document 1) ou
19
« Scrabble slam » (aux Etats-Unis)
Etats propose un challenge aux participants qui
doivent épeler des mots le plus vite possible. Le flyer ci-dessous (MP,
( document 2)
illustre cette dernière acception en faisant allusion au Scrabble :
17
Slam était diffusé sur France 2 du lundi au vendredi à 11h00 du 29 juin 2009 au 2 septembre 2009,
remplaçant le jeu Motus (du même animateur) pendant l'été. l' Trois candidats s'affrontent pour répondre à des
questions ayant pour réponse des lettres de l'alphabet et doivent remplir une grille de mots fléchés.
fléchés [Source :
Wikipedia, le 18/11/10)]] Certaines réponses de notre enquête « Le slam en un mot » ont nt fait référence à ce jeu.
18
Il est précisé,
é, dans les règles du jeu, que deux manches se succèdent, suivies d’une finale.
19
Dans Boggle Slam!, des cartes permettent de construire un mot de quatre lettres. Il s’agit de faire évoluer ce
mots au cours de la partie en changeant les lettres une à une, un peu à la manière de Motus. Aux États-Unis
d'où le jeu est originaire, il s'appelle Scrabble Slam!
242
Après avoir situé l’apparition du mot « slam » dans l’usage et dans les
dictionnaires français, nous développerons une étude en synchronie de ce terme qui
peut encore apparaître aux yeux de certains comme un néologisme ou un emprunt. Il
s’agira donc de faire émerger, à travers un corpus de sources lexicographiques
croisées avec des définitions émanant des acteurs du slam, les traits, principaux et
secondaires, attribués à l’objet de notre étude.
20
Préface de l’anthologie Blah Blah Blah ! (2007)
21
Entretien du 7/11/07, voir en annexe III.1.
22
« Slam story : un aperçu du slam en France par Nada », article consulté sur le blog Webzine maker (voir en
sitographie).
243
Plus que le film « Slam », consacré la même année à Cannes et dont le titre
sonnait encore comme un xénisme, cet emploi dans la presse écrite marque une
étape décisive dans le devenir francophone de ce mot, même s’il s’écoulera près de
dix ans avant qu’il ne soit intégré au dictionnaire (voir infra). Pilote le Hot ne tardera
pas à déposer en son nom le mot « slam » à l’Institut National de la Propriété
Intellectuelle (I.N.P.I), acte peu conforme, au dire d’autres slameurs, à l’intention
première de « démocratiser la poésie » (129H : 21). Le mot n’en suivra pas moins
son cheminement au sein du lexique francophone, du xénisme à l’emprunt intégré –
potentiellement objet de dérivations – en passant par le stade de pérégrinisme. En
effet, si « le xénisme demeure un mot étranger mentionné dans son propre code », le
pérégrinisme représente une étape intermédiaire : « Entre les deux (xénisme et
emprunt intégré), il a connu un stade de pérégrinisme ; lorsqu’il renvoyait à des
réalités qui sont devenues familières en langue d’accueil. » (Gaudin, 2000 : 296)23
En vue d’une analyse en synchronie, nous nous appuierons sur un corpus de dix
définitions qui rendent compte d’une double approche – sources lexicographiques et
paratextuelles – et se répartissent ainsi :
- quatre définitions extraites de dictionnaires ou encyclopédies24 ;
- deux définitions issues de sites de référence ayant trait au slam ;
- deux définitions de collectifs de slameurs ;
- deux définitions individuelles de slameurs.
Depuis 2007, le lexème objet de notre étude constitue une entrée du Petit Robert
où il est défini en ces termes :
[slam] n.m. 1991 ◊ mot anglais, littéralemt « claquement » ■ Anglic. Forme d’art
oratoire consistant à déclamer de manière très libre des textes poétiques.25
Tournoi de slam n. slameur, slameuse
Il est apparu simultanément dans le Larousse (« Poésie orale, urbaine, déclamée
dans un lieu public, sur un rythme scandé. ») alors que les dérivés « slameur,
23
Voir dans la suite de ce chapitre ces différents stades illustrés (en diachronie) par notre corpus d’articles de
presse.
24
Aux deux définitions des dictionnaires en version papier s’ajoutent deux définitions collectées en ligne. Les
ressources Internet nous ont semblé particulièrement nécessaires en l’occurrence pour rendre compte du
caractère contemporain, et en tant que tel, évolutif, de notre objet.
25
Notons que l’édition 2012 du « Robert de poche » fait état d’un autre sème avec l’idée de narration :
« Poésie, narration scandée librement, de manière rythmée. »
244
sans enjeu ni compétition, avec un alibi convivial, " l'exception culturelle " à la française,
servant de signe de ralliement aux poètes hexagonaux : 1 poème dit = 1 verre
offert. (…)
Qu’est-ce qu’une scène slam ? Une scène Slam est un événement à l'occasion duquel
des poètes présentent leur travail et sont jugés par le public. Généralement
l'organisateur sélectionne les juges, qui doivent noter les poètes (une note de zéro à dix)
en fonction du contenu du poème et de la performance. Les rencontres de Slam se
déroulent dans des lieux publics, bars, cafés, salles de spectacles, MJC, cinémas,
toutes sortes de lieux pouvant réunir poètes et spectateurs. Le Slam permet aussi de
proposer de la poésie dans des espaces insolites ou inhabituels, tels que bureaux de
poste, librairies, médiathèques, écoles, hôpitaux, prisons ou marchés en plein air par
exemple. » 26 (nous soulignons)
26
Site de la FFDSP (voir en sitographie).
27
Voir en sitographie.
246
Si les règles originales sont formulées – avec cette différence de timing qui veut
qu’en province on dispose de cinq minutes sur scène, contre trois minutes sur une
28
Voir en sitographie le blog de ce collectif (nous soulignons).
247
scène parisienne – elles semblent s’effacer derrière l’enjeu véritable d’un moment
intense, riche en émotions et en énergie. Dès lors, le « laisser-faire » est la porte
ouverte à une diversité de styles qui fait toute la saveur et la singularité d’une slam
session.
De la même façon, la définition d’un Grand Corps Malade nous invite à prendre
des distances avec les fameuses règles dont il se défie entre parenthèses, la règle
d’or du slam étant l’ouverture à une pluralité d’approches reflétée par un oxymoron :
« Il y a évidemment autant de définitions du slam qu’il y a de slameurs et de
spectateurs des scènes slam.
- les textes doivent être dits a cappella ("sinon c’est plus du slam" ?)
- les textes ne doivent pas excéder 3 minutes (oui mais quand même des fois, c’est 5
minutes…)
- dans les scènes ouvertes, c’est "un texte dit = un verre offert" (sauf quand le patron
du bar n’est pas d’accord…)
Bref, loin de toutes ces incertaines certitudes, le slam c’est avant tout une bouche qui
donne et des oreilles qui prennent. C’est le moyen le plus facile de partager un texte,
donc de partager des émotions et l'envie de jouer avec des mots. (… ) Le slam est peut-
être un art, le slam est peut-être un mouvement, le slam est sûrement un Moment… Un
moment d’écoute, un moment de tolérance, un moment de rencontres, un moment de
partage. »29
Comme en témoigne la répétition du mot « moment », le slam se définit comme un
espace-temps partagé : espace privilégié pour une expression libre et ludique, temps
de partage et de rencontres. Il est un art de l’instantané, comme en attestent ces
deux mots proposés lors de notre enquête : « Instantané » (LK) et « espace » (B)30.
Porte ouverte aux métissages de toutes sortes, le slam s’inscrit aussi en tant que
porte « fermée au nez » de toutes formes d’oppression, comme nous le rappelle le
slameur grenoblois Mots Paumés, faisant référence aux origines du mouvement :
« L’objectif est de donner un espace d’expression à tous ceux qui souhaitent l’occuper.
Une façon de retrouver le pouvoir de la parole et de l’écoute, pour des gens qui en sont
habituellement privés, du fait de leur statut social, de leurs marginalités culturelles, de
leurs origines ethniques, de leurs opinions politiques, etc. Faire claquer les mots et
claquer la porte aux symboles multiples de l’oppression. (…) Qu’il s’agisse d’une lecture
(le slameur lit ses feuilles de texte sur scène) ou d’une interprétation (le slameur a appris
ses textes, ou il improvise), le slam se définit à l’origine, par l’absence d’instrumentation
et d’accessoires. (…) Le slam est un lieu de croisements, de partage de créations
variées, différentes. N’importe qui peut être slameur s’il/elle le souhaite. »31
29
Voir le site officiel du slameur (nous soulignons).
30
Voir aussi l’article « Le slam, c’est l’instantané » en annexe II.10.
31
Voir le document en annexe I.5 (nous soulignons).
248
déclamation,
performance
d’expression
Démocratisa
Mouvement,
compétition,
Art oratoire,
Rencontre,
contraintes
poétiques,
interaction
spectacle
Emotions
tolérance
Règles32,
claquent,
poèmes,
Mots qui
Tournoi,
partage,
explicite
collectif,
sonnent
Ecoute,
écriture
Poésie,
Liberté
oralité,
parole
-tion
Lieu
Petit Robert (PR) + + + (+) +
Petit + + + (+)
Larousse (PL) (urbai
ne/
lieu
public
)
Wiktionnaire (W1) + + + (+) +
Wikipédia (W2) + + + (publi + +
(1, que)
2, 3, +
4, (ville/
5) camp
agne)
FFSP + + + + + + +
(5) (lieux
public
s,
espac
es
insolit
es)
Planeteslam (PS) + + + + + + +
(1,
2, 3,
4,
5)
GCM + + + + + +
(2,
4,
5)
129H + + + + + + + +
(4)
La Tribut du + + + + + +
verbe (TV) (1,
2, 3,
4,
5)
Mots Paumés + + + + + +
(MP) (2,
3)
Total 10 7 5 5 4 6 6 (3) 4 7 6
32
Règles : 1/ Inscription préalable auprès d’un « MC » 2/ Texte dit a capella (pas de musique préenregistrée)
3/Absence d’accessoires ou de costumes 4/ Durée maximale = 3 minutes (5) 5/ 1 texte dit = 1 verre offert
249
analyse contrastive différenciant les sèmes génériques des sèmes spécifiques. Notre
propos n’est pas tant d’opposer le slam à la poésie ou même à la chanson que de
mieux cerner un objet qui nous paraît indissociable du contexte culturel contemporain
dans lequel il émerge, les définitions pouvant évoluer au sein de l’espace mondial34.
Dans cette perspective, nous nous situons dans une approche de contenus qui n’est
pas sans lien avec la sémantique du prototype de Rosh diffusée en France par
Kleiber35 et du réalisme expérienciel de Lakoff (1987) : en tant qu’objet de
représentations, le slam suscite des stéréotypes et les slams d’un Grand Corps
Malade tendent à être perçus comme emblématiques, voire prototypiques36.
33
Justifier le passage de l’analyse sémique à une analyse plus approfondie.
34
Nous avons envisagé (chapitre 1) les approches américaines, allemandes et espagnoles du slam.
35
« La sémantique du prototype rompt avec la conception classique, « aristotélicienne », de la catégorisation,
en proposant une théorie de la catégorisation nouvelle, qui ne fait plus de l’existence de propriétés communes
partagées par tous les membres la condition nécessaire à l’établissement d’une catégorie. De catégories dites
logiques, définies par une liste de conditions nécessaires et suffisantes, on passe à une analyse de catégories
dites naturelles, qui vise avant tout à décrire leur organisation interne et externe en relation avec leur
fonctionnalité. Le processus de catégorisation n’est plus alors la découverte d’une règle de classification, mais
la mise en relief de covariations et de similitudes globales et la formation de prototypes de référence. »
(Kleiber, 1990 : 14)
36
Nous nous démarquerons cependant de cette approche sur un plan poétique, en nous gardant de considérer
les slams d’un Grand Corps Malade comme prototypiques : « Le prototype est le référent qui paraît le meilleur
représentant de la catégorie ; ses propriétés sont considérées comme typiques de la catégorie. » (Mortureux,
1997 : 95).
250
37
Nous nous intéresserons aux combinaisons lexicales autour du mot slam (voir infra).
38
Ce point confirme les représentations communément partagées – du moins au sein d’une communauté slam
élargie aux amis des slameurs - selon notre enquête complémentaire : « le slam en un mot » (voir chapitre 3).
251
à la scène slam ou slam session en tant que dispositif plus ou moins ouvert
permettant à ceux qui le souhaitent de s’exprimer voire de participer à un tournoi de
poésie, mais aussi au slam en tant qu’art issu de ce dispositif mais pouvant se
dérouler dans d’autres cadres (albums, concerts, publications…)39. Enfin, nous
verrons qu’un slam peut désigner, par synecdoque, un texte de slam, soit un texte
slamé pendant une scène slam ou encore un texte de slameur. On pourra se référer
à ce propos à la définition complète proposée par le grenoblois Mots Paumés40.
39
Voir notre glossaire.
40
Voir en annexe I.5.
41
La première étant calquée sur l’anglais, la seconde rétablissant l’ordre conventionnel en français.
42
Interview de Marc Smith sur le site Arte.tv (voir en sitographie).
43
Ce corpus nous intéresse dans la lignée d’une sémantique du prototype, en tant que révélateur de
représentations associées au mot « slam » et diffusées dans les medias. En outre, ces articles attestent de la
vitalité et de l’évolutivité de notre objet de recherche dans les medias. L’intégralité des articles retenus au titre
de ce corpus sont reproduits en annexe II.
252
44
Nous avons justifié ce choix de recourir à des ressources en lignes afin de rendre compte de la
contemporanéité et de la vitalité de notre objet. Il nous a en outre permis d’accéder à une presse
internationale : Le soleil (S) est un site d’informations québécois. L’article consacré à Bas Böttcher a été
consulté sur le site de l’Institut Goethe (voir en sitographie). Le point.fr a été consulté pour l’article sur la
Coupe d’Europe de Slam, ainsi que le site du quotidien espagnol 20 minutos.
45
Les quotidiens suivants ont été retenus : La Croix, Le Dauphiné Libéré, Le Figaro, L’Humanité, Libération, La
Liberté, Métro, 20minutos (V). S’y ajoutent les hebdomadaires Le Monde des livres, Le Nouvel Observateur,
Télérama, Al Ayam, Le Point. Nous les désignerons par leurs initiales (C, DL, F, H, L, LL, M, V, ML, NO, T, AA, P)
suivies de l’année de parution de l’article.
46
La Liberté est un journal suisse Romand ; l’article nous a été transmis par le slameur Narcisse. Métro est un
quotidien distribué dans le métro de Montréal, l’article est consultable en ligne. Quant à la revue Al Ayam, elle
nous a été envoyée par Lauréline Kuntz, suite à notre entretien en date du 4/12/10.
47
Ils traitent des thèmes suivants : Les origines américaines, slam et rap, la mode du slam, la compétition et les
tournois « Bouchazoreilles », le Grand Slam National, la Coupe d’Europe de slam, le slam en Espagne.
253
Sur le plan de l’analyse des contenus, notre corpus de titres apparaît illustratif du
champ sémantique du mot slam dans le lexique français. En effet, les 52 titres de
presse obtenus en effectuant une recherche à partir du mot « slam » dans la base
documentaire informatisée de la BPI sont ainsi répartis :
- 5 articles traitent du roman Slam50 et d’un autre roman qualifié de slam littéraire : le
mot slam est ici employé comme indicatif d’un style51 ;
- 9 articles traitent de la sortie du film Slam en 1998 et un article de la diffusion du
documentaire Slam Nation (Paul Devlin, 1998) ;
- Les 37 autres articles ont trait au slam objet de notre recherche dont GCM (10
articles) est considéré comme l’emblème voire le prototype, se voyant qualifié de
« marathonien du verbe », « Villon du 93 » ou encore de « malade imaginatif ».
48
Même si les discours journalistiques sur le sujet n’ont pas nécessairement de valeur définitoire, ils nous
semblent néanmoins porteurs de représentations inhérentes à notre objet en tant qu’objet socioculturel.
49
Voir en annexe II.18 le tableau de titres issus d’une recherche dans les archives de la Bibliothèque Publique
d’Information (le 11/05/11).
50
« Attention, titre trompeur : le dernier roman de l’Anglais Nick Hornby, Slam, n’évoque en rien l’art vocal de
GCM. En effet, le terme « slam » désigne, dans le vocabulaire du skate-board, une grosse chute. » (L’Express, 29
mai 2008).
51
« Etrange roman, écrit en vers libres et mettant en scène des hommes, des chiens et des loups-garous, Crocs
constitue le premier « slam » littéraire. (…) Toby Barlow (…) a choisi d’employer une langue faite de vers libres,
une sorte de slam littéraire aussi surprenant que séduisant. » (Livres hebdo, 2008)
254
Notons que le premier article étudié (ML, 2004) est précurseur puisqu’il aborde le
slam comme « un phénomène de mode assez récent » à Paris tandis qu’ « à New-
York, on pratique la poésie orale depuis les années 90. ». Il s’intéresse donc aux
origines américaines du mouvement, sous la forme de joutes poétiques qui s’ancrent
dans un contexte urbain (« au milieu d’une petite rue aux murs couverts de graffitis »)
et visent une mixité socio-ethnique : « Latinos, Blancs, Noirs et Asiatiques viennent
s’affronter à coups de strophes. » Dans le cadre de ces « compétitions très
ritualisées, des poètes de tous bords montent sur scène pour donner voix – en trois
minutes et dix secondes – à des compositions éclectiques ». L’article suivant (NO,
2004) aborde, la même année, la question de la légitimité du Rap et du Slam –
orthographiés avec des majuscules – en retraçant leurs histoires respectives. Si le
rap « traîne derrière lui une mauvaise réputation », le journaliste cite l’exemple d’Abd
al Malik pour illustrer un renouvellement salvateur : « Le genre dont on annonce
périodiquement la fin ne cesse pourtant de se renouveler. ». Le slam est présenté
comme « son cousin très éloigné » : « un art du texte, du partage de la parole, a
capella, et non un genre musical. » Robert Migliorini revient sur les origines du slam
et cite l’anthologie de Serge Martinez, avant de conclure que « rap et slam ont acquis
droit de cité, après avoir cheminé longtemps à contre-courant. »52 Deux ans plus
tard, la sortie de l’album « Vibrion » (T, 2006) annonce la vague du slam : « Depuis
que le genre, ni rap clicheton, ni rimaille que vaille, a envahi l’Hexagone, ça scande
dans tous les coins, sans esclandre, sans tintouin, mais avec talent souvent. » note
le journaliste. Il s’ensuit une glose du nom de ce collectif marseillais autour du poète
Frédéric Nevchehirlian : « Vibrion, c’est une sorte de bactérie mobile, chantée en son
temps par Aragon lui-même53. Un patronyme adéquat pour ce quatuor vibratile » Et
le poète de préciser le dessein/design poétique : « Nous voulons sortir du cadre54,
être des poèmes qui se disent, des poèmes qui se lisent fort ». Collectif inclassable,
52
Cette affirmation nous semble discutable dans la mesure où le slam et le rap ne nous semble pas jouir de la
même reconnaissance en France. La question de la légitimité nous paraît plus problématique appliquée au rap
dont le caractère contestataire et le cheminement « à contre-courant » sont plus marqués. (voir le chapitre 5)
53
« Remuez, remuez désespérément, vibrions tragiques entraînés dans une aventure complexe. » est la
citation d’Aragon que l’on trouve dans le dictionnaire (PR) à l’entrée « vibrion ».
54
Nevchehirlian cite ici le premier vers de son texte « Large » (2005).
255
mais néanmoins catégorisé « slam » par le journaliste qui commence son article par
ces mots « Slam de fond ». Avec la sortie du premier album de Grand Corps Malade,
la voie (voix) est libre pour les « obsédés textuels » qui sont au cœur de l’article de
Télérama (2007). Dès lors, le slam apparaît au grand jour et « cette poésie urbaine,
devenue une alternative au rap »55 fait l’objet d’une véritable ruée56. Grand Corps
Malade est alors cité comme le principal acteur de ce succès qui gagne les
établissements scolaires où ce « filon pédagogique (qui) vire parfois au quiproquo. »
Dans un article intitulé « Plaisir des mots » (DL, 2007), Laurence Veuillen expose
une expérience d’atelier slam en collège. Dans ce contexte, la leçon de slam –
dispensée par le lyonnais Marco DSL – est valorisée comme « une grande
nouveauté dans l’Education Nationale ». Le slameur initie les élèves à plusieurs
techniques d’écriture rythmique et le tour est joué pour ainsi dire : « La langue
française devient un jeu. » De son côté, le slameur Narcisse (S, 2010) se livre à un
cours de slam, dont il précise qu’il s’agit non seulement de « frapper le mot, fouetter
le verbe, faire mousser la phrase », mais aussi d’ « être libre ». Faisant écho au nom
du journal romand, le slameur entend par là qu’il est important de se détacher de ses
modèles pour créer son propre personnage. Le nom de son spectacle « Regardez-
vous » constitue d’ailleurs un clin d’œil à son nom de scène. La liberté, c’est aussi la
licence poétique inhérente au slam : « L’utilisation de l’argot, du verlan, de l’ironie, de
la poésie sonore : tout est permis ou presque… » Enfin, Lauréline Kuntz a animé un
atelier au Liban qui s’est révélé une expérience très enrichissante comme le souligne
l’article paru à ce sujet dans la presse nationale (AA, 2010). Les participants y ont été
confrontés à une langue ouverte et vivante : « Ils se sont exprimés avec cette langue
qui jusqu’ici, pour la plupart d’entre eux, se présentait surtout sous forme de cours de
grammaire chronophages ou de dictées interminables. » Et le journaliste de préciser
que la notion de langue vivante prend ainsi tout son sens, à travers cette expérience
de la matérialité – et de la fertilité – des mots. Si « le Slam est une forme
d’expression artistique ayant pour terroir une langue et son vocabulaire et pour
terreau une dose d’imagination fertile », alors il va dans le sens du « combat que
55
Cette idée d’alternative nous questionne aussi : le slam ne se définit pas, nous semble-t-il, en creux par
rapport à un genre musical dont il se distingue par essence même si des points communs sont envisageables.
56
Notons qu’il s’agit là d’une métaphore filée, le slameur étant défini comme « chercheur de phases » par un
Grand Corps Malade, ce qui évoque, par métaphore in abstentia, un orpailleur.
256
mène la langue française pour consolider sa place de langue préférée des libanais. »
Ainsi l’expérience du slam peut-elle influer favorablement sur le rapport à la langue
en général et les représentations associées à la langue française en particulier,
hypothèse que nous nous proposons de vérifier dans la troisième partie de cette
étude.
Dans l’Humanité (2007), le slam est décrit comme « joute verbale » à travers le
collectif « Bouchazoreill’ » : « une expérience slam originale donnée sur une scène
transformée en ring de boxe. » Telle est aussi l’entrée choisie par Stéphanie Binet (L,
2007) qui évoque cette même « expérience » en termes de rock-poésie. Au-delà du
tournoi où « les slameurs s’affrontent dans un ring en improvisant sur un thème », la
journaliste décrit « une poésie moins scolaire et moins sage, plus habitée que les
quelques disques de slam disponibles aujourd’hui ». Le slam est alors appréhendé
en termes de « tribune politique » dont le principal objectif est de « faire circuler la
parole ». « On est plus proche du jeu de paume que d’une rencontre artistique »
conclut la journaliste. Quant à l’article du Point, il rend compte de la « Coupe
d’Europe de slam » organisée à Reims en décembre 2010 : le slam est ici décrit
dans sa dimension compétitive, l’évènement devant aboutir à la désignation du
« premier champion d’Europe de l’histoire du slam », et ce en présence du fondateur
Marc Smith. Enfin, la journaliste espagnole n’hésite pas à titrer « Bataille de rimes
poétiques » et à aborder à son tour le slam comme compétition. Elle souligne qu’il
s’agit là d’un mouvement qui contient le germe d’un renouvellement de la poésie
orale traditionnelle et qui est en passe de s’affirmer en Espagne57.
Portraits de slameurs
57
“Es une manera de darle una buena vuelta a la tradicional poesía oral y un movimiento que empieza a
afianzarse en nuestro país.” (C’est un moyen de donner une nouvelle forme à la poésie orale traditionnelle et
un mouvement qui commence à s’affirmer dans notre pays.)
257
premier (C), c’est un « slam arc-en-ciel, métissé » qui est mis en valeur, à travers les
« pages existentielles, à l’écriture dense », de celui qui est désigné comme
« chanteur urbain » ou encore « poète de l’urbain ». Le deuxième (F) se présente
comme une interview de ce « ciseleur des mots » qui définit le slam comme « art de
l’instantané » et « culture de l’oralité ». Dans l’article de Cyberpresse du 12 juillet
2008, Grand Corps Malade est présenté comme ambassadeur du slam au Québec,
ce qui permet d’aborder la question du slam francophone. Le portrait d’Ivy, titré « Il
danse avec les mots »58, le décrit non seulement comme « amoureux des mots »
mais aussi comme slameur engagé, qui plus est instigateur des scènes de « slam de
poésie » québécoises. Aux yeux du slameur, « le slam » - soit les scènes ouvertes
« à la française » - et « un slam de poésie » sont deux choses distinctes : « le slam
c’est une manière de s’exprimer, tandis que, dans un slam de poésie, c’est le public
qui s’exprime.» Si les deux peuvent coexister en un « slam métissé », ouvert à des
formes diverses, la journaliste souligne néanmoins, à l’instar d’Ivy, que le slam d’un
Grand Corps Malade « n’est pas du ‘vrai’ slam ». Dans l’interview de Bas Böttcher
(2009), le journaliste semble d’ailleurs hésiter entre « Spoken word poetry » et « slam
poetry », cette dernière formule étant reliée à l’art de la performance59. Au dire de
l’artiste allemand, les principaux ingrédients en sont le son, le temps et le sens
(« sound, time and meaning ») : « Combine sound and time and you have rhythm.
Combine rhythm with meaning and your work has the potential to convince…»
Aussi ce dernier article nous amène-t-il à nous interroger sur la distinction entre
slam poetry et spoken word poetry, le premier visant précisément à convaincre (voir
supra). La lexie « slam poetry » est employée à quatre reprises, contre trois
occurrences de « spoken word poetry ». Notons que « slam » n’est jamais employé
indépendamment de « poetry »60, ce qui semble témoigner d’un degré de figement
avancé dans cette expression, à la différence de ses emplois en français où le mot
58
Ce titre apparaît comme un détournement du titre de film : Danse avec les loups (1990).
59
“Above all the music of language can be heard in spoken word poetry, in which the art of performance is
inseparable from the act of creation.”
60
Constat corroboré par l’examen de flyers présentés dans l’ouvrage de Bas Böttcher « Die Poetry-Slam-
Expedition » (2009 : 122-123).
258
peut être utilisé de façon autonome. Le binominal61 « slam poetry » est convoqué
pour une désignation élogieuse du slameur allemand – « the prince of German slam
poetry » - mais aussi en référence aux origines américaines du slam et aux tournois
remportés par le slameur : « Böttcher Won the German Poetry Slam Prize time and
time again. » précise le journaliste. L’ordre des mots est ici inversé (Poetry slam) en
raison de la combinaison avec le terme « Prize ». Le titre de l’ouvrage cité comme
manuel scolaire (« school text book ») répond à ce même schéma syntagmatique,
les mots étant d’ailleurs séparés par des tirets selon les conventions propres à la
langue allemande : « Die Poetry-Slam-Expedition ». La lexie « slam poetry » est
aussi convoquée dans l’article espagnol (V, 2011), où elle est employée à 6 reprises
entre guillemets ou en italiques. Notons que le lexème simple slam n’est utilisé qu’à
trois reprises, avec une seule occurrence autonome (el slam). Les deux autres sont
intégrées à des polylexicaux tels sesiones de slam (« sessions de slam ») ou
campeonato (« championnat ») nacional de slam. L’utilisation du dérivé anglais
slammer (5) nous semble témoigner d’un degré d’intégration moins avancé qu’en
français où un dérivé a été créé62.
61
On peut cependant émettre l’hypothèse d’une utilisation adjectivale du lexème slam.
62
Cette hypothèse est corroborée par la consultation d’articles en ligne sur le blog du collectif madrilène (voir
en sitographie).
63
Nous avons inclus dans notre décompte le péritexte (titres et légendes de photos le cas échéant).
64
Nous avons comptabilisé les formes composées (slam-poésie, slam poetry, Slam tribu…).
259
attestés. Ces emplois traduisent une étape décisive dans le cheminement du mot
« slam » : il est ici objet de dérivations, mais la présence des guillemets attire notre
attention sur l’étrangeté de ces mots. Ainsi :
« L’étrangeté de la forme dit l’étrangeté de la chose » (Sablayrolles, 2002 : 102)
Une variation orthographique oppose les dérivés calqués sur l’anglais avec double
« m » (slammeur) aux dérivés conformes à l’orthographe attestée (slameur). Cette
hésitation graphique traduit la tension entre deux conceptions, la conception
américaine et le slam « à la française » qui se cherche encore65 :
« C’est au niveau de la connotation que tout se joue. La graphie anglo-américaine se
charge de valeurs traditionnellement associées aux Etats-Unis et les reporte sur l’objet
dénommé. » (Sablayrolles, 2002 : 106)
La seconde graphie – soit la graphie francisée – est cependant majoritaire : seules 5
occurrences (dont 4 au sein d’un même article) répondent à la première. Ainsi :
« Le rapprochement graphique dit la possible adaptation et tend à minimiser ce qui fait la
spécificité de l’objet, son exotisme. » (Sablayrolles, 2002 : 102)
Le tiret est employé à trois reprises pour des formules comme « slam-poésie » ou
encore pour souligner un néologisme formé par composition « slam-cap ? » En
revanche, notre corpus ne comprend aucune occurrence de « slam poésie » (sans
tiret), lexie complexe qui serait calquée sur l’anglais.
Détermination
65
Un slameur (Bastien MP : entretien du 2/04/09) nous a d’ailleurs renvoyé cette question orthographique :
« slamer » ou « slammer » ?
260
66
La formule traduite littéralement « session slam » est absente de notre corpus d’articles, mais présente en
filigrane (par homophonie) dans le texte « Obsession slam » (voir infra).
67
La formule « spectacle slam » apparaît dans l’article de La Liberté mais il convient ici de préciser le co-texte et
le contexte qui est celui de l’annonce dudit spectacle : « Spectacle slam, musique et vidéo »
68
Formule choisie par l’Allemand Bas Böttcher (en français) dans l’entretien qu’il nous a accordé.
69
Cette formule s’explique par le contexte et le co-texte : les élèves expliquent avoir choisi de suivre ce
« cours » pour « remonter (leur) note de français », l’atelier d’écriture étant proposé à l’initiative de deux
enseignantes. Narcisse précise qu’ « un cours de poésie aurait certainement attiré moins de monde ».
70
Une référence implicite au site planeteslam.com peut-être contenue dans cette lexie, qui fait aussi écho au
titre d’IAM : De la planète Mars. De même, « expérience slam » peut être mise en relation avec le sous-titre
« Slam experience » de l’album Bouchazoreilles, cité en fin d’article.
261
Dérivation et néologie
71
Notre corpus ne comprend aucune occurrence du terme anglais « slammer » utilisé comme substantif.
72
Dans un autre article (Le Point n°1960 du 8 avril 2010, hors corpus), Lauréline Kuntz est présentée comme
« comédienne slameuse » (légende de la photographie).
73
Nous avons relevé une autre occurrence de cet adjectif dans un emploi similaire : son spectacle « Dixlesic »
est qualifié de « one-man-show slammé » (Le Point, op.cit.)
74
On peut observer l’analogie avec « (i)slamiste ».
75
Voir nos prochains chapitres (notamment chapitre 9) pour plus de précisions sur ce concept.
262
76
Notons la récurrence de certaines de ces formules, telles « Tout feu tout slam » qui sera reprise comme titre
d’une compilation.
77
La graphie choisie (pour Slam Nation) fusionne les deux termes, d’où l’hypothèse d’une forme néologique
conçue par analogie à Damnation.
78
Voir notre chapitre 10 pour un développement sur ce point. « Petit corps malade », construit selon le même
schéma, est le titre d’un autre article (Le Nouvel observateur du 9 octobre 2008, p.107).
263
Nous avons observé une dimension réflexive propre au slam qui est souvent le
lieu d’une mise en abyme, d’où de multiples définitions et images intégrées aux
textes.
L’image du combat de boxe surgit parfois au détour d’un slam, comme un écho
aux précurseurs qui montaient sur scène tels des boxeurs79 :
« Mon slam, c’est comme Brahim Asloum, en somme,
J’assène des coups et j’assume !
Et même quand mes mots se répercutent, j’assomme !
Comme ses uppercuts… »80
Tel est précisément le nom - « Uppercut » - choisi par un collectif de slameurs81 :
« Coup d'poing d'une poésie orale rythmique musicale à la frontière du théâtre et du
concert/ Coup d'sample d'une musique qui pulse de la bouche à la boucle/ Coup d'état
d'une langue poétiquement engagée pour les gens d'aujourd'hui »
D’une manière générale, les slameurs défendent l’idée de la poésie comme
arme symbolique : « Nos rimes sont nos seules armes » scande Arthur Ribo en
introduction à la compilation Original Slam, poésies urbaines (2007). Le texte de
Grand Corps Malade intitulé « Attentat verbal » (Midi 20, 2006) constitue une
« entrée en slam » pour le moins abrupte en ce qu’il rend compte du caractère invasif
79
Voir aussi le flyer n°7 en annexe I.6.
80
Loubaki (David Loussalat), « Je vous présente mon slam », in Slam entre les mots (2007 : 87).
81
Sandra Brechtel de la Compagnie « Uppercut », message publié le 9/01/10 sur sa page Facebook.
264
voire explosif d’une scène improvisée dans un lieu public : « C’est quoi, c’est qui, ces
mecs chelous qui viennent pour raconter leur vie ? ». Tout se passe alors comme si
les auditeurs étaient pris en otage, ce qui n’est pas sans évoquer les performances
des slameurs de Chicago, surgissant de manière impromptue dans des lieux
inattendus :
« Le principe est clair : lâcher des textes là où et quand tu t’y attends pas
Claquer des mots un peu partout et que ça pète comme un attentat
Dans des salles ou en plein air, laisser des traces, faire des ravages
Va demander au 129H ce qu’on appelle le slam sauvage » (nous soulignons)
De fait, les images guerrières sont récurrentes dans des textes où le slam est
présenté comme un assaut, une attaque inattendue ou encore un « attentat verbal »
pour reprendre le titre du texte cité : les mots sont « lâchés », « claqués » puis on les
entend « résonner comme une bombe dans un bocal ». Dès lors, l’impact de cet
« homicide amical » sur le public apparaît essentiel : « On a faim de se faire
entendre, moi j’ai l’appétit cannibale ». La formule « slam sauvage » - associée au
collectif 129H dont fait partie le slameur Rouda - est ici développée à travers la
récurrence de verbes soulignant la violence de « l’accident » : « faire irruption »,
« débouler », « faire des ravages »… Il s’agit de jouer sur l’effet de surprise afin de
conquérir un public déstabilisé par l’ « interruption sonore », comme « giflé » par les
mots qui font irruption. L’incitation à participer à l’attentat est formulée de façon
insistante dans le slam, à l’instar d’un Grand Corps Malade qui, filant sa métaphore,
invite le lecteur à « s’enflammer » à son tour :
« C’est un poème, c’est une chanson, c’est du rap ou du slam
ça nous ferait tellement plaisir qu’après ce texte tu t’enflammes »
Dans « J’écris à l’oral » (2008), il relate sa première scène slam au sein d’un texte
apaisé mais toujours réflexif, où sont mis en abyme les principes fondateurs :
« Des êtres humains dans un café sont regroupés pour s’écouter
Ils prennent la parole un par un et mes oreilles sont envoutées
Des humains à égalité, chacun est libre de se lancer
Le principe est très simple, encore fallait-il y penser (…)»82
82
« J’écris à l’oral », Enfant de la ville, 2008.
265
Dans la compilation intitulée Tout feu tout slam (2006), Ami Karim développe la
métaphore de la recette pour décrire la magie du slam :
« Evidemment, je vais pas te mentir, on fait attention à la forme. / Dans nos shakers on
met des rimes, des métaphores / et de la grammaire dans la norme »
Le texte se fait ensuite conatif, invitant l’auditeur à passer à l’action, à rejoindre la
slam family :
« Je te dis pas que c’est facile, mais je t’assure que ça vaut le coup.
Et on sera là pour t’accueillir si tu veux faire partie du crew »
83
Il est problable que ce slam fasse référence aux ex-toxicomanes et pionniers du slam français qui se
réunissaient autour de Nada dès la fin des années 90 (voir notre chapitre 1).
84
« On réinvente les lendemains et chaque parole est comme un acte. » (« Je parle votre langue », 2007)
85
« Le conte des mille et une peines » (Rouda, 2007) : voir en annexe IV.4.
266
Outre les emplois relevés et commentés précédemment, nous avons soumis une
partie de notre corpus à un relevé systématique des occurrences du lexème
« slam ». L’album de Rouda (2007) en compte sept, à commencer par la formule de
« slam sauvage » citée comme emblématique de son collectif. Les autres
occurrences révèlent :
- un emploi en association avec le substantif « soirée » (« soirées slam »)86 ;
- un emploi mis en relief par une rime interne : « Ce n’est qu’du slam, messieurs
mesdames »87 ;
- un emploi au sein d’un contexte parodique : « Appelez ça du rap de la soupe
du spectacle ou du slam »88 ;
- un emploi verbal et fléchi sous la forme d’un participé passé : « j’ai tellement
rappé et slamé »89 ;
- un second emploi verbal non fléchi : « je slam sur douze temps »90 ;
- un emploi du dérivé « slameur » : « on a beau être rappeurs sans oublier
d’être bêtes / peut-être slameurs pour les esthètes »91.
Notons que dans trois cas sur sept, le cotexte fait référence au rap, ce qui semble
indiquer un positionnement relatif du slam par rapport à ce dernier.
86
« Le hurlement du sourd », Musique des Lettres (2007) : « Parce qu’en six ans, ouais j’en ai fait des soirées
slam / Dans ces cafés à savourer tous ces instants qui caressent l’âme ». Dans ce contexte (celui de l’album et
un contexte socio-culturel où le mot était encore peu diffusé), l’emploi du lexème – souligné par une rime
léonine – revêt une importance particulière (comme pour « Attentat verbal ») : il nous semble avoir une portée
quasi-initiatique, au sens premier du terme puisque ce slam constitue l’ouverture de l’album, et par là-même,
vise à ouvrir un horizon d’écoute adéquat.
87
« Juste une période de ma vie », en duo avec GCM (2007). Nous soulignons.
88
« Les blancs ne savent pas rapper » : voir le chapitre 5 pour l’étude de ce texte.
89
« Je suis un grand mytho » (2007).
90
« Train de vie poétique » (2007) : l’orthographe est celle du livret accompagnant le CD.
91
« Les Blancs ne savent pas rapper » (2007).
267
Comme l’indique son titre, le texte « Le Slam » d’Antoine Faure (Tô)93 résonne
comme un manifeste du mouvement. De fait, il ne comporte pas moins de 32
occurrences de cette lexie, dont 11 sous la forme du verbe dérivé et conjugué – au
présent de l’indicatif et de l’impératif – sur la base d’un verbe du premier groupe :
«(je) slame ». Ce texte nous semble avoir une valeur emblématique, tant dans sa
forme que dans ses contenus. Notons que la répétition – amplifiée par des jeux de
voix – du mot « slam » – dont on ne distingue pas les formes verbales et nominales à
l’oral – détermine l’empreinte sonore, soit la structure phonétique du texte. La
92
Voir à ce sujet notre chapitre 14.
93
Voir le texte en annexe IV.2.
268
94
Le terme riddim, déformation de l'anglais rhythm (« rythme ») provient du patois jamaïcain. (d’après
Wikipedia, consulté le 10/12/10)
95
Voir le chapitre 10 pour un développement à ce sujet.
269
chapitre semble en outre faire écho à l’analyse sémantique du mot slam, dont trois
des principales acceptions sont rappelées (« Pour toutes les portes fermées au
nez… »). Enfin, l’idée d’une libération par les mots n’est pas sans évoquer le film
éponyme de Marc Levin : « Et la rime est ma lame contre le crime. Le crime ? Ce
cercle intime, ces barreaux que je lime »
Le texte « Slam obsession » de Marco DSL et Barbie tue Rick (2006) illustre la
productivité voire la créativité96 inhérente à ce mot. Le nom du collectif auquel
appartiennent ces deux slameurs lyonnais est un premier exemple de création
lexicale avec la rétro-siglaison du mot : « Section Lyonnaise des Amasseurs de
Mots »97. Au seuil du texte, une autre manifestation de créativité apparaît avec cette
unité binominale (« slam (ob)session ») qui donne son titre et son refrain (5
occurrences à chaque refrain) au texte. Au sein du slam lui-même98, des formes
néologiques sont générées à partir de ce mot. « Cahiers mal slamés » et « mur des
slamentations » sont des exemples de délexicalisation appliquée à des lexies
complexes, mais le détournement peut aussi opérer sur des unités textuelles :
« Scions, slamons, qu’un son impur abreuve nos sillons »99. La slameuse Barbie tue
Rick se plait à néologiser à partir du mot « slam » comme en témoigne cet autre
exemple :
« Et si c’est ça qui t’émoustille, j’serai slamnifère pour qu’tu roupilles… »100
96
Nous reprenons ici la distinction rappelée par Bauer (1983 : 63) qui définit la productivité “as rule-governed
innovation, as opposed to creativity, which is said to be rule-changing.”
97
Un collectif suisse a eu recours à ce même procédé (avec ajout d’un « A » pour le féminin): « Société
Lausannoise des Amateurs et Amatrices de Mots ». Nous proposerons aux élèves de se livrer à une recherche
lexicale similaire (voir notre chapitre 12).
98
Voir en annexe IV.2.
99
Chacun reconnaitra ici ce refrain de la Marseillaise : « Marchons, marchons, qu’un sang impur abreuve nos
sillons ». Ce palimpseste sera analysé plus précisément dans notre prochain chapitre.
100
Barbie tue Rick, « Bouffonne », in Textes à claques (2010 : 39).
101
Ce mot figure, entre autres formations verbales néologiques : « je concerte, je musiciente, je portraite, je
contactise, je biographise, je pagedaccueille ». (voir le site du slameur)
270
106
102
Mots-valises fondés sur l’aphérèse du second constituant (magazine, bibliothèque). Voir notre chapitre 8.
103
Voir sur le site de ce collectif, rubrique « Ressources » (voir en sitographie) pour un développement sur ce
dispositif qui s’articule autour de trois axes : exposition, transmission, création.
104
Mot-valise ou amalgame selon la terminologie de Tournier (voir notre prochain chapitre), résultant de slam
+ América (l’accent indiquant que ce dernier composant est espagnol).
105
Le titre de Marco DSL et Barbie TR (« Ob-session slam », voir supra) joue aussi sur la frontière de ces mots.
106
La formule « C’est slam » est homophone de « Se slam » (forme tronquée par apocope de « session slam »).
107
Voir en annexe I.6.
108
Slam session (calqué sur l’anglais), scène slam, scène ouverte, scène (de) slam-poésie, slam de poésie, soirée
slam, tournoi ou grand slam, cabaret slam, nuit du slam ont été relevés dans un corpus de 24 affiches ou flyers.
271
général109 ; d’autre part, celui d’une certaine créativité autour de ce mot intégré à de
nombreuses délexicalisations ou défigements de collocations : « Saison slam »
(session slam) « Slam dirait bien » (ça m’dirait bien), « Dis-moi dix mots dans tous
les slams » (dans tous les sens), « Au slam citoyens » (Aux armes citoyens), « Je
slam donc je suis » (Je pense, donc je suis). Ce dernier détournement illustre une
forme verbale non fléchie – soit un exemple de néologie combinatoire – comme dans
cet autre exemple d’emploi verbal transitif : « Slam la confiance ». Dans ce contexte,
la néologie semble bien assurer une fonction d’ « appât » (Sablayrolles, 2000 : 372),
tout en permettant d’établir une connivence a priori. Dès lors, toutes les conditions ne
sont-elles pas réunies pour ouvrir un horizon d’écoute et par là-même un espace
potentiellement néologène pour les slameurs qui vont se succéder sur la scène ?
Conclusion partielle
109
Voir le relevé en début de chapitre.
272
273
Chapitre 7
Fondements,
facteurs, formes
et fonctions de la
néologie dans le slam
Dans son Cours de Linguistique générale (1916), Saussure affirmait déjà que le
dynamisme créateur réside dans la parole, dans l’activité langagière de chaque
individu, plutôt que dans la langue :
« C’est dans la parole que se trouve le germe de tous les changements ; chacun est
lancé d’abord par un certain nombre d’individus avant d’entrer dans l’usage. Mais toutes
les innovations de parole n’ont pas le même succès et tant qu’elles demeurent
individuelles, il n’y a pas à en tenir compte, puisque nous étudions la langue ; elles ne
rentrent dans notre champ d’observation qu’au moment où la collectivité les a
accueillies. » (1973: 138)
Voilà posée d’emblée la question du devenir – langagier et/ou linguistique – de ces
innovations. Dans la théorie de Chomsky, le rapport entre la créativité, l’usage et la
norme se résout à travers l’opposition entre compétence et performance111. Or le
slam semble résolument s’inscrire du côté de la performance, même si la polysémie
de ce terme est à interroger112 : parole et performance, parole performancielle, n’est-
il pas en tant que tel un lieu privilégié de créativité ? D’où notre hypothèse d’un lieu
d’inventilation113, soit d’une créativité lexicale susceptible de se manifester sous des
formes diverses, à l’image du mouvement lui-même. Hypothèse corroborée par ces
« allitérophiles » de slameurs, dont rien n’altère l’ardeur ni le dynamisme créateur,
telle Lauréline Kuntz « mickael-jacksonnifiée »114. Pour autant, et même si certaines
de ces créations sont d’ores et déjà reprises et diffusées – ou en passe de l’être –
l’avenir de ces lexies néologiques reste incertain. Dès lors, la question se pose du
rapport entre création individuelle et diffusion au sein de la collectivité, au-delà du
cercle d’initiés de la slam family : dans quelles conditions une création intégrée à un
slam est-elle susceptible d’accéder à la « félicité lexicale » (Sourdot, 1998) ?
Après avoir exploré les concepts ayant trait à la créativité lexicale et les avoir
réactualisés comme il se doit pour rendre compte d’un objet contemporain, nous les
110
Marco DSL/Barbie tue Rick : « Slam obsession » (2006). Le texte intégral est reproduit en annexe IV.2.
111
Il ne s’agit là que de jalons bien connus que nous jugeons cependant utile de rappeler à l’orée de ce chapitre
afin de baliser les fondements théoriques de la créativité lexicale.
112
Voir notre glossaire ainsi que le chapitre 4 pour le sens de Zumthor appliqué à la poésie médiévale (1987 :
248) et le sens moderne appliqué à des actions artistiques « publiques et éphémères » (Espitallier : 2006 : 228).
113
Néologisme issu de deux mots créés par Lyor (« inventiler ») et LK (« inventivation »). Voir notre chapitre 3.
114
Voir la photo en page de garde de ce chapitre, la comédienne-slameuse proposant elle-même ce terme.
276
115
Nous entendons par là une capacité à repérer des phénomènes d’homonymie et d’homophonie partielle.
116
Il ajoute « les néologismes de langue » : « formations verbales qui ne se distinguent nullement des mots
ordinaires du lexique au point qu’ils ne se remarquent pas lorsqu’ils viennent d’être employés pour la première
fois. » (43) Cette distinction nous semble renvoyer à l’opposition entre créativité et productivité (voir infra).
277
plus répandu ». En outre, « elle est liée à l’originalité profonde de l’individu parlant, à
sa faculté de création verbale, à sa liberté d’expression.» Ainsi :
« Elle est le propre de tous ceux qui ont quelque chose à dire, qu’ils sentent bien à eux,
et qu’ils veulent dire avec leurs mots, leurs agencements de mots. » (1975 : 41)117
Les entretiens réalisés avec des slameurs ont montré l’importance décisive – voire
définitoire – de la liberté d’expression alliée à la recherche d’expressivité dans le
slam. Dans ce contexte, l’exercice de la créativité lexicale n’a-t-il pas valeur
d’emblème pour cet art de la parole libre ? Certes, Guilbert n’ignore pas que la
création littéraire est régie par des codes qui renvoient à « une certaine pratique
sociale de la littérature », mais il suggère néanmoins d’ouvrir cette définition :
« Rien n’interdit, cependant, de définir la création néologique littéraire à travers toute
activité verbale donnant lieu à un texte écrit. Cette définition englobe notamment toutes
les formes nouvelles apparues dans la presse écrite et même dans les énoncés diffusés
par la radio et la télévision. » (1975 : 42, nous soulignons)
Si le slam relève bien, a priori, de la création néologique dite littéraire118,
l’interpénétration des niveaux de langue constitue l’un des traits caractéristiques
d’une invention verbale qui « peut prendre la forme spontanée de l’expression
argotique aussi bien que celle du raffinement littéraire. »(1975 : 52)119 Après avoir
cité des exemples de la fantaisie verbale d’un Ionesco ou d’un Michaux révélant la
fonction poétique de la langue, Guilbert envisage la néologie comme une
manifestation d’énonciation (47) et souligne l’exigence de communicabilité. En effet,
« les créateurs de néologismes éprouvent le plus souvent le besoin de s’assurer de
la compréhension des destinataires du message. (48) Cette préoccupation est
manifeste chez la plupart des slameurs qui soulignent parfois le jeu de mots d’un
geste éloquent de la main – invitant à la réflexion – ou d’une incise manifestant cette
recherche de connivence que nous traduirons par la notion de fonction colludique120.
117
Nous soulignons : Guilbert souligne ici l’importance potentielle de la combinatoire dans la créativité.
118
S’agissant cependant d’une littérature orale où s’interpénètrent le cas échéant l’oral et l’écrit, le texte écrit
donnant lieu à une activité verbale.
119
Nous y reviendrons quand nous traiterons du métissage lexical et langagier appliqué au corpus GCM. (voir
notre chapitre 10)
120
Voir à la fin de ce chapitre pour un développement sur ce sujet.
121
Dans le slam les termes de « Bouchazoreilles » (titre) et de « Boutchou » (pseudonyme) constituent des
exemples de ce type de néologie par coagulation phonétique avec transcription d’une liaison erronée.
278
Alain Rey, dans un article des Cahiers de lexicologie datant de 1976, s’interroge
sur le concept-même de néologisme : ne s’agit-il pas d’un pseudo-concept ? La
réponse apportée à cette question initiale sera finalement négative : « On pourra
considérer qu’il s’agit d’un concept pragmatique, méthodologique, sans doute trivial,
mais non pas d’un pseudo-concept. » (17). Le linguiste énonce néanmoins les
problèmes soulevés par ce concept de néologisme qu’il définit d’emblée
122
Guilbert établit ici une distinction entre xénisme et pérégrénisme : le xénisme (1975 : 92) est « le terme
étranger qui reste toujours étranger » ; le pérégrénisme (93) « vise le terme dans la première phase de son
installation », et qui n’étant « même plus perçu comme étranger, (…) est intégré morpho-syntaxiquement en
tant que base de dérivés ». La trajectoire du mot « slam » (voir notre précédent chapitre) illustre ces concepts.
123
« Le principe de la néologie syntagmatique réside dans la combinaison de plusieurs segments reconnus
comme signes différents, c’est-à-dire comme union d’un signifiant et d’un signifié. » (101)
279
comme « une unité nouvelle, de nature lexicale, dans un code linguistique défini. »
(1976 : 4) A partir de cette amorce de définition, il met en évidence trois types de
difficultés :
« Premièrement, de quelle unité s’agit-il ? Puis, de quelle nouveauté ? Enfin, quelle
définition du code (ou du système) est la plus pertinente, et quels sont les rapports entre
l’unité néologique et l’ensemble où elle se manifeste ? » (1976 : 4)
En effet, ce concept implique non seulement de délimiter l’unité lexicale, mais aussi
d’envisager le sentiment néologique124, et enfin de réfléchir au contexte ainsi qu’au
cotexte dans lequel surgit le néologisme, que d’autres ont analysé en termes de
zone néologène125. Guilbert avait déjà observé que « la création de néologisme ne
peut être dissociée du discours tenu par le créateur, individu intégré à une
communauté, s’exprimant dans une situation donnée. » (1973 : 18) Quant à l’unité
lexicale envisagée, elle ne saurait s’étendre, d’après Alain Rey (1976 : 10), à une
unité phrastique : « On peut admettre provisoirement qu’il peut être un groupe
syntagmatique, aussi complexe qu’on voudra, mais pas une proposition ni une
phrase. » précise-t-il. Enfin, la « nouveauté » du néologisme pourra être caractérisée
selon le linguiste par trois qualités : formelle, sémantique et pragmatique.
Jean-François Sablayrolles, revenant sur cet article d’Alain Rey, confirme que
« le concept de néologie est un vrai concept, pertinent pour l’étude du lexique »
(2006 : 146), même s’il doit être appréhendé dans toute sa complexité :
« Ce n’est pas, pour reprendre le jugement d’Alain Rey (1976), un pseudo-concept, mais
un concept variable selon les centres d’intérêt de ceux qui s’en occupent. » (1996 : 39)
Il s’agit en outre d’un concept scalaire, d’un continuum au sein duquel on pourra
repérer des degrés divers de néologicité :
« la néologie n’est sans doute pas un concept discret, mais comporte plutôt différents
degrés sur une échelle » (Sablayrolles, 2000 : 13)
Concernant la nature de l’unité linguistique pertinente – soit le logos de néologie –, il
propose d’adopter le terme de « lexie », là où « mot » et « morphème » semblaient
inadéquats : « Les lexies sont de plusieurs types : simples, affixées, composées,
prépositionnelles, complexes et phrastiques. » (2006 : 141). Nous reprendrons à
notre compte cette terminologie inspirée de Tournier, appliquée à la lexicologie
124
Voir à ce sujet l’article de Gardin et al. (1974) : les auteurs évoquent précisément la néologie en termes de
pseudo-concept : « L’intervention de cette théorie dans les faits de langage détermine un domaine soumis à la
théorie et un domaine nommé mais non défini, c’est-à-dire un pseudo-concept. »
125
Article cité (Gardin et al., 1974).
280
La question de l’hapax
126
Tournier (1985) distingue : lexies primaires, affixées, composées, prépositionnelles, lexies complexes
(jusqu’à la phrase lexicalisée) et textuelles.
127
Nous verrons que ce phénomène est plus fréquent dans notre corpus, s’agissant d’apocopes ou d’aphérèses
fréquentes dans la langue populaire (corpus GCM), ou encore d’onomatopées (voir notre chapitre 10).
128
Le slameur Mots Paumés nous a confié s’être rendu compte qu’une autre slameuse (Barbie TR) avait trouvé
le mot « déglinguistique » qu’il a intégré à l’un de ses textes (enquête du 02/04/09, voir en annexe III.4).
281
Dans un ouvrage récent consacré aux Verbes sages et verbes fous (2010),
Michel Arrivé revient sur cette question du devenir des néologismes tout en nous
mettant en garde contre les dangers de la « futurologie linguistique » :
« Les aventures de la langue sont difficilement prévisibles : les quelques imprudents qui,
dans le passé, ont succombé à la tentation de la futurologie linguistique, se sont, sans
exception, lourdement trompés dans la quasi-totalité de leurs prévisions. » (2010 : 6)
Mais la littérarité de ces mots inventés n’est-elle pas un gage de leur diffusion ?
La question de la poéticité
Gaudin et Guespin (2000) ont exposé l’histoire des lexèmes néologie, néologique
et néologisme qui remontent au XVIIIème siècle :
« La série de mots formés sur neos et logos s’implante en français au XVIIIème. Les
attestations dont nous disposons ne suivent pas la logique de la dérivation : néologique
est attesté en 1726, néologisme en 1734, néologie en 1758. » (2000 : 233)
Le terme de néologisme désignait alors « une forme de préciosité, une affectation
dans la manière de parler », avant l’apparition du mot néologie au sens « d’art,
d’activité langagière consister à créer, à utiliser des mots nouveaux ». Le premier ne
prendra son sens linguistique qu’à la fin du XIXème siècle et sera attesté, en 1900,
dans le vocabulaire de la psychiatrie pour désigner un mot créé par un délirant. (235)
129
Titre d’un poème de son recueil posthume Soleil de nuit (1980).
130
Cité par Grésillon (1994 : 33).
283
131
Ce mot est constitué de 182 symboles :
λοπαδοτεμαχοσελαχογαλεοκρανιολειψανοδριμυποτριμματοσιλφιοκαραϐομελιτοκατακεχυμενοκιχλεπικοσσυ
φο- φαττοπεριστεραλεκτρυονοπτεκεφαλλιοκιγκλοπελειολαγῳοσιραιοϐαφητραγανοπτερυγών
132
“Wenn-er-sich-nicht-meldet-meld-ich-mich-nicht-loop” (2009 : 36).
133
Celui-là est un éminent créateur de mots-valises tels que le célèbre « gargamelle » (gargantua + gamelle),
mais aussi « empaletoquer » (empaler + paletot+toqué), « hypocritiquement » (hypocrite + critique),
« météorique » (météore + théorique)…
134
Voir par exemple la Fable L’Aigle, la Laie et la Chatte, où le poète fabrique les adjectifs marcassine et
aiglonne à partir des substantifs marcassins et aiglons (Fables, III, 6). Dans L’Ane chargé d’éponges, celui-là est
qualifié d’« épongier ».
284
135
Voir notre prochain chapitre pour une analyse plus précise de ce concept.
136
Ces recherches seront poursuivies par le Lettrisme qui succèdera au mouvement Dada, et par certains
poètes sonores.
137
LHA, « Hardcorps et âme » (voir la citation mise en exergue de cette partie et le slam intégral en annexe V.6)
285
Dans le slam, la néologie apparaît aussi comme un moyen de tisser des liens et de
métisser une langue mouvante : « source de créations incessantes que les individus
attendent impatiemment afin de pouvoir mieux communiquer l’ancien et le
moderne. » (Boulanger, 1990 : 237) Tel est bien l’enjeu du slameur cité (LHA) et de
son archéonéologisme, mot-valise oxymorique. Et le linguiste de conclure :
« A condition d’avoir foi en sa langue, créer en français, néologiser en français, n’est pas
une utopie ni un rêve interdit, comme l’histoire de cette langue l’a prouvé à de multiples
reprises. C’est une manière d’occuper de nouveaux territoires fertiles, de voguer sur les
flots de la modernité, de s’assurer le respect des autres… » (Boulanger, 1990 : 238)
Françoise Gadet, dans un article publié en 2008, s’est intéressée « aux impacts
linguistiques et langagiers de certaines innovations technologiques », et notamment
aux phénomènes d’interpénétration entre oral et écrit. Dans la lignée de Gumperz,
elle a souligné que certaines activités impliquent les deux ordres, et donc des
moments de passage de l’un à l’autre. Dans le slam comme dans d’autres types
d’« évènements discursifs élaborés », un écrit précède un oral. De fait, « le passage
de l’écrit à l’oral épouse la forme d’une oralisation d’un texte rédigé avec l’objectif
d’être délivré par oral. » (2008 : 134) Or il ne s’agit pas tant de pénétration de l’oralité
dans l’écrit que de « manifestation de l’immédiat dans le graphique. » (135) Les
formes modernes d’écriture se caractériseraient en ce sens par le fait que les
« procédés linguistiques de l’immédiat, surtout présent dans l’oralité, se voient moins
censurés que dans une écriture plus élaborée »(135). Loin d’en conclure qu’il s’agit
là d’une écriture peu « élaborée », nous verrons qu’elle intègre, au cœur même de
son élaboration, des procédés qui relèvent d’une poétique de l’immédiateté. Avec les
possibilités nouvelles portées par les nouveaux media, les propriétés des deux
ordres se voient ébranlées et l’immédiat graphique se traduit par un foisonnement de
néographies (138). Nous verrons que le slam, en tant que forme d’écriture orale,
n’est pas hermétique à ces possibilités nouvelles induites par les nouveaux canaux.
Françoise Gadet conclut que « nous nous trouverions ainsi à un tournant culturel » et
évoque la possibilité du retour à un primat de l’oralité, cette dernière tendant à être
réinventée sur de nouvelles bases. Quant à Michel Arrivé (2010 : 8), il envisage les
potentialités créatives offertes par ces nouveaux media :
« C’est sur la Toile que se déchaînent aujourd’hui les compétences néologiques, à peu-
près complètement libérées des contraintes que comporte la manifestation écrite
traditionnelle.»
286
Medium
C’est d’abord le medium poétique même qu’il nous faut envisager pour en faire
ressortir le potentiel créatif. Dans un article intitulé « Naissance d’une notion : la
médiopoétique » (à paraître), Jean-Pierre Bobillot explore les potentialités poétiques
inhérentes au medium :
« Loin de se réduire à un « support » ou à un « vecteur » inertes, le medium, s’il ne
constitue pas à proprement parler « le message », y joue incontestablement un rôle,
incitatif autant que limitatif : il le conditionne, il en est le conditionnement autant que la
condition – et, s’agissant de poésie, le condiment. Il le contraint et le permet (le suscite,
même). »
138
« Cette observation conduit à une autre présentation des résultats : on appelle zone la séquence la plus
longue soulignée par le groupe en tant qu'informateur collectif (dans ce cas précis : « ne manque pas de
surface internationale ») et foyer la séquence la plus courte commune aux différents relevés (ici, « surface »). »
(1974 : 48-49)
139
« Aujourd'hui on tend vers une définition de l'argot d'un point de vue sociologique, sociolinguistique et
linguistique ; on peut parler de structure et dire " ceci est de l'argot ", de pratiques (d'utilisations qui en sont
faites) et on peut socialement identifier les groupes qui sont argotogènes. » (interview consultée en ligne, voir
notre sitographie).
287
S’agissant du slam, nous avons pu démontrer qu’il était par essence une forme non
médiatisée de poésie, même s’il peut donner lieu à des formes secondes
médiatisées telles que l’enregistrement, la publication ou encore le clip poétique ou
la Text box de Bas Böttcher. A ce stade de notre réflexion, il nous apparaît
cependant que la langue est le premier medium140, la voix permettant son
incarnation : Jean-Pierre Bobillot parle à ce sujet de sémio-medium141 et de bio-
medium, qu’il distingue des techno-media soit de l’appareillage technologique
nécessaire à l’enregistrement. Le concept de constellation médiologique142 semble
particulièrement apte à rendre compte de notre objet qui intègre un ensemble de
composantes diverses :
« Le slam, comme toute poésie scénique, relève d’une telle constellation, incluant du
sémio-medium (langue, éléments relevant de la « fonction poétique », etc.), du physio-
medium (l’espace et les vibrations de l’air entre poète/lecteur et auditeurs/spectateurs, la
durée, la vitesse, le rythme de la lecture) et en particulier du bio-medium (…), et enfin du
techno-medium (l’équipement technologie d’amplification, de restitution, et souvent
d’enregistrement…) »143
Quant à la durée – plus ou moins fixe144– et à l’espace scénique – plus ou moins
ouvert et adapté à des performances poétiques –, ils relèvent aussi de ce qu’on
pourrait appeler, à la suite de Jean-Pierre Bobillot, physio et socio-medium :
« Le lieu relève également du physio-medium, mais plus encore, selon des proportions
variables, du techno-medium (…). Mais si l’on prend en compte les caractéristiques
sociales, idéologiques, culturelles, de l’auditoire, le nombre d’individus qui le composent,
sa plus ou moins grande assiduité, et donc le mode d’organisation des lectures dans
ledit lieu, leur régularité ou non, les habitudes qui s’y établissent, les autres activités qui
s’y déroulent en même temps (consommations, etc.), on doit peut-être parler d’un socio-
medium, dont l’influence ne saurait être négligeable… » (enquête citée)
De fait, la durée dévolue à un texte déclamé lors d’une slam session nous apparaît
comme une contrainte potentiellement créative, y compris sur le plan lexical. En effet,
140
J.-P.Bobillot emploie ici le terme de medium au sens de Régis Debray : « le terme de médium pourra aussi
bien s’appliquer au langage naturel utilisé (anglais ou latin), à l’organe physique d’émission et d’appréhension
(voix qui articule, main qui trace des signes, œil qui déchiffre le texte), au support matériel des traces (papier
ou écran), au procédé technique de saisie et de reproduction (imprimerie, électronique)… » (1991 : 24-25)
141
« En premier lieu, donc, la langue elle-même : lexique, sémantique, syntaxe, morphologie, phonétisme,
prosodie, graphies, etc. Toutes déterminations, point spécifiques au champ appelé « poésie » (elles se
manifestent dans toute « performance » linguistique, littéraire ou non) – et que l’on caractérisera comme
sémio-medium (ou -a) non spécifique(s) –, mais dont la poésie serait le champ d’investissement esthétique
spécifique. »
142
Jean-Pierre Bobillot donne l’exemple du « dispositif bouche / microphone / main / clavier / écran / œil /
haut-parleurs / oreille, hautement intégré. »
143
Enquête écrite du 21/12/10 (voir en annexe III.15).
144
Le slam se distingue en cela, la durée étant fixée par des règles, de la poésie sonore : J.-P. Bobillot cite à ce
sujet l’exemple du célèbre « Hommage à Carl von Linné » de Paul-Armand Gette : « 6 heures de lecture
ininterrompue du Species plantarum de Linné à l’Université de Nanterre, le 29 novembre 1975… »
288
l’une des règles définitoires du slam restreint la durée d’un texte à 3 ou 5 minutes, ce
qui est susceptible d’engendrer une recherche de condensation. D’une manière
générale, nous pouvons avancer que les règles de la scène slam sont fécondes.
D’une part, l’unité de lieu, alliée à l’ouverture voire à l’exiguïté de ce même lieu,
conduisent le slameur à déployer des trésors d’inventivité pour s’adapter à un
auditoire – à un socio-medium – qui ne lui est pas spontanément acquis. Quand une
scène slam se déroule dans une piscine, une rame de métro ou encore un café où
les gens discutent et consomment, le slameur doit captiver l’écoute et il y a fort à
parier qu’il intègre cet enjeu au sein-même d’un texte conçu dans cette perspective.
D’autre part, la diversité des lieux possibles est susceptible de contribuer à la
mouvance du texte slamé : si nous appelons topo-medium, à la suite de Jean-Pierre
Bobillot, le lieu investi pour la performance, alors force est de constater que ce lieu
n’est pas sans conséquence sur l’actualisation de cette dernière145. Quant au
contexte de la compétition, l’enjeu du gain peut aussi influer sur une recherche
d’expressivité et d’originalité susceptible d’attirer les faveurs du jury.
Métissage
145
Voir aussi le concept d’affordance, développé à la fin de cette thèse (chapitre 14).
146
Voir à ce sujet notre prochain chapitre.
147
MP, « Cybercaféine » ou « Le réseau » (2009) et Rouda, « Noir et Blanc » (2007).
148
Voir par exemple le texte de LHA (annexe IV).
149
Voir par exemple le texte « Slam » de Tô cité et analysé dans notre précédent chapitre.
150
Voir le texte de MDSL/BTR (annexe V).
151
Que nous avons pu vérifier chez les plupart des slameurs rencontrés (voir notre chapitre 3).
289
cette formule rituelle – néologique autant que néologène – par laquelle de nombreux
slameurs/animateurs de scène slam ouvrent le feu – i.e. la slam session :
« Slamaleikoum ! »152
Modernité
152
Mot-valise par insertion du lexème « slam » dans la formule empruntée l’arabe : « Salamaleikoum ! ». Voir
notre glossaire.
153
Voir notre chapitre 10 (corpus GCM)
290
Un genre de discours
Un genre situationnel
154
Voir par exemple le texte d’AAM « Lettre à mon père » ou encore « Merci Maman » de Rouda (chapitre 4).
292
« les échanges langagiers entre pairs (…) sont plus favorables à l’émission de formes
néologiques que lorsqu’on se trouve, d’une manière réelle ou illusoire, en situation
d’infériorité, ou que les circonstances sont empreintes de solennité. » (Sablayrolles,
1993 : 62)
D’après Freud (1905), le mot d’esprit – appelé « trait d’esprit » par Lacan155 – vise
la fulgurance et répond au principe de concision, résultant d’un processus de
raccourcissement ou de condensation :
« la condensation demeure la catégorie à laquelle sont subordonnées toutes les autres.
Une tendance à la compression, ou mieux, à l’épargne, domine toutes ces techniques. »
(1983 : 67)
De fait, l’exigence de brièveté inhérente au slam peut induire une condensation des
effets sonores mais aussi sémantiques. D’où le recours à des procédés qui
s’apparentent bien au « mot d’esprit » tel que Freud le décrit :
« employer un seul et même mot – le nom – de deux façons différentes, une première
fois dans son entier, une seconde fois décomposé en syllabes, à la façon d’une
charade. » (1983 : 49)
Ainsi les néologismes bavardeurs et allitérophiles dans la citation mise en exergue
(Marco DSL et Barbie TR) constituent-ils des « charades » ou des « mots à tiroirs » :
le premier fait l’objet d’un double jeu de décomposition homonymique et
paronymique (bave ardeur, braves hardeurs) ; le second est un mot-valise dont le
composant principal (haltérophile) intègre aussi le verbe altère, homophone de
haltère. Il s’ensuit une « série de glissades, jouant sur les signifiants phoniques et
graphiques » (Martin, 1976 : 188). « La condensation » : tel est précisément le titre
de l’article que Jean-Paul Martin a consacré à la poésie de Joyce, qu’il analyse -
dans la lignée de Freud et de son analogie entre le rêve et l’écriture - comme « un
analogue écrit du rêve » (1976 : 180). Dans ces conditions, le mot-valise apparaît, à
l’instar du rêve, comme un lieu de condensation : « condensation de signifiants »
(189).
155
Lacan proposait de traduire ‘Witz’ par ‘trait d’esprit’ (Ecrits, p.522) : choix qui a le mérite de souligner la
fulgurance, l’éclat de la trouvaille.
293
révèle 53 [R] / 504 phonèmes, soit 10,5 %, contre 7, 25% de fréquence habituelle
dans le discours (Wioland, 1991 : 30) 156.
156
Se reporter à l’illustration sonore de ce chapitre et à la transcription de « Barbareurs » en annexe V. De
même, André Martel (Bizarre 32-33, 1964 : 120) dit du « r » son « paralloïdre » que « c’est un son de
renforcement qu’(il a) introduit pour donner au mot paralloïdre plus de rugosité dans son barbarisme ».
157
« Il s’agit là d’une pratique assez typique de la littérature où l’auteur insère volontairement des lexèmes qui
attirent l’attention à cause de leur caractère marqué (…), à cause de la substitution d’une partie d’une locution
figée par un mot inattendu ou bien, à cause d’une attraction paronymique… » (Podhorna, 2009 : 142)
294
Sur un plan méthodologique, nous nous ne livrerons pas ici, à l’instar de Jean-
François Sablayrolles auquel nous nous référons sur ce point (1997), à un examen
minutieux et critique des typologies existantes. Tout en ayant conscience de la
complexité de cette question que l’on se saurait réduire à une bipartition158 ou une
tripartition159 classique, nous nous inspirerons de la typologie établie par Tournier, et
à sa suite, Jean-François Sablayrolles, en aménageant ce classement afin de rendre
compte de la richesse de notre corpus.
158
Néologismes de sens et néologismes de forme, soit néologie formelle d’une part et sémantique d’autre part.
159
L’emprunt peut constituer pour certains une troisième catégorie (Guilbert, 1975).
160
Voici les exemples illustrant les matrices (Tournier, 2004 : 21, nous soulignons), les numéros correspondant
à l’ordre dans lequel elles sont énoncées : The ecologists will organize an antinuclear campaign (1). Is there a
kitchenette in this caravan ? (2) They were burgled while they were on holiday. (3) Sheep-dogs are very reliable
animals. (4) There might be some patches of smog in the morning. (5) “Old Mac Donald had a farm… here a
quack, there a quack…” (6) They’ll have to tunnel through the hill. (7) What a bear! I hate him! (8) This castle
belongs to the Crown. (9) You’d better phone the vet. (10) I was treated like a VIP. (11) Isn’t she sweet in her
tutu? (12)
295
Notons d’abord que Tournier appelle amalgame ce que d’autres nomment mot-
valise, ce qui permet de différencier le procédé du produit résultant de cette fusion161.
En outre, il précise que ces douze matrices – dont il souligne la récursivité – peuvent
se combiner entre elles, d’où l’idée d’une combinatoire matricielle162. Il distingue les
« combinaisons à grande fréquence » (« les plus productives ») des « combinaisons
attestées »163 et des « combinaisons multiples » (2004
bi-matricielles non-attestées ( : 184)164.
Parmi les ressorts de la création lexicale, il évoque
évoque non seulement la connaissance
et la communication, l’économie linguistique – soit la « loi du moindre effort » (195) –,
mais aussi la « pulsion ludique » (196) qui se manifeste à travers toutes les matrices
lexicogéniques. Il ne semble pas établir de corrélation entre cette pulsion et certaines
matrices qui pourraient être plus créatives que productives.
Pruvost & Sablayrolles (2003) s’inscrivent dans la lignée de Tournier en
reprenant la subdivision en trois types de matrices – morpho-sémantique,
sémantique, syntactico-
syntactico
sémantique et morphologique – auxquelles ils ajoutent la matrice pragmatique visant
à rendre compte du détournement d’une unité lexicale « longue et complexe » (115).
Cette matrice étant particulièrement féconde appliquée à notre corpus, nous en
proposerons un nouvel aménagement (voir infra).
161
Nous reviendrons sur ce concept de mot-valise
mot dans notre prochain chapitre.
162
« l’analyse de certaines formations peut faire apparaître le jeu combiné de quatre, voire cinq et même six ou
sept processus. » (2004 : 174)
163
Il précise alors qu’il n’y a pas « d’impossibilité absolue,
absolue, d’autant moins que la pulsion ludique (…) peut jouer
dans ce cas un rôle moteur. » (20042004 184)
164
A titre d’exemples, des titres d’albums comme Slamérica ou Loverdose résultent d’une combinaison d’une
matrice externe (emprunt) et d’une matrice interne,
interne, l’accent sur América attestant d’un emprunt à l’espagnol.
296
Tableau 6 : Les procédés de création d’après Pruvost & Sablayrolles (2003 : 118)
165
La phraséologie étant entendue au sens générique d’ « ensemble des expressions, collocations, locutions,
phrases codées dans une langue » (Lehmann et Martin-Berthet, 1998 : 62).
166
Voir par exemple (corpus MP, annexe VI) : « une opération hacker ouvert » avec « h » aspiré (« Le réseau »).
297
D’où le tableau suivant, illustré par des exemples issus d’un corpus péritextuel, soit
25 noms de slameurs et slameuses, ajoutés à 12 noms de collectifs (en italiques) :
Types de Domaines Modes de Procédés Exemples
matrices création
Matrices Morpho- imitation onomatopée Ramdam slam
internes phonologique Am slam gram
167
(sémantique) réduction de la troncation Säb (Sabine)
forme Ange (Angélique)
siglaison Marco DSL
La SLAM/ La SLAAM
hybridation écriture texto Rim, K-phare
168
(oral/écrit) néographie M’sieur Dam
169
LaurentEtienne.com
Morpho- construction affixation Plume slameuse
sémantique composition composition Grand corps malade
170
binominaux Slam Tribu
fusion amalgame Ninanonyme
mot-valise Vagablonde
171
Frangélique
Les slamtimbanques
déformation homonymie Barbie tue Rick
paronymie Boutchou, Luciole
172
fausse coupe La tribut du verbe
verlan Ysae
Syntactico- changement de conversion Luciole
173
sémantique fonction combinatoire Narcisse
changement de métaphore Luciole, Ebène slam
sens métonymie Uppercut
Phraséologique détournement délexicalisation Le Bon Slamaritain
défigement Chant d’encre
Slam sensible
Am slam gram
Enterré sous X
174
Matrice externe emprunt Rouda , Nada
175 176
Nëggus , Ivy
177
Lyor
Combinaison externe + interne Pilote le hot
178
Selecta Seb
Ramdam slam
Tableau 7 : Classement des procédés de création (noms de slameurs et de collectifs)
167
La dimension sémantique est cependant présente en filigrane, même si elle ne nous paraît pas première ici.
168
Ce slameur du collectif « Slam Tribu » présente son pseudonyme comme un oxymoron, en tant que figure
rapprochant deux mots de sens contraire. La formule est issue d’une ellipse (Aquien et Molinié, 2002 : 527)
pour « Messieurs et mesdames ». Voir l’interview de « Slam Tribu » sur France culture. (voir notre sitographie)
169
Ce dernier pseudonyme dit la contemporanéité du slam et son lien possible avec les nouveaux medias.
170
La position relative de ces deux lexèmes suggère un calque de l’anglais.
171
Fusion des deux prénoms : Franck + Angélique.
172
Voir infra pour l’analyse de ce nom de collectif.
173
Il s’agit dans les deux cas d’antonomases, soit de l’utilisation d’un nom commun en nom propre (le terme
s’appliquant aussi au cas inverse, d’après Dupriez, 1980 : 58).
174
Emprunt à l’arabe pour « la brindille » (entretien du 27/10/08, voir en annexe III.2
175
Pseudonyme « choisi en référence au titre que portaient les empereurs en Ethiopie » (Martinez, 2007 : 131)
176
Emprunté à l’anglais pour « le lierre » (enquête du 15/09/10, voir en annexe III.8)
177
Emprunté à l’hébraïque d’après l’intéressé : « Lyor, c'est mon deuxième prénom et c'est d'origine
hébraïque. Ça veut dire : ma lumière ou pour moi la lumière, selon les interprétations. » (mail du 31/01/11)
178
Selecta, en jamaïcain, renvoie au « selecteur », soit au DJ. Cet emprunt est ici suivi d’une troncation « Seb ».
298
179
La néographie (pour « la tribu ») ou le changement de genre (« le tribut ») nous mettant sur la voie (à l’écrit)
de cette triple interprétation possible.
180
Au total, 15 textes ont fait l’objet d’une analyse détaillée, dont 9 d’un traitement intégral et 6 de l’analyse
subséquente s’agissant d’occurrences isolées (voir les textes en annexe V et les tableaux correspondants).
299
180
160
140
120
100
80
60
40
20
0
82% 35%
50%
17
conversion/combinatoire
58
métonymies
181
La métaphore est cependant difficile à circonscrire dans la mesure où elle se superpose aux autres procédés.
300
D’une part, nous avons noté que le slam se caractérise par une prégnance du
mimétisme sonore. D’autre part, la présence de néographies au sein de notre corpus
ne manque pas de nous interpeller : quelle peut en être la portée dans le cadre d’un
texte destiné à être oralisé ? Dans quelle mesure reflètent-elles cette langue hybride
et mimétique ? Comment anticipent-elles sur l’oralisation, la prosodie ?
182
Bas Böttcher « Taktik ». Cette version nous ayant été transmise par son auteur, nous pouvons émettre
l’hypothèse que la présence des majuscules permet de souligner non seulement les allitérations, mais plus
généralement, les accents prosodiques, puisque l’onomatopée « Flickflack » n’est pas en majuscules ici.
183
D’après Guiraud (1986 : 94), « dans la racine T.K, la plus simple et la plus dynamique de cette série, la pointe
de la langue se porte en avant contre les dents, puis se retire vivement, avec une explosion, la racine de la
langue venant heurter la partie postérieure du palais. C’est très exactement l’image d’un poing… ». Ce
caractère « explosif » peut être accentué par l’usage du micro (voir l’enregistrement vidéo du chapitre 2).
184
Voir aussi le texte de Saul Williams traduit en annexe I.2 : « Je ne suis pas le fils de Sha Clack Clack… »
185
D’après le Littré : « un arrangement de mots par le son desquels on cherche à imiter un bruit naturel ».
186
Pour Mazaleyrat (1974 : 119), il y a rejet quand « un élément verbal bref, placé au début d’un vers ou d’un
hémistiche, se trouve étroitement lié par la construction au vers ou à l’hémistiche précédent, et prend de par
sa position une valeur particulière. » Le rejet peut être interne (au vers) ou externe.
187
Un autre exemple se trouve dans cette même strophe : « Que tout coule se décolle / En désastre écol- /
ogique sans logique… » Les slashes marquent un retour à la ligne (version transmise par l’auteur).
301
En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement d’une néographie mais bien d’une
lexie néologique relevant de la matrice morphosémantique. De même pour la
forme pro-thésiste, le tiret induit une resémantisation du terme attesté prothésiste189.
Plusieurs exemples issus de notre corpus témoignent d’une utilisation des
majuscules visant à marquer une accentuation expressive et démarcative :
« Dire directement sans salmigon…DIRE / Avant que la mort vienne nous rai…DIRE » (I)
Dans trois sur vingt-cinq occurrences de « DIRE », ce procédé – ajouté aux points de
suspension qui créent un effet d’attente – attire notre attention sur une lexie tendant
à l’amalgame190 :
« DIRE qu’on s’endort en plein après-mi…DIRE (…)
Qu’on cherche encore un coin de para…DIRE » (I, nous soulignons)
Dans cet autre exemple, les points de suspension sont utilisés pour souligner un jeu
sur la coupe, la frontière des mots : « les verbes d’éta…ble de conjugaison » (I)191
188
Marco DSL/Barbie tue Rick (typographie adoptée sur le livret).
189
De même le titre du texte de John Banzaï « Pro-verbe » (Original slam, 2006) induit une resémantisation de
la lexie « proverbe », mettant en valeur le lexème « verbe » au sens latin de « parole, suite de paroles » (1050)
ou littéraire (1802) d’ « expression verbale, orale ou écrite, de la pensée » (Rey, 2007 : 4029).
190
La fusion n’est pas complètement réalisée mais matérialisée par la graphie et la ponctuation.
191
Formation néologique de type « locution-valise » (voir chapitre 8) : « verbe d’état + tables de conjugaison ».
192
Nous utiliserons ce terme, à la suite d’Anis, pour désigner « toutes les graphies s’écartant de la norme
orthographique ». Anis nous rappelle que ces combinaisons ne sont pas nouvelles (voir les rébus et les
abréviations utilisées lors des prises de notes) mais que leur combinaison peut néanmoins être originale.
(article consulté en ligne, non paginé, voir en sitographie)
193
Par phonétisation, nous entendons ici « divers procédés qui jouent sur la valeur phonologique des
monosyllabes ou des rimes, et qui passent par l’épellation des consonnes, l’encodage phonétique des
chiffres… » (Fairon & Klein, 2010 : 114)
194
Le texte « D chiffres et D lettres » a été publié dans l’anthologie Slam entre les mots (2007 : 177) si bien que
nous avons pu l’analyser sous sa forme écrite, après l’avoir découvert sur scène (Double 6 à Lyon, le 12/11/08).
195
Les lettres détournées de leur usage selon la norme orthographique sont en majuscules. Il s’agit d’indice de
phonétisation, soit de « marqueur de passage à l’écriture par syllabogramme » (Mourlhon-Dallies, 2010 : 106).
196
Par exemple « M » équivaut à la syllabe ou au lexème [Em] et non au seul phonème [m].
302
197
Soit l’omission d’un mutogramme en finale (Anis, 2006, article cité).
198
La majuscule correspond ici à une marque d’accentuation puisque la forme proposée ne diffère de
l’orthographe normée (« casa ») que par la présence de cette majuscule accentuant le phonème final.
L’oralisation de ce texte révèlera toute la dimension colludique contenue en germe dans le texte écrit :
l’auditeur pourra ainsi retrouver tous les jeux fondés sur l’intégration de chiffres et de lettres à des mots ou
expressions. A l’écrit, la visée nous semble plutôt sybillique car le cryptage est tel que certains mots
s’apparentent à des rébus.
199
« On traite ici de signes-mots et de séquence de signes-mots. » (Anis, 2006)
200
Voir le classement proposé en annexe.
201
Par exemple « 2moizL » (pour « demoiselle ») représente une combinaison originale de lettres et de chiffres.
202
Phénomènes d’écrasement phonétique et de remplacement du « e » caduc par une apostrophe (pass’ra).
303
2 3 pour le cheval « de Troie »203. Plus généralement, on observe des traits propres
à une langue orale et populaire voire argotique, un allègement graphique – soit une
simplification orthographique – alliée à un effet de concision et de densité manifeste
à l’écrit – qui traduisent une pulsion ludique.
Jacques Anis (2006) voit dans ce type d’écrit une « nouvelle variété du
français », qui plus est « affectif (expression des sentiments favorisant le
relâchement du contrôle), ludique (s’exprimant par la néographie, le jeu de mot) » et
« socialisant (dominance de la fonction phatique dans les messages, partage de
codes communs). » Si les effets d’iconicité ne sauraient être perceptibles dans
l’actualisation orale de ce texte, les autres fonctions citées demeurent efficientes : le
caractère ludique favorisant la connivence – soit la fonction colludique (voir infra) – et
la poétique de l’immédiateté sont des traits communs à l’écriture texto et au slam.
Notons d’ailleurs que le cryptage d’un texte aussi long – à la différence des SMS –
implique une oralisation en vue de son décryptage :
« Un texte long de ce genre serait illisible, car il ne permettrait plus la lecture visuelle
mais exigerait d’être déchiffré à haute voix. » (Anis, article cité).
Lauréline Kuntz, dans son texte « Dixlesic »204, use à l’envi de lexies déformées,
dont le détournement se justifie par le sujet même de son slam : la dyslexie. Comme
pour le texte de Rim, une dimension ludo-parodique apparaît en filigrane dans un
slam qui progresse de mélangements de mots en inventivations. Au demeurant, la
slameuse ne se contente pas de jouer sur la forme des lexies qu’elle détourne mais
convoque aussi des aspects sémantiques en procédant notamment à des
amalgames : le défaut de prononciation de son personnage devient par exemple
« défaut de pornotiation », forme issue d’une substitution de la syllabe por à la
syllabe pro205, d’où l’intégration du morphème « porno » à cette lexie qui s’apparente
alors à un « mot-valise » (porno + prononciation = pornotiation)206. Au vu du tableau
de synthèse des procédés de création207, la matrice morphosémantique ressort
203
Selon les locuteurs, le « e » instable peut se réaliser actuellement [9] ou [2], d’où la possibilité d’utiliser le
chiffre « 2 » [d2] pour « de ».
204
Ce néologisme est aussi le titre de son spectacle. En tant que tel, il exerce une fonction d’appât (voir infra)
évidente, contribuant à susciter la curiosité du lecteur/spectateur. Ce texte est lui a permis de remporter une
épreuve de Grand Slam (entretien du 3/12/10 en annexe III.13, voir le texte en annexe V)
205
Confusion fréquente, de la même façon qu’on parle d’infractus pour infarctus.
206
Substitution paronymique par fusion autour des deux syllabes porno/prono(n).
207
Voir en annexe V.16.
304
comme la plus féconde208, mais elle est souvent associée à une matrice morpho-
phonologique209 : la slameuse parvient à doubler d’effets sémantiques ce qui peut
sonner comme de simples déformations dues à un défaut de prononciation, celui-là
étant théâtralisé lors de la déclamation. Par exemple, l’expression détournée prendre
ses tics et ses tocs prend tout son sens dans la bouche d’un personnage qui semble
précisément souffrir de tics langagiers et peut-être aussi de Troubles Obsessionnels
Compulsifs. Enfin, de nombreuses combinaisons et associations sont possibles, tant
la concentration néologique est importante : « (ils) me saupoudraient sans fesse ».
208
Sur un total de 58 lexies néologiques, on relève treize mots-valises (soit environ 22%) et dix détournements
(17%) ou défigements (matrice phraséologique).
209
« Un tiens vaut mieux que deux tralalas et un falafel ».
210
Le poète québécois se définit d’ailleurs comme « un redoutable calembourgeois » (enquête du 15/09/10).
211
A.Grésillon cite l’exemple du mot désespomme créé selon la même matrice : « le segment kénomorphe –
poir- est indûment identifié au lexème poire ; celui-ci est ensuite indûment identifié au lexème pomme. »
212
Autre principe qui se voit ici contrarié par cette forme analysée par son auteur comme « la contraction de
passé, présent, futur » : celui du « maintien de la continuité d’au moins un constituant. » (Grésillon, 1983 : 102)
213
Nous entrevoyons ici les limites de notre classement, notamment pour les lexèmes où l’hypothèse du mot-
valise et de la dérivation peuvent être émises sans que l’on puisse trancher, à moins de nous confronter au
discours méta-néologique des auteurs comme nous l’avons fait pour Lyor (illustration sonore de ce chapitre).
305
Marco DSL et Barbie tue Rick mettent en œuvre une grande diversité de
procédés de création comme en témoigne le tableau en annexe V.16. Les
suffixations sont nombreuses, de même que les amalgames et les détournements de
type phraséologiques. La « fausse coupe » est féconde (« ils ont des canuts l’art »)
et mise en valeur par la polyphonie215, ainsi que la combinaison bi-matricielle : des
emprunts peuvent être intégrés à des mots-valises comme en atteste l’exemple de
l’amalgame « apocalipstick » (apocalypse + stick). Chez Mots Paumés, on assiste
aussi à un brouillage des frontières : les matrices et les procédés se combinent si
bien que certaines lexies néologiques peuvent relever tout autant de la matrice
phraséologique que de matrice morphosémantique. Les frontières entre les mots
sont floues du fait de télescopages qui se concrétisent à travers les mots et locutions
valises216. En outre, les amalgames se doublent de métaphores filées qui sont autant
de clés pour l’interprétation des néologismes : la science « asphyxion » prend ainsi
tout son sens dans une isotopie de l’étouffement217, mimée par la trame sonore,
notamment consonantique : « La ville tousse, titube, telle le titanique, tout entière
atteinte de tétanie... » La lexie « titanique » (sic) peut alors être perçue comme
néologique dans ce contexte, tant l’empreinte sonore est prégnante218.
214
Certaines de ces références sont particulièrement cryptées comme les allusions à la Bande dessinée (Code
Quantum), à Munia Abu Djamal des Black Panthers ou aux esclaves des plantations (contre-champ de coton).
215
Voir la transcription en annexe IV.2. (les italiques indiquant la deuxième voix) : « ils ont des canuts l’art ».
216
Nous appelons ici « locution-valise » un syntagme issu de l’imbrication de deux lexies autour d’un lexème
commun, comme dans cet exemple : impôt + pot d’échappement = impôt d’échappement. Voir notre prochain
chapitre pour un développement sur ce point.
217
Le titre « Apnée » mais aussi des termes comme « tousse, souffle, étrangle, bronche, trachées » renvoient à
ce champ sémantique.
218
Outre l’allitération en « t », notons la récurrence du schème consonantique [ttn]: titanique/tétanie
219
Fondés sur la paronymie avec les termes perfection, percussions et mercredi.
220
Voir notre chapitre 10 pour un développement sur ce sujet.
306
221
La suffixation en –ise est utilisée par le slameur sur son site (voir en sitographie) pour la conversion nom →
verbe (« je slammise », « je biographise », « je contactise ») de façon concurrente à une flexion simple sur la
base des verbes en –er (« je pagedaccueille », « je concerte », « je musiciente », « je portraite »). Notons
d’ailleurs que « mélancolisé » avait été créé par Balzac : il est cité par Galisson (1991 : 49) comme mot-valise
pour « mélancolique + alcoolisé ».
222
La lexie « corsage » est ici décomposée en « corps sage », d’où le second terme de la proposition « corps
tout court » qui se caractérise en outre par la reprise du schème consonantique [kORtukuR].
223
On trouve ce procédé chez Prévert : « Je ne peux pas t’avoir, mais comme je t’aime, je peux t’être » (In
Choses et autres, 1972) et Ghérasim Luca dans le poème « Prendre corps » (In Paralipomènes, 1986).
307
224
Voir notre chapitre 9 pour un développement sur ce sujet.
225
Désignant une spécialité culinaire du proche Orient.
226
Les deux lexies sont paronymes : [tEjkkERtokaR]
308
généralement à une combinaison bimatricielle comme chez Ivy (« les mots montent
en mottons »227) et chez Marco DSL et Barbie TR (« Impolis gones ouverts »).
Les fonctions assumées par la néologie dans le slam sont-elles communes aux
fonctions identifiées dans d’autres contextes ? Observons que d’une manière
générale, les fonctions qui lui sont assignées influent directement sur ses formes :
« Selon les buts que l’on s’assigne, on ne recherche pas les mêmes néologismes »
remarque Jean-François Sablayrolles (1993 : 59). Ce dernier, dans un article
consacré aux « Fonctions des néologismes », a différencié les fonctions centrées
sur l’interlocuteur (visant à susciter une conduite, à inculquer une idée ou à
provoquer des sentiments), des fonctions centrées sur la langue (fonction ludique et
de dynamique lexicale ou de défense et illustration de la langue) et des fonctions
centrées sur le locuteur (souci d’économie, d’exactitude, désir d’intégration dans le
monde…). Si dans le slam, la fonction d’appel ou d’accroche est importante, captatio
benevolentiae oblige – a fortiori si la forme néologique correspond à un titre ou à un
nom de scène – ce sont les fonctions ludique et conniventielle qui apparaissent
décisives, autant que les fonctions proprement stylistique, poétique et/ou polémique.
Parmi les fonctions centrées sur l’interlocuteur, cette première fonction d’appel
ou d’accroche était la plus manifeste à travers notre analyse du corpus journalistique.
S’agissant de nos autres corpus, elle peut aussi intervenir d’une part dans l’énoncé
du nom de scène par l’animateur, en amont de la déclamation, qui contribue à ouvrir
ce que nous avons appelé un horizon d’écoute, et d’autre part, dans le choix d’un
titre d’album ou de texte. L’importance des titres nous a été confirmée par plusieurs
entretiens, à l’image d’un Souleymane Diamanka, dont les formules titulaires sont
particulièrement élaborées. A titre d’exemple, « LittORAL » - titre d’un album à venir
(2011) - est doublement néologique : formellement - la mise en relief du morphème
« oral » par la typographie engendre une néographie - ; sémantiquement, comme
remotivation du lexème comme forme syncopée pour « Littérature orale »228. Un tel
227
Notons que l’allitération en [t] se trouve ici renforcée par la liaison : « montent en mottons ».
228
De même, « LOVERdose » titre de l’album de John Banzaï (2010), attire l’attention sur la resémantisation par
rapport à l’overdose.
309
néologisme joue sur les dimensions graphique (du mot dans sa forme écrite) et
métaphorique (de l’image229) : « Le néologisme imagé est plus parlant »
(Sablayrolles, 1993 : 69). De la même façon, les titres des albums respectifs d’Ivy
(Slamérica, 2007) et de Bas Böttcher (Neonomad, 2009), interpellent le lecteur-
auditeur en jouant sur l’étrangeté de mots hybrides. Quant à Mots Paumés, il use et
abuse de jeux de mots dans ses titres : le titre de son album - Songes déments
(2009) - représente à la fois un oxymore et un calembour par inversion (« des
mensonges ») ; le titre de l’anthologie grenobloise Textes à claques résulte d’une
délexicalisation (« tête à claques ») doublée d’une référence au sens premier de to
slam (« claquer »). Enfin, les titres des spectacles peuvent aussi assurer cette
fonction d’appât (Sablayrolles, 2000 : 372), à l’image de Métamorphonic, spectacle
du collectif « La tribut du verbe »230. Quant aux titres des textes, notons que
« Barbareurs » annonce d’une certaine façon des barbarismes. Ainsi, « le désir de
retenir l’attention par ces néologismes est d’autant plus frappant qu’ils sont souvent
un peu mystérieux et piquent donc la curiosité du lecteur. » (Sablayrolles, 1993 : 68)
Dans son ouvrage sur Les Jeux de mots, Pierre Guiraud (1979 : 78) évoque les
fonctions subludiques – qu’il situe en deçà et au-delà du langage – et explore le
potentiel rhétorico-poétique des accidents de la langue comme les lapsus :
« En effet, ces formes aberrantes peuvent être reproduites intentionnellement à des fins
expressives ou ludiques. C’est pourquoi on les retrouve à la base de la plupart des
figures de rhétorique ou des diverses formes de jeux de mots. »
Si la fonction poétique semble clairement visée dans le slam (centrée sur la langue),
l’enjeu poiétique tel que la définit Guiraud ne lui est pas étranger. En effet, « une des
fonctions de la littérature est d’enrichir l’idiome en créant des mots de des
constructions nouvelles. » (1979 : 87) La recherche poétique nous semble pourtant
prédominer dans la mesure où la plupart des néologismes apparaissant dans un
slam sont associés à des figures de sens : une métaphore pourra ainsi faire résonner
un jeu de mots bien au-delà du seul terme ludant231 (Guiraud, 1979 : 105), comme
229
Le littoral correspond ici, d’après l’auteur, au littoral breton qu’il a découvert et exploré en résidence
d’écriture, ainsi qu’au littoral peul de ses origines. (entretien du 24/09/10)
230
Voir le blog de ce collectif.
231
Dans la lignée de la terminologie sausurrienne, Guiraud distingue le ludant du ludé : « Le « ludant » est le
texte tel qu’il est donné (celui qui joue) et le « ludé » le texte latent (sur lequel on joue) » (1979 : 105)
310
232
« Nous sommes plusieurs à y attacher une importance extrême. Et qu’on comprenne bien que nous disons
jeux de mots quand ce sont nos plus sûres raisons d’être qui sont en jeu. Les mots, du reste, ont fini de jouer.
Les mots font l’amour. » (A.Breton, Littérature, 7 décembre 1922)
233
« Ceux de Rimbaud, de Céline, des surréalistes, ne sont pas qu’esthétisme, mais ont de plus vastes
ambitions : derrière la langue, c’est la société, le monde qui est visé, avec une volonté de remise en question,
de bousculer des situations établies. » (1993 : 79)
234
Ces trois mots sont insérés dans le texte « Parlez-moi d’amour » (Rouda, 2007), mais Rouda nous a confié
(entretien du 27/10/08) que Lyor en était l’auteur, lui ayant généreusement offert ces mots.
235
Dans ce slam aux relents de science-fiction ou de récit d’anticipation, la densité de mot et locutions
néologiques crée une tension dramatique qui est amplifiée par les effets de mise en voix et de mimogestualité :
d’où une dramatisation par la prosodie qui met en relief les phénomènes d’innovation lexicale.
311
Si l’expressivité est recherchée sur un plan lexical comme sur le plan vocal et
gestuel, c’est aussi la réflexivité qui caractérise une langue chargée en signaux
(Léon, 1993 : 6) et autres effets concourant à une forme d’expression poétique que
nous qualifierons de langue-miroir. Par analogie avec les paysages que les auteurs
romantiques nous donnent à lire comme autant de miroirs des états d’âme de leurs
personnages, les slameurs nous amènent à découvrir – à entendre dans leurs textes
et à voir sur scène – une langue qui apparaît comme le miroir d’une quête, d’un
questionnement, d’un mouvement en construction et en devenir. Cette langue-miroir
– ou kaléidoscope – reflète une identité individuelle plurielle (avec des
appartenances multiples), une identité collective (l’appartenance éventuelle à un
collectif de slameurs), une identité artistique en construction (celle du mouvement
« slam ») et une identité stylistique (ou artistique) que nous analysons à travers le
concept de néostyles. De fait, tous ces mots et locutions-valises, ajoutés aux
procédés de délexicalisation, témoignent d’une logique de déconstruction-
reconstruction plus que d’une logique parodique ou impressive à l’œuvre dans la
culture hip-hop. C’est bien la réflexion qui est ici suscitée : réflexion sur la société, la
culture, sur le slam lui-même en tant qu’élément de cette culture métissée. Nous
qualifierons donc cette fonction de réflexive voire prospective s’agissant de
néologismes tournés vers l’avenir : « Quand arrêtera-t-on la compétition pour
l'ascension des pics de pollution ? »236 Si le domaine politique apparaît comme un
terrain privilégié pour les néologismes dits émotionnels (Sablayrolles, 1993 : 65),
l’expression de sentiments en général et du sentiment amoureux en particulier (voir
supra) peut aussi générer ce type de néologie :
« Je t’aime, je te tendresse, je m’amitie de toi peut-être » (Boutchou, 2009)
236
Mots paumés, “Apnée” (Songes déments, 2009) : voir en annexe VI.
312
travers une écoute active, dans la mesure où la co-interprétation prend appui sur la
référence à une culture partagée. Pour Galisson (1995), ces « téléscopages de
formes » que constituent les palimpsestes237 fonctionnent comme une marque de
connivence : le concept même de « palimpseste verbal » – en fait verbo-culturel – fait
référence à une mémoire collective, à un fonds culturel commun mais hétéroclite qui
relève autant d’une culture savante que d’une culture « populaire » ou métissée.
Notons d’ailleurs que lors d’une scène, le slameur est susceptible de mettre en
œuvre des stratégies favorisant cette connivence : indices mimo-gestuels, pauses
musicales ou silences, voire questionnements du public. En d’autres termes, le
cotexte – les isotopies et champs lexicaux qui en émergent – autant que le contexte
– en l’occurrence, celui d’un concert ou slam session – contribuent à la co-
interprétation des néologismes et autres jeux de mots. L’appui de cet environnement
inter-sémiotique combinant communication verbale et visuelle238 permet d’éviter le
risque d’opacité pour des textes où la fonction cryptique pourrait s’avérer prégnante.
De fait, si la fonction conniventielle nous paraît ici essentielle, il s’agit plus
précisément de jouer avec les mots, et ce, avec le public. D’où l’idée d’une fonction
que nous qualifierons de colludique (de colludere, « jouer ensemble »)239, faisant
appel non seulement à la connivence du public, mais aussi à ses connaissances
lexiculturelles (Galisson), ainsi qu’à son horizon d’écoute ouvert à des formes
néologiques et autres jeux de mots. Au demeurant, la néologie partage avec l’argot
certaines fonctions, et s’en démarque par d’autres : la fonction dite emblématique
(Calvet, 1999 : 89) se rapproche de ce que nous avons qualifié de fonction réflexive
et qui renvoie à une identité collective ou groupale à la différence de la fonction
expressive. Le schéma suivant résume les fonctions associées à la néologie dans le
slam :
237
Voir notre chapitre 9 pour un développement sur ce concept que nous employons ici au sens générique
pour « détournement ».
238
Lipka (2007 : 8) « an inter-semiotic environment which combines both verbal and visual communication »
(related to cartoons)
239
Cette fonction va au-delà des seuls « néologismes ludiques » (Sablayrolles, 2000 : 382).
313
LANGUE
Fonction poétique
Fonction crypto-
losange
ludique
AUDITEURS SLAMEUR(S)
Fonction colludique
LEXICULTURE
Figure 7 : Représentation des fonctions de la néologie dans le slam240
240
Un schéma en 3 dimensions montrerait que langue et lexiculture se rejoignent.
314
Conclusion partielle
241
Ivy, « Dire » (Slamérica, 2008).
315
Chapitre 8
242
Mot Paumés, « Apnée », Songes déments, 2009.
243
Mot inventé par La Tribut du verbe : voir le blog de ce collectif.
244
La Règle et le monstre (1984) est le titre de l’ouvrage qui a fait suite à sa thèse.
245
« Joyce produit un texte énigmatique, qui se donne comme un analogue écrit du rêve » (1976 : 180) décrit-
il en faisant référence à l’analyse de Freud.
318
246
Elle pourra être accompagnée de la formation d’un mot mixte ou d’une modification.
247
En jouant sur le tout et les parties, la modification de l’ordre des mots, une légère modification, ou le même
mot pris au sens plein et au son sens vide.
248
Ce dernier pourra reposer sur le nom et sa signification concrète, sur une signification métaphorique et la
signification concrète, sur le double sens proprement dit (jeu de mot), l’équivoque et le double sens
accompagné d’une allusion.
319
mot-valise, mais il n’y a pas de correspondance entre ces deux ensembles qui ne se
recouvrent que partiellement :
Mots Mots-
d’esprit valises
Famillionnaire (Heine)
Figure 8 : Mots d’esprit et mots-valises
En d’autres termes, tous les mots d’esprit ne sont pas analysables comme des mots-
valises et tous les mots-valises ne ressortissent pas du mot d’esprit :
« Ceux-ci tiennent leur qualité de mot d’esprit d’un jeu sur un nombre réduit, deux en
général, de signifiants parfaitement déterminés. Il y a un fonctionnement, un mécanisme
du mot d’esprit, dans la mesure où il est tourné vers l’interprétation. » (Martin, 1976 :
188)
Si le mot d’esprit est résolument tourné vers la communication en général, vers la
conversation en particulier, le terme de mot-valise s’applique à des champs divers et
variés en tant qu’il rend compte d’un procédé de formation et non d’une fonction
précise ou d’un domaine d’application. S’agissant du slam, la visée communicative
est essentielle, bien que certains néologismes tendent paradoxalement à l’opacité.
C’est à Lewis Carroll avec De l’autre côté du miroir (1871), que l’on doit le terme
de « mot-valise », traduction de portmanteau word. Dans ce passage, Alice demande
à Humpty Dumpty de lui expliquer le poème « Jabberwocky »249 :
‘Let’s hear it’, said Humpty Dumpty. ‘I can explain all the poems that ever were invented,
and a good many that haven’t been invented just yet.’
This sounded very hopeful, so Alice repeated the first verse:
‘’Twas brillig, and the slithy toves (…)”
249
Voir en annexe IX.1 le texte anglais assorti de deux traductions différentes, placées en vis-à-vis par les
ème
auteurs de ce manuel dans le cadre d’un parcours intitulé « Traduire les mots » (Français 5 , Hatier, 1995).
Notons d’emblée que Parisot (texte 1) a essayé de traduire le titre (« Bredoulocheux ») tandis que Papy (2) s’y
est refusé. Si l’on considère la première strophe, les traductions divergent pour seulement 2 néologismes sur
11 : reveneure/grilheure et allouinde/alloinde (variante orthographique). Les deux traducteurs ont renoncé à
traduire les néologismes « toves et boregoves » car il ne s’agit pas de mots-valises, comme le précisent les
auteurs du manuel. Ils s’accordent sur le signifié de « slictueux » : « souple, actif, onctueux », soit « trois
significations contenues dans un seul mot »/ « trois sens empaquetés en un seul mot ». Notons que cette
dernière explication (Papy) constitue une métaphore filée par rapport à l’image de la valise (portemanteau).
320
‘That’s enough to begin with’, Humpty Dumpty interrupted: ‘there are plenty of hard
words there. “Brillig” means four o’clock in the afternoon – the time when you begin
broiling things for dinner.’
‘That’ll do very well,’ said Alice : and “slithy”?’
‘Well, “slithy” means “lithe and slimy.” “Lithe” is the same as “active”. You see it’s like a
portmanteau – there are two meanings packed up into one word.’ (1994 : 101-102, nous
soulignons)
Tout en gardant à l’esprit cette définition fondatrice de « deux sens empaquetés
dans un seul et même mot », nous voyons une double objection à reprendre à notre
compte cette appellation : d’une part, l’image du portemanteau nous semble sinon
obsolète, assurément moins parlante aujourd’hui ; d’autre part, Lewis Carroll l’a
conçue comme limitée à deux composants pour un même mot qui se diviserait en
deux parties égales. Or « pourquoi n’emballerait-on pas plus de deux significations
dans la valise ? » (Martin, 1976 : 1987)250. Si l’on retrouve cette image dans d’autres
langues251, il semble néanmoins opportun de se poser la question de sa validité
aujourd’hui :
« Cette espèce de sacoche en deux parties justifiait la métaphore de Lewis Caroll (le
mot portemanteau est formé de deux autres mots), mais le portemanteau que nous
connaissons aujourd’hui (…) ne rend plus compte de l’analogie originelle entre le type
de mot désigné et la chose désignante. » (Galisson, 1991 : 48)
Le fameux mot-valise proposé comme traduction est-il plus éloquent ? Galisson a
proposé de réviser cette terminologie :
« Il me semble aussi que les appellations successives dont il a hérité (« mot
portmanteau » en Grand Bretagne, « mot-valise » en France), ne l’ont pas aidé à se
faire une image de marque respectable et respectée. (…) Personnellement, je
suggèrerais « mot articulé » en raison du recouvrement (de l’articulation) des formants
deux par deux. »
Sans reprendre à notre compte cette idée d’articulation – qui nous semble renvoyer
plus généralement à la double articulation du langage – et sans tomber dans la
brachygraphie gigogne252 qui ne nous paraît pas adéquate à décrire des procédés où
la lexie obtenue dépasse très largement les frontières de ses composants initiaux – il
250
Notons cependant que la traduction proposée par Henri Parisot (pour le poème) et Jacques Papy (coll.
« Folio junior », 1981) intègre trois composants : « « slictueux » signifie : « souple, actif, onctueux ». Vois-tu,
c’est comme une valise : il y a trois sens empaquetés en un seul mot… »
251
Si les Allemands parlent de Wortverschmelzung ou de portemanteau-Wörte , on retrouve en espagnol
l’image de la valise/malette (palabra maleja). A. Clas observe « que la même richesse synonymique existe en
anglais où l’on parle de blends, de blend-words, de blending, name-fusion, portemanteau-words ; (…) les
Italiens intitulent le procédé de façon fort poétique parole macedonia, soit "parole macédoine" » (1987 : 347).
252
Voir à ce sujet l’article de Clas (1987) proposant d’étudier les mots-valises comme autant « d’écritures
tronquées qui s’emboîtent ».
321
Aux yeux de J.-P. Martin, le nom d’Humpty Dumpty est déjà porteur d’une
certaine monstruosité :
« Humpty Dumpty : son nom s’espace, s’articule entre deux parties distinctes, mais
presque identiques. Au lieu d’avoir deux choses différentes (tête et ventre) à la même
place, on a une seule et même chose (‘umpty), ou presque, qui occupe deux espaces
différents. » (1976 : 200)
253
L.Hesbois (1986 : 101) distingue « mots-gigognes » (dont les composantes s’emboîtent successivement l’une
dans l’autre » et « mots-sandwiches » (dont une composante s’intègre entre les syllabes de l’autre).
254
Composite : « 1.Qui participe de plusieurs styles d’architecture. 2. Formé d’éléments très différents, souvent
disparates. 3. Matériau composite, formé de plusieurs constituants (dont une matière plastique) pour obtenir
des propriétés mécaniques particulières. » (PR, 2003 : 493)
322
Seuls les mots outils, ainsi que quelques adverbes, adjectifs et formes verbales
simples, échappent à la fantaisie verbale de ce slameur qui avertit d’ailleurs ses
auditeurs, en amont de sa déclamation, de la nécessité d’utiliser « un décodeur ».
D’après Frontier, (1992 : 285), le paralloïdre crée un lexique ouvert et illimité :
« André Martel ne se contente pas de puiser dans une réserve de mots déjà existants,
ou qu’il aurait inventés une fois pour toutes, il ne cesse d’en inventer de nouveaux ;
écrire pour lui, n’est pas seulement inventer chaque phrase, c’est inventer chaque mot. »
Mais Almuth Grésillon (1985 : 245) n’a de cesse d’en souligner la monstruosité. En
effet, ces « monstres issus de l’imbrication de deux mots » (246) sont comparables à
une chimère ou une hydre : « une chimère ou une hydre n’existent pas plus dans le
réel que n’existe dans le vocabulaire français le mot famillionnaire. » (248). Or ce
255
Le lexème « labelliser » n’a été attesté qu’en 1983 : il s’agissait donc en 1949 d’une forme néologique.
256
10,5% contre 7,25 % de fréquence habituelle dans le discours (Wioland, 1991 : 30)
257
Lyor a choisi pour titre un néologisme contenant déjà 3 occurrences du [R], à l’instar d’André Martel qui a
introduit à dessein ce « son de renforcement » pour « donner au mot paralloïdre plus de rugosité dans son
barbarisme. » (1964 : 20). Voir l’illustration sonore de notre précédent chapitre.
323
258
Ce slam constitue l’illustration sonore du présent chapitre.
259
Nous soulignons. Notons que l’un des articles d’Almuth Grésillon (1985) s’applique précisément à la
littérature fantastique, registre qui n’est pas étranger à notre texte.
260
Il s’agit dès lors de « détecter les tours de passe-passe, les faux et usages de faux… » (Grésillon, 1983 : 83).
261
L’exemple de « bavardeur » (M) en témoigne : s’agit-il d’un mot-valise issu de « baver + ardeur » (hypothèse
confirmée par son auteur) ou d’un dérivé par suffixation de « bavard » ?
324
Fradin rejoint ici l’analyse de Galisson qui s’est intéressé au « statut comparé »
(1991 : 79) du mot-valise. En le comparant au mot composé comme « agglomérat de
deux lexèmes soudés ensemble » (portefeuille), il remarque que la construction de
ce dernier est régie par des règles d’enchaînement (ordre des composants) et de
statut grammatical de l’unité lexicale obtenue, à la différence du mot-valise dont la
construction « n’obéit à aucune obligation de cette espèce » mais uniquement aux
procédés de « recouvrement et déformation » (Fradin, 1997 : 80). Il en arrive à la
conclusion que « la structure du mot-valise est infiniment plus souple que celle du
mot-composé et (qu’) il n’y a pas lieu de les confondre, quand on sait leur mode de
construction. » Il le rapproche ensuite de l’acronyme, considérant que « le mot-valise
et l’acronyme relèvent de l’abréviation, puisque le télescopage de leurs constituants
aboutit à une économie formelle. » (80) Au-delà de cette ressemblance indubitable –
mais qui n’est qu’apparente –, il met en évidence les différences entre ces deux
modes de formation : l’acronyme est une expression réduite « qu’il est possible de
restituer tout entière par développement, puisqu’elle a une existence reconnue dans
la langue » (81). Il n’en va pas de même du mot-valise qui ne ressortit pas d’une
expression préexistante mais de mots isolés et non co-occurrents. Ainsi « l’économie
ne porte pas sur la même chose et n’est pas du même ordre » (81) et l’analogie
s’arrête là. Galisson s’intéresse en outre à la question de la viabilité du mot-valise : il
oppose « néovialogisme » - tout néologisme présentant un certain nombre de
facteurs favorables à un « pronostic de survie » - à « nécrologisme » désignant un
néologisme « mort-né » (1991 : 78). Il souligne que les mots-valises sont soumis à
une « malédiction » qu’il explique par le fait que « ces néologismes relèvent du
ludique plutôt que du fonctionnel ». Ils procèdent en effet d’une démarche
sémasiologique262, alors que les néovialogismes relèvent plutôt d’une démarche
onomasiologique263. Il observe cependant « le développement rapide d’un
phénomène de lexicogénèse demeuré longtemps en réserve… de la production
langagière » (43). Avant d’illustrer son propos par un « spicilège de mots valises
créés pas des écrivains français au cours des siècles » (49), il souligne qu’ils se sont
démocratisés en proliférant sous la plume « des écrivants de tous horizons » tels que
les journalistes et les publicitaires. De fait :
262
« c’est la forme, une forme aléatoire, qui détermine à son tour un contenu aléatoire ; la convergence de la
forme et du contenu est rare, or ce n’est que si elle existe – ex : midinette, franglais, boursicoter – que le
néologisme a des chances de devenir un « néovialogisme ». » (Galisson, 1991 : 78)
263
Cela nous renvoie à l’article de Marc Sourdot (1998) et sa règle des 4B, le Besoin étant l’une de ces règles.
326
« le mot-valise paraît se multiplier chez les écrivains, à l’échelle des siècles, comme il
prolifère aujourd’hui chez d’autres types de producteurs, jusqu’à descendre dans la
rue. » (1991 : 53)264
Des exemples ont été recueillis chez une bonne trentaine d’écrivains : depuis
Rabelais (hypocritiquement) jusqu’à Boris Vian (sarcastifleur), en passant par
Baudelaire (caméléopard), Rimbaud (patrouillotisme), Aragon (concubiste), Paul Fort
(rhinocerossignol), Francis James (tranquilitude), Michaux (papatrie) et Ponge
(vertécalité). De ce spicilège, il ressort que les auteurs les plus prolixes en la
matière sont Céline (10 mots cités), Lacan (11), Christiane Rochefort (16), Prévert
(18) et surtout Queneau (24). A l’issue de ce relevé, Galisson émet l’hypothèse
« qu’après avoir été longtemps un jeu de langage pour initiés (les écrivains), à
l’échelle des siècles, il s’est vulgarisé pour devenir un objet du langage courant. »
(52). D’où un intérêt accru dans le champ didactique sur lequel nous reviendrons
dans la troisième partie de cette étude. Le fait est que le mot-valise peut être étudié
non seulement dans sa monstruosité, mais aussi dans sa modernité :
« En tant que néologisme souvent lié aux circonstances ou aux évènements dont il rend
compte, il figure parmi les mots les plus symptomatiques ou les plus emblématiques de
notre temps. Donc les plus chargés de connotations. » (Galisson, 1991 : 106)
Voilà qui nous amène à réfléchir aux fonctions d’un tel mot : n’est-il pas en soi
emblématique du slam comme art de la confluence ou du métissage ?265 N’est-il pas,
dans son opacité même, un mot-miroir reflétant certains aspects de notre société ?
Nous verrons à la fin de ce chapitre qu’il peut aussi exercer une fonction de
séduction ou d’attraction qui n’est pas étrangère à notre concept de néostyle.
Dès 1983, Almuth Grésillon a entrepris d’étudier les propriétés linguistiques des
mots-valises et d’en esquisser une typologie : « j’ai déconstruit les objets finis afin de
trouver les règles de formation » relate-t-elle (1983 : 83), impliquant tour à tour dans
cette analyse phonie, morphologie, syntaxe et sémantique. Afin de définir ces règles
du jeu, elle a d’abord exposé les « irrégularités constitutives » de ces formations
répondant au double principe d’imbrication et d’homophonie. A partir de là, elle a
264
De fait, le mot-valise a aussi sa place, désormais, au sein d’une poésie urbaine matérialisée par l’art du
graffiti : « Exilée volonterre, j’écris dans la marge des mots dits… », poétise Misstic sur les murs parisiens.
265
Notons que plusieurs mots-valises nous ont été cités pour notre enquête « le slam en un mot » : bavardeurs
(Marco DSL), oralittérature (SD). L’Allemand Bas Böttcher nous a proposé « Hassliebe » qu’il traduit par le mot-
valise « hainamour ».
327
identifié trois types de mots-valises au sein de cette « poésie du bricolage »266 (85-
87). Soient les constituants A et B du mot-valise X :
266
Expression qu’elle emprunte à Claude Lévi-Strauss (La pensée sauvage).
267
Le segment homophone peut être de longueur variable : entre un seul phonème (cinémabscons) et un
lexème. (Saint-Siège éjectable). A.Grésillon remarque que ce dernier cas est particulièrement fréquent dans la
langue allemande, selon la loi de composition et, citant Ferdère (1957 : 998), souligne que l’allemand « garde
au fond de lui le regret inconscient de ne pouvoir tout écrire en un seul mot ».
328
lieu. Or cette complexité engendre une rupture de la linéarité du signifiant qui oblige
le lecteur à un « retour en arrière droite-gauche » :
héresistance
268
Ce terme est inventorié par A.Clas comme relevant de ce modèle : l’aphérèse est cependant discutable dans
ce cas, puisque la fusion est réalisée autour d’un phonème commun [k], final du premier terme, initial du
second. De notre point de vue, il n’y a pas de troncation ici.
269
Nous avons réinvesti ce classement en fonction du type de troncation des formants initiaux en l’appliquant à
notre corpus MP dans notre tableau MC3 (voir en annexe VI).
329
« le cas le plus simple, et c’est certainement pour cela qu’on parle de croisement ou
d’amalgame, est celui où deux syllabes ou deux phonèmes sont identiques dans les
deux unités de formation et se fondent, c’est le phénomène de l’hapaxépie ou
haplologie. » (1987 : 350)
André Clas en conclut que la brachygraphie gigogne n’est qu’un cas particulier de la
composition. Telle est bien l’interprétation de Tournier (1985 : 30) :
« Morphologiquement, la seule différence est que les éléments de l’amalgame sont plus
ou moins emboîtés les uns dans les autres ou, comme on dit, ‘télescopés’, alors qu’ils
sont juxtaposés dans les autres composés. »
Syntaxiquement, les choses sont plus complexes comme le montre l’analyse
d’Adams, citée par Tournier (1985 : 132), appliquée à la langue anglaise. En effet,
d’un point de vue syntactico-sémantique, Clas (1987 : 351) distingue les deux types
suivants, les deux composants A et B donnant le résultat C :
- Le résultat C est un A et un B : « il y a formation d’un nouveau signifié. » (ex : le
caméscope)
- Le résultat C est modifié par A ou par B : « plapier est un B (papier) en A
(plastique). »
En tout état de cause, André Clas voit dans la brachygraphie gigogne « un procédé
bien vivant » qui représente « à la fois un procédé de création authentique pour
chaque langue et en même temps un procédé qui permet l’absorption facile
d’emprunts. » (352)
270
Si l’on considère l’exemple du mot-valise de Lyor prafur (= passé + présent + futur), futur est le formant
directeur, passé et présent sont les formants auxiliaires.
330
Redécoupage +
frite altération
NEOFRITE = néophyte
273
(1) + frite (2)
Avec substitution CHAUSSETTE Redécoupage +
275 277
partielle 1 substitution
2
Froid
FROISSETTE =
chaussette (1) + froid
276
(2)
278
Imbrication : (se) GARGARISER
« l’assemblage des 1
formants dépasse les + RINGARD
limites du formant 2
directeur » (59) = (se)
279
RINGARGARISER
Tableau 10 : Typologie établie par Galisson (1991)
271
« Définition du produit : KIDNAPPER : [recouvrir ses viandes ou ses gâteaux d’une couche de chair d’enfant,
enlevé à l’affection de ses parents] » (56)
272
« Définition du produit : MELANCOLIS : [paquet en souffrance, à la poste] » (56)
273
«Définition du produit : NEOFRITE : [personne qui se rend en Belgique pour la première fois] » (58)
274
« Le mot-valise de ce type n’est ni homographe, ni homophone de son formant directeur, mais il en est
suffisamment voisin pour provoquer sa mobilisation immédiate » (57) La substitution est de type paronymique.
275
« La substitution s’établit le plus souvent sur un rapport d’opposition entre substitué et substituant ; ainsi
les couples père/mère… » (58) La substitution est ici opérée en vertu de critères sémantiques.
276
« Définition du produit : FROISSETTE : [bas léger, pour tenir le pied au frais] » (58)
277
« Le mot-valise de cette nature diffère assez de son formant directeur, mais il le rappelle très fort par une
partie commune et une structure analogue. » (58)
278
Formant directeur = GARGARISER (10 lettres dans le mot-valise)
279
«Définition du produit : (se) RINGARGARISER : [se complaire dans ce qui est passé de mode] » (60)
331
Galisson note que les mots-valises relevant du premier type peuvent poser un
problème d’identification, s’agissant d’ « un mot du répertoire, redécoupé par l’auteur,
pour faire émerger des formants que l’usage proscrit ». Difficulté à laquelle nous
avons été confrontée : seuls la définition et/ou le contexte permettent de l’identifier
comme tel. Pour les mots-valises qui résultent de l’imbrication, la reconnaissance du
formant directeur n’est plus aussi évidente : « elle passe par le dénombrement des
lettres qu’affiche chaque formant au sein du mot-valise. » (1991 : 59)
280
Par « limites du formant directeur », nous entendons ici le nombre de syllabes orales.
332
+ flow (2)
= mise à flow
En résumé :
Notre concept de collocution rend compte de cette dernière configuration, soit d’un
syntagme composite obtenu par imbrication de deux autre syntagmes, présentant un
élément commun qui permet la collision. Trois cas de figure sont envisageables :
- locution + locution (Exemple : la main dans votre sac… de nœuds !)
- collocation + locution (Exemple : une vie conjugale à égal)
- collocation + collocation (Exemple : l’ascension des pics de pollution)
- collocation + locution + locution (Exemple : (passer de) bouche à bouche à
oreiller)282
281
Procédé que Grésillon appelle «réanalyse fallacieuse » par production de « kénomorphèmes » (1985 : 90) :
anal/gésique → oral/gésique. Ce découpage va cependant à l’encontre de l’étymologie, du grec analgesia.
282
Cet exemple résulte d’une collision des locutions « bouche à bouche » et « bouche à oreille », auxquelles
s’ajoute, du fait du cotexte amont (passer de…) la collocation : « passer de main en main ».
334
Les slams
lams du grenoblois Mots Paumés regorgent de mots et locutions
composites. Outre ceux de son album (Songes
( déments, 2009), ce slameur nous a
transmis de nombreux textes dont il nous a commenté la genèse et le contexte de
création, qu’ilil s’agisse de répondre à des commandes, dans le cadre d’évènements
d’
tels que la journée de la femme ou la journée contre le racisme, ou de monter des
spectacles musicaux (Un sans avec le pianiste Roberto Negro, en 2009283).
Un jour sans,
Cela nous a permis de mieux contextualiser ces slams afin d’analyser la fonction
dévolue aux lexèmes
xèmes et syntagmes composites et le néostyle correspondant. Nous
avons retenu 30 textes, parmi quarante slams composés entre 2005 et 2010, en
vertu d’un critère de présence de locutions ou mots composites284, auxquels nous
avons ajouté un texte, transmis ultérieurement
ult (2011) : s’agissant de la réécriture
d’un texte antérieur, nous nous proposons d’en étudier l’évolution. Nous nous
sommes en outre intéressée au péritexte qui nous a semblé corroborer l’importance
de la création lexicale en général, de ces formations
formations composites en particulier : il
s’agit pour ainsi dire d’un fil rouge au sein de l’œuvre de ce slameur.
283
Production Grenoble jazz festival.
284
Nous avons numéroté ces textes et les désignerons désormais, à défaut d’en citer expressément le titre, de
la façon suivante : MP + numéro du texte (correspondant à l’ordre chronologique adopté dans l’annexe VI).VI
285
Terme de marketing désignant un tract au format papier qui est distribué ou déposé dans des endroits de
passagee pour promouvoir un évènement ou une soirée. soirée Le dictionnaire Longman propose la définition
suivante : « a sheet of paper advertising something, which is given to people in the street or is pushed through
their door » Notons l’évolution du mode de transmission, avec la diffusion fréquente sur le réseau d’un flyer au
format numérique, même si la diffusion en version papier demeure possible.
possible
335
Le blog289
286
Ce mot composite, issu de la fusion de micro + crayon, nous a été présenté par son auteur (nom du fichier)
mais ne figure pas sur le flyer, ce qui indique une tendance à néologiser qui reste parfois en marge des
créations telles qu’elles sont publiées. De même pour les titres, nous verrons que certains ont été remplacés
par des formules moins néologiques pour des raisons éditoriales. Notons cependant
cependant que les titres des œuvres
d’art peuvent représenter un haut lieu de néologie comme en témoigne ce titre de d l’artiste Arman :
« Encroragie ».
287
Le premier néologisme figure sur le flyer n°3 (annexe I.5), le second n’a été qu’une création transitoire
transitoir qui
nous intéressait néanmoins pour la néographie confirmant l’hypothèse d’un mot construit par amalgame
(« poésie + musique »), avec apocope du premier formant et aphérèse du second, par rapport à l’hypothèse
d’une simple suffixation (poésie, poésique).
288
Il s’agit là aussi d’un mot composite (flyer
( n°5), résultant de l’amalgame « posologie + poésie », le premier
lexème relevant d’une isotopie du médicament qui prend sens par rapport à l’iconographie. En associant ce
lexème à poésie,, le mot composite permet
per de resémantiser le suffixe « logie », de λόγος,, « parole, discours ».
289
Voir en sitographie.
290
Notons la resémantisation du terme « tube » qui est ici réactivé dans son sens premier de conditionnement
(« tube de dentifrice ») alors que le nom de « You tube » joue sur l’acception dérivée (par métonymie) de
« tube » pour « chanson à succès ». « Il fournit la dénomination familière du téléphone (v.1950), autrefois du
pneumatique (1903). Il est entré dans la locution a plein(s) tube(s) (1935), allusion auxx gaz d’échappement pour
« à toute vitesse ». D’abord dans l’argot des musiciens, il est devenu (v.1960) l’appellation d’une chanson ou
d’une pièce à succès » (Rey, 2007 : 3945)
291
En référence au trio constitué du slameur et de ses musiciens.
336
Dans la rubrique « Portrait », nous avons repéré une série de défigements fondés sur
une substitution homonymique ou paronymique (nous soulignons) : « être à la auteur
de sa propre vie » (hauteur), « oser le passage en farce » (en force), « vivre à l’âge
de vers » (de fer), « que la poésie sur les os » (la peau), « je ne parlerai qu’en
présence de mon art vocal » (avocat)… On retrouve un certain nombre d’entre eux
dans les textes du slameur.
Les titres
292
Nous avons intégré, pour ce corpus péritextuel, les textes de mars 2011, à la différence de notre corpus
textuel - présenté précédemment - ces textes nous ayant été transmis trop tardivement pour pouvoir les
analyser en détail. Ces derniers slams ont été composés en vue du spectacle « Hommes/OFF » (26/03/11), one
slam show sur le thème de l’esclavagisme : le slameur y évoque les glissements vers les servitudes invisibles et
les escalavagismes ordinaires. Bastien Mots Paumés.
337
293
Ces trois textes ont été conçus à l’origine pour les 38èmes Rugissants dont le thème de l’édition 2009 était
« le verbe » (Grand Slam à L’Hexagone de Meylan, décembre 2009).
294
Ce titre a été réduit dans un souci de brièveté, d’ « efficacité ».
295
Le slameur nous a expliqué ce changement de titre en ces termes : « c’est un jeu de mots peu porteur de
sens par rapport au texte, et trop alambiqué pour un titre édité. Je ne veux pas faire des jeux de mots
hermétiques pour des non initiés aux jeux de mots empilés, mais parler au ''grand public.'' » (Entretien
complémentaire du 23/02/11)
296
Nous ajouterons ici aux motifs précédemment invoqués que la version « électro » (MPTrio) comporte un
refrain constitué d’échos polyphoniques portant sur ce mot « Le réseau » : le titre a donc une valeur
cataphorique, anticipant sur ce refrain.
297
Si l’on considère l’inversion des syllabes qui fonde ce jeu de mots, il s’agit là d’une sorte de contrepèterie,
appliquée au sein d’un lexème.
298
Au motif précédemment invoqué, MP motive ce changement de titre par la volonté de ne pas trop anticiper
sur le texte, pour garder la surprise du jeu de mots.
299
MP trouvait joli ce mot composite mais ne lui ayant pas trouvé de place dans le texte, il a renoncé à ce titre,
jugé là encore « trop alambiqué », mais il a conservé prestidigicode dans le corps du texte.
300
Le sous-énoncé fera l’objet d’autres détournements que celui du titre au sein du texte : « effraction de
secondes ».
301
Ce texte a fait l’objet de réécritures multiples à l’occasion de chaque 8 mars (Journée de la femme), d’où ses
titres successifs. Le titre considéré comme le plus abouti (« L’amante religieuse ») était, au dire du slameur, « le
plus beau et le plus évident, le court et donc le plus impactant ». Il s’agit d’un jeu de mot trouvé après la
rédaction.
302
Les textes créés pour cette journée donnent lieu à des versions évolutives, d’années en années, d’après MP.
338
303
Dans ce texte en forme de scénario, le slameur a mis en mots la trame de son spectacle (le squelette), soit
les textes correspondant aux transitions entre les slams.
304
Un autre texte donne le complément de cette forme apocopée de l’expression « l’allumeur de réverbères » :
« l’allumeur de rêves, Herbert » (« Mutinerie contre minuterie »).
305
Cet amalgame par insertion (« avocat + vodka ») s’inscrit dans une isotopie des noms d’alcools qui constitue
le thème central de ce texte.
306
44 textes nous ont été transmis mais le slam « Guetteur du jour » qui a fait l’objet de deux versions, a gardé
le même titre.
307
Le premier figure cependant dans le texte (« A chaque injection intra vénéneuse de cybercaféine… »), alors
qu’il ne subsiste du second – jugé trop alambiqué – qu’un mot composite proche « prestidigicode ».
308
Cette locution composite figure non seulement en titre, mais aussi dans le corps du texte, ce qui permet de
la cotextualiser : « Je ne vais pas me faire l’avodka du diable… » (MP8)
309
Le sens de cette locution composite obtenue par imbrication ou télescopage de deux locutions (talons
aiguilles + aiguilles vaudou) est développé dans le corps du slam : « J'ai des talons … AIGUILLES plantés dans le
pied, l'impression d'être la figurine d'un rituel vaudou » (MP29)
339
Nous avons identifié 64 mots composites répartis sur 20 textes : « Soda maso »
(7 mots), « Apnée » (7), « Sous l’émail des mots » et « Guetteurs du jour » (5) sont
les slams les plus denses en la matière. Au sein de ces mots dits composites, nous
avons distingué ceux qui sont objets d’une néographie mettant en évidence leur
décomposition associée à une resémantisation (11), ceux créés par insertion (23) et
ceux obtenus par imbrication (30).
Néographies significatives
Nous avons relevé quelques lexèmes qui, faisant l’objet d’une décomposition
mise en relief par la graphie et par là-même d’une resémantisation, s’apparentent à
des mots composites. Dans le texte « Sans sur… », « opiNION » ainsi typographié
prend sens par rapport au vers qui précède : « Un coup : OUI/ OpiNION… ». La
présence de majuscules – en tant qu’indication prosodique313 – attire notre attention
sur une remotivation sémantique, potentiellement double, de ce lexème : d’une part,
le « NON » qui répond au OUI ; d’autre part, le « gnon » qui fait écho au « coup ».
Ces deux sèmes nous paraissent présents dans le lexème hybride obtenu, dont la
graphie interpelle. De même pour « IL lui scie les ELLES » (MP30) où les majuscules
– en tant que marque prosodique d’intensité – mettent en relief l’homonymie
(« ailes »). En outre, plusieurs lexies font l’objet d’une décomposition syllabique ou
morphémique. Le lexème « habitudes » est décomposé en « habit-udes », ce qui
310
Nous utiliserons ce terme au sens de Guiraud (1979 :10) : « Le calembour, au sens restreint du terme, est
une équivoque phonétique ».
311
De même nous emploierons ce terme dans un sens générique pour un jeu fondé sur une inversion de
syllabes ou de phonèmes au sein d’une phrase ou d’un syntagme (« Soda Maso »).
312
Nous évoquerons les cas de conversion quand elles apparaissent liées à une forme composite (combinaison
bi-matricielle) comme pour « babas roucoulent » (voir infra).
313
Ces textes nous ayant été transmis directement par leur auteur et leur mise en page ayant été conservée,
nous pouvons avancer l’hypothèse que ces indications sont autant d’indices en vue d’une mise en voix.
340
souligne une métaphore induite par le verbe : « j’essaie d’enfiler vos habit-udes »314.
Quant au verbe « déblatérer », il subit une décomposition tout aussi signifiante :
« dé-bla-tère » permet de suggérer les lexèmes « blatte » et « terre », le premier
figurant d’ailleurs dans le cotexte aval315. Ainsi décomposé, ce lexème s’apparente
donc à un mot-valise, contenant plusieurs « sens empaquetés », tout comme « vent-
to-line » (MP15)316. La forme décomposée du verbe « dé-chaîner » (MP29) suggère
un jeu relatif au cotexte aval (« sur mes chevilles »). Enfin, « sous-fran-si-lence »
est une décomposition syllabique développée dans le slam intitulé « Sous France,
silence » (MP6)317. A l’oral, l’équivoque est souvent marquée par une micro-pause ou
un allongement de la syllabe précédente : « Métamorphe…ose » (MP3) ; « Demain,
nous serrons la saint…ture »318 (MP16) ; « au bord…d’elle » (MP12). D’une
manière générale, notons que si l’usage des majuscules permet d’attirer l’attention
sur un néologisme (PORNOCRATIE), les tirets peuvent aussi mettre en relief une
décomposition (« radio-actif ») ou une composition signifiante319 et les points de
suspension indiquer une fausse coupe.
314
Cette métaphore est filée par la délexicalisation suivante : « je me sens toujours trop serré (…) dans votre
prêt à déporter » (MP11)
315
« Regardez-moi : j’erre tel une blatte, on m’appelle Cafard ! » (MP19).
316
Ce lexème (de ventoline, « traitement contre l’asthme ») est resémantisé par insertion dans le syntagme :
« se disperse aux 4 vent-to-line ». D’où la graphie proposée, qui anticipe sur le découpage syllabique à l’oral.
317
Notons que les autres décompositions homophoniques ne sont pas transcrites : « Souffre en silence »,
« Souffrance silence ». La décomposition syllabique a ici une valeur prosodique, permettant à l’auditeur de
percevoir les différents possibles homophones.
318
Le jeu d’homonymie (« ceinture ») est ici introduit par l’ambiguïté (à l’oral, mais aussi à l’écrit avec cette
forme intermédiaire) de la forme verbale (nous serons/nous nous serrerons) qui s’inscrit sémantiquement dans
le contexte – et le cotexte - d’un bulletin météo.
319
« C'est l'ère du trauma-térialisme radio-actif, télé-addictif… » (MP18).
320
De même que cette locution composite « COU-LEUR-DE-PROPOS : la décomposition syllabique facilite la
perception du jeu de mot, le lexème initial « Couleur de peau » figurant d’ailleurs dans le cotexte amont.
341
321
D’après Hesbois : « Il arrive que le coup de pouce ainsi donné à un mot en fasse surgir un autre, presque
identique, qui se substitue au premier, sans toutefois parvenir à l’évincer complètement » (1986 : 105)
322
Les astérisques indiquent le type de modification apportée au formant principal : substitution (*), ajout (**)
ou suppression (***).
323
Notons que le formant directeur est ici convoqué par écho sonore ou métathèse que Dupriez définit comme
« altération d’un mot par déplacement, inversion d’une lettre, d’un élément phonétique » (1986 : 289) :
« cosmétoc sans éthique ».
342
Les slams de Mots Paumés se caractérisent par une forte densité de mots
composites obtenus par imbrication. Il est d’ailleurs fréquent que ces lexies
néologiques forment une sorte de chaîne ou de séquence, tels pithécanthropiques
et lycanthropiques qui succèdent à philanthropiques (MP3), ce qui facilite
l’interprétation. Ce dernier lexème, présent dans le vers précédent, fournit la clé des
deux mots composites cités : ils résultent respectivement de pithécanthrope324 - qui
figure dans un autre texte (MP7) - et lycanthrope amalgamés à anthropique325 autour
du segment homophone [a~tR]. De même, pro-pornographique succède à pro-
politique, pro-polémique et pro-polysémique, ces quatre lexèmes résultant d’un
amalgame avec propos. En outre, les mots composites suivants ont été identifiés :
324
Terme d’anthropologie désignant un « mammifère primate fossile », et par dérivation « un homme brutal,
primitif » (PR).
325
Du grec ancien ἄνθρωπος, anthrôpos (« être humain »).
326
Notons cependant l’opposition entre [e] fermé/ [E] ouvert.
327
La présence du tiret nous interroge ici, alors qu’elle se justifie pleinement pour « Wi-Fidèle » (Wi-fi).
328
C’est la racine abstract- (abstraction, du bas latin abstractio) qui permet la fusion ici.
329
Le tiret (calqué sur post-moderne) attire l’attention sur cette locution valise.
343
Force est de constater qu’un certain nombre des mots-valises repérés s’insèrent
dans un syntagme, locution ou synapsie qui en facilite l’interprétation : les exemples
de « l’avodka du diable », « à vos terrorisques et périls », « points d’infrasuture »,
« cordon ombilicâble », « secousses racismiques », « science asphyxion »,
« grenade à défragmentation », « énigme du spharynx » et « Monétéo France »
330
Une autre interprétation serait « publicitaire + terne » ce qui relèverait de l’insertion..
331
Une autre hypothèse serait celle d’une simple dérivation de Photoshop avec suffixation.
344
Dans notre corpus, nombreuses sont les locutions construites par insertion (140),
notamment dans les formules titulaires : chacun des slams de notre corpus en
comporte au moins une, si bien qu’elles se font parfois écho d’un texte à l’autre.
Nous les avons synthétisées dans le tableau présenté en annexe en les classant en
fonction du type d’altération par rapport au patron phonologique de la locution initiale.
Soient « A » la locution initiale, « a » le lexème objet d’une substitution, « b » le
lexème inséré et « X » la locution composite obtenue par insertion de b dans A.
332
Cette locution a fait l’objet d’un autre défigement par substitution du premier terme : « France fiction » (JB
& SD, 2011).
345
Notons que si ce type de locutions composites est représenté dans tous les textes de
notre corpus, elles y figurent en proportion variable : de la seule formule titulaire
(« L’âge de vers ») à une douzaine de locutions dans des textes comme « L’Email
des mots » et « Apnée ». Nous pouvons alors émettre l’hypothèse que certains
sujets induisent une densité plus importante de ces jeux de mots qui peuvent
témoigner d’une mise en abyme (« Sous l’émail des mots » nous incitant
précisément à aller chercher les mots cachés sous l’émail) ou d’une valeur
subversive (« les résidus clandestins », « la France fiction »).
Les locutions composites formées par imbrication sont plus rares : nous en
avons néanmoins relevé 20 réparties sur 15 textes, dont deux textes qui en
contiennent quatre (MP15) et trois occurrences (MP12). Pour chaque collocution,
nous avons souligné le lexème ou morphème homophone qui a permis l’imbrication,
les astérisques indiquant sa place dans la lexie (voir infra).
333
Nous utilisons ce terme au sens général d’inversion (du grec μετάθησις, metáthêsis, « permutation »), quelle
que soit l’unité sur laquelle porte cette inversion.
334
Pour cet exemple, une autre hypothèse interprétative consisterait à y voir une collocution construite par
imbrication de couleur de peau + hors de propos.
346
+ le maillon de la chaîne
Nous avons aussi relevé une micro-alternance en espagnol dans le refrain du texte
« Des avenues, des avenirs » (MP21) : « En vuestro mundo loco… ».
336
Notons que cette imbrication dite en chaîne comporte précisément comme charnière le mot « chaîne ».
337
Précisons qu’une partie des locutions composites sont formées par délexicalisation, d’où un recoupement
partiel de ces deux procédés.
338
“Slang especially AmE someone who is boring and wears clothes that is unfashionable” (Longman).
339
Anglais argotique, voire vulgaire : déformation de bitch.
340
Le « h » aspiré permet ici d’attirer l’attention sur cet emprunt intégré à la locution composite.
348
341
Ce détournement est déjà présent dans une chanson de Guy Béart (« Les proverbes d’aujourd’hui », 1973).
342
Proverbe d’origine arabe : اﻟﻛﻼب ﺗﻧﺑﺢ واﻟﻘﺎﻓﻠﺔ ﺗﻣﺷﻲ
343
Noter la présence des guillemets dans le texte pour ce détournement de citation et le suivant. Il est
d’ailleurs introduit en ces termes : « La philo de René Descartes n’a plus aucun crédit. »
344
Cette citation de Pascal est donc détournée à deux reprises.
345
Détournement intégré au refrain, avec une variante finale : « Le réseau a ses raisons que ma raison ne veut
plus comprendre. » (voir aussi notre chapitre 10, GCM ayant aussi détourné cette citation).
346
Télescopage de deux expressions.
347
Cette expression a donc été doublement détournée : « Je donne ma langue au tchat/au charme. »
349
348
Qu’un revers, et jamais de médaille Le revers de la médaille
(MP30)
Titres (7) L’Indao Jones et les CAC40 voleurs Indiana Jones + Ali Baba et les
349
(MP16) 40 voleurs (cité comme film)
(le nombre de chômeurs) et de “The show must go on”
chômeuses GO ON ! (chanson)
A l’ombre des junkies en fleurs (MP18) A l’ombre des jeunes filles en
fleurs
Jackpot pour les éventreurs (MP19) Jack l’éventreur
Dépendances avec les lourdeurs (MP21) Danse avec les loups
Les aventuriers de la marche du temps Les aventuriers de l’arche perdue
perdu (MP21) + A la recherche du temps
350
perdu
351
Ni dieu ni parcmètre ! (MP21) Ni Dieu ni maître
Tableau 16 : Détournements et délexicalisations (corpus MP)
Ralentir, mots valises ! Tel est le titre de l’ouvrage de Finkielkraut, indiquant par
là-même la difficulté soulevée par l’interprétation des mots composites :
« En mélangeant les significations des mots qui son enfermés dans votre valise, vous
ferez advenir un sentiment compliqué, une réticence impalpable, un animal chimérique,
ou un concept fou. » (1979 : 2)
348
Il s’agit là d’un palimpseste avec « déstructuration syntaxique maximale » selon Galisson (1995 : 51).
349
Télescopage de deux titres.
350
Idem : métissage de deux titres, l’un d’origine littéraire (Proust), l’autre cinématographique (Spielberg)
351
Titre du journal fondé en 1880 par Blanqui, l’expression étant devenue la devise du mouvement anarchiste.
350
352
« Heymans (Zeitschr. f. Psychologie, XI, 1896) nous montre comment l'effet d'un mot d'esprit résulte de la
succession « sidération et lumière ». Il illustre son opinion d'un excellent mot d'esprit de Heine : Un de ses
personnages, le pauvre buraliste de loterie Hirsch-Hyacinthe, se vante d'avoir été traité par le grand baron de
Rothschild d'égal à égal, de façon toute famillionnaire. Tout d'abord le mot, qui est la cheville ouvrière de
l’exprit, apparaîtrait comme un néologisme défectueux, comme une chose inintelligible, incompréhensible,
énigmatique. Par là, il sidérerait. Le comique résulterait de ce que la sidération cesse, de ce que le mot devient
intelligible. » (1983 : 17-18?)
351
Les trois premiers patrons rendent compte d’une relation de coprédication, alors que
les deux suivants s’en distinguent « dans la mesure où l’un des lexèmes-bases
correspond à un argument dans une relation instanciée par l’autre » (1997 : 108).
Bernard Fradin en conclut que « l’interprétation d’un mot-valise peut osciller entre
plusieurs patrons » et que « les patrons mentionnés n’existent que comme résultat
d’une stabilisation interprétative. » (109) Dans notre corpus en général et concernant
certaines occurrences à valeur polémique en particulier, nous avons identifié les
patrons suivants qui rendent compte de relations sémantiques diverses :
353
Les deux composants entretiennent ici une relation de causalité, d’où la valeur potentiellement subversive
de la lexie ainsi obtenue.
352
354
Nos trois études néostylistiques se rejoignent d’ailleurs sur ce point : les fonctions sont communes, même si
les formes de créativité apparaissent diversifiées. (voir nos prochains chapitres).
355
« Au début d’une phrase, on reprend en guise de liaison (parfois emphatique), un mot de la phrase
précédente. (…) Une suite d’anadiploses est une concaténation. » (Dupriez, 1980 : 44)
354
« La vie est à bout de souffle... Comme un souffle au cœur... Au cœur de la ville »356
D’une certaine façon, le phénomène des collocutions rend compte d’une construction
circulaire, progressant par analogie, mais à la différence des ronds, la collocution
évite la redondance du terme charnière (nous l’avons souligné) qui fait le lien entre
les deux locutions amalgamées :
356
MP15, nous soulignons.
357
Heybois (1986 : 23) remarque « une préférence marquée pour les liquides » caractéristique des glossolalies
et autres ritournelles enfantines.
358
Grunig (1990 : 62) parle de « mots-valises glissés, au nom de la dynamique qu’on peut leur associer. »
355
359
Voir en annexe VI.32.
356
Conclusion partielle
Chapitre 9
Souleymane
Diamanka ou
l’écriture palimpseste
(néostyle 2)
360
Souleymane Diamanka, « L’automne des blocs-notes », L’Hiver Peul, 2007.
361
Ce terme peut aussi être interprété comme simple dérivé de « métaphore », mais nous privilégions
l’hypothèse d’un mot composite créé par imbrication, sans apocope ni aphérèse (de « métaphore +
aphorisme »), car les aphorismes sont une ressource poétique importante pour le slameur.
362
De « Afro + européen », avec aphérèse du formant principal.
363
De « architecte (architexte) + texture » (voir infra pour le lien avec Genette).
360
364
Nous en avons relevé et cité un exemple dans un texte de Damien Noury (in Slam entre les mots, 2007 :
107) : « Nous sommes le cancre au fond d’là classe / Echappé du poème de Prévert, mais nous avons grandi :
nous disons oui avec les yeux, nous disons avec le cœur (…) ».
361
365
Notons en l’occurrence (exemple E2) l’écho sonore généré par l’ajout du syntagme « mes poèmes », d’où la
répétition de la syllabe [Em] qui met en relief le lexème correspondant : aime.
362
Détournement rap (E1) : Que ceux qui m’aiment ne me suivent pas (Booba)
366
« Tout ce qu’on connaît ». Ce détournement est réputé pour être l’un des meilleurs punch lines du rap (voir
notre glossaire).
367
Genette (1982 : 44) cite aussi ce texte comme “l’exploitation la plus systématique, ou la plus copieuse, du
procédé”, soulignant que “à de très rares exceptions près, le principe est celui de la substitution : çà et là par
métaplasme phonique (…), le plus souvent sans aucune motivation formelle.”
368
Hochzeit der Sprichwörter, in Richard Pietrass (1980), Notausgang, Aufbau Verlag, Berlin-Weimar, pp.37-39.
369
Détournements fondés sur la combinaison de moitiés de proverbes cités littéralement : « Araignée du
matin, chagrin d’amour dure toute une vie ».
370
« J’avais besoin de m’enfouir, pour me trouver, dans cette étrange parole des autres que sont les
proverbes », expliquera Henri Meschonnic (entretien consulté en ligne : voir notre sitographie).
363
371
« Cette manière d’afficher son identité, donc sa différence, et de manifester, a contrario, du détachement,
de l’humour, de la dérision vis-à-vis de sa propre culture, est une façon intéressante, parce que non convenue,
de briser les stéréotypes et le carcan de l’ethnocentrisme, pour s’inscrire dans l’universel. » (1995 : 45)
364
S’agissant du slam, force est de constater que cet enjeu pourra être décisif, dans
la perspective d’une recherche d’interactivité avec un public qu’il peut être
nécessaire, dans certains contextes, de conquérir. Notre propos rejoint ici la réflexion
de Jean-François Sablayrolles (2003), concernant les détournements dans les
slogans publicitaires. Le linguiste fait état de la fonction d’accroche et de séduction
propre à ce type de détournements qui repose aussi sur l’ « auto-satisfaction du
récepteur dont l’amour propre est flatté » – en quoi le détournement rappelle le mot
d’esprit freudien – et sur « un sentiment de complicité, connivence, qui fait appel à un
aspect ludique, à des connaissances partagées » (2003 : 38).
372
Nous y reviendrons dans la troisième partie de cette étude, notamment dans notre chapitre 13.
365
1.2.5.Agglutination morphémique
1.2.6.Fragmentation morphémique
2. Délexicalisation sans 2.1.Sans 2.1.1.Substitution d’un 2.1.1.1.nom
filiation phonique déstructuration mot de même 2.1.1.2.verbe
syntaxique catégorie 2.1.1.3.adjectif
2.1.2.Substitution de plusieurs mots de même
catégorie
2.2.Avec 2.2.1.Substitution de 2.2.1.1.D’un nom
déstructuration mots ou groupes de propre à un nom
syntaxique mots de catégories ou commun
fonctions différentes 2.2.1.2.D’un adjectif à
un nom propre
2.2.1.3.D’un syntagme
à un nom propre
2.2.1.4.D’un nom
commun à une lexie
2.2.1.5.D’un épithète à
un complément de
nom
2.2.2.Substitution de 2.2.2.1.De l’affirmation
mots avec à la négation
transformation du 2.2.2.2.De la négation
mode ou du temps à l’affirmation
2.2.2.3.De la négation
à l’interrogation
2.2.2.4.Du passé au
présent
2.2.3.Déstructuration syntaxique maximale
2.2.4.Collision de deux 2.2.4.1.Palimpseste-
sous-énoncés valise
2.2.4.1.Palimpseste
amalgame
Tableau 18 : Typologie formelle des modes de délexicalisation (d’après Galisson, 1995 : 47-
52)
Il s’est aussi livré à une analyse thématique des contenus, d’où une seconde
typologie en vertu des modes de cultures mobilisées, au sein desquels il différencie
366
Au vu de cette « carte des savoirs culturels nécessaires pour repérer et décoder les
palimpsestes » (1995 : 62), il a souligné que :
367
- dans l’ordre du cultivé, les titres des œuvres dites légitimées sont plus fréquemment
mobilisées que des citations issues de ces mêmes œuvres373 ;
373
Selon l’analyse genettienne : « Tout énoncé bref, notoire et caractéristique et pour ainsi dire naturellement
voué à la parodie. Le cas le plus typique et le plus actuel est sans doute celui du titre. » (1982 : 44)
368
slam : l’effet polémique ou comique y est plus rarement visé comme en témoigne
notre corpus SD, où la recherche poétique apparaît dénuée de toute intention
satirique. Ce slameur étant issu du rap, son écriture reste empreinte de certains topoï
et procédés dont il tend cependant à se distancier.
Cyril Trimaille a analysé plus précisément, outre les phénomènes formels, les
contenus culturels véhiculés par les palimpsestes qu’il décrit, à la suite de Grésillon,
en termes d’énoncés polyphoniques (1999 : 89). Il s’est référé à la pensée de
Richard Shusterman (1991) qui interprète le rap comme une rupture avec le
caractère unique, sacré, définitif et inviolable de l’art, illustrant cette thèse par une
comparaison avec les séries de Warhol, où l’artiste s’approprie du “vulgaire” et
l’agence en le reproduisant pour en faire son œuvre, pour établir que « le rap est
souvent décrit comme un art de la réappropriation, de la reprise. C’est aussi un art de
la parodie. » (Trimaille, 1999 : 76). Au-delà de la polyphonie proprement dite, que
nous avons analysée en termes d’intervocalité (Zumthor), nombreuses sont les
références culturelles et autres proverbes qui font l’objet de « mutations
polyphoniques » (Trimaille, 1999 : 80) : celles-là affectent notamment les formes
ordinaires (77), par opposition aux formes dites cultivées (86)374. Libérés de leur
forme figée, les proverbes et citations accèdent ainsi à une valeur contestataire ou
pédagogique, comme en témoigne l’exemple de « Petit frère » : « Petit frère veut
grandir trop vite/ Mais il a oublié que rien ne sert de courir […] Il vient à peine de
sortir de son œuf/ Et déjà Petit frère veut être plus gros que le bœuf » (IAM, 1997).
Pierre-Antoine Marti (2006) a exploré les références à La Fontaine au sein de
l’écriture rapologique :
« Leur caractère à la fois moral et subversif convient bien à l’esprit du rap, et les artistes
reprennent à leur compte les sentences du fabuliste pour les transposer dans leur
époque, en vue de transmettre une certaine sagesse. » (2006 : 145)
Au sein de notre corpus SD, nous avons relevé une référence à La Fontaine dans le
duo avec GCM intitulé « Sixième silence » : « J’ai entendu rompre le chêne et plier le
roseau. » Même si certains auteurs comme La Fontaine ont les faveurs des
rappeurs, le rapport à la littérature est généralement distancé dans le rap, ce que
Marti explique par « le lien ambigu entretenu avec l’enseignement scolaire et la
374
Parmi les formes dites « cultivées », Trimaille relève de nombreuses références à la mythologie. Il évoque
aussi des formes « intermédiaires », catégorie hybride intégrant des éléments de culture scolaire, religieuse ou
connaissances d’ordre « général » : « On y trouve des formes qui pourraient être qualifiées de cultivées, mais
auxquelles les modalités d’acquisition ou la familiarité et le caractère quotidien confèrent un aspect
“vulgarisé” », précise-t-il (1999 : 83).
369
S’agissant des textes de Souleymane Diamanka, notre corpus est ainsi réparti :
• d’une part, 15 textes issus de son premier album solo, L’hiver peul (2007377) ;
• d’autre part, 41 textes composés « à quatre mains » - avec John Banzaï – et
publiés sous le titre J’écris en français dans une langue étrangère (2007)378.
375
« La confrontation avec la figure du mal prend souvent la forme d’un combat direct avec lui, à valeur
symbolique » (Marti, 2006 : 155)
376
Entretien du 24/09/10, voir en annexe III.9.
377
Ce corpus sera noté SDα (+ numéro du texte) dans la suite de ce chapitre.
378
Ces textes ont d’abord été déclamés lors d’une émission de radio (voir notre chapitre 2). Ce corpus sera
noté SDβ (+ numéro du texte). La numérotation des textes renvoie aux annexes, l’ordre choisi étant conforme à
la présentation adoptée pour le recueil, à la playlist pour l’album. L’ensemble des textes figure en annexe VII.
379
A ce corpus nous ajoutons, pour les besoins de l’analyse stylistique et en vue de notre exploitation
didactique, le texte « Je t’aime Ndeysaan » que nous avons transcrit à l’écoute (voir en fin de chapitre).
380
Nous reprendrons ici à notre compte la terminologie de Galisson, précédemment établie.
370
381
Feuilleton télévisé américain réalisé par Daryl Duke d'après le roman best-seller de Colleen McCullough et
diffusé en 1983 sur ABC. Nous avons souligné les termes qui ont fait l’objet d’une substitution ou modification.
382
Tableau peint de Géricault (1817 -1819), exposé au Louvre.
383
Chanson composée par Jean-Claude Petit (paroles Michel Jourdan) et interprétée par Marie Laforêt (1977),
en hommage aux Beatles (Yesterday, 1965).
384
Livre autobiographique de Martin Gray dont le récit est recueilli par Max Gallo et paru en 1971.
385
Il s’agit d’un palimpseste-valise (voir infra).
371
Sur le plan des contenus culturels mobilisés, on observe donc au seuil de ces
textes la prégnance d’un certain formulisme (Zumthor) caractéristique de la poésie
orale386. Au vu de ces titres, nous pouvons d’ores et déjà émettre l’hypothèse que le
néostyle de ce slameur sera empreint d’une culture essentiellement orale, de l’ordre
de l’expérientiel, avec la phraséologie comme réservoir privilégié de sous-énoncés.
S’agissant de Souleymane Diamanka, cette culture est d’autant plus métissée
(Galisson, 1995 : 53) qu’il se définit comme peul bordelais :
« La plus grande richesse que j'ai reçu du peuple peul c'est la culture. C'est à dire la
langue, l'éducation, les chants, les contes, l'Histoire. Il y a tout dans la culture c'est la
387
véritable richesse. »
Sur un plan formel, la déstructuration syntaxique - du sous-énoncé au sur-
énoncé - demeure exceptionnelle ; nous en avons repéré seulement deux exemples :
« Le rideau me méduse » et « Mon prochain t’aime ». La substitution paronymique
simple est le procédé le plus fréquent (guide → vide, fiction → diction), permettant
une identification aisée du sous-énoncé. Un seul cas d’absence de filiation phonique
apparaît : « marée brune ». Outre les détournements de type paronymique ou
homonymique, notons la présence d’une néographie à travers le titre « L’homme
en ?uestions » - particulièrement inventif - s’agissant du dernier texte du recueil.
386
Nous reviendrons sur ce concept de formule (voir infra).
387
D’après l’interview consultée sur le site Agenda Dakar : « Que le mot soit perle » (voir en sitographie)
372
Par substitution paronymique, nous entendons tout remplacement d’un lexème par
un autre qui s’en approche phonétiquement, et par paronomase la figure de style
associée391. Si une telle figure s’apparente à l’à-peu-près392, nous éviterons toutefois
d’employer cette dénomination péjorative qui ne nous semble pas apte à rendre
compte du potentiel poétique d’un tel procédé. En effet, Françoise Gadet (1992 :
119) y voit l’une des manifestations d’un rapport ludique à la langue relevant du
discours populaire voire d’un registre argotique. En ce qui concerne notre corpus,
nous verrons que ce procédé est poétisé de diverses manières.
388
Notons l’auto-référencialité de ces lexèmes qui font référence à l’écriture poétique et à l’oralité.
389
Notons cependant l’opposition [e]/[E] (fée/fait) qui tend à disparaître en syllabe ouverte.
390
En l’occurrence cette substitution est double en tant qu’elle affecte deux lexème mais basée sur une même
alternance [s]/[z] de façon croisée : [bese] → [beze], [lezj2]→ [lesj2].
391
« Rapprochement de mots dont le son est à peu près semblable mais dont le sens est diffèrent. (…) Les
paronymes (c’est-à-dire les mots qui sont presque homonymes) fournissent naturellement les meilleures
paronomases, mais non les seules valables » (Dupriez, 1980 : 333).
392
« Double sens obtenu par un léger déplacement, sans contrepartie, d’un ou deux phonème(s) d’une phrase
ou d’un syntagme. (Il) ne peut s’établir que dans le cadre d’une expression figée ou bien connue (…) Au sens
large, l’à peu près désigne un « emploi légèrement impropre », une « tournure un peu gauche », un « langage
approximatif » » (Dupriez, 1980 : 59)
373
ombres » pour « des nombres » (β28)393. L’ajout d’un phonème n’est guère plus
productif dans notre corpus. Seules les trois occurrences suivantes relèvent de ce
procédé : « les bastons du diable » (α7) pour « bâtons du diable »394 ; « les crayons
du soleil » (β39) pour « rayons du soleil » ; « l’école des flammes » (β40) pour
« l’école des fans / des femmes »395. En revanche, la substitution d’un phonème
est fréquente comme en témoignent les dix-huit exemples suivants :
D’autres palimpsestes sont créés par mutation syllabique, soit par ajout, soit par
suppression (une occurrence, marquée*), soit par mutation (une occurrence**), d’une
syllabe (nous l’avons soulignée) au lexème initial, comme les quatorze exemples
suivants :
Plus rarement, une double substitution paronymique est opérée : « baiser les cieux »
pour « baisser les yeux » (β28). Nous avons identifié un dernier type de substitution
où la filiation phonique est réduite à un seul phonème. Ce phonème se situe le plus
souvent en position initiale (nous l’avons souligné) :
400
La construction syntaxique fait ici l’objet d’une variation : se prendre d’affection → s’apprendre l’affection.
401
Notons la double occurrence de cette substitution : sens/science → silence.
402
On retrouve ce même palimpseste chez Rouda (2007) : « nous ferons du prose à porte ». Notons cependant
l’opposition fermeture/ouverture [o]/[O] : [pRoz]/[pORt].
375
Les palimpsestes qui font l’objet d’une délexicalisation sans filiation phonique sont
plus rares dans notre corpus. Certains énoncés sont produits sans déstructuration
syntaxique – la matrice d’articulation des constituants étant conservée – ce qui
facilite le repérage du sous-énoncé : ils résultent de la substitution métaphorique
d’un nom à un nom - « à la sueur de mon stylo » (α2) pour « de mon front » - ou d’un
adjectif à un adjectif relevant du même champ sémantique - « la lune brune » (α13)
pour « la lune rousse », « marée brune » (β22) pour « marée noire », « l’étoile
bleue » (β22) pour « l’étoile jaune » - ou encore d’un nom à un pronom : « envers et
contre brise » (β14) pour « envers et contre tout/tous ». On observe une occurrence
de double substitution : « Le sens inverse des gouttes d’une pluie » (β1) pour
« des aiguilles d’une montre ». Enfin, certains détournements procèdent par ajout
d’un lexème, qui peut produire un écho sonore (aime/poème) :
« Qui aime mes poèmes me suive » (α5) pour « qui m’aime me suive »
« Il a vraiment neigé sur Yesterday » (β24) pour « Il a neigé… »
« Trou de deux mémoires » (β38) pour « trou de mémoire »
403
Notons ici une déstructuration syntaxique « minimale » avec un changement de complément d’objet.
376
Notons que les catégories grammaticales sont le plus souvent conservées même si
des transferts peuvent avoir lieu : ces âmes → Sésame. Quant au binominal
« danseuse étoile », il tend à l’adjectivation de danseuse qui devient collocatif dans
la seconde configuration « étoile danseuse » : il s’agit donc d’une forme de
conversion. De fait : « Il y a de la néologie dans la combinatoire » (Sablayrolles,
2003 : 40). Force est de constater que le cryptage du sous-énoncé est renforcé par
une déstructuration syntaxique plus avancée :
A travers ce dernier exemple, on observe comment une même locution peut être
interprétée différemment à l’oral et à l’écrit : à l’oral, l’interprétation est orientée vers
l’homophone « pot » qui appartient au champ sémantique de « fleur » - d’où la
synapsie pot de fleur - ; à l’écrit, le lexème « peau » attire l’attention sur
l’interprétation métaphorique correspondant au sous-énoncé « à fleur de peau ».406
Ainsi :
« L’oral réunit des interlocuteurs autour de l’étincelle de la signification tandis que l’écrit
laisse couver le feu d’un sens qui se rallume à la demande. » (Bellemin-Noël, 1988 : 29)
d/ Palimpsestes valises
404
Il s’agit là d’un double palimpseste : le sous-énoncé direct étant le titre du film « Sans toit ni loi » (Agnès
Varda, 1985), le sous-énoncé de ce titre étant l’expression « sans foi ni loi ».
405
Ce palimpseste résulte d’une substitution paronymique (radeau→ rideau) associée à une conversion jouant
sur l’homonymie du substantif « méduse » avec le verbe « méduser ».
406
A cet égard, le choix de GCM de ne pas transcrire l’un de ses textes (« Pères et mères », 2008) sur le livret
accompagnant l’album est révélateur : « Personne ne va vous mâcher le travail », précise-t-il.
377
Si les proverbes étaient convoqués dans l’album, ils sont absents du recueil, la
phraséologie constituant dans les deux cas un réservoir de formules privilégié. Sur
un plan lexicologique, on remarque l’importance quantitative des énoncés de type
parémique au sens large rappelé par Munoz407 et la présence de pragmatèmes
(Melc’uk, 2011408). D’une manière générale et sur un plan discursif, nombreuses
sont les formules409, ce qui nous renvoie au formulisme d’un Zumthor (1987), même
407
« La parémie est, d'après nos études, un énoncé mémorisé en compétence qui se caractérise par la brièveté,
la fonction utilitaire et didactique (fournir un enseignement) et l'enchâssement dans le discours (…) Les
parémies comprennent plusieurs groupes, d'après leur usage : a. populaire (p. ex. : proverbes, dictons, phrases
proverbiales, maximes, principes, sentences, weïlérismes) ; b. scientifique (p. ex. : aphorisme, axiome, adage
juridique, sentence philosophique) ; с. publicitaire (slogan) » (2000 : 100)
408
« Un pragmatème est un phrasème qui est figé par rapport à la situation d’énonciation de ce phrasème ».
(article consulté en ligne, non paginé) « Suivez le guide » nous semble être un bon exemple de pragmatème.
409
Nous employons ce terme au sens générique repris par A. Krieg-Planque qui définit les 4 propriétés que sont
le caractère figé, la dimension discursive, le référent social et l’aspect polémique (2009 : 63) et qui peuvent être
accomplies à différents degrés : s’agissant de notre corpus SD, la dimension polémique est loin d’être
prégnante.
378
si le terme de formule n’a pas le même sens appliqué à la poésie médiévale. Si elle
se caractérise par des degrés de
d figement divers – relevant du structurel et/ou du
mémoriel selon la distinction établie par Habert & Fiala (1989 : 87) –, la formule fait
toujours référence à une matérialité linguistique410 : elle « a un caractère figé par
laquelle elle s’identifie à une matérialité linguistique particulière. » (Krieg-Planque,
(Krieg
2009 : 69). Le tableau et le graphique suivants détaillent la répartition de ces
formules au sein de notre corpus :
Type de sous- SDα SDβ Total
énoncé
titres 2 5 7
proverbes, dictons 3 0 3
citations, formules 6 6
rituelles
locutions/collocations 3 10 13
verbales
locutions/collocations 12 34 46
nominales
Total 20 55 75
Tableau 21 : Répartition des palimpsestes en fonction du type de sous-énoncé
énoncé (corpus SD)
Types de sous-énoncés
sous (corpus SD)
7 3
6 titres
proverbes
59 citations
locutions et coll.
Nous avons relevé l’exemple des bâtons du Diable comme emblématique d’un
procédé récurrent chez ce slameur et révélateur de son univers poétique. Issu de la
locution terminologique « bâtons du diable », le repérage du palimpseste repose sur
410
S’agissant d’énoncés circulant « en bloc » et perçus comme un tout (Habert & Fiala, 1989 : 88).
379
411
Marie-Claude L’Homme (2003) oppose ainsi les collocations en langue générale (CLG) aux collocations en
langue spécialisée (CLS).
412
Il s’agit de baguettes de bois de forme conique que manipule le jongleur.
413
« D’abord bastun (1080), baston (1172-1175), écrit baton (1440), puis bâton (1680), est issu d’un latin
populaire basto (…), lui-même dérivé du bas latin bastum, "morceau de bois long et allongé" » (Rey, 2007 : 353)
414
On retrouve ce topos par exemple chez Abd al Malik : « Moi, moi quand j'étais petit j'avais... Le style
vampire. Dormir la journée, et roder une fois le soleil coucher » (« Les autres », 2006).
380
9.3.1. Réflexivité
415
Chantal Vieuille, éditrice du recueil y voit « les mots d’une génération qui s’ennuie à l’école mais qui sait
s’enthousiasmer pour une image, un rythme, une idée. » (2007, « Introduction »)
416
Voir notre chapitre 4 et l’article (en sitographie) paru dans la revue TxT.
417
Le lien avec Jean-Michel
Michel Basquiat – cité par le slameur comme l’inventeur de l’art ignare,
ignare formule reprise
dans l’un de ses textes – nous apparaît ici : « Je raye less mots pour qu’on les voie davantage… » disait l’artiste.
(d’après le documentaire de Tamara Davis, The Radiant chid, 2010)
418
« Les fresques murales peuvent être comparées à des pages d’écriture. » (Bazin, 1995 : 181)
381
C’est au travers d’une écriture sensible, voire sensuelle, que le slameur se livre :
« Je t’écris une pleine page de caresses
Pour que même ta peau aime mes poèmes » (SDα11)
A l’isotopie du toucher – évoquant le « grain du texte » de Barthes – s’ajoute celle du
goût, le poète se délectant de la saveur des mots : « Pourquoi dans ta bouche / Les
mots de la langue ont un autre goût ? » Cette dialectique entre oralité et écriture,
entre voix et plume, verba et scripta, parcourt toute son œuvre, tel un fil rouge tissant
une double isotopie :
« Pourquoi choisir l’écriture
Et prendre la parole en son nom ?
Pourquoi ce poème étrange
Est-il si loin de son papier d’origine en ce moment ? » (SDβ18, nous soulignons)
419
Notons d’ailleurs de jeu de défigement par substitution paronymique (« nature morte »→ « rature morte »)
qui fait référence à l’art pictural.
382
A travers ces « ratures mortes » réanimées par les voix des slameurs, ce sont les
« voix du texte » qui se donnent à lire, à
voir sur la page, la polyphonie étant
matérialisée par deux encres
différentes : l’une, noire, est celle du peul
bordelais (SD), l’autre, bleue, est celle
du poète d’origine polonaise (JB).
« Maintenant,
ant, conclut l’éditrice, je
comprends comment deux écritures
peuvent se conjuguer ensemble pour
n’en faire qu’une. » (2007 : 7) De fait, le
texte se construit par un jeu d’échecs ou
d’échos : « On a écrit comme une partie
d’échecs : on met une feuille sur la table,
j’écris une phrase, tu en écris une
autre…. » 420
Document 5 : Ecriture à deux voix (manuscrit)
(
Le titre du recueil « Désert de cinq pieds » a fait l’objet d’une réécriture sous le
titre de « Soleil jaune », à l’occasion de la sortie de l’album, réécriture que nous
proposons de commenter afin d’analyser l’évolution palimpsestuelle de ce poème.
Les deux versions ayant été publiées la même année, nous nous sommes enquise
auprès de leur auteur de leur genèse respective : Souleymane Diamanka nous a
confirmé que la version recueil – soit « Désert de cinq pieds » – était antérieure.
Notons
ons d’emblée le changement de titre, celui-là
celui là donnant la clé métrique du poème
constitué de vers de cinq pieds. Dans la seconde version, cette « clé » n’apparaît
qu’en fin de poème, au sein d’une nouvelle strophe liminaire :
« Désert de cinq pieds…
Souley – John
Soleil – Jaune
Le voeu exaucé – le vent divin
L’âme – hurle – une – larme –
A – la – lune
Quand le miracle devient évident… »
420
Entretien cité, voir en annexe III.9.
383
En effet, la dimension de joute apparaît ainsi dès les premiers vers de ce poème
composé à quatre mains et interprété en duo :
« On s’connaît non ?
Paraît qu’on nous compare
Certains disent qu’on est la
Même personne…
Faut qu’on parle ! »
Il s’ensuit une chaîne paronomastique mise en relief par des jeux de voix ou
d’interprétation (voir infra) :
« Souley – John
Soleil – Jaune
Le voeu exaucé – le vent divin
L’âme – hurle – une – larme –
A – la – lune »
Codes utilisés :
On observe ici comment la poésie dialoguée est non seulement mise en voix mais
aussi mise en scène et en espace à travers un jeu d’interprétation qui tend à la
chorégraphie. En phase, les corps des deux poètes s’associent au flow de chacun
d’eux pour rythmer le texte421.
421
Voir notre chapitre 5 et ce que nous avons appelé « Musique des corps ».
385
Force est de constater que dans ce poème, les rimes sont essentiellement
croisées ou alternées, léonines (écarte/de cartes) ou semi-équivoquées
(odeur/auteur). Par ailleurs, l’adresse se manifeste par la prégnance du « tu » : on
relève en effet 8 occurrences du pronom ou adjectif possessif de la deuxième
personne du singulier, contre 2 occurrences du « je » et 4 du « nous » (nous les
avons soulignées). Il s’agit d’une double adresse – au coslameur comme à l’auditeur
– soit d’une double énonciation quasi-théâtrale.
Or l’architecture du poème, et surtout la façon dont il est performé par les deux
artistes, traduit ce dialogisme fondamental : à l’image des questions en quête de
réponses, les deux voix se cherchent avant de se rencontrer. D’où une progression
en trois temps que nous avons représentée par une mise en espace afin de rendre
compte sur la page de cette poésie dialoguée qui fondamentalement, se partage, et
de l’organisation in vivo du discours (Savelli, 2003 : 49). La colonne de gauche
correspond à la voix de Souleymane Diamanka qui ouvre le questionnement, celle
de droite à John Banzaï qui lui répond, et la colonne centrale représente le troisième
temps caractérisé par une alternance.
422
« Si on te parle avec des flammes… » (voir la page Myspace de l’artiste pour ce texte inédit).
423
Ce texte fait écho à cet autre slam « Toucher l’instant » (GCM, 2006) : « On voit et on entend l’encre devenir
vivante ». Souleymane y est d’ailleurs interpellé : « Là où j’ai croisé Souleymane au bout du sixième silence ».
424
Voir les extraits mis en exergue de nos introduction et conclusion. L’enregistrement est intégré au DVD (15),
d’après la version en duo enregistrée pour l’albums de Bam (De ce monde, 2005)..
386
Pourquoi la poésie que tu proposes est si Parce qu’elle porte les âmes de tous les êtres
digne Qu’elle donne l’air d’être debout ? qu’elle croise
Pourquoi dans ta bouche Parce que j’ai bu comme toi… l’envers d’une
Les mots de notre langue ont un autre goût? autre phrase
Pourquoi ce poème étrange est-il si loin de son Parce qu’on pose des questions
papier d’origine en ce moment ? A des réponses qui les touchent
Document 7 : Mise en espace du slam
« Encre vivante »
387
Scripta manent, verba volant : aux yeux du slameur, son poème est « Papillon en
papier » (SDα6) et il appartient à l’auditeur de se l’approprier, dès lors que ses mots
« se débrouillent tout seuls jusqu’à lui… »425. Cela suppose cependant « Que chaque
mot trouve sa phrase et que chaque phrase trouve sa rime » (SDα4) en amont de la
métamorphose, afin que le papillon trouve sa destination et le poème son
destinataire. En d’autres termes, il s’agit de trouver « la bonne phase », selon le
technolecte du slam et les mots d’un GCM qui se dit « chercheur de phases »426.
Pour Souleymane Diamanka, la quête poétique passe par une précision qui permet
justement d’atteindre cette subtile alchimie427 :
« Haal Pulaar ses métaphores sont précieuses car elles sont précises » (SDα14)
Le poète se décrit lui-même comme métaphoriste, conciliant au sein de ce
néologisme son goût pour les métaphores et les aphorismes qu’il aime à détourner :
« un horizon de vers où je mets ta force
Elle contient l’univers dans ses métaphores » (SDα13)
En vue de cet « horizon de vers », l’artiste se livre à des exercices d’écriture qui
témoignent d’une recherche poético-ludique, les mots étant fondamentalement
appréhendés comme matière, objet à tisser 428 :
« J’écris en français dans une langue étrangère
Une réalité fugitive
Où le mot mirage est un anagramme du verbe imager » (SDβ41)
Souleymane Diamanka travaille l’architecture de ses textes autant que leur texture.
D’où le néologisme architextural (document 8 bis) qui n’est pas sans évoquer
l’architexte d’un Genette même si le sens diffère largement ici429. Tout en usant de la
magie des images430, le poète est constamment en quête d’anagrammes (document
8) et autres palindromes (document 8 bis), quête dont ses carnets portent la trace :
425
Entretien cité, voir en annexe III.9. Voir aussi le clip (illustration vidéo de ce chapitre).
426
« Quand je trouve une bonne phase, pour moi plus rien n'existe » (GCM, 2006). Voir notre prochain chapitre
et le glossaire pour un développement sur ce mot.
427
« Si un système thermodynamique est entièrement homogène, physiquement et chimiquement, on dit qu'il
constitue une seule phase » d’après Wikipédia, entrée « phase » (thermodynamique). (voir notre glossaire)
428
Le slameur nous a d’ailleurs confié que son père était tailleur et qu’il reprenait à son compte cette image de
l’artisan-tisseur. (entretien cité).
429
Voir Introduction à l'architexte (1979). Le terme est défini dans Palimpsestes (1982 : 7) : "L’objet de la
poétique, disais-je à peu-près, n’est pas le texte (…) mais l’architexte (…) c’est-à-dire l'ensemble des catégories
générales, ou transcendantes - types de discours, modes d'énonciation, genres littéraires, etc.- dont relève
chaque texte singulier ». Pour Genette, ce terme s’inscrit dans une série créée par préfixation, tandis que sous
la plume du slameur, il s’agit d’un mot composite créé par insertion, de « architectural + texture ».
430
Nous faisons ici référence à la célèbre équation du photographe surréaliste Man Ray : « Magie = Image »,
anagramme proche de celui que nous venons de citer.
388
En outre, l’image du papillon en papier suggère que le récepteur soit impliqué dans
la création : « Si tu l’as aimé et qu’il t’a plu, ce n’est plus mon poème…
poème » De fait,
l’artiste aime à associer son public à ses exercices et autres gammes : Souleymane
Diamanka est à ce point dans l’écriture partagée qu’il profite de sa page Facebook
pour diffuser
fuser ses trouvailles poétiques, susciter commentaires et échanges autour
d’exercices de style divers.431
431
L’artiste initie régulièrement, sur sa page Facebook,, des exercices de type palindromes et anagrammes ou
soulève des questionnements autour de la poésie (« Qu’est-ce que la poésie ? » publié le 5/09/11 a suscité
s plus
de 60 réponses). Voir notre chapitre 14 pour une réflexion approfondie sur ce concept d’écriture partagée.
partagée
432
Interview citée sur le site Agendakar (voir en sitographie).
389
433
Dans le texte transcrit, nous avons surligné les phonèmes constitutifs du titre.
434
Nous rappelons ici que la rime équivoquée « peut se présenter de deux manière, soit fondée sur
l’homonymie entre deux vocables de sens différent, soit sous la forme d’un calembour lorsqu’elle englobe
plusieurs mots. » (Aquien & Molinié, 2002 : 646). Exemple : « Pour que même ta peau aime mes poèmes ».
Nous appellons « rime semi-équivoquée » une rime fondée sur une paronomase.
390
De même, cette rime semi-équivoquée interne est fondée sur une triple paronomase,
dont l’effet est renforcé par une allitération en [pR] qui s’étend au-delà de la figure :
« En empruntant au printemps sa propre empreinte »435
On relève aussi des rimes annexées, fratrisées, senées et dérivatives (ou figura
etymologica), comme en témoigne ce nouvel exemple :
« Une muse pose nue dans une métaphore
Et métamorphose son poète en peintre »
Ces vers s’apparentent à une rime annexée436 ou fratrisée437, du fait de la reprise du
morphème « méta » de la fin du premier vers au début du second.
« Depuis quand ton prénom se prononce /
Dans la pénombre d’un préau (…) »
Cet exemple constitue une rime quasi-senée438 puis les principaux lexèmes – hormis
les mots-outils – commencent par [p] ou [pR].
« Guidés par la plume d’un poète peul et amoureux
Qui saura t’aimer mieux ? Une question se pose »
Ces vers engendrent une rime batelée, puisque la fin du vers rime avec le mot situé
à la césure du vers suivant (Aquien & Molinié, 2002 : 648). A la suite de ces deux
vers, on trouve enfin un exemple de rime dérivative ou figura etymologica :
« Qui saura t’aimer mieux ? Une question se pose
Mon grand cœur sain te propose »
D’une manière générale, les rimes internes sont très fréquentes, qu’elles soient
pauvres (toi/soi) ou équivoquées (ôter/beauté). Dans ce dernier cas, c’est de rimes
riches voire léonines qu’il s’agit :
« Mes mots se posent sur toi comme des jolis dessous de soie
Que je me ferai un plaisir d’ôter
J’ai la nuit pour parcourir ta peau et je te promets
De compter le nombre exact de tes grains de beauté »
A travers ce dernier exemple, on entrevoit comment figures de sons (paronomase) et
figures de sens (comparaison) sont entrelacées et se renforcent mutuellement : les
diverses formes de répétition et d’écho sonore fondent la résonance poétique, « non
seulement en ajoutant au poème des sonorités impressives, des éléments de
richesse harmonique, mais également, et surtout, en créant et en soulignant, par des
ressemblances phoniques, des rapports sémantiques. » (Argod-Dutard, 1996 : 184).
435
Notons d’ailleurs la neutralisation de l’opposition [e~]/[9~], d’où une homophonie partielle
[a~pre9~ta~]/[pRe~ta~].
436
« La dernière syllabe de la rime est reprise au début du vers suivant ». (Aquien&Molinié, 2002 : 647).
437
« annexée et fondée sur un calembour comme pour la rime équivoquée » (Aquien&Molinié, 2002 : 647)
438
Aquien et Molinié (2002 : 648) la définissent comme un « cas extrême d’allitération où tous les mots
commencent par la même lettre », ajoutant qu’on appelle ce type de vers « tautogramme ».
391
Ces liaisons sont aussi révélatrices d’un phonostyle recherché (Léon, 1993 : 72),
porté par un flow lent et posé qui semble congruent à la thématique amoureuse439 :
la tessiture de la voix souligne alors la texture sonore du poème. Au fil du texte et au
gré du souffle du poète, les vers se tissent en une structure binaire et croisée
(symétrique), mêlant homophonie (correspondance/danse, responsable/sable) et
paronymie (désert/désir):
« Correspondance des sables du désert
Or cet entrelacs se prolonge souvent bien au-delà de deux vers successifs comme
dans cet exemple où l’allitération en [m] et doublée d’une assonance en [e]/[E], d’où
une cascade d’échos sonores filés avec virtuosité autour de la syllabe [Em]440:
« Je t’ai aimé comme une muse émue
439
Notons d’ailleurs que les rimes féminines sont le plus souvent majoritaires, notamment dans les poèmes
relevant de ce registre comme « Marchand de cendres » (voir notre exploitation didactique de ce texte).
440
L’archiphonème [E] totalise 125 occurrences sur l’ensemble du poème.
441
« Versificateur notoire, chaque rime est une cascade. » (SD, « Les poètes se cachent pour écrire », 2007).
392
Cet autre poème, extrait de L’Hiver Peul, ouvre un album dont il annonce la
couleur poétique : nous l’analyserons donc en tant que tel, emblématique d’une
écriture que l’on peut qualifier de paronomastique si l’on considère la trame poétique
et de palimpsestuelle s’agissant de sa trame lexiculturelle. De fait, « Les poètes se
cachent pour écrire » ne contient pas moins de quatre palimpsestes, à commencer
par ce titre qui sera répété à quatre reprises. Comment ces détournements sont-ils
poétisés ? Comment s’intègrent-ils à la trame poétique et comment s’articulent-ils
avec des éléments que nous avons analysés comme caractéristiques du slam ?
Telles sont les questions que notre étude néostylistique vise à explorer.
« Les poètes se cachent pour écrire / C’est pas une légende Grand Corps Malade
regarde nous… »
442
Voir l’illustration vidéo du chapitre 14.
443
Notons le jeu sur l’homophonie lie (lier)/lit (lire), ce dernier étant lié à l’isotopie de l’écriture.
393
Les origines du slameur surgissent enfin au détour d’un vers à travers une micro-
alternance codique en langue peule : « J’ai répondu Hamiini quand ma mère m’a dit
Mbaalen he jam » (nous soulignons). Ainsi, la langue et la culture peule – souvent
444
Notons le jeu sur l’homonymie du substantif (la somme) et du verbe (sommer).
445
Lors de l’entretien que le slameur nous a consacré (voir en annexe III.9), il a repris cette isotopie en
comparant l’écriture d’un poème au fait de nager dans une piscine, et celle d’un roman à la nage dans l’océan.
394
Sur un plan didactique447, il pourra être intéressant d’étudier la façon dont les
mots se tissent, dont la trame se construit au fil du texte qui progresse sur la page,
avant de se déployer dans l’espace de la scène. A cet égard, le manuscrit suivant
nous semble éloquent,, mêlant anagrammes (voilée/violée), paronymes (décidé/des
cités, ingénieur/intérieur) et ce, au sein de rimes riches ou léonines voire
équivoquées (Eve/rêve) :
446
Voir sur la page Myspace du slameur.
447
Voir notre chapitre 14.
395
suivi de sa traduction dont l’écho se propage dans une version aboutie du texte écrit
à l’occasion de la journée de la femme448 :
« Jeune fille au pair, je t’aime
Femme au foyer, je t’aime
Mère nourricière, je t’aime
Fille des cités, Ndeysaan (…) » (nous soulignons)
On voit là que la micro-alternance se répète périodiquement, venant clore chaque
quatrain à la manière d’un refrain. Au-delà de l’enjeu identitaire, elle joue donc un
rôle poétique, soulignant la régularité de la structure métrique (4/2) du poème.
Notons de surcroît que le flow se du poète se révèle ici particulièrement lent avec un
débit de 0, 89 mot/seconde449.
Outre les arts du cirque auxquels nous avons fait allusion – métaphoriquement,
le poète jonglant avec les mots et lexicalement, car il mobilise le technolecte associé
– Souleymane Diamanka s’est doublement illustré dans le hip-hop en tant que
rappeur et danseur. Comme nous le rappelle Bazin (1995 : 180), la culture hip-hop
intègre aussi les arts graphiques que sont le tag, le graff et le graffiti. Dans ces
conditions, il nous a semblé intéressant d’établir un lien avec ce dernier comme lieu
éminent de palimpsestes, au sens premier – du fait de la superposition de tags sur
les murs qui gardent ainsi la trace des différents passages450 – et linguistique du
terme. Souleymane Diamanka a d’ailleurs été confronté, lors d’une émission de radio
sur France Inter451, à la graffeuse Miss Tic bien connue pour ses pochoirs assortis de
452
détournements – « Silence, on détourne ! » – et autres manifestations de
créativité lexicale telles que la néologie par dérivation (« Après le repentir, le
rementir », op.cit.) ou conversion (« Tu m’hirochimes »453). Parmi pléthore de
palimpsestes, notons que la thématique amoureuse occasionne des délexicalisations
448
Accessible sur la page Myspace du poète (voir notre sitographie).
449
Le débit moyen correspondant aux textes de L’Hiver Peul est de 1,524 mots/seconde, moyenne qu’il nous
faut interpréter avec précaution car le calcul s’applique autant à des textes a capella qu’à des textes interprétés
en musique, qui s’apparentent à du spoken word. Voir le tableau présenté en annexe VII.
450
«Les murs, comme un terrain géologique, absorbent les différents époques du graff et forment de véritables
livres ouverts sur son histoire (…) Les murs gardent la mémoire des différents passages : les styles, les
messages, les signatures. Ils concourent à construire la culture des graffitis. » (Bazin, 1995 : 181).
451
Emission « Voulez-vous sortir avec moi ? » du 17/11/10 (voir en sitographie).
452
Citations extraites de l’ouvrage paru chez Grasset (2008, réédition 2010) sous le titre Je prête à rire mais je
donne à penser, non paginé.
453
Citation extraite d’un ouvrage paru chez « Critères » sous le titre palimpsestuel de A la vie à l’amor (2010).
Miss Tic fait ici référence à Marguerite Duras (Hiroshima, mon amour).
396
communes avec celles que nous avons pu relever dans notre corpus SD : « Nos
peaux aiment d’amour »454. Jean-Pierre Goudaillier (1991) s’est interrogé sur le
fonctionnement de ces pochoirs muraux, observant qu’il s’agit souvent
de détournements d’énoncés figés qui sont autant de références culturelles sollicitant
la connivence du destinataire, soit de clins d’œil : « Se met alors en place une
rhétorique de l’allusion, qui utilise différents procédés formels, essentiellement celui
de la substitution. » a-t-il conclu (1991 : 38), en quoi l’art du graffiti rejoint celui du
slam455. Or cet art déconstructeur du détournement peut être interprété comme le
pendant verbal de la méthode du sampling, basé sur le recyclage de bandes
sonores, qu’elles soient ou non musicales, procédé dont le slameur use à l’envi456.
Aussi peut-on dire des palimpsestes que « leur utilisation peut être esthétiquement
justifiée comme faisant un pendant verbal à la méthode d’appropriation et de
sampling qui constitue la technique majeure du rap » (Shusterman, 1991 : 216). Les
sous-énoncés choisis reflètent précisément « ces éléments de la culture populaire
(qui) fournissent le fonds culturel commun nécessaire à la création et à la
communication artistique. » (Shusterman, 1991 : 197).
Conclusion partielle
454
Palimpseste jouant sur l’homophonie « peau aime/poème » et sur la collocation « poème d’amour ». De
même pour Souleymane Diamanka : « Pour même que ta peau aime mes poèmes » (2007).
455
Voir à ce sujet la collection « Slam graffiti » dont un échantillon (Nada, 2003) est reproduit en annexe I.4.
456
Souleymane Diamanka a utilisé les voix de ses parents ou encore la chanson de Barbara « L’aigle noir ».
397
Chapitre 10
Si l’on trouve ausse quelques palimpsestes chez Grand Corps Malade, ces
détournements s’intègrent à une écriture qui se caractérise par un métissage
fondamental. Ainsi, dans ce slam issu de son deuxième album, le slameur de Saint-
Denis s’affirme comme Enfant de la ville, à la fois porte-parole de la banlieue dont il
est originaire et qu’il a allégorisée dans son premier album, et chantre du métissage
linguistique, de la créativité, de la dynamique langagière qu’elle recèle à ses yeux.
Au-delà du constat d’une richesse lexicale manifeste et valorisée en termes de
« maîtrise de vannes » ou « DEA de chambrettes » - dans la lignée du rappeur qui
se vante d’être « diplômé d’argot littéraire »458 -, Grand Corps Malade évoque le
style : ne peut-on voir dans cette évocation du style vestimentaire une syllepse de
sens, le terme s’appliquant aussi, de façon réflexive, au style littéraire du slameur459?
A fortiori si l’on considère que le mot « texte » est inclus dans le lexème « textile »
situé à la rime, s’agissant d’ailleurs d’une rime riche. Ne peut-on l’interpréter, d’une
certaine façon, comme l’affirmation d’une posture d’auteur telle que l’a redéfinie
Jérôme Meizoz460? Notons que le slameur ne manque pas une occasion de rendre
hommage à ses influences majeures, au rap en général et à NTM en particulier :
« Je viens de là où on aime le Rap, cette musique qui transpire
qui sent le vrai, qui transmet, qui témoigne, qui respire
Je viens de là où y’a du gros son et pas mal de rimes amères
Je viens de là où ça choque personne qu'un groupe s'appelle Nique Ta Mère »
En allant plus loin, on observe une similitude de structure avec un texte de rap qui
commence par ces mêmes mots :
« J’viens d’là où on emmerde le système
De là où les rues craignent / De là où la haine imprègne
De là où les gens enfreignent / De là où l’bien et l’mal règnent. »461
457
Grand Corps Malade, « Je viens de là », Enfant de la ville, 2008.
458 er
La Rumeur, « le coup monté », 1 volet, le poisson d’avril, Fuas/Pias, 1997.
459
La notion de style peut aussi être approchée en termes de variation diaphasique : « la souplesse linguistique
dont sont capables les locuteurs, selon l’analyse qu’ils font de la situation au sens large » (Gadet, 2008 : 17).
Voir notre chapitre 13 concernant les enjeux didactiques de cette notion.
460
Soit comme « Une façon personnelle d’investir ou d’habiter un rôle voire un statut : un auteur rejoue ou
renégocie sa «position» dans le champ littéraire par divers modes de présentation de soi ou «posture». (article
de Jérôme Meizoz consulté sur Vox poetica, voir notre sitographie)
461
Fonky Family, « Mystère et suspens », Art de rue, 2001.
400
S’il aborde des topoï de l’écriture rapologique, le slameur de Saint Denis s’en
démarque aussitôt par la façon de les traiter. De fait, le slam apparaît moins comme
un lieu de tensions que comme un lieu de tissage : il manifeste l’art de tisser des
liens, non seulement sur un plan socioculturel mais aussi sur un plan proprement
textuel. A la différence de la chanson qui a pu être décrite comme métissage entre
langue et musique (Calvet, 1985), le slam est, par essence, musique des lettres,
poésie déclamée a capella. Le métissage se situe donc ailleurs, mais où ? En tant
que « poésie urbaine » – tel qu’il se voit souvent qualifié – est-il, à l’instar du rap,
emblématique d’un parler dit urbain ? Du tissage au métissage, nous l’envisagerons
successivement dans ce chapitre, au travers des textes de GCM, comme lieu de :
- métissage intra- et inter-lexical, lexiculturel (mots-valises et palimpsestes) ;
- métissage intra- et inter-lingual, langagier (alternances codiques, variantes
diatopiques et diastratiques, argot et verlan) ;
- tissage intra-textuel, intertextuel et interdiscursif
Rares sont les mots composites dans les slams de Grand Corps Malade. Nous
en avons néanmoins relevé trois :
462
Nous désignerons ces trois albums par les initiales de leurs titres : M20, EV, TT. Les numéros qui suivent les
initiales de l’album correspondent à la playlist, dont l’ordre a été conservé : voir en annexe VIII pour l’ensemble
du corpus.
401
Par ailleurs, nous avons identifié un lexème qui s’apparente à un cas de néologie
par conversion, du substantif à l’adjectif, d’où l’accord en genre de ce dernier : « les
douleurs vives deviennent pastelles » (TT13, nous soulignons466). Nous reviendrons
sur les occurrences de verlan, parfois inédites pour les besoins de la rime ou de la
prosodie, ainsi que sur la néologie par composition, développée dans « Pères et
Mères » (2008). Quant aux locutions composites, elles sont relativement
fréquentes chez Grand Corps Malade : comme chez Souleymane Diamanka, la
phraséologie – en l’occurrence les expressions figées ou semi-figées et les
collocations – constitue un réservoir incontournable de formules à détourner. La
forme la plus fréquente est celle obtenue par insertion homonymique ou
paronymique. Nous avons repéré 3 occurrences de substitution homonymique :
- « Quand je ferme les yeux, c’est pour mieux ouvrir les cieux » (M20.3) : [z/c] ;
- « une vie de poèmes » (M20.7) : [p/b], « bohême » étant présent dans le cotexte ;
- « la cerise sur le ghetto »467 (M20.13) pour « sur le gâteau » : [a/E] ;
- « Enfant de la ville » (EV10) pour « enfant de la balle » où la substitution porte sur
une syllabe entière [ba]→ [vi].
463
A l’écoute, le syntagme peut être interprété comme une simple apocope de aristocrates, suivie de l’adjectif.
464
Le cotexte amont favorise l’interprétation à l’aide d’une paronomase : « un auteur comptant pour rien ».
465
Notons qu’une autre hypothèse d’interprétation consiste à voir dans aristocrasseux l’insertion de l’adjectif
« crasseux » par substitution paronymique au sein du lexème « aristocratie ». Le pluriel nous a cependant
amenée à privilégier la première hypothèse : aristo(crates) + crasseux.
466
Nous pouvons cependant émettre l’hypothèse d’une orthographe « fantaisiste ».
467
La Cerise Sur Le Ghetto est le titre du premier album du collectif Mafia K'1 Fry (2003, Small/Hostile).
402
10.1.2. Palimpsestes
Les palimpsestes portant sur des lexies phrastiques sont obtenus par des procédés
similaires :
468
On note cependant la conservation du [i].
469
Notons qu’un palimpseste similaire figure chez SD : « les parties d’échec scolaire » (SDα7).
403
• double substitution :
- « Le monde appartient à ceux qui rêvent trop » (M20.14) pour « l’avenir appartient à
ceux qui se lèvent tôt » (proverbe) ;
- « La nuit, tous les stylos sont pris » (EV11) pour « La nuit, tous les chats sont gris »
(proverbe). La première substitution est opérée sans filiation phonique (chats →
stylos), la seconde par paronymie (gris→ pris) ;
- « Car l’amour a ses maisons que les darons ignorent », « Car l’amour a ses liaisons
que les biftons ignorent », « Car l’amour a ses horizons que les poisons ignorent »
(TT3) : la citation de Pascal faisant ici l’objet de trois détournements successifs sur
lesquels nous reviendrons ;
- « Je pense donc je suis et tu es donc j’apprends… » (TT6) où la citation de
Descartes est rappelée avant d’être détournée (palimpseste in praesentia) ;
- « un dernier vers pour la déroute » (TT9) pour « un dernier verre pour la route » où
l’expression – dont on relève deux occurrences dans ce même texte – repose sur
une double substitution, la première homonymique, la seconde paronymique ;
- « Si vous prenez la vie, naissez plutôt au nord » (TT10) où la collocation « prendre la
route » est déconstruite, le détournement d’appliquant aussi à la seconde proposition
« naissez plutôt au nord » pour « passez plutôt… ».
• déstructuration syntaxique :
- « La vie n’est pas un long fleuve tranquille » (EV1) pour « La vie est un long
fleuve… » (destructuration minimale) ;
- « J’ai oublié d’être fort comme Achille et son talon » (M20, 12) qui peut être interprété
en lien avec deux sous-énoncés (le « talon d’Achille » et Achille Talon, le personnage
de Bande Dessinée) ;
- « après la nuit il va faire jour » (TT13), paraphrasé en ces termes « Après l’orage, les
éclaircies, aucun ciel ne reste encombré » et pouvant résulter d’un amalgame de ces
deux proverbes que sont « Après la pluie, le beau temps » et « Demain, il fera jour » ;
- « sachant que la mort est à nos trousses », en référence au film d’Hitchcock (TT12).
Dans certains cas, ces énoncés sont insérés de façon explicite, de sorte que le
slameur nous met sur la voie du sous-énoncé, qu’il s’agisse :
- d’une citation : « Je t’ai déjà dit que tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts »
(M20.3) renvoie à la citation de Nietzche.
- d’un slogan : « Je ne crois pas tout le temps qu'avec la SNCF c'est possible »
(M20.11) reprend ironiquement le slogan de la SNCF.
- d’un titre de chanson : « Il parait que les voyages en train finissent mal en général »
(M20.11) est une variante du titre des Rita Mitsouko ;
- d’un titre de nouvelle : « La vie c'est Mister Hyde, pas seulement Docteur Jekyll » fait
référence à la nouvelle de R.L. Stevenson (1886) ;
- d’un titre de film : « J'ai vu le film depuis longtemps, la vie n'est pas un long fleuve
tranquille » (EV1) reprend en le niant le titre du film d’Etienne Chatiliez (1988).
- d’un proverbe : « A ce qui paraît, la nuit tous les stylos sont pris » (EV11)
initial est nié syntaxiquement : « La vie n’est pas un long fleuve tranquille ». D’une
manière générale, on observe que tous les moyens sont mis en œuvre pour faciliter
une connivence qui passe en premier lieu par l’identification du sous-énoncé. En
outre, les palimpsestes « en chaîne » - parfois au sein d’un même texte intégrés au
refrain - sont relativement fréquents, comme pour cette pensée de Pascal (XXVIII)
qui a aussi été revisitée par le slameur grenoblois Mots Paumés. « Le cœur a ses
raisons que la raison ne connaît point… » est fondée sur une antanaclase470 et a été
détournée par l’un et l’autre des deux slameurs selon des modalités différentes mais
avec une visée commune : celle de baliser la progression du texte à travers le
refrain. Le schéma ci-dessous rend compte de ces détournements slamologiques du
sous-énoncé pascalien :
470
Du grec anti ("contre") et anaklasis ("répercussion"), il s’agit d’une figure de style qui consiste en une
répétition d'un mot ou d'une expression en lui donnant une autre signification. Pour Dupriez (1980 : 50), elle
prend place dans un dialogue, voire une plaidoirie : « Il s’agit de reprendre les mots de l’interlocuteur (ou de la
partie adverse) en leur donnant une signification autre, dont on pourra tirer avantage. »
405
[zo~] puis du phonème [o~]. Ce sur-énoncé fera à son tour l’objet d’un détournement
au sein du texte « Nos absents », la substitution paronymique portant ici sur le
premier terme - l’amour devenant la mort - ce qui évoque le topos d’eros et thanatos.
Palimpsestes GCM
locutions et coll.
citations
titres
proverbes
471
Nous utilisons ici ce terme au sens générique d’ « énoncé multi-lexémique non libre » (Melc’uk, 2011).
406
(« On passe du coté obscur de la terre »472, EV11). La Bande Dessinée, dont Marti
(2006 : 146) a remarqué qu’ « elle occupe une place d’honneur dans l’imaginaire du
rap », est évoquée à travers l’allusion à « Achille et son talon » qui renvoie
simultanément à une référence mythologique. En outre, quelques personnages
littéraires sont mobilisés, comme dans cet extrait qui nous semble faire écho, à
travers une allégorie, au personnage de Phèdre :
« La poésie dans les bars a rendez-vous avec la vie
Je l'ai vu et tu le vis, je l'avoue je l'ai suivie » (EV9)
On note enfin une certaine distanciation par rapport aux proverbes qui sont parfois
tournés en dérision :
« Et on m'a dit qu'en avril,
faut pas se découvrir d'un fil
Mais moi j'ai peur de rien
alors malgré les dictons vieillots
J'ai enlevé une de mes deux vestes… » (EV4)473
De la même façon, dans « La nuit » (EV), deux proverbes sont cités comme tels :
« Si t’as peur du lendemain tu penses aux proverbes un peu balourds / « La nuit
porte conseil » ou bien « Demain il fera jour » »), le troisième faisant l’objet d’un
détournement : « La nuit, tous les stylos sont pris ».
Le slam intitulé « Du côté chance » (EV16) est l’occasion pour GCM de revenir
sur sa tournée, sur la chronique de son succès :
« On a d’abord slamé dans des bars, c’était nos tours de Babel
L’histoire est devenue aventure et l’aventure est devenue belle » (EV16)
Or cette allusion à la Tour de Babel évoque non seulement l’idée d’une ambition et
d’une ascension, mais aussi celle d’un projet collectif conforté par le possessif
« nos ». A travers sa portée étiologique sur l’origine des langues, le mythe évoque
l’altérité, la diversité et cet aspect nous paraît révélateur du slam comme lieu de
rencontres et d’ouverture à l’autre. De fait, les textes de GCM reflètent un éclectisme
qui se traduit par des alternances codiques, mais aussi des variations diatopiques,
diastratiques et diaphasiques. Du rap au slam, la continuité réside dans un
métissage langagier que Marti a décrit en ces termes :
472
On note ici une double référence au film Star Wars et au titre d’IAM « L’Empire du côté obscur » in L’école
du micro d’argent (1997).
473
La référence aux « dictons vieillot » se double ici d’une mobilisation, en filigrane, des expressions « prendre
une veste » et « retourner sa veste ».
407
474
Voir en sitographie le blog du collectif rémois « Slam tribu ».
475
en référence à Calvet (Les Voix de la ville, 1994 : 13).
476
« J’voudrais faire un slam pour une grande dame que j’connais depuis tout petit (…) »
J’voudrais faire un slam pour une vieille femme dans laquelle j’ai grandi » (2006)
408
Comme s’il semblait induit par le contexte, l’argot surgit alors, sous la forme de
lexèmes d’origine exogène – go477, originaire du bambara –, de mots issus du vieil
argot (bistrot478) ou encore d’origine onomatopéique (bouffer479). Dès lors, l’auditeur,
porté par une musique des noms qui se superpose aux bruits urbains, est conduit à
travers des lieux qui offrent un condensé du monde :
« En une heure, tu traverseras Alger et Tanger
Tu verras des Yougos et des Roms, et puis j’t’emmènerai à Lisbonne
Et à deux pas de New-Deli et de Karashi (t’as vu j’ai révisé ma géographie),
j’t’emmènerai bouffer du Mafé à Bamako et à Yamoussoukro »
Notons que l’apocope, outre sa valeur argotique – assure ici une fonction
phonologique, renforçant la musique des noms - Yougos rejoignant par là-même
Bamako et Yamoussoukro – et contribuant à la scansion du vers par des échos
sonores internes : « de bonnes gos et de gros clandos480 ». Après un détour par la
Bretagne et le Finistère, marqué par une rime en [ER] (« Et si tu préfères, on ira juste
derrière manger une crêpe là où ça sent Quimper et où ça a un petit air de
Finistère »), le voyage en slam amène l’auditeur aux Antilles qui se voient incarnées
à travers une alternance codique en créole (nous soulignons) :
« Et puis en repassant par Tizi-Ouzou, on finira aux Antilles, là où il y a des grosses
renoi qui font « Pchit, toi aussi kaou ka fé la ma fille ! »481
Au cœur de « la grande métisserie » (Rey, 2007), le verlan se mêle aux variations
interlinguales, ce qui se confirme dans la suite du texte :
« Au marché de Saint-Denis, faut que tu sois siquephy
Si t’aimes pas être bousculé tu devras rester zen
Mais sûr que tu prendras des accents plein les tympans et des odeurs plein le zen
Après le marché on ira chémar rue de la République, le sanctuaire des magasins pas
chers / La rue préférée des petites rebeus bien sapées(…) » (nous soulignons)
On voit ici comment le slameur tire profit de la verlanisation pour produire des effets
phonologiques : rime interne (Saint-Denis/siquephy), verlan graphique zen pour
477
Goudaillier (1997 : 107) l’interprète soit comme apocope de gorette (du wolof), soit, en argot bambara,
comme déformation phonétique de l’anglais girl : « ce terme s’entend dans une zone géographique allant de
Dakar (Sénégal) à Bamako (Mali). » Le récent Lexik des cités » (2007 : 169) préfacé par Alain Rey le confirme.
478
D’origine discutée (Rey, 2007 : 408), ce terme (bistro, 1884, puis bistrot, 1892) peut être issu du russe bystro
« vite » ou rattaché au poitevin bistraud « petit domestique » ou encore à bistingo « cabaret » (1845).
479
D’après Alain Rey (2007 : 461) : « formation expressive (1160-1170) se rattachant au radical onomatopéique
°buff-, qui évoque le gonflement et suggère plus particulièrement l’action de lâcher l’air après avoir gardé la
bouche close et gonflée. »
480
Le lexème clandos étant issu d’une apocope suivie d’une resuffixation de clandestin (Goudaillier, 1997 : 73).
Ce terme est ici prononcé [kla~do], et non [kla~dOs] comme indiqué dans le dictionnaire cité, pour les besoins
de la rime.
481
Alternance codique en créole qui peut se traduire par : "Mais enfin, que fais-tu ici ma fille ?". Il y a là une
approximation : « pchit » pour « tchip ». Le Lexik des cités (2007 : 327) décrit l’interjection tchip comme
« aspiration latérale proche du sifflement, accompagnée d’un regard en coin. Décrit le mépris ou
l’agacement. »
409
« nez » mis en balancement avec l’adjectif zen issu du japonais482 , chaîne jouant sur
la paronymie (marché/marcher) et la reprise par homophonie partielle (cher). Au fil de
ce voyage, le slameur se fait guide, sans oublier d’être pédagogue (« Après
géographie, petite leçon d’histoire… »), métissant son slam pour mieux décrire cette
ville métisse « aux cent mille visages ». En intégrant la parole de l’autre au cœur
même de son texte, le slameur met en scène et en voix ce métissage langagier et le
sublime par des effets poétiques.
482
Mot japonais du chinois chan, du sanskrit dyana « méditation ». (PR)
483
« Slamaleikoum », qui traduit ce métissage, est une formule devenue rituelle issue du nom des soirées
animées par GCM et ami Karim au café culturel de Saint-Denis. (voir notre glossaire)
484
Voir en sitographie l’adresse du clip.
485
Par exemple la métonymie consistant à désigner un objet par sa marque : « J'ai des jeans en peau de
serpent et des Stan Smith en lézard » (pour « baskets » ou « tennis », du nom d’un joueur de tennis).
486
Ce lexème peut-être interprété comme un emprunt à l’anglais ou comme aphérèse du mot français.
410
40
Figure 25 : Evolution quantitative du
20 verlan dans les trois albums de GCM
0
2006 2008 2010
487
Gageons que le terme de patois a été choisi pour sa proximité avec « adopté » et la rime avec « chez moi ».
488
Terme formé par analogie avec argotogène et néologène : voir notre chapitre 7.
411
Si l’on considère l’ensemble des trois albums, on observe une répartition très
inégale et nettement décroissante – en diachronie – de ces formes verlanisées. Dans
le premier album (2006), 28 sur 36 (soit près de 80%) des occurrences de verlan ont
été relevées dans cinq textes traitant de la ville ou de l’amitié, de l’adolescence.
Outre ces occurrences localisées dans les textes énoncés, nous avons repéré
dans ce premier album des formes isolées : Ris-Pas (« Paris »), chelou (« louche »,
2 occurrences : M20.7, M20.15), pécho (« choper »489, 3 occurrences : M20.8,
M20.15), meufs (« femmes », M20.12) et relou (« lourd », M20.14). Au vu de cette
répartition, nous pouvons émettre l’hypothèse de thématiques verlanogènes qui
agissent comme catalyseur, favorisant le surgissement de cette forme de créativité.
De fait, dans le deuxième album (2008), le seul texte « Rétroviseur » se distingue par
le nombre de formes verlanisées : ayant trait à la nostalgie de l’enfance et de
l’adolescence, à l’amitié en général, il comprend 5 sur 12 des occurrences de verlan
relevées dans l’ensemble de l’album. Cette thématique semblerait donc verlanogène,
comme le suggère l’observation du texte « ça peut chémar » issu du premier album.
En d’autres termes, la langue se fait ici le reflet de pratiques langagières
sociolectales traduisant la recherche de connivence au sein du groupe. Notons
489
Notons que le sens le plus fréquent est celui de « conclure avec quelqu’un » d’après le Lexik des cités (2007 :
251), hormis une occurrence qui s’inscrit dans le champ de l’écriture : « pécho de l’inspiration » (M20.8).
412
cependant que le slam « Avec eux » ne confirme pas cette hypothèse, puisqu’il ne
comporte qu’une occurrence de verlan. Au sein de ce dernier texte, la verlanisation
n’est qu’une forme de stylisation parmi d’autres telles que l’emprunt à la langue
arabe (walou490), l’apocope doublée d’une double allitération (potes à perpet’) et les
variantes argotiques (« glander, c’est taffer 491»).
Si l’on observe la répartition par lexèmes dans l’ensemble des trois albums, on
aboutit à un total de 50 occurrences pour 24 lemmes différents, ainsi distribués :
490
Rien : « Y'a walou en c'moment au ciné ! » étym. De l'arabe (maghrébin) walou (rien). D’après le
Dictionnaire de la zone consulté en ligne (voir notre sitographie).
491
Verbe formé à partir du substantif argotique taf, « prix, travail » (Goudaillier, 1997 : 165).
492
d’après le Lexik des cités (2007 : 343).
413
Hormis le verbe chémar dont la répétition est surtout localisée dans le texte
intitulé « ça peut chémar » - formule qui apparaît comme un leitmotiv dans ce
slam493-, c’est l’adjectif chelou qui se distingue avec 5 occurrences, réparties dans 4
textes. Or si l’on s’intéresse au cotexte, on observe une grande diversité de co-
occurrents et de valeurs sémantiques pour ce lexème issu d’un adjectif qualificatif :
« Je suis né tôt ce matin, entouré de plein de gens bien
Qui me regardent un peu chelou et qui m'appellent Fabien » (M20.4)
Dans cet exemple, le lexème est employé avec une valeur adverbiale (« d’un air
louche »), résultant d’une combinaison bi-matricielle, des matrices
morphosémantique (verlanisation) et syntacticosémantique (conversion), cette
493
Notons que ce verbe semble figé dans sa forme infinitive, n’étant pas fléchi le cas échéant (« pour que ça
chémar », nous soulignons EV1).
414
Enfin, cette dernière occurrence relève d’un emploi adjectival associé à un inanimé :
« Que les demoiselles nous excusent si on fait des trucs chelous
Si un jour on est des agneaux et qu'le lendemain on est des loups »
Là-encore le terme verlanisé est mis en valeur par sa position à la rime.
494
Pour Marc Sourdot, il s’agit d’une « caractéristique de la langue des jeunes des cités, trait que l’on relevait
déjà dans les parlures argotiques traditionnelles » (2009 : 498). Voir par exemple l’adjectif « grave » employé
comme adverbe.
495
Double occurrence avec reprise de cette phrase en fin de texte : « Maintenant tu sais qui c’est, ces mecs
chelous qui viennent pour raconter leur vie »
415
La première configuration mérite qu’on s’y attarde : « Lorsque l’on transforme un mot
monosyllabique en son correspondant verlanisé, a-t-il expliqué, le passage d’une
structure de type C(C)V(C)C à sa forme verlanisée nécessite un passage obligé par
un mot de type dissyllabique avant même que ce mot ne devienne à nouveau du fait
d’une troncation (apocope) un monosyllabe, toujours de type C(C)V(C)C. » (1997 :
24). Si l’on analyse les exemples de meuf et de keuf, présents dans notre corpus, le
schéma suivant rend compte de ces transformations :
496
« Si vous voulez les détails de ce texte, personne ne va vous mâcher le travail » peut-on lire sur le livret. Les
graphies commentées sont donc celles adoptées sur la toile et approuvées par l’auteur (émission de radio
citée), en l’absence de transcription sur le livret.
497
Nous le désignerons comme « verlan graphique ». Goudaillier (2003 : 60) parle de verlan
« orthographique ».
416
base verlan
Figure 26 : Verlanisation suivie d’une apocope (d’après Goudaillier, 1997 : 24)
Dans la lignée de ces analyses, nous avons confronté notre propre corpus de
slams de GCM à cette typologie et distingué quatre principaux types de verlanisation
en fonction de la structure syllabique – en nous basant sur les syllabes orales – du
lexème initial et du lexème obtenu par verlanisation, comme synthétisé dans le
tableau ci-après.
498
Utilisant les caractères Sampa, nous avons utilisé les signes [@] et [9] pour marquer l’ouverture progressive
du « e », d’abord en position finale puis interconsonantique.
417
499
Types Schéma Lexèmes Remarques Attestation
phonétiques
1. Monosyllabiques CV → VC ouf CTT, LC, DZ, PR
500
→ CVc → zen La finale muette est CTT, DZ
monosyllabiques CVC sonorisée, d’où l’ajout
= verlan d’un phonème et
graphique l’ouverture du « e »
interconsonantique.
[ne] → [zEn]
C(C)VC→ keuf apocope + voyelle → CTT, LC, DZ, PR
CVC [9]
[flik] → [flik@]→
[k@fli]→ [k9f]
CVC → CVC meuf Voyelle → [9] CTT, LC, DZ, PR
teuf Voyelle → [9] CTT, DZ, PR
2. Monosyllabiques CVC→ CVCV chelou [luS]→ [luS@] → [S2lu] CTT, LC, DZ
→ dissyllabiques rebeu [b9R]→ [b9R@] → CTT (reubeu), LC
[R2b2] (rebeu), DZ (rebeu ou
reubeu), PR
relou [luR]→ [luR@]→ [R2lu] CTT, DZ, PR
renoi [nwaR]→ [nwaR@]→ LC, DZ
[R2nwa]
reu- [mER]→ [mER@] → CTT (reum), DZ (reum)
mères [R2mER]
teubê [bEt]→ [bEt@] → [t2be] CTT (teubé)
3. Dissylabiques → CVCV geon-pi tiret
dissyllabiques pain-co tiret
pécho modification CTT, LC, DZ
orthographique (er→ é)
ré-soi tiret LC (résoi), DZ (résoi)
Ris-Pa tiret CTT (Ripa), R (Ripa)
thomy verlanisation à partir du
lexème apocopé
[mitoman]→ [mito]
CVCCV → bébar CTT, LC, DZ
CVCVC chémar
du-per tiret
C(C)VCVC→ caillera CTT, DZ (caillera ou
CVCC(C)V kaïra)
charclos CTT, DZ
siquephy
4. Trisyllabiques → vénèr CTT (vénèr), LC
dissylabiques (vénèr), DZ (vénère),
PR (vénère)
Tableau 25 : Classement morphophonologique des formes de verlan (corpus GCM)
499
Voir infra pour un développement sur ce point, les initiales indiquant les dictionnaires consultés.
500
Nous utilisons ici la minuscule pour indiquer une consonne finale qui n’a pas une valeur consonantique le
cas échéant (dite « muette »), comme dans « nez ».
418
phonologique des
Répartition morpho-phonologique
Figure 27 : occurrences de verlan
Répartition Type 1
4% 21%
morpho-phonologique Type 2
du verlan
50% 25% Type 3
Type 4
On remarque que le type 3 est le plus productif au sein de notre corpus : il s’agit du
plus simple si l’on se place du point de vue de la production et du moins crypté du
point de vue de la réception. Les mots de trois syllabes et plus sont rarement
verlanisés, et le verlan
an graphique, appliqué à des textes de slam dont la diffusion est
principalement orale, semble peu adéquat. Notons enfin que les types 1, 2 et 4
génèrent une mise en valeur des schèmes consonantiques, ce qui n’est pas étranger
aux aspects prosodiques inhérents
inhér au slam. En effet, Jean-Pierre
Pierre Goudaillier a
remarqué que le verlan de type monosyllabique contribuait au fonctionnement « en
miroir » des variétés langagières des cités (1997 : 25) : CV→ VC. Selon lui, cette
hypothèse est corroborée par des phénomènes
phénomènes tels que l’émergence de l’aphérèse
au détriment de l’apocope (phone
( pour téléphone),
), un déplacement accentuel vers la
première syllabe, et surtout, pour les monosyllabiques verlanisés avec phase
dissyllabique (type 1) – qu’il souligne étant comme « le procédé
océdé le plus fréquent » –
une neutralisation des timbres vocaliques au profit de la voyelle [oe]/ [2] (flic→
( keuf),
d’où une mise en valeur des schèmes consonantiques. De fait, si l’on observe la
chaîne keuf, teuf, meuf,, c’est bien la consonne initiale qui
qui constitue le trait distinctif ;
à l’inverse, c’est la consonne finale qui distingue keum et keuf.. Appliqué à notre
corpus, ce constat nous apparaît significatif d’une recherche d’expressivité sonore
qui peut se traduire, s’agissant de faire claquer les mots, par un grand nombre de
lexèmes monosyllabiques et par la mise en relief des schèmes consonantiques501.
Cette dernière résulte non seulement du choix de ces formes verlanisées mais aussi
de la configuration du vers et leur position au sein de celui-ci.
celui ci. Ainsi le verlan prend-il
prend
corps et sens, poétiquement parlant, au sein de slams qui s’élaborent comme
écriture orale.. En outre, l’idée d’un fonctionnement « en miroir » nous amène à poser
la question de la représentativité
eprésentativité de cette langue portée par le slam de GCM en tant
501
En outre, ce sont généralement les schèmes consonantiques qui permettent de distinguer les paronymes
comme « reu-mères » et « repères ».
419
que reflet de parlers urbains métissés : d’une langue « en miroir » à une « langue
miroir », il n’y a pas si loin. Force est de constater que la plupart des formes
verlanisées identifiées dans notre corpus s’inscrivent dans ce que Goudaillier a pu
qualifier de FCC pour Français Contemporain des Cités :
« Les formes lexicales du F.C.C. sont puisées d’une part dans le vieux français et ses
variétés régionales, d’autre part dans le vieil argot502 mais aussi dans les multiples
langues des communications liées à l’immigration (…). Par ailleurs, le F.C.C. comporte
aussi un nombre important de créations lexicales spécifiques, qui ne sont pas
uniquement du verlan… » (2003 : 56)
Au vu du tableau (voir supra), on peut observer d’une part que 7/24 – soit un peu
plus d’¼ – de ces formes sont indexées dans l’édition 2010 du PR504 ; d’autre part
que 6/24 formes relevées dans notre corpus – soit ¼ – ne sont citées dans aucun
des outils consultés. Il s’agit donc de créations inédites, que d’aucuns pourraient
considérer comme des hapax si l’on ne tenait compte du succès des albums de GCM
comme vecteur important de diffusion. L’exemple le plus significatif nous semble être
le lexème chémar que nous n’avons trouvé dans aucun dictionnaire et que GCM a
pourtant choisi comme emblème de son premier album et de sa première tournée, et
502
On trouve par exemple chez GCM le terme daron (4 occurrences) pour « père ».
503
Tout en ayant conscience du caractère hétérogène de ces dictionnaires, il nous semblait incontournable de
nous référer non seulement à un dictionnaire de référence (PR) mais aussi à des dictionnaires d’argot, dans la
lignée du Français Contemporain des Cités de J.P.Goudaillier. Dans un souci de contemporanéité, nous avons
eu recours au dictionnaire en ligne appelé « Dictionnaire de la zone » (voir notre sitographie).
504
Par exemple pour meuf (« Fam. » ou « arg. fam »).
420
donc de son succès. Dans l’introduction au Lexik des cités, Alain Rey (2007 : 17)
nous rappelle que les deux premières expressions de verlan intégrées au
dictionnaire ont été « laisse béton » (à cause de la chanson) et « les ripoux » (à
cause du film). Dès lors, ne peut-on pas avancer que le verbe chémar, ainsi diffusé,
réunit toutes les conditions pour dépasser le statut d’hapax et accéder ainsi à la
félicité lexicale (Sourdot, 1998) ? A cet égard, le réemploi de ce verbe dans le dernier
album de GCM n’est-il pas significatif d’un terme en voie de lexicalisation ?
Employée dès le premier texte de cet album, la formule fait écho à celle de 2006 :
« alors tu sais ça peut chémar » (TT1, spn). Nous pouvons alors confirmer ce que
pressentait ce journaliste du Point : « Déluge de rimes et d’assonances, argot
métissé, souffle vital de la scansion, émotion qui jaillit sans prévenir des mots les
plus triviaux (…) certaines de ses trouvailles pourraient bien devenir des mots de
passe »505. Le « ça peut chémar » du premier album, qui s’est confirmé lors de la
deuxième tournée, sonne désormais comme un mot de passe ou cri de ralliement
autour du slameur.506
Analyse fonctionnelle
505
Le Point du 02/03/2006.
506
« ça peut chémar » est le nom d’un collectif créé par GCM, mêlant au sein d’un même spectacle différentes
disciplines telles que slam, rap, stand-up, street football, human beat-box et improvisation. Voir aussi les
T.shirts et autres produits commerciaux reprenant cette phrase qui s’apparente dès lors un slogan publicitaire.
507
Les deux premières colonnes du tableau correspondent à la schématisation proposée par Goudaillier. Nous
y ajoutons la colonne de droite, qui s’applique aux fonctions du verlan identifiées dans notre corpus.
421
Porteur d’une langue qui fonctionne non seulement en miroir d’un point de vue
linguistique mais aussi comme un miroir sous un angle sociolinguistique - en tant que
reflet de parlers urbains contemporains -, le slam peut ainsi être analysé comme
révélateur de ce métissage fondamental. La question se pose alors en ces termes :
comment le slameur parvient-il à styliser voire à poétiser ces parlers urbains
hétéroclites ? Comme l’a souligné Marc Sourdot dans son analyse du Français
Contemporain des Cités tel qu’il se manifeste dans Kiffe kiffe demain, roman de
Faïza Guène, « ce vocabulaire ne peut être isolé de l’ensemble dans lequel il prend
corps », ensemble ou style qui sont en phase avec la vie et la langue de l’héroïne
(2009 : 497). Aussi commenterons-nous ce métissage stylistique à la lumière du
texte « Rétroviseur » dont nous avons observé la densité en matière de verlan.
Ce slam est composé de 15 quatrains dont 3 s’apparentent à un refrain : le
premier ouvre le texte, le deuxième se trouve en position centrale et le troisième en
finale. Ces trois refrains balisent donc la progression textuelle, l’insertion « c’est vrai
que » - à valeur emphatique - s’ajoutant au refrain initial dans le suivant et se
trouvant réduite à « c’est que » dans le dernier (nous soulignons) :
« J’ai le souvenir tenace, et la mémoire tonique
De ces temps pas si lointains de cette époque magique
J’sais pas si c’est normal, on peut trouver ça tragique
Mais putain j’ai pas 30 ans et je suis déjà nostalgique (…)
Le texte est ainsi structuré par ces trois refrains qui le scindent en deux parties
égales constituées de six couplets en forme de quatrains. Or si l’on s’intéresse à
l’insertion des occurrences de verlan dans ce slam, on remarque qu’elles sont toutes
localisées dans le même passage – à savoir la première partie (quatrains 3, 5 et 6) –
422
et qu’elles sont mises en exergue de par leur position dans le vers. Conformément à
son habitude, Grand Corps Malade tourne autour de l’alexandrin, ce qui fonctionne
assez bien dans le refrain : « J’ai le souvenir tenace / et la mémoire tonique » (6/6).
Dans les quatrains ou couplets, les vers comprennent souvent 15 ou 16 syllabes,
réparties autour de la césure en 7/8, 8/8 ou 7/9 :
« Nostalgique de cette enfance, un môme casse-cou pas trop casse-couilles (7/8)
Nostalgique de cette innocence, un début de vie sans grosse embrouille (8/8)
A l’école j’avais de bonnes notes, mais on peut pas dire que j’étais très sage » (7/9)
Dans cette configuration, les formes verlanisées (nous les avons soulignées) sont
systématiquement placées avant la césure, soit en fin de groupe de souffle :
« C’est vrai que je devais être relou, mon attention était réduite » (7/8)
« La joie des premières ré-soi, l’émotion des premiers rendez-vous (7/9)
D’ailleurs ça me rappelle cette meuf, j’crois qu’elle s’appelait Gaëlle (7/6)
C’était en rentrant d’une teuf, je lui dois mon premier roulage de pelle » (7/9)
Notons que cette dernière rime est brisée (Aquien &Molinié, 2002 : 648), puisque les
vers se font écho non seulement par la fin mais aussi par la césure. Cela contribue à
une impression de zapping (Sourdot, 2009 : 496), traduisant le rythme effréné propre
à l’adolescence. D’une manière générale, on observe dans ces vers que le terme
verlanisé est mis en relief par une accentuation prosodique, due à une position en fin
d’hémistiche ou de groupe de souffle :
« Et ça y’est je me revois déjà dans le bus qui part en colo (7/7)
Avec tous mes pain-co, avec des petites gos et avec mon gros sac à dos » (6/5/8)
Cette dernière occurrence est soulignée par l’assonance en [o] qui produit une rime
interne. Il s’agit là d’une rime batelée (Aquien &Molinié, 2002 : 648), le mot pain-co
placé à la césure faisant écho à la fin du vers précédent. Créée pour les besoins de
la rime, cette forme néologique se trouve ici doublement mise en valeur par le tiret et
par sa position dans le vers renforcée par l’assonance. A la différence de Faïza
Guène, GCM utilise le verlan non seulement comme moyen de stylisation des traits
d’oralité mais aussi comme procédé lexicogénique, soit comme activité de production
lexicale (Sourdot, 2009 : 500) : la fonction ludique ou colludique semble alors
prendre le pas sur la fonction identitaire. Pour le slameur de Saint Denis, l’emploi du
verlan est porteur d’une connotation nostalgique, ce lexème étant d’ailleurs répété et
souligné par une anaphore : il est essentiellement associé à une période de sa vie –
l’adolescence – ce qui explique son absence de la deuxième partie du texte. Au
verlan s’ajoutent d’autres procédés relevant du F.C.C. : les emprunts (go emprunté à
423
Les slams de GCM se caractérisent par un tissage intrinsèque au texte mais qui
se trouve ici mis en évidence par des commentaires métatextuels : le slameur tisse
et métisse sa toile, au fil de ses textes. Il manifeste des qualités d’élocution, de
disposition et d’invention dignes d’un grand rhétoriqueur. Nous étudierons donc trois
de ses textes en tant que manifestations d’une éloquence dont les cinq parties
fondamentales sont, conformément aux traités de rhétorique : l’invention, l’élocution,
la disposition, la mémoire et l’action. Si ces deux derniers aspects ne sauraient être
dissociés de la performance orale, les trois autres sont analysables au cœur même
des slams.
508
Voir infra notre commentaire du texte « J’ai oublié ».
424
entre différents éléments ou parties qui font système et dont l’aspect peut évoluer au
fil de l’inspiration et de la création. Nous rejoignons là Héloïse Guay de Bellissen :
« La phase, c’est la rime qui fait mal, c’est-à-dire le bon mot à la bonne place qui va
faire un enchaînement « mortel » (…) Rappelons que « phase » est aussi employée en
sciences physiques. Elle est un milieu dans lequel les paramètres varient de manière
continue, cela inclut notamment la composition chimique et la densité. » (2009 : 174)
Ami Karim, slameur et auteur de la préface de cet ouvrage, évoque quant à lui une
quête « de la rime philosophale, qui changerait l’ordinaire, le banal, en quelque
chose de rare et précieux » (GdB., 2009 : 19). En d’autres termes, il s’agit de trouver
l’alchimie entre les constituants tout en étant en phase avec l’auditeur :
« Moi je veux écrire des tas de phases et te les sortir avec un bon phrasé
A travers cette rime brisée et équivoquée, on voit bien ici comment le slameur joue
de l’ambiguïté entre phrase – et son dérivé phrasé – et phase – et son dérivé
déphasé. Si les deux premiers relèvent d’un champ lexical attendu dans ce contexte,
les deux suivants sont moins congruents à la thématique et d’autant plus
susceptibles de déconcerter l’auditeur. Tout se passe comme si le slameur appliquait
simultanément à son slam les règles et les enjeux qu’il expose. Il estime avoir atteint
son but en 2008 où il décrit le chemin parcouru en modifiant le verbe associé, la
formule « chercheur de phases » s’apparentant désormais à une collocation :
« Notre dur labeur paye, on voit les portes qui s’entrouvrent
Dorénavant, les phases, on les cherche plus, on les trouve » (nous soulignons)
La dispositio peut être entendue comme « une utile distribution des choses ou
des parties, assignant à chacune la place et le rang qu’elle doit avoir » (Aquien &
Molinié, 2002 : 138). Si l’on considère le slam « J’ai oublié » (M20.12), on constate
qu’il est entièrement construit sur la base d’une anaphore de cette forme verbale
titulaire dont le développement prédicatif balise la progression du texte :
« J’ai oublié de commencer ce texte par une belle introduction
J’ai oublié de vous préparer avant d’entrer en action »
Les premiers vers de ce slam s’apparentent donc à un exorde, préparant l’action à
laquelle le slameur semble faire allusion et qui correspond d’un point de vue
rhétorique à « ce qu’on désignerait aujourd’hui sous le nom d’interprétation ou, en
512
Les flèches pleines indiquent le lien étymologique (dérivation), les pointillés correspondant aux rimes.
426
513
Notons ici le décrochage typographique, les points de suspension marquant une pause à l’oral.
514
« Moment ultime, qui est le dernier feu de l’orateur, et doit de ce fait produire l’impression décisive pour
emporter la conviction des auditeurs. » (Aquien & Molinié, 2002 : 311).
515
On trouve chez Rouda (2007) le même type de chute : « Au fait, la fin de mon texte est muette… » (le
slameur feignant de parler dans le micro). In « Arrêtez-les » (Musique des lettres, 2007).
427
516
Dont mots composés (pères-fictions). Nous n’avons pas compté les mots du titre.
517
« Les voix dans ma tête », L’Hiver Peul, 2007.
428
Sans aller jusqu’à faire parler « les voix dans (sa) tête », c’est bien une forme de
polyphonie que nous avons observé dans l’écriture de GCM qui se rapproche en ce
sens de celle de Faïza Guène. Dans les deux cas, on observe une « complicité que
l’auteur a su établir avec ses lecteurs à travers ce métissage linguistique qui mêle à
la langue des jeunes une grande pluralité de voix (Sourdot, 2009 : 502).
Au tissage rhétorique interne s’ajoutent des liens tissés avec d’autres textes et
discours que nous avons analysés en termes d’intertextualité et d’intervocalité
(Zumthor, 1987 : 161).
518
Voir notre chapitre 5 pour un développement sur ce concept.
429
Notons que ce slam évoque « Les poètes se cachent pour écrire » qui ouvre l’album
de Souleymane Diamanka (2007) : ces textes s’avèrent porteurs d’un message de
solidarité et d’ouverture aux autres qui annonce la couleur d’une poésie conçue
comme fondamentalement ouverte et interactive519. L’interdiscursivité rejoint
l’intertextualité lorsque Grand Corps Malade cite des textes de slameurs qui font
parfois écho à ses propres slams :
« Là où j’ai croisé Souleymane au bout du sixième silence » (M20.16)
La formule « Sixième sens » résume le lieu de cette rencontre entre l’auteur de
« Sixième sens » (GCM, 2006) et celui du texte intitulé « Au bout du sixième
silence » (SD, 2007), interprété en duo avec le slameur de Saint-Denis. Les mots et
les voix se croisent à travers ce palimpseste emblématique né d’une expression :
(Avoir) un sixième sens → Sixième sens → (Au bout du) sixième silence
(GCM, 2006) (SD, 2007)
Intertextualité externe
519
Voir notre précédent chapitre.
520
Frédéric Nevchehirlian use d’une intertextualité tantôt externe (« Le stade », 2009, étant une extrapolation
du poème « Vaduz » de Heidsieck) tantôt interne (« La mer », 2005 & 2009, voir notre chapitre 5).
430
→ « Moi quand j’regarde par ma fenêtre, j’vois que le béton est en fleurs »
Autant de liens établis – au sein d’un même album comme à quatre années
d’intervalle – qui relèvent de métaphores et autres allégories filées, traduisant par là-
même la profonde cohérence propre à l’œuvre du slameur.
431
521
En effet, on peut y voir une référence aux poètes de la Pléiade (la « Brigade ») dans un texte où il est
précisément question de renaissance poétique.
522
De ἄλλον / állon, « autre chose », et ἀγορεύειν / agoreúein, « parler en public ».
523
« une image qui se développe dans un contexte narratif de portée symbolique, selon une isotopie concrète
entièrement cohérente, et qui renvoie terme à terme, de manière le plus souvent métaphorique, à un univers
référentiel d’une autre nature, abstraite, philosophique, morale, etc. » (Aquien & Molinié, 2002 : 446).
432
certain nombre des textes de GCM se prêtent à une lecture allégorique, à travers des
topoï et autres symboles qui parcourent l’œuvre du slameur. Dans la lignée d’Ulysse,
le voyage représente une odyssée poétique (« Chercheur de phases »), ou une
quête amoureuse (« Les Voyages en train »). Quant à la fenêtre (« Vu de ma
fenêtre »), elle symbolise la réceptivité d’après le dictionnaire de symboles (Chevalier
& Gheerbrant, 1997 : 1027), d’où la réflexivité et la conscience poétique du slameur,
sa capacité à sublimer le réel : « Moi quand j’regarde par la fenêtre, j’vois que le
béton est en fleurs ». (M20.13). Enfin, l’isotopie de la route est omniprésente et
déclinée à travers des métonymies modernes telles que les codes de la route ou
encore le « Rétroviseur »524, version modernisée du chemin de la vie : « La route est
sinueuse, je veux être l’acteur de ses tournants » (M20.7). Si l’on considère le relevé
effectué par Florence Mercier-Leca (2010 : 102), on constate que cette isotopie –
sous-tendue par la métaphore du chemin de la vie – est présente dans 11 textes sur
32, soit plus d’un tiers des slams issus des deux premiers albums de GCM.
- De la réalité : « C’est ce moment là, hors du temps, que la réalité a choisi / Pour
montrer qu’elle décide et que si elle veut elle nous malmène (M20.6) ;
- Des parties du corps comme lieux d’émotions contradictoires : « La tête, le cœur, les
couilles discutent mais ils sont jamais d'accords » (M20.15) ;
- Des saisons : « le printemps allait emménager », « l’automne était déterminé »
(EV4) ;
- Du bitume comme métonymie et miroir de la cité : « Quand on le regarde dans les
yeux, on voit bien que s'y reflètent nos vies » (EV10)
- De la nuit comme source d’inspiration : « Comment exprimer ce que la nuit m’inspire
/ Ce qu’elle nous suggère et ce qu‘elle respire… » (EV11)
- De la poésie : « La poésie dans les bars a rendez-vous avec la vie / Je l'ai vu et tu le
vis, je l'avoue je l'ai suivie (…)/ Elle t'enlace et une fois qu'elle te tient elle prend son
temps » (EV9)
Cette dernière personnification s’apparente d’autant plus à une allégorie qu’elle est
reprise en tant que telle dans d’autres slams, à commencer par « Rencontres » dont
les personnages sont explicitement présentés comme allégoriques : « Ces
personnages que j'ai croisés c'est pas vraiment des êtres humains / Tu peux parler
avec eux mais jamais leur serrer la main » (M20.14). Le slameur nous donne ici des
clés de lecture ou d’auditure (Bobillot) en nous invitant à une interprétation
allégorique. De fait, l’innocence, le sport, la poésie, la détresse, l’amour (et « sa
demi-sœur, la haine »), la tendresse, la nostalgie, l’amitié, l’avenir sont autant de
« sacrées rencontres » qui se sont révélées décisives dans son parcours. Notons
que ces « personnes » - ou « éléments » - se répartissent entre masculin et féminin
en fonction du genre du substantif : à titre d’exemple, le sport est décrit comme « un
mec physique un peu grande gueule » alors que l’amitié est désignée comme
« meilleure copine ». En outre, l’allégorie confine à la prosopopée527 :
« Puis il (l’amour) m'a dit qu'il devait partir, il avait des rendez-vous par centaines
Que ce soir il devait dîner chez sa demi-soeur : la haine
Avant d'partir j'ai pas bien compris, il m'a conseillé d'y croire toujours
Puis s'est éloigné sans s'retourner, c'était les derniers mots d'amour » (nous soulignons)
527
Figure macrostructurale qui « consiste à faire parler les morts, les absents, les animaux, les inanimés ou les
abstractions » (Aquien & Molinié, 2002 : 325).
434
« Son grand Ouest, c’est mon petit bureau, t’as vu le parallèle, frérot ? » (M20.8)
« Y’a des soleils et des orages, et j’te parle pas qu’de météo » (EV1)
On peut donc conclure, avec Florence Mercier-Leca (2010 : 106), que Grand Corps
Malade, soucieux d’afficher ses positions esthétiques et d’affirmer sa défense et
illustration de la langue des banlieues dit « non à la poésie poussiéreuse, au
vocabulaire suranné connoté « romantique », non aux associations clichés livrées
telles quelles (…), mais oui au cliché détourné (…), oui à la récupération de
matériaux ancestraux incorporés à la langue de la tribu, oui donc à la poésie
allégorisée, si elle parle comme une petite « rebeu bien sapée ».
Au fil de ses albums, le slameur précise son positionnement par rapport à l’école.
En 2006, il s’inscrit encore dans la lignée des rappeurs et autres slameurs528 qui se
présentent traditionnellement comme « mauvais élèves » : « Nous ne sommes pas
bons élèves mais l’envie nous enivre… » (GCM, M20.1). De même, en 2008,
« Rétroviseur » le ramène à ses souvenirs d’élève hésitant entre rage et sagesse :
« A l’école j’avais de bonnes notes, mais on peut pas dire que j’étais très sage
Insolent avec les profs, le corps enseignant avait la rage
C’est vrai que je devais être relou, mon attention était réduite
Et j’osais pas rentrer chez moi, les jours d’avertissement de conduite (EV8)
528
Nous avons cité Oxmo Puccino, Souleymane Diamanka et Damien Noury : « Nous sommes le cancre au fond
d’la classe /Echappé du poème de Prévert, mais nous avons grandi… » (Martinez, 2007 : 107).
435
529
Voir l’illustration sonore de ce chapitre (extrait de l’entretien).
436
Conclusion partielle
Chapitre 11
Exploration du
champ didactique,
état des lieux et
premières
expérimentations
1
Grand Corps Malade, « Du côté chance », Enfant de la ville, 2008.
2
« Surtout, la poésie est probablement le genre qui aujourd’hui dialogue le plus avec les autres langages,
intègre l’image (…), s’ouvre aux ressources des nouvelles technologies et à de nouveaux lieux de diffusion
(succès du slam, poésie urbaine et sociale venue de Chicago). Elle est par là-même un espace privilégié pour
réfléchir à cette particularité de la littérature contemporaine que bouscule les catégories établies. »
(Programmes de Terminale, 2002 : 30, nous soulignons)
3
Notamment dans les listes de textes présentés aux oraux, ce que nous a confirmé GCM (entretien du
21/07/11, voir en annexe III.17).
4
Par exemple l’université de Lausanne (voir notre enquête écrite en annexe III.10 bis)
442
rimes et la vie pour trouver sa voix »5. Dès lors, le slam apparaît comme une voie
médiane, s’il en est, entre tradition et modernité, culture cultivée et culture culturelle
ou expérientielle pour reprendre les termes de Galisson (1995 : 53) : « Scolairement,
la tradition met la poésie au programme et, médiatiquement, le contemporain met la
poésie dans la chanson. » (Martin, 2005 : 8). De fait, il s’agit d’une expérience
corporelle, qui répond à « la nécessité physique de s’emparer des mots, de se
réapproprier notre langue » (Nevchehirlian , 2005 : 22)6. La confiance en soi est
également impliquée, d’où l’importance d’une valorisation du travail fourni. Lyor,
membre du collectif « 129h », décrit l’enjeu des ateliers slam comme « d’utiliser
l’écriture comme moyen d’expression poétique efficace, et surtout de façon ludique,
loin de l’univers scolaire » (Lyor, 2005 : 23) : le slam est bien conçu comme un outil à
vocation pédagogique mais dissocié du scolaire. Lyor souligne la nécessité de
démystifier ces mots qui effraient, à savoir « poésie », « art », «création » : « Faire du
slam semble plus facile » précise-t-il. Et le slameur d’ajouter que les ateliers offrent
au poète l’occasion de « s’entraîner » : « Nous faisons les exercices au même titre
que les participants » (2005 : 25), dit-il de cette expérience d’écriture partagée.
5
Formule qui fait écho au titre de Meschonnic : La Rime et la vie (1990).
6
Voir à ce sujet le chapitre 13 qui résulte de notre expérimentation dans un contexte d’enseignement du FLE.
7
Voir notre projet « Passeurs de mots : slam au musée », présenté au chapitre 14, page 608.
444
Cette autre didacticienne du FLE qu’est Brigitte Urbano s’est intéressée au slam
de Grand Corps Malade : « ça va chémar en classe de langues » augure-t-elle,
reprenant en guise de titre pour son article (2007) la célèbre formule du slameur.
D’une manière générale, le slam se distingue à ses yeux non seulement comme un
« outil de performance poétique », mais aussi comme « nouveau genre, plus audible
que les chansons traditionnelles » et par là-même riche de potentialités didactiques :
« il s’avère, observe-t-elle, un formidable outil pour l’écoute, la récitation, le débit, la
8
On y trouve aussi un dossier consacré aux ateliers d’écriture (voir en sitographie).
9
Le manuel de FLE Alors ? (2009) proposera une exploitation du même type à partir du clip (voir infra).
445
10
Proche, semble-t-il, du récitatif scandé ou psalmodié d’un Zumthor (1983) ou du sprechgesang allemand.
446
étayée grâce à l’élaboration d’un glossaire thématique qui fournira une base lexicale
pour des apprenants de niveaux A1-A2. Notons enfin l’idée intéressante de « donner
des couleurs » à ce slam afin d’en structurer le lexique. L’article publié en espagnol
(2009) développe cette piste. En effet, « Saint Denis » y est transcrit et annoté à
l’aide d’indices qui permettent un repérage lexical :
1) lengua hablada y francés familiar(a) ; verlan(b) → [langue parlée et français familier]
2) geografía(c) ; historia(d) → [géographie ; histoire]
3) nacionalidades(e); cultura(f): vida cotidiana(g) y gastronomía(h) → [nationalités,
culture, vie quotidienne et gastronomie] (2009 : 150)
Dans ce second article, le slam est explicitement assimilé à un genre et même à une
« technique poétique » dont l’origine et les règles sont exposées (2009 : 148)11. Les
activités y sont détaillées, à commencer par cet exercice de reconnaissance des
bruits de fond intégrés à la bande-son qui pourra donner lieu à une activité
d’expression orale, à la manière des devinettes sonores12. Au-delà du succès obtenu
et de l’enthousiasme soulevé13, le bilan de cette double expérimentation – dans le
cadre d’un cours de civilisation française destiné à des étudiants de première année,
futurs professeurs de FLE14 – s’avère mitigé :
« Le langage poétique qui pouvait, à un premier moment, leur poser quelques difficultés
pour appréhender le sens, en revanche les aida pour la récitation. Quant à la répétition
de sons, ce fut une grande aide pour la production écrite. Cependant, les jeux de mots
et le verlan ont gêné leur compréhension. » (2007 : 89)
L’accès à la compréhension a, semble-t-il, été entravé par une langue
particulièrement inventive qui a servi a contrario de support privilégié pour
l’oralisation15 - l’entraînement à la fluence16- et la production écrite. En outre, les
étudiants ont pu assister, dans le prolongement de ce cours, à des scènes in vivo si
bien que l’intérêt suscité par le slam a dépassé les frontières scolaires17.
11
“El género al que pertenece este documento es el “slam”. (…) El “slam” es, entre otras cosas, une técnica
poética en lengua oral.” (2009 : 147-148)
12
Un autre slam pourra donner lieu à un exercice similaire : il s’agit de « Paumé dans Paname » de Bissao
(compilation Tout feu tout slam, 2007).
13
“Está teniendo un gran éxito en las clases de FLE porque toca muy de cerca el corazón de los jóvenes por su
lenguaje, sus temas y su estilo.(…) es capaz de suscitar una gran participación y entusiasmo.” (2009 : 156) « Il a
connu un grand succès dans les classes de FLE parce qu’il touche de près le cœur des jeunes, de par son
langage, ses thèmes et son style. (…) Le slam est capable de susciter participation et enthousiasme. »
14
Diplomatura de Maestro de Lengua extranjera (Francés) de la Universidad de Granada, curso : « Aspects
socioculturels de la langue française » (2009 : 151).
15
« la producción del flujo adecuado para la lectura en voz alta » (2009 : 157) : la production du flux adéquat
pour la lecture à voix haute.
16
Voir nos prochains chapitres pour les notions de fluence et de fluidité verbale, le glossaire pour celle de flow.
17
“Este gusto por el “slam” traspaso el contexto de la aula, asistiendo a varias “soirées slam” organizadas por la
“Maison de France” en Granada.” La première soirée a été inaugurée par Frédéric Nevchehirlian.
447
18
Cet article fait suite au Congrès International de Didactique 2010 (CiDd). Voir en bibliographie.
19
D’après l’arrêté du 19-12-2006.
20
« Ce verbe est le nôtre. Nous l’avons formé par analogie avec rapero (rappeur)/ rapear (rapper). »
21
Voir en sitographie et notre chapitre 14 pour un développement sur cette interview.
448
chuchoter, murmurer, crier, slamer (…) Des textes engagés (…), des mots qui
engagent à son tour le lecteur, ne serait-ce qu’à force de l’interpeller. » (2011 : 17)
En témoignent les mots d’un Grand Corps Malade : « ça nous ferait tellement plaisir
qu’après ce texte tu t’enflammes » (2006). Léo Lamarche déplore que ces textes
directement en prise avec « la vie comme elle va » et avec une culture urbaine dans
laquelle baignent les élèves soient encore si peu représentés dans les manuels
scolaires. Se référant à l’ouvrage co-écrit par Pilote Le Hot (voir infra), le professeur
suggère : « Organiser des tournois de slam en classe, et pourquoi pas ? » En
laissant affleurer le plaisir des textes et des mots, organiser une « slam session »
permet que chacun ait voix au chapitre et puisse être évalué autrement. Ainsi, « les
productions ne seront pas jugées comme les autres travaux, mais évaluées par tous
en fonction de l’émotion ressentie et offerte » (2011 : 19). Léo Lamarche prône une
évaluation via « un groupe d’élèves tirés au sort, à l’applaudimètre », ou encore « au
cours d’échanges avec d’autres classes », cela afin de « (re)donner à ces nouvelles
poésies leur dimension oratoire » (2011 : 20). Cette question demeure cependant
problématique et l’on entrevoit les dérives de pratiques comme celles de
l’applaudimètre, transférées dans un contexte scolaire. Et le professeur de souligner
l’efficacité d’un tel dispositif qui pourra donner lieu à des projets interdisciplinaires :
« Disloquer l’alexandrin (…), inventer des néologismes et des mots-valises, convoquer
les sons et les résonances, en un mot transgresser les lois du langage s’avèrent plus
formateur que les discours et analyses… » (2011 : 19).
Nous avons synthétisé la séquence qui fait suite à l’article dans le tableau présenté
en annexe IX. Visant à « permettre à chacun de découvrir le plaisir de créer, sans
préjugés ni esprit d’évaluation », elle est essentiellement basée sur des activités
ludiques, et sur l’enjeu de mémoriser les textes en vue d’une performance, consistant
à « dire de façon expressive les textes produits, à les slamer pour faire de la diction
et de la gestuelle une performance » (2011 : 21). Un « espace de jeu » est d’ailleurs
aménagé à cet effet. Léo Lamarche distingue les phases « de création proprement
dite » des phases dites « d’écriture créative à partir d’inducteurs ». Il souhaite
favoriser la circulation des feuilles, des idées et des mots : cette idée de circulation
apparaît bien inhérente à l’esprit du slam. Si les trois premiers ateliers sont menés
sans textes de référence, les trois suivants font appel à des textes, classiques ou
modernes. Seuls deux slams sont intégrés, en fin de séquence, mais on ne précise
pas à quelle fin et à quel usage. On regrettera d’une part que des documents audio
ou vidéo ne soient pas prévus comme inducteurs, et d’autre part, que certaines
449
activités ou jeux d’écriture classiques n’aient pas été renouvelées par des apports
originaux : à titre d’exemple, l’exercice des « prénoms acrostiches » aurait pu donner
lieu à une activité inventive de recherche d’un blase ou pseudonyme22. On ignore
d’ailleurs si l’atelier est animé par un(e) artiste. Notons enfin cette remarque que
nous confronterons à nos propres expérimentations : « l’activité sera menée avec
profit au CDI. » (2011 : 22)
Parmi les nombreux articles collectés en ligne, tous ne sont pas également
intéressants dans la perspective qui est la nôtre23. Une question récurrente a
cependant retenu notre intérêt : en quoi le slam est-il un outil particulièrement
adéquat pour des élèves dits en difficulté ?
Dans l’article de la NRP, Léo Lamarche (2011) souligne à quel point l’expérience
du slam peut se révéler « salutaire » pour des élèves sinon en difficulté ou « en
délicatesse avec le système scolaire », auxquels il peut permettre de trouver leur
voix dans l’univers des mots et des images (2011 : 17). Nous avons repéré deux
articles qui témoignent de projets visant une réconciliation avec la langue, voire avec
l’école : « Comment rétablir, chez des élèves de Segpa, un rapport à l’écrit valorisant
et désangoissé ? » interroge Fabien Piquemal (2011 : 47), qui relate, dans un
numéro récent des Cahiers Pédagogiques, « un projet où l’écriture slam est un
chemin qui contribue à leur réconciliation avec un travail sur la langue. » Il s’agit là, à
travers un projet de classe mettant en jeu les notions de coopération et
d’engagement, de dédramatiser l’accès à l’écriture, soit de restaurer le lien entre les
élèves et la langue de l’école, par la médiation du slam. L’écoute servant à « créer
une forme d’émotion nouvelle préalable à tout engagement dans le projet », l’atelier
d’écriture était étayé par des activités de conscience phonologique et de
renforcement lexical, à travers la constitution de corpus de mots. Les élèves ont pu
ainsi accéder aux codes de l’écriture poétique, tout en travaillant la langue dans son
ensemble. Cependant :
22
Nos autres commentaires et suggestions figurent dans la colonne de droite du tableau, en vis-à-vis des
activités proposées. (annexe IX.2)
23
Voir par exemple en sitographie le dossier publié sur le site du « café pédagogique ».
450
Un autre article des Cahiers pédagogiques (2010) rend compte d’une expérience
menée en microlycée27. Les auteures de cet article partent du constat d’un blocage
dans le rapport à l’écrit : « Nous, professeurs de français, connaissons bien le
rapport douloureux de nos élèves à l’écrit » (2010 : 61). A leurs yeux, ce blocage
s’explique en partie par la représentation, largement partagée, « qu’un texte doit être
parfait… ou ne pas être ! ». Or écrire un slam, « c’est devenir auteur, se confronter à
la création et à ses aléas ». C’est entrer dans la petite fabrique de littérature pour
paraphraser le titre d’un ouvrage (Duchesne & Leguay, 1986), comme nous y invitent
les instructions officielles pour la classe de seconde : « l’analyse des rapports entre
sources, projets, brouillons, texte et variantes, permet de montrer que la production
d’un texte est un processus singulier. »28 Les professeures et auteures de l’article
mettent en garde comme une forme de démagogie et d’instrumentalisation du slam :
« La pratique de cette poésie urbaine ne répond pas à un simple effet de connivence qui
serait contreproductif. Il permet d’aborder des objets d’étude. » (nous soulignons)
Quant à l’’animatrice de l’atelier, elle expose sa façon d’aborder la formation « sous
l’angle du jeu pour démystifier l’acte d’écriture, en prouvant à chacun qu’il est à sa
portée, petit à petit, l’air de rien. » Elle suggère aux apprenants de se choisir un
24
Lyor donnant par exemple des néologismes à Rouda (voir l’entretien du 27/10/08 en annexe III.2.)
25
citée par Piquemal (2011 : 48).
26
Voir notre chapitre 14 pour un développement de ce concept.
27
« Un microlycée est une structure expérimentale publique de petite taille destinée à accueillir des jeunes
déscolarisés » nous explique-t-on (2010 : 61). Florence L’Homme, professeure de français ; Cécile Di Rollo, CPE
et professeure de français, et Anne Cheneau, directrice culturelle de l’association « Slam &Cie » sont les
auteures de l’article.
28
BO Hors-Série du 31/08/11 pour la rentrée 2011. Toutefois, le terme de « production » ne nous semble pas
adéquat à rendre compte de cette singularité.
451
Surfant sur « La vague du slam » - titre d’un article publié dans un numéro
antérieur de la revue (n°345, 2006 : 27) -, Le Français dans le monde a présenté
plusieurs fiches pédagogiques relatives à cette pratique : nous en avons retenu
trois30, les deux premières ayant été publiées en 2007 et 2008, la troisième étant
parue plus récemment (2011), afin de mesurer une éventuelle évolution dans la
façon de traiter et d’exploiter cet objet. Les deux premières fiches proposent
successivement une découverte du slam en tant que « poésie urbaine » aboutissant
29
Voir le blog du slameur.
30
Voir en annexe IX.2
452
La seconde fiche (n° 358, 2008) est aussi basée sur l’exploitation de « Midi 20 »,
et présente une démarche aboutissant à l’écriture d’un texte poétique, en passant
par la découverte du langage familier, voire argotique, et du verlan. Notons au
passage que ces variations sont présentées comme « la langue des jeunes
Français » (nous soulignons), ce qui ne manque pas de nous interroger. A une
phase de prélecture – ou préaudition – qui consiste en un « remue-méninges » sur le
slam, suivie de la formulation d’hypothèses à partir du nom de scène de l’artiste et du
453
Plus récemment, la revue le Français dans le Monde a publié une nouvelle fiche
– accessible en ligne – sur le texte « Attentat verbal » (GCM, 2006). Dans la rubrique
« Interludes » de la version papier, le slam est ainsi décrit :
« Pas la poésie ésotérique ni celle des recherches formelles de certains, mais des
textes directs, spontanés qui n’ont pas d’autres règles que de susciter pendant quelques
minutes une rencontre, une émotion partagée… » (n°373, 2011 : 17)
Au vu de ces quelques mots, il semble que la représentation du slam comme poésie
libre et quasi-improvisée persiste, en dépit des commentaires épitextuels du slameur
de Saint-Denis qui n’a de cesse de répéter que ses textes sont travaillés, écrits et
réécrits32. Si l’entrée en slam n’a guère varié – à travers l’entrée slam de Wikipédia –,
la démarche présentée a le mérite de souligner la spécificité de l’objet qui n’est plus
assimilé à une chanson comme il l’était en 2008 : « Peut-on parler d’une chanson ? »
interroge-t-on33. Dès lors, le slam est appréhendé comme un objet poétique et
étudié en tant que tel, l’activité de compréhension faisant l’objet d’un relevé des
syntagmes associés aux deux isotopies du jour et de la nuit. Il s’ensuit une étape dite
de conceptualisation portant notamment sur la métaphore, sans oublier les multiples
allitérations et assonances. On évoque alors « la possibilité de travail sur l’intonation
et la prosodie en soulignant les syllabes accentuées. » Enfin, une activité de
production consiste en l’écriture d’un slam « à la façon de Grand Corps Malade », à
partir d’une matrice issue du texte original, en substituant aux poètes de la banlieue
31
S’agissant d’« écrire un texte représentatif de ce qu’ils sont, de leurs états d’âme, de leur vie quotidienne, en
reprenant les caractéristiques principales des textes de slam (rimes, verlan ou expressions familières). »
32
Voir par exemple l’entretien précédemment cité, publié sur le site de la NRP collège (voir supra).
33
Voir la fiche pédagogique reproduite en annexe IX.2
454
pédagogie qui prend acte des français parlés ». En tant que telle, cette approche se
veut « profondément innovante », s’agissant de faire écrire et réciter des textes de
slam et de « jouer ainsi de l’écart par rapport aux normes de la langue et amener à la
compréhension de celles-ci par la perception des limites de celui-là. » Selon cette
approche, le slam est envisagé comme une médiation mais aussi comme un objet à
part entière : comme parole rythmée, il fait s’entrechoquer les mots et tire ses effets
mélodiques du phrasé ; comme parole partagée, il se conçoit et s’écrit pour être dit,
pour circuler dans l’espace public et pour impulser d’autres prises de parole. Il se
prête ainsi à une « création libre et spontanée qui fait appel à tous sans
discrimination aucune », a fortiori en vue de la réappropriation par des jeunes en
grande difficulté d’une parole qui s’est « dérobée » à eux (2009 : 4). Ainsi le slam
peut-il permettre une redécouverte de la langue, de la joie de la création et le plaisir
du texte : « celui que l’on invente et celui qu’on lit comme on ne l’avait jamais lu
auparavant ». Parole libérée et libératrice par laquelle les élèves trouveront ou
retrouveront « le goût de parler français, d’inventer en français, d’oser "se dire" en
français. »
Sur TV5 Monde, un dossier pédagogique a été élaboré par le même CAVILAM
sous la rubrique « L’émission du mois » autour du documentaire de Pascal Tessaud
Slam, ce qui nous brûle (2007)38. Cette approche a le mérite de montrer le slam dans
son éclectisme à travers divers témoignages et extraits vidéo : il vise à « capter
l’essence du slam » en représentant les différentes facettes de cet art urbain trop
souvent assimilé au seul GCM. Dans la perspective d’une exploitation en
FLE/FLS/FLM pour des collégiens, lycéens ou apprenants de niveaux A2 à B2, le
film est entièrement séquencé et fait l’objet d’un accompagnement didactique
37
Ces exemples ne sont pas tirés du texte qui en recèle d’autres : passer/trépasser, grapiller/gaspiller…
38
Voir en annexe les différentes étapes de l’unité didactique proposée ainsi qu’un exemple de fiche
pédagogique conçue par Fabrice Darrigrand, du CAVILAM de Vichy.
457
intéressant. Les séquences sont généralement utilisées comme point de départ pour
l’analyse d’un texte. En témoigne l’exemple de la fiche reproduite en annexe IX où la
poésie de Souleymane Diamanka est d’abord découverte via le documentaire : sa
déclamation d’un extrait de « Muse amoureuse » donne lieu à une question préalable
(« Quelles sont les couleurs de ce poème ? ») à son étude plus précise, à partir de la
transcription. Les apprenants peuvent ainsi accéder à l’émotion avant d’élucider les
codes et techniques poétiques et de les réinvestir avec leurs propres mots. Cette
approche nous apparaît d’autant plus riche qu’elle s’appuie sur des textes variés – à
l’image du documentaire lui-même –, amenant les apprenants à découvrir un atelier
d’écriture et une soirée slam, ce qui peut introduire un futur projet autour du slam.
Une grille d’évaluation est même esquissée, destinée à un jury composé de 3
apprenants qui attribuera aux participants une note sur 10 en fonction des six critères
suivants : la durée (moins de 3 minutes) ; le péritexte (titre et pseudonyme)39 ; les
techniques poétiques ; la qualité de l’interprétation ; l’originalité.
Dans Le vocabulaire en classe de langue (Cavalla, et al., 2009), deux fiches ont
retenu notre attention dans la perspective de la présente recherche : l’une portant sur
la charge culturelle partagée - en référence à Galisson - proposant le repérage et le
décodage des palimpsestes verbaux collectés au sein de différents médias40 (2009 :
217) ; l’autre consistant dans l’exploitation du texte « Pères et Mères » (GCM, 2008)
en vue d’une analyse lexicale. Cette dernière activité est destinée à des apprenants
de niveaux C1 et C2 dont on souhaite « éveiller l’esprit de recherche sur la langue
par un travail où les unités lexicales « père » et « mère » seront étudiées hors
contexte, pour elles mêmes et dans leurs rapports avec le système de la langue » à
travers des regroupements morphologiques et sémantiques (2009 : 203). Outre une
approche culturelle du slam qui se voit qualifié de « chanson », il s’agit de mettre en
évidence les « symétries et dissymétries morphologiques et sémantiques
débouchant sur les différences de statut accordé au père et à la mère dans la langue
et la société », soit d’amener les apprenants à percevoir, là encore la culture dans les
mots à travers une démarche lexiculturelle résolument galissonienne. Le slam
intervient ici en prolongement d’une recherche dans le dictionnaire des lexèmes
39
Ce critère nous semble intéressant, au vu de l’importance du péritexte soulignée par notre étude.
40
Notre corpus de palimpsestes issus de slams pourrait tout autant se prêter à ce type d’exercice, comme nous
le verrons lors de nos expérimentations présentées dans les prochains chapitres.
458
41
En l’absence de transcription par l’auteur, nous transcrivons reu-mères en fonction de la prosodie, le slameur
différenciant bien les deux syllabes par une micro-pause et prononçant un [2] fermé, par opposition au [9]
ouvert de [R9m]. Les auteures ont néanmoins choisi une transcription qui fait apparaître la forme verlanisée
classique reum-mères : il s’agit donc d’une analyse différente de ce néologisme comme une forme composée
associant le lexème verlanisé au lexème originel, alors que nous l’avons interprété comme une forme
verlanisée originale (voir notre précédent chapitre).
42
Voir notre exploitation de ce poème présentée au chapitre 14 (page 588 et suivantes).
459
43
Quatrième de couverture de l’ouvrage cité. Voir les extraits en annexe IX.2.
44
Vertu « de réconciliation » que Catherine Tauveron attribue à la littérature en général (2002).
45
Voir en annexe IX.2.
460
46
Entretien du 27/10/08.
47
Fondateur et directeur de la revue Cassandre/Horschamp, revue Européenne qui interroge les pratiques de
l’art et de la culture dans la société.
461
48
Celle-là passant pouvant paradoxalement passer par une forme de « dramatisation » à travers le recours à
des activités théâtrales.
49
Ce dernier jeu peut être mis en relation avec un texte comme « Les Blancs ne savent pas rapper » de Rouda,
qui tend au pastiche (chapitre 5). Voir des exemples de fiches en annexe IX.2.
462
- les fiches donnant lieu à des jeux d’oralité, inspirés de pratiques théâtrales (le crayon
dans la bouche) ou autres (la Mélodie des mots / le Flow) ;
- les fiches traitant de jeux scéniques pouvant toucher à l’improvisation (Le chapeau) ou
à la préparation au micro, accessoire incontournable de la phono-technè
(Bobillot, 2011).
Si certains de ces jeux font explicitement référence à des pratiques surréalistes (celui
des cadavres exquis étant transposé sous le titre d’« exquises amorces »50), d’autres
abordent plus spécifiquement la métrique autour de la notion de flow51, ou encore la
recherche de phases ou de punch-lines, selon le technolecte du hip-hop. Sur scène
comme lors d’un atelier, le slam se conçoit donc à la croisée des genres et des gens,
des influences littéraires et des flux musicaux, de l’écriture et de l’oralité. Mais cette
forme hybride a-t-elle sa place dans les manuels scolaires ?
En vue d’établir une sorte d’état des lieux des tentatives de didactisation du slam,
nous nous sommes livrée à un repérage au sein des manuels scolaires. Dans la
double perspective de notre expérimentation, nous avons exploré des manuels
destinés aux collégiens de troisième et lycéens francophones (FLM) ainsi que des
ouvrages conçus pour des apprenants adultes ou grands adolescents (FLE), tout en
essayant de réfléchir aux apports mutuels de ces deux didactiques52. Les dix
manuels au sein desquels nous avons identifié une séquence/unité consacrée au
slam – ou une entrée en matière – se répartissent ainsi :
- 5 manuels de FLM, dont 2 manuels destinés à des élèves de troisième ; 1
manuel qui s’adresse à des élèves de première (bac général) et 2 manuels
destinés à des élèves de seconde et première professionnelle ;
50
Il s’agit d’intégrer à cette écriture collective les contraintes du schéma narratif par des amorces (de type
connecteurs) induisant les différentes étapes du récit. (sd : 69)
51
Définie dans notre glossaire et dans le lexique comme « terme anglais désignant la mise en oralité du texte,
en fonction du rythme, du choix des mots et de leur syntaxe. Il existe des scansions lentes ou rapides,
saccadées ou fluides… » (sd : 77)
52
Pour ce faire, nous avons pris le parti d’analyser conjointement démarches de FLE et de FLM, afin de faire
émerger les points communs et différences.
463
Nous avons exclu les manuels qui n’intégraient pas de texte de slam mais se
contentaient d’inclure des documents péritextuels53. La grille qui figure en annexe
synthétise le détail de nos analyses, ici résumées.
dans l’« Histoire littéraire » (2011 : 122) conformément aux Instructions officielles57.
Entre autres ouvrages destinés aux élèves de bac professionnel, le nouveau manuel
publié aux éditions Delagrave pour les classes de Seconde (2009) propose un
groupement de textes intitulé « A nouvelle génération, nouvelle forme d’expression
artistique ». Comme le précédent, ce groupement s’étend sur deux doubles pages et
correspond à l’objet d’étude « Des goûts et des couleurs, discutons en »58, qui
renvoie aux nouvelles orientations officielles :
Du côté des manuels de FLE, Alter ego 2 (niveau A2, 2008) comporte dans la
rubrique « Carnet de voyage » un dossier intitulé « Slam alors ! » autour de Midi 20.
Un bref encadré aborde, dans Echo 1 (2008 : 83), la poésie de GCM à travers un
57
Voir les extraits reproduits en annexe IX. 1 page 323-324.
58
« Les goûts varient d’une génération à l’autre. Ceux d’aujourd’hui sont-ils « meilleurs » que ceux des
générations précédentes ? Comment faire partager ses goûts dans une démarche de dialogue et de respect ?
En quoi la connaissance d’une œuvre et de sa réception aide t- elle à former ses goûts et/ou à s’ouvrir aux
goûts des autres ? » (Bulletin Officiel spécial n°2 du 19 février 2009 sur Education.gouv). Voir en annexe, p.325.
59
« Les objets d’étude permettent la pratique de l’expression orale sous forme de productions orales
individuelles et collectives, spontanées et préparées, telles que l’exposé, l’entretien, l’interview ou le débat. »
60
Notons que pour les deux années suivantes, le slam pourra être étudié en lien avec les objets suivants : « Du
côté de l’imaginaire » (Comment l’imaginaire joue-t-il avec les moyens du langage, à l’opposé de sa fonction
utilitaire ou référentielle ?) en classe de première ; « La parole en spectacle » en terminale (Dans le dialogue,
utilisons-nous seulement des mots ? Comment la mise en spectacle de la parole fait-elle naître des émotions
(jusqu’à la manipulation) ? Qu’apporte à l’homme, d’hier et d’aujourd’hui, la dimension collective de la mise en
spectacle de la parole ?)
61
Voir en annexe IX.1. page 325.
465
extrait de « Vu de ma fenêtre »62, tandis que « Gibraltar » d’AAM est survolé dans
Echo 3 (2009 : 83). Le manuel Alors ? (niveau B1, 2009) va plus loin en proposant
l’étude du clip vidéo « Saint Denis » de GCM63. Enfin, dans l’édition récente du
Nouvel Edito (2010) destiné à des apprenants de niveau B2, c’est le slam « Avec
eux », traitant de l’amitié, qui est choisi comme support64. Outre « l’utilisation ludique,
esthétique ou poétique de la langue » (CECR, 2001 : 47), le slam mérite d’être traité
en tant que texte. « Jusqu’à quel point les apprenants doivent-ils traiter des textes
mais également en produire ? » : interrogent les auteurs du Cadre (2001 : 112),
question qui nous paraît essentielle et que nous reprendrons à notre compte.
L’ancrage culturel est commun à tous les manuels de FLM avec une esquisse de
définition du slam comme forme poétique contemporaine, même si la définition se
réduit parfois à deux lignes (FLM5). En revanche, dans les manuels de FLE, le slam
est rarement traité comme un objet spécifique, mais plutôt abordé par le biais de ses
représentants prototypiques (FLE2&3) ou assimilé à une chanson et traité, en tant
que tel, comme un outil d’apprentissage parmi d’autres. Hormis ces deux manuels
qui éludent la définition (FLE2&3), nous avons relevé les définitions suivantes et
62
Voir en annexe IX.1, page 326.
63
Voir en annexe IX.1. page 327.
64
Voir p. 328 et notre chapitre 13 pour une analyse plus précise des activités proposées dans le Nouvel Edito.
65
Voir notre tableau de synthèse page 329.
466
souligné les sèmes récurrents en vue d’une analyse sémique du mot slam tel qu’il est
ici présenté :
Manuels Définitions principales Définitions complémentaires
FLM1 Le slam est un outil de démocratisation de la
poésie, un moyen de la rendre vivante et accessible
à tous. Il s’inscrit dans la tradition poétique en
traitant les thèmes lyriques habituels (amours,
temps, vie…). Il est aussi une performance*
poétique, qui ramène aux origines orales de la
poésie. On trouve donc dans cette forme
d’expression des marques d’oralité (langage
courant, voire familier, culture des jeunes…).
FLM2 Né à Chicago dans les années 80, le slam a connu Article de presse sur GCM « Le
un rapide succès aux Etats-Unis avant d’arriver en slam dans la peau » (Le Monde des
France 10 ans plus tard. En anglais, slam signifie ados n°163, avril 2007) : « J’ai tout
« claquement », ce qui correspond à la façon dont de suite adoré l’ambiance, les
ces textes sont scandés et à la façon dont ils textes a capella, les artistes qui
doivent secouer l’auditoire. » partagent une scène… »
FLM3 « poésie de rue ou de scène », « poésie textuelle » Définition GCM :
Dimension compétitive (p.123). Au-delà des « Le slam, c’est avant tout une
caractéristiques formelles énoncées (rimes ou bouche qui donne… » (p.121)
assonances, rythmes et cadences), le slam apparaît
comme « un exercice ouvert à tous les thèmes et à
toutes les inspirations ». Pour autant, le slam n’est
pas un exercice d’improvisation. Il est soumis à un
code de la performance poétique dont les règles
sont exposées.
FLM4 Le slam, expression musicale issue du mouvement Définition GCM (p.53)
culturel hip-hop, est considéré par beaucoup
comme une des formes les plus vivantes de la
poésie contemporaine, un mouvement d’expression
populaire, initialement en marge des circuits
artistiques traditionnels. C’est un art du spectacle,
oral et scénique, fondé sur le verbe et l’expression
spontanée avec une grande économie de moyens
= définition Wikipedia
FLM5 Le slam est une poésie sonore, populaire qui se
caractérise par sa liberté d’expression. Le texte est
dit, lu, scandé, chanté, sans accompagnement
sonore devant un public.
FLE1 Dans les rues, les librairies, les boulangeries, les
cafés… les slameurs déclament leurs vers à qui
veut les entendre. Le mouvement est apparu dans
les bars de l’Est parisien, selon le principe « un
poème dit, un verre offert ».
FLE4 Le slam est un art d’expression populaire, c’est de
la poésie déclamée.
FLE5 Poésie sonore, mouvement d’expression populaire, Définition Wikipedia
art du spectacle, oral et scénique, expression brute
avec une grande économie de moyens, lien entre
écriture et performance
Tableau 1 : Définitions du slam dans les manuels scolaires (2008-2011)
Au vu de ce tableau, notons d’emblée que dans deux cas sur huit, on s’appuie
sur la définition prototypique de GCM (FLM3, FLM4) ; de même, un quart des
définitions s’inspirent de Wikipedia, l’une explicitement (FLE5), l’autre implicitement
467
(FLM4). Parmi les incluants, le sémantème mouvement n’est présent que dans la
moitié des définitions, de même qu’ « art » ou « artistique ». Seul le sème « poésie
orale » et/ou « sonore » est présent dans une majorité de définitions (6/8). Vient
ensuite le sème « déclamation publique » (5/8), et celui d’expression « populaire »
(4/8) avec un glissement de l’expression libre vers l’expression spontanée ou
« brute » (3) : l’idée d’improvisation est ici sous-jacente ; elle n’est réfutée que dans
une définition (FLM3) qui range le slam du côté de la poésie dite « textuelle ». Si le
sème de poésie scénique ou de performance est souvent représenté, l’allusion aux
origines américaines du slam demeure rarissime (1/8) de même que l’enjeu originel
de démocratisation de la poésie (FLM1). Quant à la référence aux origines et
traditions orale, voire à la poésie lyrique, elle n’est présente que dans les manuels de
FLM, à l’exception de ceux qui préparent au bac pro. Notons que l’un de ces derniers
(FLM4) catégorise le slam comme expression musicale, issue du hip-hop, cette
pseudo-filiation étant suggérée dans d’autres manuels qui insèrent des photos de
graffitis (FLE5).
66
De la distinction entre chanson - où les mots du texte ont « besoin de la voix du poète pour exister » – et
poème écrit – où les mots sont « absolument premiers » – on passe à l’opposition entre rap – « davantage du
côté de la musique et de la gestuelle » - et slam qui se situe « du côté de la poésie textuelle » et apparaît
comme « un phénomène social et culturel » (2011 : 123). Voir en annexe IX.1
468
Dans la majorité des manuels, les slams sont tronqués, ce qui peut s’expliquer
par des contraintes éditoriales. En effet, en dépit de la règle des 3 minutes,
nombreux sont les slams-fleuves, portés par un flow dense et rapide. Seuls les
manuels de FLM et destinés à des élèves de séries générales présentent des textes
intégraux (FLM1, 2 &3). Les manuels de FLE procèdent généralement en deux
temps : un extrait est intégré à l’unité, la version intégrale étant consultable en fin de
manuel (FLE4&5). Quant au choix des textes, on remarque la prégnance de slams
de GCM (9/11), surtout issus de son premier album (6/11), suivi d’AAM (2/11). Le
manque de recul par rapport aux albums récents peut expliquer ce choix :
« L’appartement », « J’écris à l’oral » et « Avec eux » (2008) sont pourtant
convoqués dans des manuels très récents (FLM5, FLM4, FLE5). De même que
« Les voyages en train », le slam « Toucher l’instant » fait l’objet de deux études
(FLE1, FLM3), présenté en version tronquée dans le premier cas, intégrale dans le
second. Ce slam s’avère particulièrement intéressant du fait de sa dimension
réflexive, relative à l’écriture et à l’expérience poétique de l’encre devenant vivante.
La moitié des manuels fait interagir l’écoute avec une activité d’oralisation et/ou
d’écriture, ce qui signifie qu’un manuel sur deux présente le slam dans sa seule
dimension écrite. Seuls les manuels de troisième invitent les élèves à s’approprier le
slam de GCM en le récitant « de manière expressive et personnelle », tout en les
amenant à une réflexion sur le phrasé propre au slameur (FLM1, FLM2). Or cette
étape de mise en voix nous semble un passage obligé vers l’appropriation d’un texte
en particulier et vers une appréhension du slam en général comme poésie vivante68.
67
Dans le manuel FLM1, on observe des renvois hypertextuels aux « outils de la langue » suivants : figure de
style, procédés de reprise, versification.
68 ème
Un manuel récent de 4 (Magnard « Jardin des lettres », 2011) suggère aux élèves de s’entraîner à faire
claquer les mots du slam et d’oraliser certains vers pour mieux percevoir les figures de sons.
470
En référence au mot slam, le manuel FLM2 invite les élèves à lire le texte en
scandant les mots de manière à « secouer l’auditoire », avant de se livrer à une
récitation collective et rythmée, tout en veillant à l’enchaînement des strophes. Un
manuel de FLE (FLE4) propose une mémorisation du début du texte suivi d’une
autodictée, ce qui constitue un exercice original. Le débat est l’activité orale la plus
fréquente, qu’il s’agisse de manuels de FLE (FLE4&5) ou de FLM (FLM4) :
« Connaissez-vous le slam ? Qu’en pensez-vous ? », sonde-t-on, a priori, les
utilisateurs du Nouvel Edito. Quant aux activités d’expression écrite, loin d’être
systématiques (absentes des manuels de troisième et du manuel FLM4), elles sont
souvent déconnectées de l’objet slam, s’agissant de rédiger une description (FLM5,
FLE2)69 ou encore une sorte d’apologie (« un texte de chanson en hommage à
quelqu’un », FLE3). Notons que dans le manuel de première générale, le sujet
proposé initialement (2011 : 121) se prolonge par une étude de corpus : le slam de
GCM s’insère dans un groupement de trois poèmes à partir desquels les élèves
devront disserter70. En outre, il sera à nouveau abordé dans la rubrique « Regards
croisés », via la présentation du documentaire de Pascal Tessaud. On voit là une
profonde cohérence à l’œuvre qui traduit une réelle intégration du slam, non
seulement en tant que phénomène perçu à travers la médiatisation de GCM, mais
surtout en tant que mouvement et objet poétique. Dans le manuel FLE1, le dossier
sur Midi 20 donne lieu à un atelier consistant en une interprétation théâtralisée (lire et
mimer) réalisée par binômes. Il s’ensuit une ouverture vers d’autres formes poético-
ludiques (chansons, berceuses, virelangues…) qui pourront être partagées en classe
et permettre une valorisation des langues d’origine des apprenants71. Dans ces
conditions, le slam apparaît comme le déclencheur d’un moment de partage poétique
ritualisé ; il se prolonge par un travail autour de la créativité lexicale, sous le titre
« Poète en herbe », s’agissant de comprendre un texte écrit à la manière du « Prince
de Motordu », puis de créer des « expressions bizarres » avec substitution
paronymique (« château à voile »). Certains slams auraient pu alimenter cet
exercice, telle l’expression « au clair de ma plume « (GCM, 2006). A travers ces
69
« Décrivez en une vingtaine de vers un lieu particulier », demande-t-on, en guise d’évaluation (FLM5).
70
Les deux autres poèmes sont de Fourcade (« En laisse ») et d’Ancet (« Lumières des jours ») et la question
posée en ces termes : « Quels rapports au monde les poèmes de ce corpus établissent-ils ? Mettez en évidence
les points communs et les différences entre les textes. » (p.131)
71
Voir notre séquence présentée dans le chapitre 13.
471
deux derniers exemples, on entrevoit comment le slam peut être pleinement intégré à
un manuel et impliqué dans une démarche de projet.
Le Nouvel Edito intègre le slam « Avec eux » (GCM, 2008) à sa septième unité
didactique intitulée « Je l’aime, un peu, beaucoup… », dont le premier objectif est
formulé en ces termes : « Parler du sentiment amoureux et amical » (2008 : 117).
Dans le tableau des contenus, on observe les micro-objectifs suivants qui font
référence à l’étude du slam : d’une part, « comprendre un slam parlant de l’amitié »
(CO) ; d’autre part « donner sa conception de l’amitié » (EO). « Avec eux » est
présenté au début de l’unité, à la suite d’un répertoire de vocabulaire ayant trait aux
« Sentiments et émotions » (2008 : 120). Un extrait du texte – environ la moitié –
figure dans cette unité, alors que l’intégralité est reproduite en fin de manuel afin que
les élèves puissent éventuellement s’y reporter lors de l’écoute du document sonore.
Voici l’exploitation de ce slam telle qu’elle est proposée dans le manuel :
Types d’activités Etapes Contenus mobilisés
Compréhension Entrée en matière Définition Wikipedia
orale → brainstorming
1ère écoute : 2 Compréhension globale : identification thème +
questions interprétation titre
2ème écoute : 4 Compréhension locale et littérale
questions
Vocabulaire 3 questions Synonymie
Registre : recherche (standard → argot)
Registre : reformulation (argot → standard)
Production orale Débat sur la conception de l’amitié
Tableau 2 : Exploitation du slam de GCM dans le Manuel Le Nouvel Edito (B2, 2008)
Si l’entrée par Wikipédia ne nous semble pas des plus riches, on peut aussi regretter
que ce slam ne fasse pas l’objet, dans l’exploitation proposée73, d’un exercice
d’oralisation valorisé en tant que tel et qui aurait permis de rendre compte de ses
caractéristiques en termes de phrasé, soit d’entraîner les apprenants sur un plan
phonétique et prosodique. En outre, le travail sur le vocabulaire, visant à affiner la
compétence sociolinguistique, aurait mérité un dépassement de la dichotomie
72
Nous avons choisi d’approfondir l’analyse de cette exploitation en vue de notre expérimentation présentée
au chapitre 13, qui inclut l’utilisation de ce manuel.
73
Le guide pédagogique (2010 : 11) précise « prise de notes individuelle puis mise en commun en sous-groupes
(avec possibilité de lire le texte) » : autant dire que ce qui est relégué entre parenthèses et présenté comme
une simple possibilité paraît secondaire. (nous soulignons)
472
74
Voir la séance correspondante et le TBi5 (page 547)
75
Il est d’ailleurs édifiant de constater que l’encart biographique figurant pour les auteurs reconnus comme
tels dans le guide pédagogique est ici absent (2010 : 112).
76
Voir notre chapitre 13.
77
A titre d’exemple, la double page consacrée à l’étude du slam dans Alors ? (FLE4) relève de l’unité 7 intitulée
« Paris, banlieue », ce qui contribue à ancrer le slam dans un cadre urbain.
78
Voir cette distinction développée infra.
473
79 ème
Manuel de 4 cité (Magnard, 2011)
80
Nous proposons cet adjectif pour rendre compte d’une multiplicité de supports et d’entrées possibles,
reflétant les différentes formes d’enregistrement et transcription (audio, vidéo, texte) d’une performance.
474
comme objet d’étude81 : objet linguistique et textuel, objet discursif dont la littérarité,
l’ancrage culturel et générique restent à interroger. En ce sens, la dialectique entre
unité82 et séquence didactique (Dolz & Schneuvly, 1998) nous ouvre des pistes
intéressantes : la séquence, dont les documents sont choisis comme exemples
illustratifs d’un genre et les activités conçues comme des ateliers ou mises en
situation, ne pourrait-elle pas permettre de réintroduire une approche générique dans
la didactique du FLE ? Si elle se caractérise par sa modularité et son adaptabilité à
une diversité de situations83, nous nous proposons de transférer notre séquence
initialement conçue pour des élèves à profil FLM ou FLS à un contexte
d’enseignement du FLE, jusqu’à aboutir à une trame modélisée, non linéaire et
transposable à d’autres situations d’enseignement/apprentissage : c’est à la
confluence des didactiques et méthodologies du FLM et du FLE, à la frontière entre
scolaire et périscolaire, que nous pourrons alors élaborer notre propre parcours84.
81
« Le slam peut être considéré comme un outil (pédagogique, éducatif, scolaire), mais il est surtout et avant
tout une pratique artistique et donc une fin en soi » explique MP (voir son blog, « Descriptif des ateliers »).
82
Définie comme « fil conducteur qui propose l’enchaînement des activités suivant une logique communicative
et cognitive, allant des activités de compréhension aux activités d’expression en passant par un travail sur la
langue (…), le tout formant un parcours visant l’appropriation d’une langue étrangère (…). Les contenus et
activités sont sélectionnés en fonction des thèmes ou des situations choisies… » (Laurens, 2003 : 72)
83
Conçue comme « un système modulaire qui permet des ajouts et des suppressions en fonction de la diversité
des situations de communication et des classes. » (Dolz & Schneuvly, 1998 : 91)
84
Voir le livret de parcours présenté dans notre chapitre 14.
85
Cycle d’Insertion Pré-professionnelle Par Alternance.
475
S3 (12/07) : cm
S1 (11/07) : b S2 (11/07) : S4 (01/08): c S5 (05/08) : c S6 (06/08) : m Scène finale : le
Familiarisation Jeux d'oralité &
Découverte Réécriture Atelier d'écriture 4 Mise en voix, en 5/06/08 à La
d'interprétation
atelier d'écriture 1 Atelier d'écriture 2 Interprétation Analyse de la langue corps, en scène Chaufferie
Atelier d'écriture 3
86
Classe accueillant 15 élèves dits « ENA » (Elèves Nouvellement Arrivés) âgés de 6 à 12 ans et originaires de
pays divers (Algérie, Allemagne, Angola, Arménie, Espagne, Iran, Macédoine, Maroc, Portugal).
87
Mis en place dans le cadre d’un Grand Projet de Ville associant les villes de Grenoble et de Saint-Martin-
d’Hères par l’intermédiaire de leurs réseaux de bibliothèques municipales. Les financements correspondants
ont permis d’obtenir l’intervention de Katia, slameuse, pour un cycle d’ateliers ainsi que pour la présentation
finale de la scène slam à « La Chaufferie ». Voir la vidéo illustrative de ce chapitre.
88
Dans la frise chronologique ci-dessous, nous avons utilisé les initiales suivantes : b pour « bibliothèque », c
pour « salle de classe », m pour « salle de musique ».
476
Si l’on considère les objectifs du projet en lien avec les programmes officiels89, on
constate que la poésie apparaît comme le lieu privilégié d’une expérimentation
ludique des possibles de la langue, et ce, aux différents niveaux de l’école primaire.
La démarche de projet contribue à donner sens et cohérence à des activités
d’écriture et pourra occasionner de véritables rencontres avec des œuvres ou des
auteurs. S’agissant du slam, soit d’un objet contemporain, la rencontre est incarnée
par l’artiste slameur qui transmet ainsi une poésie vivante. En l’occurrence, la
finalisation, via la socialisation du projet, est induite par la démarche même qui
consiste en une déclamation publique. La présence d’un auditoire permet non
seulement d’expérimenter la voix et ses effets, mais aussi d’ajuster son texte à cet
enjeu : comme nous avons pu le montrer, certains slameurs soumettent leurs textes
à des réécritures successives en fonction du feed-back de l’auditoire. Dans le cas
d’Elèves Nouvellement Arrivés en France, soit « nouvellement francophones », il
s’agit enfin d’explorer et d’éprouver la langue dans sa matérialité sonore afin de
mieux se l’approprier, de « trouver sa voix » dans une nouvelle langue90.
89
Voir en annexe IX.3
90
Nous avons pu observer que de nombreux slameurs ont une langue maternelle autre, d’où un rapport
différent au français (langue seconde) : l’intervention de Katia Bouchoueva, d’origine russe, est ici décisive.
91
Ce jeu consiste, en référence au sens original du mot slam, à claquer des mains en diffusant le son le plus vite
possible ou en reproduisant un rythme donné, les élèves étant disposés en cercle.
92
Dont nous avons repéré les bruits urbains comme autant d’appuis pour la compréhension.
477
qui s’est révélée particulièrement créative93. En effet, la présence d’un support visuel
a mis en confiance des élèves habitués à se déplacer en bus ou en tram pour venir à
l’école, si bien que les noms des arrêts s’avéraient plus ou moins familiers à
l’écoute : d’où une sensibilité accrue à la musicalité de ces mots parfois dénués de
sens pour eux. A l’image de cette production d’écrits qui a été réalisée en binômes,
les interactions entre les élèves ont été encouragées tout au long de la séquence,
notamment en vue d’une différenciation dont rend compte le synopsis d’observation
de la séance 394.
Différenciation
Collectif
Collectif
Dire et écouter Ecouter et comprendre Ecrire / jouer avec les
- jeux de rythme et - Ecouter un slam et mots
d'expressivité débattre de son - Ecrire en duo un slam sur
interprétation : "Paris sa ville (cycle 3)
- Interprétation d'un canaille"
texte en duo : "Soleil - Repérer des rimes, en
- Relever des procédés
jaune" poétiques pour pouvoir les trouver = entraînement
réinvestir phonologique (cycle 2)
Transcription interaction
93
La consigne impliquait de choisir un itinéraire, de relever les arrêts correspondants et de s’en servir de trame
pour écrire les textes en binômes, à la manière de « Saint-Denis » ou de « Paris canaille » qui évoque des arrêts
de métro. Si le choix de ce support était induit, en l’occurrence, par celui de la thématique urbaine, Gérard
Vermeersch (1996 : 45) propose dans sa Petite fabrique d’écriture une activité nommée « Géopoétique »
consistant à intégrer dans un poème la liste des communes de Loire-Atlantique.
94
La CLIN se caractérisant par une grande hétérogénéité des âges et niveaux (de A1 à B1), la différenciation
entre les cycles (a minima) apparaît comme une nécessité et une pratique quotidienne.
95
Inspiré du cours de Sandra Trevisi, cet outil méthodologique a été conçu par l’équipe GRAFE dans le cadre
d’un projet de recherche.
96
Nous proposons une analyse détaillée de cette séance à partir du synopsis et de la transcription figurant en
annexe IX. Les élèves dont l’échange a été enregistré sont désignés par les initiales (N & M) de leurs prénoms.
478
97
Enjeu de taille en l’occurrence, s’agissant d’Elèves Nouvellement Arrivés en France et pour certains Non
Scolarisés Antérieurement. Voir nos prochains chapitres pour un développement de ce travail sur le rythme.
98
Nous distinguons ici rythme et rythmique à la suite de Meschonnic qui définit une rythmique comme « la
configuration du rythme propre à un texte (2005 : 41) soulignant qu’elle constitue par là-même « la matière
première de l’effet de sens » (175).
99
« Paris canaille » de Rouda (2007).
479
100
Il s’agit d’un mot-valise résultant de leurs deux prénoms apocopés : Nor(din) + Mat(hieu) = Normat
101
Notons qu’en anglais, le verbe to collude signifie « conspirer » (d’où « collusion »), d’après le Longman.
480
Photo 2 : From the page… to the stage Photo 3 : Scène à la bibliothèque avec MP
103
Entretien mené le 17/06/08 à l’école Malherbe
104
Voir les photos reproduites en annexe IX.3et qui reflètent le paradoxe entre le caractère intime de la phase
d’écriture – l’élève s’isole derrière un livre – et la phase de socialisation où l’élève monte sur une chaise, à
défaut de scène, pour interpréter son texte…
482
11.4.2. Séance en LP
Nous avons également conçu, mené et analysé une séance d’activités autour du
slam dans une classe de FLE/FLS ou plutôt de FLSco (« Français Langue de
Scolarisation ») accueillant des Elèves Nouvellement Arrivés en France (ENA)
scolarisés en lycée professionnel. Cette activité de découverte du slam, suivie d’un
atelier d’écriture,
criture, s’inscrivait dans un projet de plus grande ampleur, consistant
dans la mise en place d’une simulation globale, « L’immeuble », par les deux
intervenantes : en une douzaine de séances, les élèves avaient commencé à poser
les jalons de cet univers fictif
ictif qu’implique la simulation globale, à se familiariser avec
le fonctionnement de cette démarche. A ce stade de la progression, l’intervention de
l’atelier slam répondait au besoin de faire vivre l’immeuble, de l’animer, et à la
volonté d’introduire d’autres
utres supports – plus littéraires – que les documents
authentiques utilisés jusqu’alors. Dans cette perspective, les élèves ont été conviés à
« Découvrir le slam avec Grand Corps Malade », par un courrier visant à susciter leur
curiosité – à faire naître un
n « horizon d’attente » tout en induisant un « effet de réel ».
La fiche de préparation présentée en annexe expose les objectifs et le déroulement
détaillé d’une séance qui a fait interagir deux slams de GCM (« Vu de ma fenêtre » et
le clip « Saint-Denis »),
), en vue d’une production écrite, et qui a donné lieu à des
développements métalexicaux intéressants. Une discussion
iscussion sur les registres de
langue à partir de termes comme « blindé » a induit des digressions sur les usages
de ce registre familier, voire argotique.
arg
105
Voir la fiche de préparation et la fiche élève reproduites en annexe IX.3.
483
résume ainsi : « Moi, quand je regarde par la fenêtre, je vois que le béton est en
fleurs. » Ainsi le « slam-poésie » naît-il au détour d’une rue, dans un décor urbain et
banal dont il fait surgir, à travers le regard du poète, des images poétiques : la forme
de l’oiseau dessinée par la juxtaposition des photos de bâtiments, illustre la
déconstruction-reconstruction que nous avons analysée comme inhérente au slam.
Enfin, le détour par les images animées du clip de « Saint-Denis » a permis aux
élèves de se constituer leur propre réservoir de mots, au sein duquel puiser
l’inspiration et les ressources lexicales pour écrire. Certes, le passage à l’écrit a été
laborieux pour un certain nombre d’entre eux, et aurait mérité que l’on prolonge la
séance par une étape de réécriture, mais quelques élèves se sont néanmoins
risqués à une oralisation de leur texte, bien qu’inachevé. Le contexte dans lequel
s’ancrait cette séance a assurément favorisé la créativité d’élèves qui se trouvaient
d’ores et déjà plongés dans un univers fictif, la simulation globale fonctionnant
comme un véritable catalyseur de l’activité106.
106
Voir le dossier : « Une simulation globale en classe d’accueil pour élèves primo-arrivants comme outil
d’intégration et d’éducation à la citoyenneté » (sur site Franc Parler, voir en sitographie).
484
Conclusion partielle
107
Dans la lignée de l’album cité (Mango, 2007), le thème de la ville peut donner lieu à des activités
intéressantes.
108
« La scolarisation des élèves nouvellement arrivés en France », Actes des journées nationales d’étude et de
réflexion organisées par la DESCO, Discours d’ouverture de Jack Lang, octobre 2001.
485
Chapitre 12
Expérimentations
en FLM/FLS
/FLS
Illustration : extrait du
documentaire Traits portraits (2009)
Comment l’intervention d’un slameur, en tant que poète vivant incarnant une
forme de « parole libre », peut-elle renouveler l’approche de la poésie à l’école ?
Dans quelle mesure l’expérience d’un atelier slam peut-elle contribuer à libérer
l’expression en influant positivement sur le rapport à la langue et à la poésie ? En
quoi se distingue-t-il d’un atelier d’écriture « traditionnel » ? Telles sont les
principales questions que nous confronterons à notre double expérimentation d’un
atelier slam mené dans deux classes de lycées professionnels, avec des élèves qui a
priori ne sont pas acquis à la cause poétique, ce dont témoignent nos enquêtes.
Après avoir contextualisé cette séquence et exposé ses objectifs en lien avec les
instructions officielles, nous nous intéresserons plus précisément aux supports et à la
109
Damien Noury, « Erythèmes impudiques » in Slam entre les mots (2007 : 107).
110
Le slameur marseillais a intégré ce poème à son projet autour des textes de Prévert : Le soleil brille pour tout
le monde (à paraître).
111
Voir notre chapitre 3.
488
démarche mise en œuvre, puis nous analyserons les productions d’élèves et les
questionnaires soumis à ces lycéens.
112
Voir la séance présentée en fin de chapitre précédent et menée au lycée Jacques Prévert de Fontaine.
113
Nous nous situons ici dans la chronologie de nos expérimentations et utilisons les initiales des deux lycées
pour désigner les classes correspondantes, soit B pour « Buisson », P pour « Prévert ».
114
Pour « Etude et Définition de Produits Industriels et « Techniciens d’Usinage ».
115
Nous pouvons émettre l’hypothèse que ces élèves manifesteront une moins grande familiarité vis-à-vis de
l’objet slam que des élèves scolarisés en milieu urbain (enquête citée menée au lycée Argouges de Grenoble).
489
Les différences entre ces deux contextes ont donc a priori partie liée aux profils des
deux classes, l’une étant majoritairement masculine (B), l’autre à dominante féminine
avec des difficultés en français identifiées et annoncées en tant que telles (P). Les
élèves de la classe B bénéficiaient de 2 heures de français hebdomadaires, ceux de
la classe P de 3 heures, et dans les deux cas, le premier trimestre a été consacré à
l’objet d’étude « Du côté de l’imaginaire » (voir infra), envisagé notamment à travers
le Surréalisme. Notre séquence s’inscrit donc dans le prolongement de ce travail.
116
Nous utiliserons désormais les initiales LP pour désigner le lycée professionnel en général.
117
« Ces références ne constituent pas un cadre de lectures et d’activités exclusif qui interdirait la lecture de
textes et l’étude d’œuvres appartenant à d’autres périodes ou à d’autres mouvements littéraires. » (BO cité).
490
118 ème
S’agissant du XXI siècle, les programmes incluent surtout des textes issus des médias ou de type
documentaire.
492
119
Deux pochoirs de Miss.Tic sont reproduits, aux côtés d’un calligramme d’Apollinaire - connu pour être
l’inventeur du terme surréalisme (premier emploi du mot dans sa lettre à Paul Dermée, mars 1917) - dans le
manuel Bac pro première (Abensour, 2010) : « Quand les poètes jouent avec les mots », p.37. Cet encart est
mis en relation avec l’objet d’étude « Du côté de l’imaginaire », l’attitude visée étant formulée en ces termes :
« Etre curieux des représentations variées de la réalité. »
120
« La parole en spectacle » est un objet d’étude destiné aux classes de Terminale bac pro, au sein duquel le
slam peut aussi trouver sa place, s’agissant notamment de « comprendre comment la mise en scène de la
parole contribue à son efficacité » (Capacités), d’étudier « les procédés de l’éloquence » (Connaissances) et d’
« être conscient des codes culturels et des usages sociaux du langage » (Attitudes). D’après le BO cité.
493
Outre l’éclairage des instructions officielles par Marie-Claire Guernier, les pistes
de réflexion didactique subséquentes, issues de la revue Lire au lycée professionnel,
visent à ancrer notre atelier slam dans les réalités d’un terrain spécifique, tout en
problématisant sa conception et sa mise en œuvre.
122
Nos enquêtes (voir infra) témoignent cependant d’une familiarité moins affirmée avec le slam que pour les
classes du lycée Argouges.
123
Voir notre prochain chapitre pour une réflexion sur le rôle de l’artiste-slameur.
124
D’après Meschonnic (1982 : 161), « on a du corps plein la bouche ».
495
mais de quel ton parle-t-on ?125 « Mettre le ton, précise-t-elle, c’est jouer les mots du
texte c’est-à-dire créer un effet de redondance entre le texte et la façon dont il est
lu ». Quand elle suggère de « déplacer l’énergie du texte vers la relation avec
l’auditoire » (2004 : 8), nous pouvons remarquer qu’il s’agit là de l’un des enjeux
essentiels du slam qui se construit précisément dans l’interaction avec l’auditoire.
125
Est-il question de tonalité ? d’intonation ? d’inflexions ? Le terme fait référence, de manière générique, à la
qualité de la voix humaine, en hauteur, en timbre et en intensité.
126
Des ateliers étaient déjà mis en place à cette période, comme en atteste l’article précurseur publié dans la
revue Lecture Jeunes (2005) : voir notre précédent chapitre.
127
C’est précisément à cette déconstruction du mode « récitation » que le slameur Nevchehirlian s’attache
dans son adaptation du poème de Prévert « Le cancre », recherchant le décalage.
128
Du latin fluentia, « écoulement », la fluence se définit comme la capacité à lire avec aisance, rapidement,
sans erreurs et avec une intonation adaptée. Les auteurs de langue anglaise Wolf et Katzir-Cohen (2001)
définissent une lecture fluente comme : « Précise, assez rapide, réalisée sans effort et avec une prosodie
adaptée qui permet de centrer son attention sur la compréhension. »
129
Ce passage de l’interprète à l’auteur-interprète de ses propres textes a été décisif dans le parcours de
plusieurs slameurs/slameuses interrogé(e)s, issu(e)s de la chanson ou du théâtre. (voir notre chapitre 3).
130
Notons que les articles parus dans ce numéro de la revue Lire au lycée professionnel ne sont pas paginés car
ils ne sont désormais plus accessibles que sur Internet.
496
131
Conceptions qui sous-tendent leur manière d’évaluer ou même d’annoter des productions d’élèves qui
peuvent prendre la forme d’avant-textes, ce qui pose le problème du contrat didactique : « Est-ce un essai
d’écriture poétique avec la prise de risque afférente ou bien attend-on un texte formaté comme dans les
manuels ? » interroge-t-il.
132
Ce qu’il développe en ces termes : « son rapport à la parole poétique est si peu nourri qu’il est dans
l’incapacité d’en repérer l’émergence. »
133 ère ème
Sections CAP prêt à porter, 1 année bac pro comptabilité et 2 année BEP métiers de la mode.
497
réparties autour des trois axes suivants : définition de la poésie et connaissance des
élèves, lecture et écriture poétique, et poésie actuelle : le slam. Concernant le
premier point, les réponses montrent que, si les élèves côtoient la poésie dès leur
plus jeune âge, ils ne retiennent de cet enseignement que des traits généraux et
schématiques, à savoir : un poème est écrit en vers, un poème contient des rimes.
Les auteures et professeures se sont alors interrogées sur « le pourquoi de cette
vision caricaturale et réductrice » :
« La poésie moderne et contemporaine, plus libre dans sa forme et apparemment plus
difficile d’accès, est peut-être moins étudiée et moins mise en valeur. Ou bien est-ce
simplement parce que rimes et versification imposent un rythme, une musique, dont les
élèves se souviennent d’autant plus qu’ils ont souvent appris ces poèmes par cœur à
l’école primaire. »
Si les poètes connus et cités révèlent une connaissance classique, les termes
associés à la poésie par les élèves (« beau », « doux », « mignon », ou encore
« romantique ») reflètent « une vision parcellaire et caricaturale de ce genre
littéraire. » Du deuxième point, il ressort pourtant que la poésie est souvent en
adéquation avec leurs préoccupations d’adolescents si bien que 40% d’entre eux
déclarent lire de la poésie. Il apparaît d’ailleurs que les poèmes lus traitent du
sentiment amoureux, d’un point de vue thématique, et qu’ils sont issus de blogs ou
de manuels scolaires, d’un point de vue médiologique : « le support scolaire les
rassure » précisent les auteures de l’article134. En tout état de cause, il semble que
les élèves différencient clairement la poésie de la sphère scolaire de celle qui relève
de leur intimité. Le thème de prédilection des poèmes lus se retrouve dans les
poèmes écrits puisque « 20% des élèves interrogés écrivent des poèmes et le thème
de l’amour est prépondérant. ». En revanche, la moitié des élèves qui déclarent se
livrer à des activités poétiques ne les oralisent pas et « seulement 10% des
adolescents interrogés font lire leur production à des membres de leur entourage
proche », ce qui ne signifie pas pour autant, nous semble-t-il, qu’ils renoncent à tout
type de diffusion135. Enfin, les quatre questions finales portant sur le slam ont révélé
que si 25 % des élèves interrogés ne connaissent pas le slam, 25 % ont déjà assisté
à une scène ouverte et 10 % y ont participé : pourcentages non négligeables que
nous confronterons à nos propres enquêtes (voir infra). En outre, 45 % des
adolescents considèrent le slam comme de la poésie, mais les réponses sont
134
A moins que ce constat ne soit imputable à un simple manque de nourritures poétiques autres que celles
intégrées au manuel, dans le contexte familial, et d’un manque d’initiative d’en emprunter en bibliothèque.
135
Voir les modes de diffusion actuels des écrits extrascolaires des jeunes, via les réseaux sociaux et blogs.
498
Marie-Claude Penloup, suite à une enquête d’une tout autre ampleur, s’est
intéressée à L’écriture extrascolaire des collégiens et a pu montrer que,
contrairement à l’idée reçue selon laquelle les élèves n’écrivent pas, les adolescents
écrivent, ce qui nous amène à « corriger l’image d’un adolescent absolument
étranger ou hostile au monde de l’écrit » (1999 : 41), même si « ces pratiques
déclineraient avec l’entrée dans le monde adulte » (1999 : 45) et se répartissent de
manière différenciée entre garçons et filles. Si elle a souligné l’absence de corrélation
systématique entre le niveau de français et la fréquence des pratiques d’écriture
(1999 : 16), il apparaît qu’une représentation-obstacle associe l’idée d’écrire à celle
de produire un écrit littéraire. D’où une difficulté à répondre à la question posée dans
l’enquête citée (2010) : comment les lycéens peuvent-ils identifier comme poèmes
leurs propres écrits ?136 C’est ici la question de la frontière entre écriture ordinaire et
écriture littéraire qui est soulevée, remise en cause au profit d’un continuum entre
ces deux pôles (Penloup, 1999 : 46), l’écriture littéraire étant sous-tendue par celle
de l’intention esthétique. Or le slam vise précisément à brouiller ces frontières en
désacralisant l’objet poétique et en démocratisant sa pratique. Il invite non seulement
à l’écriture, mais au-delà à une publication – au sens premier de ce terme (« rendre
public ») – via l’oralisation des écrits, soit à un moment de partage poétique. Il est un
appel aux vocations poétiques : « Le jour se lève et la joie se livre, la soif se lit sur
nos lèvres, tu devrais nous suivre » (GCM, 2006)
136
Le slameur Bastien Mot Paumés (entretien du 02/04/09) parle d’écriture hémorragique à l’adolescence, tout
en répugnant à désigner comme « poèmes » le fruit de cette écriture.
499
Un premier support nous est apparu comme une entrée en matière intéressante,
s’agissant notamment de réfléchir voire d’infléchir les représentations vis-à-vis de
l’acte d’écriture et de la posture d’écrivant140. Plus que Slam ce qui nous brûle
(Pascal Tessaud, 2008) qui juxtapose des parcours de slameurs, le documentaire
137
Christine Barré de Miniac (1995 : 4) l’entend comme « l’ensemble des relations à l’écriture, c’est-à-dire les
images, représentations, conceptions, attentes et jugements que l’enfant se forge au contact de l’écriture elle-
même et des adultes qui l’entourent, que ceux-ci en fassent un usage personnel ou se situent dans une
perspective d’enseignement »
138
Voir par exemple le poème « Cortège » de Prévert (Belin, 2010 : 33) et le slam « Saint-Denis » présent dans
le manuel publié chez Nathan (2010 : 37-38), ce dernier étant utilisé dans la classe P.
139
Nous reviendrons sur ce concept (voir notre chapitre 14). Reuter propose ici d’élaborer une « approche
multivariée des lois de fonctionnement et d’élaboration textuels » en multipliant les entrées dans la littérature.
140
Voir notre prochain chapitre pour une réflexion plus approfondie sur ce terme.
500
Traits portraits (Jérôme Thomas, 2009)141 offre une réflexion de fond sur l’écriture.
Celle-là se voit envisagée depuis ses origines et ses fondements, à travers un
générique éminemment didactique qui retrace l’histoire de l’écriture des tablettes
d’argile en Mésopotamie jusqu’à ses manifestations les plus modernes. Les aspects
techniques de l’écriture y sont envisagés, et peuvent être mis en perspective avec
une poétique du medium ou médiopoétique (Bobillot, 2009). Si le slam se distingue
du graff par le fait qu’il ne nécessite aucun appareillage technique142, la matérialité
du sémio-medium linguistique n’en demeure pas moins essentielle :
« Dire encore que l’écriture s’effectue avec un outil et sur un support, c’est d’abord
insister sur la « matérialité » de l’écriture en tant qu’elle influe sur cette pratique »
(Reuter, 2000 : 65)
L’écriture se voit ainsi contextualisée, conceptualisée et désacralisée car
appréhendée à travers ses manifestations les plus diverses et les plus concrètes. En
outre, l’impact pédagogique de ce documentaire naît d’un pêle-mêle de
témoignages plus ou moins édifiants : D. de Kabbal évoque les enseignements de
l’un de ses professeurs de français qui lui affirmait que « l’intelligence, c’est le
nombre de mots qu’on a à sa disposition » alors que le rappeur Konhdo était invité à
« travailler son deuxième jet ». En écho à Alain Bentolila d’après lequel les meilleurs
slameurs se distinguent par un vocabulaire extrêmement étendu, le slameur Lyor
(collectif 129H) voit dans les ateliers slam qu’il anime un moyen d’ « aider les jeunes
à sortir du ghetto linguistique ». Quant à Souleymane Diamanka, il affirme que la
diversité et l’écoute constituent des valeurs incontournables du slam, soit les « bons
ingrédients d’une scène slam » : « des gens qui se réunissent autour d’une passion à
peu près commune, qui partagent un temps de parole. » De la parole partagée à
l’écriture partagée, il n’y a qu’un pas qui nous amènera à des pratiques d’écriture
collective, à l’image de SD et JB se faisant écho dans le texte « Encre vivante », écrit
à deux mains et dit à deux voix. De fait, l’encre est destinée à devenir vivante dans le
slam, ce que reflètent les multiples extraits de scène et de textes – certains étant
exploitables en tant que tels143 – intégrés au film. Traits portraits se caractérise donc
par sa polyphonie, par l’alternance de témoignages d’écrivains ou écrivants, de
141
Nous avons fait référence à ce documentaire dès notre deuxième chapitre mais le situons ici dans une
perspective différente, en nous focalisant sur ses enjeux didactiques, et donc sur les séquences et aspects qui
nous semblent intéressants de ce point de vue (voir les extraits que nous avons sélectionnés comme illustration
de ce chapitre). Nous en proposons donc une relecture en vue de sa didactisation, qui se traduit d’ailleurs par
le séquençage présenté en annexe XII (fin du livret de parcours).
142
La phono-technè (Bobillot, 2011) - le micro et le matériel nécessaire à l’enregistrement - étant contingente.
143
Voir notre exploitation du texte du collectif 129H « Venez nous écouter » dans le prochain chapitre.
501
144
Il appartient donc à l’enseignant de faire évoluer cette représentation : « celle qui associe l’expertise en
écriture à une production en un seul jet, sans rature et voit, par conséquent, la rature comme un stigmate
d’incompétence » (Penloup, 1999 : 21).
145
« C’est une vraie gymnastique de trouver ses mots, un travail corps à corps » confie le rappeur Kesiah.
146
La recherche du blase, les pratiques d’écriture collectives sont des activités possibles que nous avons
intégrées à la séquence présentée ci-après.
147
La présence de deux filles pour l’ensemble du groupe-classe nous a amenée à faire évoluer la thématique
choisie initialement, afin d’éviter la mise à l’écart de ces deux élèves contre laquelle l’enseignante nous avait
mises en garde.
502
fantastique, voire rencontre avec soi-même. En effet, nous prenions le risque, avec
cette première proposition, d’aborder un thème délicat et supposé peu porteur dans
une classe majoritairement constituée de garçons, d’où notre aménagement du
thème initial dont témoigne le titre choisi pour cette séquence : « A la rencontre du
slam ». Le thème de la rencontre reflète la conception du slam comme rencontre
poétique qui se concrétise, à l’occasion de l’atelier, par la rencontre avec un artiste
slameur, et au-delà comme lieu de rencontre ou de confluence artistique. En outre,
cette thématique a favorisé une approche du texte de slam comme potentiellement
polyphonique tout en occasionnant une réflexion sur la tolérance, la différence. Nous
avons introduit le thème par le texte « Soleil jaune » dont un extrait figure dans le
documentaire cité. Dans ce slam, la rencontre amicale se traduit par une écriture et
une déclamation en duo du « Meilleur ami des mots » :
« On s’connait non ? Paraît qu’on nous compare…
Certains disent qu’on est la même personne, Faut qu’on parle ! » (JB/SD, 2007)
D’autres textes sont venus compléter cette approche thématique :
- le slam « D chiffres et D lettres de Rim » (Slam entre les mots, 2007 : 177) ayant trait à
la séduction, aux rapports garçons/filles ;
- le texte « La Vénusienne » de Rouda dont le personnage éponyme est décrit en termes
métaphoriques comme l’indique le néologisme titulaire et qui nous a amenés au registre
fantastique impliqué dans l’objet d’étude précité « Du côté de l’imaginaire » ;
- le poème « Marchand de cendres » de Souleymane Diamanka (2007) dont le titre
annonce là encore un contenu métaphorique voire onirique ;
- le slam de GCM (« Un verbe ») qui nous a permis de parachever l’orientation thématique
tout en occasionnant un travail spécifique sur le rythme et la progression textuelle148 et
en tirant profit du « goût des listes » que partagent écrivains et élèves (Penloup, 2000b :
32).
Ces textes ont été livrés à l’écoute avant d’être découverts dans leur forme écrite, à
l’exception de celui de Rim (« D chiffres et D lettres ») pour lequel l’exploitation
proposée nécessitait une entrée écrite.
Des clips vidéo se sont ajoutés à ces textes supports : nous avons considéré
qu’ils pouvaient jouer un rôle rituel d’ouverture de la séance, voire de « mise en
148
Notre choix de présenter les textes de GCM en fin de séquence devait permettre un dépassement des
représentations et de favoriser l’ouverture à d’autres slameurs, d’autres styles et façons de slamer.
503
L’efficacité d’un tel dispositif réside donc dans la succession d’approches différentes
du texte/du fait poétique et dans l’idée que ce dernier soit aussi appréhendé en
acte à travers Katia, la slameuse incarnant cette poésie vivante. Aussi l’artiste a-t-elle
slamé ses propres textes tout au long de l’atelier, quand l’horizon d’écoute lui
semblait favorable à la réception de ces slams offerts151.
149
Soit l’ouverture d’un horizon d’écoute et d’écriture créative propice aux activités proposées.
150
Les supports sont classés par type de medium privilégié lors de l’atelier (première présentation), l’entrée par
l’écoute n’excluant pas la présentation du texte écrit en fin de séance (au sein du livret de parcours).
151
Nous différencions les slams offerts des slams supports, en nous inspirant pour cette formule de la Poétique
du texte offert de J-M. Maulpoix (1996). C’est une question importante que le choix « stratégique » du moment
où texte support et texte offert sont présentés à la classe ou au groupe : voir notre chapitre 14 à ce sujet.
504
Docu.
Traits portraits
« Soleil Jaune »
« Hardcorps et âme » / « L’écho ainsi danse »
« D chiffres et D lettres » Textes et clips (en italique)
« La Vénusienne »
supports/déclencheurs
« Marchand de cendres »
« Papillon en papier »
« Un verbe »
Situations de
Situations
productiondeet
production
enquêtes
sit.1(B) sit.2 (B&P) sit 3&4 (P) sit.5 (P) sit.6 (B) sit.7(P) sit.8 (B&P)
pré-enquête post-enquête
Figure 4 : frise chronologique de la séquence menée en LP
Une telle progression visait à doter les élèves, au fil des textes de slam
rencontrés, d’outils d’analyse et d’écriture poétique autour des axes suivants :
- l’homophonie (jeu sur les frontières entre oral et écrit, les frontières entre les mots) ;
- les figures de sens et notamment la métaphore (jeu sur le signifié) ;
- les figures de sons (jeux sur le signifiant, rythmiques et phonologiques) ;
- le rythme et la structure (jeux rythmiques et composition) ;
- l’invention de mots et les détournements de type palimpseste.
A travers des situations d’écoute et d’écriture ludique, les procédés et figures
associées (homonymie, paronymie/paronomase) seraient non seulement
abordés mais éprouvés par les élèves. Outre la progression détaillée étape par étape
en annexe X, nous présentons ci-après un tableau de synthèse visant à baliser les
étapes de la séquence et à préciser les principaux objectifs de chaque séance. Si la
trame était commune à ces deux expérimentations, des divergences ont pu
apparaître dans la mise en œuvre, dans un souci d’adaptation au profil de la classe
et aux attentes de l’enseignante, ou en raison d’impératifs divers155 : les séances
notées S(n)bis correspondent à des aménagements par rapport à la séance telle
qu’elle avait été conçue et mise en œuvre lors de notre première expérimentation.
155
Certaines séances ont été perturbées par des contrôles en cours de formation, grèves des transports en
commun et autres chutes de neige. Les plannings étant soumis à des impératifs de stages, la planification de la
séquence a dû être réaménagée en conséquence.
506
156
Etapes Séances Objectifs Modalités
Séance préliminaire S0 Découvrir le projet, construire un horizon d’attente C
Entrée en slam et en S1 Découvrir le slam via un documentaire C
créativité Commencer à jouer avec les mots, à interpréter I
(écouter/entendre/dire) des slams G
S1bis S’exprimer sur son rapport à l’écriture I
Ecrire en duo D, C
Slam entre oral et S2 Réfléchir à l’écriture texto et envisager son potentiel I
écrit poétique (le slam comme Musique des lettres) C
S2bis Ecrire en respectant une contrainte G
+ texte de Kacem (« slam offert ») C
Slam et mots S3 Participer à un jeu phonologique, à une création G
inventés collective, analyser des mots composites C
I
Des mots inventés S4 Décrypter des détournements C
aux palimpsestes S’en inspirer pour écrire un texte I
S4bis Développer un champ associatif à partir d’une C
formule métaphorique, s’en inspirer pour écrire un I/D
texte
Vers une écriture S5 Saisir le rythme d’un slam, se l’approprier C
rythmée Créer un slam à partir d’une structure rythmique I
157
S5 bis Déconstruire le slam de GCM, le réécrire I, C
Préparation à la S6 Améliorer sa fluence, son aisance à oraliser son G
scène texte
Mettre en voix et en corps
S6bis Jouer avec les sons, les rythmes, les intonations G
Scène finale La Participer à une scène ouverte C
Bobine
Tableau 6 : Déroulement de la séquence dans les 2 classes de LP
156
Concernant les modalités/formes sociales de travail, nous utilisons les initiales « C » (collectif), « I »
(individuel), « D » (en dyades) et « G » (en groupes), différentes formes pouvant alterner dans une
même séance.
157
Voir la fiche « Parodie » du livret Ecrire et Dire (en annexe IX).
507
A l’orée de cet atelier, l’entrée en matière s’est faite d’une part à travers le
documentaire cité – visionné en amont dans un cas (classe B) et en classe de façon
fractionnée dans le second (classe P) –, d’autre part à travers une activité de
recherche de blases introduite par une séquence du film, poursuivie par une réflexion
sur le nom de scène « Boutchou »158 et parachevée par un réinvestissement
individuel. Si l’entrée par le film visait un double enjeu culturel et réflexif – commenté
précédemment –, elle a pu donner lieu à analyse métalexicale du titre : derrière
Traits portraits (noté au tableau), les lycéens ont peiné à identifier un jeu de mots
consistant dans le défigement de l’expression trait pour trait, locution que peu d’entre
eux connaissaient. Un élève a néanmoins observé la présence du pluriel, s’agissant
de portraits croisés de rappeurs, slameurs, graffeurs, « liés par les mots » :
« Toi et moi, c’est l’écriture qui nous lie » (SD/JB, 2007)
A été aisément repérée la redondance d’un titre qui relève d’une figura etymologica
(trait portrait) et qui a permis d’introduire l’homophonie, totale ou partielle, comme un
procédé dont les slameurs et autres rappeurs usent à l’envi. Nous sommes aussi
parties du documentaire pour introduire le texte « Soleil Jaune », dont le titre illustre
cet autre procédé fécond qu’est la paronomase (pour Souley/John) et dont
l’interprétation par ses deux auteurs est ici mise en scène. En vue d’une
appropriation de ce slam – d’emblée repéré comme « poème en dialogue » au vu
des indices typographiques –, nous avons proposé un exercice de mise en voix dont
la préparation (en groupes) a donné lieu à des propositions intéressantes, dans la
lignée de notre réflexion préalable sur le renouvellement des pratiques de lecture à
haute voix : un groupe a émis et mis en œuvre l’idée de dire le texte à l’envers. Cette
demande nous a offert l’occasion d’évoquer les palindromes, tout en attestant de la
créativité dont ces élèves se montraient capables, une fois rassurés sur la question
du contrat didactique159. Le rythme du slam a ensuite été commenté à partir de
l’indice du « désert de cinq pieds » qui donne la clé métrique du poème, le terme de
pied étant relevé comme appartenant au métalangage poétique. Plus généralement,
158
Du patronyme russe « Bouchoueva » [buSueva] et du surnom « bout de chou » prononcé par assimilation
[butSu]. Invités à décomposer ce patronyme en ses homonymes et paronymes, les élèves ont aussi cité
« Eve »/ « rêve », « bouche »…
159
On voit aussi comment l’intervention de personnes extérieures en présence de l’enseignante référente
induit un questionnement des règles et usages implicites.
508
ce sont les échos sonores de tous types qui ont attiré l’oreille des élèves160,
notamment autour des structures consonantiques : « Tam tam dans tes rimes ». A
travers ce poème et sa « mise en bouche », les élèves ont donc goûté au slam
comme forme poétique vive et vivante, révélatrice d’une créativité sonore qui se
déploie via une écriture paronomastique.
D’une part, cette activité s’est révélée inductrice de créativité lexicale : les élèves se
sont essayés à réinvestir le verlan (Rim
( devenant Mir vaisselle !), ainsi qu’à
resémantiser la formule « Am slam gram » : « Am comme Amsterdam, Slam comme
Slam, Gram comme Grammaire » a suggéré un élève. D’autre part, elle a engagé
une réflexion sur les traits définitoires du slam : Chant d’encre a été interprétée par
décomposition homophonique (champ, ancre) avant d’être comprise comme
délexicalisation de l’expression « (se faire un) sang d’encre »164 ; le Cercle des
poètes sans instru a illustré la troncation et le principe du slam comme texte déclamé
a capella, tout en faisant écho au titre du film (1989). Uppercut constitue un bel
exemple de métaphore qui a suscité des développements sur le flot de mots, la
violence, la vague de rire, de pleurs, d’émotions ou l’idée de « faire des vagues ».
Dans la lignée de cette
te analyse de noms de collectifs et afin de conjuguer entrée en
slam et entrée en créativité, nous avons proposé une activité consistant en l’écriture
d’acrostiches à partir du mot « slam », à la façon de la « Section lyonnaise des
Amasseurs de Mots » (voirr infra les productions, situation 1).
Enfin, une entrée par le biomedium a été imaginée par la slameuse et mise en
œuvre dans la classe P, ajoutant un enjeu médiopoétique et expérientiel aux
objectifs énoncés. A partir des questions « que faut-il pour écrire ? » (« le cœur, la
tête, la main »), « pour d ?»
dire (« la bouche, la langue ») et « pour
entendre/comprendre un texte ? » (« des oreilles, un
cerveau, un cœur »), l’artiste a conçu un schéma au
tableau et la conclusion – la définition première du slam
comme dispositif poétique – s’est imposée : « un cœur qui
parle à un autre cœur, en passant par un cerveau, une
bouche, une main165, des oreilles ». C’est ainsi toute une
constellation médiologique (Bobillot) qui est impliquée, au-
delà du seul couple « bouche-oreilles
bouche » d’une vision
prototypique du slam (GCM),
(GCM) le plaisir du texte slamé
étant d’ordre musculaire autant que poétique166. Photo 5 : Constellation
médiologique (Boutchou,
lycée Prévert, le 13/01/11)
164
Cette métaphore décrit l’écriture comme effusion, expression possible d’angoisses et aussi moyen de
s’ancrer, selon le jeu d’homonymie
’homonymie évoqué par un élève.
165
La main correspond tout autant au geste scripteur qu’au geste accompagnant la déclamation (voir la photo
en page de garde de ce chapitre).
166
En référence
rence au titre d’André Spire : Plaisir poétique et plaisir musculaire (1986) cité par Bobillot (2011).
510
Pour sensibiliser les élèves à ce jeu sur les frontières entre oral et écrit, et les
amener à une prise de conscience métalinguistique des écarts, nous avons aussi
exploité des slams mettant en œuvre une forme d’ « écriture texto ». Le texte de Rim
a été présenté aux élèves dans sa forme écrite170, d’abord à travers son titre « D
chiffres et D lettres » qui a été recopié au tableau afin de susciter des commentaires.
Si les élèves ont d’emblée reconnu « un jeu télévisé » - qui peut être mis en relation
avec le jeu intitulé « Slam » - ils ont peiné à identifier l’écriture texto en tant que telle.
Nous pouvons émettre l’hypothèse qu’ainsi détachée de son support médiologique –
167
Notons que ces deux slameurs ne disent pas exactement la même chose à travers la configuration de ces
deux syntagmes, potentiellement révélatrice d’un primat accordé à l’écrit ou à l’oral, et surtout de la place de
l’un et de l’autre dans la genèse des textes : la première formule suggère un « écrit oralisé » (GCM), là où la
seconde fait référence à un oral mémorisé avant d’être transcrit (SD).
168
Le travail sur les clips a été un fil rouge de la séquence, donnant lieu à un travail en autonomie (sur la toile).
Il visait une finalisation par la réalisation d’un clip qui n’a pas été possible par manque de temps.
169
Nous ne pouvons trancher pour l’orthographe de ce néologisme, en l’absence de version écrite de l’auteur.
170
Ce slam a d’ailleurs fait l’objet d’une publication dans une anthologie, à la différence du texte de Kacem,
dont la forme écrite n’est pas diffusée, son auteur revendiquant un texte exclusivement fixé dans sa mémoire.
511
à savoir le téléphone, le chat, les réseaux sociaux, blogs ou forums internet – cette
graphie ne fait pas sens pour eux, à tel point qu’ils ne la repèrent pas. L’exercice
proposé dans la perspective d’une analyse métalinguistique de cette façon d’encoder
un message s’est donc avéré particulièrement utile, favorisant une prise de recul et
une conscientisation de certaines limites et ambiguïtés propres à un tel encodage171.
Lors de notre deuxième expérimentation, les élèves ont exprimé une conscience
accrue de ces phénomènes : différence que nous pouvons imputer au fait qu’une
partie de la classe P se destine à des métiers de secrétariat, d’où une familiarité avec
des techniques de prise de notes. Avec cette classe, nous avons pu aller au-delà de
la simple transcription – d’une écriture texto à une écriture orthographiquement
normée – vers la production individuelle d’un texte bref, nourrie par une écoute
complémentaire, un slam offert : le texte de Kacem intitulé « Des chiffres et des
lettres »172 repose sur un jeu similaire avec les expressions173. Nous avons donc
imposé la contrainte du titre qui unit ces deux textes, tout en définissant l’orientation
thématique à l’aide du proverbe qui sert de point de départ au slam de Rim :
« Quand on M on n’compte pas » (sic). Cette formule étant écrite au tableau, nous
l’avons explicitée collectivement en déployant la polysémie propre au verbe
« compter »174, puis nous avons annoncé la contrainte – choisir une lettre et un
chiffre – avant de la resserrer pour aider certains élèves175 (voir infra les productions
correspondantes).
Au-delà des enjeux orthographiques, cette séance visait une approche poétique
du slam comme musique des lettres : approche que ce type d’écriture, en
matérialisant une contrainte précise, permet d’illustrer car elle met en valeur la trame
sonore du poème. Dans le slam de Rim, les mots « cadeaux », « Casio », « quasi »,
171
Les ambigüités de certains signes, qu’il s’agisse de chiffres ou de lettres, sont relevées : le 2 peut signifier
« de », « deux » ou encore « two »/ « to ». Les élèves observent qu’ils ont parfois recours à l’anglais, par
exemple : U= you.
172
Compilation d’un collectif de slameurs drômois : Crache ton cœur (sd). Notons qu’à la différence de Rim, ce
slameur a choisi d’orthographier son titre en toutes lettres.
173
Le slameur intègre des expressions comme « Se mettre sur son 31 », « 1 homme averti en vaut 2 », « jamais
2 sans 3 », tout en jouant sur l’homophonie ou la paronymie « 7, 13 et 3, c’est très étroit ».
174
Ce verbe est envisagé dans ses différentes acceptions/emplois transitifs direct et indirect : compter sur
quelqu’un (« faire confiance » propose un é), compter pour quelqu’un (« être important »), compter quelque
chose (« l’argent, le temps… »).
175
Nous leur avons proposé de se focaliser sur le « t » (thé, t’es, tes, tais-toi !) et le 3 (trois, Troie, crois, croix,
toit, roi, proie).
512
Des jeux d’écriture ont été proposés pour délier les plumes, à commencer par les
acrostiches, à partir des lettres du mot « slam » dont témoignent les productions
analysées ci-après. Notons que l’oralisation de ces acrostiches a donné lieu à une
forme de joute traduisant une émulation naissante au sein du groupe et
potentiellement favorable à la créativité : à une élève proposant « Situation légère
avec un mec », un élève a répliqué « Situation légendaire avec une meuf »,
procédant à un détournement paronymique de la première proposition.
Nous avons en outre intégré à notre séquence des situations d’écriture ludique
moins « classiques », plus en phase avec l’originalité du slam. Ainsi, le texte « Soleil
Jaune » a été conçu, au dire de ses auteurs « comme une partie d’échec », soit
comme un dialogue en se répondant « phrase pour phrase », trait pour trait. Nous
176
Les élèves ont repéré une ambigüité inhérente à ce terme, qui désigne soit « la maison » par emprunt à
l’espagnol, soit la ville de Casablanca, par apocope.
177
Par exemple, ils utilisent la séquence JTM sans avoir conscience que le « M » est utilisé pour « aime ».
178
A titre d’exemple, un élève ayant écrit « ad2 » pour « ado » ne comprenait pas que je puisse m’en étonner.
Le constat de cette difficulté majeure a été étudié : Liliane Szadja-Boulanger (2003 : 59) qui a analysé les
productions d’élèves de SEGPA est arrivée à la conclusion que « les élèves ne sont pas capables de faire une
analyse de la chaîne sonore. L’identification d’un son parmi les autres sons n’est pas toujours possible »
513
avons alors proposé aux lycéens de se livrer à leur tout à une écriture en duo, à la
manière de ce slam et à partir d’une phrase-amorce issue du documentaire « J’écris,
donc… ». A l’oralisation de ces productions en duo a succédé le slam de Boutchou
« Moyens de transport »179 : la slameuse a précisé qu’elle l’avait aussi construit sur
des oppositions, qu’il contenait plusieurs voix, un dialogue intrinsèque à son poème :
polyphonie que nous avons identifiée comme un trait récurrent dans le slam. En
outre, l’arrivée de ce texte en fin de séance, comme slam offert, a contribué à
désacraliser l’écriture de l’artiste.
Joute
On voit là l’articulation entre jeux dits d’oralité et jeux d’écriture, ces derniers pouvant
aboutir à une écriture-jeu du fait du dispositif proposé, et interagir avec un projet
d’écriture lié à la finalisation de l’atelier. L’oralisation des textes et avant-textes
produits donne lieu à une forme de joute susceptible de se répercuter favorablement
sur la créativité. Quant aux jeux dits d’oralité, ils peuvent aussi servir de préparation
collective à l’activité d’écriture et en tant que tel jouer le rôle de catalyseurs.
179
Voir à la fin de la séquence proposée comme illustration vidéo du prochain chapitre.
514
180
Le sens pouvait être détourné quand l’un d’entre eux le décidait, ce qui impliquait que chacun soit attentif
afin de réagir le plus rapidement possible
181
Parmi les « jeux scéniques », une fiche intitulée « Déstabilisation » (129H, sd : 51) résume cet exercice.
515
182
Cet exercice rejoint la fiche « La mélodie des mots » (129H, sd : 76).
183
Un élève est confronté à la difficulté de reprendre son souffle, car il tend à lire le texte d’une seule
traite « parce qu’il n’y a pas de point, c’est comme une cascade », a-t-il précisé. Le rôle de la ponctuation est
alors explicité : ce texte s’apparente à une liste, avec une énumération de GN séparés par des virgules.
184
Une élève a omis la liaison pour « un après » alors qu’elle l’a réalisée pour « un avenir » : la conversion
(substantivation) l’a déconcertée, semble-t-il.
185
A cet effet, ils ont utilisé des slashes pour marquer des pauses (voir le texte de Wafa en annexe X, sit. 8).
516
des jeux de voix et d’échos au sein du groupe186 – a pu ainsi être approchée, ainsi
que la recherche d’expressivité via une forme de mimétisme prosodique : « une
seconde » étant dit très brièvement, tandis qu’ « une heure » est allongé, afin de
traduire l’attente. Une mise en espace187 aurait permis de prolonger cet exercice de
mise en voix expressive et potentiellement créative, la révision de l’interprétation
conduisant à la réécriture. Dans la lignée de cette mise en voix visant à déconstruire
et reconstruire le texte, il a été soumis à une réécriture ou transformation, consistant
à l’annoter en intercalant ou en supprimant certains mots : « Réinventer le poème
(récréation et création) c’est déjà Ecrire » observe Gérard Vermeersch (1996 : 10)188.
En partant du constat de l’homogénéité syntaxique et des formulations elliptiques189
qui nous semblent emblématiques d’une concision propre au slam, nous avons
conduit les lycéens à lire et écrire entre les lignes et entre les mots de ce slam. Il
s’agissait donc de l’enrichir, en déployant des possibles sémantiques et en recourant
à des procédés d’expansion du groupe nominal que nous avons rappelés à cette
occasion en réactivant le métalangage grammatical adéquat190. Les élèves, jugeant
ce texte « trop naïf », ont pu ainsi le recolorer, l’habiller en ajoutant détails et
nuances, « le tuner » selon la métaphore énoncée par un élève ! Les productions
citées (voir infra) attestent là-encore de la créativité que les élèves ont manifestée en
réinvestissant des procédés comme la conversion (« un pourquoi, un comment »).
186
De nombreuses propositions d’interprétation ont été formulées par les élèves, comme celle de répéter un
mot « en chœur » après une pause plus longue.
187
Dans cette perspective, des pistes ont été avancées au tableau, rejoignant des pratiques courantes sur la
toile, telle la répétition de la finale pour marquer l’allongement d’un mot (Ex : une heureeeeeee), ou encore
l’utilisation de caractères de tailles différentes. L’écriture électronique récèle ici un potentiel de poésie visuelle.
188
Jeu oulipien : soulignons que le sous-titre de l’ouvrage La littérature potentielle paru en édition de poche
(1973) était « Créations Re-créations Récréations ».
189
« Un battement… de cœur? de cils? d’ailes? » ont interrogé les élèves, conscients de la pluralité
d’interprétations possibles.
190
Adjectifs, mais aussi groupes prépositionnels, propositions relatives ont été mobilisés. Des questions comme
celle de la place de l’adjectif ont été également soulevées à travers cette activité.
517
191
« La génération collective peut porter, très classiquement, soit sur l’activation des idées (via le
braintorming) qui peut se pratiquer en grand groupe, soit sur la construction d’un texte – d’abord à l’oral et en
allant le plus rapidement possible – chacun enchaînant une séquence après l’autre. »
192
Ce dont témoigne la prise de notes en amont de la production X. Les élèves sont invités à retrouver le nom
de planète caché dans chaque jour. Pour « dimanche », le détour par l’anglais se révèle utile. Le morphème
« di » est identifié comme venant du latin dies par un élève.
193
Cette remarque d’un élève moqueur vis-à-vis de son camarade se prenant au jeu de ce parcours
interprétatif né d’un mot sibyllin traduit à nos yeux et en acte le potentiel de créativité suscité par cet exercice.
518
l’analyse d’un corpus de mots-valises (fiche é4), la consigne d’écriture a été formulée
en vue de la prochaine séance, s’agissant de « nommer et de décrire un personnage
venu d’une autre planète » (voir les productions infra, situation 6). La slameuse a
noté au tableau des mots inducteurs (La Grand Ourse, Mercure, Jupiter, Pluton, la
Voie Lactée, un trou noir…), occasionnant un détour par la mythologie (Mars…), tout
en incitant les élèves à proposer des mots « nouveaux » : « Quelqu’un qui vient du
soleil, comment s’appelle-t-il ? » a-t-elle demandé. « C’est Soleil man,
Souleymane ! » s’est écrié un élève, tout aussi « philosophien » que son camarade...
194
S’ils ont fait référence à la légende du marchand de sable, restituant ainsi le sous-énoncé de ce palimpseste,
ils ont associé les cendres à la crémation, au bûcher, à la mort, plus qu’à la cigarette.
195
La phrase « C’était un beau combat Ali gagnait par KO à la douzième reprise » est interprétée comme
potentiellement métaphorique de cette rencontre qui le laisse KO. Certains verbes métaphoriques sont ici
relevés comme resémantisés (s’évaporer) à travers la métaphore filée de la fumée.
196
Ont été cités le passeur (qui fait passer d’une rive à l’autre, d’un âge à l’autre…), la faucheuse (qui fauche
parce qu’elle nous prend la vie et qui prend aussi beaucoup d’argent !), la baguette de cendres.
197
L’image du papillon fait référence à une poésie lyrique alors qu’une formule « cafard en carton » suggère un
poème dur, polémique, « qui clashe » selon la formule proposée par un élève.
519
documentaire « J’écris donc je suis » – cogito ergo sum Kantien dont un autre
détournement figure sur un flyer (« Je slam donc je suis ») – a amené
amen les élèves à
s’exprimer sur leur propre rapport à l’écriture, sous la forme d’un poème écrit en duo.
De fait, la formule a donc été reprise comme amorce ou matrice pour un exercice de
production orale en trois temps
tem (voir les productions situation 3 en annexe X)
X :
- d’abord, par substitution du premier verbe (Je + verbe, donc je suis)
- ensuite, par substitution du second verbe (J’écris, donc je + verbe)
- enfin par ajout d’un épithète (J’écris, donc je suis + adjectif ) sur le modèle de « J’écris,
donc je suis libre » qui clôt la séquence.
L’exercice
exercice visait autant à faire réfléchir aux enjeux de l’écriture qu’à stimuler la
créativité à partir d’une contrainte simple appliquée à une situation d’expression orale
avant de passer à l’écrit. Cet avant-texte oral nous semblait être un élément
facilitateur pour des élèves dont le français n’est pas la langue maternelle (classe P).
203
En lien avec les pré-acquis
acquis de ces élèves, le texte « Cortèges » figurant dans le manuel utilisé en classe.
204
Pour aller plus loin, nous aurions pu proposer uneune mise en espace de ce texte (Savelli, 2003 : 51), activité
que nous avions initialement planifiée.
521
Une première évaluation positive du projet s’est traduite par le fait que 25 élèves
sur 41 ont assisté à la scène finale205 : s’ils ne sont pas montés sur scène pour
interpréter leurs slams, ils y ont néanmoins fait l’expérience d’une poésie vivante et
scénique comme aboutissement d’un atelier d’écriture - au sens artisanal de ce
terme - susceptible d’influer sur leur rapport à l’écrit. Au fil de l’atelier, leur motivation
à écrire ne s’est jamais démentie et a pu se traduire sous la forme facilitatrice d’une
écriture orale revendiquée en tant que tel par ses auteurs et représentants206. Ainsi :
« Grâce à cette écriture entre l’oral et l’écrit, les élèves en difficulté s’autorisent à écrire
sans posséder pleinement cette maîtrise de l’écrit jugée indispensable à l’école »
(Szajda-Boulanger, 2003 : 70).
Il reste une difficulté à évaluer les productions, soulignée par Yves Reuter, qui
préconise de « suspendre l’évaluation elle aussi, à certains moments, pour ne pas
risquer d’enrayer les appels à l’imaginaire et la mise en œuvre des mécanismes de
créativité » (1996 : 39). Au demeurant, le didacticien insiste sur la nécessité de sortir
des critères et modalités traditionnelles d’évaluation afin de mettre en cohérence les
principes de cette évaluation avec ceux d’une didactique de l’écriture, d’où des
« évaluations portant non seulement sur les aspects locaux mais aussi sur la
globalité du texte, son adéquation communicationnelle, ses effets (ce qui implique
des renvois de lecteur et non simplement d’évaluateur scolaire) » (Reuter, 2000 :
167, nous soulignons). Reuter suggère que l’évaluation soit prise en charge par des
évaluateurs diversifiés. En ce qui concerne le slam, les auditeurs – élèves et adultes
– pourraient être co-impliqués dans une évaluation portant à la fois sur la prestation
orale du point de vue des effets, soit l’expressivité et les manifestations de créativité
intrinsèques aux textes slamés.
205
Cette proportion d’environ 61% nous a été commentée comme significative par les enseignantes des classes
concernées : s’agissant d’une sortie facultative impliquant un déplacement nocturne (la scène ayant lieu à
20h30), de nombreux élèves mineurs n’y ont pas été autorisés par leurs parents.
206
GCM et SD mais aussi le collectif « La tribut du verbe » qui parle de « styloratoire » (voir leur blog).
522
207
Ce sigle correspond à la section de cet élève : « Etude et définition de produits industriels ».
208
L’élève cite ici le nom de l’un de leurs professeurs.
209
Corpus oral : il s’agit là des syntagmes énoncés par les élèves, pris en notes par nous-même (annexe X).
210
Nous avons utilisé les initiales suivantes : N pour « noms », Adj « adjectifs », Art « articles », Adv
« adverbes », Prép « prépositions », Préf « préfixes », Vc « verbe conjugué », Vi « infinitif ».
211
Dont une occurrence avec une forme néologique : « anti-mirovoyante ».
212
Dont une occurrence avec un groupe prépositionnel à valeur adjectivale : « Situation à risque »
523
Les élèves ont donc fait preuve de créativité dans la combinatoire, en explorant
toutes les combinaisons possibles. Notons en outre l’apparition du mot-valise
mirovoyante, commenté par son auteur comme la contraction de mirobolante et de
voyante, création oxymorique si l’on considère le lexème miro (ou miraud de
« mirer », via le moyen français mirauder) comme premier formant. On peut
cependant regretter que les productions soient, pour la plupart, sans lien avec l’objet
poétique, ce que nous pouvons imputer à une consigne trop peu explicite à cet
égard214. Une dernière formule témoigne pourtant d’une recherche poétique :
« Sensation laiteuse des Amours Monotones ». On observe ici le double pôle défini
par Yves Reuter (2000 : 36) : « un pôle idéel (celui du sens, du signifié) et un pôle
matériel (celui du signifiant – graphique et phonique – des formes, des rythmes…).
Le texte « intéressant », ajoute Reuter215, est celui qui a tissé « le maximum de
relation entre ces deux pôles. » Notons d’ailleurs la récurrence du préfixe « anti » qui
renvoie à une dimension polémique inhérente au slam, notamment américain216.
Les situations 2 et 3 ont donné lieu à des avant-textes dont le classement figure
en annexe X : les phrases énoncées résultant d’une recherche à la fois lexicale et
phonologique, un certain nombre de propositions émergeant par glissement
sémantique (« J’écris, donc je pleure »→ « J’écris, donc je ris ») ou paronymique
(« J’écris, donc je ris »→ « J’écris, donc je crie »). Ainsi les élèves ont-ils joué autant
sur le signifiant que sur le signifié (« J’écris, donc j’ai plus d’encre ! ») et la
dynamique de groupe a-t-elle bien fonctionné. Ils ont aussi profité de cette occasion
qui leur était fournie de parler d’eux à mots couverts : « Je danse, donc je suis »,
« Je rime, donc je suis » sont autant de propositions qui expriment des goûts
personnels. Si l’on observe la répartition des réponses par matrice, on note que les
réponses adjectivales (matrice 3) semblent plus pauvres217.
213
Nous avons tenu compte pour notre classification des lexèmes dont les initiales sont accentuées à l’oral (en
majuscules à l’écrit), correspondant aux lettres du mot slam, ce qui peut induire une ambiguïté lorsque des
mots charnières ont été intercalés : « Situation Légèrement A risque avec Maman ».
214
Lors que nous proposerons cette même situation aux étudiants de FLE, en fin de séquence, les productions
seront plus en phase avec cet enjeu définitoire du slam.
215
Il se réfère ici à des didacticiens comme Claudette Oriol-Boyer.
216
Voir notre prochain chapitre, les étudiants américains ayant une représentation du slam comme « anti-
politique ».
217
D’où l’hypothèse que les élèves disposent de plus de verbes que d’adjectifs qui nous a amenée à redéfinir
l’enrichissement lexical ciblé sur les adjectifs comme l’un des objectifs de l’atelier.
524
Cette autre production (document 9) fait état d’un apport préalable lexical sur
l’origine des noms des jours (voir supra). L’élève a intégré la consigne d’évoquer un
personnage venu d’une autre planète, à la
manière de la « Vénusienne » de Rouda. Il
a cependant omis de le nommer, ce qui était
induit par la consigne et pouvait se traduire
par un titre. Son slam se distingue par
l’adresse à ce personnage imaginaire, d’où
la prégnance du « tu », et le
réinvestissement de procédés comme
l’homonymie (Fou/fous), la paronymie
(fous/nous), la présence d’une rime
étymologique (vie/envie) et d’une structure
anaphorique. Un autre élève (Hamza, classe
B) a réinvesti dans cette situation la
Document 9 : Brouillon Thibault (situation 6, B)
contrainte de l’acrostiche (voir en annexe).
218
La croix en vis-à-vis de certains vers rend compte de cette écriture en dyade.
219
La situation 5 n’a fait l’objet que d’une production collective qui figure dans le tableau (voir en annexe X).
525
Document 10 :
Situation 8 : vers une écriture rythmique220 Production d’Hamza (situation 8, B)
Lors de ces expérimentations, nous avons soumis les élèves des deux classes à
des questionnaires visant à évaluer d’une part leurs connaissances préalables
éventuelles vis-à-vis du slam (définition, noms de slameurs et titres), d’autre part
220
La situation 7 a abouti à des avant-textes phrastiques de type palimpsestes restitués à l’oral. Nous utilisons
ici la formule « écriture rythmique » dans une acception différente de l’usage qu’en font les slameurs lyonnais
(voir notre glossaire) même si des effets induits par la structure ternaire proposée rejoignent ce procédé.
221
Le déplacement permettant de mettre en relief une gradation, renforcée par un effet de paronymie :
« plaqué, craqué, troqué. »
526
222
La question portant sur la connaissance du terrain (as-tu déjà assisté à une scène/atelier slam) n’a pas été
reprise, car la réponse en était induite par l’atelier même, lors de la post-enquête.
223
Nous rappelons que selon les résultats de l’enquête citée précédemment : seulement 25 % des élèves
interrogés ne connaissent pas le slam ; 25 % ont déjà assisté à une scène ouverte* et 10 % y ont participé
224
Cette différence s’explique aussi par la mise en place, depuis plusieurs années, d’ateliers slam au sein du
lycée Argouges, ce dispositif étant plus récent (2009) au lycée Buisson et absent du lycée Prévert, si l’on
excepte la séance de découverte que nous avions proposée en 2008.
225
Notons que sur les 6 titres cités (pré-enquête), 2 relèvent de duos avec le rappeur Kery James (« Je
m’écris ») et le chanteur Calogero (« De l’ombre ou de la lumière »), d’où un relais médiatique important.
527
Est-ce
ce que tu aimes écrire? Est-ce
ce que tu aimes écrire?
(P+B1) (P+B2)
oui oui
non non
nspp nspp
Quant à la définition du slam, elle a évolué dans le sens du travail sur les mots,
les jeux de mots, ce qui résulte de l’orientation délibérément lexicale d’une séquence
axée sur la créativité. Des items comme « écriture », « expression », « libération »,
« plaisir » émergent dans le post-test.
post En outre, l’appréhension du slam apparaît
davantage centrée sur l’acte poétique : un élève évoque un « passage à l’acte » ; un
autre cite le « verbe », sans que l’on ne puisse déterminer s’il s’agit là du titre de
GCM ou d’une réflexion sur le sens de ce mot. D’une manière générale, le travail sur
l’expression – écrite et orale – répond à un besoin réel : « Le verbe est une clé
indispensable / Dehors on nous demande des mots de passe partout » (SD, 2007).
Si l’on se réfère aux parties de la rhétorique, notons que l’inventio
inventio a été largement
sollicitée mais que la dispositio aurait mérité un travail plus approfondi227, limite que
Claire Boniface évoque pour les ateliers d’écriture en général : « l’atelier donne
l’occasion de faire des gammes, de jouer des morceaux, improviser, mais pas de
composer » observe-t-elle
elle (1992 : 22). Enfin, un travail sur la mémorisation – la
mémoire étant d’ailleurs considérée comme l’une des parties de la rhétorique –.aurait
permis une approche plus aboutie de l’actio.
l’ D’où une réflexion à mener tant sur la
distribution des rôles au sein de l’atelier slam que sur l’espace-temps
emps consacré à un
tel projet. En effet, les deux contextes de nos expérimentations se distinguaient,
outre le profil des classes,, par le lieu et le positionnement des
es enseignantes, l’une
accordant plus de liberté créative à ses élèves dans un lieu significativement plus
ouvert sur l’extérieur et propice aux interactions. Quant au temps consacré au projet,
il nous a manqué pour mettre en place un travail sur la macrostructure,
macros la
composition proprement dite,
dite qui aurait nécessité des réécritures successives.
successives
226
Nous présentons ici des résultats globalisés afin de rendre compte d’une évolution globale de
représentation et de posture vis-à-vis
vis de l’acte d’écrire à l’issue de l’atelier.
l’atelier
227
Par exemple à travers un travail possible (en prolongement de la séance sur « Un verbe ») de mise en espace
des textes dans la perspective d’une mise en voix. Nous avions prévu ce type d’activités, mais nous n’avons
disposé du temps nécessaire à sa mise en œuvre.
528
Conclusion partielle
Chapitre 13
Expérimentation
érimentation
en FLE (CUEF)
(CUEF
13.1. Contextualisation
ntextualisation et objectifs de
la séquence
13.2. Analyse des supports,
aménagement et déroulement
13.3. Analyse des productions, bilans
et témoignage d’étudiants
13.4. Réflexion sur le rôle du slameur,
fondements et statut des ateliers slam
Si les slameurs ont l’art et la manière de réinventer les mots et les modèles en
donnant vie à leur poésie, en l’animant non seulement sur scène mais aussi dans les
classes, en marchant mots dans la main, on peut alors s’interroger sur les
fondements et les modalités de cette approche de l’écriture à la fois ludique et
artisanale. De la Petite fabrique d’écriture (1996) à la Petite fabrique de slam en
passant par la Petite fabrique de Littérature (1999), les slameurs n’inventent pas ex-
nihilo mais s’appuient sur des techniques et méthodes éprouvées : ils sont d’ailleurs
les premiers à reconnaître cette pédagogie de l’emprunt – dont témoignent nos
entretiens –, même si certains outils demeurent originaux. Dans quelle mesure et à
quelles conditions nous amènent-il à reconsidérer certaines questions et frontières, à
infléchir favorablement les représentations ou les rapports à l’écriture des apprenants
et peut-être au-delà – ou en-deçà – des enseignants ? L’image d’une langue mise à
nu et la formule palimpsestuelle de la citation mise en exergue - « A la recherche de
l’argot perdu »229 - nous invitent à nous interroger sur la place dévolue à l’argot et
autres variations diastratiques ou diaphasiques dans l’enseignement du Français
Langue Etrangère. Dans un article joliment intitulé « Le livre, le caméléon ou le singe
savant », Françoise Gadet (2008), attire notre attention sur le nécessité de réfléchir à
cette question de l’apprentissage du style230 aux non-natifs. Quid de leur
confrontation aux néostyles des slameurs et du rôle de la créativité – fil d’Ariane de
notre étude et des ateliers slam que nous avons co-animés – dans l’apprentissage,
l’appropriation d’une langue étrangère ? Questions que nous confronterons à
l’expérimentation ici présentée, menée au Centre Universitaire d’Etudes Françaises
de Grenoble, avec des apprenants de niveau avancé (B2) qui, en ayant atteint ce
niveau de compétences, se rapprochent d’élèves natifs. C’est précisément cette
zone de confluence qui a rendu possible notre adaptation d’une même trame de
séquence à des publics, besoins et objectifs divers.
228
Rouda, « Je parle votre langue », Musique des lettres (2007).
229
Sur-énoncé qui renvoie à un double sous-énoncé, l’un relevant d’une culture cinématographique, l’autre
d’une culture littéraire : « Les aventuriers de l’arche perdue », « A la recherche du temps perdu ».
230
Dans la lignée de ses écrits antérieurs, Françoise Gadet entend ici (2008 : 17) par style « la souplesse
linguistique dont sont capables les locuteurs, selon l’analyse qu’ils font de la situation au sens large » et
regrette « la part modeste accordée au style dans les méthodes » ou qu’il soit abordé « comme cerise sur le
gâteau. » (31).
532
231
Entretien du 7/11/07, voir en annexe III.
533
différents », tout en insistant sur la prudence de rigueur « car leur usage inapproprié
risque de provoquer des malentendus ou le ridicule » (2001 : 94). Nous voilà donc à
nouveau devant l’alternative du singe savant ou du caméléon évoquée par Françoise
Gadet :
« On pourrait résumer le rapport au style chez les non-natifs à travers les deux extrêmes
(…) : "parler comme un livre" ou "faire le caméléon" » (2008 : 19-20)
Sur le plan communicationnel, nous visions à améliorer l’aisance requise pour le
niveau B2 (2001 : 61)232 ainsi que la communication non verbale :
« Le comportement paralinguistique comprend le langage du corps, l’utilisation
d’onomatopées, l’utilisation de traits prosodiques » (2001 : 73)
Dans cette perspective, les éléments prosodiques ont pu être appréhendés à partir
de l’expérience du slam en tant que lieu d’expressivité multimodale : « La
combinaison de la qualité de la voix, du ton, du volume et de la durée permet de
produire de nombreux effets. » Outre les aptitudes phonétiques (2001 : 85), nous
avons mis en place des activités visant un travail sur la conscience phonologique, à
commencer par la capacité à segmenter la chaîne parlée en éléments significatifs233.
Nous avons en outre défini des objectifs périphériques et non spécifiques, tels
l’entraînement à la compréhension orale d’émission de radio (2001 : 56)234, à la prise
de notes (77)235, ou encore à la préparation et la réalisation d’une interview (68)236.
Par ailleurs, le CECR interroge la place des textes, qu’ils soient authentiques ou
didactisés (112) : Quel rôle doivent-ils jouer ? Jusqu’à quel point les apprenants
doivent-ils non seulement « traiter des textes » mais également en « produire » ? Si
le slam relève plutôt des genres de textes oraux, s’inscrivant en tant que poésie
scénique dans la lignée des spectacles et aux côtés du théâtre, des lectures
publiques et chansons (76), il pourra faire l’objet d’un double traitement soit
d’activités orales et écrites. A l’oral, sont suggérés « des textes écrits lus à haute
voix, la récitation de textes appris par cœur, des exercices à deux et en groupes » -
232
Cette aisance peut être déclinée en termes de fluidité verbale (voir infra et glossaire, entrée « flow »). Il est
précisé qu’un apprenant de niveau B2 « Peut utiliser la langue avec aisance, correction et efficacité dans une
dans une gamme étendue de sujets d’ordre général. »
233
« La capacité, comme auditeur, de retrouver dans la chaîne parlée, la structure significative des éléments
phonologiques (c’est-à-dire de la diviser en éléments distincts et significatifs). » (2001 : 85)
234
« Peut comprendre les enregistrements en langue standard (…) et reconnaître le point de vue et l’attitude
du locuteur ainsi que le contenu informatif »
235
« Peut comprendre un exposé bien structuré sur un sujet familier et peut prendre en note les points qui lui
paraissent importants même s’il (ou elle) s’attache aux mots eux-mêmes au risque de perdre de l’information »
236
« Peut conduire un entretien avec efficacité et aisance, en s’écartant spontanément des questions
préparées et en exploitant et en relançant les questions intéressantes »
534
autant d’activités auxquelles le slam se prête fort bien -, tandis qu’à l’écrit il est
question de « rédactions » (113). Ce dernier terme soulève la question du sens et de
la finalisation de l’activité rédactionnelle : n’y a-t-il pas un risque d’artificialité inhérent
à ce concept de rédaction ou à la formulation de certains sujets ? Yves Reuter attire
notre attention sur ce point :
« Il s’agit de s’adresser au professeur en feignant de ne pas lui écrire ou d’écrire à
quelqu’un d’autre. » (2000 : 16)
A cet égard, le slam résout une partie du problème en induisant une finalité
pragmatique contenue dans son fondement même, à savoir celui d’une scène ou
d’un moment de partage poétique.
Se pose enfin la question des difficultés induites par les slams proposés à
l’analyse, soit des caractéristiques formelles, lexicales, syntaxiques et discursives de
ces textes que nous explorerons à travers l’étude préalable du support choisi dans
Le Nouvel Edito intégré à notre séquence didactique. La complexité linguistique, le
type de texte, la structure du discours, les conditions matérielles, la longueur du texte
et l’intérêt qu’il présente pour l’apprenant (2001 : 126) sont autant de caractéristiques
qu’il nous a fallu envisager avant d’en proposer l’exploitation (p.539). Notons que la
place dévolue aux slams étudiés dans la progression de la séance influe sur cette
question de la difficulté d’un texte : un « slam offert » pourra être résistant et même
proliférant (Tauveron, 2002237), là où un texte faisant l’objet d’une analyse axée sur
la compréhension littérale et détaillée devra offrir une réticence238 moindre.
13.1.2. Contextualisation
Le groupe d’apprenants avec lequel nous avons mis en œuvre l’atelier était
constitué de 16 étudiants de niveau B2, soit 8 filles et 8 garçons. Ils étaient
originaires de pays divers – la Chine, la Corée, les Etats-Unis, l’Allemagne,
l’Espagne, la Lybie – et destinés à séjourner en France pour une période variant d’un
mois à une année universitaire voire plus, selon la poursuite d’études ou de contrat
237
« Est " proliférant " un texte qui se laisse déployer de manière plurielle, parce que ses mots, ses phrases en
plein, ses non-dits, ses ambiguïtés, ses contradictions sont susceptibles d'une lecture conjecturale sinon
polysémique. » (article consulté sur Eduscol, voir notre sitographie)
238
« Est " réticent " tout ce qui concourt délibérément à créer des énigmes : silences, gommage des relations
de cause à effet, brouillage ou contradictions des voix… » (article cité)
535
« Le souk «D
« Soleil « Marchand
de la chiffres et « Avec
Jaune » de cendres »
parole » D lettres » eux »
S6:
S1 : Entrée S2 : Jeux Rencontre S7: Bilan
S4 : Etude S5:
en slam et S3 : Jeux avec et atelier
d'oralité du slam Détourne
en d'écriture Boutchou mise en
"Avec eux" ments
créativité + scène voix
Aux six séances constituant la trame initialement prévue de cet atelier s’est ajoutée
une séance complémentaire visant à retravailler la mise en voix et la mise en corps,
suite à la scène proposée lors de la séance 6. En effet, ce travail s’est imposé
comme une nécessité au fil des séances de l’atelier, certains élèves manifestant non
seulement des difficultés d’ordre phonétique, mais un blocage à l’idée de prendre la
parole devant un public qui n’était autre que le groupe d’apprenants. En outre, des
séances réalisées en laboratoire sont venues compléter, en matière de phonétique et
de compréhension orale, le travail réalisé en atelier.
536
239
Un étudiant a évolué dans un contexte familial bilingue.
537
A la différence de la séquence en LP, nous en avons extrait deux textes afin de les
traiter plus précisément : d’une part, le prologue retraçant l’histoire de l’écriture a fait
l’objet d’un entraînement phonétique portant sur les groupes consonantiques
complexes (cr, pr, tr, fr, gr…)240 ; d’autre part, nous avons retenu le slam du collectif
129H, interprété collectivement par ses auteurs, « Le souk de la parole », en vue
d’un premier entraînement à la mise en voix (lecture oralisée) d’un texte, et
d’exercices de correction phonétique241.
Outre les textes de slam, nous avons sélectionné des documents périphériques
ou épitextuels traitant de cet objet et de ses représentants à travers la presse : à
l’émission de radio qui a réuni GCM et Alain Rey s’ajoute l’article du Nouvel
Observateur sur Souleymane Diamanka qualifié de « Diamant noir », article que
nous avions retenu dans notre corpus issu de la presse. Si l’émission a fait l’objet
d’une compréhension orale réalisée en classe, l’article a servi de support à une
compréhension écrite donnée en prolongement de la séance 5. L’émission « Café
découvertes » de Michel Field sur Europe 1 a confronté GCM et Alain Rey : nous en
avons séquencé, après la présentation des invités par l’animateur, un court passage
consistant en un portrait de GCM entrecoupé d’extraits de ses slams : il s’agit donc
d’un récit de type biographique au contenu informatif d’autant plus aisément
repérable que le débit du journaliste est très lent. De même, l’article cité (voir la fiche
é7) apporte des informations biographiques sur SD ainsi que des éléments
définitoires du slam. En effet, il se caractérise par un certain nombre de procédés qui
témoignent d’une créativité à l’image de celle que l’on a pu étudier dans des slams
(homonymie, paronymie, métaphore filée, palimpsestes242…). Notons que ces deux
supports médiatiques ont aussi contribué à préparer la rencontre avec la slameuse
Boutchou (S6). L’ajout de ces documents authentiques à la séquence « A la
240
Voir en annexe XI la fiche laboratoire 1.
241
Pour les apprenants sinophones, nous avions repéré les oppositions [p]/[b] et [t]/[d] qui posent souvent
problème, la sonore n’existant pas en chinois ; pour les élèves hispanophones et anglophones, l’opposition
[y]/[u] peut être une source de difficultés, de même que l’opposition [s]/[S]. D’où dans le premier cas, un
entraînement à la répétition des vers « Venez chiper des chapelets d’histoires / dans nos chapeaux / sous une
chape de bambou », et dans le second : « Je vous en prie par ici il fait chaud / Sans dessus ni dessous / C’est le
souk plein de sens… » (Voir l’illustration vidéo de ce chapitre).
242
Métaphore filée : « Diamanka, diamant noir » (titre) sort un « bijou de slam » (chapeau). Homonymie : « ses
poèmes doux comme ces caresses que la « peau aime ». Paronymie : « les rapés du rap ». A-peu-près : « le tout
à l’ego de légion de poètes rapés » (voir la fiche é7).
538
rencontre du slam » témoigne de notre volonté de nous adapter aux attentes et aux
besoins de ce nouveau groupe d’apprenants243.
243
Dans la mesure où ces étudiants préparaient le niveau B2, il nous fallait prendre en compte les objectifs
correspondants et précités du CECR, au titre lesquels figuraient la compréhension d’une émission de radio et
l’élaboration d’un questionnaire ou interview.
244
De même que pour le chapitre précédent, les supports sont classés par type de medium privilégié lors de
l’atelier (première présentation).
245
Voir la fiche laboratoire 3 en annexe XI.
539
126)246 et les difficultés qu’il est susceptible de poser à un apprenant de FLE, on note
que :
- Le type de texte indiqué fait référence à une chanson (on indique que « la
chanson est transcrite intégralement » et le métalangage correspondant –
« couplet » - est réinvesti) mais la typographie et la troncation ne permettent pas
de distinguer un éventuel refrain (« Avec eux j’ai moins de failles… ») ; en
revanche, la disposition adoptée met en exergue les rimes suivies par une forme
de rejet qui invite à associer les fins de vers et à repérer les échos sonores ;
- La complexité linguistique réside dans l’utilisation d’un registre familier ou
argotique, aux côtés de termes appartenant à un registre soutenu (« cruciale »,
« l’intégrité », « l’adversité »), et d’une syntaxe orale (élisions, utilisation du
« ça ») ; les temps verbaux sont essentiellement discursifs (présent/passé
composé) avec quelques imparfaits (concordance) ;
- La structure du discours se caractérise par une progression à thème constant
(Combettes, 1983), parfois soulignée par une structure anaphorique, avec
alternance du « je » et du « nous »/« on » reflétant la dialectique
singularité/solidarité ;
- Concernant la longueur du texte, le slam est réduit de moitié, si bien que la
transcription intégrée à l’unité (première partie du texte) occupe une colonne, soit
53 lignes ;
- L’intérêt qu’il présente est à la fois thématique (identification possible à l’auteur)
et lexical (« langue des jeunes »).
Quant au Tableau Blanc Interactif (TBI247), il nous a été précieux comme support
d’une approche multimédiale que nous avions entreprise lors des expérimentations
précédentes mais qui s’est révélée grandement facilitée par cet outil permettant
d’intégrer des hyperliens vers des vidéos ou fichiers audio.
246
Voir la reproduction de la page du manuel correspondante en annexe IX.
247
Une partie des supports utilisés et enregistrés sur le Tableau Blanc Interactif sont reproduits en annexe XI.
540
figure en annexe XI. Nous en explicitons ci-après les enjeux, depuis les objectifs
fonctionnels et communicationnels jusqu’à la portée artistique et culturelle, poétique
et expérientielle, d’une telle démarche. A la suite de Gisèle Pierra, nous pouvons
soulever, en l’appliquant à notre objet, « la question d’un accès esthétique à la parole
en langue nouvelle par la mise en œuvre (théâtrale) d’un travail du sujet amené à
créer, à se mettre en jeu et à se décentrer de ses habitus, par son corps devenant
actif et réactif dans l’autre langue, au contact des différences culturelles » (2006 :
115). En effet, il s’agissait essentiellement pour les apprenants de « réaliser avec le
plaisir de la découverte progressive du goût des mots, la mise en scène
problématique de sa propre parole en langue étrangère » (2006 : 140).
248
Acception que nous n’avions pas trouvée dans les dictionnaires consultés mais qui confirme l’usage fait de
ce terme sur les cartes de jeux représentant des catcheurs.
541
Document 12 : TBI 2
(S1)
Outre cette première entrée en matière par le biais du documentaire, nous avons
invité les élèves à une rencontre virtuelle avec GCM, d’une part à travers un exercice
de compréhension orale à partir de l’émission de radio citée ; d’autre part via la
découverte de ses textes « Avec eux » - figurant dans le manuel -, « Rencontres »
(fiche é10) et « Les voyages en train » dont le clip vidéo a été étudié en laboratoire.
Notons que certains étudiants ont souhaité prolonger cette rencontre en poursuivant
leurs investigations sur la toile, comme en atteste le témoignage de Tianhao à la fin
de ce chapitre. Enfin, la rencontre réelle de Katia Bouchoueva/Boutchou a permis
d’incarner cette rencontre symbolique avec le slam et de finaliser le projet de l’atelier
puisqu’elle a occasionné une scène au cours de laquelle les étudiants ont slamé
leurs propres textes250. Ils lui ont d’abord soumis un certain nombre de questions,
préparées en amont et concourant à une interview collective, dont le tableau ci-après
résume les contenus :
249
Le texte est contextualisé – et conceptualisé – dans le cadre d’un projet de spectacle collectif intitulé « le
souk de la parole ». La notion de désordre est évoquée : les mots qui fusent dans tous les sens.
250
Voir l’illustration vidéo de ce chapitre.
543
Questions Réponses
Comment a-t-elle K. assisté à sa première scène au Café de Paris en 2006. Elle a été
rencontré le slam ? Quelle saisie par l’impression de liberté et la mixité qui caractérise une scène
a été sa première ouverte.
impression ?
Qu’est-ce qui est le plus Il y a une grande diversité au niveau des influences et des parcours des
important dans le slam ? slameurs : certains viennent du rap, de la chanson, du théâtre, de la
poésie, d’où des approches différentes. Les rappeurs vont accorder
beaucoup d’importance au rythme, ceux qui sont passés par la chanson
travaillent vraiment la musicalité de la langue alors que ceux qui
viennent du conte seront plus attentifs à la structure, à la construction du
texte par exemple. Les slam se définit vraiment comme un lieu de
rencontre, des gens et des genres à travers les gens.
Est-ce que le rythme est Non, chaque slameur a son flow, il n’y pas de rythme imposé si ce n’est
toujours rapide ? la durée. On peut varier le rythme au sein d’un même texte. Le flux de la
parole peut être déformé dans une intention précise.
Est-ce que le slam ne Non, il est vraiment indépendant par rapport à l’industrie du disque et il y
risque pas d’être a tout un état d’esprit, presqu’une philosophie du slam. Mais il n’y pas de
« absorbé » par le rap ? style uniforme comme dans le hip-hop où il y a des codes vestimentaires
par exemple. Au slam, on monte sur scène comme on est dans la vie,
on essaie d’être vrai, naturel, spontané.
Est-ce que les scènes Les scènes sont gratuites (il répond à l’idée de démocratiser la poésie)
slam sont toujours mais les concerts peuvent être payants. Cela dit, beaucoup de slameurs
gratuites ? Comment les sont dans une situation précaire. Les scènes sont ouvertes, ce qui
slameurs gagnent-ils leur permet aux gens d’entrer et de sortir si bien que l’écoute peut être
vie ? précaire aussi !
Est-ce que Katia est son Non, son nom de scène est Boutchou. [Le mot est écrit au tableau : un
nom de scène ? étudiant pense au chou mais l’expression « bout de chou » n’est pas
connue. L’assimilation [de] → [t] devant [S] est soulignée, ainsi que la
valeur affective de cette expression, souvent utilisée pour les enfants]
Ce n’est pas seulement parce qu’elle est petite de taille mais aussi par
homonymie partielle avec son nom de famille.
Tableau 9 : Interview collective de Katia/Boutchou lors de la séance 6
Après avoir répondu à cette interview, Katia a déclamé un slam de son répertoire
(« Moyens de transport »), puis donné des clés de lecture en explicitant certaines
images251. La scène étant ouverte, les étudiants ont alors oralisé leurs propres
textes. La plupart sont restés assis et ont préféré dire leurs slams à plusieurs voix.
Un étudiant chinois a récité un poème traditionnel qu’il a lui-même traduit, en français
puis dans le texte. Il a expliqué que la poésie du 8ème siècle était plus rythmée que la
poésie contemporaine, si bien qu’il y voyait une analogie avec le slam252. Deux
autres étudiants ont tenté un jeu d’interprétation assorti de mouvements de têtes, à
la manière de SD et JB pour « Soleil jaune » dans Traits portraits. L’invitée s’est
montrée admirative des textes produits, elle a conclu par un nouveau texte. Le slam
étant aussi l’art de la chute, elle a expliqué que la fin de son poème donne des clés :
251
Le train qui tourne autour de l’ours en peluche illustre un voyage dans l’espace et dans le temps, historique
et géographique. Voir le texte déclamé à la fin de la séquence vidéo.
252
Voir infra notre entretien avec cet étudiant (étude de cas), transcrit en annexe XI.
544
c’est comme si on arrivait au bout d’un chemin obscur et qu’on se retournait avec cet
éclairage rétrospectif sur ce qui pouvait paraît opaque au commencement ».
C’est d’abord à travers un corpus du blases et noms de collectifs que nous avons
confronté les apprenants à des mots inventés, avant de les mettre en situation d’en
créer eux-mêmes, ce qui impliquait un réinvestissement de capacités métalexicales.
A partir du corpus rassemblé sur la fiche é1 (annexe XI), les étudiants ont repéré et
explicité les procédés lexicogéniques correspondants. Des dictionnaires ont été mis
à leur disposition pour des lexèmes comme « saltimbanques », des expressions
comme (se faire un) « sang d’encre » et autres collocations (« réfugiés
poétiques »253). « Mots paumés » faisant appel à un terme familier et à une
métaphore254, un étudiant a expliqué que « un paumé, c’est quelqu’un qui vit en
marge de la société. » Le sens de « perdu » a été énoncé, pour signifier que « les
mots vont dans tous les sens » comme dans le « souk de la parole ». Les étudiants
se sont alors mis en quête de leur propre pseudo255 (voir les productions situation 2).
Certains en avaient déjà un en anglais, qu’ils ont essayé de traduire en français
(Esther devenant par exemple « Etoile de l’Est »). D’autres ont cherché des
anagrammes, paronymes (« Calebasse »), ont eu recours à la siglaison (TSPB) ou
encore à la métaphore (« Rivière Froide »). Notons que l’exigence d’explicitation de
leur choix impliquait la mobilisation du métalangage adéquat. Ces pseudonymes
seraient ensuite réinvestis sur le blog (voir infra), favorisant l’accès à l’écriture de soi
par le détour paradoxal d’une identité fictive : « il (l’apprenant) pourra dire « je »
également dans la langue qui devient peu à peu la sienne » (Pierra, 2006 : 110, nous
soulignons256).
253
Les étudiants expliquent que la poésie peut être un refuge, un abri, « comme un parapluie ».
254
Dérivé verbal de paume, ce verbe signifie d’abord, d’après Alain Rey (2007 : 2618), « toucher de la main le
livre saint en guise de jurement », puis « frapper, donner ou recevoir un coup » ; il a développé en argot le sens
de « prendre, arrêter sur le fait », puis celui de « perdre (une chose) », déjà attesté chez Villon en 1489. Si l’on
resémantise ce mot, on observe l’analogie avec l’image de Rouda : « On marche les mots dans la main » (2007).
255
Nous avons préféré l’usage de ce terme apocopé, dans ce contexte, à celui précédemment introduit de
blase, car le premier, outre le procédé de troncation qu’il permettait d’aborder, nous semblait plus générique
et en tant que tel, susceptible d’être réinvesti dans d’autres contextes, par exemple sur la toile.
256
Nous serions tentée de nuancer ce propos en supprimant ici l’article (qui devient la sienne), afin d’insister
sur l’idée de répertoire plurilingue.
545
Des noms de collectifs aux flyers (voir la fiche é3), nous avons étendu ce travail
sur la créativité lexicale aux « caravanes de mots » et autres détournements
mobilisant des contenus pragmatiques lexiculturels. Aussi avons-nous ouvert, à la
suite de Galisson (1995), la porte didactique des palimpsestes qui « mobilisent des
images de comportements sociaux inscrits dans la mémoire patrimoniale, qui
permettent à l’étranger d’accéder, par fragments, à la culture de l’Autre, après avoir
compris le sens et l’origine de ces mystérieuses caravanes de mots » (1999 : 49).
Les flyers choisis étaient porteurs d’une structure palimpsestuelle dont le sous-
énoncé devait être identifié par les apprenants. Dans la lignée de l’exercice de
détournement du Cogito, ergo sum, l’énoncé « Je slame,
donc je suis » a été facilement interprété, de même que la
plupart des expressions et aphorismes sous-jacents. Cette
activité a constitué une préparation à une production écrite
ultérieure, ce procédé étant à l’œuvre non seulement dans
les flyers et autres discours ordinaires257 (Cavalla et al.,
2009 : 217), mais au cœur même de certains slams étudiés
comme « Marchand de cendre ».
Document 13 : Flyer « Je slam donc je suis »
A partir d’un corpus de palimpsestes issus des cultures urbaines (rap, graffiti), les
étudiants ont donc été mis en situation de décrypter ces énoncés, ce qui présente un
intérêt culturel : titres ou citations de pièces de théâtre (Marivaux258), proverbes,
chansons patrimoniales ont été rappelées ou introduites à cette occasion. La formule
de Grand Corps Malade « J’écris au clair de ma plume » a permis d’aborder – et
partant, d’écouter – une chanson traditionnelle du patrimoine que les étudiants ne
connaissaient pas. Ils ont eu recours au dictionnaire pour certaines expressions
figées, comme « donner sa langue au chat (tchat) » ou encore « avoir un chat
(chagrin) dans la gorge ». D’autres expressions impliquant la référence à des
animaux domestiques ont été énoncées et élucidées (« écrire comme un chien »,
257
Ce procédé est commun dans la publicité comme en atteste cet exemple : « Je chine, donc je suis »
(campagne actuelle de publicité pour le site « le bon coin.fr »).
258
Avec « On ne radine pas avec l’amour », la graffeuse Miss.Tic fait référence à la pièce de Marivaux, mais a pu
aussi être mis en relation, d’après un élève qui a cité avare comme synonyme de radin, à la pièce de Molière.
En effet, ce verbe nous semble ici porteur d’un double sens ou équivoque : il peut être interprété au sens
familier du verbe radiner pour « revenir » ou « rappliquer » (de l’adjectif ancien et dialectal rade, issu par voie
populaire du latin rapidus qui a donné rapide par voie d’emprunt, d’après Alain Rey, 2007 : 3063) ou encore
comme dérivé néologique de radin pour « avare ».
546
259
Celle-là peut être définie comme « la culture mobilisée et actualisée dans et par les mots de tous les
discours » (Galisson, 1995 : 6).
260
Voir notre analyse de cette exploitation dans notre chapitre 11.
261
Le lexème barre (2007 : 48) y figure, décrivant « une pièce de bois longue et rigide », et de là « une crispation
douloureuse à l’estomac », d’où le sens de « prendre un fou rire » pour « se taper des barres », formule utilisée
par GCM. De même, certains termes relevant du technolecte du slam ou du rap comme blase* (2007 : 67) et
flow* (2007 : 153) sont intégrés à ce lexique (voir notre glossaire).
547
Les activités orales ont été privilégiées dans cette séquence, réaménagée au vu
des besoins spécifiques à ce groupe d’apprenants. Selon Gisèle Pierra, reprenant
l’idée de Jean-Marie Prieur dans sa Linguistique Barbare (2005), les langues
s’apparentent à des vêtements « que l’on porte sur soi » et leur appropriation
s’effectue nécessairement « sur la base de leur matérialité phonétique ou vocale »
(2007 : 106). Dans le cadre d’un cours de FLE, il nous appartenait donc de créer les
conditions favorables à cette appropriation, en confrontant les apprenants à cette
matérialité, première dans le slam, qui conduit des mots aux émotions, des textes
aux œuvres. De fait : « Les mots sont les vêtements de l’émotion » (SD, 2007).
Certaines de ces activités orales ont été réalisées en laboratoire (voir les fiches
en annexe XI), d’autres ont été initiées en classe et poursuivies en laboratoire,
individuellement. Enfin, des situations ludiques et collectives ont été proposées en
classe telles que :
- Un jeu articulatoire portant sur la prononciation des groupes consonantiques
complexes (voir supra) ;
- Un jeu phonologique (« la bombe de rimes »262) ;
- Un jeu portant sur l’intensité (« le porte-voix », réalisé en duo et appliqué au slam
« Soleil Jaune », voir infra) ;
- Un jeu sur la lecture oralisée263/fluence et le rythme/flow264 (« Avec eux »).
262
Jeu qui peut présenter un double intérêt, à la fois phonologique et de structuration ou d’enrichissement
lexical, dès lors qu’il met en jeu des procédés comme la suffixation (voir la fiche en annexe IX).
548
Les étudiants se sont aussi livrés à des jeux d’écriture tels que la production
d’acrostiches à partir du mot slam, la portée de cette activité étant très différente de
la situation proposée aux lycéens : alors qu’il s’agissait d’un exercice mis en place
dès la première séance aux élèves de LP, nous avons soumis aux étudiants du
CUEF, en guise de situation d’écriture finale, le projet de construire un acrostiche à
partir des lettres de ce mot afin de rendre compte, à travers ce texte, de leur
rencontre avec le slam265. Les productions obtenues (voir infra) témoignent d’une
créativité lexico-poétique « allumée » (selon le mot d’une étudiante) par le projet et
qui s’est déployée du simple groupe nominal prépositionnel (« Stupéfiant Légal Avec
des Mots ») à la phrase infinitive (« Se Livrer Au Monde ») ou syntagme nominal
développé par une relative (« Source Linguistique qui Allume les Mots »), au poème
élaboré en tant que tel, dont les mots se tissent et réinvestissent les procédés
abordés : « Sa muse s’amuse » propose un étudiant (voir infra). Si certaines
productions contournent la contrainte en insérant des lettres (« les Scientifiques de la
Langue Amélioré(e) par les éMotions »), d’autres attestent d’une appropriation de
caractéristiques essentielles : « Allez-y, se joindre à nous / Monter en ligne ! »
conclut un élève266. N’est-ce pas là une invitation explicite au colludique ?
263
Le caractère ludique est ici lié à la situation de « play back » par rapport au slam enregistré, dont
l’enregistrement était parfois coupé pour entendre les apprenants.
264
Voir notre glossaire pour ce concept de flow et ses applications didactiques en termes de fluence et fluidité
verbale.
265
Cet acrostiche étant destiné à figurer sur la quatrième de couverture du livret. (voir en annexe XI)
266
Si la formulation est maladroite du fait de l’utilisation d’un infinitif là où on attendrait un impératif,
l’injonction comme invitation au colludique nous semble très pertinente dans ce contexte.
549
sociolinguistique au sens défini par le CECR (2001 : 94). En effet, des mots
appartenant au registre familier ont été explicités : « se caser » a pu être interprété
en relation avec l’espagnol (de casarse, « se marier »267), tandis que le sens du
proverbe « Quand on aime, on n’ compte pas » a été débattu selon la sa construction
syntaxique268. Au-delà de ces développements métalinguistiques, les étudiants ont
été amenés à rédiger un message en « écriture texto », exercice fonctionnel visant à
les familiariser avec un type d’écriture « ordinaire » potentiellement poétique. Cet
exercice a d’ailleurs soulevé des problèmes d’ordre phonologique, « nous » étant par
exemple graphié « nu » par une élève hispanophone (voir la fiche é4 en annexe).
Slalomant entre oral et écrit, clip vidéo et écriture texto, notre approche visait
aussi à valoriser diverses formes d’écriture « ordinaire » comme lieux potentiels de
créativité. Nous l’avons prolongée, via l’ouvrage de Dominique Abry sur La
Phonétique (2007), par deux exercices visant à tisser des liens avec d’autres
manifestations de ce type de jeux sur le signifiant : d’une part, le poème de Queneau
fondé sur l’homophonie « Texticules » (1981) ; d’autre part, le court texte de Sacha
Guitry que l’on peut lire comme précurseur de l’écriture texto, « Economie
d’NRJ »269 :
« Monsieur, je suis très OQP
Et maintenant j’en ÉAC
Vous m’ennuyez, vous m’NRV
Vous m’assommez, vous m’emBT »
267
Remarque très pertinente puisque si le verbe français (se) caser est issu de case, l’espagnol casarse (« se
marier ») vient de casa pour « maison », les deux se rejoignant par leur origine latine, de casa, « chaumière ».
D’où case (vers 1298, emprunté au latin casa, mot populaire d’origine inconnue), puis caser (1562), au sens de
« loger », se caser pour « s’établir » (1798) et aussi « trouver à se marier ». D’après Alain Rey (2007 : 641).
268
Que peut-on compter en amour ? Que signifient compter pour quelqu’un et compter sur quelqu’un ? La
marque Casio a été interprétée comme référence métonymique à une montre ou une calculatrice, de même
que les « tables de multiplications » qui ont été glosées par « les règles de base ».
269
Sacha Guitry, Ô mon bel inconnu (comédie musicale, 1933) dans « Théâtre complet » (tome 7), Club de
l’honnête homme, 1974. L’exercice issu de l’ouvrage de Dominique Abry implique de « Réécrire en alphabet
normal ce poème ». (2007 : 99)
550
Les jeux d’oralité – que nous avons qualifiés de mise en bouche272, s’agissant
essentiellement de goûter au plaisir des mots dits –, ont contribué à délier les
langues, à stimuler la créativité en vue d’activité de production, à dynamiser le
groupe d’apprenants, mais il semble cependant que ces derniers aient éprouvé des
difficultés à réinvestir les aspects travaillés lors de situations ludiques pour
l’interprétation de leurs propres textes. Nous avons donc proposé des activités
d’interprétation, que nous pouvons qualifier de mise en voix, d’abord appliqués à des
textes autres, tout en essayant d’en varier les modalités (collective, en duo…).
L’enjeu en était, pour les apprenants de FLE, de « se relier à la matière étrange de
l’écriture apparemment lointaine d’une œuvre, se l’approprier en la sonorisant, la
prosodiant, la gestualisant » (Pierra, 2006 : 139). Dans cette perspective et dès la
deuxième séance, en guise d’échauffement et de mise en condition collective273, le
texte du collectif 129H « Le souk de la parole » a été réinvesti comme support d’une
oralisation visant à « faire claquer les mots », en référence au sens original du verbe.
Les vers de ce slams ont été dits alternativement en voix chuchotée, normale, et
projetée, selon un geste codifié par l’enseignante. La classe a été ensuite répartie en
trois groupes qui se sont succédés pour déclamer le texte, vers après vers, en
alternant et en variant l’intensité, selon le même codage. L’attention des apprenants
270
Nous utilisons ici le terme de consigne au sens de « formulation d’une tâche d’écriture » (Garcia-Debanc,
1996 : 74), d’où l’emploi des guillemets.
271
Par exemple : Marchand de cendres (décembre, défendre, descendre, des ombres, des chambres) ; On ne
radine pas avec l’amour (radin, radis, radeau, badauds, radoter).
272
Voir notre précédent chapitre (schéma page 513).
273
Ces activités visent à préparer l’oralisation par les étudiants de leurs propres textes, qui est apparue comme
une réelle difficulté lors de la première séance. Voir la vidéo illustrative de ce chapitre.
551
Enfin, le texte de Grand Corps Malade « Avec eux » a fait l’objet d’un
entraînement à la lecture oralisée, les étudiants s’efforçant de suivre le flow du
slameur pour améliorer leur fluence. Après avoir déclamé le slam en play-back, la
musique étant coupée régulièrement pour les entendre, ils se sont ensuite entraînés
en duo, en jouant sur le tempo (lent/rapide). Même s’il semblait difficile au premier
abord de suivre une cadence soutenue, cet exercice s’est révélé très utile car il
permettait d’éprouver « la socialisation maximale du rythme » (Meschonnic, 1982 :
650). Au travers de ces activités, le rythme apparaît donc, paradoxalement, comme
lieu de socialisation et de subjectivation, permettant la rencontre, l’appropriation de
274
Notons que l’opposition entre [i] et [e] peut poser problème à l’apprenant arabophone.
275
Pour Beck (200 : 154), cette phase permet « la synchronisation avec les contraintes idiosyncratiques du
corps des repères respiratoires, rythmiques et expressifs ».
552
l’œuvre par le sujet : « Ainsi traversé par l’œuvre en tant que rythme qu’il reprend
pour en faire la rencontre. » (Pierra, 2006 : 128).
276
A titre d’exemple, des vers ont été déclamés en mimant le rythme régulier du train, selon une interprétation
mimétique, alors que d’autres mots, plus percutants, furent réitérées et clamées : « POURQUOI ! »
277
Beck (2000 : 251) la définit comme l’ensemble des composantes de la sémiotique corporelle engagée dans
l’interaction verbale. Elle comprend la scénographie de soi (style vestimentaire, port du regard…), la sémiotique
gestuelle et posturale, la communication mimique, les effets de vocalité, etc. » (251)
553
D’une part, la scène animée par Boutchou au sein de la classe a constitué une
première finalisation du projet278 : la slameuse s’est positionnée non seulement en
tant que poète, mais aussi en tant qu’animatrice, initiatrice et dispensatrice de la
parole279. De fait, les étudiants ont pu oraliser leurs propres slams, qu’ils aient été le
fruit des séances d’atelier ou griffonnés au cours de la rencontre. Nous avons en
outre autorisé les poèmes slamés dans les langues d’origine et pu ainsi goûter à la
poésie chinoise. D’autre part, le blog « Slam au CUEF » a été inauguré lors de la
dernière séance, afin de prolonger la rencontre :
« Bonjour à tous, Slamaleikoum ! Voici le blog qui fait suite à l'atelier slam auquel vous
avez participé pendant ce mois de février 2011. Vous pouvez déposer ici vos textes pour
les partager et les garder en mémoire. Vous pouvez également poser vos questions à
Camille et à Boutchou pour prolonger l'échange. Vous trouverez aussi sur ce blog, des
liens vers des sites intéressants sur le slam français, américain et espagnol. Vous
retrouverez enfin les liens vers les clips que nous avons découverts en classe. Bonne
continuation à tous, et bon slam ! »280
La création de ce blog répondait à un double enjeu : celui d’une mutualisation des
ressources disponibles sur le slam, à l’issue d’une séquence dont la brièveté ne
permettait pas l’exploitation de toutes les pistes évoquées (voir le document 14) ;
celui d’une diffusion des textes créés par les apprenants, soit d’une socialisation
inhérente à la pédagogie de projet (document 15). Nous aurions souhaité pouvoir
intégrer à ce blog des
enregistrements audio et
vidéo, mais nous sommes
heurtées aux réticences de
certains étudiants, quant à
une diffusion sur la toile.
Document 15 :
Blog « Slam au CUEF »
(fonction de mutualisation des
ressources en ligne)
278
Les étudiants avaient la possibilité de participer à la scène ouverte publique dont nous avions analysé le flyer
mais aucun ne s’y est rendu, ce que l’on peut imputer au fait que le lieu soit extérieur à l’Université et qu’il ne
s’agisse pas d’une sortie obligatoire, organisée en tant que telle.
279
Voir notre glossaire, entrée « animateur ».
280
Message publié le 25/02/11, jour de l’inauguration du blog.
554
Document 16 :
Blog « Slam au CUEF »
(fonction de socialisation des
productions)
13.3.1. Productions
281
Ces deux apprenants ont tenté d’écrire « en duo » et ont donc partagé un même support mais leur écriture
ne traduit pas de réel dialogue sur la page. En outre, notons le jeu sur l’homonymie « j’écrie/j’écris » qui
montre un détournement créatif de l’amorce initiale, même si ce choix pose un problème syntaxique.
556
282
Les élèves dont les pseudonymes ne figurent pas étaient absents ou ne souhaitaient pas les communiquer,
les jugeant non aboutis.
557
13.3.2. Bilans
283
Trois questions portant sur : les pseudos et le procédé lexicogénique correspondant (1), les détournements
(2) et expressions imagées (8). Voir le questionnaire en annexe XI.
284
Nous désignerons les compétences correspondantes par les initiales de ces rubriques, suivies d’un numéro
correspondant à l’ordre des compétences au sein de chaque rubrique.
559
Sur 12 étudiants ayant rendu le questionnaire, seul l’un d’entre eux semble avoir
répondu avec un certain détachement, cochant indifféremment « 2 » pour toutes les
compétences. Notons que la compétence PO5 a été omise à deux reprises (sur 3
absences de réponses), ce que l’on peut imputer à la conception typographique du
tableau285. Coutumiers de ce type d’auto-évaluation286, les étudiants se sont prêtés
avec beaucoup de sérieux à un exercice qui mobilisait des compétences de
compréhension écrite, même si le questionnaire avait été oralisé au préalable. Un
récapitulatif des compétences visées en lien avec le CECR leur avait été présenté en
cours de séquence, afin qu’ils n’aient pas l’impression d’un décalage par rapport aux
exigences du DELF B2. (voir en annexe le TBI3) Les résultats synthétisés dans le
tableau 11 montrent une appréciation globalement positive des apports de l’atelier :
plutôt satisfaisante (2), voire satisfaisante (3) ou très satisfaisante (4). Aucun étudiant
n’a jugé que cette expérience ne lui avait rien apporté (0). Dans la répartition des
compétences, on observe que c’est en matière de production écrite que ce travail
leur semble avoir été le plus bénéfique, s’agissant notamment de jouer avec la
285
Cette compétence ne prenant qu’une ligne, tandis que les autres en font deux, tend à se faire oublier ou à
passer pour un titre de rubrique.
286
Il s’agit là, à notre sens, d’un apport possible de la didactique du FLE à celle du FLM car l’usage du portfolio
est encore très marginal en FLM.
560
287
« Ce qu’on a à écrire, c’est surtout des présentations… » (voir infra, 206)
288
Les numéros indiqués correspondent aux tours de parole (voir la transcription en annexe.)
561
l’expression (« une expression vraie », 168), ce qui est tout à fait conforme aux
définitions des slameurs eux-mêmes : « Le plus important, c’est de s’exprimer avec
passion, d’exprimer ses émotions. » (174) Un autre obstacle l’amène toutefois à
opposer slam et poésie : celui de la représentation de cette dernière comme une
activité relevant de l’intime, de l’individuel, alors que le slam est perçu comme une
pratique collective et sociale. « A mon avis, la poésie est dans les livres, elle est
écrite : un poème, c’est plutôt pour lire, « se réfléchir ». (176) Or cet emploi
pronominal du verbe ne reflète-t-il par précisément l’idée d’une poésie-miroir ? Si le
slam lui apparaît comme une forme poétique éminemment moderne – et en tant que
telle miroir d’une société –, Tianhao n’en établit pas moins de liens avec la poésie
chinoise classique, tout aussi rythmée et qu’il s’essaie à traduire (voir à la fin de la
transcription). Cette dernière est cependant soumise à des règles précises, alors que
les règles du slam sont « anecdotiques » (172). Finalement, Tianhao décrit le slam
comme emblématique de la culture française, perçue comme ouverte, éclectique et
tendant à l’universel : « J’ai toujours vu la culture française comme très ouverte,
absorbant tous les pays… un mélange. »(130).
289
Tianhao évoque des « clubs de poésie » qui permettent aux étudiants de déclamer des textes en plein air.
562
290
Voir notre glossaire, entrée « phase ».
563
13.4. Réflexion sur le rôle du slameur, fondements et statut des ateliers slam
291
Nous intitulerons ainsi l’une des séances présentées dans notre prochain et dernier chapitre.
292
« Il semble bien que la conception de l’écriture en termes d’ « artisanat » de travail d’ « ouvrier de
ème
précision » ait envahi le 20 siècle » remarque-t-elle.
564
13.4.2. L’atelier slam ou l’écrire pour dire : les jeux poétiques et leurs enjeux
Dans un article fondateur d’une réflexion sur « L’enjeu du jeu poétique », Delas
(1983 : 81), observe que l’opposition jeu/enjeu recoupe partiellement celle opposant
le jeu au travail, ce que Yves Reuter reformule en soulignant le risque, à défaut d’une
définition précise des objectifs, que « ces jeux restent en marge des apprentissages,
conçus comme des gammes d’écriture (2000 : 34) ». L’enjeu du jeu poétique n’est
autre que de « toucher au réel de la langue » (Delas, 1983 : 91), à lalangue au sens
lacanien de ce mot composite. Quant à ses finalités, elles peuvent s’exprimer en
termes d’écrire pour lire (Vermeersch, Duchesne et Leguay) ou encore d’écrire pour
dire dans le cas du slam. Or cette finalité affichée n’est-elle pas favorable à une
éclosion de la créativité ? Lieu d’une écriture ludique, les ateliers slam oscillent
perpétuellement entre jeux d’écriture et écriture-jeu, jeux ouverts et jeux réglés :
« Pour le second, le ludique vaut en tant que motivant mais le jeu est finalisé »
(Delas, 1983 : 82). Claudine Garcia-Debanc a souligné le rôle décisif des consignes
– terme dont elle a interrogé la pertinence – et autres déclencheurs verbaux de
créativité (1996 : 75). Si le slam est par essence - et au sens premier du terme -
provocation à l’écriture (1996 : 69), il exacerbe, lors d’un atelier mené dans le cadre
scolaire ou universitaire, le paradoxe entre souci de conformité à la consigne et
espoir de divergence : en témoignent certaines des productions analysées (voir
293
Tel était le sous-titre de l’édition de poche (Folio essais) de « La littérature potentielle » parue en 1973.
565
294
Dans la production d’Esther (S4), construite sur le paradoxe entre « avoir la tête sur les épaules », « être à
l’heure à l’école », et « avoir la tête dans les étoiles », des connecteurs ont été ajoutés en marge.
295
« Je consignerai l’instant où le rêve se crée dans de grands cahiers à dessin » (« Dernière cartouche », 2007).
296
Titre de la revue citée : Pratiques n°89 (1996).
297
« D’un lapsus peut naître une histoire, c’est bien connu (…) Mieux vaut l’explorer, en touristes de
l’imagination. » (1997 : 49).
566
298
On en trouve le pendant en allemand (« Das Sandmännchen ») et en anglais (« The sandman ») notamment.
299
A titre d’exemple, la récurrence du « chat » dans les expressions figées/défigées retenues pour notre corpus
ont amené les étudiants chinois à nous demander si les expressions autour de cet animal étaient très
fréquentes en français, s’interrogeant par là-même sur ce que cela pouvait véhiculer culturellement parlant.
300
Ce lexème pouvant aussi être interprété comme un mot composite incluant le sème de collectif.
301
A cet égard, l’exemple du lycéen traitant son camarade de « philosophien » lors de la séance dont le
déclencheur était le mot « Vénusienne » (voir notre précédent chapitre), nous semble traduire un potentiel de
créativité qui se manifeste ici dans le discours entre pairs.
302
Winicott opposant le play ou playing (champ du déploiement du désir, acte spontané) au game (jeu
programmé par des règles et doté d’une finalité).
567
Dans le livret Ecrire et dire (129H : sd), la place de l’animateur-slameur fait l’objet
d’une fiche spécifique : il est, nous dit-on, « le moteur de l’atelier ». Si « son
implication est primordiale à chaque étape », il s’agit non seulement d’installer un
climat, une atmosphère créative, mais aussi de « se mettre en jeu et de montrer
l’exemple », de partager son expérience avec tous. A la présentation de la discipline,
il ajoute « une dimension plus spectaculaire et engageante ». Ainsi
« Un animateur d’atelier slam est avant tout un guide qui partage son expérience dans le
processus de création en la présentant de façon simple, ludique et accessible. » (40).
Cela étant admis, comment ce rôle de guide s’articule-t-il avec celui de l’enseignant
dans un contexte scolaire le cas échéant ? Notre protocole expérimental (la
slameuse n’intervenant que très ponctuellement lors du second atelier303) nous a
amenée à interroger la nécessité d’une intervention de l’artiste ou en l’occurrence, de
la slameuse, en atelier. Nous pouvons ainsi opposer un atelier slam in abstentia – le
slameur n’étant présent qu’à travers ses textes – et un atelier slam in praesentia,
opposition que nous développerons dans notre prochain chapitre. Dès lors, la
question se pose en ces termes : en admettant que l’intervention de l’artiste apporte
quelque chose d’essentiel à l’atelier, quid s’agissant du slam ? Concernant les
conceptions et attentes, nous avons déjà avancé que la venue d’un slameur dans la
classe induisait des représentations différentes d’une rencontre avec un écrivain. Il
incarne une forme sociale et contemporaine de poésie, d’autant plus intéressante en
termes d’initiation à une démarche culturelle, et reflète la transmission symbolique
d’une passion, d’un plaisir, qui peut néanmoins révéler un hiatus avec le système
scolaire304. Dans la lignée de l’écriveron d’un Queneau (1947), de l’écrivaillon d’un
Maupassant (1885, repris par Noury en 2007305) le slameur tend à se présenter
comme écrivant (Galisson, 1991, Barthes) :
303
Intervention à titre gracieux, qu’elle en soit ici remerciée.
304
Voir à ce sujet les articles rédigés par les élèves du lycée Deschaux dans notre prochain chapitre.
305
« Erythèmes impudiques » (Martinez, 2007 : 106) : « Nous sommes écrivaillons, histrions turgescents… ». Ce
lexème, dérivé de écrivailler (1611) pour « composer rapidement des ouvrages sans valeurs » (Rey, 2007 :
1183) est déjà employé chez Maupassant : sa connotation négative se trouve ici renforcée par l’homophonie
avec « haillons » et la rime avec « histrion » qui connote une dimension légère, quasi-farcesque.
568
« L'écrivain accomplit une fonction, l'écrivant une activité, voilà ce que la grammaire
nous apprend déjà, elle qui oppose justement le substantif de l'un au verbe (transitif) de
l'autre. (…) L'écrivain est celui qui travaille sa parole (fût-il inspiré) et s'absorbe
fonctionnellement dans ce travail. » (Barthes, 1964 : 148, nous soulignons).
Il se positionne explicitement en tant qu’artiste-écrivant, auteur et orateur ou
littorateur306, qui plus est animateur de ses propres textes. En le désignant par un
gérondif (écrivant), on insiste sur l’acte en train de s’accomplir et c’est précisément
ce qui nous semble essentiel : le slameur comme incarnation d’une poésie vivante,
en acte, et exhibée comme telle, autant dans la déclamation que dans la façon dont il
s’implique lui-même dans le jeu307. En tant qu’orateur, il apporte assurément des
compétences que tout un chacun – que l’on soit ou non enseignant – ne maîtrise
pas, d’où l’idée de coupler la fin de notre séquence au CUEF avec un atelier théâtre.
En tant qu’animateur de ses textes et d’atelier, le slameur se distingue en outre par
une capacité qui peut être analysée en termes d’affordance308. Afin de reconsidérer
l’activité de préparation d’un cours. Sylvie Juliers (2006 : 5) a décrit ce concept
comme la capacité à inférer des propriétés des objets des potentialités didactiques :
« A traits rapides, on peut définir ce concept comme la perception d'une utilité ou encore
le potentiel pour l'action que recèle un objet, c'est-à-dire la capacité de ce même objet à
servir la volonté d'agir d'un sujet. « (p.6, nous soulignons)
Nous pouvons à notre tour convoquer cette notion pour souligner la capacité de
l’artiste-slameur intervenant en atelier et en présence de l’enseignant – ce dernier se
situant plutôt du côté de la préparation et de la planification – à tirer profit des
propriétés notamment médiologiques de l’objet slam309, et ce, non seulement en
termes de conceptions des séances mais aussi en vue d’une régulation des activités.
Nous avons insisté sur la nécessité de bien définir les rôles – d’accorder les voix du
slameur et de l’enseignant – parce qu’ils nous paraissent complémentaires, au-delà
d’un clivage manichéen entre le scolaire (ou la conformité à une norme) et le slam
(ou les mots en liberté). Entre ces deux extrêmes, il nous semble possible de trouver
un espace commun, un terrain d’entente. Si l’enseignant entre dans la danse des
mots en acceptant, via le pacte colludique, de se prêter au jeu sans pour autant
perdre de vue ses enjeux, alors l’atelier slam est en bonne voie, nous semble-t-il…
306
Voir le texte de Mots Paumés « Huitième merveille » en annexe VI.
307
Les slameurs exécutent généralement avec les élèves les jeux qu’ils proposent. (voir l’article de Lyor).
308
Concept emprunté à Gibson (1977), repris par Norman (1988) et par Sylvie Juliers, didacticienne du FLE :
(article consulté en ligne, voir en sitographie). Nous développerons cette notion dans notre prochain chapitre.
309
L’exemple du tableau utilisé par Katia pour son schéma introductif du parcours du poème (du cœur du
poète à celui du récepteur) en témoigne. (voir notre chapitre précédent et la photo en page de garde).
569
Conclusion partielle
Par rapport à la chanson, le slam nous semble à la fois plus accessible – car
propre à une appropriation qui passe par la mise en voix mais ne repose pas sur une
voix chantée mettant en jeu d’autres compétences – et créatif dans les procédés
utilisés. Porté par un flow proche de la voix parlée tout en étant souvent scandé – du
fait d’un jeu sur les accents prosodiques –, il peut servir de trait d’union entre une
(des) écriture(s) littéraire(s) et des discours ordinaires relayés par la presse et les
medias. Catalyseur d’une libération prosodique, l’atelier slam favorise une approche
phonostylistique et une énonciation corporéisée ; il représente un mode sémiotique
facilitant la découverte et l’appropriation des schèmes interactifs et rythmiques312. A
la différence du théâtre, il propose une mise en voix – voire une mise en corps et en
scène – de ses propres textes, ce qui peut passer par l’apprentissage « par cœur ».
En outre, il permet une diversification des rôles au sein du groupe, l’auditeur
devenant auteur, d’où un effondrement du quatrième mur qui caractérise le théâtre
selon Diderot. Il offre alors la possibilité de trouver sa voix dans une langue
étrangère (Pierra), de se l’incorporer et de trouver son rythme tout en s’accordant à
la cadence du groupe (Meschonnic), via l’expérience d’une poésie animée et vivante,
qui plus est « animante » en termes de créativité.
310
Distinction utilisée en FLE et en usage dans l’enseignement des langues vivantes : voir par exemple la Lettre
du Recteur de l'académie de Grenoble du 18/01/2007 (sur le site de l’Inspection Académique de Grenoble)
311
« Par l’emploi du terme "oralité", nous cherchons d’une part à prendre de la distance par rapport à la
tradition qui a enfermé toutes les activités de communication verbale dans le terme " oral", d’autre part à
régénérer le processus d’apprentissage de tout ce dont dispose l’humain pour communiquer verbalement avec
ses semblables. » (Lhote et al., 2000 : 22)
312
Voir la vidéo illustrative de ce chapitre.
570
571
Chapitre 14
De l’artiste à l’animateur,
l’
de l’école au musée : des
approches multivariées
313
« Fier d’être ton frère », John Banzaï et Souleymane Diamanka (2007 : 16)
314
Ce terme s’apparente à un mot composite qui semble redondant si l’on ne tient compte du sème « variable »
(au sens statistique) ici contenu dans le morphème « varié ».
315
Dans un cadre périscolaire, le nombre de participants est généralement limité à 12-15 personnes.
574
Corps Malade qui assume pleinement son rôle de slanimateur. Afin d’approfondir
l’analyse, nous convoquerons des concepts comme celui d’affordance (Gibson,
Juliers), dont nous avons esquissé les contours et que nous mettrons en rapport
avec la mouvance précédemment définie (Zumthor), l’affordance – en situation de
performance – pouvant donner lieu à une mouvance partielle du texte.
Après avoir synthétisé notre démarche sous la forme d’un parcours « A la
rencontre du slam »316, nous envisagerons les pistes et les pratiques d’ateliers mis
en œuvre par les trois slameurs dont nous avons étudié les néostyles, puis nous
ouvrirons notre recherche à des perspectives de projet multi-artistique.
Ces deux contextes peuvent confluer via certains objectifs ou concepts que sont par
exemple ceux de fluence - appliqué à la lecture oralisée en FLM - et de fluidité
verbale319 en FLE. Travailler le flow est en effet susceptible de favoriser ces deux
aspects majeurs d’une pratique orale de la langue, même si chacun implique aussi
des compétences spécifiques et s’applique à un champ différent.
316
Voir le livret présenté en annexe XII.
317
Voir notre chapitre 11 pour la délimitation de ces deux notions de séquence/unité didactiques (p.474).
318
Les élèves intégrés à de tels dispositifs ne bénéficient que de quelques heures hebdomadaires de FLE/FLS,
ce qui ne permet pas nécessairement la réalisation du parcours en tant que tel. Voir l’expérience en CIPPA FLE
relatée dans notre chapitre 11.
319
« La fluidité verbale concerne au premier degré l’aspect temporel et séquentiel de la parole » même si la
notion recouvre plus généralement « la capacité et l’aptitude non seulement à s’exprimer et à comprendre le
sens des énoncés mais aussi à produire des paroles adaptées (…) et à gérer la co-énonciation » (Lhote et al.,
2000 : 34-35).
575
Fluidité verbale (< lat. fluidus) Flow (slam) Fluence (<angl. fluency)320
Didactique FLE (expression orale) Mise en voix expressive et rythmée Didactique FLM (lecture orale)
La progression établie repose, pour chaque fiche, sur l’articulation entre un texte,
une situation d’écriture et une forme de créativité – renvoyant aux matrices
précédemment définies – induites par un slam dont l’exploration ou la seule
320
Notons que l’anglicisme fluence (du latin, fluere) n’est pas répertorié dans le PR (2003) alors que « fluidité »
est attesté dans cette acception. Ce dernier s’applique à une aisance (to speak fluently) dans l’EO alors que la
fluence s’approche de la notion de « flux » appliquée à la lecture orale. L’équipe de Michel Zorman
(laboratoire Cogni-sciences, Université Pierre Mendès-France, Grenoble) et les éditions La Cigale ont élaboré un
dispositif d’entraînement à la fluence pour améliorer les compétences des jeunes lecteurs (voir en sitographie).
576
A ces huit étapes s’ajoutent des fiches jeux, qui pourront être mises en œuvre au fur
et à mesure des séances, afin de favoriser une entrée dans l’écriture (La « bombe de
577
321
Unité 2 intitulée « Vous avez-dit culture ? », cette double page étant consacrée aux Arts de la rue en
particulier, comme l’indique le palimpseste.
578
rencontrées en LP pour la mise en voix des textes produits, qui se sont émoussées
lors de la dernière séance, nous semblent témoigner d’un « mal à parler ». Nous
rejoignons alors Siouffi sur la nécessité de remettre à l’honneur les arts du langage :
« Temps de réconcilier en français les apprenants avec leur propre culture rhétorique,
avec leur propre ressenti, avec leur propre vécu du langage. En bref, le temps est venu
des « arts du langage » ! » (2007 : 276)
322
Filières bac pro maçonnerie, filières ORGO pour « Organisation et Réalisation Gros Œuvre », FROID (18/01)
et BOIS (25/01). Nous avons assisté à ces deux rencontres en tant qu’observatrice et enquêtrice.
323
Voir notre chapitre 3 : la question « le slam en un mot » a été posée aux slameurs/slameuses sondés et
diffusée par leurs réseaux sociaux, mais ne visait pas, comme c’est le cas ici, à mesurer l’évolution des
représentations.
579
324
Comme équivalent de l’anglais lyrics dans le technolecte du rap ou de la chanson.
580
Outre les deux premiers objectifs centrés sur l’objet slam, le dernier enjeu apparaît
fondamental en ce qu’il se détache de cet objet pour atteindre à la démarche de
325
Document d’information et d’accompagnement des projets pédagogiques disponible sur le site du slameur.
326
Exemples indicatifs de contenus : poésie et libre expression ; déroulement d’une slam session ; scène
ouverte et télévision ; slam, écriture et improvisation ; slam et rap, ressemblances et différences.
581
création et au projet artistique en général (voir supra les résultats de l’enquête), d’où
la finalisation possible par un spectacle.
Par rapport à ces objectifs annoncés, la rencontre s’est déroulée selon une trame
commune aux deux groupes, que l’on peut décomposer en quatre étapes
principales : déclamation puis entrée en matière, seconde déclamation suivie d’une
analyse, discussion et création collective.
327
Etapes Contenus Slams (1) Slams (2 )
Déclamation/ entrée en Déclamation + émergence des « Bienvenue »
slam + entrée en matière représentations + éléments de
définition
Déclamation + analyse Texte + pistes d’interprétation « Cybercaféine » « Peine :
capital »
Discussion + déclamation Echange sur le métier de slameur « L’avodka du diable » (choix
des élèves)
Micro-atelier collectif Création collective à partir de mots
proposés par les élèves
Tableau 13 : Déroulement des rencontres avec MP au lycée Roger Deschaux
Pour les deux groupes, l’entrée en slam s’est faite via l’interprétation du texte
« Bienvenue » qui constitue le prologue de l’album Songes déments (2009). A
travers ce slam, Mots Paumés a ouvert un horizon d’écoute adéquat : « Il reste la vie,
la joie et le bruit de la slam poésie… »328 Au cours de la déclamation, un élève a
observé le lien avec la publicité, ce dont le slameur saurait tenir compte en
choisissant le deuxième texte objet de déclamation329. A l’issue de ce slam offert en
guide d’ouverture, il est revenu sur cette remarque en précisant qu’il s’agissait en
quelque sorte d’un échauffement qui visait aussi la mise en place des « règles du
jeu », soit d’un pacte colludique.
Afin de faire émerger les représentations des lycéens et de se donner les moyens
de s’adapter à ce public, Mots Paumés a sondé le premier groupe (18/01/11) quant à
son rapport à l’écriture : à la question « Est-ce qu’il vous arrive d’écrire pour le
plaisir ? », un élève a répondu en citant le réseau social Facebook et le plaisir
d’écrire des commentaires et autres « statuts ». Saisissant au vol cette piste
thématique, il choisirait par affordance le second texte interprété, ayant trait à l’homo
informatis. Pour le second groupe (25/01/11), le slameur a sollicité les
représentations des élèves vis-à-vis du slam et de la poésie : il a d’abord réitéré
327
Le choix du deuxième slam déclamé a différé de la première à la seconde rencontre.
328
Notons que dans le texte initial (voir en annexe VI), seul le lexème « poésie » était présent, alors qu’il est ici
combiné au lexème « slam » : il s’agit là d’une zone de mouvance.
329
« Peine : capital » (voir notre corpus MP)
582
autres mots d’esprit, il a souligné son ambition de chercher d’autres façons (outre les
rimes) de faire « sonner la langue » et « rebondir les syllabes ». Dans cette
perspective, il a introduit le concept de rime multisyllabique et donné des clés
d’interprétation en mettant en lumière figures de sons et de sens. Le recours à une
variation du flow - se traduisant notamment par un ralentissement du débit - a permis
de dissocier le signifiant (mis en relief par un flow rapide, scandé) du signifié (avec
un flow plus lent se rapprochant du parlé). Notons d’ailleurs le rôle des micro-pauses
dans la déclamation, nécessaire au repérage d’un jeu de mots, de mots à double
entente, ou à la mobilisation d’un sous-énoncé via une structure
331
palimpsestuelle (« me débrancher de toute cette méprise // électrique » ). Il s’est
ensuite livré à une discussion à bâtons rompus, les questions fusant quant à ses
goûts, ses choix artistiques, son statut d’intermittent du spectacle. Des interrogations
sur ses influences l’ont conduit à évoquer une multilocation de la culture (De
Certeau, 1993). Interpellé sur la filiation entre slam et rap, il a défini le premier
comme un dispositif ou un contenant ouvert, tandis que le rap est conditionné en tant
que genre musical332.
Pour clore la séance, il a proposé un atelier d’écriture collective, qui n’est pas
sans rappeler l’improvisation d’écriture telle que développée et pratiquée par les
slameurs lyonnais de la CIEELL333. Saisissant à la volée des mots énoncés par les
lycéens, et profitant par là-même de l’occasion de démontrer en acte que le slam est
ouvert à tous les possibles et à tous les registres - dont l’argot -, s’agissant
précisément de « repousser les limites du vocabulaire »334, il a commencé à élaborer
au tableau un texte collectif, sous la dictée des élèves. A partir d’un premier mot
(« footballeur »), il a montré comment il procédait pour chercher des rimes
331
« Cybercaféine »/« Le réseau » : la pause permet ici de bien dissocier le lexème « méprise » du lexème
« prise » attendu en combinaison avec « électrique ».
332
Filant la métaphore culinaire, il a expliqué que les recettes du slam sont libres, alors que les ingrédients sont
imposés dans le rap, comme genre musical : « Dans nos shakers, on met des rimes » (Ami Karim, voir p.265)
333
« Constellation d'Improvisation d'Ecriture Ephémère Ludique Lyonnaise » fondée par Marco DSL. Selon la
plaquette de présentation conçue par MP (2009), le public inscrit sur des bulletins des mots, des thèmes, des
syllabes qui seront tirés au sort et auxquels les slameurs ajoutent des contraintes de forme, avant de se lancer
« stylo à la main, à l’assaut de la feuille » : les textes sont ainsi créés sur scène, en direct, et les créations
aussitôt interprétées. Voir aussi notre glossaire (entrée « Improvisation »).
334
Les « Polysémiques », collectif de slameurs rhônalpins auquel MP est associé, prétend justement, dans son
descriptif des ateliers proposés, « repousser les limites du vocabulaire », soit « laisser libre cours au verbe et
permettre à chacun d'exprimer sa création pleinement. » « Tout est mot, précisent-ils, les noms, les prénoms,
les marques, l’argot, le jargon (langage professionnel), les mots étrangers… (…) L'écriture ainsi désacralisée, se
révèle à la portée de tous et chaque parole trouve sa place dans le jeu des mots. Les ateliers sont en réalité un
nouvel espace de liberté apporté aux participants. » (voir en sitographie le blog de ce collectif)
584
335
Ce qui revient à rechercher des paronomases (voir notre glossaire).
336
Balle, ballon, balance, balai… navet, navette, Navarro, naval…
337
Voir ce texte en annexe VI.
585
réception s’est trouvée facilitée par des consignes d’écoute et par une prosodie
expressive. Il a culminé dans la proposition d’écriture collective consacrant
l’aboutissement de la démarche par le réinvestissement des apports et la mise en jeu
de l’interactivité. Notons l’enjeu didactique de ce pacte colludique qui, en contribuant
à désacraliser l’acte d’écrire, est susceptible de faire évoluer le rapport à l’écriture, de
lever des inhibitions liées à des représentations-obstacles (Penloup, 1999).
338
Si l’on se réfère à l’origine de ce terme qui n’est pas répertorié comme substantif, il est dérivé du verbe to
afford, pour « to provide something or allow something to happen » (Longman Dictionary of Contemporary
English). Quant à la définition originale de Gibson, elle stipule l’importance de l’interactivité : “He also coined
the term "affordance," meaning the interactive possibilities of a particular object or environment.”
(encyclopédie en ligne, voir en sitographie Il s’agit d’un néologisme par conversion comme le précise le
psychologue : ”The verb to afford is found in the dictionary, but the noun affordance is not. I have made it up. I
mean by it something that refers to both the environment and the animal in a way that no existing term does.
It implies the complementarity of the animal and the environment” (Gibson, 1979 : 127).
339
Ce constat rejoint l’analyse de Sylvie Juliers (2008) observant que les enseignants sont généralement
tournés vers la planification et l’anticipation de leur cours.
586
340
Si cet élève se réfère manifestement aux « mots », faisant allusion au blase du slameur, nous pouvons
appliquer cette phrase aux élèves en tant que public que MP a su intéresser et convaincre, en dépit de
réticences manifestes : « j’ai rien compris » a remarqué un élève à l’issue du premier texte slamé.
587
mystique. Dès lors, il semble que la rencontre ait été perçue non seulement comme
une découverte mais au-delà comme une expérience au sein de laquelle les élèves
se sont sentis impliqués, voire enrôlés, soit initiés au sens fort de ce terme. Notons
qu’une combinaison binominale comme « Initiation au slam » aurait été moins
connotée : c’est ici l’adjectivation qui permet d’insister sur cette dimension tout en
conservant le lexème slam – slam session – comme accroche et nœud sémantique.
Au-delà de la définition du slam comme « moyen de s’exprimer », « texte très
réfléchi » et construit avec des mots « recherchés », « à double sens », c’est la
transmission symbolique d’une « passion » qui est perçue par cet élève, ce qui
rejoint notre constat précédent quant aux enjeux de la venue d’un artiste. S’il a saisi
la « philosophie » et la « culture », qui nourrissent l’œuvre du slameur, c’est que
cette initiation l’a amené bien au-delà de la seule rencontre. Sur un mode
expérientiel et collectif, il a été confronté à la « création », au poieien en jeu et en
acte. C’est non seulement à l’histoire du slam mais aussi, et surtout, à « l’éthique et
la philosophie d’une pratique » (voir supra) que les élèves ont été sensibilisés,
plongés dans une atmosphère créative (Bing, 1993) conforme à l’esprit du slam. On
entrevoit là comment le slameur grenoblois a réussi à transmettre aux lycéens le
sens et l’essence de sa discipline, tout en leur donnant accès à la signification qu’il a
lui-même élaborée en se l’appropriant. Au-delà des « mots paumés » et des clés
d’accès à son propre néostyle, ce sont autant de portes ouvertes vers une libération
du verbe.
En ce qui concerne Souleymane Diamanka, dont les poèmes ont fait l’objet de
notre chapitre 9, nous avons mis en place deux types d’atelier : d’une part, une
séance réalisée au CUEF avec des étudiants de niveaux hétérogènes, où il n’était
présent qu’à travers son texte et la photographie de son bloc-notes ; d’autre part, un
atelier qu’il a animé dans le cadre périscolaire d’une bibliothèque municipale, sur
trois jours consécutifs et qui a donné lieu à une restitution publique en juillet 2011341.
Ce faisant, nous visions aussi à « établir un pont entre deux mondes qui s’ignorent »
(Penloup, 2000b : 33), entre les sphères scolaire et extrascolaire ou périscolaire.
341
Voir la photo en page de garde et la vidéo illustrative de ce chapitre.
588
342
Cette séance s’inscrit dans le prolongement de notre expérimentation précédente (chapitre 13), mais avec
un groupe différent et avec le double enjeu d’explorer plus avant le travail sur la phraséologie et la capacité
d’un texte de slam à se prêter à des exploitations différenciées selon les niveaux des étudiants.
343
D’après J.B. Brunius, cité par Vermeersch (1996 : 29).
344
Ce poème figure sur la page Myspace du slameur (voir en sitographie).
345
Jean-Michel Adam utilise cette formule à propos du poème de Claude Roy « Si », cette conjonction opérant
« la création d’un univers ». En l’occurrence, il nous apparaît que la formule « N’deysaan » joue ce rôle : « la
communication littéraire-poétique s’accomplit dans un contexte de suspension du modèle de vérité social
actuel. » (Adam, 1983 : 163)
589
346
Meschonnic évoque en ces termes la paronomase qu’il définit comme « inclusion partielle ou totale d’un
signifiant dans un autre » (2005 : 166).
347
Voir notre chapitre 9 consacré à l’analyse du néostyle de ce slameur.
590
L’entrée en matière s’est faite en deux temps : en salle multimédia d’abord, pour
une investigation sur la toile, puis en classe pour une incursion dans l’univers
poétique du slameur. En salle multimédia, les élèves se sont livrés à une préparation
de l’activité via une recherche sur le slam (le concept, ses origines et ses modalités).
En amont, l’enseignante avait intégré à la rubrique « culture » de son blog des liens
permettant aux apprenants d’explorer l’histoire et les fondements du mouvement : un
lien vers le site Planeteslam, site de référence sur la question, leur permettait de se
confronter à une définition écrite, puis un second vers le site d’Arte les a amenés à
découvrir le fondateur du slamming, à travers la transcription d’une interview et de
performances filmées. A partir de là, les élèves de niveau avancé devaient prendre
des notes pour pouvoir rendre compte en français de leur recherche sous la forme
d’un exposé. En classe, c’est le bloc-notes du poète qui a servi de support pour une
entrée en matière visant à pénétrer dans le processus de création d’un poème. En
observant les caractéristiques de ce texte, les étudiants ont émis des hypothèses sur
le type d’écrit dont il relevait : une élève a suggéré qu’il s’agissait peut-être d’un
journal intime, d’un agenda (diary) ; une autre a remarqué que cela ressemblait à un
poème, ce qui a permis d’introduire (ou de réactiver) le métalangage poétique
adéquat (vers, strophes, rimes, anaphores). Une fois identifiés la forme poétique et le
348
Cette activité s’adresse à tous les niveaux, l’accès aux investigations documentaires étant facilité par la
présence d’interview en anglais du fondateur, mais l’exercice de restitution sous la forme d’une exposé était
destinée aux élèves de niveau avancé.
591
thème, éclairé par les circonstances dans lesquelles ce poème a été écrit (la journée
du 8 mars), la construction en a été commentée : sur quel type de progression est-
elle basée ? A partir de là ont été repérés les anaphores, liens sonores et
sémantiques d’un mot à l’autre, d’un vers à l’autre. D’une manière générale, cette
entrée en matière via le manuscrit visait à susciter une curiosité, un horizon d’attente
particulier. En découvrant et en décrivant un livre, puis un cahier, avec une main –
supposément celle du scripteur –, les étudiants ont été confrontés à des aspects
médiopoétiques qui tendent à rendre l’écriture plus concrète, plus accessible.
349
Voir notre glossaire, entrée « flow ».
350
Voir les fiches correspondantes en annexe XII.3.
351
Nous utilisons cet anglicisme pour « texte à trous », en l’empruntant à Taylor (1953) qui a défini le test de
closure et de là, la tâche de closure consistant à retrouver dans un texte tronqué les mots manquants.
592
352
Qualifiée de “spoken word poet”, cette poétesse est connue pour ses performance*s et son projet VOICE :
“VOICE (Vocal Outreach Into Creative Expression) is a national movement that celebrates and inspires youth
self-expression through Spoken Word Poetry.” (voir en sitographie)
593
Contexte
Déroulement
L’atelier s’est déroulé sur trois jours consécutifs, soit trois séances de deux
heures suivies d’une restitution d’une demi-heure sur une scène installée en plein
air355 ; les séances ont eu lieu les après-midis, à un horaire fixe (14-17h). La
progression, basée sur des réécritures successives à partir d’une consigne initiale
simple, de « structures syntaxiques tremplins » (Vermeersch, 1996 : 9), a permis
d’intégrer aisément les nouveaux participants lors des deux premières séances.
353
Elèves intégrées en classe d’accueil (CLA) et désireuses de progresser en français, l’une étant arrivée en
France depuis un an, les deux autres (ses cousines) depuis seulement 3 mois.
354
Les éducateurs de rue se sont efforcés de convaincre des adolescents du quartier de participer, ne serait-ce
qu’« épisodiquement » à l’atelier.
355
Dans le cadre du programme d’animation estivale « Un été au parc Paul Mistral ». Cet atelier relevait donc
d’une pédagogie de projet, avec une finalisation via la socialisation des écrits.
594
Les trois slams reproduits ci-après nous paraissent révélateurs d’une démarche
dont la simplicité même et la complexification progressive ouvrent un potentiel de
créativité. Les amorces (« je m’appelle, j’ai, j’aime, je viens… ») ont été reprises par
chaque élève, les strates de la réécriture restant apparentes pour Amel comme pour
Donjetta qui a intégré des alternances codiques dans sa langue natale356. La
contrainte des rimes multisyllabiques se traduit par des enchaînements
paronomastiques : Rahim, rime, hymne ; Myriam, slam, âme ; Amel, caramel…
Nombreuses, les rimes internes contribuent à scander le rythme par l’accentuation
des syllabes et des phonèmes assonancés : « J’ai onze ans et demi mais j’trahis pas
mes amis », slame Myriam. « J’ai onze ans et j’ai du cran, si t’en doutes, j’te laisse
dans le vent », clame Rahim. Si la première profite de cette expérience poétique
pour se livrer – jouant elle-même sur l’homonymie de ce lexème dans un lieu où elle
est précisément cernée de livres – et ce, avec sincérité, le second a intégré à son
slam une adresse fondamentale qu’il valorisera, lors de la restitution, par un flow très
scandé, quasi rappé. L’expressivité de son texte est mise en relief par une
typographie (balloooon) qui anticipe sur l’oralisation : Rahim s’est livré à un jeu sur le
signifiant qui se trouve ici matérialisé dans l’espace de la page. Celui qui s’est vu
surnommé « le roi de la rime » traduit ainsi sa quête de musicalité par le recours à
une matrice onomatopéique (« ouste ! »). Si le je est prégnant – les amorces
induisant une forme d’egotrip –, l’adresse émerge à travers une interpellation « si t’en
doute(s) ». L’enjeu identitaire passe alors au premier plan comme en témoignent
l’ancrage dans un quartier et la référence au foot. On peut cependant observer que
le pôle idéel (Reuter, 2000) semble avoir été sacrifié au profit du jeu sur la matérialité
des mots et aurait pu faire l’objet d’une réécriture : « Grenoble ville de nobles… »
apparaît d’ailleurs comme une formule récurrente dans les textes produits.
356
Souleymane Diamanka préfère parler de « langue natale » que de « langue maternelle » et c’est en ces
termes qu’il a présenté aux participants la possibilité d’intégrer cette langue originelle à leurs textes. (voir infra)
596
357
Constat que nous pouvons imputer aussi à ma présence, Amel étant le frère cadet d’un élève scolarisé dans
mon ancien établissement.
597
Affordance et mouvance
Un premier bilan peut être établi en termes d’affordance : c’est d’abord une
capacité à tirer profit du lieu que nous n’avions guère exploité lors de nos propres
expérimentations (la présence de livres, de dictionnaires, d’une salle de type
amphithéâtre pour travailler l’interprétation) ; c’est aussi la capacité à tirer profit d’un
groupe ouvert et riche dans son hétérogénéité même, afin de faire évoluer une
situation initiale (travail en binômes pour les percussions corporelles, apport de mots
lors du jeu « La bombe de rimes »359) et de délier les langues ; c’est enfin le choix et
la mouvance des textes ou la zone de mouvance instituée au sein de certains d’entre
eux. Ainsi « Les poètes se cachent pour écrire », qui « fonctionne bien » dans ce
contexte, comporte une zone de mouvance localisée dans le refrain qui permet
d’enrôler l’auditeur :
« C’est pas une légende, Rouda, regarde-nous »
→ « C’est pas une légende, mes amis, regardez-nous », (1)
→ « C’est pas une légende, Rahim, regarde-nous » (2)
Cette zone de mouvance dont le slameur avait esquissé les contours en entretien360
permet l’adresse à un public, qu’elle soit collective (1) ou individuelle (2), à travers
une interdiscursivité que le participant ici interpellé a précisément intégrée à son
propre slam (voir supra la production de Rahim). On retrouve là la dialectique entre
l’individuel – à travers l’écriture de soi, de l’intime – et le collectif via le moment de
partage poétique propre au slam. Or ce moment concrétise une capacité
d’affordance qui rejoint, d’une certaine façon, l’idée de slam offert361.
358
La hiérarchie sociale des langues a pu entrer aussi en ligne de compte ici, des langues comme l’arabe et le
turc étant peu valorisées dans notre société.
359
Ainsi les élèves dont le lexique d’avère plus riche peuvent enrichir le corpus de mots communs. Apport de
mots dont certains collectifs de slameurs nous ont confié l’efficience (voir notre entretien avec Rouda).
360
Entretien du 24/09/10, voir en annexe III.
361
Notons que l’un des sens du verbe to afford est précisément d’« offrir ».
598
Démarche : mouvance (interdiscursivité) / statut (slams offerts) & choix des textes
A f f o r d a n c e
362
Voir à ce sujet notre chapitre 9.
363
Francis Grossmann les définit comme « moments de lecture qui réunissent adultes et enfants (…) autour de
la lecture d’albums ou d’histoires ». Moments souvent informels et qui peuvent être considérés comme « des
formes de communication transgénérationnelle » (2001 : 136).
599
à tous publics. Cela revient à favoriser une écriture soutenue par l’échange,
l’échange étant impulsé par l’écriture. Or cette possibilité a été exploitée à plusieurs
étapes de la démarche, en jouant sur l’alternance de phases d’écriture et d’échange :
- à travers les situations de jeu préparatoires à l’écriture ;
- à travers les aides collectives apportées en réponse à des problèmes
d’écriture soulevés en cours d’écriture ou en vue d’une réécriture364 ;
- à travers la mise au propre des textes, le passage par l’écran de l’ordinateur
(autour duquel plusieurs participants étaient regroupés) encourageant de
facto les interactions et commentaires métatextuels.
Une autre spécificité de l’atelier slam tel que le conçoit Souleymane Diamanka
est qu’à travers la présence du slameur et sa prestation scénique, il reconnaît et
valorise le rôle du corps, s’agissant précisément de donner corps à un poème en
l’incarnant sur scène. Gisèle Pierra, dans un article intitulé « Le poème entre les
langues : le corps, la voix, le texte », décrit cette tentative de « rejoindre les mots par
le corps et le corps par les mots » : « tel est, il me semble, le pari de l’accès
esthétique au langage par le poème », conclut-elle (2003 : 360) tout en soulignant
que l’apprenant retrouve ainsi, via l’expérience esthétique, sa puissance de sujet
parlant dans et par l’autre langue » (2003 : 361). Qu’ils soient francophones ou
allophones, les slameurs en herbe ont éprouvé, intégré le corps et le rythme de leurs
propres mots. Ils se sont aussi confrontés à la cadence du groupe lors des
percussions corporelles exécutées selon des modalités variées : en collectif frontal
(les participants répondant au slameur-animateur), en duel (face à face, entre
participants) ou en groupes, comme en attestent les photos présentées ci-après.
Cette activité répond donc au besoin de trouver un rythme commun, qui permette
364
Voir aussi l’idée de « débats de création » suggérée par Fabien Piquemal (voir p.450).
365
De même que Francis Grossmann a noté « l’observation conjointe » des images d’un album dans le cadre
des lectures partagées (2001 : 14).
366
Nous soulignons. Article publié sur la toile : « L’apprentissage de la lecture s’est toujours opéré sur le mode
de la lecture partagée » (voir en sitographie).
600
Document 26 : Photos
hotos prises lors de l’atelier à la bibliothèque Teisseire Malherbe (8/07/11)
367
Voir notre glossaire, entrée « phases* ».
601
De l’interview…
368
Interview citée, disponible sur le site (voir notre sitographie).
369
Lettre à Madame Brenne, 8 juillet 1876, consultée sur le site de la BNF (voir en sitographie).
602
pour celui qui les reçoit. Quant à formuler un message à l’attention des professeurs
de français, le slameur les incite simplement à écrire, ou plutôt à faire écrire de la
poésie et non seulement à en faire réciter. A ses yeux, le « par cœur » ne suffit pas
pour accéder au cœur de la langue : pour que les élèves s’approprient les mots et
constatent leur pouvoir, il faut qu’ils trouvent les leurs, qu’ils expérimentent et
éprouvent rimes, assonances et jeux de mots. D’après le slameur, c’est par ce détour
ludique - ou colludique, serait-on tenté d’ajouter - que l’élève peut redécouvrir le mot
poésie et goûter au plaisir qui s’ensuit370. Dans ces conditions, le slam pourra être
appréhendé comme une passerelle vers la poésie classique, et le slameur assume
pleinement ce rôle de passeur.
… à l’entretien
Au delà des convictions qui l’animent et dont il fait part dans la presse, c’est sur
la façon dont il conçoit et anime les ateliers que nous avons invité GCM à s’exprimer
lors de notre entretien du 21 juillet 2011371. De fait, le slameur de Saint-Denis aime à
faire référence dans ses textes au monde scolaire qu’il côtoie, entre autres lieux où il
anime des ateliers. Dès 2005, il a fondé l’association « Flow d’encre » grâce à
laquelle des ateliers d’écriture fleurissent en Seine Saint Denis372 ; il participe au
projet « 93 La caravane de mots » aux côtés d’autres slameurs et activistes du slam
comme Didier de Kabal, Félix J., Hocine Ben, Ami Karim.373 Fabien Marsaud nous a
donc confirmé qu’il animait encore régulièrement des ateliers ponctuels – le plus
souvent sous la forme de rencontres ou d’interventions de deux ou trois heures – et
ce, dans des lieux divers et variés, soit des établissements scolaires mais aussi des
prisons, des maisons de retraite374 :
« Les petits projets en bas de chez moi qui me font du bien, j’y mets du cœur
Car j’ai besoin de ces heures à la résidence Croizat
Toutes ces mamies sont mes grandes sœurs et quand elles slament, crois-moi
Y’a de l’émotion au-delà des normes quand leur vie devient un thème » (2010)
370
« A partir du moment où l’élève aborde l’écriture sous un aspect ludique – on joue avec les mots – il se les
approprie, il apprend plus facilement et il voit la poésie sous un autre angle. Il voit le mot poème un peu moins
ringard… » (interview citée)
371
Voir en annexe III.17 la transcription de l’entretien et l’extrait en illustration de ce chapitre.
372
Dans des centres sociaux, des écoles, à la maison des adolescents de l’hôpital Avicenne de Bobigny.
373
L’objectif de ces ateliers d’écriture itinérants en Seine Saint Denis étant ainsi formulé : « Par le biais du slam,
mettre en évidence l'énergie créatrice des jeunes de notre département, avec des ateliers menés par des
intervenants soigneusement choisis pour leurs qualités artistiques mais aussi pédagogiques. Prendre
conscience de l'importance de l'espace de parole, créer cet espace, le faire vivre et en faire connaître la
valeur. » (voir le site de Didier de Kabal en sitographie)
374
Pour autant, l’affordance ne semble pas aussi importante pour lui que pour d’autres slameurs comme SD ou
MP dont certains textes sont mouvants, au gré des lieux et des auditeurs.
603
Interrogé sur « l’utilité » de ses mots dont il lit l’impact dans les yeux d’enfants375, il a
évoqué l’identification de certains de ses « petits fans » à son personnage,
indépendamment de toute prétention à dispenser un message376. Plus que
messager, il se dit passeur de mots et d’émotions, passeur d’histoires aussi, qu’il
s’agisse de sa propre histoire comme dans le texte éponyme « Midi 20 » (2006), ou
d’histoires plus ou moins fictives comme dans « Rachid Taxi » (2010). Grand Corps
Malade en revient alors émotions suscitées par ces mêmes histoires, qui sont la
matière première de son écriture. En témoigne la métaphore filée sous le titre de
« L’école de la vie », établissement solaire où il déploie à partir de ce palimpseste377
le champ sémantique afférent à l’univers scolaire en substituant aux disciplines des
sentiments et valeurs :
« Au cours de liberté, y’avait beaucoup d’élèves en transe
Le cours d’égalité était payant, bravo la France
Pour la fraternité, y’avait aucun cours officiel
Y’avait que les cours du soir, loin des voies institutionnelles » (2010)
L’idée de transmettre une émotion, nous a rappelé Fabien Marsaud, est inhérente au
concept même de slam, qui implique de mettre une claque à l’auditoire, soit de
laisser une trace émotionnelle, d’une façon ou d’une autre. Voilà donc l’essence du
slam, ce qui l’anime définitivement378 et le conduit à transmettre sa discipline au sein
des ateliers. Il ne prétend nullement « apprendre à écrire » aux participants, visant en
toute simplicité à impulser le désir d’écrire, en tirant profit de la dynamique du
groupe : « Je suis juste là pour essayer de créer une émulation, de créer une
condition, un climat de confiance pour essayer de faire écrire en groupe. » (14)
Quant aux « méthodes » utilisées, elles procèdent de la même simplicité, à l’image
de cet exercice que nous avons vu mis en œuvre par Souleymane Diamanka (voir
supra) et qui consiste en un quatrain de présentation écrit à partir d’amorces :
exercice emprunté à Gérard Mendy, « ponte des ateliers slam » dont nous avons cité
la contribution à l’ouvrage Passeur de poèmes (2008) et que l’on retrouve dans le
guide élaboré par le collectif 129H sous le titre « Qui suis-je ? ». Cet exercice
simplissime est mis en pratique par de nombreux slameurs en guise d’entrée en
375
Voir la citation mise en exergue à notre chapitre 11 : « Merci Renaud, et Gaétan… » Au sein de chacun de
ses derniers albums, il consacre un slam aux « Remerciements » à son public, à la chronique d’un
er
succès grandissant : il en va ainsi des textes « Du côté chance » (2008) et « 1 janvier 2010 ».
376
Identification joliment mise en scène dans le roman de littérature jeunesse Suivez-moi jeune homme ! (Yaël
Hassan, 2007), dont le héros est un adolescent hémiplégique qui rencontre simultanément son voisin « sauveur
de mots » et le slam à travers les mots de GCM.
377
On voit là comment le palimpseste alimente la portée métaphorique du texte.
378
Nous reprenons ici l’un des titres de son dernier album (2010).
604
écriture car il présente l’avantage de s’adapter à tous les publics. Notons cependant
que chaque slameur se l’approprie en lien avec son propre style : celui d’une écriture
métrique pour Rouda et sa Musique des lettres (2007)379, celui d’une écriture métisse
qui tend parfois à la narration pour Grand Corps Malade. Ce dernier propose en effet
d’ajouter un second quatrain à partir des amorces « Hier », « Aujourd’hui »,
« Demain », « Un jour », inscrivant par là-même une temporalité narrative au cœur
du slam. D’une manière générale, il s’agit de mettre en confiance le participant, en lui
montrant qu’il est « capable de créer » (22), tout en tirant profit de la dynamique du
groupe qui pourra par exemple contribuer à un corpus de mots imposés pour écrire
un slam. Il en résulte une ouverture fondamentale aux variations intra et inter-
linguales, point commun à tous les ateliers que nous avons suivis. En ce qui
concerne la place de ses propres textes dans les rencontres, il nous a dit procéder
fréquemment, comme Mots Paumés, à une mise en situation à travers un de ses
slams à la façon d’un « attentat verbal » qui lui permet de décliner son identité de
slameur tout en illustrant en actes ce que peut être le slam380 : les mots, les
émotions, la parole et la scène en partage.
Dans la mesure où le slam fait feu de tout lieu, et où le lieu choisi n’est pas sans
incidence sur la tournure prise par l’atelier, nous avons réfléchi à la possibilité de
faire intervenir des slameurs dans des musées : en tant que passeurs de poèmes et
plus généralement de mots, rôle qu’ils assument pleinement. De l’idée d’organiser
des visites slamées, nous avons évolué vers la possibilité d’animer des ateliers slam
dans ce contexte qui nous semblait propice à une atmosphère créative.
Le concept des visites slamées nous a d’abord été exposé par le slameur
allemand Bas Böttcher lors de l’entretien qu’il nous a consacré381. A l’occasion d’un
projet intitulé « Tempête d’images verbales » (Verbaler Bildersturm), l’artiste s’est
379
Dans le guide pédagogique cité (129H, sd : 42), il est précisé que cette activité vise aussi à familiariser le
participant avec les notions de quatrain, rime, mesure.
380
Les slameurs que nous avons suivis et avec lesquels nous avons coanimé des ateliers ne procèdent pas tous
ainsi, certains préférant, à l’instar de Boutchou ou de Souleymane Diamanka, attendre le cours ou la fin de la
séance pour slamer, afin de ne pas induire de blocage ou de conditionnement.
381
Entretien du 14/10/10, voir en annexe III.11
605
attaché à écrire, avec son collègue Timo Brunke, des slams sur des tableaux pour
conduire les visiteurs dans des musées visant à créer des « accès émotionnels » aux
tableaux présentés, à l’opposé de visites « traditionnelles » fondées sur l’histoire de
l’art. Cette expérience témoigne d’une poésie en mouvement et d’une poésie
passerelle, où demeure la préoccupation d’une adresse et d’une accessibilité à tous,
ou plutôt à chacun. A leurs yeux, il s’agissait de créer une œuvre qui mette le
spectateur – le récepteur – en mouvement, qui le provoque au sens premier de ce
terme, qui l’appelle et le captive. A l’instar de Bas Böttcher, le québécois Ivy s’est
livré à des visites slamées au Centre d’Histoire de Montréal et relate cette expérience
dans un article publié sur son blog382. Il dit avoir été saisi par la magie du lieu :
« Il y a un je-ne-sais-quoi là-bas, qui tient autant à l’ingéniosité des expositions qu’aux
lieux eux-mêmes. Ce mélange de modernité, d’astuce architecturale et de générosité
des présentations a fait tilt. Tout de suite j’entendais certains slams, je voyais certains
slameurs prendre possession des lieux. »
Et le slameur québécois de préciser le déroulement de cette visite hors-normes,
conçue comme un voyage dans le temps et dans l’espace du musée :
« J’ouvrais l’expo avec Immi_Grand_Slam (sic)383, dans l’intention de paver le chemin à
la thématique. Je slamais dans l’entrée, tâchant de capter les visiteurs réunis autant que
retenus par notre guide. »
A la différence de Bas Böttcher, les textes slamés durant la visite n’ont pas été créés
in situ mais sont issus du répertoire du slameur et transposés dans ce contexte. Pour
autant, l’expérience n’en a pas été moins interactive :
« Nous avons répété la visite à trois reprises. Étrangement, ce fut éprouvant; car bien
qu’on ait eu peu de textes à faire (toujours les mêmes en fait), il s’agissait à chaque fois
de faire porter sa voix et d’interagir à la manière d’un slam sauvage, ce qui est très
exigeant quand même. Mais les gens ont semblent-ils énormément appréciés. » (sic)
En France, quelques expériences similaires ont été menées dans le cadre des
Journées du patrimoine ou de la Nuit des musées384, sans qu’il y ait nécessairement
d’affordance par rapport à ce lieu. De fait, le musée peut être investi par des
slameurs comme tout autre espace public est susceptible de l’être. Or de notre point
de vue, c’est le potentiel inhérent à ce lieu qui est porteur de créativité, dans le cadre
d’un atelier d’écriture : « La peinture est de la poésie muette. La poésie est de la
peinture aveugle. » résume Léonard de Vinci dans son Traité de la peinture (2003).
382
Visites slamées dans le cadre des Nuits Blanches en 2008 (voir en sitographie).
383
Il s’agit du titre d’un poème de son album-recueil Slamérica (2007) : mot composite et mot-emblème
cumulant amalgame (« Immigrant + Grand Slam ») et composition.
384
Slam haïtien au Quai Branly et au Grand Palais, visite slamée annoncée sous le titre « Un air de vague à
slam », l’idée étant que « les poèmes prennent vie avec la voix d’un passeur de mots. » (voir en sitographie)
606
Dans cette perspective, le collectif Rémois « Slam Tribu » s’est livré à une
expérience intéressante d’appropriation d’un musée ou d’une exposition par le détour
des mots du slam, dont témoigne le flyer ci-dessous prônant « une autre approche
des œuvres par le biais de pratiques artistiques diverses ». En pratique, deux
séances (avec 2 groupes de 10 participants maximum) ont été consacrées à la
conception des slams et une scène exceptionnelle était prévue pour la restitution385.
Le point de départ était une visite guidée « classique », l’aboutissement étant la
création d’une visite slamée par l’animateur ET les participants. Entre temps, les
ateliéristes386 avaient collecté mots et émotions dans les salles de l’exposition et
choisi librement les tableaux inducteurs, le slameur/animateur ayant aussi apporté
des citations des peintres concernés pour alimenter la création. Les productions
jointes en annexe XII.4, et résultant de scripteurs adultes, traduisent la créativité
lexicale (création par composition/conversion pour la première production, suffixation
pour la deuxième387) et la libération de l’imaginaire par la réécriture palimpsestuelle
du poème de Rimbaud pour J.M., par le dialogue des arts pour M.B. qui a intégré à
ses extrapolations mandolinesques des toiles contemporaines ainsi qu’un album du
chanteur Thomas Fersen. En d’autres termes, le dispositif de visite slamée à
l’horizon de la création apparaît ici doublement libératoire. On entrevoit d’ailleurs
comment les indices prélevés sur le lieu de l’exposition (les noms des artistes) ont
été intégrés comme contraintes (en majuscules dans le texte de M.B.) et comment la
perspective de l’oralisation a pu influer sur la mise en mots
(dé/sar/ti/culé, dé/stru/ctu/ré…). Notons que la mise en espace
sur la page se justifiait non seulement
dans la perspective de la mise en voix,
mais aussi dans celle d’une exposition des
textes aux côtés des tableaux concernés.
388
Document 27 : Flyers Slam au musée
385
Voir le blog du collectif.
386
Terme proposé par l’animateur du collectif « Slam Tribu », Sébastien Gavignet dit Selecta Seb, à l’initiative
de ce projet (mail du 20/07/11).
387
« Lui parle-amant » (jeu de paronymie : parlement), « un Autre-à venir » (J.M.) ; « extrapolations
mandolinesques » (M.B.)
388
Ces deux flyers nous semblent encore révélateurs d’un usage néologisant du mot « slam » : intégré à une
combinaison hybride (« Slam’art ») dans le premier cas ; lieu d’une conversion du substantif en verbe dans le
second cas, sans que cette conversion ne se répercute sur la graphie (flexion verbale) du lexème.
607
389
D’autres projets ont été menés avec le musée de la Résistance et le l’Ancien Evêché.
390
Spectacle présenté le 7/06/08 dans la chapelle du Musée Dauphinois. Ont été créés pour ce spectacle avec
prise de notes in situ « Amnésie », « Apnée », « Peine : capital », « Les mains seules », « Livre penseur », « La
peur » et « Songes déments », tandis que les slams « Bienvenue », « Avec des fleurs », « Couleurs » et
« l’Amante » étaient réinvestis pour l’occasion.
391
Concept proposé pour la communication du musée, par opposition aux visites guidées « traditionnelles ».
392
Projet monté en partenariat avec le CASNAV (Centre Académique pour la Scolarisation des Nouveaux
Arrivants et des enfants du Voyage) de Grenoble pour l’année scolaire 2011-2012, dans le cadre d’un groupe de
réflexion (préparation d’une visite d’étude) sur « Cultures et intégrations ».
608
Partenaires :
Ville de Grenoble (musées et bibliothèque municipale)
Maison de la poésie Rhône-Alpes, Printemps des poètes
IUFM de Grenoble (atelier de pratique artistique)
A plus d’un titre, l’intérêt de ce type de projet artistique et culturel s’avère décuplé
pour des ENA, comme l’ont démontré Nathalie Auger et Gisèle Pierra dans l’ouvrage
publié sous le titre « Arts du langage et publics migrants » (2007). C’est d’abord à
l’art comme lieu de rencontre – « avec l’autre texte, l’autre rive, l’autre culture » –
que donne accès un tel projet, relevant autant de l’individuel que de l’universel :
« Les Arts du langage sont un lieu vivant de confrontations problématiques des corps,
des langues et des cultures. La matière sonore des mots, le rythme, la force des œuvres
et le désir tout simple de se traduire au monde en s’exprimant, en écoutant et en créant,
offrent l’altérité en partage (Auger & Pierra, 2007 : 263)
C’est bien dans le partage des mots, l’épreuve de leur matière sonore, le ressenti
corporel du corps des textes et des œuvres données à voir, à entendre, à vivre et à
créer que nos élèves de CLIN, de CLA, de LP, étudiants du CUEF et autres
participants aux ateliers décrits, se sont épanouis et s’épanouiront. C’est aussi, pour
393
Tel est le cas pour deux des slameurs retenus pour ce projet : Katia Bouchoueva et Souleymane Diamanka.
609
les élèves allophones, dans l’art comme lieu de dialogue des langues, comme
tremplin, passerelle entre langue première et langue seconde (Chrifi-Alaoui, 2007 :
351). Si l’art en général a pu être décrit par cette ex-enseignante de CLA comme
« partie entre-deux » (2007 : 352), le slam apparaît emblématique de cette zone de
confluence, de partage et de passage entre deux langues-cultures : lieu d’élaboration
d’un sujet parlant, d’un sujet écrivant, et même d’un sujet apprenant. La slameuse
d’origine marocaine « Tata Milouda », ayant découvert le slam à 60 ans alors qu’elle
suivait des cours d’alphabétisation, témoigne de ce parcours édifiant : « Mon stylo,
mon cahier, c’est ma liberté » conclut-elle dans un slam où elle revient sur le rôle de
l’écriture dans son émancipation et son appropriation linguistique394.
394
Tata Milouda a apporté son témoignage dans l’émission « Les objets » diffusée le 2/08/11 sur France Culture
(voir notre sitographie) où elle est revenue sur l’importance symbolique de ces deux objets dans son parcours.
395
Grand Corps Malade, « Attentat verbal » (2006).
610
Conclusion partielle
396
L’écriture partagée procède à notre sens d’une démarche globale et élaborée en tant que telle, alors que
l’écriture collective relève d’un dispositif, d’une modalité ou forme sociale de travail ponctuelle.
611
Conclusion
« Parce que la terre tremble quand tes mots s’enracinent dans
Les Sables du temps
Parce que mes batailles éviteront des guerres
Comme l’encre le sang
Parce qu’elle porte les âmes de tous les êtres qu’elle croise
Parce que j’ai bu comme toi… l’envers d’une autre phrase
Comme tu sais allier le soleil à la nuit et puis l’éveil au rêve
Certaines questions s’allongent
Et les réponses se soulèvent
C’est l’écriture qui nous prend
Et s’articule dans nos bouches
Parce qu’on pose des questions
A des réponses qui les touchent »
612
Au terme de notre parcours de thèse, cette citation2 prend une valeur conclusive
en ce qu’elle évoque la poésie comme voyage dans l’espace et dans le temps,
rencontre et métissage, partage et expérience sensorielle qui « nous prend et
s’articule dans nos bouches », mouvement, é-mot-ion, émotivation3 née au cœur
même des mots. Autant de traits révélateurs du slam auxquels il nous faut ajouter un
enjeu néopoétique (« l’en-vers d’une autre phrase »4) qui rejoint l’idée oxymorique
d’un enracinement et d’un envol, entraperçu dès notre citation introductive :
« Pourquoi ce poème est-il si loin de son papier d’origine en ce moment ? » (JB/SD,
2007) De la trajectoire du poète à celle de ses mots, la métaphore du papillon
renvoie au « Verba volent, scripta manent » dont les slameurs se jouent et qu’ils
déjouent : « Parce qu’on écrit un peu partout pour que nos paroles restent fugitives »
(Rouda, 2007). C’est à une écriture de l’éphémère, de l’envers et du divers qu’ils
aspirent, poètes néonomades entraînant dans leur sillage celles et ceux qui ont signé
le pacte colludique d’une poésie destinée à « porte(r) les âmes de tous les êtres
qu’elle croise ». Aussi le slam est-il invitation au voyage, de l’encre de la page au
partage de la scène.
Ce parcours nous a conduite à tisser des liens, en suivant le fil de l’oralité, avec
des traditions qui se déclinent différemment selon les époques et les latitudes.
Depuis l’Odyssée, les aèdes et autres rhapsodes, le mythe d’Orphée a suscité des
voix multiples : celle des griots africains, des majdoubs du Maghreb, des zajals
libanais… A la confluence de traditions diverses, le slam nous invite à une
réconciliation des deux compétences définies par Aristote : celle du « poète des
mètres », expert en maniement des formes, et celle du « poète d’histoires »,
inventeur de fictions et de personnages, auquel Octavio Paz fait écho en distinguant
le contar du cantar (1986). Si le slam est poésie clamée, clameur (Ferré), voire
exclamative (Valéry), il s’avère en outre, conformément à notre hypothèse centrale et
sans doute pour ces raisons mêmes, un haut lieu de créativité lexicale. Doublement
stimulée par l’expression d’un je singulier se traduisant par un néostyle et par la
1
« Parce que, à chaque voix, Orphée change, et recommence. Une Odyssée recommence. (…) Le poète montre
que l’odyssée est dans la voix, dans toute voix. L’écoute est son voyage. Et si l’écoute est le voyage de la voix,
alors s’abolit l’opposition académique entre le lyrisme et l’épopée. » écrit Meschonnic (2006 : 297-298).
2
Il s’agit de la suite du poème dont le début est mis en exergue à notre introduction. (voir l’illustration sonore)
3
Substantif dérivé de l’adjectif « émotivée » créé par Lauréline Kuntz (« Dixlesic », 2009).
4
Nous avons segmenté ce lexème pour souligner l’homophonie : en vers/envers.
613
dynamique (le jeu) d’une collectivité, cette créativité émane à la fois du jeu sur la
langue et du jeu dans la langue. Poète du quotidien dans la lignée d’un Gainsbourg
ou d’un Prévert, le slameur use à l’envi de jeux de mots, distillant tous les mots en
matériau poétique, sublimant5 des termes et tournures ordinaires, des mots situés en
marge et qui relèvent de l’oralité ou de l’invention.
5
Selon une acception relevant de la chimie, ce verbe renvoie au passage de l’état solide à l’état gazeux, ce qui
fait écho à la métaphore évoquée par Bas Böttcher du slam passant d’un état à l’autre, de la page à la scène.
6
Personnages que ces deux slameurs ont inventés pour assurer la cohésion, soit les transitions entre les textes
de leurs « One (wo)man shows » respectifs.
7
Marc Smith dans l’éditorial du livret « Reims Slam d’Europe » (2010).
8
Soirée consistant en une formule « slam + hambuger » (voir le flyer en annexe I).
9
Voir le projet « Slam au musée » proposé par le collectif Slam tribu (chapitre 14).
10
Collectif « Enterré sous X », « Le verbe », X marks the spot (2010).
614
Toutes ces questions soulevées à l’orée de notre recherche nous ont amenée à
nous plonger non seulement au cœur du slam (GdB, 2009), mais aussi - et surtout -
au cœur des univers poétiques propres aux slameurs rencontrés, en nous attachant
à mettre au jour les strates de leurs écritures d’archéonéologistes, à la fois actuelle et
ancrée dans des traditions ancestrales, unique et universelle :
“Ecrire c’est ébranler le sens du monde, y disposer une interrogation indirecte, à laquelle
l’écrivain, par un dernier suspens, s’abstient de répondre. La réponse c’est chacun de
nous qui la donne, y apportant son histoire, son langage, sa liberté; mais comme
histoire, langage et liberté changent infiniment, la réponse du monde à l’écrivain est
infinie : on ne cesse jamais de répondre à ce qui a été écrit hors de toute réponse (…)
les sens passent, la question demeure. » (Barthes, 1963 : 7)
Dans le Degré zéro de l’écriture, Barthes (1953 : 14) voyait déjà dans l’écriture le
moyen de résoudre l’opposition entre langue et style. Ainsi, d’une poétique comme
stylistique du genre (Genette) nous avons évolué vers une poétique de l’œuvre que
nous avons développée en termes de néostyles : de fait, nous avons étudié
comment les néologismes s’intégraient aux répertoires de slameurs comme œuvres-
systèmes (Meschonnic), s’agissant de perles cousues dans la trame de leurs textes.
Œuvre à la fois textuelle et performancielle qui trouve son essence et son
accomplissement lors d’une prestation scénique, œuvre foncièrement mouvante
(Zumthor) et toujours singulière, portée par la voix et le corps du poète.
11
Il s’agit de l’un des termes récurrents de notre enquête « le slam en un mot. »
615
Poésie-présence : elle repose sur la présence scénique du poète, une présence que
nous avons tenté de restituer à chaque chapitre de la présente thèse.
Poésie-perle : pour avoir sorti la poésie de son écrin en la démocratisant et en la faisant
circuler dans l’espace public - passer de mains en mains - ces orpailleurs du quotidien
n’en découvrent pas moins des mots-perles dont la densité est emblématique12.
Poésie-passage : des mots de passe (parmi lesquels nous avons relevé de
nombreuses formes et formules néologiques) créent une connivence au sein de la slam
family, ouvrant un espace colludique et en tant que tel, néologène.
Poésie-paronomase : la paronomase (appelée rime multisyllabique), figure reine des
slameurs est mêlée à d’autres figures de sons et de sens, en une subtile alchimie.
A travers ces mots qui claquent sans clasher, ces lettres qui sonnent et résonnent
entre elles, ces rythmes qui nous portent et s’emportent parfois, les slameurs
n’inventent pas ex nihilo mais réactivent des procédés plus ou moins communs dont
ils révèlent et déploient le potentiel poétique, telle l’écriture paranomastique (Frontier)
dont les rappeurs usent à l’envi (Lapassade & Rousselot). Nous pouvons alors
émettre l’hypothèse que l’émulation née d’un certain engouement pour le slam
pousse(ra) ces derniers à aller plus loin dans l’écriture, à l’instar d’Oxmo Puccino.
Sur un plan historico-poétique, la filiation du rap au slam s’avère sociologique, plus
qu’historique : elle est essentiellement le fait de trajectoires d’artistes, de l’évolution
de certains acteurs et activistes du slam qui y ont trouvé leur voix. Sur un plan
phonétique, force est de constater que c’est la paronymie, plus que la simple
homophonie, qui apparaît comme une source de créativité privilégiée. Nous avions
d’ailleurs émis l’hypothèse d’une prégnance de la structure consonantique dont nous
avons pu vérifier l’efficience et dont la paranomase renforce l’empreinte. En allant
plus loin, nous pouvons avancer que cette musique des lettres procède d’un
transfert, d’une traduction du rythme propre à l’écriture rapologique (marquée par le
beat), qui se trouve ici incorporée au flux des textes et matérialisée par les flows de
slameurs parfois issus du rap. Autant de caractéristiques phonético-poétiques que
nous avons reliées aux formes de créativité rencontrées et identifiées :
12
« Que le mot soit perle » se plait à répéter SD. A la recherche de phrases chocs (punch-lines) ou de phases
harmonieuses (voir notre glossaire), les slameurs sont en quête de formules aussi condensées qu’efficaces.
13
Ces néologismes sont à la fois révélateurs de l’univers de tel ou tel slameur (Ex : « allitérophiles », Marco DSL)
et points de rencontre entre ces univers (« déglinguistiques », MP et BtR).
616
- la recherche d’une complicité avec le public pouvant engendrer, via le pacte colludique
et l’ouverture de l’horizon d’écoute, des mots d’esprits (Freud) ;
- la recherche de condensation (induite par la règle des 3 minutes) pouvant se traduire
par l’invention de mots-composites et autres formules palimpsestuelles ;
- la recherche d’une certaine permanence (à l’exception des improvisations et autres
freestyles) se traduisant par des traits stylistiques récurrents alliés à la réitérabilité des
textes, et partant, des lexies créées ou resémantisées.
14
Formule fréquemment utilisée par les slameurs, dont GCM qui l’inscrit sur ses dédicaces.
15
Titre du texte de MDsl/BtR (2006, voir en annexe IV).
16
Titre d’une compilation (2006).
17
« Session slam » est plus conforme aux règles syntagmatiques du français.
617
autant d’accroches (Sablayrolles) via les titres et autres blases. Si certains de ces
procédés rejoignent des stratégies publicitaires avec l’enjeu commun de séduire un
public, le potentiel sémantique du mot – soit des réseaux qu’il contient en germe –
est pleinement déployé, voire explicité, dans le slam alors qu’il reste généralement
implicite dans les slogans18. La matrice phraséologique constitue un point commun
entre tous les néostyles analysés. Là-encore, il s’agit d’un trait d’union avec d’autres
formes d’écritures plus ou moins « ordinaires » telles que la publicité et les formules
journalistiques, mais l’écriture palimpsestuelle permet le développement à l’échelle
d’un texte d’une créativité dont les slameurs ne perdent pas le fil. C’est d’ailleurs le fil
d’une écriture orale et résolument créative auquel ils initient les participants aux
ateliers. Ce faisant, ils construisent une posture spécifique d’auteur, que nous avons
décrite comme démarche de slameur/animateur : le colludique (en performance)
trouve son pendant didactique (en atelier) dans les pratiques d’écriture partagée.
Dans le cadre scolaire, la mise en lumière de ce triple statut
d’auteur/orateur/animateur devrait aboutir à une reconnaissance du slam non
seulement en tant qu’outil d’apprentissage, mais aussi en tant qu’objet d’étude à part
entière, ce qui nous semble en bonne voie.
- La notion de collocution que nous avons établie pour désigner la collision de deux
locutions ou collocations, soit une locution-valise obtenue par imbrication (les moyens de
locomotion de censure, MP).
- L’idée (et la pratique) d’écriture partagée qui témoigne aussi de cette dimension
fondamentale d’échange et de partage, pouvant se traduire par des pratiques non
seulement d’écriture collective mais d’écriture partagée (en référence aux lectures
partagées, Grossmann) ; cette notion renvoie à une dynamique interactive et créative
plus qu’à un dispositif précis qui serait celui d’une situation collective19.
19
Ainsi un atelier d’écriture n’est-il pas forcément le lieu d’une écriture partagée si l’on ne tire profit de cette
dynamique de groupe. A contrario, une situation d’écriture individuelle pourra donner lieu à des recherches et
discussions collectives (en atelier ou sur la toile) potentiellement fécondes.
619
Dès lors que les slameurs se font passeurs, ils nous invitent à une ouverture des
frontières : frontière entre oral et écrit, frontières des arts et des genres, frontières
entre écrivains et écrivants, écritures littéraires et écritures ordinaires, frontières des
langues et des mots se trouvent brouillées dans cette tentative d’ouvrir et d’offrir le
verbe et l’acte poétique à tous, d’impulser une dynamique créative dont nous avons
mis en exergue certaines manifestations lexicales. C’est notamment au travers des
amalgames (Tournier, 1988) que se concrétise ce brouillage des limites entre les
mots. Le néologisme apparaît alors comme lieu de rencontres et d’interaction :
20
« Imaginez sur le bord du théâtre un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si la toile ne se
levait pas. » (chapitre 11, « De l'intérêt », 1968 : 231)
620
S’il apparaît que le slam est une poésie qui se cherche et qui questionne, des
questions se profilent encore à l’horizon de notre recherche : quid de l’improvisation
d’écriture appelée CIIEEL par les slameurs lyonnais et de l’improvisation tout court ?
Comment décrire les différents états d’un même slam dont la mouvance n’est pas
nécessairement conscientisée ? En outre, la question du medium demeure ouverte :
un slam enfermé et figé dans un album ou dans un livre reste-t-il slam ? Garde-t-il
une résonance, un impact poétique, alors même que l’essence d’un tel texte semble
résider dans l’instant de sa déclamation, dans la prestation scénique qui lui permet
de prendre corps ? Si la corporéité se perd nécessairement dans la transcription21, la
lecture de certains slams nous incite cependant à conclure, avec Christian Prigent
(2011 : 28), que « ces textes ne s’effondrent évidemment pas une fois déshabillés de
la voix et abandonnés tout nus dans le silence du livre »22. Quant à notre
questionnement didactique, il nous semble ouvrir à des modalités à la fois nouvelles
(l’écriture partagée, réitérée et renouvelée par les nouveaux moyens de
communication) et traditionnelles : l’apprentissage par cœur - ou « par corps »23-
n’est-il pas susceptible de restituer le goût des mots et d’être remis au goût du
jour par l’entraînement à apprendre ses propres textes comme ceux des auteurs
classiques ? Quels peuvent être les apports des ateliers slam en termes de
littéracie/littératie24, via la mise en relation entre l’oral/les oraux et l’écrit/les écrits ?
Enfin, n’est-il pas temps d’intégrer aux cursus universitaires français la possibilité de
suivre des cours d’écriture créative comme aux Etats-Unis où les ateliers de creative
writing permettent à de nombreux écrivains de trouver leur voix en littérature ?
21
Nous ne pouvons que reconnaître, à la suite de Roland Barthes que « ce qui se perd dans la transcription,
c’est tout simplement le corps – du moins ce corps extérieur (contingent) qui, en situation de dialogue, lance
vers un autre corps, tout aussi fragile (ou affolé) que lui, des messages intellectuellement vides, dont la seule
fonction est en quelque sorte d’accrocher l’autre (voire au sens prostitutif du terme) et de le maintenir dans
son état de partenaire. » (1981 : 11).
22
Christian Prigent, dans son dernier ouvrage, évoque en ces termes le parcours de poètes contemporains
comme Christophe Tarkos, Nathalie Quintane, Charles Pennequin…
23
Expression utilisée par le poète Yves Gaudin et titre d’un ouvrage sur la danse : Apprendre par corps. Socio-
anthropologie des techniques de danse (Faure, 2000).
24
Nous avons trouvé les deux graphies, sous la plume de Reuter (2003 : 11) et de Barré de Miniac (2003 : 5).
621
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25
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(sources primaires), et sitographie, des recoupements étant possibles (articles de recherche consultés en ligne).
622
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628
Articles de presse26
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El Tibi (2010), M. Une performance de slam à Beyrouth. In Al Ayam, décembre.
Douze poètes en lice pour la première coupe d’Europe de slam à Reims, Le Point.fr, 16
décembre 2010*27.
Hors corpus :
Lehoux, V. (2007). Abd al Malik : l’entretien. Télérama n°3010 du 19 septembre. pp.14-18.
Lehoux, V. (2009). Luciole l’éclaireuse. Télérama n°3084 du 18 février. p.60.
Ressources didactiques
26
Pour les articles de notre corpus, nous avons adopté un ordre chronologique, les astérisques invitant à se
reporter à la sitographie ci-après pour les articles consultés en ligne. Les numéros de page ne figurent pas en
raison des modalités de recueil de ces données (via le logiciel Pressens).
27
Article non signé.
631
Slamophonie (2009). Livre CD. Myke Sylla (conception artistique). Michel Boiron & Fabrice
Darrigrand (CAVILAM, conception pédagogique). Paris : éditions Sépia.
Fiches pédagogiques
Eh bien, slamez maintenant ! (2007). Le Français Dans le Monde n°352, juillet-août, pp.92-
93.
« Midi 20» de Grand Corps Malade. (2008). Le Français Dans le Monde n°358, juillet-août,
pp. 88-89.
« Le jour se lève » (2011). Le Français Dans le Monde n°373, janvier-février, p.17 (fiche
consultable en ligne, voir en sitographie).
28
Nous n’avons référencé que les manuels dont nous avons proposé une analyse, en excluant ceux auxquels
nous avons seulement fait allusion en notes. De même pour les manuels du FLM.
632
SLAMOGRAPHIE
Albums
Abd al Malik. (2004). Le face à face des cœurs [CD]. Universal music.
Abd al Malik. (2006). Gibraltar [CD]. Atmosphériques.
Abd al Malik. (2008). Dante [CD]. Emi.
Banzaï., J. (2010). LOVERdose [CD]. Autoproduit.
Collectif (2009). Crache ton cœur. Cocktail de poésie sauvage [CD]. Autoproduit.
Enterré sous X (2010). X marks the spot. [CD]. La Répartie/Mosaic Music distribution.
Grand Corps Malade. (2006). Midi 20. [CD]. Universal Music.
Grand Corps Malade. (2008). Enfant de la ville. [CD]. Editions Raoul Breton/Anouche
productions.
Grand Corps Malade. (2010).Troisième temps. [CD]. Anouche productions/Jean-
Rachid/Universal music.
Ivy. (2008). Slamérica. [livre-CD]. Les Editions Ad litteram/Ho Tune musique/Editions le
lézard amoureux.
Luciole. (2009). Ombres. [CD]. Mercury France/Universal Music.
Marco DSL. (2006). Allons à l’essentiel, décrochons la lune ! [CD]. Abeille musique, La
Chaudière production.
Mots Paumés. (2009). Songes déments. [CD]. Autoproduit.
Nevchehirlian, F. (2005). Vibrion. [CD]. Autoproduit.
Nevchehirlian, F. (2009). Monde nouveau, Monde ancien. [CD]. Autoproduit.
Rouda (2007). Musique des lettres. [CD]. Harmonia Mundi.
Souleymane Diamanka (2007). L’Hiver Peul. [CD]. Universal music.
Ysae (2010). Pop Art Lyrical. [CD]. Emi.
Compilations
Collectif. (2007). Bouchazoreilles. Slam expérience. [CD-DVD]. Wagram Music.
Collectif. (2006) Original Slam : poésies urbaines. [CD]. Emimusic.
Collectif. (2007). Tout feu tout Slam : poésies urbaines. [CD]. Emimusic.
Recueils29
Banzaï, J. & Diamanka, S. (2007). J’écris en français dans une langue étrangère. Paris :
éditions Complicités.
Böttcher, B. (2009). Die poetry Slam expedition. [livre-CD-DVD] Berlin : Ein Text-, Hör- und
Filmbuch. Schroedel.
Bouchoueva, K. (2009). C’est qui le capitaine ? Paris : L’Harmattan.
Nada (2003). Slam Graffiti. Paris : Les Belles Lettres.
29
Nous avons classé en recueils ou anthologies les livres-CD qui se présentent a priori comme des livres
(format), tandis que l’album d’Ivy se présente sous un format CD, le livre et le CD étant d’importance égale.
633
Anthologies collectives
Le Slam, poésie urbaine (2006). [Album CD]. ill. Jean Faucheur. Paris : éditions Mango.
Blah ! Une anthologie du slam (2007). [Livre CD]. Paris : éditions Florent Massot & Spoke.
Martinez, S., (2007). Slam entre les mots. Paris : éditions « La table ronde ».
Section Lyonnaise des Amasseurs de Mots. (2009). S.L.A.M. Session. Asile éditions.
Textes à claques. Ouvrage collectif. (2010). Association Les MétroTextuels. Editions ThoT.
Albums de rap
Casey. (2010). Primates des Caraïbes. Ladilafé Prod/Anfalsh.
IAM. (1991). De la planète Mars. Virgin.
IAM. (1997). L’école du micro d’argent. Virgin.
Oxmo Puccino (2009). L’arme de paix. Virgin.
Films
Slam. Marc Levin, avec Lawrence Wilson, Saul Williams, Bonz Malone. Long-métrage. Etats-
Unis : Mars Film. 1h40 + 35 min. 1997 (1998 pour la VF).
Slam ce qui nous brûle. Pascal Tessaud avec Luciole, Neggus, Hocine Ben, Julien Delmaire,
Souleymane Diamanka, Grand Corps Malade. Documentaire. Production Temps Noir.
France télévision distribution. 52 min + 74 min. 2008.
Traits portraits. Rap, slam, graffiti et poésie : les formes d’écriture modernes. Jérôme
Thomas avec Miss.Tic, Rouda, Souleymane Diamanka, Oxmo Puccino. Documentaire.
Production Viva Cyber. 43 min. 2009.
Slameuses. Catherine Tissier, avec Camille Case, Rim, Tata Milouda. Documentaire diffusé
sur France ô le 22 juin 2011. Morgane production. 52 min. 2011.
Essai
Abd al Malik (2007. Qu’Allah bénisse la France. Paris : Albin Michel, coll. “Espaces libres”.
634
SITOGRAPHIE30
Dictionnaires en ligne
Trésor de la Langue Française : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm
Wiktionary : http://fr.wiktionary.org/wiki/slam http://fr.wiktionary.org/wiki/rap#en
Dictionnaire unilingue Longman : http://www.ldoceonline.com/search/?q=slam
Dictionnaire espagnol (Real Academia) : http://buscon.rae.es/draeI/
Dictionnaire analogique : http://traduction.sensagent.com/PALABRA%20VALIJA/es-fr/
Dictionnaire québécois : http://www.dictionnaire-quebecois.com/definitions-t.html
Dictionnaire de la zone :
http://www.dictionnairedelazone.fr/?sid=9da8d144b4336a9ea9d51acef73a2ff4
Origine des expressions : http://www.expressio.fr/
Méthodologie
Sur l’alphabet SAMPA : http://www.phon.ucl.ac.uk/home/sampa/
Sur les normes typographiques : http://aejcpp.free.fr/regles_typo.htm
Sur les références bibliographiques :
http://benhur.teluq.uqam.ca/spersonnel/mcouture/apa/docsweb.htm
30
Tous les sites ont été vérifiés le 19/08/11.
635
http://www.myspace.com/bouchazoreillslam
http://www.myspace.com/boutchoukatia
http://www.myspace.com/compagniedeluppercut
http://www.myspace.com/enterresousx
http://www.myspace.com/johnbanzai
http://www.myspace.com/laureline75
http://www.myspace.com/lemeilleuramidesmots
http://www.myspace.com/luciole1
http://www.myspace.com/lyorhiphopslam/music/songs/l-ab-c-daire-live-68588660
http://www.myspace.com/marcodslslam
http://www.myspace.com/slamtimbanques
http://www.myspace.com/slamtribu
http://www.myspace.com/souleymanediamanka
http://www.narcisse.ch/
http://nevchehirlian.over-blog.fr/article-carnet-de-route-la-mer-40368887.html
http://poetryslammadrid.blogspot.com/
http://www.polysemiques.com/
http://www.rouda.fr/#
http://www.slamtribu.fr/
http://www.latributduverbe.com/
http://www.129h.com
Blase/blaze
Qu’il vienne de blason ou d’un croisement de blair et naze (Rey, 2007), ce mot est répertorié
(pour « surnom ») dans le dictionnaire de Goudaillier (1997), en référence au roman Crame
pas les blases (Seguin, 1995). Dans le slam, il assure une fonction essentiellement ludique
ou colludique plus que cryptique comme dans le hip-hop. Il contribue à ouvrir un horizon
d’écoute propice et propre à l’univers d’un slameur quand ce dernier, lors d’une scène
ouverte, est annoncé par son blase. Il représente à ce titre un haut-lieu de créativité.
Collectif
Dans la philosophie du slam, l’importance de la communauté est contenue dans l’idée de
slam family qui englobe les « équipes » de slameurs (pour la participations collective aux
tournois) et les « slamophiles ». Au sein de la slam family et plus généralement dans l’art
contemporain, la notion de « collectif » désigne des regroupements d’artistes en vue de
collaborer sur des projets de spectacles, d’organisation d’évènements et de publication.
Cette collaboration induit une dynamique de groupe, d’où une émulation entre slameurs qui
se répondent parfois par textes interposés, s’adonnent à des projets d’écriture collective ou
se « donnent des mots » entre eux (Lyor et Rouda). A l’image des blases, les noms de
collectifs sont souvent recherchés et créatifs ; ils peuvent être indicateurs de filiations
revendiquées par les slameurs (les Oulipo sapiens lyonnais). D’une manière générale,
l’empreinte du collectif est telle que nous en avons déduit l’idée d’une fonction colludique.
Ecriture rythmique
Ce concept est essentiellement connu et diffusé par les slameurs Rhône-alpins, à
commencer par Marco DSL qui a formalisé un classement des lettres (basé sur les phonies
associées) visant à caractériser leur potentiel poétique en fonction de l’effet acoustique
produit : les coulantes sont des consonnes « douces » qui s’opposent aux autres consonnes,
et notamment aux « chaotiques » (groupes consonantiques complexes). De ce classement
émanent des contraintes : des slams sont écrits, à l’instar des lipogrammes oulipiens, en
excluant telle ou telle lettre. D’où des rythmiques particulières, nées des accents
prosodiques et assonances, et une écriture dite « rythmique » fondée sur ces contraintes.
Elle s'attache à donner une musicalité (rythme et mélodie) au texte et peut être indépendante
d'un système de métrique versifié qui compte le nombre des pieds, ou le nombre des temps
si le texte est accompagné de musique. Elle peut être démontrée en acte à l’occasion des
sessions d’improvisation d’écriture (voir infra) et travaillée spécifiquement en ateliers.
Flow
Anglicisme relevant du technolecte du rap ou de la chanson, ce terme est emblématique du
« style, (de) la manière de rapper qui révèle toute la finesse, la créativité du MC » (Boucher,
1999 : 471). Le collectif 129H le définit de façon générique comme « la mise en oralité du
texte, en fonction du rythme, du choix des mots et de leur syntaxe », précisant qu’il existe
« des scansions lentes ou rapides, saccadées ou fluides, selon les sonorités choisies, la
ponctuation, l’articulation et le début naturel de l’orateur. » (sd : 77) Le flow représente donc
un espace de liberté et de créativité (voire de stylisation) dans le slam où il n’est aucunement
642
cadré par la musique : autant de slameurs, autant de flows. Il est à la fois signature vocale,
présence rythmique et ponctuation harmonique qui donnent vie et souffle au texte. La notion
de flow intègre aussi les intonations (accents et variations de hauteur) et modulations du
timbre (Barret, 2008 : 167), visant à synthétiser :
- des caractéristiques phonostylistiques propres à l’orateur/slameur ;
- des caractéristiques prosodiques émanant de la matière sonore de son texte
(allitérations/assonances et accents prosodiques, groupes de souffles) ;
- des caractéristiques rythmiques traduisant une recherche d’expressivité voire de
musication (le propre de la déclamation serait de forcer certains accents et de les
répartir de façon à contribuer à une structure métrique avec des temps forts et des
temps faibles).
A l’instar du « récitatif scandé » (Zumthor), le flow se différencie du « style parlé » (Hagège)
par un aspect rythmé et plus ou moins périodique. L’image contenue dans cet anglicisme
reflète la prégnance du rythme (du grec ῥεῖν, rhein, « couler »). Le terme donne lieu à des
délexicalisations et autres métaphores, telles « Flow d’encre », association fondée par GCM
en vue de l’organisation d’ateliers.
Improvisation (d’écriture)
L’équivalent de l’improvisation dans le technolecte du rap serait le freestyle, autre anglicisme
qui s’applique à différents domaines d’activités notamment sportives (pour « figures
acrobatiques libres »). Dans le slam, l’improvisation est un exercice difficile auquel peu de
français se risquent, à la différence de la tradition américaine. Des slameurs reconnus
comme Dgiz ou Arthur Ribo (« Le spectacle dont vous êtes l’auteur ») la pratiquent pourtant,
en s’appuyant sur des mots proposés par les spectateurs qui se voient distribuer à l’entrée
des bulletins blancs : l’ensemble des propositions sont ensuite projetées sur un écran via un
épiscope derrière le slameur qui improvise à partir de cette trame. Si toutes les
performances de slam en freestyle doivent être produites spontanément sur scène, il n’est
pas rare que les poètes utilisent des séquences, enchaînements et formules poétiques
mémorisées.
Fondée par Marco DSL, la CIIEEL (« Constellation d'Improvisation d'Ecriture Ephémère
Ludique Lyonnaise ») consiste en une forme d’improvisation à partir de mots du public et de
contraintes formelles : les textes sont créés sur scène, en direct et en temps limité, et les
créations aussitôt interprétées. Il s’agit donc d’une forme d’improvisation, qui passe
cependant par la phase intermédiaire du texte écrit. S’apparentent à l’improvisation d’écriture
les « performances post-conférences » qui se traduisent par une écriture « en direct », en
temps limité avec une affordance par rapport au contexte et une restitution quasi-immédiate.
Performance
Dans le domaine des arts du spectacle et depuis l’occurrence isolée chez Hugo (L’Homme
qui rit, 1869) au sens de « représentation », le terme de performance s’est étendu à une
manifestation artistique, comme équivalent de l’anglais happening (Rey, 2007 : 2662).
Dans le slam, il désigne la prestation scénique en tant qu’elle finalise et valorise le texte :
lors des tournois, la qualité de cette prestation est souvent décisive aux yeux du jury.
L’interprétation doit être convaincante, expressive, efficace pour que le slameur l’emporte :
on retrouve ici le sème compétitif (« performances sportives ») et celui d’« exploit ». En
dehors des tournois, la performance s’avère essentielle comme finalité du texte créé sur
lequel elle peut influer a posteriori, le slam restant soumis à une mouvance déterminée par le
contexte et les feed-backs de l’auditoire. Interface entre le poète et son public, elle est le lieu
d’une interaction fondamentale et peut être l’occasion de surprendre le public. Notons que le
terme de « scène » est souvent utilisé de façon métonymique pour « performance
scénique » (« faire de la scène »).
Ce terme est utilisé notamment par GCM (voir notre chapitre 10) en combinaison
(métaphorique) avec « chercheur de » : le slameur se voit ici assimilé à un orpailleur. Pour
le collectif 129 H, ce lexème renvoie à la punch-line des rappeurs définie comme « image,
combinaison de mots ou vers percutants qui interpellent immédiatement l’auditoire » (sd : 77,
nous soulignons). Il nous semble pourtant que la connotation entre ces deux notions diffère :
d’un côté (punch-line), c’est l’efficacité voire l’impressivité qui est recherchée ; de l’autre
(phase), on vise plutôt l’expressivité. Des slameurs comme SD privilégient les phases, les
formules harmonieuses. D’autres préfèrent les punch-lines qui peuvent contribuer à la chute.
Ce concept de punch-line est aussi utilisé dans le graffiti pour désigner les phrases écrites : il
relève donc d’une forme de technolecte du hip-hop, tandis que le terme de phase est plus
libre et ludique (emploi néologique), potentiellement objet d’équivoque (phrase).
Rimes multisyllabiques
L’adjectif « multisyllabiques » est employé par les rappeurs pour désigner des échos sonores
multiples entre deux mots (a minima), à l’intérieur des lexèmes et non seulement en finale.
La plupart des slameurs le réinvestissent en atelier, car il présente l’avantage de la
transparence par rapport à des mots relevant du métalangage poétique (paronomase).
L’image associée est de faire « rebondir » les syllabes, d’où une forme de scansion par un
phénomène d’accentuation prosodique. Ce concept nous paraît emblématique d’une écriture
dont la paronomase est la figure reine, chez les slameurs comme chez les rappeurs. Notons
que la systématisation des rimes multisyllabiques tout au long d'un texte peut amener à une
forme d’écriture rythmique (voir supra).
« Slamaleikoum ! »
Du nom des soirées slam organisées par GCM au Café culturel de Saint-Denis, ce mot
composite est devenu une formule rituelle d’ouverture des scènes slam. Il contribue à sceller
un pacte en invitant d’emblée le public à répondre (« Malikoum slam ! »), ce qui établit une
base d’interactivité. Certains slameurs (MP) traduisent ce mot-valise par le palimpseste :
« Que la poésie (paix) soit avec toi ! ». Une telle formule - quasi incantatoire - nous semble
emblématique d’un métissage, d’une condensation et d’une recherche d’expressivité : par la
répétition des phonèmes [a], [m] et [l], la trame phonologique du mot slam se trouve
renforcée par un écho sonore. En tant que néologisme, elle nous semble aussi ouvrir un
horizon (d’écoute et de création) propice à des manifestations de créativité lexicale.
644
Exergue ........................................................................................................................................... 3
Remerciements ............................................................................................................................... 5
Avertissement ................................................................................................................................. 7
Sommaire ........................................................................................................................................ 9
Introduction ................................................................................................................................... 11
Chapitre 7 : Fondements, facteurs, formes et fonctions de la néologie dans le slam ......... 273
7.1. La création lexicale ............................................................................................................................. 276
7.1.1. La créativité lexicale ............................................................................................................... 276
7.1.2. Des concepts à interroger ....................................................................................................... 278
D’Alain Rey à Jean-François Sablayrolles : la néologie, un pseudo-concept ? ..................... 278
La question de l’hapax ........................................................................................................... 280
La question de la poéticité ....................................................................................................... 281
7.1.3. Un concept à actualiser ........................................................................................................... 282
L’histoire de la néologie ou la néologie dans l’histoire de la littérature ................................... 283
Formes contemporaines de néologie ...................................................................................... 284
7.2. Les facteurs néologènes ................................................................................................................... 286
7.2.1. Medium, métissage et modernité ........................................................................................... 286
7.2.2. Un genre discursif situationnel ............................................................................................... 290
7.2.3. De la recherche de concision et d’expressivité à la néologie ................................................. 292
7.3. Les formes de la néologie : inventaire et classement ....................................................................... 294
7.3.1. Proposition de typologie .......................................................................................................... 294
7.3.2. Répartitions quantitatives ........................................................................................................ 298
7.3.3. Analyses qualitatives .............................................................................................................. 300
Matrice morpho-phonologique : des onomatopées aux néographies ..................................... 300
Matrice morpho-sémantique : déformations et amalgames .................................................... 303
Matrice syntactico-sémantique : conversions ........................................................................ 306
Matrice phraséologique et combinaisons bimatricielles .......................................................... 307
7.4. Des fonctions aux néostyles............................................................................................................... 308
7.4.1. Fonction d’appel et d’accroche : des mots-appâts ................................................................. 308
648
7.4.2. Fonction poétique, poiétique ou polémique : des mots-coups de poing ................................ 309
7.4.3. Fonction réflexive ou expressive : des mots-miroirs ............................................................... 311
7.4.4. Fonction conniventielle ou colludique : des mots-clins d’œil ................................................. 311
7.4.5. Le concept de néostyle ..................................................................................................................... 313
Chapitre 11 : Exploration du champ, état des lieux et premières expérimentations ............ 439
11.1. Articles et pistes de réflexion didactique ......................................................................................... 442
11.1.1. La parole aux slameurs ......................................................................................................... 442
11.1.2. La parole aux didacticiens et aux professeurs ...................................................................... 444
11.1.3. Le slam comme réponse aux difficultés ? ........................................................................... 449
11.2. Ressources et propositions pédagogiques ...................................................................................... 451
11.2.1. Du côté du FLE ..................................................................................................................... 451
Entrée en matière avec les fiches pédagogiques du Français dans le Monde ...................... 451
Approfondissement avec le coffret « Slamophonie » et le dossier TV5 Monde .................... 454
Vers une exploitation lexicale .................................................................................................. 457
11.2.2. Du côté du FLM .................................................................................................................... 458
20 ateliers de slam poésie ou le slam compétitif ..................................................................... 458
Ecrire ou dire ou l’élaboration d’une démarche pédagogique ................................................. 460
11.3. Le slam dans les manuels ................................................................................................................ 462
11.3.1. Présentation des manuels et objectifs visés d’après les IO ................................................ 463
11.3.2. Approches du slam : définition et ancrage culturel, littéraire, générique............................. 465
11.3.3. Choix des textes et modalités de présentation ..................................................................... 468
11.3.4. Analyse de la langue, activités orales et écrites ................................................................... 469
11.3.5. Un exemple d’exploitation dans la manuel Nouvel Edito ..................................................... 471
11.3.6. Premières conclusions.......................................................................................................... 472
11.4. Premières expérimentations............................................................................................................. 474
11.4.1. Séquence en Classe d’Initiation au français ......................................................................... 475
11.4.2. Séquence en Lycée Professionnel ........................................................................................ 482
Première partie
Document 1 : Exemple de flyer ............................................................................................................. 74
Document 2 : Extrait du livre-album Slamérica (Ivy, 2008) ................................................................... 78
Document 3 : « Das Raster » (Böttcher, 2009) ..................................................................................... 88
Document 4 : Manuscrit JD/SD ............................................................................................................. 89
Documents 5 et 5 bis: « La mer » ou les silences du texte (manuscrits F. Nevchehirlian) ................... 90
Document 6 : Partition gestuelle de « Niki Nikita » (Narcisse) ...................................................... 99-101
Photo 1 : Marc Smith à Reims pour la coupe d’Europe de slam (décembre 2010) .............................. 25
Photo 2 : Grand Slam de Paname le 21/09/10...................................................................................... 42
Photo 3 : Bas Böttcher à l’Amphidice, Université Stendhal (Grenoble, le 14/10/10) ............................ 65
Photo 4 : Extrait du bloc-notes de Souleymane Diamanka ................................................................... 72
Photo 5 : Bloc-notes SD ........................................................................................................... 88
Photo 6 : Bloc-notes SD ................................................................................................................ 89
Photo 7 : Photo Frédéric Nevchehirlian (Autrans, 20/05/11) ................................................................. 96
Photos 8 et 8 bis : Gestes rythmiques & phatiques (BB, 14/10/10, Université Stendhal) .................. 102
Photos 9 et 9 bis : Gestes mimétiques, phatiques & colludiques ........................................................ 102
Photo 10 : Katia Bouchoueva/Boutchou à La Bobine, Grenoble (8/04/11) ......................................... 105
Photo 11 : Frédéric Nevchehirlian à Autrans (le 20 mai 2011) ........................................................... 149
Photo 12 : Rouda, Double 6 à Lyon (le 12/11/08) ............................................................................... 189
Tableau 1 : Les slameurs et leurs noms de scène dans Slam entre les mots (2007) .......................... 75
Tableau 2 : Titres d’albums, compilations, anthologies, recueils .......................................................... 76
Tableau 3 : Modalités de nos enquêtes ................................................................................................ 82
Tableau 4 : Composition des corpus B et C1 ........................................................................................ 91
Tableau 5 : Répartition du corpus C2 (études de répertoires) .............................................................. 93
Tableau 6 : Classification des catégories fonctionnelles de la mimogestualité d’après J.Cosnier ....... 95
Tableau 7 : Classification fonctionnelle de la kinésie communicative d’après J.M. Colletta ................. 97
Tableau 8 : Réponses des slameuses et slameurs à l’enquête « le slam en un mot » ...................... 141
Tableau 9 : Réponses des internautes à l’enquête « le slam en un mot » .................................. 142-143
Tableau 10 : Les mots du technolecte du rap et leurs définitions d’après M. Boucher (1999) ........... 208
Tableau 11 : Relevé des occurrences du « je » dans le texte « Slam » de Tô ................................... 211
Deuxième partie
Document 1 : Jeu « Boogle slam » Document 2 : Flyer « Mots Paumés » ........................ 241
Document 3 : Flyers de sessions slam collectés sur la toile ............................................................... 270
Document 4 : Flyer MP « Microyon » .................................................................................................. 334
Document 5 : Ecriture à deux voix (manuscrit) ................................................................................... 382
Document 6 : Partition gestuelle de « Soleil Jaune » (d’après Traits portraits, 2009) ........................ 384
Document 7 : Mise en espace du slam « Encre vivante » .................................................................. 386
Photo 1 : Trophée de la coupe d’Europe de Slam (Reims, décembre 2010) ..................................... 231
Photo 2 : Lauréline Kuntz au festival d’Avignon (le 28/07/11) ............................................................. 273
Photo 3 : Mots Paumés au Musée de l’Ancien Evêché, Grenoble (29/07/11) .................................... 315
Photo 4 : Souleymane Diamanka au Parc Paul Mistral, Grenoble (9/07/11) ...................................... 357
Photo 5 : Rature (blocs-notes SD) ...................................................................................................... 380
Photos 6 et 6 bis: Anagrammes et palindromes (blocs-notes SD)...................................................... 388
Photo 7 : « Je t’aime, n’deysaan » (bloc-notes SD) ............................................................................ 394
Photo 8 : Grand Corps Malade aux Rencontres Brel (Saint-Pierre de Chartreuse, le 21/07/11) ....... 397
Tableau 1 : Rap et Slam d’après Longman dictionary of contemporary English ................................ 236
Tableau 2 : Slam, du verbe au nom .................................................................................................... 240
Tableau 3 : Analyse des sèmes présents dans les définitions du slam .............................................. 248
Tableau 4 : Occurrences du lexème « slam » et de ses dérivés dans l’œuvre de GCM .................... 267
Tableau 5 : les matrices lexicogéniques d’après Tournier (2004 : 27)................................................ 295
Tableau 6 : Les procédés de création d’après Pruvost & Sablayrolles (2003 : 118) .......................... 296
Tableau 7 : Classement des procédés de création (noms de slameurs et de collectifs) .................... 297
Tableau 8 : Typologie établie d’après Almuth Grésillon (1983) .......................................................... 327
Tableau 9 : Classement d’après A.Clas (1987)................................................................................... 328
Tableau 10 : Typologie établie par Galisson (1991) ........................................................................... 330
Tableau 11 : Typologie des mots et locutions composites (exemples corpus MP) ............................ 333
Tableau 12 : Titres (corpus MP) ................................................................................................... 337-338
Tableau 13 : Typologie des mots composites créés par imbrication .................................................. 343
Tableau 14 : Typologie des locutions composites créées par insertion .............................................. 345
Tableau 15 : Collocutions ou locutions composites créées par imbrication ........................................ 346
Tableau 16 : Détournements et délexicalisations (corpus MP) .................................................... 348-349
Tableau 17 : Analyse de po&sique ...................................................................................................... 350
Tableau 18 : Typologie formelle des modes de délexicalisation (d’après Galisson, 1995 : 47-52) .... 365
Tableau 19 : La culture mobilisée dans les palimpsestes d’après Galisson (1995 : 53-62) ............... 366
Tableau 20 : Classement des titres (corpus SD)................................................................................. 370
Tableau 21 : Répartition des palimpsestes en fonction du type de sous-énoncé (corpus SD) .......... 378
Tableau 22 : Répartition des occurrences de verlan par textes dans Midi 20 (2006) ......................... 411
Tableau 23 : Répartition des lexèmes verlanisés dans Enfant de la ville (2008)................................ 412
Tableau 24 : Répartition du verlan par lexèmes (corpus GCM) .......................................................... 413
Tableau 25 : Classement morphophonologique des formes de verlan (corpus GCM) ....................... 417
Tableau 26 : Les différentes formes de répétitions dans « Pères et mères » (EV5) .......................... 427
655
Troisième partie
Document 1 : Production de Nordin, 10 ans (S1)................................................................................ 479
Document 2 : Production d’Eric et Michel, 5 et 9 ans (S2) .................................................................. 480
Document 3 : Production de Liana et Ava (S3) ................................................................................... 480
Document 4 : Brouillon de Sara et Mustafa......................................................................................... 480
Document 5 : Production de Sara et Mustafa (S4 : réécriture) ........................................................... 481
Document 6 : Page d’« Inventaire » (Prévert, 1991 : 208) .................................................................. 520
Document 7 : Acrostiches (situation 1, classe B) ................................................................................ 522
Document 8 : Ecriture en duo (situation 4, P) ..................................................................................... 524
Document 9 : Brouillon Thibault (situation 6, B) .................................................................................. 524
Document 10 : Production d’Hamza (situation 8, B) ........................................................................... 525
Document 11 : TBI 1 (S1) Document 12 : TBI 2 (S1) ............................................................. 540-541
Document 13 : Flyer « Je slam donc je suis »..................................................................................... 545
Document 14 : TBI 5 (S4) .................................................................................................................... 547
Document 15 : Blog « Slam au CUEF » (fonction de mutualisation des ressources en ligne) ........... 553
Document 16 : Blog « Slam au CUEF » (fonction de socialisation des productions).......................... 554
Document 17 : Production individuelle (S1) Document 18 : Production en groupe (S1) ................ 555
Document 19 : Production individuelle (S4) Document 20 : Production en duo (S4) ...................... 556
Document 21 : Production individuelle (S4) ........................................................................................ 557
Document 22 : Acrostiche à partir du mot SLAM (production individuelle, S7) .................................. 557
Document 23 : Production d’élève (lycée Deschaux) suite à la rencontre avec MP........................... 586
Document 24 : Productions de Rahim et Myriam (Bibliothèque Teisseire, juillet 2011) ..................... 596
Document 25 : Production d’Amel ....................................................................................................... 596
Document 26 : Photos prises lors de l’atelier à la bibliothèque Teisseire Malherbe (8/07/11) ........... 600
Document 27 : Flyers Slam au musée (été 2011) ............................................................................... 606
Tableau 1 : Définitions du slam dans les manuels scolaires (2008-2011) .......................................... 466
Tableau 2 : Exploitation du slam de GCM dans le Manuel Le Nouvel Edito (B2, 2008) ..................... 471
Tableau 3 : Les deux contextes d’expérimentation en Lycée Professionnel (LP) .............................. 489
Tableau 4 : Objet d’étude « Du côté de l’imaginaire » (d’après les programmes de LP).................... 490
Tableau 5 : Supports utilisés pour la séquence « A la rencontre du slam » ....................................... 503
Tableau 6 : Déroulement de la séquence dans les 2 classes de LP .................................................. 506
Tableau 7 : Classement selon la composition syntagmatique des productions (classe B, sit. 1) ....... 522
Tableau 8 : Supports utilisés lors de la séquence « A la rencontre du slam au CUEF ».................... 538
Tableau 9 : Interview collective de Katia/Boutchou lors de la séance 6 ............................................. 543
Tableau 10 : Pseudonymes créés par les étudiants (S1) ................................................................... 556
Tableau 11 : Compétences ciblées dans le portfolio .......................................................................... 559
Tableau 12 : Progression du livret « A la rencontre du slam » ........................................................... 576
Tableau 13 : Déroulement des rencontres avec MP au lycée Roger Deschaux ................................ 581
Tableau 14 : Déroulement de la séance « La petite fabrique de slam » ............................................. 590
Tableau 15 : Séance type de l’atelier avec Souleymane Diamanka ................................................... 594
Tableau 16 : Projet de parcours « Slam au musée » .......................................................................... 608
656
MENU DU DVD
Chapitre 5 : « Les Blancs ne savent pas rapper » (Rouda, le 12/11/08, Double 6 à Lyon)
Chapitre 6 : « Hardcorps et âme » (Lee Harvey Asphalte, le 13/05/09 ; Double Six à Lyon)
Chapitre 14 : « Les poètes se cachent pour écrire » (SD, parc Paul Mistral, 9/07/11)
Résumé
Né à Chicago dans les années 80, le slam apparaît désormais comme un phénomène poétique majeur en
France où il tend à être médiatisé et emblématisé par Grand Corps Malade. Au-delà de l’effet de mode et d’un
mot dont le sens original - le plus souvent ignoré - mérite assurément d’être explicité, c’est un slam aux contours
mouvants, un objet poétique non identifié, qui constitue l’objet de cette thèse. S’il s’avère donc nécessaire de
cerner ses points d’ancrage (traditions de poésie orale, relations avec la chanson, le rap), notre propos vise à
explorer les enjeux du slam et sa portée en termes néopoétique, néologique et didactique. Il se définit comme
poésie orale-aurale, vocale et vivante, et c’est précisément dans le dispositif – les dispositifs – qui le fondent plus
que dans les formes très variées qu’il peut revêtir que réside son essence. D’après son fondateur, le slam est
« intégrateur » et vise une démocratisation de la poésie. En tant que tel, il est ouvert (alors même que le sens
premier du verbe to slam peut être traduit par « claquer la porte ») à une langue actuelle, appréhendée dans
toutes ses dimensions et variations (inter et interlinguales). Le slam fait feu de tous lieux, de tous mots, et les
slameurs aiment à jouer avec une langue plurielle : démarche colludique dans laquelle ils impliquent un public
prêt à entrer dans cette danse avec les mots. A travers ce nouveau positionnement d’auteur-animateur, le
slameur se fait tribun et œuvre en faveur d’une libération du verbe susceptible d’ouvrir de nouveaux horizons
lexicaux : de fait, la néologie prolifère autour et au cœur du slam. Notre étude en détaille les formes (matrices
lexicogéniques) et les fonctions dans un tel contexte. Afin de mettre en lumière les traits d’une poétique en
devenir, nous avons approfondi l’œuvre de trois slameurs (Mots Paumés, Souleymane Diamanka, Grand Corps
Malade) et proposé comme clé d’analyse le concept de néostyle visant à rendre compte de l’importance de la
néologie et de la façon originale dont elle est stylisée/poétisée dans le slam. Il s’agit de mettre en relation la
linguistique et la poétique autour de cet objet avant d’en aborder les enjeux didactiques. Partant du constat de
l’intégration récente du slam dans les programmes et manuels scolaires, nous interrogeons les modalités et les
objectifs de cette didactisation naissante et développons – après l’avoir expérimenté – son potentiel en matière
de créativité. S’il tend à être considéré comme un outil d’apprentissage, il peut aussi constituer un objet d’étude à
part entière et son exploitation doit intégrer cette dialectique. Menés dans des contextes et avec des publics
diversifiés – en quoi le slam est aussi potentiellement « intégrateur » – les ateliers slam sont porteurs d’un double
enjeu de renouvellement des pratiques autour de la poésie et d’un renouement avec des pratiques dites
« traditionnelles » dont il est susceptible de réactiver l’intérêt. Dès lors que les slameurs assument un rôle de
passeurs, il peut enfin représenter une passerelle vers la poésie classique ou vers d’autres pratiques artistiques.
Mots-clés : slam, poésie, atelier d’écriture, néologie, créativité lexicale
Abstract
Slam poetry is an emerging literary movement, which originated from the nineteen eighties in Chicago
(USA). Due to the success of Grand Corps Malade and audiovisual media coverage the slam movement is
developing very quickly in France. However, neither the word “slam” itself nor the kind of poetry called “slam
poetry” has been a subject of scientific research yet. The first purpose of this research is to explore these terms
(“slam” and “slam poetry”), to show the relationship of slam literature to traditional literary forms like bards and
rhapsody or musical genres like rap, and how the slam movement can be considered modern both in lexical terms
and in terms of renewing the relations between the poet and his or her audience which is supposed to be the
widest possible. The question whether the slam movement can be considered “neopoetic” will thus be discussed
in this paper. This thesis demonstrates that the slam movement actually redefines the writer's position: slammers
perform their own texts. As a physical and sensual experience, slam is live poetry which can be highly interactive,
immediate and theatrical: it aims at involving everybody in a “colludic” way, essentially by means of word games.
According to Marc Smith (the founder of the ‘slamming’ concept), slam is to be “integrative”. Slamming opens the
door to anyone (whereas “slam” main meaning is “to shut the door with a loud noise”), any kind or form of poetry;
it can include any word, even slang or neologisms. A blend of verses and performance, fusion of genres, it can be
seen as a laboratory for identity, expression and lexical creativity. In this research, is demonstrated the fact that
slam encourages lexical creativity: in the performance texts and also in slam related contexts (flyers or slammers’
pseudonyms for instance), various neologisms playing on different lexicogenic matrixes have been found. This
research identifies these processes and the related functions, linking linguistic analysis to stylistic effects. The
“neostyle” concept is a key to examine how neologisms are integrated in the slam text and mixed with other
figures like metaphors, in a stylistic or poetic way. Therefore, the entire work of three slammers is examined in
detail, in order to define their specific poetics and show how neologisms are part of it. The chosen artists are Mots
Paumés, Souleymane Diamanka and Grand Corps Malade. Finally and in collaboration with slam artists,
workshops have been organized and documented to develop didactic aims focusing on lexical creativity. Slam is
about to be integrated in school books and curriculums and slammers are involved in passing their art down,
therefore it is important to develop didactic concepts and reflection about it: how slam poetry can be integrated as
a project in various contexts, not only as a resource for linguistic purposes, but also as a poetic subject and a
possible link between classical poetry and other artistic approaches.
Key words: slam poetry, writing workshops, neologism, lexical creativity