Chamoiseau Patrick Fra Césaire, Perse, Glissant, Les Liaisons Magnétiques

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DU MÊME AUTEUR

Manman Dio contre la fée Carabosse, théâtre conté,


L’Harmattan, 1981

Chronique des sept misères, roman, Gallimard, 1986

Solibo magnifique, roman, Gallimard, 1988

Au temps de l’antan, contes, Hatier, 1988

Martinique, essai, Hoa-Qui, 1989

Éloge de la créolité, avec Jean Bernabé et Raphaël Confiant,


essai, Gallimard, 1989

Une enfance créole : I, Antan d’enfance, mémoires, Hatier, 1990


Lettres créoles : tracées antillaises et continentales de la littérature,
Martinique, Guadeloupe, Guyane, Haïti (1635-1975), avec
Raphaël Confiant, essai, Hatier, 1991

Texaco, roman, Gallimard, 1992


Guyane : Traces-Mémoires du bagne, essai, C.N.M.H.S., 1994

Une enfance créole : II, Chemin d’école, mémoires,


Gallimard, 1994

Écrire la « parole de nuit » : la nouvelle littérature antillaise,


essai, Gallimard, 1994

L’esclave vieil homme et le molosse, roman, Gallimard, 1997

Écrire en pays dominé, essai, Gallimard, 1997


Elmire des sept bonheurs : confidence d’un vieux travailleur
de la distillerie Saint- Étienne, essai, Gallimard, 1998

Émerveilles, nouvelles, Gallimard, 1998

Biblique des derniers gestes, roman, Gallimard, 2002

Les Bois sacrés d’Hélénon, avec Dominique Berthet,


Dapper, 2002

Une enfance créole : III, À bout d’enfance, mémoires,


Gallimard, 2004

Un dimanche au cachot, roman, Gallimard, 2007

Trésors cachés et patrimoine naturel de la Martinique vue du


ciel, avec Anne Chopin, HC, 2007

Quand les murs tombent : l’identité nationale hors-la-loi ?,


avec Édouard Glissant, essai, Galaade, 2007

Les neufs consciences du Malfini, roman, Gallimard, 2009

Les tremblements du monde, essai, À plus d’un titre, 2009

L’intraitable beauté du monde : adresse à Barack Obama, avec Édouard Glissant, essai, Galaade, 2009

Le papillon et la lumière, récit, Philippe Rey, 2011

L’empreinte à Crusoé, roman, Gallimard, 2012

Hypérion victimaire, roman, La Branche, 2012


L’éditeur remercie Christian Séranot-Sauron
d’avoir contribué à la publication de cet ouvrage.

© 2013, Éditions Philippe Rey

7, rue Rougemont – 75009 Paris

ISBN 978-2-84876-365-1
www.philippe-rey.fr
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
Je repense à cet autre maître des
sens, à ce régent du langage, Saint-
John Perse, déjà évoqué, je me
répète ce qu’il chante à la fin
d’Anabase : « Mais de mon frère le
poète on a eu des nouvelles. Il a
écrit encore une chose très douce.
Et quelques-uns en eurent
connaissance… »

Toujours, j’ai penché contre toute


vraisemblance, contre toute
nécessité, à rapprocher Césaire
d’une telle évocation. C’était pour
moi le rêve d’une fusion de poésies
conniventes. La recherche inquiète
de ce point où le rite élève à la
souffrance et le Mythe se pare de la
beauté crépue têtue du jour…

Édouard Glissant, La Cohée du


Lamentin
Pour Mathieu Glissant,
fils vraiment,
en août, en Montblanc, en Diamant partagé.

Pour Noémie aussi.


Table des matières

Du même auteur

Copyright

Dédicace

Derniers vents

Carême

Roussi

Premières pluies

Saison-pluies

Avents

Crépuscules

LES HOMMAGES
Césaire, ma liberté

Les grandes combustions

« Beauté, je t’appelle pétition de la pierre. »

Sans limites et laminaire

Au cœur d’un impossible

Ma liberté

Méditations à Saint-John Perse

Récitation pour Ed

Notes
Derniers vents

Les Janvier, Février.

Décembre de l’année morte a emporté les derniers alizés. Les poissons


blancs touchent aux côtes antillaises. Les pêcheurs s’apprêtent au Grand
Miquelon et parmi nous, en Martinique, les arbres s’apprêtent aux lenteurs
des sécheresses. L’année commence. Il faut tout nettoyer, épousseter les
misères et les poussières passées, semer des graines, offrir des graines,
prendre le bain qui désamarre des déveines secrètes. Il faut manger la
fricassée de coq et goûter au vermouth fraternel. Une fois encore, je relis
René Char dans ses Feuillets d’Hypnos, comme pour saluer l’année
nouvelle, ouvrir l’année en poésie, se désamarrer ainsi, et une fois encore
s’ouvre en moi le vertige des poètes qui m’habitent, l’assise actuelle de ma
sentimenthèque. Césaire, Perse, Glissant…

Char compare certaines femmes à une vague marine, qui a bondi, s’est
retrouvée prisonnière en flaque, et qui est encore « belle par éclair, à cause
des cristaux de sel qu’elle renferme et qui lentement se substituent à son
vivant… » Ce vers détient une puissance d’évocation étonnante, il provoque
chaque fois en moi tout un mouvement de scintillements lié à des
immobilisations vitreuses, un peu comme j’en surprends parfois sur des
plages désertes. La mort est dans la vie, la vie est dans la mort, l’une peut
précéder l’autre, l’autre peut anticiper l’une, souvent leur mélange
impensable avive quelque rémanente écaille d’une beauté. Et très souvent,
pour les poètes, la mort fait émerger de l’œuvre d’inépuisables
magnificences.

Césaire. Perse. Glissant. Difficile d’envisager une entité pareille. Notre


habitude antillaise est plutôt de les vivre un à un. Comme une succession de
solos de gwoka sans le grand chœur des « voix-derrière ». Mais Glissant, ce
cher maître, disait écrire « en présence de toutes les langues du monde »,
comme Bach qui, pour jouer à son meilleur niveau, imaginait de se trouver
en face des meilleurs musiciens de tous les temps. On pourrait donc ajouter
que Glissant écrivait en présence des plus précieux des écrivains et des
poètes. Il a écrit en présence de Faulkner. Il a écrit en présence de Char. Il a
aussi écrit en présence de Césaire. Et il est indéniable que ces derniers ont
dû œuvrer en sa présence. Dès lors, une relation s’est établie entre eux, qui
n’est pas d’évidence.

Ma rencontre avec Césaire, la plus ancienne et déjà racontée, fut de


l’ordre du déroulé magique : mon grand frère qui saluait le soleil levant
avec une tirade du poème Les Pur-Sang (… et voici par mon ouïe tramée de
crissements et de fusées syncoper des laideurs rêches les cent pur-sang
hennissant du soleil parmi la stagnation… !). Il poursuivait, bras ouverts,
avec des extraits du Cahier d’un retour au pays natal qu’il connaissait par
cœur. Dès lors, j’ai toujours cru que Césaire, et la poésie en général, étaient
capables de soulever le soleil. Je pris donc l’habitude de lire et de déclamer
de la poésie tout au long de mon enfance et de mes crises d’adolescence,
avec Césaire bien entendu en plein cœur de l’affaire.

La rencontre avec Glissant se produisit lors d’une période de grande


nécessité : j’avais commencé d’écrire et je cherchais encore une voie, une
voix. La lecture de son roman Malemort allait m’ouvrir d’infinis horizons,
dont celle d’une découverte des plus déterminante : celle du maître et de
l’ami qu’il allait devenir. C’est lui qui, lors d’une de nos discussions, allait
me parler avec chaleur de Perse, de Faulkner, de Segalen et de mille autres
encore. Pour Perse, réaction de rejet immédiate de ma part : c’est un béké !
Il n’est pas des nôtres ! Ce qui avait fait rire Glissant avec un arrière-fond
de consternation dans le regard. Ce fut sa manière de me désigner une
merveille… Les trois se sont ainsi rencontrés en moi, sans se confondre ni
se dénaturer.

Dans La Cohée du Lamentin1, Glissant rendant hommage à Césaire,


souligne : « Le poète lève, il soulève avec lui le monde » ; et il poursuit :
« tout cela s’est trouvé en puissance et en tremblement, tout est là qui
germe, dans cette énorme Annonciation ». Ce qui autorise mon enfantine
croyance : celle du verbe de Césaire pouvant déclencher sur l’ensemble du
pays la provende renouvelée du soleil. Soulever le monde.
Tombée du ciel, la lumière se fait vive. Nuages blancs et eau rare. Je
sais que ce sont les derniers vents. Je les savoure. Ils déambulent dans un
bruissement de champs de cannes invisibles, ou comme des caravanes de
sel trop chargées dans le grouillis des sables. Ils abandonnent parfois
(familières) des flottées de parfums sans estampille connue.

J’observe, je rêvasse, j’ameute des souvenirs de lectures, je marque des


notes éparses. Cette veille est littéraire. Cette veille est artistique. Pas de
littérature sans veille. Sans éveil de conscience ou douleur de conscience.
Les poètes, les artistes perdent toujours leurs paupières : c’est le prix à
payer. Je ne suis pas le seul à être éveillé-réveillé dans ce sommeil de pays
dominé, ni même le plus lucide d’entre nous. Mais j’ai l’impression
d’accueillir l’onde des veilles silencieuses, diffuses au travers des grandes
mornes. Je suis réceptacle. Je suis capteur. Aboutissement de l’influx d’un
mal-être. Petit point d’eau dans les déserts de cette blessure que Césaire
désignait comme jamais refermée. « Le chant profond du jamais refermé2. »
Possédé et courbé au devoir de la veille, moi qui aurais tant aimé débonder
mon esprit aux émerveilles du rêve. Aller libre. Mais c’est sans doute cette
envie d’un rêve libre qui me tient éveillé. Que vont donner ces notes ? Pas
savoir. Je vais souligner la spirale de ces années recommençantes avec ces
marques éparses.

Je relis pour la millième fois cette terrible interrogation de Glissant


dans Le Discours antillais : « Qu’avions-nous dit des techniques orales, de
la poétique créole, par exemple ? le ressassement, la tautologie, l’écho, tout
le dicible amassé. Oserons-nous appliquer cela, non à un discours déclamé
aux flambeaux, mais à des livres qu’on corrige, qu’on triture et qu’on
soigne ? Ou alors quitterons-nous le livre, et pour quoi. »
La piste est comme tracée. Osons.

J’ai cheminé de Césaire à Glissant. Glissant, catalyseur de ma


sentimenthèque, m’a initié à Perse. Mon écriture est habitée de ces trois
magnétismes, indissociés, indissociables, et qui pourtant, dans l’ordinaire
perception de nos pays, se distinguent et s’opposent, se distinguent en
s’opposant. Bien entendu, dans nos Antilles, le contexte historique et
politique accuse cette perception d’antagonismes définitifs. L’homme de
l’Afrique et de la Négritude. L’homme de l’universel conquérant,
orgueilleux et hautain. L’homme des chaos imprévisibles du Tout-Monde.
Mais au-delà de ces pauvres définitions persiste notre impossibilité à
envisager l’unité-diversité, les solidarités conflictuelles, les ruptures qui
rassemblent, les écarts convergents : une complexité que seule l’idée d’une
mise en Relation peut nous aider à fréquenter.

(Une énorme Annonciation. Voilà comment Glissant [que le


Martiniquais ordinaire oppose à Césaire] désignait celui qu’il appelait
somptueusement : le Poète.)

On peut goûter à tous les poètes, de tous les temps, par leur saveur en
Relation. Aux musiciens aussi. Comme si la crête vive de la Relation se
trouvait dans les arts et dans leurs expansions qui se rejoignent et se
nourrissent.

Ils sont tous les trois obscurs, et en même temps très éclatants. C’est
dans cette clarté même que leur puissance tellement féconde nous reste
énigmatique. Bien lamentable emploi que de vouloir leur infliger de la
compréhension ou de la transparence. Il nous faut tenter de deviner leur
inévitable relation, cette « liaison magnétique » comme le dirait Glissant,
qui les rassemble sans les confondre, et qui nourrit et leurs mouvements
particuliers et leurs musiques secrètes.

Là où la liaison mécanique assemble, et donc entrave et diminue, la


liaison magnétique ouvre infiniment, et nous instruit de quelques-unes des
alchimies de la Relation. Je reste sur cette idée, je la fréquente longtemps.

Que veut dire Relation dans l’esprit de Glissant ? Difficile à saisir,


difficile de saisir quand l’ouvert est de mise. Pour l’instant, fréquentons-en
l’idée, ouvrons la ronde alentour d’elle, dansons.

Avec l’âge, en moi, une immense et chaotique bibliothèque se


concentre, comme une écorce, un vieux limon qui fait sentimenthèque, tout
au-dedans comme au-dehors.
Je relis.
C’est une totale différence avec ces temps de jeunesse, temps de
lecture totale, où les livres se succédaient entre mes mains de manière
fiévreuse, désordonnée, romans de tous acabits, poésie de toutes sortes,
contes, essais, aventures, angoisse, amour, policiers, science-fiction…
Une yole fougueuse sur un vaste océan.
La yole s’est calmée, mais la perception de l’océan des livres et des
possibles me fait rechercher le tout dans quelques-unes de ses parties, dans
ses merveilles les mieux assises en moi, à mes yeux mieux achevées, celles
qui dans mon expérience ont fonctionné comme d’immenses portes et de
grands horizons, en étendue et en profondeur, en modèles et en contre-
modèles, en point de démesure. C’est cela qui parmi moi persiste comme
une sentimenthèque.

L’œuvre essentielle est l’avènement d’une différence, d’un soi


irréductible capable alors de percevoir, et de révéler, les autres différences,
leurs invisibles, leurs paysages. C’est pourquoi le lieu de la Relation est
dans les différences. Son énergie, son essentiel aussi. C’est le magnétisme
des différences entre elles, de leurs touches infimes – « leurs affinités »,
nous dirait M. François Noudelman3 –, qui paradoxalement nous offre la
poétique de l’ensemble. L’entité Césaire, Perse, Glissant n’échappe pas à
cette loi.

Ici, dans cette petite nation sans État, sans responsabilité d’elle-même
et sur elle-même, les éclats de sel se substituent à notre vivant.

Belle définition de l’Écrire que donne Char dans son 174e Feuillet : Je
suis homme de berges – creusement et inflammation – ne pouvant l’être
toujours de torrent. Même idée chez Césaire : J’habite une blessure
sacrée… J’habite un long vouloir obscur… Ce que par ailleurs il
dénommait : l’urgente sommation du réel… Dans Tropiques, où il expose
souvent ses fondements théoriques, il avait déclaré : Nous entendons,
fidèles à la poésie, la maintenir vivante : comme un ulcère dévorant sans fin
le foie du monde…
Glissant évoque cette même conscience tenue à vif dans la forge de
l’œuvre : Nous qui avec tant d’impatience rassemblons ces moi disjoints…
acharnés à contenir la part inquiète de chaque corps dans cette obscurité
difficile de nous4… cette « obscurité difficile de nous » provient de
l’indéfinissable mélange des créolisations qui se sont produites dans les
Amériques, mélanges imprévisibles, imprédictibles, d’hommes et de
cultures, une alchimie anthropologique que Glissant s’attachera à explorer
par l’Antillanité, la Créolisation, et en finale la poétique tutélaire de la
Relation… Ce sera là son creusement et ses inflammations.

Qu’est-ce que Glissant appelle Créolisation ? C’est la mise en contact


accélérée et massive de peuples, de langues, de cultures, de races, de
conceptions du monde et de cosmogonies. Cette mise en contact se fera
selon des dynamiques qui relèvent du choc et de la déflagration, un continu
tissé de discontinuités. Il faut imaginer cet Africain qui, au sortir de la cale,
devra apprendre à renaître absolument, non pas de manière solitaire,
reconstruisant maille après maille les traces mémorielles de sa culture
originelle, mais devant renaître dans un maelström extraordinaire. Il devra
d’abord renaître avec les autres ethnies africaines échouées dans la même
géhenne que lui ; car on dit très facilement l’Afrique ou l’Africain, mais on
oublie la formidable diversité ethnique, cultuelle, culturelle et identitaire
que représentait et que représente encore l’Afrique noire, pour ne parler que
d’elle. Cette diversité initiale (en termes de dieux, de langues, de traditions)
s’est retrouvée concassée dans une bouille humaine au fond de la cale
négrière. Et c’est cette bouille humaine, pleine de souvenirs divers, parfois
antagonistes, qui va introduire la dimension africaine de la créolisation des
Amériques. Mais ce n’est pas fini. Cette diversité africaine va rencontrer
une autre diversité : celle des Amérindiens qui habitaient les îles (Caraïbes,
Arawaks, Taïnos…) et celle des peuples amérindiens du continent, qui
malgré les génocides organisés dont ils seront victimes prendront une part
active au processus de créolisation. Enfin, la diversité africaine va
rencontrer une autre diversité tout aussi déterminante : celle des colons
européens. L’Europe colonialiste était encore un vaste hosanna de langues,
de parlers, de traditions, de cultures riches de leurs diversités intérieures : le
centralisme jacobin des États-nations n’avait pas encore unifié, comme on a
tendance à le voir aujourd’hui, Normands, Bretons, Poitevins, Occitans et
autres. L’Espagne, le Portugal, l’Angleterre, la Hollande… n’étaient pas
encore devenus des blocs à tendance monolithique. Ces diversités, projetées
de tous les continents, vont se rencontrer dans le cadre le plus clos qui soit :
la plantation esclavagiste.

La plantation esclavagiste constitue le premier trait d’union entre


Césaire, Perse et Glissant. C’est un outil d’exploitation des terres
colonisées. Une formidable machine à enrichir ses maîtres, à casser de
l’humain, à organiser le crime en outillage performant. Les plantations sont
autonomes, presque autarciques, elles vivent sur elles-mêmes et concassent
dans un même mouvement les maîtres et les esclaves. Elles seront les
briques fondatrices de ces sociétés américaines naissantes, qu’elles se
situent dans les îles ou sur le continent. Dans la plantation, ces diversités
humaines devront apprendre à renaître ensemble, à vivre ensemble, à
s’accorder, à échanger dans des conditions disharmonieuses, violentes et
hasardeuses. Personne n’est venu là pour fonder une civilisation ou une
culture. On s’y retrouve pour s’enrichir, pour être exploité ou exploiter soi-
même, pour dominer ou pour tenter de résister à une mort programmée.
Cette dynamique d’oppression et de résistance, de frappes et de soumission,
d’interdit et de licence, dans le contexte particulier du Nouveau Monde, va
activer cette alchimie anthropologique qu’est la créolisation dans les
espaces américains. À l’insu de ses acteurs, elle va produire des langues (les
langues créoles), des traditions, des conceptions, des postures, des attitudes,
de la musique, des arts culinaires, des chants… Bref, la Créolisation
américaine va produire du nouveau culturel valable pour tous. C’est de la
Créolisation que sont issus le blues, le jazz, la biguine, le reggae, la salsa, le
calypso, toutes ces musiques qui de nos jours traversent le monde comme
des cyclones ; elles peuvent séduire chacun car elles sont constituées des
apports de tous les continents, du génie de presque tous les peuples, des
beautés de presque toutes les cultures ; elles plaisent à tous, car chacun en
n’importe quel coin de la planète y reconnaît un peu de lui, y retrouve un
peu de lui. La Créolisation va s’étendre à toutes les Amériques, puis au
monde en train de réaliser son ensemble organique. C’est aujourd’hui une
des dynamiques de la mondialisation, et avant tout le soubassement des
poétiques de Césaire, de Perse et de Glissant.

… la pure amorce de ce chant… l’échéance d’un mot pur… le pur


nautile des eaux libres… le pur mobile de nos songes… un pur langage
sans office… à la recherche d’un lieu pur, l’exil et ses clés pures… Cette
obsession de la pureté dans Exil chez Perse (confirmée par l’élévation de
toute son œuvre dans une désincarnation orgueilleuse) permet de supposer
que l’instant de l’amorce, l’excoriation inaugurale, le lieu de
l’inflammation, se trouve certainement dans l’impur : le décrépi de son
habitation de naissance, la perception d’une trouble proximité avec ces
nègres régresses hindous (grandes bêtes taciturnes qui habitent le domaine
et s’ennoblissent ainsi), la damnation esclavagiste, racismes et bâtardises,
comme fondation de ce nouvel espace… Fuir le trouble des créolisations,
l’impur esclavagiste… Creusement encore, inflammation toujours : matrice
sévère pour tous.

Parfois, il m’arrive même de penser que le recueil Éloges, où le poète


Perse explore son enfance antillaise, avec louanges, célébrations, fêtes,
émerveilles, et estime constante, serait en fait une sorte de purification
poétique du Lieu. Comme une conjuration de ce qu’il va s’efforcer de tenir
à distance durant toute sa vie, toute son œuvre, à commencer par la
Guadeloupe.

Me promener dans Fort-de-France, ma ville. Voir et revoir les lieux


d’enfance vieillis, usés, qui m’attestent que des usures similaires se sont
produites en moi, même si je ne les vois pas et que mon esprit s’illusionne
encore d’une permanence. Vieillir en lieu d’enfance c’est s’exposer à
l’intangible de l’esprit, chimère agile parmi les ruines qui s’étendent,
l’illusion de l’écume fraîche dans les songeries vasardes du marigot.
La dépendance (l’idée même d’« outre-mer » et l’opposition
inefficiente à elle) est devenue notre système d’existence dans l’ombre de la
France. Celle que Glissant nomme : … le rassurant néant, l’absence
ronronnante, la crève paisible5… Elle a investi notre désir de vie et de
survie ; elle est devenue l’énergie de nos besoins en relations, comme une
toxicomanie. C’est pourquoi nous avons peu de moyens d’agir, ni sur elle ni
contre elle. Il ne nous reste qu’à refuser le pacte de ce calendrier lagunaire,
comme l’aurait dit Césaire. Ne pas se dire « ultramarin », et encore moins
« domien » : c’est déjà ça…

Soucieux d’effacer les rives, les berges, les centres et les périphéries
qui auraient pu le désigner de quelque part, Perse se déclarait volontiers,
non pas homme de l’Atlantique, comme un vulgaire marin, mais « homme
d’Atlantique », c’est dire : d’un indéfinissable principe océanique. Césaire
lui se disait Péléen, des forces volcaniques les plus imprévisibles, ou alors
relever d’une éternité nègre. De son côté, Glissant se déclarait Poète, et à
l’amorce de certains cycles de son œuvre il pouvait s’écrier : Je
recommence la poésie ! ou alors : Je suis un jeune poète…
Tous habitent l’immense d’une élémentale puissance.

Phrase du romancier Vincent Placoly : Une odeur de camphre, parfum


de toutes détresses. Vrai. Ami, tu as vu juste. J’ai connu cette époque de
l’utilisation du camphre pour toutes maladies, douleurs, chagrins. Vieil
encens des chambres closes… Glissant lui aussi l’a connue : « … on la
frotta de camphre, on la frotta de branches de corossol mouillées, on
l’aspergea d’eau bénite… elle ne bougea pas plus ni ne ferma les yeux
jusqu’à sa mort… étendue à travers tant d’espaces qu’elle avait dévalés,
dont son seul regard mesurait le fond6… » L’Écrire est fait d’odeurs et de
parfums, tout comme de saveurs et de longues sensations. Le voir donne à
entendre. L’entendre donne à goûter. Le moindre parfum mène une totalité
de toutes les perceptions. Le berceau de l’Écrire est dans la relation de tout
à tout, comme l’aurait dit Glissant.

Écrire, c’est comme errer à portée de frappe des foudres et des éclairs.
Césaire en donne cette belle saisie : « Si ma pensée emprunte les ailes du
mensfenil ô visages c’est entendu vous êtes proie pour mes serres, et moi je
le suis du vent du doute de la suie de la nuit ô cendre plus épaisse vers le
cœur et ce hoquet de clous que frappent les saisons, car il y a ce mal… »

Glissant lui aussi s’est souvent attardé sur cette petite buse que la
langue créole désigne sous le terme « malfini ». « Carnassier qui emplit ce
lieu, de loin en loin sur les portuaires du monde, lequel ressasse ses eaux
sur toute bordée de terre acharnée à ses dévirages, et qu’à notre tour nous
nommons d’un nom incertain, bienvenu de tous, il comble ce lieu de ses
tournoiements et de ses éclairs7… » L’élévation, les vents, le tournoiement,
l’éclair… tous les ingrédients glissantien d’une juste poétique. Et Perse,
dans Chronique, explorant le grand âge : « Nos œuvres vivent loin de nous
dans leurs vergers d’éclairs. Et nous n’avons de rang parmi les hommes de
l’instant… » L’éclair comme intense concentration, fulgurance et amplitude
totale du geste poétique.

« Mon étoile maintenant, le mensfenil funèbre8 », dira Césaire.


Emprunter les ailes du malfini… Écrire me rend très attentif à ce qui
m’entoure, je vais comme une éponge, qui ne voit pas mais qui perçoit.
J’oublie de saluer ou de sourire. Je traîne une impalpable absence. Les vents
tombent. Le Carême va s’ouvrir. Je n’aime pas ces temps de soleil et ciel
bleu. Accablement. Parfois, Césaire voyait chaque midi comme un aigle
insoutenable. Et Perse : Midi chante, ô tristesse ! Glissant, parlant de la
peinture, lui donne une amplitude presque de connaissance indéchiffrable :
Ce qu’elle nous dit est obscur et rejoint Midi.

*
Fréquenter la poésie jour après jour, petites lectures et petites notes,
nous mène irrésistiblement à imaginer le monde, à nous y promener. Le
voyageur immobile va loin parce que ses routes ne s’épuisent jamais, et que
ses horizons sont l’immobilité même. Que voit-on de ce monde dont nous
avons maintenant une conscience continue ?
Partout, le règne d’une oppression indépassable.

Le plus étonnant, face à l’invincibilité apparente de l’hydre capitaliste


déployée sur toute la planète, et à l’ombre de laquelle nous égrenons des
chapelets d’impuissance, c’est que dans l’absence d’horizon, de voie ou de
perspective, de ce trou noir pour finances et profits qui semble tout avaler,
surgissent pourtant, jour après jour, de petits astres imprédictibles.

Ces imprédictibles, voire ces petits impensables, n’ont jamais l’allure


d’une rupture magistrale, ils ne sont nullement escortés de grandes orgues,
d’une haine comme moteur, d’une violence comme principe, ni même des
quelques signes déjà identifiés des sursauts de l’Histoire. Juste par là, un
marchand qui s’immole par le feu dans un bled inconnu d’une discrète
Tunisie. Par ici, de petits groupes qui se mettent à psalmodier ensemble
contre des dictatures devenues éternelles et fréquentées par tous. Ou alors
un petit livre, signé d’un ex-diplomate, octogénaire de belle candeur
aristocrate, touché d’une très lumineuse grâce, et qui déclenche une
myriade d’indignés autour des nefs de la finance. Ceux-là ne présentent à la
face de Wall Street (courtiers, traders et autres voyous du dieu dollar) que
l’inapaisable température de leur humanité. Parfois, la houle est plus
spectaculaire – mouvements de consommation aux Antilles, ou plus tard à
Mayotte ; émeutes de grande famine ou tressaillements des paupérisations
un peu partout et dans le monde arabe – mais elle demeure en grande partie
indéchiffrable, et dans son origine toujours plurielle et dans son devenir
impossible à fixer. Imprédictible. Imprévisible.

Autre fait indéniable : ce qui surgit à chaque fois, et qui perdure un


peu, s’installe dans un retour aux origines ; dans quelque chose de similaire
à ces groupes de chasseurs qui soudain constituent un ensemble spontané
pour l’assaut d’un mammouth ; ou de cette alchimie collective imprécise
d’où sont sortis les embryons de famille, les petits clans, puis les tribus
complexes. Chaque fois, face aux tanks, aux avions, aux milices et
mitrailles militaires, ou simplement l’ordre filmé et policé d’une
République très respectable ou d’une démocratie de vieille maturation, ces
groupes qui se forment, qui se tiennent la main, qui ont moins de slogans
que de chants ou de danses dégagent une convivialité solidaire que l’on
croyait perdue : ils se maintiennent dans des campements, puis des sortes de
villages plantés au cœur d’une grand-place, au mitan large d’une ville, le
parvis d’une église, s’organisant autour des soifs, de la faim, de la pluie et
du froid, forçant les indifférences et fascinant la chance de leur total désir,
tout comme aux ères les plus lointaines et les plus archaïques où
l’affrontement à un vieil impossible favorisait les mutations et quelques
variations vers un peu plus d’humanité.

Car il est indéniable que ce qui surgit chaque fois, inconnu, dérisoire,
tremblant et très fragile, et qui se dissout sans pièce révolution, relève
toujours de la très simple expression d’un dégagement d’humanité, comme
une résurgence du plus profond de ce mystère qui fait l’humain, et qui
d’être profond bourgeonne soudain à son sommet au moment du péril le
plus grand.

Toutes ces places occupées sans violences. Ces chants. Ces danses.
Tous ses signes et alliances par le biais d’Internet. Toute cette sympathie
immédiate, qui s’exprime, qui surtout accompagne malgré les grands
lointains… On ne peut que se réciter cette pensée de Glissant : « Là où les
pays opprimés et qui se battent ont la générosité de s’ouvrir à l’Autre,
l’espoir de tous se maintient. »

Les groupes chaotiques des indignés, aux désirs disparates, se tiennent


dans la saisie très archaïque d’un bout de sol, d’un rien de territoire, dans un
de ces espaces que l’urbain (attisé par les grands souffles du monde) a
conservés des urbanités conviviales ; et à partir de cette emprise, avec des
mailles d’esprit magique, effilements religieux, signes et petits bouts de
symboles, avec ce que les chants, les danses et les musiques, et la joie d’être
ensemble, contiennent de plus sacré, et donc de mieux incomprenable, ils
s’auto-organisent, dans ces hasards et ces nécessités, contradictions et
paradoxes, qui ont produit dans le Vivant les surgissements les plus
élémentaires jusqu’aux agglutinations et entités les mieux complexes.

Et c’est là que cette idée si belle que l’origine serait au-devant de


nous se révèle essentielle. Les défis inconnus auxquels nous confrontent les
9

exacerbations du capitalisme ; les jouvences climatiques de la biosphère en


voie de réchauffement ; les effets de la mise-sous-relation des peuples et des
cultures ; la prolifération accélérée, sinon des villes, du moins d’informes
organismes urbains qui tendent à recueillir toute l’espèce humaine ; ces
mutations et ces transformations, qui nous forcent au renouvellement
radical de nos conceptions, nous renvoient en même temps et
paradoxalement à la base primordiale : à ce moment originel où l’individu
se voit forcé de rejoindre les autres pour bâtir sa survie, puis développer sa
vie ; à cet instant premier où le groupe spontané (assailli de dangers et
d’urgences, tout autant que d’incompréhensions) se met à déployer
l’incandescence d’un vaste imaginaire qui va lui rendre lisible le monde, et
lui créer l’écosystème mental qu’il va se mettre à habiter. Ces états si
lointains de la conscience humaine, et oubliés de tous, n’en finissent pas de
revenir quand l’urgence est totale et que le danger met en cause la survie, et
que la réponse qu’on doit leur apporter n’est pas de l’ordre du connaissable.

L’état le plus lointain de la conscience humaine est d’essence poétique.


La poésie est toujours un total commencement. C’est pourquoi Glissant
soutiendra qu’elle « ne produit pas d’universel, non, elle enfante des
bouleversements qui nous changent… »
Source imprévisible de l’infini des commencements.

*
« Il n’y a pas de commencement absolu », nous dit Glissant dans La
Cohée du Lamentin. « Les commencements fluent de partout, comme des
fleuves en errance, c’est ce que nous appelons des Digenèses. »

Autre élément précieux : tous ceux qui partout se battent et se


rassemblent, quel que serait leur niveau de compréhension de la situation
qu’ils affrontent, ou même les raisons disparates et incertaines pour
lesquelles ils l’affrontent, se retrouvent en situation soudaine de s’entendre
et de se voir par-delà les mers, les frontières, les zones aveugles de leur
niveau de conscience. La déterritorialisation du monde a suscité une
reterritorialisation virtuelle beaucoup plus vaste, et qui change nos regards,
redistribue la carte de nos alliances, éclaire différemment ce que nous
voyions et ce qui de nous, de nos combats, de nos espoirs, est vu par ceux
qui nous ressemblent. Ainsi, par cette nouvelle focale, une flamboyance
d’imaginaire rejoint la même flamboyance d’un autre imaginaire, et ces
flamboyances se touchent, se reconnaissent, se répondent sinon de nations
en nations, ou de réseaux sociaux en écrans interactifs, mais véritablement
de lieu d’imaginaire en lieu d’imaginaire. Cette situation nouvelle fait que
le monde devient éminemment perceptible et sensible (et je dirais : mieux
perceptible et mieux sensible) lorsque l’on se bat, qu’on assure sa survie en
face d’un ennemi tel que le capitalisme mutant, monstre difficile à identifier
vraiment, occultant le futur, impossible à expliquer une fois pour toutes, et à
localiser tellement il est en nous, délocalisé et relocalisé sans cesse, et tout
autour de nous. Mais qu’importe : nous précipitant dans la même géhenne,
il nous force à nous voir en archipel mouvant tout alentour du monde. Il
nous oblige à Relation, comme l’a pensé Glissant.

Les bouleversements du monde ne nous égarent plus, indique Glissant.


Nous devinons qu’ils sont la matière même de nos mutuels dépassements.
Que son chaos est la « forme entière » de nos emmêlements.

*
Quel que soit l’endroit où l’on se trouve dans le monde, quelle que soit
la langue que l’on parle, la couleur de peau qui nous accable de ses charges
historiques, quel que soit le dieu que nous aimons, que l’on soit occidental
ou pas occidental, nous sommes confrontés à l’évidence d’un berceau qui
nous est unique et qui devient un peu mieux évident et visible au long des
griffes du soucougnan capitaliste ; à l’évidence aussi d’une biosphère
soumise aux aberrations de ce même système, et qui est en péril, et d’un
écosystème anthropique où la domination occidentale a joué un rôle majeur
quant à la mise en place d’une catastrophe multiforme, insidieuse et totale.
Tant et si bien que ce ne sont pas seulement les Occidentaux10 qui se
retrouvent menacés ; ni les capitalistes, ni les spéculateurs, ni les Européens
(qui vivent encore dans un fond d’illusion que leur bout de planète peut se
développer sans le reste du monde, et sans la plus haute dignité garantie à
tout le reste du monde) ; ni même les USA (qui malgré Obama avec leur
tête ont raté une ouverture sur cette réalité souterraine et surtout
essentielle, qui met les peuples, les cultures, les civilisations du monde en
relation possiblement féconde et qui nous ouvre la voie, la rend plus
évidente, d’un devenir commun, d’un destin partagé au-delà des fermetures
identitaires ou des blockhaus religieux ou raciaux) ; ni même tous les
peuples affamés ou détruits par le capitalisme financier, l’outrance
occidentale, et qui répondent à cette domination par toutes sortes d’écocides
(intolérances religieuses, fanatismes, identités meurtrières, nettoyages
ethniques, diabolisation de toute immigration, émigrations hagardes vers
les grands centres de la consommation, terrorismes à fleur de désespoir,
enfermement et renfermement tant territoriaux que dans toutes les sources
de leurs imaginaires) – non, ce ne sont pas seulement ceux-ci ou ceux-là
qui se trouvent en péril, ni celui-là à sauvegarder, ou celui-ci vers qui
manœuvrer les secours, mais bien tous, et tous ensemble. C’est
paradoxalement ce « nous » qu’il nous était et nous est encore difficile à
distinguer dans les chahuts et les urgences de notre quotidien : ce « tous »
dans lequel nous sommes englobés, entre les quatre dérisoires horizons qui
fondent notre vision des choses. De plus en plus, nombreux sont ceux qui le
devinent, mais ce qui se laisse entrevoir, dans ces campements et ces
villages d’éphémères indignés, apparaît dans une telle complexité et un tel
chahut de dangers et de contre-dangers qu’il nous est difficile de mobiliser
ces fameuses « autres voies » que nous désigne magnifiquement ce cher
Edgar Morin. Difficile aussi de deviner une quelconque trace qui nous
donnerait l’espace d’accomplissement du soi individuel dans le devenir
indivisible de toute l’espèce humaine. Dès lors, revenir à la source sensible
– la poésie, la parole des poètes, leurs combats, leurs ombres et leurs
lumières – est une des belles manières d’élargir notre vision.

La Relation vraie autorise tous les exils et toutes les alliances. En


vérité.

La poésie n’est jamais là où on l’attend. Elle surgit toujours en dehors


du prévisible, toujours à part, toujours au-delà de ce que l’on est capable
d’envisager. Elle est proche du magique et des zébrures de la foudre. Elle
est proche du vertige de la science quand celle-ci nous installe devant un
inconnu. Et surtout : elle fréquente la force du verbe créateur de monde que
l’on retrouve dans toutes les Genèses. Quels que soient sa couleur, sa
langue ou son pays, l’Homo sapiens a toujours utilisé le verbe comme une
force créatrice quand il s’est agi pour lui de confronter les équilibres de sa
conscience et les exigences de sa raison aux menaces incompréhensibles du
monde et à l’inexplicable du principe de la vie. C’est pourquoi l’idée du
verbe créateur est à la source de l’idée même de poésie. Partie indissociable
du phénomène humain, la poésie se tient sans doute à la jonction de la
conscience et de l’inconscient, de la déraison et de la Raison, dans une
alchimie d’intelligence, de pulsions, d’émotions et de sentiments. En fait, la
poésie est ce qu’il existe de plus proche de ce que l’on pourrait appeler
l’« âme », quand on parvient bien sûr à dégager ce rayonnement indicible
de l’emprise religieuse.

Quant au poète – à condition qu’il soit important –, il n’est d’aucune


famille, d’aucune terre, d’aucune race. C’est toujours un événement, voire
un avènement, même une Annonciation, et c’est toujours un petit miracle de
surgissement dans un contexte qui ne saurait expliquer une telle émergence.
C’est pourquoi il est pratiquement impossible d’expliquer comment une
petite île à sucre, frappée par les atteintes les plus obscures à la dignité
humaine, ait pu donner le jour, même pas à Fort-de-France ou à Sainte-
Marie, mais dans une des rues Paille de Basse-Pointe, à l’un des plus grands
poètes du vingtième siècle, Aimé Césaire. De même pour Glissant, apparu
dans les confins du quartier Bezaudin. Et pire : la flamboyance persienne
surgie dans les obsolescences d’une plantation esclavagiste.

Admettre et garder ceci à l’esprit : la poésie ne combat rien. Elle ne


défend rien. Elle n’est au service d’aucune cause. C’est justement pour cela
qu’elle s’est toujours montrée tellement précieuse pour ceux qui avaient à
se battre afin de changer le monde autour d’eux.

La poésie est précieuse pour la dignité humaine : elle ne distille aucune


doctrine, aucun dogme, aucune certitude, aucune vérité. Elle ne représente
rien, n’affirme rien, n’exprime rien. Elle se contente d’être un éclat
d’intelligence et d’âme qui nourrit mystérieusement ce que la vie et la
dignité humaine exigent de plus élevé.

La poésie s’installe donc dans une zone de la perception et de la


projection, et de l’action, qui ne saurait être régie par aucune loi, aucune
déclaration de droits, aucune charte de libertés publiques. Elle est d’emblée
hors d’atteinte de toute notion morale, politique ou philosophique, qu’elle
ne saurait donc défendre ou servir.

La poésie est, dans sa genèse même, ouverte à tous les sens et


s’épanouit, par son essence même, en dehors de tout système, de toute
convenance, loin du déjà dit, du déjà vu, du déjà entendu.

Dès lors, il m’est possible de proposer ceci :


Un grand poème est plus proche d’un acte que d’un texte.
Et plus proche d’un geste que d’un acte.
Et plus proche du signe que du signal.
Et tout grand poème dépasse tous les signes envisageables par la seule
grâce de son intensité. Un grand poème n’est donc pas une flamme, c’est un
principe de combustion. Rien ne le précède mais il ouvre au plus précieux
de la vie. La totale nécessité de la poésie, et des arts en général, se trouve à
cette exacte place de non-fonctionnalité : une grande œuvre est d’abord et
en définitive une bouleversante intensité.

Ubuntu ! Les Xhosas d’Afrique du Sud, l’ethnie de Mandela, ont ce


mot pour désigner une des bases de la Relation. Il signifie un peu : mon
humanité ne se réalise que dans l’humanité des autres. L’idée d’identité ne
serait que l’état de perception (collective ou individuelle) que l’on aurait
(ou que l’on se construirait) de sa relation aux autres, à l’Autre, à tout le
vivant, à l’impensable de l’existant. Ubuntu ! Quand un mot possède une
telle ampleur, il est d’inspiration chamanique, je veux dire : poétique.
Césaire l’aurait aimé pour sa consonance, Glissant pour son intention.
Quant à Perse, il est douteux qu’il ait été en mesure d’accorder une
quelconque puissance à un mot d’Afrique noire… mais comment savoir ?

Chez Césaire le premier mot (celui autour duquel le poème va


s’organiser) émerge dans un élan de possibles, mais l’intention obscure qui
anime le poète ne met en branle que quelques-uns de ces possibles, et de ces
quelques-uns il n’en garde très souvent qu’une somptueuse contraction.

Char, le colt au poing, disait lutter contre « l’algèbre damnée ».


L’image n’a pas vieilli car l’oppression, même indolore, invisible,
silencieuse, est encore bien totale dans ce monde.

De Césaire : La poésie est une démarche qui par le mot, l’image, le


mythe, l’amour et l’humour, m’installe au cœur vivant de moi-même et du
monde. Il disait aussi : La connaissance poétique est celle où l’homme
éclabousse l’objet de toutes ses richesses mobilisées. On a beaucoup utilisé
ces deux phrases pour tenter de débrouiller un peu du mystère poétique de
Césaire. C’est une démarche recevable car nous ne sommes pas en face
d’une définition, mais d’une vibration poétique pure, qui désigne sans
montrer quoi que ce soit qui serait de l’ordre d’une certitude.

À la base de la connaissance poétique il y a pour Césaire une étonnante


mobilisation de toutes les forces humaines et cosmiques… « Autour du
poème qui va se faire, le tourbillon recteur : le moi, le soi, le monde… Tout
a droit à la vie. Tout est appelé. Tout attend. C’est l’occasion de rappeler
que cet inconscient à quoi fait appel toute poésie est le réceptacle des
parentés originelles qui nous unissent à la nature. En nous l’animal, le
végétal, le minéral. L’homme n’est pas seulement homme il est univers… »
Glissant, lui, dira que la Relation c’est la trajectoire de l’Un à l’univers qui
(loin de l’universel) est une acclamation du tout possible et du Divers. Et
dans ce divers se tient tout le vivant qui défait toute fausse unicité pour ne
laisser au poète que le frisson continu de la vie. Rien n’est vrai, tout est
vivant.

Dans ce même entretien accordé à Jacqueline Leiner11, Césaire


confiait : … j’essaie d’exprimer, de dire, de proférer, de porter à la lumière,
d’exhumer. Mais en proférant je ne me profère pas en tant que moi, je
profère les autres…

Le vivant n’en finit pas de manifester l’unité de l’infinité diversité,


tout autant que l’infinie diversité de toute unité apparente.

Il n’y a pas d’identité, il n’y a que des états de Relation presque


impossibles à stabiliser ou à administrer. Un mystère à vivre. Le mieux est
de fréquenter un imaginaire de la Relation très soucieux de beauté. La
mystérieuse impermanence de l’identité se garde ainsi.

*
Il ne s’agit plus d’« universaliser », mais de mettre en relation le
foisonnement des diversités qui s’émulsionnent, et ces briques du vivant
que sont les différences.
Il s’agit de diversaliser.

Si la base de mon élan est le même, ou l’identique, je vais à


l’universel. Si l’énergie de mon rapport au monde, de la poétique de mon
existence, se trouve dans le divers, et dans la différence, je vais en Relation.

L’œuvre essentielle de toute conscience est de capter la différence, ce


qui la rend alors capable de deviner partout l’inouï tissu des différences. Le
lien, le lieu sont dans la différence, et l’essentiel aussi. C’est la différence
qui de l’ensemble offre toute la poétique.

Ici, en Martinique, rien ne nous dissimule la dépendance, sinon la


dépendance elle-même car elle est en nous.

Relire et relire Feuillets d’Hypnos. C’est comme mon oxygène. En ce


moment, je ne quitte Char que pour Perse, Césaire ou Glissant. Feuillets
d’Hypnos… Poèmes ? Char les appelait « notes ». Ce n’était pas le poète
qui les écrivait, mais le Capitaine Alexandre. Le poète était devenu un
guerrier durant la seconde guerre dite mondiale, rôdant dans l’ombre, la
mort, la fuite, la peur, les hommes à tenir, les trahisons à prévenir. Guerre
de chaque jour, mais poésie quand même. Char se retrouvait en lutte contre
la démence humaine. Tous les résistants ont des poètes en eux. Tout vrai
poète a la fibre du rebelle. Char et le Capitaine Alexandre habitent la même
insurrection : … Nous avons recensé toute la douleur qu’éventuellement le
bourreau pouvait prélever sur chaque pouce de notre corps ; puis, le cœur
serré, nous sommes allés et avons fait face.
*

Je pense à l’inévitable formule césairienne « Ma bouche sera la bouche


des malheurs qui n’ont point de bouche », ou encore à ce bout de poème
dans Cadastre, que j’ai tellement psalmodié dans mes crises militantes :
« … et par le jet insolent de mon fût blessé et solennel, je commanderai aux
îles d’exister… » Ces formules brusquement claires, lumineuses comme des
oasis, presque littérales, n’atteignent à leur ampleur opératoire que parce
qu’elles se trouvent inscrites comme un point d’orgue, ou un claquement de
conscience, au bout d’une intensité harmonique, vibratoire, un grand
charroi polysémique opaque, qui a déjà ébranlé nos barrières mentales, mis
en déroute le prosaïsme étroit de notre perception ordinaire, et qui nous a
pour ainsi dire lubrifiés pour la pénétration d’une de ces « guêpes
apocalyptiques » que le Poète évoque dans le Cahier.

Les formules les plus rebelles et les plus célèbres de Césaire ne sont
donc jamais des défenses ou de simples dénonciations. Et ses visions, ses
prophéties, ses annonciations, tellement sonores, ne sont jamais des
anathèmes ou des revendications. C’est pourtant avec elles que nos nègres
marrons ordinaires ont conforté leurs résistances, leurs anathèmes et
beaucoup de leurs revendications. Comme du sel qui se substitue au vivant.

C’est vrai que par ce genre de proclamations le poète semble déserter


le domaine poétique pour entrer dans une rhétorique revendicative, et plus
d’un s’est trompé en croyant y découvrir la clé de ce que l’on pourrait
appeler une « poésie engagée » ; or la poésie n’est jamais engagée ; et si
elle l’est, elle ne l’est que parce qu’elle est poésie vraie ; et les formulations
de ce type relèvent plus du jaillissement mélodique que du lancer prosaïque
d’une récrimination.
Ce n’est pas avec la revendication militante que Césaire frappe.
Alors comment fait-il ?
Le Poète ne demande pas un autre monde : il transforme d’emblée le
monde en se transformant lui-même. Il ne revendique pas un plus
d’humanité, de liberté ou de Droits : il installe d’abord dans ses propres
chairs, ensuite dans une vibration qui va le monde, une vision déjà nourrie
de liberté et de plénitude. Et par cette vision qu’il invente, le Poète
s’invente lui-même, naît à lui-même, dans une métamorphose qui s’érige en
un écart déterminant.

Quand on se rappelle l’exorde très prosaïque du Cahier, on s’aperçoit


tout de suite que Césaire ne se situe pas dans le même espace-temps que
son oppresseur. Il ne le combat pas directement comme l’aurait fait un
simple rebelle et comme le laisse supposer une formulation à tout le moins
directe. Il l’annule plutôt en déclarant d’emblée l’avènement d’un monde où
la Bête qu’il confronte n’aura plus d’oxygène : … Au bout du petit matin…
Va-t’en lui disais-je gueule de flic, gueule de vache, va-t’en je déteste les
larbins de l’ordre et les hannetons de l’espérance… […] Puis je me tournais
vers des paradis pour lui et les siens perdus… » Ce qui est congédié là, c’est
l’ordre en place du monde, le Droit positif en vigueur, et tous ses attributs
de stabilité et de pérennité. Le Poète, quand il se dresse, ouvre à l’incertain,
incline vers l’inconnu, marche dans l’imprévisible, déclenche dans notre
imaginaire des terres nouvelles, des archipels inouïs, des océans génésiques
où tout sera désormais possible. Ainsi, il ne donne pas de mots d’ordre, il
précipite. Il ne convoque pas : il mobilise tout l’impossible.

Terrible sommeil du résistant : Le galop du moindre rêve, dit Char, ne


parvient pas à le traverser, à le rafraîchir. Terrible veille. Sauf si, répond
Césaire, on se donne la charge d’« inventer chaque point d’eau ».

Notre dépendance de pays dits d’outre-mer est un système complexe.


Nous y sommes actifs et passifs, créatures et créateurs, désirants et
refusants. Nos aveuglements et nos lucidités en font partie. J’essaie
d’affronter l’idée que tout ce que je suis, que je fais, que je dis, que j’écris,
s’adapte en quelque part à l’un de ses rouages. Cela me donne un air
hagard.
Dès lors, je veille à ne pas justifier mon refus. Je refuse. C’est comme
être tout simplement vivant. Qu’il soit bien clair pour tous, murmure
Césaire, que calculant les épactes, j’ai toujours refusé le pacte de ce
calendrier lagunaire12… Je suis frappé des circulations qui s’établissent
entre Moi, laminaire et les Feuillets d’Hypnos. Dans ce dernier recueil,
Césaire a quitté les grandes incantations du Cahier d’un retour au pays
natal pour une rumination sourde et douloureuse, une conjuration sobre du
désespoir, de la vieillesse et des désillusions. Char, lui, confronté aux
ténèbres du nazisme, n’écrit plus qu’en urgence, sans vœu de poésie, juste
dans la tout extrême nécessité du dire. Ils se rejoignent ainsi. La nudité
soudaine.

Certains matins semblent naître de la végétation même. Le ciel aussi,


qui habite les feuillages. Et le vent qui en sort. Ce pays est une aube
végétale. Il relève, comme le dit Glissant, « De ce moment où la pulsion
frappe à nouveau la matière, où l’espace rue et crée ses volumes, où terre et
transparence, l’obscur et la clarté, se mélangent. C’est de cette hauteur qu’il
s’agit13… »

J’écris en colère. Et en plaisir. En émotion toujours. Ou alors je soigne


ma suffocante indignation avec le solitaire plaisir d’écrire. Mais chaque fois
que ma conscience me surprend, ce plaisir devient solennel et semble
n’avoir jamais existé. C’est ce solennel qui m’effraie d’avance, et qui fait
que je n’aime pas écrire.

La dépendance dite d’outre-mer nous dessine un réel duquel elle est


absente : invisible et indestructible autorité suprême. Elle suscite des
analyses, discours, actions, politiques, comportements, visions, qui
semblent tous très lucides, très réalistes et très conscients. C’est une des
facettes de la domination silencieuse.
*

Avec la force de ces poètes, leurs échos partagés, se hisser sur la plus
haute pointe d’un refus inexplicable, déraisonnable, et tenter en patience
d’inventer un inimaginable hennissement du soleil. Le Rebelle, trop
dépendant de ce qu’il combat, ne peut pas faire cela. Le Guerrier seul.

Conserver, dit Char, une voix d’encre. Et Césaire : Accompagner la


graine jusqu’au noir secret des nombres… Toujours le cheminement dans
les voies de l’obscur : lieux mêmes de la juste lumière. Glissant soutient
cette même approche en explorant la poésie de Saint-John Perse : « Les
yeux du poète sont grands ouverts, il y a jeté le soleil. Chanteur lumineux, il
faut surprendre le poids d’obscurités qu’il a voulu traverser, dont il s’est le
plus souvent paré, pour mieux poursuivre au monde. Non pas tant l’obscur
des mots ou des tournures, et non pas l’obscur en soi, mais le détour par où
il a cheminé sa parole, la préservant des leurres littéraux 14… »

La plénitude d’une différence crée une opacité particulière à partir de


laquelle toutes les opacités, tous les irréductibles, toutes les perceptions que
l’on a de son existence dans le vivant peuvent se dévisager, s’envisager, et
s’en aller à Relation. C’est par l’opacité singulière, l’irréductible de chacun,
de chaque œuvre, que les liaisons magnétiques s’opèrent. L’ensemble
commence par soi : par la plénitude d’une œuvre. L’ensemble qui ne surgit
pas de la plénitude d’une œuvre portée vers d’autres plénitudes n’est jamais
un ensemble mais une confusion morte. La liaison magnétique est l’autre
formulation de toute mise en Relation.

La lumière a été chassée de nos yeux. Elle est enfouie quelque part
dans nos os… Le poète est là dans l’ombre, pris de vertige auprès d’un colt.
Il écrit pour se garder intact. On enrage de ne pas avoir la vertu qui
renonce, lui murmure Césaire.

*
Césaire va utiliser la langue française comme un poète, c’est-à-dire en
écartant sa fonctionnalité pour ne conserver que ses assises lexicales, sur
lesquelles il va précipiter des transmutations du mot, des débraillements de
rythmes, des ruptures de mythes et de symboles, des incandescences
vertigineuses d’images ; dès lors, il ne s’agira plus d’une langue, mais
d’une incantation, sinon magique mais esthétique, capable de bouleverser la
vision que nous avons de l’ordre du monde et des choses établies.
En créole, on appelle cela : « réciter ».

« Réciter », c’est susciter dans les imaginaires, et donc dans le réel de


la langue et du monde, une émergence qui est totale, c’est-à-dire une
Présence. Quand on « récite », quelle que soit la langue, on installe une
présence au monde exempte de toutes les atteintes et de toutes les
oppressions, une présence qui n’est ni d’avant l’oppression ni d’après
l’oppression, mais qui sait quelque chose que l’oppression ignore.

L’acte de « réciter » est flagrant dans le Cahier d’un retour au pays


natal, dont le mouvement en spirale, on l’a déjà dit, est celui d’une plongée
dans l’enfer nègre, dans l’inhumain – et pire : dans le déshumain. Le Cahier
est d’abord une acceptation totale de cet au-delà de la déchéance. On se
souvient de ces formules : … Mon nom : offensé ; mon prénom : humilié ;
mon état : révolté ; mon âge : l’âge de la pierre… Ou encore : Partir.
Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serais un
homme-juif un homme-cafre un homme-hindou-de-Calcutta un homme de
Harlem-qui-ne-vote pas, l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-
torture… un chiot, un mendigot… Le génie, ici, a été de ne pas s’installer
dans une humanité proclamée, donc de ne pas passer par-dessus le
déshumain, pour dénoncer l’acte d’atteinte à l’humain. Le Poète s’est
installé au plus profond du déshumain, l’a accepté à fond. Et la spirale
poétique du Cahier ne quitte pas le déshumain pour monter vers la lumière,
mais elle transmute le déshumain dans la plus totale acceptation jusqu’à y
trouver la plus éblouissante lumière.

Cette démonstration du Cahier est précieuse car elle nous a rappelé


une fois pour toutes à quel point il existait toujours un irréductible de l’idée
de l’humain, un indicible, un inatteignable, qui demeure hors d’atteinte de
l’attentat, mais aussi hors d’atteinte du Droit le plus vertueux. Cet
irréductible humain se tient dans la décision même de rester, de devenir, de
s’efforcer d’être, de la manière la plus intense, à tout moment et dans
n’importe quelle condition, le plus humain possible.

La liaison magnétique est la résultante de la plénitude d’une œuvre,


laquelle ne peut désormais se distraire de la totalité inatteignable du monde.
Ainsi, l’œuvre devient une présence. Une alchimie d’obscurs éclats, qui
donne, qui s’impose, qui s’appose, que l’on sent exister. La liaison s’établit
entre cette présence et toutes les autres présences par cette seule
assomption. Par ces effusions, me précise Glissant.

C’est par son éclat, son aptitude à faire présence, que toute œuvre,
toute irréductible différence, devient beauté. Il faut appeler beauté ce
mystérieux bouleversement, soudain, profond, parfois même terrifiant, de
toutes nos perceptions. Cet éclat en présence – cette beauté – signale l’infini
de la relation désormais possible à toutes les autres différences, qui
s’érigent alors en autant de présences.

Toute beauté est un lien entre des profondeurs irréductibles – d’autres


beautés – qui se rejoignent de par leur rayonnement, et entrent ainsi en
Relation.

À l’espoir qui n’a plus d’espoir, il reste la Beauté. Nous ferons, dit
Glissant, une immense beauté de tout ce chant d’ignorance et de
monotonie15…

*
Il existe une tristesse de la Beauté, c’est quand elle n’ouvre à aucune
connaissance.
C’est peut-être là l’exacte définition du joli (ou du sympa).

Glissant, dans son roman La Case du commandeur, définissait cette


mission : … Retrouver avec des mots… les débris de la beauté à quoi
chacun peut prétendre… espérant sans le savoir que la beauté, par-delà
toute misère et toute épreuve, nous unirait… Le lien symbolique collectif, le
Lieu du « nous », offert par la beauté.

De ces trois poètes, je ramène l’idée que la vraie résistance se tient


toujours auprès de la beauté. Je veux dire auprès de ce que le vivant exalte
en plénitude. Le sentiment de la beauté naît de l’émotion que l’on éprouve
en percevant soudain la plénitude d’une présence.

Il faut appeler présence, dans l’esprit de ce que propose M. François


Cheng16, le bouleversant éclat d’une existence, d’une valeur, d’un principe,
ce qui autour de nous inspire le sentiment d’une plénitude vivante ou non
vivante – en clair : d’une beauté. La présence est une beauté car elle ne
relève jamais d’une essence, ou d’une transcendance, mais de la plénitude
éphémère d’un complexe de processus en devenir.

L’exploitation, le crime, la domination, le meurtre, les atteintes au


vivant n’ouvrent jamais au sentiment du beau, sauf peut-être par le manque
de plénitude et par l’urgent besoin de beauté qu’ils suscitent.

Il n’y a pas de beauté dans les fondamentalismes, les mémoires


solitaires, les Histoires nationales sans partage, les épurations ethniques, le
sexisme, la négation de l’Autre, la certitude close ; pas de beauté dans
l’essence raciale ou bien identitaire, ou dans la bonne conscience inapte à la
moindre repentance… – sauf peut-être par le manque de plénitude et par
l’urgent besoin de beauté qu’ils suscitent.
Et donc, pas de beauté dans le capitalisme de production, les hystéries
de la finance, les folies du marché ou de l’hyperconsommation, ou dans les
« développements » qui portent atteinte aux grands équilibres du vivant…

L’oppression fait partie du vivant car le vivant n’a pas de morale.


Quand une oppression s’effondre, elle ne fait qu’ouvrir l’espace à une autre
ou à quelque inédite négation du vivant. Mais il nous sera d’autant plus
facile de deviner l’émergence d’une nouvelle oppression que nous aurons
pris l’habitude, comme les poètes, de résister auprès de la beauté.
De vivre à l’ordinaire, au plus intense, avec elle.
De vivre au vigilant, au plus vif avec elle.

Et donc tout déficit en beauté sera le signe d’une atteinte au vivant, et


un appel à résistance. Auprès de la beauté, toute résistance se charge à fond
de l’énergie claire du vivant.

Luttant contre le nazisme, René Char n’arrêtait pas de murmurer :


« Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la beauté. Toute la place est
pour la beauté. » Et dans les pires instants des foudres colonialistes, Aimé
Césaire s’écriait : « La justice écoute aux portes de la beauté. » Et Glissant :
« Nous avons rendez-vous là où les océans, ces matrices de la beauté, eux
aussi déjà se rencontrent… » Le plus immense des rendez-vous, l’exigeante
perspective…

La beauté est ce qui réinvente subitement le regard et qui, durant sans


doute un bref instant, relie tout soudain la conscience à la totalité des
ombres et des forces de l’esprit.

Toute grande œuvre est reliée. Reliée au monde et au vivant, c’est


pourquoi elle rayonne de tant de solitude.
*

Toute grande œuvre, réussie ou échouée, a suivi la trace secrète d’une


beauté, ou deviné le lieu indéfini de son plus récent passage.

Césaire, il l’a dit, construisait le poème autour d’un mot qui lui était
venu. Avec un mot frais je peux traverser le désert d’une journée. J’ai
souvent, en étant attentif, cru avoir trouvé le maître mot de quelques-uns de
ses poèmes. Mot rare ou mot précieux. Mot insolite toujours. Souvent, c’est
une image belle comme une fulgurance autour de laquelle il entreprend de
ciseler les lignes de force d’une obscure intention, très délayée dans un
premier temps, puis resserrée, énigmatique, au fil du temps et des
réécritures. Perse devait lui aussi avoir ce goût du mot, ou capter le
surgissement d’une belle image inaugurale, ensuite s’organisait (je ne sais
comment) le grand mystère d’un déploiement océanique et solennel.
Glissant a pris le contrepied de cette pratique commune à ses deux grands
contemporains : pas de mot rare, pas de mot précieux, pas de déraillements
spectaculaires, juste des distorsions de sens subtiles, un phrasé sans
rhétorique connue, et l’effusion d’une sensibilité maintenue opaque par le
soleil sans concession d’une conscience, et le désir d’une densité de
perfection. Le refus du moindre délire verbal.

Le Capitaine tient son poème, le poète a son colt. Les pleines lunes et
le soleil ne projettent d’eux qu’une seule et même ombre.

Perse est toujours océanique : par le thème explicite ou sous-jacent, ou


par l’amplitude presque infinie de sa vision. Homme d’Atlantique, se dira-t-
il, pour mieux s’éloigner des bâtardises créoles et dissiper toute idée de
tanière. Homme d’Atlantique aussi car c’était son Lieu de relation aux
grandes forces du monde.
*

J’ai souvent imaginé cette image : Césaire, Glissant, Perse, surgissant


des ombres d’une plantation esclavagiste par des voies différentes. Ils sont,
chacun à son irréductible manière, des émergences inattendues du lieu
terrible esclavagiste, ce gouffre inaugural d’une nouvelle genèse.
L’esclavage de type américain se trouvant sans antécédent connu (l’obscur
extrême du déshumain), il est juste de penser que les plus intenses
déflagrations lumineuses s’y sont produites, là même, mieux que partout
ailleurs.

Même si Glissant est le seul à l’avoir conceptualisée, l’idée du Gouffre


hante les trois poétiques. Cela commence lors de la découverte des
Amériques : Christophe Colomb, découvrant ce qu’il appelle le Nouveau
Monde, va enclencher une accélération du processus qui fera de la Terre un
monde relié. Les océans qui jusqu’alors divisaient les îles et les continents
vont devenir le liquide amniotique d’une mise en relation, le vecteur initial
d’une globalité en devenir. Les colons européens colonisant les Amériques
auront besoin de main-d’œuvre pour leurs plantations d’épices, de tabac ou
de sucre. Ils iront puiser dans le continent africain des millions d’hommes
qui seront réduits en esclavage – un esclavage de type nouveau, qui ne sera
pas un simple statut juridique mais une déshumanisation ontologique,
inscrite dans la nature du nègre. Cette main-d’œuvre sera ramenée, depuis
les côtes occidentales de l’Afrique, par une série de bateaux aménagés pour
cela et qu’affréteront toutes les puissances occidentales. Ces millions
d’hommes seront jetés à fond de cale dans des conditions proprement
impensables. Ces nègres constitueront le socle humain et culturel sur lequel
s’édifiera la nouvelle réalité anthropologique que seront les Amériques. Cet
Africain, capturé ou livré par ses frères, qui entrera dans cette cale d’un
bateau négrier, et qui y passera plusieurs semaines, voire plusieurs mois,
sombrera dans ce qu’Édouard Glissant appellera le gouffre.

Le gouffre de la cale du bateau négrier n’est pas un simple espace de


torture ou de déshumanisation transitoire. C’est un lieu de destruction à la
fois réel et symbolique : réel pour ces millions de trépassés que l’on sera
forcé de balancer par-dessus bord ; symbolique et tout aussi destructeur
pour ces millions de rescapés qui devront apprendre à renaître dans les
plantations des îles et du continent américain. Plongé au fond de la cale,
dans des conditions qui nient l’humanité, l’Africain verra s’effondrer sa
vision du monde et de la création, l’efficience de ses dieux, ses convictions
sur l’ordre des choses et du divin. Rien de ce qui constituait le fond de son
esprit ne trouvera d’accroche pour expliquer, admettre et dépasser ce qui lui
arrivera dans ce ventre infernal. Il sera symboliquement, spirituellement
anéanti. Si bien que celui qui descendra, survivant miraculeux au bout de
cet immense voyage, ne sera plus un Africain, ni même vraiment un
homme, mais une matière sidérée, innervée, un zombi que les planteurs
achèteront à vil prix et mettront au travail jour et nuit jusqu’à ce que mort
s’ensuive. Cette notion du gouffre est fondamentale, car elle permet de
comprendre ce qui va se produire par la suite.

La réflexion culturelle et identitaire qui secouera les îles créolo-


francophones des Antilles dans les années trente sera la Négritude. Ce
mouvement de poètes va contester la vision négative que l’Occident
produisait à propos de l’Afrique. Elle va aussi contester la colonisation elle-
même, colonisation que bien des esprits éclairés, persuadés que les Blancs
avaient la charge du monde, n’arrêtaient pas de célébrer. Avec le Cahier
d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire va s’élever le grand cri nègre qui
bouleversera les assises colonialistes et impérialistes du monde. Ce cri
servira de moteur aux indépendances africaines et nourrira bien des luttes
de libération dans ce qui était alors appelé le tiers-monde. Sa particularité
sera d’instituer comme armes miraculeuses les notions de culture et
d’identité. C’est avec la Négritude que bien des mouvements de résistance
vont se constituer, que bien des oppositions et bien des renaissances
collectives vont obliger l’Occident à refondre ses modes de domination de
l’univers connu. Mais la Négritude (en célébrant le monde noir, ses valeurs,
ses civilisations, ses pratiques communautaires, en créant une Afrique
mythique opposée à l’enfer du monde occidental) commettra une erreur.
Ignorant le « gouffre », elle va considérer que cet Africain qui aura traversé
l’Atlantique au fond d’un bateau négrier arrivera comme il était parti, c’est-
à-dire en dépositaire d’une « essence africaine ». Une essence intangible,
incorruptible, qui se répandra intacte dans les Amériques et qui constituera
cette dimension identitaire que les Noirs américains revendiquent encore
aujourd’hui avec autant d’aveuglement que de force17. Dans cette dérive, la
Négritude va créer une essence nègre ; elle va élaborer un « Nègre » avec
majuscule, habitant un « Monde noir » opposé au « Monde blanc ». On
parlera alors d’« esthétique nègre », de « culture nègre », de « littérature
négro-africaine », bref, d’une « entité nègre » flottant sur le monde,
indépendamment des lieux et des géographies, des événements et des
histoires, un intangible culturel et identitaire qui pourrait se mobiliser en
tout coin de la Terre et se dresser contre l’ordre blanc du monde. Cette
position manichéenne fit recette. Bien des intellectuels africains, pleins de
bonne volonté, se considèrent aujourd’hui encore comme le centre noir du
monde, et rameutent (dans un large geste culturel et identitaire quelque peu
possessif) toutes ces diasporas nègres que la folie colonialiste a fracassées
sur les rivages des Amériques : ils nient ainsi l’aventure qui s’est produite
là, et qui a tout changé.

La Négritude ignora donc l’effet du gouffre, l’effet de déconstruction


majeure qu’allait connaître le déporté africain, et qui le transformera en une
matière sidérée forcée de renaître dans des conditions inédites. Et le plus
étonnant, c’est que le gouffre n’épargnait personne. Il déconstruira bien sûr
ceux qui se trouvaient à fond de cale dans des conditions inimaginables
(faisant de cette période l’époque exacte d’un des plus grands crimes contre
l’humanité), mais il touchera aussi les marins, les capitaines et les armateurs
européens. La Traite et l’esclavage furent une spirale démoniaque dans
l’horreur, la torture, le mépris, la géhenne, la négation de l’homme. Le
maître et l’esclave se retrouvèrent enchaînés à la même déshumanisation, et
entameront sans le savoir une restructuration à laquelle aucun d’entre eux
n’échappera. En substance, la Négritude malgré ses vertus libératrices et
nécessaires – et encore nécessaires et libératrices aujourd’hui – va ignorer
ce phénomène qui nous occupe tant de nos jours et que nous commençons à
peine à penser : le processus de Créolisation qui ouvre à la Relation.

*
Toute cette énergie qui pulse de leurs poèmes me traverse et semble
s’en aller activer plein d’invisibles du monde. Toujours une ligne de fuite,
une émergence, une renaissance. Ils m’ont enseigné ceci : la difficulté n’est
pas d’espérer mais de demeurer capable de fasciner l’inespéré.

Césaire. Perse. Glissant. Les associer ainsi, dans une continuité de vie
(les lire au moindre instant disponible, les goûter juste avant le sommeil,
ouvrir un de leurs recueils, savourer quelques lignes au hasard…) me donne
à fréquenter une entité unique, et en même temps de vivre une multiplicité
active. La voix de Char, omniprésente, sert de liquide amniotique, de
catalyseur ou de révélateur, une matière vivante, proche et lointaine, qui les
traverse tout uniment et qui dans le même temps souligne leurs irréductibles
différences. Paradoxalement, une hypervigilance s’est installée, tout un
sensible de la totalité de mon être, je vois mieux les variations du temps, les
voltes secrètes du vent, les odeurs les plus ténues, les plénitudes des
paysages, le carême qui s’installe, tout un chaosmos de détails me parvient,
accompagne mes lectures, surgit de mes lectures, comme si leurs voix me
révélaient le monde, m’installaient au plus près de ce que j’ai à vivre, tout
en m’en éloignant par une constante et aérienne rêverie.

La poésie (comme tous les arts, comme toutes les instances de la


littérature) n’aborde la réalité qu’avec le réel. C’est-à-dire avec tout le
possible, le différent, l’inattendu, l’impensé et l’impensable… Elle devine
que la réalité anesthésie, tandis que le réel affole et renouvelle. Elle devine
que toute création véritable ne surgit qu’en « hors-champ ». C’est pourquoi
une œuvre ne vaut qu’en ce qu’elle est un « événement ».
Je veux dire : qu’en ce qu’elle est Beauté.

La liaison magnétique est sans doute le plein-vivre du soi au sein d’un


vaste complexe qui serait le vivant (la poésie pour le poème et la voix
singulière d’un poète). Le tout qui s’ouvre en d’inouïs commencements qui
sont autant de parties, et qui surgit chaque fois du moindre commencement ;
la partie qui se répercute à l’infini dans les instances génésiques du tout.

Toute beauté est un lien entre des profondeurs, des étendues


irréductibles, d’éperdues différences, qui signalent leur improbable jonction
dans ce brusque rayonnement.

La liaison magnétique forme la grammaire du Tout-Monde18, me


murmure Glissant.

« J’appelle Tout-Monde notre univers tel qu’il change et perdure en


échangeant et, en même temps, la vision que nous en avons. La totalité-
monde dans sa diversité physique et dans les représentations qu’elle nous
inspire : que nous ne saurions plus chanter, dire, ni travailler à souffrance à
partir de notre seul lieu, sans plonger à l’imaginaire de cette totalité19. »

Ou encore : « Le Tout-Monde est total dans la mesure où nous le


rêvons tous ainsi, et sa différence d’avec la totalité reste que son tout est un
devenir. La totalité du Tout-Monde est ainsi la quantité réalisée de toutes les
différences du monde, sans que la plus incertaine d’entre elles puisse en être
distraite. La relation entre les différents n’inaugure ni ne récapitule une
géographie isolée, en tout cas pas une géographie seulement, mais une
géographie assumée : puisque la différence du Tout-Monde (d’avec lui-
même) est qu’il est totalité non réalisée mais visible pourtant dans
l’avenir20… »

Glissant n’a jamais cessé d’approfondir sa définition du Tout-Monde,


en fait de laisser intact l’inconnaissable très fluide de son objet, de lui
assurer une très féconde indéfinition.
Carême

Les Février, Mars,


Avril, Mai.

Le soleil sort ses fers. La terre va muer en peau de serpent, puis se


figer en craquelures résonnantes. Le carême mène d’insidieuses
sécheresses ; elles naviguent sous terre, aveugles, puis surgissent en
rousseurs qui embrasent les mornes. Des nuages promettent encore mais le
ciel perd de son bleu vivant pour des miroitements insonores de métal. Les
météorologistes français et leurs épigones appellent ça « beau temps ». Moi
je crie : « temps de fers ».

Césaire écrivait de la poésie avant le Cahier. Il n’en a rien gardé. C’est


en voulant tourner le dos à cette poésie qu’il a entrepris le débraillement
textuel de ce monument lyrique. Une fois encore, la poésie surgit du grand
refus de poésie : l’intention poétique retrouve ainsi le feu insoutenable,
indomptable, de son impensable origine. Comme tout surgissement d’une
beauté nouvelle, le Cahier a pendant longtemps été une présence terrifiante
pour toute l’esthétique dominante. Même déflagration pour l’apparition de
Perse parmi nous, surgi du coin le plus inattendu, même le plus désolé : de
la maison du maître. Il nous aura fallu bien des décennies pour le
reconnaître des nôtres, et plus encore pour le connaître. Quant au Discours
antillais de Glissant, comme d’ailleurs toute son œuvre, il a relevé d’une
lente explosion, sorte de big bang qui n’en finit pas de se déployer en
étendue, en profondeur, et en écart déterminant.

Dans le 124e feuillet, Char écrit soudain en grosses lettres : LA-


FRANCE-DES-CAVERNES Ni point, ni exclamation. Comme une
décharge. Un geste. Un cri. Le poète défaille sous la charge de « l’algèbre
damnée ». C’est parce qu’il n’a pas peur qu’il tremble autant…
RENCONTRE BIEN TOTALE. DÉSASTRE : Césaire élira des majuscules
semblables dans le Cahier et dans bien des poèmes. Glissant les utilisera
pour les excipit de La Cohée du Lamentin : LA RACINE UNIQUE TUE
AUTOUR D’ELLE. L’IDENTITÉ RELATION AUTORISE INFINIMENT.
Perse n’a pas eu recours aux majuscules, me semble-t-il.

Me revient en mémoire le beau vers de Césaire : Et le carême


pourchasse par les mornes l’étrange troupeau des rousseurs splendides…
C’est infiniment juste. Je l’ai mille fois répété dans mes déclamations sans
trop rien y comprendre, jusqu’au jour où, descendant vers le sud en période
de carême, je vis l’ondulation des herbes kabouya, desséchées, assoiffées,
courir de par les mornes sous la férule d’un restant d’alizé. Césaire avait de
ces visions grandioses sur l’ordinaire de notre entour.

Mes feuillets n’ont plus d’ailes. Aucun souffle ne les soulève. Pas la
peine de les retenir avec ces bouts de poterie caraïbe récupérés d’une
fouille. Ils s’entassent, bien rangés, plus sidérés que nous sous cette
domination neuve. Je vis dans la pénombre pour échapper aux lumières de
ce carême et aux éclats de cette hypnose. Cette collective hypnose.
Perse a eu de saisissantes images pour chanter le carême : … À nos
cheveux livrés la terre sans amandes nous vaut ce ciel incorruptible. Et le
soleil n’est point nommé mais sa puissance est parmi nous… On ne saurait
mieux dire.

Man Ninotte ma mère n’utilisait jamais les termes « Beau temps ».


Elle connaissait les jours de pluie, les jours de soleil, les jours de chaleur,
les jours-fraîcheur et, à l’amorce des soirées, le moment du serein. En fait,
le bel équilibre de tout cela n’était jamais nommé. Son grand chapeau
universel affrontait indifféremment le fil des jours, seule la nature des
tâches et des urgences changeait.

Carnaval s’annonce. Cinq jours de débandade totale. Presque


obligatoire.

Les dominations nouvelles plongent nos imaginaires dans une nasse


invisible. Agression sans attaque. Conquête indiscernable. Né de notre
culture, l’imaginaire devient maître de nos rapports au monde environnant,
lesquels le produisent à leur tour. C’est une autorité immanente, collective-
individuelle, individuelle-collective, qui conditionne l’être, détermine
l’inconscient, organise le conscient, régente la frange haute du conscient,
fonde le vouloir-être et le vouloir-faire. Avec l’imaginaire, nous voyons le
réel, nous le comprenons, nous en éliminons les plis et les inconnaissables
pour une lecture qu’accepte son filtre. Ce filtre – une fois dominé (reciselé
par les pointes d’influences insidieuses) – va nous représenter une autre
réalité, profiler de nouveaux charmes, d’autres séductions, instiller des
lumières dans les ombres initiales, et couvrir d’ombres des évidences…
notamment celles de la domination.
Ce filtre pourvoit en sentiments de choix véritables, de décisions
autonomes en accord avec l’intime de soi, et génère ainsi une sensation de
liberté. Il suscite actes, croyances et discours politiques, sociaux, culturels,
qui (comme sous hypnose) le renforcent. Ainsi, l’économiste assisté-
dépendant donnera les justifications économiques de l’assistanat-
dépendance avec le sentiment d’une pensée juste. Le même justifiera la
fatalité capitaliste. L’agriculteur, l’intellectuel, le sociologue de service, le
politicien, l’homme d’entreprise et l’artiste mineur feront de même dans
leur zone d’influence. Une sorte de réalisme dominé s’installera, qui
n’envisagera aucun autre possible, et qui traitera tout le reste en utopie
malsaine : ainsi sont perçus ceux qui partout sur cette terre devinent qu’un
autre monde est possible.

L’utopie n’est pas le rêve, nous propose Glissant. Elle est ce qui nous
manque dans le monde. Elle sera pour lui l’unique source du changement,
tout comme pour Césaire qui nous appela un de ces jours aux utopies
refondatrices.

Un imaginaire dominé semble indélivrable. Il n’a pas de murs qui font


prison. Pas de barreaux repérables. Pièce lancinement de torture ne signale
son action. Il n’apparaît nulle part dans les zones de conscience. Ne donne
aucune accroche de rancœur aux révoltes ou aux révolutions. Ce qu’il
génère comme œuvres de l’esprit ou comme vision du monde est lu et
apprécié par lui-même, et va de toute manière dans l’ornière qu’il imprime.
Césaire me murmure : … l’invivable en son site… Et Char : Vous tendez une
allumette à votre lampe et ce qui s’allume n’éclaire pas.

Carnaval est imprévisible. Comme cuvée d’alcool vieux. Des années


très bon, des années très mauvais. Quand la cuvée est bonne nous y sommes
tous, au déchiré ; mauvaise, nous sommes tous spectateurs, massés sur les
trottoirs, attendant qu’il défile, espérant voir passer une vieille joie abîmée
au fond de nous.

[…] je siffle oui je siffle des choses très anciennes


de serpents de choses caverneuses
je or vent paix-là
et contre mon museau instable et frais
pose contre ma face érodée
ta froide face de rire défait […]21.

« Je or vent paix-là » est un des vers les plus obscurs de Césaire. Ils
n’expriment pas une révolte, mais un mouvement incessant et profond, que
j’ai d’ailleurs utilisé pour rédiger mon roman L’esclave vieil homme et le
molosse.
Je or vent paix-là.
Le Je qui émerge, qui s’acharne à s’affirmer, le Je sans cesse rabattu,
contrarié par le vent, le vent des dominations, le vent des atteintes au
vivant, et ce sursaut du poète qui conjure la force contraire en s’écriant :
paix-là !, et qui ramasse son effort, son Je, pour se nommer de nouveau et
affronter la nouvelle houle de l’agression. Césaire désigne ainsi la
permanence des oppressions et des atteintes à l’humain. Il nous dit que cette
nomination de l’humain en nous est toujours à éveiller dans un océan de
négations toujours recommencées. Il nous dit aussi que toute liberté
acquise, toute progression de soi, ne fait qu’ouvrir la voie à une autre
oppression.

Ce mot d’Edgar Morin : L’homme consommateur n’est pas seulement


l’homme qui consomme de plus en plus. C’est l’individu qui se désintéresse
de l’investissement. Pour un peuple, c’est pareil. Nous n’investissons plus
nulle part. Sauf en dépendance-assistanat-tourisme, ce qui revient au même.
L’eschare est extrême et la maladie est au-delà des lèpres, a murmuré
Césaire… Glissant a très vite abandonné la description, ou la dénonciation,
de nos misères pour se consacrer à sa Poétique de la Relation, une sorte
d’écart, ou plus exactement de détour, qui en proposant une vaste poétique
concentrait toutes les dénonciations possibles de tout l’inacceptable, et qui
surtout le dépassait, l’invalidait par un autre horizon. Césaire, lui, de poème
en poème, creusait l’inacceptable, de l’intime au plus vaste, du plus vaste
vers l’intime, s’en servait comme appui, pour une soudaine impulsion
d’oxygène ou d’élan très obscur plein de force et de vitalité. Perse tenta
d’organiser la démesure des possibles du monde, par d’infinis rituels de
fondation ou de refondation, des Anabase qui récapitulaient bien des
merveilles humaines pour les inscrire dans le principe océanique d’un
horizon jamais atteint.

Comment m’entendez-vous ? Je parle de si loin… Ce Feuillet de Char


m’a toujours obsédé. Il dit : enfoncement dans l’horreur de la guerre ;
déréliction, éloignement du poète ; densité de sa voix ; lucidité ; force du
rêve et des visions ; marginalité ; solitude solidaire. Char signale la distance
et la savoure aussi. Il la regrette et il l’installe. Il la pleure au clair d’une
joie sereine et inquiète en même temps, filtrée d’un autre monde. De sang il
ne sinue que juste celui médian d’un verbe parturiant… semble acquiescer
Césaire. Et Perse lui aussi semble répondre à ce cri : « Solitude, ô cœur
d’homme ! la haute mer en toi portée nourrira-t-elle plus que songe ? La
nuit d’albâtre ouvrait ses urnes à la tristesse, et dans les chambres closes de
ton cœur j’ai vu courir les lampes sans gardiennes22… »
Le « loin » pour Glissant serait l’inexprimable de la Relation, cette
énergie d’un Tout-Monde, tout autant à vivre qu’à bâtir dans des
effervescences d’imaginaire et des myriades de petits commencements.

Une lumière crue se plante dans chaque jour comme un grand arbre.
Elle offre au ciel la dernière larme de toute racine. Grand soif des
immobiles.

*
Le rôle des artistes et des écrivains se pose aussi dans une telle époque.
L’œuvre bien entendu demeure libre et n’obéit qu’à la seule nécessité
interne du créateur. Mais sous un système d’oppression silencieuse comme
celui que nous subissons actuellement, la résistance s’intègre naturellement
(sous des formes diverses, souvent inattendues) à l’exigence intérieure de
l’artiste ou de l’écrivain. Elle fait partie de son expérience.
Où est ma résistance ?
En quoi et comment je résiste ?
En quoi et comment je ne résiste pas ?
Tout artiste, écrivain, musicien devrait, face à cette globalisation
néolibérale, se poser ces questions-là. Et y répondre dans son Lieu. L’œuvre
qui déserte la blessure de son Lieu a toutes chances d’être soumise à des
mécanismes zombifiants imperceptibles qui l’affaiblissent d’avance. Sans
pour autant être engagée, la pertinence artistique est consciente. C’est toute
la différence entre l’acte rebelle et l’acte guerrier.

Les poètes essentiels ne sont jamais des défenseurs de quoi que ce soit,
ou des rebelles comme on le croit. Ils sont généralement ce que j’appelle
des Guerriers. Des Guerriers de l’imaginaire.

Le Guerrier s’écarte de l’identité exclusive de l’Autre, pour mieux


deviner l’identité relationnelle. Il s’éloigne de la racine unique pour s’ouvrir
à cette racine rhizome qui va dans l’étendue. Il échappe à l’État-nation pour
s’attacher à promouvoir les Lieux. Il irrigue les cultures nationales par
l’imaginaire de la diversité. Il échappe à nos essences identitaires pour
entrer dans le vivant du fluide relationnel où l’on construit sa permanence :
ce qui revient à quitter l’Être-au-monde pour un Étant-au-monde. Il apprend
à penser le complexe, à vivre dans le complexe pour envisager les sociétés
humaines, non pas selon les fédérations ou les empires, mais dans les
chatoiements d’un continu-discontinu où l’unité n’est pas étrangère au
multiple. Il s’efforce de devenir un poète du Tout-Monde en échappant au
désir de conquête ou de domination et en essayant de deviner, avec
prudence, comment mieux habiter la Terre. Il peint, il écrit, il chante, il
pense non en face de son clocher mais bien en face du Tout-Monde, en
essayant d’atteindre à sa totalité sans rien céder au mensonge d’une pensée
totalitaire. Le Guerrier entre dans l’aventure d’une humanisation qui prend
le risque de fasciner l’imprévisible par la plus belle aspiration qui soit, et
qui mériterait d’être érigée en soleil des nouveaux archipels de valeurs que
nous avons à mettre en place.
Et cette aspiration est celle du Divers.

Les Guerriers de l’imaginaire ne contestent pas un monde pour en


imposer un autre, un ordre pour en ramener un autre. Ce sont des artistes
qui veillent à se situer dans cette tranquille et pacifique puissance que
constitue l’aptitude à invoquer, à surprendre, à désirer, à chaque instant de
sa vie, dans toutes les résistances, dans tous les plaidoyers, un surgissement
bouleversant des « cent pur-sang hennissant » non pas du soleil, mais bien
de la Beauté.

On commence à devenir un Guerrier quand on devine que dans une


simple étincelle de beauté se tiennent, se proclament et s’acclament toutes
les valeurs naturelles, mais aussi les valeurs à venir, et donc toutes les
chartes, toutes les Déclarations, et tous les droits fondamentaux dans leur
désormais imprévisible devenir.
Césaire était un grand ami de la Beauté. Glissant et Perse aussi.

Le Lieu dont parle Glissant n’est pas la Nation, la Patrie, ni un


quelconque Territoire. Il est l’assise que l’on s’est choisie pour vivre une
relation au monde. Il peut être géographique, virtuel, composite,
symbolique… et tout cela en même temps. Ce qui entre vraiment en
résonance avec le monde se constitue en Lieu, c’est pourquoi les lieux sont
toujours mieux que multi-trans-culturels : ils sont dans la relation de tout à
tout.
*

Il faut s’attarder sur la distinction qu’établit Glissant entre Lieu et


Territoire. Une culture traditionnelle s’élabore généralement dans des
conditions assez particulières. Une communauté d’hommes s’arrête sur une
portion de sol, ou s’y installe de manière fixe ou nomade, en tout cas elle
s’y implante ; et pour légitimer cette emprise du sol, elle va se créer une
explication de la création de l’univers, une Genèse. Et de cette Genèse la
communauté va extraire un récit, une narration d’elle-même qui se
constituera en mythe fondateur. De ce mythe fondateur, va s’articuler une
autre narration événementielle, plus développée, plus directe, et qui sera
l’Histoire de ce peuple. Ce fil qui descend directement de la Genèse et se
répand en un récit de communauté, va légitimer la possession du sol par
cette communauté. Toutes les cultures traditionnelles ont une forte
conscience de la légitimité quasi divine de leur existence sur terre. Toutes se
définissent le plus souvent comme étant les « hommes » ou les « êtres
humains », considérant le reste de l’humanité comme barbare ou étranger,
non seulement à leur sol mais à l’ordre de l’univers : tout ce qui n’est pas
eux relève de la distorsion ou de l’erreur. Cette forte légitimation va créer
des Territoires.

Le Territoire est une emprise sur un sol d’où l’on essaiera d’exclure les
autres existences. Cette emprise va légitimer des narrations à la fois
concrètes, fictives et symboliques, qui seront les cultures. Ces cultures
seront exclusives des autres, générant ainsi la notion d’identité. C’est quand
l’Autre intervient à l’horizon, menaçant ma possession du sol, que je fais le
compte de ce qui m’appartient, de ce qui n’est pas lui, ni de lui, et qui
l’exclut. L’identité est donc cette narration de moi-même (narration tout
aussi concrète, fictive et symbolique que la culture dont elle émane) qui
servait à protéger mon existence. Elle servait à confirmer l’idée que mon
être est au centre de la création, au centre du monde, et doit de ce fait
s’opposer aux autres. Le Territoire sera balisé de drapeaux, d’hymnes
martiaux, de frontières, de marques diverses plus ou moins inspirées des
bêtes fauves délimitant leur zone vitale. Peu de cultures échapperont à ce
mécanisme d’exclusion de l’Autre, mais c’est en Occident que ce syndrome
prendra un tour fatal pour l’ensemble du monde.
C’est grâce aux certitudes inscrites dans leurs Territoires que les
peuples d’Occident vont justifier leur expansion hégémonique : le
colonialisme, l’impérialisme et les dominations actuelles. L’Occidental est
tellement persuadé de sa légitimité sur son Territoire, tellement persuadé
d’être au centre et à l’aboutissement de toute l’affaire humaine qu’il pensera
détenir une vocation incontrôlable à s’étendre, à aller, à régenter l’ordre du
vivant : « Le fardeau de l’homme blanc ! » Il se jettera sur le monde connu,
débarquera en Asie, en Afrique, en Amérique, avec un zèle et des gestes
quasi identiques. Que cela se fasse en français, en anglais, en espagnol, en
portugais, il dira en plantant son drapeau ou je ne sais quelle marque :
« Cette terre est à moi ! » Il sera chaque fois persuadé d’y découvrir un non-
endroit, hors histoire, hors conscience, qu’il faudra christianiser, civiliser,
auquel il pourra imposer ses conceptions et son ordre des choses. Les
Occidentaux se sont mis à exploiter le monde en se donnant l’illusion de
porter le Beau, le Vrai, le Juste, aux barbares. Ils étendaient à l’infini leurs
Territoires originels, chacun affrontant les autres pour étendre au maximum
le sien…

Le Territoire va enclencher aussi une notion terrible : celle de la


transparence. Cette notion servira de principe aux relations entre les
hommes. Pour que je te comprenne, dira l’Occidental, il faut que je puisse
lire en toi, et pour lire en toi, je vais t’intégrer à ce que je suis, c’est-à-dire :
je vais te déconstruire, t’effacer, t’assimiler, et te reconstruire selon mes
propres principes ; à ce moment-là tu seras clarifié et je pourrais lire en
toi ; je pourrai alors admettre ton existence… Et c’est ainsi que la plupart
des colonialistes vont non seulement éliminer ceux qui leur résistent, mais
qu’ils vont répandre et imposer leur langue, leur culture, leur esthétique,
leurs valeurs, leurs méthodes, et commencer l’uniformisation du monde
tellement virulente dans l’actuelle mondialisation. La conception excluante
de l’identité et de la culture, fondée sur la transparence, va instituer de
vastes génocides et de nombreux attentats dont, bien sûr, celui des bateaux
négriers, mais aussi celui de l’esclavage, les disparitions d’Aztèques,
d’Incas, de peuples et de civilisations entières un peu partout dans le
monde… La culture et l’identité, forgées sur un Territoire, vivront la non-
transparence de l’Autre (sa non-lisibilité, sa narration de lui-même qui ne
s’intègre pas à la narration sacralisée) comme une agression qu’il faudra
éliminer ou réduire à leurs propres discours. C’est pourquoi, aujourd’hui
encore, avec la meilleure des bonnes volontés, on parlera d’« intégrer » les
immigrés ou de faire preuve de « tolérance » vis-à-vis des différences. Ces
notions d’intégration et de tolérance supposent un principe qui est celui de
la transparence. Intégrer l’immigré revient à le faire entrer dans le
paradigme de ma vision ou de ma conception des choses, dans ma
narration ; dans l’intégration, il y a toujours une désintégration, une
négation, une mise en transparence dont on ne se méfie pas assez. De
même, la tolérance suppose que l’on se situe dans sa propre lumière, et que
de là, bien en son centre élu, on tolère l’existence obscure de l’Autre, ou on
l’éclaire un peu pour le rendre convenable. Les nouvelles conceptions que
nous avons des rapports entre les cultures et les identités vont écarter l’idée
de transparence pour fréquenter celle de l’opacité. Édouard Glissant va
réclamer le droit à l’opacité. Il s’agit de permettre à l’Autre d’être ce qu’il
est, et de l’accepter comme il est dans un échange où je ne domine rien. Un
échange où je prends le risque du partage qui me change. L’idée de
l’opacité, quand elle est acceptée, est une asphyxie des pratiques coloniales,
impérialistes ou hégémoniques.

Une autre notion s’est trouvée très souvent pervertie par l’irradiation
excluante du Territoire : je veux parler de l’Universel. Chaque fois qu’un
homme du « tiers-monde » ou du Sud, dans les plantations américaines,
dans les terres de l’Asie ou d’Afrique, parlait d’Universel, c’était très
souvent pour se ranger à des canons occidentaux. L’Universel s’est souvent
traduit en une mise en transparence pour une lecture occidentale considérée
comme seule valable. On l’a vu en littérature, en arts, en valeurs
esthétiques, en économie, en tous domaines des sciences où le discours des
hommes tentait d’explorer la nature humaine. C’est pourquoi cette notion
d’Universel sera différée pour une autre qui sera mieux soucieuse du divers.

*
Mais revenons à ce qui s’est produit dans les terres de créolisation
américaine où allaient surgir Césaire, Perse, Glissant. Là, on n’aura pas une
Genèse, ni un Mythe fondateur, ni une Histoire magistrale qui organisera la
présence des peuples exilés sur ces terres. Pourquoi ? Simplement parce que
va se produire une cacophonie de multiples narrations. Ces narrations vont
se combattre et s’entremêler, elles vont se séparer tout en conservant un
continu de leur mise en relation. Il y aura des genèses, des mythes
fondateurs, des histoires. Ceux des Africains, des Amérindiens, ceux des
colons vainqueurs, ceux des migrants qui viendront par la suite. Trop de
genèses égale pas de Genèse. Recevoir tous les mythes fondateurs revient à
ne pas en avoir. Et, dans la plantation américaine, il va se produire un
événement déterminant : tous ces hommes (maîtres et esclaves) anéantis par
cette négation de l’humain vont progressivement recréer de l’humain, c’est-
à-dire : un discours autre, une culture autre et une identité autre. Celui qui
va amorcer le processus de renaissance sera l’esclave danseur. Ces dominés
vont en dansant récupérer la seule mémoire qui leur reste et qui atteste à
leurs yeux qu’ils sont encore des hommes : la mémoire du corps. Ils vont
retrouver dans leur chair des gestes, des mouvements, des rythmes, des
chorégraphies qui les réinstalleront au centre de leurs os. La danse
réactivera les pulsations vitales du tambour, les polyrythmies africaines ;
elle va avaler et digérer tout ce qui se trouvera autour comme gestes,
cadences, la mélodie orientale, l’harmonie européenne. Une communauté
inédite va se reconstruire peu à peu autour des rythmes et de la danse,
autour des chants que l’on chantera ensemble. Va alors apparaître une autre
nécessité : celle de la parole. Quelqu’un va se lever pour dire cette
communauté, la raconter, l’exprimer à elle-même. Ce sera le conteur. C’est
lui qui, dans la nuit, entre deux danses, va parler pour les autres, au nom des
autres, les forçant à lui répondre en chœur. C’est pourquoi, en terres créoles
américaines, tous les mythes fondateurs et toutes les Genèses seront happés
par une narration puissante, mobile, très fluide, qui sera le conte créole.

Donc, en terre de Césaire, de Perse et de Glissant, la parole fondatrice


est le conte : le conteur va aspirer et mélanger ce qui vient de l’Afrique, de
l’Europe, des Amériques… Avec, il va articuler un discours qui tissera une
communauté inédite. La parole du conte est fondatrice dans le Divers, le
divers de tous ceux qui sont là. Elle n’ouvre à aucun de ces absolus qui
fondent les Territoires. Il y a une telle déconstruction initiale, un tel
bouleversement que ces matières humaines éparses fonctionnent comme
des briques primordiales, des quarks en dérive qu’il faut assembler et
projeter dans une perspective nouvelle. La ré-humanisation est l’objectif
principal de cette prise de parole. Le conte va produire un imaginaire très
particulier, qui sera mosaïque, une réalité culturelle elle-même mosaïque, et
une identité de même nature. Et donc, aucun absolu territorial ne saurait
surgir d’un tel chaos générique : seule l’idée du Lieu que Glissant allait
formaliser.

Pour les Antilles, c’est la Créolisation qui fait que le conte va produire
non pas un Territoire, mais un Lieu. Le Lieu est diversité, le Territoire est
armé d’unicités. Le Lieu est multi-trans-racial, multi-trans-culturel, multi-
trans-linguistique, multi-trans-religieux ; le Territoire n’entretient qu’une
race, une culture, une langue, une religion23. Le Lieu emmêle les histoires ;
le Territoire n’autorise qu’une Histoire. Le Lieu n’a pas de frontières mais
un système de réseaux qui s’étend en fonction des relations et des
rencontres ; le Territoire pose un centre et des périphéries. Le Lieu partage
et évolue dans les hasards de ses partages. Le Territoire donne naissance à
des diasporas qui se réfèrent pour survivre à un centre ; le Lieu ne sécrète
qu’un rhizome de solidarités. Le Territoire était une continuité où les
ruptures ne fondaient qu’une nouvelle continuité ; le Lieu fonde sa
continuité dans le désordre même de ses discontinuités, et ce sont ces
discontinuités même qui confortent son rythme interne et les complexités de
sa permanence…

Les Territoires et les identités anciennes ont fondé les États-nations, les
patries et les guerres entre entités nationales. Les Lieux seront des nœuds
actifs d’échange et d’harmonisation de diversités. Plus le Lieu sera apte à
intégrer et à valoriser le Divers, plus il rayonnera et sera source
d’épanouissement et de paix. Dans un Lieu, chacun peut amener sa langue,
son dieu, sa cuisine, cultiver ses valeurs non pas de manière absolue et
sectaire (car il n’est plus dans l’imaginaire du Territoire) mais dans la
dynamique de l’échange-qui-change sans rien effacer ni rien dénaturer. Les
Antilles et les Amériques (comme la plupart des pays ou nations dans le
monde) sont des Lieux qui restent encore à naître, parce que les hommes
invoquent encore les anciennes acceptions de la culture et de l’identité pour
organiser leurs présences au monde. Même lorsque la diversité ethnique est
consciente d’elle-même comme aux États-Unis, on entre dans le processus
de la seule juxtaposition de cultures qui caractérise le melting-pot ou le
cosmopolitisme… Cette juxtaposition perdure parce que ces pays sont
soumis au processus de Créolisation sans en avoir conscience, et quand ils
en ont conscience cela reste au niveau du simple métissage, de
l’hybridation, toutes notions insuffisantes pour exprimer la complexité de la
Créolisation. Car l’idée de métissage aspire encore à la création du
Territoire : le métissage suppose des référents de puretés initiales instituées
en valeurs. Quand elle accède à une conscience positivée d’elle-même,
l’idée de la Créolisation débouche sur le Lieu, car elle mêle dans une même
dynamique les cultures particulières et leurs échanges actifs, les sources et
les résultantes ; elle préserve ce qui constitue l’originalité de chacune des
cultures et des identités mises en présence, et elle les maintient dans la
valorisation de leurs interactions qui produisent du nouveau. Cette manière
de concevoir les choses est essentielle. Elle permet d’accéder à une
conscience de la Créolisation qui soit positivante. Et c’est la tâche qui est la
nôtre aujourd’hui : jeter la lumière sur les processus de créolisations,
parvenir à conscientiser positivement leurs effets et leurs résultantes.

Dans les Amériques, baignées par la Créolisation, il y a eu des


résultantes particulières : ce sont les créolités. Ces résultantes se
déterminent en fonction de paramètres mobiles qui sont les histoires, les
dosages de peuplements, les événements historiques, les différents états de
conscience qui apparaissent dans les générations… C’est ainsi que nous
avons une créolité martiniquaise, une créolité cubaine, une créolité du sud
des États-Unis, etc. Mais ces créolités ne sont pas des essences ; provenant
des processus de la Créolisation qui demeurent toujours actifs, elles restent
inscrites dans la dynamique de l’échange qui change. Cette conception
dynamique des cultures et des identités est de nature à nous permettre de
mieux vivre le Divers du monde et de créer les Lieux en échappant à la
tentation rétractile de la purification, du retour au passé, à l’enfermement
dans des valeurs anciennes. On peut et on doit défendre les particularités du
Lieu, de ses cultures et de ses traditions, mais de manière ouverte. Le
spécifique de chaque Lieu est désormais le patrimoine, pas seulement de ses
indigènes mais de tous ceux qui s’y reconnaissent et qui s’y investissent.
Car la Créolisation permet d’échapper aux fatalités de la terre natale. Le
Lieu sera souvent la terre natale, mais il ne sera plus nécessairement elle :
on pourra choisir sa terre natale (c’est-à-dire celle où l’on épanouira au
maximum son équation personnelle) en fonction de processus aléatoires et
indéterminables qui ne seront plus liés à la race, au dieu, à la famille ou la
langue. Ces processus seront liés à l’imaginaire. Césaire se focalisera sur
l’Afrique. Perse refusera la Guadeloupe, s’inventant un Lieu presque hors
sol : Francité, Occident, Atlantique… Glissant vivra relié à plusieurs lieux
du monde. Dans cette poétique, le meilleur défenseur des traditions suisses
pourra être un Congolais, ou un Inuit qui se sera trouvé une passion
véritable pour ce pays : il l’élira comme terre natale… En Martinique, il a
de grands créolistes qui sont des Français installés au pays et devenus plus
martiniquais que les Martiniquais. Il y a beaucoup de Canadiens plus
canadiens que les « vrais » Canadiens, et qui proviennent de Haïti, de
Jamaïque ou de je ne sais quelle autre contrée d’Asie. L’attraction des Lieux
sera imprévisible et totale ; si les pays développés déterminent encore les
grands mouvements migratoires du monde (on va vers l’Europe et les
USA), on peut supposer que dans le futur, avec l’imaginaire nouveau,
l’identité relationnelle, les flux migratoires deviendront erratiques,
imprévisibles, accordés aux visions intimes d’individus qui cherchent à se
réaliser dans un monde offert à leurs inspirations.

Le Lieu de Perse : son nom, la poésie. Celui de Césaire : l’Afrique.


Celui de Glissant : la Martinique en Relation. Le Lieu embrasse la totalité-
monde par ses liaisons aux autres Lieux et à tous les possibles de
l’expérience humaine. C’est pourquoi ces poètes, dessous la mondialisation,
nous disent un autre monde : une protéiforme mondialité telle que la chante
Glissant…
*

Mondialité veut dire que, dessous la globalisation marchande, le


monde a désormais conscience de son unité. Elle veut dire que, quel que
soit l’endroit du monde où nous nous trouvons, quelles que soient notre
culture, notre langue, notre identité, le monde nous traverse, nous habite et
nous conditionne. Jamais la standardisation et l’uniformisation n’ont été
aussi menaçantes, mais jamais les cultures n’ont été autant traversées par la
conscience et par les effets des autres cultures. Jamais les langues n’ont
ressenti en elles la présence de toutes les langues du monde. Jamais les
identités n’ont été aussi chahutées par les mélanges, les interactions, la
confrontation active à la diversité. Si l’identité ancienne, surgie des
territoires, était exclusive de l’Autre, l’identité nouvelle qui émerge du
brassage des peuples et des cultures relève du partage, de l’échange et du
relationnel. Jamais la diversité du monde n’a été aussi menacée ni jamais
elle n’a été aussi consciente d’elle-même, ni n’a influencé autant notre
conception et nos imaginaires. Les peuples de Césaire, Perse, Glissant (qui
sont des peuples créoles, donc des peuples mosaïques) ne disposent pas de
Genèse ou de mythe fondateur. Leurs peuples apparaissent dans le
maelström de la diversité, et ne peuvent s’envisager que dans une mosaïque
ouverte sur la diversité du monde.

Pour vivre en mondialité, nous sommes aussi confrontés à la nécessité


de promouvoir un imaginaire différent : l’imaginaire de la diversité. C’est
par l’imaginaire de la diversité que l’on peut vivre sans problème les
cultures mosaïques et les identités relationnelles. C’est par l’imaginaire de
la diversité que l’on peut se mettre à défendre sa langue non contre les
autres langues mais, comme le dit Glissant, au nom de toutes les langues du
monde. Je défends ma langue car je suis désormais riche de toutes les
langues du monde, et comptable de leur survie, de leurs échanges ouverts et
de leur pérennisation. Cette lutte pour le maintien de la diversité et de la
richesse des langues passe par le maintien de la mienne, que j’apporte au
concert des autres.
*

Le monde de la mondialité doit devenir un chatoiement de Lieux mis


en inter-rétro-action. Cette perception du monde, de ses échanges et de ses
évolutions sous l’optique des Lieux nécessite quelques attitudes
fondamentales. Je ne peux vivre le monde qu’à partir de mon Lieu, c’est-à-
dire ancré dans la diversité de mon espace, et non de manière incolore,
inodore, sans saveur. Nous refusons cette citoyenneté évanescente au
monde qui est une désertion du Lieu. Quand il est dépourvu d’un Lieu, le
« citoyen du monde » est un zombi, au mieux un ectoplasme. La vraie
citoyenneté au monde est la multi-citoyenneté dans de multiples Lieux. Je
suis au monde à force d’être dans mon Lieu, et mon Lieu m’ouvre à tous les
Lieux du monde. On pourra disposer encore d’une nationalité mais
organiser sa présence au monde par une, deux ou sept citoyennetés dans des
Lieux différents.

Lie ma noire vibration au nombril même du monde : pour Césaire,


l’Afrique devenue Lieu.

Je songe au fameux vers de Mallarmé dans le Coup de dés : Rien


n’aura eu lieu que le lieu… Le Lieu comme unique événement qui rejoint la
belle proposition de Glissant : Le Lieu est incontournable. Seule amorce,
seul événement, seul fondement, seule perspective ultime…

L’interculturel suppose des absolus, des intégrités culturelles qui


n’auraient pas déjà été traversées par les autres, exposées aux fluidités du
monde. Le multi-trans-culturel est l’idée de départ dynamique pour
signifier de manière imparfaite que nous sommes désormais, et de manière
individuelle, dans des fluidités imprédictibles, les devenirs sans fin de la
Relation. Le mot juste et précieux devient : la Relation.
*

Durant l’époque esclavagiste, les maîtres avaient tenté de codifier les


métissages, mais leur nomenclature a bien vite été balayée par l’inouï
emmêlement des métis. Rien n’est fixe, rien n’est vrai, tout est vivant, et
dans le vivant tout est Relation, comme l’a rappelé Glissant.

La Relation est un rayonnement de conscience qui habite le tout-


possible du monde, et que le tout-possible du monde habite. Affinités.
Attraction. Effusions. Changes et échanges de tout à tout. C’est par la
Relation que l’individu devient une personne, c’est-à-dire qu’il émerge des
isolements d’un ego, ou des orgueils d’un humanisme.

Différence essentielle entre métissage et créolisation : le métissage


installe comme horizon la perte d’un absolu (ma peau, ma langue, mon
dieu). La créolisation ouvre comme horizon une précipitation imprévisible à
la totalité-monde. Elle ouvre à la Relation.

Qu’entendre par créolisation ? Pour décrire nos îles et les pays


américains, pays de Césaire, de Perse et de Glissant, on a souvent tendance
à dire que ce sont des contrées de métissage, d’hybridations, de mélanges.
Tout cela est vrai et faux en même temps. La créolisation est un phénomène
infiniment plus complexe. Il y a certes des mélanges, des synthèses, des
métissages, des hybridations de toutes sortes, mais il y a aussi des
diffractions, des antagonismes actifs, des oppositions, des conflits, des
ruptures, dans une continuité désormais complexe. Il y a de l’ombre et de la
lumière, du dynamique et de l’immobile, des fluidités qui s’interpénètrent et
des étanchéités franches. Quand on examine un espace de créolisation
comme les Antilles, ou les Amériques, que ce soit dans le sud des États-
Unis, à Cuba ou au Brésil, on s’aperçoit que la créolisation ne fait pas que
synthétiser. On y voit des groupes ethniques qui essaient de vivre en vase
clos ; des Blancs qui se marient entre eux ; Indiens et Nègres qui se
réfugient dans une conception traditionaliste d’eux-mêmes, des mulâtres qui
choisissent une part d’eux-mêmes qu’ils s’attachent à cultiver… Chaque
groupe ethnique se réfugie dans sa source originelle, cultive une pureté
fantasmatique qu’il veut maintenir et perpétuer. Ce n’est pas la vaste
béatitude des échanges consentis et des partages célébrés. L’échange et le
partage se font à leur insu, malgré eux, selon des dynamiques obscures. Les
descendants des colons européens ont l’impression qu’ils sont encore
européens. Les descendants des Africains déportés éprouvent le même
sentiment. L’Asiatique aussi… Tous vont considérer l’identité ancienne
comme une essence à préserver, un feu fragile à maintenir par des procédés
racistes ou sectaires de toutes natures. Chacun se réfugie dans le discours
identitaire ancien et dans l’identité monolithique : ma peau, ma langue, mon
dieu, ma race… Ils essaient tous de préserver ce qu’ils sont de la réalité
mouvante qu’ils vivent. Donc, la créolisation est un phénomène qui se
produit hors conscience. La conscience active se focalise sur les modalités
anciennes de la culture et de l’identité ; elle méconnaît les inter-rétro-
actions, les effondrements et les maintenances, les synthèses et les
juxtapositions imprévisibles. Elle ne sait rien d’une alchimie qui va
constituer un imaginaire mosaïque, constitué d’éléments venus de tous les
imaginaires présents dans ce chaos. Il faut appeler imaginaire ce qui
détermine notre pensée, nos actions, notre vouloir-faire, notre vouloir-être,
notre vouloir-devenir. L’imaginaire est désormais déterminant pour
considérer les humanités. Un bon exemple de ce processus mosaïque est
celui de Manman Dlo, une divinité aquatique que les cultures créoles des
Amériques connaissent et répercutent dans leurs contes. Dans une Manman
Dlo, il y a les divinités aquatiques africaines qui rencontrent celles des
Amérindiens, lesquelles viennent s’ajouter aux sirènes occidentales ; cet
entremêlement donne ce personnage particulier qui est la mère de l’eau et
que l’on rencontre en Martinique, à Cuba, au Brésil, dans le sud des États-
Unis, en Haïti…

Comment fonctionne la créolisation ? Mystère. Divers éléments


culturels se retrouvent précipités ensemble. Apparitions et disparitions
inexplicables se produisent. Des groupes minoritaires réussiront à imposer
des mots, des dieux, des attitudes qui iront s’augmenter de choses
similaires ; des groupes majoritaires verront disparaître leurs éléments
d’apport. Un mélange chaotique qui produit des cultures nouvelles,
mosaïques, fluides, incertaines d’elles-mêmes. Il nous faut une
anthropologie de la créolisation.

Culture créole : diversité dynamique. Faite de diversité, elle demeure


sensible à l’irruption du Divers. Mais c’est justement cette sensibilité au
Divers qui va créer un besoin d’identité ancienne, de Genèse, de Mythe
fondateur, d’Histoire, de racines et de traditions. Tous ces Créoles vont
rechercher leur source originelle ; ils vont la cultiver en dépit du bon sens et
de leur diversité active. Ils ne vont pas comprendre cette nouvelle donne
identitaire qui fait que moi, créole américain, je ne peux me réduire à ma
seule peau noire et dire « Je suis africain » ou « Je suis nègre ». Pour
comprendre et exprimer ce que je suis, je dois plonger dans le magma
interactionnel constitué d’éléments africains, amérindiens, européens,
asiatiques, qui se sont rencontrés à des degrés et des quotas divers, et qui se
sont entrechoqués jusqu’à fournir mon imaginaire. Et ce magma-là
demande de nouveaux codes de lecture et d’appréciation. Un créole ne peut
s’expliquer ni s’admettre avec les conceptions anciennes ; s’il le fait, il aura
un sentiment de bâtardise, de mésestime de soi qui peut le pousser dans les
fureurs intégristes ou ethnicistes, les purifications meurtrières ou les
nationalismes sectaires. Il aura tendance à se simplifier pour se trouver une
ossature. Il ne saura pas vivre cette mosaïque fluide et mouvante qu’il nous
faut désormais ériger en principe de nos cultures et de nos identités.

Le fils d’une Haïtienne épousant un Allemand et vivant au Groënland


connaîtra ce même tourment. S’il choisit l’un de ces termes, Afrique,
Allemagne ou Groënland, il se mutilera et ne sera chez lui nulle part,
surtout pas dans sa propre chair. Il lui faudra introduire dans sa narration de
lui-même une notion essentielle : celle de la complexité où les contraires et
les antagonismes s’équilibrent dans une dynamique qu’il faut à tout
moment négocier. Et il faut comprendre que si l’identité ancienne était
exclusive de l’Autre, l’identité créole est tout à fait vertigineuse : elle ne
peut se concevoir que dans sa relation dynamique à l’Autre.

L’identité ancienne avait tendance à nier la diversité des cultures et des


hommes pour mieux affirmer l’unité humaine ; l’identité relationnelle
admet qu’une culture ne peut vraiment s’envisager que dans la claire
conscience de toutes les cultures ; l’unité, la force, la densité de ma culture
naît désormais de son aptitude à vivre, à imaginer, à tendre vers toutes les
autres cultures ; le principe vital de toute culture s’érige désormais au centre
du refus de la disparition ou de l’affaiblissement de toute autre culture.

L’identité ancienne se maintenait au centre d’une conscience collective


née de la tribu, du clan, de la nation ou de la patrie… ; l’identité
relationnelle va s’articuler de manière positivée sur une conscience
polycentrique de toutes ses assises.

Là où l’identité ancienne érigeait un squelette de traditions et de


continuités intangibles, l’identité relationnelle va développer un archipel de
permanences ouvertes au changement, comme une théorie d’îles qui s’en
vont au gré d’un désordre organisateur de type océanique.

L’ancienne identité concevait et cultivait un temps linéaire, ou dans


certaines cultures non occidentales un temps circulaire ; l’identité
relationnelle va concevoir le désordre fluide des temps, l’incertitude des
rythmes et des mouvements, des reculs et des immobilisations, des nuages
de discontinuités temporelles qui ouvrent à des pistes temporelles de
dérives et de dispersions créatrices.

L’ancienne identité produisait du sacré et beaucoup d’absolus, elle


créait une essence intangible transmise dans un appareillage très étroit de
rituels et de champs symbolique ; l’identité relationnelle se maintient à tout
moment, en gésine, en genèse ; elle conçoit que l’ordre et le désordre sont
en commerce fécond et désormais indissociables ; elle s’organise en
mouvement générique où la continuité se nourrit des ruptures et des
discontinuités dans une vigilance qui sait que la mort élabore le vivant et
que la vie se nourrit de la mort en une spirale inarrêtable.

L’identité ancienne n’élaborait que de l’enracinement et les douloureux


déchirements de l’exil ; l’identité relationnelle s’accroche à l’étendue, et
sécrète sans souffrance une posture où la conscience de soi et la conscience
des autres s’orientent dans l’errance.

L’identité ancienne relève d’une certitude qui ne peut se contester ou


se renverser que pour une nouvelle certitude ; l’identité relationnelle relève
d’une poétique qui peut associer la démesure à toutes les mesures
concevables, l’absence de système à l’archipel ouvert des systèmes de
pensée, elle fréquente le danger et se nourrit sans crainte du soleil de sa
possible destruction.

L’identité ancienne respirait dans l’exclusion de l’autre ; l’identité


relationnelle s’oxygène aux fraternités expansives de l’amour-grand, cet
amour qui met toute l’affectivité dont l’Homme est capable comme principe
d’épanouissement de soi.

L’identité ancienne se confortait dans la fermeture.


L’identité nouvelle ne peut s’envisager que dans la Relation et par la
Relation.

La créolisation devenue consciente d’elle-même peut accéder à un


imaginaire de la Relation.

Comment envisager une identité relationnelle ? Comme l’a proposé


Glissant, on pourrait dire ceci : je ne me définis pas en opposition à toi mais
dans ce mouvement où j’entre en relation avec toi ; ce mouvement où je me
change en échangeant avec toi sans rien perdre de ce que je suis. C’est par
ma capacité relationnelle aux autres que je construis ma définition de moi-
même, et cela ne me détruit pas pour une raison essentielle : c’est qu’il faut
introduire le changement comme principe vertébral des identités neuves.
Elles ne seront plus stables mais à la fois fluides et permanentes, comme
ces fleuves qui vont sans cesse en demeurant ce qu’ils sont dans une
transformation inarrêtable. Elles ne seront pas monolithiques : le « moi » se
construira dans une complexité mieux consciente des potentialités internes à
chaque individu ; et le « Je » naviguera peut-être sur l’archipel des « moi »,
en une unité d’autant plus riche et ferme qu’elle est consciente de sa
diversité multidimensionnelle. Entre la continuité du « Je » et les
discontinuités du « Moi », le « Moi-Je » sera une conscience étale en
archipel.

L’idée d’universel visait à trouver les invariants de l’infinie diversité


des humanités. Mais elle a toujours transmis, favorisé les valeurs des forces
les plus puissantes, l’idée du même, de l’identique ou du semblable. L’idée
de Relation que porte Glissant ouvre infiniment, sollicite le tout-possible
des différences, se réalise en lui. C’est pourquoi nous aimons le mot
Diversel : il concentre l’indéfaisable unité-diversité, ce magnétisme que
seule peut saisir la Relation.

Le lieu de la Relation est l’imaginaire. C’est l’imaginaire qui


détermine ce que l’on reçoit de la vie à chaque instant. C’est lui qui confère
au réel la stabilité que nous en percevons. Avec l’imaginaire instruit en
Relation on change l’instant, sa saveur, son passé, son à-venir, on change le
monde : on lui restitue sa fluidité et son renouvellement constant, son
imprévisible, et on confronte son impensable.

L’absence confère aux livres de Glissant une curieuse résonance. Ce


que je sais déjà n’en finit pas de m’étonner et de me précipiter dans de
pensives admirations. L’obscur chemine en prophéties et en éclats. Une
solennelle lumière s’empare de chaque mot, et le grave sur un grand marbre
de résonances très fluides et très vivantes. Un immense vivant est passé
parmi nous.
*

« Ô multiple et contraire ! ô Mer plénière de l’alliance et de la


mésentente ! toi la mesure et toi la démesure, toi la violence et toi la
mansuétude ; la pureté dans l’impureté et dans l’obscénité – anarchique et
légale, illicite et complice, démence !… et quelle et quelle, et quelle encore,
imprévisible24 ? » chantait Perse en regardant la mer. Ou encore, dans Vents :
« Hommes imprévisibles. Hommes assaillis du dieu. Hommes nourris au
vin nouveau et comme percés d’éclairs. » « Nous avons mieux à faire de
leur force et de leur œil occulte. » « Notre salut est avec eux dans la sagesse
et dans l’intempérance. »

Glissant établit une distance entre imprévu et imprévisible. L’imprévu


serait un événement, un surgissement, un déraillement jailli des fixités d’un
système, un résultat surgi des failles d’une orgueilleuse vérité, mais jamais
de l’imprévisible lui-même. Ce dernier serait cette esthétique qui nous
permettrait de demeurer debout, d’agir et d’espérer dans ces flots
d’imprévus qui nous assaillent, nous sidèrent, nous stupéfient, et qui
bouleversent nos vieilles assises. La Relation exige cette esthétique de
l’imprévisible, de l’inconnu, de l’incertain, de l’impensable. C’est de là
qu’à dû surgir, comme le propose Glissant, « ce grand poème né de rien »,
dont a parlé Saint-John Perse.

Carnaval terminé, l’austérité commence. On ne danse plus, on ne baille


plus musique ni bacchanale. Comme une pause avant le déraillé des
Grandes Vacances. Certaines boîtes de nuit essaient de passer outre, mais ça
ne prend pas vraiment. Nous conservons encore un peu ces structurations
invisibles.

Ernest Pépin me rappelle de mémoire ce que disait René Char : L’art


est une blessure qui devient lumière… Le talent rend insupportablement
conscient. C’est sans doute pourquoi Césaire a soupiré : le décompte des
décombres n’est jamais terminé… Et Glissant : La poétique ne vient pas en
rêvasseries hélantes, elle est la lucidité germée des profondeurs. Lucidité
tremblante cependant. Ce tremblement, c’est tout ce qui se souvient de la
blessure et qui tente de conserver sa terrible ouverture, son alerte, son péril.

La saison nous offre les dernières mandarines, les ultimes oranges. Le


soleil triomphant fait exploser leurs sucres. Juin nous ramènera la pluie et
les premiers mangots, les quénettes, les pommes d’eau… Ces fruits dont les
marchés regorgent nous impriment un rythme germé des graines et du
profond. Leurs saveurs nous réinstallent charnellement (mais de moins en
moins) au pays, laissant notre conscience à son hypnose mortuaire et ses
plaisirs consommateurs.

Ce mot de Char en Feuillet 207 : L’involonté. Sans doute cette contrée


sans horizon (dans cette ample proximité avec toutes choses, qu’a évoquée
Césaire) où doit s’ébattre l’Écrire. Une disponibilité.
Face à la mondialisation capitaliste, Glissant tentait de s’installer en
cette mondialité qu’il définissait comme « un art et une intuition du
mouvant et du global tels qu’elle les constitue elle-même, et dans lesquels il
nous est donné de vivre et de créer ». Toujours l’imprévisible.

Soleil. L’après-midi est ban de chaleur fixe. Les siestes sont inutiles.
On en sort accablé. J’aimerais apprécier cette lumière cristalline qui
déprime les feuilles vertes. Les anolis se sont serrés. Les colibris aussi.
Seuls les flamboyants et les bougainvilliers s’en sortent. Ils éclatent en
couleurs arrogantes. Les petites herbes sont mortes, elles ont fait paille et
terre. Je vis à l’économie, gestes lents, déplacements stratégiques, culte aux
ventilateurs. Tenter de survivre cagou jusqu’à la pluie. C’est la poussière
qui règne. Je me murmure souvent cette belle ligne de Césaire : Comme si
l’enfer n’était pas précisé par cette fournaise solaire assez peu ingénue…
*

La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. En pleine


guerre, Char n’avait pas le sentiment d’écrire de la poésie. Il s’était pourtant
réfugié dans ce qu’il y avait de plus essentiel en lui. C’est pourquoi
l’écriture des Feuillets, même dépourvue d’intention poétique, va
frémissante (fugitive, aveugle, émotionnelle) en poésie. Le colt bouleversait
la main nue.

Pour Glissant, la Relation est la frontière fondamentale. La frontière


fondamentale (qui donne saveurs à la présence de toutes les autres) n’est
rien d’autre que le passage ouvert vers l’inconnaissable, l’inatteignable du
Tout-Monde. Il disait aussi : la poésie est le seul récit du monde et elle
discerne ces présences et elle rajoute aux paysages et elle révèle et elle
relie les diversités et elle devine et nomme ces différences et elle ouvre
tellement longuement sur nos consciences et elle ravive nos intuitions.
La Poésie est une des énergies de la Relation.

C’est Moi, laminaire qui me revient le plus souvent entre les mains.
J’aime ce Césaire-là, toute cette matière humaine, sensible, profonde,
mélancolique ou douce, d’où s’élève la puissance du verbe. Pour Perse c’est
Anabase, parfois Éloges, parfois Exil ; pour Glissant c’est presque toujours
Malemort, et l’archipel des grands essais. Mais j’ai toujours conscience de
la totalité grandiose que constitue leur œuvre.

« La pensée archipélique, nous dit Glissant, convient à l’allure de nos


mondes. Elle en emprunte l’ambigu, le fragile, le dérivé. Elle consent à la
pratique du détour, qui n’est pas fuite ni renoncement. Elle reconnaît la
portée des imaginaires de la Trace, qu’elle ratifie. Est-ce là renoncer à se
gouverner ? Non, c’est s’accorder à ce qui du monde s’est diffusé en
archipels précisément, ces sortes de diversités dans l’étendue, qui pourtant
rallient des rives et marient des horizons25… »
*

Quand on monte vers le nord par la côte caraïbe, surgissent les pointes
des Pitons du Carbet ou la majesté de la montagne Pelée. Il est rare de les
voir sans un chapeau de nuages, et quand ils ne l’ont pas on peut penser
qu’ils vous saluent. Césaire a dû les observer longtemps : J’habite le plus
souvent le pis le plus sec du Piton le plus efflanqué – la louve de ces
nuages… Une autre manière de voir qui vous transforme le paysage.

Dans le Cahier, Césaire s’écrie en regardant autour de lui l’œuvre


colonialiste : … ce pays sans stèles, ces chemins sans mémoires, ces vents
sans tablettes… ! L’Afrique sera un peu pour lui le moyen de remplir cet
espace de stèles, de mémoires, de tablettes. Glissant, lui, verra toute la
béance d’un pays sans arrière-pays, sans épaisseur historique et mémorielle,
mais il explorera justement ces chemins sans mémoire et ces vents sans
tablettes pour tenter d’y surprendre des tables inattendues, des stèles restées
indéchiffrables, le foisonnement mémoriel insolite qui chemine malgré
l’effacement des histoires sous la grande Histoire coloniale. Et c’est là qu’il
va ériger nos paysages comme de véritables monuments mémoriels. Les
arbres. Les fleurs. Les mornes. Les ravines et les hauts. La mer elle-même
deviendra le sanctuaire d’une mémoire partagée par toute la Caraïbe. Face à
ces mémoires d’un genre nouveau, Glissant va recourir à l’idée de la Trace.
Là où les histoires, les mémoires demeurent indéchiffrables pour l’historien,
commence la Trace : ce qui témoigne atteste signe et signale, rappelle,
érige, raconte, lie et relie le rapport à notre entour aux clairvoyances
devenues poétiques.

Il n’y a pas de roman historique, il n’y a que réalités revécues par la


sensibilité du romancier. Des situations existentielles qui avalent ou
explosent un contexte historique et lui confèrent un sens nouveau, et
mieux : une signification. L’historien ne peut s’aventurer là. Glissant
appelait cette approche une vision prophétique du passé. Les artistes seuls.

*
Une envolée s’immobilise en fougères arborescentes et gracieusement
salue en inclinant leurs ombrelles à peine frémissantes… Césaire
empruntait souvent la route de la Trace au cours de ses promenades. Toute
la splendeur tropicale se dresse de part et d’autre de la route. De l’humide
indistinction verte, pleine d’ombres et de lumières, le regard n’accroche que
le jaillissement des bois-canons, les courbes lentes des bambous, toutes les
sortes de fougères, l’omniprésence des mousses et des plantes épiphytes.
On pense alors à Perse qui évoquait ces arbres trop grands, las d’un obscur
dessein, qui nouaient un pacte inextricable26… Et dans l’emmêlement
végétal, dans cette dentelle de noirceurs et d’éclats, on comprend mieux
cette fulgurance : Et l’ombre et la lumière alors étaient plus près d’être une
même chose…

Il y a des volcans pieux qui élèvent des monuments à la gloire des


peuples disparus… C’est vrai qu’à découvrir, surplombant la ville de Saint-
Pierre, la majesté verte de la montagne Pelée (une splendeur qui fait oublier
qu’il s’agit d’un monstre volcanique), on ne peut que penser à un hommage
rendu aux milliers de disparus de la ville martyre. Cette transmutation de
l’entour, Glissant la pratiquait aussi en affirmant que les paysages sont nos
seuls monuments, c’est tout histoire… Et il s’exclamait souvent : J’espère
en la parole des paysages ! Quand elle se voulait concrète, sa vision du
Tout-Monde se traduisait par un vaste emmêlement de paysages, forêts et
déserts, pierres et sables, ravines et petits prés, cactus et magnolias,
mangroves et vieilles steppes… la totalité de la biosphère saisie par ces
impalpables liaisons où les pays font paysages, où les paysages deviennent
d’inattendus pays, où les pays font monde.

Le Tout-Monde nous offre ceci de très palpable : une vision


concomitante, quasi instantanée, emmêlée, chaotique, de tous les paysages
possibles. Il n’y a plus d’altérité totale, en voyage ce qui nous étonne ce ne
sont pas les paysages (on les reconnaît), mais l’infinie richesse des gens et
des personnes, donc de nos relations à elles.
L’unique altérité qui nous reste à confronter, et pour une fois sans voile
et sans béquilles : l’impensable.

La Toscane, le Diamant, Carthagène… Tous ces paysages que Glissant


aimait constituaient une sorte d’arbre relationnel qui le reliait à de
multiples lieux de par le monde. L’arbre relationnel peut accueillir des
fleurs, des arbres, des musiques, des peintures, des sculptures, des films, des
photos, des amours, des haines, une trame de relations sensibles qui dessine
une expérience toute singulière, et qui dans l’individuation généralisée nous
désigne une personne. Le vieil arbre dit généalogique n’a plus grand
intérêt, ou ne dit plus grand-chose qui soit déterminant. En dressant les
arbres relationnels de Césaire, Perse, Glissant, on serait étonné de leur
profusion et de leurs emmêlements réciproques. De leur fraternité née d’une
multiplicité de genèses et de sources, sans papa partagé ni manman
identique.

Pour son arbre relationnel, dans son roman Sartorius27, Glissant a


inventé un peuple invisible : les Batoutos. Nous avons passé des heures
joyeuses à essayer de repérer autour de nous des Batoutos. Difficile. Peuple
de la Relation, venus d’Afrique, éclaboussant le monde, tombés de la
géhenne de tous les passés, initiés à tous les futurs possibles, ils ne
correspondent à aucune valeur ou comportement déjà connus. C’est ce qui
les rend invisibles à qui ne comprend rien à la Relation. Ils sont plus
nombreux qu’on ne le croit, mais beaucoup moins qu’on ne l’espère. Je ne
me souviens pas lui avoir demandé si Césaire et Perse étaient des Batoutos.

Les mémoires raturées de la présence amérindienne et des douleurs


esclavagistes se sont réfugiées dans les terres, les pierres, les paysages d’ici.
Très souvent les fortes pluies font apparaître des os. Pendant longtemps, les
esclaves se voyaient enterrés n’importe où. Césaire (tout comme Glissant) y
était attentif : … et que dure chaque meurtrissure, passer mais ne pas
dépasser les mémoires vivantes28… et plus loin il ajoute : … de tout paysage
garder intense la trace du passage… Ce rapport à ces présences perdues, ce
sensible des mémoires raturées, cette présence des absences (les Traces !),
est une des plus complètes initiations aux divinations du Tout-Monde. Mais
elle n’ouvre à aucun avantage : face à l’inconnaissable du Tout-Monde nous
sommes tous autant que nous sommes désarmés, et tous, nous devons
devenir de très jeunes poètes. « Nous sommes tous jeunes dans le Tout-
Monde29 ! »

Glissant en donnera cette définition dans le Traité du Tout-Monde :


Pour la première fois les cultures humaines en leur semi-totalité sont
entièrement et simultanément mises en contact et en effervescences de
réaction les unes avec les autres. Perse a navigué dans ces effervescences, il
en affrontera la terrible démesure, et Césaire tout autant qui s’écriera dans
un de ses poèmes : … je suis le monde !

« De même que c’est en notre mémoire que le poème se commue, de


même est-ce en la mémoire (l’histoire) du pays antillais, inscrite dans les
roches et la terre offensée, que la beauté perçue par un seul irradie à la fin
en connaissance partagée30. »

C’est l’immense photographe M. Jean-Luc de Laguarigue qui m’a fait


redécouvrir ce beau vers de Césaire : … passer mais ne pas dépasser les
mémoires vivantes… J’imagine Césaire en longue contemplation de ces
paysages qu’il affectionnait, de là devait surgir sinon des visions mais ces
mots autour desquels allaient se cristalliser un poème, une strophe, une
chute… On dit qu’il griffonnait sans cesse sur des bouts de papier qui
traînaient n’importe où. Ici, le paysage paradisiaque efface le pays, et face à
cette beauté saisissante, tellement variée, des forêts, des côtes, des
montagnes, des grands arbres, Césaire (qui jamais n’a chanté nos hautes
splendeurs paysagères) s’efforçait d’y capter la mémoire vivante ; de
considérer la Trace insoupçonnable, celle qui donne un sens particulier à
une sensation, un éther d’émotion qui ravive un souvenir, qui soulève un
vieux limon de mots et de formules, lesquels alors se mettent en branle,
cheminent en lui jusqu’à l’imprévisible événement du poème… c’est sans
doute comme cela qu’il se tenait debout au long fil des journées.

« Mais à la vérité, nous dit Glissant dans son roman Le Quatrième


Siècle, ce qui flottait au ras de l’herbe argentée par le vent ou entre les
souches pourrissantes qui cadraient la mousse sous les ébéniers, c’était la
clameur tue, rentrée non seulement dans la gorge et l’épaule éventrées de
Liberté Longoué mais plus à fond dans la terre elle-même… C’étaient le cri
et le murmure étouffé dans la nuit des cases… »

Et dans L’Intention poétique, cette envolée célèbre : « Passionné-ment


vivre le paysage. Le dégager de l’indistinct, le fouiller, l’allumer parmi
nous. Savoir qu’en nous il signifie. Porter à la terre ce clair savoir… »

Dans l’imaginaire relationnel du Tout-Monde il n’y a pas de conquête,


il n’y a que de la connaissance, ou mieux : de la relation. C’est pourquoi
Glissant aura cette belle formule dans La Cohée du Lamentin à propos des
créatures, monstres et lieux sidérants qui peuplent l’imaginaire occidental :
Ulysse les vaincra tous, c’est-à-dire qu’il les connaîtra. Et, parlant de la
pensée du tremblement, il dira que c’est une manière de « connaître
l’inextricable sans en être embarrassés31 ».

Connaître c’est aussi naître à quelque chose, et aussi naître ensemble.

Pour Glissant, si l’incertitude provoque toujours un manque,


l’incertain suscite toujours une ouverture. Innombrables sont nos voies et
nos demeures incertaines, dira Perse. Ou encore : Et ceux-là seuls en surent
quelque chose, dont la mémoire est incertaine et le récit est aberrant. La
part que prit l’esprit à ces choses insignes, nous l’ignorons32… Ou mieux,
plus loin : Et du côté des eaux premières me retournant avec le jour, comme
le voyageur, à la néoménie, dont la conduite est incertaine et la démarche
est aberrante, voici que j’ai dessein d’errer parmi les plus vieilles couches
du langage, parmi les plus hautes tranches phonétiques : jusqu’à des
langues très lointaines, jusqu’à des langues très entières et très
parcimonieuses… Même la somptueuse Anabase n’ouvre devant ses
conquérants et bâtisseurs que les splendeurs de l’incertain – l’incertain à
vivre, à continuer, à éventer sans fin comme l’aire d’un grand aigle
vagabond…

J’aime cette attitude du Capitaine Alexandre (René Char) et de ses


hommes : « Tout ce qui entrave la lucidité et ralentit la confiance est banni
ici. Nous nous sommes épousés une fois pour toutes devant l’essentiel. »
J’aime bien cette alliance de la lucidité, de la confiance et de l’essentiel.
C’est ce lieu commun de l’essentiel qu’il nous faut surprendre entre nos
trois entités.

L’énergie haute des grandes diversités génère un essentiel qui les


accorde et les relie sans jamais rien confondre.

« La diversité terrifie. Au fond, le raciste, c’est qui ? Quelqu’un qui ne


supporte pas le mélange33 !…. »

Ce qui fonde un poète, c’est avant tout sa différence. Son rapport


singulier aux paysages de l’indicible et de l’inexprimable. Les grands
poètes sont d’intenses solitudes. Ces solitudes solaires sont toujours
dérangeantes pour nos classifications, elles bouleversent notre tendance à
l’unité, notre faiblesse pour les conforts de la synthèse.
Nous avons peur des insolubles.
Dès lors, nous nous focalisons sur les ressemblances pour atténuer les
variations. Ou alors, nous exaltons une différence pour mieux la juxtaposer
à d’autres différences. La Relation nous enseigne pourtant que la brique du
vivant, que la grâce poétique est faite de différences, irrémédiables. Que ces
différences fondent l’intensité de leurs musiques sur les magnétismes, les
aimantations, les contacts invisibles, une constellation de petites touches
infimes. L’idée d’une mise en Relation travaille cette unité très impalpable
sans laquelle le plain-chant de chacune de ces hautes solitudes ne saurait
être atteint. J’écris avec eux, Char, Césaire, Perse, Glissant, éloignés et
ensemble, dans cette région des sentiments que seules devinent mes
intuitions.

Glissant, cette âme vivante du monde, disait que le plein sens d’une
œuvre ne se donne que dans la Relation. C’est par l’approche en Relation
que les solitudes les plus solaires, celles de Char, de Césaire, de Perse, de
Glissant, peuvent révéler leurs solidarités antagonistes, leurs écarts
rassembleurs : leurs étendue et profondeur entrevues dans un même
surgissement. Les lire ainsi, toujours.

L’idée du Tout-Monde serait une manière de « réfléchir le monde en


tant qu’il est inséparable de nos solitudes individuelles et collectives ».
Cette totalité vivrait en nous de ses infimes détails.

Tout un charroi de relations peut s’ouvrir dans un mot partagé, la trace


d’une sensation, d’une image traversée, la raideur d’un écart, la sensibilité à
un rythme ou une invocation. Et ces affinités – ces capillarités de la
Relation – peuvent se montrer parfaitement éphémères, simplement utiles à
l’éblouissement d’un instant de partage, aux fondations d’une belle
séquence énergétique où se sera dessiné le spectre d’un contact, le souffle
d’une alliance.

La mise en Relation (cette liaison magnétique) est rétive aux


rapprochements généralisants. Elle est tremblante, légère, subtile,
réversible, diffractée et infime. Sa fécondité provient de l’intensité des
imprévisibles qu’elle suscite, des déplacements, combinaisons et
dispositions nouvelles qu’elle suggère. Char. Césaire. Perse. Glissant. Tous
se sont dits solitaires et solidaires. La haute autorité d’une solitude, sa
plénitude – pour tout dire : sa beauté –, appelle, aimante, déploie des
magnétismes qui sont toujours puissants. C’est la magnétique puissance de
ces solitaires qui les rend solidaires.

Les mettre en Relation c’est les placer malicieusement dans le devenir


imprévisible de l’échange les changes du voisinage et des affinités. Serait
bien inutile la mise en place d’une mosaïque de différences irréductibles, ou
un tableau intégrateur de leurs hétérogénéités extrêmes. La mise en Relation
n’ambitionne que d’offrir à leurs irrécusables solitudes l’écosystème ouvert
d’une autre mise en devenir. Ils vont changer en nous, changer pour nous,
sans pour autant se perdre ou se dénaturer.

Dès lors, ce n’est pas vaincre leurs solitudes, ni même les rapprocher,
que de les mettre en relation comme je n’en finis pas de le faire dans mes
lectures. C’est au contraire respecter leurs écarts, mettre en branle un
devenir instable, imprédictible, de leurs affinités. De se trouver en furtive
évidence, d’ainsi se rencontrer, ces affinités vont amplifier leurs potentiels
de changes et d’échanges. Ainsi, la Relation n’ouvre qu’à l’imprévisible.
Elle assure juste l’intempérie des magnétismes entre les différences. Elle
invoque des émergences inattendues, de nouveaux champs d’inexprimables.
Un mouvement qui, pour chaque œuvre, amplifie l’étendue, augmente la
profondeur, en installe quelques motifs dans l’incertain d’une trame où
seule gouverne la Poésie. Vivons Césaire, Perse et Glissant, dans le sillage
de Char, ces magnétismes insaisissables, ces traces conjonctives, ces très
probables entre-métamorphoses.

*
La solitude égocentrique et close qui n’est pas un mode de la Relation
relève des pathologies de l’isolement. L’éclat de tout solitaire vrai lève de
ce qu’il reçoit de son écosystème et de ce qu’il lui donne. Dès lors, au cours
de l’individuation généralisée, celui qui se retrouve plongé dans un
isolement doit se construire sa solitude, c’est-à-dire : devenir une personne.
J’ai imaginé Robinson Crusoé comme cela.

La mise-sous-relation n’est pas la Relation. Elle n’est le plus souvent


qu’une variation de la domination. Elle a constitué le mode du contact
durant les colonisations et elle constitue la matière la plus active de la
mondialisation économique et financière. Seule la mise en Relation, qui
autorise les plénitudes, nous offre une chance de Relation.

Il y a aussi ce vertige magnifique que pourrait introduire la formule


suivante : une mise à Relation. Qu’est-ce que cela voudrait dire ? Qu’est-ce
que cela serait ? Nourrissantes questions. En tout cas, très glissantiennes
dans leur indéfinition.

La globalisation économique n’est qu’une mise-sous-relation. La


mondialité de Glissant est le vœu poétique d’une mise en Relation. Le
monde, immédiatement inconnu ! s’exclame-t-il dans Philosophie de la
Relation. Il nous faut nous habituer à ces ouvertures brusques sur l’inconnu,
l’impensable, presque l’en-dehors de ce qu’il nous est possible d’envisager
ou de penser. Un décentrement de notre conscience. Une émulsion de cet
océan de possibles que constitue notre inconscient. Une déroute des grands
systèmes et des vérités fixes. Une errance vers l’inconnaissable du monde.
Plus l’ouverture sur l’inconnu est vertigineuse, mieux l’œuvre est puissante,
nécessaire et belle. Césaire, Perse, Glissant, beaux commandeurs des fastes
de l’inconnu.
Le monde, immédiatement inconnu : cette révélation qui ne dévoile
pas. Ce bond qui fait détour.

La pensée de l’errance n’est pas l’éperdue pensée de la dispersion,


mais celle de nos ralliements non prétendus d’avance…, nous propose
Glissant. Il disait aussi que l’errance était l’art de se méfier du point fixe.
Dieu seul sait combien Perse s’est méfié du point fixe (« Errants, ô
Terre, nous rêvions… Nous n’avons point tenure de fief ni terre de bien-
fonds. Nous n’avons point connu le legs, ni ne saurions léguer. Qui sut
jamais notre âge et sut notre nom d’homme ? Et qui disputerait un jour de
nos lieux de naissance34 ? »), et comment Césaire, du mascaret à l’algue
laminaire, a toujours explosé le point fixe avec d’éruptifs galops, des
ondulations fécondes ou d’immenses frissonnements.

Je souligne l’expression : des ralliements non prétendus d’avance… La


Relation glissantienne reste inscrite dans les fécondités opaques de
l’incertain. C’est pour la même raison qu’il réclamait pour tous le droit à
l’opacité, que les lumières de la volonté et du soleil de la conscience, les
échanges et les rencontres confrontent les brumes et les obscurités des
accidents du tout-possible.

Je réclame pour tous le droit à l’opacité. Il ne m’est plus nécessaire de


« comprendre l’autre », c’est-à-dire de le réduire au modèle de ma propre
transparence, pour vivre avec cet autre ou construire avec lui 35…

Parlant de l’esthétique de Faulkner, il expliquait : « Il prouve que


l’opacité est fondamentale du dévoilement ; que l’opacité, la résistance de
l’autre, est fondamentale de sa connaissance ; que seulement dans l’opacité
(le particulier) l’autre se trouve connaissable36. »

Je retrouve cet extrait de Glissant dans un de mes carnets : Nous


entrons à plein dans les imaginaires de la circularité ou de la spiralité,
cette dernière chère à M. Frankétienne. C’est-à-dire que nos lieux,
terrestres et marins, restent tout à la fois des centres et des périphéries, et
que les vertiges qui s’y creusent, maelström abîme Léviathan, où les hauts
arbres qui s’y élèvent, séquoias et mahoganis et chênes et poiriers et filaos
et ifs solaires et acacias et flamboyants, ne sont plus là des dominants37…
Belle Déclaration d’interdépendance aujourd’hui bien plus précieuse que
ces Déclarations d’indépendance qui ont prévalu durant les décolonisations
et de ces temps de libertés étranges qu’ils ont accouchés.
Roussi

Les Mars, Avril.

La terre résonne, devenue pierre. Elle bâille sous l’œil vitreux des
minutieuses chaleurs. Carême est là, dans sa messe immobile. Plus possible
d’imaginer ce que peut être la pluie. La lumière est tranchante. Je doute
malgré moi de l’existence des fraîcheurs et de l’eau. Tout le monde se
réfugie en bord de mer où l’air du large s’égare encore…

De René Char : Et je demeure là comme une plante dans son sol bien
que ma maison soit de nulle part. Déjà l’ouvert enraciné du Lieu.

« Il y a des résistances concrètes à mener dans le lieu où on est. Tout le


reste est Relation : ouverture et relativité38 », lui fait écho Glissant.

La vie est Relation. Toute grande conscience est Relation. Toute vraie
résistance est d’abord la beauté du faisceau des relations que nous
établissons avec notre entour et avec l’infini du monde. Toute résistance est
une pensée du monde projetée dans un éclat de vie. C’est dans la Relation
que la trame secrète des infinis du monde a une chance de s’offrir aux désirs
les mieux imaginants. Rien n’est vrai, tout est vivant, nous a chanté
Glissant.

La vraie résistance se tient toujours auprès de la gaîté, de la légèreté,


de l’amour, de l’humour. C’est-à-dire auprès de ce que la vie a de plus
vivant. C’est en se vivant pleinement que toute vie s’ouvre et ouvre à
plénitude. C’est en vivant pleinement, au présent, que toute résistance
chante la vie, se bat pour elle, et donc s’oppose aux atteintes au vivant. Et
donc installe le goût de l’avenir. Ce n’est que parce qu’elle est vivante que
la vraie résistance est totale. Césaire introduisait toutes ces notions dans sa
définition de la poésie qui l’installe au cœur de lui-même et du monde39.
Dans le Malemort de Glissant, l’humour, la légèreté fascine les vertiges du
douloureux abîme. Et chez Perse, depuis les heures d’enfance jusqu’à la
matière de sa demeure altière, la joie sera toujours majeure : « Un
grésillement aux gouffres écarlates, l’abîme piétiné des buffles de la joie (ô
joie inexplicable sinon par la lumière !)… Joie ! ô joie déliée dans les
hauteurs du ciel ! »

La vraie résistance se tient toujours auprès du poétique, car la


plénitude du vivant tend toujours à dépasser la simple survie, le prosaïsme
de l’existence, les immédiates nécessités, pour s’émouvoir de l’élégance du
vent ou du parfum d’un rêve.

Césaire a eu la vision d’un bon berger qui d’un bambou


phosphorescent était capable de pousser à la mer un haut troupeau de
temples frissonnants et de villes40. Ainsi, on reconnaît le signe d’une vraie
résistance quand ses armes sont ouvertes à la danse, au rire, au chant, à la
mélancolie, à la ferveur, à la musique, à la poésie, au trouble de l’émotion,
aux libertés de la raison, à l’inutile, l’insignifiant, et au gratuit.

L’exploitation, le crime, la domination, le meurtre n’ouvrent jamais au


poétique – sauf peut-être par le manque de plénitude et par l’urgent besoin
de poétique qu’ils suscitent.

C’est une poésie d’action qui s’est engagée là41, pourra prétendre
Perse.

La vraie résistance reste toujours ouverte, ouverte à soi, ouverte à


l’Autre dans ce qu’il a d’impensable. Elle reste aussi ouverte aux infinis du
monde. C’est ainsi qu’elle relie, qu’elle rallie, qu’elle relaie, qu’elle relate
tout ce qui était disjoint ; qu’elle n’oppose pas l’ordre au désordre, l’obscur
à la clarté, l’irrationnel au rationnel, l’émotion à la raison, la mesure à la
démesure… C’est ainsi qu’elle évite les pauvretés du dogme, le risque des
certitudes, les ankyloses de l’idéologie, et qu’elle ouvre précieusement, en
souplesse, à la complexité du réel et du monde relié.

C’est parce qu’elle est toujours ouverte, toujours complexe, que toute
résistance est tremblante, toujours. Que toute résistance respire en Relation.
Je retrouverai le secret des grandes communications ! dira Césaire. Quant à
Perse, affrontant le grand âge, il s’écriera : « Grand âge, vous croissez !
Rétine ouverte au plus grand cirque ; et l’âme avide de son risque… Voici la
chose vaste en Ouest, et sa fraîcheur d’abîme sur nos faces42… »

Pour Glissant, il y a plus de désirs, de chemins et d’horizons dans le


tremblement et la fragilité que dans la toute-puissance. Ce que formule
Césaire ainsi : … les forces ne s’épuisent pas si vite quand on n’en est que
le dépositaire fragile43… L’idée de la fragilité n’apparaît pas chez Perse, la
puissance seule, totale, mille fois invoquée.

La vraie résistance ne se contente jamais d’être contre, même si


l’opposition immédiate (celle du généreux Rebelle) est toujours nécessaire,
et toujours salutaire. Haut par-dessus son trouble, Perse parlait dans
l’estime. Césaire, affrontant les crimes colonialistes, invoquera une liaison
de son noir nombril au nombril même du monde. Quant à Glissant, son
œuvre ne s’oppose directement à rien : elle ne fait qu’ouvrir infiniment de
nouveaux horizons et d’autres manières du monde.

Et donc : la vraie résistance fonde un ailleurs, elle dépasse le réflexe


du Rebelle pour donner naissance au Guerrier. Le Guerrier s’oppose, non
pas en renversant les termes d’une domination, ou en retournant les feux
d’une oppression, mais en imaginant autre chose, un autre horizon, un autre
monde. En levant l’insurrection d’un autre imaginaire. C’est pourquoi il n’y
a de résistance véritable que dans et par la création. C’est pourquoi les
guerriers les plus déterminants sont les Guerriers de l’imaginaire.

La création – je veux dire : l’œuvre ouverte en Relation auprès du


beau, du gai, du poétique… – est ce qu’il existe de plus désirant de la
plénitude du vivant. Donc de plus rapproché de la beauté. Et donc, de plus
proche de ce que le passé et le futur comportent de plus précieux : le
présent.

La résistance du Guerrier est avant tout une œuvre, tant personnelle


que collective. C’est en cela qu’elle est une origine ouverte. C’est en cela
qu’elle transcende la simple genèse pour s’ériger en cette Digenèse dont
parle Édouard Glissant. La Digenèse est une émergence qui ouvre à mille
possibles dans le passé, comme dans le présent et comme dans le futur. Ces
mille possibles nous préservent de la doctrine et du dogme, et nous
installent dans ce que l’incertain, l’imprévisible, l’imprédictible, le toujours
en alerte ont de régénérant. Seul le présent peut accueillir et déclencher le
tout-possible.

*
Toute œuvre véritable, personnelle ou collective, et donc la résistance
du Guerrier, est au-delà de la victoire ou de l’échec, elle est en création, en
devenir. Il faudrait penser l’œuvre, la résistance du Guerrier, comme une
onde imprévisible, inarrêtable, pleine de pensables et d’impensables, de
possibles et d’impossibles, de probables et d’improbables, pleine de
nécessités de choisir, d’agir et de penser. Toute pleine de l’énergie d’une
liberté. Quelle flore nouvelle, en lieu plus libre, nous absout de la fleur et
du fruit ? demandera Perse dans Neiges.

C’est dans l’œuvre véritable que l’évolution et la révolution, et donc la


résistance du Guerrier, commercent en Fondation.

Ainsi, toute œuvre véritable – je veux dire : toute résistance de


Guerrier – invente le futur qui l’invente.

Les Feuillets d’Hypnos, le Cahier, Soleil de la conscience sont des


actes de Guerrier : des proclamations de pleine humanité. Éloges de Perse
aussi le sera d’une manière secrète : c’est pour Perse le point de départ,
l’instant de l’envol vers le grand orgueil universel, sans gîte ni tanière, vers
la pureté saline de la poésie. Dans ces décombres esclavagistes et
coloniaux, cette vieille Habitation, il ramasse tous les grains de lumière,
s’ingénie à parler dans l’estime, et à ne récolter que ce qui a nourri son
impériale sensibilité. S’efforçant d’envisager toutes choses en disant qu’elle
est belle, il fait le plein de son humanité avant de passer sa vie à l’inventer,
à la hisser vers le plus haut envisageable, à l’éloigner le plus possible de la
géhenne originelle : la distinguer.

La Digenèse garde actives les sources mais efface les chemins.


Glissant pensait que toute velléité d’un arbre généalogique qui remonterait
jusqu’à l’Afrique serait une vue de l’esprit. De ce point de vue, le roman
Racines d’Alex Haley lui a toujours paru une aimable plaisanterie. Césaire
qui a si profondément chanté l’Afrique en lui, se voit forcé de reconnaître :
… Rien ne sert d’explorer la Grande Fosse, d’inspecter tous les
croisements, d’examiner les ossements de parent à parent, il manque
toujours un maillon44… La Relation nous ramène à l’Afrique sans creuser de
chemin.

Césaire s’est montré extraordinaire en se plaçant d’emblée du côté du


vivant. On se souvient de cette formule célèbre dans Soleil cou coupé : La
faiblesse de beaucoup d’hommes est qu’ils ne savent devenir ni une pierre
ni un arbre.

On se souvient aussi de ces passages du Cahier inspiré des thèses de


l’ethnologue allemand Frobenius :
Mais ils s’abandonnent, saisis à l’essence de toute chose
ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose
insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde
véritablement les fils aînés du monde
aire fraternelle de tous les souffles du monde
lit sans drain de toutes les eaux du monde
étincelle du feu sacré du monde
chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du
[monde !
Tiède petit matin de vertus ancestrales…

Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes


combustions. Je dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je
dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies,
humecté de toutes les rosées…

On pourrait dire qu’il s’agit d’une désertion senghorienne de la Raison,


d’une posture animiste ou d’un romantisme écologique. Moi, je préfère
considérer qu’il y a là l’instauration d’un rapport horizontal aux
écosystèmes, aux biotopes naturels, et pour tout dire : au vivant. Césaire
pressent que l’« Humanisme » qui veille depuis si longtemps à se couper de
la nature, à se défaire de l’animal, pour ne considérer qu’une primauté de
l’humain, mène à la catastrophe. Une catastrophe pas seulement écologique,
mais à ces catastrophes qui ont donné naissance aux colonialismes, aux
fascismes, aux camps de concentration, à toutes les atteintes multiformes au
vivant.

Lie ma noire vibration au nombril même du monde


lie, lie-moi, fraternité âpre…

Ici, Césaire considère l’humain, non pas comme l’aboutissement


vertical de tout ce qui existe de vivant sur notre terre, mais comme une
possibilité parmi toutes les possibilités du vivant. Une stratégie parmi
d’autres stratégies du vivant. Il sait déjà que la conscience humaine ne lui
confère aucune primauté mais seulement l’immense devoir de veiller sur les
équilibres du vivant. Il installe l’ardente nécessité de comprendre que nous
sommes sur le même bateau, et que ce qui porte une atteinte indécente à la
moindre parcelle du vivant porte atteinte non seulement à la dignité
humaine, menace non seulement notre existence en tant qu’espèce, mais
compromet ce que nous avons de plus urgent aujourd’hui, à savoir : la
nécessité d’installer notre humanisation dans une horizontale plénitude du
vivant.

Il faut combattre cet humanisme qui porte atteinte à la biodiversité et


aux grands équilibres de la planète. Cet humanisme qui se croit supérieur à
tout le reste et qui suppose que le vivant n’est là qu’au service de son
absurde expansion. Il faut craindre cet humanisme qui s’accommode de la
condition faite aujourd’hui aux animaux d’élevage, à toutes ces masses
vivantes soumises aux abattoirs de la consommation, et que nous traitons
exactement comme les Occidentaux ont traité les peuples différents, depuis
tant d’années, avec tant de malheurs et tant d’aveuglements. « Rien n’est
vrai, tout est vivant ! »

*
J’ai toujours pensé que Césaire s’était placé du côté d’une invocation
de l’horizontale plénitude du vivant. Que c’est grâce à cette posture qu’il a
su élever sa poésie (malgré les urgences tragiques qui auraient pu la
dénaturer) à une fréquentation toujours haute, toujours altière, toujours
noble et exigeante de la beauté.

« Choses vivantes, ô choses excellentes ! » nous a si bien dit Perse.

La nuit mène contrebande d’arrière-fraîcheurs. Elles vont


fantomatiques et se renforcent à mesure que le ciel prend le profond d’un
violet de velours. La fraîcheur reste fragile, incertaine ; la nuit bâille de
chaleur muée en une luminosité obscure.

Chaque surgissement de lucioles dans mon arbre à caïmites me ramène


à Césaire. Ne pas désespérer des lucioles, s’était-il écrié, je reconnais là la
vertu. Il répond à un proverbe créole qui affirme que les lucioles sont
égoïstes, car elles n’éclairent que leur propre âme. On voit bien le souci du
voyageur de nuit : il ne peut rien attendre de ces éclats qui illuminent sans
lui éclairer une parcelle de chemin. Mais le poète les voyait autrement, et
refuse de les fixer flambeaux. En combattant la stupeur de l’air, les lucioles
communiquent par hoquets d’essentiel la force de refuser, l’axe d’une
reconversion à ceux qui ne désespèrent pas.

Glissant écrivait de nuit, ce qui le rapprochait, disait-il, d’une mise en


relation à la totalité du monde. Perse qui connaît cette approche va chanter :
… comme un nid de Sibylles, l’abîme enfante ses merveilles : lucioles45 !

Char, insomniaque, a su établir un étonnant rapport avec la nuit qu’il


se mit à explorer en traits, encre de Chine, couteaux, gouaches, dessins, sur
du carton ou des écorces de bouleau. Il en fit quelque chose de
talismanique, « sur la ligne hermétique de passage entre l’ombre et la
lumière », entre la lisière du concret et l’orée (fulgurante) de la
connaissance. Dès lors, il lui sera possible de murmurer : L’éclair me dure.
*

Entre eux, les dialogues et communications sont multiples, les touches


sont nombreuses, les influences sont certaines – seule l’hybridation sous
une quelconque bannière monolithique se révèle impossible. Ne nous
demeure que la mise en Relation qui, elle, fonde une convergence ouverte
entre les écarts, les lignes de fuite et les irréductibles. Dès lors, pour ces
princes qui, durant toute leur vie, ont confronté l’inexprimable, et
l’indicible, il nous faut envisager une mise en relation où l’obscur,
l’inexprimable et l’indicible se maintiennent, agissent, interagissent et nous
éclairent ainsi. Nous les dérobent aussi.

Communiquer par hoquets d’essentiel… Césaire accordait aux lucioles


la plus haute des facultés poétiques : exprimer l’indicible, qui est notre
essentiel.

Glissant plaçait cette poétique dans le délire verbal de certains de ses


driveurs, poètes souffrants : « L’homme voyait par saccades ; ça fourmille
dans sa gorge. Ni ouvrage tranquille, ni enquête minutieuse, mais un
débouler de feu46… »

La nuit danse sans cesse parmi eux, et avec elle, près de la haute
conscience, l’esprit magique, et l’intuition de l’impensable, et la
confrontation d’un impossible. Les trois se nourrissent mutuellement dans
les défis que leur posent les indicibles, les inexprimables : la Poésie.

Perse se situait, lui, « parmi toutes choses illicites et celles qui passent
l’entendement47 »…

*
L’impensable, cet en-dehors de ce qu’il nous est possible de concevoir,
est le vertige matriciel de toute création, forme ou pensée.
Il est l’informe générique de la forme, l’indicible du dire, le paysage
de l’invisible.
Il est ce vertige qui surplombe l’un et le multiple, le divers, le vivant.
Il est ce choc inaugural qui, sinon l’immense déroute mentale, nous
force à significations.
C’est parce que l’impensable est là, parmi nous, autour de nous, que la
poésie est inaugurale et qu’elle reste si précieuse.

Ce qui rapproche l’art de la pensée véritable, l’écrivain du philosophe,


le plasticien du musicien, c’est leur rapport à l’impensable comme
compagnon et fondement même de toute notre existence. En face de
l’impensable les grands artistes ou les grands philosophes, les poètes encore
moins, ne prennent jamais la fuite, ou alors ils le font sans baisser le regard,
dans une incandescence de beautés pathétiques qui laissent béante, et donc
féconde, la tragédie.

Dans la confrontation à l’impensable, l’art (dans ses religions) a


précédé la pensée, et la pensée l’a libéré ; mais quand cette dernière
défaille, l’art peut œuvrer encore, par des forces et des formes. Dès lors, un
vrai philosophe est toujours un artiste, très souvent un poète, et toute la
philosophie fait masse ensoleillée chez les monstres de l’art.

L’œuvre d’art est ce qu’il existe de plus attentif à l’impensable de


l’être.
Et donc : point d’art, point de poésie, point de pensée, sans un courage
infini et une lucidité qui, toujours au bord de la déroute, ne désespère
jamais.

*
La démesure de l’impensable force à l’ellipse et la sobriété, à la
condensation extrême qui fréquente presque l’énergie dense d’un tag. Mais
elle peut aussi ouvrir très large, non à la manière des fresques
monumentales, mais dans l’amplitude informe des grands souffles d’alizés
où s’enivrent les oiseaux migrateurs. Elle peut aussi se laisser prendre par
un créateur immobile en son lieu, en sa langue, en son imaginaire, qui
trouve démesure dans l’instant et dans les petits riens.

Char a cette puissance : ellipse et sobriété.


Césaire passe de l’énergie d’un mot à l’amplitude extrême, puis il
resserre jusqu’à la fulgurance. Perse est un grand souffle, frappé d’éclairs
qui valent toutes les concentrations. Glissant se méfiait de toute inspiration,
son effusion était solaire.

La Relation se tient en chacun d’eux, là où s’ouvre le seuil des élans,


des générosités, des volontés et des départs, dans le double mouvement
d’une appartenance et d’une étrangeté très singulières au monde. Ce que
Glissant appelait : la vision du fils et le regard de l’étranger.

Devant leur entité, on éprouve l’intuition d’une unité multiple,


paradoxale, qui fait que ce qui les sépare très souvent les unit. Ainsi, le
gouffre du bateau négrier, la damnation esclavagiste, le trouble mélange des
créolisations, les manières et les ruses pour se saisir du monde… Quant à ce
qui les unit, la Poésie, elle les diffracte en de hautes solitudes : fils glorieux
toujours, étrangers volontaires.

La Relation a son sacré, ses légendes, ses mythologies. La force des


origines y est à l’œuvre mais elle déploie des horizons et suggère des futurs.
Césaire, Perse, Glissant se sont fondés dans des légendes et des
mythologies. Tous ont pris les accents de l’épique fondateur. Le Cahier
d’un retour au pays natal a fondé des légendes et des mythologies, et pour
bien des sensibilités il accède aux échos d’une genèse ou d’un mythe
fondateur. Perse, de son pseudonyme jusqu’aux fictions de sa Pléiade, en a
fait tout autant, et le ton de son œuvre touche au vertige des grandes
incantations. Dans l’œuvre de Glissant, un foisonnement de symboles, de
légendes, de mythologies très intimes ont tissé l’énigme d’un espace
fondateur où la silhouette première n’est rien d’autre que la sienne en face
du chaos-monde. Ils se sont inventés – voire récités au sens créole du terme
– pour parvenir aux amplitudes d’un univers.

« Son affaire n’est point la couvée mais le vol, et d’aller ! ô d’aller…


Comme celui qui dit d’une œuvre et de soi-même : je n’ai plus soin de
vous… et d’aller, et d’aller… » Dans ce verset de Perse on retrouve
l’errance qui oriente Glissant, sa mise en devenir qui guette en toute
jouvence l’imprédictible des devenirs. On y devine aussi cette manière
césairienne d’habiter le basalte sous forme de mascaret, ou encore d’habiter
une blessure sacrée – ici, par le sacré, la blessure se fait immense ; et
l’immense, inépuisable.

Perse : … ô voyageur, sur les eaux noires en quête de sanctuaires,


allez et grandissez plutôt que de bâtir… Cette grandeur qui se maintient
dans l’en-allée constante trouve de beaux échos dans la poétique de
l’errance chez Glissant. L’errant, qui n’a de but et d’intention que son
unique errance, s’oriente ainsi, disponible au tout-possible du monde dans
une exacte intensité.

Cette Caraïbe – dévoilée par Césaire comme espace de souffrances


coloniales et d’éclatements (îles cicatrices des eaux, îles évidentes de
blessures, îles miettes, îles informes, îles mauvais papier déchiré sur les
eaux, îles tronçons côte à côte fichés par l’épée flambée du soleil…) –,
Glissant la visionne en Antillanité. L’éclatement douloureux devient la
précieuse diffraction d’un archipel à naître, et la configuration annoncée
d’une manière de penser et d’un nouvel imaginaire. Perse, homme
d’Atlantique proclamé, n’en retiendra que la haute mer, entre ces cayes, nos
maisons… Le mot « caraïbe » est absent de son œuvre.

Parlant de la Caraïbe, dont le monde a encore une vision si folklorique,


Glissant dira : Si nous voulons saisir les principes d’une telle diversité,
tressée comme dans un même panier, emmêlée avec une sorte
d’emportement, il nous faut rassembler tous les possibles de la
connaissance et les soumettre à la puissance convergente de l’intuition.
L’analyse traditionnelle ne suffira pas ici48…

Et plus loin : … ainsi la Caraïbe pour nous est un cercle qui s’élargit
et un écho venu de la terre ferme et infinie, un roc et un tourbillon, une
montagne et un vent, un esprit distinct et une force nue inséparables, des
îles et tout aussi bien des continents, une préface à un Monde nouveau…
L’emmêlement des imaginaires produit par la créolisation américaine y a
emmêlé les paysages et les perceptions, l’esprit caribéen connaît les
continents et sait la force ouverte des îles, il navigue dans les langues,
accumule les rituels et les dieux, les genèses et les mythes, mobilise les
manières qui proviennent de partout, reflet de bien des sources précipitées
dans autant de deltas… produit de la Créolisation, la Caraïbe n’ira à
plénitude que par la mise en œuvre d’un imaginaire de la Relation…

Là où Césaire psalmodiait « Désastre, désastre parlez-m’en du


désastre… » Glissant proposait : Digenèse. La Digenèse est au cœur du
désastre originel : son vivant. Le gouffre du bateau négrier nous a fait naître
(nous et toute la Caraïbe) aux fluidités des relations entre tous les possibles.
Perse, lui, sans jamais le nommer, s’est contenté de fuir (et même de
conjurer) ce big bang initial qui lui semblait ouvrir à bâtardise…

*
« Les arbres qui vivent longtemps secrètent mystère et magie49 », a
murmuré Glissant.

À force de regarder les arbres, Césaire pouvait, disait-il, devenir un


arbre. Il était capable aussi de devenir un Congo bruissant de forêt et de
fleuves. Il rejoint ainsi cette poétique errance par laquelle Glissant (pour
signaler le rapport de tout à tout qu’instaure la Relation) va emmêler les
paysages, le sud, le nord, mêler et s’emmêler aux expériences des peuples,
aux proliférations de leurs imaginaires. Sans jamais nous fixer ce qu’était le
Tout-Monde, de son œuvre, sa vie même, il en faisait matière. Perse, lui,
désincarné ou sublimé de mille éclats, tiendra l’inventaire des grandes
gestes pionnières, des océans, des pluies, des vents, des connaissances du
sel et des pistes sans traces d’une explosion d’oiseaux. Il y a là trois
manières d’une relation à l’Autre – mais l’Autre ici devient toutes les
forces, toutes les présences, toutes les beautés, de l’écosystème Terre. Je
vois, dans leurs écarts, la convergence de l’horizontale plénitude de leur
être, de leurs étants, dans le vivant du monde.

« Un arbre est tout un pays, et si nous demandons quel est ce pays,


aussitôt nous plongeons à l’obscur indéracinable du temps, que nous
peinons à débroussailler, nous blessant aux branches, gardant sur nos
jambes et nos bras les cicatrices ineffaçables50… »

Se déployer vers le secret, s’ouvrir à l’obscur, fixer l’impensable,


invoquer la beauté. Leur cheminement commun. La grande vision ne
dessine pas un autre monde : elle soulève des invisibles mais ne les dévoile
pas. Perse nous le dit ainsi : « Je m’en vais, ô mémoire ! à mon pas
d’homme libre, sans horde ni tribu, parmi le chant des sabliers, et, le front
nu, lauré d’abeilles de phosphore, au bas du ciel très vaste d’acier vert
comme en un fond de mer, sifflant mon peuple de Sibylles, sifflant mon
peuple d’incrédules, je flatte encore en songe, de la main, parmi tant d’êtres
invisibles, ma chienne d’Europe qui fut blanche et, plus que moi, poète. »

*
Qu’elle soit chamanique comme celle de Césaire, hiératique comme
celle de Perse, proliférante en étendue et profondeur comme celle de
Glissant, la Relation est là, déconstruisant les humanismes insulaires, et
nous dressant le signe à déchiffrer d’une horizontale plénitude du vivant. Le
rien n’est vrai tout est vivant qu’a énoncé Édouard Glissant se retrouve
récité dedans ces trois manières.

Césaire, dans Moi, laminaire, décrit ainsi une de ses journées de


vieillesse : … de la vermine, un ordinaire de mouches, un obsédant baiser
de ravets… Je me souviens de ces ravets qui nous grignotaient durant la nuit
le sucre lové au coin d’une lèvre mal lavée… Dénoncés par la petite
blessure, nous menions sous les reproches une journée accablée… C’était
légende.

Ce qui fait Relation dans le mouvement de la Négritude, c’est la


brisure des ferrures colonialistes qui nous plaçaient « sous-relation », dans
l’implosion d’une sidérante aliénation. Cette plongée ascendante dans la
damnation nègre (déni de lumière, déni d’humanité) est aussi une
dissémination salutaire : la semaille revendiquée des misères nègres et de
leurs persistances nous ramenait une autre géographie du monde. Face au
« monde blanc colonialiste », le « monde nègre » était d’abord un autre
monde, en devenir sur le terreau des autres misères et des autres
oppressions.

Ce mode de la Relation (refus de la domination, rejet du déshumain,


illumination de la damnation, fertilisation des déchéances) est à la base de
celui de Glissant qui jamais ne sera orgueilleux, dominateur, jamais érigé en
système, ni ramassé sur une quelconque dimension nègre autrement que par
l’acceptation de l’obscur, de l’humilié, de l’oublié, de l’invisible et de
l’imprévisible des mutations du monde en globalisation.
Perse, lui, fuyant le trouble bâtard des créolisations, élira un mode de
la Relation dans l’éternel d’une francité, l’élévation obstinée à hauteur des
forces primordiales, de l’inventaire du tout possible humain, et bien sûr de
la grande Anabase des découvertes et des conquêtes. Mais ses conquérants,
ses princes, ses reines, ses bâtisseurs ne s’arrêteront jamais. Les villes ainsi
fondées ne seront jamais des aboutissements mais les étapes d’un grand
aller. Les vieilles aires devront être éventées. Et par le seul triomphe d’une
puissance poétique, il saura lui aussi fixer l’inconnaissable inatteignable du
monde dans la célébration de cet homme très étrange, ce très-humain dont
l’unique emploi sera de longtemps contempler une insolite pierre verte.

« … et l’homme de nul métier : homme au faucon, homme à la flûte,


homme aux abeilles ; celui qui tire son plaisir du timbre de sa voix, celui
qui trouve son emploi dans la contemplation d’une pierre verte ; qui fait
brûler pour son plaisir un feu d’écorces sur son toit ; qui se fait sur la terre
un lit de feuilles odorantes, qui s’y couche et repose ; qui pense à des
dessins de céramiques vertes pour des bassins d’eaux vives51… »

Glissant adorait cet homme qui contemplait une pierre verte, sans
doute y voyait-il un batouto.

Dans le poème Annonciades52, Césaire évoque un imprévu de


papillons… On imagine bien l’effet de ce beau surgissement. Dans mon
enfance, les papillons constituaient un ordinaire des raziés et savanes.
Aujourd’hui, dessous la catastrophe des pesticides, en apercevoir relève de
l’événement. L’apparition de quelques-uns ensemble serait vraiment un
« imprévu » grandiose, comme une dilatation des étouffements et d’un lot
d’étroitesses…
Premières pluies

Les Mai, Juin, Juillet.

Aspirés par les premières pluies, les crabes-mantous sont remontés.


Bleus, énormes, mordants, poilus, épais. Ceux qui les piégeaient se sont
régalés. On les croit régulièrement éteints, et ils réapparaissent de temps en
temps en force, comme s’ils avaient proliféré dans un secret de la terre.
C’est pourquoi je ne désespère pas tout à fait du pays. Si les mantous s’en
sortent et resurgissent de temps à autre avec tant de vigueur, pourquoi pas
nous, tout à l’heure, un de ces jours ou demain ? Il y a certainement quelque
part une prolifération qui s’arc-boute et que nous ne savons pas voir.

Là où Perse (sans accepter de filiation directe) va se raccrocher à de


glorieux conquérants, Césaire, riant de ses anciennes imaginations, va
abandonner toute généalogie prestigieuse :… nous n’avons jamais été
amazones du roi de Dahomey ni princes de Ghana avec huit cents
chameaux, ni architectes de Djenné, ni Mahdis, ni guerriers53… Il s’installe
dans tout l’obscur d’un continent, toute l’épaisseur d’une simple et pleine
humanité. Il affirmera même dans un autre poème, loin de tout arbre
généalogique, « remonter toute la sinistre épaisseur des choses ». Une
Afrique symbolique donc, tout autant que le grand Occident, ou cette
« chose française » chantée par Perse, et tout autant que le Tout-Monde
qu’explorera Glissant : les poètes habitent le monde en s’inventant leur
propre région qui leur assure et le possible et l’impossible.

L’acte est vierge, même répété. C’est le Capitaine Alexandre qui parle.
Il est à vif. Il découvre et redécouvre à chaque instant et le monde et les
hommes. Sa main est toujours aussi moite sur le colt. Son cœur bat à
chaque assaut. La peur est là qui rôde, de jour comme de nuit, intacte. Il
devine à quel le point le regard qu’il porte sur l’existant est aussi aiguisé
que celui du poète. Le poème est vierge, même répété.

« Il me suffirait, écrit Césaire, qu’une gorgée de ton lait jiculi pour


qu’en toi je découvre à même distance de mirage – mille fois plus natale et
dorée d’un soleil que n’entame nul prisme – la terre où tout est libre et
fraternel, ma terre… » Là aussi cette imposition d’un ailleurs sur la terre
souffrante, un pays hors-pays, une autre région insoupçonnée du monde, un
site d’Atlantique sans rives, sans langues et sans drapeaux. Les trois poètes
se libèrent en se créant un horizon majeur depuis un lieu incontournable :
l’Afrique mythique de Césaire ; le nom, la langue, la chose française ou
l’Occident de Perse ; la terre Martinique mythifiée et démythifiée de
Glissant servant de lieu d’accès aux chaos du Tout-Monde.
Portes d’entrée singulières de leur totalité.

« Mais le monde n’est pas le Tout-Monde…, précise Glissant. Parce


que le Tout-Monde c’est le monde que vous avez tourné dans votre pensée
tandis que lui vous tourne dans son roulis54. »

On ne se bat bien, me murmure le Capitaine Alexandre, que pour les


causes qu’on modèle soi-même et avec lesquelles on se brûle en
s’identifiant. Valable plus que jamais dans ces champs de l’imaginaire où
nous devons affronter de doucereuses dominations.

Ces hors-poèmes que sont les Feuillets d’Hypnos, et qui pourtant font
poèmes, on les retrouve dans la démarche poétique de Glissant qui explique
que le poème n’est qu’un pan du tout, qui ne dévoile pas tout seul. « Je
peux dépasser le poème si ma voix est porteuse de l’énorme balan, si je
consens aux densités de perfection que le poème impose, si le quittant je
tends à y revenir… »

Comme moment de la voix, émergence du langage, le poème ne


saurait empoigner à lui seul l’indéchiffrable du monde, et (dans cet
indéchiffrable) les démesures de la Relation. Perse l’éprouvant (lui aussi
confronté au Tout-Monde et à la Relation, s’y débattant à sa manière)
lancera de somptueuses invocations vers des langages inouïs : « Et de toute
chose ailée dont vous n’avez usage, me composant un pur langage sans
office, Voici que j’ai dessein encore d’un grand poème délébile55… »
Césaire y sera sensible à son tour, qui demandera au poème un dérèglement
de tous les sens : une perception extraordinaire. Ce que Glissant appellera :
une démesure de la démesure. Ne pas craindre la démesure du Tout-Monde,
ne pas la nier ou la contraindre dans la mise en place d’une mesure
rassurante, mais la vivre au difficile dans cette esthétique de la démesure
que sa démesure inspire… Sé prel chyen ki djéri koutdan chyen.

« Démesure non pas parce que c’est anarchique, mais parce qu’il n’y a
plus la prétention à la profondeur, la prétention à l’universel, il n’y a plus
que la prétention à la diversité56… » C’est vrai que vivre pleinement, ou
accepter, le tout-possible de la Diversité, ses totalités, ses ruptures, ses
antagonismes, ses évolutions, ses transformations, ses aberrations et ses
errances…, relève d’une des régions de l’impensable. Dans une telle
intention, seule une poétique se voit envisageable. Le Tout-Monde en est
une.

*
« Aux pays épuisés où les coutumes sont à reprendre, tant de familles à
composer comme des encagées d’oiseaux siffleurs, vous nous verrez, dans
nos façons d’agir, assembleurs de nations sous de vastes hangars, lecteurs
de bulles à voix haute, et vingt peuples sous nos lois parlant toutes les
langues57… »

Les peuples dominés ne peuvent que subir les frappes contemporaines


et les houles de la mondialisation. Ces blessures (qu’aujourd’hui les peuples
partagent), nul ne pourra les cicatriser à leur place. Une part des difficultés
que le Tout-Monde éprouve face au traitement de ses fléaux provient du fait
qu’ils ne sont traités globalement que par les Centres dominants, et sous le
regard désactivé des peuples du Sud. Les réponses dont nous avons
désormais besoin à l’échelle du monde-relié devraient surgir de chaque
génie intime réactivé, de chaque peuple épanoui et souverain en son tissu
social. Là encore, le Divers qui s’épuise manque cruellement à nos
créativités, et son saccage nous affaiblit sans distinction. Nous risquons de
mourir de n’avoir pas su protéger l’énergie vitale et autonome de chaque
élément de la diversité des cultures et des peuples. En panne de réponse aux
grands défis des mutations du monde, les vainqueurs solitaires commencent
à goûter au fiel terrible de leur victoire. Sur cette question le poète Segalen
était un visionnaire.

Dans une interview, Glissant disait : Je crois à la mondialité. Au


mouvement qui porte les peuples et les pays à une solidarité contre les
mondialisations et les globalisations réductrices. Être indépendant, c’est
peut-être entrer dans ces mouvements du monde. Je crois aussi aux petits
pays, à des mini-nations, regroupées éventuellement dans le cadre de
fédérations, et qui peuvent plus facilement mettre en œuvre des mesures
réalisables contre l’énorme uniformisation imposée par les grands trusts et
les grands États. L’État-nation n’a pas d’avenir58.

J’aime bien me répéter cette équation : Petit pays ? Donc, tout peut y
être possible et tout y être parfait. Césaire s’était déclaré algue laminaire.
Glissant a toujours affirmé croire en l’avenir des petits pays : la position
faible (que Perse a toujours refusée) ouvre sur de plus grands horizons, de
plus larges perspectives, on associe les verticales du vainqueur aux
horizontalités transversales du vaincu. L’expérience peut être totale si ces
lieux se voient instruits en Relation : C’est le rhizome de tous les lieux qui
fait totalité, et non pas une uniformité locative où nous irions nous
évaporer59.

« Cette ouverture, de lieu en lieu, tous également légitimés, et chacun


d’eux en vie et connexion avec tous les autres, et aucun d’eux réductible à
quoi que ce soit, est ce qui informe le Tout-Monde60… »

Ce Feuillet de Char reste pour moi inusable : L’acquiescement éclaire


le visage. Le refus lui donne sa beauté. Je l’imagine regardant ses hommes
juste avant un bond, ou lors des angoisses d’une planque, ou même durant
une nuit d’attente sous la sombre clarté d’une lune. Seul le dur est arable61,
leur murmure Césaire.

Cette phrase émerge, cueillie je ne sais où : L’avenir a un long passé.


On peut y ajouter : un immense et génésique présent.

« Terre arable du songe ! Qui parle de bâtir ? – J’ai vu la terre


distribuée en de vastes espaces et ma pensée n’est point distraite du
navigateur62… » Une des modalités de la Relation c’est l’épique neuf, le
dire d’un collectif nouveau, le creuset du « nous » inouï, l’outil de fondation
des grands ensembles humains du Tout-Monde. L’épique de la Relation est
un épique complexe. Il est fait d’individuation et de collectif, en une
interaction féconde qui les distingue tout autant qu’elle les lie – et les
dépasse. Dans le nouvel épique, l’individu se fonde d’abord, le poète ou
l’artiste ne témoigne que de sa seule expérience face à l’inconnaissable
inatteignable des devenirs. De « Vérité », il ne donne que lui-même. Cette
individuation tend à une plénitude, et c’est cette plénitude qui autorise une
voie aux solidarités neuves dans une poétique refondatrice du monde. Toute
présence rejoint toujours les autres présences au monde, dans un
phénomène que Glissant nommait les lieux communs – les espaces partagés
de l’intuition d’une autre région de la beauté. Tous les lieux se mettent en
connivence. L’Un fait univers. Et l’Univers fait Relation – c’est-à-dire qu’il
s’émeut des complexités préservées du divers.

Ces présences ne sont pas seulement humaines, elles sont aussi


végétales, animales, minérales, inscrites dans tous les équilibres du vivant.
Chaque présence est le lieu d’un inconnaissable, donc de l’imprévisible et
de l’impensable. Et soudain, s’écrie Perse dans Exil, tout m’est force et
présence, où fume encore le thème du néant !…. On comprend donc
combien, dans la Relation, le poète retrouve tout à la fois son origine et le
tout-possible des devenirs.

« … mais par-dessus les actions des hommes sur la terre, beaucoup de


signes en voyage, beaucoup de graines en voyage, et sous l’azyme du beau
temps, dans un grand souffle de la terre, toute la plume des moissons63 ! »

« Pour moi, depuis longtemps je m’efforce à conquérir une durée qui


se dérobe, à vivre un paysage qui se multiplie, à chanter une histoire qui
n’est nulle part donnée. Tour à tour l’épique et le tragique m’ont séduit de
leurs promesses de lent dévoilement. Poétique contrainte. Forcénement de
la langue. Nous écrivons tous pour mettre à nu des enclenchements
inaperçus64… »

Césaire, Perse, Glissant ont tous cette dimension de l’épique


complexe, un épique qui n’est pas à la source de communautés organisées
autour du même, du fixe ou d’une racine unique. L’épique complexe
n’ouvre aucune communauté autre que celle de la Relation, qui est un
processus ouvert, imprévisible, inarrêtable… Pour Césaire et Glissant, le
« je » et le « nous » vont en interaction féconde. Le « je » du berger et de
prophète de Césaire est emmêlé au « nous » des peuples à naître, au
collectif de Négritude, à la source africaine, à l’intuition d’une participation
horizontale au monde. Le « je » de Glissant ne se proclame pas berger, se
refuse à l’être, mais le devient tout autant par l’éclatante autorité de la voie,
ou de la voix, qu’il propose. Son « je » est par là même d’une essence
prophétique où même l’angle du passé devient pourvoyeur des signes du
futur. Le « je » de Perse est lui aussi de cet épique complexe. Désincarné,
transcendé, magnifié, il épouse la totalité du poétique, tout comme, dans la
mesure d’un somptueux inventaire, l’irréalisable totalité des variations du
monde. Il habite son nom, son pseudonyme, c’est-à-dire qu’il campe en
Poésie, laquelle empoigne le collectif du monde. C’est ainsi qu’ils sont
tous, qu’ils l’aient voulu ou non, de manière passionnée, christique,
prophétique, exploratrice, errante, altière ou pleine d’humilité, toujours
solitaires et toujours solidaires. Et cela dans la plénitude du lyrisme et les
transmutations génésiques, génériques, de l’épique.

Je vois l’Afrique multiple et une, verticale dans la tumultueuse


péripétie, avec ses bourrelets, ses nodules, un peu à part, mais à portée du
siècle comme un cœur de réserve65… Le grand Lieu césairien.

« Le lieu en ce qui nous concerne n’est pas seulement la terre où notre


peuple fut déporté, c’est aussi l’histoire qu’il a partagée (la vivant comme
non-histoire) avec d’autres communautés, dont la convergence apparaît
aujourd’hui. Notre lieu, c’est les Antilles », explique Glissant. Et il
poursuit : « Qu’est-ce que les Antilles ?… Une multi-relation. […] La mer
des Antilles n’est pas le lac des États-Unis. C’est l’estuaire des
Amériques66. »
Le grand lieu glissantien est une diffraction.
Le grand lieu de Perse est une abstraction.

« De grandes œuvres, feuille à feuille, de grandes œuvres en silence se


composent aux gîtes du futur, dans les blancheurs d’aveugles couvaisons.
Là nous prenons nos écritures nouvelles, aux feuilles jointes des grands
schistes67… »
L’œuvre relève du Lieu par le monde, et du monde par son Lieu.
Dans la Relation les variations sont signifiantes et tous les invariants
sont fondamentaux.
Toute grande œuvre semble sublimer tout le passé et deviner tout
l’avenir.

Perse, Césaire ne quittaient jamais l’espace du poème, le feu


primordial. Les fulgurances césairiennes vers les essais seront très ciblées.
La prose de Perse sera largement consacrée à s’inventer un personnage en
poésie. Toute la tension sera portée chez eux sur les poèmes qui deviendront
alors des monuments lyriques, des flamboyances pures qui occuperont
l’espace. Glissant ne voudra jamais se maintenir dans une telle exclusive, il
s’en tiendra à la densité de l’expression, au refus de toute rhétorique
flamboyante, commandeur d’une maîtrise soucieuse, inscrite (comme pour
compenser) dans l’énorme balan d’une œuvre multiforme : « … il ne vit
plus dans ce volcan, dans cette sphère de feu, il a renié la splendeur, il
établit soigneusement les marches de l’histoire68… » Ou encore, dans
Malemort : « … peut-être (quand il s’agit de crier une telle mort) renoncer à
la fulguration et à l’extase de cette langue, peut-être avec Dlan Medellus
Silacier fouiller l’ingrat langage à venir… »

Tout ce qui a le visage de la colère et n’élève pas la voix. Le poète est


tendu à l’extrême, entre la mort et la vie, le colt et le poème, entre lui-même
et son autre. Son silence est une insurrection.

Césaire disait qu’à travers les cataclysmes intérieurs, entre le rêve et le


réel, entre le jour et la nuit, entre absence et présence, le poète cherche et
reçoit le mot de passe de la connivence et de la puissance. Le mot
« connivence » nous renvoie à « l’ample proximité avec toutes choses » qui
est au principe même de l’animisme. Mais dans les transmutations de la
poésie ce vieux principe nous ouvre à la Relation. À cette poétique de la
Relation que définissait (ou qu’indéfinissait) Glissant comme une manière
de faire présence dans l’énigme du Tout-Monde.

« L’abeille du langage est sur leur front,


Et sur la lourde phrase humaine, pétrie de tant d’idiomes, ils sont
seuls à manier la fronde de l’accent…69 »

Perse, lui, a cherché des langages dans les principes élémentaires, il a


deviné les pactes inextricables des feuilles, des racines, de l’ombre et de la
lumière. « Syntaxe de l’éclair ! ô pur langage de l’exil ! Lointaine est l’autre
rive où le message s’illumine70… » Il a aimé les connaissances du sel, des
terres jaunes et du feu aiguisé des déserts, et à l’heure du grand âge il s’est
approché des mystères de la mort en prenant simple mesure de ce qu’est un
cœur d’homme.

L’homme (plus encore le poète qui est à son essence) a toujours pris
mesure du monde – mesure magique, mesure religieuse, mesure
philosophique, mesure scientifique, mesure artistique. Il s’est évertué à
l’habiter par l’entremise de ces mesures. Mais Glissant invitait les poètes
d’aujourd’hui à une démesure de la démesure, c’est-à-dire une non-mesure
du chaos-monde qui engloberait et dépasserait toutes les mesures, dans un
mouvement majeur, sans a priori, sans emprise ni limites ; une mobilisation
totale de l’être et de l’étant, véritablement le mot de passe, ou plutôt :
l’imaginaire de la connivence et de la puissance, que Césaire tout comme
Perse illustreront d’une étonnante manière.

Pour Glissant, il n’y avait de puissance que dans le tremblement : refus


de la conquête, refus de la domination, refus de la certitude et du ban des
systèmes… « L’obscurité fragile de ma voix craque de cités flamboyantes »,
semble lui répondre Césaire. Et il ajoute : « un doute est mien qui tremble
d’entendre dans la jungle des fleurs un rêve se frayer71… »
*

Les plus pures récoltes sont semées dans un sol qui n’existe pas. Ce
Feuillet du poète-résistant me bascule et me transporte. Je m’immobilise
dedans pour ne pas savoir pourquoi. Le poème ferait terre, graine, racines,
floraisons, mûrissements et récoltes infinies ?

Je mesure toujours la distance infinie qui existe entre l’idée de pureté


que pratique René Char et celle que mobilise constamment Saint-John
Perse.

Césaire. Perse. Glissant. L’un en présence de l’autre, des autres, ils se


sont construits leurs équilibres, leur art d’être de très considérables
personnes. Et cela dans un brouillard d’échos, d’entre-lectures, de
connivences distantes, de silence informé, ruptures, secrets, dialogues et
répulsion. Tenter de les atteler ensemble, c’est comme vouloir atteler des
foudres – c’est possible à condition que l’attelage ne soit pas un système
mais la totalité du ciel, l’arrière-plan du tout-possible : une poétique de la
Relation.

On a reproché à Perse sa solitude de conquistador, altière, lointaine.


On a précipité Césaire et Glissant dans la construction d’une identité
collective. Ce sont d’abord des solitudes, altières, orgueilleuses et
solidaires. Il faut extraire Césaire du collectif Négritude, tout comme
Glissant des fers identitaires. Ils ont compris l’exigence relationnelle où
l’artiste est seul, dans cette individuation par laquelle il doit se construire
l’éclat d’une personne, d’une présence, à l’échelle du Tout-Monde.

*
Au départ, l’équation individuelle est prise dans des communautés
(clans, tribus, peuple, nation, patrie, corsetés de symboles) qui la
maintiennent à une très basse intensité. Les migrations de la conscience
vers le centre de l’esprit (désacralisations) vont amplifier les processus
d’individuation (lesquels, toujours présents dans les communautés, leur ont
permis d’évoluer ou de se transformer en interprétant de mille sortes
singulières le paradigme qui leur était imposé). La conquête occidentale,
portée par de flamboyantes individualités, amplifiera ce processus latent. Le
capitalisme en exacerbera mauvaisement les données. De l’emprise
communautaire à l’expérience individuelle (d’où surgissent les
« personnes »), les communautés vont dériver vers plus de relations.
En fait : vers la Relation.
Relations d’individus à des vestiges de communautés, de cultures, de
civilisations. Relations de ces vestiges entre eux. Relations imprévisibles
des émergences relatives à cet intense brassage de la partie et du tout, du
tout au tout.

Aujourd’hui nous sommes des sociétés d’individus à plus ou moins


forte intensité. Mais sans le corset symbolique d’une communauté,
l’individu est confronté à l’isolement. Ne connaissant que les solidarités
fixes, stables, collectives, il est dérouté par les liens fluides et faibles de la
Relation. Égocentrismes, égoïsmes, perte des solidarités naturelles
surgissent et suscitent de bien profondes angoisses. Isolé sur la grande scène
du monde, l’individu doit pour survivre devenir une personne. Pour ce faire,
il doit apprendre à se construire sa solitude.

La solitude est une haute connivence entre soi et soi, entre soi et
l’Autre, entre soi et l’ensemble du vivant. C’est aussi une pleine conscience
de ce soi précipité dans les imprévisibles du Tout-Monde. Se trouver un
équilibre dans ces grands flux d’interactions fait de l’individu une personne.
Toute personne considérable constitue une présence. Ce processus est d’une
telle complexité qu’il se rapproche de l’art : qu’il retrouve l’écosystème
d’origine du poème et de la nécessité de poésie. Glissant en avait
l’étonnante intuition dans La Case du commandeur : « Nous, qui avec tant
d’impatience rassemblons ces moi disjoints ; dans les retournements
turbulents où cahoter à grands bras, piochant aussi le temps qui tombe et
monte sans répit, acharnés à contenir la part inquiète de chaque corps dans
cette obscurité difficile de nous. »

Toute plénitude personnelle (ouvrant alors à la Relation) fait de


l’individu un artiste. C’est ce que nous enseignent les grandes solitudes
artistiques de Césaire, Perse, Glissant. Tout comme celle de René Char et de
ces grands poètes qui ont marqué leur temps. Elles nous apportent sinon des
vérités, du moins des expériences de trajectoires individuelles. Ils nous
enseignent à retrouver les liens du collectif mais dans la construction de
notre toute singulière, toute plénière expérience.

L’expérience aujourd’hui la plus utile est celle d’une trajectoire en


Relation.

Nous ne pouvons désormais transmettre que notre expérience en


Relation.

L’expérience en Relation de Perse s’exprime dans l’exceptionnelle


grâce de son œuvre. Celles de Césaire et Glissant le sont en plus dans
l’intention. Par l’orgueil ou la générosité, par l’erreur ou le juste, dans l’exil
volontaire ou dans la convergence, l’humanité s’exprime.

Dans L’Intention poétique, Glissant énonce : « … la fulguration est


l’art de bloquer l’obscur dans sa lumière révélée ; l’accumulation celui de
consacrer l’évident dans sa durée enfin perçue… La fulguration est de soi,
l’accumulation est de tous… » L’esclavage de type américain a forcé les
Africains à renaître dans l’individuation. Ce n’est pas un hasard si les
musiques créoles sont souvent fondées sur les polyrythmies africaines
précipitées dans le chaos des improvisations. L’improvisation est
l’expression d’une solitude menée à plénitude. Ce sont les effusions de
plénitudes individuelles (ces expériences) qui constituent le liant
imprévisible et chaotique, donc la magie, d’une haute volée de jazz.
Saison-pluies

Les Juillet, Août,


Septembre.

« De noires besaces s’alourdissent au bas du ciel sauvage. Et la pluie


sur les îles illuminées d’or pâle verse soudain l’avoine blanche du
message72. »

Les pluies s’amorcent. Juillet nous enlève à Carême. Les journées sont
de chaleur humide, étouffante, immobile. Des nuages se nouent, ne se
dénouent pas, immobilisent le monde. Les alizés s’éteignent durant des
jours entiers. Le temps s’assombrit, puis s’éclaircit d’ensoleillements
humides. On espère la pluie qui ne vient pas. Quand elle vient, encore
débile, elle n’émeut même pas la frappe des asphyxies. J’attends la pluie
majeure, celle des vents, du frais et des grands délavages. De savoir qu’elle
vient me remplit d’une patiente allégresse.

Sans logique ni raison, le Malemort de Glissant m’a donné Perse,


Faulkner, Segalen, réinventé Rabelais, Proust, souligné Marquez, réalisé
Césaire, Villon, rendu Céline fréquentable, renforcé Kundera… Chaque
œuvre en interaction avec les autres dans une sentimenthèque les renforce,
les renouvelle, les révèle, parfois même les invente. Et à l’âge où l’on
commence à relire, la toile sentimenthèque se réinvente sans cesse, et
s’élargit encore, avec les mêmes comme autant d’infinis.

Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri. Char nous
regarde.

La canne à sucre (cette herbe du malheur esclavagiste) vue par


Césaire : … la dame aux longs cheveux… Ou encore : … les cheveux
décoiffés de la dame aux grands cheveux font des ruisseaux de lumière73…
La canne à sucre est une dame blanche : il la renvoie aux maîtres.

Les quénettes ont été bonnes cette année. Épaisses. Juteuses. Sucrées.
Une bénédiction naturelle, profuse, laissée à l’abandon, ignorée de toute
exploitation commerciale véritable, et cela simplement parce que nous
sommes incapables de penser à partir de ce que nous avons et de ce que
nous sommes. Déterritorialisés. Imagination défaite.

Glissant disait toujours que le Lieu est incontournable, le véritable


accès au monde se fait de par un lieu que l’on vit, que l’on pense, que l’on
projette ; et la saisie du monde n’est plénière que dans les réalités
opérationnelles d’un Lieu. C’est ainsi que fonctionne l’indispensable
alliance : mondialiser et démondialiser, territorialiser et déterritorialiser,
ouvrir à tout et densifier à fond.

On peut choisir son Lieu, tout comme sa terre natale : c’est-à-dire


l’endroit où l’on se réalise.

*
Les pluies sont toujours là. Somptueuses avalasses. Ou ciel plombé
fifinant belle patience. Les plantes renaissent. Tout devient vert et abonde
en tout sens. Tout mousse et dégouline. Parfois, soleil revient, efface tout. Il
est cette fois bourdonnant d’alizés, ou parfois bonnement lourd d’une
renaissance humide. Je suis content. Fils de la pluie.

Pluie capables de tout sauf de laver le sang qui coule sur les doigts
des assassins des peuples surpris sous les hautes futaies de l’innocence…
Césaire a connu ces grandes pluies, et dans le magistral dénombrement
d’Anabase, Perse fait de celui qui a vécu dans un pays de grandes pluies un
homme particulier…

Et cette célébration césairienne : La pluie est toujours de tout cœur. La


pluie exulte. C’est une levée en masse de l’inspiration, un sursaut des
sommeils tropicaux ; un en-avant de lymphes ; une frénésie de chenilles et
de facules ; un assaut tumultueux contre tout ce qui se terre dans les
garennes ; la lancée en contresens des gravitations de mille folles munitions
et des tu-ra-mas qui sautent en avançant – hippocampes vers les confins et
les faubourgs74.

La domination silencieuse ne crée pas de ligne de front, mais un


climat, une atmosphère, quelque chose d’ambiant qui touche à toutes les
idées, toutes les pensées, toutes les actions, toutes les décisions, toutes les
orientations. Elle imprègne même les discours et les actes d’opposition.
Peut se considérer comme dominé tout ce qui ne s’oppose pas au fait
dominateur de manière fondamentale et décisive.

« … ha ! toutes sortes d’hommes dans leurs voies et façons, et


soudain ! apparu dans ses vêtements du soir et tranchant à la ronde toutes
questions de préséance, le Conteur qui prend place au pied du
térébinthe… » On imagine très bien l’enfant Perse, tout comme Glissant,
fasciné par les conteurs de plantations. Ici la force du poète est d’en deviner
l’importance fondatrice qui supplante tout le reste et règle une fois pour
toutes la préséance.

La Relation mobilise toutes les origines. Césaire, Perse, Glissant iront


à la multi-origine antillaise comme vers un devenir. Outre les légendes et
grandes mythologies, aucun d’eux ne s’est démis du vieux conteur créole, le
Maître de notre Parole, fondateur des humanisations neuves. C’est lui qui le
premier a fait littérature durant la nuit des plantations esclavagistes. Notre
conteur, on le sait, parle avec : avec l’audience qui lui répond, avec les
langages de la danse et les rythmes du tambour. Notre conteur vient du
chanteur, c’est pourquoi en langue créole on ne dit pas un conte mais on le
chante. Et je les vois, Césaire, Perse, Glissant, traverser le cercle de la
veillée nocturne : fixant le mystère de la nuit d’origine (la damnation
esclavagiste), reprenant à leur compte la transmutation du réel par les
accumulations, les répétitions, scansions, lancinances, listes et
dénombrements. Tout comme le conteur créole, ils reprennent (chacun à sa
manière) l’urgence refondatrice. Ils mobilisent sur des gammes singulières
la ressource des langages et les grands souffles des devenirs. Cette
amplitude de l’origine, cette digenèse, qui s’ouvre en profondeur-faite-
étendue, ils l’empruntent, de trois sortes singulières : l’un avec tout l’amour
éperdu de l’Afrique, l’autre au cœur d’une transcendance universelle
illusionnée de francité, et l’autre, ce cher maître, avec cette infinie alliance
d’une pensée qui cherche et d’une pensée qui tremble, d’une jouvence
poétique qui mobilise tous les possibles de l’inatteignable totalité du
monde. Les trois récitent et chantent en relation, mais il n’y en a qu’un qui
puisse entendre les autres.

« … et toi-même, ô Conteur ! courant la fin de ton récit ! – avec


l’afflux de ta parole et la migration des mots, avec ton peuple de vivants,
avec ton peuple d’assaillants, ah ! tout l’afflux de tes légions, ah ! tout
l’afflux de ta saison, et la beauté, soudain, du mot : “cohorte” ! » Perse
confère à ses conteurs toujours une majuscule.

Passage d’une tempête tropicale. Elle passe au loin mais nous déverse
ses vents et un petit déluge. Routes inondées. La houle fracasse le bord de
mer. Ce temps très sombre résonne pour moi comme l’acclamation d’une
impossible renaissance. La couleur noire, dit Char, renferme l’impossible
vivant. Son champ mental est le siège de tous les inattendus et de tous les
paroxysmes. Son prestige escorte les poètes et prépare les hommes d’action.

Les vents ont soufflé avec des voltes accélérées. Même s’il ne s’agit
pas d’un cyclone, la puissance naturelle s’impose à l’esprit. On est sidéré
par cette force qui relève de toutes les démesures, qui vous arrête et qui
vous rapetisse. Les animateurs radio excitent la populace : elle déverse ses
inquiétudes en direct à l’antenne. La moindre branche cassée, la moindre
flaque, le moindre glissement de terrain fait l’objet d’une dramatisation
grotesque. Quand tout se calme, on a le sentiment d’un immense toilettage
des arbres et de la terre. Des milliers de feuilles sont fracassées partout,
branches faiblardes, arbustes et arbres malades gisent dans tous les coins.
Le vent nettoie. Ce qui reste rayonne d’une paisible vigueur. Le vent
renforce.

Dans l’origine, il y a aussi l’abîme. Césaire effectuera de saisissantes


plongées dans le ventre du bateau négrier. C’est de là qu’il ramènera
l’essentiel de son cri. Glissant nommera la cale comme le lieu d’apparitions
nouvelles précipitées vers la diversité. Cette cale sera pour lui à la fois
gouffre et source de la digenèse : « Silacier bougeait, sur fond d’algues et
de glauques reflets de chaînes, sur fond d’engloutis ferrés deux à deux, sur
fond de suppliciés cloués au carcan par les oreilles, la bouche bâillonnée de
piment. Il remuait une boue vague, un cri informulé, un geste suspendu…
mais contre qui, contre qui lever la masse de cet abîme75 ? »
Et Perse, inattendûment, même se tenant très loin des abîmes de la cale
(damnation qu’il va fuir dans l’ouvert poétique), va quand même en
identifier les effets rémanents. Sa puissance visionnaire (ce mot de passe de
la connivence et de la puissance) lui permettra de voir que ces nègres
domestiques, debout derrière les chaises de la salle à manger, ne sont pas de
grands enfants joyeux. Il distingue en eux la terrible origine qui monte du
plus profond, et qui affecte les vieilles grandeurs et les petites misères.
C’est elle qui transforme les visages en des faces insonores, en des astres
morts parfaitement insondables. L’abîme, le gouffre, le crime génésique de
la cale, la diffraction d’une digenèse affleurent ainsi dans tout le recueil
d’Éloges, comme la proximité menaçante d’une ténèbre qui forcera Perse à
habiter l’éclat…

« La Mer, en nous tissée, jusqu’à ses ronceraies d’abîme, la Mer, en


nous, tissant ses grandes heures de lumière et ses grandes pistes de
ténèbres76. »

« Les oiseaux chanteront tout doucement dans les bascules du sel la


berceuse congolaise que les soudards m’ont désapprise mais que la mer très
pieuse des boîtes crâniennes conserve sur ses feuillets rituels77. »

« La mer très pieuse des boîtes crâniennes »… Ici, Césaire résume


toute l’horreur de la Traite qui a fait de l’Atlantique un immense cimetière
d’Africains jetés par-dessus bord. Glissant les aura en vision permanente,
lestés de lourds boulets verdis.

La puissance césairienne résumera l’indescriptible horreur par cette


prodigieuse contraction : … la mer a un goût d’ancêtres78…

Papa Longoué dans Le Quatrième Siècle de Glissant percevra souvent


une odeur de mer pourrie…

*
Les emmêlements indéchiffrables des créolisations poussent aux
dépassements. Le contact des langues oblige aux arcanes d’un langage,
toujours de solennité haute, d’essence singulière. Mais la solennité haute
venue à la Relation se fait toujours complexe. Ainsi, l’apparente
déclamation de Césaire, la flamboyance de son cri, est tissée de silences et
de murmures. Du Cahier à Moi, laminaire, ces silences et ces murmures
iront en amplitude. Les versets solaires de Perse sont eux aussi porteurs des
nuances du chuchotement, des ombres de la voix basse, pas claire, éclats
tissés de lunes et de nuits noires. Quant au langage de Glissant, de haute
élévation, aspirant à toutes les langues du monde, il fréquente ce désir d’une
clarté qui obscurcit, d’une offrande qui se refuse à dévoiler, du signe qui
n’indique pas, et qui en permanence ouvre, précipite, projette, à la manière
des grands symboles… Rendons la chose plus complexe et résumons-la,
disait-il, d’un trait d’obscurité…

Le trait d’obscurité préserve le tout-possible.

Le trouble des digenèses pousse vers les illusions d’une source de


pureté, d’une ferme assise originelle. On pourrait placer ainsi (bords
opposés mais similaires d’un même mouvement) la négritude césairienne et
la transcendance universaliste de Perse. Toujours ce tremblement entre l’Un
et l’univers, entre l’un et le Divers, entre l’universel et le particulier. Mais
l’illusoire n’affecte pas toujours la Relation. Digenèses et créolisations
ouvrent à mille imprévisibles qui sont autant de modes de la Relation.
Glissant le savait, le disait. Il veillait toujours à écarter les voiles de la
Négritude ou de l’Universel pour mieux deviner les annonciations
admirables et flamboyantes des deux autres. Il soupesait ainsi leur degré
d’intuition du grand mouvement de la Relation.

Dans la poétique d’une démesure de la démesure définie par Glissant


comme esthétique du chaos-monde, il y a les énergies d’une démesure de la
mesure telle que la déploie Césaire, et cette mesure de la démesure que
tente Saint-John Perse. Ces écarts nourrissent en vérité la démesure de la
démesure : ils en accusent la juste nécessité. Aucune mesure ne relève
d’une démesure de la démesure, mais aucune paradoxalement n’y
échappe… Au-delà des réussites et des échecs de chacun demeure
l’inconnaissable, l’inatteignable totalité des devenirs ouverts. Elle fonde la
part irréductible du moindre de leurs poèmes : cette part qui sait que clarté
vive et grande ténèbre sont de même mystère et de semblable proclamation.

Toutes vos mesures sont dans ma démesure79 !… va s’écrier Césaire.

« Ô multiple et contraire ! ô Mer plénière de l’alliance et de la


mésentente ! toi la mesure et toi la démesure, toi la violence et toi la
mansuétude ; la pureté dans l’impureté et dans l’obscénité – anarchique et
légale, illicite et complice, démence !… et quelle et quelle, et quelle encore,
imprévisible80 ? » Perse considérait la mer comme le plus vaste et le plus
inépuisable des textes, et sans doute comme l’expression la plus rapprochée
de sa propre esthétique.

Partout l’écart. L’écart césairien vers ce qu’il y avait de plus humilié.


L’écart persien vers ce qu’il y avait de plus élevé, de plus désincarné. Et
puis l’écart déterminant, celui de Glissant, qui ne s’oppose pas seulement à
l’insoutenable mais qui lui impose la poétique d’un autre monde. Une
poétique de la Relation qui ne déserte aucune humiliation, qui ne délaisse
aucune transcendance, qui ne s’appauvrit d’aucun absolu, qui relie tout à
tout, et qui fixe l’impensable dans le courage du tremblement.

« … j’ai une acclamation très forte en moi, et c’est pour vous ô


pluies81 !…. »

… et comme à l’accoutumée je fis ma prière matinale celle qui me


préserve du mauvais œil et que j’adresse à la pluie sous la couleur aztèque
de son nom82…
Perse, Césaire, fils de la pluie aussi.
Tout comme Char qui précise : « Il faut être l’homme de la pluie et
l’enfant du beau temps. »

Cette lancée de Glissant : « L’étant ni l’errance n’ont de terme, le


changement est leur permanence, ho ! – Ils continuent83. » L’Étant et l’Être
ne sont pas opposables. L’Étant informe l’Être de l’infini, lui dit
l’incroyable tout-possible du Divers et ce changement constant auquel nous
sommes soumis ; et l’Être ne se réalise que dans cette Relation aux Étants.
Avents

Les Octobre, Novembre,


Décembre.

Les journées émeraude vont commencer. La terre est mouillée comme


de naissance, terre et végétaux luisent d’eau et d’espoir. Et les vents
soufflent, soutenus, constants, tourbillons et rafales. Ils traquent des
chiquetailles de nuages blancs, et composent dans le ciel, sur fond de
crépuscule, des effiloches de couleurs et de brumes sculpturales. De temps à
autre, une pluie passe, diffuse dans la lumière, et le soleil est doux comme
une boue d’argile. Les nuits comblent d’affolement des vents qui semblent
de glace. Les châles sortent au frisson des épaules ; les marmailles reniflent
des mèches invincibles.

Cette lancée de Césaire : « Entendez, parmi le vétiver, tout


l’harassement de la sueur84… » Tout l’harassement démesuré de l’esclavage.

Au tout début du roman, Le Quatrième Siècle, Papa Longoué, figure


mémorielle tutélaire, fondement de la résistance à l’esclavage, va s’écrier :
Tout ce vent, tout ce vent… Que Glissant ouvre son roman des fondations
par cette exclamation n’est pas anodin. Son Papa Longoué, homme de la
haute mémoire et de l’impossible retour vers l’Afrique, a déjà la prescience
de l’irrémédiable fluidité (de tout à tout, de tout vers tout) qu’ouvre la
Relation.

Dans Vents, Perse aura la même approche dans sa perception des


forces élémentaires : C’étaient de très grands vents, sur toutes faces de ce
monde, De très grands vents en liesse par le monde, qui n’avaient d’aire ni
de gîte, Qui n’avaient garde ni mesure, et nous laissaient, hommes de
paille, En l’an de paille sur leur erre… Les vents sont l’âme du renouveau
du monde. Avec eux nous sommes désormais libres, dans nos esprits, de
relier ce que nous ne pouvons qu’à peine imaginer ou qui ne fait pas partie
des horizons qui nous sont perceptibles. Nous pouvons imaginer et habiter
le monde.

Quant à l’algue laminaire qu’était devenu Césaire, accroché à son île


veilleuse, c’est le contact avec le vent qui lui garde une précieuse relation
au frémissement du monde : « La chose à souhaiter c’est le vent, je me mets
dans le passage du vent, pollen ou aile je me veux piège à vent85. »

… à l’heure où dans le vent, il y a squales de l’orage, fulgurant le


temps d’un bond, l’argent de leur gorge, les incroyables renversements de
cécropies86… Durant ses promenades sur la route de la Trace, Césaire a vu
les feuilles du bois-canon qui au moment du mauvais temps, soulevés par
un vent contraire, montrent leur face argentée comme des ventres de
requins. Pour qui sait, les feuilles du bois-canon annoncent les temps
orageux et les vents violents, et le mouvement de leurs feuilles fait mystère
poétique…

Césaire a délaissé les noms vernaculaires pour ne retenir le plus


souvent que le nom savant des fleurs ou des plantes qu’il soumettait à sa
vision. Une pratique dans laquelle Perse et lui se rejoignent. Goût de l’éclat
d’un mystère teinté d’un soubassement savant ? Refus du lexique créole ? Il
y a pourtant tout autant de mystère et de beauté dans les appellations
vernaculaires auxquelles Glissant aura souvent recours.

Pluies. Pluies. Pluies. Mon enfance me revient en mémoire en de


somptueuses bouffées. Les pluies étaient bien plus fréquentes, les nuages
plus chargés, les vents plus humides. Les déforestations ont changé le
climat général et un assèchement insidieux progresse d’année en année.
L’eau sera un des problèmes de notre futur.

Toute pluie coule, chargée des songeries des vieilles villes et du rêve
des terres jeunes. Toute pluie use mais force à naître.

L’humidité et les vents donnent à l’air une texture de chair tendre et


lumineuse. Le soleil semble adouci. Je songe à ce vers de Césaire : « La
noire tète charnelle et crépue du soleil87… » L’image de la touffe de cheveux
crépus, si dévalorisée parmi nous, Césaire va la prendre à l’épaule et
l’emmener avec lui. Il va l’appliquer aux manguiers, aux lucioles… pour
signifier urbi et orbi d’insolites lieux de beauté et de force…

Comme à chaque approche de mon anniversaire, je suis malade.


Souvenir obscur du vieux traumatisme de la sortie. Je me replonge dans les
Feuillets d’Hypnos : « … aujourd’hui je m’endors pour vivre quelques
heures… » Un autre accès au réel, par-delà toute conscience, lucidité et
corps. Retrouver en direct une présence intacte en soi et au monde. Le poète
lève au-dessus des sommeils du Capitaine Alexandre. Bourgeons au vide
creusé des petites morts quotidiennes.

*
« Il y a tes yeux qui sont sous la pierre grise du jour un conglomérat
frémissant de coccinelles88… Un bruit de larmes qui tâtonne vers l’aile
immense des paupières89… » Le chagrin, la passion, les célébrations
amoureuses sont nombreuses chez Césaire. La douceur aussi. L’œuvre est
traversée du pas de charge d’un cœur qui bat et de plein de soupirs…

Et puis, cette belle supplique amoureuse : … plus d’une fois j’ai


enhardi la vague, à franchir la limite qui nous sépare toujours90…

Résistance n’est qu’espérance… me murmure Char. C’est elle que la


vie oppose aux morts silencieuses ou symboliques.

Nous sommes de culture ouverte. D’identité ouverte. Mais l’Ouvert


n’est pas béat, ni de consensus mol. Il est conflictuel et chaotique. Il n’est
pas linéaire, il est d’errance proliférante et nul ne peut prophétiser ses
éphémères émergences. Il peut être violent ; il est souvent violent car nos
psychés lui opposent des raideurs. Il peut s’ignorer sous un imaginaire de
l’Un. Dans nos pays, il s’est ignoré ainsi, ses forces ont été souterraines et
aveugles, contrariées de mille façons. À nous aujourd’hui, face au monde
en son Total, de le fixer sans sourciller. L’Ouvert était obscur au Conteur
créole et aux effets de sa parole, il faudrait qu’il agisse notre expression
artistique contemporaine avec autant de mise-en-âme féconde qu’une valeur
consciente. Lie ma noire vibration au nombril même du monde […] Le
monde se défait mais je suis le monde ! nous dit sans fin Césaire.

Dans l’Ouvert dilué, dépourvu d’autorité intérieure, on devient


« Universaliste transparent » ou Citoyen très creux du monde. Dans
l’Ouvert du Tout-Monde, les Lieux sont incontournables, de Lieu en Lieu,
chaque Lieu ouvrant aux autres, on assure et l’on vit l’intense maillage de
nos diversités : la Diversalité.
Cette vieille notion de l’Universel (qui permit durant longtemps
d’échapper aux obscurités des cultures et des identités, à leurs petitesses et
insuffisances pour envisager l’Homme dans ce qu’il a de plus large) peut
désormais s’envisager par le Divers : la Diversalité. Il faut y voir la
capacité d’un imaginaire de diversité à mettre en œuvre la mise en relation
harmonieuse des diversités préservées. L’alchimie des Lieux, harmonisés
ensemble dans un même destin, ne peut permettre à une seule partie de
déterminer le mouvement de l’ensemble. Un petit peuple, un événement
dans un coin reculé peut aujourd’hui se révéler plus déterminant pour les
humanités que ce qui se passe à Berlin ou à New York. Nous devons
apprendre, par la Diversité, à nous opposer aux forces de standardisation
qui existent dans la mondialisation libérale. Il nous faut considérer le
monde non pas comme une table lisible, mais comme une entité aussi
opaque et imprévisible (mais potentiellement porteuse de plénitude) que
l’ancienne pierre philosophale des alchimistes. Apprendre à vivre dans
l’énigme du Tout-Monde, ce que j’appelle dans mes petites mythologies : la
Pierre-Monde.

L’Ouvert se vit debout, bien dense en soi, et dans une posture qui
sacralise le maintien du Divers : celle de la Relation.

Ce n’est pas la flèche qui est hideuse, c’est le croc… Traîner ce


Feuillet dans le jour qui s’épuise, m’apaise… La beauté, toujours.

Écrire, créer, en terre de créolisation, s’inaugure par la rupture et par


l’acceptation. Rupture d’avec les modèles identitaires traditionnels.
Acceptation de l’inouï de soi. Je reste en moi (ce moi problématique), donc
je suis ; d’autant plus que, créole, j’existe au cœur de la poétique actuelle du
monde. Faulkner non seulement le savait, mais il a su l’exprimer…

*
Je pense au Conteur créole, ce père de notre littérature. Il devait
s’adresser à une extrême diversité d’hommes en dérade. Il était donc ému
par ce Divers ; il se devait de lier et de relier ces hommes dans le non-
absolu. C’est pourquoi sa parole a de tels accents de modernité. Seulement,
notre Conteur avait un manque : il ignorait la présence du Tout-Monde. Il
ne se projetait pas avec ce qu’il liait et reliait en interférence avec le monde.
Et c’est en cela qu’il était contraint : sorte d’ange pourvu de grandes ailes
mais qui ignorerait l’existence du vent et du ciel ; sorte de naufragé qui
construirait sa cabane avec les débris d’un gigantesque naufrage, mais qui
ne saurait rien du vaisseau d’origine. Il nous faut prendre le relais du
Conteur mais en y apportant le Tout-Monde de Glissant.

La culture d’un peuple n’a jamais été close. Prise dans un flux
d’interactions plus ou moins vives, chaque culture est facette-témoin
d’événements en mouvement. Si chaque culture a connu des champs de
stabilités bordées de déviances mineures sur des nappes temporelles
élargies, cela n’existe plus. La précipitation sous relations est immédiate et
totale, et génère des modes de domination jusque-là inconnus. S’y
opposer ? Qui le pourrait ? Mais affermir les acquis. Détester l’abandon.
Tenter l’identification des influences actives. Conserver cette posture-là. Se
soustraire aux dominations silencieuses ou furtives passe par une
intelligence des accélérations, par l’intime faisant socle aux échanges. Ni
clos ni ouvert mais clos et ouvert, son moteur en soi-même, construire ses
propres références dans ce vent du Divers. En partage, conscient et
audacieux, jamais achevé sur le treillis de ses racines.

Devenir tous de très réalistes et minutieux rêveurs.

Autour de moi, je laisse flotter le 131e Feuillet de Char : À tous les


repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir. La place
demeure vide mais le couvert reste mis.

Décembre s’use doucement. Les crépuscules sont féeries somptueuses.


Les nuits sont moelleuses, parfois fraîches. Une année morte s’achève une
fois encore. Ses feuillets vont rejoindre la poussière des mille autres
feuillets. Le nouvel an va ressaisir les anciennes marques, épouser les
mêmes gouffres. Je m’éloigne dans les venelles d’un cimetière.

Le Capitaine tient son poème, le poète a son colt. Les pleines lunes et
le soleil ne projettent d’eux qu’une seule ombre. Ils m’accompagnent en
mes amours et mes angoisses, mes rêves et mes cauchemars, mes silences,
mes chagrins, mes démissions aussi. Feuillets de temps, petit livre et
compagnon d’une vie, saisons claires ou sombres de toutes mes émotions,
je suis ami de René Char : Dans nos ténèbres, il n’y a pas de place pour la
Beauté. Toute la place est pour la Beauté.

Césaire, Perse, Glissant. Ils ont tous fréquenté l’en-dehors. L’au-delà


du pensable en vigueur. L’Afrique césairienne. Le grand large persien. Le
Tout-Monde de Glissant. Ces en-dehors sont toujours les instances d’un
inconnaissable, d’un indicible, la base féconde d’un impossible. Ils
inaugurent toujours un cheminement dedans l’obscur des devenirs que l’on
s’invente autant qu’ils nous inventent. C’est pourquoi la Relation, qui
s’invente ses chemins, qui connaît l’en-dehors, ne s’oriente que dans
l’errance. L’errance ne s’interdit rien, elle se fait disponible, et demeure
sensible aux surgissements imprévisibles de la beauté. Ils furent d’insolites
découvreurs de beautés.

Césaire rejoint le monde par l’Afrique. Perse rejoint le monde par


l’élévation universaliste. Glissant fait simplement Tout-Monde, et les
retrouve en Relation.

Celui qui se disait poreux à tous les souffles du monde rejoint celui qui
avait su épeler chaque chose et réciter qu’elle était belle et bonne. Leurs
trajectoires croisent et recroisent les errances de celui qui chante la
démesure des grands chaos, et qui sans fin a voulu fasciner l’impensable du
Tout-Monde.

Césaire restitue au monde le continent blessé, ce cœur à vif qui


demande à renaître.
Perse rejoint l’île de son nom, pour son immense nomenclature du
monde.
Glissant élargit son lieu incontournable à tous les lieux du monde qui
se retrouvent en connivence dans une même poétique.
Nous avons là trois grands voyages qui nous ont emportés dans un
même dépassement.
Ceux qui les auront vus passer ont certainement dû s’écrier :
« Qui furent ces hommes, et quelle, leur demeure ? »
C’est ainsi que se désignent en poésie les hommes de Relation.

La terre a cessé d’être essence, elle devient Relation, disait Glissant.

Encore cette confidence de Glissant, qui nous monte du Discours


antillais : « À la conjonction de l’oral et de l’écrit, ce discours sur le
discours a tenté d’adapter sa manière à son propos. Il s’est dit en moi
comme une mélopée, s’est repris comme un plain-chant, a stagné comme un
gros tambour, et parfois filé comme l’ardeur grêle des ti-bois de fond de
caisse… »
*

Je sens en moi la clameur de tous ceux que je n’ai pas nommés :


l’instant dans ses insuffisances ne les a pas appelés, mais la durée tient la
célébration. Les années passent, nous dirait Segalen, la chair va, les os
durent, les textes sont répondants…
Crépuscules

Les grands âges.

Impossible de déterminer la période des plus beaux crépuscules. Ceux


de la saison sèche ? Ceux de la fin d’année, des avents, et froidures de Noël
où les vents sont chargés d’un lot d’humidité ? Impossible.

Les splendeurs crépusculaires aiment les périodes humides : elles se


déploient dans plus de variations, se répercutent comme une matière
magique que l’on voit transmuter en des nuits lumineuses. Mais les
périodes très sèches, offrant un ciel total, métallique, répercutent des
flambées de couleurs qui paraissent sans limites.

À cela s’ajoute le climat intérieur, ce que l’on porte en soi lors de la


rencontre avec le crépuscule. Des émotions contraires, bienheureuses ou
marbrées de tristesse, de mélancolie sourde, peuvent s’installer, et
déterminer votre rapport aux fastes de l’horizon. Mais le sentiment de la
splendeur demeure, s’impose, dans une objective proclamation.

Les crépuscules ont sans doute été une des sources de l’idée du sacré,
du sentiment du divin, d’où allait naître celui de la beauté. Avec l’orage, les
foudres et les éclairs du soir, le splendide rejoignait le terrible, comme dans
le sacré, et déclenchait l’émotion artistique, entre émerveille et lente terreur.

Il y a du crépuscule, de la foudre, des éclairs à la source du poème.

Le soleil s’en va toujours dans une mise en scène de l’ensemble du


ciel. Il ramasse les derniers restes de jour dans la diffraction de chaque
graine de lumière. L’impalpable voilage de la nuit provient de là, suinte de
partout, de la terre et des arbres, de la lumière brisée, tissée des
clignotements solitaires des lucioles. Le soleil mène son cirque à chaque
fois, jusqu’au vieil hoquet vert, plus fugace qu’un frémissement de cil.

Il y a de cela dans la disparition des grands poètes, comme des astres


qui emplissent d’une dernière magnificence le ciel qu’ils se sont créé, et qui
les a créés, et qui s’en vont dans les féeries de leur immense pouvoir.

Après les fastes du crépuscule, s’installe une sorte d’immobilité


sombre avant le grand souffle, très vivant, de la nuit. Je me suis toujours
demandé si c’est d’abord à cela que pensait Césaire dans son poème Les
Pur-Sang : … le ciel bâille d’absence noire91…

Perse (le seul des trois) a très clairement chanté son crépuscule :
« Grand âge nous voici, prenez mesure du cœur d’homme92 »… La pose est
altière, orgueilleuse, souveraine : celle d’un grand aigle éventant sans cesse
son aire : « Si haut que soit le site, une autre mer au loin s’élève, et qui nous
suit, à hauteur du front d’homme : très haute masse et levée d’âge à
l’horizon des terres… » Un autre commencement.

*
Homme du soir, lève le front… Perse semble être demeuré tel qu’en
lui-même à l’approche de la mort : impérial. Pourtant la sensibilité
poétique, tellement puissante, doit plus que toute autre percevoir les
défaillances du corps, tandis que l’amplitude mentale demeure à vif,
sensible, portée par des années de clairvoyances et de visions. Elle voit (et
elle doit supporter) cette lente dissociation entre ce corps qui pendant si
longtemps a transporté l’esprit, et que l’esprit se voit forcé,
dramatiquement, de porter à son tour : « La face ardente et l’âme haute, à
quelle outrance encore courons-nous là ? Le temps que l’an mesure n’est
point mesure de nos jours. Nous n’avons point commerce avec le moindre
ni le pire. Pour nous la turbulence divine à son dernier remous. »

« Il est d’autres naissances à quoi porter vos lampes ! » Affrontant son


grand âge, Perse l’a tenu à distance, comme esquivé (les chevaux sont
passés qui couraient à l’ossuaire), comme s’il se trouvait dans une tour
inatteignable et qu’il pouvait sans risque, indemne et rayonnant, évaluer ce
qui se produisait. « Et ceci reste à dire : nous vivons d’outre-mort, et de
mort même vivrons-nous… »

On pourrait penser qu’il s’installe plus que jamais dans l’œuvre : que
le corps qui s’en va rend encore plus palpable ce corps intangible que
constitue une œuvre, et dans lequel l’esprit du créateur peut tenter le refuge.
« Nous sommes pâtres du futur… » Perse était en mesure de se parer d’un
corps immense et lumineux, fabriqué dans de hauts oxygènes, belles
tempêtes du langage. « Grand âge, nous voici – et nos pas d’hommes vers
l’issue. C’est assez d’engranger, il est temps d’éventer et d’honorer notre
aire. » L’homme tremble, le poète n’a pas peur.

J’ai toujours répété ces deux vers de Césaire, sans jamais y voir un
rapport quelconque avec les lentes montées de l’âge : « Je suis une pierre
couverte de ruines… Visage de l’homme tu ne bougeras point, tu es pris
dans les coordonnées féroces de mes rides93… » Aujourd’hui, je les
murmure autrement, avec moins d’arrogance ou d’orgueil.
J’éprouve aujourd’hui le même sentiment avec ces vers de Glissant,
ramenés de son recueil Boises : « C’est pourquoi dérouler ce tarir, et
descendre dans tant d’absences, pour sinuer jusqu’à renaître noir dans le
roc… »

Dérouler ce tarir… descendre dans tant d’absence… on ne saurait


mieux décrire une vieillesse. Renaître noir dans le roc : parfaite sublimation
de l’œuvre.

Ici, nos crépuscules ouvrent l’hosanna des insectes, encore plus


déchaînés si une pluie est passée, ou s’annonce imminente. Les nouveaux
venus ont du mal à s’endormir parmi ce que Césaire appelait les « balisiers
sonnants des riches crépuscules ». Ou encore : « … les soirs chevelus aux
ricanements noueux… sur la clapotante batterie des grenouilles, l’âcre
persévérance… »

« … le crépuscule qui est un trousseau de clés toujours sonnant94 »… À


soixante-neuf ans, Césaire affronte le grand âge dans son dernier recueil
Moi, laminaire. La posture diffère de celle de Perse. Ce n’est pas toute
l’œuvre qui lui sert de corps (comme ce soldat des mers qui s’empare d’une
coquille de belle nacre et la transporte vers de nouveaux espoirs). Il va
plutôt se réfugier dans des mots, à la source du poème, à la base de l’élan
poétique : … avec un mot frais on peut traverser le désert d’une journée…

Il va arpenter les arcanes de sa création, les instants mystérieux et


fugaces où le poème se déclenche, dans un mot, une image, un rien
d’idée… Ou alors, « pour revitaliser le rugissement des phosphènes », il va
se réfugier dans la matière même du souffle poétique, le terreau, le gisement
du poème, ses minerais : blessure sacrée, vouloir obscur, douleurs, silence,
soif, obsessions et angoisses…
Chaque poème déploie la force énergétique de sa vision et de ses mots
dans l’exploration à vif de tous ces gisements douloureux, jusqu’à les
sublimer dans une volte : « J’habite donc une vaste pensée »… Tous les
poèmes de Moi, laminaire ont cet ultime scintillement vert, l’éclat inattendu
qui transperce comme à jamais la sinistre épaisseur des ombres qui
s’accumulent. « La force de mon soleil s’inquiète de la capacité d’une
journée d’homme95… »

Crépuscule. C’est l’heure de la chasse aux « capteurs solaires du


désir » : « De nuit, je les braque : ce sont mots que j’entasse dans mes
réserves et dont l’énergie est à dispenser au temps froid des peuples96… »
L’effondrement intime est élargi à l’effondrement de tous, du plus profond
jusqu’au plus large le remède est le même.

« Le tambour du Tout est dans la poésie d’Aimé Césaire97 », disait


Glissant.

Glissant, lui, n’a jamais parlé de sa vieillesse. Son objet, le Tout-


Monde, fluide, imprévisible, insaisissable, exigeait qu’il demeure à jamais
ce qu’il se déclarait être : un jeune poète. Pas un jeune homme, car ce
n’était plus une question de chair, mais uniquement de signaler une
exigence.

Son corps était tenu, observé, et manié à distance, il en parlait peu,


s’étonnait parfois de ses faiblesses, de ses manques grandissants. Mais tout
comme Perse, il le regardait se défaire de loin, réfugié lui aussi dans cette
lutte qu’il savait inépuisable pour deviner l’immense poétique du Tout-
Monde. Il poursuivait l’inatteignable, c’est-à-dire qu’il s’inscrivait dans une
éternité d’ouvrage. Je recommence la poésie ! Un travail sans fin que seul
l’esprit pouvait porter. Je me souviens qu’il m’avait confié qu’un poète ne
meurt qu’au moment où il prend conscience de ne plus rien avoir à dire.

C’est l’esprit qui fait l’acte, c’est l’œuvre qui tient l’esprit, et c’est
l’esprit qui porte ce corps crépusculaire qui longtemps l’a porté.

« … je hurlais au violent éclatement, cependant le temps me serpait


dur jusqu’à la racine intacte98… » Comme si tout au long de leur vie ils
avaient construit cette œuvre qui allait devenir leur armure, leur ossature,
puis tout ce qui restera d’eux. Intact.

Le crépuscule de Perse sera flamboyant et sans doute mensonger. La


belle pose face à l’inconnaissable, composée dans Chronique, semble
relever de la construction. On aimerait y croire car c’est une belle leçon de
vie. L’homme devait se désespérer et trembler à l’approche de l’immense
inconnue, mais le poète ne craignait rien. Il sait que la permanence relève
de la poésie, que cette dernière est au début et qu’elle est à la fin, qu’elle est
donc à tout instant un total commencement. Là encore, il ne faut entendre
que la voix du poète, et sans doute à cette intensité située juste au-dessus du
murmure. « Grand âge, vous régnez, et le silence vous est nombre. Et le
songe est immense où se lave le songe. Et l’Océan des choses nous assiège.
La mort est au hublot, mais notre route n’est point là… »

Le crépuscule de Césaire sera tout aussi pathétique. Il y a tant de rêves


échoués, tant d’angoisses, tant de désespérances que le décompte des
décombres (de jour en jour accumulés) ne sera jamais terminé : « On peut
très bien survivre mou en prenant assise sur la vase commensale… » Ou
encore : « l’allure est des forêts, la dodine, celle du balancement des
marées »… Ou encore : « de sang il ne sinue que juste celui médian d’un
verbe parturiant99 ».
*

J’ai aimé ce passage persistant du désir : « … un souvenir de peau très


douce ne s’interdit pas aux paumes d’un automne100 »… Perse renchérira :
« Grand âge vous mentiez : route de braise et non de cendres… »

De même cette « attente incrédule101 » dont parle Césaire, qui signifie


bien les patientes stases des grandes vieillesses. On ne croit plus en rien et
on espère toujours.

La poésie ne nous sauvera pas : son rôle est de dévoiler ce qui ne se


voit pas102, disait Glissant.

« Rien que la masse de manœuvre de la torpeur à manœuvrer… rien


que cette manière de laper chaque hasard de mon champ vital et de raréfier
à dose l’ozone natal… rien que le déménagement de moi-même sous le rire
bas des malebêtes103… » Tout le tragique du vivre qui fait écho dans
combien de vies et combien d’expériences ! La tragédie humaine sous
l’éclat d’une immense acuité poétique. Et puis : la sincérité. Césaire aurait
pu garder les échos prophétiques, les grandes trompettes sonores, et tenir
l’illusion. La puissance, ici, est que l’espoir, le souffle du désir majeur, est
distillé au cœur même des décombres, avec autant de force que s’il avait été
filtré d’un soleil triomphant : « Quand j’entendrais les premières caravanes
de la sève passer peinant vers les printemps, être dispos encore vers un
retard d’îles éteintes et d’assoupis volcan104… »

Le bilan se suggère, s’effleure : « … ce n’est rien que du haut, mort à


la base, même portant beau… moi qui avais rêvé d’une écriture belle de
rage, crevasse j’aurais tenté… oiseaux tombant et retombant alourdis par le
surcroît de cendres du volcan… j’ai perdu quelque chose, une clef, la clef…
mon frère l’écœuré volcan, et le sanglot sans cesse ravalé du ressac… » Il
effeuillera toutes ses peines, ses fuites, ses pertes de vitalité, ses besognes
obligées. Lui qui adorait dans de longues promenades contempler la nature
pour y trouver sans doute un dégagement de paix avouera : « … encore que
le combat soit désormais avec le paysage qui de temps en temps crève la
torpeur des compitales à petits coups de ressentiments douteux… »

Et chaque fois le poème fonctionne comme un exorcisme qui balaye


tout et lui donne la force de poursuivre dans une flamboyance secrète,
intime, profonde, et finalement indéfaisable : par rhombes et trombes, te
bâtir105… Ou encore : la relance ici se fait par l’influx, plus encore que par
l’afflux, la relance se fait algue laminaire106…

« Il faut que la terre ait palpité au moins une fois, dans sa liberté totale,
disait Glissant dans L’Intention poétique, pour que le poème qui a signifié
la terre s’installe à jamais dans sa vérité… » Tout poète signale son Lieu,
exhausse son paysage, fait pays. Le devenir du Lieu réalise la plénitude du
poème. Césaire a sans doute eu cette souffrance : tant d’espoirs et de rêves
portés haut par le souffle poétique, et qui ne se sont pas encore réalisés dans
ce que nous sommes devenus.

Perse avait sans doute anticipé cette vision que Césaire finirait par
avoir de lui-même, comme un hommage devenu maintenant prophétique :
« Jusqu’à ce point d’eaux mortes et d’oubli, en lieu d’asile et d’ambre, où
l’Océan limpide lustre son herbe d’or parmi de saintes huiles – et le Poète
tient son œil sur de plus pures laminaires… »

Sur la tombe de Césaire, en compagnie d’Édouard Glissant et des


membres du prix Carbet de la Caraïbe, j’ai cru entendre le Poète murmurer
pour lui-même ces quelques vers que j’ai souvent chantés : « Le vent novice
de la mémoire des méandres s’offense à vif que par mon souffle il suffise
pour tous à tous signifier présent et avenir, qu’un homme était là, et qu’il a
crié, en flambeau au cœur des nuits, en oriflamme au cœur du jour, en
étendard, en simple main tendue, une blessure inoubliable107… »

Face à son crépuscule, Glissant renforcera l’œuvre, en précisera les


lignes de force dans un ressassement qui tournoyait comme une spirale : le
même allant au différent, le retour inventant des passes inattendues.
L’œuvre était retaillée. Ce qui était dit, déjà bien énoncé, était redit avec des
forces, des couleurs nouvelles, des significations phosphorescentes qui
suivaient sans doute les phosphorescences que produisait sa vision d’un
Tout-Monde toujours changeant, labile, insaisissable. L’exigence semblait
de ne jamais faiblir à l’ouvrage, comme s’il fallait maintenir en vie cet objet
poétique, qui était déjà là, mais qu’il lui fallait sans cesse inventer, pour
mieux le conserver vivant, et vivre de ce vivant.

Souvent, après avoir marché sur la plage du Diamant, je me faufile


dans le petit cimetière marin où repose Édouard Glissant, juste pour
d’affectueuses et très simples révérences. Parfois, je lui murmure ce qu’il a
dit de lui-même : « Cri au monde poussé du plus haut des mornes et que le
monde n’entendit, submergé là en vague douceâtre où la mer englue
l’homme ; – et c’est à cette absence ce silence que je noue dans la gorge
mon langage, qui ainsi débute par un manque d’abord, ensuite volonté de
nouer le cri en parole, devant la mer108… »

Les plus beaux crépuscules sont finalement ceux de décembre, parce


qu’il y a plus de pluie, parce que les soirs sont plus humides, parce que
toutes les lumières sont alors difractées dans les possibles de l’infini, et
parce que le ciel n’est pas ouvert, et parce que ce qui s’ouvre dans le noir
est aussi mystérieux que l’éclat fixe du jour. « Que ton fil ne se noue, que ta
voix ne s’éraille, que ne se confinent tes voies, avance109… »
*

Reprenant le mode des énumérations d’Anabase, Césaire rendra un


hommage à Saint-John Perse, une cérémonie vaudou. Dressant une liste de
tout ce que l’« Étranger » n’avait sans doute pas vu, ou ne pouvait pas voir
(nos faces décébales… oiseaux profonds, tourterelles de l’ombre et du
grief…), il terminera ainsi pour saluer l’« Homme d’Atlantique » : « … et
que l’arc s’embrase, et que de l’un à l’autre océan, les magmas fastueux en
volcans se répondent pour de toutes gueules de tous fumants sabords
honorer, en route pour le grand large, l’ultime conquistador en son dernier
voyage… »

La mort de Césaire fut un grand moment d’émotion, voire de choc,


pour Glissant, il lui rendit hommage dans un beau texte qui s’acheva avec
cette forme de sanglot : « La mort des poètes a des allures que des malheurs
plus accablants ou terrifiants ne revêtent pourtant pas. C’est parce que nous
savons qu’un grand poète, là parmi nous, entre déjà dans une solitude que
nous ne pouvons pas vaincre. Et au moment même où il s’en est allé, nous
savons que même si nous le suivions à l’instant dans les ombres infinies, à
jamais nous ne pourrions plus le voir, ni le toucher110… »

Glissant repose sous une stèle de l’artiste Victor Anicet. De grands


traits noirs figurent un signe qui lui ressemble. L’œuvre, à ras du sol,
accueille le sable, les embruns et le sel. Le vent n’y laisse rien qui puisse
tenir debout. Elle signifie sans artifice.

J’ai tenu le décompte de tous ces signes qui font matière de cette
absence. C’est toute une ville de gestes et de lucioles, et c’est un fromager
qui au mois de septembre semble épouser des flamboyants, aller aux
magnolias, inventer le jasmin, prendre le parfum des glycérias qui bordent
la route, vers la tombe, au Diamant.
Dès lors, tout l’orgueil du volcan, et cette somptueuse humilité qui fait
beauté dedans la roche, les mouvements de la mer, et tout ce bleu qui offre
son nid au nid des peuples d’oiseaux ne sont rien d’autre que les gardiens
qui pour ici nous sont donnés. Ils veillent ces trois éternités.

« Avec ceux que nous aimons, me murmure Char, nous avons cessé de
parler, et ce n’est pas le silence. »
Favorite, 2013.

Ce texte a fait l’objet d’une communication partielle au Colloque


Césaire, Perse, Glissant, organisé par l’Unesco et l’Institut du Tout-
Monde.
Paris, 2012.
LES HOMMAGES
Césaire, ma liberté

Et puis ces détonations


de bambous annonçant
sans répit une nouvelle
dont on ne saisit rien
sur le coup sinon le
coup au cœur que je ne
connais que trop … 111

Lorsque celui qui s’en va est une magnificence, ce n’est pas un abîme
qui se creuse, mais un sommet qui se dévoile. Confrontée à certaines
existences, la mort n’est qu’un révélateur, et c’est sa seule victoire. Le
silence de Césaire s’est soudain rempli du verbe de Césaire, de ses armes
miraculeuses, de ses combats, de ses lucidités et de ses clairvoyances. De
son amertume aussi. « Regarde basilic, le briseur de regard aujourd’hui te
regarde112. » La mort n’est ici qu’une paupière brutale, écarquillée sur une
splendeur qui ne frémit même pas. Soudain total, un monde se dégage des
cécités du petit ordinaire de la vie.

La mort n’est pas la seule à se voir désemparée en face d’une telle


présence que l’absence renforce. C’est toute parole, toute célébration, toute
explication qui, à l’amorce même de leur profération, s’écroulent au
dérisoire. Ici le seul avocat, le seul rempart contre les bêtises hostiles ou
bienveillantes : c’est l’œuvre. L’œuvre dans son infinie clameur qui nous
incline d’abord vers le silence. C’est ne rien savoir de l’œuvre de Césaire
que de la penser soucieuse d’être défendue, célébrée, avivée. Elle est là.
Elle irrigue non seulement notre esprit, mais notre rapport au monde, mais
les combats que nous menons, et dans lesquels nous recherchons encore la
plus juste posture.

Alors, d’où vient ma peine à l’instant de la disparition ? Pourquoi


l’œuvre qui m’habite et que j’habite (avec le sentiment de n’être qu’un
clandestin dans un immense palais) ne suffit-elle pas à compenser ce
sentiment d’une perte irrémédiable ? Pourquoi moi, fils bâtard, qui me suis
toujours tenu loin de sa politique, éprouvai-je cette brusque fragilité sous ce
« bruit de larmes qui tâtonne vers l’aile immense des paupières113 » ?

LES GRANDES COMBUSTIONS

Le magnifique combat césairien s’est toujours effectué du côté de la


vie. Je veux dire : du bord de la beauté. Lorsqu’il a fallu se lever contre la
frappe occidentale, invalider le chant colonialiste, ramasser le mot « nègre »
et le porter en étendard ; qu’il s’est agi de prendre en charge toute l’Afrique,
violée, perdue, martyrisée, rayée de l’Histoire et des humanités, et la hisser
sur ses épaules en fils aîné du monde ; qu’il a fallu revenir vers ce petit pays
natal, cette « extrême trompeuse désolée eschare » sur la mer caraïbe, et
assumer l’« affreuse inanité » ; qu’il a fallu fixer sans défaillir la damnation
ontologique de l’esclavage de type américain, eh bien, Césaire ne s’est
jamais trompé. Son cri (sa colère, sa fougue, son exigence) s’en est toujours
remis aux armes miraculeuses de la voyance, de la musique, du rythme, du
déraillement génésique « des grandes communications et des grandes
combustions », et donc de la beauté.

« BEAUTÉ, JE T’APPELLE PÉTITION DE LA PIERRE114. »


Lorsque celui qui se bat pour sa liberté – ou pire, dans le cas de
Césaire : pour réaffirmer son humanité – n’a pas recours à des rébellions
bornées, des crocs identitaires aveugles, des légitimités assassines, closes
dans un infernal jeu de miroirs meurtrier entre le dominant et le dominé,
mais qu’il déploie au contraire l’hymne guerrier du « plus ouvert contre le
plus étroit », la résistance est imparable.
Ce n’est même plus une simple résistance : c’est une autorité.
Dans une domination totalisante, presque impossible à dépasser,
comme l’étaient le chant colonial et le déni du nègre durant les années
trente, toute résistance qui ne s’était pas gardée du bord de la beauté se
voyait obscurcie. Elle conférait un éclat mensonger à ce qu’elle combattait,
et se ruinait ainsi. On le voit aujourd’hui en Palestine, en Irak, au Tibet,
partout où des oppressions archaïques, souvent mêlées à la frappe libérale,
sèment la désolation et la famine, et se parent de vertus au-dessus des
exactions qu’elles-mêmes ont suscitées…

Quand la voix rebelle de Césaire s’est élevée avec le Cahier d’un


retour au pays natal, bruissante de « générosités emphatiques », ce fut avec
l’ampleur de l’incantation sorcière, inscrite dans la saccade polyrythmique
qui invalide les fixités du réel et fait trembler l’ordre-poison du monde. Et
ce fut à chaque vers d’inouïes transmutations opérées par l’image, qui
déchouquaient les vérités geôlières pour installer, dans de très salubres
vertiges, « la gerbe lucide des déraisons ».

Il y a donc une pauvreté à vouloir définir ce géant (ce mapou !) par le


seul contexte historique de sa lutte contre le colonialisme, son chant des
valeurs noires, ou dans l’absurdité universitaire des catégories
« postcoloniales ». C’est comme si l’on tentait de réduire René Char à la
résistance contre le nazisme, ou Claudel à une exaltation mystique, ou M.
Glissant à l’Antillanité.

SANS LIMITES ET LAMINAIRE


Si ce combat (dont Césaire est l’un des beaux emblèmes) contre le
racisme, pour l’Afrique, contre l’esprit colonial, est encore à mener
aujourd’hui, on s’aperçoit très vite, en ouvrant au hasard n’importe quel
texte césairien, que ce qui est à l’œuvre là, et qui transcende le contexte du
rebelle, c’est bien une confrontation majestueuse à la masse du langage ;
c’est bien l’interrogation résolue du mystère poétique ; c’est bien le reflet
d’une conscience étonnante, étonnée, confrontée au miracle de sa propre
émergence au fond d’une île à sucre ; c’est bien une intensité poétique rare
qui transcende les impossibles de son époque et ses propres impossibles.
N’importe quel mot, n’importe quel vers, et l’on comprend qu’il s’agit d’un
poète sans limite fixant l’inconnaissable fondamental, à savoir : comment
s’amplifier de beauté, et vivre à cette intensité proche de la combustion ?
« La communication par hoquets d’essentiel, j’apprécie qu’elle se
fasse à tâtons, et par paroxysme, au lieu de quoi elle sombrerait
inévitablement dans l’inepte bavardage de l’ambiant marécage115. »

Ce qu’il disait contre le colonialisme, ou pour conjurer la damnation


de l’Afrique et du nègre, il le puisait dans la contemplation voyante,
clairvoyante, des mornes, des arbres, des fleurs, des oiseaux, des
mangroves, de sa petite Martinique. « Je rêve, écrivait-il, d’un bec étourdi
d’hibiscus et de vierges sentences violettes116. » Contrairement aux poètes
doudouistes qui, à force de beauté creuse, l’avaient rapetissée, la Martinique
césairienne fit exploser la hideur coloniale, et s’ouvrit alors, sous son œil
laminaire, jusqu’à l’ampleur du monde en sa totalité. « Le monde se défait.
Mais je suis le monde. Le monde véritablement pour la première fois
total117. »

De plus, sitôt dépassées les proclamations rebelles qui nous ont fait
tant de bien (et que tout comédien primaire répète à l’envi en grondements
redondants), on découvre le cheminement obstiné, inquiet, interrogateur,
fragile, d’une conscience en proie au mystère de la vie, au mystère du
monde en son indéchiffrable total.

AU CŒUR D’UN IMPOSSIBLE


Alors, je crois ceci : l’œuvre de Césaire est un cheminement d’une
sincérité rêche au cœur d’un impossible. Si tous les poètes connaissent
l’amertume de l’échec – l’amertume si précieuse de ne jamais atteindre au
cœur de poésie, au poème essentiel –, Césaire l’a éprouvée avec une acuité
singulière. Cette amertume s’est amplifiée chez lui de cet échec que vivait
le rebelle. Sa lucidité était une blessure qui n’était absolument pas dupe de
l’état de son pays, resté confit dans l’assimilation irresponsable, l’assistanat
obscur, la dépendance idiote. « Si de moi-même insu je marche suffocant
d’enfance, qu’il soit bien clair pour tous que, calculant les épactes, j’ai
toujours refusé le pacte de ce calendrier lagunaire118. »

Si le Cahier est le chant exalté du jeune rebelle, Moi, laminaire, son


tout dernier recueil, est l’acmé du tourment que connut sa lucidité poétique
ruant de belle manière dans « l’ambiant marécage » du politique et « la
stupeur de l’air ». C’est le calendrier lagunaire de la torsion douloureuse
entre possible et renoncement, entre l’utopie et la gestion pragmatique des
misères quotidiennes. « Je m’accommode de mon mieux de cet avatar d’une
version de paradis absurdement ratée, c’est bien pire qu’un enfer. »

Ce tumulte noué, presque impossible à vivre, fait de lui un poète


tragique. Une grande aube poétique dans un crépuscule fixe. « Le chant
profond du jamais refermé119… » Son œuvre témoigne d’une tragédie
intime, d’un vaste indécidable, d’un lourd indécidé, tragédie sans laquelle
on ne saurait comprendre la face secrète du vingtième siècle, ni aborder les
défis inconnus qui frangent ce nouveau siècle – siècle de barbaries très
vieilles et très nouvelles, prises dans une houle d’impossibles indépassables
pour notre actuel imaginaire.

Et tout cela, ce cheminement torturé, si vrai, si puissant, si sincère,


mais du plus haut qu’il soit possible, du plus noble, du plus exigeant, m’a
toujours accompagné dès mon plus jeune âge. Comme des étais posés à
mon esprit, des scarifications inscrites sur mes flancs mêmes, et m’escortant
sur mes chemins de traverses, mes écartées rebelles. Et c’est cela le signe
du grand poète : il accompagne toutes les marches vers la vie, même celles
qui seraient différentes de la sienne. « Parler, c’est accompagner la graine
jusqu’au noir secret des nombres120. » Son cheminement poétique n’est pas
dans le monde, il invente le monde. Il ne relève pas du réel, il devine et
précise des réels. À son degré le plus militant, il écarte des vérités et erre
dans l’obscur vers cet inconnaissable qui ouvre à de nouvelles sapiences.
« J’habite donc une vaste pensée… » Césaire, c’est comme dire : maître-
marronneur en connaissance.

MA LIBERTÉ

Alors, d’où venue ma tristesse ?


De là : sa présence auprès de nous était réelle, physique, pas seulement
livresque et poétique, mais vivante. C’est une grâce que d’être compatriote,
contemporain, d’un grand poète. Il y a une énergie singulière (an la fos !)
que seule autorise la présence du poète, et qui n’est plus la même quand
c’est l’œuvre seule qui assure le relais. Cette voix, cette démarche, ce ton,
tout ce qui a investi ma jeunesse quand je le voyais, le samedi après-midi,
mains croisées dans le dos, cheminer dans sa ville, portant déjà la charge
irrémédiable que seule sa poésie affrontait. Ou lorsque les CRS déferlaient
sur la ville, matraquaient tout, et que nous nous retrouvions autour de son
verbe délicieusement incompréhensible, dans l’enceinte de la mairie, entre
les deux fontaines. La mairie qui devenait alors un bastion de conscience et,
en même temps, dans la fumée lacrymogène et le hoquet de nos slogans, le
lieu le plus improbable de la poésie et d’une invincible fierté. Voilà,
tristesse : c’est ma jeunesse qui s’est figée.

L’hommage qu’il avait offert à Paul Éluard peut maintenant lui être
rendu :

… pour conserver ton corps


Grimpeur de nul rituel
Sur le jade de tes propres mots que l’on t’étende simple
Conjuré par la chaleur de la vie triomphante
Selon la bouche operculée de ton silence
Et l’amnistie haute des coquillages121.
À quoi servent les poètes ? À rien, et c’est tant mieux.
Mais ils aident à vivre, et à se battre en guerrier sans jamais offusquer
la beauté. René Char disait qu’un poète ne doit pas laisser des preuves de
son passage, mais des traces, car « seules les traces font rêver ». Seules les
traces nous libèrent.
Césaire ? Ma liberté.
Mon rêve de liberté.

Discours prononcé au Salon international du Livre de Québec le


18 avril 2008.
Méditations à Saint-John Perse

Ba Jean Bernabé. An
gloryé.

Saint-John Perse, dans une lettre vous évoquiez le critique idéal. Face
à l’œuvre du poète, il devrait, disiez-vous, se transformer en compagnon de
route. Cheminer avec l’œuvre, en vivre les écarts, en vivre les rêves,
l’obscur et l’indicible. Trouver comme le poète, par le dedans, ces éclats du
réel qui échappent au réel. Ce critique devrait être poète lui-même sous
peine de n’être pas.
Et vous aviez raison.

Vous analyser, vous expliquer, vous sortir de l’éclat pour d’analytiques


transparences m’a toujours semblé des entreprises vaines. Au-delà du mot
restitué à son sens, de la métaphore enlevée à ses pliures secrètes ; au-delà
de vos montages et mystifications ; au-delà de l’obscur déchiffré
brillamment, demeure, toujours, le poème, telle l’« effusion intime » du
coquillage, indéfectiblement liée à un vaste océan.
3

Votre mystère ne peut pas se dissiper comme une ombre portée. Votre
obscur ne peut pas s’éclairer. Votre dire ne peut pas s’estampiller d’un sens
ou d’une vérité de lecture. Votre mystère est votre beauté. Votre ombre, cet
incomparable éclat. C’est une trame, tissée à même votre parole, et qui
fonde le sens profond de votre parole. C’est pourquoi chaque explication
d’un de vos vers ou d’un de vos poèmes, chaque plongée savante dans l’une
de vos œuvres nous apporte de grandes joies ; mais ces dernières ne font
qu’en souligner l’incomparable énigme.

Saint-John Perse, je viens donc auprès de vous, méditatif. La


méditation est fille de l’ombre et de la lumière. Elle ne craint pas le mystère
et se soucie peu du chiffre de la beauté. Elle sait se faire aveugle pour
mieux voir, et distinguer la nuit dans la plus haute lumière. Elle sait le
monde ouvert, le relatif des vérités, elle ne se projette pas, elle n’écrase pas
d’un sens ni n’assujettit dans l’interprétation qui se veut magistrale. La
méditation est une errance tourbillonnante du sentiment. Le sentiment est
poésie de la pensée. Elle s’approche des feux intenses, juste pour
s’amplifier, s’enivrer de beauté, et aborder aux rives de cette connaissance
qui aide juste à mieux vivre.

Ce soir, je ne serai donc pas critique. Ni lecteur. Je vais quitter ma case


pour m’approcher de la Grand-Case. Je viens avec les chaînes, les nègres
serviles, les nègres marrons. Je viens avec le souvenir de la cale et du vaste
malheur où vos pères ont rencontré les miens. Je viens avec cette douleur
qui, sans nous être commune, fut pour nous de commune fondation. Je
viens aussi avec ce monde qui change, ces peuples et ces cultures qui
s’emmêlent, et qui modifient tout ce que nous étions. Je ne viens pas en
compagnon, je viens, avec la même peau couleur de papaye, mais sans
ennui, méditer auprès de vous. Je dirais : Méditations à Saint-John Perse,
comme ces Images à Crusoë dont on ne saura jamais si elles lui
appartenaient, si elles lui furent consacrées, si elles lui furent dédiées.

Vos pères sont devenus les miens. Les miens sont devenus les vôtres.
Je les vois dans cet ensemble complexe, hétérogène, comme éléments
antagonistes et complémentaires, fondateurs les uns des autres, et
participant d’une totalité ouverte qu’ils méconnurent, et dans laquelle ils
voulurent, en grande violence, se conserver distincts. Nous sommes en terre
créole : je garde la distinction, mais je nomme la commune fondation. Je
sais tout le divers d’une unité encore secrète, et l’unité de cette diversité
encore insue. Je les traite en une couple dont l’équilibre est à trouver, et,
une fois deviné, toujours à préserver. Je suis en vous, vous êtes en moi. Je
vais en moi pour vous envisager. Je vais en vous pour me dévisager. Et cela
est possible car vous êtes ce que vous êtes, je suis ce que je suis : ni fusion
ni confusion dans ce partage qui va pourtant nous modifier sans rien
dénaturer.

Je vous ai rencontré il y a longtemps. En ces époques de nos luttes


adolescentes contre le colonialisme. La Négritude, alors, nous était
nécessaire. Elle affermissait nos poings. Elle diminuait nos incertitudes.
Elle nous dessinait de fortes convictions et d’augustes vérités. Nous
n’avions pas besoin de vous en ce temps-là. Vous étiez de l’autre côté. Et
votre éclat même, la force de votre dire, nous les rangions dans le sillage
des dédaigneux conquistadores. Entre mes mains, vos livres sont
longuement demeurés endormis. Ils attendaient que je me construise.

Nous vous opposions à Césaire. Césaire était l’esclave en lutte. Et vous


étiez le Maître. Cela créait les pôles d’une dynamique stimulante. Nous
avions besoin de ces lectures très pauvres qui servaient de combustible aux
luttes que nous menions. Nous ne savions pas à quel point cette lecture
appauvrissait Césaire tout autant qu’elle vous appauvrissait. Nous n’avions
pas compris que, chez de grands poètes, placés par le malheur dans une
terre coloniale, le témoignage serait toujours entier. J’ai appris à ne
rechercher ni l’esclave ni le Maître, mais à questionner nos humanités dans
leurs grandeurs et leurs abîmes, confrontées à l’esclavage et la domination.
Perse, il y a de l’esclave en vous. Il y a du Maître chez Césaire. C’est
pourquoi, tous les deux, vous témoignez à votre manière d’un état de
l’humaine condition.

Je vous ai oublié en des temps de nouvelles certitudes. Je différais


l’Afrique pour plonger en moi-même, dans un pays natal qui ne serait pas
fait des terres que nous avions perdues. Un pays natal qui serait autre chose.
Je plongeais en moi-même à la recherche d’une racine majeure. De ces
cavernes intimes, je ne ramenai que le trouble, l’obscur et l’incertain d’une
grande diversité. Le monde lui-même entrait autour de nous dans d’inédites
poussées, qui renversaient nos anciens murs et nos vieilles cathédrales.
Nous devions apprendre à vivre et à penser le fluide, le trouble, le rapide,
l’incertain, le mobile incessant de ce que nous étions. Et c’est là que je vous
retrouvai.

10

Saint-John Perse, je vous relis maintenant. C’est comme vous lire dans
une autre liberté. Avec d’autres soucis et d’autres exigences. Maintenant
que mes quarante ans pèsent, vous m’accompagnez avec Glissant, avec
Char, avec Villon, avec Rabelais, avec tous ceux qui aujourd’hui m’aident à
vivre l’énigme nouvelle de la Pierre-Monde. Je vais aux périls de votre
verbe, à ses dangers, et aux risques que vous prenez ; je verse dans vos
réussites, je m’abreuve à vos mystères ; et j’en ramène ce sentiment
d’admiration qui, dans nos terres dominées, est pour moi à la base de tout
acte créateur.
11

Perse, vous êtes né avec la conscience de l’exil. Dans une île, loin des
terres d’origine. Vos pères portent le poids de l’insularité, ils mesurent la
haute barrière de l’océan. Ils ne sont pas venus vivre, créer des villes, lever
des temples, ils sont venus pour s’enrichir. Dans leur esprit, le monde
véritable est au loin, la culture, la civilisation aussi. Ils ne perçoivent que le
pénible de leur condition, les risques de bâtardise, le rêche de ces terres
vierges, la décrépitude lente de leurs vieilles plantations. Ils préservent leur
pureté illusoire, leur blancheur, établissent de soucieuses généalogies,
raidissent une longue racine. L’identité est, pour eux, un fantôme réfugié
dans la cristallisation du territoire lointain. Ils cultivent le rêve des grands
espaces, l’esprit pionnier des grands élans, la solitude aigre de ceux qui
fondent les mondes nouveaux dans l’héroïsme et la noblesse. Mais, en fait,
ils pataugent dans les décombres de leurs rêves. Vous ressentez les mêmes
tourments. Vous en héritez, Perse. C’est avec eux que vous écrirez ce
recueil inaugural que représente Éloges. Vous allez fonder sur l’abîme et
l’embrun et la fumée des sables, vous écrirez auprès de ces citernes, ces
vaisseaux creux, de tous lieux vains et fades où gît le goût de la grandeur.

12

Cette sensation d’exil, ce trouble, ce dénigrement de la terre nouvelle,


ce rêve du pays perdu, cette perception d’une insularité close, cette envie de
pureté fantasmée qui nous renvoient à de fantasmatiques sources, ces désirs
de racines et de certitudes sont créoles. Ce sont les affres que l’on éprouve
dans la forge du Divers. Ils sont partagés par tous, quelle que soit leur
condition dans le terrible brassage des créolisations. Amérindiens, nègres
ou békés, immigrants hindous, syro-libanais ou chinois, chacun se doit
d’affronter cela. Vous aussi, Perse, comme tout créole, vous tenterez de
résoudre ce conflit. Césaire, lui, va épeler l’Afrique. Vous, Saint-John Perse,
vous nommerez l’Occident. Et vous serez tous les deux soucieux de cet
Universel qui, à si bon compte, liquéfie d’habitude nos tourments.

13
Sur l’obscur de la créolité guadeloupéenne, votre poésie va dresser les
assises d’une lumière. Vous irez d’acclamations en louanges, d’éloges en
émerveilles. Vous vous installerez en éclats, en senteurs. Vous déchiffrerez
le pacte des grands arbres, la grand-messe des fleurs et des insectes. Il
s’agira pour vous d’accepter toute chose et de dire qu’elle est belle. Vous
sentiez bien que le refus de cette réalité, telle que l’avaient pratiquée
presque tous nos poètes, aurait aliéné votre élan créateur.

Et même si Alexis Léger affirme quelque part que cette terre des
Antilles est d’essence française, et la plus vieille, qu’il ne sait donc y voir la
résultante d’une créolisation, votre vision poétique plongera en l’intime de
cette terre, et en son inédit. Perse, votre poésie dans ce qu’elle a de juste, de
vrai, d’authentique, de force et de vision, soupçonne, dévoile, atteste qu’il y
a dans nos pays une réalité humaine de dimension nouvelle. Et cette vision
de prophète inconnu à lui-même vous grandit. Elle vous permet d’accepter
ce monde qu’Alexis Léger refusera toute sa vie. Elle vous permet, sinon de
le comprendre, de le deviner. Et, boucle fertile du talent, cette acceptation
vous permettra d’aiguiser, et de déployer votre sens poétique. Et soudain,
dites-vous, tout m’est force et présence où fume encore le thème du néant.
Boucle fertile du talent qui se nourrit de ses effets, et fait de l’or avec ses
handicaps.

14

Vous parlez d’une haute condition. Vous parlez dans l’estime. La haute
condition est faite de cette estime déployée sur toutes choses comme une
mobilisation des ombres et des lumières. Votre estime est une vaste lumière,
chargée d’ombre, qui va au gré de ses divinations. Elle transfigure. Elle
dévoile sans révéler. Elle permet de s’accepter et force à se construire. C’est
elle qui vous élève et qui transforme l’enfant-béké tyrannique en un poète
sensible. C’est elle qui éloignera le poète célébrant des étroitesses d’une
naissance coloniale. C’est elle qui vous mènera au tout-possible du monde,
tandis qu’Alexis Léger vivra ses impossibles. L’estime, en terre créole, a ce
pouvoir démiurge, cette vertu terrible. J’ai compris que nous devions aussi,
nous qui nous dénigrons tant, et sans même le savoir, j’ai compris que nous
devions nous restaurer ainsi. Dans l’estime.

15

Perse, vous avez connu les tremblements de terre, cyclones, épidémies,


et les inondations. Toutes ces calamités, ces violences, qui labourent nos
terres, et les transforment souvent en dégras de déveine. Vos pères, comme
les miens, devaient les déplorer. Et les craindre. Votre poésie visionnaire les
érigera en forces de renaissance. Forces de renouvellement. De jouvence
primordiale. L’estime encore, si juste et lumineuse, si souvent impassible, si
souvent a-morale. À nous maintenant de plonger aux douleurs, d’aller au
fond de ces violences passées qui furent au principe génésique de nos terres,
allons dans ces brûlures pour tenter un regard, et peser qui nous sommes.
Notre avenir a ce très long passé.

16

La langue créole vous habite, Perse. La langue française vous fascine.


Elle structure vos projections vers une francité qu’Alexis Léger revendique.
Elle est langue de culture et de civilisation anciennes. Mais vous vivez, tout
autant que Césaire, tout autant que Glissant, le trouble neuf de cette
Diversité. Autour de vous, des négresses, des chabines, des mulâtresses, des
servantes indiennes, des Chinois. Des façons d’Afrique, des survivances
amérindiennes, des cultes étranges du dieu Shiva dessous les gestes qui
vous dorlotent. Cette information du Divers amène le Poète au langage,
même si elle abandonne Alexis Léger au désir d’une fantasmatique francité.
Votre français somptueux sera travaillé, lélé, miganné de créole et cela,
même si votre chienne d’Europe fut blanche et plus que vous, poète… Avec
un naturel que nous aurions à conquérir, vous relativisez d’emblée la langue
que vous adorez tant. Il était plus facile pour vous que pour nous de le faire.
La langue créole ne servait ni à vous nommer ni à vous désigner. Elle ne
vous arrimait pas à une condition que vous aviez à refuser. Vous n’aviez nul
effort à fournir pour vous démarquer et conquérir une langue française
identifiée, dans vos inquiètes généalogies, comme langue de l’origine.

17

Perse, en fait vous aviez deux langues. Deux langues maternelles : la


langue créole, la langue française. L’une agissante et fantasmée, l’autre
agissante, déniée et structurante. Alexis Léger ne retiendra que la langue
française. Le Poète installé dans la langue prestigieuse utilisera la matrice
de la langue délaissée. Il en fera ce que M. Jean Bernabé appelle une langue
matricielle. Le monde ira ainsi. Nous naîtrons de plus en plus dans des
magmas de langues, dans des feuillages de langues maternelles, mais sur le
nœud solide d’une langue matricielle. Et il se pourra même que, dans
l’incertain et dans l’imprévisible, cette langue matricielle soit de structure
plurielle. En la Pierre-Monde, nous parlerons langages.

18

… Pour longtemps encore j’ai mémoire / des faces insonores, couleur


de papaye et d’ennui, qui s’arrêtaient derrière nos chaises comme des
astres morts. C’était moi, c’était nous que vous décriviez ainsi. Cette
description nous donnait le sentiment d’être éjectés de votre monde. D’être
laissés de côté, dans l’immobilité opaque que l’on retrouve chez Faulkner
quand il évoque les Noirs du Sud. J’aurais aimé que vous nous nommiez
avec le battant de nos cœurs, l’aigreur circulante de nos sangs. Mais cela eût
été la construction d’un esprit se voulant humaniste, et non la saisie
instinctive, impassible, d’une vision véritable. Aujourd’hui, en cet âge
différent, je goûte à la puissance très rêche d’une telle vision.

Le « j’ai mémoire » que vous formulez nous installe dans votre


mémoire, et vous verse dans la nôtre. Nous avons tissé votre vision du
monde. Vous avez nourri la nôtre.

*
L’« insonore » que vous percevez est loin de l’écoute de ces colons qui
pensaient nous entendre, qui croyaient nous comprendre. Nos rires, nos
chants, nos danses ne vous ont pas trompés. Vous perceviez-vous, le grave
silence, le vaste silence que nous vous opposions. L’abîme de ce que vous
aviez fait de nous et que nous refusions. Et de l’écrire ainsi, dans une saisie
sincère avec elle-même, exprime que le poète en vous respectait cette
posture.

L’« ennui » dont vous parlez est loin de ces joies, de ces bonheurs
d’enfants, de ces béatitudes rythmées que les colons nous accordent
souvent, eux qui croient nous connaître. Vous, poète, voyiez la vaste
réprobation, et la taiseuse souffrance de ces « astres morts ». Visages
lunaires, visages éteints sans doute, jaunâtres comme la papaye mûrie, mais
obscur éclat d’une humanité devenue indéchiffrable aux conquérants. Votre
monde épaississait le filtre entre nous et vous, mais votre sensibilité
poétique déserta les bourbiers habituels. Et cela même si votre raison, dans
les lettres d’Alexis Léger, continua d’y peser en atavisme et désir
d’élévation, en besoin d’air et souci de pureté.

19

Le recueil Éloges nomme la terre natale, et y accepte toutes choses.


Louanges et célébrations. Saisies fugaces. Sculptures d’instants. Défaite du
temps. Cartographie d’une palette sensitive, dans un mélange de songes et
de grande précision. Comme si, avec la pointe d’une équerre, ou l’aigu d’un
compas, vous ouvriez la porte à de grands « rêves aux ombres dévoués ».
Vos saisies du réel ouvrent à l’abstraction ; et l’abstraction poétique seule
permet de résoudre ces éclats de réel. Les hommes, la terre, les arbres, les
insectes, les pierres, l’ombre et la lumière, tout se mêle et s’emmêle, dans
un règne grandiose qui les rassemble aux parages d’une même chose. Le
Divers entre dans le chatoiement d’une totalité. Totalité ouverte à l’infini
aux enthousiasmes de nos lectures.
20

Écrit sur la porte s’élève des rêves échoués. La petite vie. Les
douteuses fiertés. Les grands rêves qui barbotent. Le quotidien d’un
conquérant devenu un planteur. Peau couleur de tabac ou de mulet. Mains
grasses. Sueurs. Une amertume nostalgique qui veut se rassurer, et qui ne
peut s’empêcher de guetter l’océan. Et qui cherche à se convaincre que
nulle envie ne s’accroche aux voiles des voiliers. Mais, au-delà de l’échec
d’un rêve de grandeur, la douleur est là qui taraude, et tend vers le territoire
perdu, la France perdue, l’Europe perdue, l’Occident fantasmé. C’est cette
décrépitude diffuse – et tendre – qu’il vous faudra désamorcer, revivifier
d’un vaste élan.

21

Images à Crusoë prend la distance pour entrer plus profond. Ce


lointain qui semblait rôder dans Écrit sur la porte, sur le reflet des voiles, et
que l’on regrettait, devient la corruption des villes européennes et d’une
civilisation industrielle florissante. La nostalgie est effeuillée par le réel. Le
mythe de Robinson Crusoë va servir le propos. Lui a pu comparer les deux
mondes, les vivre au plus profond. Il peut inverser les termes de la
nostalgie. La terre perdue devient l’île où l’on est né à soi-même. Elle est
précieux trésor d’images hurlantes qui conservent et avivent
l’« éblouissement perdu », et cela juste avant le soudain descellement. À
l’orée du grand éloge, cela permet de relativiser. De comprendre que la
graine natale est précieuse mais qu’elle ne germera pas. Perse, il ne s’agira
pas pour vous de quitter l’île pour l’Europe, mais de quitter l’impossible
terre natale pour une idée de l’Europe impossible : c’est le poète qui naît
ainsi, déclinant ces deux pôles tout autant impossibles. Ces deux
impossibles vous forceront à une idée particulière du monde dans
l’« obscure naissance du langage ».

22
L’idée de Crusoë souligne aussi la rupture du départ et la rupture de
l’arrivée. Crusoë fut content de partir vers l’Europe perdue, de retrouver
l’originelle civilisation. Mais ce départ échouera dans les graisses, les
réclusions malsaines et l’amertume stérile. La solitude. Il y eut dans votre
famille, et chez vous, Perse, cette joie qui couvait cette douleur, cette
immobilité inscrite dans ce mouvement, cette mort au délié de ce bond. Ce
rêve réalisé qui, dans sa réalisation même, soulignerait une perte
essentielle : le trésor des images fondatrices de ce qui semblait mineur. Ce
rêve réalisé qui, dans sa réalisation même, dirait son impossible. De notre
côté, nous agirons pareil. Nous irons vers l’Afrique, et vers les mêmes
douleurs, les mêmes déceptions, et le même impossible. L’exil nous guette
partout, dans l’île où l’on éprouve le sentiment d’exil et dans la source
perdue où l’on se découvre curieusement étranger. Perse, ce vieux drame
des créoles, vous l’avez résolu à votre manière. La fréquentation
permanente des grands vents, des grandes pluies, des grandes houles, et
l’inventaire des grandes richesses du monde vous seront libérateurs. Ne
pouvant habiter nulle part, vous habiterez votre nom. Un nom sans terre
natale, sans date, et sans géographie, un nom de poésie et de mensonges, et
de splendeurs reconstituées. Une œuvre de très haute exigence, emmaillotée
dans votre vie, et installée sur la totalité du monde dans un vouloir
désincarné.

23

Pour fêter une enfance nomme la terre natale en six poèmes, et y


accepte toutes choses. Pour retrouver cette liberté d’accepter, il vous faut
accompagner l’éveil de votre conscience, et retrouver intact le regard de
l’enfant. L’innocente, et tellement vaste, et tellement libre perception de
l’enfant. Appelant toutes choses je récitai qu’elle était grande. Réciter est
pour nous le dit d’une parole magique. Vous récitiez ce monde comme pour
retrouver l’initiale force créatrice du verbe. Vous récitiez ce monde pour le
fonder, le refonder comme socle d’un élan projectile. Cette fête part de la
confusion génésique, de la peur tremblante, de la douceur aimante, de la
permanence tranquille des vieillesses et des vieilles racines – mais pour
atteindre les rêves qui président aux départs sans retour, et aux vies sans
racines qui tiennent force de l’errance.

24

Les grands arbres, aux racines très vieilles, se transforment, à mesure


de leurs montées vers le ciel, en de somptueux vaisseaux, haubans, huniers
et voiles claquantes. Le mouvement est achevé, et prolongé, par l’envol
explosé des oiseaux. Ces vieilles racines, nouées dans leur élan vers le ciel
et le monde, sont créoles. Perse, le créole est ainsi, dont le profus
enracinement sert à mieux l’étendre au monde lorsqu’il en prend
positivement conscience.

25

Les lances de flammes sur la craquante demeure. Règnes et confins de


lueurs où l’on mène des corps sans ombre. Les torches de midi… Je connais
ces accablements d’une exaltante chaleur.

26

Les grandes filles luisantes qui remuent leurs jambes chaudes. Les
grandes bêtes taciturnes qui s’ennoblissent à manger comme vous des
racines. La nourrice jaune. Le sorcier noir. La bonne métis et qui sent le
ricin. La bonne aux perles de sueur brillantes. La servante qui a droit à une
chaise lorsque vous êtes dans la maison… Nous sommes autour de vous,
emportés par le grand chant d’estime, et cette estime même nous
immobilise dans une opaque réprobation. C’est pour nous, la « haute
condition » parmi les floraisons de vos tournantes lumières.

27

Le poème Éloges plonge dans l’existence créole. Il la reçoit de


manière brute, apparemment brutale et tumultueuse sans grand souci
d’explication. Le chaos des images, des sensations, et des évocations. Les
brusques ruptures et les élans sans verbes qui nous charrient comme dans
un songe. Les alliances aux insectes. L’observation minutieuse. La
contemplation froide. La plongée dans l’infime. L’afflux abondant, l’afflux
chaotique de ces énigmes annoncent comme l’inventaire d’une agonie, le
trouble d’une mort qui sera renaissance, le geste bouleversé d’un
enracinement de mémoires qui sera un départ. Pour moi j’ai retiré mes
pieds.

28

Le recueil Éloges nomme la terre natale, et y accepte toutes choses.


Non pour y demeurer mais pour prendre votre élan. La mer est là « hantée
d’invisibles départs ». La mer se mêle au ciel. Elle se mêle à la terre. La
mer ne vous enferme pas. Elle vous aspire et vous ouvre l’horizon. Dessus
les mornes, dessus les toits de tôle, passent des voiles enthousiastes, des
oiseaux vont comme d’invincibles voiliers. Vous surprenez dans les yeux de
vos pères cette nostalgie de l’exil et ce désir d’envol, et vous les
transformez. Votre insularité est créole car elle n’enferme pas, elle ouvre et
vous emporte. Elle ravive la circulation des merveilles, et des pollens et des
possibles. L’île créole est ouverte. Elle est cousine des vents. Amie fertile
des pluies, des catastrophes et des cyclones. Étendue sans limites sur la mer,
elle est grande fille du monde. Sensible au grand mouvement qui va de par
le monde.

29

Après Éloges, cette terre natale se dissimulera dans vos œuvres. Elle le
fera le plus souvent à l’insu d’Alexis Léger, dans un miroitement
d’absences et de présences. Il faudra être de lecture vigilante pour voir, pour
comprendre, comment et combien, elle vous inspire, et structure votre
vision. Vous abandonnerez les références à vous-même, pour de grands
souffles mythiques voulus impersonnels. À présent, dites-vous, laissez-moi,
je vais seul.

30
Vos traits d’union, Perse, épellent l’indicible. Ils forcent le langage aux
remous du créole et du français. Le trait d’union est l’acte de prise en main
d’une langue, ou de langues qui accèdent sans orgueil aux étendues
nouvelles. Ils articulent le dit et l’indicible, le très réel et l’émerveille, le
très savant et l’intuition, le prononcé dedans l’imprononçable. Ils lient et
relient d’irréductibles divergences. Ils s’accommodent des incertains. Le
connu-inconnu y réinvente l’image et déclenche la vision toute nouvelle. Le
trait d’union est d’écriture créole.

31

Vous disiez, Perse, détester la lecture à haute voix, la poésie n’étant


faite que pour l’oreille interne. Il est sûr que la présence de la parole a incité
à déclamer vos vers. Leur rythme oral, leurs longues prosodies se prêtent
bien aux solennités déclamatoires qui les trahissent pourtant. Je pense que
l’on pourrait les lire, sur le mode de la méditation, cette parole que l’on
entend parmi les souffles des discrètes confidences, mais comme
d’immenses mouvements d’âme qui ne s’adressent qu’à celui qui murmure.

32

Dans La Gloire des rois : je vois le cheminement des désirs vers les
hauts asiles de graisse de la reine, cette jambe qui se soulève et qui fait don
du parfum de son corps, cette un-peu-humide et douce… Une sensualité
terrible, l’instinct, la démesure, toujours ardente, la ferveur…, tout cela rôde
entre ces idoles, ces princes, ces reines et ces héros, ces gens de race non
point débile mais puissante. L’énergie vitale se rassemble là, pour le grand
voyage conquérant vers le total du monde. Et l’homme marche, dites-vous,
dans ses songes et s’achemine vers la mer. Ou encore : Tous les chemins du
monde nous mangent dans la main. C’est l’en-allée vers Anabase.

33
Anabase. Je n’y vois pas une épopée de la colonisation, même s’il en a
les accents qu’auraient aimés vos pères, et les mêmes ingrédients. Anabase
épelle ce que vous croyez être la grandeur : la projection sur le monde ;
l’extension à l’infini de sa propre légitimité ; l’énergie précieuse de la
violence ; la tentative d’organiser et de dominer et les hommes et le monde ;
la solitude agissante dans une foule bien accordée aux ampleurs d’un projet.
Mais tout cela sera traversé par le doute, habité d’une errance qui cherchera
à dénombrer tout le Divers du monde. C’est le monde tout entier qui
deviendra, pour votre conquérant-poète, le matériau d’un inventaire. Mais,
malgré ce doute et cette errance, il restera conquistador. Vous ne vous
livrerez pas comme Segalen à ce monde qui s’ouvre en ses diversités
irréductibles : vous aurez encore souci de régenter. Seulement, cette régence
n’ouvre qu’à poésie somptueuse, qui sera votre façon d’une existence au
monde.

34

Perse, vous êtes conquistador mais dans une conscience autre. Vous
abordez le monde avec le désir d’une permanence et d’une unicité de l’Être.
Mais vous provenez du divers d’une créolité, vous éprouvez le trouble,
l’incertitude très mobile des créoles. Votre élan vers le monde, votre souci
de l’Universel, votre posture d’élévation, votre pluriel de majesté tentent de
cristalliser une essence hautaine. Vous savez qu’elle ne peut plus être
française ou bien occidentale. Alors, vous tentez de l’organiser en une
neuve immanence dans ce qui bouge, s’emmêle, se modifie sans fin. Ce
souci vous fait sortir du temps, des lieux, des cultures, de la géographie, il
vous amène à réinventer votre vie, à maîtriser votre apparence, à mettre en
scène votre œuvre dans les richesses du monde. Cet absolu vous hisse vers
une cristallisation voulue universelle, d’un Être impossible relié aux
troubles du Divers. Votre poésie clame l’émotion d’un existant-au-monde
tendu vers l’absolu d’un Être-au-monde inatteignable. C’est un beau
témoignage de nos consciences humaines qui cherchent, si
douloureusement le plus souvent, leurs équilibres dans l’inédit de la Pierre-
Monde.
35

Cet Anabase est un voyage vers le Divers du monde, comme il pourrait


être un voyage en vous-même, vers le Divers qui a présidé aux scènes de
votre naissance. Vous fondez au monde car le monde est nouveau, mais
vous fondez aussi en vous-même. Et cette fondation se poursuivra dans
Exil, dans Vents, et dans Amers, et dans Chronique. Mais cette fondation
sait que le système n’est plus de mise, que le monde n’est plus régentable,
qu’il ne faut pas se reposer, qu’il faut aller sans cesse. Vous vous réjouirez
aux descriptions de l’indomptable, des éléments premiers – vents, pluies,
mers, oiseaux. Des forces élémentaires qui peuplent nos genèses. Des forces
élémentales appelées aux tables noires d’un alchimiste qui tente encore le
principe d’une maîtrise du monde. C’est votre solitude visionnaire dans
l’action.

36

Le paysage d’Anabase est minéral. Terres chauves. Acides. Sables.


Vents chauds. Secs ascétiques. Argiles jaunes, pour vous si délicieuses.
Vous effacez les paysages, pour apurer le tranchant de cet acte, renforcer sa
grande intensité, éliminer l’esprit sédentaire, mais aussi pour fonder de
nouvelles luxuriances qui seront intérieures. Le sel lui-même devient fertile.
Perse, vous le savez, le paysage dépouillé à l’extrême laisse augurer de tous
les paysages, et les renforce en leurs évocations, et les épelle en leur
diversité. C’est là aussi, le Tout-Monde envisagé.

37

Vous êtes fasciné par l’Être, vous qui relevez d’un existant-au-monde.
Vous aimez les choses sèches, stériles, tranchantes. Le sel pour vous se
révèle fécond. C’est peut-être une manière d’épuiser le Divers qui
bouillonne en vous, de réduire cette profusion que vous pensez bréhaigne.
C’est dans l’épuration, la sobriété, la pureté primale des grands espaces que
le renouveau vous semble envisageable.
38

Perse, vous êtes créole dans vos impossibles. Votre œuvre sera créole
dans ses possibles : c’est-à-dire dans le tout-possible, l’Étant-au-monde, le
tout-imprévisible, qu’elle exprime, et qui se devine en présence, en
absences, en refus et abandons, et en énigmes ouvertes.

39

Je lis dans Anabase : et soudain ! apparu dans ses vêtements du soir et


tranchant à la ronde toutes questions de préséance, le Conteur qui prend
place au pied du térébinthe… Cette fondation d’Anabase renvoie à nos
propres fondations. Dans ce bouillonnement d’hommes, de races, de
violences que furent les plantations ; parmi ces miettes humaines privées
d’Être et de parole par le fait de dominer ou d’être dominées, va se lever
celui qui formulera le verbe de tous, qui nous fera parler ensemble. Celui-là,
c’est le conteur créole. Et la parole du Conteur, jaillie dans le Divers, est
toujours fondatrice. Elle emmêle et relativise. Elle dénombre à l’infini, non
pour régenter, mais pour lier et relier. En terre créole, c’est le conte qui est
fondateur, comme il est fondateur dans Anabase. Car sous le pied de
térébinthe, celui qui va parler se dresse plus essentiel à cette neuve
fondation que le verbe du conquistador ou celui du poète pris dans son
impossible. Cela aussi, Perse, vous l’avez deviné.

40

Saint-John Perse, me voici au terme de cette méditation. Je vois votre


sourire. Vous savez que le poème et votre œuvre encore plus échapperont
toujours à nos explications, et plus encore à mes méditations. Mais je les
pratique volontiers, de plus en plus, en votre compagnie. Pour le plaisir bien
sûr, pour la fréquentation d’une beauté ouverte, et pour me tenir en éveil
grâce aux échos inépuisables de ce vaste édifice. La Pierre-Monde
maintenant nous entoure. Nous devrons y vivre, et tout réinventer. Sans
système. Sans idéologie. Sans même une certitude. Il nous faut des postures
souples et de latérales disponibilités. Cela demande une conscience autre,
un autre regard sur nous-mêmes et sur notre présence sur cette terre. Votre
poésie a pressenti cela, elle qui nous offre à chaque étape de notre vie les
grandes pistes de l’envol, les vertiges stimulants, toujours non résolus, de
l’éveil.

Hommage rendu à Saint-John Perse, à Fort-de-France, 1995.


Récitation pour Ed

L’affectueuse révérence

Cher Maître, la lézarde du pays réel a traversé la contrée des rocailles,


notre vieille vallée des larmes, notre allée des soupirs, elle a connu sans
rémission le delta des ravages, l’océan des douleurs, puis de l’autre
connaissance du pays sans chapeau…

Mais la lézarde du pays rêvé n’a jamais quitté les mornes, elle n’a
jamais cessé d’arpenter les hauteurs où l’ombre et la lumière sont d’une
même intention, et jamais déserté la vigilance des cimes – c’est par cette
exigence qu’il lui a été donné d’irriguer le pays, en fondocs et racines, de
fréquenter le long secret des acacias, l’éternité des très vieux acomats, les
soifs de la rocaille du côté des Salines, et cette angoisse qui sert d’humus
aux bois sans chaînes des nègres marrons. Et c’est au vif de cette
topographie devenue éminente, ces cannes à sucre et ces vieilles cases, la
ruine des grandes usines, squelettes de Bitation, qu’elle a tramé une claire
vision du monde, qu’elle a ramené le monde à l’alchimie du lieu, qu’elle a
versé le monde aux circulations souterraines de l’igname et des bleutés de
la dachine, si bien que pas une seule poussière de ce petit pays, pas une
maille de ses misères ou de ses tragédies n’a pu nourrir le moindre
enfermement, un quelconque renoncement, toujours l’espérance la plus
haute, toujours le soleil même fragile de la plus haute conscience, et c’est
parce que son eau était de poésie, ses doums et ses bassins de poésie toute
pure, qu’elle a su faire vision, dégager des futurs, confier aux pupilles en
alerte le scintillement des avenirs.

La lézarde a aussi enfanté des poètes – t’a distingué poète – de Sainte-


Marie au Lamentin, des Salines au Diamant, elle a laissé des souvenirs et
toutes ces traces dont la fragilité forge la résistance, et dont la brièveté
éternise la durée, je vois, je vois l’émotion dans les hauteurs de Bezaudin là
où la case originelle a disparu, je vois cet amour du Lamentin au cœur des
flèches violettes, dans les panaches maintenant invisibles des longues
cheminées, je vois cette écoute attentive des usines (jadis féroces) avalées
par la rouille, je vois aussi la plage ardente qu’il fallait chaque matin
déchiffrer, et la confession du sable noir qui filtrait des volcans oubliés pour
renverser la blancheur des coraux, je vois les bains avec la chaussure bleue,
et le punch à préserver des mouches, le carême qui asphyxie le vieux
ventilateur, le poisson rouge à écailler pour le bon court-bouillon, et
j’entends encore cette célébration renouvelée du tinen et du djol polius,
cette justice toujours rendue aux bonda-man-jacques jaunes, et les colères,
les mauvaises fois, et l’amitié, et les indignations, et encore les colères, et
toujours l’amitié, et surtout cette tendresse exigeante, flagellante et toute
pleine d’oxygène, qui forçait le gibier à conserver le cap, sans une flatterie
ni un seul compliment, avec juste la manière du commandeur sublime.

Maintenant, cher Maître, j’ai l’impression qu’un acomat de cent mille


ans s’est effondré, qu’à Sainte-Marie, qu’au Lamentin, et qu’ici au
Diamant, et même dans chaque parcelle de cette fixe tragédie qu’est le pays
réel, un pan de paysage s’est laissé envahir par cette brume des déroutes
que craignent les pêcheurs, et qu’il y a une solitude irrémédiable qui
accable le guerrier – mais je sais aussi que wè mizè pa mô, que les vérités
meurent tandis que le vivant reste, et donc que l’acomat n’a jamais été aussi
puissant, sa grande livrée frémit déjà sous l’alizé de ces futurs qui nous sont
pour l’instant impensables, que les obscurités des paysages énigmatiques
vont désormais non pas se dissiper, non pas se dire ou même se dévoiler,
mais au contraire s’offrir à ces éblouissements très lents qui changent
l’imaginaire, et qui constitueront à coup sûr l’âme tutélaire de notre pays
rêvé. Tant de richesses nous ont été données. Tant d’humanité, de puissance
poétique, d’océans visionnaires, que nous n’avons en vérité perdu que
l’aptitude à en jauger l’ampleur, et que nous sommes plus que jamais
appelés à connaissance, à devenirs inarrêtables, entre sources et deltas, de
cette mer qui diffracte aux cheminements tremblants qu’offrent les
archipels.

C’est la grâce des poètes que de ne pas mourir. Leur poésie fascine
tous les espaces et conditionne le temps, elle leur offre le lit de ces feuilles
qui guérissent dont ils ont su le rêve, et ces petits hôtels où l’amour se
retire, et ces villes invisibles où l’errance fait soleil, et tout un monde tissé
comme une région nouvelle, une région de jeunesse, à même l’inextricable
du monde. Et comme ils ont vécu de cette célébration, que leur âme (ce très
pur souffle du rêve) était de poésie, qu’à chaque répit de la souffrance
filtrait la poésie, leur vie même s’est transmutée mythologie de poésie –
depuis le voyage initial par les descentes de Bezaudin, jusqu’aux guerres
anticolonialistes, l’avion pourri de Ben Bella, le couscous délavé par la
sueur, ces belles aux shorts serrés qui à Cuba portaient la mitraillette, et puis
Racine qui donnait la leçon et l’injure Ce n’est pas les Troyens mais c’est
Hector que l’on poursuit, tous ces récits et tous ces rires, et cette vigilance
qui savait s’indigner contre le retour incessant des ombres et des vieilles
barbaries. Poésie encore, poésie toujours, poésie jusqu’au bout, qui fait que
la jeunesse du poète n’est affectée d’aucune douleur ni altérée d’une
disparition. Son corps seul, son corps seul, comme un rempart, un bouclier
qui pleure et qui chante en même temps, et qui fait stèle en demeurant.

Il nous reste à lire les poèmes, tous les poèmes dont nous lestons nos
chairs, les lire dans toutes les langues, dans le concert des amitiés et des
langages, avec la complicité des musiciens et des conteurs, et la solennité
malicieuse des flambeaux. Et si c’est le point des tristesses, la virgule
insondable des douleurs, voici quand même venu le temps de la joie
poétique, cette foudre qui ne frappe qu’en amour et beauté, qui nous change
dans l’échange, et qui relie, et qui relaye, et qui relate infiniment.

Cher Maître, j’aimerais pouvoir chanter, et me trouver une allégresse,


et rire encore de la vallée des larmes, et ramener le comique de l’allée des
soupirs – mais il est quand même difficile d’envisager que plus personne ne
te verra filer un pas de biguine à la manière ancienne, ou marier le citron et
le sucre dans les cinquante degrés de la fraternité – là se trouve la grande
peine, là se tient la déveine la plus folle, celle qui n’a pas de paupières et
qui nous fixe maintenant – nous n’avons que la ressource d’en faire une
beauté,
et dès lors j’imagine la Lézarde…

… J’imagine la lézarde…

… elle dévale sans quitter les hauteurs, je vois ses eaux refléter les
magnolias de Faulkner, la rose de porcelaine qui jamais ne se brise, le
sourire de Paul Niger au-dessus de l’avion, l’impatience coléreuse de
Fanon, l’Annonciation considérable que signifie Césaire, ces Indes
inattendues qui surprirent Saint-John Perse, et le jasmin de Nedjma parmi
les acacias, et le coucher de soleil sur la femme du Diamant, je vois
Carthage et Carthagène, Wilfredo Lam dans sa jungle verticale, et Matta,
Cardenas et Ségui, et ce bon Segalen qui déchiffre l’errance, je vois même
Mycéa dont aucun mot n’a su nous rendre compte, et si le vent souffle, et
que l’arbre du voyageur commence à me parler, cet arbre que tu as
ressuscité lors du dernier cyclone, s’il te nomme on me l’a dit « âme vivante
du monde », et que tout un peuple de fromagers en assume l’écho, je leur
dirai qu’il est probable que tu refuses ce signe, mais que moi pour ma part,
j’ai fait la révérence depuis le premier jour, et que depuis je n’ai jamais
cessé, que la révérence a été affectueuse, et que maintenant comme pour les
temps qui viennent l’affection, toute l’affection, restera révérente.

Hommage prononcé lors de la veillée mortuaire d’Édouard


Glissant, à l’Anse Caffard, Diamant, février 2011.
Notes
Derniers vents
1. E. Glissant, La Cohée du Lamentin, Gallimard, 2005.
2. A. Césaire, « Ibis-Anubis », in Moi, laminaire, Seuil, 1982.
3. F. Noudelman, Une philosophie des affinités. Les airs de famille, Gallimard, 2012.
4. E. Glissant, La Case du commandeur, Seuil, 1981 ; Gallimard, 1997.
5. E. Glissant, Le Quatrième Siècle, Seuil, 1964 ; Gallimard, 1997.
6. E. Glissant, La Case du commandeur, op. cit.
7. E. Glissant, La Cohée du Lamentin, op. cit.
8. A. Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, revue Volontés n° 20, 1939 ; Pierre Bordas, 1947 ; Présence africaine, 1956.
9. Voir l’ensemble de l’œuvre d’Edgar Morin.
10. Ce mot « occidental » ne recouvre aujourd’hui véritablement qu’un projet qui va de la conquête du monde à la colonisation, à l’esclavage américain, à la formation
développée jusqu’au stade hystérique du grand système capitaliste – le tout largement explosé et imposé aux quatre coins du monde de manière transculturelle,
transcivilisationnelle.
11. A. Césaire, entretien avec Jacqueline Leiner, Tropiques. Collection complète 1941-1945.
12. A. Césaire, Moi, laminaire, op. cit.
13. E. Glissant, La Cohée du Lamentin, op. cit.
14. E. Glissant, La Cohée du Lamentin, op. cit.
15. E. Glissant, La Lézarde, Seuil, 1958 ; « Point », 1995.
16. François Cheng, Cinq médiations sur la beauté, Albin Michel, 2008.
17. Ils se disent African-American, donc d’abord et encore africains.
18. E. Glissant, Une nouvelle région du monde, Gallimard, 2006.
19. E. Glissant, Traité du Tout-Monde, Gallimard, 1997.
20. E. Glissant, La terre le feu l’eau et les vents. Une anthologie de la poésie du Tout-Monde, Galaade, 2010.

Carême
21. A. Césaire, Corps perdu (gravures de Picasso), Fragrance, 1950 ; rééd. Césaire et Picasso. Corps perdu, histoire d’une rencontre, HC éditions, 2011.
22. S.-J. Perse, « Étroits sont les vaisseaux », in Amers, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972.
23. Quand par hasard plusieurs cultures ou plusieurs langues se retrouvent sur un Territoire, cela s’opère selon des fragmentations agressives et des juxtapositions
conflictuelles de petits absolus.
24. S.-J. Perse, « Mer de Baal, mer de mammon », in Amers, op. cit.
25. E. Glissant, Tout-Monde, Gallimard, 1993.
26. S.-J. Perse, « Pour fêter une enfance » in Éloges, in Œuvres complètes, op. cit.
27. E. Glissant, Sartorius, Gallimard, 1999.
28. A. Césaire, « Passages », in Moi, laminaire, op. cit.
29. E. Glissant, Une nouvelle région du monde, op. cit.
30. E. Glissant, Le Discours antillais, Seuil, 1981 ; Gallimard, 1997.
31. E. Glissant, Philosophie de la Relation, Gallimard, 2009.
32. S.-J. Perse, « Neiges », in Exil, Œuvres complètes, op. cit.
33. E. Glissant, entretien avec Télérama, février 2011.
34. S.-J. Perse, Chronique, in Œuvres complètes, op. cit.
35. E. Glissant, Introduction à une poétique du divers, Gallimard, 1963
36. E. Glissant, L’Intention poétique, Seuil, 1969 ; Gallimard, 1997.
37. E. Glissant, La Cohée du Lamentin, op. cit.
Roussi
38. E. Glissant, Introduction à une poétique du divers, op. cit.
39. A. Césaire, « La poésie est cette démarche qui, par le mot, l’image, le mythe, l’amour et l’humour, m’installe au cœur vivant de moi-même et du monde » (au
congrès de philosophie de Port-au-Prince, 1944).
40. A. Césaire, « Bucolique », in Ferrements, Seuil, 1960, 1991.
41. S.-J. Perse, Oiseaux, in Œuvres complètes, op. cit.
42. S.-J. Perse, Chronique, in Œuvres complètes, op. cit.
43. A. Césaire, « Transmission », in Moi, laminaire, op. cit.
44. A. Césaire, « J’ai guidé du troupeau la longue transhumance », in Moi, laminaire, op. cit.
45. S.-J. Perse, « Poème à l’étrangère », in Œuvres complètes, op. cit.
46. La Case du commandeur, op. cit.
47. S.-J. Perse, « Langage que fut la poétesse », in Œuvres complètes, op. cit.
48. E. Glissant, La Cohée du Lamentin, op. cit.
49. E. Glissant, Le Quatrième Siècle, op. cit.
50. Ibid.
51. S.-J. Perse, Anabase, in Œuvres complètes, op. cit.
52. A. Césaire, Moi, laminaire, op. cit.

Premières pluies
53. A. Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit.
54. E. Glissant, Tout-Monde, op. cit.
55. S.-J. Perse, Exil, in Œuvres complètes, op. cit.
56. E. Glissant, Introduction à une poétique du divers, op. cit.
57. S.-J. Perse, Anabase, in Œuvres complètes, op. cit.
58. E. Glissant, entretien avec Télérama, février 2011.
59. E. Glissant, Traité du Tout-Monde, op. cit.
60. E. Glissant, La Cohée du Lamentin, op. cit.
61. A. Césaire, « Parole due », in Ferrements, op. cit.
62. S.-J. Perse, Anabase, in Œuvres complètes, op. cit.
63. Ibid.
64. E. Glissant, Le Discours antillais, op. cit.
65. A. Césaire, « Pour saluer le Tiers Monde », in Ferrements, op. cit.
66. E. Glissant, Le Discours antillais, op. cit.
67. S.-J. Perse, Vents, in Œuvres complètes, op. cit.
68. E. Glissant, La Lézarde, op. cit.
69. S.-J. Perse, Vents, in Œuvres complètes, op. cit.
70. S.-J. Perse, Exil, in Œuvres complètes, op. cit.
71. A. Césaire, « À la mémoire d’un syndicaliste noir », in Ferrements, op. cit.

Saison-pluies
72. S.-J. Perse, Strophes, in Œuvres complètes, op. cit.
73. A. Césaire, « De forlonge », in Corps perdu, op. cit.
74. A. Césaire, « C’est le courage des hommes qui est démis », in Ferrements, op. cit.
75. E. Glissant, Malemort, Seuil, 1975 ; Gallimard, 1997.
76. S.-J. Perse, Amers, in Œuvres complètes, op. cit.
77. A. Césaire, Les Armes miraculeuses, Gallimard, 1946, 1970.
78. Ibid.
79. A. Césaire, « Délicatesse d’une momie », in Soleil cou coupé, Éditions K, 1948.
80. S.-J. Perse, « Mer de Baal, mer de mammon », op. cit.
81. S.-J. Perse, Pluies, in Œuvres complètes, op. cit.
82. A. Césaire, « La pluie », in Soleil cou coupé, op. cit.
83. E. Glissant, Traité du Tout-Monde, op. cit.

Avents
84. A. Césaire, « Les pur-sang », in Les Armes miraculeuses, op. cit.
85. A. Césaire, « Torpeur de l’histoire », Moi, laminaire, op. cit.
86. A. Césaire, « Rumination de caldeiras », Comme un malentendu de salut, in La Poésie, Seuil, 1994.
87. A. Césaire, « Aux îles de tous vents », in Ferrements, op. cit.
88. A. Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit.
89. A. Césaire, « Millibars de l’orage », in Cadastre, Seuil, 1961.
90. A. Césaire, « Rocher de la femme endormie », in La Poésie, op. cit.
Crépuscules
91. A. Césaire, Les Armes miraculeuses, op. cit.
92. S.-J. Perse, Chronique, in Œuvres complètes, op. cit.
93. A. Césaire, « Solide », in La Poésie, op. cit.
94. A. Césaire, « Élégie », in Corps perdu, op. cit.
95. A. Césaire, « Ne pas se méprendre », in Moi, laminaire, op. cit.
96. A. Césaire, Moi, laminaire, op. cit.
97. E. Glissant, Traité du Tout-Monde, op. cit.
98. A. Césaire, « Transmission », in Moi, laminaire, op. cit.
99. A. Césaire, « Genèse pour Wifredo », in Moi, laminaire, op. cit.
100. A. Césaire, « Foyer », in Moi, laminaire, op. cit.
101. A. Césaire, « Saccage », in Moi, laminaire, op. cit.
102. E. Glissant, Traité du Tout-Monde, op. cit.
103. A. Césaire, « Banal », in Moi, laminaire, op. cit.
104. A. Césaire, « Faveur », in Moi, laminaire, op. cit.
105. A. Césaire, « Maillon de la cadène », in Moi, laminaire, op. cit.
106. A. Césaire, « Algues », in Moi, laminaire, op. cit.
107. A. Césaire, « Pour un cinquantenaire », in Comme un malentendu de salut, op. cit.
108. E. Glissant, L’Intention poétique, op. cit.
109. A. Césaire, « Parole due », in Ferrements, op. cit.
110. E. Glissant, « Aimé Césaire, la passion du poète », Mediapart, 2008.

LES HOMMAGES
111. A. Césaire, « Léon Gontran Damas, feu sombre toujours », in Moi, laminaire, op. cit.
112. A. Césaire, « Tombeau de Paul Éluard », in Ferrements, op. cit.
113. A. Césaire, « Millibars de l’orage », in Cadastre, op. cit.
114. Cahier d’un retour au pays natal, op. cit.
115. A. Césaire, « Vertu de lucioles », in La Poésie, op. cit.
116. A. Césaire, « Les pur-sang », in Les Armes miraculeuses, op. cit.
117. in Tropiques, collection complète, éditions Jean-Michel Placé, 1978.
118. A. Césaire, « Épactes », in Moi, laminaire, op. cit.
119. A. Césaire, Moi, laminaire, op. cit.
120. A. Césaire, « Chemin », in Moi, laminaire, op. cit.
121. A. Césaire, « Tombeau de Paul Éluard », in Ferrements, op. cit.

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