Théâtralité Et Arts Visuels

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 13

Marges

Revue d’art contemporain


10 | 2010
Déplacements des pratiques artistiques

Théâtralité et arts visuels : le paradoxe du


spectateur. Autour « The World as a Stage » et
« Un teatre sense teatre »
Theatricality and Visual Arts: The Paradox of the Viewer

Laure Fernandez

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/marges/490
DOI : 10.4000/marges.490
ISSN : 2416-8742

Éditeur
Presses universitaires de Vincennes

Édition imprimée
Date de publication : 15 avril 2010
Pagination : 25-36
ISBN : 978-2-84292-254-2
ISSN : 1767-7114

Référence électronique
Laure Fernandez, « Théâtralité et arts visuels : le paradoxe du spectateur. Autour « The World as a
Stage » et « Un teatre sense teatre » », Marges [En ligne], 10 | 2010, mis en ligne le 15 avril 2010,
consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/marges/490 ; DOI : 10.4000/
marges.490

© Presses universitaires de Vincennes


Théâtralité et arts visuels :
le paradoxe du spectateur.
Autour « The World as a Stage »
et « Un teatre sense teatre »
La notion de théâtralité [theatricality], apparue avec la modernité
puis théorisée dans les années 1960, connaît un regain d’intérêt dans
nombre de disciplines artistiques. Si la notion est apparue chez les
praticiens et théoriciens du théâtre, c’est depuis quelques années
dans le champ des arts visuels que sa vitalité est la plus remarqua-
ble. Ainsi, le vocabulaire et la métaphore peuvent servir d’outils,
voire de modèle théorique et esthétique, que la théâtralité soit utili-
sée comme une référence positive ou au contraire dans une logique
que l’on pourrait qualifier de « théâtrophobique ». Témoignent de ce
phénomène de migration du théâtral vers les arts visuels des exem-
ples divers, dont le plus connu reste certainement l’usage que fait de
cette notion Michael Fried dès la fin des années 1960 aux États-Unis,
alors même que s’y formulent de nouveaux questionnements sur
l’autonomie des arts. Cette construction d’un discours historique et
critique autour de la notion de théâtralité semble intimement liée à la
réflexion, aujourd’hui très active, sur les déplacements entre les arts
et la place du spectateur. Du côté des œuvres, nous sommes face à
un double constat : d’une part, la théâtralité est utilisée comme cadre
(« mettre en scène » : installer dans le temps et l’espace), de l’autre,
elle est inversement utilisée comme un processus de dissolution du
cadre (théâtraliser pour « intégrer » à tout prix le spectateur). Des

25
/1 « Un teatre sense expositions récentes telles que « Un teatre sense teatre » ou encore
teatre » a été présenté « The World as a Stage /1 » ont ainsi montré combien les artistes du
au MACBA de Barcelone
du 25 mai au 20e et 21e siècle se sont emparés du théâtral – cet emprunt pouvant
11 septembre 2007 et être thématique, mais aussi, de façon plus intéressante, structu-
« The World As a Stage » rel – pour parfois mieux s’en écarter et repenser ainsi leur propre
à la Tate Modern
de Londres pratique. Nous nous intéresserons à quelques exemples précis de
du 24 octobre 2007 ce déplacement d’un double point de vue, théorique et esthétique.
au 1er janvier 2008. Dans un premier mouvement, il s’agira de redéfinir le terme de théâ-
/2 Le mot s'étant tralité, en étudiant son évolution au sein du théâtre bien sûr, mais
banalisé, il est important aussi dans les arts visuels. Cette approche devrait permettre de
de distinguer ce qui mieux saisir et analyser la complexité contemporaine de la notion et
relève historiquement
de l'usage effectif d’étudier un phénomène particulier de déplacement. Dans un second
de la notion de théâtralité mouvement, il s’agira de s’intéresser à quelques propositions artis-
des conceptions tiques « non théâtrales » au sens strict, que la notion de théâtralité
du théâtre formulées
autrefois par des permet d’éclairer. Les deux expositions précédemment citées nous
auteurs sans recourir serviront d’objet d’étude dans ce cadre.
au mot, que certains
lecteurs contemporains
rebaptisent La théâtralité : entre quête et phobie
postérieurement
« théâtralité ». C’est assez tardivement que la notion de théâtralité apparaît dans
les discours théoriques sur le théâtre. En effet, si l’idée n’est pas
nouvelle et peut transparaître déjà d'une certaine manière chez
Aristote lorsqu'il tente de définir l’essence du théâtre, la théâtralité
est avant tout une préoccupation moderne /2. L’étude de différents
dictionnaires d’usage français a montré que l’apparition de la notion
semble difficile à dater précisément. Ainsi Le Robert qui situait, il y
a encore quelques années, son émergence dans les années 1950,
date désormais sa première acception en 1842, tout comme le Trésor
de la Langue française. Il apparaît également que la notion ne se
trouve dans les dictionnaires, jusque dans les années 1980, qu’en
sous-catégorie, comme dérivé de l’adjectif théâtral, voire pas du
tout. Dès 1971 cependant, Pierre Gilbert lui consacre un bref article
dans son Dictionnaire des mots nouveaux, lui donnant la définition
plurielle et vague de « qualités théâtrales d’une œuvre ». Ce qui
ressort de l’ensemble des définitions, c’est que la théâtralité n’y est
envisagée que par rapport à un modèle théâtral et qu’elle se rap-
porterait exclusivement à la scène : les articles parlent de « moyens
spécifiquement scéniques », font référence à la lumière, au décor, à
la gestuelle, au ton, aux éléments stylistiques et structurels de l’art
théâtral, à sa représentation, et non pas à sa « forme littéraire ». Il est
intéressant de constater que seul le Trésor de la Langue française
rattache la notion de théâtralité exclusivement au théâtre, quand
les autres articles font référence à d’autres pratiques artistiques (on

26
parle par exemple de la « théâtralité d’un opéra », de la « conformité /3 Introduction
d’une œuvre plastique ou musicale » aux règles du théâtre, etc.). Par à l'ouvrage de Nicolas
Evreinoff, Le Théâtre
ailleurs, l’ensemble de ces définitions témoigne d’une approche du dans la vie (2e éd.),
théâtre directement héritée des courants sémiologiques et sémioti- Paris, Stock, 1930,
ques : la théâtralité est envisagée comme plurielle, composée d’un p. XIV.

ensemble d’éléments qui, pris seuls ou à plusieurs, signeraient la /4 Geneviève Jolly


dimension théâtrale d’une œuvre. et Muriel Plana,
Dans le champ propre au théâtre, l’idée de théâtralité apparaît au « Théâtralité », dans
Jean-Pierre Sarrazac
moment où le cinéma vient bouleverser les spécificités du théâtre (sld.), Lexique
et où ce dernier tente de se dégager de la littérature, c’est-à-dire à du drame moderne
un moment où le théâtre cherche à se définir tout d'abord en tant et contemporain,
Belval, Circé,
qu’Art, puis en tant que forme autonome. Dès ses origines, la notion coll. Poche, 2005,
prend une double signification, à la fois positive et négative – proche p. 215.
de ce qui sera désigné plus tard comme le théâtralisme. En 1908, le
Russe Nicolas Evreinoff est l'un des premiers praticiens à consacrer
une réflexion spécifique à la notion dans son essai Apologie de la
théâtralité. Il affirme l'aspect conventionnel du théâtre au moment
où le naturalisme règne en maître et propose un élargissement pré-
curseur du concept à la lumière de la sociologie et de la psychologie.
La théâtralité serait un instinct pré-esthétique apparu bien avant le
théâtre, dont « le plus haut degré » correspondrait « dans l'homme
et la société, au plus haut degré de civilisation /3 ». La théâtralité,
pour Evreinoff, serait intrinsèque à l'être vivant et se manifesterait
tant dans la vie qu'au théâtre. Au centre des problématiques des
avant-gardes modernes, la théâtralité devient intimement liée à
une réflexion sur la représentation, et plus exactement sur la mise
en scène, recouvrant une valeur quasi symbolique : « La modernité
conçoit la théâtralité comme manque, désir et recherche de théâtre,
au lieu de faire du théâtre un art défini et accompli /4. ».
Dès lors, la théâtralité devient l’objet d’une quête : « rethéâtraliser »
le théâtre (l’apogée en étant, pour beaucoup, le théâtre russe des
années 1920-1930, et plus particulièrement celui de Meyerhold qui
développera l’idée de lois théâtrales uniques). C’est que les utopies
d’un Wagner ont laissé leurs marques : si le théâtre est le lieu privi-
légié de rassemblement (voire de fusion) d’arts comme la musique,
la danse, la littérature, que lui reste-t-il en propre ? Qu’est-ce qui
permet alors d’estimer qu’une œuvre a des qualités théâtrales ? Tout
au long de la première moitié du 20e siècle, différents praticiens
tenteront d’ériger le théâtre comme un art indépendant, ce que la
mise en scène semble, dans un premier temps, leur offrir. L’idée de
théâtralité permet ainsi à un certain nombre d'hommes de théâtre
de contrer leur propre méfiance anti-théâtrale ou, tout du moins,
leur mécontentement vis-à-vis des formes alors actuelles du théâtre.

27
/5 Roland Barthes, Cela leur permet de réaffirmer ainsi – par ce qui est plus qu’un léger
« Le théâtre de décalage notionnel – leurs quêtes et leurs croyances. Les exemples
Baudelaire », Essais
critiques, dans en sont nombreux, de Brecht à Jarry et son fameux texte « De l’inu-
Œuvres complètes II. tilité du théâtre au théâtre », jusqu’à Artaud déplorant la disparition
Livres, textes, entretiens. de la scène dans les démarches occidentales. La première approche
1962-1967, Paris, Seuil,
2002, p. 304. Notons spécifiquement théorique sera sémiologique : pour Roland Barthes,
que ce n’est pas l'éviction en 1964, la théâtralité doit être envisagée par soustraction (« [la
du texte que clament théâtralité,] c’est le théâtre moins le texte /5 »), puis par division
respectivement ces
auteurs, mais sa mise (différents signes spécifiquement théâtraux). En 1976, alors que
à hauteur des autres le règne de la mise en scène est plus que jamais remis en cause,
signes qui forment le Michel Bernard propose une approche épistémologique et pense la
tout théâtral : un théâtre
libéré de la littérature. théâtralité comme une propriété du corps en jeu : des éléments scé-
niques, la théâtralité se déplace vers l'acteur (le performeur /6 ). Les
/6 Michel Bernard, années 1980 achèvent de détacher la théâtralité de la mise en scène
L’Expressivité du corps.
Recherche sur théâtrale, prenant pour la première fois explicitement en compte
les fondements de le spectateur dans un contexte de crise du théâtre où les créations
la théâtralité, Paris, sont de plus en plus interdisciplinaires. Ainsi, pour Josette Féral, on
Jean-Pierre Delarge,
coll. Corps et culture, peut envisager la théâtralité comme une « propriété du quotidien »,
1976. Michèle Fèbvre un travail prioritairement spatial qui surgit du « savoir du spectateur
(Danse contemporaine dès lors qu’il a été informé de l’intention de théâtre à son adresse » :
et théâtralité, Paris,
Chiron, 1995), dans « Plus qu’une propriété dont il serait possible d’analyser les caracté-
cette lignée, avancera ristiques, [la théâtralité] semble être un processus, une production
l’idée d’une théâtralité qui tient tout d’abord au regard, regard qui postule et crée un espace
transcendantale,
c’est-à-dire détachée du autre qui devient espace de l’autre – espace virtuel, cela va de soi –
théâtre, située en amont et laisse place à l’altérité des sujets et à l’émergence de la fiction.
des pratiques afin Cet espace est le résultat d’un acte conscient qui peut partir soit du
de sortir de la tautologie
théâtralité égale théâtre. performeur lui-même […] soit du spectateur dont le regard crée un
clivage spatial où peut émerger l’illusion […] et qui peut porter sans
/7 Josette Féral, distinction sur les évènements, les comportements, les corps, les
« La Théâtralité.
Recherche sur la objets et l’espace autant du quotidien que de la fiction /7. ».
spécificité du langage La condition sine qua non de la théâtralité, selon Josette Féral, serait
théâtral », Poétique, donc la présence d’un cadre de l’action, spatial – mais surtout et
septembre 1988,
respectivement p. 348, avant tout structurel – basé sur un contrat tacite, celui d’« assister
p. 349 et p. 350 à un acte de re-présentation inscrit dans une temporalité autre que
celle du quotidien, où le temps est comme suspendu et pour ainsi
/8 ibid., p. 358.
dire réversible, qui impose à l’acteur le retour toujours possible à sa
/9 Bernard Dort position de départ /8 ». Bernard Dort, la même année, reviendra sur
« La Représentation le texte de Barthes en faisant de la théâtralité dans ce contexte une
émancipée », dans
La Représentation « polyphonie signifiante ouverte sur le spectateur » : « La théâtralité,
émancipée, Arles, alors, n'est plus seulement cette “épaisseur de signes” dont parlait
Actes Sud, coll. Roland Barthes. Elle est aussi le déplacement de ces signes, leur
Le Temps du théâtre,
1988, p. 178 et impossible conjonction, leur confrontation sous le regard du specta-
p. 183. teur de cette représentation émancipée /9. ».

28
Parallèlement à cette quête interne du théâtre la modernité artistique /10 Marie-Christine
développe sa propre définition de la théâtralité sous l’influence des Lesage (relisant
Jean-Luc Nancy),
recherches wagnériennes, voyant en elle l’ennemi juré de la volonté « L’Interartistique :
de purification des disciplines qui s’instaure alors. Cette théâtropho- une dynamique
bie latente atteindra son point culminant dans les critiques adres- de la complexité », R
evue d’Études Théâtrales,
sées à l’art minimal par Michael Fried dans le désormais célèbre « Art n° 13, printemps 2008,
and Objecthood » (1967). Car si la modernité artistique se définit par p. 11-26.
ce « nouveau laocoonisme » greenbergien qu’est la spécificité de
/11 Jacques Sato,
chaque discipline par exclusion mutuelle, le théâtre – art « singulier- « Littéralité et
pluriel » s’il en est /10 – ne peut être moderniste – il ne peut être un théâtralité » dans Louis
art et doit être soigneusement tenu à distance des autres pratiques Dieuzayde (sld),
Le Langage s’entend
artistiques. De plus, son dispositif spécifique et constitutif de co-pré- mais la pensée se voit,
sence scène/salle signe la particularité – forcément négative pour Aix-en-Provence, PUP,
la modernité – de cet art dont la forme définitive ne se déploie que coll. Théorie et pratique
des arts, 2007, p. 164.
dans cette réunion. L’exigence de spécificité et la motivation autoré-
férentielle modernistes seront dès lors mises à mal par les « objets /12 Michael Fried,
spécifiques » de l’art minimal, dont le principal enjeu est justement « Art et Objectité » (1967),
Contre la théâtralité.
l’indétermination et l’incomplétude. Conséquence immédiate : ce Du minimalisme
courant qui apparaît alors sur le devant de la scène artistique amé- à la photographie
ricaine – parce qu’il pense dans sa conception même la relation contemporaine, Paris,
Gallimard, coll. NRF
regardant/regardé en prenant en compte les paramètres spatiaux et Essais, 2007,
temporels de présentation de l’œuvre – est rapidement catalogué par respectivement
Fried comme le « symptôme d’une sensibilité corrompue et pervertie p. 133-134, p. 135
et p. 136.
par le théâtre /11 ». C’est à partir de cette donnée fondamentale que
Fried va développer sa critique de la théâtralité dans ce qu’il nomme /13 Voir aussi Michel
l’art littéraliste à partir de trois idées : Poivert sur les relations
photographie/théâtralité.
1) « Le succès, et même la survie, des formes artistiques dépend de Selon lui, tout un
plus en plus de leur capacité à mettre le théâtre en échec. » pan de l’histoire de
2) « L’art dégénère à mesure qu’il approche une condition qui est la photographie ne s’est
pas écrit, conséquence
celle du théâtre. » de cette théâtrophobie
3) « Les concepts de qualité et de valeur […] prennent un sens, ou de près d’un siècle.
prennent tout leur sens, à l’intérieur, exclusivement, des arts indivi-
duels. Ce qui existe entre les arts relève du théâtre /12. ».
Au lieu de n’être qu’une querelle passagère (car le texte de Fried
n’était, après tout, qu’une critique), cette déclaration fait date,
parce qu’elle n’est pas une lubie soudaine et isolée mais le résultat
d’une importante lignée critique antithéâtrale (n’oublions pas que
Fried s’inspire des théories de Diderot) dont les retombées se font
encore ressentir aujourd’hui /13. Cette querelle témoigne finalement,
en négatif, de la force de ce déplacement du modèle théâtral vers
d’autres théories ; déplacement qui a permis de penser tout un
changement quasiment paradigmatique de la conception de l’œuvre
d’art autour du spectateur. Si la peinture américaine des années 1950

29
/14 Quelqu'un comme semblait illustrer un certain triomphe de la pensée moderniste, le
Féral construira sa bouleversement réel qu’ont provoqué dix ans plus tard les premières
définition en relisant
Fried, c'est-à-dire œuvres minimalistes crée l’événement et se fait ressentir aujourd’hui
en pensant la théâtralité encore : l’expérience prime, avec une prise en compte toute nouvelle
des arts scéniques à du corps du spectateur dans la relation esthétique. Ce que certains
la lumière de l'approche
proposée par les arts perçoivent comme une véritable victoire de la phénoménologie sur
visuels. l’œil désincarné. Alors qu'elle n'apparaît explicitement que très
tardivement dans les théories théâtrales, la figure du spectateur
15 Rappelons que
la théâtralité n’est pas fonde dès la fin des années 1960, chez Fried, une conception de la
le théâtre ; en théâtralité /14. Ainsi, malgré (ou grâce à) la doctrine moderniste,
conséquence, ce qui nombre de propositions artistiques intègreront dès la seconde moitié
se joue ici n’est pas
la question du 20e siècle la complexité de la théâtralité dans des pratiques diver-
de l’interdisciplinarité ses, souvent en marge des dispositifs traditionnels (installations,
théâtre/arts plastiques. performance, happening, event, art in situ…) : il existerait une place,
/16 Cette classification et non des moindres, pour le théâtral dans l'art et dans les musées.
autour de différentes C’est à cet endroit que se situent les expositions auxquelles nous
notions est un outil nous intéresserons.
de travail, les œuvres
n’étant évidemment pas
aussi univoques. Quand le contemporain réhabilite le théâtral :
/17 Josette Féral, la scène en question
« La Théâtralité.
Recherche sur la Contenant intrinsèquement, dans ses différents usages, un déplace-
spécificité du langage ment du théâtre par rapport à lui-même /15, la théâtralité permettrait
théâtral », op. cit.,
p. 356. de penser d’une part les glissements entre les pratiques artistiques,
d’autre part les glissements – structurels avant tout – au sein même
d’une pratique artistique particulière à la lumière du théâtral. Il
semble intéressant, pour mieux observer ce phénomène, de reve-
nir sur quelques notions-clés afin de repérer un premier niveau de
manifestation de la théâtralité dans des œuvres contemporaines :
une référence au théâtre/théâtral dans le contenu et la forme, qu’on
désignera comme cognitif /16.
La première notion serait la plus évidente pour le sens commun, à
savoir la dichotomie fictif/réel qui sous-tend implicitement l’idée
de théâtre. Dans l’histoire du théâtre, on le sait, le terme théâtral
a oscillé entre une définition péjorative, synonyme de faux dont
l’acteur doit se méfier (c’est le cas chez Stanislavski par exemple)
et une définition synonyme de pratique autonome, nécessaire pour
« affirmer le “théâtral” comme distinct de la vie et distinct du réel »,
« comme la condition sine qua non de la théâtralité sur la scène /17 »
(chez Meyerhold notamment). Cet aspect proprement dialectique de
la scène, impliquant pour le spectateur une dialectique du regard,
semble être une manifestation fondamentale de la théâtralité dans
les arts visuels. Que cet aspect serve l’interrogation des notions

30
de représentation – avec parfois comme la reprise de la question
ancestrale de la mimesis, mais le plus souvent comme interrogation
des modalités de présentation de l’œuvre même –, d’espace – la dis-
tinction/non-distinction des frontières regardant/regardé, espace de
l’action/espace de l’audience – et surtout de jeu : qui du regardant
ou du regardé fait l’événement ? Quand et où commence et finit le
fictif ? Ces questions peuvent évidemment se recouper au sein d’une
même œuvre.
L’exposition de la Tate Modern, « The World as a Stage », regroupait
ainsi un panel de propositions artistiques de la fin du 20e/début
du 21e siècle de seize artistes travaillant autour de ces problémati-
ques. J’en présenterai ici quelques exemples. This is New (2003) de
l’Anglais Tino Sehgal jetait le visiteur dans le trouble dès son entrée
dans l’exposition quand le contrôle des billets se transformait en
un échange improbable et absurde : le gardien accueillait chaque
visiteur en déclamant à haute voix un gros titre extrait d’un journal
de son choix (avec des déclarations portant, selon les jours, sur le
réchauffement climatique ou la virginité de Camilla), avec pour mot
d’ordre, si le visiteur répondait, de simplement énoncer le titre de
l’œuvre, l’année de sa création et le nom de l’artiste, s’il ne répondait
pas, d’en rester là (et « l’œuvre » n’est, alors, pas révélée).
Dans un même registre, le visiteur était invité par une bande-annonce
à se rendre à une date précise au Borough Market de Londres pour
découvrir le nouveau film de l’acteur Jude Law. Film (2000-2007)
de l’artiste polonais Pawel Althamer s’avérait être en réalité, pour
le visiteur venu au Borough Market, une sorte de happening (real-
time movie, dit l’artiste) dans lequel le spectateur se trouvait mêlé
à l’action (par ailleurs non-action puisque rien de particulier ne se
passait) et prenait conscience d’être au cœur du film simplement en
reconnaissant des éléments qu’il avait vus dans la bande-annonce
(des figurants, des situations, Jude Law achetant un poisson pour
les plus chanceux…). Ainsi, chez Sehgal, la théâtralité n’apparaît que
si le visiteur modifie rapidement son regard porté sur la fonction
habituelle du gardien. Chez Althamer, elle demande du temps, de
la mémoire (reconnaître les figurants aperçus sur la bande-annonce
pour comprendre qu’il n’y aura pas de film, au sens traditionnel du
terme). Ce qui semble intéresser ici les artistes est cette zone floue
qui émerge dès lors que le spectateur est inclus dans l’espace de l’ac-
tion (elle-même souvent minime et plus proche du non-événement
que d’une véritable action), délaissant finalement sa posture même
de spectateur.
Dans d’autres cas, c’est l’espace lui-même qui prime et vient cadrer,
presque contre son gré, le visiteur dans un espace de jeu. Il en est

31
ainsi, par exemple, de Curtain (2007) de l’artiste allemande Ulla Von
Brandenburg et de Arena (1997) de l’artiste américaine Rita McBride.
Dans la première installation, le visiteur se trouve confronté à un
rideau de théâtre se fermant – reconstitution de celui conçu par
Walpole Champneys en 1932 pour le Royal Shakespeare Theatre
de Stratford-sur-Avon – ne sachant plus s’il se trouve du côté de la
scène ou de la salle. Dans la deuxième installation, son statut dans
l’exposition se trouve inversé quand, entrant dans une des salles de
la Tate, il se retrouve sur une scène, face à d’autres gens assis sur des
gradins qui assistent à son entrée. Dans ces exemples, la théâtralité
émerge du spectateur dès lors que celui-ci prend conscience de sa
participation à une expérience commune/sociale de l’ordre du jeu.
Ces démarches aujourd’hui nombreuses, souvent ludiques, quand
elles ne sont pas anecdotiques, rejoignent en les détournant, voire
en les contredisant (une utilisation presque paradoxale de la théâ-
tralité comme dissolution du cadre) les approches théâtrales des
années 1980. Ces approches cherchaient à détacher la théâtralité du
théâtre et de la mise en scène pour en faire une propriété de la scène,
au sens structurel du terme, soit de tout événement qui, dans un lieu
et un temps donnés, rassemble un regardé et un regardant.
Un deuxième aspect, très présent chez les artistes réunis à la Tate
Modern, est lié à une dimension plus politique du théâtre, la théâ-
tralité servant alors à la fois d’outil analytique et de terrain pour
des expérimentations artistiques, mais aussi sociales, relisant dans
certains cas les théories debordiennes. Reprenant pour titre le motif
shakespearien de As You Like It – « All the world's a stage, and all the
men and women merely players » [le monde entier est une scène et
les hommes et femmes ne sont que des acteurs] – l’exposition « The
World as a Stage », outre sa volonté de réhabilitation artistique du
théâtral, tend à s’interroger sur ce déplacement social et anthropo-
logique, héritage du theatrum mundi latin : qu’en est-il de la théâ-
trocratie dans notre société ? Quelle place pour l’homme individuel
et la communauté ? Que peut encore l’art dans une société du spec-
tacle ? Témoignent de ces interrogations trois travaux très différents
du Polonais Cezary Bodzianowski, de l’Anglais Jeremy Deller et de
l’Américaine Catherine Sullivan. Se réclamant à la fois d’une tradition
surréaliste et dadaïste et de l’humour trivial des caméras cachées,
Bodzianowski propose une action quasi absurde, prenant littérale-
ment au pied de la lettre la thématique même de l’exposition avec
sa performance Flying Helmet (2007). En sortant de la Tate Modern,
le spectateur découvre l’artiste accroché à une nacelle, mesurant et
calculant la surface totale du Théâtre du Globe, ce théâtre shakes-
pearien reconstitué sur les bords de la Tamise, à deux pas du musée

32
d’art contemporain, dans le but de comparer ensuite ses mesures /18 Samuel Weber
avec celles d’un autre globe, la Terre, posant ainsi un regard ironique (Theatricality as Medium,
New York, Fordham
sur un symbole national anglais en même temps que sur un cer- University Press, 2004)
tain nombrilisme patriotique ambiant. Dans The Battle of Orgreave s’intéresse à des usages
(2001), Jeremy Deller, vainqueur du prix Turner en 2004, remet en non artistiques de
la notion de théâtralité,
scène et filme, environ vingt ans après, les violents affrontements qui notamment militaires.
ont opposé mineurs et policiers le 18 juin 1984. Pour ce faire, il invite
d’anciens mineurs et policiers impliqués à l’époque dans le conflit à /19 Cette vidéo a
été présentée pour
participer, aux côtés d’acteurs, à ce qui devient à la fois une reconsti- la première fois
tution (au sens où l’on reconstitue la scène d’un meurtre pour mieux en France dans le cadre
la comprendre et la résoudre) et un acte de réécriture de l’histoire par de l’exposition de
la « Collection Lambert
ceux qui en étaient les véritables acteurs (la BBC ayant par exemple en Avignon », Figures
été obligée, à l’époque, de s’excuser publiquement d’une version de l’acteur, le paradoxe
des faits orientée de manière à présenter les mineurs comme ayant du comédien (8 juillet –
15 octobre 2006).
provoqué le début des violences). Une grande partie de The Battle of
Orgreave, prise en charge par le réalisateur Mike Figgis, est consa- /20 Bernard Dort,
crée à la présentation de la préparation prudente de cette reconsti- « La représentation
émancipée », op. cit.,
tution, résultat de plus d’un an de recherches à partir d’archives et p. 184.
d’entretiens. Au centre, cette question : que signifie rejouer le passé
récent ? Comment faire la part des vérités et des fictions dans les
événements historiques ? La théâtralité, outre un processus de repré-
sentation, devient dans un tel cas un « processus consistant à placer,
cadrer, situer /18 ». Dans une toute autre démarche, Catherine Sulli-
van, issue de la performance, explore quant à elle le théâtre-même
comme forme visuelle et structurelle servant une perspective à la fois
esthétique et anthropologique, en plaçant au cœur de ses œuvres
souvent baroques et excessives (films, installations, performances)
l’acte même de performeur. Tout ce qui signe la théâtralité dans un
des sens premiers du terme (les éléments spécifiquement théâtraux
liés ici à l’acteur : gestes, attitudes, costumes, techniques de jeu…)
est décortiqué, isolé, réintroduit autrement, répété inlassablement,
essoré, pourrait-on dire, en-dehors du cadre du théâtre jusqu’à per-
dre toute signification ou possibilité d’identification du spectateur et
produire une forme presque abstraite, analytique, générant de tout
autres effets. L’installation vidéo The Chittenden (2005) /19 est ainsi
construite à partir d’une partition complexe, inspirée par les compo-
sitions de musique minimalistes des années 1960 et développée en
collaboration avec le musicien Sean Griffin, combinant mouvements,
actions et attitudes que les acteurs doivent effectuer en suivant dif-
férentes directions de jeu, effets dramatiques et postures physiques,
sans pouvoir sortir des limites de ce répertoire, ni même en modifier
le tempo. « Autant que construction, la théâtralité est interrogation
du sens /20 », écrivait Dort. Prisonnier de ce deus ex machina qui régit

33
/21 Ce retour de la figure chacun de ses gestes, l’acteur chez Sullivan se désincarne jusqu’à
de l’acteur sur la scène devenir un véritable pantin, évoquant également aux amateurs de
de l’art contemporain est
flagrant notamment avec théâtre les expériences d’une époque où le metteur en scène était
l’exposition « Isabelle tout puissant (on pense aux recherches de Craig). Vidant le réel pour
Huppert, la femme aux ne donner à voir que l’artifice, Sullivan entend ainsi offrir une pers-
portraits » (2006) ou celle
déjà citée de la Collection pective sur la condition humaine à travers le prisme du théâtre et de
Lambert (voir mon article ses masque /21 , en rejoignant la déclaration d’un autre artiste de la
« “Tirer le portrait” : désincarnation, Tony Oursler : « Aujourd’hui, le simulacre est aussi
du visage de l’acteur
et de la théâtralité réel que le reste ».
(Douglas Gordon, Roni
Horn, Bertrand Lavier) »,
Ligéia, dossiers sur l'art,
L’objet et le spectateur théâtralisés :
XXIe année, n° 81-82-83- du « relationné », au « relationnant », au relationnel…
84, janvier-juin 2008,
p. 69-76. au frontal /22 ?
/22 Tristan Trémeau, De tels exemples montrent, semble-t-il, une autre manifestation de
« Minimalisme et la théâtralité qui s’inscrirait cette fois-ci dans une démarche réflexive
théâtralité, ou le “théâtre de l’art visuel. Ce sont ces phénomènes qu’entend explicitement
du visible”. Critiques
adressées par Michael observer l’exposition « Un teatre sense teatre » conçue par Bernard
Fried et Christian Blistène et Yann Chateigné au MACBA de Barcelone, éclairant ainsi
Bonnefoi » dans Eric la proposition de Jessica Morgan et Catherine Wood à la Tate Modern
Bonnet, Amos Fergombé
et Edmond Nogacki par une approche extrêmement historicisée. En proposant un état des
(sld), Recherches lieux des changements de la place du sujet (et l’émergence, notam-
valenciennoises n° 10, ment, d’un spectateur-sujet) à travers un dense corpus d’œuvres du
« Théâtre et arts
plastiques entre 20e siècle, cette exposition, comme l’explique Manuel J. Borja-Villel,
chiasmes et directeur du MACBA, examine méthodiquement la façon dont la théâ-
confluences », 2002, tralité a altéré notre perception de la nature de l’œuvre d’art à travers
p. 167-177.
différents dispositifs d’exposition/de (re)présentation. Le choix du
titre témoigne de cette volonté de questionner cette autre scène du
théâtre sur laquelle, pour Blistène et Chateigné, quelque chose du
théâtre prend place et se libère. Car alors que le théâtre redéfinissait
une « théâtralité » interne au travail scénique (pour se distinguer des
autres arts et se reconstituer en tant qu'art), les observateurs exté-
rieurs du théâtre (dont Fried fait partie) voyaient, quant à eux, non la
dimension esthétique du théâtre, mais son fonctionnement global en
tant que médium très spécial (la place du spectateur pour Fried, celle
du public pour les lectures plus politiques), soit ce qu'une branche
de l'anthropologie théâtrale a désigné comme l'exercice de la fonc-
tion dramatique – envisagé ici sans prise en compte de l'inscription
sociale particulière du théâtre, ce qui ne sera pas, nous le verrons,
sans conséquence.
Mais revenons une fois de plus à Fried (cité, en effet, par les quatre
commissaires comme l’une des références de la conception de ces
expositions). Si « Art and Objecthood » dénonçait les effets néfastes

34
de la théâtralité sur l’œuvre d’art, il n’en soulevait pas moins de façon /23 Jacques Sato,
clairvoyante des questionnements sur lesquels allait se construire « Littéralité et
théâtralité », op. cit.,
une partie de l’art contemporain, donnant ainsi « consistance et p. 172.
cohérence à la notion de théâtralité en tant que nouvelle configura-
tion de l’expérience artistique /23 ». On a le déplacement d’une œuvre /24 C’est la position
notamment du peintre
possédant des qualités de complétudes vers une construction artis- Christian Bonnefoi
tique dépendante de la présence d’un regardant (ce qui amène Fried exposée ici par Tristan
à faire presque se confondre les notions de théâtralité et d’objectité Trémeau, « Minimalisme
et théâtralité, ou le
– cette condition d’objet, c’est-à-dire de non-art, de l’œuvre) et une “théâtre du visible” »,
temporalité particulière, qui n’est plus celle de l’immédiateté des art. cit., p. 168.
œuvres modernistes, mais de la durée, interminable et infinie selon
lui, de l’expérience. On sait combien les pratiques se sont dévelop-
pées au cours du siècle écoulé (l’exposition de Barcelone en présente
un certain nombre), qui cherchent à intégrer à tout prix le spectateur
afin de sortir des modes d’exposition/de présentation traditionnels.
Ce phénomène, que j’ai présenté comme une volonté de dissolution
du cadre (spatial et/ou temporel), se traduit sous différentes formes :
d’une théâtralité « envahissante » à un minimalisme « relationnant »,
en passant par le démantèlement de la relation acteur/spectateur
par le refus des espaces institutionnels et par l’insertion du théâtral
dans la ville/vie (notamment le Living Theatre, Ben Vautier et son
Théâtre de Rue, les manifestations de Daniel Buren, des membres
de la Judson School dont le « NON » au théâtre n’est pas un non à
la théâtralité), jusqu’à ces démarches récentes, « relationnelles ».
Coupées de tout contexte social, héritières d’une conception dialo-
gique œuvre/spectateur, ces démarches sont présentées par leurs
défenseurs (Nicolas Bourriaud, notamment) comme le salut permis
par l’art de recréer des relations inter-humaines mises à mal par
notre société marchande (les dispositifs enveloppants et dépendants
d’une participation du spectateur de Dominique Gonzalez-Foerster
pour ne citer qu’un exemple de la Tate). L'intérêt pour le spectateur,
emprunté à la théâtralité puis passé par le prisme des arts plasti-
ques, aboutit ainsi à des conceptions ne prenant finalement plus en
compte la fonction dramatique originelle (ce qui se fera ressentir par-
ticulièrement, par ricochet, dans le champ du théâtre). L’exposition
n’est plus, dès lors, interne à l’œuvre, mais « séparé[e] de son conte-
nant (l’œuvre) », exposition du mode d’exposition donnant lieu à ce
qui devient pour certains une « mise en scène de plus en plus didacti-
que /24 ». En questionnant la frontière parfois ténue entre performeur
et spectateur, le rapport regardant/regardé, ces œuvres entendent
et permettent pour les meilleures de repenser de façon critique la
notion de public et de communauté. Or, pour en revenir à Fried,
un autre aspect déjà présent dans le texte, mais souvent oblitéré,

35
/25 Dans un mouvement concerne l’introduction d’une dialectique du regard et du visible née
inverse, c’est le de la confrontation du spectateur à une œuvre « ouverte », théâtrale
théâtre qui cette fois-ci
emprunterait, ou devrait en ce qu’elle associe, comme le démontrera Georges Didi-Huberman,
emprunter, aux arts factice (objet) et présence (phénoménologie), qui nécessiterait de
plastiques la fameuse la part du spectateur non pas une participation physique (au sens
dimension relationnelle.
de mouvante, actante), mais la ré-incarnation de l’œil à travers des
/26 Ligéia, dossiers dispositifs cette fois-ci cadrés. C’est ce qui intéressera, il me semble,
sur l'art, XXIe année, un artiste comme Dan Graham qui, dans les années 1970, ne cesse
n° 81-82-83-84, « Art
et frontalité : scène, de questionner l’exercice de la vision de façon radicale par le biais de
peinture, performance », dispositif-miroirs (synthèse, selon Blistène et Chateigné, entre le Pop
op. cit. Art et le minimalisme à travers la phénoménologie), puis par l’inter-
rogation dès le début des années 1980 de l’espace architectural clas-
sique du théâtre qu’il confrontera à celui du cinéma. Chez Graham, le
spectateur ne regarde que lui-même, mais n'est-ce pas le cas d'une
certaine manière dans bien des situations ? Des installations comme
celles de l’artiste danois Jeppe Hein, présenté à la Tate, souvent sous
la forme de cubes ou de labyrinthes réfléchissants, s’inscriront dans
cette lignée, prolongeant les démarches d’artistes comme Robert
Morris, Bruce Nauman, Robert Smithson ou Sol LeWitt. Mais certains
dispositifs vont encore plus loin dans cette interrogation du voir en
réaffirmant distinctement la séparation entre un espace du voir et un
espace du jeu et en ré-individualisant le spectateur. Il est par exem-
ple intéressant de noter dans les travaux précédemment cités de
Deller ou Sullivan, qui entendent le théâtral comme une interrogation
sociale et anthropologique, le maintien (ou le retour) à un dispositif
frontal pensé, volontaire, laissant au spectateur sa posture de spec-
tateur, voire accentuant la frontière regardé/regardant comme pour
permettre un recul critique nécessaire, une affirmation de se trouver
en face d’un espace autre. Ainsi, chez Sullivan par exemple, le retour
à un dispositif archaïque du théâtre (l’un joue en face de l’autre qui
regarde) dérangé par l’évidement du sens de signes traditionnelle-
ment signifiants apparaît comme une possibilité de regard critique,
individuel, sur une société du spectacle, permettant justement de
séparer le théâtre (l’art) de la vie par le dispositif spectaculaire. Pour
finir, je dirais que de telles démarches rejoignent tout un courant
actuel du théâtre qui, résistant à des propositions participatives
toujours plus nombreuses (cherchant ainsi à faire du spectateur un
actant /25), tend à réhabiliter la frontalité non dans une volonté réac-
tionnaire mais comme une posture esthétique et politique /26.

Laure Fernandez

36

Vous aimerez peut-être aussi