(Brill's Plato Studies, 12) Nicolas Zaks - Apparences Et Dialectique - Un Commentaire Du Sophiste de Platon (2023, Brill Academic Pub)

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Apparences et dialectique

Brill’s Plato Studies Series

Editors

Gabriele Cornelli (Brasilia, Brazil)


Gábor Betegh (Cambridge, United Kingdom)

Editorial Board

Beatriz Bossi (Madrid, Spain)


Luc Brisson (Paris, France)
Michael Erler (Würzburg, Germany)
Franco Ferrari (Salerno, Italy)
Maria do Ceu Fialho (Coimbra, Portugal)
Mary-Louise Gill (Providence, USA)
Debra Nails (Michigan, USA)
Noburu Notomi (Tokyo, Japan)
Olivier Renaut (Paris, France)
Voula Tsouna (Santa Barbara, USA)

volume 12

The titles published in this series are listed at brill.com/bpss


Apparences et dialectique
Un commentaire du Sophiste de Platon

Par

Nicolas Zaks

LEIDEN | BOSTON
The Library of Congress Cataloging-in-Publication Data is available online at https://catalog.loc.gov
LC record available at https://lccn.loc.gov/2022044675

Typeface for the Latin, Greek, and Cyrillic scripts: “Brill”. See and download: brill.com/brill-typeface.

ISSN 2452-2945
ISBN 978-90-04-53306-6 (hardback)
ISBN 978-90-04-53308-0 (e-book)

Copyright 2023 by Nicolas Zaks. Published by Koninklijke Brill NV, Leiden, The Netherlands.
Koninklijke Brill NV incorporates the imprints Brill, Brill Nijhoff, Brill Hotei, Brill Schöningh, Brill Fink,
Brill mentis, Vandenhoeck & Ruprecht, Böhlau, V&R unipress and Wageningen Academic.
Koninklijke Brill NV reserves the right to protect this publication against unauthorized use. Requests for
re-use and/or translations must be addressed to Koninklijke Brill NV via brill.com or copyright.com.

This book is printed on acid-free paper and produced in a sustainable manner.


– Mais, avant tout, prenons bien garde à un accident qui pourrait
nous arriver !
– Et lequel ? m’écriai-je.
– C’est, reprit-il, de devenir des “misologues”, comme il y en a qui
deviennent “misanthropes”. Il n’est pas possible en effet, ajouta
Socrate, qu’il arrive à quelqu’un pire accident que de prendre en
haine les raisonnements.
Platon


οὐ γὰρ ἅπας λόγος ἐκ ῥημάτων καὶ ὀνομάτων σύγκειται, οἷον ὁ τοῦ
ἀνθρώπου ὁρισμός …
Aristote


Table des matières

Remerciements xI
Avertissement xii

Introduction 1

1 Prologue 8
1 Premières répliques 8
2 Les multiples apparences du philosophe 13
3 La question de Socrate à l’étranger 17
4 Le cadre de l’argumentation 23

2 La méthode de division et le paradigme du pêcheur à la ligne 27


1 L’insuffisance des noms et la nécessité d’un accord sur la
chose même 27
2 Pratique de la méthode et nécessité d’un paradigme 30
3 La division des techniques : première approche théorique de la
méthode de division 34
4 La définition de la pêche à la ligne 42

3 Les six premières définitions du sophiste 50


1 L’erreur de Théétète ou le pouvoir des noms 50
2 Première définition : le chasseur de jeunes gens riches et de
bonne réputation 51
3 Deuxième, troisième et quatrième définitions : le sophiste
comme commerçant 56
4 Cinquième définition : le sophiste comme éristique 58
5 Sixième définition : la réfutation socratique 61
5.1 Production, art de trier et dialectique 61
5.2 Purification des vices de l’âme et premières divisions
de l’enseignement 65
5.3 La réfutation socratique 72
6 Récapitulatif 81

4 De l’antilogique à la production de phantasmes 85


1 De l’antilogique à l’apparence de science 85
2 Mimétique et production de phantasmes 92
2.1 Le basculement vers la mimétique 92
viii Table des matières

2.2 La différence entre production de copies et production


de phantasmes 97
3 Conclusion : vers le cœur du dialogue 101

5 La réplique du sophiste 104


1 Introduction 104
2 La défaite de l’étranger contre le non-être … et la chute
de Parménide 109
2.1 Premier argument 110
2.2 Deuxième argument 112
2.3 Troisième argument 114
3 Les activités du sophiste et leurs liens avec le non-être 116
3.1 L’image 117
3.2 Jugements et énoncés faux 122
4 Conclusion 123

6 Le langage négligent des mythologues 125


1 Les trois demandes de l’étranger 125
2 La critique du langage mythique, ou : du langage à adopter
en philosophie 128
3 La mise au jour des contradictions 131
3.1 Le problème du nombre des êtres 132
3.1.1 La critique des pluralistes 132
3.1.2 La critique des monistes 133
3.1.2.1 L’être, l’un et leurs noms 134
3.1.2.2 L’être, l’un et le tout 137
3.2 Le problème de la qualité des êtres 142
3.2.1 La gigantomachie 143
3.2.2 Conditions de l’examen des deux factions 145
3.2.3 L’examen des géants réformés 147
3.2.4 L’examen des amis des formes 154
3.2.4.1 Amendements nécessaires pour faire accepter
l’ὅρος aux amis des formes 160
3.2.4.2 Amendements nécessaires pour prolonger
l’ὅρος dans le reste du dialogue 161
3.3 Reprise de la discussion : les exigences du philosophe 164
3.4 L’aporie finale 167
4 Conclusion 171
Table des matières ix

7 Le coup de force ontologique de l’étranger 175


1 Introduction 175
2 Les tard-venus 176
3 La possibilité du mélange 180
3.1 Première possibilité : l’absence de tout mélange 181
3.2 Deuxième possibilité : le mélange intégral 186
4 La description de la dialectique 188
4.1 Introduction 188
4.2 Les genres-voyelles, les genres responsables de la division et l’unité
de la science dialectique 189
4.3 Le discernement adéquat du dialecticien 194
4.4 Pourquoi la description de la dialectique est-elle si difficile ? 201
4.5 La science des hommes libres 203
5 L’être n’est pas 205
5.1 Les cinq très grands genres 206
5.1.1 Introduction des cinq très grands genres 206
5.1.2 Le changement et la stabilité diffèrent de l’autre et du
même 208
5.1.3 Preuve de la distinction entre le même et l’être 212
5.1.4 Preuve de la distinction entre l’autre et l’être 213
5.1.4.1 Première phase de l’argument 215
5.1.4.2 Deuxième phase de l’argument 220
5.1.4.3 Troisième phase de l’argument 221
5.2 Les possibilités de communication du changement : vers le
non-être de l’être 224
5.2.1 La puissance de communication du changement avec
les quatre autres très grands genres 224
5.2.2 Interlude : Platon isole-t-il la notion d’existence dans le
Sophiste ? 229
5.2.3 Reformulation des résultats atteints
précédemment 234
5.2.4 L’être n’est pas 243
6 Le non-être est 245
6.1 Le fonctionnement sémantique de la négation 245
6.1.1 L’annonce d’une double perspective
sur le non-être 246
6.1.2 Le problème de la prédication négative 248
6.1.3 Retour à l’expression « non-être » et transition 252
6.2 La forme du non-beau 254
x Table des matières

6.2.1 Qu’est-ce que le non-beau ? 254


6.2.2 Le non-beau est autant que le beau 258
6.3 Généralisation aux expressions de type « non-y » 261
6.4 Les deux définitions du non-être 262
6.4.1 Lectures analogiques et « généralisantes » des deux
définitions du non-être 262
6.4.2 La convergence des interprétations analogiques et
« généralisantes » du non-être 265
7 Conclusion : trois problèmes dans le résumé 267

8 Enoncés et jugements faux 273


1 Prélude : le problème de la συμπλοκὴ τῶν εἰδῶν 274
1.1 Les solutions proposées par les commentateurs 274
1.2 La distinction entre logos dialectique et logos doxique 280
2 La nouvelle tâche à venir 286
3 La définition du logos 291
4 Logos vrai et logos faux 299
4.1 Tout logos est le logos de quelque chose 299
4.2 La description de la vérité et de la fausseté du logos 301
4.3 La généralité des explications fournies par l’étranger 310
5 La fausseté des opinions et des apparences 314
6 Conclusion 319

9 La capture du sophiste 323


1 Transition, ou : de l’utilité d’avoir une bonne mémoire
pour philosopher 323
2 La dernière définition du sophiste 331
2.1 Production divine et production humaine 331
2.2 La production des choses mêmes et la production d’images 336
2.3 La production de copies et de phantasmes 342
2.4 S’instrumentaliser soi-même pour produire des phantasmes 344
2.5 L’imitation savante et la doxomimétique 347
2.6 Le doxomime naïf et le doxomime ironique 350
2.7 L’orateur populaire et le sophiste 352
2.8 Récapitulatif 354

Conclusion 357
Bibliographie 365
Index nominum 377
Index locorum 383
Remerciements

Cet ouvrage constitue une version remaniée de ma thèse de doctorat consa-


crée au Sophiste de Platon. Mes premiers remerciements vont à Sylvain
Delcomminette, qui a dirigé ma thèse. Sans sa disponibilité exceptionnelle,
sa confiance, ses encouragements, ses relectures minutieuses, et nos innom-
brables conversations, mon projet n’aurait jamais pu aboutir.
Je remercie également tous les membres de mon jury de thèse dont les com-
mentaires et les observations m’ont permis d’améliorer mon texte. Merci en
particulier à Lesley Brown pour son compendium de remarques critiques grâce
auquel j’ai pu éviter certaines erreurs et certaines simplifications. Toutes les
erreurs qui demeurent me sont bien évidemment imputables.
J’ai beaucoup appris du « MPhil » que j’ai effectué à l’Université de Cambridge
en 2012-2013. Je remercie les membres de la Faculty of Classics, et tout parti-
culièrement David Sedley, qui a supervisé mon travail lors de mon séjour à
Cambridge, d’avoir complété ma formation en me fournissant les outils intel-
lectuels nécessaires pour faire de la recherche en philosophie ancienne.
Pendant l’élaboration de ma thèse et lors de la révision de l’ouvrage, j’ai eu la
chance de bénéficier du soutien financier du Fonds de la recherche scientifique
belge (FNRS), de la Research Foundation – Flanders (FWO), de la Fondation
Wiener-Anspach et du Fonds David et Alice Van Buuren. Merci aux membres
décisionnaires de ces institutions de m’avoir permis d’effectuer mes recherches
en toute liberté.
Dans mon travail sur la version finale du manuscrit, j’ai été guidé par les
commentaires critiques, les demandes de précision ainsi que les suggestions
bibliographiques et stylistiques des deux rapporteurs anonymes pour la col-
lection « Brill Plato Studies ». Qu’ils soient ici remerciés pour leur lecture
attentive.
D’un point de vue plus personnel, je remercie mes parents pour leur sou-
tien indéfectible. Je suis particulièrement redevable à mon père d’avoir traqué
les fautes d’orthographes dans une bonne partie du texte, et ce sans jamais se
départir de son humour. Je tiens également à remercier Sébastien Richard, qui
m’a initialement encouragé à entreprendre un doctorat. Le long processus de
maturation de mes idées sur le Sophiste a été rythmé et inspiré par la fréquen-
tation de mes amis proches. Merci en particulier à Simon, Gaspard, Lucien, aux
Adriens, à Lucie et à Laura.
Avertissement

Sauf indication contraire, les œuvres de Platon sont citées d’après l’édition
des Platonis Opera publiée dans la collection « Oxford Classical Texts » par
E.A. Duke, W.F. Hicken, W.S.M. Nicoll, D.B. Robinson et J.C.G. Strachan pour le
T. I (Oxford, 1995) et par J. Burnet pour les T. II-V (Oxford, 1900-1907).
Pour les traductions du Sophiste en français, nous avons travaillé avec les
ouvrages suivants :
– L. Robin, Platon : Œuvres complètes II, Traduction nouvelle et notes, avec
la collaboration de M.-J. Moreau pour le Parménide et le Timée, Paris,
Gallimard, 1950 ;
– A. Diès, Platon : Œuvres complètes. Tome VIII – 3e partie : Le Sophiste, Notice,
texte et traduction, Paris, Les Belles Lettres, 1923, 3e éd. 1955 ;
– N.-L. Cordero, Platon : Le Sophiste, Traduction inédite, introduction et notes,
Paris, GF Flammarion, 1993 ;
– L. Mouze, Platon : Le Sophiste, Introduction, traduction et notes, Paris, Le
Livre de Poche, 2019 ;
ainsi qu’avec les traductions contenues dans :
– M. Dixsaut, Platon et la question de la pensée. Études platoniciennes I, Paris,
Vrin, 2000 ;
– F. Teisserenc, Le Sophiste de Platon, Paris, Presses universitaires de France-
Centre national d’enseignement à distance, 2012.
Nos emprunts à ces traductions sont indiqués par un appel de note en bas de
page. Nous signalons également lorsque, par souci d’uniformisation ou en rai-
son d’une divergence d’interprétation, nous nous sommes permis de modifier
plus ou moins largement ces traductions.


Certaines sections de cet ouvrage ont été publiées sous forme d’articles :
– « À quel logos correspond la ‘sumplokè tôn eidôn’ du Sophiste ? », Revue de
philosophie ancienne, 34, 2016, pp. 37-59.
– « Science de l’entrelacement des formes, science suprême, science des
hommes libres : la dialectique dans le Sophiste 253b-254b », Elenchos, 38,
2017, pp. 61-81.
– « Socratic elenchus in the Sophist », Apeiron, 51, 2018, pp. 371-390.
Merci aux éditeurs de ces différentes revues d’avoir autorisé la réutilisation de
ces publications sous une forme différente dans le présent ouvrage.
Introduction

Comment vivre quand le temps fane ou révèle la beauté, quand la relati-


vité des contextes historiques, politiques et culturels ébranle les convictions
morales les plus profondes, quand les paradigmes scientifiques se succèdent
ou s’affrontent ? Le langage et la pensée sont-ils aussi intrinsèquement contra-
dictoires que ne l’est l’expérience ? Parler, est-ce seulement exploiter les
con­tradictions pour mieux convaincre et séduire ? Y a-t-il une façon de penser
et de désirer qui ne soit pas en proie aux désillusions qu’inflige l’expérience ?
Ces questions fondamentales animent tous les dialogues de Platon : qu’il
s’agisse de penser une beauté qui ne soit pas soumise à la variété des points de
vue (Hippias Majeur), une façon d’argumenter qui évite au langage de tourner
à vide (Euthydème), une piété et une amitié dont la coutume ne dicte pas les
lois (Euthyphron, Lysis) ou encore un type de bonheur irréductible à l’hédo-
nisme, à l’injustice et à la loi du plus fort (Gorgias, République). Toutefois, au
sein de l’œuvre de Platon, le Sophiste possède un statut particulier, puisque,
dans ce dialogue, l’affrontement toujours recommencé entre Socrate et les
sophistes laisse place à une tentative d’établir et de distinguer les conditions
de possibilité mêmes de la philosophie et de la sophistique. Dans le Sophiste,
Platon envisage en effet le contraste entre la vérité que désire le dialecticien et
le charlatanisme des sophistes non plus in media res, mais sous un point de vue
pour ainsi dire « transcendantal » : il cherche à montrer comment, malgré l’in-
terdit parménidien relatif au non-être, il est possible à la fois de connaître des
idées qui, chacune, ne sont pas toutes les autres et de dire et de penser quelque
chose de faux, c’est-à-dire de dire et de penser le non-être. Aussi, pour diffé-
rencier la philosophie de ses contrefaçons, pour déterminer si et comment la
pensée et le langage peuvent emprunter une autre voie que celle de la contra-
diction, la lecture du Sophiste semble naturellement s’imposer.
Peut-être trouvera-t-on un tel projet contestable : pourquoi relire ce
dialogue deux fois millénaire ? N’a-t-il pas livré tous ses secrets à l’effort inter-
prétatif des nombreux commentateurs qui se sont donné pour tâche de le
comprendre ? On peut d’abord répondre en soulignant que, dans le monde
des études platoniciennes francophones, la situation concernant le Sophiste
n’est pas exactement à l’abondance : depuis les thèses d’Auguste Diès et de
Jean-François Mattéi1, on trouve bien d’excellents articles sur le sujet, mais

1 Voir Diès [1909] (1963) ; Mattéi (1983).

© Nicolas Zaks, 2023 | doi:10.1163/9789004533080_002


2 Introduction

ceux-ci restent peu nombreux2. Qui plus est, nous ne disposons que d’un seul
commentaire systématique du dialogue, paru récemment3. Cependant, si la
littérature secondaire francophone sur le Sophiste n’est pas encore saturée et
s’accommode bien d’une nouvelle discussion, on ne peut en dire autant des
études anglophones. Seth Benardete rapporte que, selon une bibliographie
des études platoniciennes pour les années 1958-75, cent dix-huit titres étaient
rattachés au Sophiste4. Étant donné la prolifération de la littérature secondaire
ces dernières décennies, ce nombre n’a cessé d’augmenter depuis5. Comme, en
outre, l’anglais s’est généralisé comme lingua franca du monde académique,
la question de la justification de cet ouvrage demeure : pourquoi, malgré le
nombre d’articles et d’ouvrages parus dans le monde anglo-saxon, vouloir
écrire, fût-ce en français, sur le Sophiste ?
La raison est que, d’après nous, ces ouvrages et articles manquent une dis-
tinction fondamentale qui constitue la véritable clé de voûte de la différence
entre philosophie et sophistique selon Platon. Depuis le Ménon, dans lequel
Socrate affirme que la différence entre savoir et opinion vraie figure parmi
les rares choses qu’il sait (Ménon 98b1-5), jusqu’au Timée, où Timée justifie la
distinction ontologique entre sensible et intelligible en se fondant sur la dis-
tinction épistémologique entre l’opinion et l’intelligence (Timée 51b6-52a7), en
passant par la fin du livre V de la République, qui voit Socrate faire de « ce qui
est totalement » l’objet de la connaissance et de « ce qui participe de l’être et
du non-être » l’objet de l’opinion (République V, 476e6-480a13), la volonté de

2 La plupart sont recueillis dans Aubenque (1991). Voir aussi Dixsaut (2000), 175-309 ; Dixsaut
(2001b), 151-230 ; les deux études d’O’Brien (1995) ; ainsi que les articles de Fronterotta
(1995), (2008), (2019) ; Gavray (2006) ; Teisserenc (2007), (2007b), (2008) ; Ledesma (2009) ;
et Nercam (2012).
3 Teisserenc (2012), qui reprend et développe ses articles précédents (voir notre bibliographie).
Voir aussi Teisserenc (2010) dont toute la deuxième partie est consacrée à la question des
rapports entre langage et image dans le Sophiste et le Politique. Il faut également ajouter les
ouvrages de Lafrance (1981), Soulez (1991) et de Vasiliu (2008) dont les perspectives diffèrent
toutefois de celle d’un commentaire au sens strict et qui par ailleurs ne tiennent pas compte
de la totalité du dialogue. Nous avons également tenu compte de la lecture du Sophiste pro-
posée par Mouze (2020).
4 Benardete (1984), xi.
5 Voir les bibliographies impressionnantes de Notomi (1999) et de Crivelli (2012). Parmi ces
publications récentes, signalons en particulier Brown [1986] (1999) et Crivelli (2012) (qui
s’inscrit lui-même dans le sillage de Frede (1967)). Les remarques de Lesley Brown sur la syn-
taxe du verbe « être » en grec ancien (εἶναι) constituent, avec la thèse dont il va être question
dans un instant, l’un des fondements de notre interprétation du dialogue, voir chapitre 5,
Introduction et chapitre 7, Interlude. Quant au travail inégalable de reconstruction et de syn-
thèse de la littérature secondaire effectué par Paolo Crivelli, il nous a également beaucoup
aidé et inspiré.
Introduction 3

maintenir distinctes l’opinion (même vraie) et la connaissance, le jugement et


la science ne faiblit jamais dans l’œuvre de Platon6. Nous soutenons que cette
volonté reste également présente dans le Sophiste et que, loin d’oublier que la
science et l’opinion diffèrent, Platon maintient dans ce dialogue une différence
entre, d’une part, la dialectique, c’est-à-dire la science suprême (République
VII, 534e2-535a2 ; Sophiste 253c4-5), et, de l’autre, les apparences, c’est-à-dire
les jugements ou les opinions mélangés avec des sensations (264a4-7, b1-2).
Nous tenterons en outre de montrer que cette distinction, qui se décline sous
de nombreuses modalités, résout, ou plus exactement dissout, les problèmes
exégétiques les plus difficiles du dialogue, qu’il s’agisse du problème de la
multiplicité des définitions du sophiste, de l’absence d’une ontologie pour
la prédication dans le coup de force de l’étranger contre Parménide (que cette
prédication soit affirmative ou négative), ou encore du type de logos condi-
tionné par l’entrelacement des formes entre elles7.
Mais si cette distinction est aussi capitale que nous le suggérons, com-
ment expliquer qu’elle ait pu échapper à la vigilance des commentateurs ? La
difficulté, comme c’est souvent le cas chez Platon, provient du fait que la dif-
férence entre dialectique et apparences est moins explicitement thématisée
que mise en œuvre et pratiquée tout au long du dialogue. Pour renouer avec
le sens profond de cette pratique, il convient par conséquent de suivre pas à
pas le texte de Platon. Or, la plupart des commentateurs ne procèdent pas de
la sorte. Ils ont plutôt tendance à négliger une bonne partie du Sophiste pour
se focaliser sur son « cœur » argumentatif, voire sur la partie constructive de
ce cœur. D’après l’articulation traditionnelle, le Sophiste est en effet composé
d’une coque et d’un cœur8. La coque (216a1-236d4, 264b11-268d5) est consacrée
à une définition du sophiste comme producteur de phantasmes verbaux. Le
cœur (236d5-264b10) traite des conditions de possibilité de cette définition :
Platon y démontre, par le biais d’une enquête sur l’être et le non-être, que les
apparences, les opinions et les énoncés faux sont possibles. Coque et cœur com-
portent en outre chacun une partie aporétique recensant les difficultés liées à
la définition du sophiste (216a1-236d4), à l’être et au non-être (236d5-251a4), et
une partie constructive résolvant ces difficultés (251a5-264b10, 264b11-268d5).

6 Voir également Banquet 202a2-10 ; Phèdre 248b4-5 ; Politique 301b1-3 ; Philèbe 58e4-59d6.
7 Ce projet a été inspiré par une fréquentation prolongée des travaux de Monique Dixsaut
(à ceux déjà cités dans la n. 2, il convient d’ajouter Dixsaut [1985] (2001) et de ceux de Sylvain
Delcomminette (2000) et (2006)). Cependant, Monique Dixsaut ne montre pas comment
la distinction entre savoir et opinion constitue un principe de lecture systématique du
Sophiste et Sylvain Delcomminette ne se concentre pas sur le Sophiste, mais sur le Politique et
le Philèbe. Dixsaut (2022) paraît au moment où nous corrigeons les épreuves et n’a donc pas
pu être intégré à notre discussion.
8 Voir par exemple Gomperz (1905), 592 ; Diès [1923] (1955), 267 ; Crivelli (2012), 1.
4 Introduction

Or si cette articulation traditionnelle peut être acceptée pour sa commodité et


suivie en première analyse, elle ne doit pas masquer la nécessité, pour l’inter-
prète soucieux de comprendre la spécificité de la dialectique, d’accorder une
attention égale à toutes les parties du dialogue en vue de mettre au jour l’unité
profonde qui les relie9.
Une telle approche est en tout cas conforme à la vision qu’avait Platon de
ses propres écrits. Dans le Phèdre, il fait dire à Socrate qu’un discours est com-
parable à un être vivant : les parties d’un discours doivent s’accorder entre elles
et à la totalité que forme ce discours, comme c’est le cas pour les différents
membres d’un être vivant (voir Phèdre 264c2-6 et 268d3-5). Platon lui-même
semble ainsi nous mettre en garde contre une interprétation de ses dialogues
qui en isolerait une partie aux dépens des autres. Bien plus, la recherche de
cohérence interne au dialogue s’accorde avec le sens même de la pratique dia-
lectique et permet de renouer avec elle. Dans les pages qui suivent, nous ferons
en effet l’hypothèse que, pour Platon, le critère de validité de la connaissance
dialectique relève moins de l’adéquation avec l’expérience que de la cohérence
de la pensée de celui qui connaît10. Si cette hypothèse s’avère exacte, ce que
nous tenterons de montrer progressivement, il en résulte qu’en élaborant une
interprétation parfaitement cohérente du Sophiste, l’interprète expérimente
précisément ce que signifie « connaître » d’après ce dialogue. Ainsi, le proces-
sus interprétatif lui-même, du moins quand il est compris comme recherche
de cohérence et d’unité interne, contribue à révéler le sens véritable de la
pratique dialectique ainsi que sa différence avec l’acte consistant à juger et
à opiner.
Allons plus loin. Si la cohérence de la pensée a bien l’importance qu’on lui
suppose, il est possible d’étendre le principe de cohérence interne du Sophiste
à toutes les œuvres qui y sont dramatiquement rattachées, puis finalement à
tous les dialogues de Platon. Cette extension du principe de cohérence implique

9 Voir particulièrement la description et la pratique de l’elenchus socratique aussi bien dans


la partie aporétique de la coque du dialogue (chapitre 3, Récapitulatif) que dans son cœur
(chapitre 6, Conclusion), ainsi que les liens entre la méthode de division et le rapport
entre les très grands genres (chapitre 7, Les genres-voyelles … et La puissance de communi-
cation du changement avec les quatre autres très grands genres).
10 Dans des publications récentes, Beere (2019) et Peramatzis (2020) reconnaissent éga-
lement le rôle que jouent les notions de cohérence et d’irréfutabilité (conçue comme
absence de contradiction entre des opinions) dans la conception platonicienne de la
vérité telle qu’elle se manifeste dans le Sophiste. Comme nous le verrons, la spécificité de
notre interprétation est de soutenir que cette cohérence intervient au premier chef entre
les idées entrelacées dans un logos dialectique et seulement de manière dérivée entre des
opinions, voir notamment chapitre 3, Purification des vices de l’âme et premières divisions
de l’enseignement ; chapitre 7, La science des hommes libres.
Introduction 5

des droits et des devoirs méthodologiques. Les devoirs consistent à expli-


quer comment le Sophiste est relié aux dialogues avec lesquels il forme une
trilogie dramatique : nous montrerons ainsi comment le Sophiste hérite des
problèmes laissés en friche dans le Théétète et comment il prépare certains
développements du Politique. Les droits résident dans la possibilité d’utiliser
un passage d’un autre dialogue pour éclairer ou expliquer un passage problé-
matique du Sophiste, ce que nous nous permettrons de faire occasionnellement
dans cet ouvrage, surtout dans les premiers chapitres. Il convient toutefois de
préciser qu’une telle méthode ne peut en aucun cas remplacer une interpré-
tation interne du dialogue, mais seulement la compléter, en permettant de
mieux situer les questions abordées par rapport à la pensée de Platon dans son
ensemble. Une telle façon de procéder fait de nous ce que l’on appelle parfois,
dans le monde des études platoniciennes, un « unitarien », non pas cependant
au sens où nous considérerions que Platon se serait contenté de répéter la
même chose tout au long de son œuvre sans jamais changer d’avis11 ou aurait
déjà en tête le plan du Sophiste au moment d’écrire l’Ion12, mais simplement au
sens où l’œuvre de Platon nous paraît moins marquée par une série de ruptures
radicales – comme le supposé abandon de la « théorie classique des formes »,
de l’auto-prédication ou de la fonction paradigmatique des idées – que par
un approfondissement progressif d’une ligne de pensée cohérente. Une telle
approche nous paraît du moins plus féconde d’un point de vue exégétique,
comme nous espérons le montrer dans la suite de ce texte.
Sur le plan méthodologique, nous procéderons donc à un commentaire sys-
tématique du Sophiste sous l’hypothèse d’une continuité et d’une cohérence à
la fois interne et externe du dialogue et de la pensée de Platon en général. Nous
suivrons ainsi pas à pas la logique argumentative du texte : après avoir examiné
en détail la conversation introductive du dialogue et mis au jour sa dimension
programmatique (chapitre 1), nous commencerons par réfléchir, à partir du
paradigme de la pêche à la ligne, aux principes guidant la méthode de division
(chapitre 2). Si l’application de cette méthode au sophiste sera l’occasion d’une
première approche de la différence entre dialectique et apparences (chapitre 3),
les difficultés liées à la nature même du sophiste nous contraindront à bas-
culer vers le paradigme de la mimétique et, avec lui, vers les difficultés qui
constituent le cœur ou le noyau du dialogue (chapitre 4). Nous verrons com-
ment, après avoir montré l’incohérence des apparences sur l’être et le non-être
qui guident les spéculations de ses prédécesseurs (chapitres 5 et 6), Platon,

11 C’est la façon dont Owen [1966] (1986), 202 caricature la position « unitarienne ».
12 Quoique les deux dialogues ne soient pas sans point commun, voir chapitre 7, Qu’est-ce
que le non-beau ?
6 Introduction

par l’intermédiaire de l’étranger d’Elée, l’interlocuteur principal du dialogue13,


opère un coup de force contre l’ontologie parménidienne qui garantit à la dia-
lectique son logos (chapitre 7), tout en rendant possible, moyennant certaines
adaptations, les apparences, les énoncés et les jugements faux (chapitre 8). La
fausseté rendue possible, l’étranger pourra in fine retourner à sa division de
la mimétique et capturer le sophiste (chapitre 9).
Avant de nous plonger dans ce commentaire, il faut prévenir une objection
possible à notre projet. En nous concentrant uniquement sur la cohérence
interne du dialogue et sur la façon dont la distinction entre dialectique et
apparences s’y déploie, on pourrait nous reprocher d’avoir négligé d’évaluer,
depuis un point de vue externe, la « vérité » de ce dialogue. Autrement dit, on
pourrait nous reprocher d’avoir travaillé en pur historien de la philosophie et
non en philosophe. Ce reproche paraît injustifié.
D’abord parce que Platon considérait la dialectique, c’est-à-dire la science
du philosophe, comme la science suprême (République VII, 534e2-535a2 ;
Sophiste 253c4-5), ce qui implique qu’il n’y a pas, d’après lui, de point de vue ou
de science « méta-dialectique » ou « méta-philosophique ». Si Platon a raison,
cela signifie que l’interprète de ses dialogues lui-même ne peut les commenter
depuis un point de vue « méta-dialectique » à partir duquel il pourrait en éva-
luer tranquillement la vérité. Bien sûr, il est possible que Platon ait tort au sujet
de la nature de la dialectique, mais supposer qu’un philosophe a tort paraît
un présupposé herméneutique contestable pour comprendre ce qu’il a à nous
dire. Mais il y a plus. Que peut bien signifier « évaluer la vérité » du Sophiste ?
De la même manière qu’il est problématique de se questionner sur la place de
la notion d’existence dans le Sophiste sans se questionner au préalable sur ce
que signifie « exister »14, il est contestable d’exiger d’évaluer la vérité d’un texte
sans définir ce qu’on entend par « la vérité ». Or, nous l’avons dit, nous ferons
l’hypothèse selon laquelle le critère de la vérité de la connaissance tient, chez
Platon, à la cohérence interne de la pensée de celui qui connaît et du logos qui
exprime cette pensée, plutôt qu’à l’adéquation avec l’expérience15. Par consé-

13 Certains commentateurs (par exemple Rosen (1983) ; Benardete (1984) ; Gonzalez (2009))
tentent de distinguer la position de l’étranger d’Elée de celle de Socrate, voire de celle de
Platon lui-même. Nous chercherons à montrer qu’il n’y a pas lieu de supposer de telles
distinctions et que l’étranger d’Elée est bien un authentique philosophe (voir particuliè-
rement chapitre 1, La question de Socrate à l’étranger).
14 Voir chapitre 5, Introduction ; chapitre 7, Interlude.
15 Si Hestir (2016), particulièrement pp. 212-218, nie également que Platon présente une
conception robuste de la vérité-correspondance dans le Sophiste, il estime néanmoins
que, dans le dialogue, la vérité demeure une propriété qui s’attribue primordialement à
des énoncés ou des jugements sur la base de la possibilité d’une combinaison des formes.
Or, nous montrerons dans cet ouvrage que la vérité des énoncés et des jugements (qu’elle
Introduction 7

quent, si la vérité est bien de l’ordre de la cohérence, montrer que le Sophiste est
cohérent revient, à strictement parler, à montrer qu’il est vrai, au moins selon
la conception de la vérité qu’il suppose lui-même. Loin d’impliquer la dissocia-
tion de la tâche d’historien de la philosophie et de philosophe, l’interprétation
d’un dialogue de Platon selon la ligne que nous venons de caractériser annule
cette distinction. Finalement, plus encore que de proposer une « nouvelle »
interprétation du Sophiste fondée sur la distinction entre juger et connaître,
l’objectif de ce livre est de restituer la spécificité de la philosophie telle que
la concevait et la pratiquait Platon, conception et pratique radicalement
étrangères au partage moderne des tâches d’historien de la philosophie et de
philosophe.
soit interprétée comme correspondance robuste ou faible) doit être soigneusement
distinguée de la vérité qui s’exprime dans les logoi dialectiques, dont le critère est la cohé-
rence interne et qui seule présuppose la combinaison des formes. Voir en particulier,
chapitre 8, La distinction entre logos doxique et logos dialectique ; chapitre 9, L’imitation
savante et la doxomimétique.
Chapitre 1

Prologue

Entamons notre commentaire par une lecture du prologue du Sophiste. Dans un


premier temps, nous analysons les premières répliques du dialogue. Celles-ci
fournissent l’occasion de présenter le cadre et les personnages tout en s’inter-
rogeant sur le rapport entre la forme dramatique du Sophiste et son contenu
argumentatif. Ensuite, nous abordons l’épineux problème des apparences sous
lesquelles se présente le philosophe. Ce problème nous conduit immédiate-
ment à la question fondamentale du dialogue. Ces deux étapes permettent de
dégager les deux thèmes fondamentaux du Sophiste ainsi que son programme
philosophique. La dernière partie est consacrée au cadre argumentatif au sein
duquel ce programme est mené à bien.

1 Premières répliques

En ouverture du Sophiste, Théodore déclare : « Nous voici, Socrate, fidèles au


rendez-vous convenu hier » (216a1-2)1. Qu’a-t-il été convenu hier ? Sur quel
fond notre dialogue débute-t-il ?
La réponse à ces questions se trouve à la fin du Théétète où l’on apprend
que Socrate doit se rendre au Portique du Roi pour répondre à l’accusation que
Mélétos a intentée contre lui. Il quitte alors Théodore et Théétète avec qui il
vient d’avoir un entretien, non sans leur avoir fixé un rendez-vous tôt le len-
demain matin (Théétète 210d2-4). C’est à ce rendez-vous que fait référence
Théodore au début du Sophiste. Le Sophiste paraît donc se présenter comme
la suite immédiate du Théétète. Ce lien dramatique signale non seulement que
le Sophiste hérite des questions non résolues dans le Théétète, en particulier
celles de la définition de la science et de la fausseté de l’opinion (pour cette
dernière question, voir Théétète 187c3-200d4), mais il suggère également que
notre dialogue fait partie du livre (βιβλίον) qui, dans le monde fictionnel du
Théétète, est censé avoir été composé par Euclide de Mégare d’après les indi-
cations de Socrate et nous être lu par l’esclave d’Euclide pendant la majeure
partie du Théétète (Théétète 142a1-143c8)2. Plus encore, la référence interne du

1 Traduction Diès [1923] (1955), 301.


2 Voir Rudebusch (1990), 600. Dans ces jeux de miroirs compliqués que décrivent les prolo-
gues platoniciens, Pachet (1968), 39 se demande si le petit esclave d’Euclide n’est pas Platon
lui-même.

© Nicolas Zaks, 2023 | doi:10.1163/9789004533080_003


Prologue 9

Sophiste au Théétète nous invite d’emblée à nous interroger sur le statut com-
plexe des procédés narratifs et mimétiques que les dialogues de Platon mettent
en œuvre, ainsi que sur le rapport entre ces procédés et le contenu philoso-
phique des dialogues. Or, comme bien souvent chez Platon, les personnages
eux-mêmes nous offrent des outils théoriques pour conduire correctement ces
interrogations.
Dans le livre III de la République, Socrate opère une distinction théorique
importante : il distingue la narration (διήγησις) simple, au sein de laquelle l’ins-
tance autoriale reste nettement distincte de ce qu’elle relate, et la narration
mimétique au sein de laquelle, par la suppression des débrayeurs fictionnels
intervenant entre les répliques (μεταξύ), l’instance autoriale s’efface der-
rière les personnages de son récit, ou plutôt du dialogue qu’elle donne à lire
(République III, 392d2-394c6). Alors que la narration simple est utilisée dans
les dithyrambes, la narration mimétique est l’outil privilégié dans la tragédie et
la comédie (République III, 394b9-c3).
L’intérêt de cette distinction est qu’elle peut être appliquée aux écrits de
Platon. Ainsi, alors que dans la République, Platon maintient tout de long la
voix du narrateur – lui-même fictif (Socrate) – entre les répliques des prota-
gonistes, dans le Théétète, il décide explicitement de la supprimer (Théétète
143b5-c6), adoptant dès lors une narration mimétique. Le Sophiste, dont on
vient de voir qu’il constitue la suite immédiate du Théétète, adopte lui aussi un
mode de narration mimétique, qui le rapproche par conséquent de la forme de
la tragédie et de la comédie. Or, ce rapprochement entre la forme du Sophiste
et celle des tragédies et comédies comporte des conséquences normatives
importantes sur la méthodologie à respecter pour interpréter correctement
ce dialogue.
De prime abord, une telle proximité entre la forme du Sophiste et celle des
tragédies et comédies semble en effet justifier une approche dramatique du
Sophiste, d’après laquelle il ne faudrait pas faire de distinction tranchée entre le
contexte littéraire du dialogue (par exemple, le choix et la caractérisation des
personnages, des lieux) et son contenu philosophique : puisque les dialogues
de Platon sont formellement indissociables d’une œuvre d’art, il faudrait les
traiter comme telles3. Toutefois, si cette approche est parfaitement légitime
lorsqu’elle se comprend comme une injonction à prêter attention à tous les
détails, fussent-ils infimes, qui constituent le contexte du dialogue4, elle paraît

3 Cette approche a été notamment développée par les élèves de Leo Strauss, voir par exemple
Rosen (1983), 1.
4 Il est ainsi bien plus intéressant de considérer les invocations aux dieux qui parsèment les
dialogues comme des symptômes révélateurs de l’importance du moment dans l’écono-
mie du texte, que de les tenir pour anecdotiques et ne pas s’y arrêter, voir par exemple la
remarque de Rosen (1983), 101 au sujet de 221d8-9. Voir aussi tout le travail de Strauss (1975)
10 Chapitre 1

moins probante quand elle prête aux personnages et circonstances fictionnels


du dialogue la capacité de déterminer causalement le sens philosophique qui
en émerge5. Pour les tenants de cette interprétation, tout se passe comme si,
indépendamment du dialogue que l’on va lire, tel personnage disposait d’une
opinion ou d’une méthode qu’il expose ensuite dans le dialogue et qui est
valide ou non pour le problème qui est posé. Par exemple, on lit le Sophiste
à partir du remplacement de Socrate par l’étranger et on essaie de montrer
comment la méthode de l’étranger échoue à résoudre le problème de la dif-
férence entre philosophie et sophistique tel qu’il est circonscrit par Socrate6.
Mais si le choix d’un personnage détermine a priori sa position ou les limites
de ce qu’il peut dire, le dialogue se transforme en une suite de monologues
juxtaposés au sein desquels et entre lesquels plus rien ne se passe, ni pour les
personnages, ni pour le lecteur. La conséquence paradoxale de l’approche dra-
matique est qu’elle finit, en renvoyant le sens philosophique du dialogue dans
un contexte qui le précède, par en gommer la constitution dialogique, interro-
gative et hypothétique. Cette remarque ne signifie pas qu’il faille faire comme
si l’apparition de l’étranger était inessentielle, mais plutôt qu’il faut parvenir à
expliquer cette apparition, comme d’ailleurs tout élément narratif, depuis l’in-
térieur de l’interprétation du dialogue et dans son mouvement même7. C’est ce
que nous allons tenter de faire dans ce chapitre.
Les interlocuteurs du Sophiste sont les mêmes que ceux du Théétète :
Socrate lui-même ; Théodore, un géomètre originaire de Cyrène (Théétète 143b8,
143d1)8 ; Théétète, que Théodore estime être son meilleur élève et qui, par
son visage, ressemble à Socrate9 ; le jeune Socrate, condisciple de Théétète et
homonyme du maître de Platon (218b1-5 ; Théétète 147d1-2) ; et d’autres ado-
lescents qui assistent à la conversation, sans mot dire (217d6, 237c1-2). Mais
Théodore n’est pas venu seul au rendez-vous fixé hier, il a amené avec lui un
« certain étranger », originaire d’Elée (216a2-3), qui restera anonyme durant
tout le dialogue. Qui est cet étranger ?

sur Les Lois. L’approche dramatique est en outre en accord avec Platon lui-même quand elle
insiste sur l’unité organique que recèle tout dialogue (Phèdre 264c2-6, 268d3-5).
5 C’est la critique, à notre sens justifiée, que Dixsaut [1985] (2001), 34-35 adresse à cette
approche.
6 C’est la perspective adoptée par Gonzalez (2009), 52-60.
7 Pour tout ceci, voir la mise au point de Delcomminette (2000), 15-18.
8 En Politique 257b5-6, Théodore invoque Zeus Ammon, qui apparaissait sur le monnayage de
Cyrène, en Afrique du Nord. Sur cette invocation, voir Benardete (1984), II. 69.
9 Pour l’éloge de Théétète par Théodore, voir Théétète 143e4-144d6. Théétète étudie avec
Théodore les mathématiques (Théétète 145c7-d3) et est un élève brillant (Théétète
147d4-148b5).
Prologue 11

Traditionnellement, on comprend que Théodore affirme que cet étranger


est un compagnon ou un disciple de Zénon et Parménide (ἑταῖρον δὲ τῶν ἀμφὶ
Παρμενίδην καὶ Ζήνωνα [ἑταίρων]) et que c’est tout à fait un philosophe (μάλα
δὲ ἄνδρα φιλόσοφον, 216a3-4). D’un point de vue philologique, cette façon de
comprendre le texte oblige à supprimer, pour éviter la redondance, un second
ἑταῖρων, au génitif pluriel, pourtant attesté dans tous les manuscrits du texte
grec10. Toutefois, il est également possible de lire que l’étranger d’Elée est autre
que les compagnons de Zénon et Parménide (ἕτερον δὲ τῶν ἀμφὶ Παρμενίδην
καὶ Ζήνωνα ἑταίρων). L’étranger vient d’Elée et à ce titre, peut-on supposer, il
est familier des doctrines philosophiques qui s’y développent, mais il n’est
lui-même pas un compagnon de Parménide et Zénon, il est autre qu’eux, tout
en étant véritablement un philosophe. Une telle lecture, en accord avec le
codex Vindobonensis 21, semble plus satisfaisante, car elle permet de main-
tenir le second ἑταῖρων, attesté dans tous les manuscrits, tout en introduisant,
dès la première réplique du dialogue, le terme « autre », qui joue un rôle fon-
damental dans l’analyse que l’étranger consacre ultérieurement au non-être11.
Contrairement à la première option proposée, cette façon de lire permet en
outre de donner un sens à la particule contrastive que comporte la phrase qui
suit immédiatement (en 216a4) : l’étranger est autre que les compagnons de
Zénon et de Parménide, mais c’est cependant (δέ) tout à fait un philosophe12.
Enfin, si c’est bel et bien « autre » qu’il faut lire, on aurait alors deux termes fon-
damentaux annoncés dans la même réplique puisque l’origine géographique
de l’étranger se dit de la même façon (γένος) que les grands genres qui seront
étudiés au centre du dialogue, à partir de 254b813.
D’après Théodore, l’étranger est donc un philosophe venant d’Elée et
cependant distinct des disciples de Parménide. Comment Socrate, qui est le
destinataire de cette présentation, va-t-il y réagir ? Quelles implications y a-t-il
à nommer quelqu’un « philosophe » ?
Socrate réagit en s’interrogeant : plutôt qu’un étranger, Théodore n’amène-t-il
pas avec lui le dieu des étrangers, un dieu de la réfutation (θεὸς ὤν τις ἐλεγκτι-
κός) venu pour observer et réfuter (ἐλέγξων) Socrate et les autres membres
de la compagnie, eux qui sont de piètres raisonneurs (216a5-b6) ? Pour prendre

10 C’est, par exemple, la lecture de Robin (1950), 257 et de Diès [1923] (1955), 301. C’est
également le texte imprimé par la nouvelle édition Oxford des Platonis Opera, vol. 1
(= E.A. Duke, W.F. Hicken, W.S.M. Nicoll, D.B. Robinson, J.C.G. Strachan (eds) (1995), 385).
11 Voir chapitre 7, Le non-être est.
12 La lecture ingénieuse décrite dans ce paragraphe a été proposée par Cordero (1993), 281-
284, suivi par Gonzalez (2009), 95 n. 43 ; Teisserenc (2007), 9 ; et Delcomminette (2014),
535-536 n. 6.
13 Cf. Mouze (2019), 59-60 n. 4-5, 201 ; Mouze (2020), 71.
12 Chapitre 1

la mesure de l’importance de cette question dans l’architecture générale du


Sophiste, il faut immédiatement examiner la réponse qu’y apporte Théodore.
Celui-ci rétorque à Socrate que l’étranger est plus mesuré que les zélateurs
de l’éristique (μετριώτερος περὶ τὰς ἔριδας ἐσπουδακότων), que ce n’est pas du
tout un dieu mais qu’assurément, il est divin (θεῖος). D’ailleurs, poursuit-il,
c’est « divin » qu’il appelle tous les philosophes (216b7-c1 ; cf. République VI,
497c1-2). Cette réponse de Théodore comporte à la fois une vérité et une erreur
essentielles pour le Sophiste.
La vérité de la réponse de Théodore, qui est d’ailleurs reconnue par Socrate
(Καὶ καλῶς γε, ὦ φίλε, 216c2)14, tient dans l’association entre le philosophe
et le caractère divin. Nous aurons en effet l’occasion de voir qu’à plusieurs
reprises dans le Sophiste, Platon renvoie explicitement et implicitement à cet
axiome15. Cependant, la reconnaissance du caractère divin du philosophe par
Théodore est d’emblée mitigée par une confusion du mathématicien. Le fait
que Théodore réponde que l’étranger n’est pas un éristique montre en effet
qu’il n’a pas tout à fait compris ce que Socrate suggérait : celui-ci ne croyait
pas que l’étranger fût un éristique, mais il se demandait si ce n’était pas un
réfutateur16. La confusion que commet Théodore se révèlera quand l’étranger
établira une différence entre, d’une part, l’éristique comprise comme espèce de
lutte (ἀγωνιστική, voir 224e6-226a5) et, de l’autre, la réfutation comme espèce
de tri (διακριτική) et de purification (καθαρμός, καθαρτικόν, voir 226a6-231b9).
Car, même si l’éristique et la réfutation purificatrice seront présentées, dans la
suite du texte, comme deux apparences du sophiste, nous défendrons l’hypo-
thèse selon laquelle la réfutation purificatrice renvoie en réalité à la pratique
de Socrate lui-même, tandis que l’éristique constitue effectivement une façon
sophistique d’argumenter17. Si c’est bien le cas, alors Théodore, dès sa deuxième
réplique, confond la sophistique, sous l’espèce de l’éristique, et une façon de
philosopher, à savoir la réfutation socratique. Ainsi, bien qu’il reconnaisse
la nature divine du philosophe, Théodore ne semble pas capable de saisir la
différence entre la philosophie et l’éristique pratiquée par les sophistes18. Or

14 Ce point est noté par Delcomminette (2014), 534.


15 Voir chapitre 3, Première définition ; chapitre 4, De l’antilogique à l’apparence de
science et Mimétique et production de phantasmes ; chapitre 9, Production divine et pro-
duction humaine et L’orateur populaire et le sophiste ; et enfin 254b1 où le domaine du
philosophe est qualifié de « divin ».
16 Cf. Esses (2019), 296 ; Mouze (2020), 21, 46, 100, 161 ; Zaks (2021), 287-288.
17 Voir chapitre 3, Cinquième définition et La réfutation socratique.
18 Sur les limitations de Théodore en matière de philosophie, voir Théétète 146b3-4,
162b6-8 et Teisserenc (2012), 9. Voir aussi République VII, 531d9-e3. La « philologie » de
Théodore est toute ironique, lui qui regarde Socrate comme un sac à arguments (Théétète
161a7-b1).
Prologue 13

c’est précisément sur la difficulté de saisir la spécificité de la philosophie que


Socrate va à présent se pencher.

2 Les multiples apparences du philosophe

En rétorquant à Théodore que le genre (γένος) du philosophe n’est pas plus


facile à discerner ou distinguer (διακρίνειν) que le genre des dieux (216c2-4),
Socrate paraît en effet souligner discrètement la confusion du mathémati-
cien entre la réfutation et l’éristique, c’est-à-dire, d’après l’hypothèse que nous
venons de faire, entre la pratique socratique elle-même et celle des sophistes.
Reste cependant à déterminer d’où provient la difficulté à caractériser le genre
du philosophe. Deux raisons peuvent être avancées pour expliquer cette diffi-
culté : l’une est explicitement formulée par Socrate, l’autre est suggérée par le
vocabulaire qu’il utilise. Commençons par cette dernière.
Nous pouvons en effet remarquer que le terme grec utilisé par Socrate pour
désigner le discernement difficile à opérer dans le cas du philosophe, à savoir
διακρίνειν, renvoie clairement à l’art de trier (διακριτική), qui est lui-même
étroitement associé à l’art de diviser (διαιρετική, 226c3-919). Or, la science dia-
lectique, c’est-à-dire la science du philosophe, consiste précisément à diviser
d’après des genres (τὸ κατᾶ γένη διαιρεῖσθαι, 253d1-3)20. Ainsi, l’activité qui
consiste à distinguer ou discerner semble présupposer la compétence du phi-
losophe. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que le philosophe soit difficile
à distinguer : c’est qu’il faut déjà philosopher pour opérer des distinctions, ce
que le mathématicien Théodore ne fait précisément pas. Nous voyons s’instal-
ler ici une première version d’une « circularité herméneutique » concernant
la possibilité de définir le philosophe sur laquelle nous aurons l’occasion de
revenir dans la suite de ce chapitre21. En attendant, voyons de quelle manière
Socrate justifie explicitement son affirmation selon laquelle le genre du philo-
sophe est difficile à distinguer.
Il explique que les philosophes, lorsqu’ils vont de villes en villes, appa-
raissent diversement en raison de l’« ignorance des autres » (διὰ τὴν τῶν ἄλλων
ἄγνοιαν, 216c4-6). Cette explication, comme d’ailleurs la suggestion de Socrate
d’après laquelle l’étranger est un dieu réfutateur, fait référence à un passage du
dix-septième chant de l’Odyssée (comparer 216c4-6 avec Odyssée XVII, 486 et

19 En refusant la correction proposée par Herrmann (1998), 109-114 (Διακριτικά à la place de


Διαιρετικά en 226c3) adoptée par Duke et al. (1995), 401.
20 Sur cette formule, voir chapitre 2, La division des techniques.
21 Voir La question de Socrate à l’étranger ci-dessous.
14 Chapitre 1

216a6-b4 avec Odyssée XVII, 487), tout en introduisant une modification dans
le texte d’Homère. Chez Homère, ce sont les dieux qui vont de villes en villes
et deviennent toutes sortes de choses (παντοῖοι τελέθοντες). Dans la version que
Socrate donne de ce texte cependant, ce sont les philosophes qui apparaissent
diversement (παντοῖοι φανταζόμενοι) en raison de l’ignorance des autres (διὰ
τὴν τῶν ἄλλων ἄγνοιαν). Loin d’être bénigne, une telle modification permet
d’introduire un thème fondamental du Sophiste. Cependant, contrairement
à ce qu’une lecture hâtive pourrait suggérer, ce thème n’est pas celui de l’ap-
parence tout court, en tant qu’elle est opposée à l’essence, mais bien celui de
l’apparence fausse. En effet, si le changement de verbe, de τελέθοντες à φαντα-
ζόμενοι, est sans nul doute important, il ne permet pas à lui seul d’assurer que
le philosophe ne change pas de nature. Le philosophe pourrait en effet très
bien apparaître de multiples façons et véritablement se métamorphoser. C’est
en tout cas une possibilité envisagée par Socrate au sujet des dieux dans le
deuxième livre de la République : il se pourrait qu’un dieu qui apparaît sous de
multiples formes se transforme effectivement (République II, 380d1-4). Même
si cette hypothèse est immédiatement réfutée en raison de la perfection divine
(République II, 380d8-381e7), elle n’en demeure pas moins possible, comme
il est possible que le philosophe subisse effectivement les transformations
qu’il apparaît subir. L’ajout décisif par rapport au texte d’Homère concerne
par conséquent « l’ignorance des autres ». C’est elle qui assure que le philo-
sophe ne se transforme pas vraiment et que son apparence de transformation
est trompeuse. Mais sous quelle(s) apparence(s) trompeuse(s) le philosophe
apparaît-il exactement ?
Socrate explique que pour certains, les philosophes semblent (δοκοῦσιν) ne
rien valoir, alors que pour d’autres, ils valent tout. Il ajoute ensuite immédia-
tement qu’ils apparaissent (φαντάζονται) tantôt comme des politiques, tantôt
comme des sophistes, tantôt encore, à certains, ils donnent l’impression (δόξαν)
d’être complètement délirants (216c7-d2). Les multiples apparences du philo-
sophe s’organisent donc selon deux systèmes de classification différents. Le
premier prend en compte la question de la valeur des apparences, tandis que
le second mentionne seulement les « types » d’hommes que ces apparences
font voir. On pourrait être tenté de fournir le lien manquant entre ces deux
classifications en établissant quel type d’homme « vaut tout » et lequel ne
« vaut rien ». Néanmoins, il est possible que Socrate ne le fasse pas lui-même
pour l’excellente raison que ces jugements de valeur dépendent de celui qui
les pose. Par exemple, la venue de Protagoras à Athènes suscite l’enthousiasme
du jeune Hippocrate (Protagoras 310a8-311a1), alors qu’un Anytos considère les
sophistes comme un fléau et une peste (Ménon 91c1-5). Il convient donc de
préserver le mouvement du texte et de neutraliser la question de la valeur dans
Prologue 15

les apparences que prend le philosophe aux yeux de la foule. Notons cepen-
dant que cette neutralisation est seulement provisoire dans la mesure où, dès
le début du Politique, Socrate rappellera à Théodore l’écart de valeur entre le
politique et le sophiste (Politique 257a3-b8). Ce retour à la question de la valeur
ne peut toutefois avoir lieu qu’après le Sophiste, car le sophiste n’est plus alors
conçu comme une apparence du philosophe, mais bien comme un genre qui a
été clarifié et déterminé.
Indépendamment de la valeur respective du fou, du sophiste et du poli-
tique, il faut donc parvenir à déterminer, parmi ces apparences du philosophe,
laquelle est ou lesquelles sont trompeuse(s). Puisque ces apparences sont
le fait de l’ignorance de ceux qui ne sont pas philosophes (des « autres »), il
semble clair qu’elles sont toutes trompeuses. C’est bien d’ailleurs pour dis-
siper cette confusion que Socrate va dans un instant interroger l’étranger.
Cependant, avant d’examiner la façon dont cette interrogation est formulée,
il peut être utile de nuancer le caractère trompeur de deux de ces apparences.
De cette façon, nous pourrons faire apparaître le second thème fondamental
du sophiste, après celui de l’apparence fausse.
Si nous nous référons à la façon dont le philosophe est déterminé dans les
dialogues de Platon, nous pouvons en effet soutenir que, à strictement parler,
seule une des apparences du philosophe mentionnées dans le Sophiste est fausse.
D’après le Socrate du Phèdre en tout cas, la foule ne se trompe pas quand
elle estime que le philosophe délire, elle ne se trompe que parce qu’elle ne
comprend pas que son délire est divin. En tant qu’il est amoureux des formes
intelligibles, le philosophe est donc bien atteint d’une forme de folie (Phèdre
249c8-e4, 265e3-266b2). La question de la relation entre le politique et le
philosophe est plus complexe. Pour y voir plus clair, il faut revenir sur ce que
Socrate affirme dans le Sophiste juste avant d’expliquer comment apparaissent
les philosophes. D’après lui, les véritables philosophes regardent d’en haut la
vie des gens d’ici-bas (καθορῶντες ὑψόθεν τὸν τῶν κάτω βίον, 216c6-7). Or, cette
affirmation peut sembler surprenante lorsqu’on se remémore ce que Socrate
disait de Thalès dans le Théétète : celui-ci regardait si peu la vie des hommes
et la négligeait si bien qu’il tomba dans un puits (Théétète 174a4-b1). La digres-
sion du Théétète (Théétète 172c2-177c5) opposant le philosophe à l’homme du
monde s’articule d’ailleurs en partie autour de cette opposition entre le haut et
le bas, le lointain et le (trop) proche. Elle nous peint un philosophe vivant sur
les hauteurs, mais se montrant maladroit dès qu’il doit intervenir dans la vie
publique où le temps n’attend pas, dès qu’il doit réaliser une tâche aussi simple
qu’installer une couverture de voyage. Certes, si quelqu’un accepte de le suivre
là-haut, la situation s’inverse : ce qui était l’habileté de l’homme du monde
apparaît maintenant comme le masque d’une méprisable servilité et, sous la
16 Chapitre 1

maladresse du philosophe, se révèle sa véritable liberté (Théétète 175b8-176a1).


Néanmoins, cette inversion ne nous explique toujours pas pourquoi le phi-
losophe du Sophiste accepte de porter son regard sur la vie des hommes
« d’en bas ».
On pourrait estimer que Socrate est ici ironique et que, faisant du philosophe
une sorte de « donneur de leçons », il prépare les assimilations ignorantes de la
foule22. C’est possible, mais il semble étonnant que Socrate cherche à être iro-
nique au sujet de ce qu’il nomme les véritables philosophes (οἱ μὴ πλαστῶς ἀλλ’
ὄντως φιλόσοφοι, 216c6). Pour comprendre ce passage, rappelons d’abord que,
dans la République, Socrate mettait en garde contre une compréhension trop
littérale de la métaphore du haut et du bas. Il ne suffit en effet pas de tourner
ses yeux vers les étoiles pour commencer à regarder avec l’intellect. Seule la
science qui porte sur l’être et l’invisible permet de vraiment regarder vers le haut
(République VII, 528e6-529c3)23. En outre, toujours dans la République, Socrate
estimait qu’il faut aller contre la volonté de ceux qui, étant sortis de la caverne,
étant « en haut », ne veulent pas redescendre et gouverner. C’est précisément
parce qu’ils ne veulent pas redescendre et qu’ils méprisent le pouvoir qu’il faut
les obliger à redescendre et à gouverner : seul l’exercice du pouvoir sans pas-
sion du pouvoir ne risque pas de dégénérer en guerres intestines. En outre,
ayant vu la vérité sur le beau, le juste et le bon et après s’être réaccoutumés
à l’obscurité de la caverne (période d’adaptation qu’on peut faire correspondre à
la maladresse décrite dans la digression du Théétète), les philosophes y verront
dix mille fois plus clair, y compris sur les images que les prisonniers pensent
être leur réalité, dans la mesure où ils savent que ce sont des images et de quoi
elles le sont (République VII, 517d4-518b5 avec 519c7-521b11 et 539e2-540c9).
Socrate est donc cohérent avec lui-même quand il dit, dans le prologue du
Sophiste, que le regard du philosophe doit venir d’en haut, c’est-à-dire du dehors
de la caverne, pour se porter sur la vie concrète des hommes. Mais, à coup
sûr, ce regard ne perd pas le bénéfice de sa hauteur. Il transforme au contraire
la vie des hommes pour la rendre plus divine (République VI, 500e5-501c3).
Contraint de tourner son regard vers le bas et de gouverner les hommes, le phi-
losophe transforme ce qu’il voit en fonction de ce qu’il a vu. En un mot, contre
sa volonté indéniablement mais tout de même, il se fait politique.
Etant donné le devenir politique du philosophe décrit dans le République
et la caractérisation de la philosophie comme délire divin dans le Phèdre, la
seule apparence véritablement fausse du philosophe dont il est question dans

22 Cette interprétation est proposée par Nercam (2012), 4 et 14-15.


23 En termes hégéliens : il ne faut pas confondre l’édification et le discernement, cf. Hegel
[1807] (1997), 49-51.
Prologue 17

le Sophiste est donc son apparence de sophiste, et c’est bien en effet celle-là
que notre dialogue va examiner. L’intérêt principal de cette conclusion est de
montrer que même si le philosophe est un genre à part entière, il entretient des
relations avec au moins deux autres genres, celui du délire dont la philosophie
constitue une partie, et celui du politique avec lequel le philosophe doit finir,
contre sa volonté, par coïncider. Or la façon selon laquelle la philosophie est
un délire sans être tout le délire ainsi que la façon dont le genre du politique
et du philosophe peuvent coïncider constituent un excellent exemple des pro-
blèmes qui animeront une partie du cœur du Sophiste, à savoir ceux liés à une
communauté entre les genres24. Ainsi, après avoir vu émerger du prologue le
problème de l’apparence fausse, c’est maintenant l’autre thème fondamental
du Sophiste qui s’impose à nous, celui de la communauté des genres. Reste
encore à voir si le prologue annonce également la façon dont ces deux thèmes
seront articulés dans la suite du dialogue. Pour le déterminer, tournous-nous
vers la question posée par Socrate à l’étranger.

3 La question de Socrate à l’étranger

Après avoir exposé ses deux séries d’apparences, Socrate poursuit en disant
qu’il se réjouirait d’apprendre de l’étranger ce que « les gens de ce lieu » (οἱ
περὶ τὸν ἐκεῖ τόπον) pensaient de « ces choses » (ταῦθ’) et comment ils les nom-
maient. Théodore ne comprend pas ce que sont « ces choses ». Socrate précise
qu’il veut dire le sophiste, le politique et le philosophe. Théodore ne comprend
toujours pas exactement ce qui a suscité l’aporie de Socrate et ce qui lui a sug-
géré d’interroger l’étranger. Socrate lui explique alors finalement qu’il cherche
à savoir si « les gens de ce lieu » considéraient le philosophe, le sophiste et le
politique comme un ou comme deux ou si, de même qu’il y a trois noms (καθά-
περ τὰ ὀνόματα τρία), en distinguant trois genres (τρία καὶ γένη διαιρούμενοι), ils
attribuaient à chacun un nom (216d3-217a9)25.

24 Voir chapitre 7, L’être n’est pas et Le non-être est.


25 Il y a deux difficultés textuelles en 217a8-9. Premièrement, pour lire « en distinguant trois
genres » et non « divisant les trois genres » en 217a8, Campbell (1867), 8, en accord avec
certains manuscrits et suivi par la nouvelle édition Oxford, lit τρία καὶ γένη διαιρούμενοι
sans le τά devant γένη. Deuxièmement, afin d’obtenir un sens satisfaisant pour 217a9
(καθ’ ἓν ὄνομα ⟨γένος ? γένει ?⟩ ἑκάστῳ προσῆπτον ;) il semble qu’il faille soit, comme le
propose Schleiermacher, ne pas lire γένος (« ils attribuaient à chacun un nom ») soit,
avec Stephanus, lire γένει (« ils attribuaient à chaque genre un nom »), soit garder γένος
et suivre la traduction de Robin (1950), 258 (« en assignant, pour chacun, un genre en
rapport avec chaque nom »). Pour une discussion des difficultés posées par cette phrase,
voir Herrmann (1998), 111.
18 Chapitre 1

À première vue, la façon dont Socrate détermine les termes de la question


qu’il pose à l’étranger n’est pas très claire ou du moins pas assez claire pour
Théodore qui a besoin de deux précisions successives pour comprendre ce que
Socrate veut dire26. La difficulté principale est liée à l’interprétation de la péri-
phrase « les gens de ce lieu ». Quel est ce lieu et pourquoi l’avis de ses habitants
sur le sophiste, le politique et le philosophe intéresse-t-il Socrate ? Elée, d’où
est originaire l’étranger (216a3), semble être la réponse qui s’impose. En inter-
rogeant l’étranger sur ce que pensent les gens d’Elée, Socrate sous-entendrait
qu’il existe une différence entre ce que l’on pense à Elée des trois genres men-
tionnés et la confusion à ce sujet qui règne à Athènes27. Mais il est possible
d’aller plus loin28 en comprenant « ce lieu » comme la hauteur depuis laquelle
les véritables philosophes regardent la vie de ceux d’en bas (216c7). Nous avons
vu que cette hauteur renvoie à l’extérieur de la caverne, interprété par Socrate
lui-même comme lieu intelligible (République VII, 517a8-c6). Dans le contexte
mythique du Phèdre, ce lieu vers lequel, avant son incarnation et dans le sillage
du cortège d’un dieu, s’est élevé l’âme de celui qui deviendra philosophe est
caractérisé comme « lieu au-dessus du ciel » ou « plaine de la vérité », occupée
par « ce qui est réellement » (Phèdre 247c3-d129). Ce serait donc du point de vue
de ce que sont réellement les philosophes, les sophistes et les politiques que
Socrate voudrait que l’étranger l’entretienne. Suivant cette hypothèse, l’utilisa-
tion constante que Socrate fait de l’imparfait et non du présent pour formuler
sa demande30 pourrait renvoyer au temps mythique du Phèdre pendant lequel
l’âme de celui qui deviendra philosophe a contemplé ces réalités dont il peut,
après s’être incarné, avoir une réminiscence sous la forme d’une idée (Phèdre
249b6-c8). Quelques lignes plus loin dans le Sophiste (en 217b9), l’étranger dira
bien qu’il n’a pas oublié (οὐκ ἀμνημονειν) l’exposé qu’il a entendu sur la ques-
tion. Certes il s’agit ici d’avoir écouté plus que d’avoir vu, mais qu’il s’agisse de
vision ou d’écoute, si c’est bien la plaine de la vérité dont il est question, les
sens ne peuvent être qu’une métaphore de l’intelligence (Phèdre 247c6-8).
Si « les gens de ce lieu » sont bien les philosophes qui contemplent l’intel-
ligible, la question de Socrate à l’étranger sous-entend que ce dernier possède
une âme de philosophe, qu’il n’a pas oublié les réalités qu’il a jadis saisies
par son intellect et qu’il peut en avoir aujourd’hui une réminiscence sous la

26 Voir Nercam (2012), 5.


27 Voir Frede (1996), 147 et Notomi (1999), 22 n. 73.
28 Ce qui est sans doute souhaitable quand on se souvient que Socrate tient toute préci-
sion sur l’origine géographique d’un discours comme négligeable en regard de la vérité, cf.
Phèdre 275c1-3.
29 Pour l’expression « plaine de la vérité » (τὸ ἀληθείας πεδίον), voir Phèdre 248b6.
30 Cf. ἡγοῦντο, 217a1 ; ὠνόμαζον, 217a1 ; ἐνόμιζον, 217a7 ; προσῆπτον, 217a9.
Prologue 19

forme d’une idée. On pourrait certes objecter qu’il est malavisé de mobiliser le
contexte mythique du Phèdre ou de la République pour comprendre un passage
d’un dialogue qui ne comprend pas de tels mythes. C’est vrai, mais, même si
l’on en reste au Sophiste, l’étranger nous parle lui aussi d’un lieu ou d’une région
(τόπῳ, 253e7 ; χώρας, 254a9) auquel s’attache le philosophe et qui le rend diffi-
cile à voir en raison de sa brillance et de sa divinité : ce lieu, c’est l’être ou l’idée
de l’être (τῇ τοῦ ὄντος ἰδέᾳ, 254a8-9)31. C’est là une raison à notre sens décisive
pour comprendre que les « gens de ce lieu » sont bel et bien les philosophes et
que Socrate suggère que l’étranger, parce qu’il est capable de rendre compte du
point de vue des philosophes sur les trois genres en question, en est bien un
lui aussi32.
Mais n’est-ce pas cependant problématique de demander au philosophe
de juger de sa propre différence relativement au sophiste et au politique ?
Pour répondre à cette question, il faut d’abord préciser que la délimitation
des domaines respectifs de la philosophie et du sophiste ne se réduit pas à
une lubie du philosophe, mais qu’elle est au contraire rendue nécessaire par la
contestation qui règne autour de ce domaine et la menace d’intrusion que fait
peser toute une clique de prétendants33. Dans ce contexte d’un partage difficile
entre prétendants légitimes et illégitimes, les différentes citations de l’Odys-
sée qui parsèment le prologue prennent un sens nouveau et peuvent nous
conduire à considérer l’étranger du Sophiste comme un Ulysse philosophique
venu éliminer tous les prétendants qui épuisent les ressources de son palais,
c’est-à-dire l’être ou l’idée de l’être, et courtise sa Pénélope, la philosophie34.
En outre, le fait que le philosophe soit à la fois juge et partie cesse d’étonner
quand on anticipe la façon dont sa capacité est caractérisée ultérieurement
dans le dialogue, à savoir comme la capacité de diviser d’après les genres sans
confondre un genre avec un autre (253d1-3). Qui d’autre que celui qui divise
d’après les genres sans les confondre pourrait mieux répondre de la différence

31 Voir Delcomminette (2014), 537.


32 Rappelons en outre que Socrate avait déjà supposé que l’étranger est un dieu de la réfu-
tation (216b6) et que la réfutation est une espèce de l’art de trier, lui-même étroitement
associé à la division (226c3-9), c’est-à-dire à la dialectique, c’est-à-dire à la philosophie
(253d1-e5).
33 En Sophiste, 231a9-b1, une contestation entoure l’ὄρος, c’est-à-dire la definition ou frontière
des purificateurs, voir Delcomminette (2014), 540. En République VI, 495b8-496a10, un
forgeron nain et chauve marie la philosophie et engendre avec elle des sophismes. Sur les
prétendants légitimes et illégitimes chez Platon, voir Deleuze (1969), 292-307 et Dixsaut
[1985] (2001), 266.
34 C’est l’interprétation de Delcomminette (2014) qui rappelle que, dans l’Odyssée, l’étranger
par excellence n’est personne d’autre qu’Ulysse ! Il est suivi sur ce point par Mouze (2020),
172-173, 175.
20 Chapitre 1

entre les genres du sophiste, du politique et du philosophe (217a7-9) ? Plus


encore, si la possibilité de différencier le philosophe des autres genres sup-
pose la pratique de la philosophie, pratiquer la philosophie suppose que l’on
ait une idée, fût-elle confuse ou recouverte par l’oubli, de ce qu’est la philoso-
phie et de sa différence avec les autres genres. Réapparaît ici la « circularité
herméneutique » dont il avait déjà été question relativement à la possibilité
de définir le philosophe. Toutefois, loin qu’il faille considérer ce cercle comme
vicieux ou qu’il faille relativiser les propos de l’étranger pour y entrer35, il
s’agit au contraire de s’y engager convenablement pour en mesurer toute la
fécondité. Comme le dit explicitement Socrate dans le Philèbe, il est plus diffi-
cile de pratiquer la dialectique que de la montrer (Philèbe 16c1-2). Au fond, quel
que soit l’objet d’une enquête dialectique, l’important est de devenir meilleur
dialecticien en menant cette enquête (Politique 285d5-10). Plus on pratique
la dialectique, plus on devient dialecticien, plus apparaît clairement ce
qu’est la dialectique et ce qu’est celui qui la pratique. Et plus apparaît claire-
ment ce qu’est la dialectique, mieux on la pratique. En un mot, la philosophie
s’élucide en philosophant. En conséquence, même si, dès sa première inter-
vention, l’étranger répond à Socrate que ceux de son pays considèrent qu’il
y a trois genres différents (217b1-2), cela ne signifie pourtant pas nécessaire-
ment que Platon ait eu l’intention d’écrire le Philosophe après le Sophiste et le
Politique comme on le croit souvent36. S’il n’y a pas de dialogue explicitement
consacré au philosophe, comme c’est le cas pour le genre du sophiste et du
politique, s’il n’y a pas de thématisation explicite du philosophe, c’est peut-être
avant tout parce que le Sophiste, le Politique et, plus largement, tout dialogue
de Platon l’implique37.
Parvenus à ce stade, il est possible de déterminer plus profondément
comment cette implication se joue dans le Sophiste et, du même coup, de réor-
ganiser les différents thèmes que nous avons pu dégager du prologue. Nous
venons de nous accorder pour dire que c’est en philosophant que le philosophe

35 Comme le croit Nercam (2012), 5.


36 Par exemple, Cornford (1935), 168-169 rassemble les différents passages du Sophiste
et du Politique (Sophiste 253e7-8 et Politique 257a1-c5, 258a3-6) pouvant indiquer que
Platon avait l’intention d’écrire le Philosophe, mais estime ensuite que Platon a finale-
ment renoncé à écrire ce dialogue dans la mesure où il considérerait que la vérité ultime
ne peut s’écrire. Pour Cordero (1993), 213-214 n. 11, Platon n’a pas eu le temps d’écrire le
Philosophe, même si son projet était toujours valable.
37 Pour l’idée selon laquelle l’élucidation du philosophe se fait par la pratique de la phi-
losophie, voir (avec des variations importantes) Frede (1996), 149-150 ; Delcomminette
(2000), 336 ; Dixsaut [1985] (2001), 363 ; Heidegger [1924-25] (2001), 501-502 ; et Teisserenc
(2012), 15. Pour une perspective récente et stimulante sur ce Philosophe manquant, voir
Gill (2012).
Prologue 21

se différencie et que c’est en différenciant et en se différenciant qu’il philo-


sophe. Il ne faut toutefois pas confondre cette spécificité de l’élucidation du
philosophe avec l’idée selon laquelle Platon en donnerait une définition néga-
tive, en définissant d’abord le sophiste et en disant ensuite que c’est là ce qu’un
véritable philosophe n’est pas38. Comme on le verra, le Sophiste semble bien
plutôt suivre un raisonnement inverse : en philosophant avec l’étranger, on
tombe d’abord sur ce qu’est le philosophe, et ensuite seulement on peut exa-
miner suffisamment ce qu’est un sophiste (253c6-9).
Cette antériorité de la découverte du philosophe par rapport à l’élucidation
du sophiste correspond d’ailleurs à l’ordre, prescrit par Socrate dans le Théétète,
qui doit nécessairement être suivi pour saisir ce qu’est une opinion fausse.
Socrate y concluait en effet son enquête sur l’opinion fausse (ψευδῆς δόξα)
en disant que celle-ci ne pourra être connue avant d’avoir une conception
suffisante de la science (ἐπιστήμη, Théétète 200c7-d2). Or, la seule méthode
qui mérite véritablement le nom de science pour sa clarté est la dialectique
(République VII, 533c7-d6). D’autre part, nous verrons que la technique du
sophiste produit des opinions fausses dans nos âmes (240d2-5). C’est donc
non seulement la détermination du philosophe qui est préalable à celle du
sophiste, mais c’est également l’examen de la science du premier, c’est-à-dire la
dialectique, qui est préalable à la compréhension de ce que le second produit
chez ses auditeurs, à savoir l’opinion fausse ou le jugement faux.
En suivant cet ordre, il devient possible d’articuler les deux thèmes que nous
avons dégagés du prologue : l’apparence fausse et la communauté des genres.
En effet, il apparaitra que la dialectique se fonde elle-même sur la commu-
nauté des genres (259d9-260a7) et que les apparences fausses sont un type
d’opinions fausses (264a4-6 ; 264b1-2). Comme l’examen du philosophe et de
sa science précède celui du sophiste et des opinions fausses qu’il produit, il
suit bien que la question de la communauté des genres doit être traitée avant
la question de l’apparence fausse. Nous montrerons que c’est précisément
ainsi que l’étranger procédera et que les réponses qu’il apporte à ces questions
constituent la partie constructive du cœur du Sophiste39.
Nous n’en sommes toutefois pas encore là. Jusqu’à présent, l’étranger d’Elée
en est seulement à confirmer ce que Théodore, qui sert toujours d’intermé-
diaire entre Socrate et l’étranger, suppose : c’est sans réticence (φθόνος) ni
difficulté qu’il se dit prêt à répondre que ceux de son pays considéraient qu’il y
a trois genres, mais définir clairement (διορίσασθαι σαφῶς τί ποτ’ ἔστιν) ce qu’est
chacun d’eux, estime-t-il, c’est là une tâche qui n’est ni petite ni aisée. Théodore

38 Comme le croit Notomi (1999), 25.


39 Voir les chapitres 7 et 8 ci-dessous.
22 Chapitre 1

ne laisse pas l’étranger s’en tirer à si bon compte. Il informe Socrate du fait
qu’avant d’arriver au rendez-vous, la compagnie interrogeait déjà l’étranger sur
des sujets voisins de ceux que Socrate vient d’aborder. Déjà alors, l’étranger
prétextait les mêmes difficultés. Mais celles-ci ne sont que des prétextes, car
l’étranger reconnaît avoir entendu suffisamment parler du sujet et ne pas avoir
oublié (217a10-b9).
Cette séquence confirme et développe les résultats précédemment établis.
D’abord, l’absence de φθόνος (de jalousie, d’envie ou de réticence40) dans le
chef de l’étranger peut être interprétée comme un indice confirmant qu’il s’agit
bel et bien d’un véritable philosophe. Depuis le Phèdre en effet, on sait que les
dieux ne sont pas envieux (Phèdre 247a7). Dès lors le philosophe, en tant qu’il
est divin (216b8-c2) et à la différence de tous les autres hommes (l’envie est une
douleur de l’âme humaine, Philèbe 48b8-10), peut lui aussi être conçu exempt
d’envie41. Le fait que l’étranger ne soit pas non plus enclin au φθόνος dans la
présente circonstance pourrait donc servir à indiquer au lecteur que l’étranger
partage un trait propre aux êtres divins que sont les véritables philosophes.
Ensuite, l’interrogation de Socrate portant sur la différence entre les trois
genres est immédiatement interprétée par l’étranger comme impliquant qu’il
faille les définir42. La tâche de la dialectique consistant à diviser (διαιρούμενοι,
217a8) est donc indissociable de celle consistant à définir (διορίσασθαι σαφῶς
τί ποτ’ ἔστιν, 217b2-3). C’est pourquoi parvenir à définir le genre du philosophe
est bien une tâche difficile et intrinsèquement circulaire : toute définition, y
compris celle du philosophe, implique la pratique de la division, c’est-à-dire
de la dialectique, c’est-à-dire de la philosophie. Pourtant, la mention, à ce
stade du texte, d’une conversation antérieure au prologue et du souvenir de
l’étranger43, semble indiquer que nous sommes en fait déjà engagés dans ces
questions et dans le cercle qu’elles tracent. Il ne s’agit pas du tout, en insistant
sur le fait que la question a déjà été débattue et que l’étranger n’a pas oublié
ce qu’il a entendu, de suggérer que ce dernier a bien appris ses leçons, qu’il va
répéter un « enseignement solide »44 pour le fourrer de l’extérieur dans l’âme
de Théétète et dans celle du lecteur45. Au contraire, la remarque de Théodore
semble avoir pour fonction de rappeler les choses vraies et belles que Socrate

40 Ce dernier sens paraît possible pour φθόνος lorsque ce terme est utilisé avec οὐδείς, cf.
LSJ II.
41 Voir Brisson (2000), 228-234.
42 Ainsi que le remarque Delcomminette (2014), 535.
43 Pour une écriture intéressante de cette conversation hors-champ, voir Mattéi (1983), 13-15.
44 C’est l’expression de Diès [1923] (1955), 303 n. 1.
45 Une fois encore : l’étranger est un véritable philosophe, mais ce n’est pas un compagnon
de Parménide prêt à répéter sa doctrine (voir ci-dessus Premières répliques).
Prologue 23

lui-même avait entendu dire : que rechercher et savoir ce n’est pas autre chose
que se ressouvenir avec courage mais aussi avec plaisir, que la puissance d’ap-
prendre est déjà en nous et que l’éducation consiste à la réorienter vers ce qui
est, c’est-à-dire vers le domaine du philosophe46.
Mais comment opérer cette réorientation de la puissance d’apprendre ? En
particulier, dans quel cadre argumentatif l’élucidation successive des condi-
tions de possibilité de la dialectique et de l’apparence fausse doit-elle être
accomplie ? C’est ce qu’il nous faut à présent comprendre en suivant pas à pas
l’échange de répliques qui clôture le prologue du Sophiste.

4 Le cadre de l’argumentation

Socrate demande à l’étranger si, d’ordinaire, celui-ci préfère développer par


lui-même un long discours (ἐπὶ σαυτοῦ μακρῷ λόγῳ) sur ce qu’il veut montrer
ou s’il préfère procéder par questions (δι’ ἐρωτήσεων). Socrate illustre cette
seconde façon de procéder en disant que c’est celle que Parménide utilisa lors
de leur rencontre alors que lui-même était encore jeune (217c1-7). Pour saisir
plus avant l’enjeu qui travaille cette alternative et pour comprendre la façon
dont Socrate conçoit chacun des termes qu’il met en jeu, il convient d’explorer
l’espace intertextuel qui entoure ce passage.
Dans les entretiens qu’il a jadis eu avec Protagoras, Gorgias, Polos ou
Calliclès, Socrate n’a cessé de souligner qu’il préférait procéder en interrogeant
et en répondant plutôt qu’en développant de longs discours. Les longs discours
ont une fâcheuse tendance à noyer le poisson, à multiplier les rapports oiseux,
à faire oublier la question même qui avait été posée. Mais surtout, ceux qui
les tiennent refusent de se justifier, de rendre raison (voir la description qu’Al-
cibiade fait de la façon dont Socrate argumente en Protagoras 336b7-d5). Au
fond, ils sont indifférents à la discussion (Gorgias 461e3-462a5). Compte tenu
de cette défiance, on peut donc s’attendre à ce que Socrate encourage implici-
tement l’étranger à procéder par questions comme Parménide le fit alors qu’il
était encore jeune.
Cependant, si la référence intertextuelle au Parménide est dans ce cas trans-
parente, encore faut-il s’interroger sur la partie du Parménide à laquelle Socrate
renvoie. Se réfère-t-il à la première partie de ce dialogue, au sein de laquelle
il tente lui-même de répondre aux objections que Parménide adresse à la

46 Cf. Ménon 81a5-86c3 ; Phédon 72e1-77b1 ; République VII, 518b6-519b8. Pour une excellente
analyse de la réminiscence dans le Phédon et le Ménon, voir Dixsaut (1991), 97-105.
24 Chapitre 1

position d’idées séparées47, ou au contraire à la seconde, au sein de laquelle il


assiste silencieux au « jeu laborieux » (πραγματειώδη παιδιάν, Parménide 137b2)
de Parménide, jeu qui doit fournir à Socrate un exemple de l’entraînement
à suivre pour saisir la vérité ? Dans la mesure où Socrate dit dans le Sophiste
qu’il a été mis en présence (παρεγενόμην, 217c6) de Parménide, on peut sup-
poser qu’il renvoie à la seconde partie du dialogue48. S’il avait voulu se référer
à la première, Socrate aurait sans doute dit franchement qu’il s’est entretenu
jadis avec Parménide, ou que celui-ci l’a réfuté. Il est donc légitime de pen-
ser que la seconde façon dont l’étranger serait susceptible, d’après Socrate,
de préférer développer son discours correspond à la façon dont Parménide
s’adressa au jeune Aristote, son partenaire de jeu d’alors. Mais cette discus-
sion entre Parménide et le jeune Aristote avait une tenue très particulière
et très formelle : la contribution du jeune Aristote se limitant à peu près à
répondre « oui » ou « non »49. La forme de cette discussion est d’ailleurs si
particulière que Socrate ne l’a en fait jamais pratiquée. Même face à un natu-
rel aussi doué que celui de Théétète, son interrogation prend la forme d’une
maïeutique (Théétète 148e7-151d6) et ne ressemble pas du tout à la discussion
de Parménide et du jeune Aristote. Par conséquent, si l’on se réfère à la façon
dont Socrate a lui-même l’habitude de procéder, il faut bien admettre que, pas
plus que la macrologie, le type de questionnement dont Parménide fait usage
(rien n’est d’ailleurs dit au sujet des réponses apportées à ce questionnement)
ne semble pouvoir recueillir ses faveurs. L’étranger flaire-t-il les difficultés qui
sous-tendent l’alternative posée par Socrate ?
La séquence de répliques qui suit (217d1-e5) indique que l’étranger a par-
faitement conscience des difficultés qui sous-tendent cette alternative. S’il
soutient en effet qu’un dialogue est plus facile, il précise aussitôt qu’il n’est
plus facile que lorsqu’il est mené avec un interlocuteur docile et commode. En
outre, il est sensible au fait que même si un tel interlocuteur est disponible, le
sujet lui-même influence le cadre argumentatif qu’il convient de choisir : sa
difficulté intrinsèque peut contraindre à étendre le discours au risque de le
faire ressembler à une démonstration sophistique (ἐπίδειξις50). La leçon de cet
échange entre Socrate et l’étranger est donc bien qu’aucune forme de discus-
sion n’est a priori la bonne, mais qu’il convient, pour déterminer cette forme,
d’être attentif à la nature de son interlocuteur et à ce que la difficulté du sujet

47 Comme le croit, sans apporter de justification, Gonzalez (2009), 54-55.


48 Dans le même sens, voir Peterson (2000), 22.
49 Comme le rappelle Cornford (1935), 167 n. 1.
50 L’ἐπίδειξις était une spécialité sophistique, cf. Protagoras 320c1 ; Euthydème 274a7-d3,
282d8.
Prologue 25

requiert51. En ce qui concerne le cadre argumentatif du Sophiste, la disponi-


bilité d’un interlocuteur commode et docile, c’est-à-dire Théétète (217d4-7 ;
218a1-2), facilitera la tâche de l’étranger et lui permettra de dialoguer, tandis que
la difficulté intrinsèque du sujet lui imposera d’étendre son propos (217e3-5).
Cette dernière remarque sur la longueur du propos à venir est remarquable.
L’étranger sait pertinemment bien que quand on parle longuement, quand on
étend son discours, on ne risque pas seulement de passer pour un sophiste,
on risque peut-être surtout de susciter l’ennui et le dégoût (Sophiste 218a8-b1, cf.
Politique 286b6-c2). L’étranger ne dispose cependant pas encore d’une réponse
à celui qui blâmerait cette longueur ennuyeuse. En particulier, il ne peut pas
encore répondre que « plus long » ne s’oppose pas seulement à « plus court »,
mais qu’il existe une convenance, une juste mesure par rapport à laquelle doit
se juger tout reproche sur la brièveté ou la longueur d’un propos et que la seule
convenance quand on philosophe, c’est la capacité d’un discours à nous rendre
plus dialecticiens, plus inventifs à trouver les raisonnements qui permettent
d’expliquer ce qui est (Politique 283b1-287a7 et particulièrement 286b3-287a7).
Ne disposant pas encore de cette réponse à ce stade du dialogue, l’étranger
accepte néanmoins d’entreprendre la recherche préparée par Socrate. Car,
en dépit de la longueur, il a deux avantages. D’abord son interlocuteur ne lui
créera pas de difficulté. Non seulement parce qu’il n’est pas récalcitrant, mais
aussi parce qu’avec lui la conversation a déjà commencé (218a1-3). Cela signi-
fie, nous l’avons vu, que le lecteur lui-même est déjà engagé dans la question
de l’élucidation de la philosophie et que plus il s’y engage, plus il l’élucide. Le
second avantage dont bénéficie l’étranger pour faire face à la longueur de ces
discours lui est finalement suggéré par Théétète. Au cas où le discours devient
trop pénible, Théétète propose de faire appel à Socrate, l’homonyme de
Socrate, qui est de la même génération que Théétète et qui est habitué à par-
tager ses peines, suggestion que l’étranger trouve excellente (218b1-7). Certes,
cette possibilité d’avoir recours au jeune Socrate est avant tout un dispositif lit-
téraire permettant de préparer le remplacement, qui aura lieu dans le Politique,
de Théétète par le jeune Socrate (Politique 257c5-258b2). Mais il semble éga-
lement possible d’y déceler une fonction protreptique. Il est normal qu’une
telle enquête suscite chez le jeune Théétète – sous lequel il faut entendre ici

51 Le fait que dialoguer avec un autre ne soit pas nécessairement plus adapté que dialoguer
seul ne doit nullement étonner. C’est que, pour l’étranger comme pour Socrate, la pen-
sée n’est rien d’autre qu’un dialogue de l’âme avec elle-même (Théétète 189e4-190a8 ;
Sophiste 263e3-6). Par conséquent, dès le moment où il y a pensée, le dialogue a bel et
bien toujours lieu, qu’il soit extériorisé ou tenu avec soi-même, voir Teisserenc (2012), 14 ;
Delcomminette (2014), 536. Voir aussi l’article classique de Dixsaut « Qu’appelle-t-on pen-
ser ? Du dialogue intérieur de l’âme », repris dans Dixsaut (2000), 47-70.
26 Chapitre 1

le lecteur – difficulté, découragement, défaillance. Il y a fort à parier que les


intermittences de la pensée seront nombreuses, comme quand, entre deux
méditations, un jour se passe. Mais qu’il abandonne pour un temps ou pour
toujours, le lecteur du Sophiste a néanmoins l’espoir qu’un autre, peut-être un
autre lui-même, sera là pour continuer à penser et ainsi éviter qu’il n’y ait plus
demain aucun homme au monde capable de le faire.
Pour clôturer ce chapitre, il peut être utile de reprendre synthétiquement
les résultats acquis. Le programme du Sophiste consiste à élucider successive-
ment les conditions de possibilité de la science du philosophe et de l’activité
du sophiste. Ce programme est confié à l’étranger d’Elée, qui est lui-même un
philosophe. Cette circularité n’est pas problématique dans la mesure où elle
est intérieure aux personnages du dialogue ainsi qu’au lecteur. Le question-
nement, en un sens, a toujours déjà commencé. L’élucidation de la différence
entre le philosophe et le sophiste sera accomplie sous la forme d’un dialogue
dans la mesure où l’étranger peut compter sur la docilité et la commodité du
jeune Théétète. Cependant, la difficulté du sujet annonce que ce dialogue va
être long et éprouvant. Enfin, s’il est vrai que Socrate pose la question de la
différence entre le philosophe et deux autres genres, à savoir le politique et
le sophiste, le fait que le dialogue commence par la confusion de Théodore
entre l’éristique et la méthode socratique contribue à expliquer pourquoi la
première question à être abordée est celle de la différence entre le philosophe
et le sophiste, la question de la différence ou de la coïncidence entre le poli-
tique et le philosophe étant, quant à elle, réservée au Politique.
Chapitre 2

La méthode de division et le paradigme du pêcheur


à la ligne

Après un prologue virtuose chargé de toutes les anticipations, l’étranger


entame son enquête sur le sophiste par une séquence méthodique. Notre dis-
cussion de cette séquence suit quatre étapes principales. Dans la première,
il s’agit de revenir sur la notion de « fonction propre » d’une chose et sur les
raisons pour lesquelles un accord purement nominal est insuffisant. Nous dis-
cutons ensuite la nécessité d’introduire la méthode dialectique par le biais
d’un paradigme. À l’occasion de la division des techniques qui inaugure la
définition du paradigme de la pêche à la ligne, nous ébauchons une réflexion
théorique sur les principes de la méthode de division. Finalement, nous mon-
trons comment ces principes sont appliqués dans la définition du pêcheur à
la ligne proprement dit.

1 L’insuffisance des noms et la nécessité d’un accord sur la


chose même

Ayant accepté le principe selon lequel Socrate le jeune pourrait remplacer


Théétète au cas où ce dernier ne parviendrait plus à suivre son discours, l’étran-
ger explique que les difficultés éventuelles que pourrait rencontrer Théétète
sont une affaire privée (218b6-7). Par contre, poursuit-il, c’est en commun et au
moyen du logos qu’il faut entreprendre, pour commencer, de clarifier ce qu’est
le sophiste (218b7-c1).
L’étranger développe son idée en expliquant que jusqu’à présent seul le nom
« sophiste » nous est commun, mais que la fonction propre (τὸ δὲ ἔργον) d’après
laquelle nous l’appelons ainsi pourrait être toute personnelle. Or, continue-t-il,
à propos de toute chose, il faut toujours s’accorder sur la chose elle-même (τὸ
πρᾶγμα αὐτό) par l’intermédiaire de logoi plutôt que seulement sur le nom,
en se passant de logos (218c1-5). Ce texte suscite trois questions. Tout d’abord,
1) pourquoi l’étranger évoque-t-il alternativement la fonction propre d’après
laquelle nous attribuons un nom et la chose elle-même ? Ensuite, 2) pourquoi
l’accord sur le nom est-il insuffisant ? Enfin et surtout, 3) que signifie logos dans
ce passage ?

© Nicolas Zaks, 2023 | doi:10.1163/9789004533080_004


28 Chapitre 2

1) Commençons par la première de ces questions. Pourquoi l’étranger


mentionne-t-il la fonction propre d’une chose (τὸ ἔργον), puis alternative-
ment la chose elle-même (τὸ πρᾶγμα αὐτό) ? Un détour par la République peut
nous aider à répondre à cette question. Socrate y définit tout d’abord la fonc-
tion propre d’une chose comme ce qu’elle seule peut accomplir ou ce qu’elle
accomplit mieux que toutes les autres. Par exemple, il n’y a rien d’autre qui per-
mette de voir que les yeux (la fonction propre des yeux est de voir), et même
si l’on peut couper le sarment d’une vigne avec n’importe quel couteau, il n’y
a rien qui permette de mieux le couper qu’une serpette (couper le cep de la
vigne est la fonction propre de la serpette). La fonction propre d’une chose
la révèle donc comme ce qui est seul ou le mieux capable d’accomplir cette
fonction (République I, 352e2-353b1)1. Socrate va ensuite préciser cette idée en
liant explicitement fonction et nature dans le domaine anthropologique et
psychologique. En effet, après avoir identifié « le fait de vivre » comme la fonc-
tion propre d’une âme en général, Socrate s’accorde ensuite avec Adimante
pour dire qu’à la nature (φύσις) de chaque homme (et donc de chaque âme)
correspond une fonction qui lui est propre (République II, 370a7-c6 ; 374b6-c1).
Plus encore, la nature d’un homme semble même être déterminée par cette
fonction et en être indissociable. C’est en tout cas dans ce sens que va Socrate
quand il explique qu’il n’est pas pertinent de distinguer deux natures abso-
lument, mais qu’il faut les distinguer relativement à leur occupation ou leur
activité. Par exemple, les hommes et les femmes ne diffèrent que parce que les
premiers engendrent et les secondes enfantent, mais relativement à la méde-
cine, la poésie ou la philosophie, il n’y a aucune différence de nature entre eux,
seuls les médecins, poètes et philosophes ont des naturels différents, et ce parce
qu’ils sont doués pour des activités différentes (République V, 454b4-456b11)2.
Plus encore, l’activité qui détermine la nature de chacun semble elle-même
dépendre du désir qui domine en chacun et du type d’objets ou de discours
dont chacun peut pâtir. C’est pourquoi, finalement, la nature du philosophe se
comprend comme désir de l’intelligible (République VI, 485a10-b4) et capacité
d’être affecté par celui-ci3. Ce détour par la République montre que la nature
d’une âme se détermine par sa fonction, c’est-à-dire par son dynamisme, par
sa capacité d’agir et de pâtir. De ces développements, on peut conclure que
l’étranger alterne la « fonction » et la « chose elle-même » dans le Sophiste,

1 Au sujet de ce passage, voir Dixsaut [1985] (2001), 196-197.


2 Ici aussi, voir Dixsaut [1985] (2001), 251-252.
3 Teisserenc (2007), 34 donne une série de références (auxquelles on peut ajouter Politique
277d7) démontrant de manière convaincante que la connaissance est, pour le philosophe,
une capacité à pâtir de l’intelligible.
La méthode de division et le paradigme du pêcheur à la ligne 29

puisque nature et fonction, nature et capacité d’agir et de pâtir sont indisso-


ciables, la seconde permettant d’identifier la première4.
2) Voyons à présent la deuxième question : pourquoi l’accord sur le nom
de quelque chose est-il insuffisant ? La réponse à cette question est l’objet du
Cratyle. Ce dialogue montre en effet que, contrairement à ce que croit Cratyle,
il n’est pas vrai que le « savoir des noms » implique le « savoir des choses ».
Revenons brièvement sur la façon dont Socrate démontre ce point. Socrate
commence par examiner la tentative de fonder la rectitude naturelle des
noms sur un modèle mimétique. D’après ce modèle, les noms seraient réduc-
tibles à des noms primitifs, eux-mêmes faits d’éléments, syllabes et lettres, qui
imitent, à la manière d’une peinture, l’essence de la chose nommée (Cratyle
421d9-427d2). Mais ce modèle ne saurait assurer la rectitude de tous les noms.
En effet, si ceux-ci fonctionnent comme des images, alors il doit y avoir des
noms mal faits qui déforment ce qu’ils nomment comme il y a des peintures
laides et inadéquates à leurs modèles (Cratyle 430a8-431e9). En outre, en
admettant que la découverte et l’apprentissage des choses passent exclusive-
ment par la découverte et l’apprentissage des noms, sur quelle connaissance
pourrait-on encore fonder la rectitude des noms primitifs que le modèle sup-
pose (Cratyle 438a3-b7 avec 435d4-436a8) ? Il se pourrait en effet que le point de
départ de ceux qui ont institué les noms de la langue ne soit pas le bon (Cratyle
436a9-e1). D’une part, les législateurs des noms semblent s’être conformés à
l’hypothèse des « sages » qui ont pris une telle habitude de tourner en rond
dans leurs recherches qu’ils finissent par projeter leur vertige sur la nature des
choses et la croient emportée dans un mouvement universel (Cratyle 411b3-c6).
Mais d’autre part, on pourrait tout aussi bien montrer que les noms signifient
tout le contraire de ce mouvement universel, qu’ils signifient que les choses
sont au repos (Cratyle 437a2-c8). Pour trancher sur l’option ontologique qu’il
faut privilégier et ainsi assurer aux noms leur rectitude, on ne peut évidem-
ment avoir recours aux noms puisque ceux-ci, selon l’hypothèse envisagée, ont
été établis d’après une de ces options (Cratyle 438d2-8). En conclusion, il ne

4 À celui qui voudrait objecter que l’étranger ne saurait s’autoriser de l’analyse psycho-
anthropologique de la République pour tirer des conclusions sur le genre du sophiste et sur
la relation entre sa nature et sa capacité d’agir et de pâtir, on peut répondre que, dans la
République, Socrate avait introduit son analyse de la fonction propre en ne se limitant pas
aux âmes, mais en introduisant des réalités aussi diverses que les yeux et la serpette. Il est
donc raisonnable de penser que le lien entre nature et fonction concerne également ces réa-
lités. D’ailleurs, même si l’analyse de Socrate ne concernait pas alors les formes ou les idées,
nous pouvons néanmoins soutenir que l’alternance entre chose et fonction à propos du genre
du sophiste a justement pour but de préparer la transposition du lien entre nature et dyna-
misme depuis le niveau des âmes vers celui, ontologique, des genres (nous reviendrons sur
ce point au chapitre 6, L’examen des amis des formes).
30 Chapitre 2

faut pas partir des noms, mais de la « vérité des êtres » et ce, afin de connaître
cette vérité et de savoir si le nom qui est leur image a été exécuté convenable-
ment (Cratyle 439a6-b9). Dans l’hypothèse d’une cohérence interne entre les
dialogues (soutenue dans l’introduction de cet ouvrage), cette prescription du
Cratyle permet de comprendre la méfiance dont l’étranger fait preuve dans le
Sophiste face à un accord sur le seul nom. Néanmoins, il ne faudrait pas en
conclure que l’accord sur la chose elle-même peut se passer de toute dimen-
sion linguistique et emprunterait, par exemple, les voies d’une intuition. Au
contraire, l’étranger insiste à plusieurs reprises pour dire que l’accord sur la
chose elle-même doit passer par des logoi ou par un logos5. Mais que signifie,
dans le contexte du Sophiste, ce logos par lequel on peut parvenir à un accord
sur la chose elle-même ?
Une réponse satisfaisante à cette troisième question ne pourra être atteinte
qu’à la fin de ce chapitre6. En effet, une spécificité du passage introductif que
nous commentons est que l’étranger utilise une série de termes importants
sans les définir ou préciser préalablement l’acception qu’il leur confère, mais
en comptant sur le mouvement du dialogue pour les clarifier. Dans la pro-
chaine section, nous allons notamment montrer que, loin d’être un accident,
cette façon de procéder s’explique par la façon même dont Platon conçoit la
philosophie.

2 Pratique de la méthode et nécessité d’un paradigme

L’étranger poursuit en expliquant que la race (τὸ δὲ φῦλον) du sophiste est


difficile à appréhender (συλλαβεῖν). Mais pour toutes les grandes choses (τῶν
μεγάλων) qu’il faut mener à bien, poursuit-il, il a été reconnu depuis longtemps
et par tout le monde qu’il faut d’abord pratiquer sur des objets plus petits et
plus faciles (σμικροῖς καὶ ῥᾴοσιν). Or, dans la mesure où le genre du sophiste
pose des difficultés et est difficile à attraper (χαλεπὸν καὶ δυσθήρευτον), l’étran-
ger suggère de pratiquer au préalable la méthode (μέθοδον) sur un sujet plus
facile. Théétète répond qu’il ne voit en effet pas de chemin (ὁδόν) plus prati-
cable. L’étranger se met donc sur la piste (μετιόντες) de quelque chose de facile

5 Au fond, Socrate ne disait pas autre chose dans le Cratyle (388b7-c2 avec 390c2-d8) quand
il conditionnait la faculté d’un nom à distinguer (διακρίνειν) les choses et à nous instruire
au fait qu’il ait été institué sous la supervision de celui qui sait questionner et répondre,
c’est-à-dire sous la supervision d’un dialecticien. C’était bien là aussi par le logos (dans ce cas :
le dialogue) que le nom et la chose étaient mis en rapport, voir Teisserenc (2012), 19 n. 1.
6 Voir La définition de la pêche à la ligne ci-dessous.
La méthode de division et le paradigme du pêcheur à la ligne 31

à poser comme paradigme (παράδειγμα) de l’objet plus grand qui constitue


notre recherche (218c5-e1).
À première vue, les termes utilisés dans ce passage (« race », « chemin »,
« difficile à capturer », …) suggèrent que l’étranger est en train d’élaborer
une métaphore cynégétique pour figurer l’enquête dialectique. Cette façon
de commenter ne va pourtant pas sans poser de difficultés. Entrer dans une
discussion philosophique sur la notion de métaphore déborderait le cadre du
présent ouvrage. Cependant, un exemple simple devrait permettre de montrer
les problèmes qui se posent à l’interprète quand il considère ce passage. Soit
la métaphore bien connue : la vie est une pièce de théâtre. Cette métaphore
comporte un premier terme, la vie, que l’on identifie à un second, une pièce de
théâtre, ce qui a pour effet de prêter de nouvelles significations au premier ou
de nous faire réfléchir à son sujet (notre vie est-elle écrite par un auteur ? Est-ce
que notre comportement est semblable à celui d’acteurs pour un public ?). Or,
dans le passage du Sophiste qui nous occupe, nous ne disposons pas encore
du premier terme dont le second devrait être une métaphore. À ce stade du
dialogue, nous ne savons pas encore ce qu’est une enquête dialectique dont
la chasse devrait être la métaphore. Tout au plus peut-on tabler sur le fait que
Théétète se doute que l’étranger et lui ne vont pas physiquement traquer une
bête, mais qu’ils vont l’appréhender en dialoguant. Pour comprendre exacte-
ment comment Théétète entend les mots de l’étranger, il faut donc reconnaître
le caractère transitionnel de ce passage7. L’étranger est en effet en train de les-
ter le sens propre de certains termes (par exemple : γένος, μέθοδος, φῦλον) d’un
sens philosophique qu’ils ne possèdent pas encore (genre logique, méthode)8.
Ce passage nous présente donc in situ le travail d’un vocabulaire courant
pour constituer progressivement des philosophèmes. Or, par un regard rétros-
pectif, nous finissons par ne plus voir cette constitution du sens philosophique
à même le sens propre et nous regardons la chasse comme un second terme,
auquel est métaphoriquement comparé un premier, la dialectique, qui dispo-
serait d’une terminologie indépendante. Ces remarques n’ont pas pour objectif
de nier que l’étranger élabore une « métaphore de la chasse au sophiste », mais

7 Benardete (1984), II. 78 écrit que l’étranger s’exprime à la fois métaphoriquement et


littéralement.
8 Quand nous n’avons pas de terme pour désigner quelque chose, nous pouvons utiliser un
terme analogue à l’idée que nous voulons exprimer, cf. la définition qu’Aristote donne de la
métaphore en Poétique 1457b. Toutefois, la définition aristotélicienne de la métaphore (qu’il
envisage comme terme et non comme phrase) repose sur une terminologie (le genre et l’es-
pèce) qui est justement en train d’être examinée par l’étranger. Sur la difficulté d’appliquer
le code rhétorique de la métaphore à Platon parce que le concept même de métaphore est
structuré sur des oppositions platoniciennes, voir Derrida (1993), 99-101.
32 Chapitre 2

elles permettent d’insister sur le fait que cette métaphore n’intervient pas
après coup, comme pour donner une couleur sensible à une dialectique dont
le vocabulaire serait pleinement constitué. Au contraire, la chasse et l’origine
géographique fournissent le vocabulaire à partir duquel le vocabulaire philo-
sophique s’élabore.
L’autre difficulté majeure de ce passage, parallèle à la difficulté évoquée
dans la section précédente à propos du terme logos, tient dans le fait que
l’étranger nous encourage à pratiquer une méthode sans nous renseigner au
préalable sur son mode d’emploi9. Cette façon de procéder peut pourtant
s’expliquer. Nous verrons en effet que la méthode ici en question consiste à
diviser des genres et que diviser des genres est précisément la compétence du
dialecticien10. Or, dans la République, Socrate a clairement expliqué qu’il n’y
pas de science supérieure à la dialectique (République VII, 534e2-535a2). Par
conséquent, l’étranger ne peut pas adopter un point de vue scientifique supé-
rieur à la méthode dialectique pour la décrire11. Il aurait certes pu la décrire
au moyen d’analogies et d’images, mais cela a déjà été fait par Socrate dans les
livres centraux de la République. Dans le Sophiste, l’étranger semble plutôt faire
fond sur ces analogies12, et, en accord avec l’impossibilité de principe de sur-
plomber la méthode dialectique, l’introduire et la présenter en la pratiquant.
Cette pratique ne commence d’ailleurs pas n’importe où, mais bien par un
objet facile. En effet, d’après l’étranger, au sujet des grandes choses qu’il faut
mener à bien, il convient d’abord de s’exercer sur des choses petites et faciles
(218c7-d2). En l’occurence, le genre du sophiste est un cas difficile (218c5-7,
d2-4). C’est pourquoi la recherche sur le sophiste doit être précédée d’une pra-
tique de la méthode sur un objet plus facile, que l’étranger nomme paradigme
(218d5-9). Comme on le voit, dans ce contexte, « difficile » et « grand » signi-
fient la même chose, comme c’est le cas pour « petit » et « facile » (218d1). Cette
synonymie fait tomber l’opposition, qu’on a parfois soulignée, entre ce texte
et le début de la République, où Socrate propose de commencer par examiner
la justice dans la cité avant d’examiner la justice dans l’homme individuel, de la
même façon qu’il est préférable, pour celui qui a une mauvaise vue, de com-
mencer par lire de grandes lettres avant d’examiner les petites (Republique II,

9 Comme le remarquent Cordero (1993), 216 n. 26 et Crivelli (2012), 15.


10 Voir 253d1 et notre analyse de ce passage au chapitre 7, Les genres-voyelles …
11 Nous adaptons ici un argument proposé par Delcomminette (2006), 92.
12 Comme nous l’avons montré au chapitre 1, Les multiples apparences du philosophe, la hau-
teur de vue du philosophe que Socrate mentionne en ouverture du Sophiste renvoie sans
doute à l’extérieur de la caverne dans la République.
La méthode de division et le paradigme du pêcheur à la ligne 33

368d1-369a4)13. Au fond, dans la République, le principe de cette démarche


était qu’il fallait commencer par le plus facile (République IV, 434d6-8). Dans le
Sophiste, le principe est le même14, simplement « plus facile » est aussi appelé
« plus petit », et « plus difficile » « plus grand », sans qu’il soit question du type
de grandeur qui différencie une cité d’un homme.
Cependant, si « petit » et « facile », « grand » et « difficile » sont synonymes
dans le présent contexte, ce que signifie « facile » ou « difficile » demeure
obscur. La réplique suivante nous fournit des éléments pour éclairer cette ques-
tion. L’étranger propose de prendre comme paradigme le pêcheur à la ligne en
disant qu’il est bien connu ou familier (γνώριμον) pour tous et que ce n’est pas
quelque chose qui mérite une grande attention (218e2-5). Pour reprendre une
classification élaborée par Socrate dans le Phèdre, le nom « pêcheur à la ligne »
est plus proche des noms « fer » ou « argent » que des noms « juste », « bien »
ou « amour » : quand nous prononçons les premiers, nous concevons (διενοή-
θημεν) tous la même chose alors que quand nous prononçons les seconds, nous
nous disputons les uns avec les autres et nous nous disputons avec nous-mêmes
(Phèdre 263a2-b2). Même s’il est vrai que les professionnels de la pêche doivent
certainement en savoir plus au sujet du pêcheur à la ligne que des citadins qui
s’en désintéressent (par exemple), on peut toutefois compter sur une concep-
tion minimale commune à tous, comme dans le cas de l’argent et du fer. Cette
conception commune à tous permet de se désintéresser de l’objet lui-même,
de considérer qu’il ne réclame pas beaucoup d’attention et de se concentrer
sur la méthode qui permet de le définir. Le caractère bien connu et facile du
paradigme permet donc de s’exercer à la méthode dialectique. C’est ce que
certains commentateurs ont appelé « la fonction d’exercice du paradigme »15,
appellation qui semble laisser la place à un autre usage, cette fois substantiel et
heuristique du paradigme.
Et pour cause, l’étranger confie à Théétète qu’il espère non seulement que
la méthode, mais aussi le logos du pêcheur à la ligne « ne seront pas inappro-
priés à ce qu’ils veulent » (219a1-2). Cet espoir peut être compris comme une
annonce de la réutilisation des genres découverts au cours de la recherche
sur le paradigme pour les premières définitions du sophiste. Toutefois, à celui
qui souligne ainsi cette réutilisation « substantielle » du paradigme16, on peut
répondre que ces premières définitions entraînent des fausses pistes et le long

13 Par exemple, Cordero (1993), 216 n. 22 estime que la procédure décrite par l’étranger dans
le Sophiste et par Socrate dans la République sont inverses.
14 En accord sur ce point avec Campbell (1867), 15 ; Diès [1923] (1955), 305 ; Delcomminette
(2013), 161 n. 21.
15 Voir Goldschmidt (1947), 9-16.
16 Par exemple, Heidegger [1924-25] (2001), 251-252.
34 Chapitre 2

détour par la question de la fausseté et du non-être17. À cela, le défenseur


de l’utilisation substantielle du paradigme pourrait encore rétorquer que le
Sophiste aurait été moins intéressant sans ce détour. Néanmoins, cette défense
de la valeur substantielle du paradigme ne tient pas, puisqu’elle consiste à
soutenir que même si les genres qui passent de la définition du paradigme
à celles du sophiste conduisent à des détours, l’utilisation substantielle du
paradigme est intéressante dans les détours mêmes qu’elle génère. Mais en
quoi ces détours sont-ils intéressants sinon en ce qu’ils nous font pratiquer la
dialectique elle-même18 ? Cette stratégie revient donc à justifier la valeur subs-
tantielle du paradigme par sa valeur méthodique. D’ailleurs, l’étranger envisage
non seulement le paradigme, mais aussi le thème même de ses enquêtes, quel
que soit son importance, non pas tellement pour lui-même, mais en vue de
l’exercice méthodologique dont il est l’occasion (Politique 285d5-10). La valeur
méthodique que le paradigme doit comporter explique également pourquoi
l’accord initial sur une chose et le peu de valeur de cette chose n’impliquent nul-
lement la petitesse du logos auquel l’application de la méthode nous conduit
(218e3). Si le logos du paradigme était lui aussi plus petit, s’il ne comportait, par
exemple, que deux divisions, nous ne pourrions pas nous être suffisamment
familiarisés avec la méthode que le paradigme doit pourtant introduire. La
fonction essentielle du paradigme du pêcheur à la ligne parait donc bien avant
tout de s’exercer19. Une fois encore, la méthode des dialecticiens n’admet pas
de point de vue externe et ne s’apprend qu’en se pratiquant.

3 La division des techniques : première approche théorique de la


méthode de division

Si cette façon d’introduire la méthode par la pratique sur un paradigme est jus-
tifiée par la statut suprême de la dialectique, elle place cependant l’interprète
dans une position difficile : fournir un modèle théorique complet de la méthode
avant d’observer le détail de son application trahit l’intention de l’étranger
de faire comprendre la méthode à partir de sa pratique ; mais se contenter de
suivre cette pratique en repoussant le moment de dégager le modèle théo-
rique auquel la méthode obéit risque d’obscurcir l’exposition et de cantonner

17 Voir Delcomminette (2013), 167.


18 La longueur des discours et des digressions se justifie quand elle nous rend plus aptes à la
dialectique et plus habiles à trouver les raisonnements qui mettent la vérité en son plein
jour, voir Politique 286b3-287a7.
19 Pour une perspective différente sur cette question et pour son traitement dans le Politique,
voir El Murr (2014), 66-73.
La méthode de division et le paradigme du pêcheur à la ligne 35

l’interprète à la paraphrase. Pour éviter ces deux écueils, nous choisissons


une solution intermédiaire. Par souci de clarté et parce que le commentaire
auquel nous nous livrons constitue un exercice actif de reconstruction, nous
allons utiliser l’occasion de la division initiale des techniques en techniques
productives et acquisitives pour offrir une première réflexion théorique au
sujet de la méthode pratiquée. Cette première réflexion est avancée comme un
guide interprétatif pour appréhender le reste du dialogue. Cependant, la suite
de la progression argumentative devra être minutieusement étudiée pour,
en retour, confirmer, enrichir et éventuellement complexifier notre ébauche
théorique20. Ce choix méthodologique d’opérer un aller-retour entre pratique
et théorie signifie que le traitement de certaines questions qui animent tra-
ditionnellement la discussion autour de la méthode dialectique devra être
différé jusqu’au moment où suffisamment d’éléments textuels et exégétiques
auront été amassés pour leur donner une réponse probante. En particulier,
les questions importantes de savoir ce qui, exactement, est divisé dans la divi-
sion (l’intension ou l’extension) et comment une forme incomposée peut être
divisée seront pleinement résolues lorsque nous serons en possession d’une
interprétation satisfaisante de la structure d’un logos dialectique21. La pre-
mière étape pour arriver à une telle interprétation est de prêter une attention
soutenue à la division initiale de l’étranger.
L’étranger commence par demander à Théétète s’il faut poser (θήσομεν)
le pêcheur à la ligne comme possédant une technique, un art (ὡς τεχνίτην)
ou bien comme ne possédant pas d’art, mais une autre puissance ou faculté
(ἄλλην δύναμιν). Théétète répond immédiatement que « lui dénier l’art serait
la réponse la moins admissible » (219a4-7)22. Ces premières répliques recèlent
déjà une série d’informations importantes concernant la méthode utilisée.
Remarquons en effet que, dès l’entame de la division, l’étranger demande à
Théétète comment il faut poser le pêcheur à la ligne. Cette utilisation du voca-
bulaire de la position témoigne du rôle actif qui revient au dialecticien dans
l’identification du genre dont il doit partir pour effectuer les divisions. Dans le
cas du pêcheur à la ligne, l’identification du genre à diviser ne doit poser
aucune difficulté puisque le paradigme est bien connu et non contesté. C’est

20 Voir en particulier, chapitre 7, La description de la dialectique.


21 Pour la question de savoir ce qui est divisé, voir, en plus de nos remarques dans la présente
section, chapitre 3, Production, art de trier et dialectique ; chapitre 7, Introduction des cinq
très grands genres. Pour la question du rapport entre formes incomposées et division, voir
chapitre 9, Transition.
22 La phrase qui précède l’appel de note reprend la belle traduction de Diès [1923] (1955),
305.
36 Chapitre 2

pourquoi Théétète peut répondre sans hésitation qu’il faut poser le pêcheur à
la ligne comme possédant une technique23.
Dans les dialogues de Platon, une technique ou un art (τέχνη), considéré
généralement, est une puissance, mythiquement décrite comme reçue des
dieux, qui fournit infailliblement, du moins lorsqu’elle respecte le type de
mesure qui lui convient, un avantage particulier, de l’ordre de l’action ou de la
connaissance. Une technique, à la différence d’une routine, se fonde théori-
quement sur une analyse de la nature de l’objet auquel elle s’applique et, le cas
échéant, de l’instrument qu’elle utilise24. Puisqu’une technique est une espèce
de puissance ou faculté (δύναμις), chercher à définir la technique particulière de
la pêche à la ligne revient à identifier une puissance particulière. Or, depuis la
République, l’on sait qu’une puissance s’identifie en considérant ce sur quoi elle
porte et ce qu’elle effectue (République V, 477c6-d6). Il faut donc s’attendre à
ce que les divisions auxquelles vont procéder Théétète et l’étranger mettent en
évidence la spécificité de l’objet sur lequel porte la pêche à la ligne et la spéci-
ficité de cette activité. Loin d’être une faute logique, l’oscillation entre ces deux
pôles (celui de l’objet et celui de l’action) qui, nous le verrons, caractérise la
démarche de l’étranger se voit donc justifiée par le fait que le genre qu’il divise
est une puissance.
L’étranger poursuit en expliquant que, dans tous les arts, il y a à peu près
deux espèces (σχεδὸν εἴδη δύο) (219a8). On pourrait comprendre que l’hésita-
tion sur le nombre d’espèces de techniques (« à peu près », σχεδόν) prépare
l’introduction, à côté de la production et de l’acquisition, d’une troisième
espèce d’art, à savoir l’art de trier (226b2-c9). Néanmoins, nous montrerons
dans la suite de cet ouvrage25 que l’art de trier n’est pas une troisième espèce
d’art à côté de la production et de l’acquisition, mais qu’il est subordonné à la
production. Comme il n’y a pas trois espèces initiales, l’approximation ne peut
concerner le nombre de parties qui constituent toutes les techniques. Elle doit
plutôt concerner l’extension, c’est-à-dire le nombre d’espèces ou d’individus

23 Comme y insiste Heidegger [1924-25] (2001), 254.


24 La technique est une puissance : Sophiste 219a4-6 (voir Teisserenc (2012), 22), République I,
346a1-3 ; reçue des dieux : Politique 274c5-d2 ; qui fournit un avantage particulier : Répu-
blique I, 346a6-9 ; infailliblement : République I, 342b3-6 ; lorsqu’elle respecte la mesure
qui lui convient : Politique 284a5-285a4 ; l’avantage particulier peut être de l’ordre de
la connaissance ou de l’action : Politique 258d4-e3. Sur l’analyse de la nature de l’objet
qui garantit que l’on a affaire à une technique et non à une routine : Gorgias 465a2-6 ;
500e4-501b1 (et ce qu’en dit Brown (2010), 164-165), Phèdre 269e4sq. Voir également la
définition de la τέχνη donnée par Rosen (1983), 74 qui précise qu’elle peut être enseignée.
25 Voir chapitre 3, Production, art de trier et dialectique.
La méthode de division et le paradigme du pêcheur à la ligne 37

particuliers qui participent de ces parties26. C’est donc l’extension de chaque


partie qui doit être approximativement égale. Pour quelle(s) raison(s) ? Parce
que diviser un genre en deux parties inégales fait courir le risque d’obtenir
deux parties qui ne soient pas en même temps des espèces, des genres, des
idées27. C’est ce qui arrive au jeune Socrate dans le Politique quand, pressé de
définir le politique comme le pasteur des hommes, il divise le genre des ani-
maux en opposant les hommes à toutes les autres bêtes. Il ne suffit cependant
pas de nommer « bêtes » tous les autres animaux que l’homme pour consti-
tuer un genre, pas plus qu’il ne suffit de nommer « Barbares » toutes les autres
races que les Grecs pour faire des barbares un genre (Politique 262a3-263e2).
Cela ne signifie pas qu’un dialecticien avisé ne pourra pas à l’occasion pres-
ser la marche en empruntant une voie plus courte (Politique 265a2-3), ou en
détectant que l’extension d’une seule espèce est équivalente à et peut contre-
balancer l’extension de plusieurs espèces (229b1-c10). Après tout, personne
n’aime le labeur pour le labeur (Politique 286b6-c2) et la virtuosité, la célérité,
la facilité à apprendre sont bel et bien des qualités philosophiques (Charmide
159c3-160d4 ; République II, 376c4-5 et VI, 486c1-d3 ; Théétète 144a1-b728). Mais,
au niveau purement introductif auquel nous nous trouvons, diviser par moi-
tiés approximativement égales est plus sûr et nous prémunit contre l’erreur
consistant à diviser en des parties non spécifiques. Que σχεδόν désigne l’équi-
libre entre les deux parties de la technique semble en outre confirmé par le fait
que l’étranger traite, plus tard dans le dialogue, l’acquisition comme la moitié
de toutes les techniques (συμπάσης γὰρ τέχνης τὸ μὲν ἥμισυ μέρος κτητικὸν ἦν,
221b2-3)29.
Jusqu’ici, nous savons donc que l’étranger cherche à isoler la spécificité de
l’objet et du fonctionnement de la pêche à la ligne en divisant les techniques
en deux espèces plus ou moins équivalentes d’un point de vue extensionnel.
Notons qu’il s’agit bien ici d’un point de vue extensionnel, ce qui n’empêche pas
d’adopter un autre point de vue sur les objets dont traite la méthode de divi-
sion, comme nous le verrons dans la suite de cet ouvrage30. Mais avant cela,

26 Voir Pellegrin (1991), 407 et Delcomminette (2000), 115 n. 65 qui sont toutefois en désac-
cord sur ce qu’implique une lecture quantitative ou extensionnelle de σχεδόν dans ce
passage.
27 Dans ce texte, nous considérerons ces trois termes sinon comme synonymes, du moins
comme présentant des variations sémantiques négligeables, voir les notes 80 et 121 du
chapitre 7.
28 Sur les deux derniers passages mentionnés, voir la belle analyse proposée par Dixsaut
[1985] (2001), 260-261. Voir aussi Sophiste 229b5 ; Politique 262b2-3.
29 Ce point est également noté par Pellegrin (1991), 407.
30 Voir chapitre 3, Production, art de trier et dialectique ; chapitre 7, Introduction des cinq très
grands genres ; Movia (1991), 184 ; Muniz et Rudebusch (2018).
38 Chapitre 2

il convient d’aller plus loin dans la caractérisation de la méthode de l’étranger


en restant concentré sur la façon dont il fait comprendre à Théétète quelles
sont les deux espèces dont l’extension est approximativement égale. Pour ce
faire, l’étranger rassemble deux séries de techniques puis détermine, pour
chaque série, la puissance et le nom qu’elles partagent. D’une part, dans les
techniques d’agriculture, de fabrication de mobilier et d’imitation, un agent
conduit quelque chose qui n’était pas à être. Ces techniques sont appelées
productives. D’autre part, dans la connaissance, le gain financier, la lutte et la
chasse, rien n’est produit, mais quelque chose qui est déjà ou qui est déjà venu
à être est soit capturé par des logoi ou par l’action, soit défendu contre ceux qui
cherchent à le capturer. Ces techniques sont appelées techniques d’acquisition
(219a10-c9).
Ce texte constitue une bonne base pour parfaire notre approche de la
méthode de division. On peut commencer par se demander si l’étranger ras-
semble des espèces qui sont déjà caractérisées par un degré de généralité ou
s’il opère une induction sur des cas particuliers. Le fait qu’il utilise le terme
« espèce » ou « forme » (εἶδος, 219c2) pour qualifier les éléments du rassem-
blement conduisant à la définition de la technique de l’acquisition indique
qu’il s’agit sans doute d’un rassemblement d’espèces, plutôt que d’expériences
particulières, sous un genre. Néanmoins, il ne paraît pas essentiel de trancher
sur le statut ontologique des éléments rassemblés31. Il peut très bien s’agir
d’espèces, mais qui sont envisagées comme des exemples particuliers permet-
tant d’expérimenter la puissance commune qui caractérise leur genre32. Bien
entendu, la définition du genre issu du rassemblement ne peut elle-même
faire l’objet d’une enquête comparable à celle consacrée au definiendum, du
moins dans ce contexte. Si chaque idée à travers laquelle la dialectique pro-
gresse (République VI, 510b8-9) pour définir l’objet de sa recherche devait être
définie d’après les mêmes critères que l’objet de cette recherche, le processus
serait sans fin. C’est pourquoi les définitions de la production et de l’acquisition
ne peuvent elles-mêmes être des définitions dialectiques, mais doivent plutôt
être considérées comme des « définitions abrégées »33, fournissant un degré
de détermination et un point d’appui suffisant pour parvenir à définir complè-
tement l’objet de la recherche.

31 Dans le même esprit, Crivelli (2012), 19 estime que le rassemblement tel qu’il est décrit
dans le Phèdre 265c8-266c1 peut réunir des particuliers sensibles ou des genres.
32 Sur les rapports entre l’empiricité des exemples et la dimension intelligible de la dialec-
tique, voir Delcomminette (2000), 99-102.
33 Nous reprenons cette expression à Dixsaut (2001b), 163.
La méthode de division et le paradigme du pêcheur à la ligne 39

Ensuite, il faut noter que cette première division de la technique en tech-


niques productives et techniques acquisitives ne constitue pas la seule façon
de la diviser. En effet, la description de la division de la science en de multiples
sciences et techniques dans le Sophiste (257c10-d2) et l’usage interchangeable
que l’étranger fait des termes « science » et « technique » dans le Politique
(comparer Politique 258b7 et 258d5) suggèrent que la science et la technique
sont le même genre34. Or, au début du Politique, l’étranger divise la science en
science pratique et science théorique (Politique 258b3-259d6). Ces deux divi-
sions différentes du même genre impliquent soit qu’un même genre peut être
divisé correctement de plusieurs façons différentes, soit qu’au moins une de
ces divisions est incorrecte. Comme l’étranger déclare, au début du Politique,
qu’il faut diviser la science d’après une coupure différente de celle utilisée dans
la définition du sophiste (Politique 258b7-c1), il est clair qu’il ne voit aucun
inconvénient à diviser le même genre de deux façons différentes. En outre,
comme l’étranger est un philosophe et qu’il connaît sa méthode35, le fait qu’il
n’y voit aucun inconvénient indique que la méthode de division permet de
diviser différemment le même genre. Il est cependant toujours possible que le
genre de la technique puisse être divisé de deux façons différentes, mais qu’en
l’occurrence au moins une de ces deux divisions soit incorrecte. Pour avancer
sur cette question, il faut chercher à comprendre les principes qui guident les
divisions effectuées par l’étranger.
À cette fin, un examen du vocabulaire utilisé pour décrire ces divisions
peut être utile. L’étranger dans le Sophiste et dans le Politique, comme Socrate
dans le Phèdre, précise qu’il faut diviser κατὰ γένη (253d1) ou κατ’ εἴδη (Phèdre
265e1 ; Politique 285a4-5, 286d9-e1), c’est-à-dire « selon des genres » et « selon
des espèces »36. Si cette injonction peut certainement signifier que le résultat
d’une division doit être une espèce ou un genre plutôt qu’une simple par-
tie, rien n’empêche de la comprendre également comme un encouragement
à utiliser des genres pour diviser un genre en des espèces. En effet, plus loin
dans le Sophiste, l’étranger dira explicitement que ce sont des genres qui sont
les causes des divisions (253c2-3)37. En outre, cause et produit ne peuvent en
principe être identiques (Hippias Majeur 297a2-b2). Cela signifie qu’il faut
différencier le couple de genres utilisé pour diviser un genre et le résultat de

34 Comme le remarque Crivelli (2012), 18.


35 Comme nous avons cherché à l’établir au chapitre 1, La question de Socrate à l’étranger.
36 Pour la traduction de κατά dans ce contexte, voir Muniz et Rudebusch (2018), 400 n. 15.
37 Cf. « et si, inversement, lors des divisions, il y a d’autres <genres> qui, traversant des
totalités, sont responsables de cette division (καὶ πάλιν ἐν ταῖς διαιρέσεσιν, εἰ δι’ ὅλων
ἕτερα τῆς διαιρέσεως αἴτια, 253c2-3) » et notre analyse de ce passage au chapitre 7, Les
genres-voyelles …
40 Chapitre 2

cette division38. Par exemple, il faut différencier, d’une part, le couple de genres
« production/acquisition » et, d’autre part, les espèces de techniques produc-
tives et acquisitives qui résultent de la division du genre de la technique par ce
couple. Un même genre peut donc être divisé différemment selon le couple de
genres mobilisé pour le diviser. Alternativement, un même couple peut divi-
ser plusieurs genres différents. Ainsi, le couple de genres « animé/inanimé »
permet de diviser le genre de la chasse (219e4-220a5), mais aussi celui de la
production (Politique 261b4-9)39. Il est finalement capital de noter que l’exten-
sion d’un genre diviseur n’est pas nécessairement la même que celle de l’espèce
qui résulte de la division par ce genre. Pour prendre un exemple révélateur,
tout ce qui participe de l’ironie ne participe pas nécessairement de la partie
ironique de l’imitation. Loin d’être purement formelle, nous verrons que cette
dernière remarque aura toute son importance au moment d’effectuer les der-
nières coupures du dialogue40.
À l’encontre de cette première reconstruction du fonctionnement de la divi-
sion, il semble pourtant possible d’objecter que si un même genre peut être
divisé différemment en fonction du couple d’idées invoqué pour le diviser,
on ne voit plus très bien ce qui empêche cette division d’être arbitraire. Cette
objection peut être écartée en précisant que le dialecticien est contraint de
mobiliser des genres qui divisent exhaustivement le genre que l’on cherche à
diviser. Pour ce faire, il faut tout d’abord que chaque membre du couple divi-
seur soit participé par au moins un participant du genre divisé, sans quoi il n’y
aurait tout simplement aucune division. Par exemple, le couple « théorique/
bipède » ne peut diviser le genre des animaux puisque aucune espèce animale
ni aucun animal ne participe à l’idée de théorie. Dans les faits, nous avons vu
qu’il était plus sûr, pour diviser par genres, que les parties que détermine le
couple diviseur sur le genre divisé comportent non seulement au moins un
participant, mais soient également à peu près équivalentes d’un point de vue
extensionnel. Plus encore, pour que la division soit exhaustive, il faut que tout
ce qui participe du genre divisé participe soit à un membre du couple diviseur,
soit à l’autre41. Par exemple, le couple « théorique/acquisition » ne permet
pas de diviser la science parce que les mathématiques peuvent être conçues
comme participant à chaque membre du couple. Par contre, les couples

38 C’est là un des traits de l’interprétation de la méthode dichotomique proposée Delcommi-


nette (2000), 29-94, dont ce paragraphe et les suivants s’inspirent.
39 Voir Teisserenc (2012), 23 qui rassemble différents cas où des genres différents sont divi-
sés par un même couple (même si ce commentateur parle de critère dichotomique sans
s’engager sur le fait que ce critère constitue lui-même un couple de genres).
40 Voir chapitre 9, Le doxomime naïf et le doxomime ironique.
41 Comme y insiste Delcomminette (2000), 80-81.
La méthode de division et le paradigme du pêcheur à la ligne 41

« pratique/théorique » et « production/acquisition » permettent bel et bien de


diviser le genre des techniques ou des sciences, car toute technique ou toute
science participe à l’un ou à l’autre membre de ces couples. Parce que le dialec-
ticien doit veiller 1) à ce que les genres diviseurs soient participés, 2) à ce que
tous les membres du genre divisé participent des genres diviseurs et, en même
temps, 3) à ce que ces derniers soient mutuellement exclusifs, il ne peut pas
diviser arbitrairement42.
Mais comment choisir parmi les couples d’idées qui respectent les condi-
tions mentionnées ? Pour répondre à cette question, examinons le bref échange
entre l’étranger et Théétète qui suit immédiatement la division des techniques.
L’étranger demande à Théétète s’il faut placer la pêche à la ligne dans l’espèce
acquisitive ou dans l’espèce productive. Théétète répond sans hésitation qu’il
faut la placer dans l’art d’acquisition (219d1-4). Cette absence d’hésitation signi-
fie que la position de l’objet de la recherche dans une des espèces résultant
de la division, ce que l’on peut nommer l’étape « thétique » de la méthode43,
n’est pas problématique. Cette étape va d’ailleurs si bien de soi qu’elle n’est,
après cette première division, même plus mentionnée. Cependant, plutôt que
de lire dans l’évidence de l’étape thétique le signe d’une stérilité déductive44 ou
même d’une pétition de principe, l’évidence qui accompagne cette étape doit
nous indiquer que la méthode de division ne vise pas à démontrer la partici-
pation de l’objet examiné à l’une ou l’autre partie de son genre, mais à clarifier
ce que nous pensons à propos de cet objet en explicitant les différents genres
auxquels il participe45. Autrement dit, le dialecticien a préalablement en vue la

42 Comme le note Brown (2010), 159, le réquisit d’exclusivité des divisions paraît confirmé
par le fait que l’étranger ne demande jamais à son interlocuteur si l’objet à définir se
trouve dans les deux espèces distinguées, mais lui demande toujours dans laquelle de
ces deux espèces le definiendum se trouve (les termes d’une question disjonctive sont
toujours mutuellement exclusifs, cf. Aristote, Métaphysique I, 5, 1055b32-1056a6). La seule
exception à cette règle semble être le sophiste lui-même qui, comme nous le verrons
dans le chapitre suivant, commence par apparaître au sein de différentes espèces d’un
même genre, ce qui pousse certains commentateurs (par exemple Vlasits (à paraître)) à
renoncer au réquisit d’exclusivité pour la méthode de division. Cependant, nous soutien-
drons que les premières apparences du sophiste le plaçant dans différentes espèces d’un
même genre sont en fait inadéquates. De plus, nous maintiendrons que, si les premières
apparences du sophiste, prises ensemble, le placent dans différentes espèces d’un même
genre, l’usage de la méthode de division pour clarifier ces apparences respecte bien quant
à lui le réquisit d’exclusivité. Voir chapitre 3, Récapitulatif.
43 Avec Cavini (1995), 124-133.
44 Comme le fait Cavini (1995), 138 à la suite d’Aristote, Premiers Analytiques I, 31 et Seconds
Analytiques II, 5.
45 Rappelons que divisions et rassemblements sont accomplis en vue de parler et de penser,
voir Phèdre 266b3-5.
42 Chapitre 2

participation de l’objet de recherche à l’un des membres du couple diviseur46.


La question qui ouvrait ce paragraphe trouve maintenant sa réponse : c’est en
fonction de ce que le dialecticien veut dire de l’objet examiné qu’il choisit un
couple de genres plutôt qu’un autre parmi ceux capables de diviser exhausti-
vement le genre auquel l’objet de sa recherche participe47.
Plus encore, ce que le dialecticien veut dire de l’objet examiné ne paraît
pas annexé sur, ni même déterminé par la façon dont se déroule l’expérience.
Par exemple, au début du Politique, l’étranger place le politique du côté de la
science théorique (Politique 259c6-d3), un choix qui, du point de vue de l’exis-
tence empirique de la politique à l’époque de Platon, est loin d’aller de soi
(cf. République V, 473c2-474b4). Le dialecticien ne cherche donc manifeste-
ment pas à décrire, mais à clarifier et à déterminer ce qu’il pense. Comme le
dit Socrate dans le Phèdre, le logos dialectique permet d’apporter la clarté et
l’accord ou la cohérence avec soi-même (Phèdre 265d6-7 : τὸ γοῦν σαφὲς καὶ τὸ
αὐτὸ αὑτῷ ὁμολογούμενον διὰ ταῦτα ἔσχεν εἰπεῖν ὁ λόγος). Dans la suite de ce texte,
nous reviendrons sur les effets de cette cohérence sur l’âme du dialecticien48
ainsi que sur la façon dont le critère de cohérence interne est également uti-
lisé pour critiquer certaines positions philosophiques49. Mais en attendant,
essayons de concrétiser cette description abstraite des mécanismes présidant
aux divisions en examinant comment ils sont mis en œuvre dans la pratique
effective de l’étranger.

4 La définition de la pêche à la ligne

La pêche à la ligne a donc été placée par Théétète dans l’espèce acquisitive
de la technique, qui est elle-même une espèce de puissance50. Reste main-
tenant à distinguer la pêche à la ligne des autres espèces d’acquisition. En
comparant la pêche à la ligne aux autres techniques acquisitives énumérées,
à savoir la chasse, la lutte ou le gain pécuniaire, le dialecticien, en l’occurrence
l’étranger, peut se rendre compte que le pêcheur à la ligne a plus en commun
avec la chasse ou la lutte qu’avec le gain pécuniaire. En effet, alors que chasse,
lutte et pêche s’approprient un objet en utilisant la contrainte ou la force,

46 Ainsi que le note Rosen (1983), 95.


47 Sur le caractère non démonstratif mais « explicitatif » de la dialectique, voir Delcomminette
(2000), 49-55, 81-82 et 91.
48 Voir chapitre 7, La science des hommes libres.
49 Voir l’intégralité du chapitre 6.
50 Cette caractérisation de l’acquisition comme une puissance s’accorde d’ailleurs parfaite-
ment avec la façon dont l’acquisition est envisagée en Théétète 197c1-d4.
La méthode de division et le paradigme du pêcheur à la ligne 43

le gain pécuniaire suppose un accord des parties impliquées. Fort de cette


réflexion, l’étranger peut recourir au couple de genres mutuellement exclusifs
« de gré/de force » pour diviser l’acquisition. Ce couple détermine bien deux
espèces de techniques acquisitives. La première espèce, reprenant toutes les
acquisitions qui se font de plein gré, a pour nom l’échange. Parmi ses parti-
cipants, on compte le don, la location, l’achat. La seconde espèce, reprenant
toutes les acquisitions qui utilisent la force, a pour nom la capture. Parmi ses
participants figurent toutes les acquisitions qui se font par l’action ou la parole
(κατὰ λόγους). L’étape thétique de la division n’est pas mentionnée parce que,
conformément à ce qu’indique le développement qui précède, l’étranger a
mobilisé le couple « de gré/de force » en ayant en vue l’acquisition qui se fait
par la force, c’est-à-dire la capture. Celle-ci est donc immédiatement envisagée
comme le nouveau genre à diviser (219d5-10).
La division suivante obéit également aux principes précédemment dégagés.
Le genre de la capture dont participe la pêche à la ligne est divisé par le couple
de genres « à découvert/caché » qui détermine deux espèces de capture :
la lutte et la chasse (219d10-e3). Par le biais de cette division, la clarification
de l’objet de la recherche avance donc encore un peu plus : le pêcheur à la
ligne est déterminé comme chasseur et séparé de toute capture qui procède
à découvert. Cependant, comme le pêcheur à la ligne est toujours accompa-
gné des autres chasseurs, il n’est pas encore complètement discriminé. En
d’autres termes, nous ne disposons pas encore du logos qui permet de passer
d’un accord purement nominal à un accord sur la chose elle-même ou sur sa
fonction propre51. C’est pourquoi l’étranger déclare qu’il serait alogon de ne pas
diviser la chasse (219e4-5). L’utilisation d’alogon dans ce contexte ne signifie
pas qu’il serait absurde de ne pas diviser la chasse comme le comprennent par-
fois les commentateurs52, mais, assez littéralement, que tant que nous n’avons
pas effectué cette division, le pêcheur à la ligne est dénué de logos, de défini-
tion, d’explicitation53.
Comment séparer le pêcheur à la ligne des autres chasseurs et comment cla-
rifier plus avant son logos ? Pour répondre, l’étranger ne mobilise plus, comme
il l’avait fait jusque là, un couple de déterminations qui nous renseigne sur la
spécificité de l’activité du pêcheur à la ligne, mais il divise d’après un couple qui
discrimine les chasseurs en fonction de l’objet qu’ils poursuivent54. Comme

51 Cf. 218c1-5 et L’insuffisance des noms et la nécessité d’un accord sur la chose même ci-dessus.
52 Voir, par exemple, les traductions de Diès [1923] (1955), 306 et de Mouze (2019), 69.
53 Nous sommes en accord sur ce point avec Campbell (1867), 19.
54 Ce point est également noté par Heidegger [1924-25] (2001), 269-271 et Teisserenc (2012),
23-24.
44 Chapitre 2

nous l’avons vu dans La division des techniques ci-dessus, ce changement s’ex-


plique par le fait que l’étranger cherche à discriminer une technique qui est
elle-même une puissance et que l’on différencie une puissance en considérant
non seulement ce qu’elle effectue, mais aussi ce sur quoi elle porte. Mais que
chasse le pêcheur à la ligne ? Il ne peut être ici question de répondre « ce qui
nage pardi ! », en croyant que cette réponse suffirait à séparer le pêcheur à la
ligne de tous les autres chasseurs. Une telle réponse serait en effet beaucoup
trop imprécise : définir sans plus le pêcheur à la ligne comme chasseur de ce
qui nage revient à admettre que la chasse à certains oiseaux, qui savent aussi
nager, est une forme de pêche à la ligne. Pour éviter une telle imprécision, il
faut donc patiemment continuer à diviser chaque genre par deux détermina-
tions mutuellement exclusives.
Le couple de genres « inanimé/animé » permet de différencier les chasseurs
qui chassent des proies inanimées de ceux qui chassent des proies animées
(219e7). Cependant, Théétète semble éprouver une difficulté vis-à-vis de cette
division : il exprime un doute sur le fait que ces deux parties soient bel et bien
quelque chose (εἴπερ ἔστον γε ἄμφω, 219e8). La raison de son hésitation est
donnée par l’étranger dans la réplique qui suit (220a1-4) : c’est que la chasse
aux proies inanimées n’a pas de nom, à part quelques parties du métier de
plongeur55, pas plus d’ailleurs que la chasse aux proies animées56. Autrement
dit, Théétète se laisse impressionner par l’état de la langue. Ne trouvant dans
la langue courante aucun nom permettant de nommer la chasse aux animés et
aux inanimés, il pense qu’elles pourraient ne pas être quelque chose. L’étranger
le détrompe immédiatement. L’anonymat des parties n’implique, dans aucun
des deux cas, leur indétermination. Seulement, deux attitudes sont possibles
face à cet anonymat. Soit on cherche à donner un nom à cette partie anonyme.
C’est ce que fait l’étranger pour la chasse aux animés : comme celle-ci est une
chasse aux animaux animés57, il convient de l’appeler « chasse aux animaux »
(220a3-4). Soit on la laisse dans l’anonymat. C’est ce que fait l’étranger par
rapport à la chasse aux inanimés : même si elle est anonyme58, on ne se char-
gera pas de lui trouver un nom et on lui dira adieu (220a1-3). Cette lecture du

55 Robin (1950), 1454 n. 1 de la p. 263 pense qu’il s’agit des plongeurs d’éponges. Zucker
(2005), 118 n. 44 et 288 n. 24 ajoute le ramassage des pierres, des huîtres à perles et des
coquillages.
56 Si la chasse aux proies animées n’était pas elle aussi anonyme, pourquoi l’étranger
justifierait-il l’appellation qu’il lui donne (τὸ δέ, τῶν ἐμψύχων ζῴων οὖσαν θήραν, προσειπεῖν
ζῳοθηρικήν, 220a3-4) ?
57 Le participe οὖσαν en 220a4 a probablement une nuance causale.
58 Le participe ὂν en 220a1 a probablement une nuance concessive (Diès [1923] (1955), 307
lui donne une nuance causale).
La méthode de division et le paradigme du pêcheur à la ligne 45

passage paraît conforme à l’attitude critique de l’étranger à l’égard du langage


ordinaire (voir Politique 261e5-7, 265c3-459). Le fait que la langue courante ne
fournisse aucun nom pour désigner la chasse aux inanimés ne peut pas être
une raison justifiant l’abandon de cette partie. La seule raison qui justifie
qu’on lui « dise adieu » (χαίρειν ἐᾶσαι, 220a3) est que la pêche à la ligne ne s’y
trouve pas.
Après avoir recueilli l’assentiment de Théétète (220a5), l’étranger pour-
suit son travail de discrimination. Il divise la chasse aux animaux en utilisant
le couple de genres mutuellement exclusifs « capable de marcher (πεζός)/
capable de nager (νευστικός) » qui détermine deux espèces de chasse aux ani-
maux : d’une part, la chasse aux proies qui marchent appelée « chasse aux
marcheurs » (πεζοθηρικόν) qui se divise elle-même en de nombreuses espèces
et, de l’autre, la chasse aux proies qui nagent appelée « chasse-sur-l’eau » (ἐν-
υγροθηρικόν) (220a6-10). Cette division appelle deux remarques.
La première concerne les nombreuses espèces du genre de la chasse aux
marcheurs auxquelles l’étranger fait allusion (πολλοῖς εἴδεσι καὶ ὀνόμασι διῃρη-
μένον, 220a7-8). Cette allusion prépare certainement la première définition du
sophiste comme chasseur d’un certain type de marcheurs, à savoir les jeunes
gens riches et ayant bonne réputation (221e7-8 fait explicitement référence
au passage que nous commentons). La seconde concerne le caractère problé-
matique de la chasse-sur-l’eau. Ce genre est en effet immédiatement divisé au
moyen du couple « ailé/aquatique » qui permet de distinguer la chasse aux
oiseaux et la pêche (220b1-8). Comment expliquer que la chasse-sur-l’eau com-
porte également la chasse aux oiseaux ?
Deux réponses sont ici possibles. D’une part, il est possible que, lors de la divi-
sion par le couple « capable de marcher/capable de nager », le terme « capable
de nager » (νευστικός) désigne un mode de locomotion, à savoir le déplacement
dans un milieu inconsistant et fluide, qui englobe aussi bien la nage des poissons
que le vol des oiseaux, ce qui rend dès lors nécessaire de distinguer la chasse
aux oiseaux et la pêche60. D’autre part, l’étranger distingue peut-être, dans la
chasse-sur-l’eau, entre la chasse aux poissons qui restent dans l’eau, et la chasse
aux oiseaux qui savent nager (Νευστικοῦ μὴν τὸ μὲν πτηνὸν φῦλον, 220b1), qui n’est
au fond qu’une partie de la chasse aux oiseaux mentionnée ensuite (ὀρνιθευτική,
220b5)61. La façon dont l’étranger reprendra la division de la chasse aux animaux

59 Et nos analyses au chapitre 9, S’instrumentaliser soi-même pour produire des phantasmes


et L’imitation savante et la doxomimétique.
60 Voir Grote [1865] (1888), 190 n. 1 ; Cordero (1993), 218-219 n. 34 ; Zucker (2005), 119 ; Mouze
(2019), 204 ; Mouze (2020), 97.
61 Voir Campbell (1867), 20 qui explique le πᾶσα de 220b4 par le passage de la chasse aux
oiseaux qui savent nager à toute la chasse aux oiseaux.
46 Chapitre 2

ultérieurement dans le dialogue semble faire pencher la balance en faveur de


la seconde solution : le sophiste se distinguera du pêcheur à la ligne en cher-
chant son gibier sur terre plutôt que dans l’eau (voir particulièrement 222a5-7),
ce qui s’accommode plutôt mal avec l’idée que la présente division distingue la
chasse aux marcheurs de la chasse aux animaux se déplaçant dans un milieu
fluide non restreint à l’eau et incluant l’air62. Quoi qu’il en soit, il est probable
qu’une telle difficulté ne soit pas une erreur de composition, mais traduise plutôt
la volonté qui habite Platon de maintenir son lecteur en alerte quant à la validité
et au fonctionnement des divisions proposées par l’étranger. Face à de telles diffi-
cultés, le lecteur est en effet encouragé à reconstruire par lui-même le processus
de division. Dans tous les cas, ce problème n’empêche pas d’isoler les animaux
aquatiques comme l’objet de la pêche à la ligne.
Ayant identifié l’objet du pêcheur à la ligne, l’étranger en revient à la spé-
cificité de ses procédés. La pêche peut être différenciée selon qu’elle est
accomplie au moyen d’une clôture ou au moyen de coups. Dans le premier cas,
elle est appelée « chasse-à-la-clôture », dans le second, « chasse-à-la-frappe »
(220b9-d4). La façon dont cette division est conduite démontre que la dia-
lectique permet de mettre en évidence des rapprochements que le langage
ordinaire ne laisse pas immédiatement transparaître. Ainsi, l’étranger fait
voir à Théétète que sous la diversité des instruments de pêche que sont les
nasses, filets, nœuds coulants, paniers de joncs se cache une puissance com-
mune : celle d’entourer et d’enclore (εἴργῃ) en vue de retenir. Cette puissance
commune justifie un nom commun, celui de clôture (ἕρκος, 220c1-9). On peut
certes considérer le lien entre l’activité d’enclore et le nom « clôture » qui
nomme cette activité comme un jeu de mot63, mais il est aussi possible d’y
lire une application stricte du principe du Cratyle d’après lequel le nom per-
met, du moins quand il a été institué sous la supervision d’un dialecticien, de
démêler la réalité et de nous enseigner les uns aux autres (Cratyle 388b7-c2
avec 390c2-d8). Quand le dialecticien identifie une espèce, il peut, mais ne
doit pas, la nommer de manière telle que l’étymologie de son nom révèle sa
spécificité64. En conséquence, Théétète a raison de ne pas se soucier de trou-
ver un nom plus beau que « chasse-à-la-frappe » pour désigner la chasse dont
la spécificité est de procéder en frappant (220d4), car ce nom, comme le nom
« chasse-à-la-clôture », renseigne sur la réalité qu’il nomme.
Nous savons désormais que le pêcheur à la ligne se trouve parmi les chas-
seurs frappeurs d’animaux aquatiques. Néanmoins, le travail de discrimination

62 Nous tenons cet argument en faveur de la seconde interprétation d’un cours de Paolo
Crivelli consacré au Politique.
63 Comme le fait Benardete (1984), II. 169 n. 10.
64 Il ne le doit pas, comme nous l’avons vu dans le cas de la chasse aux inanimés.
La méthode de division et le paradigme du pêcheur à la ligne 47

n’a pas encore atteint son but, c’est-à-dire qu’il n’a pas encore permis d’isoler la
pêche à la ligne de toutes les autres puissances. Pour ce faire, l’étranger utilise le
rapport « nuit/jour » qui lui permet de distinguer l’espèce de pêche vulnérante
qui utilise le feu pour éclairer l’obscurité de la nuit et celle qui, de jour, s’accom-
plit au moyen d’un hameçon. Au sein de cette dernière, il distingue encore la
pêche qui procède de haut en bas en faisant surtout usage des tridents et celle
qui, au moyen d’un hameçon, frappe le poisson à la bouche ou à la tête pour le
remonter au moyen d’une canne à pêche faite de roseau. C’est cette dernière
espèce qui correspond au nom « pêche à la ligne » (220d5-221a6).
L’étranger finalise sa recherche sur le pêcheur à la ligne en reprenant chaque
partie de la division dans laquelle le pêcheur à la ligne se trouve (221b2-c3).
En anticipant quelque peu sur des développements ultérieurs du dialogue, il
est possible d’être plus précis. Plus loin, l’étranger nommera en effet la partie
d’un genre dans laquelle l’objet de sa recherche se trouve, la partie « droite »
de ce genre (264e1-2)65. En outre, cette opération de récapitulation des par-
ties de droite d’une division sera explicitement nommée « entrelacement »
(voir l’utilisation de συμπλέξαντες en 268c6 juste avant de fournir le logos
final du sophiste). Ainsi s’éclaire finalement la nature du logos par lequel on
peut parvenir à un accord non pas seulement sur le nom, mais sur la chose
elle-même66 : ce logos est constitué de l’entrelacement des noms des parties
de droite obtenues au cours de la division. Dans la mesure où cet entrelace-
ment doit permettre d’isoler l’objet de la recherche de tous les genres qui lui
ressemblent sous le rapport du genre choisi initialement (en l’occurrence, le
genre de la puissance), il peut être considéré à bon droit comme une définition
de l’objet de la recherche, ce qui n’empêche nullement la méthode de division de
pouvoir accomplir d’autres fonctions que celle consistant à définir67.
Parvenus à ce niveau, il peut être utile de nous remémorer nos remarques
au sujet de la fonction des divisions68 : l’évidence de l’étape thétique ainsi que
son indépendance à l’égard du monde de l’apparence suggèrent que les divi-
sions successives n’ont pas pour objectif de décrire l’expérience empirique
ou de démontrer quelque chose à son propos, mais de clarifier et de rendre

65 Nous reviendrons, dans le chapitre suivant, sur cette notion de « partie droite » d’un genre
donné.
66 Voir L’insuffisance des noms … ci-dessus.
67 À côté de l’usage définitionnel de la méthode de division, les commentateurs distinguent
parfois la fonction taxonomique de la division, comme lorsqu’elle pratiquée dans le
Phèdre 265c8-266c1 au sujet de la folie, voir par exemple Movia (1991), 85 et Brown (2010),
154-155. Ces deux usages ne s’excluent d’ailleurs pas nécessairement, comme le remarque
à juste titre Pietsch (2003), 304 au sujet du traitement du concept de changement dans le
livre X des Lois.
68 Voir La division des techniques ci-dessus.
48 Chapitre 2

cohérente la pensée du dialecticien (cf. Phèdre 265d6-7). Par conséquent, nous


pouvons présumer que la validité du logos ou de la définition fournie par la dia-
lectique s’atteste non par sa conformité avec le monde de l’apparence, mais par
la cohérence interne entre les formes qu’il entrelace et la fonction clarificatrice
de cet entrelacement. Dans le chapitre suivant, nous allons voir comment cette
remarque permet d’expliquer la multiplicité des définitions du sophiste. Mais
quel principe adopter pour étudier ces définitions ? Devons-nous systémati-
quement prendre la peine d’examiner chaque étape des divisions concernant
le sophiste ? Ou bien pouvons-nous faire l’économie de ces détails et présenter
synthétiquement les résultats obtenus par l’étranger ? C’est ce que l’examen
d’une dernière difficulté suscitée par le logos dialectique va nous permettre
de trancher.
Si le logos fourni par la dialectique doit se comprendre comme un entre-
lacement de noms de genres permettant d’isoler la spécificité de l’objet de
la recherche, pourquoi l’étranger affirme-t-il également qu’il faut s’accorder
sur la chose par l’intermédiaire de logoi (διὰ λόγων, 218c4) ? Cela signifie-t-il
qu’une même chose possède plusieurs entrelacements qui la définissent ? S’il
est vrai que le sophiste fera l’objet de plusieurs définitions, cet état de fait est
regretté (232a1-7), puis finalement dépassé au cours de la dernière définition.
L’utilisation du pluriel se réfère plus probablement au processus qui mène au
résultat qu’est l’entrelacement de noms de genres pertinents. Ce processus cor-
respond au déploiement d’une pensée qui ne cesse de s’interroger en suivant
le chemin réglé (la méthode) de la division des genres. Au pluriel, logoi doit
donc s’entendre comme « explications » ou « explicitations », voire « raison-
nements », plutôt que strictement « définitions ». Pour autant, on peut douter
que la définition soit réellement autre chose que les explications qui y ont
conduit. Si le résultat de l’enquête était détachable du processus qui y a mené,
il ne resterait alors qu’à prendre acte de ce résultat, de la définition finale du
sophiste et à ne plus jamais lire le dialogue. Définition (logos) et explications
(logoi), résultat et processus semblent en réalité parfaitement indissociables.
Cette solidarité n’est pas sans conséquence sur la nature du savoir dialectique.
Elle implique en effet que c’est la modalité hypothétique de la pensée qui, bien
conduite, implique la catégoricité de la connaissance. Pour répéter autrement
ce point difficile, ce n’est que dans le mouvement et la fluidité d’un ques-
tionnement qui se répond et se questionne toujours à nouveau que l’on peut
paradoxalement atteindre une quelconque stabilité69. Et c’est finalement bien

69 Voir Ménon 85c9-d2 : « Pour le moment, ces opinions ont surgi en lui comme dans un
songe. Mais si on l’interroge souvent et de diverses manières sur les mêmes sujets, tu
peux être certain qu’il finira par en avoir une connaissance aussi exacte que personne. »
La méthode de division et le paradigme du pêcheur à la ligne 49

en raison de cette intrication du processus et du résultat dans la connaissance


dialectique qu’il ne saurait être question de faire l’économie, dans la suite de
ce livre, de l’étude du contenu des différentes divisions dont le sophiste va
être l’objet. Considérer uniquement le résultat de ces divisions reviendrait en
effet à amputer la connaissance d’une partie d’elle-même et à la transformer
en une simple opinion vraie, toujours prête à s’échapper de nos âmes (Ménon
97d4-98a4)70.
(Traduction de Croiset [1923] (1974), 258, modifiée). Ce paragraphe s’inspire des analyses
proposées par Dixsaut (2000), 47-70 et Delcomminette (2000), 134-143.
70 Une opinion vraie s’en va quand nous oublions, nous sommes persuadés, avons du
chagrin ou sommes envoutés par le plaisir (République III, 412e10-413c4). Le naturel phi-
losophe s’affirme, entre autres, par une résistance à de tels phénomènes (République III,
413c5-414a8 ; République VII, 535a6sq).
Chapitre 3

Les six premières définitions du sophiste

La structure de ce chapitre épouse l’articulation assez claire du texte. Après


avoir présenté brièvement l’erreur étymologique de Théétète consistant à attri-
buer au sophiste une technique, nous examinons la façon dont l’étranger réagit
à cette erreur en proposant six définitions du sophiste. Nous montrons en par-
ticulier que la sixième définition décrit en réalité la réfutation socratique. Pour
conclure, nous nous interrogeons sur la vérité et la fausseté des définitions pro-
posées, sur leur fonction dans l’économie générale du dialogue et sur le rapport
entre l’apparence et la dialectique.

1 L’erreur de Théétète ou le pouvoir des noms

Après avoir introduit la méthode de division en l’appliquant au paradigme du


pêcheur à la ligne, l’étranger se tourne vers l’objet principal de sa recherche,
c’est-à-dire le sophiste. La première question qu’il pose au sujet du sophiste
est la même que celle qui se posait initialement au sujet du pêcheur à la ligne :
le sophiste possède-t-il, oui ou non, une technique (221c9-d2, cf. 219a5-6) ? La
réponse, positive, de Théétète (221d3-4) est très instructive. Tout d’abord – et
cela a été peu remarqué – parce que la logique qui la sous-tend témoigne d’une
incompréhension de la façon dont l’étranger raisonne. En terminant de récapi-
tuler le logos du pêcheur à la ligne, l’étranger a en effet remarqué que le nom de
« pêche à la ligne » (ἀσπαλιευτική) ressemble à l’activité du pêcheur à la ligne
qui consiste à remonter (ἀνασπάω) (221c1-3). Ce faisant, il applique le principe
énoncé par Socrate dans le Cratyle : partir de la « vérité des êtres », en l’occur-
rence dialectiser, permet non seulement de connaître ces êtres, mais aussi
de savoir si le nom qui est leur image a été exécuté convenablement (Cratyle
439a6-b9). Ainsi, la recherche sur la chose elle-même, l’enquête dialectique
peut parfois justifier, comme dans le cas du nom « pêche à la ligne », la recti-
tude d’un nom reçu de la langue ordinaire1. Toutefois, en répondant à l’étranger
que le nom « sophiste » indique la possession d’une technique ou d’un savoir
(comparer Protagoras 312c4-6), Théétète n’applique pas ce principe. Au lieu
de s’appuyer sur la recherche dialectique pour justifier l’étymologie, il part au

1 Dans le même sens, voir Sedley (2019), 299.

© Nicolas Zaks, 2023 | doi:10.1163/9789004533080_005


Les six premières définitions du sophiste 51

contraire de l’étymologie pour orienter la recherche dialectique2. Cependant,


et c’est là le deuxième trait capital de cet échange, l’étranger ne corrige pas
immédiatement l’erreur du jeune homme en expliquant qu’à ses propres yeux,
le sophiste ne possède pas de technique ou que du moins le lustre de son nom
ne saurait faire office de preuve. Plutôt que d’opposer à l’opinion de Théétète
une autre opinion sèche, l’étranger va explorer l’erreur de Théétète et la trans-
former de l’intérieur même de la perspective du jeune homme. Nous verrons
tout au long de notre commentaire du dialogue comment va s’opérer ce renver-
sement de perspective. En particulier, dans le dernier chapitre de cet ouvrage
consacré à la coque extérieure du dialogue3, nous montrerons que l’étranger
prive progressivement la technique du sophiste de tout appui rationnel, la
transformant ironiquement en savoir sans savoir, en technique paradoxale4.
Mais il ne faudra heureusement pas attendre la conclusion du dialogue pour
voir se dérouler cette transformation de perspective. En acceptant provisoi-
rement d’octroyer une technique au sophiste et en explicitant, par le biais de
la méthode de division, en quoi cette technique pourrait consister, l’étranger
prépare, doucement mais sûrement, le terrain pour conclure que le sophiste
n’est qu’un imitateur.

2 Première définition : le chasseur de jeunes gens riches et de


bonne réputation

Acceptons donc l’hypothèse de Théétète et partons du principe que le sophiste


doit être posé comme détenteur d’une technique. L’étranger suggère à Théétète
que, à l’instar du pêcheur à la ligne, le sophiste est un chasseur. Il rappelle avoir
divisé l’intégralité de la chasse en deux parties. La première était la chasse aux
animaux aquatiques, la seconde la chasse aux animaux marcheurs (220a6-10).
Alors que la chasse aux animaux aquatiques a été explorée en détail, la chasse
aux animaux marcheurs avait été laissée indivise, même si sa polymorphie
avait déjà été entraperçue. C’est dans cette chasse aux marcheurs qu’il faut à
présent chercher le sophiste (221d7-222a4).
Ce passage permet d’interpréter la consigne que l’étranger donnera beau-
coup plus loin dans le dialogue d’après laquelle il faut diviser en suivant
toujours la partie droite des divisions (264d12-265a2). En reprenant une partie

2 L’erreur de Théétète est également soulignée par Mouze (2019), 204-205.


3 Sur la notion de « coque » du dialogue, voir l’introduction générale de l’ouvrage et la conclu-
sion du chapitre 6.
4 Voir chapitre 9, L’imitation savante et la doxomimétique.
52 Chapitre 3

laissée indivise dans la définition du pêcheur à la ligne, l’étranger montre que


la « partie droite » signifie simplement la partie dans laquelle se trouve, en
compagnie d’une série d’autres participants dont il doit être différencié, l’ob-
jet de la recherche. À l’inverse, la partie gauche est la partie dont l’objet de
la recherche ne participe pas. Tout ce qui participe de cette partie a déjà été
séparé de l’objet que l’on cherche à isoler. Une partie n’est donc ni à gauche
ni à droite absolument. Elle est à droite et elle mérite d’être divisée si l’objet
examiné en participe. Dans le cas présent, la partie droite est la chasse aux
marcheurs puisque le sophiste en participe, mais dans la recherche sur le
pêcheur à ligne, cette même chasse aux marcheurs était la partie gauche dont
le pêcheur à la ligne ne participait pas. La possibilité d’intervertir les parties
montre qu’aucune des deux espèces n’est valorisée en soi et indépendamment
de l’objectif de l’enquête dialectique en cours5.
L’étranger exprime cette inversion de la pertinence des genres à diviser
de manière imagée : alors que le pêcheur à la ligne s’en va vers la mer, vers
les fleuves et les marais pour y chercher son gibier, le sophiste s’en va vers la
terre, ou vers ces autres fleuves que sont les fleuves de richesse, vers les pleines
abondantes de jeunesse en vue de faire main basse sur le bétail qui s’y trouve
(222a5-11)6. Théétète réclame plus de précision. L’étranger s’explique en divi-
sant la chasse aux marcheurs en deux grandes parties. Au moyen du couple de
genres « apprivoisé/sauvage », il distingue en effet l’espèce de chasse aux mar-
cheurs apprivoisés de celle aux marcheurs sauvages. Mais Théétète s’étonne
et doute qu’il puisse y avoir une chasse aux animaux apprivoisés. L’étranger
rétorque qu’il y a bien une telle chasse si du moins l’homme est un animal
apprivoisé. Cependant, l’étranger laisse le choix à Théétète de poser les choses
comme il le préfère : ou bien de poser qu’il n’y a pas d’animaux apprivoisés, ou
bien qu’il y en a, mais que l’homme est sauvage, ou bien encore, en disant que
l’homme est un animal apprivoisé, de considérer qu’il n’y a aucune chasse à
l’homme (222b1-11). Que va choisir le jeune homme ?
La question de la nature humaine dans les dialogues est complexe. En réa-
lité, il faut sans doute moins parler, chez Platon, d’une nature humaine que
d’une tension constitutive entre l’animalité et la divinité, d’une corde tendue
entre l’inhumain et le surhumain7. L’homme peut être une bête fumante d’or-
gueil ou un animal paisible participant à la destinée divine (Phèdre 230a3-6).

5 Dans le même sens, voir Pellegrin (1991), 399-400 et Delcomminette (2000), 91-92.
6 La paraphrase proposée suit la ponctuation suggérée par Campbell (1867), 27. Pour une ana-
lyse stylistique du passage, voir Goldschmidt (1947), 34 n. 2.
7 Sur la question d’une « anthropologie » platonicienne qui ressemble plutôt à une zoologie,
voir les analyses décisives de Dixsaut [1985] (2001), 76-78 et (2013), 252-253.
Les six premières définitions du sophiste 53

Sa seule spécificité vient sans doute du fait qu’il est capable d’aller plus loin
que tous les animaux, qu’il peut être le plus doux des animaux ou le plus féroce
(Lois VI, 766a1-4)8. Mais, d’une part, l’étranger est un philosophe, donc un
être divin9, et, de l’autre, Théétète possède la docilité qui facilite la tâche de
l’étranger (voir 217d1-7). En conséquence, si c’est en tenant compte de la nature
des interlocuteurs du Sophiste que doit se décider la douceur ou la sauvage-
rie de l’être humain, l’homme sera évidemment considéré comme apprivoisé
plutôt que sauvage. Or ce sont manifestement les interlocuteurs du Sophiste
que Théétète a en vue quand il répond à l’étranger : « mais je considère que
nous sommes des animaux apprivoisés, étranger » (᾽Αλλ’ ἡμᾶς τε ἥμερον, ὦ ξένε,
ἡγοῦμαι ζῷον, 222c1). Le « nous » en question ne désigne dès lors probablement
pas la nature humaine10, mais bien les interlocuteurs du Sophiste. Quant à l’af-
firmation de Théétète d’après laquelle il y a bel et bien une chasse à l’homme
(222c2), elle peut paraître de prime abord plus étonnante et moins justifiée
dans la mesure où l’étranger avait laissé au jeune homme la possibilité de
soutenir à la fois que l’homme est apprivoisé et qu’il n’y a rien de tel qu’une
chasse à l’homme (222b9-10). Mais la facilité avec laquelle Théétète concède
à l’étranger l’existence d’une chasse à l’homme pourrait s’expliquer par le fait
que Théétète lui-même, comme on vient de le voir, est un interlocuteur doux
et complaisant11.
La chasse aux animaux apprivoisés est elle-même double. Pour différencier
le sophiste des autres chasseurs d’hommes, l’étranger contraste les chasseurs
qui utilisent la violence, comme dans le brigandage, la chasse à l’esclave, la
tyrannie ou la guerre sous toutes ses formes, et ceux qui persuadent devant
les tribunaux, dans les assemblées ou dans les entretiens privés (222c3-d2).
Contrairement à ce qui est parfois soutenu12, l’étranger ne peut pas réutiliser
ici le couple « de gré/par contrainte » déjà utilisé pour diviser l’acquisition,
puisque tout chasseur procède par contrainte (la chasse étant une espèce de
contrainte, 219d10-e3). L’étranger semble plutôt, conformément à ce qu’il avait
laissé entrevoir (219c5, 219d7), diviser la chasse par le couple « action/langage »
qui permet de distinguer la contrainte violente et la contrainte persuasive13.
Cette division présente toutefois une difficulté. La seconde partie du terme

8 Comparer Théétète 174d6-e2 où l’homme est un bétail plus sournois et plus difficile à
paître que les autres bêtes et Politique 264a5-7 où la science politique est dite avoir son
domaine dans les animaux paisibles.
9 Voir chapitre 1, Premières répliques.
10 Comme le croit Robin (1950), 266.
11 Cette interprétation s’inspire d’une remarque de Rosen (1983), 103.
12 Par exemple par Teisserenc (2012), 25-27.
13 Dans le même sens, voir Heidegger [1924-25] (2001), 280.
54 Chapitre 3

grec désignant l’art de persuasion laisse en effet transparaître le fait que la


persuasion est produite (πιθαν-ουργική), ce qui semble à première vue incom-
patible avec la caractérisation du sophiste comme chasseur participant à l’art
acquisitif. Il est néanmoins possible de répondre que ces deux caractérisations
ne sont pas opérées du même point de vue : le sophiste possède bien un art
acquisitif du point de vue de son objet, car il ne produit évidemment pas les
hommes apprivoisés qu’il chasse ; par contre, du point de vue de la spécifi-
cité de sa procédure, il produit, au moyen du langage, la persuasion chez ses
auditeurs. Plus profondément encore, la présence d’une trace de production
dès la première application de la méthode de division pourrait annoncer la
définition finale du sophiste comme producteur d’images. Notons enfin que
l’étranger a peut-être conscience de la contradiction soulevée par cette étape de
la division, puisqu’il ne la reprendra tout simplement pas dans son résumé
de la première définition du sophiste14.
La très brève division qui suit spécifie l’objet de la sophistique : elle cherche
à persuader des particuliers plutôt qu’un public (222d3-6). La chasse aux par-
ticuliers est elle-même divisée au moyen du couple de déterminations « don/
réception » qui détermine deux espèces : la chasse par cadeaux, comme par
exemple la chasse menée par les amoureux, et la chasse par salaire (222d7-e4).
Il ne nous semble pas qu’il y ait ici un jeu d’alternance entre finalité et moyen15
qui rendrait la division problématique16. La finalité est fixée dans les deux
cas : il s’agit de capturer une proie, non pas de capturer un salaire. Simplement,
cette chasse peut prendre la forme de la réception d’un salaire, dans un cas, ou
la forme d’un don de cadeaux, dans l’autre. Le problème paraît plutôt tenir au
fait que le don et le salaire ont été placés plus haut sous l’espèce de l’échange
(μεταβλητική) et non sous celle de la capture (χειρωτική) (219d6-7). On rétor-
quera peut-être que, dans le cas des sophistes, le paiement n’est pas consenti
par leurs proies mais extorqué par persuasion. Il n’empêche que, là encore,
l’étranger semble voir l’éventuelle contradiction entre la présente coupure et
celle qui distingue capture et échange, puisqu’il ne mentionne pas non plus la
capture dans son résumé.
L’étape suivante divise le genre de la chasse salariale à la fois du point de
vue de l’appât mobilisé par le chasseur et en même temps du point de vue du
type de rétribution qui est reçue par celui-ci. Le lien entre ces deux points
de vue est paradoxal : celui qui promet le plaisir ne reçoit que de quoi sub-
sister, mais celui qui fait miroiter la vertu se fait payer espèces sonnantes et

14 Pour ce dernier point, voir Benardete (1960), 130 n. 1.


15 Comme le laisse croire la traduction de Diès [1923] (1955), 312.
16 Comme le soutient Teisserenc (2012), 27.
Les six premières définitions du sophiste 55

trébuchantes. La technique possédée par le premier de ces hommes est appe-


lée par tous « flatterie », celle du second mérite le nom de « sophistique »
(222e5-223a11)17.
Comme il l’avait fait après avoir appliqué la méthode de division au pêcheur
à la ligne, l’étranger récapitule son raisonnement en entrelaçant les noms
des parties de droite obtenues au cours de la division de la chasse (223b1-6).
Simplement, il laisse de côté le genre de la capture (χειρωτική), probablement
parce que la capture s’oppose à l’échange et que le salaire du sophiste est une
forme d’échange, et celui de la contrainte persuasive (πιθανουργική), sans doute
pour éviter d’insister sur la dimension productive de cette technique incompa-
tible avec l’art acquisitif qui caractérise le sophiste. On remarquera également
que le résumé de l’étranger suit bien, sans la moindre redondance, le double
point de vue adopté dans l’ultime division, puisqu’y sont mentionnés à la fois
le fait que le sophiste a pour salaire de la monnaie (νομισματοπωλική) et sa
prétention à enseigner la vertu (δοξοπαιδευτική). Or c’est bien selon ce double
point de vue que l’étranger peut finalement affirmer que le sophiste chasse les
jeunes gens riches et de bonne réputation (νέων πλουσίων καὶ ἐνδόξων, 223b4)18.
L’étranger ne s’arrête toutefois pas là. Il remarque le caractère complexe
et bigarré de son objet de recherche : « dans les propos qui précèdent (ἐν τοῖς
πρόσθεν εἰρημένοις) », le sophiste a en effet fourni un phantasme (φάντασμα)
qui suggère qu’il appartient à un autre genre que celui de la chasse (223c1-419).
Bien entendu, il faut d’abord lire cette réplique comme l’annonce manifeste du
thème de la production de phantasmes qui prendra une place centrale dans
la suite de la chasse au sophiste20. Cependant, on peut se demander pourquoi
l’étranger se réfère « aux propos qui précèdent » pour justifier son changement
de perspective et l’entame d’une deuxième division. La proximité entre la
chasse par salaire et le genre de l’échange que l’on a relevée à la fin de la division
permet peut-être de répondre à cette question. En poussant la division jusqu’à
son terme, ou du moins jusqu’à la chasse par salaire, l’étranger semble en effet
avoir réalisé que l’hypothèse sur l’appartenance du sophiste à la chasse est
incomplète dans la mesure où elle masque la dimension d’échange inhérente à

17 Les sophistes sont caractérisés de façon similaire en Ménon 91a6-b8.


18 Le texte commenté est celui retenu par la nouvelle édition d’Oxford, en refusant le πιθα-
νοθηρίας d’Heindorf. Le texte des manuscrits est très débattu. Voir les commentaires de
Campbell (1867), 31 et surtout la mise au point de Benardete (1960), 129-139. Sur la position
que l’interprète doit adopter vis-à-vis des variations que présentent les résumés par rap-
port aux divisions, voir les remarques intéressantes de Rosen (1983), 106.
19 L’analyse grammaticale de cette phrase n’est pas transparente, mais le sens général ne
semble pas en question.
20 Voir chapitre 4, La différence entre production de copies et production de phantasmes.
56 Chapitre 3

l’activité sophistique. Cela ne signifie pourtant pas que la première définition


soit elle-même incomplète ou simplement fausse. Du point de vue dialectique,
elle est vraie, c’est-à-dire qu’elle est cohérente et qu’elle remplit parfaitement
son rôle de clarification de la perspective selon laquelle le sophiste est un
chasseur. Elle le remplit d’ailleurs si bien que c’est au sein même des struc-
tures eidétiques déployées au cours de cette explicitation que le dialecticien
peut se rendre compte que sa perspective de départ est incomplète. C’est donc
bien cette perspective elle-même, et non la définition à laquelle elle donne
lieu, qui est fausse, c’est-à-dire qui n’est pas complètement adéquate à ce qui
apparaît comme sophiste. Nous reviendrons en détail sur la distinction entre la
vérité de la division et la vérité de la perspective qu’elle clarifie au moment de
conclure ce chapitre. Mais en attendant, étant donné l’incomplétude de l’hy-
pothèse selon laquelle le sophiste est un chasseur, il convient de tenter une
autre hypothèse : celle d’après laquelle le sophiste participe à l’art de l’échange.

3 Deuxième, troisième et quatrième définitions : le sophiste


comme commerçant

L’étranger souligne ce changement d’hypothèse en rappelant l’opposition, au


sein de l’acquisition, entre, d’une part, la capture dont une partie est la chasse
et, de l’autre, l’art de l’échange (223c6-8)21. L’échange est lui-même divisé par
le couple d’idées « don/vente », très proche de, voire identique à celui que
l’étranger avait utilisé pour diviser la chasse aux particuliers, ce qui confirme
la présence implicite de l’échange dans la première définition. Les deux par-
ties que le couple « don/vente » détermine sur le genre de l’échange sont le
don de cadeaux et l’échange commercial (223c9-11). L’échange commercial est
lui-même divisé selon le type d’objet qu’il met en jeu. Le couple « acquisition/
production » permet en effet de diviser les objets de l’échange commercial et
détermine deux parties de ce genre : la vente d’objets autoproduits et le tra-
fic des produits d’autrui qui ont été acquis par le vendeur (223c12-d5). Cette

21 Nous devons à un cours de Paolo Crivelli consacré au Politique l’idée selon laquelle
« τὸ μὲν θηρευτικὸν μέρος ἔχον » en 223c6-7 peut désigner l’espèce de l’acquisition ayant
comme partie la chasse, c’est-à-dire la capture. Si l’on comprend en revanche que
« τὸ μὲν θηρευτικὸν μέρος ἔχον » = la partie de l’acquisition qui est la chasse, comme le
font la plupart des commentateurs, alors l’étranger se cite de façon inexacte puisqu’il
avait auparavant opposé l’échange et la capture (en 219d5-8), et non l’échange et la chasse
(peut-être est-ce néanmoins pour prévenir son lecteur de ce changement que l’étranger
rapporte qu’il avait distingué deux formes d’acquisition d’une certaine façon (που, 223c6),
comme le suggère Cordero (1993), 220 n. 45).
Les six premières définitions du sophiste 57

division est toutefois éminemment problématique puisqu’elle fait intervenir


un couple de genres déjà utilisé précédemment dans la même définition, à
savoir le couple « acquisition/production ». Elle implique donc qu’un type
d’acquisition, l’échange commercial d’objets autoproduits, soit également,
sous un certain rapport, productif. On peut penser que c’est précisément pour
cette raison que cette étape n’est pas reprise dans le résumé que l’étranger
donne de la seconde définition22. Néanmoins, comme c’était déjà le cas lors de
la division de la chasse aux hommes en chasse violente et chasse persuasive, le
travail de clarification conceptuel des hypothèses que nous faisons au sujet du
sophiste annonce déjà la dimension productive de la technique sophistique.
Le couple de genres « intérieur/extérieur » permet de diviser le genre du
trafic des produits d’autrui en deux parties dont l’extension est plus ou moins
équivalente : les boutiquiers ou marchands qui travaillent à l’intérieur d’une
même ville et les négociants qui circulent de villes en villes (223d6-12)23. Le
couple « corps/âme » permet de distinguer deux parties dans l’art du négociant.
Dans une partie, le négociant échange et vend ce dont le corps se nourrit et
fait usage. Dans l’autre, le négociant échange et vend ce dont l’âme se nourrit
et fait usage. Pour faire comprendre à Théétète en quel sens il y a un négoce spi-
rituel, l’étranger divise ce dernier genre par le couple « alimentation/usage »,
ce qui lui permet de distinguer, d’une part, le négoce de biens culturels dont
l’âme se nourrit, appelé art d’étalage ou exhibition de marchandises, et d’autre
part le négoce de sciences dont l’âme peut se servir (223e1-224b8). Le négoce
des sciences est lui-même divisé sous le rapport du couple « non-politique/
politique », ce qui permet de distinguer la vente des techniques profes-
sionnelles de la vente des sciences et des discours dont l’objet est la vertu,
c’est-à-dire la sophistique (224b9-c9). L’étranger clôture cette seconde défini-
tion en entrelaçant les parties de droite mises au jour lors de la division. Ce
faisant, il omet, sans doute pour la raison indiquée dans le paragraphe précé-
dent, la coupure entre la vente d’objets autoproduits et le trafic des produits
acquis à autrui (224c9-d3).
Toutefois, cette coupure continue manifestement à poser problème puisque
l’étranger présente maintenant une troisième définition du sophiste censée
intégrer la distinction entre autoproduction et vente d’objets acquis. Dans
cette troisième définition, le sophiste est défini, non plus comme un négo-
ciant circulant de villes en villes, mais comme un boutiquier ou un marchand

22 Le μεταβλητική de 224c10 se réfère à l’ἀλλακτική de 223c7, 9 (les deux sont interchan-


geables, cf. 219d4-6) et non au μεταβλητική de 223d3, voir Benardete (1960), 133.
23 Sur la genèse du négoce, du marchandage et de l’argent, voir République II, 370e5-371d8.
Sur le caractère servile de ces professions, voir Politique 289e4-290a7.
58 Chapitre 3

établi dans une ville qui vend des connaissances relatives à la vertu, et il est
indifférent qu’il les ait lui-même fabriquées ou achetées (224d4-e5). Cette
tentative pour intégrer la production et l’acquisition sous une même déter-
mination semble passer d’abord inaperçue aux yeux de Théétète24, mais dans
un second temps, quand les différentes apparitions du sophiste sont récapi-
tulées, le jeune homme fait de la vente de connaissances autoproduites une
quatrième apparition du sophiste, en plus de son apparition comme boutiquer
des connaissances (231d10-11)25. En mettant en scène une erreur de compte
liée au caractère produit ou acquis des connaissances vendues par le sophiste,
Platon cherche probablement à attirer, dès les premières divisions du dialogue,
l’attention du lecteur sur la dimension productive de la sophistique. En tout
cas, l’insistance de cette dimension productive au sein même du travail dia-
lectique divisant des genres issus de l’acquisition vient souligner le caractère
insuffisant des hypothèses émises sur la nature du sophiste. Il est finalement
remarquable que ces différentes hypothèses ou perspectives seront explicite-
ment nommées des apparences du sophiste (voir 231d2). Nous reviendrons sur
cette appellation capitale et ce qu’elle implique au moment de conclure ce
chapitre26. Avant cela, deux de ces apparences doivent être encore clarifiées
par la méthode de division.

4 Cinquième définition : le sophiste comme éristique

Le sophiste ne se montre en effet pas seulement comme un chasseur ou un


commerçant, mais il apparaît également comme un lutteur (224e6-225a3). La
lutte est elle-même divisée en lutte d’émulation et en combat (225a4-8)27. Ce
dernier genre est divisé au moyen d’un couple de genres déjà rencontré dans
la division de la chasse, à savoir le couple « action/langage », qui permet de

24 En Sophiste 225e3-5, Théétète compte l’éristique comme la quatrième définition du


sophiste. S’il avait déjà séparé l’autoproduction et la vente de produits d’autrui, il devrait
compter l’éristique comme la cinquième définition.
25 Certains commentateurs pensent toutefois qu’il est possible que Théétète ait vu clair dès
le début puisqu’ils comprennent qu’en 225e3-5, le jeune homme ne compte pas l’éris-
tique comme la quatrième définition du sophiste (voir n. précédente), mais comme son
quatrième retour (et donc sa cinquième apparition ou définition). Dans ce cas, ἥκειν en
225e4 ne doit pas se comprendre comme « se présenter » ou « venir en vue », mais comme
« revenir », cf. Isenberg (1951), 210 et Crivelli (2021), 219-220.
26 Voir ci-dessous, Récapitulatif.
27 Le rôle positif que peut avoir l’émulation, quand elle tend à la vertu, est décrit en Lois V,
731a2-b4, voir Campbell (1867), 38. Pour la sophistique comme combat, voir le « coup de
poing » reçu de Socrate par Protagoras en Protagoras 339e1-2.
Les six premières définitions du sophiste 59

distinguer le combat violent de la contestation (225a9-b2)28. La contestation


est divisée selon deux couples coordonnés qui déterminent la façon dont
cette contestation peut avoir lieu29. Le premier couple est « public/privé » et
le second « long/court ». La contestation macrologique en public est appelée
contestation judiciaire ; la contestation en privé qui se morcelle dans l’alter-
nance des questions et des réponses est appelée contestation contradictoire
ou antilogique (ἀντιλογική) (225b3-12)30. Le fait que la macrologie comme la
brachylogie puissent être des espèces de l’usage agonistique du logos vient
confirmer a posteriori notre interprétation de la conversation introductive
entre Socrate et l’étranger : à lui seul, le choix de parler longuement ou de ques-
tionner et de répondre ne peut pas garantir que celui qui parle se soucie de
comment sont réellement les objets dont il parle. La conversation peut très
bien être le masque d’un désir de triompher. Inversement, le dialogue de l’âme
avec elle-même ne s’extériorise dans une conversation effective qu’accidentel-
lement, quand la douceur de l’interlocuteur le permet31.
L’étranger divise ensuite la contestation contradictoire ou antilogique
à la fois d’après le type d’objet à propos duquel cette contestation a lieu et
d’après la façon dont cette contestation a lieu32. Pour diviser le type d’objet
de l’antilogique, l’étranger utilise le couple de genres « contrat/notions fon-
damentales »33 ; pour diviser la façon dont l’antilogique procède, il utilise le
couple « non-technique/technique ». Cette division à double focale permet de
distinguer une partie anonyme non-technique qui concerne les contrats, d’une
part, et l’éristique (ἐριστική), de l’autre, dont les participants sont capables de
contester techniquement et généralement à propos des choses injustes et
justes en elles-mêmes et des autres choses (225b13-c10).
Cette dernière division paraît problématique puisqu’elle prétend distinguer,
parmi des techniques, celles qui participent à la technique et celles qui n’y

28 La possibilité de diviser la lutte par le couple « action/langage » est indiquée dès 219d7,
ce qui démontre la très grande cohérence de la démarche de l’étranger. Sur l’omnipré-
sence du logos dans les caractérisations du sophiste, voir Heidegger [1924-25] (2001), 290
et passim.
29 Comme le note Teisserenc (2012), 30-31.
30 Sur l’art de la contradiction et ses liens avec la misologie, voir Phédon 90b9-d8. Sur l’art
de la contestation judiciaire et ses liens avec le maintien d’une justice de façade, voir
République II, 365c1-d6.
31 Voir chapitre 1, Le cadre de l’argumentation.
32 Rien n’indique, pace Vlasits (à paraître), 12 n. 18, que le type d’objet sur lequel s’exerce une
puissance soit le critère décisif pour identifier cette puissance et que l’on puisse dès lors
traiter la manière dont elle procède comme secondaire, cf. République V, 477c6-d6 et cha-
pitre 2, La division des techniques : première approche théorique de la méthode de division.
33 Selon l’expression de Teisserenc (2012), 30.
60 Chapitre 3

participent pas34. Pire, si le sophiste était placé dans la partie non-technique


de l’antilogique, il pourrait au moins s’agir d’une amorce de la caractérisation de
la sophistique comme technique paradoxale fondée sur de l’ignorance plutôt
que sur de la connaissance35, mais c’est à la partie technique de l’antilogique,
c’est-à-dire à l’éristique, que le sophiste se trouve participer. Il doit donc plutôt
s’agir d’une division ironique visant à railler la prétention des sophistes à être
capables de contredire techniquement à propos des choses justes et injustes
en elles-mêmes36. Le piquant de l’affaire étant que, dans une perspective pla-
tonicienne, les avocats chargés de traiter des contrats de droit privés ne sont
en fait probablement pas dénués d’une certaine technique37, ce qui, en retour,
ne manque pas de rendre le lecteur sceptique quant à la connaissance censée
accompagner la technique éristique. Malgré la dimension ironique de cette
division, on notera cependant que l’étranger y annonce déjà la prétention
universaliste de la sophistique puisqu’il la détermine comme une espèce d’éris-
tique prétendant être capable de contredire sur les choses justes et injustes
elles-mêmes, « et sur les autres choses » (καὶ περὶ τῶν ἄλλων, 225c8)38.
L’éristique est finalement divisée par le couple « gain/perte », qui per-
met de distinguer la sophistique du bavardage (225d1-e5). On a beaucoup
discuté pour savoir si l’étranger vise Socrate quand il évoque le bavardage.
D’une part, les nombreuses références au bavardage socratique dans les dia-
logues (par exemple en Gorgias 485d1-e2 ; Phédon 70b10-c2 ; Théétète 195c1-4 ;
Phèdre 269e4-270a1) semblent indiquer que c’est bien à Socrate que l’étranger
fait ici allusion39, mais d’autre part, cette caractérisation ferait de Socrate un

34 La voie qui consisterait, pour sauver la division, à lire, en 225c1, ἀτεχνῶς (simplement) à
la place d’ἀτέχνως (sans technique) semble barrée par le Τὸ δέ γε ἔντεχνον de 225c7, qui
indique un contraste entre la contestation conduite avec art (l’éristique) et celle qui ne
l’est pas (la partie anonyme qui porte sur les contrats). Par ailleurs, comme l’adjectif ἄτε-
χνος a déjà été utilisé dans les divisions pour faire référence à un personnage dénué de
technique (en 219a5), la suggestion de Crivelli (2021), 226 n. 43 selon laquelle l’adverbe
correspondant, ἀτέχνως, signifie un manque de règle ou de systématicité, mais pas un
manque de technique, paraît difficile à admettre.
35 Voir chapitre 9, L’imitation savante et la doxomimétique.
36 Comme nous le soutenons dans Zaks (2021), 270.
37 Comme le fait remarquer Teisserenc (2012), 31.
38 Voir Benardete (1984), II. p. 90 et ici-même chapitre 4, De l’antilogique à l’apparence de
science, pace Notomi (1999), 82-83 n. 19 et Brown (2010), 158.
39 Campbell (1867), 40 est assez prudent, mais pense qu’il est possible que le travail de
Socrate soit ironiquement décrit comme un travail à perte. Diès [1923] (1955), 317 estime
que le bavard visé est le dialecticien. Pour Rosen (1983), 114 il s’agit bien d’une pique adres-
sée à Socrate. Enfin, pour Wolff (1991), 34 (voir aussi p. 46), « le clan socratique est visé
sans équivoque ».
Les six premières définitions du sophiste 61

participant à une espèce d’éristique, ce qui semble difficile à accepter40. Pour


comprendre ce qui est ici en jeu, il faut sans doute considérer que, dans cette
cinquième définition, l’étranger décrit bien Socrate, mais du point de vue de
ses adversaires, d’après lesquels le bavardage se réduit au plaisir du bavard, à
l’indifférence dont celui-ci fait preuve pour ses propres affaires et au déplaisir
que ressentent les auditeurs qui y assistent41. Or, la prochaine définition va
complètement renverser cette perspective en montrant notamment que les
auditeurs de Socrate éprouvent bel et bien du plaisir à l’entendre réfuter ses
interlocuteurs et que ces derniers, loin d’y perdre quoi que ce soit, bénéficient
au contraire durablement de cette réfutation (230b8-c4). Dans cette hypo-
thèse, la division entre sophistique et bavardage a pour vocation de rappeler
l’opinion superficielle de ceux qui voient dans Socrate un bavard et ce, afin de
mieux contraster cette opinion avec les véritables bénéfices apportés par la
réfutation socratique dont il va être question dans un instant.

5 Sixième définition : la réfutation socratique

5.1 Production, art de trier et dialectique


Avant de se lancer dans cette sixième division, un avertissement est de mise.
Du point de vue de sa richesse philosophique, cette division est incomparable-
ment supérieure aux cinq premières réunies. Nous montrerons non seulement
à la fin de la section qu’elle aboutit à décrire la pratique de Socrate, mais égale-
ment qu’elle contient, dès les premières étapes de la division, des informations
extrêmement précieuses sur le fonctionnement de la division dialectique
elle-même. En particulier, nous allons immédiatement développer les thèses

40 Cornford (1935), 176-177, suivi par Movia (1991), 139 refuse d’accepter cette conséquence
et conclut que l’étranger vise les Mégariques (qui cependant ne travaillaient pas à perte,
comme le remarque Esses (2019), 300 n. 9). Pour éviter de comprendre que Platon place
Socrate parmi les éristiques, Robin (1950), 1455 n. 1 de la p. 271 comprend que l’éristique en
question dans cette division est différente de celle que l’on trouve, par exemple, pratiquée
dans l’Euthydème. Cordero (1993), 221 n. 52 et Centrone (2008), 47 n. 31 doutent eux aussi
que Platon fasse allusion à son maître.
41 Parmi ces adversaires, on peut compter au premier chef Calliclès qui reproche aux
hommes âgés qui continuent à philosopher de « babiller dans un coin avec trois ou quatre
jeunes hommes » (Gorgias 485d1-e2). Si Socrate lui-même se défend d’être un bavard
(Phédon 70b10-c2), il lui arrive également de se réapproprier ironiquement les accusa-
tions de bavardage portées à son encontre (Théétète 195c1-4). D’ailleurs, Platon valorise
le bavardage quand il en fait une condition du développement des techniques (Phèdre
269e4-270a1 ; Politique 299b2-e10). Pour tout ceci, voir Teisserenc (2012), 32 ; Esses (2019),
299-300 ; Mouze (2020), 47-48.
62 Chapitre 3

selon lesquelles la division dialectique s’accomplit au moyen d’un entrelace-


ment de genres et est une technique productive.
L’étranger introduit sa sixième définition par deux séries d’exemples (παρα-
δείγματα). La première série comporte des actions domestiques et agricoles :
filtrer, cribler, vanner, trier (διακρίνειν42) (226b5-643) ; la seconde comporte
des actions artisanales et textiles : carder, démêler, tramer (226b8-10)44. Tous
ces exemples ont pour vocation de faire apparaître à Théétète la technique
unique incluse en eux : l’art de trier (διακριτική), au sein duquel s’opère une
séparation, une division (διαίρεσις45) (226c1-9). La plupart des commentateurs
estiment que l’art de trier ne rentre pas dans la division initiale entre arts
productifs et arts acquisitifs46. Pourtant, plusieurs éléments suggèrent qu’il
est subordonné à la production47. Tout d’abord, un peu plus loin dans le rai-
sonnement, on apprendra que la médecine est subordonnée à la purification
(καθαρμός) (226e8-227a1), elle-même subordonnée à l’art de trier (226d5-11). Or
la médecine est bien une partie du soin des corps mortels (Protagoras 354a5)
qui, dans le Sophiste, est explicitement mentionné comme relevant de la pro-
duction (219a10-11). Ensuite, on peut remarquer que l’art du cardage (ξαντική),
qui figure parmi les exemples permettant d’introduire l’art de trier, est un art
productif (Politique 282e4). Enfin, l’étranger entame la sixième définition par
un proverbe que Théétète complète : comme on ne peut prendre le sophiste
d’une seule main … il faut y mettre les deux (226a6-8). Puisque les cinq pre-
mières définitions partaient de l’une ou l’autre partie du genre des techniques
acquisitives, l’étranger fait sans doute allusion de manière figurée à la nécessité
de passer à l’autre moitié des techniques, à savoir la moitié productive. Mais si
l’art de trier est subordonné à la technique productive, est-il pour autant issu
d’une division de la production ?
En se basant sur un passage du Politique où sont distingués les arts d’assem-
blage (συγκριτική) et de tri ou de séparation (διακριτική) (Politique 282b4-9), il

42 Malgré sa présence dans tous les manuscrits, le dernier terme cité est suspecté par les
éditeurs, car il anticipe la suite du raisonnement.
43 Curieusement, Cordero (1993), 98 ne traduit pas cette première série d’exemples.
44 Cf. Teisserenc (2012), 33.
45 Même s’il est convaincant, le plaidoyer d’Herrmann (1998), 109-114 pour remplacer διαι-
ρετικά par διακριτικά en 226c3 occulte le fait que, sous couvert d’une énumération de
techniques professionnelles, l’étranger est en train de faire allusion à ses propres divisions,
comme nous allons le voir dans un instant. Lott (2012), 38 ; Mouze (2019), 19 et Mouze
(2020), 22, 42 remarquent également la dimension réflexive des exemples avancés par
l’étranger.
46 Voir Cornford (1935), 171, 177-178 ; Notomi (1999), 64 n. 70 ; Centrone (2008), 49 n. 32 ;
Brown (2010), 159 n. 18 ; Dorion (2012), 253 ; Teisserenc (2012), 33 ; Mouze (2020), 44.
47 Voir Rickless (2010), 293-294 ; Zaks (2020).
Les six premières définitions du sophiste 63

serait en effet tentant de détecter, en deçà de l’introduction de l’art de trier par


des exemples, une division des arts productifs au moyen du couple « séparation/
assemblage »48. Cette possibilité exégétique peut être maintenue, à condi-
tion de considérer attentivement l’exception que constitue la dialectique
elle-même49. Exception non pas tant parce qu’après avoir divisé le dialecti-
cien procède à un entrelacement final des parties de droite dans un logos, mais
parce qu’il est possible de concevoir une division d’un genre par un couple de
genres mutuellement exclusifs comme un mélange ou un entrelacement opéré
sur le plan intensionnel 50. Ce dernier point permet d’approfondir l’approche
théorique de la méthode de division fournie au chapitre précédent51 : pour
diviser un genre donné, il convient non seulement de mobiliser un couple de
genres mutuellement exclusifs, mais il faut encore entrelacer ou mélanger ce
couple au genre à diviser. Ce mélange a pour effet de diviser exhaustivement
l’extension du genre à diviser : une partie des membres de l’extension du genre
divisé participe au premier des genres diviseurs, l’autre au second.
Cette façon d’interpréter la division de l’extension du genre comme résul-
tant d’un mélange, opéré sur le plan intensionnel, du genre à diviser avec le
couple de genres diviseurs présente l’avantage herméneutique considérable de
créer un pont entre la méthode de division pratiquée dans la coque du Sophiste
et l’étude des très grands genres qui constitue une partie du cœur du dialogue.
En effet, dans cette hypothèse, et la division dialectique et l’étude des très
grands genres supposent un mélange, une communauté ou un entrelacement
des genres52. Nous verrons en particulier qu’une telle perspective permet de
donner un sens satisfaisant à la difficile description de la science dialectique
qui semble marier des références au cœur du Sophiste et à sa coque53. Mais

48 Dixsaut [1985] (2001), 340 pense plutôt, en se basant sans doute sur 219a10-11, que, dans ce
passage, la production humaine de réalités est divisée en fabrication et soin.
49 Nous complexifions donc notre position défendue dans Zaks (2020), 532-534, en considé-
rant ici le cas particulier de la dialectique (ce que Platon ne fait pas explicitement).
50 Sur ce point capital, voir Delcomminette (2000), 70, 82-83. Movia (1991), 184 ; Muniz et
Rudebusch (2018), 399-401, insistent également sur le fait que les objets de la division
possèdent à la fois une intension et une extension.
51 Voir chapitre 2, La division des techniques.
52 Au seuil de la partie constructive du cœur du dialogue, l’étranger reformule l’idée que les
genres ne peuvent se mélanger (ἄμεικτα, 251d7) en disant qu’ils n’ont aucune puissance
de communiquer (μηδεμίαν δύναμιν κοινωνίας, 251e9), ce qui tend à prouver qu’ « être
mélangé à » et « avoir une communauté avec » sont considérés comme des relations
équivalentes. La notion d’entrelacement implique peut-être une dimension « active » ou
« subjective » supplémentaire, mais elle suppose certainement, comme condition néces-
saire, le mélange ou la communauté des genres.
53 Voir chapitre 7, La description de la dialectique.
64 Chapitre 3

outre l’avantage herméneutique lié à cette façon de concevoir la division, le


texte du Sophiste lui-même semble appuyer l’idée selon laquelle une division
d’un genre implique une communauté de ce genre avec un couple de genres
mutuellement exclusifs. Ainsi, le changement et la stabilité qui divisent l’être
en ce qui change et ce qui est stable (250c12-d1) sont en effet explicitement
dits avoir une communauté avec lui (πρὸς τὴν τῆς οὐσίας κοινωνίαν, 250b10-11)54.
Pour en revenir à notre passage, le fait que la division dialectique suppose une
communauté du genre divisé avec les genres diviseurs permet peut-être de
comprendre pourquoi l’étranger choisit d’introduire l’art de trier par le biais
d’exemples sans mentionner la contrepartie possible qu’est l’art d’assembler :
dans le cas particulier de la dialectique, séparer et assembler cessent d’être des
opérations mutuellement exclusives.
Pourtant, même si l’on admet que la dialectique divise en mélangeant,
peut-on considérer qu’elle soit bien elle-même un art productif ? La suite de la
division semble montrer que oui.
L’art de trier peut en effet lui-même être divisé par, c’est-à-dire peut s’en-
trelacer avec, deux idées mutuellement exclusives qui sont la neutralité et les
préférences axiologiques55. Cette division permet de distinguer, d’une part, la
séparation du semblable à partir du semblable (τὸ δ’ ὅμοιον ἀφ’ὁμοίου, 226d2-3)
qui reste anonyme, et de l’autre, le tri qui garde le meilleur et rejette le pire,
appelé universellement purification (καθαρμός) (226c10-d11). Cette division est
acceptée par Théétète puisqu’elle se trouve être illustrée par les deux séries
d’exemples au moyen desquelles l’étranger avait introduit l’art de trier : les
opérations agricoles mentionnées procèdent à une purification ; le cardage, le
démêlage et le tramage séparent le semblable du semblable. Avant de montrer
que la division de la purification mène finalement à une description de la pra-
tique socratique56, arrêtons-nous un instant sur l’art de séparer le semblable
du semblable. Il semble possible de voir dans cet art une allusion à la méthode
de division elle-même. Et pour cause, au moment de diviser la purification,
les interlocuteurs du dialogue rencontrent des arts dont le nom semble par-
faitement ridicule, comme par exemple la cosmétique. Cependant, l’étranger
s’empresse de préciser que la méthode des raisonnements, le chemin des logoi
(τῇ τῶν λόγων μεθόδῳ, 227a7-8) qu’il emprunte ne se soucie ni de l’utilité, ni de
la réputation des techniques envisagées, ni de la beauté de leurs noms, mais

54 Nous reviendrons sur ce point important au chapitre 7, Le discernement adéquat du


dialecticien.
55 Nous reprenons la terminologie à Teisserenc (2012), 39.
56 Notons d’ores et déjà que d’après Socrate, la purification qui sépare l’âme (le meilleur)
du corps (le moins bon) est l’exercice propre au philosophe (Phédon 67b7-d11), comme le
rappelle Cordero (1993), 221 n. 56.
Les six premières définitions du sophiste 65

s’efforce de comprendre la parenté et l’absence de parenté de tous les arts pour


en « acquérir l’intelligence » (τοῦ κτήσασθαι […] ἕνεκα νοῦν, 227a10-b1). Aussi,
du point de vue de leur ressemblance (κατὰ τὴν ὁμοιότητα, 227b3), aucun art
n’est plus ridicule que l’autre. Par exemple, illustrer l’art de la chasse par l’art du
général n’est pas plus grandiose que de l’illustrer par la chasse aux poux, mais
seulement plus prétentieux (227a3-b6). Comme la méthode de division utilisée
par l’étranger neutralise la différence axiologique entre les genres qu’elle divise
pour les considérer seulement sous le rapport de leur ressemblance, il est pro-
bable qu’elle soit comprise sous l’art de séparer le semblable du semblable. Cet
art, ou du moins une de ses parties, ne doit donc pas nécessairement rester
anonyme comme le suppose l’étranger, mais peut être baptisé « dialectique »
voire « division dialectique »57.
Comme la dialectique est une espèce de tri et que le tri est une espèce de
production, il suit bien de nos développements que la dialectique est une tech-
nique productrice. Mais productrice de quoi ? Non pas des idées, des genres ou
des formes elles-mêmes, mais de leur logoi, c’est-à-dire de l’entrelacement de
noms de genres qui constitue la définition, l’explicitation ou encore le déploie-
ment temporel de ces idées. Le fait que le logos ait été envisagé auparavant
comme un instrument d’acquisition (219c5) et de capture (219d7) ne constitue
pas une objection contre cette hypothèse. En effet, dans la cinquième défini-
tion du sophiste, l’étranger indique clairement qu’utiliser le logos comme un
instrument d’acquisition et de capture revient à l’utiliser de façon éristique et
antilogique (225a13-b1), c’est-à-dire non pas de façon dialectique.
Les deux premières coupures de la sixième définition du sophiste sont donc
capitales pour mieux comprendre la division dialectique : celle-ci est une tech-
nique productrice de logoi qui divise et sépare des déterminations génériques
indépendamment de leur valeur axiologique en entrelaçant le genre divisé
avec un couple de genres mutuellement exclusifs. Reste maintenant à décou-
vrir ce que peut nous enseigner la division de l’autre moitié de l’art de trier,
c’est-à-dire la purification.

5.2 Purification des vices de l’âme et premières divisions


de l’enseignement
L’étranger divise la purification au moyen du couple « corps/âme ». Il divise
ensuite immédiatement le genre des corps au moyen du couple « animé/
inanimé ». La purification des corps animés est à son tour divisée par le couple
« intérieur/extérieur », ce qui permet de distinguer la gymnastique et la méde-
cine, qui purifient l’intérieur du corps, de l’art du baigneur, qui purifie l’extérieur

57 Voir Wolff (1991), 48 ; Teisserenc (2012), 39 ; Mouze (2020), 104.


66 Chapitre 3

du corps et dont le nom est méprisé. Quant à la purification des corps inani-
més, elle ne peut être divisée par le couple « intérieur/extérieur » puisqu’il n’y
a de sens à parler d’intériorité d’un corps que quand celui-ci est animé (Phèdre
245e5-6)58. La purification des corps inanimés regroupe le foulage et la totalité
de la toilette qui s’éparpillent en des noms qui semblent parfaitement ridicules
(226e1-227a7).
Ces divisions successives suscitent une difficulté. Puisque seule la division
de la purification au moyen du couple « corps/âme » sera reprise dans la suite
du travail définitionnel, et ce afin d’isoler la purification qui s’adresse à l’âme et
à la pensée (227b6-c10), on peut s’interroger sur les raisons qui poussent l’étran-
ger à diviser le genre des corps, qui plus est en y réintroduisant une dimension
psychique. Une première explication possible est que la division des corps
permet d’aborder des techniques dont le nom semble ridicule, comme le fou-
lage et la cosmétique. Or, nous venons de voir que l’étranger prend le temps de
désamorcer cette impression de ridicule en insistant sur la neutralité axiolo-
gique de sa méthode (227a7-b6). La division des corps fournit donc l’occasion
d’une précision importante sur la méthode de division. Ensuite, l’équivalence
entre la notion de « corps animé » et de « corps vivant » (226e8 avec 227c1),
découverte lors de la division des corps, anticipe une étape importante de la
confrontation avec les géants réformés, qui a lieu beaucoup plus loin dans le
dialogue. Nous verrons en effet comment l’étranger extorque de ces penseurs
matérialistes la reconnaissance de l’être des vertus en passant par l’équivalence
du vivant mortel et du corps animé (voir 246e5-247a459). Enfin, la mise en évi-
dence de l’art de la gymnastique et de la médecine comme moyens de purifier
l’intérieur d’un corps vivant prépare l’analogie avec l’éducation et la justice
dont la fonction est de purifier les vices de l’âme (228e6-229a11).
Plus précisément, l’étranger distingue deux types de mauvaise condition
(πονηρία) ou de vice (κακία) dans l’âme. Le premier est comparable à la mala-
die du corps, le second à sa laideur (227d4-228a2). Face à l’incompréhension
de Théétète (228a3)60, l’étranger précise son propos. La maladie est conçue
comme une discorde, une dissension (στάσις), c’est-à-dire une destruction née

58 Cf. Teisserenc (2012), 34 n. 1. Sur la question du corps animé, on lira aussi les remarques
intéressantes de Heidegger [1924-25] (2001), 343.
59 Et chapitre 6, L’examen des géants réformés.
60 Qui s’explique peut-être par l’oscillation entre πονηρία et κακία dans ce passage : Théétète
étant prêt à admettre que maladie et laideur sont des mauvaises conditions de l’âme
(πονηρία), mais pas des défauts moraux (κακία), voir Rosen (1983), 122 et la suite du texte
principal.
Les six premières définitions du sophiste 67

de quelque désaccord entre ce qui est par nature apparenté (228a4-961). La lai-
deur, quant à elle, est la déformation liée à l’absence de mesure ou à l’asymétrie
(ἀμετρία) (228a10-b1).
Ces déterminations générales de la maladie et de la laideur sont ensuite
appliquées au cas de l’âme. On peut en effet constater, chez ceux qui se
portent mal, des désaccords entre leurs opinions et leurs désirs, leur courage
et leurs plaisirs, leur raison et leurs chagrins, et entre toutes ces choses les
unes avec les autres, alors que tous ces mouvements de l’âme sont nécessaire-
ment apparentés62. En ce sens, la mauvaise condition de l’âme est maladie et
discorde (228b2-10). On remarquera qu’à ce niveau du texte, la mauvaise condi-
tion (πονηρία) n’est plus interchangeable avec le vice de l’âme en général, mais
s’identifie spécifiquement à la discorde. Cette modification sera confirmée
quand, dans le résumé qu’il propose de sa division, l’étranger classe la mau-
vaise condition comme une espèce de vice de l’âme (228d6-9). Nous verrons
que cette façon d’osciller entre les usages générique et spécifique d’un terme se
reproduira dans le dialogue63. Sans doute a-t-elle pour but de détacher l’atten-
tion du lecteur des noms pour l’entraîner à considérer la chose même désignée
par ces noms. En tout cas, ce refus d’adopter une terminologie fixe répond à
la méfiance dont l’étranger avait fait preuve à l’égard d’un accord purement
nominal au moment d’entamer sa recherche64. Il est également important de
noter que le désaccord dont l’âme malade est le siège intervient entre ce qui est

61 La phrase τὴν τοῦ φύσει συγγενοῦς ἔκ τινος διαφορᾶς διαφθοράν en 228a7-8 peut également se
traduire par « une destruction de ce qui est par nature apparenté née de quelque désac-
cord » (quand τοῦ φύσει συγγενοῦς est construit avec διαφθοράν), voir Mouze (2019), 91.
Certains éditeurs (dont la nouvelle OCT) préfèrent suivre la citation que Galien donne
de ces lignes, à savoir τὴν τοῦ φύσει συγγενοῦς ἔκ τινος διαφθορᾶς διαφοράν, ce qui peut être
rendu par « une dissension entre ce qui par nature apparenté provenant d’une destruc-
tion » (quand τοῦ φύσει συγγενοῦς est le complément de διαφοράν), voir White (1993), 14 ;
Centrone (2008), 55 n. 34, mais aussi par « une dissension provenant d’une destruction
de ce qui est par nature apparenté » (quand τοῦ φύσει συγγενοῦς est le complément de
διαφθορᾶς), possibilité envisagée par Peramatzis (2020), 338. D’autres variantes sont pos-
sibles si τοῦ φύσει συγγενοῦς est construit apo koinou. La seule chose que l’on peut établir
est que, dans la suite du raisonnement, il est bien question d’un désaccord entre les mou-
vements de l’âme naturellement apparentés (cf. διαφερόμενα 228b4), que ce désaccord soit
la cause d’une destruction ou que cette destruction soit la cause de ce désaccord.
62 Comme exemple de dissension dans l’âme, on peut citer le cas de Léontios qui, en remon-
tant du Pirée, désirait regarder les cadavres gisant près de l’exécuteur public tout en
s’indignant de ce désir, voir République IV, 439e2-440b8. Pour la notion de mouvements
de l’âme, voir Lois X, 896e8-897a4.
63 Voir chapitre 8, La définition du logos ; chapitre 9, S’instrumentaliser soi-même pour pro-
duire des phantasmes.
64 Voir chapitre 2, L’insuffisance des noms et la nécessité d’un accord sur la chose même.
68 Chapitre 3

naturellement apparenté (Συγγενῆ γε μὴν ἐξ ἀνάγκης σύμπαντα γέγονεν, 228b6).


Autrement dit, une âme ne naît pas malade, elle le devient : il y a rupture d’un
accord originel et naturel.
Pour rendre compte de la laideur, l’étranger commence par montrer à
Théétète que l’ἀμετρία, l’absence de mesure ou l’asymétrie, n’est pas seulement
une propriété des objets inertes comme des statues ou des tableaux, mais
qu’elle peut également être une propriété des phénomènes dynamiques : ce
qui, participant à un mouvement, à chaque fois qu’il prend son élan, n’atteint
pas le but qu’il se fixe, se trouve en situation d’asymétrie (ἀμετρία) avec ce but
(228c1-6). L’étranger applique ensuite ce principe au mouvement de l’âme qui
est à l’origine de l’ignorance. Dans la mesure où toute ignorance est involontaire
(228c7-8), le mouvement à l’origine de l’ignorance ne peut avoir pour but l’er-
reur, mais doit au contraire viser la vérité65. Pour l’âme, ignorer consiste donc à
s’élancer vers la vérité, mais à s’écarter de la compréhension (παραφόρου συνέ-
σεως) et à se retrouver « hors de son bon sens » (παραφροσύνη66) (228c10-d3).
Ainsi, l’absence de mesure ou l’asymétrie entre la vérité vers laquelle s’élance
l’âme et le résultat auquel elle parvient quand elle ignore montre qu’il faut
poser l’ignorance comme une forme de laideur de l’âme (228d4-5). D’après cer-
tains commentateurs67, cette asymétrie, à l’instar de la discorde qui a lieu entre
les mouvements de l’âme, rompt une parenté naturelle. Cependant, dans le
cas de l’ignorance, l’étranger ne parle jamais de parenté naturelle. Plus encore,
le contraste entre les façons de traiter l’ignorance et la mauvaise condition,
à savoir l’éducation et la punition (229a4-11), suggère que c’est naturellement
ou spontanément que l’âme manque la vérité qu’elle vise : si tous les hommes
peuvent bénéficier d’une éducation, tous ne doivent pas être punis. L’âme
devient parfois malade et en mauvaise condition, mais elle est spontanément
laide et ignorante.
Le fait que la vérité soit caractérisée comme l’objectif posé par un élan de
l’âme (ὁρμωμένης ψυχῆς, 228c10-d1) confirme cependant certains de nos déve-
loppements antérieurs.

65 Prenons garde à ne pas confondre le caractère involontaire de l’ignorance et l’« intellec-


tualisme socratique ». Socrate montre que le fait que nous voulions être heureux nous
empêche de vouloir le mal (Ménon 77b7-78b2) et qu’en conséquence, nous ne faisons
pas le mal volontairement, mais par ignorance (Protagoras 352c2-358a1). Cet argument
suppose que l’ignorance est involontaire, ce n’est pas ce qu’il tente de démontrer. Sur le
rapport entre ce passage et l’« intellectualisme socratique », voir n. 76.
66 Dans l’esprit des étymologies du Cratyle, Platon fait dériver παραφροσύνη de παράφορα
συνέσεως. Sur cette étymologie, voir Sedley (2019), 290-296. Sur la valeur des étymolo-
gies dans le Sophiste, voir nos remarques ci-dessus dans L’erreur de Théétète ou le pouvoir
des noms.
67 Comme Rosen (1983), 122.
Les six premières définitions du sophiste 69

Tout d’abord, si l’ignorance est un mouvement asymétrique ou sans mesure,


on peut supposer que la connaissance est à l’inverse un mouvement symétrique
ou mesuré qui, orienté par l’éducation, permet à l’âme d’atteindre son but, la
vérité68. Or, cette façon de concevoir la connaissance comme un mouvement
de l’âme valide a posteriori notre supposition sur l’impossibilité de dissocier le
logos dialectique produit par le dialecticien du mouvement de questions et de
réponses qui y a conduit69.
Ensuite, nous proposons de comprendre la dimension symétrique ou mesu-
rée de ce mouvement à partir de la notion de cohérence dont nous avons déjà
vu qu’elle est centrale pour la démarche du dialecticien et pour le logos qu’il
produit70. En associant méthodiquement des idées qui consentent à se mélan-
ger en vue de diviser un genre71, le dialecticien produit un logos dialectique
au sein duquel toutes les idées peuvent être dites proportionnées les unes
par rapport aux autres et dans lequel aucune idée ne rentre en conflit avec
aucune autre72. Nous verrons, en outre, au moment d’examiner la description
de la science dialectique au cœur du dialogue, que cette capacité d’associer les
idées entre elles à des effets sur l’âme du dialecticien qui les pense73, ce que
l’étranger laisse déjà entendre dans notre passage en évoquant la mesure ou la
proportion qui lie la chose mue et le but qu’elle se fixe (228c4), en l’occurrence
l’âme du sujet connaissant et l’idée ou la forme qu’elle se donne à penser.
Cette division complexe et riche du vice de l’âme est finalement résumée
par l’étranger. Il y a deux espèces du vice dans l’âme. L’une est appelée mau-
vaise condition par la foule, et c’est manifestement une maladie. L’autre, la
foule l’appelle ignorance, mais refuse que cette ignorance soit à elle seule
un vice (228d6-11). Ce passage a probablement pour fonction de démontrer

68 En accord avec Sedley (2019), 296.


69 Voir chapitre 2, La définition de la pêche à la ligne.
70 Voir chapitre 2, La division des techniques. Comparer Peramatzis (2020), 338-348 qui
mobilise également la notion de cohérence pour interpréter ce passage, mais juge cepen-
dant qu’elle n’est pas une condition suffisante pour atteindre ou définir la vérité. Pour
un avis contraire, voir Beere (2019), 169-173. Notre interprétation a pour spécificité de
comprendre la cohérence comme intervenant au premier chef entre les idées entrelacées
dans un logos dialectique, non entre des opinions (voir n. 72).
71 Voir ci-dessus, Production, art de trier et dialectique.
72 La cohérence intervient donc au premier chef entre les idées entrelacées dans un logos
dialectique. La vérité d’une opinion et la cohérence entre plusieurs opinions peuvent
résulter d’un travail de clarification dialectique préalable (cf. chapitre 9, L’imitation
savant et la doxomimétique), elles ne se confondent pas avec ce travail, qui fait intervenir
des formes et qui ne s’exprime nullement par des opinions. La connaissance des formes
comme condition de la cohérence des opinions est bien mise en évidence par Beere
(2019), 173-178.
73 Voir chapitre 7, La science des hommes libres.
70 Chapitre 3

l’inconséquence de la foule : d’une part, la dimension involontaire de la mala-


die, de la discorde des mouvements de l’âme ne l’empêche pas de considérer
qu’il s’agit là d’un vice de l’âme74 ; de l’autre, la foule, arguant du caractère invo-
lontaire de l’ignorance, considère que ce n’est pas un vice et qu’au fond, on
peut très bien vivre en étant ignorant75. Or il n’y a aucune raison de maintenir
cette inconséquence : maladie et laideur, mauvaise condition et ignorance de
l’âme sont également involontaires et également vicieuses76. Théétète recon-
naît qu’il a lui aussi quelque peu hésité au début de cette étape de la division,
mais qu’il y a bien deux genres de vice dans l’âme : la lâcheté, l’intempérance
et l’injustice sont des maladies de notre âme tandis que l’état d’ignorance, sous
ses multiples et diverses formes, doit être tenu pour de la laideur (228e1-5).
Comme nous l’avons vu, la division des corps a permis d’isoler la gymnas-
tique et la médecine comme techniques de purification de l’intériorité d’un
corps vivant. L’étranger reprend ces divisions préalables à la lumière des ana-
lyses qu’il vient de proposer et affirme que la gymnastique traite la laideur
du corps et la médecine sa maladie. Analogiquement, concernant ces mala-
dies de l’âme que sont la démesure, l’injustice et la lâcheté, la punition est, de
toutes les techniques, celle qui convient naturellement à la Justice77, tandis
que, pour traiter de cette laideur de l’âme qu’est l’ignorance en son ensemble,
c’est l’enseignement (διδασκαλική) qui est le plus approprié (228e6-229a11). En
vue de prévenir un malentendu qui surviendra ultérieurement, nous pouvons
d’ores et déjà noter que la justice punitive et la médecine, l’enseignement et la
gymnastique ne sont pas assimilés l’un à l’autre, mais qu’ils sont comparés en
raison de la similitude de leurs objets, à savoir, respectivement, la maladie et

74 Sur la dimension involontaire de la maladie, voir Timée 86c3-e3.


75 Cette lecture se rapproche de celle proposée par Gooch (1971), 127-128 n. 8. Voir aussi
Sedley (2019), 293.
76 Puisque les deux formes de vice de l’âme dégagées ici sont involontaires, il apparaît que
l’étranger considère, comme Socrate, que nul ne fait le mal volontairement. Reste à savoir
si le Socrate des premiers dialogues aurait considéré la maladie de l’âme comme une
autre forme de vice à côté de l’ignorance. En tout cas, celui du livre IV de la République
l’aurait considérée comme telle. Sur cette question, voir Teisserenc (2012), 35-36.
77 Nous suivons la conjecture de Cobet de Δικῃ pour δική en 229a6 (également suivie par
Diès [1923] (1955), 322). La mention de la « Justice » à laquelle convient le mieux l’art puni-
tif laisse ouverte la possibilité de l’existence d’une justice divine. Cette allusion explique
pourquoi Théétète répond à l’étranger en 229a7-8 que relativement à l’injustice, la lâcheté
et la démesure, la technique punitive correspond à la Justice, « du moins selon l’humaine
opinion » (ὸ γοῦν εἰκός, ὡς εἰπεῖν κατὰ τὴν ἀνθρωπίνην δόξαν). Il s’agit sans doute d’une for-
mule de prudence en regard de la possibilité d’une justice divine dont les voies ne sont
pas claires pour Théétète. Sa réserve ne doit donc pas être prise comme une indication du
caractère non-platonicien de la thèse selon laquelle la πονηρία doit être punie, comme le
croit Kerferd (1954), 87.
Les six premières définitions du sophiste 71

la laideur. Ce constat permettra en particulier d’expliquer que, selon un autre


point de vue que celui de la spécificité de son objet, un certain type d’enseigne-
ment puisse être comparé à la médecine78.
Le raisonnement se poursuit par la division de la purification de l’igno-
rance, c’est-à-dire l’enseignement. Plus exactement, l’étranger cherche à diviser
l’ignorance « par le milieu », pour ensuite identifier les deux parties de l’ensei-
gnement qui correspondraient nécessairement à ces deux espèces d’ignorance
(229b1-10). L’ignorance est ainsi divisée par le couple « simple/double » qui
permet de distinguer l’erreur simple et l’erreur redoublée en une croyance en
son erreur. Croire savoir ce qu’on ne sait pas (Τὸ μὴ κατειδότα τι δοκεῖν εἰδέναι),
c’est de la stupidité ou encore de la bêtise (ἀμαθία), qui est la chose la mieux
partagée du monde (229b11-c10)79. Peut-être Platon nous offre-t-il d’ailleurs un
exemple de bêtise et de vanité à travers la pointe de chauvinisme que laisse
poindre la réplique suivante de Théétète. Celui-ci, procédant à la division de
l’enseignement correspondant à la distinction entre les deux types d’ignorance
dégagés, distingue, d’une part, l’enseignement professionnel qui rectifie les
erreurs simples et, de l’autre, l’éducation (παιδεία) qui purifie la vanité consis-
tant à croire que l’on sait ce que l’on ne sait pas (229d1-3). Si la division est en
principe certainement valide (elle se retrouve en Philèbe 55d1-4), Théétète ne
peut s’empêcher de préciser que c’est d’Athènes que vient le terme παιδεία, sou-
lignant ainsi son patriotisme80 et, peut-être du même coup, la part de vanité
qui réside en tout homme81.
Finalement, l’étranger croit pouvoir distinguer deux formes d’« enseigne-
ment dans les discours » (Τῆς ἐν τοῖς λόγοις διδασκαλικῆς, 229e1), une périphrase
qui semble être synonyme du terme παιδεία. L’une présente un chemin rabo-
teux, l’autre partie est plus aplanie. Face aux questions de Théétète, l’étranger
décrit plus avant l’une de ces formes, sans dire explicitement s’il s’agit du che-
min aplani ou raboteux. Cette première forme d’enseignement dans les logoi,
héritée des pères et vénérable par son ancienneté, encore utilisée par les pères
actuels, consiste à alterner colère violente et tendre exhortation quand les fils
commettent quelque faute. Dans son ensemble, il s’agit d’admonestation, ou si
l’on suit l’étymologie du terme grec, de « mettre l’intelligence dans quelqu’un »

78 Voir La réfutation socratique ci-dessous.


79 Cette forme redoublée de l’ignorance est constamment mise en évidence dans les dialo-
gues, depuis l’Apologie 21b9-d8 jusqu’aux Lois IX, 863c2-6. Pour d’autres références, on se
rapportera à Diès [1923] (1955), 323 n. 2.
80 Comme le note Rosen (1983), 128.
81 Après tout, on ne sait pas quelle παιδεία Théétète a en tête. Si la division entre ensei-
gnement technique et éducation est bien celle de Platon (Philèbe 55d1-4), elle est aussi
revendiquée par Protagoras (Protagoras 318d5-319a7).
72 Chapitre 3

(νουθετητική) (229d5-230a4)82. Notons que la description de l’admonestation


ne permet pas de trancher sur le caractère raboteux ou aplani de ce chemin
dans la mesure où il comporte manifestement une alternance entre douceur et
rugosité. Nous allons voir immédiatement que la seconde partie de l’éducation
se caractérise par la même ambiguïté, et que l’indécidabilité quant à la rugo-
sité ou la douceur des méthodes est sans doute volontairement maintenue.
Néanmoins, une caractéristique sépare fermement la seconde voie éducative
de la première, c’est la réflexivité de la seconde voie83. En effet, c’est seulement
après « s’être donné à eux-mêmes le logos » (λόγον ἑαυτοῖς δόντες, 230a5) que
certains réalisent que la bêtise est aussi involontaire que ne l’est l’ignorance
dont elle est une espèce et que celui qui pense être sage ne voudra jamais
apprendre rien de ce à propos de quoi il s’imagine être sage. Par conséquent, le
reproche et la recommandation ne peuvent qu’être voués à l’échec tant que fait
obstacle la certitude d’avoir raison de celui qui est admonesté (230a5-10). Mais
comment ceux qui sont venus à réaliser cela se proposent-ils de se débarras-
ser des certitudes aveuglantes de la bêtise ? La réponse de l’étranger contient
l’une des descriptions les plus nettes de la méthode socratique que l’on puisse
trouver dans les dialogues, ou du moins est-ce la thèse que nous allons défendre
à présent.

5.3 La réfutation socratique84


Pour se purifier des certitudes aveuglantes de la bêtise (ἀμαθία), ceux qui ont
réalisé l’inefficacité de l’admonestation se livrent à une réfutation (ἔλεγχος,
230d1, d8, 231b6) de l’illusion de savoir. Dans ce cadre, ils

interrogent (Διερωτῶσιν) un homme sur les points dont il peut se figurer


qu’il parle pour dire quelque chose, alors qu’il en parle pour ne rien dire
(λέγων μηδέν) ; en suite de quoi, ces opinions, en tant qu’elles sont celles
d’individus dont la pensée est flottante, ils les soumettent sans difficulté
à un examen (εἶθ’ ἅτε πλανωμένων τὰς δόξας ῥᾳδίως ἐξετάζουσι), et, les ras-
semblant dans leurs propos en un même groupe, il les confrontent les
unes avec les autres ; puis, en faisant cela, ils font voir qu’elles sont en
même temps (ἅμα), sur les mêmes sujets (περὶ τῶν αὐτῶν), en relation
avec les mêmes choses (πρὸς τὰ αὐτά) en contradiction sous les mêmes
rapports (κατὰ ταὐτά) elles-mêmes avec elles-mêmes (230b1-8)85.

82 Pour la compréhension étymologique de νουθετητική, voir Benardete (1984), II. p. 97. Pour
un exemple d’admonestation, voir Protagoras 325c5-d7 et Campbell (1867), 56.
83 Point bien noté par Mouze (2019), 211.
84 Cette section reprend des résultats parus dans Zaks (2018), 372-379.
85 Traduction Robin (1950), 278 légèrement modifiée.
Les six premières définitions du sophiste 73

Le lecteur des dialogues socratiques ne peut qu’être interpellé par cette


description. Rappelons en effet qu’au début de l’Apologie, Socrate explique
qu’afin de contredire l’oracle de la Pythie d’après lequel il est le plus sage de
tous les hommes, il entreprit d’interroger (διηρώτων, 22b4) les Athéniens et les
étrangers de passage à Athènes qui prétendaient être sages. Mais alors qu’il
cherchait à réfuter l’oracle en trouvant quelqu’un de plus sage que lui, Socrate
réalisa que ceux qu’il interrogeait – qu’ils soient poètes, artisans ou d’influents
politiciens – n’étaient pas sages et étaient même ignorants (ἀμαθίαν, 22e3-4)
des choses dont ils parlent. À partir de ce constat, Socrate décida de se mettre
au service du dieu en évaluant les prétentions à la sagesse de ses concitoyens
et des étrangers de passage à Athènes (Apologie de Socrate 20d2-23c1). Cette
façon dont Socrate se défend témoigne d’une première similitude frappante
entre sa pratique argumentative et la méthode de réfutation décrite dans
la sixième définition du Sophiste : aussi bien l’examen mené par Socrate que la
méthode décrite dans la sixième définition révèlent l’ignorance d’un interlo-
cuteur en l’interrogeant et le questionnant86. Mais Socrate procède-t-il à son
examen interrogatif et révèle-t-il l’ignorance en suivant la méthode décrite
dans le Sophiste ? Pour le découvrir, penchons-nous sur certaines réfutations
des dialogues socratiques, dans lesquels Socrate examine les opinions de poli-
ticiens, de poètes et d’autres membres de la société athénienne sur des vertus
fondamentales.
Par exemple, dans le Lachès, Socrate interroge le général Lachès, un politicien
important à l’époque, prétendant savoir ce qu’est le courage (Lachès 190e3-
4). Pourtant, les questions de Socrate montrent que les opinions de Lachès
concernant le courage sont contradictoires. D’une part, Lachès pense que le
courage est une certaine fermeté de l’âme (192b9) et une belle chose (192c5-7,
d8) ; de l’autre, il considère que la fermeté de l’âme n’est pas toujours une belle
chose, par exemple quand elle est accompagnée par l’irréflexion (192d1-6)87. De
façon similaire, dans l’Hippias Majeur, le sophiste Hippias soutient qu’il sait ce
qu’est la beauté (Hippias Majeur 287e2-3). Mais, dès que Socrate l’interroge, ses
croyances concernant la beauté apparaissent comme contradictoires : Hippias
estime que l’essence de la beauté (αὐτὸ τὸ καλόν, 288a9) est une belle jeune
fille (288a8-b3), mais reconnaît cependant qu’une belle jeune fille est laide en

86 On pourrait peut-être également noter une dissemblance entre la pratique de Socrate et


la méthode de réfutation décrite dans la sixième définition : alors que Socrate se consi-
dère comme étant au service du dieu (Apologie de Socrate 23b4-c1), la réfutation décrite
dans le Sophiste est une méthode d’enseignement. Cependant, nous allons voir immédia-
tement que Socrate est parfois prêt à se considérer lui-même comme un enseignant.
87 Au sujet de cet argument, voir la reconstruction de Young (2009), 57.
74 Chapitre 3

comparaison avec le genre des dieux (289a8-c8)88. Dans le Gorgias également,


Socrate, par ses questions, démontre que l’hédonisme de Calliclès est inco-
hérent. Calliclès soutient en effet (i) que le plaisir et le bien sont identiques
(Gorgias 495d3-4) et (ii) qu’un couple d’affections pouvant être expérimentées
au même moment ne peut être le bien et le mal (496c1-5). Mais (i) et (ii) sont
contradictoires, car Calliclès reconnaît (iii) que, quand une personne assoiffée
boit, elle éprouve du plaisir et de la peine simultanément (496e4-9). Face à ces
contradictions, Lachès, Hippias et Calliclès proposent d’autres définitions du
courage, de la beauté et du bien. Néanmoins, Socrate reprend inlassablement
son questionnement et semble toujours capable de révéler des contradictions
entre leurs opinions89. Or, puisque Socrate suppose que mettre au jour les
contradictions doxiques de son interlocuteur est suffisant pour réfuter sa pré-
tention au savoir90, il peut conclure, comme il le fait dans l’Apologie, qu’il a
réfuté ces hommes qui se prétendent sages et que ceux-ci ne savent en réalité
pas ce qu’ils prétendent savoir.
Depuis au moins la seconde moitié du dix-neuvième siècle, les commen-
tateurs ont baptisé cette façon d’interroger et de révéler des contradictions
« l’elenchus socratique » ou encore « la réfutation socratique ». S’il est vrai
que les résultats exacts auxquels aboutit un tel type de réfutation sont encore
débattus91, et que les interprètes ont pointé la grande variété des contextes
dans lesquels cette réfutation est pratiquée par Socrate92, on peut néanmoins
conclure, sur base de l’explication fournie au début de l’Apologie et des réfu-
tations des dialogues socratiques, que Socrate estime prouver l’ignorance de
quelqu’un à propos de quelque chose en mettant au jour des contradictions
dans ses opinions à propos de cette chose. En outre, certains textes suggèrent

88 Dans Vlastos (1991), 115-116 et Vlastos (1994), 31, Gregory Vlastos soutient que les réponses
d’Hippias sont si mauvaises qu’elles ne peuvent être soumises à un elenchus en bonne et
due forme. Cependant, il ne nous semble pas que la réduction du beau à des exemples
concrets de beauté soit une position philosophiquement absurde ni même que Platon
la conçoive comme telle (en République V, 475d1-480a12, Socrate réfute en profondeur
la position des amateurs de spectacles qui réduisent également le beau aux occurrences
sensibles de la beauté). Pour une reconstruction de la position d’Hippias qui en restitue
toute la profondeur, on consultera Dixsaut [1985] (2001), 108-114.
89 Cf. Lachès 192d8sq ; Hippias Majeur 289c9sq ; Gorgias 499b4sq.
90 Pour cette supposition, voir Gorgias 457e1-458b3, où Socrate espère qu’il peut continuer
à réfuter Gorgias (διελέγχειν, 457e3-4) et le délivrer de ses opinions fausses (δόξα ψευδὴς,
458a8-b1) en révélant ses contradictions.
91 Socrate utilise-t-il l’elenchus simplement pour démontrer l’ignorance de son adversaire
ou, plus constructivement, pour établir une thèse ? Sur cette question compliquée, voir
Vlastos [1983] (1994) et les réponses de Kraut (1983) ; Brickhouse et Smith (1984) ; Polansky
(1985) et Benson (1987).
92 Pour un aperçu de la variété de ces contextes, voir Carpenter et Polansky (2002).
Les six premières définitions du sophiste 75

que Socrate ne démontre pas l’existence de ces contradictions de n’importe


quelle façon, mais en tenant compte des qualifications, des rapports introduits
par ses interlocuteurs (voir, par exemple, Euthydème 295b1-296c7 où Socrate
exaspère Euthydème en qualifiant systématiquement les réponses qu’il apporte
aux questions du sophiste et République IV, 436b8-437a3 où sont rejetées les
contradictions qui ne se produisent pas exactement sous les mêmes rapports).
Or, comme nous l’avons vu, la méthode d’interrogation décrite par l’étranger
dans la sixième définition du Sophiste procède exactement de la même façon :
elle révèle également l’ignorance en mettant au jour des contradictions ayant
lieu sous les mêmes rapports (230b4-8). Par conséquent, nous disposons de
bases solides pour conclure que la sixième définition du Sophiste est en réalité
une description de la réfutation socratique.
La majorité des interprètes s’accordent sur ce point et font de Socrate la cible
de la sixième définition du Sophiste93. Cependant, dans un article paru en 1954,
G.B. Kerferd mit en question une telle thèse et opposa une série d’arguments
à son encontre94. Dans une réplique parue l’année suivante, J.R. Trevaskis
proposa une réponse convaincante à la majorité des arguments de Kerferd95.
Néanmoins, une série de questions continue à se poser à l’interprète souhai-
tant lire la sixième définition du Sophiste comme une description de l’activité
socratique.
Tout d’abord, certains commentateurs soutiennent que la description de
l’étranger ne correspond pas entièrement au portrait des réfutations socra-
tiques que l’on peut trouver dans les dialogues de jeunesse de Platon. Alors que
l’étranger décrit une méthode d’enseignement (διδασκαλική, 229a10), Socrate
nie être un professeur (dans l’Apologie de Socrate, en 19d9-20c3 et 33a5-6)96. En
outre, alors que la réfutation de la sixième définition est censée résulter dans
un mécontentement envers soi-même et dans des dispositions conciliantes
envers autrui (πρὸς δὲ τοὺς ἄλλους ἡμεροῦνται, 230b9-c1), Socrate n’apaise pas
toujours ses interlocuteurs dans les dialogues de jeunesse (pensons au com-
portement de Calliclès vis-à-vis de Socrate dans le Gorgias, par exemple). Enfin,
la réfutation de la sixième définition est facilement accomplie (ῥᾳδίως ἐξετά-
ζουσι, 230b5), car elle s’applique à des interlocuteurs ignorants (λέγων μηδέν,

93 Pour une liste impressionnante de ceux qui lisent cette description comme une descrip-
tion de l’elenchus socratique, voir Notomi (1999), 65 n. 72 et Dorion (2012), 252 n. 3. À
cette liste, on peut peut-être ajouter Proclus, d’après qui la sixième définition du Sophiste
renvoie, non pas à l’activité du sophiste, mais à un type de dialectique pratiquée par le
« véritable philosophe » (Proclus, In Parmenidem I, 654. 1-13).
94 Voir Kerferd (1954).
95 Voir Trevaskis (1955).
96 Voir Kerferd (1954), 89 et Notomi (1999), 66.
76 Chapitre 3

230b4-5) et dont la pensée est flottante (ἅτε πλανωμένων τὰς δόξας, 230b5). Or
Socrate ne paraît pas toujours réfuter facilement ses interlocuteurs dans les
dialogues socratiques97.
Cependant, en dépit de ses dénégations, Socrate est parfois prêt décrire
son activité comme un genre d’enseignement, comme le fait l’étranger dans
le Sophiste (voir son usage du verbe διδάσκω dans l’Apologie 21b1-2, 35c2 ; en
Lachès 195a7 ; et en Gorgias 457c5-d1)98. En ce qui concerne les effets, à la fois
doux et rugueux, de la réfutation mis en avant par l’étranger dans la sixième
définition, à savoir la colère envers soi-même et la douceur envers autrui, ils
font eux aussi écho aux déclarations de Socrate : ainsi, dans le Théétète 210c2-
4, Socrate explique que sa maïeutique rend ceux à qui elle s’applique plus
doux (ἡμερώτερος) envers leurs compagnons ; et dans le Gorgias, 457c4-458b3,
il contraste sa propre façon de réfuter (διελέγχειν, 457e3-4) avec celle qui
déclenche de la colère (χαλεπαίνουσι, 457d3) entre les interlocuteurs99. Enfin,
Socrate estime lui aussi que réfuter des interlocuteurs ignorants et confus ne

97 Comme le fait remarquer Crivelli (2004), 247-248.


98 Pourquoi Socrate lui-même hésite-t-il quant à son statut d’enseignant ? Une hypothèse
plausible est que Socrate nie être un enseignant dans un sens, mais est prêt à se dire
enseignant dans un autre (voir par exemple Brickhouse et Smith (1989), 198). Dans ce
contexte, la distinction opérée par l’étranger entre l’enseignement professionnel des tech-
niques (229d1-2), l’admonestation (229e4-230a4, voir Protagoras 325c5-d7) et, finalement,
la réfutation purifiant l’âme de son ignorance (230a5-231b9) peut s’avérer pertinente.
Peut-être les dénégations de Socrate concernent-elles les deux premiers sens de l’ensei-
gnement, tandis que son usage positif du verbe διδάσκω dans l’Apologie, le Lachès, et le
Gorgias renvoie au troisième sens distingué dans le Sophiste, c’est-à-dire la purification
de l’ignorance. Dans tous les cas, les passages cités dans lesquels Socrate utilise le verbe
διδάσκω pour décrire son activité confirment que la description de l’étranger est conforme
à la vision que Socrate porte sur sa propre activité.
99 Voir aussi Théétète 167e1-168b3, où Socrate en tant que Protagoras défend un questionne-
ment sérieux et juste après lequel ceux qui sont réfutés se blâment eux-mêmes plutôt que
leurs interlocuteurs, et République VI, 498c9-d2, où Socrate considère que sa réfutation
de Thrasymaque (dans le premier livre de la République) produit, non pas de la colère,
mais de l’amitié ! Il reste cependant vrai que, malgré l’optimisme partagé de Socrate et
de l’étranger, certaines personnes demeurent agitées et en colère envers Socrate après
avoir été réfutées par lui (voir par exemple Apologie de Socrate 22e7-23a5). Pourquoi y
a-t-il donc parfois, dans les dialogues de Platon, une différence entre les effets attendus et
les effets réels de la réfutation socratique ? Pour répondre à cette question, nous devons
nous contenter d’hypothèses. D’après une première hypothèse, Platon serait ironique
dans ces passages : alors qu’il sait parfaitement que la réfutation socratique déclenche
parfois la colère de celui qui la subit envers celui qui la pratique, Platon décide d’écrire le
contraire. Une autre est que, dans les passages cités, Platon décrit la réaction d’un esprit
philosophique à la réfutation socratique. Après tout, le calme et la douceur (τὸ ἥμερον)
constituent les vertus du philosophe dans le République (République III, 410e1-3). Une
troisième hypothèse est que la réaction positive décrite par Socrate et l’étranger est un
Les six premières définitions du sophiste 77

présente pas de difficultés particulières : dans le Banquet, juste après avoir


réfuté Agathon au sujet de la nature d’eros, il note qu’il n’est pas du tout diffi-
cile (οὐδὲν χαλεπόν) de contredire quelqu’un qui ne connaît pas la vérité, même
si cette personne est Socrate lui-même (Banquet 201c8-9 ; voir aussi Gorgias
473b10-11). Tous ces exemples textuels confirment que la réfutation décrite par
l’étranger correspond bien à la façon dont Socrate lui-même conçoit son acti-
vité argumentative.
Une autre source d’hésitation provient de l’absence, dans la sixième défi-
nition du Sophiste, d’une caractéristique importante de l’elenchus socratique :
la confusion, la perplexité (ἀπορία) déclenchée par Socrate (voir par exemple la
célèbre comparaison entre Socrate et la torpille en Ménon 79e7-80d4). Il est
vrai que l’aporie est un effet important de la réfutation socratique et que son
absence dans la sixième définition peut paraître surprenante. D’un autre côté,
l’aporie n’est pas non plus mentionnée parmi les résultats de la réfutation
socratique dans l’Apologie de Socrate100, ce qui ne nous empêche pas de consi-
dérer la description figurant dans l’Apologie de Socrate comme une description
de la réfutation socratique. En outre, même si l’étranger ne fait pas un usage
explicite du terme ἀπορία, il utilise bien le verbe πλανάω en 230b5 pour décrire
l’état d’esprit de ceux qui sont réfutés. Or ce verbe peut signifier « avoir l’esprit
troublé » ou « être hésitant »101, et est utilisé comme synonyme d’ἀπορῶ dans
l’Hippias Majeur, en 304c2. Finalement, les effets aporétiques de l’elenchus
semblent compatibles avec la douceur évoquée par l’étranger et par Socrate.
Dans le Sophiste, Théétète est souvent confus (ἀπορῶ en 231b9 ; et plus tard
en 251e1-4), mais conserve sa docilité (πρᾴως, 217d5) et sa douceur (Théétète
144a1-b6) tout au long du dialogue.
Si l’étranger décrit bien la pratique de Socrate, il reste à comprendre
pourquoi il le fait pendant sa chasse au sophiste102. Dans notre étude de la
cinquième définition103, nous avions suggéré qu’au cours de cette cinquième
définition, l’étranger rappelle l’opinion superficielle de ceux qui voient dans
Socrate un bavard afin de mieux contraster cette opinion avec les véritables
bénéfices apportés par la réfutation socratique. Néanmoins, cela n’explique
pas pourquoi, en rétablissant la vérité sur le fonctionnement de la réfuta-
tion socratique dans la sixième définition, l’étranger continue à la présenter
comme une définition du sophiste. Pour y voir plus clair, on notera que, durant

effet à long terme, pour ainsi dire, de la réfutation socratique. C’est en tout cas ce que
Nicias semble suggérer en Lachès 188a4-b1.
100 Comme le signale Szaif (2018), 30 n. 2.
101 Voir Bailly [1895] (1935), « πλανάω », II 2.
102 Question posée, entre autres, par Bluck (1975), 43 et Notomi (1999), 65.
103 Voir Cinquième définition ci-dessus.
78 Chapitre 3

les six premières définitions du dialogue, l’étranger s’intéresse aux différentes


façons dont le sophiste apparaît. Ainsi, lorsqu’ils résument et rappellent les six
premières définitions, Théétète et l’étranger les appellent des apparences du
sophiste (cf. πεφάνθαι, 231c1 ; πέφανται, 231d2 ; ἀνεφάνη, 231d9 ; φαίνηται, 232a2).
Qui plus est, pendant les définitions elles-mêmes, l’étranger mobilise également
le vocabulaire de l’apparence104. Or, l’étranger sait que Socrate apparaît parfois
comme un sophiste : il est à Athènes au moment où Socrate doit se défendre
contre l’accusation selon laquelle il est un sophiste corrompant la jeunesse
(Théétète 210d2-4 avec Sophiste 216a1-4). De plus, comme nous l’avons vu105,
il a également entendu Théodore réduire la réfutation à l’éristique. Il sait dès
lors pertinemment bien que même les personnes les mieux disposées envers
Socrate peuvent se méprendre sur son activité. Puisque l’étranger cherche à
décrire la façon dont le sophiste apparaît, et qu’il sait que Socrate apparaît par-
fois comme un sophiste ou comme un éristique, il semble naturel qu’il décide
d’inclure la réfutation socratique parmi les apparences du sophiste106.
Néanmoins, l’étranger exprime également une certaine distance vis-à-vis
de cette apparence selon laquelle la réfutation socratique est une forme de
sophistique. C’est en tout cas en ce sens que vont les répliques qui clôturent la
sixième définition, ainsi que la suite du mouvement argumentatif du dialogue.
La réticence de l’étranger à appeler les purificateurs « sophistes » (230e6-231a1)
peut en effet être comprise comme une façon d’indiquer au lecteur la confu-
sion entre éristique et réfutation socratique. Ensuite, la mise en garde contre le
« genre glissant des ressemblances » (ὀλισθηρότατον γὰρ τὸ γένος, 231a8) a une
fonction similaire : elle indique bien qu’il y a une confusion, elle permet de
comprendre la source de cette confusion, à savoir la ressemblance, mais elle le
fait sans encore complètement régler la difficulté, l’étranger se contentant de
souligner qu’il faudra être suffisamment sur ses gardes pour ne pas confondre
chien et loup (231a6-b1)107. Enfin, au moment de conclure, l’étranger est encore

104 Cf. 223c2-4 : φάντασμα (durant la transition entre la première et la deuxième division) et
224d2 : ἀνεφάνη (durant le résumé de la deuxième définition).
105 Voir chapitre 1, Premières répliques.
106 Comparer Wolff (1991), 31-37, 46, qui estime que la fonction des six premières définitions
du sophiste est de fournir une liste exhaustive des différentes pratiques (dont la réfutation
socratique) qui ont été nommées « sophistique » à l’époque où Platon écrit le Sophiste.
107 Une seule façon de construire la phrase ὅμως δὲ ἔστωσαν· οὐ γὰρ περὶ σμικρῶν ὅρων τὴν
ἀμφισβήτησιν οἴομαι γενήσεσθαι τότε ὁπόταν ἱκανῶς φυλάττωσιν (231a8-b1) contredit cette
lecture. Si l’on fait porter οὐ sur οἴομαι, il faut traduire par : « admettons qu’ils soient
<des sophistes>, car je ne pense pas qu’il y aura de dispute à propos de délimitations
peu importantes quand les hommes seront suffisamment sur leurs gardes <à propos des
ressemblances> » (voir Kerferd (1954), 86-87) Dans ce cas, il faut comprendre que les
purificateurs qui procèdent en réfutant peuvent être appelés « sophistes », car quelqu’un
Les six premières définitions du sophiste 79

ambigu puisqu’il appelle la réfutation purificatrice, non pas « sophistique »,


mais « noble sophistique » (ἡ γένει γενναία σοφιστική, 231b8). Nous verrons
que la confusion entre Socrate et les sophistes atteindra son point culminant
au moment d’aborder le problème de l’image. À ce niveau du texte, c’est le
sophiste lui-même qui se met à poser des questions socratiques sur le caractère
commun partagé par les images sensibles (voir 239d3-240a6108) ! Il faudra bien
toute la partie constructive du cœur du dialogue, toute l’étude des conditions
de possibilités de la science dialectique et des énoncés faux, pour parvenir à
distinguer clairement philosophie et sophistique, réfutation socratique et éris-
tique, et abandonner définitivement l’elenchus socratique comme apparence
du sophiste109.
Avant d’en arriver là, il convient encore de résoudre un dernier problème
posé par la description de la réfutation socratique et de montrer ainsi sa par-
faite cohérence.
L’étranger finalise sa caractérisation de la purification de la bêtise par une
comparaison. Les purificateurs ont en effet un point commun avec les méde-
cins : de la même manière que les médecins du corps considèrent qu’avant
d’avoir évacué les obstacles internes, un corps ne peut profiter de la nourriture
qui lui est fournie, de la même manière les purificateurs des âmes estiment
qu’une âme ne pourra bénéficier des connaissances qui lui sont apportées
avant qu’elle ait été réfutée et que, par cette réfutation, en lui faisant honte,
elle ait été débarrassée des opinions qui font obstacle aux connaissances. Ainsi
seulement, l’homme dont l’âme est purifiée croit savoir uniquement les choses
qu’il sait et pas plus (230c4-d4). C’est précisément cette comparaison entre

de suffisamment attentif comprend que la délimitation entre les purificateurs et les


sophistes n’est pas très importante. On peut cependant trouver étrange qu’« être suffisam-
ment sur ses gardes à propos des ressemblances » puisse conduire quelqu’un à réaliser
que ce qu’il trouve différent au premier d’abord est en réalité identique. Le sens opposé est
plus probable : « être suffisamment sur ses gardes à propos des ressemblances » conduit
à comprendre que ce qui semble identique au premier abord est en réalité différent. En
outre, la négation οὐ se construit plus naturellement avec περὶ σμικρῶν ὅρων qu’avec οἴομαι
(Campbell (1867), 61 cite Philèbe 56d9 et Lois XI, 916e5 comme textes parallèles). Il est
donc préférable de traduire la phrase citée de la façon suivante : « admettons qu’ils soient
<des sophistes>, car je pense que la contestation concernera des délimitations qui ne sont
pas de peu d’importance [c’est-à-dire qui sont importantes] quand les hommes [ou : les
purificateurs] seront suffisamment sur leurs gardes ». La promesse de l’étranger est donc
que la délimitation entre les purificateurs et les sophistes sera rendue suffisamment claire
ultérieurement dans le dialogue.
108 Voir aussi chapitre 5, L’image.
109 Voir chapitre 9, Transition. Sur tout ce mouvement du texte, consistant d’abord à orches-
trer la confusion entre la réfutation socratique et l’éristique sophistique pour donner
ensuite les outils permettant dissiper cette confusion, voir Zaks (2021).
80 Chapitre 3

la conviction des réfutateurs de la bêtise et l’avis des médecins qui pose pro-
blème. En effet, la purification de l’ignorance, en tant qu’elle purifie la laideur
de l’âme, avait été comparée plus haut à la gymnastique, alors que la justice
corrigeant la maladie de l’âme avait été comparée à la médecine (229a1-11).
Tantôt semblable à la gymnastique, tantôt à la médecine, il semble que
l’étranger confonde ses analogies quand il évoque l’éducation purificatrice110.
Le problème est d’autant plus aigu que la réfutation rend honteux (αἰσχύνη,
230d2)111. Or la honte est une disposition qui peut être envisagée comme le
contraire de la démesure (ὕβρις), qui a pourtant été précédemment reconnue
comme un état maladif de l’âme, devant à ce titre être traité par la justice et
non l’enseignement (229a3-6)112. On ne peut même pas prétexter que l’étranger
a oublié que l’ignorance était comparable à la laideur d’une âme puisque, dans
la réplique qui suit, il estime que celui qui n’a pas été réfuté, fût-il le grand roi,
est dépourvu d’éducation et laid par rapport aux choses auxquelles il convient,
pour celui qui veut être heureux, d’être le plus pur et le plus beau (230d7-e5).
Dans un texte qui évoque justement la réfutation par la mise au jour de contra-
dictions, ces contradictions manifestes ne sont sans doute pas un hasard113.
Peut-être faut-il, pour les éliminer, restituer d’abord, comme nous encou-
rage à le faire l’étranger (230b7-8), les rapports selon lesquels la réfutation est
successivement comparée à la gymnastique et à la médecine. Tant que c’est ce
sur quoi elle porte qui est pris en compte, la réfutation est comparable à la
gymnastique, car réfutation et gymnastique traitent la laideur, psychique pour
la première et physique pour la seconde. Mais quand c’est la façon de procéder
qui est envisagée, la réfutation est plutôt comparée à la médecine, car toutes
deux évacuent les obstacles, psychiques pour la première et physiques pour la
seconde, qui empêchent l’âme et le corps de profiter de ce dont ils ont besoin.
Reste encore à comprendre en quel sens l’enseignement suscite une disposi-
tion, la honte, qui peut être envisagée comme le contraire de ce qui était conçu
comme une maladie, la démesure. Pour comprendre, il faut souligner que le
but de la purification n’est pas de susciter la honte, mais bien de purifier l’âme
et de la rendre belle. Si la honte est provoquée par la réfutation purificatrice,
c’est seulement une étape transitoire vers la reconnaissance de la bêtise, vers

110 Le problème a été remarqué, mais interprété différemment, par Gooch (1971), 129-130 ;
Rosen (1983), 130 ; Benardete (1984), II. 98 ; Teisserenc (2012), 37 ; Peramatzis (2020),
344-345.
111 Sur le type de honte provoquée par la réfutation et sur les répercussions de cette honte sur
l’image d’eux-mêmes qu’ont les personnes réfutées, voir les excellentes analyses de Lott
(2012), 43-44.
112 Cf. Gooch (1971), 130.
113 Rosen (1983), 130 parle de « test » lancé par l’étranger ou Platon au lecteur.
Les six premières définitions du sophiste 81

la pureté, la beauté et le bonheur d’une âme. On pourrait néanmoins toujours


objecter que Théétète ponctue la description de l’étranger en disant que la
disposition de l’homme purifié est la plus modérée et la meilleure (βελτίστη
γοῦν καὶ σωφρονεστάτη, 230d5-6). Or la modération, peut-être plus encore que
la honte, est opposée à la démesure ou l’intempérance (ἀκολασία), des états qui
ont précédemment été qualifiés de maladifs114. Mais alors, de la justice ou de
l’éducation, qu’est-ce qui suscite la modération ?
Il faut ici répondre, en s’inspirant du Phédon (68c7-69d7), que si la justice
punitive peut induire la modération, il ne s’agit sans doute pas du même type
de modération que celle produite par l’enseignement. Ceux qui sont modérés
par crainte d’un châtiment ou après avoir été punis renoncent bien à certains
plaisirs, mais seulement parce qu’ils craignent d’être privés d’autres plaisirs qui
leur font envie. Echangeant des plaisirs contre d’autres plaisirs, ils sont modé-
rés par dérèglement. Cette modération étrange, parce qu’au fond déréglée, est
celle de tous les hommes, sauf des philosophes. Ceux-là seuls sont véritable-
ment modérés parce qu’ils ont purifié leur âme de la bêtise, et des opinions
vaniteuses, des faux désirs et des fausses peines que cette bêtise implique. Ils
n’échangent pas des plaisirs contre des plaisirs, mais les ont troqués contre de
la pensée. Loin d’infirmer la spécificité de l’enseignement, le fait que le résultat
de l’éducation soit la disposition la plus modérée, la meilleure et la plus belle
démontre sa supériorité sur la justice punitive115.

6 Récapitulatif

Ces six définitions, ou « apparences » comme les appellent Théétète et l’étran-


ger dans leur récapitulatif116, posent deux problèmes principaux à l’interprète.
Tout d’abord, sont-elles vraies ou fausses ? Ensuite, pourquoi vouloir examiner
et décrire les différentes façons dont le sophiste apparaît, quelle est la fonction
de cette description dans l’économie du dialogue ? Commençons par la pre-
mière de ces questions.
En anticipant quelque peu sur la suite du texte, nous pouvons noter que
les apparences seront explicitement déterminées comme des opinions ou des
jugements mêlés de sensation (voir 264a4-7, b1-2117). Donc, en tant qu’elles sont

114 Voir Benardete (1984), II. 98.


115 Cela ne signifie toutefois pas que la justice punitive n’a pas de fonction politique. Seule-
ment, elle suscite une vertu démotique et non philosophique.
116 Cf. πεφάνθαι, 231c1 ; πέφανται, 231d2 ; ἀνεφάνη, 231d9 ; φαίνηται, 232a2.
117 Et chapitre 8, La fausseté des opinions et des apparences.
82 Chapitre 3

des opinions ou des jugements, les six apparences du sophiste sont suscep-
tibles d’être vraies ou fausses. Or, comme nous l’avons vu, dans le cas des cinq
premières définitions du sophiste, ces apparences ne permettent pas de rendre
complètement compte de ce qui apparaît comme sophiste. Par exemple, au
moment où l’on parvient à déterminer le sophiste comme un chasseur par
salaire (dans la première définition), on se rend compte qu’il apparaît aussi
comme un commerçant (dans les trois suivantes) et également comme un
lutteur (dans la cinquième). Ainsi, au moins dans certains cas, les prédicats
« chasseur par salaire » ou « lutteur » ne font pas partie des prédicats légiti-
mement attribuables à un sophiste ou bien contredisent d’autres prédicats qui
lui sont légitimemement attribuables dans la situation où la vérité de cette
prédication est évaluée118. Le cas de la sixième définition est encore plus clair :
là, l’apparence est inadéquate non pas tant parce qu’elle ne rendrait pas com-
plètement compte du sophiste que parce qu’elle décrit la réfutation socratique
et non la sophistique. Parce qu’elles se fondent sur des apparences partielle-
ment inadéquates (dans le cas des cinq premières) et totalement inadéquates
(dans le cas de la sixième), les six définitions échouent à capturer le sophiste.
Mais elles n’échouent que si elles sont conçues comme des apparences, c’est-à-dire
comme des jugements ; elles n’échouent plus dans leur tâche quand elles sont
conçues comme des logoi fournis par la dialectique.
En effet, nous avons eu l’occasion de voir que la fonction du logos dialec-
tique n’est pas de décrire le monde tel qu’il apparaît, mais de clarifier la pensée
du dialecticien au sujet de l’objet de sa recherche. À ce titre, le critère de la
vérité des différents logoi dialectiques n’est pas la description adéquate de ce
qui apparaît comme sophiste, mais leur cohérence interne, c’est-à-dire la com-
patibilité des idées entrelacées dans ces logoi, et leur capacité à isoler l’objet
de la recherche en divisant successivement les genres en des espèces mutuel-
lement exhaustives et exclusives. Or, mises à part des erreurs volontairement
commises par l’étranger afin d’éveiller l’attention du lecteur sur la validité de
la démarche dialectique ou de préparer des développements ultérieurs119, les
logoi proposés sont parfaitement cohérents et clarifient bien la perspective à
chaque fois choisie sur le sophiste. Ces logoi dialectiques sont donc vrais parce
qu’ils sont cohérents et parviennent à isoler l’objet de la recherche pris dans
une certaine perspective, mais l’apparence qu’ils clarifient est elle-même à
chaque fois fausse, car non adéquate (totalement ou partiellement) à ce qui
apparaît comme sophiste.

118 Nous reviendrons sur la description platonicienne de la vérité d’une prédication au cha-
pitre 8, La description de la vérité et de la fausseté du logos.
119 Voir ci-dessus Première définition et Deuxième, troisième et quatrième définitions.
Les six premières définitions du sophiste 83

Peut-être pourrait-on objecter que si chacune des apparences du sophiste


est incomplète, prises ensemble elles permettent de rendre complètement
compte du sophiste. Une telle piste doit cependant être rejetée, dans la mesure
où les opinions sur le sophiste qui viennent d’être dialectiquement clarifiées
sont mutuellement contradictoires sous le même rapport, à savoir celui d’être
un sophiste120. Par exemple, le sophiste ne peut être à la fois un chasseur et un
négociant, puisque le négoce est une espèce d’échange qui est opposée à la cap-
ture dont dérive la chasse. Ou encore, il ne peut être un lutteur et un chasseur,
car ces deux espèces sont mutuellement exclusives. Insistons cependant : la
contradiction intervient bien ici entre les différentes apparences renvoyées par
le sophiste et non pas entre les genres utilisés dans les divisions dialectiques121.
En réalité, c’est la démarche dialectique elle-même, c’est-à-dire la mise en
évidence des structures eidétiques sous-tendant les différentes apparences
du sophiste, qui permet de se rendre compte du caractère contradictoire de
ces apparences et de disqualifier l’idée selon laquelle, prises ensemble, les
six définitions rendraient compte adéquatement du sophiste. Autrement dit,
les six premières définitions, ou du moins les cinq premières, ont un effet de
réfutation cathartique sur l’âme de Théétète, qui se dit justement bien embar-
rassé (ἀπορῶ, 231b9) de devoir déterminer avec assurance ce que le sophiste
est rééellement (231b9-c2). Bien entendu, comme l’elenchus socratique et la
méthode de division sont des espèces mutuellement exclusives de l’art de
trier122, l’étranger ne saurait les pratiquer simultanément123. L’idée est plutôt
qu’une fois qu’ont été effectuées les six divisions, une fois qu’ont été clarifiées
les différentes apparences du sophiste, alors ces apparences contradictoires
peuvent être prises comme la base d’un elenchus et susciter la confusion chez
Théétète et chez le lecteur.
Mais pourquoi susciter une telle confusion ? Pourquoi faire état du miroi-
tement des apparences contradictoires renvoyées par le sophiste ? La façon
dont l’étranger raisonne juste après avoir récapitulé les différentes apparences

120 Comme le font remarquer Delcomminette (2000), 145-147 ; Brown (2010), 158-160 ;
Teisserenc (2012), 41 ; et Beere (2019), 184.
121 Comme les apparences clarifiées peuvent à tort placer le sophiste dans différentes
espèces d’un même genre sans que les divisions qui clarifient ces apparences ne donnent
lieu en elles-mêmes à des espèces non exclusives les unes des autres, la simple existence
des six premières apparences ne doit pas nous faire renoncer au requisit d’exclusivité de
la division. Ainsi que nous allons le voir immédiatement, les six premières apparences
clarifiées aboutissent d’ailleurs à une aporie qui pousse l’étranger à les dépasser en faveur
de la septième (ce qui ne signifie pas que l’étranger ne réutilisera pas certains traits des
premières divisions dans la dernière).
122 Voir chapitre 3, Production, art de trier et dialectique.
123 Nous remercions Naoya Iwata de nous avoir fait remarquer ce point.
84 Chapitre 3

du sophiste (232a1-b4) permet de répondre à cette question. Se plaignant de


l’absence d’un centre vers lequel viennent converger tous les savoirs attribués
au sophiste (εἰς ὃ πάντα τὰ μαθήματα ταῦτα βλέπει) pendant le processus de
définition, l’étranger décide, non pas de renoncer à toute apparence pour
atteindre l’essence du sophiste, mais de reprendre (ἀναλάβωμεν, 232b2) une
des apparences précédentes en raison de son caractère révélateur (ἓν γάρ τί
μοι μάλιστα κατεφάνη αὐτὸν μηνῦον, 232b3-4). Si l’étranger cherche à purifier
l’âme de Théétète de ses opinions sur le sophiste, ce n’est donc ni pour le plai-
sir de le désorienter, ni pour « sauter au-dessus des apparences » offertes par
le sophiste, mais bien pour lui permettre de se détacher de ses certitudes et
de découvrir l’apparence véritable qui devra être dialectiquement clarifiée
pour capturer le sophiste. Que la vérité de la division dialectique soit indé-
pendante de la vérité d’adéquation des apparences qu’elle clarifie ne doit pas
dissimuler le fait que le philosophe raisonne lui aussi à partir d’apparences,
de perspectives, de jugements, ne fût-ce que pour en montrer le caractère
contradictoire. Les apparences que le sophiste dégage ne sont pas des carac-
térisations accidentelles qui doivent être dépassées par la connaissance de
l’essence du sophiste124, mais bien des perspectives erronnées sur la technique
du sophiste qui doivent être creusées jusqu’à découvrir l’unique apparence
vraie du sophiste, qu’il convient ensuite de clarifier dialectiquement. Mais
quelle apparence parmi celles examinées faut-il reprendre à nouveaux frais ?
Et en quoi ce nouvel examen permettra-t-il d’avancer dans la recherche ? C’est
ce que la suite du raisonnement va permettre de déterminer.
124 Comme le soutiennent, par exemple, Gill (2006), 10 et Vlasits (à paraître), 2-10.
Chapitre 4

De l’antilogique à la production de phantasmes

Au moment d’appliquer la méthode de division au sophiste, Théétète avait


estimé que le sophiste possède une technique. Dans le chapitre précédent1,
nous avons annoncé que tout le mouvement du dialogue consistait à renverser
de l’intérieur cette perspective plutôt que de lui opposer une opinion contra-
dictoire. La première étape de ce renversement, examinée dans le chapitre
précédent, consistait à révéler la contradiction existant entre les différentes
techniques susceptibles d’être possédées par le sophiste. La seconde, examinée
dans le présent chapitre, consiste à montrer que la technique possédée par le
sophiste a pour principe l’apparence et qu’elle n’est au fond qu’une production
d’images, et particulièrement de phantasmes.
Afin d’avoir une vue plus claire sur la progression argumentative du dia-
logue, nous pouvons déjà noter que la découverte des notions d’image et de
phantasme va porter un coup d’arrêt au programme suivi par l’étranger. En
effet, avant de pouvoir achever totalement la transformation de la perspective
de Théétète en montrant que la production de phantasmes à laquelle se livre
le sophiste n’est réglée par aucun principe rationnel, ce qui fait du sophiste
un technicien sans savoir2, l’étranger va d’abord devoir affronter l’épineux pro-
blème, soulevé par les notions d’images et de phantasmes, de la possibilité de
la fausseté. La résolution de ce problème constitue le cœur argumentatif du
Sophiste et, sans nul doute, la partie la plus difficile à interpréter. Or, pour pré-
parer au mieux l’étude et l’interprétation du cœur du dialogue, il convient au
préalable d’étudier attentivement la façon dont l’étranger nous y conduit. C’est
ce que nous tentons de faire dans les pages qui suivent et particulièrement
dans la conclusion de ce chapitre.

1 De l’antilogique à l’apparence de science

Nous avions laissé les interlocuteurs du dialogue sur une question : parmi les
apparences dialectiquement clarifiées, laquelle doit être reprise à nouveaux
frais pour faire avancer la recherche ? La réponse de l’étranger à cette ques-
tion est nette : il s’agit de la cinquième, celle d’après laquelle le sophiste est un

1 Voir chapitre 3, L’erreur de Théétète ou le pouvoir des noms.


2 Voir chapitre 9, La dernière définition du sophiste.

© Nicolas Zaks, 2023 | doi:10.1163/9789004533080_006


86 Chapitre 4

contradicteur ou un antilogique (232b6), c’est-à-dire une espèce de lutteur qui


tente de vaincre ses adversaires dans des réunions privées au moyen de courts
arguments. Pour faire comprendre ce que cette perspective sur le sophiste peut
nous apprendre de plus que ce qui a déjà été enseigné par la cinquième divi-
sion, l’étranger entame son raisonnement en retravaillant deux dimensions
essentielles de cette cinquième définition.
Premièrement, il avait précédemment divisé l’éristique au moyen du couple
« gain/perte » et placé la sophistique du côté de l’éristique rentable (225d1-e5),
sans cependant expliquer la raison de cette rentabilité. On peut suggérer que
la prétention des sophistes à pouvoir former des contradicteurs, maintenant
soulignée par l’étranger (232b8-9, c1-2, c9-10, d23), vient expliquer la rentabilité
de leur pratique. C’est la promesse de devenir eux-mêmes contradicteurs qui
pousse les élèves des sophistes à les payer grassement (233b3-10). Plus encore,
cette promesse et le gain qui l’accompagne semblent être une condition du
fonctionnement de la sophistique. Comme le dit Théétète : si les sophistes ne
faisaient pas cette promesse de former des contradicteurs, personne ne dis-
cuterait avec eux ni ne suivrait leurs entretiens (232d3-4). Soyons également
particulièrement attentifs au terme grec utilisé : plutôt que former, le grec dit
littéralement « produire » (ποιεῖν) des contradicteurs (ποιοῦσι, 232c2 ; ποιοῦσιν,
232c10 ; ποιεῖν, 232d2). Du point de vue de l’économie du texte, la prétention à
produire des contradicteurs entame la transition vers le genre de la produc-
tion, si ce n’est vers celui de la production d’images puisque le sophiste prétend
au fond créer des doubles de lui-même4.
Deuxièmement, l’étranger avait expliqué que l’éristique concerne les choses
justes et injustes en elles-mêmes « et les autres choses » (καὶ περὶ τῶν ἄλλων,
225c7-8). À présent, il détaille ces « autres choses » à propos desquelles la
sophistique prétend être habile à contredire5 : ce sont les choses divines, obs-
cures à la foule ; tout ce que la terre et le ciel et d’autres choses semblables
offrent de visible ; l’οὐσία et la γένεσις évoquées dans leur généralité ; toutes les
choses politiques ; et enfin toutes celles qui concernent les techniques par-
ticulières, qu’il faut utiliser pour contredire chaque praticien et qui ont été
rendues publiques et posées par écrit pour quiconque souhaite les apprendre
(232c1-d8).

3 Comparer Gorgias 449b1-3, d1.


4 Point bien noté par Teisserenc (2012), 43.
5 Voir Benardete (1984), II. p. 90. Pace Notomi (1999), 82-83 n. 19 ; Brown (2010), 158 qui consi-
dèrent que cette nouvelle tentative étend le domaine sur lequel le sophiste prétend être
compétent. Toutefois, dès 225c8, la prétention du sophiste semblait sans limite (cf. […] καὶ
περὶ τῶν ἄλλων).
De l ’ antilogique à la production de phantasmes 87

L’ambiguïté de cette énumération doit nous retenir. En effet, certains sujets


de controverse mentionnés peuvent être compris comme se référant à des
problématiques platoniciennes. Ainsi, l’évocation des choses divines et invi-
sibles à la foule peut désigner les questions religieuses, mais aussi les formes
platoniciennes6. L’opposition entre l’οὐσία et la γένεσις peut se comprendre
comme un débat sur les possessions et la naissance7, mais aussi comme un
débat sur l’être et le devenir8. Quant aux techniques particulières, la définition
de la pêche à la ligne et celle, dans le Politique, du tissage prouvent abondam-
ment qu’elles intéressent Platon9. Il est très probable que cette ambiguïté soit
volontairement maintenue afin de faire perdurer la tension entre philosophie
et sophistique qui caractérisait déjà la définition de la réfutation socratique10
ainsi que le début du dialogue11 et qui se maintiendra d’ailleurs au moins
jusqu’à la définition problématique de l’image12.
Il convient également de souligner le thème de la mise en écrits des infor-
mations qui rendent possible, à celui qui veut apprendre, de contredire un
expert sur son sujet d’expertise. Théétète croit déceler une allusion aux écrits
de Protagoras sur la lutte et d’autres techniques (232d9-e1)13. L’étranger l’ad-
met, mais il précise qu’il pense à bien d’autres auteurs encore (232e214). Sans
doute renvoie-t-il ici non seulement aux écrits des sophistes, mais également
aux lois elles-mêmes qui, comme le montre le Politique, peuvent avoir l’incon-
vénient de codifier les pratiques au détriment d’une recherche vivante au sein
de chaque technique (Politique 299b2-e10)15. Peut-être y a-t-il aussi ici, sous
l’évocation de cette publicité propre aux écrits des sophistes et aux lois, une
allusion au thème platonicien d’après lequel la plupart des écrits échouent à
susciter une véritable compréhension, c’est-à-dire une remémoration, de ce
dont ils traitent. En conséquence, déposer et rendre public dans un texte les

6 Comme le notent Cornford (1935), 190-191 n. 3 et Teisserenc (2012), 43 n. 1.


7 Comme le souligne à juste titre Notomi (1999), 84.
8 Voir par exemple la paraphrase de Campbell (1867), 65 et la traduction de Cornford
(1935), 191.
9 Voir Teisserenc (2012), 43 ; El Murr (2014), 189-208. Bien entendu, Platon ne cherche pas
à contredire les pêcheurs à la ligne, mais à clarifier les bases de leur pratique. D’après
Notomi (1999), 109-110, la dialectique, à la différence de la sophistique, ne réfute pas
chaque expert particulier, mais établit les bases pour que celui-ci puisse fournir une expli-
cation de son sujet d’expertise.
10 Voir chapitre 3, La réfutation socratique.
11 Voir chapitre 1, Premières répliques.
12 Voir chapitre 5, L’image ; sur la résolution finale de cette tension, voir chapitre 9, Transition.
13 Diogène Laërce attribue en effet à Protagoras un traité sur la lutte, voir Campbell (1867), 66.
14 En prenant l’ἑτέρων de 232e2 au masculin.
15 Voir Benardete (1984), 172 n. 42.
88 Chapitre 4

procédures qui gouvernent une technique ne garantit nullement que celui qui
lira ce texte possède solidement cette technique. La plupart du temps, il n’est
pas plus savant, mais seulement plus insupportable, car il est alors persuadé
qu’il sait (Phèdre 274e7-275b2).
L’énumération de tous les sujets à propos desquels le sophiste prétend être
capable de contredire et de former (ou de produire) des contradicteurs per-
met d’atteindre la « tête » (ἐν κεφαλαίῳ, 232e3) de l’art de la contradiction :
il s’agit d’une puissance qui semble être suffisante pour élever une contes-
tation sur n’importe quel sujet. Telle est la perspective ou l’apparence (ἔοικ’,
232e4 ; Φαίνεται, 232e5) qui s’impose maintenant aux dialecticiens (232e2-5)16.
Mais quelle avancée permet ce constat sur l’universalité de la prétention des
sophistes ? Comment l’étranger va-t-il l’utiliser pour découvrir la bonne pers-
pective, l’apparence vraie à clarifier par la méthode de division ?
Après avoir découvert la « tête » de l’art de la contradiction, l’étranger pose
une question cruciale : « par les dieux (πρὸς θεῶν), est-ce que tu crois que c’est
possible ? » (232e6). Même s’il vient d’évoquer la prétention des sophistes à
pouvoir contredire sur tous les sujets, la question de l’étranger n’est pas « est-il
possible d’élever une contestation sur n’importe quoi ? », mais bien plutôt
« est-il possible qu’un certain homme connaisse tout ? » (233a3). Théétète
répond que si les hommes connaissaient tout, ils seraient un genre bienheu-
reux ou béni (μακάριον) (233a4). Cette réponse quelque peu étrange s’explique
quand on la lit comme un écho de l’invocation faite aux dieux un peu plus
haut par l’étranger. Théétète a manifestement gardé en tête cette invocation
puisqu’il semble mettre en lien l’impossibilité pour les hommes d’être omnis-
cients et leur nature générique d’homme, qui les rend différents des dieux.
Peut-être faut-il dès lors comprendre qu’en tant que genre, les hommes, contrai-
rement aux dieux, ne sont pas omniscients, mais que, puisque certains d’entre
eux, les philosophes, sont divins17, il est possible, pour ces hommes divins,
d’être heureux et d’obtenir une certaine forme de savoir universel qui serait la
dialectique18. Mais si cette possibilité est ouverte, elle concerne la philosophie,
non la sophistique ou les hommes pris dans leur détermination générique.
Ayant donc établi :

16 Déjà dans le Gorgias 447c5-448a3 ; 457a5-b1 ; 462a1-10, et dans le Ménon 70b2-c3, le rhé-
teur est censé pouvoir répondre à n’importe quelle question et parler de n’importe quoi
avec n’importe qui.
17 Voir chapitre 1, Première répliques ; chapitre 3, Première définition.
18 Ne fut-ce que parce que, d’après l’étranger (Politique 285d5-8), la finalité de l’enquête dia-
lectique est de devenir meilleur dialecticien sur tous les sujets, comme le rappelle Notomi
(1999), 115.
De l ’ antilogique à la production de phantasmes 89

1) que le sophiste se prétend capable de former des contradicteurs et de


contredire à propos de n’importe quoi (232b6-e5), et
2) qu’il est impossible pour un homme de tout connaître (232e6-233a4),
l’étranger peut calmement conclure que, malgré son art de la contradiction,
le sophiste ne peut pas dire quelque chose de sain (233a5-6). Certains com-
mentateurs estiment que, par ce raisonnement, l’étranger conclut, de manière
fallacieuse, du fait que le sophiste ne sait pas tout à celui qu’il ne sait rien19.
Mais en réalité, l’argument permet moins d’établir que le sophiste ne sait rien
du tout qu’il ne tente de montrer qu’en raison de l’extension universelle de sa
contestation et de l’impossibilité de l’omniscience, il y a au moins un cas où le
sophiste qui contredit sera confronté, sans savoir de quoi il parle, à quelqu’un
qui sait, à un praticien d’une technique particulière par exemple (πρός γε
τὸν ἐπιστάμενον, 233a5). Dans ce cas, il ne peut en effet rien dire de sain. Et
pourtant … quelque chose d’anormal se produit, « l’étonnante puissance de la
sophistique » (τὸ τῆς σοφιστικῆς δυνάμεως θαῦμα) intervient (233a8-9). C’est en
s’interrogeant sur cette puissance que l’étranger va pouvoir déterminer enfin le
principe sur lequel s’appuie la sophistique.
Nous avons vu que les sophistes promettent de former des contradicteurs
sur tous les sujets, ce qui explique en première analyse la rentabilité de leur
pratique. Néanmoins, cette promesse devrait perdre toute vraisemblance
dans le cas, dont l’existence est maintenant établie, où le sophiste ne sait pas
de quoi il parle, mais contredit malgré tout celui qui sait. Mais alors, pour-
quoi continue-t-on à payer le sophiste et à se rendre chez lui de bon gré
(233b9-10)20 ? L’étranger propose une alternative : ou bien les jeunes conti-
nuent à payer les sophistes parce que ces derniers contredisent correctement,
c’est-à-dire en se basant sur une connaissance, ou bien ils les paient parce
qu’ils leur apparaissent contredire correctement (233b3-4). La première possi-
bilité est évidemment exclue puisque qu’il y au moins un cas où le sophiste ne
sait pas quoi il parle. C’est donc l’autre membre de l’alternative qui est le bon :
le sophiste apparaît contredire correctement. Pas plus qu’il ne commettait une
inférence fallacieuse, l’étranger ne pratique ici une généralisation hâtive. Ayant
montré qu’il y a au moins un cas où le sophiste ne peut contredire correcte-
ment, « contredire correctement » ne peut pas être le principe de son succès et
de son art. Par contre, « apparaître contredire correctement » garantit dans tous
les cas son succès. Qu’il possède ou non une forme de connaissance dans tel
cas particulier, c’est l’apparence qu’il la possède qui est au principe de son art
de contredire.

19 Voir Rosen (1983), 163.


20 Ce problème est également évoqué par Socrate en Ménon 91d1-92a6.
90 Chapitre 4

En outre, cette première apparition est la condition d’une seconde : appa-


raissant contredire correctement, le sophiste apparaît intelligent (233b4-5)21.
Remarquons bien la concaténation de conditions : pour pouvoir fonctionner,
la sophistique doit promettre de former des contradicteurs sur tous les sujets ;
pour que sa promesse attire les jeunes, le sophiste doit apparaître intelligent ;
et pour apparaître intelligent, il doit apparaître contredire correctement22.
Enfin, comme il contredit sur tout, il apparaît comme omniscient à ses élèves,
mais ne l’est pas, car, pour un homme non divin, cela est impossible (233c1-9).
Tout ce raisonnement est repris en une formule synthétique : le sophiste
est apparu comme possesseur d’une δοξαστικὴ ἐπιστήμη, d’une apparence de
science à propos de toutes choses et non d’une véritable science à propos
de toutes choses (233c10-11). Si cette caractérisation de la sophistique constitue
une avancée décisive pour la recherche en cours, elle pose deux difficultés qui
vont pousser l’étranger à opérer un nouveau basculement de paradigme avant
de pouvoir reprendre sa division.
Il est tout d’abord capital de remarquer que la conclusion d’après laquelle le
sophiste possède une apparence de science universelle est elle-même apparue
(ἀναπέφανται, 233c11). Cette conclusion est donc elle-même une apparence. S’il
est indéniable que l’étranger cherche à dépasser les apparences individuelle-
ment incomplètes et ensemble incompatibles qui ont été clarifiées dans les
six premières définitions, il ne peut tout simplement « sauter au-dessus » de
ce qui apparaît. Au contraire, c’est en creusant plus avant l’apparence d’après
laquelle le sophiste est un contradicteur qu’il a pu découvrir une nouvelle
apparence, totalement adéquate cette fois, d’après laquelle le sophiste n’est
pas vraiment un contradicteur omniscient, mais apparaît seulement comme
tel. En conséquence, il convient de distinguer soigneusement entre a) l’appa-
rence selon laquelle le sophiste est un contradicteur omniscient, qui est une
apparence fausse, car il ne l’est pas, et b) l’apparence selon laquelle il apparaît
comme un contradicteur omniscient, mais ne l’est pas, qui est une apparence
vraie. La conclusion de l’étranger présuppose donc une distinction entre appa-
rence vraie et fausse23. Le fait que cette distinction soit présupposée et non

21 « Apparaître » traduit ici les verbes grecs φαίνεται et δοκεῖν : cf. ἐφαίνοντο, φαινόμενοί, ἐδό-
κουν en 233b4 et δοκοῦσι en 233c1. Ces deux verbes sont probablement synonymes dans le
Sophiste, voir Aubenque (1991b), 369 n. 3.
22 Nous suivons ici l’excellente analyse que Notomi (1999), 119-121 consacre à ce passage.
23 Notomi (1999), 89-94 distingue, d’une part, l’usage positif que le philosophe-dialecticien
fait de l’apparence et, de l’autre, les apparences renvoyées par le sophiste. Bien que la
spécificité des constructions grammaticales que le verbe φαίνεται admet permette dans
certains cas de distinguer entre ces deux usages, Notomi conclut que la grammaire du
De l ’ antilogique à la production de phantasmes 91

explicitée constitue la première difficulté posée par la nouvelle caractérisation


de la sophistique atteinte par l’étranger.
L’autre difficulté impliquée par cette caractérisation tient dans le fait que si
le sophiste possède une apparence de science universelle au lieu d’une science
universelle véritable, il peut, en même temps, être décrit comme possédant
une science lui permettant de susciter cette apparence de science universelle.
L’expression δοξαστικὴ ἐπιστήμη peut en effet être traduite non seulement par
« apparence de science », mais aussi par « science de l’apparence », voire
par (l’oxymore) « science doxique ou doxastique »24. En un sens, cette ambi-
guïté est positive puisqu’elle garantit que le sophiste possède bien une
technique qui peut être définie par la méthode de division. Or, comme nous
l’avons déjà annoncé25, l’étranger ne cherche pas à simplement contredire
l’opinion de Théétète sur la scientificité de la sophistique. Il entreprend bien
plutôt d’explorer cette erreur et cherche à montrer au jeune homme que la
seule science que le sophiste peut posséder ne repose sur aucun principe
rationnel, mais seulement sur une opinion26. Cependant, même si elle suggère
que le sophiste possède une technique (paradoxale), l’ambiguïté de l’expres-
sion δοξαστικὴ ἐπιστήμη laisse probablement l’étranger insatisfait quant à la
clarté de son résultat.
Étant donné ces deux ambiguïtés, Théétète a à la fois raison et tort quand
il réplique que l’étranger vient d’exprimer « la chose la plus juste » (ὀρθότατα,
233d2) parmi toutes celles qui ont été dites jusqu’à présent au sujet du sophiste
(233d1-2) : puisque nous sommes enfin parvenus à identifier la bonne pers-
pective sur le sophiste, à savoir qu’il apparaît comme omniscient sans l’être,
Théétète a raison ; mais puisque ce passage présuppose sans l’expliciter la dis-
tinction entre apparence vraie et apparence fausse et qu’il laisse ouverte la
signification de l’expression δοξαστικὴ ἐπιστήμη, il manque encore de clarté.
C’est pourquoi l’étranger propose à présent de prendre un exemple, un para-
digme plus clair (σαφέστερόν τι παράδειγμα, 233d3). De quel paradigme s’agit-il ?
Et pourquoi est-il plus clair que celui de l’antilogique ?

grec ne suffit pas à distinguer entre ces deux sens. Par conséquent, c’est le contexte phi-
losophique qui permet de déterminer à chaque fois avec précision le type d’usage que
l’étranger fait de la notion d’apparence.
24 Sur l’ambiguïté de l’expression, se référer à Notomi (1999), 86-87 ; Crivelli (2012), 23 ;
Crivelli (2021), 229-230. Mouze (2019), 106 n. 1 voit bien que l’expression est un oxymore.
25 Voir chapitre 3, L’erreur de Théétète ou le pouvoir des noms.
26 Voir chapitre 9, L’imitation savante et la doxomimétique.
92 Chapitre 4

2 Mimétique et production de phantasmes

2.1 Le basculement vers la mimétique


L’étranger demande à Théétète d’essayer de répondre en prêtant toute son
attention (233d6-7). Supposons, poursuit-il, que quelqu’un affirme savoir, non
pas dire, ni même contredire, mais produire et faire (ποιεῖν καὶ δρᾶν), par une
seule technique, toutes les choses absolument (συνάπαντα πράγματα) (233d9-
10). Ce basculement explicite vers le genre de la production est immédiatement
interrompu par Théétète qui demande : « qu’entends-tu par “tout” (πάντα) ? »
(233e1). L’étranger semble se réjouir de cette question (233e2-3) : elle témoigne
du fait que Théétète prête bien désormais toute son attention à ce qui se dit27.
Cette attention contraste manifestement avec l’attitude du jeune homme dans
le passage précédent au cours duquel il avait accepté sans l’interroger la signi-
fication de l’expression « tout » (voir par exemple περὶ πάντων, 232e3 ; πάντα,
233a3 ; πρὸς ἅπαντα, 233c4 ; περὶ πάντων, 233c10)28. L’attention renouvelée et
redoublée de Théétète laisse présager que la nouvelle perspective dégagée via
le basculement de paradigme sera plus profonde ou plus adéquate que celles
atteintes précédemment. Nous l’avons vu, une des difficultés posées par la
caractérisation de la sophistique comme apparence de science réside dans
le fait que posséder une apparence de science ou une science de l’apparence
n’empêche nullement un sophiste de disposer parfois d’une expertise sur l’ob-
jet de sa contradiction. L’apparence de contredire correctement peut toujours
être une apparence vraie : pourquoi, en principe, Protagoras ne pourrait-il être
un excellent lutteur ou un excellent théoricien de la lutte en plus d’apparaître
débattre correctement à ce sujet ? Il convient donc d’aller plus loin encore que
la notion d’apparence pour caractériser le sophiste. Pour ce faire, l’étranger
introduit le paradigme d’un homme capable, par une seule technique, de pro-
duire toutes les choses.
Parmi toutes ces choses, l’étranger s’inclut lui-même, Théétète, les autres
animaux et les arbres (233e5-6). L’inclusion de l’étranger et de Théétète dans
les choses que prétend produire le personnage incarnant le nouveau para-
digme peut sembler assez inattendue. En réalité, la mention de Théétète, mais

27 Comme le suggère Benardete (1984), II. 105.


28 En réalité, c’est sans doute le passage de l’expression « tout » (πάντα) à l’expression « toutes
les choses absolument » ou « l’ensemble de toutes les choses » (σύμπαντα) dans les propos
de l’étranger qui fournit à Théétète l’occasion de manifester son attention. L’étranger le
signale d’ailleurs discrètement en disant que le jeune homme réagit, car il n’a pas compris
« le début de ce qui est dit » (τὴν ἀρχὴν τοῦ ῥηθέντος, 233e2), c’est-à-dire, sur un mode
matériel, qu’il n’a pas compris l’ajout du préfixe σύν à πάντα dans le terme σύμπαντα. Ce
point bien mis en évidence par Mouze (2020), 170 n. 73.
De l ’ antilogique à la production de phantasmes 93

surtout de l’étranger est probablement une allusion au fait que le sophiste,


cherchant à apparaître intelligent, imite ces hommes doux et divins que sont
les philosophes. En même temps, l’idée que l’on puisse produire des êtres
vivants augmente encore la perplexité de Théétète qui ne peut même plus
se rabattre sur l’agriculture pour identifier la technique dont parle l’étranger :
bien qu’étant un producteur (219a10-c1), l’agriculteur n’est pas capable de pro-
duire des êtres vivants comme l’étranger ou Théétète (233e7-234a2). L’étranger
enfonce d’ailleurs le clou en ajoutant la mer, la terre, le ciel, les dieux et « tout
le reste » à la liste des choses produites (234a3-4)29. Non seulement ce mysté-
rieux producteur crée tout cela rapidement, mais en plus, il vend ses produits
à un prix dérisoire (234a4-6). La prétention est poussée si loin que Théétète
comprend que l’étranger ne peut parler que d’un jeu (παιδία) (234a7)30. Cette
conclusion était manifestement recherchée par l’étranger puisqu’elle lui per-
met de requalifier comme ludique la prétention de celui qui affirme tout savoir
et tout enseigner à autrui en un rien de temps contre une somme minime
(234a8-10). Comparée à la prétention du producteur universel qui ne peut être
qu’un jeu, la prétention du sophiste apparaît elle aussi désormais comme une
plaisanterie31.
Ayant ainsi rapproché le sophiste du jeu, l’étranger franchit ensuite un pas
supplémentaire en abordant explicitement la technique mimétique citée au
début de la recherche parmi les techniques productives (219b1). Il définit en
effet la mimétique (μιμητική) comme la forme la plus technique et en même
temps la plus agréable d’activité ludique (234b1-2 ; cf. République X, 602b6-8).
Mais si le sophiste se rapproche bien du joueur en affirmant tout enseigner
à autrui en un rien de temps pour une somme dérisoire, on peut s’interroger
sur ce qui légitime le parallèle entre la sophistique et cette forme spécifique
et technique de jeu qu’est la mimétique. En raison de son importance dans
l’économie générale du dialogue, l’analogie proposée pour justifier ce paral-
lèle mérite d’être citée dans son intégralité. L’étranger commence par associer
l’homme qui prétend tout produire au peintre :

29 Cette énumération rappelle immanquablement celle qui ouvre la critique de la poésie au


livre X de la République (596c4-9). Pour un examen exhaustif des rapprochements pos-
sibles entre la critique de la poésie par Socrate et celle de la sophistique par l’étranger, voir
Notomi (1999), 124-133 et Zucchetti (2020). D’après Notomi (1999), 128 et Mouze (2020),
145-146, la stratégie commune aux deux argumentations est d’examiner la mimétique via
l’exemple du peintre pour ensuite spécifier et critiquer l’art qui est envisagé, la sophis-
tique ou la poésie. Nous allons voir rapidement que c’est bien en effet le peintre qui se
cache derrière le producteur universel examiné dans notre passage.
30 Peut-être faut-il lire ici un jeu de mot avec la prétention éducative (παιδεία) du sophiste,
comme le fait Pippin (1979), 191.
31 Voir Teisserenc (2012), 47.
94 Chapitre 4

Par conséquent, <au sujet de> celui qui prétend être capable, au moyen
d’une seule technique, de tout produire, nous savons sans doute que,
produisant des imitations et des homonymes des êtres au moyen de sa
technique de peintre, il sera capable, en montrant de loin ses dessins, de
faire croire aux enfants stupides que tout ce qu’il souhaite faire, il peut
réellement l’accomplir

Οὐκοῦν τόν γ’ ὑπισχνούμενον δυνατὸν εἶναι μιᾷ τέχνῃ πάντα ποιεῖν γιγνώ-
σκομέν που τοῦτο, ὅτι μιμήματα καὶ ὁμώνυμα τῶν ὄντων ἀπεργαζόμενος τῇ
γραφικῇ τέχνῃ δυνατὸς ἔσται τοὺς ἀνοήτους τῶν νέων παίδων, πόρρωθεν τὰ
γεγραμμένα ἐπιδεικνύς, λανθάνειν ὡς ὅτιπερ ἂν βουληθῇ δρᾶν, τοῦτο ἱκανώτα-
τος ὢν ἀποτελεῖν ἔργῳ (234b5-10)32

Cette caractérisation de l’art du peintre ayant été acceptée par Théétète (234c1),
l’étranger décrit une activité analogue à celle du peintre, à la différence près
que les instruments utilisés sont cette fois des logoi. L’étranger demande :

Eh bien ? Ne faut-il pas s’attendre, dans le domaine des discours, à ce qu’il


y ait une certaine autre technique, par laquelle il est cette fois possible,
en répandant des discours dans les oreilles des jeunes encore séparés par
une longue distance de la vérité des choses, en leur exhibant des images
verbales à propos de tout, de les ensorceler de manière à faire apparaître
vrai ce qui est dit et <à faire croire que> celui qui les dit est le plus sage de
tous sur toutes les choses ?

Τί δὲ δή ; περὶ τοὺς λόγους ἆρ’ οὐ προσδοκῶμεν εἶναί τινα ἄλλην τέχνην, ᾗ αὖ


δυνατὸν αὖ τυγχάνει τοὺς νέους καὶ ἔτι πόρρω τῶν πραγμάτων τῆς ἀληθείας
ἀφεστῶτας διὰ τῶν ὤτων τοῖς λόγοις γοητεύειν, δεικνύντας εἴδωλα λεγόμενα
περὶ πάντων, ὥστε ποιεῖν ἀληθῆ δοκεῖν λέγεσθαι καὶ τὸν λέγοντα δὴ σοφώτα-
τον πάντων ἅπαντ’ εἶναι (234c2-7)33

Cette dernière technique, similaire à celle du peintre, mais produisant des


images verbales (εἴδωλα λεγόμενα) qui paraissent vraies, peut être assimilée
à celle du sophiste dont nous avons vu qu’il apparaît sage parce qu’il appa-
raît capable de contredire à propos de tous les sujets34. Or, si la technique
du sophiste implique bien la production d’images verbales comme le sug-
gère l’analogie de l’étranger, alors la mimétique ou la production d’images est

32 Notre traduction.
33 Ibid.
34 Voir la section De l’antilogique à l’apparence de science ci-dessus.
De l ’ antilogique à la production de phantasmes 95

le nouveau genre dont doit partir la division en vue de capturer le sophiste


(234e7-235c8). Pour comprendre l’avantage de faire du sophiste un partici-
pant de la production d’images, et particulièrement de la production d’images
verbales, il faut déceler l’élément central du parallèle proposé par l’étranger :
la peinture, comme la sophistique, sont caractérisées par une dimension
intrinsèquement trompeuse. De même que le peintre trompe ses spectateurs
en faisant passer l’image qu’il produit pour le modèle qu’elle imite (compa-
rer République X, 598c1-4), de même le sophiste produit des images verbales
qui se font passer pour vraies. C’est d’ailleurs bien en raison de la tromperie
intrinsèque à la production d’images que cette dernière est systématiquement
associée par l’étranger à la magie et à l’ensorcellement (voir par exemple 235a1,
a8, b5). Passer du paradigme de l’apparence à celui de la production d’images
pour caractériser le sophiste présente donc l’avantage décisif de faire de ce
dernier un producteur de faux : alors qu’une apparence, comme toute opi-
nion (264a4-7, b1-2), peut être vraie, l’image, en tant qu’elle se fait passer pour
le modèle qu’elle imite, est toujours fausse. Nous verrons que cette fausseté
intrinsèque de l’image suggérée par la description de la duperie propre à la
peinture sera confirmée à plusieurs reprises dans le dialogue35 et qu’elle n’est
pas incompatible avec la première division de la mimétique à laquelle l’étran-
ger va se livrer immédiatement. Avant d’examiner cette première division de
la mimétique36, il convient encore de faire deux remarques importantes sur le
basculement de la recherche vers le paradigme de la mimétique.
Tout d’abord, arrêtons-nous un instant sur le modèle imité par les images
verbales produites par le sophiste. Que peut bien signifier « la vérité des
choses » dont sont éloignées les victimes du sophiste ? Il pourrait sembler que
parler de « la vérité des choses » ou « des choses » est indifférent (comparer τῶν
πραγμάτων τῆς ἀληθείας en 234c4 avec τοῖς οὖσι en 234d4 et τῶν ὄντων en 234d6)
et que, par conséquent, les images verbales produites par le sophiste se font
passer pour les choses mêmes qu’elles imitent, comme les images du peintre
se font passer pour les choses qu’elles représentent. D’un autre côté, l’étranger
ne dit pas que ces images verbales cherchent à se faire passer pour les choses
mêmes qu’elles imitent, il dit plutôt qu’elles sont produites pour apparaître
vraies (ποιεῖν ἀληθῆ δοκεῖν λέγεσθαι, 234c6). Sans doute la distinction entre une
vérité « logologique », c’est-à-dire une vérité qui caractérise les logoi propres
à ou à propos d’une chose, et une vérité « ontologique », qui caractérise cette

35 Voir chapitre 8, La nouvelle tâche à venir et chapitre 9, Transition.


36 Voir la section La différence entre production de copies et production de phantasmes
ci-dessous.
96 Chapitre 4

chose même, n’est-elle pas décisive aux yeux de l’étranger37. Par conséquent,
le caractère trompeur des images verbales produites par le sophiste provient
probablement du fait qu’elles se font passer pour les choses qu’elles imitent
parce qu’elles se font passer pour des logoi vrais propres à, ou à propos de
ces choses.
La deuxième remarque concerne le court ex-cursus qui suit immédiatement
l’analogie de l’étranger entre peinture et sophistique. L’étranger y explique que
beaucoup parmi ceux ensorcelés par les sophistes, avec l’écoulement suffisant
du temps et l’avancée de l’âge, se rapprochant des choses et forcés, par leurs
expériences, à un contact clair avec elles, modifient leurs opinions reçues, de
telle sorte que, d’une part, ce qui était important apparaît sans importance et,
de l’autre, ce qui était facile apparaît difficile. Ce faisant, poursuit l’étranger,
tous les phantasmes dans les discours sont renversés sous la pression des faits
expérimentés dans l’action. Théétète donne son assentiment à cette descrip-
tion, en précisant qu’il est lui-même un de ceux encore éloignés des choses
(234d2-e4). Par cet échange, Platon, en plus d’annoncer discrètement que les
images produites par le sophiste sont des phantasmes (τὰ ἐν τοῖς λόγοις φαντά-
σματα, 234e1), semble vouloir décrire le parcours d’une vie et la façon dont
l’expérience défait les illusions et les idéaux de la jeunesse, en l’occurrence
ceux instillés par les sophistes. On notera cependant que ce sont de nouvelles
apparences qui se substituent aux anciennes (voir φαίνεσθαι, 234d7). Le degré
maximal de vérité que l’expérience d’une vie permet d’atteindre est donc une
vérité d’apparence ou, étant donné le lien entre apparence et opinion (264a4-
7, b1-238), une vérité doxique. En revanche, en réaction à l’aveu d’immaturité
de Théétète, l’étranger signale que tous ceux qui sont présents essayeront et
essaient d’ores et déjà d’amener le jeune homme le plus près possible des
choses sans en passer par des expériences douloureuses (234e5-7)39. L’effet
éducatif recherché par la dialectique ne consiste donc ni à opposer une opi-
nion à une autre40, ni à laisser aux souffrances de la vie le soin de désillusionner
les jeunes, mais à faire apparaître, par le biais du dialogue philosophique

37 Et pour cause, le logos dialectique d’une idée n’est rien d’autre que le déploiement tem-
porel de cette idée (cf. chapitre 3, Production, art de trier et dialectique). À l’extrême
inverse, les sophistes ne font aucune différence entre les êtres et la vérité à leur sujet,
non parce qu’ils cherchent à développer l’essence d’une chose de façon cohérente dans
un logos, mais parce que, selon eux, n’importe quel logos à propos d’une chose est vrai. La
chose même ne régule d’aucune façon les discours qu’on peut tenir à son sujet et ceux-ci
peuvent être incohérents ou apparaître cohérents sans l’être vraiment.
38 Voir chapitre 8, La fausseté des opinions et des apparences.
39 La mention de « tous ceux présents » (οἵδε πάντες, 234e5) a sans doute pour objectif
d’inclure Socrate (et avec lui toute la discussion du Théétète) dans l’effort d’éducation de
Théétète.
40 Voir chapitre 3, L’erreur de Théétète ou le pouvoir des noms.
De l ’ antilogique à la production de phantasmes 97

opérant dans une temporalité différente de celle propre à l’expérience d’une


vie humaine41, les contradictions sous-jacentes à des opinions erronées, et ce
en vue de découvrir une opinion droite pouvant être clarifiée dialectiquement.

2.2 La différence entre production de copies et production


de phantasmes
Si la différence entre copies et phantasmes a constitué un locus classicus pour
les théoriciens de l’art dans la seconde moitié XVIe siècle42, elle a également
retenu l’attention des commentateurs contemporains43. Ce passage contient
en effet maints enjeux. Du point de vue de l’économie du dialogue, il constitue
l’étape ultime avant l’entrée en scène du non-être. On peut donc estimer qu’il
recèle le point décisif de basculement vers la discussion ontologique. Ce point
de bascule, l’étranger l’identifiera lui-même un peu plus loin comme la « faus-
seté », qui a comme condition de possibilité que le non-être soit. Néanmoins,
restituer cette séquence ne permet pas encore de comprendre en quel sens
la présente distinction implique la fausseté. S’agit-il uniquement de la faus-
seté des phantasmes, comme le croient les commentateurs qui voient dans
la production de copies une production philosophique d’« images vraies »44 ?
Dans l’analyse qui suit, nous allons au contraire faire l’hypothèse que toutes les
images ont un lien intrinsèque avec la fausseté, quoique la nature de ce lien
diffère en fonction du type d’image et de production considéré. La validation
de cette hypothèse de lecture devra toutefois attendre la fin du cœur du dia-
logue ou du moins la mise en évidence de la communauté des genres et de ses
effets sur le logos45.
L’étranger introduit sa distinction en disant qu’il va procéder comme il l’a fait
auparavant (235c9). D’après notre interprétation de la méthode de division, cela
signifie qu’il va entrelacer le genre de la mimétique avec un couple de genres
mutuellement exclusifs46. Nous pouvons suggérer que l’étranger utilise ici le
couple « fidélité/apparence fausse de fidélité » pour diviser simultanément les

41 Sur cette temporalité philosophique qui est celle du « toujours » et de l’anamnèse, relire
les analyses de Dixsaut (2000), 69-70.
42 On consultera à ce sujet Chevrolet (2007), 582-586 qui montre comment l’interprétation
que Marsile Ficin propose de ce passage et de sa reprise en 264c4sq a conduit la réflexion
esthétique menée au XVIe et XVIIe vers une autonomisation progressive de l’imagination
par rapport à la vraisemblance.
43 Voir par exemple les discussions de Cornford (1935), 198-199 ; Rosen (1983), 170-174 ;
Benardete (1984), II. 109-112 ; Notomi (1999), 147-155 ; Teisserenc (2012), 49-52 ; Crivelli
(2012), 24-27 ; Beere (2019), 161-166 ; Crivelli (2021), 246-260.
44 Notomi (1999), 155 et Teisserenc (2012), 48 estiment par exemple que l’art de la copie cor-
respond à l’activité du philosophe.
45 Voir chapitre 8, La nouvelle tâche à venir et chapitre 9, Transition.
46 Voir chapitre 2, La division des techniques et chapitre 3, Production, art de trier et dialectique.
98 Chapitre 4

images en copies et phantasmes et la mimétique en production de copies et


production de phantasmes. En réalité, cette façon de présenter les choses peut
prêter à confusion, car elle laisse entendre que les copies n’ont aucun lien avec
l’apparence. Or, dans le Sophiste du moins, toute image participe de l’apparence,
car toute image tend à susciter, chez celui qui la contemple, l’apparence qu’elle est
le modèle qu’elle imite, alors qu’elle ne l’est pas. Cette apparence fausse peut être
appelée l’« illusion mimétique » inhérente aux images47. Simplement, toutes
les images ne suscitent pas cette illusion mimétique de la même façon.
En effet, dans la première espèce de mimétique, « l’art de la copie » (εἰκα-
στική), l’imitateur accomplit la production de son imitation conformément
aux proportions de ses modèles en longueur, largeur et profondeur ainsi
qu’en conférant à son image les couleurs convenant à chacun de ces modèles
(235d6-e2). Dans ce cas, l’apparence fausse d’après laquelle l’image est l’objet
qu’elle imite est fondée sur la fidélité de la copie à la chose imitée. Autrement
dit, l’illusion est suscitée à partir du jugement perceptif vrai d’après lequel
l’image possède des propriétés de son modèle. En revanche, la procédure est
différente pour ceux qui décident de fabriquer ou de peindre des œuvres monu-
mentales. Si ceux-ci respectaient les véritables proportions qui rendent beaux
leurs modèles48, les parties supérieures de l’œuvre, vues de loin, apparaîtraient
trop petites, tandis que les parties inférieures, vues de près, apparaîtraient trop
grandes. Face à cette difficulté, les artistes contemporains qui cherchent à
réaliser des œuvres aux proportions monumentales renoncent à la vérité et
n’intègrent pas dans leurs images les véritables proportions, mais des propor-
tions qui semblent être belles (235e3-236a7)49. Au sein de ce second type de

47 Cf. Szaif [1996] (1998), 401-402 ; Crivelli (2012), 24 ; Crivelli (2021), 236-246.
48 Il convient de rappeler que la laideur a été précédemment caractérisée comme absence
de mesure ou asymétrie (voir chapitre 3, Purification des vices de l’âme et premières divi-
sions de l’enseignement), ce qui laisse supposer que la beauté se caractérise par la mesure
ou la symétrie. Or le terme grec pour désigner la symétrie et la proportion est le même, à
savoir συμμετρία. Il est donc raisonnable de conclure que les modèles caractérisés par une
proportion sont eux-mêmes beaux. Cette remarque doit conduire à rejeter la suggestion
de Badham (retenue par la nouvelle OCT) de lire κώλων en lieu et place de καλῶν en 235e6.
Les modèles imités par les images sont beaux parce qu’ils sont proportionnés ou symé-
triques. D’ailleurs, il est à nouveau question de la beauté des modèles en 236a6, comme
le note Campbell (1867), 78. Une autre possibilité est que l’étranger parle de la beauté
des modèles parce que les artistes qui font des sculptures ou peintures monumentales
imitent les dieux. Benardete (1984), II. 111 discute cette possibilité en s’interrogeant sur le
caractère anthropomorphique des dieux. Il faut cependant reconnaître que l’étranger est
silencieux quant à la nature des modèles imités.
49 L’adjectif qualificatif « contemporain » de notre paraphrase rend compte du νῦν de 236a5,
voir Benardete (1984), II. 26. Nous acceptons l’identification proposée par la plupart des
commentateurs : Platon pense sans doute au sculpteur Phidias qui, prenant en compte le
De l ’ antilogique à la production de phantasmes 99

production mimétique, l’illusion s’appuie non plus sur la fidélité de l’image


vis-à-vis de la chose qu’elle imite, comme dans le cas de l’art de la copie, mais
sur une apparence fausse de fidélité, c’est-à-dire sur le jugement perceptif
faux selon lequel l’image conserve les propriétés de la chose qu’elle imite.
L’apparence fausse impliquée par ces images est donc double : comme toute
image, elles suscitent l’apparence qu’elles sont leur modèle, alors qu’elles ne le
sont pas, mais en outre, pour accomplir ce résultat, elles suscitent l’apparence
qu’elles sont conformes à leur modèle, alors qu’elles ne le sont pas. Ces images
sont appelées par l’étranger des « phantasmes » (φαντάσματα50) et la partie de
la mimétique qui les fabrique est appelée « art du phantasme » (φανταστική)
(236b4-c8)51.
La façon dont ces phantasmes sont introduits mérite d’être interprétée
plus avant. Théétète a en effet commencé par douter de l’existence d’un type
de production mimétique différent de celui de l’art de copier (235e3-4). Ce
doute peut suggérer que la conformité et le respect des proportions consti-
tuent la forme initiale de l’illusion mimétique, tandis que le redoublement de
l’illusion par l’apparence fausse de ressemblance intervient quand naissent
des ambitions littéralement démesurées chez certains artistes. Les œuvres
monumentales ont pour effet paradoxal d’annuler le mécanisme de trompe-
rie des copies : plus la copie ressemble à son modèle, moins elle apparaît y
ressembler52. En conséquence, les artistes renoncent à faire en sorte que leurs

rapetissement des choses situées en hauteur, conféra à une statue d’Athéna des propor-
tions objectivement inexactes. Nous devons l’anecdote au poète byzantin Jean Tzetzès,
voir Panofsky [1924] (1989), 21 ; Villela-Petit (1991), 78 ; Notomi (1999), 150-151 ; Gombrich
[1960] (2002), 161-162. Peut-être Platon a-t-il également en vue la scénographie illusion-
niste mise au point par le peintre Agatharcos pour le décor d’une adaptation d’une
tragédie d’Eschyle, comme le suggère Beere (2019), 163.
50 Nous profitons de l’existence en français de cette orthographe alternative à « fantasme »
pour offrir un calque du terme grec. Le phantasme platonicien doit toutefois être com-
pris au sens défini dans le présent paragraphe, sens qui n’implique pas les connotations
véhiculées par le terme « fantasme » dans la psychanalyse. Pour ce choix de traduction de
φαντάσματα, voir Delcomminette (2006), 376-377 n. 46.
51 Ce paragraphe suit les analyses éclairantes de Crivelli (2012), 24-27 et Crivelli (2021),
246-252. Comme nous l’a fait remarquer S. Delcomminette, on pourrait objecter, à l’in-
terprétation telle que nous l’avons formulée dans le texte principal, que le phantasme
ne peut apparaître faussement être l’objet qu’il imite tout en apparaissant faussement
ressembler à cet objet, car la ressemblance et l’identité sont deux relations incompatibles
(si bien que si le phantasme apparaît ressembler à son modèle, il ne peut apparaître être
son modèle). Cependant, la ressemblance et l’identité ne sont pas nécessairement des
relations incompatibles. On peut par exemple soutenir que si A est B, A ressemble à B
sous tous ses aspects, comme le note Peacock (2017), 127.
52 Cette situation rappelle ce que Quintilien rapporte au sujet du peintre Démétrius en Inst.
orat. XII, 10, 9 : on reprochait à Démétrius d’avoir poussé trop loin la fidélité à la nature
100 Chapitre 4

images ressemblent vraiment à leurs modèles et se focalisent uniquement sur


les effets de ressemblances qu’ils produisent par l’intermédiaire de ces images.
Ce redoublement de l’illusion mimétique renverse la priorité initiale de la
copie et finit, comme le dit un peu plus loin l’étranger, par occuper une place
prépondérante dans la mimétique (236b9-c1). Il est cependant probable que
la priorité génétique des copies reflète une priorité conceptuelle. Après tout,
le phantasme crée l’illusion mimétique en prétendant ressembler au modèle,
c’est-à-dire en prétendant être une copie (φησιν ἐοικέναι, 236b6). Ce caractère
dérivé des phantasmes permet en outre d’expliquer l’usage interchangeable
de la copie et de l’image dans un passage ultérieur du dialogue53. Dans cette
hypothèse, la synonymie momentanée de l’espèce au genre ne témoignerait
pas d’une inattention de la part de Platon, mais indiquerait bien plutôt la prio-
rité conceptuelle de la notion de ressemblance sur celle d’apparence fausse de
ressemblance relativement à la création de l’illusion mimétique54.
Une fois la mimétique divisée en production de copies et production de
phantasmes, la question qui s’impose est bien entendu : « dans laquelle de ces
deux espèces placer le sophiste ? ». Or l’étranger confesse son embarras à ce
sujet. Il est pour l’instant incapable de procéder à l’étape thétique de la division
(cf. 235d2-3, 236c9-10, 264c7-8). Qu’est-ce qui l’en empêche ? Cette question
est d’autant plus troublante que certains indices laissent penser qu’il veut
placer le sophiste parmi les producteurs de phantasmes verbaux (cf. 223c3,
234e1, 239c9-d1, 260d8-9). Nous aurons l’occasion de revenir en détail sur cette
question difficile lorsque l’étranger reprendra la division de la mimétique55.
Cependant, nous pouvons déjà indiquer que le problème provient probable-
ment du fait que la division de la mimétique en production de copies et de
phantasmes suppose comme critère de division l’apparence fausse. Or, comme
nous allons le voir dans un instant, le sophiste conteste qu’on puisse concevoir
ou dire le faux. Comment placer le sophiste dans un genre, la production de
phantasmes, dont il conteste l’existence ? Plus grave, s’il n’y a pas de fausseté,
alors le genre même de la mimétique, essentiellement trompeur, est remis en
question, ainsi que la possibilité de le diviser56. Pour ces raisons, l’étranger ne
peut procéder à l’étape thétique de la division. Cette analyse est confirmée par
la précision apportée par l’étranger immédiatement après qu’il a fait part de sa

et d’avoir plus recherché la ressemblance que la beauté, voir Panofsky [1924] (1989),
31, 184 n. 30.
53 Voir chapitre 5, L’image.
54 Comparer Notomi (1999), 151-155.
55 Voir chapitre 9, La production de copies et de phantasmes.
56 Ce point est bien mis en évidence par Crivelli (2012), 26-27 et Crivelli (2021), 260-264.
De l ’ antilogique à la production de phantasmes 101

difficulté à localiser le sophiste dans une des deux espèces de mimétiques. Il


ajoute en effet que le sophiste s’est refugié dans une espèce qu’il est embarras-
sant d’explorer (236d1-3). Comme la suite du dialogue le révèle, cette espèce est
probablement l’art de la tromperie (ἀπατητική), c’est-à-dire l’art qui consiste
à susciter un jugement faux (voir 240d2-5, 264d4-11)57. Avant d’avoir prouvé
la possibilité d’un tel jugement, on ne peut ni placer le sophiste dans le genre
des producteurs de phantasmes, ni même dans celui de la mimétique puisque
ce dernier est entrelacé à la tromperie. Pour procéder à l’étape thétique de la
division et poursuivre la division de la mimétique, il convient donc de prouver
la possibilité du jugement faux. Or c’est bien à cette tâche particulièrement
difficile qu’est consacré le cœur du dialogue.

3 Conclusion : vers le cœur du dialogue

Toute cette section de transition qui mène des apparences à l’image pour reve-
nir aux apparences est extrêmement délicate, car elle pose plus de questions
qu’elle n’en résout tout en laissant non définis une série de termes pourtant
utilisés à foison, au premier chef celui d’« apparence »58. Pour avoir en tête le
point exact où nous nous trouvons à présent, essayons cependant de parcourir
à nouveau le chemin sinueux qui a été suivi.
Partant de la clarification dialectique des apparences individuellement
inadéquates et mutuellement incompatibles opérée au cours des premières
divisions, l’étranger creuse plus profondément encore au cœur des apparences
et révèle une faille dans les prétentions du sophiste : il ne peut contredire
correctement sur tout, car l’omniscience est impossible pour les hommes.
Pourtant, si le dialogue a enfin conquis l’apparence vraie qui nous enseigne
que le sophiste apparaît faussement omniscient et, plus généralement, que
l’apparence est au cœur de l’art sophistique, nous avons suggéré que cela
n’implique pas encore que le sophiste produise uniquement des apparences
fausses. Peut-être les sophistes possèdent-ils vraiment certaines compétences

57 Il pourrait également s’agir de l’espèce de la mimétique (comme le propose Bluck (1975),


60), de l’image (hypothèse proposée par Teisserenc (2012), 53) ou même du non-être
qui va arriver sur le devant de la scène très prochainement (en 237a3) et que l’étranger
anticiperait ici. Quoi qu’il en soit, ces différentes possibilités ne viennent pas contredire
l’interprétation proposée, à savoir que c’est l’entrelacement de toute la mimétique avec la
fausseté qui pose problème dès le moment où la possibilité du faux est contestée.
58 La détermination de l’apparence comme un jugement mêlé de sensations ne sera donnée
qu’à la fin du cœur du dialogue, en 264a4-7, b1-2.
102 Chapitre 4

qu’ils donnent l’impression de posséder. Pour couper court à cette possibilité,


l’étranger bascule dans le paradigme de la production mimétique. Ce bascu-
lement lui offre un triple avantage : requalifier comme ludique la prétention
des sophistes ; identifier la mimétique comme le genre à diviser pour définir
dialectiquement le sophiste dans la perspective vraie d’après laquelle il est
un maître de l’apparence ; le lier indéfectiblement à la fausseté en raison du
lien essentiel entre mimétique et tromperie, entendue comme la production
d’apparences fausses. Cependant, ce dernier avantage est à double tranchant
puisque lier indéfectiblement le sophiste à l’apparence fausse en le plaçant
sous le genre de la production d’images permet la réplique qu’il n’y pas de
fausseté possible. La même ambiguïté se répète avec la division de la mimé-
tique en production de copies et de phantasmes. Si cette division redouble
bien le lien entre le sophiste et l’apparence fausse, la réplique d’après laquelle
il n’y a pas de fausseté possible voit son impact également redoublé. Comment
définir, s’il est impossible de dire le faux, le sophiste comme un producteur
de phantasmes verbaux, c’est-à-dire de logoi faux suscitant l’apparence fausse
qu’ils sont des logoi vrais ? C’est impossible. C’est pourquoi l’enjeu du dialogue
devient très clair : ou montrer que dire le faux est possible ou renoncer à captu-
rer le sophiste. Mais quelle raison aurions-nous de douter que l’on puisse dire
ou concevoir le faux ? La réplique du sophiste semble quelque peu inattendue.
Pourtant, le lien entre la fausseté et une certaine notion jusqu’ici passée ina-
perçue, mais pourtant très problématique, va faire basculer le dialogue dans
une tout autre dimension. Cette notion, c’est le non-être.
Avant de nous consacrer pleinement à l’examen du non-être, insistons
encore sur le fait qu’en filigrane de cette chasse au sophiste, en vertu du prin-
cipe d’après lequel le philosophe se révèle en philosophant59, le portrait du
philosophe s’est dessiné plus précisément. Déjà dans le chapitre précédent,
nous avions montré que le dialecticien se frotte aux multiples apparences que
le sophiste lui renvoie. Sa seule arme était alors de penser ces apparences en les
transformant en un entrelacement de déterminations génériques qui finissent
par révéler l’inadéquation des opinions reçues sur le sophiste et même leur
incompatibilité. Parce qu’il démontrait l’incompatibilité des opinions reçues
sur le sophiste, ce travail de clarification correspondait à la purification socra-
tique et suscitait l’aporie. Au cours du présent chapitre, nous avons vu peaufiner
notre portrait du philosophe en montrant que la tâche du dialecticien consiste
également à dégager l’apparence adéquate que cachent toutes ces apparences
inadéquates, à savoir l’apparence vraie d’après laquelle le sophiste est le maître
des apparences. Une fois cette perspective découverte, le philosophe peut alors

59 Voir chapitre 1, La question de Socrate à l’étranger.


De l ’ antilogique à la production de phantasmes 103

reprendre son travail de détermination dialectique en divisant la mimétique et


ainsi clarifier la perspective qu’il vient de mettre au jour. Le dialogue pourrait
se terminer tranquillement sur cette division de la mimétique, si n’était dispo-
nible, pour le sophiste, la réplique qui consiste à nier la possibilité du faux. Et,
à vrai dire, c’est avec cette réplique que les difficultés commencent vraiment
pour l’interprète.
Chapitre 5

La réplique du sophiste

1 Introduction

La séquence chargée d’opérer la transition vers la notion de non-être (236d9-


237b7) est souvent considérée comme une préface aux différents problèmes
abordés dans la suite du Sophiste, c’est-à-dire comme essentiellement tournée
vers la suite du dialogue1. Pourtant, la situation dramatique de cette séquence
indique que les problèmes qu’elle met au jour ne naissent pas ex nihilo, mais
sont au contraire ancrés dans les développements qui précèdent. En effet,
l’étranger y entreprend d’expliquer à Théétète, qui a visiblement acquiescé sans
comprendre, les raisons des difficultés qui rendent le sophiste si difficile à sai-
sir. Or ces difficultés sont survenues au moment de la division de la mimétique
et de la fuite du sophiste dans une espèce inextricable (236d1-8). Il faut donc
supposer un lien entre le présent passage, expliquant plus avant les difficultés
de l’étranger, et les développements antérieurs. Du même coup, cette introduc-
tion doit non seulement être lue comme préfaçant ce qui va suivre, mais aussi
comme thématisant et explicitant des problèmes déjà rencontrés. En consé-
quence, nous pouvons découper la séquence introductive en deux étapes. La
première (236d9-e3, a) ci-dessous) possède une valeur anaphorique, la seconde
(236e3-237b7, b) ci-dessous) contient la structure du déroulement ultérieur du
dialogue, du moins jusqu’en 241c3. Commençons par la première étape.
a) Quand l’étranger déclare : τὸ γὰρ φαίνεσθαι τοῦτο καὶ τὸ δοκεῖν, εἶναι δὲ μή
[…] πάντα ταῦτά ἐστι μεστὰ ἀπορίας ἀεὶ ἐν τῷ πρόσθεν χρόνῳ καὶ νῦν (236e1-3),
certains interprètes comprennent qu’il fait allusion à la dimension probléma-
tique du statut ontologique de l’apparence. En faisant de « cela » (τοῦτο) le
sujet de « paraître » et de « sembler » et en traduisant « ce “paraître”, ce “sem-
bler” sans vraiment “être” », on peut en effet vouloir déceler dans ce passage
le problème du statut ontologique de l’apparence, par contraste avec celui des
formes platoniciennes2. Toutefois, nous avons vu que l’étranger ne considé-
rait pas toute apparence comme problématique : l’apparence selon laquelle

1 Cornford (1935), 201-203 y détecte trois problèmes censés structurer la partie centrale du
Sophiste : le premier serait le problème métaphysique du statut de l’apparence, le second
serait lié aux jugements et énoncés faux, le troisième aux jugements et énoncés négatifs.
Nous allons montrer immédiatement que le premier problème n’apparaît pas dans le texte.
2 Le statut ontologique de l’apparence est le premier problème relevé par Cornford (1935), 201.
Voir également de Rijk (1986), 83.

© Nicolas Zaks, 2023 | doi:10.1163/9789004533080_007


La réplique du sophiste 105

le sophiste possède une apparence de science universelle est une apparence


vraie admise par le dialecticien (233c10-11). Les apparences produites par
le sophiste avaient, quant à elles, la structure suivante : « apparaître comme
x, sans l’être », soit que le sophiste apparaissait lui-même comme omnis-
cient, sans l’être (233c6-9), soit que ses phantasmes apparaissent comme des
copies, sans l’être (236b7). Dans ces deux cas, ce n’est donc pas l’apparence en
général qui caractérise le sophiste, mais spécifiquement l’apparence fausse. Or,
il est tout à fait possible que l’étranger fasse également allusion à cette question
spécifique de l’apparence fausse dans le passage qui nous occupe, confirmant
ainsi le lien avec la séquence qui précède. Pour lire le passage de cette façon,
on peut faire de « cela » (τοῦτο) non pas le sujet, mais l’attribut exprimé de
« paraître », « sembler » (τὸ φαίνεσθαι, τὸ δοκεῖν) et sous-entendu de « être » et
traduire : « paraître et sembler cela, mais ne pas l’être […] a suscité et continue
de susciter des difficultés »3. D’après cette lecture du texte grec, c’est paraître
et sembler quelque chose, mais ne pas l’être, autrement dit c’est seulement
l’apparence fausse et la semblance, ou l’opinion, fausse qui est problématique.
À cette apparence et cette opinion fausse problématique, l’étranger ajoute,
comme source supplémentaire d’apories, « dire quelque chose, mais ne pas
dire vrai (καὶ τὸ λέγειν μὲν ἄττα, ἀληθῆ δὲ μή, 236e2) », c’est-à-dire la question
des énoncés faux. Cette question plonge également ses racines dans les argu-
ments qui précèdent puisque le sophiste a été qualifié de producteur d’images
verbales fausses se faisant passer vraies (voir 234c64). À présent, après avoir
repris, dans la première partie de sa réplique, les problèmes, déjà rencontrés,
de l’opinion et des énoncés faux, l’étranger va tenter d’expliquer pourquoi les
apparences, les opinions et les énoncés faux sont pleins d’apories maintenant,
hier et toujours (ἀεὶ ἐν τῷ πρόσθεν χρόνῳ καὶ νῦν, 236e3)5.

3 Comme le propose Teisserenc (2012), 53-54 contra Aubenque (1991b), 369-370.


4 Et chapitre 4, Le basculement vers la mimétique.
5 On pourrait peut-être objecter, contre la lecture qui vient d’être proposée, que ce « depuis
toujours » (ἀεί) fait allusion à la distinction entre apparences et formes, « classique » dans
les dialogues de Platon. Cependant, ce « depuis toujours » peut tout aussi bien faire allusion
à la question de la possibilité du discours faux, déjà évoquée dans l’Euthydème 284b1-c6, le
Cratyle 429d1-8 et bien sûr traitée en Théétète 187c3-200d4. En outre, dans la République, la
formule « paraître et sembler sans être » signifie très souvent paraître ou sembler quelque
chose, sans être ce quelque chose. Par exemple : beaucoup d’hommes semblent honnêtes,
sans l’être, République I, 334c6-9 ; l’extrême injustice c’est de donner l’impression d’être juste,
quand on ne l’est pas, République II, 361a4-5 ; les gardiens des lois et de la cité qui font sem-
blant de l’être sans l’être réellement détruisent toute la cité, République IV, 421a5-6. Dans tous
ces cas, ce n’est pas le statut ontologique de l’apparence qui est souligné, mais sa fausseté.
Rappelons en outre qu’en République II, 380d1-5, Socrate envisage qu’un dieu apparaisse sous
de multiples formes, sans se transformer (l’apparence est alors fausse) ou en se transformant
106 Chapitre 5

b) Cette tentative d’explication contient en filigrane la structure argumenta-


tive d’une partie de la suite du dialogue. Il peut donc être utile de la retraduire
entièrement :

– L’étranger. Car il est extrêmement difficile, Théétète, de voir de quelle


façon parler quand on doit affirmer que juger et dire le faux est vraiment
et ne pas être pris dans une contradiction en prononçant cela6.
– Théétète. Pourquoi ?
– L’étranger. Cette affirmation a l’audace de supposer que le non-être est
(τὸ μὴ ὂν εἶναι). Car autrement le faux ne deviendrait pas quelque chose
qui est. Or le grand Parménide, mon enfant, commençant quand nous
étions nous-mêmes des enfants et jusqu’à la fin, témoignait de cela, le
disant aussi bien en prose qu’en vers7 :
… jamais en effet, dit-il, ceci <cet énoncé> ne sera dompté : des non-
êtres sont8, mais toi, en cherchant, écarte ta pensée de cette voie.

effectivement (l’apparence est alors vraie) ; la question n’est pas là non plus celle du statut
ontologique de l’apparence, voir chapitre 1, Les multiples apparences du philosophe.
6 ὅπως γὰρ εἰπόντα χρὴ ψευδῆ λέγειν ἢ δοξάζειν ⟨φάναι⟩ ὄντως εἶναι, καὶ τοῦτο φθεγξάμενον ἐναντι-
ολογίᾳ μὴ συνέχεσθαι, παντάπασιν, ὦ Θεαίτητε, χαλεπόν (236e3-237a1). La traduction de cette
phrase est, elle aussi, extrêmement difficile. Nous avons traduit le texte de la nouvelle édition
Oxford qui ajoute φάναι en 236e4. Dans notre traduction, ὅπως porte sur εἰπόντα, ce qui est
à la fois plus vraisemblable du point de vue de l’ordre des mots (comme le fait remarquer
Campbell (1867), 81) et qui permet de souligner que l’enjeu du passage tient dans la manière
de présenter l’affirmation selon laquelle la fausseté est quelque chose sans se contredire et
sans tomber dans l’aporie (voir Frede (1996), 144). Il est certes possible, en ne lisant pas φάναι,
de prendre « faux » comme le sujet d’une proposition introduite par « dire » et « juger »,
mais il semble important de lire l’expression ψευδῆ λέγειν ἢ δοξάζειν d’un seul tenant puisque
« juger et dire le faux » est bien le thème de la suite du dialogue (cf. 264d4-5 ; Cordero (1993),
228 n. 118 ; Centrone (2008), 95 n. 68). C’est pourquoi nous avons pris cette expression comme
le sujet de la proposition infinitive introduite par φάναι. Pour une analyse des difficultés phi-
lologiques impliquées par ce passage, voir Crivelli (2012), 29-30. Voir aussi la remarque de
Benardete (1984), II. 173 n. 48. La complexité de la syntaxe reflète sans doute la difficulté
du sujet.
7 « En prose » (πεζῇ, 237a6) est sans doute une allusion aux leçons orales de Parménide,
comme le notent Diès [1923] (1955), 335 n. 2 ; Cordero (1993), 229-230 n. 121 ; Crivelli (2012),
29 n. 1.
8 Nous suivons ici la traduction proposée par O’Brien du vers 1 du fragment VII du Poème de
Parménide, voir Aubenque (1987), 32, 46 et Dixsaut (2000), 213-215. Dans la ligne qui suit (vers
2), nous adaptons simplement la traduction à la variante citée ici par Platon : en 237a9, on
lit διζήμενος au lieu de διζήσιος. Cependant, c’est ce dernier terme qui apparaît quand les vers
sont à nouveau cités en 258d3.
La réplique du sophiste 107

Voilà donc son témoignage ; et l’argument lui-même (ὁ λόγος


αὐτός)9, plus que tout, peut révéler cela en étant convenablement mis à
l’épreuve. Nous commencerons donc par là si tu n’y vois pas d’objection
(236e3-237b3)10.

Dans ce passage, l’étranger lie la difficulté qui entoure l’affirmation d’après


laquelle « dire et penser le faux est vraiment » au fait qu’elle suppose l’être
du non-être, mais il n’explicite pas encore la nature de ce lien11. En quel sens
admettre que « parler et penser des choses fausses est vraiment » implique-t-il
l’admission de l’être du non-être ? Rien n’est dit ici à ce propos. Au contraire,
l’étranger préfère souligner, en se référant au témoignage de Parménide, le
caractère indomptable de l’énoncé affirmant l’être du non-être et la nécessité
de détourner sa pensée de cette voie de recherche. Plus encore, il propose de
commencer par une « mise à l’épreuve de l’argumentation » qui devra confir-
mer le témoignage de Parménide. Le programme argumentatif est donc livré
sur pièce par l’étranger : montrer d’abord, en argumentant, la nécessité d’écar-
ter sa pensée de la voie de recherche affirmant l’être du non-être, avant de
revenir, ensuite, au lien entre le non-être et la fausseté et, plus généralement,
entre le non-être et l’activité sophistique. Bien entendu, si, au cours de la pre-
mière étape, il s’avère qu’il faut en effet écarter sa pensée du chemin affirmant
l’être du non-être, et qu’au cours de la seconde étape, on s’aperçoit que la faus-
seté suppose bel et bien que la pensée y chemine, alors la fausseté devient
impossible et la capture du sophiste également. Ce chapitre va refléter l’ordre
d’exposition choisi par l’étranger : dans la première section, nous allons suivre
l’étranger dans sa tentative de confirmer le témoignage de Parménide12. Dans
la seconde, nous étudierons le lien entre cette démonstration et l’activité du
sophiste : la production d’images, de jugements et d’énoncés faux13. L’ensemble
devant montrer comment le non-être constitue un moyen de défense pour le
sophiste face au processus de capture définitionnelle.
Comme ultime préalable à ce programme, il convient encore de remarquer
que le passage qui vient d’être traduit contient un certain nombre d’occur-
rences du verbe « être » sans complément, comme dans la phrase « affirmer
que dire et penser le faux est vraiment » (ψευδῆ λέγειν ἢ δοξάζειν ὄντως εἶναι,
236e4) ou « supposer que le non-être est » (ὑποθέσθαι τὸ μὴ ὂν εἶναι, 237a3-4).

9 Ou peut-être plus généralement « le discours lui-même », cf. Mouze (2019), 116, 220.
10 Ce passage a été retraduit tout en s’inspirant des traductions françaises déjà existantes, en
particulier Diès [1923] (1955), 335-336 et Cordero (1993), 123-124.
11 Voir McDowell (1982), 132 n. 33.
12 Voir La défaite de l’étranger contre le non-être ci-dessous.
13 Voir Les activités du sophiste et leurs liens avec le non-être ci-dessous.
108 Chapitre 5

Un tel usage du verbe « être » peut être dit complet, car la phrase dans laquelle
il intervient est complète sans l’adjonction d’un complément à la forme verbale
qu’elle comporte. Par contraste, nous avons déjà rencontré des occurrences du
verbe « être », ou plutôt de la négation de ce verbe, dans des phrases du type
« les sophistes apparaissent omniscients à leurs disciples […] sans être <cela,
à savoir omniscients> » (Πάντα ἄρα σοφοὶ τοῖς μαθηταῖς φαίνονται […] οὐκ ὄντες
γε· 233c6-8). Pour comprendre la négation du verbe « être » dans cet énoncé,
il faut restituer un complètement sous-entendu : il s’agit, pour les sophistes,
de ne pas être quelque chose, à savoir omniscients. Cet usage du verbe « être »
peut être dit incomplet. C’est également un usage incomplet que l’on retrouve
dans la phrase « Socrate est sage ». La différence entre les phrases « Socrate
est sage » et « le sophiste apparaît omniscient, sans être <cela, à savoir omnis-
cient> » (outre que l’une possède une force affirmative tandis que l’autre a une
force négative) tient seulement dans le fait que, dans le premier cas, le complé-
ment est exprimé, tandis que dans le second, il ne l’est pas. Mais dans les deux
cas, il s’agit d’un usage incomplet ou du verbe « être » ou de la négation de ce
verbe, dans la mesure où ces phrases requièrent, pour être complètes, l’adjonc-
tion d’un complément à la forme verbale qu’elles comportent.
Le point décisif relativement à une telle distinction est que des recherches
récentes menées sur la grammaire du verbe « être » en grec ancien (εἶναι) ont
démontré une proximité sémantique entre les usages complets et incomplets
tels qu’ils viennent d’être décrits14. Même si « être » (εἶναι) utilisé sans com-
plément n’a pas besoin de recevoir un complément pour former une phrase
complète, il admet potentiellement un tel complément. Cette continuité entre
les deux usages en grec ancien apparaît clairement dans l’analogie suivante :
de la même manière qu’il est légitime, quand l’on dit « Socrate enseigne », de
demander : « enseigne quoi ? », il est légitime, quand l’on dit « Σωκράτης ἐστι »,
de demander : « τί ἐστι ; », même si « Σωκράτης ἐστι » ou « Socrate enseigne »
peuvent former des phrases complètes15. Une traduction systématique des
usages complets du verbe εἶναι par « exister » tend à masquer cette continuité
sémantique. Ainsi, quand Platon écrit que « cette affirmation a l’audace de
supposer que le non-être est », il est tout à fait légitime de poser la question
« est quoi ? ». Une traduction par « exister » ne permet pas de rendre compte
de ce fait puisque on ne peut pas demander « exister quoi ? »16. C’est pour

14 Voir Brown [1986] (1999) ; Brown (1994). L’objection intéressante proposée par Leigh
(2008), 119-120 contre la thèse d’une proximité sémantique entre les usages complets et
incomplets du verbe εἶναι sera examinée au chapitre 7, Interlude.
15 Voir Brown [1986] (1999), 458-462 ; Brown (1994), 224-226.
16 Contrairement à ce qui est le cas en latin où existere peut fonctionner comme copule,
comme le rappelle Brown (1994), 225 n. 9.
La réplique du sophiste 109

cette raison que nous n’avons pas eu recours à ce terme dans la traduction qui
précède et qu’en règle générale, « exister » ne sera pas utilisé pour traduire les
usages complets du verbe εἶναι dans le Sophiste17. En outre, nous allons voir
immédiatement que cette situation linguistique correspond à une absence
de séparation, dans l’ontologie platonicienne, de l’être et de la détermination, de
l’être et du quelque chose. Or, seule une telle séparation rend nécessaire la
notion philosophique d’existence, conçue comme ce qui s’ajoute à une déter-
mination, à quelque chose pour le faire être, pour le rendre réel.

2 La défaite de l’étranger contre le non-être … et la chute


de Parménide

L’étranger est en train d’examiner comment le non-être18 peut constituer un


refuge pour le sophiste lui permettant d’éviter provisoirement la capture dialec-
tique. Mais avant de relier explicitement les activités du sophiste au non-être,
il a annoncé qu’il allait, par « une mise à l’épreuve de l’argumentation », confir-
mer le témoignage parménidien enjoignant d’écarter sa pensée du chemin qui
affirme l’être du non-être. Il y a toutefois un petit changement de programme :
l’étranger semble en effet considérer comme acquise l’impossibilité pour le
non-être d’être, ce que nous pouvons appeler « l’interdit parménidien », et se
fonder sur cette impossibilité pour démontrer, au moyen de trois arguments,
l’indicibilité et le caractère impensable du non-être19. Dans cette section, nous
allons voir que malgré la validité formelle de ces trois arguments, ceux-ci
i) reposent sur des prémisses qui traduisent en effet l’interdit parménidien et
qui seront systématiquement contestées par l’étranger dans la suite du dialogue
et ii) aboutissent finalement à interdire l’interdit parménidien lui-même. Ainsi,
plus que la défaite de l’étranger, ce sont les conséquences autodestructives de
la thèse de Parménide que décrit cette séquence d’arguments. Néanmoins,
cette partie a également une valeur positive dans la mesure où elle recèle cer-
tains axiomes des développements ontologiques à venir de l’étranger, ainsi
que des structures argumentatives qui seront réutilisées dans la suite du texte.
Notre tâche consistera donc également à dégager ces axiomes et ces structures
argumentatives déterminants pour la compréhension de la suite du Sophiste.

17 Cette question sera réexaminée et débattue en profondeur au chapitre 7, Interlude.


18 Nous conservons la traduction « le non-être » pour l’expression τὸ μὴ ὄν parce que c’est la
plus répandue en français, mais « le non-étant » serait plus précis.
19 Dans le même sens, voir Notomi (1999), 177.
110 Chapitre 5

2.1 Premier argument


Le premier argument de l’étranger se divise en deux parties. Dans un premier
temps (237c7-d11), il montre que le nom « le non-être » (τὸ μὴ ὄν) ne peut por-
ter sur un objet relativement auquel l’expression « quelque chose » (τὸ τί)
peut être utilisée. En conséquence, il est impossible que quelque chose soit
le non-être. Dans un second temps (237e1-5), l’étranger opère les déductions
suivantes : celui qui ne dit pas quelque chose (μὴ τὶ λέγοντα), dit rien (μηδὲν
λέγειν) et même ne dit rien du tout (οὐδὲ λέγειν). Puisqu’il est impossible
que quelque chose soit le non-être, celui qui entreprend de l’énoncer ne dit
pas quelque chose, dit rien et même ne dit rien du tout (237e6)20.
La façon dont l’étranger établit la première partie de son argument mérite
plus de précision. Il part (237c7-8) de la prémisse, d’après lui limpide (τοῦτό
γε δῆλον, ὅτι … 237c7), selon laquelle le nom « le non-être » ne peut porter sur
quelque être que ce soit21, pour ensuite affirmer (237d1-5) qu’à chaque fois que
l’expression « quelque chose » est utilisée, elle l’est relativement à quelque
être. Si le nom « le non-être » ne peut porter sur quelque être que ce soit et
que l’expression « quelque chose » est toujours utilisée relativement à quelque
être, alors il suit bien que le nom « le non-être » ne peut porter sur aucun objet
relativement auquel l’expression « quelque chose » peut être utilisée.
Le ressort qui permet d’établir qu’il est impossible que quelque chose soit le
non-être réside donc dans le lien entre le quelque chose et l’être, le τί et l’ὄν. Ce
constat est capital pour notre interprétation du dialogue. En effet, une façon
classique de comprendre la notion d’existence est de la concevoir précisément
comme ce qui permet à quelque chose d’être ou encore, en termes scolas-
tiques, comme ce qui s’ajoute à une essence pour l’actualiser22. Dans la mesure
où ce passage montre que, pour l’étranger, le quelque chose implique tou-
jours l’être23, l’existence conçue comme ce qui permet à quelque chose d’être
ne semble nullement s’imposer à lui pour mener à bien sa démonstration, ni
d’ailleurs au commentateur pour rendre compte de cette démonstration. C’est
pourquoi il faut refuser l’interprétation de ceux qui considèrent que toute cette
section aporétique vise à isoler la négation de l’existence pour ensuite, dans
la section constructive du dialogue, la rejeter et n’accepter que la négation

20 Cette lecture s’inspire de la reconstruction extrêmement minutieuse proposée par Crivelli


(2012), 32-42.
21 Quoique l’occurrence de τὸ ὄν en 237c10 puisse laisser penser qu’il est question du genre
de l’être dans l’argument, le τῶν ὄντων figurant dans la réplique précédente (en 237c7)
semble exclure cette possibilité, voir aussi 237d3.
22 Voir Lalande [1926] (2002), 318.
23 Comme le remarquent Aubenque (1991b), 370, 373 et Gavray (2006), 40.
La réplique du sophiste 111

de l’identité24. Pour autant, il n’est pas nécessaire de chasser tous les usages
complets du verbe εἶναι et de sa négation afin d’éliminer la notion d’existence
du Sophiste et de donner à l’étranger une ligne argumentative cohérente au
sein de laquelle il traite, dans les difficultés qu’il avance comme dans les solu-
tions qu’il propose, uniquement du fonctionnement de la négation d’usages
incomplets du verbe εἶναι25. L’étranger utilise bel et bien εἶναι et sa négation de
manière complète dans cet argument (voir par exemple τὸ μὴ ὄν et τὸ μηδαμῶς
ὄν en 237c2 et 237b7-8), mais il le fait sans pour autant isoler les notions d’exis-
tence et d’inexistence, car ces notions sont étrangères à son ontologie. Dans la
partie aporétique dans laquelle nous nous trouvons, le nom « le non-être » est
conçu comme une expression qui ne peut s’appliquer à aucune chose. Sur un
mode matériel, cela signifie que le non-être est traité comme le contraire d’être
quelque chose de déterminé, comme ce qui n’est rien du tout26.
On notera également que l’absence d’une thématisation explicite des
notions d’existence et d’inexistence dans le Sophiste constitue probablement
un reflet philosophique de la continuité sémantique entre l’usage complet et
incomplet du verbe εἶναι qui vient de nous empêcher de traduire ce verbe par
« exister »27. En tant qu’interprètes, il nous faudra cependant rester sur nos
gardes et nous assurer que l’étranger ne change pas d’avis en séparant « être »
et « être quelque chose » dans la suite du dialogue, ce qui rendrait nécessaire
d’introduire la notion d’existence comme outil herméneutique pertinent. En
attendant, toutefois, la charge de la preuve est du côté de ceux qui considèrent
que Platon isole cette notion ou qu’elle joue un rôle central dans la stratégie
générale de l’étranger dans le Sophiste.
Si le lien entre être et quelque chose fait figure d’axiome du raisonnement
de l’étranger et bloque l’importation de la notion d’existence, on ne peut pas
en dire autant de la prémisse de son argument d’après laquelle « il est clair
que le nom “le non-être” ne porte sur aucun être » (237c7-8). En réalité, cette
prémisse ne doit sa « clarté » qu’à son accord de principe avec l’interdit parmé-
nidien énoncé plus haut et à l’ironie de l’étranger. Toute la partie centrale du

24 C’est l’interprétation de Cornford (1935), 203-209, 294-296.


25 Voir l’article important d’Owen (1971).
26 Cf. Brown [1986] (1999), 466-468. Voir aussi Owen (1971), 241-248.
27 Ce constat ne signifie toutefois pas que la notion d’existence ne peut pas émerger en rai-
son de la sémantique du verbe εἶναι en grec ancien. Elle peut justement émerger quand le
genre du quelque chose et celui de l’être sont dissociés, comme c’est le cas chez les stoï-
ciens, sans doute depuis la critique zénonienne de « la métaphysique des Formes ». Sur
l’origine de la dissociation du τί et de l’ὄν dans le stoïcisme, voir Brunschwig, (1988), 80-83 ;
Aubenque (1991b), 380-382. Ce dernier commentateur considère d’ailleurs l’absence de
dissociation entre le τί et l’ὄν dans le Sophiste comme une « occasion manquée » en vue
de l’élaboration d’une « tinologie » de type stoïcienne.
112 Chapitre 5

Sophiste va en effet s’attacher à montrer sa fausseté : non seulement chaque


genre est autre que l’être relativement à tous les autres et donc n’est pas tous
les autres genres28 ; non seulement l’être lui-même n’est pas tous les autres
genres29 ; mais surtout le nom « le non-être » est dialectiquement définissable,
c’est-à-dire qu’il peut porter sur la forme du non-être qui, comme toutes les
formes, est30. Quoique l’argument soit formellement valide, la fausseté maté-
rielle, qui se révèlera dans la suite du dialogue, d’une de ses prémisses rend
donc la conclusion d’après laquelle il est impossible d’énoncer le non-être non
contraignante31. La réplique de l’étranger préfaçant l’argument (237b10-c4)
peut d’ailleurs être vue comme préparant la voie d’un dépassement de l’inter-
dit parménidien. En enjoignant à réfléchir sérieusement, sans esprit de dispute
ni de jeu, c’est-à-dire en philosophe et non en sophiste32, au genre de chose sur
lequel porte ce nom « le non-être », l’étranger signale peut-être discrètement
son désaccord avec l’idée parménidienne selon laquelle le nom « le non-être »
ne porte sur aucun être. La difficulté de la question rend cependant Théétète
incapable de repérer ce signal (237c5-6) et explique sans doute pourquoi le
jeune homme avale si facilement la prémisse mortelle (237c9). La difficulté
va d’ailleurs s’accroître davantage avec le deuxième argument avancé par
l’étranger.

2.2 Deuxième argument


Le deuxième argument va au cœur (τὴν ἀρχήν, 238a3) des choses. Peut-être
parce qu’il ne part plus du nom « le non-être », mais du non-être lui-même.
L’étranger vient d’essayer de montrer que le nom « le non-être » ne s’applique
pas à quelque chose et qu’en conséquence le non-être ne peut être énoncé ;
il part à présent du non-être lui-même pour aboutir à la même conclusion33.
Admettons qu’aucune des choses qui sont ne puisse se joindre au non-être
(238a8-10). Comme, en dehors de l’être, rien n’est plus que le nombre (ἀριθ-
μός), on ne peut transporter sur le non-être ni la pluralité ni l’unité véhiculée
par le nombre (238a11-b5)34. Or, chaque fois que nous disons « le non-être » et
« les non-êtres » et, à vrai dire, chaque fois que nous utilisons une expression

28 Voir chapitre 7, La puissance de communication du changement avec les quatre autres très
grands genres et Reformulation des résultats atteints précédemment.
29 Voir chapitre 7, L’être n’est pas.
30 Voir chapitre 7, Le non-être est.
31 Voir Notomi (1999), 176-177.
32 Voir Mouze (2019), 220.
33 Comparer Owen (1971), 242.
34 Les grecs définissaient le nombre comme une « multiplicité composée d’unités » (τό ἐκ
μονάδων συγκείμενον πλῆθος), cf. Euclide Eléments, VII, Déf. 2.
La réplique du sophiste 113

apte à formuler le non-être, nous tentons de lui appliquer le singulier ou le


pluriel, c’est-à-dire l’unité ou pluralité véhiculée par le nombre grammatical
(238b6-c4). Mais cela est impossible puisque nous venons de reconnaître
qu’un être ne pouvait se joindre au non-être (238c5-7, cf. 238a8-10) et que le
nombre est au premier chef (238a11-b1). En conséquence, le non-être est infor-
mulable, inénonçable, inexplicable (ἄρρητον καὶ ἄφθεγκτον καὶ ἄλογον) et, au
fond, impensable (ἀδιανόητον) (238c8-12).
Pas plus que dans le cas précédent, la validité formelle de l’argument ne doit
effrayer : elle repose ici aussi sur une prémisse parménidienne qu’il ne fallait
en réalité pas admettre. Il y a bien « l’une des choses qui sont » (τι τῶν ὄντων,
238a8) qui est jointe au non-être, qui ne fait en réalité qu’un avec lui, c’est la
forme même du non-être. Ce second argument sera même doublement renié
puisqu’en plus d’être, la forme du non-être sera in fine conçue comme « unité
intégrante dans le nombre que constitue la multitude des formes » (ἐνάριθμον
τῶν πολλῶν ὄντων εἶδος ἕν, 258c3-435), alors que le présent argument interdit jus-
tement d’attribuer l’unité impliquée par un nombre au non-être. Néanmoins,
renier explicitement une conclusion intermédiaire de l’argument (sur l’im-
possibilité d’attribuer le nombre au non-être) et sa prémisse initiale (sur
l’impossibilité de lui attribuer l’être) n’oblige pas à n’en rien retenir. Le besoin
qu’éprouvera l’étranger de souligner l’unité de la forme du non-être témoigne
justement de l’importance du lien entre le nombre et l’être, explicitement ins-
tauré dans ce second argument (en 238a11-b1).
En réalité, l’explicitation de ce lien est la pointe d’un travail entamé au
cours du premier argument. Car si l’autre lien, celui entre l’être et le quelque
chose, combiné à la prémisse parménidienne qui empêche le « non-être » de
porter sur l’être, jouait le rôle de moteur du premier argument, on pouvait se
demander ce qui au fond faisait tourner le moteur. L’étranger fournissait la rai-
son suivante36 : « quelque chose », étant au singulier, est le signe d’une chose,
tandis que « quelques choses », étant au duel ou au pluriel, est le signe de deux
ou plusieurs choses (237d6-11). De prime abord, on ne voit pas très bien en
quoi il s’agit là d’une explication du lien entre l’expression « quelque chose »

35 La traduction est reprise à Diès [1923] (1955), 374. Voir aussi Cordero (1993), 269 n. 333.
36 La phrase interrogative ἆρα τῇδε σκοπῶν σύμφης ὡς … en 237d6-7 n’introduit pas un
nouveau point : « considérant les choses de cette façon, diras-tu que… ? », comme le com-
prennent Diès [1923] (1955), 337 ; Cordero (1993), 125 et Mouze (2019), 117, mais justifie le
point précédent : « es-tu d’accord [sc. avec le fait que l’expression “quelque chose” ne peut
être utilisée que relativement à quelque être] parce que tu considères les choses de telle
façon que…? » comme le comprend, par exemple, Cornford (1935), 204 : τῇδε σκοπῶν est
toujours cataphorique et σύμφημι ne se construit pas avec une phrase déclarative intro-
duite par ὡς ou ὅτι, voir Owen (1971), 226 n. 8 et Crivelli (2012), 36.
114 Chapitre 5

et l’être auquel cette expression s’applique. Il est possible que sous la notion
de nombre grammatical, l’étranger pense à la notion de nombre tout court et
qu’il sous-entende que la possibilité de pouvoir dénombrer, compter ce dont
l’expression « quelque chose » est le signe implique l’être de ce qui est ainsi
dénombré. Comment pourrait-on compter ce qui n’est pas37 ? Il est également
possible que l’étranger joue sur le fait que Théétète est un mathématicien pour
qui il est acquis que les nombres sont des êtres38. Si « quelque chose » est le
signe d’une unité ou d’une multiplicité, il est le signe d’un nombre et donc,
pour un mathématicien, de quelque chose qui est. Quoi qu’il en soit, le premier
argument avait élaboré ce que le second explicite : être, dénombrement, mais
aussi détermination (être quelque chose) s’impliquent mutuellement39.
Reste à comprendre le surgissement du caractère impensable du non-être.
Informulable oui, puisque toute expression qui pourrait l’exprimer implique
l’unité et la pluralité, c’est-à-dire l’être, mais pourquoi impensable ? Parce que
la pensée est le dialogue silencieux de l’âme avec elle-même (263e3-6)40 et qu’à
ce titre, elle fait, comme le logos, usage de l’un et du multiple, spécialement
quand, comme nous l’avons vu dans les passages précédents du dialogue, elle
rassemble une multiplicité de participants sous l’unité d’un genre puis cherche
à diviser l’unité de celui-ci pour isoler l’objet de sa recherche41.

2.3 Troisième argument


Le troisième argument avancé par l’étranger montre qu’un lemme du second
argument se réfute lui-même et que sa conclusion est incohérente.
Voyons d’abord le lemme. L’étranger avait conclu que « le non-être ne
participe ni de l’unité, ni de la multiplicité » (238d10-e2, cf. 238b2-3). Or le
contenu de cette affirmation est réfuté par la façon dont elle est formulée :
le nom « le non-être » y apparaît au singulier et attribue donc l’unité au
non-être, ce qui est pourtant refusé par cette même affirmation (238e2-4).
Ce type d’auto-réfutation, au sein de laquelle le contenu d’une affirmation
entre en conflit avec la façon dont elle est formulée, a été labélisée par les

37 Question posée par Crivelli (2012), 39, qui s’exprime toutefois en termes d’existence et de
non-existence. Nous avons fait part de nos doutes sur l’opportunité d’importer une telle
notion – qui n’est d’ailleurs généralement pas définie par les commentateurs – pour inter-
préter correctement ce passage.
38 Suggéré, entre les lignes, par Rosen (1983), 182. Voir aussi Mouze (2019), 221.
39 La véritable signification de cette co-implication est probablement à chercher en Philèbe
16c9-d7, voir Delcomminette (2006), 116-125.
40 Comme le rappelle Crivelli (2012), 45.
41 Voir Dixsaut (2000), 212 ; Dixsaut (2001b), 106.
La réplique du sophiste 115

commentateurs « auto-réfutation pragmatique »42. L’auto-réfutation pragma-


tique se distingue d’une réfutation socratique classique au sein de laquelle
la contradiction intervient entre des opinions distinctes43, plutôt qu’entre le
contenu d’une opinion et la manière même dont cette opinion est présentée.
Nous verrons que cette structure argumentative sera réutilisée dans le Sophiste
à certains moments cruciaux du texte44.
La situation n’est pas meilleure pour la conclusion du second argument. Dire
du non-être qu’il « est inexprimable, inénonçable, et inexplicable » (238e5-6,
cf. 238c10-11) n’est pas cohérent avec l’impossibilité de lui attribuer l’unité, la
pluralité (238b2-5) et surtout l’être (238a8-10), puisque cette phrase attribue
l’être au non-être, en disant qu’il « est » (238e8-239a2), et lui attribue l’unité, en
utilisant la troisième personne du singulier du verbe être et la forme singulière
de trois adjectifs (239a3-7). En fait, dire « qu’il est impossible de lui attribuer
l’unité » revient à déjà se réfuter soi-même puisque « lui » est un pronom au
singulier (239a8-12).
En outre, si l’étranger ne le reconnaît pas explicitement, il suggère fortement
qu’en disant du non-être qu’il est indicible, qu’en énonçant qu’il est inénonçable,
etc. il se réfute également lui-même45. Lui-même, vraiment ? Rappelons que
c’est dans un cadre parménidien que l’étranger raisonne et que ce sont les pré-
misses parménidiennes qui aboutissent au caractère indicible du non-être. Plus
encore, si le non-être est indicible, on peut même avoir des doutes sur la légiti-
mité d’interdire qu’il soit, donc sur l’interdit parménidien lui-même46. Poussé
jusqu’au bout de ses implications, cet interdit finit par s’interdire lui-même.
La défaite contre le non-être que l’étranger admet et la fuite concomitante du

42 Castagnoli (2010), 160-163, distingue encore l’auto-réfutation pragmatique au sens


strict qui démontre la fausseté de la proposition qui s’auto-réfute et l’auto-réfutation
ad hominem qui ne falsifie pas cette proposition, mais montre que celui qui l’asserte
semble s’engager sur la fausseté de son contenu étant donné la manière dont il caracté-
rise lui-même son assertion. C’est d’une telle auto-réfutation ad hominem qu’il s’agirait
ici (voir Castagnoli (2010), 240). Comme l’étranger avait précédemment reconnu qu’at-
tribuer un nombre grammatical au non-être revient à lui attribuer l’unité ou la pluralité
(238b6-c4), il semble qu’en disant « le non-être ne peut participer de l’unité » (238e1-2), il
s’engage sur le fait qu’il est faux que le non-être ne puisse pas participer à l’unité, puisqu’il
vient lui-même de l’y faire participer selon ses propres critères. Mais un tel argument
n’irait pas jusqu’à établir la fausseté de l’énoncé « le non-être ne peut participer de l’unité
ou de la pluralité ». (Notons bien : dans ce contexte, ad hominem ne caractérise pas un
argument dont la logique est fallacieuse).
43 Cf. chapitre 3, La réfutation socratique.
44 Voir chapitre 6, L’être, l’un et leurs noms ; chapitre 7, Première possibilité : l’absence de tout
mélange.
45 Comme le fait remarquer Castagnoli (2010), 241.
46 Voir Lewis (1976), 90 ; Heidegger [1924-25] (2001), 400-401.
116 Chapitre 5

sophiste dans ce lieu inextricable qu’est le non-être (239b1-c8) correspondent


donc surtout à la défaite de Parménide, elle-même liée à son refus de toute
communication entre l’être et le non-être47.
Les graines de la rébellion contre les prémisses et conclusions parméni-
diennes sont d’ailleurs discrètement semées. D’une part, ce que l’étranger
admet finalement, ce n’est pas qu’il est impossible de parler du non-être, mais
qu’il ne dispose pas de la bonne façon d’en parler (τὴν ὀρθολογίαν περὶ τὸ μὴ ὄν,
239b4-5), ce qui laisse malgré tout entrevoir qu’il y a une bonne façon de le
faire et que les conclusions atteintes ne sont pas définitives. D’autre part, les
vagues d’apories successives culminent dans un terme qui est loin d’être ano-
din : l’étranger s’est trompé ou il a menti (ἐψευσάμην, 238d1), car la troisième
difficulté est pire encore que la seconde48. Aurait-il pu vraiment commettre
une erreur ou mentir si l’argument censé prouver l’impossibilité de la faus-
seté via l’impossibilité de dire le non-être était un argument irréprochable49 ?
L’heure, pourtant, n’est pas encore au parricide. L’étranger cherche seulement
à donner à la réplique du sophiste toute son ampleur. Pour ce faire, il va mon-
trer comment les activités qu’il a lui-même attribuées au sophiste mêlent être
et non-être et impliquent le caractère dicible et pensable du non-être, contrai-
rement à ce que les arguments qui viennent d’être examinés autorisent.

3 Les activités du sophiste et leurs liens avec le non-être

L’étranger examine successivement le produit des activités du sophiste, c’est-à-


dire les images (239c9-240c7), et ensuite l’effet de son activité sur notre âme,
c’est-à-dire les jugements faux (240c8-241c3). Il montre que la définition de
l’image contredit l’interdiction de Parménide relative à l’être du non-être, tan-
dis que la description des jugements faux rentre en contradiction aussi bien
avec les conclusions des trois arguments tirés de l’examen de l’interdiction de
Parménide qu’avec cette interdiction elle-même. En conséquence, travailler
dans le cadre d’une ontologie parménidienne rend incapable de définir dia-
lectiquement le sophiste comme un producteur d’images verbales suscitant
des jugements faux. Toute la réplique du sophiste aboutit donc finalement à la
nécessité du parricide. Mais avant d’en arriver là, voyons de plus près comment

47 C’est pourquoi nous ne pouvons accorder à Cornford (1935), 208 que Platon confirme et
accepte le témoignage de Parménide. Bien plutôt, il montre que si cette thèse est prise au
sérieux, elle ne peut même pas être énoncée.
48 Notre attention sur ce passage a été attirée par Benardete (1984), II. 116.
49 Cf. Mouze (2020), 59.
La réplique du sophiste 117

est décrit le lien entre les activités du sophiste et le non-être, en commençant


par le concept d’image.

3.1 L’image
Cette partie du Sophiste est extrêmement discutée, au moins autant en rai-
son des débats philosophiques qu’elle suscite qu’en raison de la corruption du
texte, pour autant d’ailleurs qu’il soit possible de distinguer clairement les deux
types de problèmes. En nous inspirant de l’abondante littérature consacrée à
ce passage, nous allons proposer ce qui nous semble être la reconstruction la
plus plausible, d’un point de vue philosophique, de la séquence argumentative
contestée. Nous examinerons ensuite le rapport entre la conception de l’image
présentée dans ce passage et les analyses précédentes sur la nature fausse
de toute image50, ainsi que le rôle de ce passage dans l’économie générale
du dialogue.
Après une introduction très particulière sur laquelle nous reviendrons
(239c9-240a6), Théétète propose la définition suivante d’une image :
– Théétète : Que dirions-nous donc, étranger, qu’est une image si ce n’est une
autre chose, rendue similaire à la chose véritable, et pareille à celle-ci ?
– L’étranger : Par « autre chose pareille », veux-tu dire véritable ? Ou en vue de
quoi dis-tu « pareil » ?
– Théétète : Pas du tout véritable, bien sûr, mais qui ressemble.
– L’étranger : En comprenant « véritable » comme réellement étant ?
– Théétète : De cette façon, oui.
– L’étranger : Mais quoi ? Ce qui n’est pas véritable n’est-il pas le contraire de
ce qui est vrai ?
– Théétète : Assurément.
– L’étranger : Ne dis-tu donc pas « ce qui ressemble » réellement non-étant, si
du moins tu le diras non véritable ?
– Théétète : Pourtant, il est d’une certaine façon !
– L’étranger : Mais pas vraiment, à ce que tu dis.
– Théétète : Non en effet, sauf que c’est réellement une copie.
– L’étranger : Non réellement non-étant, il est donc réellement ce que nous
appelons une copie ?
– Théétète : Il est à craindre que le non-être se lie à l’être dans un entrelace-
ment de la sorte, et ce de façon fort étrange (240a7-c351).

50 Voir chapitre 4, Mimétique et production de phantasmes.


51 Le texte est contesté à partir de 240b7 jusqu’à c1. Le texte que nous avons traduit est le
suivant :
118 Chapitre 5

Théétète propose de définir l’image comme « une autre chose, rendue simi-
laire à la chose véritable, et pareille à celle-ci (τὸ πρὸς τἀληθινὸν ἀφωμοιωμένον
ἕτερον τοιοῦτον, 240a8) ». Cet énoncé prête à confusion, car il peut vouloir dire
que cette autre chose qu’est l’image est « pareille à la chose véritable » en ce
qu’elle est, elle aussi, véritable52. L’étranger demande donc si l’image est une
autre chose véritable, ce que Théétète dément fermement (οὐδαμῶς ἀληθινόν
γε), en précisant qu’elle y ressemble seulement (ἀλλ’ ἐοικὸς μέν) (240a9-b2). La
réponse négative de Théétète peut être envisagée comme la première prémisse
de l’argument qui se dessine. D’après cette première prémisse :
a) l’image n’est pas la chose véritable.
L’étranger fait ensuite reconnaître à Théétète :
b) que « véritable » (τὸ ἀληθινὸν) veut dire « réellement étant » (ὄντως ὂν) et
c) que « non-véritable » (τὸ μὴ ἀληθινὸν) veut dire « contraire à ce qui est
vrai » (ἐναντίον ἀληθοῦς) (240b3-6).
La conclusion intermédiaire (240b7-8) que l’étranger tire de ces différentes
prémisses admises par Théétète est très discutée, car les manuscrits présentent
des textes différents. Pour certains commentateurs, l’étranger conclut que
Théétète dit l’image « non-étant » (οὐκ ὂν ἄρα λέγεις τὸ ἐοικός)53. Pour d’autres,
la conclusion est qu’il dit l’image « non réellement étant » (οὐκ ὄντως ὂν ἄρα
λέγεις τὸ ἐοικός)54. Pour d’autres encore, les prémisses admises par Théétète per-
mettent de conclure que le jeune homme dit l’image « réellement non-étant »
(οὐκ ὄντως οὐκ ὂν ἄρα λέγεις τὸ ἐοικός)55. La première possibilité semble inte-
nable, car elle n’est pas la conséquence directe des prémisses sur lesquelles
se sont accordés Théétète et l’étranger. On ne voit en effet pas pourquoi
l’étranger a fait admettre à Théétète que « véritable » veut dire « réellement

ΞΕ. Οὐκ ὄντως οὐκ ὂν ἄρα λέγεις τὸ ἐοικός, εἴπερ αὐτό γε 240b7
μὴ ἀληθινὸν ἐρεῖς. b8
ΘΕΑΙ. Ἀλλ’ ἔστι γε μην πως. b9
ΞΕ. Οὔκουν ἀληθῶς γε, φῄς (T). b10
ΘΕΑΙ. Οὐ γὰρ οὖν· πλήν γ’ εἰκὼν ὄντως. b11
ΞΕ. Οὐκ ὂν ἄρα οὐκ ὄντως ἐστὶν ὄντως, ἣν λέγομεν b12
εἰκόνα ; c1
Il s’agit du texte édité par Diès, qui correspond aux manuscrits B et W, sauf en b10 où T est
suivi. Ces choix seront justifiés dans la suite du texte principal.
52 Ce point est bien mis en évidence par Crivelli (2012), 50.
53 Voir Cordero (1993), 288-290 qui lit le texte de T et de Y. Il est suivi par Dixsaut (2000),
291-292 n. 2 ; Teisserenc (2010), 118 et (2012), 63 ; Mouze (2019), 123, 223.
54 Il s’agit d’une correction de Baiter suivie, entre autres, par Campbell (1867), 94 ; l’ancienne
OCT (Burnet (1900-1907), 423) ; Cornford (1935), 211 n. 1 ; la nouvelle OCT (= Duke et al.
(1995), 423) ; Centrone (2008), 110-111 ; Crivelli (2012), 49.
55 Dans ce cas, le premier οὐκ = nonne. C’est le texte de B et W, attesté par Proclus, voir entre
autres Diès [1923] (1955), 341 ; Frede (1962), 133-136 ; Notomi (1999), 155-162.
La réplique du sophiste 119

étant » si c’est pour supprimer ensuite la modalisation « réellement » dans la


conclusion56. La deuxième possibilité rend, quant à elle, la troisième prémisse
superflue. En effet, si Théétète dit que l’image n’est pas la chose véritable et
qu’il reconnaît ensuite que la chose véritable veut dire « réellement étant »,
alors il dit l’image conçue comme ressemblance « non réellement étant » sans
qu’il y ait besoin d’introduire la troisième prémisse qui rend équivalentes
négation et contrariété57. Seule la troisième possibilité donne une fonction à
l’équivalence entre négation et contrariété, qui s’avérera justement être l’erreur
principale dénoncée dans la suite du dialogue (voir 257b1-c458). En admettant
que l’image n’est pas la chose véritable, que la chose véritable est réellement
et que non-véritable se comprend comme le contraire de véritable, Théétète
semble en effet contraint à dire l’image conçue comme ressemblance, non
pas seulement « non réellement étant » (οὐκ ὄντως ὂν), ce qui laisserait entiè-
rement ouverte la possibilité qu’elle est, non réellement59, mais « réellement
non-étant » (ὄντως οὐκ ὂν), c’est-à-dire complètement non-étant, le contraire
d’étant, rien du tout60.
La suite immédiate est, elle aussi, incertaine d’un point de vue textuel : à
qui doit-on attribuer l’objection à la conclusion qui vient d’être tirée ? Qui,
de Théétète ou de l’étranger, dit « mais il <ce qui ressemble, c’est-à-dire
l’image> est » (ἀλλ’ ἔστι γε μήν) ? La tradition manuscrite attribue ces mots à
l’étranger et la réplique suivante « comment cela ? » (πῶς ;) à Théétète, mais
Schleiermacher a estimé qu’il fallait les attribuer à Théétète et Hermann a fait
du πως qui suit ces mots un enclitique donnant à la réplique le sens « mais il
<ce qui ressemble, c’est-à-dire l’image> est d’une certaine façon ! » (ἀλλ’ ἔστι γε
μήν πως, 240b9)61. Quoique certains commentateurs cherchent à retenir la dis-
tribution originale62, le contexte semble indiquer que l’opération philologique
de redistribution des répliques est justifiée.
Pour le comprendre, revenons à la façon particulière dont cette séquence
argumentative est introduite. L’étranger cherche à donner de l’ampleur à la

56 Pace Teisserenc (2010), 118.


57 Point noté par Frede (1962), 134-135 et Notomi (1999), 158 n. 75.
58 Et chapitre 7, Le fonctionnement sémantique de la négation.
59 Et rendrait incompréhensible l’objection qui suit immédiatement, comme le notent
Frede (1962), 135 et Notomi (1999), 159 n. 78.
60 Nul besoin, d’après nous, de restituer le prédicat « l’original » après toutes les occurrences
du verbe εἶναι dans ce passage, comme le fait Notomi (1999), 160-162. L’argument a plus
de force s’il aboutit à dire l’image complètement non étant plutôt qu’à la dire « complète-
ment ne pas être l’original ».
61 Voir Frede (1962), 133.
62 Comme Frede (1962), 134 ; Cordero (1993), 238 n. 166 ; Dixsaut (2000), 291 n. 2 ; Teisserenc
(2010), 119 ; et Teisserenc (2012), 62-64.
120 Chapitre 5

réplique du sophiste en explicitant comment ce dernier utilise l’accusation


d’après laquelle il est un faiseur d’images pour faire exploser au visage des dia-
lecticiens les trois arguments sur l’impossibilité de dire le non-être (239c9-d4).
L’étranger se fait alors le porte-parole du sophiste et se met à interroger
Théétète sur ce que « nous appelons une image ». Théétète répond en citant
une série d’exemple : images sur l’eau et dans les miroirs, peintes ou gravées
(239d4-9). Manifestement donc, Théétète ne croit pas que les images ne sont
rien du tout63. En principe, il est donc tout à fait prêt à objecter à la conclusion
qui vient d’être tirée. En outre, après avoir relayé dans un premier temps les
interrogations du sophiste, l’étranger cesse, dans la séquence argumentative
proprement dite, d’avoir recours au discours indirect et interroge comme s’il
était lui-même un sophiste64. Néanmoins, juste avant de laisser provisoire-
ment le sophiste entrer sous sa peau, il donne un ultime conseil à Théétète :
défends-toi contre cet homme et ne cède pas d’un pouce (ἀμύνου μηδὲν ὑπο-
χωρῶν τὸν ἄνδρα, 240a6). On peut dès lors suggérer que Théétète obéit à ce
conseil et qu’après avoir trop rapidement consenti aux prémisses proposées
par l’étranger devenu provisoirement sophiste, c’est lui qui objecte que l’image
conçue comme ressemblance est bien d’une certaine façon (ἀλλ’ ἔστι γε μήν
πως, 240b9)65.
Voyons à présent la façon dont l’argument se clôture (240b10-c4). L’étranger,
provisoirement sous l’emprise du sophiste, cherche encore à « gagner du ter-
rain » et rappelle la première prémisse accordée, d’après laquelle l’image conçue
comme ressemblance n’est pas la chose véritable. Théétète la reconfirme, mais
il dit que cela ne l’empêche pas d’être réellement une copie (πλήν γ’ εἰκὼν
ὄντως, 240b11). La résistance de Théétète « exorcise » le sophiste qui s’était ins-
tallé provisoirement en l’étranger. Ce dernier accepte alors de dire que l’image
est réellement (ἐστὶν ὄντως) et de revenir sur la conclusion intermédiaire en
la niant : l’image n’est pas réellement non-étant (οὐκ ὂν οὐκ ὄντως, 240b12)66.

63 Cf. Heidegger [1924-25] (2001), 406.


64 Voir Robinson (2001), 438.
65 D’un point de vue textuel : si Théétète répondait simplement « comment cela ? », il serait
laissé sans réponse directe de la part de l’étranger, comme le note Campbell (1867), 94
(cependant Frede (1962), 135 estime que l’étranger donne une réponse négative). En outre,
πως est utilisé comme enclitique peu après, en 240c6 (comme le note Notomi (1999), 159
n. 80). Enfin, il n’est pas rare que les indications données par les manuscrits relativement
aux changements d’interlocuteurs soient peu fiables (voir Robinson (2001), 442).
66 Ce membre de phrase (240b12) doit donc être pris comme une double négation, voir
Notomi (1999), 160-161. De nombreuses autres lectures et interprétations de cette phrase
sont possibles, mais elles sont solidaires de décisions interprétatives que nous avons déjà
rejetées. Notons que, pour tirer cette conclusion, l’étranger utilise, pour la première fois
dans la séquence, la première personne du pluriel (ἣν λέγομεν εἰκόνα, 240b12-c1), ce qui
La réplique du sophiste 121

L’image n’est donc certes pas la chose véritable (b10), mais elle est vraiment
une copie (b12-c1). En ce sens, elle n’est pas rien du tout. Un tel entrelacement
d’être et de non-être est éminemment étrange (ἄτοπον) et contredit l’interdic-
tion de Parménide relativement à la possibilité de mêler être et non-être. Si l’on
suit cette interdiction – et tout le cœur du dialogue visera à montrer qu’il ne
faut pas la suivre – définir le sophiste comme un producteur d’images est dès
lors impossible (240c2-7).
Pour conclure notre étude de la notion d’image, élargissons la focale afin
de déterminer les rapports qu’entretient ce passage avec d’autres parties du
Sophiste. Tout d’abord, rien d’étonnant à voir l’étranger circuler librement
entre image et copie (εἴδωλον et εἰκών, comparer 239d4 et 240c1) comme si la
frontière du genre et de l’espèce avait été abolie, à condition d’avoir en tête
la priorité conceptuelle, relativement à la création de l’illusion mimétique,
de la notion de ressemblance caractérisant les copies sur celle d’apparence
fausse de ressemblance caractérisant les phantasmes67. L’entrelacement de
la mimétique avec l’apparence fausse sur le mode de la tromperie et de l’illusion
mimétique reçoit d’ailleurs ici une « doublure ontologique » : si l’original est
ce qui est véritable, alors l’image qui ne l’est pas mais lui ressemble seulement
est non-véritable, voire, dans le cadre de la prémisse sophistique, le contraire
du vrai (ἐναντίον ἀληθοῦς, 240b5). Non seulement la mimétique est inséparable
de l’illusion, mais les images elles-mêmes sont génériquement non-véritables,
voire fausses68. Platon n’insistera pas, dans la partie constructive du cœur du
dialogue, sur cette doublure ontologique de l’illusion mimétique, considérant
comme acquise la possibilité des images dès le moment où jugements et énon-
cés faux sont rendus possibles (voir 264d4-769), mais il permettra toutefois
à son lecteur de réaliser rétrospectivement que la conclusion erronée sur le
néant des images n’eut jamais été tirée si Théétète avait pu savoir que négation
ne signifie pas contrariété70. Une conception correcte du fonctionnement de la
négation lui aurait permis d’aboutir d’emblée à la conclusion correcte d’après
laquelle même si l’image n’est pas réellement l’original, elle est réellement une

signifie probablement qu’il n’est à ce moment plus le sophiste interrogeant Théétète,


mais l’étranger tirant avec Théétète une conclusion qui reflète la résistance de Théétète
au sophiste (cf. 239d4).
67 Voir chapitre 4, La différence entre production de copies et production de phantasmes.
68 Voir Teisserenc (2012), 61. À moins que l’insistance sur le caractère non-véritable de
l’image soit un moyen d’amender la relation ordinairement symétrique de ressemblance
en une relation asymétrique dans le cas de la relation entre image et modèle, voir les
analyses de Teisserenc (2010), 111-116.
69 Et chapitre 9, Transition.
70 En accord avec Mouze (2019), 222-223 et Rodriguez (2020), 175 n. 31. Voir chapitre 7, Le
fonctionnement sémantique de la négation.
122 Chapitre 5

image. Enfin, il faut certainement relier l’ironie consistant à faire du sophiste


celui qui exige socratiquement une définition de l’image après avoir ri de l’énu-
mération de types d’images fournies par Théétète (239e1-240a6 ; comparer, par
exemple, Théétète 146c3-147c2) à l’admission provisoire de la réfutation socra-
tique comme forme (noble) de sophistique. Si le sophiste peut se comporter
comme Socrate, c’est que la distinction philosophe/sophiste est encore entre
chien et loup à ce niveau du dialogue71.

3.2 Jugements et énoncés faux


Rappelons le piège tendu par les dialecticiens : d’après eux, le sophiste serait
un producteur d’images verbales, de logoi faux suscitant le jugement faux qu’ils
sont des logoi vrais. Très bien, mais qu’est-ce qu’un jugement faux (ψευδὴς
δόξα)72 ? Un jugement concernant des choses qui ne sont pas, des non-êtres
(τὰ μὴ ὄντα, 240d9)73. Or, suivant Parménide, nous avons compris les choses
qui ne sont pas, les non-êtres comme le contraire des choses qui sont (τἀναντία
τοῖς οὖσι, 240d6-8). À ce titre, nous les avons comprises comme indicibles et
inconcevables. Comment le sophiste pourrait-il produire chez ses auditeurs un
jugement faux si un tel jugement a pour objet des choses inconcevables ? On
ne peut juger des choses qu’on ne peut concevoir (241a4-774). En outre, si les
choses qui ne sont pas étaient concevables par des jugements faux, alors cela
signifierait qu’on peut leur appliquer de l’être, ne fût-ce que parce qu’on leur
applique l’unité ou la multiplicité en les pensant, ce qu’on a pourtant reconnu
être impossible (241b1-3, qui est un écho à 238a8-10 et 238c5-7). En conclusion,
si être et non-être sont contraires, si le non-être est indicible et impensable,

71 Voir chapitre 3, La réfutation socratique.


72 Le passage de la notion d’apparence à la notion de jugement (ou d’opinion) ne doit pas
troubler : l’apparence est un jugement ou une opinion mélangé à une sensation, voir
264a4-7, b1-2.
73 C’est là une caractérisation de la fausseté fréquente dans les dialogues, cf. Cratyle 429d5-6 ;
Théétète 188d3-6 ; Notomi (1999), 186.
74 La phrase ἢ τίς μηχανὴ συγχωρεῖν τινα τῶν εὖ φρονούντων, ὅταν ἄφθεγκτα καὶ ἄρρητα καὶ
ἄλογα καὶ ἀδιανόητα προσδιωμολογημένα ᾖ τὰ πρὸ τούτων ὁμολογηθέντα est systématique-
ment émendée (en coupant des parties : voir Diès [1923] (1955), 343 et Duke et al. (1995),
424 ; ou en en ajoutant : voir Crivelli (2012), 53-59), à tort, nous semble-t-il. Il paraît en effet
possible de considérer τὰ πρὸ τούτων ὁμολογηθέντα ἄφθεγκτα καὶ ἄρρητα καὶ ἄλογα καὶ ἀδι-
ανόητα comme le sujet de ᾖ προσδιωμολογημένα et lire « y a-t-il un moyen pour quelqu’un
dans son bon sens d’accorder [sc. que le discours et le jugement seront réputés faux]
quand les choses qu’on a reconnu auparavant inénonçables, inexprimables, indicibles,
inconcevables [c’est-à-dire les non-êtres] sont ce sur quoi, en outre, on s’est actuellement
entendu [c’est-à-dire sont l’objet du discours et jugements faux] » (voir Robin (1950), 294,
1459). La contradiction consiste à dire que les non-êtres sont inconcevables et en même
temps à en faire les objets d’un jugement faux.
La réplique du sophiste 123

alors la définition du sophiste comme producteurs d’images verbales fausses


suscitant des jugements faux est tout simplement impossible (241c2-3).
Cette façon de rendre compte de la progression de l’argumentation omet
néanmoins une objection que l’étranger semble se faire au cours de son rai-
sonnement. Certes, un jugement faux concerne les non-êtres, les choses qui
ne sont pas. Imaginons cependant un jugement qui juge que les choses qui ne
sont pas, ne sont pas, qui juge, par exemple, que Théétète qui n’est pas en train
de voler, n’est pas en train de voler. Ce jugement concernerait bien alors les
choses qui ne sont pas, mais n’en serait pas moins vrai. C’est pourquoi l’étranger
n’en reste pas à l’idée d’après laquelle le jugement faux concerne les non-êtres,
mais dédouble sa description de la fausseté : le jugement faux juge que les
choses qui ne sont pas, sont (240e1-4) ou que les choses qui sont, ne sont pas
(240e5-7). Le premier membre de l’alternative correspond à un jugement faux
affirmatif (par exemple : « Théétète vole » quand Théétète est assis), le second
à un jugement faux négatif (par exemple : « Théétète n’est pas assis » quand il
l’est). Nous verrons cependant qu’au moment de démontrer la possibilité de
la fausseté, l’étranger parviendra à englober la fausseté négative et affirma-
tive sous une seule et même description75. En attendant cependant, le même
dédoublement est adopté pour décrire les logoi ou énoncés faux : les énon-
cés faux négatifs énoncent que les choses qui sont, ne sont pas, tandis que les
énoncés faux affirmatifs énoncent celles qui ne sont pas, sont (τά τε ὄντα λέγων
μὴ εἶναι καὶ τὰ μὴ ὄντα εἶναι, 241a1). Ce passage par le logos permet au sophiste
de soutenir qu’au fond, c’est la totalité de son activité présumée qui est impos-
sible si le non-être est indicible et inconcevable. Non seulement il ne peut pas
susciter de jugements faux, car ceux-ci concernent des choses impensables,
mais il ne peut même pas produire les images verbales fausses, les εἴδωλα λεγό-
μενα qui suscitent ces jugements en se faisant passer pour vraies, puisque les
énoncés faux concernent, d’une façon ou l’autre, des choses qui ne sont pas,
c’est-à-dire des choses en principe inénonçables.

4 Conclusion

Comme le dit joliment Heidegger : « le sophiste est prémuni par la question


qu’il donne en réplique »76. Mais que retenir de cette réplique et surtout de
la façon dont l’étranger la présente ? D’abord, qu’elle a l’ironie de faire aboutir
ses prémisses parménidiennes à leur propre interdiction. On ne voit en effet

75 Voir chapitre 8, La généralité des explications fournies par l’étranger.


76 Heidegger [1924-25] (2001), 409.
124 Chapitre 5

pas comment Parménide pourrait encore interdire au non-être d’être si c’est


déjà lui accorder l’être que de l’appeler « le non-être ». Il faut aussi souligner
les signaux discrets du désaccord de l’étranger avec les arguments qu’il pré-
sente : ainsi l’erreur d’évaluation sur la gravité des apories au beau milieu d’un
argument censé prouver l’impossibilité de la fausseté et de l’erreur, ainsi la pro-
messe voilée d’une bonne façon de parler du non-être, ainsi la demande, certes
pas encore rencontrée, de réfléchir en philosophe au genre de choses auquel
s’applique ce nom « le non-être ». L’étude de cette section a également permis
de dégager l’axiome ontologique important liant être et quelque chose, être
et détermination. Nous avons soutenu que cet axiome bloque l’importation,
comme outil interprétatif du dialogue, de la notion d’existence, du moins telle
qu’elle est conçue dans la scolastique moderne, tout en reflétant la continuité
sémantique entre usage complet et incomplet du verbe εἶναι. L’examen du
troisième argument de l’étranger a également mis au jour la structure argu-
mentative de l’auto-réfutation pragmatique qui, en plus d’être réutilisée dans
la partie aporétique sur l’être77, aura également un rôle décisif dans la fonda-
tion d’une ontologie du mélange78, seule à même de sauvegarder la culture et
la philosophie. Quant au dédoublement ontologique de l’illusion mimétique
présent dans cette partie, nous avons soutenu qu’il était provisoire et que la
stratégie de Platon était de rendre compte des images à partir des jugements,
des apparences et des énoncés faux et non l’inverse. Enfin, toute cette réplique
du sophiste, de la première prémisse du premier argument à la description des
jugements faux, est traversée par une conception du non-être comme contraire
de l’être, c’est-à-dire comme ce qui n’est pas quelque chose, ce qui n’est rien du
tout. C’est contre cette conception que l’étranger devra batailler, en tentant
de montrer que le nom le « non-être », loin de ne s’appliquer à aucune chose,
à aucun être, s’applique à toutes les formes, y compris à l’être, mais aussi qu’il
est possible de déterminer une forme, le non-être, qui y correspond. C’est de
l’issue de cette bataille que dépend maintenant la possibilité du faux ainsi que
la capture dialectique, c’est-à-dire la production du logos du sophiste.
77 Voir chapitre 6, L’être, l’un et leurs noms.
78 Voir chapitre 7, Première possibilité : l’absence de tout mélange.
Chapitre 6

Le langage négligent des mythologues

1 Les trois demandes de l’étranger

Si le non-être est inénonçable, alors les énoncés faux qui énoncent ce qui n’est
pas énoncent ce qui ne peut être énoncé. Si le non-être est inconcevable, alors
les jugements faux qui conçoivent ce qui n’est pas conçoivent ce qui ne peut
être conçu. Mais comment énoncer ce qui ne peut être énoncé et concevoir ce
qui ne peut être conçu ? Et si les énoncés et jugements faux sont impossibles,
comment accuser le sophiste de les produire ?
Face à cette situation délicate, l’étranger s’assure du courage de Théétète
(et sans doute Platon de celui de son lecteur) (241c4-6) et fait trois prières ou
demandes à Théétète (241c7-242b5)1. Assez peu étudiées dans la littérature
secondaire2, ces trois demandes contribuent pourtant à structurer le dérou-
lement ultérieur du dialogue, tout en indiquant, parmi les multiples objectifs
assignables à l’étranger, ceux qui sont à ses yeux essentiels et ceux qui ne le
sont pas. Penchons-nous d’abord la structure du dialogue.
Pour éviter de considérer le non-être comme inconcevable et inénonçable,
il faut nécessairement revenir sur l’interdit parménidien qui, en empêchant le
non-être d’avoir le moindre être, fondait son caractère inconcevable et inénon-
çable3. C’est le sens d’une partie de la deuxième des trois prières de l’étranger
(241d1-9) : l’étranger demande à Théétète de ne pas le regarder comme par-
ricide en dépit du fait qu’il reconnaît qu’il sera nécessaire, pour se défendre,
de mettre à l’épreuve le logos paternel de Parménide et de forcer le non-être,
sous certaines conditions, à être et l’être, à son tour, de quelque façon, à ne pas
être (Τὸν τοῦ πατρὸς Παρμενίδου λόγον ἀναγκαῖον ἡμῖν ἀμυνομένοις ἔσται βασα-
νίζειν, καὶ βιάζεσθαι τό τε μὴ ὂν ὡς ἔστι κατά τι καὶ τὸ ὂν αὖ πάλιν ὡς οὐκ ἔστι πῃ,
241d5-7). Cette demande semble ne pas poser de problème interprétatif par-
ticulier : le parricide, pour Platon, doit être « puni de plusieurs morts » (Lois
IX, 869b4-7), c’est pourquoi l’étranger craint d’en être accusé au moment où
il est nécessaire de transgresser la thèse paternelle de Parménide, c’est-à-dire
de forcer le non-être à être et vice-versa. Pourtant, cette lecture ne rend pas

1 Peut-être faut-il rattacher ces trois demandes ou prières aux trois libations pratiquées dans
les banquets, voir le commentaire de Diès (1941), 93 n. 1 à Philèbe 66d4-5.
2 A l’exception notable de Benardete (1984), II. 120-122 et surtout de Dixsaut (2000), 175-189.
3 Voir chapitre 5, La réplique du sophiste.

© Nicolas Zaks, 2023 | doi:10.1163/9789004533080_008


126 Chapitre 6

compte de la suite immédiate de l’argumentation. En effet, ce à quoi va immé-


diatement s’employer l’étranger, c’est moins à démontrer l’être du non-être
qu’à critiquer la façon dont se sont exprimés ceux qui, avant lui, ont traité de
l’être (242b10-243d6). Doit-on dès lors renoncer au caractère immédiatement
programmatique de cette deuxième prière et comprendre qu’elle annonce
un programme qui ne commencera qu’une dizaine de pages Stephanus plus
loin (en 251a5) ? Il est tout à fait possible de ne pas y renoncer, à condition
de ne pas traduire logos par « thèse » dans ce passage, de distinguer les deux
démarches que le texte prescrit et de faire de la première la condition de possi-
bilité de la seconde. Laisser logos non traduit ou adopter une traduction moins
connotée que « thèse », par exemple « discours », permet en effet de lire dans
« la mise à l’épreuve du logos paternel » l’annonce de la nécessité d’une cri-
tique d’un certain mode d’énonciation, qui est celui de Parménide, mais aussi
des prédécesseurs de l’étranger. Quant au coup de force ontologique qu’est
contraint d’accomplir l’étranger pour répondre au sophiste, il serait au fond
conditionné par cette critique d’un mode d’énonciation4. L’effet structurant de
cette lecture recommande sans doute son adoption. Peut-être les deux verbes
ἐλεγχθέντων et ὁμολογηθέντων figurant dans la réplique suivante de l’étranger
(241e1-2) renvoient-ils d’ailleurs aux deux étapes décrites : a) la réfutation du
mode d’énonciation qui conditionne b) l’accord sur l’être du non-être et le
non-être de l’être. Mais de quel mode d’énonciation faudrait-il nécessairement
entreprendre la critique avant tout coup de force ontologique ? Et comment
mener à bien cette critique ? Avant de répondre à ces questions, voyons com-
ment une lecture attentive du reste des trois prières permet de dégager les
véritables objectifs de l’étranger et de laisser de côté les objectifs qui sont à ses
yeux inessentiels.
Dans sa première demande, l’étranger requiert l’indulgence de Théétète
et s’assure que le jeune homme sera satisfait du peu qu’on pourra gagner, par
quelque biais que ce soit, sur un logos si puissant (ἀγαπήσεις ἐάν πῃ καὶ κατὰ
βραχὺ παρασπασώμεθα οὕτως ἰσχυροῦ λόγου, 241c7-9). La première difficulté
suscitée par cette phrase est la référence de l’expression « logos si puissant »
(ἰσχυροῦ λόγου). Renvoie-t-elle déjà au logos de Parménide comme le pensent
certains commentateurs5, ou plutôt à la réplique du sophiste qui vient d’être
abondamment discutée dans le chapitre précédent6 ? Même s’il n’est pas
à exclure que l’ambiguïté soit recherchée afin de faciliter la transition de la

4 Sur ce point, lire Dixsaut (2000), 179-189, et dans une direction similaire, Mouze (2019),
223-224.
5 Par exemple, Dixsaut (2000), 175.
6 Comme le pense Rosen (1983), 204.
Le langage négligent des mythologues 127

réplique du sophiste vers le logos de Parménide sur lequel cette réplique s’ap-
puie, la seconde lecture semble plus probable dans la mesure où le thème du
parricide est introduit seulement dans les répliques qui suivent et que, même
au moment de cette introduction, Théétète ne comprend pas encore que
l’étranger parle du logos de Parménide (241d1-4). Admettons donc que cette
« thèse si puissante » désigne ironiquement la réplique du sophiste. Reste
alors un problème plus délicat : que signifie cette demande d’indulgence ?
On peut certes la regarder comme une simple marque de fausse modestie ou
encore comme une annonce de la difficulté de la tâche à venir, mais il est éga-
lement possible de prendre cette demande dans un sens littéral, de la prendre
comme l’indication du fait que l’étranger ne va pas répondre exhaustivement
à la réplique du sophiste, mais va se contenter d’indiquer la possibilité, dans
certains cas au moins, d’énoncés et de jugements faux. Une telle lecture est
encouragée par la façon dont Platon choisit de s’exprimer dans ce passage.
Le « si peu que ce soit » figurant dans la demande d’indulgence de l’étranger
(κατὰ βραχύ, 241c8) peut en effet être interprété comme une annonce du fait
que l’étranger va considérer seulement les énoncés « les plus simples, les plus
petits, premiers, de natures mesurées » (cf. 262c6-7, c10, 263a2-4), c’est-à-dire
les énoncés faits d’un entrelacement d’un nom et d’un verbe, à défaut de
s’aventurer sur le terrain de la fausseté des énoncés plus complexes, comme
par exemple les énoncés conditionnels7. Si cette première demande de l’étran-
ger a bel et bien une fonction dans le Sophiste, elle doit donc nous encourager à
ne pas en demander trop à la description de la fausseté proposée par l’étranger
ultérieurement dans le dialogue (en 263b7-d5) et en particulier à renoncer à
chercher dans ce passage une théorie de la vérité et de la fausseté des juge-
ments complexes. Mais ce renoncement signe-t-il pour autant l’échec et les
limites théoriques du Sophiste ?
Pas nécessairement, si l’on considère la façon dont l’étranger poursuit sa
deuxième prière (241d10-242a4) après avoir souligné la nécessité du parricide.
Il la poursuit en disant que l’évidence de la nécessité du parricide frappe-
rait même un aveugle8. En effet, sans cette réfutation du logos de Parménide
ouvrant la voie à un accord sur l’être du non-être et le non-être de l’être, on
ne pourra parler d’énoncés et de jugements faux, d’images, de copies, d’imi-
tations et de phantasmes, et de toutes les techniques qui s’en occupent sans
s’empêtrer nécessairement dans des contradictions ridicules (μὴ καταγέλαστος

7 Crivelli (2012), 7 évoque la difficulté que rencontrerait la théorie platonicienne des énoncés
faux à rendre compte d’énoncés conditionnels.
8 Il pourrait s’agir d’une allusion au dénouement d’Œdipe Roi. Pour une interprétation stimu-
lante du lien entre parricide et aveuglement, voir Derrida [1972] (2004), 379-387.
128 Chapitre 6

εἶναι τά ἐναντία ἀναγκαζόμενος αὑτῷ λέγειν, 241e5-6). Cette remarque est parti-
culièrement révélatrice de l’objectif qui guide la démarche de l’étranger : avant
de pouvoir fournir une description, au moyen d’un énoncé exprimant un
jugement droit, de ce qui apparaît comme un sophiste, l’étranger s’efforce de
trouver un accord entre ses propos sur le sophiste, c’est-à-dire qu’il s’efforce
de s’exprimer au sujet des activités du sophiste d’une manière cohérente, non
contradictoire et sans s’exposer au ridicule9. Cette volonté d’une cohérence
avec soi-même affleure également la troisième prière (242a5-b5). On s’inter-
roge trop peu sur les raisons qui poussent l’étranger à dédicacer la réfutation
qu’il va mener au « plaisir » de Théétète (242b1-2). L’étranger est pourtant clair :
il cherche avant tout à éviter la contradiction avec lui-même. Dans la mesure
où il a précédemment avoué que la réfutation de la thèse de Parménide et de la
réplique sophistique s’appuyant sur cette thèse dépassait ses forces (cf. 236e2-
3, 238d5-10, 239b1-5), il ne peut, en conséquence, sans avoir l’air d’un détraqué
qui change d’avis en permanence, se livrer lui-même à cette réfutation. C’est
sans doute pourquoi il fait du plaisir de Théétète le moteur de sa réfutation.
Ce souci marqué de l’étranger pour la cohérence de ses propos peut donc fina-
lement nous inciter à penser que le renoncement à une théorie de la vérité et
de la fausseté des jugements complexes entrevu dans la première prière ne
témoigne pas de l’échec ou des limites théoriques du Sophiste, mais répond
bien plutôt au fait que c’est la cohérence du questionnement plutôt que la cor-
respondance des jugements à l’expérience qui constitue l’objectif premier de
la recherche de l’étranger et qui caractérise sa conception de la vérité. En tout
cas, nous verrons, tout au long de ce chapitre, comment et sous quelle moda-
lité ce souci de cohérence anime la quasi-totalité des arguments présentés par
l’étranger contre ses prédécesseurs.

2 La critique du langage mythique, ou : du langage à adopter


en philosophie

D’après l’étranger, le problème de Parménide et de tous ceux qui ont cher-


ché à déterminer la quantité et la qualité (πόσα τε καὶ ποῖά) des êtres, c’est la
négligence (εὐκόλως) (242c4-6). Comme à des enfants, ils nous racontent des
mythes (μῦθος, 242c8) dans lesquels l’être, tantôt multiplié en un couple ou
un triplet, tantôt un, tantôt encore un et multiple, se voit animé d’intentions
humaines, sexuelles et politiques : les couples comme le chaud et le froid, l’hu-
mide et le sec vivent sous le même toit et finissent par se marier ; chez certaines

9 Cf. Beere (2019), 170 n. 32.


Le langage négligent des mythologues 129

muses, siciliennes, le tout en alternance s’unifie sous l’effet de l’amour et se


multiplie lorsqu’il se fait la guerre à lui-même ; chez d’autres, ioniennes, il est
en proie aux deux activités simultanément, se différenciant et se réunissant
constamment (242c8-243a1)10. D’après l’étranger, tout ce langage mytholo-
gique présente l’inconvénient de se soustraire à l’alternative de la vérité et de la
non-vérité (243a2), de se poser à une hauteur aristocratique indifférente à l’in-
compréhension de la masse, de formuler des thèses ontologiques impliquant
l’un et le multiple, le chaud et le froid, les mélanges et les dissociations, comme
si elles étaient bien comprises par tous, alors que tous ces termes dissimulent
peut-être des difficultés, des apories aussi importantes que celles, déjà ren-
contrées, qui entourent le non-être. C’est pourquoi, poursuit l’étranger, il faut
tâcher d’examiner ce que ces penseurs croient vouloir dire quand ils utilisent
de tels termes et avant tout, quand ils prononcent le plus important d’entre
eux, le terme « être » (243a2-d6).
Cette critique du mode d’expression des prédécesseurs de Platon consti-
tue sans nul doute, malgré sa brièveté, un moment décisif du parricide en ce
qu’elle permet de passer de l’absence de réflexivité des mythologues sur le lan-
gage qu’ils utilisent à un espace, dialectique, où la signification d’un terme est
problématisée avant que ce terme puisse être utilisé d’une manière construc-
tive dans une argumentation11. Mais si elle ébrèche décisivement la citadelle
du logos ou plus exactement du mythos de Parménide, la critique du caractère
irréflexif et négligent de la mythologie doit être complétée par une mise au
jour effective des contradictions que recèlent certains termes supposés trans-
parents et bien compris, à commencer par le terme « être »12. Il s’agit même là
du cœur du propos de l’étranger : non seulement le coup de force ontologique
requis par la réplique du sophiste présuppose une critique de l’absence de
réflexivité propre à la mythologie parménidienne et, plus généralement, aux
mythologies pré-platoniciennes, et ce afin d’ouvrir l’espace problématique de

10 Les Muses ioniennes désignent sans doute Héraclite et les Muses siciliennes Empédocle. Les
commentateurs ont cherché à découvrir quels philosophes se cachent derrière les autres
mythes décrits dans ce passage. Une bonne mise au point se trouve dans Cordero (1993),
240-243 n. 189 à n. 198.
11 Comme le note Rosen (1983), 207 cette critique rappelle, mutatis mutandis, certains aspects
des critiques adressées par les philosophes analytiques à l’« incurable obscurité des phi-
losophes continentaux ». Comparer Mulligan (2000), 336 : « la philosophie continentale
contient peu d’exemples et encore moins d’arguments. Les positions sont insuffisamment
décrites et insuffisamment argumentées, autrement dit, sous-déterminées. De manière
répétée, l’on s’aperçoit que la signification de termes clés demeure vague parce qu’ils n’ont
pas été introduits au moyen d’exemples d’ordre inférieur » (nous soulignons), voir cepen-
dant les nuances apportées dans le paragraphe suivant du texte principal.
12 Comme y insiste à juste titre Dixsaut (2000), 183.
130 Chapitre 6

la méthode dialectique, mais cette critique ne peut elle-même être complète


sans un recensement des apories impliquées par le traitement de l’être dans
ces mythologies. La fonction pleinement dialectique de ce recensement ne
pourra apparaître qu’une fois qu’il aura été complètement mené à bien, quand
nous pourrons le comparer à loisir avec d’autres sections du Sophiste13, mais il
y a fort à parier qu’en recensant les difficultés et contradictions générées spéci-
fiquement par le traitement de l’être dans les mythologies, l’étranger s’autorise,
également sur le plan du contenu, à découvrir des indices qui pourraient per-
mettre d’effectuer ce fameux coup de force ontologique vital pour la recherche
sur le sophiste.
Cependant, malgré cette critique vigoureuse de la mythologie, il faut,
comme souvent avec Platon, être prudent et ne pas figer le sens du reproche
de l’étranger. En effet, sa critique de la mythologie repose sur une valorisation de
la masse par rapport à l’aristocratie, de l’acribie et du labeur par rapport à la
facilité et à l’aisance alors que dans d’autres contextes, en d’autres lieux des dia-
logues, ce système d’oppositions est renversé. Ainsi, en Théétète 184c1-4, Socrate
valorise explicitement la hauteur de vue et la facilité dans l’usage du langage
au détriment de l’acribie et de la précision, en expliquant que ces dernières,
quoique parfois nécessaires, sont le signe d’une âme non libre, c’est-à-dire,
d’après le Sophiste, non philosophe (253c7-8). En réalité, ni l’aisance ni le
labeur ne constitue une fin en soi, mais chacun de ces deux extrêmes peut se
mettre au service de la seule véritable finalité de la dialectique, qui n’est autre
que la dialectique elle-même et la cohérence qu’elle apporte à la pensée. La
description mythique et métaphorique de la gigantomachie opposant les fils
de la terre et les amis des formes dans le Sophiste (246a4-c5 et Le problème de
la qualité des êtres ci-dessous) constitue d’ailleurs une excellente preuve du fait
que Platon ne considère pas la mythologie comme complètement obsolète.
En outre, loin de disparaître dans l’examen de « la communauté des genres »,
tous les termes utilisés ainsi que les thèmes abordés de manière anthropomor-
phique par les mythologues, à savoir l’être, le devenir, l’un et le multiple, leur
entrelacement, les mélanges et les séparations, y sont, après être passés au
crible de l’examen dialectique, réutilisés et légitimés. Enfin, en un certain sens,
la dialectique, comme les paroles mythiques, se situe au-delà de l’alternative
du vrai et du non vrai. Comme nous y avons insisté dans la première partie
de ce texte14, la vérité du processus de clarification dialectique, c’est-à-dire sa
capacité à isoler, par la méthode de division, le genre à définir de tous les autres
genres, est indépendante de la vérité ou de la fausseté de l’apparence, de la

13 Voir la Conclusion du présent chapitre.


14 Voir chapitre 2, La division des techniques et La définition de la pêche à la ligne ; chapitre 3,
Première définition et Récapitulatif.
Le langage négligent des mythologues 131

perspective que ce processus s’efforce de clarifier. Contrairement aux énon-


cés, aux jugements et aux apparences, qui peuvent être vrais ou faux puisqu’ils
sont pris dans une relation de correspondance ou de non correspondance à
l’expérience qu’ils énoncent ou jugent, la science dialectique, conçue comme
déploiement méthodique et cohérent de la pensée, ne peut pas ne pas être
vraie. Cette spécificité de la dialectique de prime abord déconcertante apparaî-
tra plus clairement lorsque nous distinguerons explicitement logos dialectique
et logos doxique à la fin de cet ouvrage15. Mais ne brusquons pas les choses :
avant de mesurer les conséquences du coup de force ontologique de l’étranger
sur le logos, il convient d’examiner la façon dont il prépare ce coup de force.

3 La mise au jour des contradictions

Après avoir souligné que ses prédécesseurs racontent des histoires sans
problématiser suffisamment les termes centraux qu’ils utilisent dans ces his-
toires, l’étranger va maintenant, beaucoup plus longuement, exposer les effets
désastreux de ce manque de problématisation. Pour ce faire, il questionne les
mythologues spécifiquement sur la signification du terme « être » et montre
que les réponses que ceux-ci peuvent fournir sont tout simplement incom-
patibles avec leurs propres thèses. On peut probablement considérer que
l’évocation de « tous ceux qui ont cherché à déterminer la quantité et la qualité
(πόσα τε καὶ ποῖα) des êtres » (242c5-6) annonce une division des mythologues
en deux groupes : d’une part, celui qui comprend ceux qui ont cherché à déter-
miner la quantité ou le nombre des êtres et, de l’autre, celui qui comprend ceux
qui ont cherché à en déterminer la qualité. L’examen des différentes positions
soutenues par les membres du premier groupe (243d6-245e816) est lui-même
divisé en une critique des pluralistes et une critique des monistes. Quant à
l’examen des positions soutenues par les membres du second (245e8-248e617),
il prend la forme d’un dialogue fictif avec les protagonistes d’un combat immé-
morial : celui des matérialistes et des idéalistes18. Si la prise en compte des

15 Voir chapitre 8, La distinction entre logos doxique et logos dialectique.


16 Voir Le problème du nombre des êtres ci-dessous.
17 Voir Le problème de la qualité des êtres ci-dessous.
18 Cette structuration affinée du dialogue est acceptée par beaucoup de commentateurs,
voir entre autres Diès [1923] (1955), 347 ; Moravcsik (1962), 29 ; Malcolm (1983), 117 ; Movia
(1991), 242 ; Cordero (1993), 243 n. 202 ; Brown (1998), 185 ; Harte (2002), 100 n. 81 ; Gavray
(2006), 35 ; Crivelli (2012), 71-72 ; Rodriguez (2020), 170 n. 21. Une autre possibilité eut
été de comprendre que l’étranger distingue, parmi ceux qui ont cherché à déterminer la
quantité et la qualité des êtres, ceux qui ont cherché à déterminer si l’être est un ou mul-
tiple et ceux qui ont combiné les thèses qui le disent un et celles qui le disent multiple.
Dans cette hypothèse, la coupure entre les deux groupes serait plutôt à chercher en 242d7
132 Chapitre 6

exigences du philosophe permet de dépasser les perspectives limitées de ces


combattants et de s’accorder sur la réalité de ce qui change et de ce qui est
stable (248e7-249d519), cet accord est finalement lui-même l’objet d’une ultime
critique (249d6-250e520) qui démontre que nous sommes autant embarrassés
par l’être que nous le sommes par le non-être. Dans cette partie, nous allons
examiner chacune de ces étapes et sous-étapes, en tentant de dégager, avec un
regard aussi bien rétrospectif que prospectif, les éléments qui jouent un rôle
central dans l’architecture générale du dialogue.

3.1 Le problème du nombre des êtres


Dans un premier temps, l’étranger se focalise sur les sens possibles du mot
« être » chez les pluralistes et sur la façon dont ces sens possibles contredisent
leur position (243d6-244b5). Dans un second, il produit deux arguments diffé-
rents contre les monistes, l’un centré sur le concept de nom, l’autre sur celui de
tout (244b6-245d11).

3.1.1 La critique des pluralistes


L’étranger conçoit la critique qu’il présente comme une critique à longue por-
tée : elle doit pouvoir toucher n’importe quel penseur pour qui « le tout est
plus qu’un », c’est-à-dire n’importe quel pluraliste (244b1-5)21. Cependant, au

(à partir de Ἰάδες δὲ καί …). Il semble néanmoins difficile de considérer le combat entre
fils de la terre et amis des formes comme un affrontement entre deux façons (propres
respectivement à Héraclite et Empédocle ?) d’entrelacer des thèses sur l’unité et la mul-
tiplicité de l’être. Cependant, Cornford (1935), 228-232 soutient que le combat entre les
fils de la terre et les amis des formes englobe l’opposition entre pluralistes et monistes
et décrit l’affrontement de l’Ionie matérialiste avec l’Italie idéaliste. La thèse de Cornford
trouve elle-même ses racines dans un désaccord de Campbell (1867), 103, 115-117 avec la
structure proposée ci-dessus.
19 Voir Reprise de la discussion : les exigences du philosophe ci-dessous. En Théétète 181c1-d7,
Socrate distingue deux formes de κίνησις : d’une part l’altération (ἀλλοίωσις), par exemple
vieillir ou de mou, devenir dur et de l’autre la translation (φορά), qui consiste à se dépla-
cer ou à tourner sur place (voir également Parménide 138b8-c6, 162d8-e1). En français,
alors que le terme « changement » englobe ces différents cas, celui de « mouvement »
paraît possèder une connotation plus locale. C’est pourquoi, dans notre commentaire du
cœur du Sophiste, nous traduirons le terme κίνησις par « changement » plutôt que par
« mouvement » et le terme opposé στάσις par « stabilité » plutôt que par « repos », comme
le propose Crivelli (2012), 90 n. 61. L’étiquette « mobilisme universel » sera cependant
encore utilisée par commodité pour désigner la position de ceux d’après qui tout ce qui
est ne cesse de s’altérer, de se déplacer ou de tourner sur place. Nous parlerons également
de « devenir mobile », car l’expression utilisée par l’étranger dans ce cas est « γένεσιν […]
φερομένην (246c1-2) » et non γένεσιν κινουμένην.
20 Voir L’aporie finale ci-dessous.
21 Point noté par Moravcsik (1962), 29 ; Malcolm (1967), 132 n. 6 et Centrone (2008), 127 n. 95.
Le langage négligent des mythologues 133

cours de son argumentation, il s’adresse spécifiquement aux dualistes, et plus


spécifiquement encore à ceux qui disent que le tout est le chaud et le froid.
Qu’entendent-ils par « être » quand ils disent que le chaud et le froid « sont » et
que chacun « est » ? Ils ne peuvent affirmer que l’être est une troisième chose,
car s’ils l’affirmaient, le tout ne serait pas deux, mais trois (243e3-4). Mais ils ne
peuvent pas non plus appeler « être » le chaud ou le froid et continuer à appli-
quer le terme « être » au chaud et au froid de la même façon (ὁμοίως, 243e5).
Pour quelle raison ? L’étranger développera l’argument plus explicitement tout
à l’heure au moment de critiquer ses propres conclusions sur les rapports entre
l’être, le changement et la stabilité22, mais il veut sans doute dire que, si l’être
est identique à l’un des deux termes du dualisme et qu’il se dit de la même
façon de l’autre terme, alors ces deux termes sont identiques l’un à l’autre
(243e4-7)23. C’est d’ailleurs ce qui se produirait également si l’être était iden-
tique au couple « chaud-froid ». Dans ce cas, l’être ne serait en effet pas deux,
mais un couple (243e8-244a3).
L’absence de réflexivité des dualistes de la tradition quant à la signification
du terme « être » les contraint donc à osciller entre un pluralisme de degré
immédiatement supérieur à celui qu’ils défendent24, et un monisme. Soit ils
sont contraints d’admettre l’être comme une entité supplémentaire corres-
pondant à la signification du mot « être », c’est-à-dire, au fond, à admettre la
position qui sera adoptée par l’étranger ultérieurement dans le dialogue25 (à
ceci près que cette entité, avec d’autres également fondamentales, sera conçue
comme un genre), soit ils sont condamnés, en identifiant l’être à l’un des
membres du couple ou au couple lui-même, à adopter une position moniste.
Mais peut-être cette position moniste est-elle une alternative viable au plura-
lisme que défendra l’étranger ? Peut-être est-ce dans l’identification du tout et
de l’un que réside la signification du mot « être » ?

3.1.2 La critique des monistes


Les monistes affirment que le « tout est un », mais que veulent-ils dire quand
ils disent qu’il est un ?

22 Voir L’aporie finale ci-dessous.


23 Voir Moravcsik (1962), 29 ; Malcolm (1967), 132 ; Malcolm (1983), 118 ; Crivelli (2012), 72-75.
D’après cette lecture, εἴτην en 243e6 est complété par les prédicats ἕν, ἀλλ’ οὐ δύο et a
comme sujet sous-entendu τὰ δύο (suppléé de 243e3). Dans ce cas, la conclusion de l’argu-
ment est que « […] les deux [sc. le chaud et le froid] sont un, pas deux » puisque, si l’être
est dit « de la même façon » (ὁμοίως, 243e5) des deux termes, identifier l’être avec l’un des
deux termes revient à l’identifier avec l’autre.
24 Voir Gavray (2006), 36.
25 Voir Movia (1991), 241.
134 Chapitre 6

3.1.2.1 L’être, l’un et leurs noms


Au cours d’un premier argument (244b9-d12), l’étranger laisse provisoirement
de côté la notion de « tout » et discute la thèse d’après laquelle « seul est un »
(« Ἕν πού φατε μόνον εἶναι ; » – « Φαμὲν γάρ », 244b9-10). Il montre que ceux qui
défendent cette thèse sont réduits au silence, du moins s’ils veulent éviter de
se réfuter eux-mêmes. De tels monistes acceptent en effet que le nom « être »
désigne quelque chose. Or, s’ils veulent être conséquent avec eux-mêmes, ils
doivent maintenir que ce quelque chose désigné par le nom « être » est iden-
tique à ce que désigne le nom « un », sinon il n’y aurait pas une chose, mais
deux. Mais même alors, ils semblent se contredire puisqu’ils admettent deux
noms, « un » et « être », alors qu’ils refusent de poser quelque chose d’autre que
un (244b12-c10). Les monistes disposent d’une réplique, que le texte n’explicite
pas, mais à laquelle il semble néanmoins répondre26 : pourquoi devraient-ils
reconnaître le second nom « être » ? Pourquoi ne pourraient-ils pas après tout
se contenter de nommer l’un « un » ? La façon dont l’étranger bloque cette pos-
sibilité est ouverte à deux interprétations équipollentes.
D’après certains commentateurs, l’étranger rétorque qu’il serait déraison-
nable pour un moniste d’admettre le concept de nom tout court puisque celui-ci
suppose une chose nommée, autre que le nom qui la nomme, et qui compte,
en plus du nom lui-même, pour une seconde chose qui est, contrairement à ce
que soutiennent les monistes (244c11-d527). Si cependant les monistes niaient
cette différence entre le nom et la chose nommée en les disant identiques,
deux cas sont possibles : ou bien le nom est le nom de rien ou bien de quelque
chose. Le premier cas est inacceptable, puisqu’il n’y aurait alors même pas
de chose nommée à laquelle le nom puisse être identique, contrairement à ce
que supposent les monistes. Dans le second cas, le nom pourrait seulement être
le nom de lui-même et serait « le nom d’un nom ». En conséquence, l’un nommé
par le nom « un » serait lui-même un nom. Du coup, par substitution de « un »
à « nom » dans la formule précédente, l’un serait « l’un de l’un » (244d6-1328).

26 Comme le remarque Castagnoli (2010), 221.


27 Ceux qui défendent cette interprétation comprennent que, quand l’étranger dit : Καὶ τὸ
παράπαν γε ἀποδέχεσθαί του λέγοντος ὡς ἔστιν ὄνομά τι, λόγον οὐκ ἂν ἔχον ⟨εἴη⟩ (244d1),
il veut dire « qu’il serait déraisonnable d’accepter même simplement que quelqu’un
dise qu’il y a un nom », parce que Τιθείς τε τοὔνομα τοῦ πράγματος ἕτερον δύο λέγει πού
τινε (244d3-4), « ce serait poser un nom autre que la chose et en somme énoncer deux
choses ». Du point de vue grammatical, cette lecture prend ἔχον comme le complément
d’un εἴη sous-entendu en 244d1, voir Crivelli (2012), 78 n. 19.
28 Les lignes d11-12 sont très discutées. Pour ce qui est de la première partie de la phrase, il
faut sans doute garder le texte des manuscrits BW : Καὶ τὸ ἕν γε ἑνος ἕν ὂν μονον et com-
prendre qu’elle est gouvernée par le συμβήσεται de la phrase qui précède (συμβήσεται τὸ
ὄνομα ὀνόματος ὄνομα μόνον, 244d8). Si le nom et ce qu’il nomme sont identiques, alors
Le langage négligent des mythologues 135

Or cette dernière formule est dénuée de sens et réfute les monistes en les
réduisant à s’exprimer de manière absurde29.
Pour d’autres, l’étranger veut dire qu’il serait tout à fait ridicule d’admettre,
du moins si la discussion doit se poursuivre, qu’un nom n’ait pas de significa-
tion (logos), ce qui est pourtant une conséquence nécessaire lorsqu’on refuse,
comme les monistes sont contraints de le faire, que le nom et la chose qu’il
nomme soient comptés comme deux choses (244c11-d530). En effet, pour éviter
que le nom et la chose qu’il nomme comptent pour deux, les monistes doivent
les poser comme identiques. Mais s’ils sont identiques, alors ou bien le nom est
le nom de rien, ou bien il est le nom de quelque chose. Si le nom est le nom de
rien, il est en effet dénué de signification, ce qui est inadmissible, du moins
si l’on veut pouvoir poursuivre la discussion. Si le nom est le nom de quelque
chose, alors, pour les monistes qui reconnaissent seulement l’un, il doit être le
nom de l’un. Mais selon la possibilité à présent envisagée, le nom et l’un sont
identiques. Donc, par substitution, ou bien le nom est seulement « le nom d’un
nom » ou bien « l’un de l’un » ou encore « l’un d’un nom » (244d6-13). Dans
tous ces cas, la relation entre le nom et la chose est réversible, ce qui ne permet
pas au nom de fonctionner normalement et lui ôte toute signification31.
Qu’ils soient contraints d’utiliser des noms dénués de signification ou de
s’exprimer de façon absurde, les monistes ne peuvent plus répondre à aucune
question (244c4-7) et semblent réduits au silence, voire à l’absence de pen-
sée s’ils admettent que la pensée est le dialogue de l’âme avec elle-même32.
Cette conclusion trouve d’ailleurs un écho dans la formulation même de l’argu-
ment, puisque après avoir commencé par s’adresser directement aux monistes

il arrivera (συμβήσεται) que le nom soit seulement nom d’un nom et aussi que l’un soit
seulement l’un de l’un (τὸ ἕν γε ἑνος ἕν ὂν μονον), voir Dixsaut (2000), 193-195 ; McCabe
(2000), 68 n. 33 ; Crivelli (2012), 78 n. 20. La deuxième partie de d11-12, quelles que soient
les corrections adoptées et le manuscrit choisi, justifie le parallèle en affirmant l’identité
de l’un et du nom. Cette lecture de ces lignes est commune aux deux lectures présentées
ci-dessus.
29 Cette interprétation est formulée, de manière explicite, par Crivelli (2012), 78-79.
30 Ceux qui défendent cette interprétation comprennent que, quand l’étranger dit : Καὶ τὸ
παράπαν γε ἀποδέχεσθαί του λέγοντος ὡς ἔστιν ὄνομά τι, λόγον οὐκ ἂν ἔχον (244d1), il veut dire
« ça l’est complètement [sc. ridicule] d’accepter qu’on dise qu’il y ait un nom, mais qu’il
n’ait pas de signification (λόγον) ». D’un point de vue grammatical, cela signifie qu’ἔχον
se rapporte à ὄνομά et que τὸ παράπαν renchérit sur le καταγέλαστόν που de la phrase
précédente (244c9), voir White (1993), 34 ; McCabe (2000), 67 ; Dixsaut (2000), 191-193 ;
Centrone (2008), 131 n. 97 ; Castagnoli (2010), 221 ; Mouze (2019), 135 n. 2.
31 Cette interprétation est défendue par McCabe (2000), 66-73 et est proche de celle défen-
due par Dixsaut (2000), 193-196.
32 Voir McCabe (2000), 71 ; Castagnoli (2010), 222.
136 Chapitre 6

« comme s’ils étaient présents en personne »33, dès le moment où ceux-ci sont
empêtrés dans la contradiction (à partir de 244c4), l’étranger se met à discuter
leur thèse à la troisième personne, confirmant par là que, ne pouvant tout sim-
plement plus rien répondre, ils ne sont plus des participants de la discussion34.
Si l’on tente à présent d’inscrire cet argument dans la stratégie générale du
Sophiste, plusieurs points doivent retenir notre attention.
Tout d’abord, c’est le manque de cohérence entre la position soutenue, le
monisme intégral, et ce qu’elle suppose pour être exprimée, à savoir des noms
désignant des choses différentes d’eux-mêmes, qui est souligné. Ce nouvel
usage de l’auto-réfutation pragmatique35 témoigne non seulement de l’im-
portance de cette structure argumentative dans le Sophiste, mais il corrobore
également nos remarques relatives à la centralité de la notion de cohérence
dans la pensée dialectique et à l’importance d’un retour réflexif, qui fait claire-
ment défaut aux prédécesseurs de Platon, sur le langage utilisé pour exprimer
cette pensée.
Ensuite, il faut souligner un autre trait capital de l’argument de l’étranger,
qui passe assez souvent inaperçu : c’est la reconnaissance immédiate par les
monistes du fait que le terme « être » désigne quelque chose (244b12). Cette
prémisse vient nous offrir la converse de l’axiome ontologique dégagé au cours
de notre examen des arguments relatifs au non-être36. Non seulement l’expres-
sion « quelque chose » est toujours utilisée relativement à un être (237d1-2),
mais il s’avère maintenant que l’expression « être » s’applique de manière évi-
dente à quelque chose. Il semble donc toujours non pertinent de supposer que
Platon isole la notion d’existence, du moins si celle-ci est conçue comme ce qui
actualise une détermination, alors même que l’être et le quelque chose, l’être et
la détermination vont intrinsèquement de pair.
Avant d’embrayer sur le second argument contre les monistes, notons
finalement le cercle dans lequel l’étranger est en train d’enfermer ses prédéces-
seurs : s’ils adoptent un pluralisme, soit ils doivent reconnaître l’être comme
une entité supplémentaire correspondant à la signification du mot « être », ce
qui sera la position de l’étranger, soit ils tombent dans le monisme, mais s’ils
adoptent un monisme, alors ils sont contraints d’adopter un dualisme, ou de
s’enfermer dans le silence. La seule manière de s’extraire du cercle est donc

33 Notons bien que l’étranger s’adresse aux monistes au pluriel (244b9), voir McCabe (2000),
73. Or s’il y a plusieurs monistes, il devient assurément difficile de soutenir qu’il n’y a
que l’un.
34 Ce point est bien mis en évidence par McCabe (2000), 71-72.
35 Noté par Silverman (2002), 153 ; Castagnoli (2010), 218-222. Voir chapitre 5, Troisième
argument.
36 Voir chapitre 5, Premier argument.
Le langage négligent des mythologues 137

d’admettre l’ontologie qui sera justement défendue par l’étranger. Mais plus
qu’une victoire éristique contre les ontologies du passé, cette position s’impose
comme la seule cohérente dès que se pose la question du sens du mot « être ».

3.1.2.2 L’être, l’un et le tout


La formule initiale des monistes était : « tout est un » (244b6). Après avoir
discuté et réfuté la thèse d’après laquelle « seul est un », l’étranger interroge
maintenant les monistes sous un angle différent en réintroduisant la notion
de tout qu’il avait provisoirement mise de côté (244d14-245d11), ou plus exac-
tement de « tout-entier » (τὸ ὅλον), puisque Platon utilise moins le terme τὸ
πᾶν (le tout) dans ce passage que la variante τὸ ὅλον, que l’on peut traduire par
« tout-entier » ou « tout en son entier »37. Cette discussion se divise elle-même
en une mise en place (244d14-245b3) et en la présentation de l’argument à pro-
prement parler (245b4-d11). Commençons par la mise en place.
Afin d’éviter de multiplier les éléments qu’ils reconnaissent dans leur onto-
logie, les monistes doivent admettre que leur « être-un » (τοῦ ὄντος ἑνός) est
identique au tout-entier (τὸ ὅλον) (244d14-e1). Mais que veulent-ils dire quand
ils disent l’être-un, ou plus simplement l’être, identique au tout-entier ? Pour
éclaircir la signification ou développer les implications de cette identité,
l’étranger utilise un passage du poème de Parménide dans lequel Parménide
dit de l’être qu’il est « plein de semblance au renflement d’une sphère de
partout bien arrondie, du centre, en tous les sens également tendu : car il n’a
pas besoin d’être en rien plus fort, ni en rien plus faible, là ou bien là »38. À
la lumière de cette caractérisation et principalement à la lumière de la men-
tion du centre de la sphère et des multiples sens dans lesquels elle est tendue,
l’étranger conclut que l’être conçu comme identique au tout-entier possède un
milieu et des extrémités. Or, si l’être a un milieu et des extrémités, alors il doit
avoir des parties (244e2-8 ; cf. Parménide 137d4-5). Certains commentateurs
ont souligné que l’étranger atteint cette conclusion en interprétant littérale-
ment ce qui n’est qu’une image poétique39. En réalité, la façon dont Parménide
conçoit le non-être, à savoir comme contraire de l’être, l’oblige à rejeter les
images, y compris donc les images poétiques, puisque celles-ci entrelacent de
façon inacceptable l’être et le non-être40. En conséquence, si Parménide est

37 La traduction « tout en son entier » ou « tout-entier » est reprise de Robin (1950), 300-301.
Sur la différence entre πᾶν et ὅλον difficilement transposable en français, voir Aristote,
Métaphysique Δ 26, 1024a1-8.
38 Fr. 8, 43-45. Traduction de Dixsaut (2000), 198.
39 Voir par exemple Brown (1998), 185.
40 Voir chapitre 5, L’image.
138 Chapitre 6

cohérent avec lui-même et ne reconnaît pas les images, alors son poème doit
être pris littéralement41.
Ayant montré que l’être conçu comme identique au tout-entier possède des
parties, on pourrait alors s’attendre à un geste rapide et destructeur de la part de
l’étranger : l’être identique au tout-entier possède des parties ; or le tout-entier
est identique aux parties qui le composent ; les parties sont multiples ; donc
l’être identique au tout-entier des monistes est multiple. Mais une telle attaque,
qui suppose l’identité du tout-entier et des parties qui le composent, autorise-
rait les monistes à répondre que les parties sont (par symétrie) identiques au
tout-entier et que, dans la mesure où ce tout-entier est un, les parties ne sont
pas multiples, mais une42. Peut-être pour éviter une telle réplique, l’étranger
renonce à attaquer frontalement les monistes et leur propose de maintenir
l’unité de leur être conçu comme un tout-entier possédant des parties en l’af-
fectant d’une unité par dessus toutes ses parties (πάθος μὲν τοῦ ἑνὸς ἔχειν ἐπὶ
τοῖς μέρεσι πᾶσιν) (245a1-4)43. Mais ce recul de l’étranger est tout stratégique
et prépare le terrain pour une contre-attaque : l’être ainsi affecté d’unité par
dessus toutes ses parties ne peut être l’unité elle-même, car une telle unité est
sans partie (245a5-b3). Certes, mais pourquoi les monistes devraient-ils lais-
ser passer sans broncher une telle unité sans partie ? Sans doute parce que
l’étranger est en train d’exploiter implicitement un autre passage du poème
de Parménide (fr. 8, 22) dans lequel il est dit que l’être, dont l’unicité est un
signe (fr. 8, 3-4), est indivisible (οὐδὲ διαιρετόν). Ainsi, quand l’étranger dit que
le logos droit oblige à caractériser comme « complètement sans partie » ce
qui est vraiment un (Ἀμερὲς δήπου δεῖ παντελῶς τό γε ἀληθῶς ἓν κατὰ τὸν ὀρθὸν
λόγον εἰρῆσθαι, 245a8-9), il veut sans doute dire que c’est le logos de Parménide
lui-même qui l’oblige44. La conclusion de toute cette mise en place est donc
que l’être conçu comme un tout-entier unifié n’est pas l’un lui-même, qui est
sans partie. C’est à partir de cette mise en place que l’argument de l’étranger se
déploie à proprement parler, et ce, sous la forme d’un dilemme.

41 Comme le montre Dixsaut (2000), 200-202. Dans le même sens, voir Mouze (2019), 231.
42 Voir Harte (2002), 100-116 qui étudie ce passage sous l’angle de l’évolution des rapports
entre tout et parties dans la pensée platonicienne et y décèle une rupture avec le modèle,
identifiant le tout et ses parties, qui prévaut dans le Théétète et le Parménide. Nous ne
pouvons suivre ici toutes les implications de cette question.
43 Il ne peut s’agir d’affirmer que chaque partie est une comme le pense Moravcsik (1962), 31
puisque rien n’assure que ce qui possède des parties multiples dont chacune est une est
nécessairement un, comme le note Crivelli (2012), 80-81 n. 24.
44 Voir Dixsaut (2000), 202-203.
Le langage négligent des mythologues 139

De deux choses l’une : ou bien l’être est un tout-entier unifié comme nous
venons de le suggérer, ou bien « il faut absolument s’abstenir de dire que l’être
est tout-entier » (ἢ παντάπασι μὴ λέγωμεν ὅλον εἶναι τὸ ὄν) (245b4-6)45.
La première branche du dilemme (245b7-10) est rapidement expédiée,
grâce à la mise en place qui précède. Comme nous l’avons vu, si l’être est un
tout-entier composé de parties et unifié, alors il n’est pas identique à l’un lui-
même, qui est sans partie. Dès lors, il n’y aura pas une chose, comme les
monistes le soutiennent, mais deux : l’un lui-même et l’être conçu comme un
tout-entier unifié.
Le fonctionnement de la seconde branche du dilemme (245c1-d11) est com-
plexe et a suscité différentes interprétations. L’étranger envisage le cas dans
lequel « l’être n’est pas (un ou le) tout-entier » (ἐάν γε τὸ ὂν ᾖ μὴ ὅλον, 245c1) sui-
vant deux variantes, soit qu’en outre « le tout-entier lui-même est » (ᾖ δὲ αὐτὸ τὸ
ὅλον, 245c2), soit qu’en outre « le tout-entier n’est absolument pas » (Μὴ ὄντος
δέ γε τὸ παράπαν τοῦ ὅλου, 245c11). De ces deux variantes, l’étranger conclut « la
même chose » (ταὐτά τε ταῦτα, 245c11-d1), à savoir que « l’être ne sera pas un
être » ou encore, selon l’interprétation du raisonnement que l’on adopte, « sera
non-être » (οὐκ ὂν ἔσται τὸ ὄν, 245c6, cf. 245d1). Le fait que le raisonnement
arrive à la même conclusion quelle que soit la variante envisagée implique
sans doute que ce qui est déterminant pour atteindre cette conclusion est
moins la conjugaison de la prémisse invariante, celle d’après laquelle « l’être
n’est pas (un ou le) tout-entier », avec, chaque fois, une des deux variantes,
que la seule prémisse invariante elle-même. Cette remarque semble exclure
d’emblée les interprétations de la première variante selon lesquelles l’étranger
conclut que l’être ne sera pas un être parce que l’être n’est pas le tout-entier et
que le tout-entier est un être46. Reste alors deux manières d’envisager la façon
dont la prémisse invariante permet de conclure que l’être sera non-être.
Il est tout d’abord possible que l’affirmation « l’être n’est pas un tout-entier »
implique que l’être n’est pas complet. Or, d’après le poème de Parménide, l’être
ne peut être incomplet sous peine de manquer de tout (voir fr. 8, 32-33). Si

45 Les lignes b4-b5 présentent une petite difficulté. Nous lisons avec Diès [1923] (1955), 350
et la nouvelle édition OCT (= Duke et al. (1995), 431) : Πότερον δὴ πάθος ἔχον τὸ ὂν τοῦ ἑνὸς
οὕτως ἕν τε ἔσται καὶ ὅλον, ἢ παντάπασι μὴ λέγωμεν ὅλον εἶναι τὸ ὄν ; L’ancienne édition OCT
(=Burnet (1900-1907), 432) et la nouvelle divergent relativement à la ligne qui a été cor-
rigée par Schleiermacher (ὄν pour ὅλον en b4 ou b5 ?), ce qui provoque des malentendus
entre les commentateurs. D’après Campbell (1867), 113 la correction porte sur b4 et l’erreur
des manuscrits est annoncée par le même type d’erreur en b2. Cette hypothèse semble
crédible et donne un sens plus facile à un texte déjà fort compliqué.
46 Interprétation défendue par exemple par Campbell (1867), 114 ; Cornford (1935), 225 ;
Centrone (2008), 137 n. 101. Notre raisonnement s’inspire d’une indication de Harte
(2002), 103 n. 91.
140 Chapitre 6

l’affirmation « l’être n’est pas un tout-entier » implique l’incomplétude de l’être


alors, selon le logos même de Parménide, cette incomplétude implique à son
tour que l’être manque de tout, y compris, peut-on supposer, de lui-même
(ἐνδεὲς τὸ ὂν ἑαυτοῦ συμβαίνει, 245c2-3 ; ἑαυτοῦ στερόμενον, 245c5), ce qui peut
enfin se traduire par le fait que « l’être sera non-être »47.
Plutôt que de comprendre que l’étranger examine ce qu’il advient si l’être
n’est pas un tout-entier, il est également possible d’interpréter la prémisse inva-
riante comme niant que l’être soit le tout-entier ou encore comme niant qu’être,
c’est être un tout-entier. Cette prémisse reviendrait alors à contredire l’identité
initialement affirmée par les monistes entre être et tout-entier (244d14-e1). En
conséquence, si l’être n’est pas le tout-entier ou encore si ce n’est pas le cas
que l’être est le tout-entier, mais que, dans l’hypothèse des monistes, l’être est
identique au tout-entier, alors l’être sera privé de lui-même et ne sera pas l’être
ou encore sera non-être48.
Dans la mesure où cette dernière solution fournit un argument valide à
l’étranger, elle est peut-être préférable. D’un autre côté, la mention du « même
logos » garantissant l’inférence (245c5) rappelle la formulation précédem-
ment utilisée par l’étranger pour signaler qu’il se réfère au logos de Parménide
(245a9)49, ce qui favorise la première lecture qui fait jouer un rôle central à
un passage du poème. En outre, quand l’étranger suppose que « l’être n’est
pas (un ou le) tout-entier », il suppose qu’il n’est pas affecté par le tout-entier
(διὰ τὸ πεπονθέναι τὸ ὑπ’ ἐκείνου πάθος, 245c1-2) et non pas que l’être n’est pas
identique au tout-entier50. La situation est complexe, mais il nous semble que
le « manque » propre à l’être impliquant son non-être dérive du fait que le
tout-entier n’affecte pas l’être, plutôt que du fait que l’être n’est pas identique
au tout-entier.
D’après la seconde variante à présent, l’être n’est pas le tout-entier et le tout-
entier n’est absolument pas. Ici encore, la première prémisse suffit à conclure
que l’être sera « non-être », et ce pour les mêmes raisons que celles évoquées
dans la première variante, même s’il est vrai que le fait que le tout-entier ne soit
absolument pas n’arrange nullement la situation de l’être supposé être affecté
du tout-entier pour éviter l’incomplétude. Il s’agit alors sans doute d’une
conclusion extraite a fortiori51.

47 Comparer Harte (2002), 103 n. 91, et 113.


48 Cette inteprétation est proposée par Crivelli (2012), 83-84.
49 Voir Harte (2002), 110.
50 Même s’il faut admettre que τὸ ὑπ’ ἐκείνου πάθος peut être glosé, non seulement par πάθος
τοῦ ὅλου, mais aussi par πάθος τοῦ ἑνός, comme le font par exemple Bluck (1975), 84 ;
Centrone (2008), 137 n. 101 ; Crivelli (2012), 83 n. 26.
51 Voir Harte (2002), 103, 113.
Le langage négligent des mythologues 141

Quoi qu’il en soit, si l’on comprend que la conclusion est atteinte aussi bien
lorsqu’on suppose l’être du tout-entier que lorsque l’on suppose qu’il n’est abso-
lument rien, on est en droit de s’interroger sur la fonction de cette alternative
dans l’argumentation. En fait, ces deux variantes, quand elles sont, chacune à
leur tour, conjuguées à la prémisse invariante (d’après laquelle l’être n’est pas
un tout-entier), produisent d’autres conclusions en plus de celle produite par
la seule prémisse invariante. Ce sont donc ces conclusions supplémentaires
qui motivent l’introduction de l’alternative.
D’une part, si l’être n’est pas un tout-entier et que le tout-entier est, alors,
en plus de la conclusion précédemment mentionnée qui rend l’être incom-
plet, l’être et le tout-entier auront désormais chacun leur nature distincte
et il n’y aura pas une chose, comme les monistes le soutiennent, mais deux
(245c8-10). Mais si, pour éviter cela, les monistes affirment que l’être n’est pas
un tout-entier et que le tout-entier n’est absolument pas, alors, en plus de la
conclusion précédemment mentionnée qui rend l’être incomplet, l’être n’aura
même plus la possibilité de devenir complet puisqu’il n’y aurait alors plus de
tout-entier qui lui permettrait de le devenir. Plus généralement, qu’il n’y ait
absolument pas de tout-entier exclut aussi bien le devenir en général, qui sup-
pose toujours un processus complet, que n’importe quelle chose ayant une
quantité définie, dans la mesure où, d’après l’étranger, avoir une telle quantité
suppose de l’avoir tout entier, entièrement (245c11-d11).
Que retenir de cet argument particulièrement sinueux ?
Essentiellement, qu’aucune situation n’est souhaitable pour le moniste. S’il
affirme de l’être qu’il est un tout unifié en son entier, alors il est contraint de
poser deux choses : l’un lui-même qui est sans partie et l’être conçu comme un
tout-entier composé de parties que cet un unifie. S’il affirme que l’être n’est pas
un tout-entier, alors l’être est incomplet, privé de lui-même et « sera non-être ».
Affirmer l’être du tout-entier et permettre par là à l’être de devenir complet
n’arrange rien à l’affaire, puisqu’il y aura alors à nouveau deux choses : l’être
et le tout-entier ; mais nier l’être du tout-entier n’est pas plus avisé, puisqu’on
empêche dans ce cas l’être de devenir complet et que l’on exclut totalement le
devenir ainsi que la notion même de quantité déterminée. Bien sûr, il est vrai
que la négation du devenir ne devrait nullement déranger un parménidien qui,
au contraire, assume cette négation (voir fr. 8, 12-13, 19-21, 27-28)52. Cependant,
l’introduction de la notion de devenir, ainsi que le contraste qu’elle permet
d’opérer avec celle d’ousia (245d4-5), permet surtout de préparer le terrain à
l’usage que l’étranger va faire de ces notions dans la gigantomachie qui suit
immédiatement (voir 246c1-2). En outre, si la négation du devenir n’est pas

52 Cf. Teisserenc (2012), 72-73.


142 Chapitre 6

problématique, l’absence de toute quantité définie, elle, l’est éminemment


pour tout zélateur de Parménide en ce qu’elle empêche d’affirmer qu’il y a
même un être53.
En guise de conclusion à sa critique, l’étranger annonce que des milliers
d’autres difficultés insurmontables surgiront devant les pluralistes et les
monistes. Chaque solution qu’ils proposent, confirme Théétète, n’est que
l’occasion d’errer à nouveau (245d12-e5). Face à ce constat, l’étranger estime
qu’il faut à présent quitter « ceux qui parlent avec précision » (Τοὺς μὲν τοίνυν
διακριβολογουμένους) pour se concentrer sur ceux qui « s’expriment différem-
ment » (τοὺς δὲ ἄλλως λέγοντας) (245e6-8). Cette façon, assez cryptique, pour
ne pas dire imprécise, de présenter la transition peut déconcerter le lecteur.
En effet, elle peut laisser croire à l’incohérence de l’étranger qui considérerait
maintenant comme précis un langage dont il a tout à l’heure souligné le carac-
tère mythique, trop facile (242c4) et illusoirement précis (243b9-10). Peut-être
Platon cherche-t-il ici à faire réfléchir son lecteur sur la signification de la
« précision » d’un discours, peut-être veut-il dire que malgré le compte précis
des êtres que les pluralistes et les monistes cherchent à donner, celui-ci inter-
vient dans des mythes trop faciles et négligents en ce qu’ils ne problématisent
pas les termes qu’ils mettent en jeu. D’un autre côté, ceux qui « parlent diffé-
remment », s’ils n’ont, pas plus que les précédents, réfléchi les termes centraux
de leurs histoires, ne se sont pas focalisés sur un compte précis du nombre des
êtres, mais sur leur qualité, leur genre54. Qu’en est-il de l’être dans les mythes
de ces derniers ? Est-il plus aisé de dire ce qu’il est que de dire ce qu’est le
non-être ? L’étranger veut montrer que ce n’est pas le cas (245e8-246a2).

3.2 Le problème de la qualité des êtres


Après avoir fait émerger les contradictions qui entourent l’être dans les mythes
trop faciles racontés par les pluralises et les monistes, l’étranger se tourne à pré-
sent vers ceux qui ont cherché à déterminer la qualité, le genre des êtres (ποῖα),
ou encore ce qui est. Cette section peut-être divisée en quatre sous-parties :
la présentation d’un combat éternel entre deux factions défendant des posi-
tions contraires relativement à ce qui est (246a4-c5) ; une mise au point sur
les conditions propices à l’examen dialectique des positions de ces factions
(246c6-e4) ; l’examen d’une de ces factions, les géants, aboutissant à l’admis-
sion de la puissance d’agir et de pâtir comme critère permettant d’identifier

53 Voir Dixsaut (2000), 205.


54 Sur la question de la précision dans ce passage, voir Rosen (1983), 212 et les propositions
stimulantes de Benardete (1984), II. 128.
Le langage négligent des mythologues 143

ce qui est (246e5-248a3) ; l’examen de l’autre faction, celle des amis des formes,
qui aboutit au rejet de ce critère (248a4-248e6).
Toute cette section est très discutée, non seulement parce qu’elle met en jeu
une caractérisation de l’être comme puissance d’agir et de pâtir dont le destin
dans le reste du dialogue n’est pas transparent, mais également parce qu’elle
peut sembler, spécifiquement au cours de l’examen de la position des amis des
formes, contenir une critique des positions soutenues par Platon dans des dia-
logues considérés comme antérieurs au Sophiste. Dans les pages qui suivent,
nous verrons que la caractérisation de l’être comme puissance d’agir et de pâtir
offre un critère d’appartenance aux êtres accepté par les géants55, mais rejeté
par les amis des formes56. Nous discuterons également des amendements
nécessaires pour faire accepter cette caractérisation aux amis des formes,
d’une part57, et pour l’étendre aux relations entre les genres dans la suite du
dialogue, de l’autre58. En ce qui concerne la supposée évolution du platonisme,
nous soutiendrons, premièrement, que les positions des amis des formes ne
doivent pas être confondues avec des positions que l’on trouve exprimée dans
d’autres dialogues de Platon59 et, deuxièmement, que la critique dont les amis
des formes font l’objet ne conduit pas à reconnaître du changement dans l’être
en tant qu’il est connu60.

3.2.1 La gigantomachie
L’étranger qui critiquait ceux qui racontent des histoires va à présent en racon-
ter une, qui plus est en utilisant une image, une ressemblance (ἔοικε, 246a4).
Sa démarche perd son apparence contradictoire dès que l’on se remémore les
deux dimensions du langage philosophique précédemment dégagées dans de
ce chapitre : il s’agit d’être précis sans tomber dans l’acribie, d’être logique mais
aussi inspiré61. L’histoire en question est une adaptation philosophique d’un
épisode de la mythologie grecque, la gigantomachie, dans lequel Zeus et les
autres divinités olympiennes sont aux prises avec une race de géants62. Le rôle

55 Voir L’examen des géants réformés.


56 Voir L’examen des amis des formes.
57 Voir Amendements nécessaires pour faire accepter l’ὅρος aux amis des formes.
58 Voir Amendements nécessaires pour prolonger l’ὅρος dans le reste du dialogue.
59 Voir La gigantomachie.
60 Voir L’examen des amis des formes.
61 Voir La critique du langage mythique ci-dessus.
62 Voir Brown (1998), 181. Cet épisode est connu par le récit tardif de Pseudo-Apollodore, I,
6, 34-35 (voir Teisserenc (2012), 75 ; Delcomminette (2014), 537) et est également évoqué
directement par Platon en Banquet 190c3-4, voir Rosen (1983), 212 n. 1. C’est sans doute
particulièrement à cette gigantomachie que pense Platon quand il compose ce passage
plutôt qu’à la titanomachie hésiodique, comme le croient, par exemple, Campbell (1867),
144 Chapitre 6

des géants, appelés plus tard les « fils de la terre » (αὐτόχθονες, 247c5 ; γηγε-
νεῖς, 248c2), est joué par ceux qui réduisent l’être à ce qui peut être touché et
qui identifient être (οὐσία) et corps. Les dieux olympiens, quant à eux, sont
incarnés par ceux qui affirment que l’être consiste en des formes intelligibles
et incorporelles. Ces « amis des formes » réduisent, dans leurs arguments, les
corps des géants à un devenir mobile (246a8-c5).
Qui sont les penseurs dissimulés derrière ces étiquettes ? En l’absence de
réponse explicite de Platon, nous ne pouvons que spéculer. En ce qui concerne
les fils de la terre, la réponse la plus fréquemment donnée par les commenta-
teurs est l’atomisme de Leucippe et de Démocrite, même s’il est généralement
admis que Platon vise sans doute moins un penseur en particulier qu’une ten-
dance de pensée63. Par ailleurs, l’évocation de la rencontre de Théétète avec
un bon nombre de sensualistes (246b4-5) constitue peut-être une référence
intertextuelle aux « non-initiés » que Socrate a présentés au jeune homme la
veille dans le Théétète (155e3-156a2) et qui sont en effet décrits à peu près dans
les mêmes termes que les géants du Sophiste64. En ce qui concerne les amis
des formes, la distinction qu’ils opèrent entre l’être (οὐσία) intelligible, qui est
toujours de la même façon sous les mêmes rapports, et le devenir (γένεσις),
qui devient différent à différents moments (246b9-c2, cf. 248a12-13), renvoie
immanquablement à ce que Platon a écrit dans le Phédon et la République65.
Néanmoins, l’étranger dira plus loin que les amis des formes considèrent que le
tout est stable (voir 249c11-d1), ce qui semble impliquer qu’ils ne reconnaissent
pas le devenir mobile comme faisant partie de la totalité de ce qui est66. Or
Socrate, dans le Phédon, affirme que le visible est une espèce des êtres (εἴδη τῶν
ὄντων) (Phédon 79a6-7). Sous la supposition raisonnable d’une identité, ou du
moins une association, entre le devenir et le visible, on peut conclure que le
Platon du Phédon, eut-il envisagé la totalité de ce qui est (une notion qu’il faut,
comme nous essaierons de le montrer, nécessairement distinguer du genre de
l’être), y aurait certainement intégré le devenir mobile. Nous verrons en outre
que les amis des formes non seulement refusent que le devenir mobile fasse

118 ; Diès [1923] (1955), 352 n. 1 ; White (1993), 37 n. 49 ; Cordero (1993), 24 n. 227 et Mouze
(2019), 140 n. 2, 232-233. Cette dernière remarque n’empêche toutefois pas que le domaine
intertextuel auquel renvoie ce passage puisse inclure les écrits d’Hésiode, comme le note
Boys-Stones (2010), 41-42.
63 Comparer Campbell (1867), lxxiv ; Cornford (1935), 231-232 et Brown (1998), 188.
64 Voir Cornford (1935), 48 n. 2 ; Diès [1923] (1955), 291-292 ; Diès [1909] (1963), 18-19, 23-25
n. 82 ; Gavray (2006), 36 ; Centrone (2008), 141 n. 106 ; Mouze (2019), 233.
65 Cf. Movia (1991), 255-256. Pour la distinction être et devenir, voir entre autres République VI,
485a10-b4 ; VII, 534a2-3. Pour la distinction entre l’identité à soi de l’intelligible et l’ab-
sence d’identité à soi du sensible, voir Phédon 79a1-11.
66 Pace Politis (2006), 154, 170-171.
Le langage négligent des mythologues 145

partie du tout, mais semblent également ne pas pouvoir y intégrer le


changement, la vie, l’âme et la pensée. Parce qu’ils refusent, à la diffé-
rence du Platon du Phédon, de reconnaître qu’est autre chose que ce qui
est stable, les amis des formes semblent représenter une mécompréhen-
sion, émanant peut-être des étudiants de l’Académie, de la complexité qui
caractérise les positions présentées dans les dialogues67. D’ailleurs, l’ex-
pression même de « formes intelligibles » (νοητὰ εἴδη), dans la mesure où
elle n’apparaît pas ailleurs dans le corpus platonicien, pourrait témoigner du
fait que l’on a affaire ici à un « résumé scolaire » et caricatural de la pensée
de Platon68.

3.2.2 Conditions de l’examen des deux factions


Après avoir introduit le combat farouche opposant les deux factions, l’étran-
ger déclare vouloir saisir « le logos de l’ousia que ces deux races posent »
(246c6-7). Cette réplique lance la réflexion de l’étranger sur les conditions
propices à un dialogue avec les géants sensualistes et les amis des formes
idéalistes. Mais avant de voir cela de plus près, demandons-nous d’abord de
quoi parlent ces deux factions. De l’être et du genre d’êtres qui est, nous l’avons
dit. Néanmoins, certains commentateurs69 considèrent que l’utilisation fré-
quente de l’expression ἡ οὐσία dans cette sous-section indique que ce terme
possède une fonction spéciale, que n’auraient pas les expressions τὸ ὄν et τὸ
εἶναι et qui consisterait à signifier l’être véritable, l’essence par opposition à
l’être non-véritable. D’après cette hypothèse, quand les amis des formes disent
que les espèces intelligibles sont des οὐσίαι, ils affirment qu’elles sont vérita-
blement et quand ils disent que les corps deviennent, ils affirment qu’ils sont,
mais pas véritablement. Cependant, il est douteux que les amis des formes com-
prennent les choses en devenir comme des choses qui sont, non véritablement.
En effet, ces penseurs sont décrits comme supposant la stabilité du tout (voir
249c11-d1). Or l’intégralité du passage est gouvernée par l’admission d’une
identité entre l’être et le tout (249d4). Il semble donc légitime de conclure que
les amis des formes supposent la stabilité de l’être ou encore que tout ce qui
est, est stable. Mais comme ils affirment par ailleurs la mobilité des choses en
devenir (γένεσιν […] φερομένην, 246c1-2), ils ne peuvent tout simplement pas
les compter parmi les choses qui sont, véritablement ou non. En conséquence,

67 Voir Campbell (1867), lxxv, 125-126.


68 Nous reprenons cette observation et l’expression « résumé scolaire » à Teisserenc (2012),
75-76.
69 Par exemple, Politis (2006), 154, 162 et 171 et Teisserenc (2012), 76 et 81. Voir aussi Wiitala
(2018), 177-178.
146 Chapitre 6

l’hypothèse selon laquelle le terme οὐσία désignerait l’être véritable des formes
intelligibles par opposition à l’être non-véritable des choses en devenir est
difficilement tenable. Bien plutôt, il semble que, pour les amis des formes, ἡ
οὐσία, comme τὸ ὄν et τὸ εἶναι, signifie l’être, qui est réservé par eux aux formes
intelligibles. Quant aux corps, ils sont conçus comme en devenir, sans que cela
implique qu’il s’agisse d’êtres non-véritables. Cette conclusion ne revient pas à
nier que, pour Platon, l’opposition οὐσία/γένεσις est bien une opposition entre
deux modes d’être, l’un véritable et l’autre non-véritable, mais simplement à
constater que dans la mesure où les amis des formes excluent du tout et de
l’être le changement quel qu’il soit, ils ne peuvent inclure le devenir mobile
dans l’être. Le constat est encore plus clair pour les fils de la terre qui disent
reconnaître comme étant seulement ce qui peut être touché et qui offrent une
résistance (διισχυρίζονται τοῦτο εἶναι μόνον ὃ παρέχει προσβολὴν καὶ ἐπαφήν τινα)
et qui identifient l’οὐσία au corps (246a10-b1). Puisque seul est ce qui résiste et
peut être touché, il semble impossible de considérer que ces sensualistes, que
l’on interprète ou non leurs positions depuis un point de vue idéaliste, recon-
naissent les corps comme l’être véritable et les espèces intelligibles comme de
l’être non-véritable. Bien plutôt, pour eux, seuls sont les corps et dire que les
espèces intelligibles ne sont pas des οὐσίαι, ce n’est pas dire qu’elles sont, non
véritablement, mais c’est refuser de les considérer comme des êtres.
Puisqu’il est maintenant clair qu’il s’agit bien d’un combat concernant l’être
et plus particulièrement ce qui est, revenons aux conditions de l’examen des
deux factions antagonistes. Observons que l’étranger souhaite questionner
chaque faction et qu’il attend de chacune d’elles une réponse. En bref, il veut
dialectiser. Si la douceur des amis des formes autorise à les questionner et à
attendre d’eux une réponse, l’étranger estime que c’est presque impossible
dans le cas des géants. C’est pourquoi, poursuit-il, il faut les rendre meilleurs
« par le logos » (λόγῳ, 246d5) et supposer qu’ils consentent à nous répondre
de manière plus civile qu’ils ne le font à présent (246c8-d7). Cette réforme des
géants peut sembler de prime abord assez surprenante et contestable : pour-
quoi serait-il presque impossible de discuter avec eux ? Plus grave, l’étranger
n’est-il pas en train de se donner un épouvantail à combattre en transformant
d’emblée la position des géants ? En réalité, cette réforme est indispensable
si une conversation doit tout simplement avoir lieu. En effet, le contenu ou
la signification d’une réponse à une question n’est évidemment ni sensible,
ni corporel. En conséquence, c’est sans doute par cohérence avec eux-mêmes
que les géants ne répondent pas, ou uniquement par leur mépris, quand on les
questionne (246d6-7 avec 246b2-3). En fait, la simple affirmation de leur thèse
corporaliste et sensualiste, à laquelle ils se laissent aller (διισχυρίζονται, 246a10-
11), est déjà de trop : la vérité de cette thèse impliquerait du même coup que
Le langage négligent des mythologues 147

celui qui l’affirme ne dit rien du tout de sensé en l’affirmant, puisque le contenu,
la signification d’une affirmation n’est pas corporel ou sensible. Autrement
dit, la version extrême du sensualisme ne peut s’énoncer de manière cohérente.
C’est pourquoi, pour pouvoir discuter avec les géants, mais aussi pour pouvoir
les réfuter, il n’y a d’autre choix que de les réformer, d’adoucir leurs thèses pour
qu’ils reconnaissent au minimum la réalité du contenu non corporel de leurs
discours et de leurs arguments70.
À ce niveau de la discussion, le lien entre les géants du Sophiste et les
non-initiés du Théétète peut être redoublé par un lien entre les géants néces-
sairement réformés, adoucis et meilleurs du Sophiste avec les hommes « plus
délicats » ou « plus raffinés » du Théétète, pour qui le tout est changement et
n’est rien d’autre que changement (Théétète 156a2-7). S’il est vrai que les géants
sensualistes et corporalistes ne revendiquent pas initialement l’universalité du
changement71, nous allons voir que la caractérisation de l’être admise par les
géants réformés à la fin de leur interrogatoire correspond de très près à celle
que proposent les tenants d’un changement universel dans le Théétète. D’après
cette hypothèse de lecture, Platon décrirait ici la collusion du matérialisme
le plus acharné et du relativisme le plus complet, la métamorphose toujours
possible des tenants du premier, du moins quand ils acceptent de réfléchir aux
conditions de son énonciation, en avocats du second72. Voyons à présent com-
ment cette métamorphose s’opère exactement.

3.2.3 L’examen des géants réformés


Dans un premier temps (246e2-247c8), les géants réformés, dont Théétète se
fait l’interprète, vont être conduits à reconnaître des réalités incorporelles. Le
raisonnement est le suivant :
(i) Ils affirment qu’un vivant mortel est quelque chose (246e5-6). Ni l’étran-
ger, ni Théétète qui répond pour les géants, ne fournit une justification de
cette affirmation. Néanmoins, les géants réformés admettent certainement
qu’ils sont eux-mêmes quelque chose. Or, chacun d’eux constate qu’il vit et
que d’autres parmi eux meurent. Par conséquent, ils affirment que le monde
ne comporte pas uniquement des pierres et des chênes (246a9-10 ; cf. Odyssée
XIX, 163), mais également des vivants mortels.
(ii) Ce vivant mortel est compris par eux comme un corps animé (246e7-8).
Les géants soutenaient initialement que l’être est identique au corps. Même

70 Voir McCabe (2000), 78 ; Mouze (2020), 63-64.


71 Point sur lequel insiste Diès [1909] (1963), 36-38.
72 Brown (1998), 202 parle, à propos de ce passage, d’équation silencieuse de la matière et du
changement. Voir également Politis (2006), 154.
148 Chapitre 6

s’ils ont été rendus meilleurs, c’est-à-dire capables de répondre quand on les
questionne, les géants réformés conservent une fidélité à leur thèse initiale.
Dès lors, s’ils admettent, comme ils le font, un vivant mortel, ils doivent le
comprendre en termes corporels, d’où la traduction de « vivant mortel » en
« corps animé ». Mais pourquoi le qualificatif « animé » ? Précédemment dans
le Sophiste, l’étranger avait déjà, relativement aux corps, associé la vie et l’ani-
mation (en 226e8-227a3, τῶν ζῴων σωμάτων est opposé à τῶν ἀψύχων σωμάτων).
Peut-être est-ce en faisant fond sur cette association que « vivant » et « animé »
sont considérés comme interchangeables à ce niveau du texte73.
(iii) Mais cette animation du corps n’oblige-t-elle pas les géants réformés
à poser l’âme comme quelque chose parmi les êtres ? La réponse, donnée en
leur nom par Théétète, est positive (246e9-247a1). On peut présumer qu’ils ne
craignent pas de répondre positivement dans la mesure où ils peuvent tou-
jours se rabattre sur l’idée que l’âme possède, c’est-à-dire, dans ce contexte,
est un corps (247b8-9)74. Remarquons cependant que d’après l’interprétation
qu’en donne Théétète, les géants réformés ne conçoivent pas l’âme comme
visible (247b5). À condition que la vue joue ici le rôle de paradigme de l’ap-
préhension sensible, ils semblent donc accepter que l’âme est un corps, est
quelque chose, mais n’est pas sensible. Une telle conclusion serait évidemment
inacceptable pour leurs homologues les plus extrémistes qui relient corporé-
ité et sensibilité75. C’est pourquoi ces derniers, eussent-ils été interrogés de
la même façon que les géants réformés, auraient été contraints soit à refuser
l’être à l’âme, soit à admettre qu’elle puisse « être pressée entre leurs mains ».
Toutefois, pour Platon, les positions que ces sensualistes extrêmes auraient pu
soutenir importent en réalité peu, puisqu’il n’y a rien qu’ils puissent affirmer
sans reconnaître, sinon l’être, du moins un statut, au contenu incorporel et

73 Voir chapitre 3, Purification des vices de l’âme et premières divisions de l’enseignement.


74 Platon ne semble pas faire ici de distinction entre posséder (κτάομαι) un corps et être un
corps, comme le notent Brunschwig (1988), 67 n. 69 et Brown (1998), 187. Le même glisse-
ment intervient d’ailleurs dans la formulation de la définition de l’être comme puissance
d’agir et de pâtir. En 247d8, il s’agit de posséder par nature une puissance quelconque, mais
en 247e4 les êtres ne sont rien d’autre que puissance, cf. Fronterotta (2008), 191. Peut-être
ce glissement lexical de la possession à l’être s’explique-t-il par la proximité conceptuelle
entre la notion de possession et celle de puissance (δύναμις), qui s’accompagne du fait
que la puissance est proposée comme une définition de l’être ou comme critère d’appar-
tenance aux êtres. Autrement dit, la possession serait reliée à l’être par l’intermédiaire de
la puissance. Sur cette question, voir Gavray (2006), 38-40. Sur le lien entre possession
et puissance, voir Théétète 197b9-d4 et le Sophiste lui-même, où en 219c2-9, le genre de
l’acquisition (κτητική) s’entrelace avec le genre de la technique, lui-même déjà entrelacé
avec celui de la puissance.
75 Voir Brunschwig (1988), 67-69.
Le langage négligent des mythologues 149

insensible de leurs affirmations76. Or cette reconnaissance impliquerait qu’ils


se soient déjà éloignés de leur sensualisme extrême.
(iv) Ayant placé l’âme parmi les êtres, les géants réformés reconnaissent
maintenant qu’il y a des âmes justes, injustes, intelligentes et inintelligentes
(247a2-4). Comme les géants ont été rendus meilleurs et capables de dialectiser,
on comprend qu’ils reconnaissent, ne fût-ce qu’en se comparant à leurs homo-
logues extrémistes, la différence entre une âme (dont ils viennent d’admettre
la réalité) juste et une âme injuste, entre une âme intelligente et inintelligente.
(v) L’étranger suggère, et les géants réformés accordent, que c’est par la pos-
session et la présence de la justice que chaque âme devient juste (247a5-8).
Qu’est-ce qui garantit cette admission d’allure toute socratique77 ? Peut-être
le fait qu’elle constitue une explicitation du lien implicite entre (ii) et (iii).
L’étranger, avec l’accord des géants, était en effet passé, sans s’expliquer, de la
question de l’être du corps animé à celle de l’être de l’âme, considérant sans
doute que c’est par la possession ou la présence de l’âme que le corps est
animé. À présent, il explicite cette supposition, mais au niveau de l’âme juste :
l’âme est juste par la possession ou la présence de la justice. Sans doute faut-il
comprendre que la justice est responsable, est la cause d’une âme juste78.
Pour les géants, cette dimension causale a probablement des conséquences
limitatives en termes ontologiques, puisqu’elle signifie qu’une entité corres-
pond à une qualification seulement si elle est cause cette qualification. Par
exemple, l’entité justice est la cause de la justice de Socrate, mais l’impopula-
rité n’est sans doute pas pour eux une entité qui est la cause de l’impopularité
de Socrate79. Toutefois, cette lecture causale n’a de telles conséquences limita-
tives que s’il n’y a pas, pour toute qualification, une entité qui est la cause de
cette qualification. Or certains textes de Platon semblent, sinon affirmer, du
moins laisser ouverte cette dernière possibilité80. En conséquence, d’un point

76 Fournir un statut, une détermination, mais pas l’être, au contenu d’un énoncé sera préci-
sément la solution que le stoïcisme apportera à cette question. Sur le lien entre l’ontologie
stoïcienne et la gigantomachie du Sophiste, voir les études classiques de Brunschwig
(1988), 64-76 et d’Aubenque (1991b), 376-385. Sur l’importance de la dissociation entre la
détermination et l’être pour l’émergence de la notion d’existence, voir chapitre 5, Premier
argument.
77 Cf. Protagoras 332a4-c3 et les autres références fournies par Teisserenc (2012), 77 n. 1.
78 Cf. Leigh (2010), 75 ; Wiitala (2018), 183.
79 Voir Brown (1998), 187.
80 En particulier Phédon 100c9-e7 semble encourager à poser, pour tout prédicat possédé
par une chose sensible, une forme intelligible dont la présence à la chose sensible en
question est la cause de la possession de ce prédicat. Nous ne pouvons nous engager ici
sur la détermination de la notion de causalité, qui a probablement d’ailleurs une signifi-
cation différente pour Platon et pour les géants. Pour la différence entre une perspective
150 Chapitre 6

de vue platonicien, en droit distinguable, malgré la proximité terminologique, de


celui des géants réformés81, il est possible que ne soit pas pertinente la diffé-
rence, parfois invoquée par les commentateurs82, entre une lecture formelle
de la prémisse (v), pour laquelle une entité correspond à toute qualification,
et une lecture causale plus « robuste » de cette prémisse, pour laquelle seules
sont les entités responsables d’une qualification. Quoi qu’il en soit pour l’ins-
tant du point de vue proprement platonicien (nous reviendrons sur ce point
de vue dans L’examen des amis des formes ci-dessous), les géants admettent
ici qu’à certaines qualifications correspond la possession de certaines qualités.
(vi) « Ce qui est capable de venir ou de commencer à être présent en quelque
chose ou à en être absent est pleinement un être » (247a9-10). Comme, selon
(v), la justice, les autres vertus et leurs contraires sont capables de venir à être
présents en l’âme, elles sont pleinement (247b1-2). À nouveau, on peut consi-
dérer cette étape comme une explicitation de la transition entre les étapes
(ii) et (iii). Non seulement l’étranger semblait alors considérer que la présence
de l’âme dans le corps rend ce dernier animé, mais il passait en outre, avec l’ac-
cord des géants, de l’être du corps animé à l’être de l’âme. Le principe explicité
en (vi) peut être lu comme une façon de légitimer a posteriori ce passage : ce
qui, comme l’âme ou la justice, est capable de venir à être présent en quelque
chose, qu’il s’agisse du corps ou de l’âme, est pleinement un être. Quant à la
justification de ce principe lui-même, l’étranger estime sans doute que ce qui
peut venir en quelque chose ou s’en absenter est différent des choses en quoi
il vient à être ou dont il s’absente et qu’il fait donc partie, à ce titre, des choses
qui sont83.
Par ailleurs, comme on l’a fait remarquer84, la formulation utilisée ici par
l’étranger, et particulièrement la mention de la capacité (τό γε δυνατόν, 247a9)
de commencer à être présent en quelque chose ou à en être absent, anticipe,
au sein même de la discussion avec les fils de la terre, la caractérisation de l’être
qui leur sera proposée in fine comme capacité ou puissance (δύναμις) d’agir et
de pâtir (247d8-e4). Toutefois, s’il est indéniable que la capacité de commencer

logique sur la causalité, celle que suppose la position des formes, et une perspective phy-
sique, voir Delcomminette (2006), 568-577. Sur les formes platoniciennes comme causes
logiques, voir Sedley (1998), 114-132. Notons bien toutefois que cette forme est posée, puis
éventuellement définie par le philosophe ; elle n’est pas une entité toujours déjà dispo-
nible pour expliquer la prédication ordinaire, voir chapitre 8, Les solutions proposées par
les commentateurs et La description de la vérité et de la fausseté du logos.
81 Dans une autre perspective, Politis (2006), 157, sépare également l’admission des géants et
le point de vue platonicien.
82 Comme Brown (1998), 187 et Crivelli (2012), 87.
83 En ce sens, voir Leigh (2010), 74 et Lefebvre (2018), 316.
84 Voir Brown (1998), 187 et 190-191 ; Heidegger [1924-25] (2001), 451 ; Gavray (2006), 40.
Le langage négligent des mythologues 151

à être présent en quelque chose peut être conçue comme une anticipation du
pôle actif de la puissance qui caractérise les êtres, et ce d’autant plus claire-
ment que la capacité de commencer à être présent en quelque chose implique
la capacité de causer une qualification en quelque chose, il paraît plus diffi-
cile de concevoir la capacité de commencer à s’absenter d’une chose comme
une anticipation du pôle passif de la caractérisation des êtres. En effet, on voit
mal comment l’absence de la justice en l’âme pourrait être conçue comme une
passion de la justice. Est-ce à dire que le pôle passif n’est pas anticipé dans le
présent raisonnement ? Nullement. Ce pôle est entrevu dès 247b1-3, lorsque
l’étranger réaffirme l’être de l’âme en laquelle les vertus et leurs contraires
viennent à être. C’est dans cette possibilité pour l’âme d’être le siège de telle
ou telle qualification qu’il convient de chercher l’anticipation du pôle passif
de la puissance qui caractérise les êtres. En se focalisant sur l’âme, il devient
alors possible de considérer l’absence de la justice comme une passion, non
pas de la justice, mais de l’âme, même si le texte ne permet pas de déterminer
avec certitude si c’est la présence de l’injustice qui rend l’âme injuste ou si c’est
l’absence de la justice. L’âme, autour de laquelle tourne toute la discussion,
est un cas particulièrement intéressant dans la mesure où elle semble être à
la fois en tant qu’elle est capable d’être présente dans le corps, d’agir sur lui en
causant son animation, à la fois en tant qu’elle est ce en quoi les vertus ou leurs
contraires peuvent être présents ou absents, c’est-à-dire ce qui peut pâtir de
ces vertus et, enfin, à la fois en tant qu’elle est, pour les géants, un corps.
(vii) Bien que les géants réformés puissent toujours soutenir que l’âme pos-
sède, c’est-à-dire, dans ce contexte, est un corps, la honte les retient aussi bien
d’oser affirmer que les vertus sont corporelles que de leur dénier absolument
l’être. Ils sont donc bel et bien contraints de reconnaître en ces vertus des réa-
lités, des choses qui sont, mais qui sont incorporelles (247b3-c2).
Parvenu à ce point, l’étranger interrompt brièvement ses questions et pré-
cise que la conclusion qui a été atteinte ne serait pas admise par des géants
plus radicaux : ceux-ci, s’en tenant à leurs critères sensualistes, n’auraient
aucune honte, si les vertus ne peuvent être appréhendées par les sens, à
leur refuser l’être (247c3-8). Encore une fois, le regret légitime de ne pas voir
Platon affronter ces adversaires plus radicaux, ou d’autres adversaires encore
qui admettraient la réalité des vertus en les considérant comme corporelles
et perceptibles85, s’atténue quand sont mises au jour les conditions d’une
énonciation pragmatiquement cohérente de ces thèses radicales : que ceux qui
les affirment ne reconnaissent pas la réalité des vertus en raison du caractère

85 D’après Brunschwig (1988), 72 avec 68-69, et Aubenque (1991b), 380, cette dernière posi-
tion, laissé ouverte par le texte du Sophiste, sera celle des Stoïciens.
152 Chapitre 6

immatériel de celles-ci ou qu’au contraire ils la reconnaissent à des vertus


matérialisées, ils auront néanmoins toujours à faire une place à l’immatérialité
du contenu de leurs affirmations et de leurs arguments.
Après avoir démontré la réalité incorporelle des vertus, l’étranger entame le
deuxième volet (247c9-248a3) de son interrogatoire. Pour comprendre ce qu’il
a derrière la tête, on se souviendra qu’en faisant se heurter la prétention d’om-
niscience intrinsèque à la sophistique avec l’impossibilité, au moins pour les
hommes non divins, du savoir universel, l’étranger cherchait à démontrer qu’il
y a au moins un cas dans lequel le sophiste ne peut contredire correctement.
Ce seul cas obligeait néanmoins à postuler un nouveau principe pour rendre
compte de l’art du sophiste : non plus la contradiction correctement menée,
mais l’apparence d’une contradiction correctement menée, qui englobe aussi
bien des cas où la contradiction n’est pas correctement menée que ceux où
elle pourrait l’être86. On peut suggérer que cette structure argumentative
réapparaît, cette fois explicitement, ici même, au cœur de l’interrogation des
géants réformés. L’étranger explique en effet que le nombre de choses incor-
porelles admises par les géants dans leur ontologie importe peu. Il suffit
qu’ils en admettent une seule, par exemple la bonté présente à leur âme de
géants rendus meilleurs ou encore la signification que l’énonciation de leur
thèse présuppose nécessairement, pour qu’il leur faille proposer un nouveau
critère naturellement commun à l’incorporel qu’ils viennent d’admettre et
aux corps qui constituaient la base de leur ontologie. C’est d’après ce critère
qu’ils peuvent affirmer que des choses si différentes sont (247c9-d4). Quel est
ce critère ? Les géants ne savent pas quoi répondre, ils sont affectés d’aporie
(247d4-5)87. L’étranger fait alors lui-même la proposition suivante :

Je dis donc que ce qui possède (κεκτημένον) par nature une puissance
quelconque, soit d’agir sur n’importe quoi d’autre (τὸ ποιεῖν ἕτερον ὁτιοῦν),
soit de pâtir, même de la plus faible manière par l’objet le plus insignifiant,
et même si c’est seulement pour une seule fois, tout cela est réellement.
Je pose en effet comme définition (ὅρον), pour définir les êtres, qu’ils ne
sont rien d’autre que puissance (δύναμις) (247d8-e4)88.

86 Voir chapitre 4, De l’antilogique à l’apparence de science.


87 πεπόνθασι en 247d5 témoigne de la réflexivité de l’écriture platonicienne : les géants sont
affectés ou pâtissent d’aporie au moment même où l’être est caractérisé comme capacité
d’agir ou de pâtir.
88 Traduction Teisserenc (2007), 27-28 ; Teisserenc (2012), 79 modifiée : nous avons conservé
la traduction traditionnelle (Robin, Diès, Cordero, Mouze) de τὸ ποιεῖν ἕτερον ὁτιοῦν
(247e1) qui prend les mots ἕτερον ὁτιοῦν en un seul bloc désignant l’objet sur lequel l’action
s’accomplit, en comprenant que le second accusatif qui précise habituellement le résultat
Le langage négligent des mythologues 153

Cette proposition traduit les principes admis par les géants pendant la pre-
mière partie du raisonnement. D’une part, la capacité que possédait la justice
de commencer à être présente en l’âme, sa capacité causale à rendre l’âme
juste se voit ici traduite comme puissance ou capacité d’action. D’autre part, la
capacité possédée par l’âme d’être ce en quoi la justice peut commencer à être
présente, sa capacité d’être l’objet d’une détermination causale est traduite en
termes de puissance de pâtir. C’est bien cet ancrage de la proposition de l’étran-
ger dans la discussion antérieure qui garantit au premier chef son admission
immédiate par les géants (247e5-6). Peut-être est-il licite d’aller plus loin et de
parfaire le parallélisme entre les géants réformés du Sophiste et les hommes
plus raffinés du Théétète. La définition de l’être comme puissance d’agir et de
pâtir qu’admettent maintenant les géants peut en effet être rapprochée de la
position des hommes plus raffinés du Théétète, d’après qui le tout est un chan-
gement qui revêt deux formes, l’une qui a une puissance d’agir et l’autre de
pâtir (Théétète 156a2-7)89. Le Sophiste décrirait alors en détail la transition, évo-
quée par le Théétète, entre le matérialisme acharné et le mobilisme universel. Il
est certes vrai qu’à ce stade, rien n’est dit du lien entre les géants, leur définition
et le changement. Néanmoins, au moment de conclure tout son raisonnement,
l’étranger mentionne le changement universel (249d1-2) en contrepoint de la
stabilité du tout. Mais comme il semble que ce soient les amis des formes qui
soutiennent la stabilité du tout (voir 249c11-d1), il est probable que ce soient
les géants réformés qui soutiennent que l’être change en tout sens, exactement
comme les initiés du Théétète.
À ce stade de l’argumentation, la définition de l’être comme puissance d’agir
et de pâtir constitue donc non pas la définition de l’étranger mais bien celle des
géants, pour qui puissance d’agir signifie puissance d’être présent à, de causer
et puissance de pâtir signifie puissance de recevoir telle entité, d’être causale-
ment déterminé par elle. En outre, cette définition implique peut-être, si du
moins le parallélisme avec le Théétète est justifié, l’universalité du changement

de cette action dans cet usage de ποιέω est laissé implicite par Platon, voir l’explication
donnée par Brown (1998), 190 n. 9. Sur l’oscillation entre « posséder » une puissance et
« être » une puissance, voir n. 74. On pourrait avoir quelque réticence à traduire ὅρος par
« définition » (cf. Cornford (1935), 238 n. 3 ; Bluck (1975), 93 ; Silverman (2002), 154), car à
ce stade aporétique du raisonnement, il n’y a pas à proprement parler de genre ou d’idée
de l’être à définir (en 247e4 et en 248c4, l’étranger donne un ὅρος des êtres). Cependant,
nous verrons, dans la section suivante de l’ouvrage, que l’étranger incite à étendre l’ὅρος
aux relations entre les genres, ce qui suggère que l’ὅρος proposé aux géants, moyennant les
amendements adéquats, peut être plus qu’un critère d’appartenance aux êtres (ce qu’il est
a minima) et offrir une véritable explicitation dialectique du genre de l’être, c’est-à-dire
une définition de celui-ci.
89 En accord avec Sedley (2004), 46 n. 9 et Delcomminette (2014), 538.
154 Chapitre 6

dont les deux puissances évoquées sont des espèces et du même coup la
transformation du strict matérialisme en mobilisme universel. Mais s’il s’agit
bien avant tout de la définition des géants, il est cependant indéniable que
cette proposition constitue également un écho à l’association, très fréquente
dans les dialogues, de la puissance, de l’être et de la nature d’une chose90. Dès
le début du Sophiste lui-même, nous avons constaté que l’étranger semblait
considérer comme interchangeable la chose elle-même et sa fonction propre,
liant ainsi indéfectiblement nature et dynamisme, nature et capacité d’action
et de passion91. C’est peut-être ce lien intrinsèque reconnu par l’étranger entre
nature et dynamisme qui le pousse à présenter la définition de l’être qu’il pro-
pose aux géants en faisant usage de la première personne, tantôt du singulier
(247d8, e3), tantôt du pluriel (247d5)92. Au cours de l’examen des amis des
formes qui va suivre immédiatement, nous aurons l’occasion d’examiner en
détail les aménagements qu’implique une transposition de la définition de
l’être par la puissance d’agir et de pâtir d’un contexte matérialiste à un contexte
platonicien93.

3.2.4 L’examen des amis des formes


Dans un premier temps, l’étranger rappelle la thèse centrale des amis des
formes et place le débat sur un terrain épistémologique (248a4-b9). Leur thèse
centrale consiste, nous l’avons vu, à séparer l’être, qui est toujours de la même
façon sous les mêmes rapports (ἀεὶ κατὰ ταὐτὰ ὡσαύτως ἔχειν), et le devenir,
qui devient différent à différents moments (ἄλλοτε ἄλλως) (248a7-9, a12-13). Du
point de vue épistémologique, ils affirment que nous communiquons avec le
devenir au moyen du corps par l’intermédiaire de la sensation et que nous com-
muniquons avec l’être au moyen de l’âme par l’intermédiaire du raisonnement
(248a10-11). L’étranger demande ensuite si cette communication avec le deve-
nir et l’être est une passion ou une action résultant d’une certaine puissance
et qui survient par une rencontre (248b2-6). L’étranger essaie manifestement
de traduire les relations épistémologiques reconnues par les amis des formes

90 Les notions d’être et de puissance sont associées dans les dialogues depuis le Protagoras
349b1-6, où correspond au nom de chaque vertu une essence particulière, c’est-à-dire une
chose possédant sa propre puissance spécifique (τις ἴδιος οὐσία καὶ πρᾶγμα ἔχον ἑαυτοῦ
δύναμιν ἕκαστον), jusqu’aux Lois I, 643a4-5, où définir l’éducation renvoie à préciser ce
qu’elle est, ce qu’elle a comme puissance (τί ποτ’ ἐστὶν καὶ τίνα δύναμιν ἔχει). Diès [1909]
(1963), 26-29 propose un recensement des passages des dialogues où l’être et la puissance
sont associés.
91 Voir chapitre 2, L’insuffisance des noms et la nécessité d’un accord sur la chose même.
92 Usage bien noté par Leigh (2010), 65-66.
93 Voir en particulier Amendements nécessaires pour prolongerl’ὅρος dans le reste du dialogue
ci-dessous.
Le langage négligent des mythologues 155

au moyen du critère d’appartenance à l’être reconnu par les géants. Quelles


sont les implications de cette traduction ? Comment les amis des formes y
réagissent-ils ? C’est ce que l’étranger va tenter d’expliquer en s’appuyant sur sa
familiarité avec ces penseurs (248b6-8)94.
Contrairement aux géants, explique l’étranger, les amis des formes n’ac-
ceptent pas de reconnaître que la présence en quelque chose d’une puissance
d’agir ou de pâtir constitue un critère suffisant de son appartenance aux êtres
(248c1-6). L’expression de ce rejet est étonnante, puisque l’étranger n’a pas
demandé aux amis des formes s’ils acceptent la puissance d’agir et de pâtir
comme critère suffisant d’appartenance aux êtres, mais il leur a seulement
demandé s’il était possible de concevoir les relations épistémologiques qu’ils
posent comme une action ou une passion résultant d’une puissance et d’une
rencontre mutuelle. Sans doute Platon laisse-t-il ici au lecteur le soin d’inférer
qu’en proposant aux amis des formes de concevoir leurs relations épistémo-
logiques comme une action ou une passion, l’étranger suggère par la même
occasion que les corrélats de ces relations possèdent eux aussi une puissance
d’agir et de pâtir. Mais si les choses qui deviennent et celles qui sont ont en
commun la possession d’une puissance d’agir et de pâtir, alors rien ne s’oppose
à admettre la puissance d’agir et de pâtir comme un critère suffisant d’apparte-
nance aux êtres95. Les amis des formes, tels qu’ils sont interprétés par l’étranger,
ont bien compris l’allusion et rejettent explicitement le critère. Deux raisons
peuvent être avancées pour justifier leur refus96. D’une part, ils estiment que
les choses en devenir ont une puissance d’agir et de pâtir (248c7-8). Dès lors,
admettre comme critère suffisant d’appartenance aux êtres la possession d’une
puissance d’agir et de pâtir les obligerait à compter les choses en devenir parmi
les êtres, ce qui contredit la séparation qu’ils effectuent entre l’être et le deve-
nir. D’autre part, ils estiment que les choses qui sont n’ont puissance ni d’agir
ni de pâtir (248c8-9). Il leur est donc impossible d’admettre que la posses-
sion d’une puissance d’agir et de pâtir soit un critère suffisant d’appartenance
aux êtres.
Face à l’incrédulité de Théétète (248c10), l’étranger cherche à obtenir des
amis des formes plus de précisions sur la façon dont ils conçoivent la connais-
sance et les corrélats de cette relation épistémologique. Il s’accorde d’abord

94 Cette évocation d’une familiarité avec les amis des formes ne contredit pas l’hypothèse
selon laquelle ceux-ci sont des élèves de l’Académie caricaturant les développements que
l’on trouve dans les dialogues, à condition que l’on suppose un décrochage dans la fiction
du dialogue : ce n’est pas l’étranger qui parle à cet endroit, mais Platon lui-même, comme
le suggère Campbell (1867), lxxv.
95 Comme l’expliquent bien Politis (2006), 158, 159 et Crivelli (2012), 88.
96 Voir Crivelli (2012), 88.
156 Chapitre 6

avec Théétète pour dire que les amis des formes admettent que l’âme connaît
et que l’être est connu (248c11-d3). Il leur demande ensuite s’ils conçoivent le
fait de connaître et le fait d’être connu en termes d’action et de passion. Il énu-
mère six possibilités : connaître et être connu sont tous les deux une action ;
connaître et être connu sont tous les deux une passion ; connaître et être connu
sont tous les deux à la fois une action et une passion ; l’un est une action, l’autre
une passion (ce qui compte pour deux possibilités selon que c’est connaître
ou être connu qui est action ou passion) ; aucun des deux n’est une action ou
une passion (248d4-7)97. Les amis des formes choisissent la dernière possibi-
lité (248d8). En effet, si le fait d’être connu était envisagé selon l’une des cinq
premières possibilités, qui ont pour point commun de considérer ce qui est
connu comme une passion et/ou une action, alors l’être, qui est connu, possé-
derait une puissance d’agir et/ou de pâtir. Mais cette conséquence contredit les
déclarations antérieures des amis des formes (248d8-9) qui avaient refusé aux
choses qui sont la possession d’une puissance d’agir et de pâtir (248c8-9). Pour
éviter la contradiction, ils choisissent la dernière possibilité.
Les six lignes qui suivent (248d10-e5) sont parmi les plus discutées du
Sophiste. En réalité, c’est moins l’argument qu’elles contiennent qui est contro-
versé que sa fonction dans l’économie du passage et l’identité de celui ou de
ceux qui le propose(nt). Voici une traduction de ces lignes :

– L’étranger : Je comprends [sc. que les amis des formes se contrediraient


s’ils concevaient le fait de connaître et d’être connu en termes d’action
et de passion]. <Ils diraient> en effet (γε) ceci (τόδε)98 : que si connaître
est agir de quelque façon, il suit nécessairement à l’inverse que ce qui

97 Parmi les seize possibilités qu’offre la logique (et non les six, pace Teisserenc (2012), 82
n. 2), l’étranger semble avoir éliminé les dix cas dans lesquels le fait de connaître et le fait
d’être connu sont interprétés de manière asymétrique. Ainsi, sont tacitement exclus tous
les cas où l’un des pôles est conçu comme une action et une passion et l’autre comme
seulement une action, seulement une passion ou encore comme ni une action ni une
passion ainsi que tous les cas où l’un des pôles est une action ou une passion et l’autre ni
une action ni une passion.
98 Nous lisons, en 248d10, τόδε (avec Diès et Burnet) plutôt que τὸ δέ (comme le fait la nou-
velle OCT) et retenons le γε qui ne figure pourtant pas dans tous les manuscrits. Ces choix
ne nous paraissent toutefois pas décisifs pour l’interprétation de l’argument. Certes γε
peut avoir une nuance restrictive (« au moins »), mais il peut également être explicatif
(« en effet ») ou intensif, comme le notent Fronterotta (1995), 326-327 ; Teisserenc (2007),
31 n. 23 ; Fronterotta (2008), 196. De même, τὸ δέ peut avoir une nuance adversative
(comme l’explique Centrone (2008), 153 n. 109, qui finit d’ailleurs par préférer traduire
τόδε), mais peut aussi simplement introduire un nouveau point dans l’argument (comme
le reconnait Teisserenc (2007), 31 n. 23).
Le langage négligent des mythologues 157

est connu pâtisse. Or <il faut99>, par ce raisonnement, <que> l’être, étant
connu par la connaissance, dans la mesure où il est connu, dans cette
mesure soit mû du fait de ce pâtir, ce100 qu’assurément nous disons n’ad-
vient pas pour ce qui est au repos

μανθάνω· τόδε γε, ὡς τὸ γιγνώσκειν εἴπερ ἔσται ποιεῖν τι, τὸ γιγνωσκόμενον


ἀναγκαῖον αὖ συμβαίνει πάσχειν. τὴν οὐσίαν δὴ κατὰ τὸν λόγον τοῦτον γιγνω-
σκομένην ὑπὸ τῆς γνώσεως, καθ’ ὅσον γιγνώσκεται, κατὰ τοσοῦτον κινεῖσθαι
διὰ τὸ πάσχειν, ὃ δή φαμεν οὐκ ἂν γενέσθαι περὶ τὸ ἠρεμοῦν (248d10-e5101)

D’après une première ligne interprétative102, ces lignes proposent un argument


avancé par l’étranger pour faire admettre aux amis des idées que l’être change
dans la mesure où il est connu par l’âme. Cette lecture rencontre toutefois deux
difficultés. Tout d’abord, l’argument repose sur une prémisse hypothétique qui,
même si elle était affirmée ou prouvée dans la suite immédiate du raisonne-
ment (en 248e7-249b7)103, semble dans tous les cas difficilement attribuable à
Platon lui-même : dans les dialogues, connaître, c’est moins agir sur des formes
que pâtir, faire l’expérience de l’intelligible104. Ensuite et surtout, l’étranger va
très rapidement (voir 249b8-c4) affirmer la stabilité de l’objet de la connais-
sance, sans assortir cette affirmation d’une clause permettant de penser que
l’objet de la connaissance est par nature stable, mais change en tant qu’il
vient à être connu par un individu105. Dans ces conditions, il semble difficile

99 Nous suppléons δεῖ après δὴ en e2 avec Madvig. Robinson (1999), 152-153 envisage d’autres
possibilités pour expliquer la construction avec l’infinitif κινεῖσθαι.
100 Nous comprenons que le relatif ὃ renvoie à τὸ πάσχειν et que la phrase énonce qu’une
chose au repos ne peut pas pâtir, ce qui implique que ce qui pâtit est en mouvement (du
moins pour ceux qui soutiennent cette phrase), cf. Teisserenc (2008), 32-33.
101 Notre traduction.
102 Voir Moravcsik (1962), 39-40 ; Diès [1909] (1963), 39-63 ; Fronterotta (1995), 324-331 ;
Fronterotta (2008), 195-199.
103 Comme le veulent Moravcsik (1962), 39 et Diès [1909] (1963), 44-46.
104 Par exemple, en Phédon 79d6-7, la pensée (φρόνησις) est un état de l’âme (πάθημα) et
en République VI, 511d6-e5, l’intelligence (νόησις) et la pensée discursive (διάνοια) sont
conçues comme des états de l’âme (παθήματα), comme le notent Teisserenc (2007), 34 ;
Teisserenc (2012), 84-85 ; Delcomminette (2014), 539 ; Mouze (2020), 64-65. Voir aussi
Politique 277d7 où la science (ἐπιστήμη) est une expérience en nous (πάθος ἐν ἡμῖν).
105 Comme y insiste à juste titre Brown (1998), 197-198 contra Moravcsik (1962), 40. Nous ver-
rons néanmoins (n. 119 et le texte qui la précède) que l’idée de Moravcsik n’est pas dénuée
de fondement, à condition de faire une différence entre la forme ou l’idée, qui est éter-
nelle et stable, et le logos de cette forme ou de cette idée, qui est produit dans le temps par
le dialecticien.
158 Chapitre 6

de considérer que l’étranger veuille convaincre les amis des formes que l’être
change dans la mesure où il est connu.
Au moins deux interprétations supplémentaires de la fonction de l’argu-
ment dans l’économie du dialogue ont été proposées.
Pour l’une106, qui peut être considérée comme une variante de la précédente,
l’argument exposé par l’étranger constitue bien une objection contre les amis
des formes, mais, dans la mesure où cet argument repose sur une prémisse
hypothétique et non platonicienne, il a moins pour objectif de convaincre les
amis des formes que de les faire réfléchir à la nécessité de ménager une place à
l’âme et au changement dans leur ontologie.
Cette interprétation s’accommode néanmoins assez mal de la suite immé-
diate du raisonnement. En effet, après avoir exposé l’argument dont la paternité
est controversée, l’étranger demande à Théétète (248e7-249a2) s’il faut facile-
ment se laisser convaincre par l’exclusion du changement, de la vie, de l’âme
et de la pensée en dehors de « l’être total » ou « de ce qui est complètement »
(παντελῶς ὄν107). Il est certes possible que cette exclusion fasse référence à ce
que les amis des formes ont dit plus haut de l’être, à savoir qu’il « est toujours de
la même façon sous les mêmes rapports » (voir 248a12). Néanmoins, il semble
plus naturel de comprendre cette réplique et l’exclusion du changement
qu’elle évoque comme une réaction à l’argument qui vient d’être présenté108.
Mais alors, cet argument, fût-il ad homines et hypothétique, ne peut pas être
considéré comme un argument en faveur du changement de l’être. Si l’étran-
ger avait argumenté en faveur du changement de l’être, on voit mal pourquoi
il réagirait ensuite en se demandant s’il faut se laisser facilement persuader
du fait que le changement ne fait pas partie de l’être total109. Par contre, cette
réaction se comprend aisément si l’argument qui la précède aboutit à rappeler
que les amis des formes soutiennent la stabilité de l’être, comme le suppose
une troisième interprétation.
D’après celle-ci110, l’argument exposé par l’étranger ne constitue pas une
objection de l’étranger, mais bien plutôt la poursuite du raisonnement des amis

106 Voir Teisserenc (2007), 30-36, 39-40 ; Teisserenc (2012), 81-86, 89-90.
107 Sur l’ambiguïté de cette expression, voir infra n. 133.
108 En particulier parce que la seule référence explicite au changement qui précède la crainte
de l’étranger de voir le changement exclu de l’être total figure dans l’argument qui pré-
cède immédiatement l’expression de cette crainte (κίνησιν en 248e7 apparaît renvoyer à
κινεῖσθαι en 248e4). En outre, la réponse de Théétète à la crainte exprimée par l’étran-
ger semble également se référer à l’argument qui la précède immédiatement (le λόγον
effrayant de 249a3 apparaît renvoyer au λόγον de 248e2).
109 Cf. Centrone (2008), 153 n. 109.
110 Voir Cornford (1935), 240 n. 3 ; Brown (1998), 197 ; Leigh (2010), 67-68 ; Crivelli (2012),
89 n. 53 ; Delcomminette (2014), 538.
Le langage négligent des mythologues 159

des formes. Dans cette optique, les amis des formes fourniraient les raisons
pour lesquelles ils refusent de concevoir le fait de connaître et d’être connu
respectivement comme une action et une passion : admettre que connaître est
une action et qu’être connu est une passion les obligerait à reconnaître que
l’être qui est connu pâtit et change, ce qui contredit leur thèse d’après laquelle
« l’être est toujours de la même façon sous les mêmes rapports » (248a12). Pour
éviter la contradiction, ils refusent d’admettre que connaître est une action et
qu’être connu est une passion111.
Une petite incertitude demeure néanmoins. Dans la présente hypothèse,
l’argument de 248d10-e5 expose les raisons pour lesquelles les amis des formes
refusent de concevoir le fait de connaître et d’être connu comme une action
et une passion : concevoir la connaissance comme une action et le fait d’être
connu comme une passion contredit la stabilité de l’être. Cependant, les
interlocuteurs du dialogue avaient déjà fourni une autre raison pour rejeter
une telle conception, comme d’ailleurs toutes celles qui impliquent le couple
action/passion : de telles conceptions contredisent l’affirmation des amis des
formes d’après laquelle l’être ou les choses qui sont n’ont puissance ni d’agir ni
de pâtir (voir 248d8-9 avec c8-9). Pour expliquer cette situation, on peut sug-
gérer qu’en 248d10-e5, l’étranger tente de répondre à une question posée par
Théétète (en 248c10) et qui était provisoirement restée sans réponse. Théétète
se demandait en effet si les amis des formes ont raison de considérer que les
choses qui deviennent, mais pas celles qui sont ont une puissance d’agir et de
pâtir. Après s’être assuré du fait que les amis des formes admettent que l’être est
connu (248c11-d2), l’étranger répondrait, en 248d10-e5, à la question de Théétète
en fournissant la raison pour laquelle ces penseurs refusent que l’être ou les
choses qui sont aient une puissance de pâtir. Si l’être venait à pâtir du fait qu’il
est connu, alors il changerait, mais cela contredit la stabilité de l’être affirmée
par les amis des formes, donc l’être n’a pas selon eux puissance de pâtir du fait
qu’il est connu.
On remarquera toutefois que l’argument de 248d10-e5 n’explique pas
pourquoi les amis des formes refusent que l’être ait puissance d’agir. Cette
possibilité, dont nous avons déjà entrevu le caractère éminemment platoni-
cien, consiste à soutenir qu’une âme fait l’expérience de la connaissance et que

111 Une objection parfois avancée contre cette lecture est que l’étranger termine l’argument
de 248d10-e5 en utilisant φαμεν (248e4), « disons-nous ». Cette utilisation soudaine du
discours direct impliquerait que l’argument est au moins hypothétiquement soutenu
par l’étranger, voir Teisserenc (2012), 83. Mais, en grec ancien, un tel passage du discours
indirect au discours direct n’implique pas nécessairement que le discours cesse d’être rap-
porté, cf. Brown (1998), 198.
160 Chapitre 6

corrélativement, l’être ne pâtit pas, mais agit quand il est connu112. Une telle
possibilité est-elle cependant sérieusement envisageable pour les amis des
formes ? Et surtout, comment pourrait-elle être compatible avec la stabilité de
l’être qu’ils présupposent ?

3.2.4.1 Amendements nécessaires pour faire accepter l’ὅρος aux amis


des formes
On pourrait tout d’abord penser que l’utilisation d’une forme active du verbe
grec γιγνώσκω (τὸ γιγνώσκειν, 248d4) pour désigner le fait de connaître et
d’une forme passive du même verbe (τὸ γιγνώσκεσθαι, 248d4) pour désigner
le fait d’être connu implique que ces processus doivent être nécessairement
conçus comme respectivement actifs et passifs113. Il semble cependant que ce
ne soit pas le cas, non seulement parce que connaître peut également s’expri-
mer en grec par un verbe déponent (ἐπίσταμαι), mais aussi parce que Platon,
dans d’autres dialogues, ne semble pas établir un lien nécessaire entre la mor-
phologie d’un verbe et le sens du processus qu’il désigne. En effet, en Gorgias
476d5-7, Polos estime que « payer sa faute » est un processus passif, alors qu’il
est désigné en grec par une forme verbale active (δίκην διδόναι)114. La gram-
maire apparente n’empêche donc pas a priori les amis des formes de considérer
la connaissance comme une expérience (πάθος) pour l’âme, ni de reconnaître
que c’est l’objet de la connaissance qui agit sur l’âme et non l’inverse.
Reste cependant un obstacle à lever. Si admettre qu’une âme qui fait l’expé-
rience de la connaissance est mise en branle ne pose pas de difficulté aux amis
des formes, il leur est cependant vital, pour préserver la stabilité de l’objet de
la connaissance, que l’action de l’objet connu n’implique pas le changement
de cet objet115. Mais dissocier ainsi la puissance d’agir et le mouvement suppose
probablement une prise de distance avec la façon dont les géants concevaient
la définition de l’être qui leur avait été proposée116. D’après notre hypothèse
d’un parallélisme suivi avec le Théétète, définir l’être par la puissance d’agir
et de pâtir impliquait en effet pour les géants l’universalité d’un changement
dont les puissances de pâtir et d’agir sont des espèces. Or désormais, en vue

112 Voir Cornford (1935), 240 n. 3 ; Menn (1995), 55 ; Brown (1998), 199-201 ; Teisserenc (2007),
34-36 ; Teisserenc (2012), 84-86 ; Delcomminette (2014), 538-539.
113 Comme le veut Vlastos [1970] (1981), 312.
114 La référence est donnée par Brown (1998), 199-200.
115 Voir Teisserenc (2007), 35 et Teisserenc (2012), 85.
116 Point sur lequel Leigh (2010) n’insiste pas lorsqu’elle soutient que la définition des êtres
en termes de puissance d’agir et de pâtir est maintenue dans le dialogue à condition de
dissocier du changement la puissance d’agir et de pâtir et de les interpréter comme cause
et conséquence respectivement.
Le langage négligent des mythologues 161

de préserver la stabilité de l’être chère aux amis des formes tout en leur per-
mettant de concevoir le fait de connaître et d’être connu en termes de passion
et d’action, la puissance d’agir ne peut plus être conçue comme impliquant le
changement. À supposer donc que les amis des formes considèrent plus avant
l’hypothèse selon laquelle connaître est pâtir et être connu est agir, il faudrait
encore conditionner leur admission de cette hypothèse à une dissociation de
la puissance d’agir et du changement, dissociation qui les éloigne irrémédia-
blement de la position des géants telle que nous l’avons interprétée. Il ne faut
cependant pas perdre de vue que la philosophie des amis des formes constitue
probablement un durcissement scolaire des positions platoniciennes117 et n’est
donc pas nécessairement représentative de la façon dont Platon lui-même réa-
girait face au critère d’appartenance aux êtres discuté dans la gigantomachie,
comme nous allons le voir immédiatement.

3.2.4.2 Amendements nécessaires pour prolonger l’ὅρος dans le reste


du dialogue
Nous l’avons dit, concevoir le fait de connaître comme une expérience que
l’âme a de l’intelligible et le fait d’être connu comme l’activité de l’objet de la
connaissance est, avant d’être une possibilité qui permettrait de convaincre
les amis des formes, une conception éminemment platonicienne. Cependant,
cette façon de considérer la connaissance semble à première vue contredire la
dimension productive et active de la dialectique sur laquelle nous avons insisté
dans ce texte118. Pour désamorcer cette contradiction potentielle, il convient
de distinguer la forme qui affecte l’intelligence et le logos de cette forme qui
est produit, dans une certaine temporalité, par l’intelligence du dialecticien119.
Dans le processus de connaissance, la forme connue agit sur une âme et la
met en branle. En retour, l’âme, en entrelaçant et divisant des genres, produit
le logos qui correspond au déploiement temporel de cette forme. Le fait de
connaître est donc à la fois, mais sous des rapports différents, l’expérience que
l’âme fait d’une forme et l’activité de l’âme qui produit le logos de cette forme ;
quant au fait d’être connu, il tient à la fois, mais sous des rapports différents,

117 Voir La gigantomachie ci-dessus.


118 Voir chapitre 2, La division des techniques ; chapitre 3, Production, art de trier et dialectique.
119 La distinction entre une forme stable et éternelle et le logos de cette forme s’accorde
dans certaine mesure avec les suggestions de Moravcsik (1962), 40. Sur cette question
importante, voir aussi Delcomminette (2000), 83 n. 149. Notons bien que cette distinction
intervient uniquement dans le cadre d’une spéculation sur la position que Platon aurait
adoptée face au critère qu’il propose aux amis des formes et aux géants. Nous maintenons
par ailleurs que la stabilité de l’objet de la connaissance n’est assortie d’aucune qualifica-
tion dans ce passage, voir le texte qui précède immédiatement la n. 105.
162 Chapitre 6

dans l’action d’une forme et dans le fait pour le logos de cette forme d’être
produit, de pâtir de l’âme qui le produit. En conséquence, il nous semble que si
Platon devait traduire la relation de connaissance et ses corrélats dans le vocabu-
laire de l’action et de la passion, il considérerait sans doute le fait de connaître et
celui d’être connu à la fois comme une action et comme une passion, une acti-
vité et une expérience, pour autant que soient clairement distingués la forme,
le genre, l’idée et le logos de cette forme, de ce genre ou de cette idée.
En outre, comme, plus tard dans le dialogue, l’étranger évoquera « la puis-
sance de communication » d’un genre (δύναμις κοινωνιας)120 et interprètera
cette communication en termes d’action et de passion121, on peut raisonnable-
ment estimer122 qu’il invite son auditoire (et Platon son lecteur) à étendre la
puissance d’agir et de pâtir aux relations entre les genres eux-mêmes. Comment
envisager une telle extension ? Pour répondre pleinement à cette question,
il faudra attendre que se mette en place notre inteprétation du mélange des
genres dans la partie constructive du cœur du dialogue123. Au présent stade,
disons seulement que, d’après l’interprétation que nous défendrons, les rela-
tions de passion et d’action entre les genres impliquent la prise en compte de
et ont des conséquences sur leur nature respective. Par exemple, si l’être pâtit
de l’un (245a5-6, b4) ou que l’un agit sur l’être, cela signifie que, par sa nature,
l’être est un124. Par contre, nous verrons que, puisque la nature du changement
est contraire à celle la stabilité, on ne peut pas soutenir que le changement est
affecté par la stabilité ou que la stabilité agit sur le changement125.
Pour achever cette spéculation sur la position que Platon aurait adoptée
face à la définition de l’être par la puissance, il est nécessaire de réaliser que
la puissance d’agir et de pâtir d’une forme a elle-même pour condition le fait
que cette forme pâtisse de la forme de l’être, conçue comme ce qui confère la
puissance ou capacité d’agir et de pâtir. Ce point difficile apparaît peut-être
plus clairement si l’on emprunte le vocabulaire de la participation126. Pour

120 Cf. 251d7, 9 ; 251e9 ; 252d2-3 ; 253c2 ; 253e1 ; 254c5-6 ; Fronterotta (2008), 193 n. 14, 202 ;
Teisserenc (2012), 91.
121 Cf. 252b9, e9 et Delcomminette (2014), 539.
122 Pace Cornford (1935), 239 n. 1 et Crivelli (2012), 89, 90.
123 Voir chapitre 7, La puissance de communication du changement avec les quatre autres très
grands genres ; Platon isole-t-il la notion d’existence dans le Sophiste ?
124 En désaccord, sur ce point, avec Leigh (2010), 66, 73 qui paraît considérer que si x pâtit
de y, x possède y comme un attribut et y ne constitue pas partiellement ou totalement la
nature de x.
125 Voir chapitre 7, Le changement et la stabilité diffèrent de l’autre et du même.
126 Cet emprunt se justifie par le fait qu’en 251d7 et 251e9, μεταλαμβάνειν et κοινωνεῖν semblent
être utilisés l’un pour l’autre et que la communication des formes entre elles est interpré-
tée en termes d’action et de passion.
Le langage négligent des mythologues 163

une forme, la capacité d’agir peut se concevoir comme une capacité d’être
participée et, inversement, la capacité de pâtir peut se concevoir comme une
capacité à participer127. Or, selon Platon, c’est la participation à la forme de
l’être qui confère à une forme son être128. C’est pourquoi définir l’être comme
la capacité de participer et d’être participé suppose que cette capacité repose
elle-même sur la participation à la forme de l’être. Si ce n’était pas le cas, il y
aurait deux raisons de conférer l’être à une forme : d’une part, sa capacité de
participer et d’être participé, et de l’autre, sa participation à l’être. Plus grave,
il faudrait que la forme soit, c’est-à-dire soit capable de participer et d’être
participée, pour participer à l’être129. Pour éviter qu’il faille être pour parti-
ciper à l’être, il est essentiel que la capacité d’être participé et de participer
dérive elle-même de la participation minimale et effective à la forme de l’être.
Paradoxalement, c’est donc l’effectivité ou si l’on veut l’actualité d’une passion
minimale qui est au cœur d’une définition de l’être comme puissance d’agir et
de pâtir.
Notons bien que les suggestions présentées dans cette section émanent de
la récurrence de l’expression « la puissance de communication » d’un genre
(δύναμις κοινωνιας) dans la suite du dialogue, récurrence qui invite l’auditoire
de l’étranger ainsi que le lecteur de Platon à étendre la puissance d’agir et de
pâtir aux relations entre les genres dont il sera ultérieurement question. Si l’on
revient toutefois au niveau de la discussion avec les amis des formes, force est
de constater que les amendements et prolongements discutés dans les deux
dernières sous-sections ne sont pas entrevus par les amis des formes, qui
refusent de concevoir la connaissance comme une action et le fait d’être connu
comme une passion pour ne pas être contraints d’affirmer que l’être pâtit et
change du fait qu’il est connu. Plus généralement, la stabilité de l’être que
les amis des formes soutiennent les conduit à rejeter les suggestions de
l’étranger130.
Mais tout ce qui est est-il vraiment stable ? Comment la connaissance est-elle
possible s’il n’y a que de la stabilité ? Pour répondre à ces questions, l’étranger
va poursuivre son dialogue avec Théétète en considérant les exigences d’un

127 Et non l’inverse (pace Fronterotta (2008), 206), comme le montrent de manière convain-
cante Teisserenc (2007), 41-42 ; Teisserenc (2012), 91 et Wiitala (2018), 179-180.
128 Voir 256a1 ; 256d9 ; 256e3 ; 259a6-7.
129 Comparer Parménide 161e3-162b3 et ce qu’en dit Gill (2012), 71, 74.
130 Comme l’écrit nettement Lefebvre (2018), 319 : « La dialogue avec les Amis des Formes
prend fin sur ce refus (…) ». D’autres commentateurs (par exemple Wiitala (2018) et
Sabrier (2021)) considèrent que la discussion avec les amis des formes et/ou les géants se
poursuit jusqu’en 249d5.
164 Chapitre 6

personnage capital, non plus l’ami ou l’amoureux des formes, mais l’ami ou
l’amoureux du savoir, autrement dit, le philosophe.

3.3 Reprise de la discussion : les exigences du philosophe


La conclusion des amis des formes au sujet de la stabilité de l’être est si peu
du goût de l’étranger qu’il prend Zeus lui-même à témoin pour exprimer ses
doutes sur l’idée que l’être puisse être dépourvu de changement, de vie, d’âme,
de pensée et d’intelligence (248e7-249a2). Théétète paraît du même avis
puisqu’il considère le raisonnement des amis des formes comme « terrible »,
voire « effrayant » (δεινόν, 249a3). C’est que l’étranger considère maintenant
le point de vue d’un personnage tiers, le philosophe, qui refuse aussi bien de
réduire le tout à la stabilité, comme le font les amis des formes, que de le chan-
ger en tout sens, comme le font les géants réformés (249c10-d2). La vénération
du savoir qui anime le philosophe entraîne en effet l’étranger, avec l’approba-
tion de Théétète, à adopter l’injonction suivante : « il faut combattre avec tous
les arguments possibles celui qui, quoi qu’il affirme à propos de quoi que ce
soit, fait disparaître la science, la pensée ou l’intelligence (ἐπιστήμην ἢ φρόνησιν
ἢ νοῦν) » (249c6-9131). De cette injonction philosophique, on peut dériver le
principe ontologique selon lequel tout ce qui est nécessaire à l’intelligence, la
pensée ou la science doit être considéré comme un être132, c’est-à-dire, dans ce
contexte, doit faire partie de la « totalité des êtres »133. Or l’intelligence a une
double condition de possibilité : subjective et objective.

131 La grammaire de ces lignes permet d’autres lectures : ἰσχυρίζηται peut être construit avec
ἀφανίζων (cf. Robin (1950), 307 ; Menn (1995), 70 n. 3 ; Dixsaut (2000), 179 ; Mouze (2019),
148 ; Sabrier (2021), 351 n. 12) et περί τινος peut être pris en complément de ἐπιστήμην ἢ
φρόνησιν ἢ νοῦν plutôt qu’avec ἰσχυρίζηται. Dans ce cas, il faut combattre « celui qui per-
siste, de quelque manière que ce soit, à supprimer la science, la pensée ou l’intelligence
au sujet de quoi que ce soit ». Nous préférons cependant comprendre que l’étranger fait
allusion à l’incohérence survenant lorsqu’on soutient une thèse quelconque (cf. 246a10-
11) tout en faisant disparaître la science (cf. Silverman (2002), 155), ce qui suppose que
ἰσχυρίζηται et ἀφανίζων soient pris séparément (cf. Cornford (1935), 242 ; White (1993), 41 ;
Ledesma (2009), 250).
132 Voir Crivelli (2012), 92.
133 L’adverbe παντελῶς dans l’expression τὸ παντελῶς ὄν (248e8-9) peut être pris dans un sens
intensif ou extensif. Dans le premier cas, l’expression signifie « ce qui est complètement,
parfaitement » (voir République V, 477a3-4 ; Silverman (2002), 154 ; Politis (2006), 160-163 ;
Crivelli (2012), 92 ; Ferrari (2012), 602-606 ; Wiitala (2018), 188-190). Dans le second, elle
signifie « l’être total, universel » (voir Diès [1923] (1955), 289, 356 ; Cornford (1935), 244-
245 ; Movia (1991), 257 ; Cordero (1993), 155, 250 n. 249 ; Gavray (2006), 43-44 ; Leigh (2010),
77 ; Teisserenc (2012), 87 n. 1). La glose figurant dans la conclusion de l’argument « l’être,
c’est-à-dire la totalité (τὸ ὄν τε καὶ τὸ πᾶν) » (249d4) fait probablement pencher la balance
en faveur d’une compréhension extensionnelle du παντελῶς ὄν, voir Leigh (2010), 77 n. 28 ;
Le langage négligent des mythologues 165

Du côté subjectif (248e7-249b7), l’intelligence suppose la vie. La vie suppose


à son tour l’âme, qui implique elle-même le changement, sans doute parce que
l’âme est conçue par Platon comme un mouvement qui se meut lui-même
(voir Phèdre 245c5134 ; Lois X, 896a1-2)135. Comme tout ce qui est nécessaire à
l’intelligence est, c’est-à-dire fait partie de la totalité des êtres, la vie, l’âme et
le changement font partie de cette totalité, contrairement à ce qu’affirment
les idéalistes pluralistes et les monistes (c’est-à-dire les amis des formes et
Parménide) d’après qui le tout ne comprend que des choses stables (249c11-d1).
Plus encore, la façon dont l’étranger formule ce résultat dans sa conclusion
(249d3-4) laisse penser qu’il ne se contente pas d’intégrer dans le tout l’âme et
le changement qu’elle implique, mais qu’il y intègre aussi tout ce qui change, y
compris les corps en devenir136. Etant parvenu à montrer que certaines choses
qui changent font partie de la totalité des êtres, l’étranger semble supposer qu’il
n’y a du même coup plus aucune raison de refuser l’idée selon laquelle n’importe
quelle chose qui change, y compris les corps en devenir, fait partie de la tota-
lité de ce qui est137. Comme nous l’avions signalé au début de notre examen de
la gigantomachie138, l’admission du devenir dans la totalité de ce qui est n’em-
pêche nullement d’octroyer aux formes intelligibles et peut-être à l’âme qui les
connaît le statut d’un être véritable dont sont dépourvues les choses en deve-
nir. Néanmoins, ce qui intéresse avant tout l’étranger dans le présent argument
est d’intégrer, contre les amis des formes, ce qui change dans la totalité de ce
qui est.
Du côté objectif (249b8-c9), l’intelligence requiert un objet qui soit toujours
de la même façon sous les mêmes rapports et se rapporte à soi (Τὸ κατὰ ταὐτὰ
καὶ ὡσαύτως καὶ περὶ τὸ αὐτό) (249b12, cf. 248a12). Or, une telle condition ne se
produit jamais χωρὶς στάσεως (249c1), c’est-à-dire indépendamment de la sta-
bilité. L’intelligence requiert donc des objets stables. Mais comme tout ce que
l’intelligence requiert fait partie de la totalité de ce qui est, alors, contre ceux

Teisserenc (2012), 88, d’où l’expression « la totalité des êtres » dans le texte principal. Par
ailleurs, nous considérons qu’en 248e7-249b7, lorsque l’étranger personnifie le παντελῶς
ὄν et demande s’il possède une âme, la vie et la pensée, il est en train de demander à
Théétète si la totalité des êtres comporte l’âme, la vie, la pensée et le changement.
134 En retenant la leçon du papyrus 1016 d’Oxyrhynchus adoptée par Robin [1933] (1970),
lxxvii n. 1, 33-34 n. 3.
135 En toute rigueur, il faudrait écrire « un changement qui se change soi-même », mais nous
conservons la traduction la plus courante en langue française de la définition de l’âme.
136 L’utilisation du relatif pluriel ὅσα dans la conclusion (en 249d3) laisse peu de doutes sur
le fait que c’est bien tout ce qui change (et non pas seulement l’âme et l’intellect) qui est
intégré à la totalité des êtres, comme y insiste Politis (2006), 153.
137 Voir Brown (1998), 204 ; Crivelli (2012), 94-95.
138 Voir Conditions de l’examen des deux factions.
166 Chapitre 6

qui « changent l’être en tout sens », tout ce qui est stable fait partie de la totalité
de ce qui est (249d2-4). S’il faut reconnaître que le mobilisme universel auquel
cette conclusion vient s’opposer n’est pas explicitement attribué aux géants
qui, au sens strict, sont des corporalistes et des sensualistes, nous avons cepen-
dant tenté de montrer, au cours des pages qui précèdent, que l’assomption de
l’universalité du changement dont les espèces possèdent puissance d’agir et
de pâtir est l’aboutissement d’un matérialisme initié, revenu réflexivement sur
les conditions de son énonciation et ayant conclu à la nécessité de faire une
place à certaines réalités incorporelles. Notons également que la stabilité de
l’objet de la connaissance est un thème récurrent chez Platon au moins depuis
le Cratyle139 et que l’identité à soi que cette stabilité implique dans l’objet de
la connaissance signifie probablement que c’est l’attribut f lui-même (par
exemple, le beau), plutôt que l’objet sensible qui le possède, qui est un objet
de connaissance, car cet attribut, à la différence des objets sensibles qui le pos-
sèdent, est f quel que soit le moment auquel, le rapport ou la circonstance selon
lesquels il est envisagé (voir Banquet 210e6-211a5 ; République V, 479a5-c7)140.

139 Voir Cratyle 439c7-440a5 ; Diès [1909] (1963), 58-59 ; Crivelli (2012), 94 n. 68 ; Teisserenc
(2012), 88 n. 2.
140 Sabrier (2021) souligne que les géants n’ont aucune raison d’admettre à ce stade que
l’intelligence requiert des objets stables. Pour cette raison, cette commentatrice inter-
prète 249b8-c2 comme démontrant, non pas que l’intelligence (νοῦς) requiert un objet
stable, mais que s’il n’y avait pas de stabilité, l’intelligence disparaîtrait, dans la mesure
où l’intelligence elle-même est stable. Dans cette perspective, la stabilité de l’intelligence
serait acceptée par les géants parce que ceux-ci reconnaissent que l’intelligence, comme
la pensée (φρόνησις), est une vertu (247b1-2) et que les vertus, à la différence des âmes
qu’elles rendent vertueuses, sont stables. Malgré l’ingéniosité de cette proposition, nous
ne sommes pas entièrement convaincus qu’elle s’impose. Tout d’abord, du point de vue de
la situation dialectique, rien n’indique que la conclusion de l’argument commençant en
248e7 en réaction à l’effrayant (Δεινὸν, 249a3) argument des amis des formes soit primor-
dialement destinée à convaincre les géants (ni d’ailleurs les amis des formes). L’argument
commençant en 248e7 et se terminant en 249d5 s’adresse avant tout au philosophe (Τῷ δὴ
φιλοσόφῳ, 249c10) qui doit dépasser les perspectives partielles des amis des formes et des
géants. Ensuite, rien dans la discussion avec les géants (en 246e5-248a3) ne les prépare
spécifiquement à considérer que les vertus sont stables. Bien plutôt, comme nous l’avons
vu, la définition de l’être comme puissance d’agir et de pâtir peut être rapprochée de la
position des hommes plus raffinés du Théétète, d’après qui le tout est un changement qui
revêt deux formes, l’une qui a une puissance d’agir et l’autre de pâtir (Théétète 156a2-7).
Enfin, il est loin d’être établi que l’intelligence soit stable d’après Platon (cf. Lois X, 897c5-
6, 897d3), ce qui serait pourtant la position du philosophe dans l’hypothèse de Sabrier.
Encore une fois, dans le Cratyle (439c7-440a5), Platon argumente pour démontrer la sta-
bilité des objets de la connaissance. Comme souvent dans le Sophiste, il est possible que
Platon fasse fond sur des acquis des dialogues antérieurs, ce qui explique pourquoi il pré-
suppose ici que l’intelligence requiert des objets stables.
Le langage négligent des mythologues 167

L’intégration de tout ce qui change et de tout ce qui est stable dans la tota-
lité des êtres est donc suspendue à l’amour du savoir qui définit le philosophe.
Cependant, loin d’être restrictif, le principe consistant à admettre dans son
ontologie tout ce qui est nécessaire au savoir semble devoir engager un bon
nombre des interlocuteurs passés en revue par l’étranger et Théétète, à com-
mencer par Parménide, les amis des formes et les géants réformés, auxquels
l’étranger fait allusion au moment de conclure (249c11-d2). Car si l’identifica-
tion des conditions subjectives et objectives de la connaissance que vient de
proposer l’étranger ne leur est pas directement adressée141, le principe même
de l’argument, consistant à admettre parmi les êtres tout ce que l’intelligence
présuppose, a bel et bien un effet contraignant sur eux. En effet, les amis des
formes ont reconnu que l’âme connaît et que l’être est connu (248c11-d3)142 ; les
géants réformés ont affirmé leur thèse au sujet de l’être et donc pragmatique-
ment admis que la connaissance au sujet de l’être est possible ; et, après tout,
Parménide s’est lui aussi laissé aller à théoriser sur l’être et le non-être. Sous
peine d’incohérence, les amis des formes, les géants réformés et Parménide
doivent donc reconnaître de l’être à tout ce que leur propre savoir requiert. Au
minimum, l’étranger les force donc à réfléchir aux conditions de possibilité
d’énonciation de leur propre thèse et de leur comportement épistémique. Une
fois encore, plus que la correspondance avec le « monde extérieur », c’est l’exi-
gence de cohérence avec soi-même qui guide implicitement l’argumentation
de l’étranger.

3.4 L’aporie finale


La longue et sinueuse discussion avec les ontologies du passé semble aboutir,
grâce à la prise en compte des exigences du philosophe, à la saisie de l’être par
le logos (249d6-8). Assimilé au tout, l’être est dorénavant envisagé comme
comprenant tout ce qui change et tout ce qui est stable. Néanmoins, l’étranger,
se référant probablement à la difficulté annoncée en préface de la description
de la gigantomachie (voir 245e8-246a2), fait remarquer à Théétète (249d9-11)
que c’est maintenant qu’ils vont connaître l’aporie sur l’être. La mise au jour
de cette aporie suppose que le résultat auquel Théétète et l’étranger viennent de
parvenir soit envisagé dans la lignée de la position des pluralistes qui affir-
maient que le tout est le chaud et le froid (249e6-250a2, cf. 243d6-244b5).
Pour ce faire, il faut reformuler la thèse selon laquelle l’être et le tout com-
portent à la fois tout ce qui change et tout ce qui est stable et la comprendre
comme l’affirmation d’après laquelle l’être et le tout sont le changement et la

141 Voir note précédente.


142 Crivelli (2012), 92.
168 Chapitre 6

stabilité pris ensemble143. Une fois cette reformulation admise, par un effet de
retournement assez saisissant, l’étranger peut montrer que nous sommes tout
simplement revenus à notre point de départ.
Rappelons que la réfutation des pluralistes reposait sur l’idée que l’être est
dit « de la même façon » (ὁμοίως, 243e5) du chaud et du froid. L’étranger sou-
tenait alors qu’attribuer de la même façon l’être au chaud et au froid entraîne
le monisme dans le cas où l’être est identifié à l’un de ces deux termes144. À
présent, il conduit un raisonnement similaire relativement au changement
et à la stabilité. Cette fois, c’est Théétète qui reconnaît que l’être se dit « de
la même façon » (ὁμοίως, 250a11) du changement et de la stabilité (250a11-b1).
Dans ce cas, l’être ne peut être identique ni au changement ni à la stabilité.
Supposons en effet que l’être soit identique au changement. Puisque l’être se
dit de la même façon du changement et de la stabilité, le changement, par
hypothèse identique à l’être, se dirait de la même façon du changement et de
la stabilité. Mais comme le changement se dit du changement parce qu’il est
identique à lui, le changement se dirait de la stabilité parce qu’il est identique
à elle. Cependant, quand Théétète reconnaît que le changement et la stabilité
sont, il ne dit pas du tout que tous les deux changent (250b2-4). Inversement,
il ne veut pas non plus dire que tous les deux sont stables (250b5-7), ce qui
serait la conséquence, selon le même raisonnement, de l’identité de l’être et de
la stabilité145.
Mais alors, comment éviter que le changement ou la stabilité s’identifie à
son « contraire absolu » (250a8-9) à chaque fois que nous les disons « être » ?
L’étranger propose et Théétète accepte que c’est en posant (τιθείς), dans l’âme,
l’être comme un tiers entourant le changement et la stabilité, en rassemblant
(συλλαβών) ceux-ci et en percevant (ἀπιδών) la communauté qui les relie à
l’être, que nous nous décidons à accorder l’être au changement et à la stabi-
lité (250b8-c2). La localisation, assez mystérieuse, de l’être dans l’âme peut
s’expliquer par le fait que, même si la position de l’être apparaît en premier
lieu dans l’énumération de l’étranger, elle suppose les deux autres opérations,
propres à l’âme, de rassemblement du changement et de la stabilité et de per-
ception de leur communauté avec l’être, de telle sorte que c’est bien l’activité
de l’âme qui permet de poser l’être comme tiers entourant le changement et

143 La nécessité de cette correction est également soulignée par Bluck (1975), 104 et Stough
(1990), 356 n. 2. Le passage de ce qui change au changement et de ce qui est stable à la
stabilité était entrevu dès 249b2-3 et 249b12-c1, voir Sabrier (2021), 361-362.
144 Voir ci-dessus La critique des pluralistes.
145 Cette reconstruction de l’argument est proposée par Crivelli (2012), 74, 97.
Le langage négligent des mythologues 169

la stabilité146. On notera que l’étranger finit par admettre ici la position qu’il
avait initialement suggérée aux pluralistes : l’être est une entité, correspondant
à la signification du terme « être », qui est irréductible aux entités admises par
n’importe quel pluralisme.
La position de l’être comme tiers signifie non seulement que l’être est
quelque chose d’autre que le changement et la stabilité pris indépendamment,
mais aussi qu’il est quelque chose d’autre que le changement et la stabilité pris
ensemble (συναμφότερον, 250c3-5)147. Dans le cas contraire, ce serait un retour
au monisme (voir 243e8-244a3), qui vient d’être abondamment critiqué148. Si
l’on admet, comme suggéré dans le pénultième paragraphe, que la discussion
avec les ontologies du passé se conclue par l’affirmation d’après laquelle, pour
le philosophe, l’être est le changement et la stabilité pris ensemble, alors la
présente conclusion contredit la conclusion de cette discussion149.
L’argument, cependant, ne s’arrête pas là. L’étranger vient d’aboutir à la
conclusion selon laquelle l’être est quelque chose d’autre que le changement
et la stabilité, pris indépendamment (250a8-c2) ou pris ensemble (250c3-
5). De là, il infère (ἄρα, 250c6) que « selon sa nature propre (κατὰ τὴν αὑτοῦ
φύσιν), l’être ni n’est stable ni ne change » (250c6-7). Cependant, comme le
couple « stabilité/changement » est un couple mutuellement exclusif divi-
sant exhaustivement ce qui est, tout ce qui ne change pas est stable et tout ce
qui n’est pas stable change (250c12-d2). La conclusion à laquelle nous venons
d’aboutir selon laquelle l’être ni n’est stable ni ne change semble donc tout à
fait impossible (250d2-4). L’aporie sur l’être est par conséquent égale à, sinon
plus grande que celle qui entourait le non-être (250d5-e5).
La façon dont les interprètes conçoivent cette aporie détermine dans une
large mesure la lecture qu’ils adoptent dans la partie constructive du cœur du
dialogue. Il convient donc d’être extrêmement prudent. La plupart des com-
mentateurs estiment que l’étranger se livre, dans la partie finale de l’argument,
à une confusion intentionnelle qu’il corrigera dans la section suivante du dia-
logue (celle qu’inaugure la discussion avec les tard-venus150). En particulier,

146 Voir semble-t-il Teisserenc (2012), 94 (comparer Rosen (1983), 241). Sur les opérations de
rassemblement et de perception dans ce passage, voir Heidegger [1924-25] (2001), 464-
465. Peut-être la localisation de l’être dans l’âme signifie-t-elle également que l’être de
toute forme doit être posé et supposé par le dialecticien entamant une recherche au sujet
de cette forme.
147 Comme le note Bluck (1975), 104-105.
148 Voir La critique des monistes.
149 Voir Stough (1990), 356. En tout cas, le συναμφότερον figurant dans la présente conclusion
(250c3) est très probablement une allusion au συναμφότερα concluant la discussion avec
les ontologies du passé (249d4), voir Cornford (1935), 250 ; Cordero (1993), 252 n. 263.
150 Voir chapitre 7, Les tard-venus.
170 Chapitre 6

ils estiment soit que l’étranger infère vicieusement de sa conclusion correcte


d’après laquelle l’être n’est identique ni au changement, ni à la stabilité, ni aux
deux pris ensemble la conclusion supplémentaire incorrecte d’après laquelle
l’être ni ne change ni n’est stable prédicativement (auquel cas le glissement
intervient entre 250c3-4 et 250c6-7) ; soit que l’étranger infère de sa conclu-
sion correcte d’après laquelle l’être par nature ni ne change ni n’est stable la
conclusion supplémentaire incorrecte d’après laquelle l’être n’instancie ni le
changement ni la stabilité (auquel cas, le glissement intervient entre 250c6-7
et 250c12-d2)151. Dans les deux cas cependant, la suite du raisonnement aurait
pour objectif de corriger cette confusion entre identité et prédication ou entre
prédication essentielle et ordinaire. Néanmoins, si telle est la leçon que l’étran-
ger veut tirer des apories sur l’être, on peut se demander pourquoi il a pris la
peine de réviser, en détails, la position des monistes, des amis des formes et
des fils de la terre au cours des dix pages Stephanus qui précèdent. Comme il le
suggère lui-même (voir 249e6-250a2), l’étranger aurait pu faire émerger l’aporie
finale à partir de la seule position des pluralistes, d’après qui l’être est le couple
« chaud-froid ». Dans l’interprétation traditionnelle de ce passage, le rôle de
la discussion avec les mythologues demeure donc finalement énigmatique152.
Qui plus est, on ne saurait soutenir que la suite du raisonnement permet
à Théétète de comprendre que la non-identité de l’être, du changement et de
la stabilité n’empêche pas l’être d’être, comme toutes les formes, stable153. En
effet, dans la suite du dialogue, l’étranger ne dira jamais que l’être est stable.
Plus généralement, nous verrons qu’il ne semble pas prendre en compte
les attributs, comme la stabilité, qu’une forme posséderait en tant qu’elle
est une forme. Tous les mélanges dont il sera question dans la section sur la
communauté des genres impliqueront la prise en compte de et auront des
conséquences sur la nature particulière des genres qui se combinent154. La
conclusion d’après laquelle l’être ni n’est stable ni ne change semble donc, aussi
paradoxale et aussi impossible qu’elle semble être aux yeux de Théétète, tenir
bon. Le problème réside sans doute plutôt dans le fait que, même si Théétète

151 Pour une exposition détaillée de ces deux interprétations, voir Crivelli (2012), 98-101. La
première interprétation est défendue par Owen (1971), 257, 261 ; la seconde a été proposée
par Frede (1967), 67-68.
152 Comme nous le notons dans Zaks (2018), 385, en accord sur ce point avec Rodriguez
(2020), 170 et suivantes. Notre propre interprétation de la fonction de la longue discussion
avec les mythologues apparaîtra dans un instant (voir Conclusion ci-dessous), au moment
de comparer le rôle de la partie aporétique de la coque du dialogue et celui de la partie
aporétique de son cœur.
153 Comme semble le suggérer Frede (1967), 68.
154 Voir chapitre 7, Le changement et la stabilité diffèrent de l’autre et du même.
Le langage négligent des mythologues 171

accepte le raisonnement qui fait de l’être un troisième terme « en dehors » du


changement et de la stabilité, il n’est pas encore prêt à accepter et considère
donc comme impossible la conclusion qui en découle selon laquelle l’être ni
ne change ni n’est stable ou, plus précisément, selon laquelle ce n’est pas dans
la nature de l’être de changer ou d’être stable155. Toute la partie constructive du
raisonnement aura pour fonction de montrer que les genres ont en effet des
natures différentes les unes des autres, quoiqu’ils puissent communiquer les
uns avec les autres, et que l’être ne fait pas exception à cette règle. Autrement
dit, l’étranger va montrer, contre tous ses prédécesseurs, que l’être n’est pas
réductible au tout, qu’il est un genre à part entière qui, selon sa nature, ni ne
change, ni n’est stable.
Avant d’en venir à cette démonstration et à la partie proprement construc-
tive du cœur du Sophiste, on peut encore se questionner plus avant sur le bilan
et la fonction exacte de la recension des apories entreprise par l’étranger. Pour
dresser ce bilan et percevoir cette fonction, comparons, en guise de conclusion,
toute la partie aporétique que nous avons examinée avec les autres parties
du dialogue.

4 Conclusion

Comme nous l’avons expliqué dans l’introduction de cet ouvrage, il est d’usage
de distinguer la coque et le fruit ou le noyau du Sophiste156. Selon cette arti-
culation, la coque du dialogue est consacrée à la définition du sophiste. Elle
est constituée des six premières tentatives de définition du sophiste, de l’iden-
tification de la mimétique comme point de départ de la dernière définition
(216a1-236d4) et de la dernière définition elle-même, située à la fin du dialogue
(264b11-268d5). Le noyau, consacré quant à lui à l’examen des conditions de
possibilité de la définition du sophiste, est fait des deux parties aporétiques
centrées sur l’être et le non-être qui ont fait l’objet du présent chapitre et du
précédent (236d5-251a4), ainsi que de la partie constructive dont les résultats
permettent la reprise de la dernière définition (251a5-264b10). Si cette articu-
lation nous semble bien fondée et structurante157, elle a cependant tendance à
masquer les liens qui unissent la coque et le noyau du dialogue, et en particu-
lier ceux qui unissent la coque et les parties aporétiques du noyau du dialogue.

155 Nous suivons ici les excellentes analyses de Roberts (1986), en particulier pp. 235-237.
156 Voir par exemple Gomperz (1935), 592 ; Diès [1909] (1963), 267 ; Crivelli (2012), 1.
157 Pour une critique de cette façon de découper le texte, voir Heidegger [1924-25] (2001),
222-224.
172 Chapitre 6

Tout d’abord, c’est une seule et même question, celle du dialecticien, qui
est posée successivement à propos des noms « sophiste », « non-être » et de
l’expression « être » : sur quoi ces noms peuvent-ils bien porter, que veulent
signifier ceux qui les énoncent (comparer 218c1-5 ; 237b10-c4 ; 243d3-6 ;
244a5-6 et 250d7-e2) ? Ensuite, dans la première partie de ce livre, nous avons
vu que, pour répondre à cette question dans le cas du nom « sophiste », l’étran-
ger tentait de clarifier dialectiquement les différentes façons dont le sophiste
nous apparaît158. Or c’est également à partir de la façon dont le non-être et
l’être apparaissent aux mythologues et à leurs auditeurs que Platon travaille
dans les deux parties aporétiques examinées au cours des deux derniers cha-
pitres (cf. δοκοῦμεν en 237c3 qui inaugure l’enquête sur l’application du nom
« non-être » et τὰ δοκοῦντα en 242b10 qui inaugure l’enquête sur la signification
de l’expression « être » chez les mythologues)159. En outre, de même que les
six premières perspectives sur le sophiste se sont révélées insatisfaisantes160,
de même la perspective d’après laquelle le non-être n’est rien du tout et celle,
corrélative, d’après laquelle l’être est tout, « toutes les choses sauf lui-même »
comme dira plus loin Platon (voir 259b3-4), nous plongent complètement dans
l’aporie et la contradiction. En effet, dans le chapitre qui précède, nous avons
vu comment l’étranger montrait que si le non-être n’est rien du tout, alors on
ne peut même pas dire qu’il n’est rien du tout, tandis que dans le présent cha-
pitre, nous avons vu que si l’être est identique au tout, ou bien il est un tout
qui est un ou bien il est un tout qui est multiple. Or la première possibilité
est incohérente, puisqu’elle suppose au moins trois noms, sinon trois natures
différentes, et la seconde l’est tout autant puisque, pour éviter d’identifier tous
les membres de la multiplicité l’un à l’autre, l’être, qui se dit de la même façon
de tous les membres, ne peut s’identifier à l’un d’eux et doit donc être posé
comme une entité supplémentaire faisant partie du tout, mais ne s’y identi-
fiant pas. Il est donc possible de construire un parallèle strict entre le rôle des
apparences dans la coque et dans le noyau du Sophiste : de même que, dans la
coque, il faut passer par un travail de clarification de différentes perspectives
insatisfaisantes sur le sophiste avant de parvenir à la bonne perspective d’après
laquelle il est un producteur d’images verbales, de même, dans le noyau, il faut
passer par l’examen de perspectives insatisfaisantes, d’après lesquelles l’être est
tout et le non-être n’est rien, avant de découvrir la bonne perspective sur l’être
et le non-être et d’entamer un raisonnement constructif à leur propos.

158 Voir chapitre 3, Récapitulatif.


159 Sur l’omniprésence du vocabulaire de l’apparence dans cette partie du Sophiste, on lira
Notomi (1999), 221-223.
160 Voir chapitre 3, Récapitulatif.
Le langage négligent des mythologues 173

Reconnaître le rôle central des apparences dans la coque et dans le noyau


du Sophiste permet en outre de mieux comprendre la réplique, difficile à inter-
préter, chargée d’opérer la transition entre la partie aporétique et la partie
constructive du noyau (250e6-251a4). Et pour cause, c’est probablement en
réaction au caractère insatisfaisant des apparences admises jusqu’ici, celles
pour lesquelles le non-être n’est rien et l’être tout, que l’étranger confie son
espoir de voir l’être ou le non-être se présenter sous une apparence plus claire
(σαφέστερον ἀναφαίνηται, 250e8). Et c’est probablement parce que toute pers-
pective prise sur le non-être est solidaire de celle prise sur l’être et inversement,
comme étaient solidaires le rien et le tout, que l’étranger espère qu’un gain de
clarté sur l’un des termes signifie du même coup un gain de clarté sur l’autre
(250e8-251a1). De fait, la section aporétique qui précède fournit de précieuses
indications quant à ce qui pourrait clarifier notre perspective sur l’être et, du
même coup, sur le non-être : il faudra concevoir l’être non plus comme un
tout, mais comme une entité supplémentaire, un genre, irréductible au tout et
probablement indissociable de la puissance d’agir et de pâtir possédée par les
genres ; ou encore, il faudra combattre toute thèse qui conduit à la disparition
de la science, de la pensée et de l’intelligence. Reste à voir, ce que nous ferons
dans les deux chapitres qui suivent, comment l’étranger articule et structure
ces indications.
En attendant, on pourrait opposer, à notre tentative de relier les divisions
aux parties aporétiques ou même constructives du Sophiste, l’absence complète
de la méthode de division dans ces parties. Cependant, s’il faut bien admettre
que les divisions ne sont plus explicitement pratiquées dans les parties cen-
trales du dialogue161, cette disparition de la pratique explicite de la méthode de
division n’est pas arbitraire, mais est liée à la nature des termes envisagés dans
la partie centrale du Sophiste. En effet, la division en genres suppose que ces
genres soient capables de communiquer (253e1-2). Autrement dit, la méthode
de division suppose une certaine conception, pluraliste, des êtres et de l’être
qui les fait être. En conséquence, pratiquer la méthode de division pour définir
un terme, l’être, dont la définition garantit justement la méthode de division
reviendrait à supposer démontré ce qu’il faut précisément prouver. Bien que la
circularité ne soit pas nécessairement vicieuse, surtout quand il est question
de la dialectique, cette science qui n’admet, nous l’avons vu, nulle extériorité
méta-dialectique162, Platon décide ici de se passer, du moins explicitement,

161 Voir toutefois chapitre 7, Preuve de la distinction entre l’autre et l’être, Troisième phase de
l’argument et chapitre 8, La nouvelle tâche à venir et La définition du logos.
162 Voir chapitre 1, La question de Socrate à l’étranger ; chapitre 2, Pratique de la méthode et
nécessité d’un paradigme.
174 Chapitre 6

de la méthode de division pour réfléchir aux conditions de possibilité de cette


méthode. Mais si la méthode qui guide la pensée se retire pour se réfléchir,
que reste-il à la pensée pour se guider ? On serait tenté de répondre : l’éternel
elenchos socratique, l’exigence de non-contradiction qui empêche de soute-
nir en même temps, sous les mêmes rapports, relativement à la même chose,
une opinion et son contraire, par exemple que l’être est un, mais que le tout
et l’être ont deux natures différentes, ou encore que les vertus immatérielles
ont une réalité, mais que le matérialisme est le dernier mot de l’ontologie.
Cependant, l’elenchos tel qu’il est formalisé dans le Sophiste (voir 230b1-8163)
semble se limiter à la cohérence entre des opinions. Or nous avons tenté de
montrer le rôle central joué par la cohérence pragmatique – c’est-à-dire par
l’absence de contradiction entre la thèse soutenue et ce qu’elle suppose pour
être soutenue164 – dans certains arguments rencontrés dans ces deux der-
niers chapitres, à commencer par ceux qui mettaient en jeu la réalité même
de l’intelligence, de la science et de la pensée. À la question « quelle méthode
reste-t-il à la pensée quand son caractère méthodique dépend des résultats de
son investigation ? », il faut donc répondre : l’exigence de cohérence, aussi bien
dans sa modalité interdoxique que pragmatique.
163 Voir aussi chapitre 3, La réfutation socratique.
164 Pour la différence entre auto-réfutation pragmatique et réfutation socratique, voir cha-
pitre 5, Troisième argument.
Chapitre 7

Le coup de force ontologique de l’étranger

1 Introduction

En faisant de la cohérence avec soi-même le guide d’une démarche qui tente


d’expliciter certains termes plutôt que de les utiliser négligemment et en signa-
lant les difficultés qui surviennent quand l’être est réduit au tout, la critique
des mythologies pré-platoniciennes a décisivement ouvert la voie à une partie
plus constructive de l’argumentation. Cette partie constructive (251a5-264b10)
peut être divisée en deux moments. Dans le premier (251a5-259d8), l’étranger
accomplit le coup de force ontologique annoncé dès 241d6-7 consistant à for-
cer le non-être, sous certaines conditions, à être et l’être, de quelque façon, à
ne pas être. Au cours du second (259d9-264b10), il tente de relier les énoncés
et les jugements au non-être afin de prouver que les énoncés et les jugements
faux sont possibles et de pouvoir définir le sophiste comme un producteur de
phantasmes verbaux. Dans la mesure où il faut que le non-être soit pour que
les jugements et énoncés puissent communiquer avec lui, la seconde étape
présuppose la première. L’ordre d’exposition choisi par Platon est bien éga-
lement l’ordre logique qui guide sa solution. C’est cet ordre que nous allons
nous aussi respecter en assignant au présent chapitre l’étude du coup de force
ontologique de l’étranger et au suivant l’examen de la démonstration de la pos-
sibilité des jugements et énoncés faux.
La mise en œuvre du coup de force ontologique de l’étranger constitue sans
doute le moment le plus difficile, en tout cas le plus commenté du Sophiste.
Avant de rentrer dans les détails du texte et de se positionner dans le champ
des batailles interprétatives qu’il a suscitées, un guide des principales étapes
du raisonnement peut s’avérer utile. Assez ironiquement, la solution de Platon
s’ouvre (251a5-c71) sur une nouvelle difficulté, celle mise en avant par les
« tard-venus ». Si cette difficulté s’exprime essentiellement par des contraintes
linguistiques sur la prédication ordinaire, elle est indissociable d’une position
hénologique (relative aux relations entre l’un et le multiple), qui a elle-même
des conséquences ontologiques : les tard-venus sont contraints de refuser aux
choses la possibilité de communiquer ou de se mélanger. Toutefois, contre les
tard-venus et à l’intention de tous ceux qui ont traité de l’être, l’étranger parvient

1 Voir ci-dessous Les tard-venus.

© Nicolas Zaks, 2023 | doi:10.1163/9789004533080_009


176 Chapitre 7

à démontrer (251c8-252e82) que certaines choses sont capables de se mélanger,


tandis que d’autres non. Or, parmi ces choses capables de se mélanger, outre les
sons et les lettres, figurent les genres. Dans un passage particulièrement diffi-
cile, la dialectique est décrite (252e9-254b73) comme la science ou la technique
qui sait discerner la façon dont les genres sont capables de communiquer et la
façon dont ils ne le sont pas. Après cette description, l’étranger entame son
coup de force ontologique à proprement parler. Dans un premier temps4, il
tente de démontrer que l’être n’est pas. Pour mener à bien cette démonstra-
tion, il identifie cinq très grands genres dont il prouve l’autonomie respective
(254d4-255e7). Ensuite, il étudie la communauté d’un de ces genres, le chan-
gement, avec les quatre autres. C’est l’étude de cette communauté combinée
à une reformulation de ses résultats qui lui permet de mettre en évidence en
quel sens l’être n’est pas (255e11-257a12). Dans un second temps (257b1-258c65),
par le biais d’une clarification du fonctionnement sémantique de la négation
et d’une analogie entre la science et l’altérité, l’étranger parvient à démontrer
que le non-être est. Enfin (258c7-259d86), il clôture son coup de force ontolo-
gique en résumant la totalité de sa démarche.

2 Les tard-venus

Notre pratique linguistique est telle que nous appelons une même chose par
plusieurs noms (ὀνόματα). Par exemple, nous parlons d’un homme en lui don-
nant plusieurs noms7. Nous n’affirmons pas seulement qu’il est homme, mais
aussi qu’il est bon, ou qu’il est de telle couleur, qu’il a telle taille, qu’il est ver-
tueux ou vicieux, etc. Ce faisant, tout en le posant comme un, nous disons
cet homme multiple au moyen de multiples noms (251a8-b5). Des tard-venus
à l’apprentissage ainsi que des néophytes objectent alors immédiatement
qu’il est impossible pour le multiple d’être un et pour l’un d’être multiple ; ils
prennent plaisir à empêcher que l’on dise un homme, bon et autorisent seule-
ment que l’on dise bon, le bon et homme, l’homme (251b6-c2).

2 Voir ci-dessous La possibilité du mélange.


3 Voir ci-dessous La description de la dialectique.
4 Voir ci-dessous L’être n’est pas.
5 Voir ci-dessous Le non-être est.
6 Voir la Conclusion.
7 Nous dirions plus volontiers que nous appliquons plusieurs termes à une même chose, par
exemple à un homme, voir Moravcsik (1962), 57 n. 1. Mais comme tout le passage est très dis-
cuté et que le statut même de l’acte de nommer constitue un enjeu interprétatif, mieux vaut
demeurer le plus littéral possible dans la présentation de la difficulté.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 177

L’étranger fait clairement comprendre que l’objection des tard-venus est fal-
lacieuse : c’est le manque d’intelligence qui leur fait croire qu’ils ont fait une
trouvaille de haute sagesse (251c2-7). Mais quelle erreur commettent-ils ? Pour
répondre à cette question, il est important de clarifier ce que les tard-venus
interdisent. On pourrait en effet avoir l’impression que leur interdiction n’est
pas très cohérente. En « disant un homme, bon » (ἀγαθὸν λέγειν ἄνθρωπον), il
semble que nous appelons un homme par un seul nom, à savoir « bon », et non
pas par plusieurs noms. Mais alors, on voit mal pourquoi dire un homme, bon
rend l’un multiple et pourquoi les tard-venus nous empêchent de le dire. C’est
sans doute cette impression d’incohérence qui a entraîné certains commenta-
teurs à estimer que les tard-venus soulèvent deux difficultés distinctes : l’une
relative à l’attribution de plusieurs noms à une même chose, l’autre relative à
l’attribution d’un nom à une chose8. Cependant, puisque l’étranger ne signale
pas explicitement une transition entre deux difficultés, il semble préférable de
chercher à comprendre pourquoi, en disant un homme, bon, nous appelons bel
et bien la même chose par plusieurs noms et faisons communiquer l’un et le
multiple. Pour le comprendre, il faut revenir sur la façon dont l’étranger exem-
plifie l’attribution de plusieurs noms à une même chose : en 251a8-b1, il semble
supposer que nous attribuons plusieurs noms à une même chose quand nous
affirmons d’un homme, sans doute d’un individu particulier9, non seulement
« qu’il (αὐτόν, 251a9, cf. 251b1, b3) est homme, mais aussi qu’il est bon ». Il suf-
fit alors de considérer que dire un homme, bon (251b9-c1) revient à dire d’un
individu particulier non seulement qu’il est un homme, mais aussi qu’il est
bon pour qu’il y ait bien là une attribution de plusieurs noms (« homme » et
« bon ») à la même chose (un homme particulier), une communication de l’un
et du multiple et donc un motif d’interdiction pour les tard-venus. En revanche,
dire homme, l’homme (251c2) revient seulement à dire d’un homme particu-
lier qu’il est un homme ou encore à dire « cette chose (ταὐτὸν τοῦτο, 251a6) est
un homme »10, sans qu’il y ait d’attribution de plusieurs noms à la même chose,
de communication de l’un et du multiple et de motif d’interdiction pour les
tard-venus. De fait, ceux-ci souhaiteraient que nous nous arrêtions après avoir
dit d’un homme particulier qu’il est un homme et que nous ne poursuivions
pas en ajoutant qu’il est bon.

8 Dans cette perspective, voir Crivelli (2012), 104-105.


9 L’homme auquel différents noms sont attribués est sans doute un individu particulier. En
tout cas, ce n’est pas un genre, puisque les genres sont intelligibles et que l’homme dont il
est question est sensible en tant qu’il possède une couleur et une grandeur, voir Moravcsik
(1962), 57 ; Frede (1967), 61-62 ; Crivelli (2012), 105. Sur cette question, voir aussi Brown
(2008), 450-451.
10 Voir Frede (1967), 62, 63.
178 Chapitre 7

Cette façon de construire la position des tard-venus écarte d’emblée la


lecture d’après laquelle leur erreur consiste à réduire le langage à l’acte de nom-
mer et à supposer qu’un nom ne peut nommer qu’une seule chose11. Si telle
était bien leur erreur, alors ils n’accepteraient aucun énoncé, mais seulement
la nomination d’homme par « homme » ou de bon par « bon ». Or d’après ce
que nous venons de voir, ils acceptent que nous disions d’un homme qu’« il
est un homme » et reconnaissent donc certains énoncés comme légitimes. En
conséquence, l’autre grande ligne interprétative, d’après laquelle les tard-venus
considèrent à tort que, dans tout énoncé, le prédicat attribué est identique au
sujet auquel il est attribué, apparaît préférable. Elle seule explique pourquoi
les tard-venus acceptent que nous disions de cet homme particulier qu’il est
un homme, mais pas que nous disions de lui qu’il est bon : dans le premier
cas, mais pas dans le second, le prédicat est le même que le sujet auquel il est
attribué12. Il faut parler ici de « ligne interprétative », car cette interprétation
est elle-même déclinable en plusieurs variantes : pour certains, l’erreur des
tard-venus est de considérer tout énoncé comme un énoncé d’identité13 ; pour
d’autres, le problème vient du fait qu’ils comprennent tout usage syntaxique
du verbe εἶναι (« être ») comme introduisant des énoncés d’identité14 ; d’autres
encore suggèrent que les tard-venus envisagent tout énoncé comme com-
portant un prédicat exprimant complètement la nature du sujet auquel il est

11 Cette lecture est soutenue par Moravcsik (1962), 57-59 ; Bluck (1975), 109-110 ; Bostock
(1984), 99-100 ; Moravcsik (1992), 205-207 ; Heidegger [1924-25] (2001), 480 ; Malcolm
(2006), 278 ; Teisserenc (2008), 159-160 ; Teisserenc (2012), 96-97.
12 Par ailleurs, l’avantage herméneutique dont peut se targuer la première ligne interpréta-
tive mentionnée n’est pas indiscutable. Certes, plus loin dans le Sophiste, en 261d1-262e3,
l’étranger dira clairement qu’un logos ne se contente pas de nommer, mais qu’il « accom-
plit » quelque chose en entrelaçant des verbes et des noms. Cette étape ultérieure de
l’argumentation pourrait alors être considérée comme une réponse aux tard-venus qui,
d’après la première ligne interprétative, réduisent le langage à l’acte de nommer (comme
le proposent Bostock (1984), 100 ; Malcolm (2006), 278 ; Teisserenc (2008), 160 ; Teisserenc
(2012), 97). Cependant, il n’est pas exclu que cette leçon puisse être également profitable
aux tard-venus tels qu’ils sont envisagés par la seconde ligne interprétative. Car même
si, selon cette interprétation, les tard-venus admettent certains énoncés, il n’en reste pas
moins qu’ils ne semblent pas comprendre comment un énoncé ordinaire fonctionne. En
outre, s’il est vrai qu’un énoncé n’est pas réductible à l’acte de nommer et que quelque
chose doit être dit (prédiqué) au sujet de ce qui est nommé, nous verrons qu’il n’est pas
vrai que tout logos fasse plus que nommer ni qu’une prédication soit impliquée dans tout
logos, voir chapitre 8, La distinction entre logos dialectique et logos doxique ; chapitre 9,
Récapitulatif.
13 Voir Brown (2008), 442-443. Il semble que ce soit également la position d’Owen (1971),
251 n. 47.
14 Voir Ackrill (1957), 1, 2.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 179

attribué15. Cependant, à la fin du chapitre précédent, nous avons suggéré que


l’aporie finale concernant l’être ne tournait pas autour d’une confusion inten-
tionnelle entre identité et prédication ordinaire ou entre prédication ordinaire
et prédication essentielle, mais provenait seulement de l’incapacité qu’avait
Théétète d’accepter que l’être est un genre irréductible au tout16. Nul besoin
donc d’affiner notre diagnostic de la difficulté qui arrête les tard-venus : ces
derniers considèrent à tort que, dans tout énoncé, le prédicat attribué est iden-
tique au sujet auquel il est attribué.
Cette ligne interprétative possède également un appui externe. En effet, la
discussion que Plutarque consacre aux restrictions linguistiques de Stilpon
le Mégarique nous apprend que ces restrictions sont très proches de celles
formulées par les tard-venus. En particulier, d’après Colotès avec qui polé-
mique Plutarque, Stilpon aurait refusé que l’on puisse dire un homme bon
ou général d’armée, mais aurait seulement accepté que l’on dise séparément
« homme, homme », « bon, bon » et « général d’armée, général d’armée »17.
Cette proximité entre les interdictions de Stilpon et celles des tard-venus pour-
rait indiquer que les tard-venus sont des mégariques18. Or, d’après Plutarque,
l’erreur commise par Stilpon quand il réglemente ainsi le langage consiste à
croire que si ce qui est dit d’un sujet n’est pas le même que le sujet dont il
est dit, alors il ne peut être dit de ce sujet19. La parenté entre ce diagnostic et
celui proposé par la seconde ligne interprétative est bien évidemment frap-
pante et peut constituer, à condition d’accepter le rapprochement entre les
tard-venus et les mégariques, un argument en faveur de l’adoption de cette
ligne interprétative.
Quoi qu’il en soit, il ne faut pas perdre de vue la fonction introductive de la
présentation de la position des tard-venus. En brandissant de manière pavlo-
vienne l’impossibilité pour le multiple d’être un et pour l’un d’être multiple,
les tard-venus ne s’opposent pas seulement à la prédication ordinaire, mais ils
semblent également devoir s’opposer à tout mélange. En effet, la capacité de

15 Voir Frede (1967), 61-67 ; Crivelli (2012), 103-109. Les interprétations proposées par de
ces deux commentateurs divergent parce qu’ils ne sont pas d’accord sur le type d’entités
admises par les tard-venus (seulement des individus perceptibles pour le premier, des
individus perceptibles et des genres pour le second).
16 Voir chapitre 6, L’aporie finale.
17 Voir Plutarque, Adversus Colotem, 1119d.
18 Voir Guthrie (1969), 217-218. Pour de bons arguments contre l’identification des tard-venus
avec Antisthène (identification proposée par Campbell (1867), 137, 138 ; Cornford (1935),
254 ; Heidegger [1924-25] (2001), 472-483 ; Mouze (2019), 236), voir Brancacci (1999), 381-
386 qui identifie lui-même (pp. 386-396) les tard-venus à Euthydème et Dionysodore et les
néophytes aux mégariques. Voir également la discusison de Palmer (1999), 168-169.
19 Voir Plutarque, Adversus Colotem, 1120b.
180 Chapitre 7

se mélanger implique qu’une multiplicité de composantes puisse se combiner


en une unité, le mélange lui-même, ou, alternativement, que l’unité qu’est le
mélange puisse être formée à partir d’une multiplicité de composantes20. Mais
si, comme l’affirment les tard-venus, il est impossible pour une multiplicité
de s’unifier ou pour une unité d’être multiple, alors les choses ne peuvent se
mélanger. C’est sans doute surtout à cette impossibilité du mélange que voulait
en venir l’étranger quand il a introduit la difficulté des tard-venus. En tout cas,
c’est en tentant de la réfuter qu’il poursuit son coup de force ontologique.

3 La possibilité du mélange

Afin d’englober dans son raisonnement non seulement les tard-venus, mais
également tous ceux qui ont disserté sur l’être, l’étranger leur soumet trois
possibilités exhaustives et exclusives : soit aucune chose n’est capable de se
mélanger ; soit toutes sont capables de se mélanger ; soit certaines en sont
capables, mais pas d’autres (251c8-e2)21. S’il est vrai que l’étranger introduit ces
différents cas de figure en interrogeant spécifiquement sur la possibilité d’unir
l’être au changement et à la stabilité (251d5-6), les combinaisons grammaticales
et musicales qu’il envisage ultérieurement (voir 253a1-b5) laissent entendre
que le mélange dont il est question n’est pas nécessairement un mélange entre
des genres22. D’ailleurs, c’est bien à « tous ceux qui ont disserté sur l’être » que
l’étranger s’adresse et rien ne garantit que ces penseurs admettent des genres
ou fassent l’hypothèse des formes. Les tard-venus, par exemple, n’admettent
sans doute pas de genres et ne font sans doute pas l’hypothèse des formes23.
En outre, la communication, possible ou impossible, entre les choses ne se
limite probablement pas non plus à un seul type de relation. En effet, quand
l’étranger reformule un peu plus loin la première possibilité qu’il a présentée,
il dit qu’elle revient à poser que rien n’a aucune puissance de communication
avec rien sous aucun rapport (εἰς μηδέν, 251e9), ce qui semble exclure diffé-
rents types de rapports ou de relations entre les choses. Si ces suggestions sont
exactes, cette section porte sur la possibilité ou l’impossibilité du mélange en

20 Voir Harte (2002), 143.


21 Cf. République V, 452e6-453a3 où Socrate se demande « si la nature humaine, chez la
femelle est capable de s’associer avec le sexe mâle dans tous ses travaux, ou pas même
dans un seul, ou si elle l’est dans certains et pas dans d’autres (…) » (traduction Pachet
(1993), 255-256).
22 Comme le fait remarquer Harte (2002), 143-144.
23 Voir ci-dessus Les tard-venus.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 181

général, quel que soit le type d’entités mélangées et quelle que soit l’espèce de
mélange qui est envisagée.
L’étranger, cependant, ne se contente pas de soumettre trois possibilités
exhaustives et exclusives relativement à la possibilité du mélange et de la
communication en général. Face à l’incertitude de Théétète sur la position
qu’adopteraient tous ceux qui ont disserté sur l’être, il lui propose d’examiner
les conséquences qui découlent de chacune de ces trois possibilités (251e3-7)24.
En réalité, après avoir montré que les deux premières possibilités ont des
conséquences inacceptables, il admettra immédiatement la troisième, ce que
le caractère exhaustif et exclusif des trois possibilités qu’il présente l’autorise à
faire25. Voyons cela en détail.

3.1 Première possibilité : l’absence de tout mélange


Cette possibilité a trois conséquences inacceptables26, qu’il convient d’étudier
systématiquement dans la mesure où chacune comporte des éléments impor-
tants pour la suite de l’argumentation.
Premièrement (251e8-252a11), si rien ne pouvait communiquer avec rien
sous aucun rapport, il n’y aurait ni changement ni stabilité, puisque ni le
changement ni la stabilité ne communiquerait avec l’être. Mais alors, toutes
les doctrines seraient renversées (ἀνάστατα, 252a5-6) : celle pour laquelle le
tout change ; celle pour laquelle il est stable en tant qu’il est un ; ou encore
celle d’après laquelle les êtres sont des formes qui sont toujours de la même
façon et sous les mêmes rapports. En effet, tous ceux qui soutiennent ces doc-
trines, c’est-à-dire, respectivement, les matérialistes, les monistes et les amis
des formes27, attachent l’être (εἶναι προσάπτουσιν) lorsqu’ils disent que « le tout
change réellement (ὄντως) » ou que « les êtres sont réellement (ὄντως) stables ».
Cet argument a été interprété de deux façons différentes. Pour certains28,
l’étranger veut dire que, dans l’hypothèse où les choses n’ont pas de puissance
de communiquer les unes avec les autres, les affirmations de ses prédécesseurs
d’après lesquelles « le tout change réellement » et « les choses sont réelle-
ment stables » sont dénuées de sens parce que, sans communication entre
l’être, d’une part, et le changement et la stabilité, de l’autre, il n’y a pas de
changement ou de stabilité pouvant correspondre aux termes figurant dans

24 Ce faisant, il applique peut-être la méthode ἐξ ὑποθέσεως dont il est question en Ménon


86e2-87b2, cf. Dixsaut (2000), 226 n. 1.
25 Comme le note Crivelli (2012), 110. Voir aussi Hestir (2016), 148 et Rodriguez (2020), 169.
26 Frede (1967), 42 et Movia (1991), 283-285 distinguent également trois arguments dans
ce passage.
27 Ces identifications sont proposées par Notomi (1999), 232.
28 Voir Ackrill (1955), 33.
182 Chapitre 7

ces affirmations. Pour d’autres29, l’étranger veut dire que, si rien ne commu-
nique avec rien, les affirmations de ses prédécesseurs d’après lesquelles « le
tout change réellement » et « les choses sont réellement stables » sont fausses.
En effet, d’après ces affirmations, l’être, désigné par l’adverbe « réellement »30,
communique avec le changement et la stabilité. En conséquence, la vérité de
ces affirmations implique que l’être communique avec le changement et la
stabilité. Mais si, par hypothèse, rien ne communique avec rien, alors ces affir-
mations ne peuvent être vraies et sont donc fausses.
Le texte, à lui seul, ne permet pas de trancher décisivement entre ces deux
options interprétatives31. De plus, chacune d’elles laisse prise à des objections.
D’une part, supposons, avec la première de ces deux options, que la commu-
nication entre les choses, particulièrement entre l’être et le changement, soit
la condition d’une combinaison sensée des expressions linguistiques « être »
(ou plutôt « réellement ») et « changement ». Dans ce cas, on ne pourrait dire
« le tout change réellement » si rien ne communiquait avec rien. Mais si cette
affirmation ne pouvait être faite dans l’hypothèse où rien ne communique
avec rien, comment pourrait-elle être « renversée » dans cette hypothèse ? De
fait, l’étranger semble envisager ce qui se produit quand les doctrines de ses
prédécesseurs sont effectivement énoncées et que rien n’a puissance de com-
muniquer avec rien. Il semble donc supposer que ces doctrines peuvent être
énoncées de manière sensée indépendamment d’une communication entre
les choses32. Mais d’autre part, étant donné que la possibilité de la fausseté
constitue justement l’enjeu de tout le cœur du Sophiste, il semble difficile d’ad-
mettre, avec la seconde option interprétative, que l’étranger veuille démontrer
que, si rien ne communique avec rien, les ontologies de ses prédécesseurs
sont fausses.
Face à ces difficultés, il faut en revenir à une position plus prudente et se
contenter de constater que l’étranger souligne l’incohérence ou la contradiction
qu’il y aurait à soutenir que rien ne communique avec rien, tout en « atta-
chant » l’être au changement et à la stabilité.
En outre, la façon dont l’étranger s’exprime au début de ce premier argument
corrobore l’idée qu’il n’envisage pas un seul type de relation lorsqu’il parle
de mélange, de communication ou encore de participation entre les choses. De
l’idée que rien ne communique avec rien sous aucun rapport, il conclut en
effet immédiatement que tout type de participation (οὐδαμῇ μεθέξετον, 251e10)

29 Voir Heinaman (1982-1983), 176-185 ; Crivelli (2012), 112.


30 En grec ancien, cet adverbe est formé sur la même racine que le verbe « être » (εἶναι).
31 Comme le signale Frede (1967), 42.
32 Voir Heinaman (1982-1983), 179, 180 et 182.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 183

est exclu entre le changement et la stabilité d’une part et l’être de l’autre. Que
l’étranger prenne la peine d’exclure différents types de participation indique
qu’il n’a pas en vue un seul type de relation, mais bien n’importe quel type de
relation entre les choses. Notre insistance sur ce point trouvera sa justifica-
tion lorsque nous en viendrons aux conséquences de la seconde possibilité
proposée par l’étranger, celle d’après laquelle tout a puissance de communi-
cation avec tout. On remarquera également, à toutes fins utiles, que l’adverbe
« réellement » (ὄντως), qui désigne l’être, semble pouvoir s’insérer dans n’im-
porte quelle phrase exprimant qu’un mélange entre certains ingrédients a lieu
(252a9-10)33.
Deuxièmement (252b1-7), s’il n’y avait aucun mélange, alors tous ceux qui
tantôt combinent (συντιθέασι) toutes les choses et tantôt les divisent (διαι-
ροῦσιν), qu’ils divisent et combinent, en une unité et à partir d’une unité, une
infinité ou un nombre fini d’éléments, que ce processus advienne en alternance
ou ait lieu perpétuellement, tous ces penseurs, c’est-à-dire, probablement, les
muses ioniennes et siciliennes déjà évoquées34, ne « diraient rien du tout »
(λέγοιεν ἂν οὐδέν).
Comme la phrase λέγοιεν ἂν οὐδέν peut signifier « ne rien dire de sensé »35
ou « dire quelque chose de faux »36, cette deuxième conséquence est marquée
par une ambiguïté proche de celle qui caractérisait la première : pour certains
commentateurs37, l’étranger veut montrer que toutes les théories des physi-
ciens supposent, implicitement ou explicitement, pour être pourvues de sens,
la communication du concept de mélange et de l’être ; pour d’autres38, l’étranger
veut montrer que les physiciens soutiennent implicitement que « tout change
réellement », une affirmation qui ne peut être vraie si rien ne se mélange (car
elle n’est vraie que si l’être communique avec le tout et le changement).
À cette dernière option, on peut à nouveau objecter qu’il est difficilement
concevable que l’étranger puisse chercher à montrer que, si rien ne commu-
nique avec rien, les théories soutenues par ses prédécesseurs sont fausses,
alors que la possibilité des énoncés faux n’a pas encore été établie. La première

33 Crivelli (2012), 112-113 fait clairement ce constat, mais en le limitant aux phrases prédica-
tives. Nous verrons cependant que, dans la partie centrale du cœur du dialogue, l’étranger
ne cherche pas à établir une ontologie pour la prédication, mais explicite bien plutôt les
conditions d’une division et donc d’une définition dialectique (voir ci-dessous La puis-
sance de communication du changement avec les quatre autres très grands genres).
34 Voir chapitre 6, La critique du langage mythique.
35 Voir Ackril (1955), 33.
36 Voir Heinaman (1982-1983), 177.
37 Comme Frede (1967), 42.
38 Comme Crivelli (2012), 113.
184 Chapitre 7

option est tentante, d’autant plus que, généralisée, elle implique que n’importe
quel énoncé de n’importe quelle théorie suppose une communauté entre l’être
et ce qui est désigné par les termes que cet énoncé contient (que ce soit le
changement, la stabilité, le mélange ou n’importe quel autre terme), si bien
que n’importe quel énoncé de n’importe quelle théorie est incompatible avec
la thèse de l’absence de communication entre les choses. Cependant, il n’est
pas explicitement question de la communication du concept de mélange et de
l’être dans la formulation de cette deuxième conséquence. Il est donc à nou-
veau plus prudent, ou en tout cas plus socratique, de se contenter de constater
que l’étranger souligne l’incohérence ou la contradiction qu’il y aurait à soute-
nir que rien n’a puissance de communiquer, de se mélanger avec rien tout en
défendant des théories ontologiques qui font jouer un rôle clé à des combinai-
sons et à des divisions.
Remarquons en outre que ce passage confirme le lien que nous avions
esquissé, lors de l’examen de la position des tard-venus39, entre la possibilité
du mélange et la problématique de l’un et du multiple. Même si le texte de
252b1-3 n’est pas transparent, il semble indéniable que les combinaisons et
divisions qui y sont évoquées supposent le passage d’une multiplicité, déter-
minée ou indéterminée, à une unité et vice-versa40.
Troisièmement (252b8-d1), l’étranger veut montrer qu’en plus d’être incom-
patible avec toutes les thèses ontologiques précédemment envisagées, la thèse
de l’absence du mélange entre les choses ne peut être énoncée de manière
cohérente41. En effet, pour l’énoncer, il faut nécessairement opérer un mélange
entre des expressions linguistiques et probablement entre les entités aux-
quelles ces expressions se réfèrent. Par exemple, si l’on dit « toute chose est
séparée des autres et est par elle-même », on mélange les expressions linguis-
tiques « toute chose », « être », « séparée », « des autres », et « par elle-même »,
ainsi probablement que les entités auxquelles ces expressions se réfèrent, de

39 Voir ci-dessus Les tard-venus.


40 En tout cas, en 242e1, l’étranger avait expliqué que les muses siciliennes et ioniennes, qui
sont sans doute celles qui opèrent les combinaisons dont il est ici question, disent que
l’être est un et multiple.
41 La dimension auto-réfutative de cette thèse a été reconnue par Ackrill (1955), 32 ;
Heinaman (1982-1983), 177 ; Movia (1991), 285 ; Notomi (1999), 233 ; Castagnoli (2010),
225-230 et Crivelli (2012), 113-114. Comme la suite du texte principal le fera apparaître, la
lecture de l’argument que nous proposons diffère toutefois de celles avancées par ces dif-
férents commentateurs. Par ailleurs, dans le cadre de cette troisième conséquence et dans
ce cadre seulement, nous parlerons plus volontiers de la thèse de l’absence de mélange
entre les choses que de l’hypothèse de l’absence de mélange entre les choses, puisque
cette conséquence s’intéresse à ce qui advient quand cette hypothèse est énoncée, donc
« posée » comme thèse.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 185

telle sorte que l’on suppose que ces expressions linguistiques et probablement
les entités auxquelles elles se réfèrent ne sont pas séparées les unes des autres
et qu’elles ont la capacité de se mélanger. De cette façon, la formulation même
de la thèse de l’absence du mélange entre les choses contredit le contenu de
cette thèse. Ce raisonnement appelle deux remarques supplémentaires.
Tout d’abord, si tout penseur cherchant à énoncer cette thèse rencontrait la
même contradiction, l’étranger dirige particulièrement son argument contre
les tard-venus, qu’il accuse d’être les plus ridicules de tous (καταγελαστότατα,
252b8). Pour quelle(s) raison(s) ? Comme nous venons de le rappeler, la capa-
cité de se mélanger implique la capacité pour le multiple d’être un et pour l’un
d’être multiple. En conséquence, ceux qui, comme les tard-venus, refusent que
le multiple puisse s’unifier et que l’un soit multiple, doivent également refu-
ser que les choses aient une capacité de se mélanger. C’est là une raison, il est
vrai implicite, pour laquelle les tard-venus pourraient vouloir énoncer la thèse
d’après laquelle les choses n’ont pas la capacité de se mélanger et donc, selon le
raisonnement qui vient d’être exposé, se contrediraient en essayant de l’énon-
cer. Cependant, à ce niveau du texte, l’empressement des tard-venus à affirmer
cette thèse s’explique surtout par le fait qu’ils semblent la considérer comme
une justification de leur pratique linguistique d’après laquelle on ne peut rien
appeler d’un autre nom que le sien (252b8-10). Selon eux, c’est parce que les
choses ne peuvent pas se mélanger que les noms de ces choses ne peuvent pas
se mélanger. Toutefois, comme nous l’avons vu, l’énonciation même de cette
thèse opère les mélanges qu’elle nie.
Ensuite, notons bien que, dans la mesure où la capacité de mélange ne
concerne sans doute pas spécifiquement les genres et que les tard-venus
ne reconnaissent probablement pas de telles entités, il ne semble nullement
nécessaire de faire intervenir la communauté des formes, des genres, des idées
dans le processus d’auto-réfutation exposé ici par l’étranger42, ni d’ailleurs de
traiter comme des genres les expressions linguistiques mélangées, sous pré-
texte qu’elles sont des types répétables43. Cette décision interprétative ne
revient pas à nier que, pour l’étranger et pour Platon, la phrase « toute chose
est séparée des autres et est par elle-même » est vraie et sensée parce que
toute chose, du moins tout genre, participe, en raison de sa nature, de l’autre
relativement aux autres et de l’être relativement à lui-même44 ni à nier que,
pour l’étranger et pour Platon, la vérité et le sens de cette phrase contredisent

42 Comme le font Ackrill (1955), 32 ; Notomi (1999), 233 et Crivelli (2012), 113-114.
43 Comme le fait Denyer (1991), 160-163.
44 Voir ci-dessous : Les genres-voyelles … ; Introduction des cinq très grands genres et Preuve
de la distinction entre l’autre et l’être.
186 Chapitre 7

l’idée que les genres ne communiquent pas les uns avec les autres. Mais encore
une fois, puisque l’étranger s’adresse à « tous ceux qui ont disserté sur l’être »
(251c8-d3) et particulièrement ici aux tard-venus, il faut préserver la généralité
de son argument et parler d’entités ou de choses correspondant aux expressions
linguistiques mélangées, au risque d’admettre que l’application ultérieure de la
capacité de mélange aux genres (en 253b9-10) s’appuie essentiellement sur une
redescription dans un vocabulaire platonicien des liens entre le changement
et la stabilité, d’une part, et l’être, de l’autre (cf. 251d5-6 ; 251e10-252a4), plutôt
que sur une preuve, au sens strict, du fait que les genres se mélangent.
Pour résumer, en tirant ces différentes conséquences de l’hypothèse d’après
laquelle rien n’a puissance de communiquer avec rien, l’étranger a montré à
la fois que cette hypothèse est incompatible avec toutes les ontologies défen-
dues par ses prédécesseurs, physiciens ou philosophes, et qu’elle ne peut être
énoncée de manière pragmatiquement cohérente. Ainsi, les tard-venus qui
tentent de l’énoncer pour justifier leur pratique linguistique se ridiculisent en
se contredisant. Pour ces différentes raisons, cette hypothèse peut être rejetée.
Reste alors à examiner les conséquences de l’hypothèse contraire, celle d’après
laquelle toutes les choses disposent d’une puissance de se mélanger entre elles.

3.2 Deuxième possibilité : le mélange intégral


C’est Théétète lui-même qui entreprend de dissoudre (διαλύειν) cette hypo-
thèse (252d2-11). Si tout pouvait communiquer avec tout, alors le changement
et la stabilité pourraient se mêler l’un à l’autre (ἐπιγιγνοίσθην ἐπ’ἀλλήλοιν). Mais
dans ce cas, explique Théétète, le changement lui-même serait complètement
ou de toutes les façons (παντάπασιν) stable et la stabilité elle-même changerait.
L’étranger et Théétète s’accordent pour dire qu’une telle situation est de toute
nécessité impossible (ταῖς μεγίσταις ἀνάγκαις ἀδύνατον). Comme l’hypothèse
d’un mélange intégral permet de tirer des conséquences impossibles, il faut
la rejeter.
Cette réfutation pose des difficultés aux commentateurs. En effet, le chan-
gement, en tant que genre, est un objet de connaissance. Or, comme on l’a vu
dans le chapitre précédent, les objets de la connaissance sont stables selon
l’étranger45. Mais si le changement, en tant que genre, est stable, pourquoi
Théétète et l’étranger traitent-ils la stabilité du changement comme une situa-
tion complètement impossible46 ?

45 Voir chapitre 6, Reprise de la discussion : les exigences du philosophe.


46 La question est posée par Bluck (1975), 111 ; Crivelli (2012), 115. Le premier commentateur
mentionné considère en outre que l’étranger a montré aux amis des formes que les objets
de la connaissance changent en tant qu’ils sont connus. Il lui apparaît donc également
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 187

Une première réponse consisterait à supposer que Théétète et l’étranger


veulent simplement dire que c’est la conjonction de la stabilité du changement
et du changement de la stabilité qui est une situation impossible. En particu-
lier, la motivation de Théétète et de l’étranger pour traiter cette conjonction
comme une impossibilité tiendrait dans le fait que la stabilité ne change pas.
Cependant, dans ce cas, on peut se demander pourquoi Platon ne se contente
pas de dire que le changement de la stabilité est impossible et pourquoi il
évoque également l’autre membre de la conjonction, à savoir la stabilité du
changement (252d10)47. Face à la difficulté soulevée, une autre réponse est
néanmoins possible.
Quand l’étranger envisageait que les choses puissent être dépourvues d’une
capacité de communiquer les unes avec les autres, il voulait dire qu’elles ne
peuvent communiquer sous aucun rapport (εἰς μηδέν, 251e9) et qu’en consé-
quence tout type de participation (οὐδαμῇ μεθέξετον, 251e10) est exclu entre le
changement et la stabilité, d’une part, et l’être, de l’autre. Ces allusions aux dif-
férents rapports selon lesquels une chose peut ou ne peut pas communiquer
avec une autre nous avaient encouragés à supposer que la capacité de commu-
niquer dont il est question dans cette section n’est pas limitée à un seul type de
relations entre les choses. Si c’est exact, alors, faire l’hypothèse d’un mélange
intégral revient à supposer que non seulement tout a puissance de communi-
quer avec tout, mais également que tout a puissance de communiquer avec
tout sous tous les rapports. C’est probablement pourquoi Théétète dit qu’en
cas de mélange intégral, le changement lui-même serait complètement ou de
toutes les façons (παντάπασιν, 252d6) stable.
Or, c’est précisément cette multiplicité de rapports qui valide le rejet de l’hy-
pothèse du mélange intégral. Il suffit en effet de constater qu’en un sens, que
sous un rapport, la stabilité du changement est absurde pour rejeter l’hypo-
thèse qui permet d’engendrer cette absurdité. Certes, il y a bien un sens dans
lequel le changement est stable, puisqu’il l’est en tant que genre, mais il reste
que, pour l’étranger et pour Théétète, la stabilité du changement est absurde
ou impossible (ταῖς μεγίσταις ἀνάγκαις ἀδύνατον, 252d9-10) en au moins un
autre sens. Mais quel est ce ou ces rapports sous lesquels il est absurde pour
le changement d’être stable ? Nous reviendrons sur cette question au moment

problématique que Théétète et l’étranger regardent le changement de la stabilité comme


impossible. Cependant, dans le chapitre précédent (chapitre 6, L’examen des amis des
formes), nous avons essayé de montrer que les objets de la connaissance ne changent
pas en tant qu’ils sont connus. Si cette démonstration est exacte, alors il n’est pas pro-
blématique que Théétète et l’étranger considèrent le changement de la stabilité comme
impossible.
47 Comme le remarque à juste titre Crivelli (2012), 135 n. 96.
188 Chapitre 7

d’examiner un argument qui présente des difficultés similaires à celles qui


encombrent le présent argument48. En attendant, actons avec Théétète et
l’étranger le rejet de l’hypothèse du mélange intégral.
Trois hypothèses exclusives et exhaustives avaient été envisagées : soit
tout, soit rien, soit certaines choses, mais pas d’autres acceptent de se mélan-
ger. De ces trois hypothèses, les deux premières se sont révélées impossibles.
Reste donc la troisième : certaines choses acceptent de se mélanger, d’autres
ne l’acceptent pas (252d12-e8). Mais de quel(s) type(s) de choses, de quel(s)
domaine(s) de choses ce principe est-il vrai ? Et sous quelle(s) condition(s)
peut-on, au sein d’un domaine de choses qui vérifie ce principe, déterminer ce
qui consent à se mélanger et ce qui n’y consent pas ?

4 La description de la dialectique49

4.1 Introduction
L’étranger applique le principe d’un mélange partiel successivement au
domaine des lettres et au domaine des tonalités aigues et graves50. Il fait remar-
quer à Théétète que, dans ces deux domaines, pour savoir quelles choses sont
capables de se mélanger avec quelles autres, il faut disposer d’une technique,
respectivement la grammaire et la musique (252e9-253b5). Cette remarque est
ensuite généralisée : pour tout domaine où s’applique le principe d’un mélange
partiel, il faut une technique pour savoir quels éléments de ce domaine ont la
capacité de se mélanger avec lesquels (253b6-8). Fort de cette généralisation,
l’étranger suggère qu’une science51 est également nécessaire pour indiquer
avec justesse quels genres se combinent avec lesquels (253b9-c3). Partant de
l’application du principe d’un mélange partiel à deux domaines particuliers,
l’étranger a formulé une règle générale sur la nécessité de recourir à une tech-
nique pour déterminer quels éléments d’un domaine acceptent de se mélanger
avec lesquels, puis a finalement appliqué cette règle générale au mélange des
genres : il a raisonné par induction52.
Théétète convient de la nécessité d’une science pour indiquer avec justesse
quels genres se mélangent avec lesquels et ajoute qu’il s’agit même peut-être

48 Voir ci-dessous Le changement et la stabilité diffèrent du même et de l’autre.


49 Cette section reprend des résultats parus dans Zaks (2017).
50 Voir Harte (2002), 143.
51 « Science » (ἐπιστήμη) et « technique » ou encore « art » (τέχνη) renvoient probablement
au même genre, voir Crivelli (2012), 18 et chapitre 2, La division des techniques.
52 Ce point est également mis en lumière par Gómez-Lobo (1977), 36 ; McCabe (2000),
216 n. 71.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 189

de la science suprême (253c4-5). L’étranger semble être d’accord. En tout cas, il


déclare qu’une telle science est la science des hommes libres, des philosophes
(253c6-9). Il précise encore que cette science consiste à diviser selon des genres
et s’appelle dialectique (253d1-3). Finalement, il nous renseigne sur ce que dis-
cerne celui qui est capable de pratiquer cette science (253d5-e2) et s’accorde
avec Théétète sur le fait que cette capacité, la compétence dialectique, ne peut
être attribuée à personne d’autre que celui qui philosophe en toute pureté et
justice (253e4-6).
Le cadre ayant été posé, examinons à présent plus attentivement la des-
cription de la science dialectique et de ce que voit celui qui est capable de la
pratiquer.

4.2 Les genres-voyelles, les genres responsables de la division et l’unité


de la science dialectique
La science dialectique est tout d’abord nécessaire pour indiquer avec justesse :

(1) quels genres consonnent avec quels genres et quels genres ne s’ac-
ceptent pas l’un l’autre (ποῖα ποίοις συμφωνεῖ τῶν γενῶν καὶ ποῖα ἄλληλα οὐ
δέχεται, 253b12-c1) ;
(2) et en particulier [ou : et de plus] (καὶ δὴ καί), s’il y a <des genres> qui,
traversant tous <les genres>, les tiennent ensemble de telle sorte qu’ils
soient capables de se mélanger (διὰ πάντων εἰ συνέχοντ’ ἄττ’αὔτ’ἐστιν, ὥστε
συμμείγνυσθαι δυνατὰ εἶναι, 253c1-253) ;
(3) et si, inversement, lors des divisions [ou : lors des séparations] (ἐν ταῖς
διαιρέσεσιν), il y a d’autres <genres> qui, traversant des totalités, sont res-
ponsables de cette division [ou : de cette séparation] (καὶ πάλιν ἐν ταῖς
διαιρέσεσιν, εἰ δι’ ὅλων ἕτερα τῆς διαιρέσεως αἴτια, 253c2-3).

La science dialectique est encore décrite comme la capacité :

(4) de diviser selon des genres (κατὰ γένη διαιρεῖσθαι, 253d154)


(5) et de ne pas prendre la même forme pour une autre, ni une <forme>
qui est autre pour la même (μήτε ταὐτὸν εἶδος ἕτερον ἡγήσασθαι μήτε ἕτερον
ὂν ταὐτόν, 253d1-2).

53 Avec Diès, l’ancienne et la nouvelle OCT, nous suivons la correction de Wagner ἄττ’ αὔτ’
pour συνέχοντα ταῦτ’ en 253c1.
54 Sur la traduction de κατά dans ce contexte, voir Muniz et Rudebusch (2018), 400 n. 15 et
chapitre 2, La division des techniques.
190 Chapitre 7

Enfin, celui qui est capable de faire cela, à savoir qui est capable de faire (4)
et (5), distingue suffisamment, perçoit adéquatement (ἱκανῶς διαισθάνεται) :

(6) (A.1) une idée55 unique complètement étendue à travers une multi-
plicité, dont chaque unité est posée comme séparée [ou : chaque unité
restant à part] (κειμένου χωρίς56) (A.2) et de multiples <idées> mutuelle-
ment autres enveloppées de l’extérieur par une <idée> unique
(B.1) et d’autre part [ou : et encore, et inversement] (αὖ) une <idée>
unique connectée en une unité à travers de multiples totalités
(B.2) et de multiples <idées> séparées parce que complètement
discriminées

(A.1) μίαν ἰδέαν διὰ πολλῶν, ἑνὸς ἑκάστου κειμένου χωρίς, πάντῃ
διατεταμένην,
(A.2) καὶ πολλὰς ἑτέρας ἀλλήλων ὑπὸ μιᾶς ἔξωθεν περιεχομένας,
(B.1) καὶ μίαν αὖ δι’ ὅλων πολλῶν ἐν ἑνὶ συνημμένην,
(B.2) καὶ πολλὰς χωρὶς πάντῃ διωρισμένας· 253d5-e157

Ces différents points ont été très discutés par les commentateurs. Il faut
reconnaître que les mots de Platon peuvent se prêter à de nombreuses interpré-
tations. Commençons notre discussion par une quasi-certitude : l’application
du principe d’un mélange partiel au domaine des lettres ne sert pas seulement
à faire sentir la nécessité d’une expertise pour déterminer quels éléments
d’un domaine donné se mélangent à quels autres, elle permet également de
comprendre comment s’opère le mélange dans certains domaines, comme
celui des lettres et celui des genres. Le raisonnement inductif se double donc
d’une analogie58 : de même que certaines lettres, les voyelles, se distinguent
des autres parce que, telles des liens, elles circulent à travers toutes et rendent
possible la communication entre les autres lettres (253a4-7), de même doit-il y
avoir certains genres qui, traversant tous les genres, les tiennent ensemble de
telle sorte qu’ils soient capables de se mélanger (voir (2) ci-dessus, 253c1-2). Ces

55 Le terme « idée » (ἰδέα) est proche de celui de « forme » (εἶδος). Cependant, alors que le
second insiste sur le statut ontologique de la réalité envisagée, le premier « met davantage
en lumière son trait spécifique, sa singularité même, par quoi elle se démarque de tout le
reste et détermine ce qui participe d’elle », comme l’écrit Teisserenc (2012), 108.
56 Sur les sens possibles de cette expression, voir Teisserenc (2007b), 257 n. 24 ; Teisserenc
(2012), 110.
57 Traduction reprise de Dixsaut (2001b), 182, légèrement modifiée, notamment quant à la
numérotation et l’articulation du passage. Nous justifierons plus loin dans le texte princi-
pal la numérotation et l’articulation adoptées.
58 Sur l’utilisation d’inductions et d’analogies dans les dialogues, voir Delcomminette (2013),
153-160.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 191

genres qui traversent tous les autres et remplissent une fonction analogue aux
voyelles ont été baptisés « genres-voyelles » par les commentateurs. Mais quel
est le rôle de ces genres-voyelles ?
Une possibilité est de considérer les genres-voyelles comme les genres res-
ponsables de tout mélange et de toute séparation entre deux genres. Dans la
mesure où la participation des genres entre eux peut s’exprimer au moyen du
verbe « être » (par exemple : quand le changement participe au même, on peut
dire qu’il est le même que lui-même, 256a7-8) et qu’inversement, la séparation
entre deux genres s’exprime par la négation du verbe « être » (par exemple : la
séparation entre l’être et tous les autres genres s’exprime par le fait que l’être
n’est pas tous les autres genres, 257a4-6) et, nous le verrons, peut s’expliquer
par le rôle de l’autre (par exemple : c’est la communauté avec l’autre qui rend le
changement séparé du même, 256b2-3), les candidats les plus plausibles pour
remplir ces rôles sont, respectivement, l’être et le non-être ou l’autre. Dans
cette optique, les genres qui tiennent ensemble les autres de telle sorte qu’ils
soient capables de se mélanger dont il est question au point (2) renvoient à
l’être et ceux qui sont responsables de leur séparation dont il est question au
point (3) renvoient au non-être ou à l’autre59.
Néanmoins, cette interprétation est problématique à deux égards. Tout
d’abord, elle implique une dissymétrie dans l’analogie proposée par l’étranger :
il n’y a, en effet, pas de voyelle responsable de la séparation des consonnes
qui pourrait correspondre au rôle joué par l’autre ou le non-être selon cette
interprétation60. Ensuite, l’utilisation du pluriel au point (2) et au point (3)
suggère qu’il y a plusieurs genres qui rendent les genres capables de se mélan-
ger et qu’il y a plusieurs genres qui sont responsables de leur séparation. Or,
selon l’interprétation à présent envisagée, il n’y a qu’un genre correspondant à
chaque point, respectivement l’être et le non-être ou l’autre61. Si ces difficultés

59 Cette interprétation est défendue par Cornford (1935), 261-262 ; Trevaskis (1966), 108-116 ;
Gómez-Lobo, (1977), 38, 39-40 ; Teisserenc (2007b), 236-241 ; Teisserenc (2012), 103-107 ;
Crivelli (2012), 112-113, 116. Notons que les raisons avancées par ces commentateurs pour
soutenir que l’être est le genre-voyelle responsable du mélange des autres genres et que
l’autre ou le non-être est celui responsable de leur séparation peuvent différer entre elles
et présenter des variations par rapport aux raisons invoquées dans le texte principal.
60 Comme le reconnaissent d’ailleurs Trevaskis (1966), 114 ; Gómez-Lobo (1977), 82 ; Notomi
(1999), 234 n. 48 et Teisserenc (2007b), 240.
61 Comme le note Dixsaut (2001b), 166. Bluck (1975), 124 estime que l’étranger utilise le plu-
riel parce qu’il y a une pluralité de voyelles, mais que cela ne signifie pas qu’il y a une
pluralité de genres-voyelles. Cette réponse, qui revient à admettre une dissymétrie sup-
plémentaire dans l’analogie, ne nous semble pas satisfaisante, pas plus d’ailleurs que celle
de Trevaskis (1966), 112, qui considère que l’étranger utilise le pluriel parce qu’il pense à
n’importe quel verbe. Si les genres-voyelles désignent les verbes, les genres-consonnes
renvoient probablement aux noms ; mais alors, y aurait-il encore une différence entre les
192 Chapitre 7

ne permettent pas, à elles seules, d’exclure totalement l’interprétation en ques-


tion, elles nous paraissent néanmoins suffisamment sérieuses pour vouloir
chercher une interprétation alternative du rôle dévolu genres-voyelles.
Sans nier que l’autre ou le non-être constitue un facteur de séparation entre
les genres et que l’être soit un facteur de liaison entre eux, il est néanmoins
possible d’adopter une lecture moins robuste de l’analogie des genres-voyelles.
Relisons les propos de l’étranger : il ne dit pas que les voyelles constituent
elles-mêmes les syllabes, mais que sans certaines d’entre elles (ἄνευ τινὸς αὐτῶν,
253a5), les consonnes ne pourraient communiquer et il ne dit pas que les
genres qui traversent tout opèrent eux-mêmes les mélanges, mais seulement
qu’ils rendent capables les genres qu’ils pénètrent de se mélanger (ὥστε συμμεί-
γνυσθαι δυνατὰ εἶναι, 253c2). Tout ce que la lettre du texte affirme, semble-t-il,
c’est que certains genres constituent les conditions nécessaires du mélange des
genres et qu’en ce sens, ils ont un rôle analogue aux voyelles sans lesquelles la
communication des consonnes est impossible62. Rien n’est dit, à ce stade, sur
la fonction spécifique de ces genres, ni sur la façon dont ils sont nécessaires
au mélange.
En anticipant quelque peu, nous pouvons pourtant tenter d’identifier les
conditions sine qua non du mélange entre les genres ainsi que leurs fonctions
respectives. Tout d’abord, pour opérer un mélange, il faut disposer d’une plu-
ralité d’ingrédients à mélanger. Or, comme nous aurons l’occasion de le voir,
d’après l’étranger, le même et l’autre conditionnent l’individuation de ces
ingrédients : le même rend un genre identique à lui-même, tandis que l’autre
rend un genre autre que les autres (voir 254d14-15 ; 254e4). Il est donc vraisem-
blable que le même et l’autre aient pour fonction de garantir qu’il y a bien une
multiplicité différenciée à mélanger63. Encore faut-il cependant que s’opère la
liaison entre les termes de cette multiplicité différenciée. Or, nous venons de
voir que la participation des genres entre eux peut s’exprimer au moyen du
verbe « être » et nous avons déjà vu que l’adverbe « réellement », qui désigne
l’être, semble pouvoir s’insérer dans n’importe quelle phrase exprimant qu’un

principes, décrits ici, qui président à la combinaison des genres dans un raisonnement et
ceux, décrits en 261d1-262e3, qui président à la combinaison des termes dans un énoncé ?
Nier cette différence suppose qu’il faut maîtriser la dialectique, c’est-à-dire la science
suprême, pour pouvoir produire un simple énoncé, ce qui paraît absurde.
62 Voir Bluck (1975), 119, 121-123 ; Dixsaut (2001b), 166, 174-175 ; Harte (2002), 151-155.
63 Pour se convaincre du fait que l’autre est bien un genre-voyelle qui conditionne, en
garantissant la multiplicité différenciée des genres, la possibilité de leur mélange, on
remarquera qu’en 259a3-6, l’étranger « lie explicitement le mélange mutuel des genres au
fait que l’être et l’autre les traversent tous », comme l’écrit Dixsaut (2001b), 167. Quant
au même, il communique lui aussi avec tous les genres et ce, nécessairement, voir 254e4
et 256a7-8.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 193

mélange entre certains ingrédients a lieu64. Il semble donc raisonnable de sup-


poser que c’est l’être qui assure cette fonction de liaison, qu’il est un ingrédient
nécessaire à chaque mélange. Nous verrons que la suite du coup de force de
l’étranger appuie cette supposition65. Il est également intéressant de noter que
même si ces conditions sont chacune nécessaire, aucune n’est, à elle seule,
suffisante pour que le mélange s’opère. Cependant, on ne peut exclure que le
même, en tant qu’il assure l’identité des termes, l’autre, en tant qu’il assure leur
différence, et l’être, en tant qu’il opère leur liaison, soient conjointement les
conditions nécessaires et suffisantes du mélange des genres. Mais à nouveau,
le texte ne permet pas de trancher avec certitude. Quoi qu’il en soit, inclure
l’autre, le même et l’être parmi les genres-voyelles rendant possible le mélange
présente au moins l’avantage de justifier l’utilisation d’un pluriel au point (2).
Mais, dans cette hypothèse, comment comprendre les genres, évoqués au
point (3), qui interviennent dans les séparations ou dans les divisions (ἐν ταῖς
διαιρέσεσιν) ?
Tant que l’on traduit διαίρεσις par « séparation », la cause des séparations
entre les genres ne peut être que le non-être ou l’autre. Toutefois, nous venons
de voir que l’autre fait partie des genres-voyelles évoqués au point (2). Or les
genres dont il est question au point (3) sont justement différents (ἕτερα, 253c3)
de ceux évoqués au point (2)66. Pour résoudre ce problème, il suffit de traduire
διαίρεσις non par « séparation », mais par « division »67 et de repenser à ce qui
s’est déroulé dans la première partie du Sophiste. En effet, dans la première
partie de ce livre, nous avions soutenu que, pour diviser un genre envisagé du
point de vue de son extension, c’est-à-dire une « totalité », le dialecticien choi-
sit un couple de genres mutuellement exclusifs qui, mélangés avec le genre
à diviser, déterminent sur celui-ci deux parties exhaustives et plus ou moins
équivalentes d’un point de vue extensionnel68. Dans cette hypothèse, les genres
qui sont la cause de la division des totalités au point (3) ne sont rien d’autre
que ces différents couples de genres choisis par le dialecticien pour diviser un
genre donné. Cette interprétation a, en tout cas, le mérite d’expliquer pour-
quoi l’étranger déclare qu’il vient de tomber sur la science des hommes libres

64 Voir ci-dessus Première possibilité : l’absence de tout mélange.


65 Voir ci-dessous Preuve de la distinction entre l’autre et l’être, Troisième phase de l’argument.
66 Comme le note Trevaskis (1966), 110.
67 Pace Gómez-Lobo (1966), 38 et Harte (2002), 152 n. 59 ; voir McCabe (2000), 220 n. 82 ;
Mouze (2019), 158 ; Mouze (2020), 108.
68 Voir chapitre 2, La division des techniques ; chapitre 3, Production, art de trier et dialectique.
194 Chapitre 7

(253c7-8) : le dialecticien est en effet libre de choisir les principes présidant à


sa division69.
Reprenons : l’accord et le désaccord des genres évoqués au point (1) consistent
plus particulièrement en (2) la découverte des genres-voyelles conditionnant
le mélange des genres et en (3) la division d’un genre considéré d’un point de
vue extensionnel au moyen d’un couple de genres mutuellement exclusifs. La
découverte des genres-voyelles constitue une partie du cœur du Sophiste ;
la pratique de la méthode de division, sa coque. Coque et cœur sont donc unis
dans la description de la science dialectique. Cette unité persiste dans la suite de
la description de l’étranger. En effet, si la capacité de diviser en genres ou selon
des genres dont il est question au point (4) est une référence immanquable
à la méthode de division70, la capacité d’éviter les fausses identifications et
les fausses différences, voir le point (5), n’est pas l’apanage de cette méthode.
Certes, c’est la pratique de la division qui, ultimement, permettra à Théétète
de distinguer le sophiste et le sage alors qu’il les croyait identiques (268b11-c4,
comparer 221d3-4), mais c’est la dialectique telle qu’elle est pratiquée au cœur
du Sophiste (entre 254e2-255e7) qui permet de prouver la non-identité des cinq
très grands genres71. L’unité de la dialectique telle qu’elle est pratiquée dans la
coque et dans le cœur du Sophiste persiste donc au point (5). Mais qu’en est-il de
la description, au point (6), de ce que le dialecticien discerne adéquatement ?

4.3 Le discernement adéquat du dialecticien


Le contexte immédiat, en particulier la division selon des genres, encourage à
rapprocher la description du point (6) de la méthode de division. D’ailleurs le
point (6) est introduit comme la perception adéquate résultant (οὐκοῦν, 253d5)
de la capacité à diviser des genres72. En outre, nous avons vu qu’il n’est pas
certain que l’analogie entre le rôle de certains genres et celui des voyelles de
l’alphabet ait pour fonction d’indiquer que l’être et le non-être (ou l’autre) sont
responsables, respectivement, de tout mélange et de toute séparation. Il est
au contraire apparu que l’étranger se focalise sur les conditions nécessaires du
mélange des genres et que celles-ci ne renvoient pas seulement au facteur de
liaison qu’est l’être, mais englobent aussi le même et l’autre. En conséquence,
il ne paraît pas nécessaire de lire le point (6) comme la description d’une

69 Voir Dixsaut (2001), 170-171. Nous reviendrons sur le sens de la liberté du dialecticien au
point La science des hommes libres ci-dessous.
70 Pace Dixsaut (2001b), 157, cf. 264c1-2 et 267d5-6 ; Gómez-Lobo (1977), 41 ; Notomi
(1999), 236.
71 Voir Moravcsik (1962), 52 ; Gómez-Lobo (1977), 41 ; Crivelli (2012), 117.
72 Notons également la récurrence du verbe πορεύεσθαι pour décrire la dialectique (253b11)
et la méthode de division (264e1). Cf. Mouze (2020), 107.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 195

compétence de « méta-division », dont les principes seraient la fonction prédi-


cative de l’être impliquée dans tout mélange et la fonction de non-identité du
non-être ou de l’autre impliquée dans toute séparation73. Il paraît au contraire
plus naturel de lire le point (6) comme précisant ce que le dialecticien parvient
à voir distinctement quand il divise74.
La phrase (6) semble être structurée autour de αὖ, une particule qui la
découpe en deux ensembles : (A) et (B) ci-dessus, eux-mêmes divisés en
deux sous-ensembles séparés par καί : (A.1) et (A.2) ; (B.1) et (B.2) ci-dessus75.
L’hypothèse de lecture privilégiée est que les objets dont il est question dans
l’ensemble (A) sont ceux que le dialecticien perçoit adéquatement au début et
au cours de sa division et que ceux dont il est question dans l’ensemble (B) sont
ceux qu’il perçoit une fois la division accomplie. Dans ce qui suit, nous espé-
rons démontrer progressivement la validité de cette hypothèse en déployant sa
fécondité exégétique et sa cohérence interne.
Dans cette hypothèse, en (A.1), « l’idée unique complètement étendue à tra-
vers une multiplicité » désigne le genre dont part le dialecticien pour diviser,
par exemple le genre de la technique ou de la puissance76. Quant à la multipli-
cité à travers laquelle cette idée unique est étendue, elle renvoie à l’extension
de ce genre, par exemple toutes les techniques ou toutes les puissances qui par-
ticipent de la technique ou de la puissance. Pourquoi chaque unité composant
cette extension est-elle, en outre, « posée comme séparée » ? Car percevoir
l’unité du genre n’implique pas que la multiplicité d’unités qu’il unifie soit
dissoute77. Percevoir l’idée de la technique n’implique pas que toutes les tech-
niques soient assimilées l’une à l’autre.

73 Comme le font Gómez-Lobo (1977), 36-47 ; Notomi (1999), 236-237 ; Teisserenc (2007b),
241-248 ; et Teisserenc (2012), 107-113. Qui plus est, alors qu’au moins un genre-voyelle du
point (2) est étendu à travers tous les genres (διὰ πάντων), les idées dont il est question
au point (6) sont étendues à travers des pluralités (διὰ πολλῶν), cf. Dixsaut (2001b), 228 ;
Ionescu (2013), 56 ; Miller (2016), 333, 336. Cette discrépance constitue une autre raison
pour ne pas projeter les genres-voyelles du point (2) sur les idées uniques dont il est ques-
tion au point (6). Que l’enquête soit ultérieurement limitée aux très grands genres et non
à tous les genres (254c2-4) ne change rien à l’affaire : si les idées uniques du point (6)
reprenaient les genres-voyelles, l’étranger aurait dû dire qu’au moins certaines d’entre
elles s’étendent, non pas à travers une pluralité de genres, mais à travers tous les genres.
74 Sur ce point, nous sommes en accord avec Cornford (1935), 266-268 ; Stenzel [1931] (1940),
96-106 ; Bluck (1975), 125-131.
75 Voir Stenzel [1931] (1940), 97 ; Teisserenc (2007b), 243 ; Teisserenc (2012), 109 ; Miller
(2016), 322.
76 Voir Cornford (1935), 267.
77 Comme y insiste Dixsaut (2001b), 184.
196 Chapitre 7

Il faut reconnaître que la perception du genre à diviser qui est ici décrite
résulte probablement moins de la division elle-même que du processus de ras-
semblement qui la précède et qui est décrit, dans le Phèdre, dans des termes
très similaires à ceux utilisés en (A.1)78. Cependant, il demeure exact de dire
que celui qui divise selon des genres doit pouvoir percevoir un genre à divi-
ser. Mais qu’est-ce qui, exactement, est rassemblé par le dialecticien en vue
d’être divisé ? Le génitif neutre ou masculin singulier (ἑνὸς ἑκάστου, 253d6)
utilisé pour désigner les unités composant la multiplicité traversée par l’idée
unique ne peut lui-même se référer à une multiplicité d’idées, car ἰδέα est un
mot de genre féminin. Certains commentateurs considèrent donc que les uni-
tés rassemblées sous l’idée unique sont des particuliers sensibles79. Pourtant,
dans la mesure où le coup de force ontologique de l’étranger concerne exclu-
sivement les genres et les formes80, et où, en République VI, 510b8-9 et 511c1-2,
l’objet de la dialectique est conçu comme intelligible81, une référence unilaté-
rale à des particuliers sensibles semble hors de question. Mais alors, comment
expliquer le génitif neutre ou masculin singulier en lieu et place du génitif
féminin attendu pour une référence à une multiplicité d’idées ? Deux réponses

78 Comparer Phèdre 265d3-4 : « grâce à une vision d’ensemble, mener vers une forme unique
ce qui est en mille endroits disséminé » (Εἰς μίαν τε ἰδέαν συνορῶντα ἄγειν τὰ πολλαχῇ διε-
σπαρμένα, traduction Robin [1933] (1970), 71-72 légèrement modifiée) et Sophiste 253d5-7 :
« percevoir adéquatement une idée unique complètement étendue à travers une multi-
plicité, dont chaque unité est posée comme séparée » (μίαν ἰδέαν διὰ πολλῶν, ἑνὸς ἑκάστου
κειμένου χωρίς, πάντῃ διατεταμένην ἱκανῶς διαισθάνεται). La différence est que le texte du
Phèdre décrit le processus de rassemblement tandis que le Sophiste décrit ce que voit celui
qui a déjà rassemblé. C’est peut-être pour cette raison que le Sophiste ne contient pas de
rassemblement préalable à l’application de la méthode de division elle-même, comme
le note Miller (2016), 326-329. Cependant, le Sophiste contient bien des rassemblements
au cours du processus de division (219a10-c1 ; 219c2-9 ; 222c5-d2 ; 226b2-c9 ; 226e5-227a10 ;
267a10-b2 ; cf. Gill (2010), 186 n. 24 ; Crivelli (2012), 19). D’ailleurs, le passage du Phèdre sur
la dialectique (265c8-266c1) ne nous paraît pas exclure de tels rassemblements ayant lieu
au cours de la division.
79 Voir Campbell (1867), 145 et 146 ; Moravcsik (1962), 52 ; Runciman (1962), 62 ; Trevaskis
(1967), 122 ; Bluck (1975), 126-127 et 131.
80 Comme le rappellent Cornford (1935), 267 n. 2 ; Stenzel [1931] (1940), 98-99 ; Dixsaut
(2001b), 185. Il n’y a probablement pas de différence essentielle entre forme (εἶδος) et
genre (γένος), du moins dans le Sophiste, voir Cornford (1935), 261 n. 1, 276 ; Bluck (1975),
133 ; Gómez-Lobo (1977), 31 n. 5 ; Notomi (1999), 234 n. 45 ; Fronterotta (2008), 187 n. 1.
Mouze (2020), 74-80, 82 soutient que le terme γένος désigne, plus proprement que l’εἶδος,
l’extension d’une forme, mais cela paraît peu plausible, dans la mesure où, comme nous
le verrons (cf. ci-dessous Introduction des cinq très grands genres), trois des μέγιστα τῶν
γενῶν, le même, l’autre et l’être ont nécessairement la même extension (à savoir, l’exten-
sion universelle) tout en étant distincts l’un de l’autre.
81 Voir Gómez-Lobo (1977), 42-43 ; Teisserenc (2007b), 246 ; Teisserenc (2012), 109-110.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 197

semblent possibles. Soit ἑνὸς ἑκάστου renvoie en réalité à εἶδος en 253d182, soit
Platon veut attirer l’attention sur le fait que le statut ontologique de ce qui est
unifié ou rassemblé n’est pas le trait essentiel de cette étape83.
La meilleure façon d’interpréter (A.2) sans redondance par rapport à (A.1)84
consiste, selon nous, à comprendre « les multiples <idées> mutuellement
autres » perçues adéquatement par le dialecticien comme les différents couples
d’idées mutuellement exclusives qu’il utilise pour diviser l’idée issue du rassem-
blement (A.1) ou, plus généralement, pour diviser n’importe quelle idée à une
étape quelconque de son raisonnement85. L’idée ainsi divisée serait « l’<idée>
unique » par laquelle sont « enveloppées de l’extérieur » les multiples idées
mutuellement autres, c’est-à-dire les couples d’idées mutuellement exclusives.
La relation « d’enveloppement » (περιεχομένας, 253d8) ne paraît pas désigner
la relation d’un genre à ses espèces. En effet, le changement et la stabilité sont
chacun enveloppé par l’être (περιεχομένην, 250b9). Or, l’être a une nature tierce,
qui est à côté (παρὰ ταῦτα, 250b8) et non au-dessus du changement et de la
stabilité86. Il convient donc de soigneusement distinguer la relation d’« enve-
loppement », perçue par le dialecticien, de deux idées mutuellement exclusives
par une troisième et la relation de subordination ontologique des espèces à un
genre87. Cependant, ces deux relations ne sont pas sans lien, puisque l’envelop-
pement d’un couple d’idées mutuellement exclusives par une troisième idée
est solidaire d’une communauté, d’un mélange de chaque membre du couple

82 Cf. les références données dans la note précédente.


83 Voir chapitre 2, La division des techniques. Voir aussi Dixsaut [1985] (2001), 333.
84 Il nous semble que Cornford (1935), 267 et Movia (1991), 312, en assimilant (A.1) et (A.2),
succombent à cette redondance. Pour l’éviter, Stenzel [1931] (1940), 102-104 comprend
l’idée unique de (A.1) comme l’autre ou le non-être dont l’effet séparateur serait une pré-
condition du rassemblement qui aurait seulement lieu en (A.2). Quoique ingénieuse,
cette interprétation introduit une grande hétérogénéité dans les différentes idées uniques
dont il est question dans la phrase (6), cf. Gómez-Lobo (1977), 35 et Dixsaut (2001b), 224,
tout en rendant difficilement compréhensible la position de la particule αὖ censée décou-
per la phrase en deux sous-ensembles (A)-(B), comme l’a bien vu Miller (2016), 336-337.
De plus, comme nous y avons déjà insisté à la n. 73, l’autre n’est pas étendu à travers une
multiplicité, mais à travers tous les genres. Ajoutons encore que l’étranger fait explicite-
ment la différence entre les genres qui pénètrent à travers tous les genres (διὰ πάντων) et
ceux qui pénètrent à travers beaucoup ou une multiplicité d’autres genres (διὰ πολλῶν) en
254b10-c1.
85 Nous sommes rejoints sur ce point par Mouze (2020), 119.
86 Voir Dixsaut (2001b), 189.
87 La différence entre subordination ontologique et subordination dialectique est une des
thèses centrales de l’interprétation de la méthode de division proposée par Delcomminette
(2000), dont notre propre interprétation s’inspire largement. Le premier chapitre de la
première partie de cet ouvrage (pp. 29-94) discute en détail la différence entre ces types
de subordination et la place qu’elles occupent dans la division platonicienne.
198 Chapitre 7

avec l’idée qui les enveloppe (en 250b9-11, περιέχω et κοινωνία sont associés)
et que le mélange d’un couple d’idées mutuellement exclusives avec une troi-
sième idée peut déterminer sur l’extension de celle-ci deux parties disjointes,
c’est-à-dire déclencher une division. Ces deux parties sont alors les espèces
de cette idée ou de ce genre. Par exemple, l’enveloppement du changement
et de la stabilité par l’être est solidaire d’une communauté, d’un mélange du
changement et de la stabilité avec l’être qui implique lui-même la division
exhaustive de l’extension de l’être en tout ce qui change et tout ce qui est stable
(voir 250c12-d2), en êtres en devenir et réalités intelligibles. De la même façon,
afin de diviser la technique, en l’occurrence le genre issu du rassemblement,
le dialecticien doit percevoir « l’enveloppement » de l’acquisition et de la pro-
duction par la technique, c’est-à-dire percevoir la communauté, le mélange
de ce couple d’idées mutuellement exclusives (dans le texte « mutuellement
autres ») avec la technique. La division de l’extension de la technique en tech-
niques acquisitives et productives résulte de ce mélange.
En résumé, dans notre hypothèse de lecture, (A.1) et (A.2) décrivent les deux
situations que perçoit le dialecticien « capable de diviser en genres ou selon
des genres » au début et tout au long de sa démarche : une idée à diviser d’une
part (A.1), des idées permettant de la diviser de l’autre (A.2). En (B.1) et (B.2)
par contre, selon cette hypothèse, l’étranger décrit ce que perçoit le dialecti-
cien au terme de sa démarche.
En particulier, « l’<idée> unique connectée en une unité à travers de
multiples totalités » (B.1) que discerne le dialecticien est l’idée qu’il cher-
chait à définir au début de sa démarche. Comme nous l’avons vu dans le cas
du pêcheur à la ligne (voir 221a7-c3) et comme nous le verrons dans le cas du
sophiste (voir 268c5-d588), l’unité de l’idée à définir est constituée, au terme
de la division, par l’entrelacement ou la connexion des différents membres de
droite des couples diviseurs choisis89. À cette interprétation, on a cependant
objecté que l’idée à définir, le definiendum est déjà une unité et qu’elle n’a, par
conséquent, pas besoin d’être connectée en une unité. On a également sou-
ligné que si l’étranger pensait en (B.1) à l’entrelacement de la pluralité des
éléments du definiens, il aurait dû dire que ce sont ces éléments eux-mêmes
qui sont « connectés » en une unité plutôt que l’idée unique (nous devrions
par exemple lire συνημμένας au pluriel plutôt que συνημμένην au singulier)90.

88 Voir aussi chapitre 9, Récapitulatif.


89 Voir Stenzel [1931] (1940), 99, 101, avec 93 ; Miller (2016), 324-326, 346 ; et ici-même cha-
pitre 2, La définition de la pêche à la ligne.
90 Voir Gómez-Lobo (1977), 31-32, 35 ; Teisserenc (2007b), 246-247. Voir aussi les développe-
ments de Miller (2016), 325 n. 8, 346 autour de cette objection.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 199

Il est toutefois possible de répondre que l’unité du definiendum est seulement


présupposée ou posée au début de la recherche, mais que c’est le travail de
définition ou d’explicitation du definiens qui fournit à l’idée à définir sa véri-
table unité ou du moins la confirme pour le dialecticien. Aussi, en déclarant
que c’est l’idée elle-même qui est connectée en une unité (plutôt que les élé-
ments du definiens qui la composent), l’étranger insiste sur le fait que l’unité
de l’idée posée au début de la recherche se voit dialectiquement constituée
par l’entrelacement survenant au terme du processus de division. Loin de dis-
soudre cette unité, le travail d’entrelacement de déterminations la compose et
fait de l’idée, l’idée unique qu’elle est91.
Qu’en est-il des « multiples <idées> séparées parce que complètement dis-
criminées » (B.2) ? Elles renvoient à un autre aspect du résultat de la division.
Au terme du processus de division, le dialecticien perçoit non seulement (B.1)
que l’unité de l’idée à définir est constituée par l’entrelacement des éléments
du definiens, mais (B.2) il distingue aussi pleinement l’idée qu’il voulait défi-
nir des autres idées avec lesquelles elle pouvait être confondue92. Ces autres
idées, qui participent aux différents membres de gauche des couples diviseurs
choisis, sont donc « séparées » de l’idée à définir parce que le processus de divi-
sion les a « complètement discriminées », sous au moins un rapport, de l’idée
à définir93. Par exemple, au terme de la définition de la pêche à la ligne, le dia-
lecticien peut différencier la pêche à la ligne, sous au moins un point de vue,
de n’importe quelle autre technique. Ou encore, à la fin du Sophiste, Théétète
est capable de distinguer sans hésitation le sophiste et le sage (voir 268b11-c4).
(B.2) décrit donc ce que perçoit celui qui est capable d’éviter les fausses iden-
tifications, ce qui était également, on peut le rappeler, la capacité décrite
au point (5).
Cependant, relativement au point (5), nous avions souligné que la capacité
d’éviter les fausses identifications renvoie non seulement aux résultats de la
méthode de division, mais aussi, en même temps, aux résultats des preuves de
non-identité des très grands genres qui font l’objet de la suite immédiate du
Sophiste (254e2-255e7). Il est donc raisonnable de supposer que la perception
décrite en (B.2) est également propre à celui qui est capable de discriminer

91 Sur le fait que l’entrelacement dialectique correspond à une idée unique, plutôt qu’à la
complexité d’un état de choses, voir aussi chapitre 8, La distinction entre logos dialectique
et logos doxique.
92 Voir Stenzel [1931] (1940), 99, 101 ; Miller (2016), 325-326, 346.
93 Il est également possible de lire qu’elles sont « complètement séparées parce que discri-
minées », en rapportant πάντῃ à χωρίς plutôt qu’à διωρισμένας, cf. la discussion de Dixsaut
(2001b), 195.
200 Chapitre 7

les très grands genres et de ne pas les identifier l’un à l’autre94. Une fois de
plus, la description de la science dialectique proposée par l’étranger se réfère
à la méthode de division et simultanément à la dialectique telle qu’elle est
pratiquée dans le cœur du Sophiste. D’ailleurs, cette double référence joue pro-
bablement également au point (A.2). Dans notre hypothèse de lecture, (A.2)
décrivait en effet le rapport dialectique qui intervient entre un genre à diviser
et un couple de genres diviseurs. Or la relation entre l’être, d’une part, et le
changement et la stabilité, de l’autre, fournit un excellent exemple de ce rap-
port. Comme, dans la section suivante, nous verrons que le changement, la
stabilité et l’être sont des très grands genres, (A.2) peut fonctionner également
comme une référence aux relations entre les très grands genres.
La référence simultanée à la méthode de division et à la dialectique telle
qu’elle est pratiquée dans le cœur du Sophiste atteint son paroxysme dans la
phrase qui conclut et reprend le point (6). L’étranger déclare que :

(7) cela [c’est-à-dire percevoir adéquatement les quatre situations


décrites au point (6)] revient à savoir discerner selon le genre, la manière
dont <les formes>, chacune prise à part95, peuvent communiquer et la
manière dont elles ne le peuvent pas

τοῦτο δ’ ἔστιν, ᾗ τε κοινωνεῖν ἕκαστα δύναται καὶ ὅπῃ μή, διακρίνειν κατὰ γένος
ἐπίστασθαι (253e1-2)

Cette conclusion anticipe clairement la dialectique du cœur du Sophiste,


moins cette fois les preuves de non-identité entre les très grands genres que
l’examen de leur communauté. Au cours de cet examen, l’étranger exposera
en effet comment, en un sens, le changement communique avec le même et
comment, en un autre, il ne communique pas avec le même (voir 256a10-b4) :
cette exposition est manifestement une illustration de la capacité à discer-
ner la manière dont un genre peut communiquer et la manière dont il ne le
peut pas96. Mais le fait que ce passage anticipe la suite du Sophiste n’invalide

94 En ce sens, voir Dixsaut (2001), 200.


95 Ἓκαστα renvoie sans doute à des εἰδή sous-entendus, cf. Teisserenc (2007b), 258 n. 29 ;
Teisserenc (2012), 113 n. 2, comme c’était peut-être déjà le cas en (A.1). Voir, dans le texte
principal, notre analyse de (A.1).
96 Comme le note Gómez-Lobo (1981), 81. Par ailleurs, la capacité de détecter les rapports
selon lesquels une chose est capable de communiquer et selon lesquels elle ne le peut pas
est opposée, en 259c9-d7, aux identifications sophistiques qui oblitèrent la précision des
rapports de communication, cf. Dixsaut (2001), 204 n. 1. Le fait que l’étranger clôture son
coup de force ontologique en rappelant la capacité de discernement décrit au point (7)
indique donc très probablement que ce discernement joue un rôle dans ce coup de force
ontologique.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 201

pas le principe d’après lequel le point (6) se réfère à la méthode de division97.


D’abord parce que la capacité de discerner (διακρίνειν) dont il est question au
point (7) a été rapprochée, antérieurement dans le Sophiste, de l’opération de
division (διαίρεσις)98. Ensuite, parce que nous verrons que l’étranger comprend
la façon dont le changement est le même et la façon dont il n’est pas le même
comme des cas de participations, de mélanges avec des formes. Si le change-
ment est le même, c’est parce qu’il participe au même et s’il n’est pas le même,
c’est parce qu’il participe à l’autre relativement au même (cf. 256a10-b4). Le
discernement dont il est question au point (7) renvoie donc non seulement
à la suite du Sophiste, mais toujours aux mélanges des genres. Or nous avons
fait l’hypothèse selon laquelle la méthode de division repose, elle aussi, sur le
mélange de genres99. La seule différence entre le mélange des genres ayant lieu
lors d’une division et le mélange du changement et du même est que ce dernier
mélange ne conduit pas à la division du changement, mais à son individua-
tion. Cependant, dans les divisions dichotomiques comme dans les relations
entre les très grands genres, il en va bien d’une communauté et d’un mélange
de formes. Par conséquent, si les différentes manières dont peut ou ne peut
pas communiquer une forme évoquées au point (7) ont bien une portée anti-
cipatrice, rien n’empêche qu’elles renvoient en même temps au mécanisme
présidant à la méthode de division, c’est-à-dire le mélange et la communauté
des formes entre elles100.

4.4 Pourquoi la description de la dialectique est-elle si difficile ?


Tout ce passage consacré à la dialectique est, sans conteste, extrêmement
difficile. Sa difficulté s’explique d’abord par son caractère anticipatoire101 : les
genres-voyelles, auxquels le point (2) renvoie et qui sont attendus par l’analo-
gie avec les voyelles, n’ont pas encore été identifiés ; la non-identité des très
grands genres, à laquelle les points (5) et (B.2) font (entre autres) allusion,
doit encore être prouvée ; enfin, les résultats étonnants de la communauté des
très grands genres n’ont pas encore obligé à dégager les multiples rapports,

97 Contrairement à ce que croit Gómez-Lobo (1981), 81.


98 Voir Cornford (1935), 263 n. 1 ; chapitre 1, Les multiples apparences du philosophe.
99 Nous avons fait cette hypothèse au chapitre 3, Production, art de trier et dialectique lorsque
nous avons supposé que la division de l’extension d’un genre est déclenchée, sur le plan
intensionnel, par le mélange du genre à diviser avec un couple de genres mutuellement
exclusifs.
100 Ionescu (2013), 42, 59 conclut également que la description de la dialectique dans le
Sophiste renvoie simultanément aux divisions et aux relations entre les très grands
genres. Cependant, son analyse des détails du texte (voir ses pp. 56-59) est très différente
de la nôtre.
101 Point qu’ont bien vu Gómez-Lobo (1977), 36, 40 et Notomi (1999), 235.
202 Chapitre 7

annoncés au point (7), selon lesquels une chose peut et ne peut pas communi-
quer avec les autres. Il y a cependant une autre raison pour laquelle ce passage
consacré à la dialectique est si difficile. Comme le dit Théétète, la science qui
étudie le mélange des genres, que l’étranger identifie comme la dialectique, est
la science suprême (253c4-5 ; cf. République VII, 534e2-535a2). Cette supréma-
tie se manifeste notamment dans la capacité qu’a le dialecticien de prendre
les autres systèmes techniques et scientifiques comme objet d’étude102. Le
dialecticien est, en effet, capable de faire des analogies entre les différentes
sciences et techniques, de les rassembler sous un genre commun, de définir
ou d’expliciter ce qui fait la spécificité de l’une d’entre elles, tout en la sépa-
rant de toutes les autres. Mais si la dialectique est cette science capable de
prendre les autres sciences comme objet d’étude, il n’y a ni science ni point
de vue méta-dialectique capable de prendre la dialectique elle-même pour
objet d’étude. En tant qu’elle est la science suprême, la dialectique n’admet
pas d’extériorité et n’autorise pas un point de vue extérieur qui en décrirait,
une fois pour toutes, les principes103. Rien d’étonnant dès lors à ce que, quand
Platon entreprend malgré tout de la décrire, le texte se fasse obscur et difficile.
D’ailleurs, à bien y réfléchir, l’obscurité de cette description a pour vertu de ren-
voyer celui qui cherche à la dissiper à toutes les façons dont la dialectique a été
pratiquée et se pratiquera encore dans le Sophiste ou même dans d’autres dia-
logues de Platon. Ce n’est qu’en se référant à la pratique de la dialectique que la
description de ses principes peut s’éclaircir104. Notons, en outre, que l’impos-
sibilité principielle d’une description extérieure de la science dialectique et la
nécessité d’une référence constante à la pratique de cette science peut nous
amener à douter que Platon ait voulu réserver au Philosophe l’explicitation des
relations entre les formes105. À lire attentivement le passage du Sophiste qui
suit immédiatement la description de la dialectique, ce doute ne peut d’ail-
leurs que se renforcer puisque l’étranger, loin d’affirmer catégoriquement qu’il
consacrera au philosophe une recherche similaire à celle qu’il consacre au
sophiste, déclare que l’être est le lieu où nous trouverons le philosophe, si nous

102 Voir McCabe (2000), 215-220, qui a tort, à notre avis, de restreindre cette réflexivité à
(ce que nous avons appelé) l’ensemble (B) du point (6). Si l’idée unique dont il est ques-
tion en (A.1) désigne bien le genre dont part le dialecticien pour diviser, alors l’idée
de technique peut être une telle idée unique. Or il est clair que rassembler les différentes
techniques sous le genre de la technique est déjà une opération réflexive, une façon de
prendre les autres systèmes techniques et scientifiques comme objet d’étude.
103 Voir chapitre 2, Pratique de la méthode et nécessité d’un paradigme.
104 Sur ce point, on lira Delcomminette (2006), 92 ; Delcomminette (2013), 149, 161-162.
105 Comme le croit Cornford (1935), 268.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 203

le cherchons (253e8) et promet une explicitation plus claire du personnage, à


condition que nous le voulions encore (254b4)106.

4.5 La science des hommes libres


Avant de reprendre le fil du coup de force ontologique de l’étranger, revenons
un instant sur le fait que le philosophe dispose de la science des hommes libres
(253c7-8). Nous l’avons vu : le philosophe est libre parce qu’il peut choisir libre-
ment les principes, en fait les genres ou les idées, au moyen desquels il divise
un genre donné107. La liberté du dialecticien, cependant, s’étend également au
choix du genre dont il part pour effectuer sa division. C’est du moins ce qu’il est
possible de déduire d’une remarque de l’étranger sur la façon dont le sophiste
s’accoutume au non-être, son « refuge ». D’après l’étranger, c’est par routine
(τριβή) que le sophiste s’est adapté au non-être (254a5). Or la routine, dans
les dialogues de Platon, s’oppose généralement à l’art (τέχνη)108. Le sophiste,
contrairement à ce que pensait Théétète (221d1-6109), n’a donc pas d’art110.
Pourtant, l’étranger parviendra à définir son art à la fin du Sophiste. Et dans le
Politique, il s’accordera avec le jeune Socrate pour dire que le politique, comme
le sophiste, doit être placé parmi les savants (Politique 258b3-5). Nous verrons,
dans le dernier chapitre de cet ouvrage, que la technique du sophiste repose en
réalité sur l’ignorance ou l’opinion plutôt que sur le savoir ou sur une forme de
pratique rationalisée, ce qui rend paradoxal son statut de technique. Il n’em-
pêche que la liberté du dialecticien est telle que la non-conformité de son point
de départ, la technique, n’invalide pas la vérité de son raisonnement. Il n’y a là
rien qui doive nous étonner, puisque nous savons maintenant que le critère
de la vérité d’un raisonnement dialectique réside dans sa cohérence interne
plutôt que dans la correspondance de son point de départ avec le monde de
l’apparence111. Pour reprendre les termes de l’étranger : si l’idée de l’être est

106 Ce doute de l’étranger est également noté par Notomi (1999), 239 et Heidegger [1924-25]
(2001), 501-502.
107 Cette liberté ne doit, pour autant, pas être confondue avec de l’anarchie ni avec le règne
de l’arbitraire, voir chapitre 2, La division des techniques.
108 Cf. Gorgias 463b3-4 ; Phèdre 260e4-5 ; Philèbe 55e1-56a2 ; Campbell (1867), 146-147 ;
Benardete (1984), II. 146.
109 Voir aussi chapitre 3, L’erreur de Théétète ou le pouvoir des noms.
110 Voir Brown (2010), 155, 164-168. L’usage, par l’étranger, du terme τριβή pour décrire l’acti-
vité du sophiste (en 254a5) semble donc aller contre l’affirmation de Beere (2019), 157 n. 9,
183 selon laquelle l’étranger ne remet jamais en question dans le dialogue l’attribution
d’une technique au sophiste.
111 Voir, pour la cohérence du logos dialectique, chapitre 2, La division des techniques ; cha-
pitre 3, Purification des vices de l’âme et Récapitulatif ; pour la cohérence pragmatique, nos
analyses de la critique des mythologies dans le chapitre 6.
204 Chapitre 7

bien ce à quoi le philosophe applique toujours ses raisonnements (254a8-9),


sa liberté ne s’arrête pas à l’être ou mieux, ce sont ses raisonnements qui sont
décisifs pour l’être qu’il définit112. Il est donc permis à l’étranger d’explorer plei-
nement l’erreur de Théétète sur le sophiste, de partir de l’idée de technique et
d’arriver à un résultat tout aussi vrai (consistant à faire de la sophistique une
technique paradoxale), du moins dialectiquement, que s’il était immédiate-
ment parti de l’opinion droite selon laquelle le sophiste possède une routine.
À vrai dire, cette erreur d’appréciation, cette erreur d’apparence est sans doute
même plus féconde que si le point de départ avait été la routine. En tout cas, le
détour qu’elle force à effectuer est l’occasion de refonder l’ontologie et d’assu-
rer la possibilité de la fausseté113.
D’ailleurs, en accord avec ce qu’il avait déjà laissé entendre au moment de
diviser la purification (cf. 228c4114), l’étranger insiste dans notre passage sur
le rapport entre la cohérence interne du raisonnement dialectique (sa vérité)
et l’âme du dialecticien. Il précise en effet que la capacité dialectique est le
propre de celui qui philosophe en toute pureté et en toute justice (253e5). Cette
précision signifie que l’âme du philosophe n’est gangrénée par aucun des deux
vices que l’étranger a distingués (cf. 227d13-229a11) : elle n’est ni défigurée par
l’ignorance ni malade d’injustice, mais elle est mesurée et stable. Nous sug-
gérons que c’est justement la cohérence des raisonnements du dialecticien qui
confère à son âme la stabilité qui la rend juste et la mesure qui la rend belle. En
entrelaçant des idées proportionnées les unes aux autres dans un logos dialec-
tique, le dialecticien détermine pleinement l’idée qu’il se donne à penser. Dès
lors, les opinions et les jugements mobilisant cette idée pleinement détermi-
née seront eux-mêmes pleinement déterminés et explicités, si bien qu’ils ne
risqueront plus d’abriter des contradictions qu’une réfutation pourrait mettre
au jour. Clarifier le sens d’une idée grâce au raisonnement dialectique permet
de mobiliser cette idée de façon cohérente dans des jugements, de dissoudre
les conflits entre des opinions et, par conséquent, d’embellir l’âme. Comme, en
outre, la beauté et la mesure de l’âme sont, pour l’étranger, la condition d’un
véritable bonheur (230d7-e5), la clarification d’une idée grâce au raisonnement
dialectique parait finalement être dans le Sophiste une condition nécessaire
du bonheur115.

112 Voir les très belles analyses de Dixsaut [1985] (2001), 334.
113 Nous reviendrons en détail sur le statut technique de la sophistique à la fin de la section
Transition du chapitre 9.
114 Et chapitre 3, Purification des vices de l’âme.
115 Pour une exploration du lien entre la cohérence et le désir du bien conçu comme unité de
la vérité, de la beauté et de la mesure, voir Delcomminette (2013b), 142-147.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 205

5 L’être n’est pas

Après avoir démontré que certaines choses acceptent de se mélanger, tandis


que d’autres ne l’acceptent pas, après avoir appliqué ce principe d’un mélange
partiel au domaine des genres et avoir décrit la dialectique comme la science
permettant de déterminer quels genres consentent à se mélanger avec les-
quels, et comment ces mélanges s’opèrent, l’étranger en revient à son coup
de force ontologique et à la capture du sophiste (254b4-6). Son raisonnement
s’ouvre sur une « préface » (254c1-d2). Une lecture attentive de cette préface
peut s’avérer extrêmement utile, nous semble-t-il, pour comprendre la pro-
gression argumentative qui va être suivie.
L’étranger commence par une limitation méthodologique : pour ne pas
se laisser troubler par la multiplicité des formes, il vaut mieux en choisir
quelques-unes parmi celles que l’on appelle les plus grandes (254c3-4). Il
indique ensuite deux étapes : étudier d’abord de quelle sorte ou « quelles »
(ποῖα, 254c4) sont chacune de ces formes choisies parmi les plus grandes,
examiner ensuite la façon dont elles sont susceptibles de communiquer les
unes avec les autres (254c4-6). Il semble raisonnable de supposer que ces deux
étapes annoncent, d’une part, l’introduction des cinq très grands genres et les
preuves de leur autonomie respective (254d4-255e7) et, d’autre part, l’étude
de la façon dont le changement se mélange avec les quatre autres très grands
genres (255e11-256d10)116. Or l’introduction de cinq très grands genres distincts
et l’étude des possibilités de combinaison de l’un d’entre eux avec les quatre
autres aboutiront, à leur tour, à mettre en évidence en quel sens l’être n’est pas
(257a4-7). Tel est donc, semble-t-il, le premier moment du coup de force de
l’étranger, son premier objectif : « forcer » l’être, de quelque façon, à ne pas être.
Mais ce n’est pas tout ce que révèle l’étranger dans cette préface : les deux
étapes qu’il vient d’annoncer doivent permettre, sinon de saisir avec une pleine
clarté l’être et le non-être, du moins de soutenir « sans dommage » (ἀθῴοις,
254d2), c’est-à-dire, sans doute, de manière cohérente et non-paradoxale, que
le non-être est réellement non-être (254c6-d2). Il s’agit là du second moment
du coup de force de l’étranger, l’objectif qui clôturera sa démonstration (258c2-
3) : « forcer » le non-être, sous certaines conditions, à être117.

116 Cette lecture du programme de l’étranger est proposée par Gill (2015). Introduire les cinq
très grands genres et démontrer leur autonomie respective permet en effet de savoir « de
quelle sorte » ou « quels » ils sont, tandis que l’étude des possibilités de combinaison du
changement peut être considérée comme un cas paradigmatique de l’examen des possi-
bilités de communication entre les très grands genres.
117 Pour rappel, l’expression « coup de force ontologique » provient de βιάζεσθαι en 241d6-
7. Dans ces lignes, les deux tâches que nous venons de distinguer sont explicitement
mentionnées.
206 Chapitre 7

La préface de l’étranger dessine donc bien les contours qu’il nous faut suivre.
Dans la présente section, nous nous concentrerons sur la mise en évidence
du non-être de l’être et sur les deux étapes que cette mise en évidence com-
porte : l’introduction de cinq très grands genres et les trois preuves permettant
d’établir qu’il s’agit bien de cinq genres distincts (254d4-255e7118) ; l’étude de la
façon dont le changement se combine avec les quatre autres très grands genres
permettant in fine de comprendre en quel sens l’être n’est pas (255e11-257a12119).
Dans la section suivante, il s’agira de comprendre le second moment du coup
de force de l’étranger : la démonstration de l’être du non-être (257b1-258c6)120.

5.1 Les cinq très grands genres


5.1.1 Introduction des cinq très grands genres
L’étranger estime que les genres dont il a été question jusqu’ici, à savoir l’être,
le changement et la stabilité sont des genres très importants (254d4-5)121. Il
rappelle ensuite que le changement et la stabilité ne se mélangent pas entre
eux (254d7-8, cf. 252d2-11). Plus haut dans ce chapitre122, nous avons vu que la
stabilité qui caractérise le changement considéré en tant que genre oblige à
qualifier cette assertion : l’étranger veut probablement dire qu’il y a au moins
un rapport sous lequel le changement et la stabilité ne se mélangent pas. Nous

118 Voir ci-dessous Les cinq très grands genres.


119 Voir ci-dessous Les possibilités de communication du changement.
120 Sur cette articulation du texte, voir Cornford (1935), 289 ; Lewis (1975), 91 ; Crivelli (2012),
218. Frede (1967), 9 ; Frede (1992), 402-403 propose une autre lecture. Il estime qu’entre
251a5 et 255e7, l’étranger traite du problème de l’être et qu’entre 255e7 et 259c5, il traite
du problème du non-être. Cette façon de comprendre la progression argumentative
semble contredite par l’articulation proposée par l’étranger en 254c4-6 : les preuves de
non-identité des très grands genres n’y sont pas présentées comme donnant lieu à une
solution au problème de l’être, mais plutôt comme une étape préalable à un traitement
non-paradoxal du non-être.
121 Nous choisissons de traduire μέγιστα τῶν γενῶν (254d4) par un superlatif absolu, car cette
expression renvoie à προελόμενοι τῶν μεγίστων λεγομένων ἄττα (254c3-4), c’est-à-dire à la
sélection de certaines parmi les formes qui sont dites très ou les plus importantes. La liste
des cinq genres qui va être donnée ne semble donc pas être exhaustive, c’est pourquoi il
est préférable d’éviter la traduction « les plus importants », qui paraît exclure qu’il y ait
d’autres genres de cette importance. L’unité par exemple, qui n’est pas reprise dans la liste
du Sophiste, fait également figure de candidate au titre de μέγιστον γένος. Sur ce choix
de traduction, voir Cornford (1935), 273-274 n. 2 ; Lewis (1975), 139 n. 12 ; Nehamas [1982]
(1999), 219 n. 11 ; Crivelli (2012), 117 n. 42 ; Teisserenc, (2012), 114. Remarquons encore que
l’étranger parle d’abord de formes très importantes (en 254c4, ἄττα est mis pour εἰδή), puis
de genres très importants (en 254d4), ce qui corrobore l’hypothèse de la synonymie de ces
termes, voir Cornford (1935), 276 n. 1 ; Vlastos [1970] (1981), 271 n. 3 et ici-même n. 80.
122 Voir ci-dessus Deuxième possibilité : le mélange intégral.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 207

reviendrons sur cette question décisive dans un instant123. L’étranger, quant


à lui, poursuit en notant que l’absence de mélange entre le changement et la
stabilité contraste avec le mélange de l’être et de ces deux genres. Le fait que le
changement et la stabilité sont tous les deux manifeste incontestablement ce
mélange (254d10). Toutefois, comme il a précédemment été établi, le mélange
entre l’être et ces deux genres, l’affirmation du fait que le changement et la sta-
bilité sont tous les deux n’implique nullement l’identité de l’être avec un de ces
deux termes (voir 250a8-c2124). L’être est donc bien un troisième genre à côté
du changement et de la stabilité (254d12-13)125.
S’il y a trois genres, chacun d’eux est autre que les deux autres, mais le même
que lui-même (254d14-15, cf. Théétète 185a11-12). Le sens causal de cette phrase
(οὐκοῦν, 254d14)126 confirme ce qui nous suggérions en étudiant la description
de la dialectique127 : l’autre et le même remplissent bien le rôle de conditions
d’individuations des genres préalables à leur mélange. C’est à ce titre qu’on peut
les qualifier de « genres très importants » et, également, de « genres-voyelles ».
Leur caractère « très important » dérive donc moins du rôle qu’ils ont joué
dans la tradition philosophique (ou dans l’interprétation platonicienne de la
tradition philosophique), comme c’est le cas pour le changement et la stabilité,
que de leur caractère universellement participé et du rôle qu’ils jouent dans
l’individuation de la nature de chaque forme128, ce qui ne veut pas dire, nous
le verrons immédiatement, que le même et l’autre sont des propriétés qu’une
forme possède simplement en tant que forme129.
Une question se pose cependant : le même et l’autre (τό τε ταὐτὸν καὶ θάτε-
ρον) sont-ils bien eux-mêmes deux genres, distincts de l’être, du changement et
de la stabilité, quoique toujours nécessairement mêlés à eux, ce qui fait alors
cinq très grands genres à considérer ; ou bien le même et l’autre ne sont-ils que
d’autres noms pour l’un des trois premiers très grands genres (254e2-255a2) ?
L’hésitation de Théétète face à cette question (255a3) encourage l’étranger à

123 Voir ci-dessous Le changement et la stabilité diffèrent de l’autre et du même.


124 Et chapitre 6, L’aporie finale.
125 Dans le paragraphe qu’on vient de lire, le passage 254d7-13 est traité comme une intro-
duction aux preuves permettant de distinguer l’autre et le même comme quatrième et
cinquième très grands genres. Notons cependant qu’il est possible de lire ce passage
comme une nouvelle preuve de la distinction entre le changement, la stabilité et l’être.
La preuve serait la suivante (cf. Moravcsik (1992), 183-184) : l’être a une propriété que n’ont
pas le changement et la stabilité, à savoir la capacité de se mélanger avec eux, donc l’être
est un genre distinct du changement et de la stabilité.
126 Noté par Cordero (1993), 259 n. 294.
127 Voir plus haut Les genres-voyelles …
128 Voir Teisserenc (2012), 114.
129 Voir Le changement et la stabilité diffèrent de l’autre et du même.
208 Chapitre 7

fournir des preuves permettant de distinguer le même et l’autre du chan-


gement, de la stabilité et de l’être. L’étranger développe trois arguments : le
premier permet de distinguer le changement du même et de l’autre ainsi que
la stabilité du même et de l’autre (255a4-b7) ; la second permet de distinguer le
même de l’être (255b8-c8) ; le troisième de distinguer l’autre de l’être (255c9-e2).
Avant d’examiner ces arguments en détail, il est remarquable que Platon
cherche à établir la différence entre l’être, le même et l’autre, en dépit du fait
que ces formes ont, sans doute nécessairement, la même extension, c’est-à-dire
une extension universelle130. La simple existence de cette tentative invalide,
semble-t-il, toute réduction des formes, des idées ou des genres platoniciens à
leurs extensions et à des classes131. On peut également noter que ces preuves
de non-identité entre les très grands genres présupposent, en un certain sens,
le caractère opératoire de l’autre et du même, puisqu’il s’agit au fond de se
demander si l’être est le même que l’autre, que le même, ou, au contraire, s’il
est autre que l’autre, que le même. Platon évite néanmoins de telles formula-
tions circulaires en recourant à une variante du terme « autre » (ἄλλω en 254e4
au lieu d’ἕτερον)132 ou en se demandant, non pas si deux genres donnés sont
les mêmes ou autres, mais s’ils doivent être considérés comme un (255b8-9), si les
noms de ces genres ne s’appliqueraient pas en réalité à un seul genre (255c9-11).

5.1.2 Le changement et la stabilité diffèrent de l’autre et du même


Le changement participe au même et à l’autre. La stabilité également (255b3,
cf. 254d14-15). Supposons que le même ou l’autre et la stabilité ne fassent qu’un.
Alors, puisque le changement participe au même et à l’autre, il participerait à
la stabilité et serait stable (255a10). Supposons, alternativement, que le même
ou l’autre et le changement ne fassent qu’un. Dans ce cas, puisque la stabi-
lité participe au même et à l’autre, la stabilité participerait au changement
et changerait (255a10). Comme ces deux conclusions133 sont impossibles, le
changement et la stabilité sont distincts du même et de l’autre.

130 Sur la dimension nécessaire de ce caractère co-extensif, voir Van Fraassen (1969), 496.
131 Cf. Heinaman (1981), 64 n. 4 ; Moravcsik (1992), 186 ; Brown (2010), 156 n. 12 ; Muniz et
Rudebusch (2018), 396-397. Insister sur la dimension intensionnelle des formes platoni-
ciennes n’implique cependant pas qu’elles ne puissent être envisagées du point de vue de
leur extension, notamment quand il s’agit de les diviser, cf. Delcomminette, (2000), 69-70
et chapitre 2, La division des techniques.
132 Pour la synonymie d’ἕτερον et d’ἄλλο, voir Parménide 164b9-10.
133 Le fait qu’il s’agit ici de deux conclusions résultant de deux suppositions distinctes, plu-
tôt que d’une conclusion unique composée de deux membres conjoints résultant de la
supposition unique que l’autre et le même ne sont pas distincts et du changement et de
la stabilité, transparaît dans l’utilisation de la particule αὖ en 255a10, voir Crivelli (2012),
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 209

Sans plus de précision, cet argument recèle une difficulté. En effet, le


changement, en tant que genre, est un objet de connaissance. Or, comme il a
été démontré dans le chapitre précédent, les objets de la connaissance sont
stables selon l’étranger134. Il n’est dès lors pas impossible de conclure à la stabi-
lité du changement et l’étranger ne peut pas légitimement rejeter l’hypothèse
selon laquelle la stabilité et le même ou l’autre ne font qu’un. Cette difficulté
n’est pas neuve. Nous l’avons déjà rencontrée en examinant l’argument avancé
pour rejeter l’hypothèse du mélange intégral135. Nous avions signalé alors
que, pour rejeter l’hypothèse du mélange intégral, il suffit en réalité d’un sens
dans lequel il est impossible que le changement soit stable. Cependant, nous
avions remis à plus tard le soin de déterminer lequel. Le moment est venu
de résoudre ce problème. En quel sens est-il impossible pour le changement
d’être stable ?
Les commentateurs ont rivalisé d’ingéniosité pour répondre à cette ques-
tion. Pour certains, le terme « changement » dans « le changement est stable »
ne se réfère pas au genre du changement, mais à tout ce qui change. Dans
cette hypothèse, le sujet de la prédication n’a pas pour fonction de nommer un
genre, mais de généraliser ses instances136. Or si, en tant que genre, le change-
ment est stable, il est bel et bien impossible pour ce qui change d’être stable, du
moins sous le même rapport et en relation avec les mêmes choses.
Pour d’autres, la solution réside dans une distinction entre deux façons d’être
quelque chose : une façon pour x d’être y consisterait à posséder y comme
un attribut ou une propriété (πάθος) ; l’autre façon consisterait à posséder y
comme nature (φύσις), ce qui impliquerait l’identité entre x et y137. Quand
l’étranger suppose qu’il est impossible pour le changement d’être stable,

133. La lecture qui privilégie une supposition unique est défendue par Teisserenc (2007b),
260-261 n. 39 et Teisserenc (2012), 115.
134 Voir chapitre 6, Reprise de la discussion : les exigences du philosophe.
135 Voir ci-dessus Deuxième possibilité : le mélange intégral.
136 Hypothèse proposée par Bluck (1975) ; 113-114, 142 ; Bostock (1984), 107 avec 104 ; Kostman
(1989), 346. À l’adjonction d’un opérateur modal près, il s’agit de la fameuse « prédica-
tion paulinienne » proposée par Vlastos, dans Vlastos [1970] (1981), 270-274. Une toute
autre façon de formuler cette solution consisterait à dire que Platon évolue ici sur un
plan strictement « ontique », et non pas encore « ontologique », voir Heidegger [1924-25]
(2001), 487.
137 Sur cette distinction, voir Frede (1967), 30-35 ; Crivelli (2012), 122-130 ; Leigh (2012), 1-2 et
17-21. Les deux premiers commentateurs cités interprètent cette distinction sur un mode
formel : le premier distingue deux usages du verbe « être » et le second deux lectures
de certaines phrases. La dernière commentatrice introduit cette distinction sur un mode
matériel et insiste sur le fait c’est une seule et même propriété qui est, dans un cas, pos-
sédée comme un attribut et dont la nature, dans l’autre cas, est constituée par le sujet (la
forme) qui l’est.
210 Chapitre 7

il faudrait comprendre non pas qu’il est impossible pour le changement de


posséder la stabilité comme attribut, mais plutôt qu’il est impossible pour le
changement de posséder la stabilité comme nature et d’être identique à elle.
La première solution laisse néanmoins sceptique : l’étranger n’a plus quitté
le domaine des genres depuis qu’il a appliqué le principe d’un mélange partiel à
ce domaine. Pourquoi traiterait-il subitement de ce qui instancie ces genres138 ?
En outre, une des prémisses de son raisonnement, celle d’après laquelle le
changement et la stabilité participent au même et à l’autre (255b3), concerne
certainement le genre du changement et de la stabilité et non pas tout ce qui
change, puisque cette prémisse est une reprise partielle de la conclusion selon
laquelle le changement, la stabilité et l’être sont, chacun d’eux, autre que les
deux autres et le même que lui-même (254d14-15). Or, dans cette conclusion,
le changement, la stabilité et l’être sont bien considérés comme des genres (ce
sont même des genres très importants !)139.
En faisant intervenir la notion de nature, la deuxième solution est sur la
bonne piste. Cependant, elle se heurte également à une difficulté. En effet,
la prémisse d’après laquelle le changement et la stabilité participent au même
et à l’autre (255b3) ne peut pas être interprétée comme signifiant que le chan-
gement et la stabilité possèdent le même et l’autre comme nature140. En effet,
si l’étranger voulait dire que le changement et la stabilité possèdent le même
et l’autre comme nature, le changement et la stabilité seraient identiques au
même et à l’autre, ce qui est précisément le contraire de la conclusion recher-
chée par l’argument141.
Pour comprendre l’argument, partons des mots effectivement employés par
l’étranger. D’après lui, si le changement ou la stabilité n’était pas distinct du
même ou de l’autre :

138 Voir O’Brien (1995), 105.


139 Pace Bluck (1975), 136-137, cf. Bostock (1984), 108-109 ; van Eck (2000), 57 et 63 ; Crivelli
(2012), 122. S’il était question, dans cette dernière conclusion, de ce qui instancie ces
genres, alors, par exemple, tout ce qui est stable serait autre que tout ce qui est, ce qui est
incorrect.
140 Comme le notent Heinaman (1981), 61-62 ; van Eck (2000), 62-63 et 65-66 et Crivelli
(2012), 130.
141 La reconstruction alternative fondée sur la distinction entre posséder un attribut et pos-
séder une nature proposée Crivelli (2012), 131-136 (dans la lignée de Moravcsik (1962),
45-47) nous paraît forcer le sens de κοινῇ en 255a7-8 : dans ces lignes, l’étranger ne semble
pas soutenir que tout ce qui est dit du changement exactement de la même façon qu’il est
dit de la stabilité ne peut être identique au changement et à la stabilité, mais plutôt que
tout ce qui est dit à la fois du changement et de la stabilité ne peut être identique à l’un
des deux termes (compte tenu du fait que, dans ce contexte, ce qui est dit à la fois du
changement et de la stabilité affecte leur nature respective, comme nous allons le voir
immédiatement).
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 211

le changement se stabiliserait ou la stabilité changerait, parce que l’un


des deux, peu importe lequel, en advenant sur les deux, forcerait l’autre à
se changer en le contraire de sa nature propre, du fait qu’il le ferait parti-
ciper de son contraire

Κίνησίς τε στήσεται καὶ στάσις αὖ κινηθήσεται· περὶ γὰρ ἀμφότερα θάτερον


ὁποτερονοῦν γιγνόμενον αὐτοῖν ἀναγκάσει μεταβάλλειν αὖ θάτερον ἐπὶ τοὐνα-
ντίον τῆς αὑτοῦ φύσεως, ἅτε μετασχὸν τοῦ ἐναντίου (255a11-b1)142

Ce texte semble indiquer que lorsqu’une forme x participe d’une forme y, la


nature de y affecte celle de x (puisque, pour le changement ou la stabilité,
participer de son contraire implique une transformation de sa nature en le
contraire de sa nature propre)143. Une fois ce simple constat admis, l’argument
cesse d’être problématique. Nous savons que le changement et la stabilité par-
ticipent du même et de l’autre (255b3), ce qui signifie que le même et l’autre
affectent la nature du changement et de la stabilité. Supposons alors que la
stabilité soit identique au même ou à l’autre. Dans ce cas, le changement par-
ticiperait de la stabilité, c’est-à-dire que la stabilité affecterait la nature du
changement. Or, même si le changement est stable en tant que genre, la nature
du changement ne peut être affectée par la stabilité, car celle-ci est le contraire
de celle du changement. Par conséquent, la stabilité ne peut être identique au
même et à l’autre.
La conséquence principale de cette façon d’interpréter l’argument est que
la participation des formes entre elles a des conséquences sur la nature de ces
formes. Autrement dit, l’étranger n’examine pas ce qu’une forme est en tant
qu’elle est une forme, mais toujours ce qu’une forme est en tant qu’elle est cette
forme particulière. Ainsi par exemple, la mêmeté et l’altérité du changement ne
désignent pas des attributs possédés par le changement conçu comme forme
ou comme genre, mais bien des caractéristiques indissociables de sa nature
(ce qui ne signifie bien sûr pas que la mêmeté et l’altérité constituent l’intégra-
lité de la nature du changement : comme nous le verrons, bien qu’il participe
au même et à l’autre, le changement participe aussi à l’autre relativement au
même et à l’autre144)145. C’est bien parce que tout mélange entre des genres a

142 Nous traduisons, en suivant Crivelli (2012), 118.


143 Cf. Berger (1965), 75-77.
144 Voir ci-dessous La puissance de communication du changement avec les quatre autres très
grands genres.
145 Il est vrai qu’en 255e4-6, juste après avoir prouvé que le même et l’autre sont distincts du
changement, de la stabilité et de l’être et qu’il faut donc compter cinq formes, l’étranger
explique que la nature de l’autre est répandue à travers toutes ces formes, car chacune est
autre que les autres non pas en raison de sa propre nature, mais en raison de sa participa-
tion à l’idée de l’autre. Cependant, qu’une forme soit autre en raison de sa participation
212 Chapitre 7

des conséquences sur la nature des genres mélangés que l’étranger n’a jamais
hésité à déclarer impossible la stabilité du changement (252d6-10 ; 254d7-8 ;
255a7-b1) : il n’a jamais eu en vue la possibilité que la stabilité caractérise la
forme, le changement, mais toujours l’impossibilité que la stabilité affecte
la nature du changement.

5.1.3 Preuve de la distinction entre le même et l’être


La preuve (255b8-c8) est la suivante. Si le même et l’être ne faisaient qu’un,
les termes « même » et « être » ne signifieraient rien de différent et seraient
substituables l’un à l’autre sans générer d’impossibilité. Cependant, alors
que nous disons (a) « le changement et la stabilité sont tous les deux »,
dire que (b) « le changement et la stabilité sont tous les deux le même » est
impossible146. Par conséquent, les termes « même » et « être » ne sont pas
substituables l’un à l’autre sans générer d’impossibilités et le même et l’être ne
font pas qu’un.
Cet argument a, lui aussi, souvent été considéré comme problématique.
On soutient en effet que dire (b) est ambigu entre dire (b′) « le changement et
la stabilité sont la même chose » et dire (b″) « le changement est le même et la
stabilité est le même ». En outre, (a) doit être compris comme (a″) « le chan-
gement est et la stabilité est ». Mais dire (a″) et (b″) ne revient pas dire à des
choses impossibles, car le changement et la stabilité consentent à se mélanger
avec l’être (254d10) et avec le même (254d15). En conséquence, l’argument ne

à l’autre et non en raison de sa nature propre n’implique nullement que la participation


d’une forme à celle de l’autre n’a pas de conséquence sur la nature de cette forme. Quant
à 256b6-8, il s’agit, non pas d’une affirmation de la stabilité du changement considéré
comme genre, mais d’un conditionnel contrefactuel dont la protase (« si le changement
même participait de quelque façon à la stabilité ») est niée, voir Roberts (1986), 240 n. 5 ;
O’Brien (1995), 108 n. 1 ; Notomi (1999), 242 n. 72 ; van Eck (2000), 57 n. 8 ; Brown (2008),
445 n. 20, 448 ; Zaks (2014), 10 n. 18 (voir aussi la discussion de Vlastos [1970] (1981), 284-
286 et 293-294). La perspective selon laquelle l’étranger ne considère pas, dans le cœur
du Sophiste, les propriétés que les formes possèdent en tant que formes est défendue par
Ketchum (1978), 42-62 ; Roberts (1986), 232-235 ; Centrone (2008), 193, n. 130 ; Teisserenc
(2012), 99 n. 1.
146 Remarquons que Théétète ne dit pas que (b) est faux, mais qu’il dit plutôt que (b) est
impossible (ἀδύνατον, 255c3). Ce faisant, Théétète évite de présupposer ce qu’il doit
démontrer (à savoir la possibilité du faux). Plus profondément, nous défendrons l’idée
selon laquelle un logos dialectique contenant un mélange de formes n’est pas un énoncé
susceptible d’être vrai ou faux, mais le nom de l’idée que veut exprimer le dialecticien.
Nous verrons en outre que, lorsque quelqu’un mélange des idées qui refusent de se
mélanger (en l’occurrence, le changement et le même relativement à la stabilité), il n’ex-
prime pas quelque chose qui n’a pas lieu ou qui n’est pas le cas, mais il ne pense rien du
tout (ici, « une impossibilité »), voir chapitre 8, La distinction entre logos dialectique et
logos doxique.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 213

parvient pas à prouver que la substitution du « même » et de l’« être » génère des
expressions impossibles, ni à démontrer que le même et l’être sont distincts147.
Cependant, en réalité, l’argument n’est nullement problématique, car (b)
n’est pas en proie à l’ambiguïté qu’y décèlent les commentateurs. L’étranger
précise en effet que, dans l’hypothèse où le même et l’autre ne feraient qu’un,
en disant (a) que le changement et la stabilité sont tous les deux, voire tous
les deux ensemble (ἀμφότερα, 255b12), on affirmerait d’eux (b) qu’ils sont
tous les deux, voire tous les deux ensemble (ἀμφότερα, 255c1) le même148. Cet
opérateur, « tous les deux », ainsi que le fait qu’il soit combiné avec un singulier,
« le même » (ταὐτὸν, 255c1) contraint à comprendre (b) comme signifiant (b′) « le
changement et la stabilité sont la même chose » ou encore que le changement
participe au même relativement à la stabilité, ce qui est une impossibilité. Par
contre, (b″) « le changement est le même et la stabilité est le même » n’est
pas un sens possible de (b), mais seulement une paraphrase acceptable d’une
autre expression (qui ne figure justement pas dans l’argument) : « le change-
ment et la stabilité sont chacun (ἑκάτερον) le même ». Quant à l’expression
(a), si elle affirme bien que « le changement et la stabilité sont tous les deux »,
cela signifie seulement que tous les deux sont des êtres, et non pas qu’ils sont
un seul être. Il s’agit d’une expression légitime qui implique et est impliquée
par une autre expression légitime « chacun des deux, du changement et de la
stabilité, est »149. Mais puisque nous pouvons légitimement dire (a), mais que
dire (b) est impossible parce que cela revient à dire (b′) (et rien d’autre), les
termes « même » et « être » ne sont pas substituables l’un à l’autre sans générer
d’impossibilité et le même et l’être sont distincts l’un de l’autre150.

5.1.4 Preuve de la distinction entre l’autre et l’être


L’argument (255c9-e2) permettant de distinguer l’autre et l’être constitue l’un
des passages les plus discutés du Sophiste. En voici une traduction :

147 Le problème est soulevé, entre autres, par Peck (1952), 48 ; Vlastos [1970] (1981), 286-287
n. 42 ; Bluck (1975), 144 ; Bostock (1984), 91 ; Centrone (2008), 187 n. 127.
148 « Tous les deux ensemble » est la traduction de Robin (1950), 317 qui a bien vu que le grec
ne laissait prise à aucune ambiguïté. Voir aussi la traduction de Mouze (2019), 163.
149 C’est pourquoi, en 250a11-12, l’étranger dit que le changement et la stabilité sont tous les
deux (ἀμφότερα) et que chacun (ἑκάτερον) des deux est. Cette inférence entre les deux
expressions n’est pas possible dans le cas du même, ce qui montre sa différence avec l’être.
Sur la distinction, qui constitue l’arrière-fond du présent argument, entre termes affirmés
collectivement et partiellement (comme l’« être ») et termes affirmés ou collectivement
ou partiellement (comme le « même »), voir Hippias Majeur 301d5-302b6.
150 Nous suivons les inteprétations proposées par van Eck (2000), 66-69 et Crivelli (2012),
139-140, d’après qui la présente preuve traite toutefois d’énoncés prédicatifs susceptibles
d’être vrais ou faux, là où nous cherchons à distinguer ces énoncés prédicatifs des logoi
dialectiques qui ne peuvent pas être vrais ou faux, voir n. 146.
214 Chapitre 7

– L’étranger : Eh quoi ? Nous faut-il parler de l’autre comme un cinquième


[très grand genre] ? Ou faut-il concevoir celui-ci et l’être comme deux noms
pour un même genre ?
– Théétète : Peut-être.
– L’étranger : Mais je pense que tu accorderas que, parmi les êtres, les uns sont
dits en eux-mêmes, tandis que les autres sont toujours dits relativement à
d’autres ? (Ἀλλ’ οἶμαί σε συγχωρεῖν τῶν ὄντων τὰ μὲν αὐτὰ καθ’ αὑτά, τὰ δὲ πρὸς
ἄλλα ἀεὶ λέγεσθαι, 255c13-14)
– Théétète : Pourquoi ne l’accorderais-je pas ?
– L’étranger : Mais ce qui est autre est dit toujours relativement à autre chose,
n’est-ce pas ? (Τὸ δέ γ’ ἕτερον ἀεὶ πρὸς ἕτερον ⟨λέγεσθαι⟩151· ἦ γάρ ; 255d1)
– Théétète : Certes.
– L’étranger : Ce ne serait pas le cas, si l’être et l’autre ne différaient pas com-
plètement. Mais si l’autre participait aux deux formes comme le fait l’être,
il y aurait, à un certain moment, aussi parmi les autres, une chose qui serait
autre sans l’être par rapport à une autre. Or en fait, pour nous, il s’est sim-
plement avéré que, quoi que ce soit qui est autre, est cela même qu’il est
nécessairement par rapport à autre chose (νῦν δὲ ἀτεχνῶς ἡμῖν ὅτιπερ ἂν ἕτε-
ρον ᾖ, συμβέβηκεν ἐξ ἀνάγκης ἑτέρου τοῦτο ὅπερ ἐστὶν εἶναι, 255d6-7152).
– Théétète : Tu dis les choses comme elles sont.
– L’étranger : Il faut donc compter la nature de l’autre comme cinquième
parmi les formes que nous avons choisies153.
En dehors des répliques permettant d’introduire et de conclure, l’argument
peut être divisé en trois phases. La première (255c13-14) concerne la façon
dont les êtres « sont dits ». La seconde (255d1-2) concerne la façon dont ce qui
est autre « est dit ». La troisième (255d3-8) tire les conséquences ontologiques
des deux premières phases et achève de démontrer la différence entre l’être
et l’autre154.

151 Nous suppléons λέγεσθαι à partir de c14 comme le fait Frede (1967), 28.
152 Pour cette dernière ligne, nous suivons le texte de la nouvelle OCT plutôt que celui de
Diès, qui lit … τοῦτο αὐτὸ ὅπερ ἐστὶν εἶναι.
153 Notre traduction, que nous allons justifier au fur et à mesure du commentaire. Pour faci-
liter la lecture, nous avons souligné en gras les lignes qui seront le plus discutées dans la
suite du texte.
154 L’articulation de cette preuve en trois phases n’est rien d’autre qu’une division méthodo-
logique disponible pour l’interprète en première analyse. Nous verrons, au cours de notre
étude, que les trois phases de l’argument sont interdépendantes.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 215

5.1.4.1 Première phase de l’argument


L’étranger entame sa preuve en déclarant à Théétète : « Mais je pense que tu
accorderas que, parmi les êtres, les uns sont dits en eux-mêmes, tandis que les
autres sont toujours dits relativement à d’autres (Ἀλλ’ οἶμαί σε συγχωρεῖν τῶν
ὄντων τὰ μὲν αὐτὰ καθ’ αὑτά, τὰ δὲ πρὸς ἄλλα ἀεὶ λέγεσθαι) » (255c13-14). L’étranger
introduit donc deux classes disjointes d’êtres à partir de la façon dont ces êtres
sont « dits »155. À quelles classes disjointes fait-il référence ?
Une première possibilité est qu’il distingue les propriétés relatives et
les pro­priétés absolues à partir de la façon dont les prédicats qui expriment
ces propriétés sont prédiqués : tandis que les prédicats exprimant des proprié-
tés relatives exigent d’être complétés pour être prédiqués de manière sensée,
les prédicats exprimant des propriétés absolues n’exigent aucune complétion
pour être prédiqués de manière sensée. Par exemple, les propriétés expri-
mées par les prédicats « plus grand » ou « égal » sont relatives, car les énoncés
« Socrate est plus grand » et « 4 est égal » n’acquièrent un sens que lorsqu’ils
sont complétés par « que y » ou « à y », tandis que la propriété exprimée par
le prédicat « homme » est absolue, car « Socrate est un homme » est com-
préhensible sans être complété par quoi que ce soit. Les propriétés relatives
correspondent aux êtres qui sont toujours dits relativement à d’autres (πρὸς
ἄλλα) et les propriétés absolues à ceux qui sont dits en eux-mêmes (αὐτὰ καθ’
αὑτά)156. Cependant, cette interprétation présente un inconvénient majeur :
elle manque cruellement d’assise herméneutique dans le dialogue. En effet, elle
suppose une distinction entre propriétés relatives et absolues qui n’apparaît

155 Ce constat nous paraît écarter d’emblée les interprétations d’après lesquelles, en 255c13-
14, l’étranger introduit deux classes d’usages du verbe εἶναι (« être »). Ce que l’étranger
distingue, ce sont des ὄντα, des êtres, non pas des usages du verbe εἶναι. Il demeure néan-
moins vrai que l’étranger introduit ses deux classes disjointes d’êtres à partir de la façon
dont ils sont « dits », ce qui pourrait renvoyer à différents usages du verbe εἶναι (voir infra
dans le texte principal). Notons cependant que, dans la mesure où le verbe εἶναι peut
s’appliquer d’une façon complète et incomplète à n’importe quel objet, on ne voit pas
comment une distinction entre les usages complets et incomplets du verbe εἶναι pourrait
générer le contraste, pourtant requis par l’expression τὰ μέν … τὰ δέ…, entre deux classes
d’ὄντα, comme le notent bien Szaif [1996] (1998), 354 n. 31 et Crivelli (2012), 147. Lacey,
(1959), 49 n. 1 ; Moravcsik (1962), 48 ; Bostock (1984), 92-94 ; Brown [1986] (1999), 474-477
et Moravcsik (1992), 185 estiment que, dans le présent argument, l’étranger distingue les
usages complets et incomplets d’εἶναι. Sur la distinction entre usages complets et incom-
plets du verbe εἶναι, voir chapitre 5, Introduction.
156 Cette interprétation est défendue (avec des variations plus ou moins importantes) par
Cornford (1935), 282-285 ; Vlastos [1970] (1981), 290 n. 44 ; Heinaman (1982-1983), 186 ;
Heinaman (1983), 13-17 ; Szaif [1996] (1998), 353-354 n. 31 ; Dancy (1999), 45-72 ; Malcolm
(2006), 275-289 ; Teisserenc (2008), 153-188 ; Leigh (2012) ; Duncombe (2012) (qui défend
la variante textuelle πρὸς ἄλληλα en 255c14) et Teisserenc (2012), 117-126.
216 Chapitre 7

nulle part ailleurs dans le Sophiste. Face à cette objection, les défenseurs de
l’interprétation en termes de propriétés relatives et absolues disposent toute-
fois de plusieurs réponses.
Tout d’abord, ils peuvent tout simplement nier la nécessité d’ancrer dans le
reste du dialogue l’interprétation des premières lignes de l’argument157. Ainsi,
il ne serait pas problématique que la distinction entre propriétés relatives et
absolues n’ait pas été mentionnée, ni même implicitement utilisée précédem-
ment dans le dialogue. Cependant, cette réponse présuppose qu’un passage
d’un dialogue de Platon peut s’interpréter indépendamment des autres pas-
sages de ce dialogue. Or une telle présupposition semble être contredite par
la façon dont Platon conçoit l’organisation d’un discours : d’après le Socrate du
Phèdre en tout cas, les parties d’un discours doivent s’accorder entre elles et à la
totalité que forme ce discours, comme c’est le cas pour les différents membres
d’un être vivant (voir Phèdre 264c2-6 et 268d3-5). Mais ce qui est plus problé-
matique encore pour ce type de réponse, c’est que l’étranger invoque l’accord
de Théétète sur la distinction entre les êtres dits en eux-mêmes et ceux dits
relativement aux autres (συγχωρεῖν, 255c13). Manifestement, l’étranger estime
que Théétète est familier de cette distinction. Mais comment pourrait-il être
familier de la distinction entre propriétés relatives et absolues si celle-ci n’a pas
été mentionnée précédemment dans le dialogue ?
Le fait que la distinction entre propriétés relatives et absolues soit largement
attestée dans l’ancienne Académie158 ne permet pas d’expliquer pourquoi
l’étranger suppose que cette distinction est connue de Théétète, qui n’est pas
un étudiant de l’ancienne Académie159. Pour contourner la difficulté, certains
soulignent que la distinction entre propriétés relatives et absolues a été intro-
duite par Socrate en Théétète 160b8-c2 afin de décrire la position de Protagoras.
Mais comme, dans l’univers fictionnel des dialogues, le Sophiste est supposé se
dérouler le lendemain du Théétète, Théétète pourrait très bien encore avoir en
tête la distinction introduite la veille par Socrate. En outre, puisque l’étranger
a eu une conversation avec Théétète avant le début du Sophiste (voir 218a1-2),
il pourrait lui-même être au courant du fait que le jeune homme est familier
avec cette distinction ou du moins avec la position de Protagoras qui en a jus-
tifié l’introduction. Tous ces éléments contextuels permettraient d’expliquer
pourquoi l’étranger en appelle à l’accord de Théétète avant d’introduire la

157 En ce sens, voir le premier principe interprétatif énoncé par Malcolm (2006), 275.
158 Voir par exemple Hermodore apud Simplicius, Commentaire de la Physique, 248. 2-5 ;
Diogène Laërce, Vies des Philosophes, III, 108-109 ; Xénocrate et Andronicos apud Simpli-
cius, Commentaire des Catégories, 63. 22-24. Sur ces textes et d’autres, voir par exemple la
discussion de Teisserenc (2008), 172-174.
159 Comme le rappelle Crivelli (2012), 147-148.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 217

distinction entre propriétés relatives et absolues160. Quoiqu’ingénieuse, une


telle explication apparaît tirée par les cheveux, d’autant plus que la relativité
dont il est question dans le Théétète ne relie pas une chose à n’importe quelle
autre, mais spécifiquement au sujet qui la perçoit161. D’ailleurs, le contexte
protagoréen dans lequel la distinction est introduite la rend difficilement uti-
lisable : certes les propriétés absolues sont distinguées des propriétés relatives,
mais uniquement pour rejeter la réalité des premières.
En conséquence, le problème de la justification herméneutique de l’inter-
prétation en termes de propriétés relatives et absolues demeure et semble
suffisamment handicapant pour chercher une lecture alternative des lignes
255c13-14162.

160 Voir Leigh (2012), 14.


161 Voir Teisserenc (2008), 176 n. 49.
162 L’interprétation en termes de relatifs/absolus doit faire face à une autre difficulté : le sta-
tut du même. En effet, on ne voit pas bien à quel type de propriétés appartient le même
selon cette interprétation. Le même est en effet un relatif (cf. 254d15 ; 256b1), mais peut
difficilement être conçu comme un être qui est « dit toujours relativement à un autre »,
cf. Frede (1967), 17, 19, et 22. Cette objection autorise deux réponses. Tout d’abord, on
peut considérer que la disjonction exposée en 255c13-14 n’est pas exhaustive. En plus des
prédicats non-relatifs ou absolus (αὐτὰ καθ’ αὑτά) et de ceux qui, pour être prédiqués de
manière sensée, doivent être complétés par quelque chose d’autre que le sujet dont ils
sont prédiqués (πρὸς ἄλλα), il faudrait compter, même s’ils ne sont pas mentionnés dans
le texte, les prédicats qui doivent être complétés par quelque chose d’identique aux sujets
dont ils sont prédiqués (πρὸς ἑαυτά), cf. Malcolm (2006), 282. Le même appartiendrait à
cette dernière catégorie. Une telle réponse se heurte au fait que l’expression « τὰ μέν …
τὰ δέ … » suggère que la division présentée par l’étranger en 255c13-14 est exhaustive. La
seconde réponse possible consiste à ne pas prendre l’expression « relatif à autre chose »
(πρὸς ἄλλο) dans un sens strict, mais au sens de « relatif à quelque chose » (πρός τι). Ainsi,
ce qui complète le prédicat relatif ne serait pas nécessairement différent du sujet de la
prédication et le même pourrait alors être compté parmi les relatifs, cf. Heinaman (1983),
15 ; Szaif [1996] (1998), 353-354 n. 31 ; Dancy (1999), 47-49, 59 ; Leigh (2012), 23-26. Cette
réponse n’est pas sans fondement linguistique. En effet, en Catégories 7, 6a36-37, Aristote
estime que les relatifs (πρός τι) sont les choses qui sont dites êtres précisément ce qu’elles
sont des autres choses (ἑτέρων) ou en se rapportant de quelque façon que ce soit à autre
chose (πρὸς ἕτερον). Platon lui-même, en Philèbe 51c1-d10, distingue d’abord les choses
belles relativement à quelque chose (πρός τι) des choses belles en elles-mêmes (καθ’ αὑτά),
puis exemplifie cette distinction en contrastant les sons beaux relativement à autre chose
(πρὸς ἕτερον) et ceux qui sont bons en eux-mêmes (αὐτὰς καθ’ αὑτάς). Manifestement,
dans ces textes, Platon et Aristote semblent utiliser « relativement à autre chose » et
« relativement à quelque chose » de manière interchangeable. Toutefois, pour en revenir
au Sophiste, en 255d1, πρὸς ἕτερον a certainement un sens strict, car l’étranger ne veut pas
dire que ce qui est autre est dit autre toujours relativement à quelque chose, mais rela-
tivement à quelque chose d’autre. Dès lors, il semble également nécessaire de prendre
πρὸς ἄλλα en c14 dans un sens strict, cf. Frede (1967), 17 ; Owen (1971), 256 n. 58. Crivelli
(2012), 146 estime cependant que ce dernier raisonnement n’est pas décisif. Il se pourrait
218 Chapitre 7

D’après cette lecture alternative163, l’étranger, dans la première phase de son


argument, ne distingue pas les propriétés absolues et les propriétés relatives,
mais bien plutôt les genres et les particuliers sensibles qui en participent. D’un
point de vue herméneutique, cette lecture est plus plausible que la précédente,
puisque l’hypothèse des genres est opératoire depuis le début du dialogue (dès
217a8), sans que Théétète demande plus d’explication sur la différence entre
genres et particuliers sensibles, ce qui peut suggérer qu’il est familier avec cette
distinction (comme l’est tout lecteur de Platon). Qui plus est, dans le Philèbe,
pour introduire la différence entre le devenir et l’essence, Socrate utilise un
langage proche de celui utilisé par l’étranger aux lignes 255c13-14 du Sophiste
(cf. Philèbe 53d4-5 où τὸ μὲν αὐτὸ καθ’ αὑτό se rapporte à l’essence, et τὸ δ’ἀεὶ
ἐφιέμενον ἄλλου au devenir). Supposons donc qu’en ouverture de son argument,
l’étranger distingue les genres des particuliers sensibles. Reste encore à déter-
miner la façon dont il s’y prend pour les distinguer.
Pour y parvenir, il faut tout d’abord comprendre ce qui est dit (λέγεσθαι,
255c14) de ces genres et de ces particuliers sensibles. Pour nous aider dans
cette tâche, nous pouvons comparer la phrase que nous commentons, à savoir
255c13-14, qui traite de la façon dont les êtres sont dits, et la réplique suivante
de l’étranger, 255d1, d’après laquelle « ce qui est autre est dit toujours relative-
ment à autre chose » (Τὸ δέ γ’ ἕτερον ἀεὶ πρὸς ἕτερον ⟨λέγεσθαι⟩).
Avant de voir comment ce dernier énoncé nous aide à éclairer ce qui est dit
des êtres en 255c13-14, une discussion sur sa traduction s’impose. Certains tra-
ducteurs et commentateurs semblent penser que cette réplique ne concerne
pas la façon dont ce qui est autre est dit, mais bien plutôt la façon dont l’autre
lui-même, c’est-à-dire le genre de l’autre, est dit164. Cette façon de comprendre
255d1 semble erronée pour trois raisons. Premièrement, pour qu’il y ait un
contraste direct entre 255c13-14 et 255d1, il faut que l’étranger contraste la façon
dont les êtres sont dits et dont les autres sont dits. Or, un tel contraste ne s’ob-
tient que si l’on comprend 255d1 comme faisant référence à ce qui est autre
plutôt qu’à la seule forme de l’autre elle-même. Deuxièmement, Platon ne
redouble pas l’article comme il le fait habituellement dans cette section pour

en effet qu’il soit bien question, en 255c14, de ce qui est dit relativement à quelque chose
et qu’en 255d1, l’étranger fournisse les raisons pour lesquelles ce qui est autre est dit tou-
jours relativement à quelque chose : précisément parce ce qui est autre est dit toujours
relativement à quelque chose d’autre (voir une réponse similaire chez Leigh (2012), 25).
L’issue de l’objection est manifestement incertaine, c’est pourquoi elle ne permet pas, à
elle seule, de rejeter l’interprétation en termes de propriétés relatives et absolues.
163 Voir Frede (1967), 12-37 et Crivelli (2012), 144-145.
164 Voir Diès [1923] (1955), 368 ; Cordero (1993), 174 ; Moravcsik (1992), 185 ; Teisserenc (2008),
155 ; Teisserenc (2012), 117.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 219

désigner la forme de l’autre (il écrit τὸ ἕτερον et non τὸ θάτερον). Troisièmement,


une référence ultérieure à 255d1 confirme que, dans cette réplique, il est ques-
tion de ce qui est autre et non pas du genre de l’autre. En effet, à la fin de
la preuve que nous examinons, l’étranger déclare : « or, en fait, pour nous, il
s’est simplement avéré que, quoi que ce soit qui est autre, est cela même qu’il
est nécessairement par rapport à autre chose » (νῦν δὲ ἀτεχνῶς ἡμῖν ὅτιπερ ἂν
ἕτερον ᾖ, συμβέβηκεν ἐξ ἀνάγκης ἑτέρου τοῦτο ὅπερ ἐστὶν εἶναι, 255d6-7). Dans
cette phrase, l’étranger utilise un parfait résultatif (συμβέβηκεν) faisant réfé-
rence à un résultat acquis antérieurement165, en l’occurrence ce qu’il vient de
dire en 255d1. Or, pour que 255d6-7 soit un écho de 255d1, il faut probable-
ment que les deux énoncés traitent de la même chose : ce qui est autre et non
pas seulement l’autre lui-même. Cette brève discussion nous a donc permis de
sécuriser la traduction de 255d1166 et de forger un lien entre 255d1 et 255d6-7.
Pour tenter de déterminer, à l’aide de ces résultats, ce qui est dit des êtres
en 255c13-14, il est encore important de noter la spécificité de la formulation
utilisée par l’étranger en 255d6-7. L’étranger nous dit que « quoi que ce soit qui
est autre est cela même qu’il est nécessairement par rapport à autre chose ».
Il est manifeste que « cela même qu’il est » (τοῦτο ὅπερ ἐστὶν, 255d7) signifie
ici « autre », puisque est envisagé « quoi que ce soit qui est autre ». En consé-
quence, 255d6-7 doit se comprendre de la façon suivante : chaque chose qui est
autre est ce qu’elle est, à savoir autre, en référence à autre chose167. Or, comme
nous venons de le voir, ce passage se réfère à ce que l’étranger déclare, en 255d1,
sur la façon dont est dit ce qui est autre. En conséquence, 255d1 peut et même
doit se comprendre de la façon suivante : ce qui est autre est dit ce qu’il est,
à savoir « autre », toujours en référence à autre chose. Mais nous savons éga-
lement que cette dernière remarque contraste avec ce que l’étranger affirme
de la façon dont les êtres sont dits en 255c13-14. Par conséquent, en 255c13-
14, il faut supposer que l’étranger déclare que certains êtres sont dits ce qu’ils
sont, c’est-à-dire « être », en eux-mêmes et d’autres sont dits ce qu’ils sont,
c’est-à-dire « être », toujours relativement à autre chose. Ce raisonnement168
fournit donc la réponse à la question initiale que nous nous étions posés :
qu’est-ce qui est dit des êtres en 255c13-14 ? C’est l’être qui est affirmé d’eux :

165 Cf. la traduction de Robin (1950), 317 de 255d6-7 : « c’est pour nous un résultat bel et bien
acquis … ».
166 La lecture de 255d1 que nous défendons est en accord avec les traductions que Robin, ibid.
et Cornford (1935), 281 proposent de cette ligne.
167 Ce point n’est généralement pas controversé, voir Teisserenc (2008), 156 n. 2 ; Leigh
(2012), 13.
168 Qui est celui de Cornford (1935), 281 n. 1 et Frede (1967), 26.
220 Chapitre 7

certains sont dits « être » en eux-mêmes et d’autres sont dits « être » toujours
relativement à d’autres.
Étant donné la façon dont Platon caractérise les formes dans d’autres dialo-
gues (voir par exemple Phédon 78d6, 100b6169), il est probable que les êtres qui
sont dits « être » en eux-mêmes (αὐτὰ καθ’ αὑτά) soient les formes, les genres,
les idées, tandis que ceux qui sont dits « être » toujours relativement à d’autres
(πρὸς ἄλλα) soient les particuliers sensibles qui participent de ces formes et
sont ce qu’ils sont en raison de ces participations170. Mais allons encore plus
loin, que peut vouloir dire l’étranger quand il déclare que les formes sont dites
« être » en elles-mêmes ? Deux interprétations sont possibles : ou bien il veut
dire que la particularité des formes est de pouvoir être dites « être » relative-
ment à rien, ou bien il veut dire que leur particularité est de pouvoir être dites
« être » relativement à elles-mêmes. Or, un coup d’œil prospectif à 258b10-c3
démontre que l’étranger considère que la spécificité des formes réside dans
la possibilité de les dire « être » relativement à elles-mêmes plutôt que dans la
possibilité de les dire « être » relativement à rien (voir καὶ δεῖ θαρροῦντα ἤδη
λέγειν ὅτι τὸ μὴ ὂν βεβαίως ἐστὶ τὴν αὑτοῦ φύσιν ἔχον, τὸ μέγα ἦν μέγα καὶ τὸ καλὸν
ἦν καλὸν καὶ τὸ μὴ μέγα ⟨μὴ μέγα⟩ καὶ τὸ μὴ καλὸν ⟨μὴ καλόν⟩, οὕτω δὲ καὶ τὸ
μὴ ὂν κατὰ ταὐτὸν ἦν τε καὶ ἔστι μὴ ὄν […]). Qui plus est, le fait que l’étranger
mentionne en 258b10-c3 cette spécificité sans s’expliquer plus avant auprès de
Théétète indique sans doute qu’il estime que le jeune homme est au courant
de cette spécificité, sinon depuis le début du dialogue, du moins depuis les
lignes que nous commentons, à savoir 255c13-14.
Pour résumer nos résultats, dans la première phase de son argument,
l’étranger distingue les êtres qui sont dits « être » relativement à eux-mêmes,
c’est-à-dire les formes, les genres, les idées, de ceux qui sont dits « être » tou-
jours relativement à d’autres, c’est-à-dire les particuliers sensibles. Avant
d’envisager la suite de l’argument, notons finalement que cette formulation
n’exclut pas la possibilité selon laquelle une forme puisse être dite « être »
également relativement à d’autres formes, par exemple quand elle participe
à d’autres formes. Simplement, la spécificité des formes est qu’elles sont dites
« être » relativement à elles-mêmes, à la différence des particuliers sensibles
qui sont dits « être » toujours relativement à d’autres choses.

5.1.4.2 Deuxième phase de l’argument


La deuxième phase de l’argumentation de l’étranger (255d1) consiste à contras-
ter la façon dont les êtres sont dits « être » avec la façon dont ce qui est autre

169 Ainsi que les nombreuses références fournies par Teisserenc (2012), 125 n. 3.
170 Rappelons qu’en Philèbe 53d3-4, le devenir est labélisé τὸ δ’ἀεὶ ἐφιέμενον ἄλλου.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 221

est dit « autre » : alors que certains êtres, les genres, sont dits « être » en
eux-mêmes ou relativement à eux-mêmes, et que d’autres, les particuliers sen-
sibles, sont dits « être » toujours relativement à d’autres, tout ce qui est autre
est dit « autre » relativement à autre chose171.
Sur base de ce contraste, on pourrait objecter que si « être qualifié d’ “être”
en soi-même ou relativement à soi-même (αὐτὸ καθ’ αὑτό) » était vraiment
un label réservé aux formes, alors la forme de l’autre pourrait être autre en
elle-même ou relativement à elle-même ; or, cette conclusion semble être
contredite par l’affirmation de l’étranger (255d1, cf. 255d6-7) selon laquelle
tout ce qui est autre, forme de l’autre compris, est autre toujours relativement
à autre chose ; donc, pour éviter d’attribuer une contradiction à l’étranger, il
faudrait renoncer à l’idée d’après laquelle « être dit “être” en soi-même ou rela-
tivement à soi-même » est une formule décrivant la spécificité des formes172.
Une réponse est cependant possible173. En effet, l’énoncé « l’autre est autre » ne
constitue nullement un cas dans lequel l’autre est dit « autre » sans l’être relati-
vement à autre chose, mais bien plutôt un cas où il est dit « être » en soi-même
ou relativement à soi-même. Comme tous les genres, les formes, les idées,
l’autre peut donc être qualifié d’« être » αὐτὸ καθ’ αὑτό, sans que cela ne contre-
dise le constat de l’étranger d’après lequel tout ce qui est qualifié d’ « autre »,
forme de l’autre compris, le soit relativement à autre chose.

5.1.4.3 Troisième phase de l’argument


Bien que nous ayons déjà examiné certaines étapes appartenant à la troisième
et dernière phase de l’argument (255d3-7) en essayant d’élucider la déclara-
tion liminaire de l’étranger (255c13-14), il convient de faire toute la lumière sur
cette dernière phase. L’étranger passe de constats et de contrastes linguistiques
(relatifs à la façon dont certaines choses sont dites « x » ou « y ») à des consé-
quences strictement ontologiques174. Le constat d’après lequel tout ce qui est
autre est dit « autre » relativement à autre chose (255d1) est à présent répété
sans référence à la façon dont quelque chose est dit : tout ce qui est autre est
ce qu’il est, à savoir autre, relativement à autre chose (255d6-7). Il en va très
différemment pour tout ce qui est. Comme l’étranger substitue, à la contrainte
linguistique de 255d1, la conséquence ontologique de 255d6-7, nous sommes

171 Le ἀεί de 255d1 contraste avec le τὰ μέν … τὰ δέ … de 255c13-14, il ne correspond pas au ἀεί
de 255c14, voir Frede (1967), 28 et 36.
172 C’est l’objection de Teisserenc (2008), 167 ; Teisserenc (2012), 120 et Leigh (2012), 9-10.
173 Comme l’ont bien vu Silverman (2002), 177-178 et Crivelli (2012), 148.
174 Bien sûr, en 255c13-14, il se mouvait déjà partiellement sur un plan ontologique puisque la
façon dont les êtres sont dits « être » permet de distinguer deux classes d’êtres, les formes
et les particuliers sensibles.
222 Chapitre 7

autorisés à traduire la remarque de 255c13-14 soulignant le fait que certains


êtres sont dits « être » en eux-mêmes ou relativement à eux-mêmes en des
termes strictement ontologiques : certains êtres sont ce qu’ils sont, c’est-à-dire
des êtres, en eux-mêmes, c’est-à-dire relativement à eux-mêmes175. Puisqu’en
outre nous savons que n’importe quelle chose qui est, est avant tout par partici-
pation à l’être (voir 254d10 ; 256a1 ; 256d8-9), il est légitime de comprendre que
certaines choses participent à l’être en elles-mêmes, c’est-à-dire participent à
l’être relativement à elles-mêmes. Par contraste, puisque tout ce qui est autre
l’est relativement à autre chose, tout ce qui participe à l’autre y participe rela-
tivement à autre chose176.
Avant de conclure la démonstration, notons que cette traduction ontologique
des deux premières phases de l’argument recèle une information importante.
Nous avons vu177 que le fait pour les genres d’être dits « être » relativement
à eux-mêmes ne les empêche pas de pouvoir être dits « être » relativement à
autre chose. Par conséquent, le fait que certaines choses, les genres, participent
à l’être relativement à eux-mêmes ne les empêche pas de participer à l’être
relativement à autre chose. Ce constat confirme l’idée selon laquelle l’être doit
son statut de genre-voyelle à sa fonction de liaison178. En effet, non seulement
l’être constitue un ingrédient du mélange entre des genres distincts, puisque
les genres participent à l’être relativement à d’autres choses, c’est-à-dire à
d’autres genres, mais il apparaît en outre que l’être est un ingrédient du mélange
d’un genre avec lui-même, puisque les genres participent à l’être relativement
à eux-mêmes. En tant qu’il lie un genre à lui-même, l’être lui confère sa nature et
le constitue comme un terme de la pluralité différenciée à mélanger. En ce sens,
il a une fonction similaire au même et à l’autre. Simplement, ce qui pourrait
apparaître comme une fonction particulière, disons existentielle, est un cas
particulier de sa fonction de liaison : la liaison avec soi-même qui peut garan-
tir à la forme sa nature et, par là, qu’il y a bien un terme à mélanger. Si l’idée
d’un mélange avec soi-même peut paraître étrange179, elle signifie seulement

175 Même si elle n’est pas explicitement assertée, cette conclusion découle de ce qui est dit en
255d3-6. Sur l’équivalence entre « être en soi-même » et « être relativement à soi-même »,
voir Première phase de l’argument ci-dessus.
176 Voir Frede (1967), 13-19 et Crivelli (2012), 144-145.
177 Voir Première phase de l’argument ci-dessus.
178 Voir chapitre 7, Les genres-voyelles …
179 Elle a paru si étrange que les commentateurs ont souvent cherché à démontrer que
Platon la réfutait explicitement. Mais, ainsi que le montre la discussion de Nehamas
(1982), 206-211, le Parménide 158a3-6 ne constitue pas une objection de principe contre
l’auto-participation. Ce n’est d’ailleurs pas non plus le cas de Sophiste 245b7-8 (comme
le pense Teisserenc (2007b), 249), car quand l’étranger déclare que « l’être affecté d’être
un de quelque façon n’est manifestement pas identique à l’un », il n’applique pas la règle
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 223

que même lorsqu’il s’agit d’être quelque chose en soi-même, de l’« être en-soi »,
Platon conçoit l’être comme une relation, dans ce cas comme une relation à soi.
Cette conclusion contredit le diagnostic de certains philosophes de l’époque
contemporaine qui ont vu dans ce passage un document sur les limites internes
de l’ontologie grecque et en particulier un document témoignant de l’incapacité
qu’aurait eue Platon à penser l’être en-soi comme un type particulier de rela-
tion, la relation à soi-même180.
Comme toute division dans le Sophiste181, la partition des êtres en formes et
en particuliers sensibles s’explique, sur le plan intensionnel, par le mélange du
genre à diviser (dans ce cas, l’être) avec deux formes. Les formes utilisées pour
diviser ont néanmoins pour spécificité, dans le cas présent, de renseigner sur
la façon dont un genre donné est participé182. Pour un genre donné, participer
à la forme de l’αὐτὸ καθ’ αὑτό implique qu’au moins une chose qui participe
de ce genre y participe relativement à elle-même, tandis que participer à la
forme du πρὸς ἄλλο suppose qu’au moins une chose qui participe de ce genre y
participe relativement à autre chose. Ainsi, comme l’être participe à la forme
du πρὸς ἄλλο et à celle de l’αὐτὸ καθ’ αὑτό (255d4-5), il y a au moins une chose
qui participe à l’être relativement à elle-même. De fait, nous avons vu que cer-
taines choses, les formes, ont pour spécificité de participer à l’être relativement
à elles-mêmes. Si l’autre était identique à l’être, alors il participerait à la forme
du πρὸς ἄλλο et à celle de l’αὐτὸ καθ’ αὑτό et il y aurait au moins un cas dans
lequel ce qui est autre ne participe pas à l’autre relativement à autre chose,
mais y participe relativement à lui-même. Mais comme nous venons de voir
qu’il n’y a jamais de tel cas (puisque tout ce qui est autre l’est relativement à
autre chose), l’autre ne participe pas à la forme du πρὸς ἄλλο et à celle de l’αὐτὸ
καθ’ αὑτό. En conséquence, l’être et l’autre ne sont pas identiques.
Cette preuve difficile clôture la première étape du premier moment du coup
de force de l’étranger. Nous sommes à présent assurés d’avoir sélectionné cinq
très grands genres distincts les uns des autres : le changement, la stabilité, l’être,

selon laquelle ce qui possède une propriété ne peut être cette propriété elle-même, mais
celle d’après laquelle ce qui a des parties (comme c’est le cas pour l’être, d’après le poème
de Parménide), ne peut être l’un véritable, qui n’a pas de parties, voir 245a5-b3 et Bluck
(1975), 78.
180 Voir en ce sens, le commentaire de Heidegger [1924-25] (2001), 513-514, critiqué par
Gonzalez (2009), 91-92. Sur la lecture heideggérienne de ce passage et ses liens avec la
question de la temporalité, voir Zaks (2016).
181 Voir chapitre 3, Production, art de trier et dialectique.
182 Frede (1967), 24 ; de Rijk (1986), 151 n. 9 et Notomi (1999), 242 n. 70, reconnaissent bien
cette spécificité, mais en concluent qu’il ne peut s’agir de véritables formes. Cependant,
nous ne voyons pas pourquoi des façons de participer ne pourraient pas être envisagées
comme des formes.
224 Chapitre 7

le même et l’autre (255d9-e1). Toutefois, afin de « forcer » l’être, de quelque


façon, à ne pas être (cf. 241d7), il reste encore à examiner les possibilités de
communication entre les très grands genres ainsi distingués (254c5-6). C’est en
étudiant la façon dont un de ces très grands genres, le changement, se combine
avec les quatre autres (255e8-9183) que l’étranger va mener cette tâche à bien et,
ce faisant, montrer en quel sens l’être n’est pas.

5.2 Les possibilités de communication du changement : vers le non-être


de l’être
Le raisonnement peut se diviser en trois étapes. Dans un premier temps
(255e11-256d10184), l’étranger examine la façon dont le changement se mélange
avec les quatre autres très grands genres. Cet examen permet de conclure
que « le changement est réellement non-être ». Dans un deuxième temps
(256d11-256e8185), cette conclusion est reprise et réinterprétée de manière
telle que, dans un troisième temps, elle puisse être appliquée à l’être lui-même
(257a1-12186). Dans le texte qui suit, nous étudions ces trois étapes tout en pro-
posant un interlude permettant de traiter à part de la question importante du
statut du concept d’existence dans le Sophiste.

5.2.1 La puissance de communication du changement avec les quatre


autres très grands genres
Les trois arguments que nous venons d’examiner permettent d’établir qu’il
y a bien cinq très grands genres distincts. Par conséquent, le changement
est autre que la stabilité, que le même, que l’autre et que l’être. D’un autre
côté, lors de l’introduction de ces cinq très grands genres, l’étranger a mon-
tré que le changement est, est le même que lui-même et autre que les autres
(254d10-e4). Ces résultats justifient quatre paires d’expressions apparemment
contradictoires187 :

183 En 255e8-9, l’étranger dit qu’il faut « s’exprimer de la façon suivante au sujet des cinq
genres » : en les reprenant καθ’ ἕν, c’est-à-dire « par rapport à l’un d’eux [le changement] »
(comme le comprennent Robin (1950), 318, 1465 n. 1 et Moravcsik (1962), 50 n. 3) et non
« un par un » (comme le pensent, par exemple, Campbell (1867), 153 ; Cornford (1935),
285 ; Diès [1923] (1955), 369 ; Cordero (1993), 175 et Mouze (2019), 165).
184 Voir La puissance de communication du changement avec les quatre autres très grands
genres ci-dessous.
185 Voir Reformulation des résultats atteints précédemment ci-dessous.
186 Voir L’être n’est pas ci-dessous.
187 Moravcsik (1962), 51 a bien vu que ces quatre paires concernant les différentes possibilités
de communication du changement sont dérivables des preuves permettant de démontrer
que les cinq très grands genres sont distincts l’un de l’autre. Il ne semble donc pas que
ces expressions soient considérées comme « obviously true », ainsi que le pense Cornford
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 225

(a) comme le changement est autre que la stabilité, le changement est non-la-
stabilité, mais, comme le changement participe à l’être, le changement est
(255e11-256a2) ;
(b) comme le changement est autre que le même, le changement est non-le-
même, mais, comme le changement participe au même, le changement
est le même (256a3-b5) ;
(c) le fait que le changement est autre que l’autre implique à la fois que le
changement est non-autre et que le changement est autre (256c4-9) ;
(d) enfin, puisque nous disons que le changement est autre que la stabilité, le
même et l’autre, il n’y a aucune raison de refuser que le changement soit
autre que l’être, ce qui suppose que le changement est non-être, même s’il
est un être dans la mesure où il participe à l’être (256c10-d10)188.
Les expressions « le changement est non-la-stabilité », « le changement est
non-le-même », « le changement est non-autre », « le changement est non-
être » sont déconcertantes, car elles n’appartiennent pas à la langue française
courante. Nous les utilisons cependant afin de rendre compte du fait que
l’étranger, pour exprimer les membres négatifs de ses quatre paires apparem-
ment contradictoires, prend soin de faire porter la négation sur le complément
du verbe « être » (εἶναι), plutôt que sur ce verbe lui-même. Dans ce passage, il
privilégie en effet systématiquement des expressions négatives de la forme « x
est non-y » ou encore « non-y, x l’est »189, au détriment d’expressions négatives
de la forme, plus volontiers attendue en français, « x n’est pas y ». Nous verrons,
dans la suite du raisonnement190, que cette façon de s’exprimer possède une
fonction dialectique bien précise ; c’est pourquoi il convient de la manifester
dans la paraphrase que nous mobilisons pour commenter ce passage.
Le membre négatif de la paire (d) : « le changement est non-être » constitue
bien évidemment l’horizon de cet argument, puisque l’expression « non-être »
est appliquée au changement de manière légitime et non problématique. Mais
comment est-il possible que cette conclusion et la conclusion apparemment
contradictoire, « le changement est un être », soient également légitimes ? Plus

(1935), 285. Cette remarque permet de mieux comprendre l’interdépendance des deux
étapes du premier moment du coup de force ontologique de l’étranger.
188 Dans la paire (a), l’étranger ne contraste pas, comme on pourrait s’y attendre par com-
paraison avec les autres paires, l’absence de stabilité du changement avec sa stabilité,
mais il contraste l’absence de stabilité du changement avec son être, avec le fait que « le
changement est ». Cela n’a rien d’étonnant, puisque nous savons qu’il considère que
le changement ne participe pas de la stabilité, c’est-à-dire que la stabilité n’affecte pas la
nature du changement (voir supra, Le changement et la stabilité diffèrent de l’autre et du
même).
189 Voir Robin (1950), 1465 n. 1 de la p. 318.
190 Voir ci-dessous Reformulation des résultats atteints précédemment.
226 Chapitre 7

généralement, comment est-il possible que tous les membres des quatre paires
apparemment contradictoires soient légitimes191 ?
L’étranger répond à cette question en se focalisant sur les rapports du chan-
gement et du même. Ce passage important peut être cité intégralement :

L’étranger : Il faut donc convenir que le changement est le même et non-


le-même et ne s’en point fâcher. C’est que, quand nous le disons « le
même » et « non-le-même », nous ne parlons pas de manière semblable.
Mais, quand nous le disons « le même », c’est en raison de sa participa-
tion au même par rapport à lui-même que nous le disons tel, tandis que
quand nous le disons « non-le-même », c’est en raison de sa communauté
avec l’autre en vertu de laquelle il est séparé du même et est devenu
non celui-ci, mais autre, de telle sorte qu’il est encore dit correctement
« non-le-même » (256a10-b4)192.

La plupart des commentateurs s’accordent pour dire que, lorsque l’étranger


évoque « différentes manières de parler » du changement (Οὐ … ὁμοίως εἰρή-
καμεν, 256a11-12), il cherche à distinguer l’identité et la prédication ou encore
la prédication essentielle et la prédication ordinaire. Dans cette perspec-
tive, « le changement est le même » et « le changement est non-le-même »
sont bien deux énoncés légitimes, dans la mesure où le premier affirme que
le même est prédiqué du changement, tandis que le second nie l’identité du
changement et du même ou nie que le même soit prédiqué essentiellement
du changement. Ces énoncés sont également non contradictoires, puisque
nier l’identité du changement et du même ou nier que le même est essentielle-
ment prédiqué du changement ne revient pas à nier que le même est prédiqué
du changement. Une fois cette distinction explicitée pour les rapports entre
le changement et le même (b), elle serait adaptable aux paires (c) et (d).
Cependant, au sein de cette ligne interprétative, d’importantes controverses
exégétiques ont éclaté quant à la façon dont l’étranger distingue les énoncés
d’identité ou les prédications essentielles et les énoncés consistant à prédi-
quer ordinairement quelque chose de quelque chose. Pour certains, l’étranger
distingue différents usages, voire différents sens, du verbe εἶναι, en français
« être »193. Pour d’autres, l’étranger insiste sur les différentes significations

191 Ou « corrects », cf. ὀρθῶς, 256b4.


192 Ce passage a été retraduit tout en s’inspirant des traductions françaises déjà existantes,
voir Robin (1950), 318 ; Diès [1923] (1955), 369 ; Cordero (1993), 176 ; Teisserenc (2012), 128.
193 Voir Ackrill (1957), 1-2, 3 ; Vlastos [1970] (1981), 286-292 ; van Eck (2000), 70-74. Dans
cette hypothèse, l’analyse de Platon anticiperait celle de Frege [1892] (1971), 128-129 et de
Wittgenstein [1922] (1993), 46-47 (3.323).
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 227

possibles de l’expression qui suit le verbe « être », en l’occurrence l’expression


« le même »194. D’autres encore se replient sur une solution holistique plutôt
qu’atomistique et estiment que l’étranger distingue, en offrant une paraphrase,
entre les énoncés prédicatifs et les énoncés niant l’identité entre deux genres
ou niant que l’un soit essentiellement prédiqué de l’autre, mais sans loca-
liser l’ambiguïté sur une composante particulière de ces énoncés195. Si ces
différentes interprétations ne peuvent être totalement exclues sur des bases
textuelles196, elles nous paraissent manquer le projet véritable de l’étranger et
de Platon dans ce passage.
En effet, plutôt que de considérer que ce projet consiste à distinguer l’iden-
tité et la prédication ou la prédication essentielle et la prédication ordinaire,
il nous semble préférable de considérer que l’étranger cherche à appliquer
la leçon socratique d’après laquelle une véritable contradiction intervient
seulement en relation avec les mêmes choses (πρὸς τὰ αὐτά) et sous les mêmes
rapports (κατὰ ταὐτά)197. L’apparence de contradiction entre le fait de dire le
changement « le même » et « non-le-même » se dissout en effet aussitôt que
sont restitués les rapports selon lesquels chaque expression est envisagée :
sous le rapport de sa participation au même relativement à lui-même, le chan-
gement est bien le même, mais sous le rapport de sa communauté avec l’autre
relativement au même, il est non-le-même. En restituant ces rapports et en
désamorçant l’apparence de contradiction, l’étranger illustre ce qu’il appel-
lera, dans le résumé de son coup de force, la « véritable réfutation » (ἔλεγχος
ἀληθινός, 259d5-6) par opposition à la réfutation pratiquée par ceux qui se
délectent de tirer les oppositions dans tous les sens et qui sont encore éloi-
gnés des réalités (voir 259c7-d8). Plutôt que d’opérer une distinction entre
identité et prédication ou entre différents types de prédication, l’accomplisse-
ment fondamental de l’étranger dans ce passage consiste donc à illustrer une
façon philosophique, et au fond socratique, d’argumenter pour la contraster,
au moins implicitement, avec une façon sophistique d’argumenter.
On pourrait toutefois objecter que les deux accomplissements ne sont pas
incompatibles : peut-être l’étranger illustre-t-il la véritable réfutation philoso-
phique précisément en distinguant l’identité et la prédication ou en distinguant
différents types de prédications. Cependant, cette façon de concevoir la

194 Voir Owen (1971), 258 n. 63 ; McDowell (1982), 125 n. 20 ; Brown [1986] (1999), 471 n. 26 ;
Brown (2008), 447-448.
195 Voir Brown [1986] (1999), 471 n. 26 ; Brown (2008), 449 ; Crivelli (2012), 159, 161.
196 De sérieuses objections peuvent toutefois être adressées aux deux premières interpréta-
tions mentionnées (celles pour lesquelles l’étranger distingue différents sens ou usages du
verbe εἶναι et celles pour lesquelles il distingue les différents sens possibles de l’expression
« le même »), voir l’étude très complète que Crivelli (2012), 149-166 consacre à ce passage.
197 Voir 230b7-8 et chapitre 3, La réfutation socratique.
228 Chapitre 7

restitution des rapports dissolvant l’apparence de contradiction ne nous paraît


pas justifiée. En effet, nous avons vu198 que, d’après 255a11-b1, lorsqu’une forme
x participe d’une forme y, la nature de y affecte celle de x. Or la prédication
ordinaire invoquée pour rendre compte de la participation du changement au
même (que ce soit pour la contraster avec la négation de l’identité entre le
changement et le même ou avec la négation d’une prédication essentielle du
même au changement) ne paraît pas assez robuste pour rendre compte de cet
effet sur la nature qui intervient lors de la participation des formes entre elles.
L’idée même de prédication ordinaire, qu’elle soit conçue comme correspon-
dant, sur le plan extra-linguistique, à la possession ou à l’instanciation d’une
propriété, exclut par définition de pouvoir rendre compte de la nature ou de
l’essence du sujet de la prédication. D’ailleurs, si Platon concevait la participa-
tion du changement au même comme une prédication ordinaire, la cohérence
voudrait qu’il comprenne la participation du changement à la stabilité comme
une prédication ordinaire, et dès lors accepte cette prédication (car il est vrai
que le changement instancie la stabilité ou a la propiété d’être stable, comme
c’est le cas de toute forme). Mais nous l’avons vu, l’étranger refuse par trois
fois de dire que le changement est stable (252d6-10 ; 254d7-8 ; 255a7-b1). Par
conséquent, il faut renoncer à interpréter la participation du changement à
la stabilité en termes de prédication ordinaire. Par parité de raisonnement, et
si l’on veut préserver la cohérence du texte, il faut renoncer à intérpréter la
participation du changement au même en termes de prédication ordinaire et,
au contraire, accepter que les participations des genres entre eux aient des
conséquences sur et dépendent de leur nature respective199.
Mais que peut bien signifier « avoir une conséquence sur la nature d’un
genre » ? La question n’est pas simple et les éléments textuels dont nous dis-
posons sont ténus. Toutefois, nos remarques sur 254d14-15200 peuvent nous
être utiles. Nous avions en effet vu que l’étranger considérait le même et
l’autre comme les conditions d’individuation du changement, de la stabilité,
et de l’être. Nous pouvons donc suggérer que les mélanges entre les genres
dans le cœur du Sophiste ont pour résultat d’assurer aux genres participant
(c’est-à-dire, pour reprendre le vocabulaire introduit dans la gigantomachie,
qui pâtissent) de l’être, du même et de l’autre, la possession de leur nature
propre. La situation est donc légèrement différente du mélange intervenant
dans les divisions où, comme nous l’avons soutenu, deux nouveaux genres
(les espèces) sont constitués à partir du mélange entre le genre à diviser et

198 Voir Le changement et la stabilité diffèrent de l’autre et du même.


199 Sur ce raisonnement, on lira Ketchum (1978), 43-44.
200 Voir Introduction des cinq très grands genres ci-dessus.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 229

le couple de genres mutuellement exclusifs permettant de le diviser201. Au


niveau des grands genres, il s’agit moins de constituer un nouveau genre que
d’expliciter les conditions d’individuation de la nature d’un genre donné. On
remarquera toutefois, par anticipation, que dans le cas des mélanges du cœur
du dialogue comme dans celui des divisions, le résultat de la combinaison est
un ou plusieurs genre(s) unique(s), et non pas « un état-de-choses complexe »
où le sujet de l’énoncé instancie la propriété désignée par le prédicat figurant
dans l’énoncé. Même si, syntaxiquement, l’expression « le changement est le
même » est une prédication, ce à quoi correspond cette prédication n’est pas
un « état-de-choses » où le changement instancie la stabilité, mais un genre
unique possédant sa nature du fait de sa participation au même – et ce
genre unique est le changement. Pour le dire d’une formule ramassée : plu-
tôt que d’élaborer une ontologie pour la prédication ou le jugement, l’étranger
nous paraît, dans le cœur du dialogue, indiquer quels sont les mélanges essen-
tiels, les participations nécessaires permettant d’obtenir des genres pouvant
être divisés dialectiquement.
Or, parmi ces mélanges essentiels, figure, outre le mélange avec le même et
l’autre, le mélange avec l’être. Le changement doit participer à l’être pour pos-
séder sa nature et être le changement. Par conséquent, il « est ». Mais, en même
temps, il participe à l’autre par rapport à l’être. De ce fait, « il est non-être »
(256c10-d10). Avant d’examiner comment l’étranger utilise ce résultat cen-
tral, arrêtons-nous un instant sur l’affirmation selon laquelle « le changement
est ». Cet arrêt nous permettra en effet de régler la question de l’existence dans
le Sophiste.

5.2.2 Interlude : Platon isole-t-il la notion d’existence dans le Sophiste ?


L’étranger affirme que le changement est parce qu’il participe à l’être (Ἔστι
δέ γε διὰ τὸ μετέχειν τοῦ ὄντος, 256a1) et Théétète confirme : « il [le change-
ment] est (Ἔστιν, 256a2) ». Si on laisse de côté le participe substantivé utilisé
pour désigner la forme de l’être, il semble incontestable que, dans ces lignes,
les deux usages du verbe « être » (εἶναι) à la troisième personne du singu-
lier de l’indicatif présent sont des usages complets de ce verbe. En effet, les
phrases dans lesquelles ces deux formes verbales apparaissent sont complètes,
syntaxiquement bien formées et compréhensibles par Théétète, sans l’adjonc-
tion d’un complément à ces deux formes verbales202. Doit-on, pour autant,

201 Voir chapitre 2, La division des techniques ; chapitre 3, Production, art de trier et dialectique.
202 Pace Owen (1971), 255, la phrase « il [le changement] est » (256a1) n’est donc pas fragmen-
taire ou elliptique.
230 Chapitre 7

traduire ἔστι en 256a1-2, par « il [le changement] existe »203 ? Et même si l’on
ne va pas jusqu’à traduire ainsi, doit-on comprendre que Platon isole la notion
d’existence dans ce passage204 ? Les éléments accumulés lors des chapitres
précédents doivent nous amener à répondre par la négative à ces questions.
En ce qui concerne la traduction des usages complets du verbe « être » en
grec ancien (εἶναι), nous avons déjà, au début de notre examen du cœur du
Sophiste205, signalé qu’une traduction systématique par « exister » tend à mas-
quer la proximité sémantique qui unit les usages complets et incomplets de ce
verbe206. Etant donné cette proximité, quand Platon écrit qu’« il [le change-
ment] est » (Ἔστιν, 256a1, a2), il est tout à fait légitime de poser la question « est
quoi ? ». Or une traduction par « exister » ne permet pas de rendre compte de
ce fait, puisqu’on ne peut pas demander « exister quoi ? ». Pour cette raison, il
nous semble qu’il ne faut pas traduire 256a1-2 par « il [le changement] existe »,
mais qu’il faut accepter la traduction, peut-être inélégante, « il [le change-
ment] est »207 ou encore éventuellement « il [le changement] “est” »208.
Indépendamment des questions de traduction des lignes 256a1-2, on pour-
rait toujours soutenir que Platon cherche à isoler la notion d’existence dans ce
passage. Afin de déterminer l’exactitude d’une telle proposition exégétique, il
est important de préciser à quelles conditions Platon aurait pu, voire aurait dû
isoler la notion ou le concept d’existence. Or, il semble que seule une sépara-
tion du genre du « quelque chose » (τί) et de celui de l’être (ὄν) rende possible,
voire nécessaire de concevoir l’existence comme un concept distinct. S’il est en
effet possible d’envisager quelque chose qui ne soit pas ou, alternativement,
s’il est possible d’être, sans être quelque chose, alors le concept d’existence
devient également possible, voire nécessaire pour désigner ce qui manque à
quelque chose pour être ou, alternativement, pour désigner le simple fait d’être
indépendant du fait d’être tel ou tel. Cette manière de concevoir l’existence
comme simple fait d’être ou comme ce qui vient s’ajouter à quelque chose
pour lui conférer son être rend bien compte, nous semble-t-il, de la définition
classique, scolastique, de l’existence comme actualisation d’une essence209.

203 Comme le fait, par exemple, Cordero (1993), 176.


204 Ackrill (1957), 1 écrit que Platon distingue la signification existentielle d’esti dans ce pas-
sage. Voir déjà Cornford (1935), 286 et 296.
205 Voir chapitre 5, Introduction.
206 Sur cette proximité, voir Brown [1986] (1999) et Brown (1994).
207 Cf. Mouze (2019), 165.
208 Ce dernier choix est celui de Diès [1923] (1955), 369 et de Robin (1950), 318.
209 Voir Lalande (1991), 318. Nous laissons de côté la définition logique de l’existence comme
satisfaction possible d’une fonction propositionnelle existentiellement quantifiée.
Notons seulement que l’un des promoteurs de cette définition logique de l’existence,
Russell, semble sinon la réduire du moins l’articuler à une conception « philosophique »
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 231

L’interprétation d’après laquelle Platon isole, thématise explicitement la notion


d’existence est donc entièrement conditionnée par la distinction ou l’absence
de distinction entre le genre du « quelque chose » et celui de l’être. Or, dans les
chapitres précédents, nous avons vu que tout quelque chose, est (voir 237d1-5210)
et que l’expression « être » s’applique évidemment à quelque chose (voir
244b12-13211). Platon ne semble donc pas séparer le genre du quelque chose
et celui de l’être. Par conséquent, les conditions d’émergence d’une réflexion
explicite sur la notion d’existence en tant que telle ne sont pas remplies.
Plus haut dans notre réflexion212, nous avions néanmoins suspendu la vali-
dité de ce raisonnement à une clause : il est impératif que Platon ne change
pas d’avis dans la partie constructive du Sophiste et n’y sépare pas le quelque
chose de l’être. Il est maintenant temps de déterminer si Platon a changé d’avis
sur ce sujet.
Une façon dont il pourrait séparer l’être et le genre du quelque chose serait
de distinguer deux façons d’être, l’une consistant à être tout court, l’autre à être
quelque chose. En effet, dans ce cas, on pourrait concevoir le fait d’être indé-
pendamment du fait d’être tel ou tel. Dans cette hypothèse, le genre de l’être et
celui du quelque chose ne se recouvrant pas, l’on pourrait légitiment soutenir
que Platon isole la notion d’existence dans le Sophiste. Cependant, nous avons
vu qu’en 255c13-14, au moment où Platon distingue deux façons dont les êtres
sont dits « être », c’est-à-dire au moment sans doute le plus propice pour isoler
le fait d’être indépendamment du fait d’être tel ou tel213, Platon ne distingue
pas, d’une part, les êtres qui sont dits « être » tout court, relativement à rien et,
d’autre part, les êtres qui sont dits « être » relativement à quelque chose ; il dis-
tingue bien plutôt les genres qui sont dits « être » relativement à eux-mêmes et
les individus particuliers sensibles qui sont dits « être » toujours relativement
à quelque chose d’autre214. Il n’y a donc pas lieu d’extraire de ce passage une
distinction qui conduirait à séparer le genre du quelque chose et celui de l’être
et, par là même, à attribuer à Platon une tentative d’isoler et de réfléchir la
notion d’existence.

de l’existence correspondant au constat de la réalité empirique des individus. Cette réalité


empirique est elle-même contrastée avec la simple subsistance intelligible des universaux
(voir Vernant (2003), 309-310, 324-326). Si c’est exact, alors il n’est pas exclu que, pour
Russell également, l’existence soit conçue comme ce qui manque à une simple détermi-
nation intelligible pour être.
210 Et chapitre 5, Premier argument.
211 Et chapitre 6, La critique des monistes, L’être, l’un et leurs noms.
212 Voir chapitre 5, Premier argument.
213 En supposant qu’une distinction exprimée sur un mode formel puisse entraîner une dis-
tinction sur le mode matériel.
214 Voir ci-dessus, Preuve de la distinction entre l’autre et l’être.
232 Chapitre 7

En réalité, même si Platon distinguait, en 255c13-14, les usages complets des


usages incomplets du verbe « être » (εἶναι), cela n’impliquerait au fond pas
qu’il sépare le genre du quelque chose et celui de l’être. En effet, la possibilité
d’utiliser le verbe « être » (εἶναι) sans complément ne signifie pas encore qu’il
soit possible d’être sans être quelque chose, puisque, en vertu de la proximité
sémantique des usages complets et incomplets du verbe « être » (εἶναι), l’usage
complet de ce verbe peut toujours potentiellement être complété. Ainsi, même
si Platon avait l’intention de distinguer, en 255c13-14, les cas où il écrit simple-
ment « Ἔστιν » ou « εἶναι » des usages incomplets de εἶναι, comme la question
« τί ἐστι ; » peut toujours être posée, cette distinction n’impliquerait pas que
Platon sépare conceptuellement le genre de l’être et le genre du quelque chose
ni, par conséquent, que la notion d’existence s’impose pour comprendre la spé-
cificité de ce qu’il cherche à dire.
Contre le raisonnement présenté dans les paragraphes qui précèdent, il
est cependant toujours possible d’objecter qu’indépendamment de 255c13-
14, l’idée d’après laquelle les usages complets et incomplets du verbe « être »
(εἶναι) sont proches sémantiquement est, en elle-même, infondée. On pourrait
en effet souligner que, quand Platon utilise le verbe « être » (εἶναι) de manière
complète, il fait intervenir la participation au genre de l’être (voir 254d10,
256a1), tandis que, quand il utilise le verbe « être » (εἶναι) de manière incom-
plète, il fait intervenir la notion de participation sans mentionner le genre de
l’être (cf. par exemple 256a3 avec 256b2-4 ou 256a7-8 avec 256b1). S’il y avait
vraiment une proximité sémantique entre les usages complets et incomplets
du verbe « être » (εἶναι) telle que le sens du verbe n’est pas modifié par le pas-
sage d’un usage à l’autre, on pourrait s’attendre à ce que le genre de l’être joue
un rôle dans l’analyse platonicienne de ces deux usages. Mais comme ce n’est,
semble-t-il, pas le cas, on peut en conclure que ces deux usages ne sont pas
proches sémantiquement ou, du moins, on peut douter qu’ils le soient215.
Il serait donc après tout possible, d’après Platon, d’être sans être tel ou tel,
c’est-à-dire de purement et simplement exister.
Cette objection perd de sa force si l’on admet que Platon construit une
analogie entre certains genres et les voyelles de l’alphabet de telle sorte que cer-
tains genres constituent les conditions nécessaires du mélange des genres. Or,
nous avons soutenu qu’en plus de la nécessité d’assurer la disponibilité d’une
pluralité d’ingrédients à mélanger, il faut admettre l’action d’un genre-voyelle
qui opère la liaison entre les termes de cette multiplicité différenciée216. Nous
avons soutenu que ce genre-voyelle qui opère la liaison est l’être et que celui-ci
ne se contente pas d’intervenir dans le mélange des genres entre eux, mais

215 Pour cette objection, voir Leigh (2008), 119-120.


216 Voir ci-dessus, Les genres-voyelles …
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 233

qu’il intervient également dans le mélange d’un genre avec lui-même pour lui
conférer sa nature217. Par conséquent, l’être intervient dans tous les cas de par-
ticipations des genres (différents de l’être) entre eux, que ce soit pour lier un
genre à lui-même ou pour le lier avec quelque chose d’autre, et ce, même si
Platon ne mentionne pas systématiquement l’intervention de l’être dans tous
les cas de participation, soit qu’il cherche à alléger son propos, soit qu’il consi-
dère que l’analogie entre les genres et les voyelles soit suffisante pour la faire
comprendre218. Dans cette hypothèse, le genre de l’être interviendrait donc
aussi bien pour expliquer les usages complets du verbe « être » (εἶναι) que ses
usages incomplets et plus rien ne s’oppose à supposer une continuité entre
ces usages219.
La proposition exégétique d’après laquelle Platon cherche à isoler la notion
d’existence dans ce passage est donc bien erronée étant donné l’absence de
séparation du genre de l’être et du « quelque chose », elle-même confirmée par
la proximité sémantique des usages complets et incomplets du verbe « être »
(εἶναι) et par la fonction de liaison de l’être. Cependant, si Platon ne veut pas
dire que quelque chose existe purement et simplement en disant qu’il parti-
cipe à l’être, on peut légitimement se demander : que veut-il nous dire ?
Nous venons de rappeler que l’être possède avant tout une fonction de liai-
son : qu’il lie un genre à lui-même ou à d’autres, il contribue à conférer à ce genre
sa nature220 ; ou encore il peut lier un individu particulier sensible à un
genre de telle sorte que cet individu est dénommé d’après ce genre (cf. Phédon
78d10-e2, 102a11-b3 ; Phèdre 250e1-3 ; Parménide 130e4-131a3). Par conséquent,
affirmer d’un genre ou d’un individu particulier sensible qu’il participe à l’être
revient simplement à affirmer que ce genre ou cet individu particulier sen-
sible est susceptible d’être relié, que ce soit à lui-même, pour les genres, ou à
quelque chose d’autre, pour les genres et les individus particuliers sensibles.
Être, c’est être capable de participer à quelque chose, être capable d’être déter-
miné par quelque chose, ou, pour reprendre les termes précédemment utilisés
par l’étranger, c’est être capable de pâtir de quelque chose221. En définitive,

217 Voir ci-dessus, Preuve de la distinction entre l’autre et l’être, Troisième phase de l’argument.
218 Rappelons également que l’adverbe « réellement » (ὄντως), qui désigne l’être, semble
pouvoir s’insérer dans n’importe quelle phrase exprimant qu’un mélange entre certains
ingrédients a lieu (voir 252a9-10 et ci-dessus chapitre 7, Première possibilité : rien n’a puis-
sance de communication avec rien sous aucun rapport).
219 Nous suivons ici Crivelli (2012), 203.
220 Voir ci-dessus La puissance de communication du changement avec les quatre autres très
grands genres.
221 Cf. chapitre 6, Amendements nécessaires pour prolonger l’ὅρος dans le reste du dialogue.
Nous voyons maintenant comment l’ὅρος proposé aux géants peut être étendu à la capa-
cité qu’ont les genres de pâtir (de participer) des autres genres et de se voir ainsi constitués
dans leur nature.
234 Chapitre 7

quand l’étranger écrit : « mais le changement est », il veut dire que le change-
ment possède la capacité de participer à quelque chose. En participant à l’être
relativement à lui-même, au même et à l’autre, la nature du changement se
voit constituée.
Avant de revenir à l’application de l’expression « non-être » au changement,
il est capital de faire une précision sur toute la discussion qui précède. Dans
cette discussion, mais déjà dans les chapitres précédents, nous avons tenté de
montrer que les usages complets du verbe « être » en grec ancien (εἶναι) n’ont
pas pour fonction d’isoler, de thématiser explicitement l’existence du sujet
auquel le verbe « être » (εἶναι) est appliqué sans complément. Cependant, le
fait que Platon ne cherche pas, étant donné le lien qu’il tisse entre l’être et la
détermination, à isoler ou à thématiser l’existence comme « être pur et indé-
pendant d’une détermination particulière », n’exclut pas un usage implicite et
non-thématique de la notion d’existence. Il est en effet possible de considé-
rer que toute détermination d’une chose suppose que cette chose existe de
la manière dont elle est déterminée ou, alternativement, qu’exister pour une
chose revient toujours à exister de telle ou telle manière. Si et seulement si
l’existence est conçue de cette manière, c’est-à-dire comme inséparable d’une
détermination, alors rien ne s’oppose à reconnaître que Platon fait usage de
cette notion ni à dire que « le changement est » implique, présuppose qu’il
existe de telle ou telle manière, c’est-à-dire, dans le cas présent, qu’il existe
comme changement222. Mais encore une fois, nous soutenons que l’absence
de séparation de l’être et du quelque chose, la proximité sémantique de l’usage
complet et incomplet du verbe εἶναι et l’intervention du genre de l’être dans les
situations expliquant ces différents usages, constituent un frein à l’émergence
de l’existence comme un concept ou une notion distincte dans le Sophiste.

5.2.3 Reformulation des résultats atteints précédemment


Reprenons. Comme le changement est autre que l’être (256d5, cf. 250a8-c2 ;
254d4-13), le changement est non-être (256d8). Puisque l’application de l’ex-
pression « non-être » à un sujet, à savoir le changement, est bel et bien légitime,
il est loin d’être « évident », contrairement à ce qu’affirmait précédemment
l’étranger sous influence parménidienne, que le nom « le non-être » ne porte
sur aucun être (voir 237c7-8). Peut-on cependant appliquer immédiatement et

222 Pour cette ligne interprétative, voir Brown [1986] (1999), 150 et Crivelli (2012), 150 qui
considèrent que « le changement est » en 256a1-2 « makes an existential claim », ce
qui semble devoir être distingué de l’idée selon laquelle Platon isole la notion d’existence
ou le sens existentiel du verbe « être » (εἶναι). Voir en particulier Brown [1986] (1999), 471 :
« though the phrase dia to metechein tou ontos (because of sharing in being) analyses a
complete “is”, this use is not seen as importantly distinct from incomplete uses of “is” ».
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 235

de la même façon l’expression « non-être » à l’être et montrer de la sorte que


l’être n’est pas ? C’est bien évidemment exclu dans la mesure où l’être, contrai-
rement au changement, n’est pas autre que l’être. Pour parvenir à montrer que
l’être n’est pas, l’étranger va effectuer une manœuvre supplémentaire dont le
sens ne peut apparaître qu’en réfléchissant à la situation dialectique de son
raisonnement.
L’étranger vient de montrer que le changement est réellement non-être
(ἡ κίνησις ὄντως οὐκ ὄν ἐστι, 256d8). Il en conclut immédiatement qu’

il est donc nécessaire que le non-être soit [ou : qu’il y ait du non-être223] à
propos du changement et par rapport à tous les genres : car, par rapport
à tous <les genres>, la nature de l’autre, en rendant chacun autre que l’être,
fait <de chacun d’eux un> non-être, et donc tous, sous ce même rapport,
nous <les> dirons à juste titre « non-être » [littéralement : « non-étants »]
et, inversement, parce qu’ils participent à l’être, <nous dirons à juste titre
que tous> « sont » et <nous les dirons> « être » [littéralement : « étants »]

Ἔστιν ἄρα ἐξ ἀνάγκης τὸ μὴ ὂν ἐπί τε κινήσεως εἶναι καὶ κατὰ πάντα τὰ γένη·
κατὰ πάντα γὰρ ἡ θατέρου φύσις ἕτερον ἀπεργαζομένη τοῦ ὄντος ἕκαστον
οὐκ ὂν ποιεῖ, καὶ σύμπαντα δὴ κατὰ ταὐτὰ οὕτως οὐκ ὄντα ὀρθῶς ἐροῦμεν, καὶ
πάλιν, ὅτι μετέχει τοῦ ὄντος, εἶναί τε καὶ ὄντα (256d11-e4)

Après avoir recueilli l’approbation de Théétète, l’étranger poursuit et conclut


de la manière suivante :

Ainsi donc, eu égard224 à chacune des formes, l’être est multiple, le non-
être <est> une quantité illimitée [ou indéterminée ou infinie]

Περὶ ἕκαστον ἄρα τῶν εἰδῶν πολὺ μέν ἐστι τὸ ὄν, ἄπειρον δὲ πλήθει τὸ μὴ ὄν
(256e6-7)225

Ces nouvelles déductions semblent confirmer que l’étranger reformule les résul-
tats atteints lors de la première phase de son argumentation, en 255e8-256d10.
En effet, comparons la première et la dernière de ces nouvelles déductions.

223 Cette possibilité de traduction alternative est proposée par O’Brien (1995), 50 n. 1.
224 « Eu égard » traduit περί qui, ici, ne peut avoir un sens purement spatial, mais doit avoir
un sens relationnel, comme le montre bien Teisserenc (2007b), 255-256 n. 14.
225 Les passages cités ont été retraduits tout en s’inspirant des traductions françaises déjà
existantes.
236 Chapitre 7

D’après la première, « le non-être est à propos (ἐπί) du changement » (256d11).


Le passage du « changement est réellement non-être » (256d8) au « non-être est
à propos (ἐπί) du changement » (256d11) semble se fonder sur la possibilité de
passer d’un usage régulier du verbe « être » (εἶναι) à un usage « converse » de ce
verbe. On peut en effet supposer que la forme régulière « x est y » est équivalente
à la forme converse « y est à propos de x » et que c’est cette équivalence qui jus-
tifie le passage du « changement est réellement non-être » au « non-être est à
propos du changement »226. En conséquence, la raison pour laquelle le non-être
est à propos du changement est la même que celle pour laquelle le changement
est réellement non-être. Dans les deux cas, le non-être du changement est justifié
par l’altérité entre le changement et l’être.
D’après la dernière déduction de l’étranger, « eu égard (περί) à chacune des
formes, l’être est multiple, le non-être <est> une quantité illimitée [ou indéter-
minée ou infinie] » (256e6-7). La raison pour laquelle le non-être est cette fois
« en quantité illimitée » eu égard à chaque forme ne peut tout simplement pas
être la même que celle pour laquelle le non-être est à propos du changement.
En effet, l’altérité entre chaque forme et l’être peut tout au plus expliquer que
le non-être est à propos de, eu égard à chaque forme (par exemple : à propos du
changement), mais certainement pas que le non-être est en quantité illimitée
à propos de, eu égard à chaque forme227.
Une façon simple d’expliquer l’apparition de cette quantité illimitée de
non-être est de considérer que l’étranger reformule les résultats atteints pré-
cédemment dans son raisonnement. Supposons en effet qu’après avoir montré
que l’expression « non-être » peut, et même doit, être utilisée sans scrupule
pour exprimer le fait que le changement est autre que l’être (256d5-8), l’étran-
ger considère qu’il n’est plus tenu par la prudence et peut désormais exprimer

226 Sur cet usage converse d’εἶναι, voir Frede (1967), 52-55 ; Lewis (1976), 110 n. 13 ; Crivelli
(2012), 167.
227 O’Brien (1995), 52, 93-94 considère que l’introduction de cette « quantité illimitée » de
non-être s’explique par le fait que a) chaque forme x est autre que toutes les autres (255e4-
6) et que b) toutes les formes participent à l’être. En supposant le principe selon lequel
si une forme x est autre qu’une seconde forme y et que y participe à une troisième forme
z, alors x est non-z, on pourrait conclure que chaque forme est non-être à chaque fois
qu’elle est autre qu’une autre forme qui est. Et comme chaque forme est autre qu’une
quantité illimitée d’autres formes qui sont, chaque forme serait une quantité illimitée
de fois non-être ou encore, le non-être serait une quantité illimitée eu égard de chaque
forme (256e6-7). Cependant, le principe justifiant cette inférence n’est pas affirmé dans
le texte et semble problématique. Il suivrait en effet de ce principe que la pêche à la ligne
est non-technique parce qu’elle est autre que la dialectique ou l’agriculture, qui sont des
techniques, cf. Crivelli (2012), 171-172 n. 197. Pour d’autres problèmes liés à cette lecture, cf.
van Eck (2002), 67-68. D’autres exégèses alternatives sont discutées dans la n. 244 et dans
le texte qui précède cette note.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 237

l’altérité entre, d’une part, le changement et, de l’autre, la stabilité, le même et


l’autre, en niant le verbe « être » lui-même (εἶναι) plutôt que son complément,
comme il l’avait fait jusqu’ici (de 255e8 à 256d9228). Dans ce cas, l’altérité entre
le changement et la stabilité, le même et l’autre implique, non plus que le chan-
gement est non-le-même, non-la-stabilité, et non-l’autre, mais bien plutôt qu’il
n’est pas la stabilité, n’est pas le même et n’est pas l’autre. Ce point peut ensuite
être généralisé à chaque forme. Chaque forme est autre que toutes les autres
et par conséquent, chaque forme n’est pas toutes les autres formes. Comme la
quantité des formes n’est pas fixée a priori, chaque forme n’est pas une quantité
illimitée d’autres formes229. Or, la partie négative de 256e6-7 peut être interpré-
tée comme exprimant précisément ce résultat au moyen de l’usage converse
de la négation du verbe « être » (εἶναι)230 : « eu égard à chacune des formes, le
non-être est une quantité illimitée [ou indéterminée ou infinie] » peut raison-
nablement être compris comme signifiant qu’il y a une quantité illimitée (ou
indéterminée ou infinie) de formes qui ne sont pas eu égard à chaque forme.
Cette exégèse du mouvement général de l’argumentation fondée sur l’idée
que l’étranger reformule les résultats qu’il a précédemment atteints est relati-
vement consensuelle231. Ce qui l’est beaucoup moins en revanche, c’est le lieu
exact où l’étranger passe de l’expression prudente « non-y » à celle, plus osée,
de « non-être-y ». Il y a deux manières de voir les choses.
Premièrement, il est possible de considérer que la reformulation intervient
implicitement entre les lignes 256d11-e4, qui ont pour fonction de généraliser le
constat de l’altérité entre le changement et l’être à tous les genres, et les lignes
256e6-7, qui concluent que chaque genre n’est pas un nombre illimité d’autres
genres232. Voyons cette interprétation en détail, car le passage est difficile.
(a) « Il est donc nécessaire que le non-être soit [ou : qu’il y ait du non-être]
à propos du changement […] » (Ἔστιν ἄρα ἐξ ἀνάγκης τὸ μὴ ὂν ἐπί τε κινή-
σεως εἶναι, 256d11). Pour commencer, l’étranger exprime l’altérité entre
le changement et l’être au moyen de l’usage converse du verbe « être »

228 Voir ci-dessus La puissance de communication du changement avec les quatre autres très
grands genres.
229 Le nombre de formes est illimité (pace Centrone (2008), 197 n. 132) parce que la dia-
lectique est la science des hommes libres et qu’aucune borne n’est fixée a priori quant
aux objets relativement auxquels le dialecticien peut poser une idée (voir notamment
227a7-b6 et Parménide 130a3-e4). L’espace de la recherche dialectique est illimité et infini.
230 Voir Frede (1967), 80 ; Frede (1992), 403-404, 412 ; Crivelli (2012), 167, 169.
231 Elle est partagée par McDowell (1982), 117-118 ; van Eck (2000), 72-74 ; van Eck (2002), 69 et
Crivelli (2012), 153, 170-171.
232 C’est l’interprétation choisie par McDowell (1982), 117-118 et Crivelli (2012), 170-171. La tran-
sition entre le non-être au sens de l’altérité avec le genre de l’être (256d11-e4) au non-être
au sens de ne pas être tel ou tel (256e6-7) est également notée par Campbell (1867), 156-
157 et par Lewis (1976), 91-94, 110 n. 11.
238 Chapitre 7

(εἶναι) : l’altérité entre le changement et l’être (256c10-d6) suppose que


le changement est réellement non-être (256d8), c’est-à-dire, en termes
converses, que « le non-être est [ou : qu’il y ait du non-être] à propos du
changement » (256d11).
(b) « […] et par rapport à tous les genres : […] » (καὶ κατὰ πάντα τὰ γένη·
256d12). À ce niveau, l’étranger entame une généralisation, qu’il justifie
à l’étape suivante.
(c) « […] car, par rapport à tous <les genres>, la nature de l’autre, en rendant
chacun autre que l’être, fait <de chacun d’eux un> non-être […] » (κατὰ
πάντα γὰρ ἡ θατέρου φύσις ἕτερον ἀπεργαζομένη τοῦ ὄντος ἕκαστον οὐκ ὂν
ποιεῖ, 256d12-e2). Cette étape justifie la précédente tout en abandonnant
l’usage converse de « être » (εἶναι) : comme chaque genre (entendons :
excepté l’être) est autre que l’être, chaque genre est non-être.
(d) « […] et donc tous, sous ce même rapport, nous <les> dirons à juste titre
“non-être” [littéralement : “non-étants”] […] » (καὶ σύμπαντα δὴ κατὰ
ταὐτὰ οὕτως οὐκ ὄντα ὀρθῶς ἐροῦμεν, 256e2-3). Ici, l’étranger s’appuie sur le
point (c) pour justifier l’application de l’expression « non-être » à chaque
genre. L’introduction du pluriel « non-étants » (οὐκ ὄντα) est étrange dans
cette perspective233, dans la mesure où (c) ne contient que du singulier
(οὐκ ὄν) et que ce singulier semble pouvoir justifier d’appeler chaque
forme « non-être » en raison de son altérité avec l’être. Cependant le plu-
riel peut s’expliquer par l’accord avec « tous » (σύμπαντα) qui a remplacé
« chacun » (ἕκαστον) comme sujet de l’expression « non-être ».
(e) (L’étranger juge qu’après avoir justifié l’utilisation de l’expression
« non-être » pour chaque genre, il peut réinterpréter les résultats précé-
demment atteints et traduire l’altérité entre deux genres x et y par « x
n’est pas y » plutôt que par « x est non-y » comme il l’avait fait jusqu’à
présent. Comme chaque forme est autre que toutes les autres et que
la quantité des formes n’est pas fixée a priori, chaque forme n’est pas
une quantité illimitée d’autres formes. Notons bien que cette étape est
implicite et n’apparaît pas dans le texte.)
(f) « Ainsi donc, eu égard (περί) à chacune des formes, l’être est multiple234,
le non-être <est> une quantité illimitée [ou : indéterminée ou infinie] »
(Περὶ ἕκαστον ἄρα τῶν εἰδῶν πολὺ μέν ἐστι τὸ ὄν, ἄπειρον δὲ πλήθει τὸ μὴ
ὄν, 256e6-7). (f) exprime la conclusion atteinte en (e), c’est-à-dire celle

233 Ainsi que le notent Frede (1967), 85 et Owen (1971), 233 n. 20.
234 Nous laissons provisoirement de côté la composante affirmative de la conclusion
(256e6-7) d’après laquelle « l’être est multiple eu égard à chacune des formes ». Nous y
reviendrons après avoir examiné le problème de « la quantité illimitée de non-être ».
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 239

d’après laquelle chaque forme n’est pas une quantité illimitée d’autres
formes, mais au moyen d’un usage converse de la négation du verbe
« être » (εἶναι).
Cette exégèse présente un inconvénient textuel et un inconvénient lié à la
forme de la progression argumentative235.
L’inconvénient textuel apparaît en considérant de plus près l’étape (c) :
« car, par rapport à tous <les genres>, la nature de l’autre, en rendant cha-
cun autre que l’être, fait <de chacun d’eux un> non-être » (κατὰ πάντα γὰρ ἡ
θατέρου φύσις ἕτερον ἀπεργαζομένη τοῦ ὄντος ἕκαστον οὐκ ὂν ποιεῖ, 256d12-e2). Si
cette étape servait à établir que chaque genre est autre que l’être, l’expression
« par rapport à tous <les genres> » anticiperait sur l’expression « chacun » et
les deux expressions auraient exactement la même fonction dans le raisonne-
ment. Paraphrasé, le raisonnement de l’étranger serait donc : tous les genres,
c’est-à-dire chacun (sauf l’être lui-même) est différent de l’être. Puisque, dans
cette hypothèse, la clause « par rapport à tous <les genres> » ne fait rien d’autre
qu’anticiper « chacun », cette clause constitue une expression pléonastique
dont Platon aurait pu se passer. Le fait que, d’après l’exégèse qui vient d’être
présentée, certains termes du raisonnement de l’étranger sont pléonastiques
ou redondants peut compter comme un argument contre cette exégèse, sur-
tout si une exégèse alternative est capable de donner une signification non
redondante à ces expressions236.
En outre, le raisonnement tel qu’il est décrit peut laisser insatisfait du
point de vue de la progression argumentative. Il présuppose en effet qu’une
partie décisive de l’argumentation, l’étape (e), est accomplie implicitement.
D’ailleurs, même si cette opération avait bien lieu implicitement, il n’en reste
pas moins que, d’après cette exégèse, l’étranger justifie l’utilisation de l’expres-
sion « non-être » pour décrire l’altérité entre deux genres quelconques en se
fondant sur l’altérité entre tous les genres et l’être. Or l’altérité entre tous les

235 On objecte parfois (par exemple Owen (1971), 234 n. 21) contre cette interprétation que la
clause « et selon tous les genres » (καὶ κατὰ πάντα τὰ γένη·) ne peut pas être interprétée
comme opérant la transition de la différence entre l’être et le changement à la différence
entre l’être et tous les genres parce que si cette partie de phrase avait vraiment pour fonc-
tion de généraliser l’affirmation qui la précède, la préposition ἐπί devrait couvrir 256d11
et 256d12. En d’autres termes, pour pouvoir prendre 256d12 comme la généralisation de
256d11, il aurait fallu que l’étranger dise : « il est donc nécessaire que le non-être soit à
propos du changement et de tous les genres » plutôt que d’utiliser une préposition dif-
férente (« selon », κατά) pour exprimer la seconde partie de son affirmation. Cependant,
il est possible de répondre à cette objection que, dans d’autres passages du Sophiste (par
exemple en 241b1), Platon utilise des prépositions différentes pour exprimer la même
relation logique, voir O’Brien (1995), 52 n. 1 ; van Eck (2002), 66 et Crivelli (2012), 174 n. 203.
236 Cf. van Eck (2002), 66.
240 Chapitre 7

genres et l’être n’est prima facie pas identique à l’altérité entre deux genres
quelconques et, sans plus d’explication, on ne voit pas très bien pourquoi le fait
que l’utilisation de l’expression « non-être » soit justifiée pour décrire un cas
implique du même coup que l’on puisse utiliser cette expression pour décrire
un cas distinct237.
Ces deux inconvénients peuvent nous pousser vers l’examen d’une exégèse
alternative.
D’après cette exégèse le raisonnement se reconstruit comme suit238 :
(a) « Il est donc nécessaire que le non-être soit [ou : qu’il y ait du non-être]
à propos du changement […] » (Ἔστιν ἄρα ἐξ ἀνάγκης τὸ μὴ ὂν ἐπί τε κινή-
σεως εἶναι, 256d11). Comme pour la première exégèse présentée, cette
étape du raisonnement doit être comprise comme exprimant l’altérité
entre le changement et l’être au moyen de l’usage converse du verbe
« être » (εἶναι).
(b) « […] et par rapport à tous les genres : […] » (καὶ κατὰ πάντα τὰ γένη· 256d
12). Contrairement à la première exégèse présentée, cette étape n’a pas
pour fonction d’entamer une généralisation, mais elle fournit bien plu-
tôt les compléments de l’expression « non-être » figurant dans l’étape (a).
L’occurrence de l’expression « non-être » dans (a), c’est-à-dire τὸ μὴ ὄν, est
en effet une occurrence complète de la négation du verbe « être » (εἶναι)
(ἐπί κινήσεως étant le complément d’εἶναι et non pas de τὸ μὴ ὄν). Or, en
vertu de la proximité sémantique des usages complets et incomplets du
verbe « être » (εἶναι), il est toujours possible de demander « est quoi ? »
quand « être » (εἶναι) est utilisé de manière complète239. Par conséquent,
il est possible de demander (en adaptant la question à la tournure utilisée
ici par l’étranger) : « il est nécessaire qu’il y ait du non-être à propos du
changement, certes, mais du non-être par rapport à quoi ? ». La fonction
de la phrase « et par rapport à tous les genres » (καὶ κατὰ πάντα τὰ γένη)
est de répondre à cette question.
(c) « […] car, par rapport à tous <les genres>, la nature de l’autre, en rendant
chacun autre que l’être, fait <de chacun d’eux un> non-être […] » (κατὰ
πάντα γὰρ ἡ θατέρου φύσις ἕτερον ἀπεργαζομένη τοῦ ὄντος ἕκαστον οὐκ ὂν
ποιεῖ, 256d12-e2). L’étape précédente (b) est expliquée. Si l’on peut dire
que le changement est non-être par rapport à tous les genres (entendons :

237 Comme le reconnait Crivelli (2012), 171, qui adopte malgré tout in fine cette interprétation
(p. 175).
238 Cette reconstruction est défendue par Owen (1971), 234 n. 21 ; van Eck (2000), 73 n. 38 ; van
Eck (2002), 68-71.
239 Voir chapitre 5, Introduction.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 241

sauf le changement lui-même), c’est parce que la nature de l’autre rend


chaque genre autre que l’être, par rapport à tous les genres, et donc
non-être, par rapport à tous les genres (entendons : par rapport à tous les
genres excepté ce genre lui-même sur lequel la nature de l’autre agit). La
clause « en ce qui concerne tous <les genres> » (κατὰ πάντα) n’est pas une
anticipation pléonastique de ἕκαστον, mais une amplification des prédi-
cats τοῦ ὄντος et οὐκ ὂν spécifiant par rapport à quoi la nature de l’autre
rend chaque genre autre que l’être et donc non-être240.
(d) « […] et donc tous, sous ce même rapport, nous <les> dirons à juste titre
“non-être” [littéralement : “non-étants”] […] » (καὶ σύμπαντα δὴ κατὰ ταὐτὰ
οὕτως οὐκ ὄντα ὀρθῶς ἐροῦμεν, 256e2-3). Comme, d’après (b)-(c), chaque
genre x est autre que l’être et donc non-être par rapport à tous les genres
(entendons : par rapport à tous les genres autres que x), on peut à juste
tire appeler tous les genres « non-être » (littéralement : « non-étants »).
Le fait que le point (d) dérive du point (c) implique qu’il faut soit sup-
pléer, après οὐκ ὄντα, la clause amplifiante « en ce qui concerne tous <les
genres> » et lire « et donc tous, sous ce même rapport, nous <les> dirons à
juste titre “non-être” [littéralement : “non-étants”] par rapport à tous <les
genres> », soit comprendre que c’est cette clause amplifiante qui fourni-
rait une réponse à la question légitime « par rapport à quoi est-il légitime
d’appeler tous les genres “non-être” (littéralement : “non-étants”) ? ».
Sous la supposition raisonnable que la phrase « non-être par rapport
à quelque chose » peut être abrégée par la phrase « non-être quelque
chose », le point (d) peut s’interpréter comme démontrant que l’on peut
légitimement appeler un genre x donné « non-être y », à condition que le
genre y soit différent du genre x. Ou encore, que l’on peut légitimement
dire « x n’est pas y » si le genre y est différent du genre x. Comme la quan-
tité des genres ou des formes n’est pas fixée a priori, chaque forme x n’est
pas une quantité illimitée d’autres formes y.
(e) « Ainsi donc, eu égard (περί) à chacune des formes, l’être est multiple, le
non-être <est> une quantité illimitée [ou indéterminée ou infinie]. » (e)
exprime la conclusion atteinte en (d), c’est-à-dire que chaque forme n’est
pas une quantité illimitée d’autres formes, mais au moyen d’un usage
converse de la négation du verbe « être » (εἶναι).
Cette exégèse alternative présente l’avantage de conférer une fonction non
pléonastique à la clause « par rapport à tous <les genres> » (κατὰ πάντα), de ne
supposer aucune étape implicite dans la progression argumentative et, enfin,
de justifier l’utilisation de l’expression « non-être » pour décrire l’altérité entre

240 Voir van Eck (2002), 66.


242 Chapitre 7

deux genres en se fondant sur une situation proche de l’altérité entre ces deux
genres, à savoir l’altérité entre le premier genre et l’être par rapport au second.
Pour ces différentes raisons, cette lecture doit être préférée à la première lec-
ture examinée.
L’étranger est donc parvenu à justifier l’utilisation de l’expression « non-être »
pour décrire l’altérité entre tous les genres et non plus seulement pour décrire
l’altérité entre le changement et l’être. Pour accomplir cette transition, il a
montré que l’altérité entre un premier genre et un second supposait toujours
une altérité entre le premier et l’être par rapport au second. Bien entendu,
comme toute détermination implique l’être et comme tout être implique la
détermination241, il n’y a qu’une différence de point de vue et non une diffé-
rence substantielle entre dire que x est autre que y et dire que x est autre que
être y. Par conséquent, il n’y a également qu’une différence de point de vue
et non une différence substantielle entre la forme « x est non-y » (privilégiée
entre 255e8 et 256d9) et la forme « x n’est pas y » (autorisée à partir de 256d12).
Cependant, il était légitime d’attendre que cette différence de point de vue
soit mentionnée au moment même où Platon passe de l’utilisation d’expres-
sions prudentes de type « non-y » à celles, plus osées, de type « non-être-y ».
Et d’après l’exégèse présentée ci-dessus, c’est précisément cette différence de
point de vue que Platon mentionne entre 256d11 et 256e7.
Avant de voir comment la justification de l’utilisation de l’expression « non-
être » pour exprimer l’altérité entre deux genres permet simultanément de
justifier l’application de cette expression à l’être, il reste à examiner, dans la
conclusion tirée en 256e6-7, la partie concernant « l’être multiple » relatif à
chaque forme.
Une façon simple d’interpréter cet être multiple consiste à réaliser que si
chaque forme est autre qu’un nombre illimité d’autres formes ou, plus exac-
tement, est autre que l’être par rapport à un nombre illimité d’autres formes,
chaque forme est également un nombre multiple de formes ou, plus exac-
tement, participe à l’être par rapport à un nombre multiple de formes. Par
exemple, le changement participe à l’être par rapport à lui-même, mais aussi
par rapport à l’autre et au même. Comme chaque forme est un nombre mul-
tiple de formes, l’étranger peut dire, au moyen d’un usage converse du verbe
« être » (εἶναι), que l’être est multiple eu égard à chaque forme, c’est-à-dire
qu’un nombre multiple de formes est eu égard à chaque forme.

241 Par cette formule, nous voulons simplement dire que, dans une perspective platoni-
cienne, n’importe quelle détermination y suppose le fait d’être y et que, réciproquement,
dans cette perspective, il n’y a pas d’être indépendant d’une détermination si bien qu’être
implique toujours être quelque chose de déterminé, voir l’Interlude ci-dessus.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 243

Cette interprétation semble devoir être préférée à celle d’après laquelle


l’être est multiple parce qu’il s’applique à chacune des formes242, et le non-être
en quantité illimitée parce que chacune des formes (sauf l’être) est autre que
l’être243. En effet, expliquer le non-être dont il est question en 256e7 par l’alté-
rité entre chacune des formes et l’être ne permet pas de comprendre comment
l’étranger, en 257a1-7, peut conclure que l’être n’est pas à partir du raisonne-
ment qui vient de le mener en 256e6-7. Les liens causaux (Οὐκοῦν, 257a1 ; ἄρα,
257a4) et la répétition de la quantité illimitée (ἀπέραντα δὲ τὸν ἀριθμὸν, 257a6)
ne semblent laisser d’autre choix que de comprendre le non-être de l’être dont
il est question en 257a1-7 de la même façon que le non-être relatif à chacune des
formes dont il est question en 256e6-7. Or, nous l’avons déjà dit, l’être n’est pas
autre que l’être. Par conséquent, le non-être illimité dont il est question 256e7
ne peut s’expliquer par l’altérité entre chaque forme et l’être, du moins entre
chaque forme et l’être tout court. Parallèlement, l’être multiple de 256e6-7 ne
peut s’expliquer par la participation de chaque forme à l’être, du moins à l’être
tout court. Bien plutôt, cet être multiple doit s’expliquer par la participation de
chaque forme à l’être relativement à une multiplicité de formes244.

5.2.4 L’être n’est pas


L’achèvement du premier moment du coup de force de l’étranger annoncé
dès 241d6-7 est enfin à portée de main. Pour démontrer que, d’une certaine

242 Pour cette interprétation, voir White (1993), 50 et Leigh (2008), 119.
243 L’idée selon laquelle la quantité illimitée de non-être s’explique par l’altérité entre chacun
des genres et l’être est défendue par Dixsaut (2000), 227.
244 Il serait toujours possible d’estimer que l’être est multiple parce qu’il s’applique à cha-
cune des formes, mais que le non-être est illimité parce que chaque forme est autre que
toutes les autres formes. Mais alors, la symétrie entre les deux parties de 256e6-7 est bri-
sée, puisque, dans cette hypothèse, la partie affirmative de 256e6-7 justifie la multiplicité
de l’être par la multiplicité des sujets auxquels s’applique l’expression « être », tandis que
la partie négative de ces lignes 256e6-7 justifie la quantité illimitée de non-être par les
prédicats qui complètent l’expression « non-être ». Encore une autre réponse, peut-être
plus convaincante, consisterait à dire que 257a1-7 peut être tiré de la partie négative
de 256e6-7 dans la mesure où 257a1-7 exprime le résultat converse de la partie négative de
256e6-7 : chaque genre étant autre que l’être, le non-être est illimité (256e6-7) ; mais l’être,
en retour, est autre que chaque genre et donc n’est pas tous les autres (257a1-7). Il nous
semble toutefois que cette interprétation s’accorderait mieux avec une particule comme
αὖ en 257a1 plutôt que le καί que l’on trouve effectivement et qui suggère que l’être n’est
pas exactement pour la même raison qu’il y a une quantité illimitée de non-être autour
de chaque forme. (En outre, dans cette perspective, il resterait encore à expliquer la diffé-
rence de quantité entre être et non-être, ce que l’interprétation que nous avons proposée
permet facilement de faire dans la mesure où chaque forme est autre que l’être par rap-
port à un nombre illimité d’autres formes, mais participe à l’être par rapport à un nombre
multiple de formes.)
244 Chapitre 7

façon (πῃ), l’être n’est pas, il suffit en effet d’appliquer à l’être le principe d’après
lequel chaque genre n’est pas une quantité illimitée de fois parce que chaque
genre est autre que les autres genres qui sont en quantité illimitée245. Comme
l’être est lui-même un genre, il est autre que les autres genres qui sont en quan-
tité illimitée et donc n’est pas en quantité illimitée (257a1-7).
D’après l’interprétation du raisonnement que nous avons défendue, l’al-
térité entre un genre donné et tous les autres peut se comprendre comme
l’altérité entre un genre donné et l’être par rapport à tous les autres genres. Peut-
être objectera-t-on contre cette interprétation qu’il n’est question, au moment
d’appliquer ce principe à l’être, que d’altérité entre l’être et tous les genres
(Οὐκοῦν καὶ τὸ ὂν αὐτὸ τῶν ἄλλων ἕτερον εἶναι λεκτέον, 257a1-2) et non pas d’alté-
rité entre l’être et l’être relativement à tous les autres genres. Cependant, étant
donné l’implication réciproque de l’être et de la détermination, il n’y a qu’une
différence de point de vue et non pas une différence substantielle entre être
autre que quelque chose et être autre que l’être relativement à quelque chose.
Ayant expliqué en 256d12-e7 que le non-être illimité relatif à chaque genre
dérive de l’altérité entre chaque genre et l’être par rapport à tous les autres,
Platon peut maintenant, pour justifier le non-être illimité de l’être, se contenter
de dire que l’être est autre que tous les autres genres et estimer que son lecteur
comprendra qu’il aurait pu tout aussi bien écrire, sous un autre point de vue, que
l’être est autre que l’être par rapport à tous les autres genres. D’ailleurs, l’étran-
ger précise bien que c’est « dans l’exacte mesure où les autres sont que l’être
n’est pas » (Καὶ τὸ ὂν ἄρ’ ἡμῖν, ὅσαπέρ ἐστι τὰ ἄλλα, κατὰ τοσαῦτα οὐκ ἔστιν· 257a4-
5). L’insistance, dans cette formulation, sur l’être des autres genres s’explique
aisément si l’on admet que l’altérité entre l’être et les autres genres justifiant le
non-être de l’être peut également se comprendre comme l’altérité entre l’être
et l’être par rapport aux autres genres. Certes, l’idée d’une altérité entre
l’être et l’être par rapport aux autres genres peut de prime abord choquer l’in-
tuition. Cependant, ce choc se dissipe dès qu’on réalise que, pour un genre x
donné, être autre que l’être par rapport à y ne signifie rien d’autre qu’être autre
que y. Ainsi, pour l’être, être autre que l’être par rapport à tous les autres genres
veut simplement dire que l’être est autre que tous les autres genres que l’être.
Ainsi se clôture le premier moment du coup de force ontologique de l’étran-
ger. Avant de pouvoir passer à la question de la fausseté dans les énoncés et
dans les jugements, c’est-à-dire au lien entre les énoncés, les jugements et le
non-être, l’étranger doit encore assurer que l’expression « non-être » légitime-
ment applicable, dans un nombre illimité de cas, à chaque forme, y compris à

245 Voir Cornford (1935), 288 n. 1 ; Owen (1971), 233 n. 20 ; Lewis (1976), 92 ; Movia (1991), 384 ;
Crivelli (2012), 176.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 245

l’être, détermine bien elle-même une forme à laquelle chaque chose qui n’est
pas participe quand lui est légitimement appliquée cette expression246. En
d’autres termes, après avoir montré en quel sens l’être n’est pas, il faut encore
parvenir à montrer que le non-être est une forme qui possède une nature, que
le non-être est.

6 Le non-être est

Le raisonnement permettant d’assurer qu’il y a bien une forme du non-être peut


se décomposer en quatre étapes. Premièrement, l’étranger examine le fonction-
nement sémantique de la négation (257b1-c4). Deuxièmement, il montre que
le non-beau n’est pas moins que le beau (257c5-e11). Troisièmement, il géné-
ralise ce résultat à toutes les formes négatives du type « le non-x » (258a1-10).
Enfin, quatrièmement, il applique ce principe général à la forme du non-être
(258a11-c6).
Ce découpage du texte permet de guider l’interprétation en première ana-
lyse. Nous aurons toutefois l’occasion de voir qu’il est possible de lire le passage
selon deux points de vue différents et que l’adoption d’un de ces points de vue
affecte l’articulation du texte. En particulier, il apparaîtra que si la transition
entre la troisième et la quatrième étapes peut se comprendre, ainsi que nous
venons de l’affirmer, comme l’application d’un principe général à un cas parti-
culier, elle peut également, sous un autre point de vue, être interprétée comme
une reformulation de ce principe général. Nous allons d’ailleurs voir immédia-
tement que la possibilité d’adopter ce double point de vue est annoncée dès la
première étape du raisonnement.

6.1 Le fonctionnement sémantique de la négation


L’échange entre l’étranger et Théétète à propos des expressions négatives et
du fonctionnement sémantique de la négation a suscité une littérature secon-
daire abondante et extrêmement sophistiquée. Nous ne pouvons pas examiner
en détail tous les problèmes posés par ce passage ni discuter toutes les inter-
prétations qui ont été proposées pour les résoudre. Nous allons plutôt nous
concentrer sur trois points essentiels pour la compréhension générale du
fonctionnement de l’argumentation de l’étranger. Dans un premier temps247,
nous montrons qu’il y a deux façons de concevoir l’échange entre Théétète et
l’étranger et que ces deux façons annoncent elles-mêmes deux conceptions

246 La nécessité de cette étape est bien notée par Frede (1967), 41, 73.
247 Voir L’annonce d’une double perspective sur le non-être ci-dessous.
246 Chapitre 7

du non-être. Dans un deuxième temps248, nous cherchons à montrer que


le problème de la prédication négative qui a tant préoccupé les commenta-
teurs ignore une dimension fondamentale de la philosophie platonicienne et
que l’explication fournie par l’étranger sur le fonctionnement sémantique de
la négation et des expressions négatives est parfaitement satisfaisante d’un
point de vue platonicien. Dans un troisième temps249, nous appliquons cette
explication à l’expression « non-être » et opérons la transition vers la suite du
raisonnement.

6.1.1 L’annonce d’une double perspective sur le non-être


D’après l’étranger (257b3-4) :

À chaque fois que nous disons le “non-être”, semble-t-il, nous n’appelons


pas quelque chose “<le> contraire de l’être”, mais seulement “autre”

Ὁπόταν τὸ μὴ ὂν λέγωμεν, ὡς ἔοικεν, οὐκ ἐναντίον τι λέγομεν τοῦ ὄντος ἀλλ’


ἕτερον μόνον250

Cette affirmation ne semble pas destinée à être interprétée isolément dans la


mesure où Théétète y répond en questionnant l’étranger (voir Πῶς ; en 257b5).
Face à la question de Théétète, l’étranger questionne à son tour le jeune homme
(257b6-7) :

par exemple [ou : de façon analogue], quand nous appelons quelque


chose “non-grand”, te paraissons-nous indiquer le petit par cette expres-
sion plutôt que l’égal ?

Οἷον ὅταν εἴπωμέν τι μὴ μέγα, τότε μᾶλλόν τί σοι φαινόμεθα τὸ σμικρὸν ἢ τὸ


ἴσον δηλοῦν τῷ ῥήματι251

248 Voir Le problème de la prédication négative ci-dessous.


249 Voir Retour à l’expression « non-être » et transition ci-dessous.
250 Le contexte de l’échange (τῷ ῥήματι, 257b7 ; ἀπόφασις, 257b9) indique clairement que
l’étranger s’intéresse ici à certaines expressions et à leur signification (cf. van Eck (1995), 30
n. 21 ; Crivelli (2012), 179-180) et seulement indirectement à la réalité que ces expressions
désignent. Pour refléter cet intérêt, nous avons traduit « à chaque fois que nous disons le
“non-être” […)] » en plaçant le non-être entre guillemets (comme le font, dans les traduc-
tions françaises, Robin (1950), 320 et Dixsaut (2000), 227). Ensuite, par parallélisme avec
la réplique suivante (257b6-7) et les lignes 256a11-12, nous prenons τι et ἐναντίον … τοῦ
ὄντος comme deux accusatifs (« appeler ou dire x, y ») et non comme un bloc à l’accusatif,
cf. Crivelli (2012), 180.
251 Nous traduisons.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 247

« Evidemment non », répond immédiatement Théétète (257b8).


Le terme οἷον, qui inaugure la question de l’étranger, pose une difficulté.
Ce terme peut en effet se traduire par « par exemple » (voir 218e3) et par « de
même que » ou « de façon analogue »252. Si l’on traduit par « de même que »,
l’application de l’expression « non-grand » à quelque chose est traitée comme
un cas analogue à celui de l’application de l’expression « non-être » à quelque
chose253. Si l’on traduit par « par exemple », quand l’étranger évoque les cas
où « nous appelons quelque chose “non-grand” », il fournit un exemple de
cas où « nous disons le “non-être” »254. Il est possible d’objecter contre cette
dernière lecture que l’expression « non-grand » ne présente pas de forme du
verbe « être » (εἶναι) et qu’il semble par conséquent difficile de considérer
« qu’appeler quelque chose “non-grand” » constitue un exemple de cas où
« nous disons le “non-être” »255. Cependant, à la réflexion, cette absence du
verbe « être » (εἶναι) est toute relative.
En effet, comme Platon estime que tout quelque chose, toute détermination
est (voir 237d1-5), il n’y a qu’une différence de point de vue et non une diffé-
rence substantielle entre une détermination y et le fait d’être y. Il semble, par
conséquent, qu’il n’y ait également qu’une différence de point de vue et non
une différence substantielle entre les cas où « nous appelons quelque chose
“non-grand” » (257b6-7) et ceux où « nous appelons quelque chose “non-être
grand” ». En outre, nous venons de voir qu’en 256d12-257a7, l’étranger a expli-
qué que chaque genre x, l’être compris, n’est pas une quantité illimitée d’autres
genres dans la mesure où la nature de l’autre rend chaque genre x autre que
l’être par rapport à une quantité illimitée d’autres genres256. Si c’est bien cette
situation que l’étranger a en vue quand il évoque l’application de l’expression
« non-être » dans le passage qui nous occupe – et il semble bien que ce soit le
cas (voir ὡς ἔοικεν, 257b3) – alors il pense à des situations où c’est l’expression
« non-être y » qui est appliquée à quelque chose. Étant donné que les cas où
« nous appelons quelque chose “non-grand” » (257b6-7) peuvent aussi bien
se comprendre comme des cas où « nous appelons quelque chose “non-être
grand” » et que les cas où « nous disons le “non-être” » (257b3-4) supposent que
nous appliquions l’expression « non-être y » à quelque chose, il devient clair
que la question introduite par οἷον peut se lire comme un exemple renvoyant
anaphoriquement à l’assertion de l’étranger sur l’expression « non-être ».

252 L’alternative est notée par Kostman (1973), 201 et Crivelli (2012), 182.
253 Voir Owen (1971), 232.
254 Voir par exemple Kostman (1973), 203 ; Brown (2012), 239.
255 Objection proposée par Crivelli (2012), 182-183.
256 Voir ci-dessus Reformulation des résultats atteints précédemment.
248 Chapitre 7

Dans cette dernière hypothèse, l’expression « non-être » est le cas général


que l’expression « non-grand » exemplifie, tandis que selon la lecture analo-
gique, l’expression « non-être » est un cas particulier de l’application d’une
négation à un terme, qu’un autre cas particulier analogue, l’expression
« non-grand », permet d’éclairer en préparant une généralisation sur le fonc-
tionnement sémantique de la négation (en 257b9-c1).
Le changement de perspective intervient selon que l’on insiste ou non sur le
fait que la négation porte sur l’être que suppose toute détermination et selon
que l’on insiste ou non sur le fait qu’être, comme ne pas être, suppose toujours,
pour Platon, être ou ne pas être quelque chose de déterminé. Dans la dernière
sous-section, nous montrerons que cette double perspective se retrouve dans
la définition que l’étranger donne du non-être, bien qu’elle ne corresponde
à aucune différence substantielle. Autrement dit, nous verrons que les deux
perspectives possibles sur le non-être annoncées par ce passage convergent257.

6.1.2 Le problème de la prédication négative


Comme nous venons de le voir, l’étranger s’interroge sur les cas où nous appe-
lons quelque chose (τι) « non-grand ». Il est remarquable que l’étranger ne
précise pas que ce quelque chose fait partie des êtres ou encore qu’il fait partie
des genres ou des formes. Cette absence de restriction du domaine des valeurs
envisagées suggère que l’étranger ne limite pas son raisonnement aux cas dans
lesquels un genre x est appelé « non-y » (en l’occurrence « non-grand »), mais
qu’il envisage également l’application d’expressions négatives à des particuliers
sensibles, par exemple qu’il envisage l’application de l’expression « non-grand »
à Socrate258. Mais où rend-il compte de la façon dont ces expressions négatives
s’appliquent à un sujet ?
Les commentateurs recherchent la réponse à cette question dans la suite
du raisonnement de l’étranger. Après avoir conclu (ἄρα, 257b9), du fait que le
« non-grand » n’indique pas plus le petit que l’égal, qu’il ne faut pas accorder
que la négation signifie le contraire (257b9-10), l’étranger ajoute, plus positive-
ment, qu’il convient d’accorder seulement que :

le « non » ou le « ne pas » préfixé des noms qui suivent indique quelque


chose d’autre que ces noms, ou plutôt <quelque chose d’autre> que les
choses, quelles qu’elles soient, par rapport auxquelles les noms pronon-
cés après la négation ont été établis

257 Voir ci-dessous Les deux définitions du non-être.


258 Comparer Silverman (2002), 191, 192.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 249

ὅτι τῶν ἄλλων τὶ μηνύει τὸ μὴ καὶ τὸ οὒ προτιθέμενα τῶν ἐπιόντων ὀνομάτων,


μᾶλλον δὲ τῶν πραγμάτων περὶ ἅττ’ ἂν κέηται τὰ ἐπιφθεγγόμενα ὕστερον τῆς
ἀποφάσεως ὀνόματα (257b10-c3259)

Si tous les commentateurs s’accordent sur le fait que l’étranger conçoit ici la
négation comme impliquant l’altérité plutôt que la contrariété, cette dernière
phrase a néanmoins suscité de très nombreuses controverses exégétiques. Les
problèmes proviennent du fait que la façon dont l’étranger explique le fonc-
tionnement sémantique de la négation en termes d’altérité semble permettre
d’appliquer l’expression « non-grand » à un géant ou l’expression « non-belle »
à Hélène : le géant et Hélène sont bien « quelque chose d’autre » que la gran-
deur et la beauté, respectivement.
Afin d’exclure cette possibilité, les commentateurs ont proposé différentes
solutions : certains estiment qu’il faut comprendre que, quand une expression
négative de type « non-y » est appliquée à un sujet, cela signifie que toutes les
formes auxquelles ce sujet participe sont autres que la forme y ; pour d’autres,
une telle application signifie que ce sujet participe d’un genre qui est incompa-
tible ou en contradiction avec la forme y ou encore d’un genre qui est autre que
y, mais qui appartient à la même gamme de formes incompatibles que y ; pour
une dernière catégorie d’interprètes, l’application d’une expression négative de
type « non-y » à un sujet implique que ce sujet est autre que tout ce qui est
y260. Néanmoins, les deux premières interprétations ne semblent pas pouvoir
être extraites des mots effectivement utilisés par l’étranger : au moment cru-
cial où il explique le fonctionnement sémantique de la négation (c’est-à-dire

259 Nous prenons le génitif τῶν ἐπιόντων ὀνομάτων en facteur commun avec προτιθέμενα et
avec τῶν ἄλλων τί (cf. Crivelli (2012), 178 n. 7). D’une part, « les noms qui suivent » suivent
bien le « non » ou le « ne pas » préfixé, et de l’autre, ces « noms qui suivent, ou plutôt les
choses par rapport auxquelles ces noms ont été établis » sont ce par rapport à quoi est
autre le « quelque chose d’autre » indiqué par le « non » ou le « ne pas ». Quant au verbe
κεῖμαι (257c2), il semble appeler une traduction plus forte que « désigner », d’où notre
traduction par « ont été établis », voir Robin (1950), 320 ; Cordero (1993), 180 et Dixsaut
(2000), 237 n. 1.
260 Par exemple, d’après la première interprétation, l’attribution de « non-beau » à un sujet
signifie que toutes les formes auxquelles ce sujet participe sont autres que la beauté.
D’après la seconde, l’attribution de « non-beau » à un sujet signifie que celui-ci participe
d’une forme qui est incompatible ou en contradiction avec la beauté, ou encore qui est
autre que la beauté, mais qui appartient à la même gamme de formes incompatibles que
celle-ci. Enfin, d’après la dernière catégorie d’interprètes, l’application de « non-beau » à
un sujet signifie que celui-ci est autre que tout ce qui est beau. Pour l’attribution de ces
différentes positions aux commentateurs qui les ont soutenues, on lira le recensement
très complet de Crivelli (2012), 184-186, 190, qui défend lui-même la dernière solution
mentionnée (pp. 192-196).
250 Chapitre 7

en 257b10-c3), l’étranger n’utilise aucun quantificateur universel261 et ne


mentionne ni la relation d’incompatibilité262 ni celle d’altérité au sein d’une
gamme de formes incompatibles263. Quant à la troisième ligne interprétative
mentionnée, elle paraît impliquer que quelque chose ne peut pas être à la fois
grand et non-grand, puisque l’application de « non-grand » à ce quelque chose
signifierait que celui-ci est autre que tout ce qui est grand. Que faire, dans cette
hypothèse, du fait que Simmias est simultanément grand par rapport à Socrate
et petit par rapport à Phédon (Phédon 102b3-d2) ? Faut-il comprendre que,
dans ce cas, Simmias est autre que lui-même ? Cette conclusion peut difficile-
ment être défendue264.
Les lectures proposées pour résoudre le problème de l’application de l’ex-
pression « non-belle » à Hélène et de l’expression « non-grand » à un géant ont
donc des conséquences indésirables ou ne peuvent être extraites du texte tel
que nous en disposons. Selon nous, la raison de ces différents échecs est la
suivante : l’application de l’expression « non-belle » à Hélène et de l’expression
« non-grand » à un géant n’est en réalité pas un problème pour Platon. L’idée
selon laquelle ce qui participe d’une forme y donnée n’est pas y sous l’un ou
l’autre rapport peut même être tenue pour un des enseignements fondamen-
taux des dialogues de Platon. En effet, dès l’Hippias Majeur (287e2-289d5),
Socrate montre que même une belle vierge est non-belle par rapport au genre
des dieux. De manière similaire, même Hélène est non-belle en comparaison
avec Aphrodite. Une fois ce constat tiré, le problème posé par notre passage
se dissout entièrement : « non-beau » indique bien « quelque chose d’autre »
que le beau, que ce soit le changement, la laideur, le nez camus de Socrate ou
même Hélène de Troie. Plus généralement, une expression négative de type
« non-y » peut s’appliquer légitimement à tout ce qui est autre que la forme y.
Ainsi, même quand quelque chose participe de y, il peut également être appelé
« non-y ».
Avant d’appliquer cette leçon à l’expression « non-être », trois remarques au
sujet de notre lecture s’avèrent nécessaires pour prévenir tout malentendu.
Tout d’abord, notre lecture doit être différenciée de celle d’après laquelle
ce passage n’offre pas une détermination de la référence des expressions
négatives265. La référence ou la dénotation de « non-y » nous semble au contraire

261 Comme le remarquent Wiggins (1971), 291-294 ; Bostock (1984), 113 ; van Eck (1995), 26 ;
Crivelli (2012), 186-187.
262 Voir Wiggins (1971), 291 n. 15a ; Lewis (1976), 101 ; Bostock (1984), 113 ; van Eck (1995), 26 ;
Crivelli (2012), 190.
263 Voir van Eck (1995), 26 et Crivelli (2012), 191.
264 Point bien noté par Szaif [1996] (1998), 436-437 ; Szaif (2015), 455.
265 Voir Lewis (1976), 100-106, 112 n. 27 et McDowell (1982), 119-120.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 251

parfaitement fixée : elle correspond à l’ensembles des choses (qu’il s’agisse


de formes ou d’individus sensibles particuliers) autres que la forme y266.
L’interprétation selon laquelle ce passage ne contient pas une détermination de
la référence des expressions négatives pose un problème concernant les formes
négatives et le non-être dont on ne voit pas bien comment ils pourraient être
déterminés si la référence des expressions négatives qui leur correspondent ne
l’était pas pleinement. En outre, une telle interprétation force une distinction
entre les verbes σημαίνειν (« signifier ») et μηνύειν (« indiquer ») qui paraît inte-
nable en regard de la façon dont l’étranger utilise ultérieurement ces termes
dans le dialogue. En effet, en 258b3-4, l’étranger ne prend pas la peine de distin-
guer ce que le non-être ne signifie pas (σημαίνειν) et ce qu’il indique seulement
(μηνύειν). Il laisse bien plutôt le même verbe (σημαίνειν) courir tout au long de
sa conclusion : le non-être ne signifie pas le contraire de l’être, mais (signifie)
simplement autre chose que lui267.
Ensuite, il faut reconnaître que, d’après notre lecture, l’étranger ne fournit
pas une explication de ce que nous entendons par prédication négative ou
jugement négatif. Autrement dit, l’étranger ne restreint pas l’application des
expressions « non-y » à ce qui ne participe pas à y ou à ce qui n’est pas prédi-
cativement y. A-t-il néanmoins besoin d’une telle explication à ce stade de son
raisonnement, comme semblent le croire la plupart des commentateurs ? La
prise en considération de la progression argumentative doit nous conduire à
répondre par la négative à cette question. Si l’étranger disposait à ce stade de
son raisonnement d’une explication de la prédication négative, on ne voit pas
pourquoi il ne passerait pas immédiatement à l’explication de la fausseté des
énoncés. Il lui suffirait en effet de dire qu’un énoncé prédicatif est faux quand
la prédication négative correspondante est vraie. Par exemple, il lui suffirait de
dire « Socrate est beau » est faux quand « Socrate est non-beau » est vrai268.
Cependant, l’étranger ne fait rien de tel. Il continue bien plutôt son raison-
nement en vue de démontrer que le non-être est. Notons néanmoins que si

266 C’est pourquoi nous ne pouvons nous accorder avec Dixsaut (2000), 243-249, d’après qui
la signification des expressions négatives serait, pour Platon, purement négative au sens
où ces expressions posséderaient un sens, mais pas de référence déterminée.
267 Ce point est clairement établi par Bostock (1984), 114. Notre interprétation doit également
être distinguée de la lecture proposée par van Eck (1995), 20-46 d’après laquelle ce pas-
sage ne contient pas d’explication de la prédication négative. Van Eck a raison de dire
que ce passage ne contient pas d’explication de ce que nous entendons par prédication
négative (voir ci-dessous dans le texte principal), mais il a tort de considérer (pp. 30-32)
que le « quelque chose d’autre » dont il est question en 257b10-c1 sera identifié ultérieure-
ment comme la forme négative correspondant à l’expression « non-y » : ce quelque chose
d’autre peut renvoyer à n’importe quelle chose autre que la forme y.
268 Comme le remarque van Eck (1995), 43 n. 41.
252 Chapitre 7

l’étranger ne dispose pas d’une explication de la prédication négative à ce stade


du raisonnement, cela ne l’empêche nullement de pouvoir adapter ultérieure-
ment son analyse de la négation en termes d’altérité et sa démonstration (en
cours) de l’être du non-être aux jugements négatifs. Dans le chapitre suivant de
cet ouvrage, nous montrerons que l’étranger procède en effet à une telle adap-
tation lorsqu’il explique la fausseté des logoi doxiques à partir de l’altérité, non
pas entre une forme et ce qui est autre que cette forme, mais entre une action
et toutes les actions effectivement accomplies par un agent269.
Enfin, il n’est pas à exclure que, pour certains termes, le « quelque chose
d’autre » indiqué par la négation de ce terme doive habituellement être recher-
ché dans une liste restreinte. Par exemple, dans l’usage courant de l’expression
« non-grand », il est vraisemblable que le « quelque chose d’autre que grand »
désigné par cette expression soit, non pas n’importe quelle chose autre que
le grand, mais le petit ou l’égal ou encore quelque chose de petit ou d’égal.
C’est la part de vérité contenue dans l’interprétation, mentionnée ci-dessus,
de la négation en termes d’incompatibilité ou d’altérité au sein d’une gamme de
formes incompatibles. Ces termes dont la négation a habituellement une
référence restreinte correspondent à ce que David Sedley appelle les formes
« faciles », c’est-à-dire des formes dont le contenu définitionnel peut être sup-
posé connu même par des non-philosophes. Par exemple, en Hippias Majeur,
294a8-b4, Socrate définit la grandeur comme « ce qui dépasse » ou « ce qui
excède » (τὸ ὑπερέχειν) sans apporter d’arguments et sans qu’Hippias éprouve
de difficultés particulières à comprendre cette définition270. S’il est facile,
même pour Hippias, de comprendre que « grand » consiste à « dépasser » ou
à « excéder », on peut supposer qu’il est également facile, même pour Hippias,
de comprendre que « non-grand » consiste à « être dépassé » (c’est-à-dire à être
petit) ou bien à « ni dépasser ni être dépassé » (c’est-à-dire à être égal). Quoi
qu’il en soit, la beauté, qui sera l’objet paradigmatique de la suite du raisonne-
ment (voir 257d7sq) ne fait pas partie de ces formes faciles dont la négation
possède une référence restreinte.

6.1.3 Retour à l’expression « non-être » et transition


Si l’on applique à présent cette leçon sur la négation à l’expression « non-être »,
les difficultés que posait cette expression dans un cadre parménidien dis-
paraissent. Comme la négation ne signifie pas le contraire, mais l’altérité,
l’expression « non-être » ne signifie pas le contraire de l’être, le rien, mais
quelque chose d’autre que le genre de l’être. Par exemple, quand nous disons

269 Voir chapitre 8, La description de la vérité et de la fausseté du logos.


270 Voir Sedley (2007), 69-72. Voir aussi Parménide 150d7-e1.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 253

le changement « non-être », nous ne voulons pas dire qu’il est le contraire de


l’être, mais seulement autre que lui (voir 256c10-d10). En outre, nous venons
de voir qu’il est possible de considérer l’expression « non-être » non seulement
comme un cas particulier, mais aussi comme une généralisation des expres-
sions négatives de type non-(être) y271. Par conséquent, le changement peut
non seulement être dit « non-être » au sens où il est autre que le genre de l’être,
mais il peut également être dit « non-être y » au sens où il est autre que l’être
par rapport à tous les autres genres (voir 256d12-e8). Et dans ce cas-là non plus,
il n’est pas question, pour le changement, de contrariété par rapport au fait
d’être un y déterminé, mais seulement d’altérité par rapport au fait d’être un
y déterminé.
Peut-on pour autant considérer que l’étranger est arrivé au bout de ses
peines ? Un rappel de la façon dont sont introduites ses trois dernières
répliques montre que ce n’est pas le cas. En effet, l’étranger s’est intéressé à ce
qui se produit à chaque fois que nous appliquons les expressions « non-être »,
« non-grand » ou, plus généralement, « non-y » à quelque chose (cf. ὁπόταν τὸ
μὴ ὂν λέγωμεν, 257b3 ; ὅταν εἴπωμέν τι μὴ μέγα, 257b6 ; ὅταν ἀπόφασις λέγηται,
257b9272). Or, s’il est vrai que l’étranger vient de déterminer la sémantique des
expressions négatives, il n’en demeure pas moins qu’il semble avoir jusqu’ici
présupposé, et non démontré, que de telles expressions sont légitimement
applicables. Rien ne paraît en effet justifier a priori que les différentes expres-
sions négatives de type « non-y » déterminent bien chaque fois une forme,
une idée, un genre qui puisse être participé par tout ce à quoi elles s’ap-
pliquent légitimement. L’étranger doit donc encore montrer qu’aux différentes
expressions négatives dont il a jusqu’ici présupposé l’application légitime
correspondent bien différentes formes, idées ou genres négatifs. Pour parve-
nir à ce résultat, il va d’abord raisonner sur un exemple particulier, celui de
l’expression « non-beau », et montrer que cette expression détermine bien
une forme négative, à savoir le non-beau. Il va ensuite généraliser ce résultat à
toutes les expressions de la forme « non-y ». Enfin, il va appliquer ce principe
général à l’expression « non-être » et montrer que cette expression détermine,
elle aussi, une forme comptant parmi la multiplicité des formes ; à moins
que, comme nous l’avons déjà suggéré et comme nous aurons l’occasion de
le voir en détail, cette dernière étape aboutissant à la démonstration de l’être

271 Voir ci-dessus L’annonce d’une double perspective sur le non-être.


272 « Pour marquer la répétition ou la fréquence indéterminée d’une action, on se sert des
conjonctions de temps composées de ἄν avec le subjonctif […] », comme l’écrivent
Roersch, Thomas, et Hombert [1885] (1985), 206-207. Voir également Kühner et Gerth
[1834-1835] (1890-1904), II. 2, 447-448.
254 Chapitre 7

du non-être consiste plutôt en une reformulation de la généralisation atteinte


lors de l’étape précédente. En tous les cas, ce n’est qu’après avoir achevé ces
différentes étapes que l’étranger pourra finalement se targuer d’avoir complè-
tement accompli son coup de force contre l’ontologie parménidienne.

6.2 La forme du non-beau


La mise en évidence de l’être du non-beau comporte deux étapes273. Dans un
premier temps, l’étranger explicite avec l’aide de Théétète ce qu’est le non-beau
(257c5-d13). Dans un second temps, il démontre qu’étant donné ce qu’est le
non-beau, le non-beau est autant que le beau (257d14-e11).

6.2.1 Qu’est-ce que le non-beau ?


Soit la santé et la maladie. Pour caractériser la médecine, on ne peut se conten-
ter de dire que la médecine a pour objet la santé et la maladie, car c’est aussi
l’objet des guérisseurs, par exemple. La médecine est bien plutôt l’approche
scientifique de la santé et de la maladie274. C’est une partie de la science ou de
l’art appliquée à la santé et à la maladie. De même, l’arithmétique est la partie
de la science appliquée au pair et à l’impair. Plus généralement, la science, bien
qu’étant une, comporte différentes parties, chacune étant délimitée par l’objet
sur lequel elle porte. En outre, chacune de ces parties possède un nom qui lui
est propre (257c10-d3). La science est donc partitionnée275.
Le même phénomène se produit pour l’unité qu’est la nature de l’autre
(257c7-8 ; 257d4-5). Par exemple, ce que l’on appelle « non-beau » est cette par-
tie de l’autre opposée au beau (257d6-12) ou encore « est essentiellement autre
que la nature du beau » (οὐκ ἄλλου τινὸς ἕτερόν ἐστιν ἢ τῆς τοῦ καλοῦ φύσεως,
257d12-13).
La dernière phrase citée a suscité de nombreuses polémiques. Pour les com-
prendre, il convient de replacer cette phrase dans son contexte argumentatif :
– L’étranger : Y a-t-il une partie de l’autre opposée au beau ?
– Théétète : Oui
– L’étranger : Dirons-nous qu’elle est anonyme, ou qu’elle possède un nom
particulier ?
– Théétète : Elle en a un, car ce qui est désigné, en chaque occasion, par l’ex-
pression « non-beau » est essentiellement autre que la nature du beau

273 En accord avec Frede (1967), 86.


274 Exemple repris à Dixsaut (2000), 251.
275 La partition de la science est un phénomène que Platon a conceptualisé dès l’Ion
537c5-538b6, comme le remarque Crivelli (2012), 207 n. 96.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 255

Ἔχον· ὃ γὰρ μὴ καλὸν ἑκάστοτε φθεγγόμεθα, τοῦτο οὐκ ἄλλου τινὸς ἕτερόν ἐστιν ἢ
τῆς τοῦ καλοῦ φύσεως (257d7-13)276.
La traduction proposée pour la phrase citée en grec est controversée et doit
être défendue contre un certain nombre d’objections. Tout d’abord, certains
commentateurs considèrent que, contrairement à ce que laisse penser la tra-
duction proposée, la dernière réplique de Théétète (257d11-13) ne concerne pas
l’essence du non-beau, mais renseigne bien plutôt sur le fonctionnement des
prédications négatives. En particulier, ces commentateurs notent que le terme
ἑκάστοτε dans la partie de phrase ὃ γὰρ μὴ καλὸν ἑκάστοτε φθεγγόμεθα doit se
traduire par « en chaque occasion ». Cette précision indiquerait à coup sûr que
Théétète envisage non pas l’expression « non-beau » elle-même ou la forme
qui lui correspond, mais tous les cas où quelque chose est dit « non-beau »277.
Le contexte argumentatif dans lequel intervient cette réplique suggère pour-
tant l’inverse. En effet, ὃ γὰρ μὴ καλὸν ἑκάστοτε φθεγγόμεθα et la suite immédiate
de la phrase (τοῦτο οὐκ ἄλλου τινὸς ἕτερόν ἐστιν ἢ τῆς τοῦ καλοῦ φύσεως) sont
supposées fournir la raison (γάρ) pour laquelle la partie de l’autre opposée au
beau possède un nom. Il est donc vraisemblable que l’expression « non-beau »
ici mentionnée par Théétète (μὴ καλόν) soit le nom de cette partie de l’autre
opposée au beau. D’un point de vue contextuel, il est par conséquent peu pro-
bable que Théétète affirme quoi que ce soit au sujet des choses auxquelles est
appliquée l’expression « non-beau »278. La présence d’ἑκάστοτε contraint-elle
toutefois à supposer un changement inopiné et, à vrai dire, inexplicable,
de direction argumentative ? Il ne semble pas que ce soit le cas. Il suffit en
effet de comprendre que ὃ γὰρ μὴ καλὸν ἑκάστοτε φθεγγόμεθα désigne ce qui
correspond à l’expression « non-beau » elle-même à chaque fois que nous
l’utilisons – c’est-à-dire la partie de l’autre opposée au beau, le non-beau – pour
qu’ἑκάστοτε acquiert une fonction intelligible différente de celle consistant à
renvoyer aux différentes occasions au cours desquelles ce prédicat est légiti-
mement appliqué à un sujet279.

276 Traduction Cordero (1993), 181 largement modifiée.


277 C’est le raisonnement de Bostock (1984), 116.
278 Voir Kostman (1973), 198 ; van Eck (1995), 32 ; Brown (2012), 246 et Crivelli (2012), 211.
279 C’est la solution de van Eck (1995), 31-32. Alternativement, Brown (2012), 246 signale qu’il
arrive à Platon d’utiliser le terme ἑκάστοτε dans des contextes dans lesquels ce terme signi-
fie « de temps en temps » plutôt que « à chaque occasion », (cf. Théétète 187e5 ; Banquet
177a5 et République III, 393b7). Si c’est également le cas ici, ὃ γὰρ μὴ καλὸν ἑκάστοτε φθεγ-
γόμεθα ne renvoie certainement pas à tout ce à quoi s’applique légitimement l’expression
« non-beau », mais à ce que nous appelons de temps en temps « non-beau », à savoir la
forme du non-beau.
256 Chapitre 7

Admettons donc qu’il soit question du nom « non-beau » désignant la partie


de l’autre opposée au beau. Une nouvelle difficulté, liée cette fois à la seconde
partie de la réplique de Théétète, survient néanmoins. L’énoncé τοῦτο οὐκ
ἄλλου τινὸς ἕτερόν ἐστιν ἢ τῆς τοῦ καλοῦ φύσεως peut se traduire littéralement
de la façon suivante : « ceci [c’est-à-dire l’expression, le nom “non-beau” ou, sur
un mode matériel, le non-beau] est différent de rien d’autre que de la nature
du beau ». Ne voyant pas clairement pourquoi le non-beau ne pourrait pas
être autre que n’importe quelle autre chose et devrait être différent du beau
et seulement de lui, certains commentateurs confèrent un sens spécifique à
« autre » ou « différent »280 dans cet énoncé : certains considèrent que, quand
Théétète dit que le non-beau est différent du beau et seulement de lui, il veut
dire que le non-beau n’est exhaustivement incompatible qu’avec le beau281 ;
d’autres que le non-beau a une relation de contradiction uniquement avec le
beau282. Ces suggestions peuvent éventuellement s’appuyer sur la récurrence
du vocabulaire spécifique de l’opposition (ἀντιτίθημι : 257d7, e3, e6, 258b1,
e2) pour caractériser la relation entre les parties de l’autre et les entités qui
singularisent ces parties. On notera cependant que, dans la phrase que nous
commentons, ce vocabulaire spécifique de l’opposition n’apparaît pas pour
caractériser la relation du non-beau au beau. Tout ce que l’on y trouve est la
relation d’altérité283. En outre, la suggestion d’après laquelle l’opposition des
parties de l’autre aux différentes entités qui les singularisent doit s’interpréter
comme une relation d’incompatibilité exhaustive ou de contradiction a des
conséquences indésirables. Supposons, par exemple, que le non-même soit
la partie de l’autre exhaustivement incompatible ou en contradiction avec le
même. Dans ce cas, pour le changement, ne pas être le même (voir 256a5-6,
a10-11) signifierait participer à la partie de l’autre exhaustivement incompatible
ou en contradiction avec le même. Mais alors, comment l’étranger pourrait-il

280 Parler de « différent » et d’« autre » permet de rendre compte des deux termes utilisés par
Platon dans ce passage (ἄλλο et ἕτερον). Cependant, ἄλλο et ἕτερον doivent être considérés
comme des synonymes dans le présent contexte, voir Parménide 164b9-10.
281 Voir Kostman (1973), 205-206 ; Sayre (1976), 584-585 ; Sayre (1983), 231-234. Deux genres
sont exhaustivement incompatibles pour une catégorie donnée s’ils sont différents, si une
même chose ne peut participer à ces deux genres simultanément et, enfin, si une chose
appartenant à la catégorie en question doit participer à un de ces deux genres. Dans cette
perspective, le non-beau regroupe tous les genres incompatibles avec la beauté et consti-
tue, avec la beauté, une catégorie exhaustive et exclusive. Pour cette caractérisation de la
relation d’incompatibilité exhaustive, voir Crivelli (2012), 190.
282 Voir Moravcsik (1962), 69. Deux genres sont contradictoires s’ils sont différents et qu’une
même chose ne peut ni participer à ces deux genres simultanément ni ne participer à
aucun de ces deux genres, voir Crivelli (2012), 190.
283 Voir Frede (1967), 89.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 257

soutenir, comme il le fait pourtant, que le changement est le même (voir 256a7-
10) ? Faudrait-il supposer qu’il y a une deuxième partie de l’autre qui n’est pas
« opposée » au même, mais seulement autre que le même, à laquelle parti-
cipe le changement quand il n’est pas le même ? Si oui, cela signifierait que
différentes parties de l’autre sont à l’œuvre pour rendre compte de différents
types d’application de la même expression négative, ce qui paraît improbable.
Il semble bien plutôt que Platon écrive comme s’il y avait une seule partie de
l’autre pour chaque entité à laquelle l’autre s’oppose. En réalité, la difficulté qui
a donné lieu à ces suggestions s’estompe dès qu’on cesse de comprendre τοῦτο
οὐκ ἄλλου τινὸς ἕτερόν ἐστιν ἢ τῆς τοῦ καλοῦ φύσεως littéralement. L’expression
οὐκ ἄλλου τινὸς … ἢ ne signifie pas nécessairement que le non-beau est différent
du beau et seulement de lui, mais peut être prise comme une formulation idio-
matique indiquant que le beau est l’élément décisif dans la définition ou dans
la détermination de l’essence du non-beau284. Ainsi, l’insertion de l’adverbe
« essentiellement » dans notre traduction s’en trouve justifiée.
Une dernière difficulté doit être examinée. Comme nous l’avons vu
précédemment285, l’étranger envisage l’application d’expressions négatives
de type « non-y » à quelque chose, que ce quelque chose soit une forme ou
un individu sensible. Par conséquent, si les explications fournies au sujet des
parties de l’autre doivent montrer qu’il y a des formes correspondant aux diffé-
rentes expressions négatives et que ce sont ces formes qui sont participées par
les sujets auxquels s’appliquent légitimement les expressions négatives, il faut
en conclure que « non-beau » s’applique à Socrate (par exemple) parce que
Socrate participe à la partie de l’autre opposée au beau ou encore, participe à
ce qui est par essence autre que la nature du beau. À cette conclusion, certains
objecteront peut-être qu’il est tout simplement erroné de vouloir expliquer
l’application de l’expression « non-beau » à Socrate en invoquant la participa-
tion de celui-ci à ce qui est par essence autre que la forme du beau ou autre
que la beauté (τῆς τοῦ καλοῦ φύσεως, 257d12-13), car, à ce compte, l’expression
« non-beau » pourrait s’appliquer à Hélène de Troie (puisque cette dernière,
étant autre que la forme du beau, participe également à ce qui est par essence
autre que la forme du beau). Pourtant, comme nous y avons déjà insisté, dans
une perspective platonicienne, c’est-à-dire dans une perspective dialectique
qui prend en compte les idées et qui ne cherche pas (encore) à expliquer les
jugements négatifs, l’expression « non-beau » peut s’appliquer légitimement
à Hélène de Troie, qui est non-belle par rapport à Aphrodite, par exemple.

284 Cf. Charmide 167b11-c1, 168d3-4 ; Phédon 64c4-5 ; Sophiste 247e4 ; Frede (1967), 88 n. 1 ; Lee
(1972), 275 ; Lewis (1976), 113 n. 39 ; Centrone (2008), 203 n. 138 ; Crivelli (2012), 210.
285 Voir ci-dessus Le problème de la prédication négative.
258 Chapitre 7

Ainsi, loin de contredire notre point de vue sur le problème de la prédication


négative ou de forcer une lecture extensionnelle improbable de l’expression
τῆς τοῦ καλοῦ φύσεως en 257d12-13286, l’affirmation de Théétète d’après laquelle
le non-beau est ce qui est, par essence, autre que la nature du beau vient
confirmer que tout ce qui est autre que la forme du beau, et non seulement
ce qui n’en participe pas, peut légitimement être appelé « non-beau ». Pour
Platon, seul le beau lui-même n’est jamais non-beau, tout le reste participe du
non-beau sous au moins un rapport.

6.2.2 Le non-beau est autant que le beau


Théétète vient d’accorder à l’étranger que l’altérité par rapport au beau consti-
tue la nature du non-beau. Mais qu’est-ce qui garantit que l’opposition d’une
partie de l’autre au beau constitue une nature, une essence ? C’est que les deux
termes reliés par l’opposition sont eux-mêmes des êtres : puisque l’autre est
un certain genre unique (τινὸς ἑνὸς γένους, 257e2), puisque le beau fait partie
des êtres (τι τῶν ὄντων, 257e3), l’opposition (ἀντίθεσις, 257e3, e7) de l’autre ou,
plus exactement, l’opposition d’une partie de l’autre au beau, c’est-à-dire le
non-beau, est également un être287. Le non-beau est donc autant que le beau
lui-même (257d14-e11288).
Bien que cette conclusion semble impliquer que le non-beau est un genre,
une forme ou une idée, certains commentateurs refusent cette implication.
Les raisons d’un tel refus sont multiples.
Certains estiment qu’une forme ne peut correspondre à une expression
négative, puisque, d’après eux, la référence d’une expression négative n’est

286 Comme le font Frede (1967), 88 et Owen (1971), 238 n. 31. Voir aussi Crivelli (2012), 208-212.
287 Comme l’opposition de l’autre au beau a pour effet immédiat de déterminer et de déta-
cher (ἀφορισθέν, 257e2-3) une partie de l’autre, l’opposition de l’autre au beau est toujours
l’opposition d’une partie de l’autre au beau, comme le remarque bien Lee (1972), 280.
288 Ces lignes sont discutées. Le fait qu’en 257e2-4, le non-beau soit délimité et détaché
(ἀφορισθέν) d’un certain genre unique (τινὸς ἑνὸς γένους) assure que ce genre unique est
l’autre. En effet, l’autre est partitionné de manière analogue à la science. Or, les différentes
sciences sont délimitées et détachées (ἀφορισθέν, 257c11) de la science. Donc le non-beau
est délimité et détaché de l’autre (et pas du beau, comme le pense Cornford (1935), 291
n. 1), voir Diès [1923] (1955), 372 n. 2 ; Frede (1967), 86-87 ; Owen (1971), 239 n. 32 ; Lee
(1972), 278-279 ; Dixsaut (2000), 252 ; Centrone (2008), 203 n. 139 ; Mouze (2019), 171 n. 1.
En 257e2-4, ἄλλο τι doit sans doute être considéré comme un opérateur permettant d’in-
troduire une question (ἄλλο τι = nonne) plutôt que comme l’objet d’εἶναι, tandis qu’en
257e6-7, ὄντος est probablement un génitif subjectif ou explicatif plutôt qu’objectif, voir
Lee (1972), 278 n. 15, 280-281, contra Owen (1971), 239 n. 32. Quoique cruciaux en vue d’une
traduction correcte du texte, ces deux derniers points ne nous semblent pas affecter le
cours de l’argumentation, laquelle conclut à l’être du non-beau à partir de l’être de l’autre
et de l’être du beau.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 259

pas pleinement déterminée. Ces commentateurs ajoutent que, dans la mesure


où le terme positif nié dans l’expression négative est lui aussi pris dans une
relation d’altérité, dans l’opération de mise en opposition, l’indétermination
de l’expression négative rejaillit, pour ainsi dire, sur le terme positif. Le beau
ne deviendrait rien d’autre que la partie de l’autre opposée au non-beau !
D’après cette lecture, quand Platon dit que le non-beau est autant que le
beau lui-même, il voudrait dire que le beau et le non-beau ne sont pas plus l’un
que l’autre289.
Une autre explication de la réticence dont font preuve certains commenta-
teurs à accorder le statut de forme au non-beau ou aux autres entités de la forme
non-y doit être recherchée dans le Politique. Dans ce dialogue (262a3-264b7),
Platon paraît en effet refuser que des formes correspondent aux expressions
« non-dix mille » et « non-grec ».
Relativement à la première de ces deux difficultés, nous avons déjà indiqué
que l’interprétation selon laquelle la référence d’une expression négative n’est
pas pleinement déterminée suppose une différence intenable entre la force
des verbes σημαίνειν et μηνύειν290. En outre, la suite du raisonnement invalide
la proposition exégétique d’après laquelle, quand Théétète et l’étranger s’ac-
cordent sur le fait que le non-beau n’est pas moins que le beau (257e10-11) ou
encore sur le fait que le grand et le non-grand sont de manière semblable (ὅμοιος,
258a1-2291), il faut comprendre que ni les termes négatifs, ni même les termes
positifs de ces couples sont pleinement déterminés, dans la mesure où tous
sont pris dans une relation d’altérité ou d’opposition mutuelle. En effet,
quelques lignes plus loin, l’étranger conclut que le non-être n’est pas moins
que l’être lui-même (258b2, cf. 258a11-b8). Or dans ce cas, « être » traduit
οὐσία ἐστίν, autrement dit « posséder son être propre, son essence ». Donc, à
moins de supposer un changement de sens du verbe « être » dans le raisonne-
ment, ce qui paraît très improbable étant donné les nombreux liens causaux
qui unissent 257e10-11 à 258b2292 et la similarité linguistique entre ces deux

289 Cette lecture est soutenue par Dixsaut (2000), 250-257 et Delcomminette (2000), 58-60.
290 Voir ci-dessus Le problème de la prédication négative.
291 L’ambiguïté, mise en évidence par Teisserenc (2012), 136 n. 2, sur la portée d’ὅμοιος en
258a1 n’affecte pas notre raisonnement.
292 Cf. ἄρα en 258a1 qui opère la transition du constat de la parité d’être du non-beau et
du beau au constat de la parité d’être du non-grand et du grand ; οὐκοῦν en 258a4 qui
opère la transition vers le constat de la parité d’être du non-juste et du juste ; καὶ τἆλλα δὴ
ταύτῃ λέξομεν en 258a7 qui généralise à toutes les parties de l’autre et surtout οὐκοῦν en
258a11 qui applique manifestement le même principe à la partie de l’autre opposée à l’être,
c’est-à-dire au non-être.
260 Chapitre 7

passages293, quand l’étranger suggère que le non-beau n’est pas moins que
le beau ou que le grand et le non-grand sont de manière semblable, il veut
dire que les termes négatifs de ces couples « ne possèdent pas moins leur être
propre, leur essence » que les termes positifs qui leur correspondent294. Or
cette conclusion contredit manifestement l’idée selon laquelle les termes des
couples « beau/non-beau », « grand/non-grand » ne sont pas plus l’un que
l’autre en raison de leur opposition mutuelle295.
Voyons maintenant le problème posé par le Politique. La meilleure manière
d’y répondre consiste, nous semble-t-il, à nier que les expressions « non-dix
mille » et « non-grec » ne déterminent aucune forme. Il se pourrait en effet
que Platon admette des formes correspondant à ces expressions, mais que,
dans le passage du Politique en question, il cherche seulement à souligner que
ces formes ne peuvent être utilisées dans des divisions pour déterminer deux
espèces d’un genre296. Une comparaison avec certains des très grands genres
du Sophiste permet de confirmer ce point. Dans la mesure où l’être, le même et
l’autre sont universellement participés, ils ne peuvent, eux non plus, être mobi-
lisés pour diviser un genre en des espèces. Pourtant, personne ne songerait à

293 Le non-beau et le non-être ne sont en rien moins que, respectivement, le beau et l’être :
voir οὐδὲν ἧττον en 257e10-11 et 258b2.
294 L’intuition qui nous a conduit à proposer cet argument vient de Frede (1967), 90.
295 Dixsaut (2000), 253 propose un autre argument linguistique pour appuyer son refus d’oc-
troyer le statut de forme aux parties de l’autre. Elle répertorie différentes utilisations des
verbes κατακερματίζειν, κερματίζειν et καταγνύναι dans les dialogues et montre que Platon
utilise fréquemment ces verbes pour désigner un morcellement dont le résultat n’est ni
déterminé dans son contenu, ni précisément défini. Cependant, quelles que soient les
connotations de ces verbes dans d’autres passages des dialogues, l’utilisation que fait
Platon de κατακερματίζειν dans le passage du Sophiste qui nous occupe (257c7-8) prouve
que ce verbe ne désigne pas nécessairement une division dont le résultat est indéter-
miné. En effet, l’autre, explique l’étranger, est morcelé (κατακεκερματίσθαι) comme, de la
même manière que (καθάπερ) la science (257c7-8). Or les parties de la science ne sont pas
indéterminées.
296 Voir Moravcsik (1962), 72 ; Crivelli (2012), 212-213. Une manière alternative de résoudre
le problème consiste à reconnaître que Platon n’associe pas de formes aux expressions
« non-grec » et « non-dix mille », mais à nier que cette décision soit motivée par le carac-
tère négatif de ces expressions. Le problème viendrait plutôt du fait que le terme nié n’est
lui-même pas un genre pleinement déterminé. Cette façon de concevoir les choses est
séduisante en raison de sa cohérence avec le présent passage du Sophiste qui conditionne
l’être des différentes parties de l’autre au fait qu’elles soient systématiquement opposées à
un être (πρός τι τῶν ὄντων αὖ πάλιν ἀντιτεθέν, 257e3 ; πρὸς ὂν ἀντίθεσις, 257e6). Néanmoins,
s’il est tout à fait légitime et probable de supposer que, pour Platon, les fondements de
l’« Héllénité » sont davantage politiques et polémiques que dialectiques et ontologiques
(voir Teisserenc (2014), 101-109), les raisons pour lesquelles il refuserait à « dix-mille » le
statut de genre déterminé sont moins évidentes à saisir.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 261

nier qu’il s’agit bien de genres, de formes ou d’idées. Il en va de même pour les
genres négatifs, par exemple pour le non-beau : comme tout ce qui est autre
que la beauté, y compris les choses belles, participe du non-beau, on peut dou-
ter que la division d’un genre par le couple « beau/non-beau » détermine deux
espèces sur le genre à diviser ; cependant, cela ne signifie nullement que le
beau et le non-beau ne sont pas des formes.
Cette brève discussion montre que les différentes raisons invoquées pour
contester le caractère eidétique du non-beau sont loin d’être décisives. Nous
pouvons donc en conclure que le non-beau est bien cette forme qui est par
essence autre que le beau.

6.3 Généralisation aux expressions de type « non-y »


Après avoir mis en évidence la parité d’être entre le non-beau et le beau,
l’étranger transpose ce résultat aux couples non-grand/grand, non-juste/juste
puis finalement à « tout le reste » (καὶ τἆλλα δὴ ταύτῃ λέξομεν), c’est-à-dire aux
parties de la nature de l’autre (258a1-10).
Si cette généralisation ne pose pas de difficulté particulière, deux points
méritent d’être soulignés.
Premièrement, le passage du non-beau à n’importe quelle partie de l’autre
est sans doute préparé par l’abstraction et la généralité qui caractérisent le rai-
sonnement sur le non-beau. L’étranger a en effet décrit le non-beau comme ce
qui est délimité et détaché d’un certain genre unique et opposé à un être déter-
miné (257e2-4) ou encore comme une opposition d’être à être (257e6-7)297.
Cette description est si générale et abstraite qu’elle peut également s’appliquer
au non-juste, au non-grand et, en effet, à toute partie de l’autre opposée à un
genre y298. D’ailleurs, la présence de la forme du non-grand dans ce passage
signale que Platon n’envisage pas seulement des formes ou des idées apparte-
nant au domaine éthico-moral299.
Deuxièmement, au moment d’étendre sa conclusion à « tout le reste »,
l’étranger répète partiellement l’argument qui lui avait permis d’assurer que
le non-beau est autant que le beau. Plus haut (257d14-e11), il avait assuré l’être
du non-beau à partir de l’être de l’autre (dont le non-beau est une partie) et
de l’être du beau (auquel le non-beau s’oppose). À présent (258a7-9), il déduit
l’être des parties de l’autre à partir de l’être de l’autre. Bien que reprenant seu-
lement partiellement le raisonnement précédent, cet argument achève de

297 Pour les problèmes linguistiques et les problèmes d’identifications soulevés par ces des-
criptions, voir supra n. 288.
298 Ainsi que le remarque Frede (1967), 86, 90.
299 Cf. Cornford (1935), 291 n. 2.
262 Chapitre 7

convaincre que les entités de type non-y, c’est-à-dire les parties de l’autre oppo-
sées à y, sont des formes. En effet, il est certain que c’est comme possédant une
nature que l’autre est (258a7-8 renvoie à 255d9-e2 qui ne laisse aucun doute à
ce sujet). Donc, à moins de supposer un changement de sens du terme « être »
au beau milieu de l’argument, c’est-à-dire une amphibologie, c’est également
comme possédant une nature que les parties de l’autre sont.
Ayant montré a) qu’à une expression « non-y » donnée correspond une
partie de l’autre opposée à y et b) que, dans la mesure où y est et que l’autre
est, cette partie de l’autre opposée à y n’est pas moins que y, il ne reste plus
qu’à substituer « être » à y pour achever le coup de force ontologique contre
Parménide.

6.4 Les deux définitions du non-être


6.4.1 Lectures analogiques et « généralisantes » des deux définitions
du non-être
L’étranger définit le non-être à deux reprises : d’abord en 258a11-b1, ensuite
en 258e2.
Dans la première définition, le non-être est conçu comme :

l’opposition d’une partie de la nature de l’autre avec celle de l’être, qui


sont mutuellement opposées

ἡ τῆς θατέρου μορίου φύσεως καὶ τῆς τοῦ ὄντος πρὸς ἄλληλα ἀντικειμένων
ἀντίθεσις (258a11-b1)300

Cette traduction est contestée et doit donc être discutée et défendue.


Une première difficulté tient à la traduction du premier membre de l’oppo-
sition : faut-il traduire, comme nous l’avons fait301, τῆς θατέρου μορίου φύσεως
par « une partie de la nature de l’autre » ou, bien plutôt, par « la nature d’une
partie de l’autre »302 ? Une considération fait pencher la balance en faveur de
la première possibilité. Dans la phrase qui précède immédiatement cette défi-
nition, l’étranger a en effet conclu que les « parties de celle-ci (τὰ μόρια αὐτῆς)
doivent être tenues pour étant, et ce pas moins qu’aucune autre chose » (258a8-
9). Or « celle-ci » se réfère à la « nature de l’autre » (ἡ θατέρου φύσις, 258a7-8).
Puisque, juste avant de définir le non-être, l’étranger fait référence à l’être « des

300 Notre traduction.


301 Avec, par exemple, Campbell (1867), 161 ; Cornford (1935), 291 ; Robin (1950), 321 ; Diès
[1923] (1955), 373 ; Frede (1967). 90 ; Lee (1972), 283 ; Cordero (1993), 183 ; Dixsaut (2000),
264 ; Brown (2012), 249 ; Teisserenc (2012), 137 ; Mouze (2019), 172.
302 Pour cette dernière possibilité, voir White (1993), 52 ; O’Brien (1995), 112 et 114 ; van Eck
(2002), 73 ; Crivelli (2012), 216.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 263

parties de la nature de l’autre », il est plus vraisemblable que l’être du non-être


s’explique par « l’opposition d’une partie de la nature de l’autre avec … », que
par « l’opposition de la nature d’une partie de l’autre avec … ». Par ailleurs, l’ex-
pression « les parties de la nature de l’autre » est également utilisée en 257d4.
Le premier membre de l’opposition doit donc vraisemblablement se traduire
par « une partie de la nature de l’autre »303.
La traduction du second membre de l’opposition est plus ouverte. Quel géni-
tif faut-il suppléer à l’expression τῆς τοῦ ὄντος ? Il y a trois possibilités : lire τῆς
τοῦ ὄντος ⟨φύσεως⟩, « la nature de l’être »304 ; lire τῆς τοῦ ὄντος ⟨μορίου φύσεως⟩,
« la nature d’une partie de l’être »305 ; lire ⟨μορίου⟩ τῆς τοῦ ὄντος ⟨φύσεως⟩,
« une partie de la nature de l’être »306. La deuxième possibilité est improbable
parce que la construction parallèle, « la nature d’une partie de l’autre », vient
d’être rejetée et parce que suppléer ⟨μορίου φύσεως⟩ rend la portée de l’article
défini τοῦ, et donc la syntaxe de la phrase, ambiguë307. Reste la première et la
troisième possibilité.
La différence entre ces deux possibilités est que l’une suppose une lecture
« analogique » du non-être, l’autre une interprétation « généralisante » de
celui-ci308. En effet, comprendre que le non-être est « l’opposition d’une par-
tie de la nature de l’autre avec la nature de l’être » implique que le non-être
est une partie spécifique de l’autre, analogue au non-beau, au non-juste et au
non-grand, à savoir la partie de l’autre opposée à l’être. Par contre, lorsqu’on
comprend que le non-être est « l’opposition d’une partie de la nature de l’autre
avec une partie de la nature de l’être », on ne conçoit plus le non-être comme
une partie spécifique de l’autre, celle opposée à l’être, mais comme l’opposi-
tion d’une partie de l’autre, peu importe laquelle, à une partie de l’être, peu
importe laquelle, par exemple être beau, être juste ou être grand. Dans ce cas, le
non-être est l’opposition qui caractérise n’importe quelle partie de l’autre, par

303 En accord sur ce point avec Benardete (1984), II. 175 n. 76 ; Dixsaut (2000), 264 n. 1 ;
Teisserenc (2012), 137 n. 2.
304 Comme le font Lee (1972), 283 (qui fournit lui-même une liste d’adhérents) ; O’Brien
(1995), 114-116 ; Dixsaut (2000), 264 n. 1 ; van Eck (2002), 73, 78, et 80 ; Teisserenc (2012), 137
n. 2 ; Mouze (2019), 172.
305 Voir White (1993), 52.
306 Comme le font Cornford (1935), 292 ; Robin (1950), 321 et 1466 n. 1 ; Diès [1923] (1955), 373 ;
Brown (2012), 249 (mais voir les réserves émises par cette commentatrice à la p. 250).
307 Comme y insiste O’Brien (1995), 113.
308 Pour une présentation du débat entre une conception « analogique » du non-être et une
conception « généralisante » du non-être, voir van Eck (2002), 73-74 ; Brown (2012), 248-
249. Pour l’annonce de cette double perspective dès 257b1-8, cf. ci-dessus L’annonce d’une
double perspective sur le non-être.
264 Chapitre 7

exemple le non-(être) beau, le non-(être) juste, le non-(être) grand, c’est-à-dire


une « généralisation » opérée sur les parties de l’autre309.
À ces deux lectures possibles de la première définition correspondent deux
lectures possibles de la seconde définition du non-être :

τὸ πρὸς τὸ ὂν ἕκαστον/ἑκάστου μόριον αὐτῆς ἀντιτιθέμενον (258e2).

D’une part, si la première occurrence de l’article τό dans la phrase détermine


μόριον, alors le non-être est bien à nouveau une partie déterminée de la nature
de l’autre analogue au non-juste, au non-beau et au non-grand : il est « la par-
tie de l’autre opposée à l’être de chaque chose ou à chaque être », selon que
l’on préserve la lecture des manuscrits (ἑκάστου)310 ou que l’on retienne, avec
les éditeurs modernes, une lecture de Simplicius dans son Commentaire de
la Physique d’Aristote (ἕκαστον)311. En revanche, si la première occurrence
de l’article défini τό ne détermine pas μόριον, le non-être n’est pas une partie
déterminée de l’autre, mais il désigne simplement « le fait que chacune des
parties de l’autre soit opposée à l’être ou à chaque être », ou, alternativement,
« le fait qu’à chaque être, qu’à l’être de chaque chose soit opposée une partie de
la nature de l’autre »312.
Par conséquent, s’ils veulent faire converger les deux définitions du non-être
proposées par l’étranger, ceux qui considèrent que le non-être est défini comme
une partie de l’autre analogue au non-beau, au non-juste et au non-grand, ne
doivent pas suppléer ⟨μορίου⟩ dans la première définition et doivent rapporter

309 Voir van Eck (2002), 82 ; Brown (2012), 250.


310 Pour une défense de l’ἑκάστου des manuscrits, voir O’Brien (1995), 67-70. Ἑκάστου est éga-
lement accepté par Owen (1971), 239-240 n. 33 ; Cordero (1993), 184, 270 n. 338 ; van Eck
(2002), 75 ; Centrone (2008), 207 n. 141 ; Crivelli (2012), 219 n. 130.
311 Voir le texte imprimé par Diès [1923] (1955), 374 et par l’ancienne et la nouvelle OCT
(Burnet (1900-1907), 455 et Duke et al. (1995), 455). Comme la construction τὸ + ἕκαστον +
substantif n’est pas attestée (ἕκαστον se place soit devant l’article, soit après le substantif,
mais pas entre les deux, cf. « ἕκαστος, η, ον » dans le LSJ, A.2 ; Frede (1967), 91 ; Owen (1971),
239 n. 33 ; O’Brien (1995), 68-69 n. 3 ; van Eck (2002), 80-81), si τό détermine μόριον, ἕκαστον
doit se rapporter à τὸ ὄν plutôt qu’à μόριον. Par conséquent, si τό détermine μόριον et que
l’on lit ἕκαστον, le non-être est bien « la partie de celle-ci [sc. de la nature de l’autre] qui
est opposée à chaque être ».
312 Comme, dans cette hypothèse, τό ne détermine plus μόριον, ἕκαστον ne se rapporte plus
nécessairement à τὸ ὄν (voir n. 311), mais peut se rapporter à τὸ ὄν, à μόριον, voire à τὸ ὄν et à
μόριον (ἕκαστον est alors construit apo koinou). Puisque la lecture des manuscrits, ἑκάστου,
est toujours disponible dans l’hypothèse d’après laquelle τό ne détermine pas μόριον, il
y a bien, dans cette hypothèse, quatre traductions possibles de la deuxième définition,
comme il apparaît dans le texte principal. Toutes soutiennent une lecture « générali-
sante » du non-être.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 265

τό à μόριον dans la seconde313, tandis que ceux pour qui le non-être est conçu
comme la généralisation opérée sur toutes les parties de l’autre doivent sup-
pléer ⟨μορίου⟩ dans la première définition et ne pas rapporter τό à μόριον dans
la seconde.
Cependant, au-delà de la construction linguistique qu’il convient d’adopter,
il est légitime de se demander si la différence entre la conception « analogique »
et « généralisante » du non-être correspond à une différence substantielle ou
à une simple différence de point de vue. Dans ce qui suit, nous allons montrer
que ces deux points de vue sont réductibles l’un à l’autre et ne présentent donc
pas une différence substantielle314.

6.4.2 La convergence des interprétations analogiques et


« généralisantes » du non-être
À première vue, la progression argumentative semble clairement faire pen-
cher la balance en faveur d’une interprétation analogique du non-être. Comme
nous l’avons montré, la définition du non-être est atteinte par instanciation du
principe général assurant l’être des formes négatives de type non-y. À ce titre,
le non-être est une partie de l’autre, celle opposée à l’être, de la même manière
que le non-beau est la partie de l’autre opposée au beau. Seulement, comme
l’être et le genre du quelque chose s’impliquent mutuellement315, comme être
implique toujours être quelque chose de déterminé, par exemple, être beau,
être juste ou être grand, la partie de l’autre opposée à l’être est elle-même spé-
cifiée autant de fois que l’être est spécifié316. Or, une fois admis que la partie de
l’autre opposée à l’être est elle-même spécifiée, voire partitionnée, c’est-à-dire
une fois qu’est admis le fait que le non-être implique toujours un non-être y
déterminé, un changement de point de vue devient possible. En effet, comme
toute détermination implique l’être, les différentes parties de l’autre que sont
le non-beau, le non-juste, le non-grand peuvent se comprendre comme le non-
(être) beau, le non-(être) juste, le non-(être) grand. Mais, puisque le non-être
implique toujours un non-être y, par exemple non-être juste, non-être grand

313 Ils liront également plus volontiers τὸ ὂν ἑκάστου, « l’être de chaque chose », c’est-à-dire,
dans cette perspective, le genre de l’être (cf. van Eck (2002), 78-79) que « chaque être »
(τὸ ὂν ἕκαστον) qui tire dangereusement vers une lecture « généralisante » du non-être.
314 Pour une perspective similaire, se référer à Lee (1972), 282, n. 21 ; McDowell (1982), 121. Voir
aussi Frede (1967), 91.
315 Voir chapitre 5, Premier argument ; chapitre 6, La critique des monistes, L’être, l’un et leurs
noms ; chapitre 7, Interlude.
316 Voir Frede (1967), 92. Crivelli (2012), 218 semble penser que cette spécification empêche
le non-être d’être une forme une. Toutefois, pas plus que l’altérité ou la science ne cessent
d’être une quand elles sont partitionnées (257c10 ; 257d4-5 où οὔσης a une nuance conces-
sive), le non-être cesse-t-il d’être un quand l’être auquel il s’oppose est spécifié.
266 Chapitre 7

ou non-être beau, il devient manifeste que le non-être n’est pas seulement


concevable comme une partie de l’autre analogue aux parties de l’autre, mais
également comme une généralisation de toutes ces parties.
Ultimement, la conception platonicienne du non-être dépend donc de la
façon dont sont envisagées les parties de l’autre. Si l’on adopte le point de vue
de la détermination, les parties de l’autre s’opposent à un y déterminé, par
exemple le beau, le juste, le grand. Dans ce cas, le non-être est défini en subs-
tituant « être » à y et est conçu comme une partie de l’autre, celle opposée à
l’être. En revanche, si l’on adopte le point de vue de l’être, les parties de l’autre
s’opposent au fait d’être un y déterminé, par exemple au fait d’être beau, d’être
grand, d’être juste. Puisque les parties de l’autre sont du type « le non-être
y », le non-être peut alors être conçu comme la formulation générale de ces
parties et coïncide finalement avec l’autre317. Mais, encore une fois, comme
l’être et la détermination s’impliquent mutuellement, chacun de ces points de
vue est réductible à l’autre. D’une part, la partie de l’autre opposée à l’être est
toujours opposée à être un y déterminé, par exemple à être beau, à être juste,
à être grand. D’autre part, les différentes parties de l’autre ont pour point com-
mun de s’opposer au fait d’être un y déterminé : même si être grand, être juste
et être beau sont des genres différents, ils n’en restent pas moins des spécifica-
tions d’un seul et unique genre, à savoir l’être.
Pourquoi est-ce si important de montrer que la conception du non-être
comme partie spécifique de l’autre opposée à l’être est réductible à la concep-
tion du non-être comme généralisation sur les parties de l’autre ? La réponse
est simple : si le non-être était la partie de l’autre opposée à l’être tout court
sans que cela implique toujours une opposition au fait d’être quelque chose
de déterminé, l’être ne pourrait participer du non-être. En effet, l’être n’est pas
autre que l’être tout court, il ne participe pas à la partie de l’autre opposée à
l’être tout court. Par contre, comme nous l’avons vu, il est bel et bien autre que
l’être relativement à tous les autres genres318. Ainsi, pour que l’être ne soit pas,
il faut que le non-être puisse être conçu comme l’altérité, l’opposition relative,
non seulement à l’être, mais aussi toujours au fait d’être un y déterminé, par
exemple au fait d’être juste, d’être beau ou d’être grand. Bien que l’étranger ait
pris soin de séparer les deux moments de son coup de force ontologique319, la
démonstration du non-être de l’être n’est finalisée et n’acquiert tout son sens

317 L’idée d’une réductibilité du non-être à l’autre était déjà présente dans la thèse de Diès
[1923] (1955), 7, voir aussi Ross (1951), 115 et, plus récemment, Leigh (2012), 10 n. 20.
318 Voir ci-dessus L’être n’est pas.
319 Voir dans ce chapitre, L’être n’est pas et Le non-être est.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 267

que lorsqu’on comprend que la forme du non-être implique toujours l’altérité


par rapport au fait d’être un y déterminé.
Avant de poursuivre son raisonnement en montrant que les énoncés et les
jugements se mélangent au non-être qui vient d’être légitimé, c’est-à-dire avant
d’en venir au problème des énoncés et jugements faux, l’étranger entreprend
de résumer les différentes étapes que comporte son coup de force ontologique
(258c7-259d8). Ce résumé soulève au moins trois problèmes exégétiques.
Profitons de la discussion de ces trois problèmes pour conclure en nous remé-
morant certains résultats importants obtenus au cours de ce chapitre et des
précédents.

7 Conclusion : trois problèmes dans le résumé

Un premier enjeu est lié à ce que déclare l’étranger après avoir, pour la deu-
xième fois, défini le non-être :

Qu’on ne nous vienne donc point dire que c’est en mettant en évidence
le non-être comme contraire de l’être que nous avons l’audace d’affirmer
qu’il est. Pour nous, à je ne sais quel contraire de l’être, il y a beau temps
que nous avons dit adieu, n’ayant cure de savoir s’il est ou non, s’il est
définissable ou totalement indéfinissable (258e6-259a1)320.

Cette déclaration a conduit certains interprètes à considérer que, contraire-


ment aux apparences, Platon n’a pas vraiment réfuté Parménide321. D’après
eux, en « envoyant promener » le contraire de l’être, Platon laisserait intacte la
conception parménidienne du non-être et justifierait seulement une concep-
tion alternative du non-être, la sienne propre. Cependant, cette façon de
représenter le coup de force du Sophiste nous paraît problématique.
Tout d’abord, loin de laisser intacte la conception parménidienne du non-
être, la partie aporétique consacrée au non-être montre que cette conception
est fondamentalement contradictoire. Si, en effet, l’expression « non-être » ne
s’appliquait à aucun être, alors elle ne s’appliquerait à aucune chose. Par consé-
quent, en « disant » le non-être, on ne pourrait dire quelque chose. Or celui qui
ne dit pas quelque chose ne dit rien et même ne dit rien du tout. Parallèlement,
si aucun être, donc aucun nombre grammatical, ne pouvait s’appliquer au

320 Traduction Diès [1923] (1955), 375 modifiée.


321 Voir par exemple Cordero (1993), 55-57, 270 n. 339 ; Mouze (2020), 84 n. 45, 129-130 ; et,
dans une perspective différente, Brown (1994), 230-231.
268 Chapitre 7

non-être, alors il ne serait pas possible d’énoncer le non-être, ni même d’ail-


leurs d’affirmer, sans se contredire, qu’il n’est pas possible de l’énoncer322. Dans
la partie constructive de son raisonnement, Platon montre que ces difficul-
tés disparaissent quand le non-être n’est plus conçu comme le contraire de
l’être, mais comme ce qui est, par essence, autre que l’être (257b3-4 ; 258b3-4),
c’est-à-dire, nous l’avons vu, autre qu’être un y déterminé. Ainsi conçue, loin
de ne s’appliquer à rien, l’expression « non-être » s’applique à toute forme, y
compris à celle de l’être, car toute forme x est autre que toutes les formes qui
possèdent une nature différente de x.
En outre, c’est bien en examinant ce qui se produit à chaque fois que nous
disons « le non-être » (ὁπόταν τὸ μὴ ὂν λέγωμεν, 257b3) que Platon corrige l’er-
reur consistant à concevoir le non-être comme le contraire de l’être. S’il avait
voulu laisser la porte ouverte à une autre conception du non-être demeurée
peu claire à ses yeux, il ne se serait certainement pas exprimé de la sorte323.
Dans la mesure, donc, où Platon montre que la conception parménidienne
du non-être est contradictoire, dans la mesure où il substitue à cette concep-
tion contradictoire une conception cohérente fondée sur l’altérité et qu’il
estime que cette conception cohérente explique tous les usages de l’expres-
sion « non-être », il paraît légitime de soutenir que Platon a bel et bien réfuté
Parménide.
Cependant, Denis O’Brien n’est pas d’accord : ce commentateur accorde que
Platon cherche à remplacer Parménide, mais il soutient que Platon n’entend
pourtant pas réfuter Parménide324. Si nous insistons malgré tout pour par-
ler de « réfutation », c’est au sens de réfutation (non pas sophistique, mais)
socratique, au sens de l’elenchus, c’est-à-dire d’un argument démontrant que
les opinions d’un interlocuteur sont contradictoires les unes avec les autres en
même temps, sur les mêmes choses, en relation avec les mêmes choses et sous
les mêmes rapports (voir 230b6-8325). En montrant que Parménide attribue
l’être (sous l’espèce du nombre grammatical) au non-être au moment même
où il interdit que le non-être soit, Platon, nous semble-t-il, réfute Parménide
au sens qui vient d’être précisé. Qui plus est, dans le Sophiste, Platon ne dis-
cute pas seulement la conception parménidienne du non-être, mais il montre
également que la conception parménidienne de l’être comme « un-tout » est
contradictoire et problématique326.

322 Pour tout ceci, voir chapitre 5, La défaite de l’étranger contre le non-être …
323 Cf. Frede (1967), 77.
324 Voir O’Brien (1995), 11, 43-45, 88 et O’Brien (2013), passim.
325 Et chapitre 3, La réfutation socratique.
326 Voir Dixsaut (2000), 269-270 n. 2 et ici-même chapitre 6, La critique des monistes, L’être,
l’un et le tout.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 269

Venons-en à la seconde controverse exégétique suscitée par le résumé de


l’étranger. Lorsqu’il revient sur le mélange des genres entre eux et particuliè-
rement sur les rapports entre l’être et l’autre, l’étranger estime que celui qui
est incapable de réfuter la conception du non-être à laquelle il vient d’aboutir
devra admettre que :

τὸ μὲν ἕτερον μετασχὸν τοῦ ὄντος ἔστι μὲν διὰ ταύτην τὴν μέθεξιν, οὐ μὴν ἐκεῖνό
γε οὗ μετέσχεν ἀλλ’ ἕτερον, ἕτερον δὲ τοῦ ὄντος ὂν ἔστι σαφέστατα ἐξ ἀνάγκης
εἶναι μὴ ὄν· (259a6-b1)

Cette phrase peut être traduite de deux façons différentes. D’après la première
façon de la traduire :

<celui qui est incapable de réfuter ce qui a été dit sur l’être du non-être
devra admettre que> l’autre participe à l’être et donc, en raison de cette
participation, est. Mais il ne dira pas qu’il est ce dont il participe, mais
qu’il est autre, et étant autre que l’être, il est, par la plus manifeste néces-
sité, non-être327.

Si l’on suit cette traduction, dans la première partie de la phrase, l’étranger


applique à l’autre le résultat obtenu en 256e3-4 d’après lequel tous les genres
participent à l’être ; tandis que dans la seconde partie de la phrase, à partir de
« Mais […] » (οὐ μήν […]), il applique à l’autre le résultat obtenu en 256d11-e2
d’après lequel tous les genres (sauf l’être) sont autres que l’être328. Dans cette
hypothèse, le premier usage d’esti, à savoir « l’autre […] est » (τὸ μὲν ἕτερον […]
ἔστι), est un usage complet qui ne reçoit pas de complétion dans la suite de
l’énoncé329.
Une traduction alternative de la phrase citée est cependant possible :

<celui qui est incapable de réfuter ce qui a été dit sur l’être du non-être
devra admettre que> l’autre participe à l’être et donc est en raison de cette
participation, non pas toutefois ce dont il participe, mais autre ; <et que>
étant, d’autre part, autre que l’être, il est, par la plus manifeste nécessité,
non-être330.

327 Traduction proposée par White (1993), 54 ; Leigh (2008), 116.


328 Voir cependant la réserve émise dans la suite du texte principal sur cette interprétation de
256d11-e2.
329 Voir Leigh (2008), 114-116.
330 Traduction Diès [1923] (1955), 375 modifiée.
270 Chapitre 7

D’après cette seconde traduction, la clause « non pas toutefois ce dont il


participe, mais autre » (οὐ μὴν ἐκεῖνό γε οὗ μετέσχεν ἀλλ’ ἕτερον) a pour fonction
d’expliciter ce qu’est l’autre331, tandis que le renvoi à 256d11-e2 ne commence
qu’à partir de « étant, d’autre part, autre que l’être […] » (ἕτερον δὲ τοῦ ὄντος
ὄν […]). Dans cette hypothèse, la première occurrence d’esti, à savoir « l’autre
[…] est » (τὸ μὲν ἕτερον […] ἔστι), se voit complétée par la suite du raisonne-
ment : parce qu’il participe à l’être, l’autre est, non pas ce dont il participe, mais
autre. Cette complétion suppose soit que cette première occurrence d’esti
est elliptique332, soit qu’esti est complet, mais admet une complétion dans la
suite de l’énoncé. Dans ce dernier cas, il s’agit d’une illustration de la proximité
sémantique des usages complets et incomplets de εἶναι333.
Comme, dans ce texte, nous avons défendu la proximité sémantique des
usages complets et incomplets du verbe εἶναι334, il convient, dans le cas présent,
d’opter pour l’interprétation d’après laquelle ce passage offre une illustration
de la proximité sémantique des usages complets et incomplets d’εἶναι335.
Par ailleurs, on peut rappeler que l’étranger, en 256d11-e2, ne montre pas
que tous les genres sont correctement appelés « non-être » (littéralement :
« non-étants ») parce qu’ils sont autres que l’être tout court, mais explique bien
plutôt qu’ils sont correctement appelés « non-être » (littéralement : « non-
étants ») parce qu’ils sont autres que l’être relativement à tous les autres336.
Contrairement à ce que pensent certains commentateurs337, cette interpré-
tation de 256d11-e2 justifie bien la seconde composante de l’affirmation ici
discutée, à savoir la nécessité de conclure que l’autre est non-être en raison de
son altérité vis-à-vis de l’être (ἕτερον δὲ τοῦ ὄντος ὂν ἔστι σαφέστατα ἐξ ἀνάγκης
εἶναι μὴ ὄν· 259a8-b1). En effet, puisque chaque genre x est dit légitimement
« non-être » en tant qu’il est autre que l’être relativement à tous les autres
genres, alors l’autre, qui est un genre x autre que l’être, peut être dit « non-être »
en tant qu’il est autre que l’être relativement à l’être. Toutefois, pour éviter
la redondance de la formule « autre que l’être relativement à l’être », Platon

331 C’est-à-dire, si l’on admet l’interprétation développée plus haut (dans la Preuve de distinc-
tion entre l’autre et l’être, Troisième phase de l’argument), qu’elle précise que l’autre est relié
à lui-même par l’intermédiaire de l’être.
332 Voir Owen (1971), 253.
333 Voir Brown [1986] (1999), 461, 474 ; van Eck (2002), 71.
334 Voir chapitre 5, Introduction ; chapitre 7, Interlude.
335 Pour d’autres illustrations de cette proximité, voir Sophiste 238e5-239a2 (cf. Brown (1994),
231 ; Crivelli (2012), 203) et Lois X, 901c8-d2 (cf. Crivelli (2012), 202 et les références don-
nées par ce commentateur dans sa n. 82).
336 Voir ci-dessus Reformulation des résultats atteints précédemment.
337 Comme Crivelli (2012), 174-175.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 271

justifie le non-être de l’autre plus simplement par son altérité par rapport
à l’être338.
La troisième et dernière difficulté émerge en suivant le fil du propos
de l’étranger. Après avoir affirmé que tout critique incapable de réfuter sa
démonstration devra lui accorder que l’autre est et n’est pas, il ajoute que ce
critique devra également reconnaître que l’être lui-même, parce qu’il est autre
que les autres genres, n’est pas des myriades et myriades de fois (259b1-5)
et que les autres genres, pris individuellement ou dans leur ensemble, sont
sous de multiples rapports et ne sont pas sous autant de rapports (259b5-7).
La difficulté soulignée par certains commentateurs est que ce critique putatif
ne doit précisément rien admettre d’autre ! En particulier, l’étranger ne pousse
pas ce critique incapable de le réfuter à admettre que la négation, dans une
expression négative de type « non-y », ne signifie pas le contraire, ni que l’autre
est fragmenté en différentes parties, ni même une quelconque définition du
non-être faisant intervenir les parties de l’autre. L’absence, dans le résumé
fourni par l’étranger, de toutes les étapes scandant le second moment de son
coup de force constitue ce qui est parfois appelé « le problème du résumé »339.
Le problème est en outre décuplé si l’on estime que c’est pendant le second
moment de son coup de force que l’étranger fournit une explication de la
prédication négative essentielle à toute démonstration de la possibilité de
la fausseté du logos340.
Ce problème nous paraît pourtant peu menaçant. Tout d’abord, nous avons
vu341 que l’étranger, dans le second moment de son coup de force ontolo-
gique, n’offre pas d’explication de ce que nous entendons par prédication
négative ou jugement négatif, ce qui ne l’empêchera pas, nous le verrons342,
d’adapter ultérieurement son analyse de la négation en termes d’altérité et
sa démonstration de l’être du non-être aux jugements négatifs. Ensuite, pour-
quoi devrions-nous limiter le résumé de l’étranger aux admissions de son
critique désarmé, c’est-à-dire à 259a4-b7 ? Comme nous l’avons suggéré d’en-
trée de jeu, le résumé semble bien plutôt commencer dès 258c7, au moment
où l’étranger rappelle l’interdiction de Parménide (258c7-d4, cf. 237a4-b3).
Seule l’adoption de ce point de départ restitue la complétude désirée : juste
après l’évocation de l’interdiction de Parménide, l’étranger, loin de se can-
tonner au premier moment de son coup de force, rappelle qu’il est parvenu à

338 Ce point est bien expliqué par van Eck (2002), 71.
339 Voir Brown (2012), 236-237.
340 Comme l’explique bien Frede (1992), 411.
341 Voir Le problème de la prédication négative.
342 Voir chapitre 8, La description de la vérité et de la fausseté du logos.
272 Chapitre 7

démontrer que l’autre a une nature qui lui est propre (258d7, cf. 255c9-e2), que
cette nature est fragmentée en parties (258e1-2, cf. 257c7sq) et que l’opposition
d’une ou de toutes ces parties avec l’être joue un rôle décisif dans la définition
du non-être (258e2-3, cf. 258a11-b1). En outre, dès qu’on cesse de tenir 259a4
pour le point de départ du résumé, le rejet de la conception d’après laquelle
le non-être est le contraire de l’être (258e6-259a1) peut faire partie intégrante
de ce résumé en tant qu’il rappelle à Théétète et au lecteur l’erreur à ne pas
commettre sur la signification de la négation (voir 257b1-c4). Plus encore, après
avoir contraint son critique désarmé à admettre tous les résultats du premier
moment du coup de force ontologique, c’est-à-dire après 259b8, l’étranger n’ou-
blie pas, en écho manifeste à l’interdiction de la prédication ordinaire qui avait
ouvert la partie constructive, d’égratigner la mauvaise façon d’argumenter de
ceux qui, au lieu de pratiquer une « réfutation véritable » (ἔλεγχος ἀληθινός,
259d5-6) et de restituer les différents rapports sous lesquels même les opposés
communiquent (voir 256a10-b4), se délectent à tirer les oppositions dans tous
les sens (259b9-d8, cf. 251a5-c7). La seule différence remarquable tient dans le
fait que, dans le résumé, il n’y a plus de référence explicite à ceux que l’étranger
avait appelés les « tard-venus ». À présent, c’est la jeunesse seulement, l’éloi-
gnement par rapport aux réalités qui est accusé (259d6-7, cf. 251b6, 234b5-e7).
Cette différence n’est pourtant pas bien grande : Platon veut sans doute dire
que, quel que soit l’âge d’un individu, il est toujours trop jeune quand il argu-
mente comme un sophiste.
Chapitre 8

Enoncés et jugements faux

Après avoir examiné le coup de force de l’étranger sur l’ontologie parméni-


dienne dans toute sa complexité, il est temps, à présent, d’étudier le deuxième
grand moment de la solution platonicienne au problème posé par le sophiste.
Dans ce deuxième temps, l’étranger explique et décrit la façon dont les énon-
cés et les jugements sont reliés au non-être en vue de prouver la possibilité des
énoncés et jugements faux et de capturer, enfin, cet animal fuyant qu’est le
sophiste (259d9-264b10)1.
En guise de prélude à notre étude, nous présenterons et résoudrons le
problème exégétique du rapport entre l’entrelacement des genres (συμπλοκὴ
τῶν εἰδῶν) et le logos. Munis d’une solution indiquant la tonalité générale
de l’interprétation défendue dans ce chapitre, nous suivrons l’étranger et
Théétète pas à pas dans la progression de leur argument : il s’agira tout d’abord
(259d9-261c10) d’expliquer et de justifier la nécessité d’une nouvelle étape dans
le raisonnement ; ensuite (261d1-262e3) de définir le logos ; puis (262e4-263d5)
d’expliquer et de décrire la façon dont un logos peut être vrai ou faux ;
et enfin (263d6-264b10) d’étendre cette explication aux jugements perceptifs et
non-percepetifs en vertu de leur similarité structurelle avec le logos.

1 Comme on peut le constater, en dépit de la disparition de la méthode de division dicho-


tomique, la logique de la progression argumentative du dialogue demeure massivement et
presque obsessionnellement dichotomique : le Sophiste est muni d’une coque (216a1-236d4 ;
264b11-268d5) et d’un cœur (236d5-264b10) ; le cœur est divisé en une partie aporétique
posant des difficultés (236d5-251a4) et une partie constructive résolvant ces difficultés
(251a5-264b10) ; la partie aporétique peut elle-même être divisée en une partie aporétique
sur le non-être (236d5-241c3) et une partie aporétique sur l’être (241c4-251a4), tandis que la
partie constructive peut être divisée en un coup de force contre l’ontologie de Parménide
(251a5-259d8) et une solution au problème des énoncés et jugements faux (259d9-264b10) ;
certaines de ces sous-parties peuvent à leur tour faire l’objet d’une division en deux par-
ties disctinctes (ainsi la partie aporétique sur l’être se divise en l’examen de ceux qui ont
déterminé la quantité des êtres (243d8-245e8) et l’examen de ceux qui en ont déterminé la
qualité (245e8-248e6) et le coup de force se divise en la démonstration du non-être de l’être
(255e8-257a12) et la démonstration de l’être du non-être (257b1-258c6)) ; cette même logique
dichotomique se répètant ainsi jusqu’à un niveau quasi microscopique du texte, cf. Malcolm
(1983), 116-120.

© Nicolas Zaks, 2023 | doi:10.1163/9789004533080_010


274 Chapitre 8

1 Prélude : le problème de la συμπλοκὴ τῶν εἰδῶν2

Juste après avoir mis en évidence la forme du non-être et avoir démontré que
l’être n’est pas, l’étranger déclare qu’entreprendre de séparer tout de tout revient
à ignorer les muses et la philosophie (259d9-e2). Afin de clarifier son propos
pour un Théétète déconcerté (259e3), l’étranger explique « que la séparation
entre chaque chose et tout le reste est la plus radicale manière d’anéantir tout
discours » (259e4-5)3 ; car, enchaîne-t-il, « c’est par l’entrelacement des formes
les unes avec les autres que le logos est advenu pour nous » (διὰ γὰρ τὴν ἀλλή-
λων τῶν εἰδῶν συμπλοκὴν ὁ λόγος γέγονεν ἡμῖν, 259e5-6). Cette phrase a provoqué
de nombreuses discussions. Et pour cause, un peu plus loin dans son raison-
nement, l’étranger fournit comme exemples de logoi « Théétète est assis » et
« Théétète vole » (voir 263a2 ; 263a9). Or, ces logoi semblent contenir chacun
tout au plus une forme, à savoir la forme être-assis ou voler, et non pas un
entrelacement de formes. Pourquoi prendre la peine d’expliquer que c’est par
l’entrelacement des formes les unes avec les autres que le logos est advenu si
c’est pour ensuite examiner des logoi qui ne comportent pas un tel entrelace-
ment ? La difficulté a-t-elle échappé à Platon4 ? Les commentateurs ont pensé
que non et ont donc proposé différentes solutions pour la résoudre. Bien que
ces solutions ne semblent pouvoir être totalement exclues, nous allons ten-
ter de montrer qu’aucune n’est entièrement satisfaisante et qu’il convient, par
conséquent, d’introduire et d’étayer textuellement et conceptuellement une
nouvelle solution à ce problème.

1.1 Les solutions proposées par les commentateurs


Commençons donc par examiner les solutions qui ont été proposées jusqu’à
présent par les commentateurs.
Certains tentent de contourner le problème en ne prenant pas le principe
énoncé par l’étranger littéralement : peut-être celui-ci veut-il dire qu’au moins
une forme est impliquée dans tout logos5. Cependant, cette façon de lire l’af-
firmation de l’étranger ne résout pas le problème, elle ne fait précisément que
le contourner6. De plus, si l’étranger voulait simplement dire que tout logos

2 Cette section reprend des résultats parus dans Zaks (2016).


3 Traduction Diès [1923] (1955), 376 légèrement modifiée.
4 Ross (1951), 115 estime que 259e5-6 constitue un over-statement (une exagération). Clarke
(1994), 37 pense qu’il n’est pas exclu que Platon n’ait pas réalisé que sa remarque sur le lien
entre l’entrelacement des formes et le logos en 259e dût s’appliquer aux exemples de logoi
qu’il fournit ultérieurement.
5 Voir Cornford (1935), 300-301, 314.
6 Cf. Movia (1991), 424.
Enoncés et jugements faux 275

mentionne au moins une forme, il aurait mieux fait de ne pas préciser que
les formes s’entrelacent les unes avec les autres (τὴν ἀλλήλων […] τῶν εἰδῶν
συμπλοκήν)7.
Une autre façon d’accorder la déclaration de 259e5-6 avec les exemples
fournis par l’étranger consiste à soutenir que, tout bien considéré, le logos
« Théétète est assis » contient bel et bien un entrelacement de formes. Il y a
plusieurs façons d’obtenir ce résultat.
Il est tout d’abord possible de soutenir que l’entrelacement de formes
contenues par « Théétète est assis » n’est rien d’autre que l’entrelacement
des expressions linguistiques figurant dans cet énoncé, à savoir le nom
« Théétète » et la forme verbale « est assis »8. Une telle façon de voir les choses
gagne en plausibilité quand on remarque qu’en tant qu’elles sont répétables
et séparables, les expressions linguistiques peuvent être envisagées comme
des genres9. Cependant, quelques lignes après avoir fait référence à l’entrela-
cement des formes, l’étranger compare, mais n’identifie pas cet entrelacement
à celui des expressions linguistiques (261d1-3 ; 262d8-e2)10. Qui plus est, de
nombreux arguments appartenant au coup de force de l’étranger ne peuvent
être interprétés correctement si les genres sont envisagés comme des expres-
sions linguistiques11. Ainsi, ni la communauté du changement et du même qui
explique que l’on puisse dire le changement, « le même » (voir 256b1-2), ni les
relations entre le changement et l’être (voir 254d10 ; 256a1) ne sont réductibles
à la communauté des expressions linguistiques « changement » et « (est) le
même » ou « changement » et « être ».
D’autres commentateurs, cependant, ont cru pouvoir détecter la présence
d’un entrelacement de formes non-linguistiques dans le logos « Théétète est
assis » : soit en arguant que la forme voyelle qu’est l’être relie Théétète à la
forme correspondant au prédicat « assis »12 ; soit en soulignant que la forme
correspondant au prédicat « assis », pour compter parmi les genres, doit avoir
une communauté avec l’être13 ; soit parce qu’en Théétète plusieurs formes se
trouveraient co-instanciées14, par exemple les formes correspondant aux

7 Comme le remarque à juste titre Ackrill (1995), 31.


8 Ainsi, Hackforth (1945), 57 n. 2 pense que l’entrelacement des εἰδή en 259e5-6 désigne
l’entrelacement de « parties du discours ».
9 Voir Denyer (1991), 160-163.
10 Comme le note Harte (2002), 170 n. 17.
11 Voir Clarke (1994), 38-39.
12 Voir Moravcsik (1960), 125-127 ; Moravcsik (1962), 60. Trente ans plus tard, Moravcsik
(1992), 201 semble avoir changé d’avis en raison de l’objection textuelle que nous allons
évoquer dans un instant.
13 Voir Frede (1967), 43.
14 Voir Clarke (1994), 35, 47sq.
276 Chapitre 8

prédicats « humain » et « assis » ; soit, enfin, parce que Théétète serait un nom
propre dissimulant la liste de toutes les formes auxquelles l’individu répondant
au nom de « Théétète » participe15. Toutes ces solutions souffrent toutefois d’un
inconvénient textuel majeur : le mot « forme » n’est tout simplement jamais
prononcé relativement aux logoi « Théétète est assis » et « Théétète vole »16.
En outre, ces solutions partagent une présupposition qui, bien qu’assez
répandue, nous semble contestable : pour Platon, le monde sensible, en rai-
son de son indétermination, ne serait pas appréhendable en tant que tel, mais
le serait uniquement par l’intermédiaire des formes qui le déterminent et le
structurent17. Cette présupposition explique pourquoi ces interprètes pensent
qu’un énoncé simple comme « Théétète est assis » contient, d’une manière ou
d’une autre, dans le prédicat ou dans le sujet ou dans les deux, une ou plu-
sieurs formes. Si nous accordons volontiers que, dans les dialogues de Platon,
le monde sensible est indéterminé, infiniment varié et doit être déterminé
conceptuellement par l’âme pour être appréhendable, nous ne sommes pas
sûrs que cette détermination ne puisse s’opérer que par l’intermédiaire des
formes. C’est d’ailleurs bien parce que tout le monde ne mobilise pas de prime
abord des formes pour juger ou appréhender la réalité que le sophiste peut, par
exemple, utiliser le prédicat « juste » en ignorant ce qu’est la justice ou en ayant
une opinion erronée à son sujet (voir 267c2-3). On peut même considérer que
l’un des enseignements des dialogues de Platon est que la plupart des gens
qui mobilisent le prédicat « juste » ou « vertueux » dans leurs jugements n’ont
aucune idée de ce que sont la justice et la vertu en elles-mêmes, mais se fondent
au contraire sur leur éducation, leur culture ou encore leur maîtrise du langage
ordinaire pour attribuer ces prédicats. Ce constat n’est d’ailleurs pas limité au
domaine des vertus. Prenons un jugement tel que « ce doigt est à la fois dur et
mou ». D’après le livre VII de la République (République VII, 523e3-524d1), ce
jugement ou cette perception18 contradictoire peut solliciter et éveiller l’intel-
ligence de celui qui l’émet ou la reçoit en l’entraînant à réfléchir sur ce que sont
le dur et le mou en eux-mêmes. Il est donc clair qu’au moment même de juger

15 Voir Hamlyn (1955), 294-295.


16 Comme le remarquait déjà Robinson (1950), 11. Voir aussi Bluck (1957), 184. Lafrance
(1981), 374, 384 détecte une allusion indirecte aux formes en 263b11-12, mais nous montre-
rons ci-dessous (dans La description de la vérité et de la fausseté du logos) que ces lignes ne
font en réalité pas référence aux formes.
17 Cette présupposition est présente de manière exemplaire chez Hamlyn (1995), 294,
d’après qui, sans la « superstructure » des formes imposée sur l’infinie variété du monde
sensible, le langage lui-même ne serait pas possible.
18 Notons que, dans la République, la perception et le jugement ne sont pas encore pleine-
ment distingués comme ils le seront dans le Théétète, cf. Delcomminette (2013c), 84-85. Ce
point n’affecte toutefois pas le sens général de l’argumentation.
Enoncés et jugements faux 277

ou de percevoir, ces prédicats ne sont pas connus comme formes par ceux qui
opèrent ces jugements ou qui ont ces perceptions. Si les prédicats mobilisés
étaient d’emblée connus comme formes, il n’y aurait même pas besoin de
réfléchir au sens de ces déterminations contradictoires. Seul le travail dialec-
tique permet de réfléchir à un concept que nous utilisons habituellement pour
déterminer notre expérience, de définir de manière cohérente ce concept et
d’atteindre, finalement, la connaissance d’une forme. En outre, rien n’indique
qu’un jugement ou une perception contradictoire suscite nécessairement ce
travail de définition dialectique. Tous ceux qui sont confrontés à la dureté et
à la mollesse de leur doigt ne s’interrogent pas sur ce que sont la dureté et la
mollesse en elles-mêmes, car tout le monde n’est pas animé par un désir de
connaissance. Cependant, ne pas s’interroger sur les formes de la dureté et
de la mollesse n’empêche personne d’affirmer que son doigt est à la fois dur
et mou19. Ainsi, pour en revenir à nos exemples du Sophiste, s’il est vrai qu’in
fine, c’est-à-dire après un travail définitionnel, on peut connaître la forme cor-
respondant au prédicat « assis » ou « volant » structurant la réalité empirique
qui apparaît de telle ou telle manière, il ne semble pas que la compréhension
de « Théétète est assis » présuppose la connaissance de la forme être-assis. Il
est vrai qu’un tel argument repose lui-même sur une certaine interprétation
de la notion de « forme » comme le résultat d’un travail de définition plutôt
que comme un concept ou une propriété. À ce titre, ce raisonnement pourrait
très bien être rejeté par les tenants des interprétations mentionnées ci-dessus.
Il n’en reste pas moins que, textuellement, le mot « forme » n’est pas prononcé
relativement à « Théétète est assis ».
Une façon alternative de résoudre le problème posé par la συμπλοκὴ τῶν
εἰδῶν consiste à résister à l’impression qui s’impose de prime abord selon
laquelle le principe énoncé par l’étranger concerne le contenu de tout énoncé.
Peut-être l’étranger est-il bien plutôt en train d’expliquer que l’entrelacement
des formes est une condition du sens de tout discours. Par exemple, on pourrait
estimer que l’énoncé « Théétète est assis » est un énoncé significatif parce qu’il
exclut « Théétète est debout ». Or, d’après les tenants de cette lecture, une telle
exclusion repose sur la relation d’incompatibilité entre la forme désignée par
le prédicat « assis » et celle désignée par le prédicat « debout ». De cette façon,
l’énoncé « Théétète est assis » présuppose bien un entrelacement, c’est-à-dire
une relation d’incompatibilité, entre les formes20. Cependant, il paraît peu
probable que le terme « entrelacement » (συμπλοκή) puisse recouvrir la rela-
tion d’incompatibilité. Il semble au contraire que deux formes s’« entrelacent »

19 Nous suivons ici les excellentes analyses proposées par Delcomminette (2013c), 89-90.
20 C’est la lecture de Ackrill (1955), 34.
278 Chapitre 8

l’une avec l’autre seulement si elles sont compatibles. En outre, même si l’on
admet, par exemple, que le changement et la stabilité sont entrelacés au sens
où ils sont incompatibles, ce qui résulte de cet entrelacement est précisément
un logos impossible et non pas un logos significatif (252d2-11 ; 255a4-b721)22.
Enfin, comme nous venons de le suggérer, rien n’indique qu’avant toute clari-
fication dialectique ou avant tout acte de position philosophique, le prédicat
« assis » renvoie à une forme dans l’esprit de celui qui l’attribue à Théétète23.
L’idée selon laquelle le principe énoncé par l’étranger ne concerne pas
le contenu de tout énoncé peut être poussée un cran plus loin. Peut-être la
déclaration de l’étranger ne concerne-t-elle ni le contenu de tout énoncé ni
même les conditions du sens de tout énoncé, mais seulement les conditions de
l’être même du logos. Sans entrelacement des formes, soulignent certains, il n’y
aurait pas d’entrelacement entre le genre de l’être et celui du logos et il n’y aurait
donc pas de genre du logos tout court. Mais comme l’étranger a montré qu’il
y a un entrelacement des genres et que parmi les genres qui communiquent,
tous communiquent avec l’être (259a5), il suit bien que le logos communique
avec l’être, qu’il est et que c’est un genre parmi les autres (260a5-6). En ce
sens, l’entrelacement des formes est bien la condition de la naissance du logos,
comme l’étranger le dit en 259e5-6, sans que cela signifie qu’un logos particu-
lier comme « Théétète est assis » implique lui aussi d’une façon ou d’une autre
un entrelacement de genres24. Cette solution nous paraît la plus séduisante
parmi celles qui ont été proposées par les commentateurs. À vrai dire, il nous
semble même que c’est une interprétation possible des répliques de l’étranger
qui suivent la mention de la συμπλοκὴ τῶν εἰδῶν en 259e5-6. Immédiatement
après avoir mentionné l’entrelacement des formes, l’étranger rappelle en effet

21 Voir aussi chapitre 7, Deuxième possibilité : le mélange intégral et Le changement et la sta-


bilité diffèrent de l’autre et du même.
22 Cf. Bluck (1957), 182 ; Peck (1962), 47-49.
23 Une variante de l’interprétation d’Ackrill envisagée dans ce paragraphe est proposée par
White (1993), xiv. D’après ce commentateur, la signification de « Théétète est assis » est
conditionnée par la différence entre la forme être-assis et la forme debout. Mais nous ne
voyons pas pourquoi l’étranger dirait de deux formes différentes l’une de l’autre qu’elles
« s’entrelacent » nécessairement l’une avec l’autre. Bien sûr, si ces deux formes sont dif-
férentes l’une de l’autre, elles s’entrelacent avec la nature de l’autre. Reste cependant que
rien n’indique qu’avant toute clarification dialectique ou avant tout acte de position phi-
losophique, le prédicat « assis » renvoie à une forme différente de la forme debout dans
l’esprit de celui qui attribue ce prédicat à un sujet donné.
24 Voir Peck (1962), 57-60, suivi par Delcomminette (2000), 135-136 n. 117 ; Teisserenc (2012),
141-142 ; Mouze (2020), 86. Bien entendu, soutenir que « Théétète est assis » n’implique
pas nécessairement un entrelacement de formes ne revient pas du tout à nier qu’il
implique un autre entrelacement, celui d’un nom et d’un verbe, comme nous le verrons
en détail dans la suite de ce chapitre.
Enoncés et jugements faux 279

à Théétète l’opportunité d’avoir combattu les tard-venus en les obligeant à


admettre le mélange des certaines choses avec d’autres. Or l’opportunité d’un
tel combat consiste précisément à pouvoir compter le logos parmi les genres
(260a1-6). Le raisonnement à l’œuvre dans ces lignes pourrait bien être celui
défendu par les tenants de l’interprétation qui vient d’être exposée : le mélange
des choses les unes avec les autres suppose le mélange du logos avec l’être et
confère donc au logos son être et sa nature. Deux raisons complémentaires
nous contraignent cependant à renoncer à cette interprétation.
La première réside dans la force connotée par le terme d’« entrelacement »
(συμπλοκή) ultérieurement dans le dialogue. Un peu plus loin dans son raison-
nement, l’étranger déclarera que c’est seulement une fois accompli le mélange
ou l’accord des noms et des verbes que le premier entrelacement (ἡ πρώτη
συμπλοκή) devient immédiatement un logos (voir 262c5-6). Manifestement,
les items ici entrelacés sont bien les ingrédients à chaque fois différents conte-
nus dans tout logos élémentaire, par exemple les combinaisons possibles entre
les noms et les verbes mentionnés à cet endroit par l’étranger25, plutôt que le
genre des noms et celui des verbes dont l’entrelacement serait la condition sine
qua non de la disponibilité même d’un logos élémentaire. Parallèlement, les
formes entrelacées en 259e5-6 paraissent également désigner des ingrédients
à chaque fois différents contenus dans les logoi plutôt que les genres de l’être
et du logos dont l’entrelacement serait la condition sine qua non de la disponi-
bilité du logos comme genre.
La deuxième raison tient dans le fait qu’en 259e5-6, l’étranger fait cer-
tainement référence aux arguments qu’il a proposés précédemment26. Or,
précédemment, les genres entrelacés correspondaient bien au contenu d’un
logos particulier plutôt qu’à la condition générale de disponibilité du logos
comme genre : ainsi, le mélange du changement et du même implique que
l’on puisse dire, dans un logos particulier, que « le changement est le même »
(voir 256b1-2), mais n’implique rien à propos du logos en général. Si le prin-
cipe énoncé en 259e5-6 fait référence aux rapports entre genres et logoi que
l’on trouve précédemment dans la partie constructive du dialogue – et il
semble bien qu’il le fasse –, alors ce principe doit énoncer quelque chose à
propos du rapport entre l’entrelacement de certains genres et le contenu de
certains logoi27.

25 C’est-à-dire, pour les noms, « lion », « cerf », « cheval » et pour les verbes, « marche »,
« court », « dort » (voir 262b5 ; 262b9-10).
26 Voir l’usage du parfait γέγονεν en 259e6, souligné par Frede (1967), 43 et Centrone (2008),
213 n. 144.
27 Comparer Clarke (1994), 38.
280 Chapitre 8

Ces deux raisons nous poussent à croire qu’il est erroné de résister à l’im-
pression qui s’impose de prime abord selon laquelle le principe énoncé par
l’étranger concerne les ingrédients que l’on trouve contenus dans un énoncé.
En résumé, toutes les tentatives d’accorder la déclaration de 259e5-6 avec
les exemples fournis par l’étranger sont enfermées dans une aporie : d’une
part, l’étranger ne dit jamais explicitement que « Théétète est assis » contient
la moindre forme, ce qui semble exclure toutes les interprétations qui décèlent
une structure eidétique sous cet énoncé ; d’autre part, le principe formulé par
l’étranger sur l’entrelacement des formes concerne les ingrédients que l’on
trouve contenus dans un logos, ce qui semble exclure que l’étranger ait seule-
ment en vue la communauté du logos et de l’être.

1.2 La distinction entre logos dialectique et logos doxique


La meilleure manière de résoudre cette aporie consiste, nous semble-t-il, à
supposer que le logos dans lequel l’entrelacement de formes intervient à titre
d’ingrédient n’est pas le même que le logos illustré par l’exemple « Théétète
est assis ». Alors que le premier type de logos contient toujours un entrelace-
ment de formes, le second ne contient pas un entrelacement de formes, mais,
comme nous le verrons, seulement un entrelacement de verbes et de noms28.
Le premier type de logos est celui utilisé par le dialecticien. Nous pouvons
donc le baptiser « logos dialectique ». À un niveau fondamental, qui est celui
du cœur du Sophiste, le dialecticien suppose qu’un genre possédant une nature
propre est affecté par la nature du même, de l’autre et de l’être. Il exprime donc,
au moyen de logoi dialectiques, ces différents mélanges ou entrelacements
fondamentaux qui conditionnent l’individuation des genres29. Disposant de
genres ainsi individués, le dialecticien peut les diviser en les entrelaçant à
des couples de genres mutuellement exclusifs30. Par exemple, en mélangeant
la technique et le couple « acquisition/production », il divise la technique
en technique acquisitive et technique productive. Les logoi que le dialecticien
utilise pour exprimer de telles divisions sont également dialectiques. Enfin,
ayant isolé l’objet de sa recherche par ces divisions successives, le dialecticien
possède le logos ou la définition de cet objet. Par exemple, le logos du pêcheur

28 Crivelli (2012), 237 estime que la remarque sur la συμπλοκὴ τῶν εἰδῶν concerne spécifique-
ment les énoncés prédicatifs à propos des genres, mais continue cependant à considérer
(p. 224 et 237-238) que, dans « Théétète est assis », « assis » désigne une forme.
29 Voir chapitre 7, La puissance de communication du changement avec les quatre autres très
grands genres.
30 Voir chapitre 3, Production, art de trier et dialectique ; chapitre 7, Les genres-voyelles …
Enoncés et jugements faux 281

à la ligne est constitué par l’entrelacement de toutes les espèces « à droite »


obtenues au cours de la division de la technique acquisitive31.
La fonction linguistique d’un tel logos dialectique ne consiste ni à énoncer
quelque chose ni à attribuer quelque chose à quelque chose, mais à nommer
un genre ou plus exactement à le renommer en rendant manifestes les élé-
ments dont l’entrelacement constitue ce genre (cette remarque sur la fonction
linguistique du logos dialectique ne pourra être confirmée qu’à l’extrême fin
de ce texte32). Le fait que le logos dialectique n’attribue pas, mais nomme ou
renomme correspond, d’un point de vue extra-linguistique, au fait qu’un tel
logos ne décrit aucun « état-de-choses », c’est-à-dire aucune relation entre
un sujet et la propriété qu’il instancie. Le logos dialectique ou bien explicite
les conditions d’individuation d’un genre, par exemple celles du changement
dans le cœur du Sophiste, ou bien constitue des genres par la méthode de divi-
sion, par exemple la technique productive ou le pêcheur à la ligne. Dans les
deux cas, son objet est un genre unique, plutôt qu’une complexité composée
d’un sujet et du prédicat qu’on lui attribue. Par rapport à des genres uniques
ainsi constitués, il n’y a pas de sens à se demander s’ils sont vrais ou faux, s’ils
ont lieu ou non, comme on pourrait se le demander au sujet d’une prédication
ou d’un « état-de-choses ». Ces entrelacements sont donc toujours « vrais » au
sens où ils sont toujours l’expression de ce que veut penser le dialecticien. Si, dans
un mélangé donné, le dialecticien substituait un genre à un autre, il penserait
autre chose, pas quelque chose de faux. En entrelaçant par exemple la tech-
nique avec la théorie plutôt qu’avec la production, il obtiendrait l’idée même
de science théorique plutôt que celle de technique productive et s’orienterait
du même coup vers une définition du politique plutôt que vers une défini-
tion du sophiste (voir Politique 258b3-259d6). Or, il n’y a aucun sens à dire que
l’idée de politique ou de science théorique est plus « fausse » ou plus « vraie »
que l’idée de sophiste ou de technique productive. Dans le pire des cas, si un
dialecticien en venait à mélanger deux genres qui refusent de se mélanger, il
ne penserait pas une autre idée, mais il ne penserait rien du tout, puisque ce
mélange n’a précisément pas lieu33.

31 Voir chapitre 2, La définition de la pêche à la ligne.


32 Voir chapitre 9, Récapitulatif.
33 C’est sans doute ce que voulait dire l’étranger quand il qualifiait plus haut le mélange
du changement et de la stabilité d’« impossible » (chapitre 7, Deuxième possibilité : le
mélange intégral) ; ou quand il disait qu’il est « impossible » que le changement et la
stabilité soient tous les deux le même (chapitre 7, Preuve de la distinction entre le même
et l’être). Plus fondamentalement, celui qui forcerait ces mélanges impossibles comme
un « mauvais boucher » (pour reprendre la métaphore du Phèdre 265e2-3) n’est pas plus
dialecticien que n’est médecin celui qui commet une erreur médicale (République I,
282 Chapitre 8

Le logos dialectique ainsi conçu est celui de la science telle que la conçoit
Platon. C’est lui et seulement lui qui est conditionné par le mélange des genres.
C’est le logos du philosophe34.
En revanche, la structure du logos doxique dont « Théétète est assis » est un
exemple n’a pas encore été explicitée. L’explicitation de cette structure ainsi
que le lien qu’elle entretient avec la vérifonctionnalité du logos doxique va
constituer l’objet du présent chapitre. La pleine justification du label « logos
doxique » que nous utilisons ici ne pourra dès lors apparaître qu’à la fin de ce
chapitre, au moment où seront définitivement clarifiées les relations entre le
logos et la doxa35. En guise de première approche, qui se verra éclaircie et jus-
tifiée au fur et à mesure de notre progression argumentative, disons seulement
qu’un logos doxique n’est pas une définition produite par le dialecticien, mais
un énoncé exprimant vocalement une opinion.
Avant de nous lancer dans l’explicitation de la structure de ce logos doxique,
il convient de justifier textuellement l’existence d’une différence entre logos
doxique et logos dialectique. Il pourrait paraître en effet tout à fait extravaguant
de soutenir que le mot logos possède un sens différent dans la conclusion du
coup de force de l’étranger d’une part et dans la démonstration de la possibilité
de la fausseté du logos de l’autre, sans que Platon ait pris la peine de prévenir
son lecteur de ce changement. Une telle lecture reviendrait même à rendre
Platon coupable d’équivoque. En réalité, il nous semble que Platon prévient son
lecteur, et plutôt deux fois qu’une. En effet, au moment de débuter son enquête
visant à déterminer si le logos se mélange avec le non-être, l’étranger demande
à Théétète si, comme les formes et les lettres, certains noms consentent à se
mélanger les uns avec les autres, tandis que d’autres n’y consentent pas (261d1-
7). Théétète répond immédiatement qu’il en va bien ainsi (261d8). Cependant,
la suite du texte montre que le jeune homme ne voit pas à quoi fait référence
l’étranger, qu’« il a en vue autre chose » (πρὸς ἕτερόν τι βλέπων, 262b1-2) que
le mélange des noms et des verbes. Mais que peut bien avoir en vue Théétète
quand il s’empresse de répondre à l’étranger que le principe d’un mélange par-
tiel s’applique également aux noms36 ? La réponse, d’après l’interprétation que

342b3-6). L’infaillibilité, pour Platon, fait bien partie de la définition de la τέχνη (chapitre
2, La division des techniques).
34 La philosophie est mentionnée deux fois dans le passage que nous commentons, en
259e2 et 260a6-7. Notre conception du logos dialectique doit beaucoup à Delcomminette
(2000), 134-143. Voir également l’utilisation de l’expression « logos dialectique » par
Dixsaut (2013b), 137.
35 Voir ci-dessous La fausseté des opinions et des apparences.
36 À notre connaissance, le seul commentateur à s’être posé cette question est Cornford
(1935), 304 n. 2. La réponse qu’il fournit est similaire à celle que nous donnons immédia-
tement, même s’il reste aveugle à la distinction entre les logoi de la dialectique et ceux
qui permettent d’exprimer une opinion. Les autres commentateurs qui prennent la peine
Enoncés et jugements faux 283

nous proposons, est simple. Il a en vue le mélange des genres qui a été pratiqué
jusqu’ici et dont les ingrédients jouent un rôle dans le contenu de tout logos
dialectique, qu’il soit une définition ou une étape transitoire vers l’obtention
de cette définition. Comme les genres s’entrelacent sélectivement, Théétète
doit penser que c’est également le cas de leurs noms37, ce qui est vrai, mais ce
n’est pas ce qu’a ici en vue l’étranger. Ainsi, l’erreur de Théétète, d’ailleurs souli-
gnée deux fois (voir 261e4 ; 262b1-2), indique au lecteur que le mélange sélectif
des formes (et donc de leurs noms) et le mélange des noms et des verbes sont
deux choses différentes, comme le sont les logoi qui contiennent ces mélanges.
Platon n’est donc pas coupable d’équivoque ou d’une composition obscure.
Un autre texte peut être mobilisé pour appuyer la distinction proposée
entre différents types de logos : il s’agit de la fin du Théétète (Théétète 206c7sq).
En effet, même si l’examen des trois sens du terme logos mené par Socrate à la
fin du Théétète échoue précisément à circonscrire ce qu’est la science, il paraît
néanmoins possible de les utiliser, moyennant des transformations substan-
tielles, pour mieux comprendre la distinction entre logos dialectique et logos
doxique dans le Sophiste38. On peut ainsi considérer que le logos dialectique
du Sophiste correspond à la combinaison du deuxième et du troisième sens du
terme logos envisagés dans le Théétète39. Tout d’abord, le logos dialectique est
bien, lui aussi, capable d’énumérer des éléments, non pas certes les éléments

de noter l’erreur de Théétète (Campbell (1867), 172 et Crivelli (2012), 223) y voient le signe
d’une « nouveauté », sans toutefois mesurer toutes les implications de cette nouveauté.
37 Les genres et les espèces qui résultent de la division possèdent pour la plupart un nom,
voir 220a6-7 : « Mais, dans cette chasse aux vivants, n’avons-nous pas le droit de distinguer
une double forme : pour le genre pédestre, qui se distribue sous une pluralité de formes et
de noms […] » (trad. Diès). Cf. 220a2 ; 225d4 ; 226b3 ; 226c6 ; 226e6 …
38 Rappelons en outre que le Sophiste se présente explicitement comme la suite du Théétète
(216a1), ce qui signifie au moins que le Sophiste et le Théétète partagent une communauté
de problèmes (chapitre 1, Premières répliques).
39 Notre position se distingue donc de celle de Miller (2016), 337-345, d’après qui seul le troi-
sième sens du terme logos dans le Théétète (c’est-à-dire la différence (διαφορά) ou le trait,
le signe (σημεῖον) qui distingue un objet de tous les autres, voir Théétète 208c7-8, 208d6-7)
correspond aux résultats de la méthode de division dichotomique dans le Sophiste et dans
le Politique. D’après ce commentateur, le deuxième sens du terme logos proposé dans le
Théétète (l’énumération des éléments constitutifs d’un objet, voir Théétète 206e4-208b10)
est plutôt élaboré par l’étranger lorsque, dans le Politique, étant dans l’impossibilité de
diviser par deux, il se propose de « diviser par membres » (κατὰ μέλη, Politique 287c3).
Nous ne sommes toutefois pas convaincus du fait que la division « par membres » pra-
tiquée dans la dernière partie du Politique soit essentiellement différente de la division
dichotomique pratiquée dans le Sophiste et dans le Politique (en partie parce que, contrai-
rement à ce que semble penser Miller (2016), 340-345, l’objectif de l’étranger, lorsqu’il
applique le paradigme du tissage au politique (287a7sq), n’est pas de fournir le logos du
soin sous forme d’une énumération structurée de ses quinze espèces, mais bien, comme
depuis le début du Politique, de fournir le logos du politique).
284 Chapitre 8

fondamentaux de composés empiriques comme le chariot d’Hésiode, mais


bien les éléments constitutifs du genre à définir, c’est-à-dire les genres qui inter-
viennent dans sa définition. Ensuite, c’est précisément l’achèvement de cette
énumération qui isole le definiendum de tout ce avec quoi il a une commu-
nauté. Comme le dit explicitement l’étranger dans le Sophiste (264d12-265a1), il
s’agit d’avancer dans la partie droite des divisions jusqu’à dépouiller le sophiste
de tout ce qu’il a de commun avec d’autres espèces pour ne lui laisser que sa
nature propre. Or, parvenir à saisir ce qui différencie chaque chose de toutes les
autres plutôt qu’un caractère commun à plusieurs choses est précisément l’ob-
jectif du troisième type de logos présenté dans le Théétète (cf. particulièrement
Théétète 208d5-9 et les parallèles linguistiques avec le passage du Sophiste qui
vient d’être cité ; voir aussi, dans le même esprit, Politique 258c3-7).
Bien entendu, il y a aussi des différences entre le logos dialectique du
Sophiste et le deuxième et le troisième sens du terme logos dans le Théétète,
sans quoi ces sens n’échoueraient pas à définir la science. Ainsi, ce qui permet
de distinguer l’objet de la recherche des autres espèces rassemblées sous un
genre dans le Sophiste n’est pas un signe, une différence, mais n’est rien d’autre
que l’énumération même des composants de l’essence du terme à définir. En
outre, alors que les éléments de l’énumération semblent être conçus comme
inconnaissables et sensibles dans le Théétète (Théétète 201d8-202c7)40, il n’y a
aucune raison que les idées intervenant dans les divisions soient, elles aussi,
inconnaissables et sensibles. En principe, chaque idée intervenant dans une
division est elle-même définissable et connaissable ; en fait, chacune d’elles
doit déjà être suffisamment comprise pour être utilisée dans la définition
d’une autre idée. C’est le sens, semble-t-il, des définitions intermédiaires ou
abrégées comme celle du genre de la production (voir 219b4-7 ; 265b8-1141). De
telles définitions intermédiaires permettent d’éviter les erreurs décrites dans
le Théétète : si quelqu’un capable d’épeler « Théétète » est encore susceptible
d’écrire « Téodore* » (voir Théétète 207e7-208a5), la définition minimale de la
production garantit que le dialecticien sait avec quoi consent à se mélanger

40 El Murr (2013), 156-157 et 167 (à la suite de Sedley (2004), 172-173) considère à l’inverse que
l’examen de la seconde acception du terme logos ne présuppose pas le principe d’asy-
métrie cognitive de la théorie du rêve. Nous ne sommes pas entièrement convaincus par
les explications proposées par ce commentateur. Cependant, si les éléments du chariot
d’Hésiode sont en effet connaissables, le second sens du terme logos dans le Théétète
est encore plus proche de ce que nous appelons ici « logos dialectique », puisque, dans
les deux parcours, dans les deux énumérations, les éléments sont connaissables. La dif-
férence principale étant alors que le logos dialectique du Sophiste n’énumère pas des
éléments empiriques, mais des idées.
41 Et chapitre 2, La division des techniques.
Enoncés et jugements faux 285

cette forme et, à une autre occasion, dans une autre « syllabe » d’un autre
« mot », il comprendra qu’il vaut mieux associer la technique à la théorie plu-
tôt qu’à la production, par exemple42.
Quant au premier sens du logos auquel fait référence le Théétète, c’est-à-dire
l’expression d’une pensée au moyen de noms et de verbes (Théétète 206d1-6), il
correspondrait dans cette lecture au logos doxique.
Le malentendu entre Théétète et l’étranger dans le Sophiste et l’examen
de la polysémie du terme logos dans le Théétète viennent donc appuyer la
solution que nous proposons au problème de la συμπλοκὴ τῶν εἰδῶν : celle-ci
intervient à titre d’ingrédient des logoi dialectiques et non pas des logoi
doxiques comme « Théétète est assis ». Une dernière objection doit cependant
être écartée. L’étranger, dans le passage du Sophiste que nous commentons,
explique en effet que « la séparation entre chaque chose et tout le reste est
la plus radicale manière d’anéantir tout discours » (Τελεωτάτη πάντων λόγων
ἐστὶν ἀφάνισις τὸ διαλύειν ἕκαστον ἀπὸ πάντων, 259e4-5). La référence à tout dis-
cours n’invalide-t-elle pas l’idée selon laquelle la communauté des genres est
responsable du seul logos dialectique ? Il nous semble que non. Si, en effet,
la séparation de chaque chose avec tout le reste anéantit tout discours, c’est
que « chaque chose » comprend aussi bien les formes que les verbes et les
noms. Par conséquent, la séparation de chaque chose avec tout le reste signifie
aussi bien la séparation des formes entre elles que la séparation des noms et
de verbes, autrement dit, aussi bien la destruction du logos dialectique que
celle du logos doxique43. Par contre, quand le principe d’un mélange partiel
est appliqué spécifiquement aux formes, ce n’est pas tout logos qui est rendu
possible, mais c’est pour nous (ἡμῖν, 259e6) que le logos advient, c’est-à-dire,
dans notre interprétation, pour nous dialecticiens44. Dans la mesure où le logos

42 Nous pensons ici à la première division du Politique, voir Politique 258b3-259d6. Pour
Delcomminette (2000), 136-139, la différence entre le logos dialectique et l’énuméra-
tion dont il est question dans le Théétète tient dans le fait que l’entrelacement du logos
dialectique est une opération synthétique qui implique la connaissance de chacun des
éléments intervenant dans cet entrelacement, tandis que l’énumération du Théétète est
une opération analytique qui présuppose le tout dont elle énumère les éléments.
43 Qui plus est, l’hypothèse de la séparation entre chaque chose et tout le reste implique
probablement la suppression de tout type de rapport entre les choses (εἰς μηδέν, 251e9), y
compris donc la suppression du rapport d’identité d’une chose à elle-même. C’est pour-
quoi même les logoi du type « l’homme est homme » ou « le bon est bon », voire « homme,
homme » ou « bon, bon » sont détruits dans l’hypothèse de l’absence de communication
entre les choses.
44 Dans notre lecture, le γάρ qui relie 259e5-6 à 259e4-5 fournit la justification d’une
remarque générale en l’appliquant à un cas déterminé : si tout était séparé de tout, il n’y
aurait aucun discours possible, car (sc. par exemple, dans le cas du logos dialectique),
286 Chapitre 8

dialectique contient toujours un entrelacement ou un mélange de genres,


en parvenant à montrer contre les tard-venus et les néophytes que certaines
choses se mélangent avec d’autres (251c8-252e845) et que ce principe d’un
mélange partiel s’applique au domaine des genres (252e9-254b746), l’étranger
et Théétète sont parvenus à démontrer la possibilité du logos dialectique. C’est
pourquoi l’étranger peut légitimement être soulagé d’avoir évité la perte « la
plus grande » (τὸ μὲν μέγιστον), celle de la philosophie (260a6-7).
Reste pourtant une autre tâche à accomplir dont il faut à présent dessiner
les contours.

2 La nouvelle tâche à venir

« Mais à présent », explique l’étranger, « il faut s’accorder sur ce qu’est le


logos » (260a7-8). Sans logos ou, plus exactement, sans essence du logos47,
poursuit-il, il ne serait même pas possible de parler (260a8-9). Or il n’y aurait
pas de logos si l’on soutenait que rien ne se mélange avec rien sous aucun
rapport (260b1-2). Théétète admet sans difficulté ces deux dernières étapes
(260b3). Et pour cause, elles reprennent la conclusion qui vient d’être établie
(en 259e4-260a648) : dans la mesure où le principe d’un mélange partiel (que
celui-ci s’applique au domaine des formes ou à celui des « indicateurs vocaux »
que sont les noms et les verbes) est une condition nécessaire du logos (qu’il soit
dialectique ou doxique), celui qui nie le principe d’un mélange partiel nie du
même coup l’être du logos (quel qu’il soit) et donc la possibilité d’exprimer quoi
que ce soit. Si Théétète comprend bien la menace d’auto-réfutation qui plane
sur celui qui cherche à exprimer une thèse (l’absence de tout mélange) ren-
dant impossible toute expression, il ne comprend pas, en revanche, pourquoi
il faudrait maintenant s’accorder sur ce qu’est le logos (260b3-4). Les raisons
proposées par l’étranger pour justifier la nécessité de cet accord permettent
de comprendre la dernière tâche qu’il reste à accomplir avant de reprendre la
définition du sophiste.

c’est par l’entrelacement des formes que le logos est né. Pour un tel usage de γάρ, voir
Denniston [1934] (1954), 66-67.
45 Voir chapitre 7, La possibilité du mélange.
46 Voir chapitre 7, La description de la dialectique et L’être n’est pas.
47 Contrairement à ce que semblent croire certains traducteurs (par exemple White (1993),
55), la référence du neutre αὐτό en 260a8 n’est pas le masculin λόγον de 260a7, mais pro-
bablement le τί ποτ’ ἔστιν qui précède immédiatement.
48 Sur la spécificité de 259e5-6, voir la n. 44 et tout le Prélude ci-dessus.
Enoncés et jugements faux 287

Le raisonnement est le suivant. L’étranger commence par rappeler, avec l’ap-


probation de Théétète, certains résultats acquis précédemment : le non-être
est apparu comme une forme parmi les autres, une forme qui est distri-
buée parmi tous les êtres (260b7-9, cf. 258c2-4, 258d6-e2). Dans le chapitre
précédent49, nous avons vu, en effet, que le non-être est par nature la partie de
l’autre opposée au fait d’être tel ou tel y déterminé. À présent, explique l’étran-
ger, nous devons examiner si le non-être se mélange à la doxa, c’est-à-dire au
jugement ou à l’opinion50, et au logos, c’est-à-dire au genre des énoncés51. Pour
quelle raison devons-nous examiner si ce mélange s’opère ? Comme, d’une
part, la fausseté dans la pensée (διάνοια) ne réside en rien d’autre que dans
le fait « de concevoir des non-êtres ou de penser le non-être » (τὸ τὰ μὴ ὄντα
δοξάζειν, 260c3 ; τὸ μὴ ὂν διανοεῖσθαί, 260d2) et comme, d’autre part, la fausseté
dans les énoncés ne réside en rien d’autre que « d’énoncer des non-êtres ou le
non-être » (τὰ μὴ ὄντα λέγειν, 260c3 ; τὸ μὴ ὂν λέγειν, 260d2-3), seul le mélange
du non-être avec la doxa et le logos, avec le jugement et le genre des énon-
cés, garantit qu’il y a des jugements et des énoncés faux. Sans ce mélange, tout
est vrai (260b10-c5). Or, comment déterminer si ce mélange a lieu ou non ?
Précisément, suggère l’étranger, en clarifiant et en s’accordant sur ce que sont le
logos, la doxa et la phantasia, l’énoncé, le jugement ou l’opinion, et l’apparence.
Telle est donc, fondamentalement, la raison pour laquelle il est nécessaire de
s’accorder sur l’être du logos : il faut d’abord déterminer clairement ce qu’il est
pour pouvoir être à même de décider ensuite s’il a, ou non, une communauté
avec le non-être, si le logos faux est possible ou non (260e3-261a2 ; 261c6-10).
Les commentateurs ont été prompts à détecter un petit paradoxe sous ce
raisonnement52. Le voici. Nous avons vu précédemment que le non-être est en
quantité illimitée (ou indéterminée ou infinie) eu égard à chacune des formes
(256e6-7), ce qui signifie probablement que chaque forme, y compris la forme
de l’être, est autre que l’être relativement à toutes les autres formes, c’est-à-dire
est autre qu’être y. Comme le non-être est la partie de l’autre opposée au fait
d’être tel ou tel y déterminé, les analyses antérieures démontrent que chaque
genre participe du non-être. Pourquoi faudrait-il donc encore prouver que la
forme du logos ou de la doxa communique avec le non-être ? Comment est-il
possible que le sophiste puisse encore soutenir que le logos et la doxa font
partie des genres qui ne participent pas du non-être (260d6-8) ? Plusieurs

49 Voir chapitre 7, Les deux définitions du non-être.


50 Nous considérons, à l’instar de Dixsaut (2000), 58, que le jugement et l’opinion sont les
faces logiques et psychologiques d’un même acte.
51 La traduction du terme logos par « énoncé » sera justifiée ultérieurement, voir La défini-
tion du logos ci-dessous.
52 Ce paradoxe est également discuté par Teisserenc (2012), 142-143.
288 Chapitre 8

solutions ont été proposées, chacune cherchant à détecter une modification


implicite de la signification d’un des termes principaux impliqués dans la diffi-
culté. Pour certains, le terme « non-être » acquiert dans le raisonnement actuel
le sens nouveau d’un non-être « falsificateur », c’est-à-dire ce qui n’est pas le
cas53. S’il est vrai que toute forme est autre que l’être (relativement à toutes les
autres), il n’est pas vrai que toute forme soit le contenu d’un énoncé faux en
raison de cette altérité. Pour d’autres, c’est la relation de participation qui est
ambigüe et qui n’a plus, dans le raisonnement actuel, le sens qu’elle avait lors
du coup de force de l’étranger54. Pour d’autres encore, le terme logos ne renvoie
plus, au niveau du texte auquel nous nous trouvons, au genre du logos, mais à
ce qui est dit (τό λεγόμενον) dans un énoncé : si cet énoncé est vrai, ce qui est dit
est ; si cet énoncé est faux, ce qui est dit n’est pas55. Parmi ces trois propositions
exégétiques, la troisième nous paraît la plus attrayante, à condition toutefois
de comprendre exactement la raison du passage du genre du logos aux conte-
nus des logoi.
Au début de ce texte, nous avons soutenu que, lors d’une division dialec-
tique, le philosophe mélange un genre avec un couple de genres mutuellement
exclusifs. Ce mélange a pour effet de diviser exhaustivement l’extension du
genre à diviser : une partie des membres de l’extension du genre divisé par-
ticipe au premier des genres diviseurs, l’autre au second56. Or, il nous semble
que le passage du logos aux contenus des logoi dans le raisonnement actuel
doit précisément être compris dans le cadre d’une telle division. Après avoir
démontré, dans son coup de force, que tout genre n’est le genre qu’il est, n’est
individué que parce qu’il participe à l’autre relativement à l’être de chacun
des autres, c’est-à-dire au non-être y, l’étranger cherche à présent à montrer
que le genre logos, ou du moins un certain genre de logos, le logos doxique,
est divisible par le couple de genres « être/non-être ». Ainsi, quand il décrit
sa nouvelle tâche comme la tentative de démontrer que le logos se mélange
au non-être, il faut comprendre, selon nous, que l’étranger cherche à montrer
que le genre du logos est divisible par le couple « être/non-être », c’est-à-dire
à montrer que, parmi les logoi, certains logoi disent l’être et donc le vrai, tan-
dis que d’autres disent le non-être et donc le faux. La restitution du contexte
dialectique et dichotomique de la recherche exempte donc Platon de toute
équivoque. Notons, en outre, que la divisibilité du genre logos par le couple

53 Voir Teisserenc (2012), 143-144.


54 Voir Frede (1967), 38.
55 C’est l’option défendue par Owen (1971), 253 n. 51. Il est suivi par Ketchum (1978), 60 n. 6
et Movia (1991), 430.
56 Voir chapitre 2, La division des techniques ; chapitre 3, Production, art de trier et dialectique.
Enoncés et jugements faux 289

« être/non-être » est loin d’être triviale. Rappelons en effet que le logos dialec-
tique constitue l’essence du definiendum en entrelaçant le genre choisi pour le
rassemblement avec des différences, ce qui a pour effet de produire des genres
uns et non pas des « états-de-choses », des complexes prédicatifs qui rendent
vraies ou fausses des propositions selon qu’ils sont ou ne sont pas disponibles ;
or, comme il n’y a pas d’ « état-de-choses » qui rendent vrai ou faux un logos
dialectique, mais seulement un genre unique constitué par le dialecticien, le
logos dialectique ne peut pas être faux et n’est donc pas divisé par le couple
« être/non-être ». C’est pourquoi démontrer qu’un certain genre de logos, le
logos doxique, est bel et bien divisé par le couple « être/non-être » constitue
une avancée considérable.
Afin de dessiner plus précisément encore les contours de son argumen-
tation, l’étranger prend le temps d’expliquer pour quelle raison il cherche
à démontrer que la fausseté est possible dans les énoncés et les jugements.
La fausseté, explique-t-il, est une condition de la tromperie (ἀπάτη), qui est
elle-même une condition des images, des copies et de l’apparence (260c6-10).
Donc, si la fausseté est impossible en raison de l’absence de communauté du
logos et de la doxa avec le non-être, le genre de la production d’images dans
sa totalité est lui aussi impossible (260d8-e3)57. Or, c’est précisément dans la
production d’images, spécifiquement dans la production de phantasmes, que
nous avons placé le sophiste (260d8-9). La définition du sophiste comme pro-
ducteur de phantasmes est donc entièrement conditionnée par la réalité de la
fausseté dans les énoncés et les jugements. Pour cette raison, il est vital d’exa-
miner le logos et la doxa et de déterminer si ces genres communiquent avec le
non-être (260e3-261a4 ; 261c6-10).
À première vue, il ne s’agit, dans cette séquence, que d’une reprise de l’ex-
plication introduisant le cœur du Sophiste : lier le sophiste et la fausseté par
l’intermédiaire de la production d’images suppose, par définition de la faus-
seté, que l’on puisse établir qu’il est possible de dire ou concevoir le non-être.
La première partie de cette démonstration a été accomplie, puisque nous
savons à présent que le non-être n’est pas « inexprimable, inénonçable, et inex-
plicable » comme le pensait Parménide, mais est par nature la partie de l’autre
opposée au fait d’être de tel ou tel y déterminé. Reste donc, comme on vient
de le voir, à examiner si un lien s’opère bien entre les énoncés, les jugements

57 Même si 260c6-10 n’est pas transparent, l’étranger paraît considérer dans ces lignes la
fausseté comme une condition nécessaire de la tromperie et des images. Si la fausseté
n’était pas une condition nécessaire des images et de la tromperie (mais n’en était qu’une
condition suffisante), comment pourrait-on expliquer que l’étranger prête ensuite au
sophiste un argument selon lequel l’absence de réalité de la fausseté implique l’absence
de réalité de la production d’images (260d8-e3) ? Voir aussi 264c10-d2.
290 Chapitre 8

et le non-être et comment s’opère ce lien. Cependant, la façon dont l’étranger


présente ici les choses recèle une information neuve et particulièrement ins-
tructive sur la nature des images. La fausseté, d’après l’étranger (260c6-10), est
condition de la tromperie, qui est elle-même condition des images en général,
et ce y compris des copies (voir εἰδώλων τε καὶ εἰκόνων, 260c8). Platon laisse donc
entendre que toute image est fausse et trompeuse. Cette indication permet
d’éviter au moins deux contre-sens sur le Sophiste. Tout d’abord, elle doit faire
fortement réfléchir tous ceux pour qui le Sophiste décrit le philosophe comme
un producteur de copies verbales58. Si les copies sont trompeuses, le philo-
sophe producteur de copies verbales pratiquerait un art de la tromperie, ce qui
paraît difficile à admettre. Ensuite, la fausseté intrinsèque de l’image semble
également exclure l’option interprétative parfois privilégiée selon laquelle
les énoncés vrais sont conçus par Platon comme des copies de la réalité (et les
énoncés faux comme des phantasmes)59.
Admettons, par conséquent, que, pour Platon, toute image est fausse.
Pourquoi en va-t-il ainsi ? Au seuil du cœur du Sophiste60, nous avions expli-
qué la fausseté intrinsèque des images par le fait qu’une image fonctionne
en tentant de susciter chez son spectateur l’apparence fausse qu’elle est le
modèle qu’elle imite. Cette illusion mimétique, cette « tromperie » associée à
toute image ne détruit pas la différence que l’étranger essaie d’instaurer entre
les deux types d’images : l’illusion mimétique des phantasmes est fondée sur
une fausse ressemblance avec le modèle, alors que les illusions mimétiques
instillées par les copies le sont au moyen d’une véritable ressemblance avec
le modèle61. Cette lecture ne semble pas contredite par le présent passage
sur les images (260c8-9). Au contraire, elle paraît même appuyée par ce pas-
sage. L’étranger y déclare en effet qu’« une fois l’être de la tromperie assuré

58 Notomi (1999), 155 et Teisserenc (2012), 48 estiment que l’art de la copie correspond à
l’activité du philosophe.
59 En accord avec Brown (2010), 161 ; Crivelli (2012), 26 n. 47 ; Beere (2019), 166-167.
60 Voir chapitre 4, La différence entre production de copies et production de phantasmes.
61 Voir Szaif [1996] (1998), 401-402 ; Crivelli (2012), 24-27 et Crivelli (2021), 246-252. Ces com-
mentateurs soulignent à juste titre que l’association d’une illusion mimétique à toute
image n’implique pas la thèse absurde selon laquelle une image ne peut fonctionner que
si son spectateur est dupe de l’apparence fausse qu’elle suscite. L’apparence fausse d’après
laquelle l’image est l’objet qu’elle imite (l’illusion mimétique) peut coexister, d’un point de
vue psychologique, avec l’apparence vraie selon laquelle l’image apparaît être son modèle,
mais ne l’est pas. Si toute image incorpore la logique du trompe l’œil dans son être-image,
l’effet d’illusion est la plupart du temps contrebalancé par la conscience qu’a le spectateur
du fait qu’il ne s’agit que d’une image et non pas de la chose qu’elle représente. Dans le
langage du livre IV de la République, la réception d’une image est une situation complexe
qui mobilise différentes parties de l’âme pouvant être l’objet d’affections opposées.
Enoncés et jugements faux 291

(ἀπάτης οὔσης), tout est désormais nécessairement plein d’images et de copies,


et d’apparence (εἰδώλων τε καὶ εἰκόνων ἤδη καὶ φαντασίας πάντα ἀνάγκη μεστὰ
εἶναι) ». Le surgissement du génitif singulier (φαντασίας) après deux pluriels,
ainsi que l’ordre des mots suggèrent qu’« apparence » (φαντασίας) est en appo-
sition d’ « images et copies » (εἰδώλων τε καὶ εἰκόνων), si bien que le « et » (καί)
qui précède « apparence » doit être pris comme explicatif62 : une fois assuré
l’être de la tromperie, « tout est désormais nécessairement plein d’images et
de copies, c’est-à-dire d’apparence ». Cette affirmation se comprend aisément
si tout type d’image, y compris les copies, implique l’apparence (fausse) d’après
laquelle elle est le modèle qu’elle imite63.
Forts de ces clarifications sur les différentes étapes qu’il faut encore accomplir
pour capturer le sophiste, suivons pas à pas l’étranger dans son raisonnement,
en commençant par s’accorder avec lui et Théétète sur une définition du logos.

3 La définition du logos

Comme n’ont pas manqué de le remarquer les commentateurs, cette section du


dialogue contient des réflexions qui annoncent, sous une forme prototypique,
les acquis des philosophies du langage et de la linguistique contemporaines64.
Pourtant, la tonalité générale de cette section nous paraît avant tout péda-
gogique et dialectique. La section est en effet scandée par une application
de la méthode de division, par des erreurs et incompréhensions de la part de
Théétète et, finalement, par un exemple témoignant de la compréhension pro-
gressive du jeune mathématicien.
L’étranger suggère que, pour clarifier le logos et déterminer si ce genre com-
munique ou ne communique pas avec le non-être, il convient de mener une
enquête sur les noms (ὀνόματα) similaire à l’enquête qui a précédemment été
menée sur les formes et les lettres (261d1-3 ; cf. 252e9-253a3, 253b9sq). Il faut
donc décider si le principe d’un mélange partiel, en plus de s’appliquer au
domaine des formes et des lettres, s’applique également au domaine des noms,
c’est-à-dire si certains noms consentent à s’accorder les uns avec les autres, tan-
dis que d’autres n’y consentent pas (261d4-7). Cette application du principe

62 Comme l’explique Notomi (1999), 252.


63 L’apparence dont il est ici question en 260c9 ne peut être une « right appearance » comme
semble le croire Notomi (1999), 252-253, puisque cette apparence est conditionnée par
l’être de la tromperie (l’ἀπάτης), qui est lui-même conditionné par l’être du faux (ψεῦδος,
260c6).
64 Pour une confrontation de la distinction platonicienne entre noms et verbes avec le pro-
blème russelien de l’unité de la proposition, voir la bonne mise au point de Cavini (2009).
292 Chapitre 8

du mélange partiel au domaine des noms va de soi pour Théétète (261d8).


Pourtant, quand l’étranger explique en quoi consiste ce mélange partiel des
noms, Théétète ne comprend pas ce qu’il veut dire (261d9-e3). Dans la pre-
mière section de ce chapitre65, nous avons placé à la source de ce malentendu
la différence entre les principes conditionnant le logos de la dialectique et
ceux présidant au logos permettant d’exprimer un jugement, au logos doxique.
Alors que le logos dialectique suppose le mélange des genres et de leurs noms,
le logos doxique suppose un autre type de mélange entre les noms. D’après
nous, c’est le premier type de mélange, le mélange des genres et de leurs noms,
que Théétète a ici en vue. Il transpose simplement l’entrelacement sélectif des
genres démontré plus haut à l’entrelacement sélectif des noms de ces genres.
Cependant, l’étranger vise autre chose : il vise la différence entre les noms qui,
prononcés les uns à la suite des autres, font voir quelque chose et ceux dont la
continuité ne signifie rien. Les premiers s’accordent les uns avec les autres tan-
dis que les seconds ne s’accordent pas (261d9-e2). Comme on vient de le voir,
Théétète éprouve des difficultés à comprendre ce point formulé de manière
abstraite (261e3). Comment l’aider ?
Le premier pas vers une clarification est accompli au moyen d’une distinc-
tion entre deux genres « d’indicateurs vocaux de l’être » (τῶν τῇ φωνῇ περὶ
τὴν οὐσίαν δηλωμάτων) (261e4-6). Avant de détailler cette distinction, un mot
d’abord sur l’occurrence du terme οὐσία, traduit ici par « être ». Contrairement
à ce que l’on croit parfois, le choix, pour déterminer la référence de cet « être »,
n’est pas limité aux formes et aux particuliers sensibles66. Comme nous l’avons
vu67, la façon dont les prédicats « juste » ou « vertueux » sont utilisés dans les
dialogues et les contradictions de la perception décrites par Socrate dans la
République suggèrent que, pour Platon, l’indétermination du monde sensible
est d’abord, c’est-à-dire dans l’expérience quotidienne, envisagée par le prisme
d’une conceptualité dérivée de l’expérience, du langage ou de la culture qui n’a
pas la clarté ou la détermination de ce qu’il appelle « forme ». Entre la forme
et le particulier sensible, il convient donc de faire une place au concept uti-
lisé ordinairement pour rendre compte de ce qui nous apparaît. C’est pourquoi
l’être (l’οὐσία) nommé peut tout aussi bien être singulier (pour reprendre un
exemple du Cratyle, tel ou tel mouton), que général (par exemple, le concept

65 Voir ci-dessus La distinction entre logos dialectique et logos doxique.


66 Voir, par exemple, Crivelli (2012), 224 pour qui les actions signifiées par les verbes (un des
deux genres d’indicateur vocal) sont soit des actions particulières soit des « types d’ac-
tions » qu’il comprend comme des formes. Lafrance (1981), 383 présuppose également
qu’ousia renvoie à la nature d’une forme dans ce passage.
67 Voir ci-dessus la section : Les solutions proposées par les commentateurs.
Enoncés et jugements faux 293

familier et non défini de mouton), sans renvoyer, du moins de prime abord et


avant toute démarche dialectique, à une forme.
Il y a deux genres d’indicateurs vocaux : les noms (ὀνόματα), qui acquièrent
manifestement ici un sens spécifique après avoir été conçus génériquement68,
et les verbes (ῥήματα). Les verbes s’appliquent à des actions (πράξεις), tan-
dis que les noms s’appliquent aux choses (πράγματα) qui accomplissent ces
actions (262a1-8, cf. 262e13). On a beaucoup discuté69 pour savoir si cette dis-
tinction était purement lexicographique, c’est-à-dire destinée à distinguer des
classes de termes (les noms et les verbes), ou si elle était logique et syntaxique,
c’est-à-dire destinée à distinguer la fonction du sujet de celle du prédicat. Il est
cependant contestable d’appliquer cette alternative aux propos de l’étranger. À
ses yeux, sa distinction n’est ni logique ni lexicographique, elle est dialectique.
Le vocabulaire utilisé par l’étranger ne laisse aucun doute à ce sujet : il s’agit
d’obtenir, en appliquant la méthode de division, deux genres d’indicateurs
vocaux (διττὸν γένος, 261e6)70. Comme toute division dialectique, la division
du genre des indicateurs vocaux en verbes et noms résulte du mélange entre
le genre divisé et un couple de genres diviseurs mutuellement exclusifs,
en l’occurrence le mélange du genre des indicateurs vocaux avec le couple
« action/agent de l’action ». Il faut néanmoins reconnaître que le sens des
termes πρᾶξις et ῥῆμά n’est pas explicité par Platon dans ce passage. En parti-
culier, il n’est pas aisé de déterminer si ces termes désignent, respectivement,
des actions et des verbes entendus au sens strict, comme le laissent croire les
exemples choisis par Platon (marcher, courir, dormir, voler, apprendre, dia-
loguer), ou des affections, des qualifications et des prédicats, comme l’impose
l’exigence de généralité71. Notre opinion est que Platon conçoit les termes
« action » et « verbe » dans un sens strict dans ce passage, mais qu’il considère
sans doute que sa démonstration sur la structure et la vérifonctionnalité des
énoncés composés d’un nom et d’un verbe est facilement transposable à tout
énoncé simple et à tout jugement composé d’un sujet et d’un prédicat. Nous

68 Comme le font remarquer Campbell (1867), 172 ; de Rijk (1986), 197 ; Denyer (1991), 148-149 ;
Hoekstra et Scheppers (2003), 66 ; Brown (2010), 452 ; Crivelli (2012), 223-224 ; Fronterotta
(2019), 2.
69 Au moins depuis Stenzel [1931] (1940), 126-128.
70 Comparer, dans la coque du Sophiste 220a6 ; 223c6 ; 225b3 ; 226e1. Movia (1991), 432 n. 58
et Hoekstra et Scheppers (2003), 66 n. 41 notent également que l’étranger applique la
méthode de division pour distinguer les verbes et les noms.
71 Pour cette dernière option, voir Diès [1923] (1955), 380 n. 2 ; Moravcsik (1962), 62-63 ; Frede
(1992), 413 ; Brown (2008), 453 ; Teisserenc (2012), 146 ; Fronterotta (2019), 2, 5. Une telle
option permet d’intégrer aux énoncés élémentaires dont va parler l’étranger l’application
de « non-grand » à Socrate en grec ancien, par exemple.
294 Chapitre 8

tenterons d’étayer cette opinion au moment d’interpréter le transfert des résul-


tats obtenus sur la fausseté du logos au domaine des opinions ou jugements72.
Après avoir opéré cette division dialectique, l’étranger reformule le point qu’il
avait énoncé abstraitement et qui avait laissé Théétète incrédule (261d9-e3) en
l’étoffant à présent des indicateurs vocaux qu’il vient de distinguer : ni une suite
de noms dénuée de verbes, ni une suite de verbes dénuée de noms ne font un
logos (262a9-11). L’effort pédagogique de l’étranger pour clarifier sa pensée n’est
pourtant pas encore suffisant, car Théétète ne comprend toujours pas ce qu’il
veut dire (262a12). L’étranger décide donc d’aider Théétète avec des exemples
(Οἷον, 262b5). Par exemple, ni la liste de verbes « marche court dort », ni la liste
de noms « lion éléphant cheval » ne forme, à elle seule, un logos. Le constat
est généralisable : quels que soient les verbes signifiant des actions prononcés
les uns à la suite des autres et quels que soient les noms des agents de ces
actions nommés en série, de telles listes ne suffisent jamais à constituer un
logos (262b5-c2). L’effet pédagogique de cette exemplification est incertain, car
l’étranger ne laisse pas le temps à Théétète de réagir. Anticipant peut-être ce
qu’aurait pu être la question suivante du jeune homme, il se demande immé-
diatement pourquoi de telles listes ne suffisent pas à faire un logos. La réponse
à cette question demeure toutefois obscure.
L’étranger estime en effet que, dans la liste de noms et dans la liste de verbes
proposées, « les vocables n’indiquent ni une action, ni une inaction, ni un être
soit d’un être soit d’un non-être (οὐδεμίαν […] πρᾶξιν οὐδ’ ἀπραξίαν οὐδὲ οὐσίαν
ὄντος οὐδὲ μὴ ὄντος δηλοῖ τὰ φωνηθέντα […], 262c2-4) »73. Ces propos difficiles
peuvent être interprétés d’au moins deux manières différentes.
D’après la première74, une liste qui contient uniquement des noms n’in-
dique « ni une action, ni une inaction, ni un être », car il lui manque un verbe
ou la négation d’un verbe signifiant une action ou une inaction. L’ajout de « ni
un être » s’explique vraisemblablement parce qu’une telle liste ne comporte
même pas le verbe « être ». Quant à la liste qui ne contient que des verbes, si
elle indique bien « une action ou une inaction ou un être », elle n’indique pas
cela au sujet « d’un être ou d’un non-être », car il lui manque un nom ou la
négation d’un nom indiquant le sujet positif ou négatif qui agit.
D’après la seconde75, une liste de noms ou une liste de verbes n’indique
« ni l’action ni l’inaction [d’un sujet agissant] » parce qu’elle ne constitue pas
encore un énoncé affirmatif ou négatif. En outre, une liste de noms ou de

72 Voir ci-dessous La fausseté des opinions et des apparences.


73 Traduction Diès [1923] (1955), 380 légèrement modifiée.
74 Voir Owen (1971) 263 ; Hoekstra et Scheppers (2003), 70-71 ; Fronterotta (2019), 7-8.
75 Voir Frede (1967), 52 ; Crivelli (2012), 258.
Enoncés et jugements faux 295

verbes n’indique « ni l’être d’un être ou d’un non-être » au sens où elle n’est pas
encore un énoncé vrai ou faux. Nous verrons en effet dans la suite du dialogue
que dire le vrai consiste à dire qu’est ce qui est, tandis que dire le faux revient
à dire qu’est ce qui n’est pas. D’après cette interprétation, la seconde partie de
la phrase (οὐδὲ οὐσίαν ὄντος οὐδὲ μὴ ὄντος) anticipe sur la caractérisation de la
fausseté à venir et il faut lire la première partie, pour éviter de la comprendre
comme affirmant qu’une liste de verbes n’indique pas une action (l’étranger
vient de dire au contraire qu’un verbe signifie une action, cf. 262a3-4 ; 262b5-6),
en sous-entendant « ni l’action ni l’inaction <d’un sujet agissant> » (οὐδεμίαν
[…] πρᾶξιν οὐδ’ ἀπραξίαν ⟨πράγματος⟩) ou en faisant l’hypothèse qu’un verbe
signifie une action seulement dans le contexte d’un énoncé76.
Ces deux interprétations paraissent recevables. Cependant, la considération
suivante peut faire pencher en faveur de la seconde : dans les exemples ulté-
rieurs, le sujet du logos envisagé n’est jamais négatif et le verbe « être » (εἶναι)
n’apparaît jamais, ni sous sa forme complète, ni sous sa forme incomplète ; or,
d’après la première interprétation envisagée, οὐσίαν en 262c3 renvoie probable-
ment au verbe « être » et le μὴ ὄντος de la même ligne à un sujet négatif. Bien
sûr, pour ce qui est du sujet négatif, on pourrait répondre que l’étranger a jus-
tement longuement établi l’être des formes négatives et que ce n’est pas parce
qu’elles n’apparaissent pas dans ces exemples qu’il ne les envisage pas comme
des sujets possibles77. C’est vrai, mais comme nous l’avons vu, ce n’est pas le
mélange des formes et de leurs noms qui intéresse l’étranger dans cette section
(comme le croit d’abord Théétète), mais seulement le mélange des noms et
des verbes. Pour cette raison, afin d’éviter de réintroduire les formes négatives
comme référents des noms dans les énoncés, nous aurions tendance à privi-
légier la seconde interprétation proposée, sans pour autant considérer que le
texte l’impose.
Les listes de noms et de verbes sont donc insuffisantes pour former un logos.
Pour ce faire, il est requis que quelqu’un mélange (κεράσῃ, 262c5) les verbes
aux noms (262c4-578) : « alors seulement les vocables s’accordent et le premier

76 Cette dernière idée est proposée par Crivelli (2012), 227.


77 Cette réponse est inspirée par les remarques d’Owen (1971) 263 et de Teisserenc (2012), 147.
78 Cavini (2009), 18-23 soutient que les verbes et les noms mélangés ou entrelacés ne sont
pas des éléments homogènes, mais qu’ils possèdent des fonctions distinctes, correspon-
dant au fil mobile de la trame pour les verbes et au fil immobile de la chaîne pour les
noms. Nous ne pouvons exclure l’asymétrie de l’entrelacement des verbes aux noms, mais
elle ne peut en tout cas être établie sur la base du terme συμπλοκή, qui admet certai-
nement l’entrelacement d’éléments homogènes, à savoir les noms des genres (même si
ceux-ci ont bien un ordre, celui de la division).
296 Chapitre 8

entrelacement devient immédiatement un logos, peut-être le premier et le plus


bref des logoi (262c5-779) ». Comme c’est la règle dans toute cette séquence,
l’étranger a de nouveau perdu Théétète (262c8). Cependant, l’exemple qu’il
va cette fois fournir pour se faire comprendre ne se contente pas d’illustrer
un point trop abstrait, mais a pour vertu de modéliser toute la situation d’ap-
prentissage dans laquelle se trouve Théétète. Car « l’homme apprend » (262c9)
n’est pas une proposition générale qui est sensée et vraie parce que le genre de
l’homme et celui de l’apprentissage peuvent se mélanger, voire se mélangent
effectivement, comme on le croit parfois ; c’est « le plus petit et premier » (ἐλά-
χιστόν τε καὶ πρῶτον, 262c10) logos dont l’agent est Théétète et dont l’action est
l’effort de compréhension effectué par le jeune mathématicien80. La réflexi-
vité implicitement à l’œuvre dans cet exemple sera d’ailleurs revendiquée
tout à l’heure au moment d’examiner les énoncés vrais et faux. Au seuil de
cet examen, l’étranger recommandera en effet explicitement de « porter notre
attention sur nous-mêmes » (Προσέχωμεν δὴ τὸν νοῦν ἡμῖν αὐτοῖς, 262e11) et sui-
vra cette recommandation en proposant des exemples d’énoncés vrais et faux
qui concernent Théétète, ou plus exactement le « toi » avec qui il dialogue.
On peut s’interroger sur la raison de l’attribution des qualifications « le plus
petit » et « premier » au logos « l’homme apprend ». L’étranger fournit l’explica-
tion suivante. Quand quelqu’un entrelace, par exemple, le verbe « apprendre »
au nom « homme », « dès ce moment il indique <quelque chose> à propos
des choses qui sont ou deviennent ou furent ou seront […] (Δηλοῖ γὰρ ἤδη
που τότε περὶ τῶν ὄντων ἢ γιγνομένων ἢ γεγονότων ἢ μελλόντων […], 262d2-381) ».

79 τότε δ’ ἥρμοσέν τε καὶ λόγος ἐγένετο εὐθὺς ἡ πρώτη συμπλοκή, σχεδὸν τῶν λόγων ὁ πρῶτός τε
καὶ σμικρότατος. Nous traduisons en considérant que le sujet d’ἥρμοσέν est τὰ φωνηθέντα
dans la phrase qui précède immédiatement, voir Campbell (1867), 173.
80 À notre connaissance, les seuls commentateurs à voir cela clairement sont de Rijk (1986),
200 n. 21 ; Mouze (2019), 252-253 ; Mouze (2020), 88-89. La plupart des commentateurs
sont silencieux sur l’énoncé « l’homme apprend », le réduisant sans doute aux exemples
« Théétète vole » et « Théétète est assis » qui impliquent à coup sûr, selon eux, des formes.
Notons que Teisserenc (2012), 149 considère que « l’homme apprend » est un énoncé « qui
peut difficilement être ramené à une vérité ou à une fausseté observable au moyen des
sens : comme proposition générale, il relève d’une connaissance dialectique ; comme pro-
position particulière, il requiert l’épreuve de la discussion ». Nous ne sommes pas certains
du sens de la différence que Teisserenc cherche à établir entre « épreuve de la discussion »
et « connaissance dialectique », mais nous ne croyons pas que la connaissance des formes
soit nécessaire pour rendre compte de la vérité de cet énoncé, du moins dans le contexte
pédagogique dans lequel il est ici prononcé.
81 Nous suppléons comme sujet de δηλοῖ le τις de 262c9 (cf. Cavini (2009), 11 n. 3 ; Crivelli
(2012), 226, n. 8), voire de 262c4 (cf. l’explication convaincante proposée par de Rijk (1986),
200 n. 22). Une autre possibilité, adoptée notamment par Robin, Diès et Cordero dans
leurs traductions respectives, est de suppléer le λόγος de 262c9 comme sujet de δηλοῖ.
Enoncés et jugements faux 297

Autrement dit, l’entrelacement d’un verbe à un nom est une condition suffisante
pour que quelque chose soit indiqué82. Mais que veut dire plus précisément
« indiquer quelque chose » ? Cela signifie que celui qui entrelace des verbes
aux noms « ne nomme pas seulement, mais délimite ou détermine quelque
chose (καὶ οὐκ ὀνομάζει μόνον ἀλλά τι περαίνει […], 262d3-4) ». Or, poursuit
encore l’étranger, en délimitant ou déterminant, celui qui entrelace des verbes
à des noms énonce (λέγει) quelque chose. C’est pourquoi un tel entrelacement
mérite finalement le nom d’« énoncé » (λόγος) (262d4-6).
L’étranger ne nous en dit malheureusement pas plus sur la différence entre
les opérations consistant à « nommer » et à « énoncer » ou sur le sens de cette
« délimitation ou détermination » qui semble les distinguer. Cependant, le
principe interprétatif défendu dans ce chapitre, à savoir la distinction entre
logos doxique et logos dialectique, offre une explication plausible de ce pas-
sage : alors que le dialecticien qui produit un logos dialectique nomme ou, plus
exactement, renomme en substituant à un nom auquel le logos fait défaut un
entrelacement de formes et de leurs noms, mais sans énoncer quelque chose
à propos de ce qu’il nomme, celui qui produit un logos doxique, après avoir
nommé un agent (sans pour autant l’avoir défini par cet acte de nomination),
énonce que cet agent accomplit une action, c’est-à-dire le détermine ou le limite
(περαίνει) par tel ou tel verbe83. Un peu plus loin dans son raisonnement,
l’étranger s’accordera facilement avec Théétète sur le fait que l’énonciation
a une double modalité : l’affirmation et la négation (φάσις τε καὶ ἀπόφασις,

L’enjeu philosophique derrière cette question de traduction tient dans le fait que seule la
seconde traduction garantit que Platon considère qu’un logos composé d’un nom et d’un
verbe signifie une chose (d’après la première traduction, c’est l’énonciateur qui signifie
quelque chose, pas le logos lui-même, voir Crivelli (2012), 229-230). Pour Mouze (2019),
183 n. 2 ; Mouze (2020), 91, le sujet de δηλοῖ est aussi bien τις que λόγος.
82 La clause « relativement à des choses qui sont, ou deviennent, ou furent ou seront »
signifie probablement que le verbe d’un tel entrelacement est conjugué au présent, au
passé ou au futur, voir Dixsaut (2000), 282 ; Cavini (2009), 15-17. Teisserenc (2012), 147
n. 2 essaie de construire une antithèse entre τῶν ὄντων d’une part, qui correspondrait aux
discours visant les réalités éternelles (les formes) et ἢ γιγνομένων ἢ γεγονότων ἢ μελλόντων
d’autre part, qui renverrait aux discours visant les réalités en devenirs. Mais τῶν ὄντων ἢ
γιγνομένων peut simplement désigner deux modalités du présent (simple et continue). En
République III, 392d3 où une énumération semblable est proposée (cf. Crivelli (2012), 226
n. 9), ὄντων correspond au présent d’une narration (qui contraste avec le passé et le futur),
non pas à un présent atemporel.
83 Pour la traduction de περαίνει par « délimite », voir Rudebusch (1990), 601-602. D’autres
commentateurs traduisent περαίνει par « accomplit » et comprennent que, quand
quelqu’un entrelace des verbes avec des noms, il accomplit un acte de langage, voir
Crivelli (2012), 227-228 et Hestir (2016), 188-189 n. 20.
298 Chapitre 8

263e12)84. « Enoncer » ou « déterminer, délimiter quelque chose », pour celui


qui entrelace un nom et un verbe, revient donc à affirmer ou nier que l’agent
signifié par le nom de cet entrelacement accomplit l’action signifiée par le
verbe de cet entrelacement. Encore une fois, il est important de noter que
celui qui opère un entrelacement de verbes à des noms cherche à déterminer
ou délimiter quelque chose sans avoir nécessairement déterminé ou délimité
au préalable les ingrédients qu’il entrelace : la définition du nom ou du verbe
mélangés n’est nullement un pré-requis à leur mélange, ni à l’énoncé qui en
résulte. Il revient donc à celui qui entrelace des (noms de) formes, c’est-à-dire
au dialecticien qui produit le logos dialectique, de définir, du moins quand
c’est possible ou quand cela a de l’intérêt, les termes qui seront entrelacés dans
des énoncés.
L’étranger conclut cette section sur la définition du logos doxique en affir-
mant la similarité entre le mélange des choses (τὰ πράγματα), en l’occurrence
des formes, et le mélange des signes vocaux, c’est-à-dire des noms compris
dans un sens générique (262d8-e285). L’étranger peut légitimement tirer cette
conclusion puisqu’il vient de montrer que le principe d’un mélange partiel
s’applique au domaine des formes comme au domaine des signes vocaux.
Cependant, il ne faut pas perdre de vue que cette similarité entre les deux
mélanges n’implique nullement qu’ils fonctionnent de manière identique.
Alors que le consentement d’une forme à se mélanger avec d’autres se décide
par l’examen de la nature de cette forme, il suffit de ne pas sélectionner des
signes vocaux du même type (des listes de noms ou de verbes) pour obtenir
un logos. Là où le mélange dialectique suppose la possession d’une science et
d’un naturel appropriés, le mélange des noms et des verbes suppose simple-
ment la maîtrise suffisante d’une compétence linguistique.
Maintenant que nous savons que le logos, du moins le logos qui n’est pas
celui que produit le dialecticien, est constitué par un entrelacement de noms

84 La facilité avec laquelle cet accord est obtenu (cf. l’échange entre Théétète et l’étranger
en 263e10-13) s’explique sans doute parce que les modalités affirmatives et négatives de
l’énonciation sont anticipées par le couple « action – inaction » (πρᾶξις – ἀπραξία) envi-
sagé en 262c3.
85 Ce passage est une réponse à 261d1-7 où l’étranger se demandait si les noms se mélangent
comme le font les formes et les lettres. Comme il répond ici que les noms se mélangent
bien comme le font les « choses » (τὰ πράγματα), nous pouvons supposer que ces
« choses » désignent les formes (voire les formes et les lettres), cf. Teisserenc (2012), 147.
Philip (1968), 323, sans doute influencé par 262e13-14, comprend ces « choses » comme
les référents des noms et des verbes. Mais, encore une fois, notre passage (262d8-e2) est
conclusif, il s’agit clairement d’une réponse aux questions posées précédemment sur le
parallélisme existant entre le mélange des noms et le mélange des formes. Il n’anticipe
pas sur ce que l’étranger va dire dans un instant.
Enoncés et jugements faux 299

et de verbes, nous pouvons examiner plus aisément si ce genre se mélange ou


non avec le non-être, si oui ou non il y a bien certains logoi qui sont faux.

4 Logos vrai et logos faux

L’étranger introduit le clou de sa démonstration comme « une petite remarque,


un détail » (262e4). Cette façon de s’exprimer est évidemment teintée d’iro-
nie, mais seulement à moitié. Car si montrer que des logoi faux sont possibles
est loin d’être un détail (une telle démonstration constitue au contraire rien
de moins que l’objectif principal du cœur du Sophiste), la préparation pour
accomplir cette tâche a été si minutieuse que le travail qui reste à faire n’est
en réalité pas bien grand (cf. 261c2-5 avec 264b6-10). Nous savons déjà en effet
que le non-être ne doit pas se concevoir comme le contraire de l’être, mais
comme une altérité par rapport à être de telle ou telle façon et que le logos
susceptible de s’y mélanger est lui-même constitué par un mélange de noms et
de verbes. Il ne reste donc plus qu’à déterminer exactement par quel point du
logos le mélange s’opère avec le non-être conçu comme altérité et comment ce
mélange s’opère.

4.1 Tout logos est le logos de quelque chose


Le raisonnement commence par le constat d’après lequel « tout logos, pour
autant qu’il est, est nécessairement le logos de quelque chose (τινός) » (262e6-7).
À partir de ce constat, l’étranger infère (οὐκοῦν, 262e9) que ce logos possède
une qualité déterminée (ποιόν τινα, 262e9). Après avoir établi cette conclusion
et probablement pour l’illustrer, il décide de soumettre à Théétète un logos
« en mettant ensemble une chose et une action par l’intermédiaire d’un nom
et d’un verbe (συνθεὶς πρᾶγμα πράξει δι’ ὀνόματος καὶ ῥήματος· 262e13-14) »86.
La tâche du jeune homme est de déterminer « de quoi » (ὅτου) est ce logos
(262e14-15). Théétète accepte cette tâche (263a1). Le premier logos proposé par
l’étranger est « Théétète est assis » (263a287). Au sujet de cet exemple, l’étran-
ger change néanmoins quelque peu la question qu’il avait prévu de poser : il
ne demande pas seulement à Théétète de déterminer « de quoi » est ce logos,
mais aussi « à propos de quoi » (περὶ οὗ) il est (263a5). Théétète répond sans
hésiter : « il est clair que ce logos est à propos de moi et de moi (περὶ ἐμοῦ τε

86 Nous traduisons.
87 En grec ancien : Θεαίτητος κάθηται, qui ne comporte pas d’occurrence du verbe εἶναι. Sur
la dimension réflexive des exemples choisis par l’étranger, voir ci-dessus La définition
du logos.
300 Chapitre 8

καὶ ἐμός, 263a6) ». L’étranger repose ensuite cette même question concernant
l’exemple « Théétète vole », en précisant qu’il fait allusion au Théétète avec qui
il dialogue en ce moment. Théétète offre la même réponse : ce logos est « de
moi » et « à propos de moi » (263a7-11). Ces deux logoi sont donc bien tous
les deux « de quelque chose ». En vertu du principe initialement affirmé, ils
possèdent donc une qualité (263a12-b1, cf. 262e6-10). Interrogé par l’étranger
sur cette qualité, Théétète lui répond finalement que l’on peut dire que l’un est
faux, tandis que l’autre est vrai (263b2-3 ; cf. Philèbe 37b10-c3).
Avant d’expliquer plus précisément en quoi consiste la vérité de « Théétète
est assis » et la fausseté de « Théétète vole », arrêtons-nous un instant pour
examiner trois problèmes exégétiques posés par le passage que l’on vient de
résumer. Tout d’abord, pourquoi l’étranger modifie-t-il légèrement sa question
au beau milieu de son raisonnement ? Ensuite, comment passe-t-il du fait que
tout logos est « de quelque chose » au fait qu’un logos possède une qualité, en
l’occurrence une valeur de vérité ? Enfin, dans quelle partie du logos faut-il
chercher sa vérité ou sa fausseté ? Pour répondre à ces questions, voyons com-
ment notre distinction entre logos dialectique et logos doxique peut s’articuler
aux propos actuels de l’étranger.
On pourrait en effet immédiatement objecter qu’un logos dialectique, une
définition résultant et inséparable d’un dialogue méthodiquement conduit,
est lui aussi un logos « de quelque chose », à savoir le logos de ce qu’il définit.
Pourtant, nous l’avons dit, un tel logos dialectique n’est pas vérifonctionnel,
c’est-à-dire vrai ou faux, mais il est toujours vrai, d’une vérité liée à la cohérence
de la pensée de celui qui le produit et indépendante de l’adéquation avec le
monde empirique dont le dialecticien ne prétend de toute façon pas, ou du
moins pas directement, rendre compte88. Comme un logos dialectique est « de
quelque chose » sans être vrai ou faux, il ne suit pas du simple fait qu’un logos
est « de quelque chose » qu’il a la qualité d’être vrai ou faux. C’est pourquoi
l’étranger doit donner plus de précisions sur la manière dont le logos qui l’inté-
resse, c’est-à-dire l’énoncé qui détermine ou délimite quelque chose (262d3-6),
est « de quelque chose ». La légère modification que l’on peut constater entre
la question qu’il entend initialement poser à Théétète et celle qu’il lui pose
effectivement traduit, d’après nous, la volonté d’offrir ces précisions.
Cette modification permet de clarifier la façon dont il faut comprendre
le « de quelque chose » du logos composé d’un nom et d’un verbe. Le « de
quelque chose » dans ce cas – et contrairement au cas du logos dialectique,
n’est pas l’objet auquel appartient en propre un logos unique qui est comme la

88 Voir ci-dessus La distinction entre logos dialectique et logos doxique ; chapitre 2, La division
des techniques ; chapitre 3, Purification des vices de l’âme et Récapitulatif.
Enoncés et jugements faux 301

définition ou le nom de cet objet. Le « de quelque chose » du logos composé


d’un nom et d’un verbe est bien plutôt conçu comme le « à propos de quoi »
il y a un énoncé (cf. περὶ οὗ, 263a5 ; περὶ ἐμοῦ, 263a6 ; περὶ ἐμοῦ, 263a11). Cette
équivalence entre le « de quelque chose » et le « à propos de quoi » est capi-
tale. En effet, qui envisage l’objet d’un logos comme ce à propos de quoi il y a
énoncé reconnaît du même coup, au moins implicitement, que quelque chose
est dit à propos de cet objet. Or l’étranger, par ces questions, fait apparaître
très clairement que l’objet de l’énoncé, ce à propos de quoi il y a énoncé, est
identique dans les exemples « Théétète est assis » et « Théétète vole ». Dans les
deux exemples, il s’agit de la personne correspondant, dans le contexte par-
ticulier (fictif) du Sophiste, au nom « Théétète ». En même temps, l’étranger
s’accorde avec Théétète sur le fait que ces deux énoncés possèdent des qualités
différentes : l’un est vrai, tandis que l’autre est faux. Comme la différence de
qualité ne peut provenir de ce à propos de quoi il y a énoncé, qui est iden-
tique dans les deux cas, elle doit provenir de ce qui est dit à propos de l’objet de
ces énoncés, c’est-à-dire qu’elle doit provenir des verbes et des actions que ces
verbes signifient89.
Ainsi, en modifiant légèrement sa question, l’étranger fait apparaître que le
logos dont il parle dans ce passage comporte, à la différence du logos dialec-
tique, deux composants : ce qui est énoncé et ce sur quoi est énoncé ce qui est
énoncé. En proposant deux exemples différents dans lesquels le second de ces
composants est stable, il permet au lecteur de se rendre compte que tout logos
ainsi conçu a une « qualité », sa valeur de vérité90, et que celle-ci réside dans
le premier des composants mentionnés, à savoir ce qui est énoncé ou encore
l’action correspondant au verbe utilisé dans ce logos.

4.2 La description de la vérité et de la fausseté du logos


Dans les lignes qui suivent (263b4-d5), l’étranger décrit plus avant cette qualité.
Il explique en quoi consistent la vérité de « Théétète est assis » et la fausseté
de « Théétète vole ». À l’instar du passage sur la dialectique, de la discussion
avec les amis des formes, de la preuve de la différence entre l’être et l’autre
et de la clarification du comportement sémantique de la négation, cette
section, et en particulier les lignes 263b4-12, figure parmi les plus discutées
du Sophiste. Dans le texte qui suit, nous n’allons pas proposer une discussion
exhaustive de toutes les interprétations qu’il est possible de concevoir sur ce pas-
sage, mais nous nous contenterons d’en offrir l’exégèse qui nous semble la plus

89 Comparer Szaif [1996] (1998), 464.


90 Cf. Fronterotta (2019), 4.
302 Chapitre 8

vraisemblable et la plus cohérente avec les positions défendues par ailleurs


dans ce livre91.
(263b4-5) L’étranger commence par l’énoncé vrai « Théétète est assis ». Cet
énoncé, explique-t-il, « dit des êtres qu’ils sont à propos de toi (Λέγει […] τὰ
ὄντα ὡς ἔστιν περὶ σοῦ, 263b4-5) ». Cette traduction d’un texte difficile mérite
quelques commentaires et justifications. Tout d’abord, la façon dont ὡς est uti-
lisé quelques lignes plus loin, en 263b9 et 263d2, suggère que cette expression
doit être considérée ici comme une conjonction déclarative qui nous renseigne
sur ce qui est dit de l’objet de λέγει, à savoir τὰ ὄντα92. L’énoncé vrai, donc,
dit (λέγει) des êtres (τὰ ὄντα) qu’ils sont (ὡς ἔστιν). On remarquera qu’en fran-
çais, le verbe « dire » mais pas le verbe « énoncer » permet de restituer cette
construction. C’est pourquoi nous avons été contraints de traduire λέγει par
« dit » plutôt que par « énonce »93. Une autre difficulté est de savoir à quelle
partie de la phrase rapporter περὶ σοῦ. Là encore, la méthode du parallélisme
linguistique peut nous aider. En 263d1, le verbe λέγειν est utilisé avec περί +
génitif. En outre, l’étranger vient de prendre un temps considérable à expli-
quer que tout logos doxique est « de quelque chose », c’est-à-dire « à propos de
quelque chose » (περί τινος). Ces deux éléments suggèrent qu’il faut rapporter
περὶ σοῦ à λέγει en 263b4-594. D’un autre côté, nous savons que Platon, pour
effectuer certaines inférences95, semble se reposer sur un usage particulier du
verbe « être » (εἶναι), son usage « converse » d’après lequel « x est y » peut se
reformuler « y est à propos de x »96. Une information donnée quelques lignes
plus bas par l’étranger semble indiquer que cet usage joue également un rôle
dans le passage qui nous occupe. L’étranger rappelle en effet qu’« il y a beau-
coup d’être à propos de chaque chose (πολλὰ μὲν γὰρ ἔφαμεν ὄντα περὶ ἕκαστον
εἶναί που […], 263b11-12) ». Cette déclaration pourrait signifier que les êtres
qui sont dits « être » dans l’énoncé vrai « Théétète est assis » sont à propos ou

91 Pour un point quasi-exhaustif de la situation, voir Crivelli (2012), 233-259.


92 Voir Frede (1967), 52, 57 ; Frede (1992), 418 ; Crivelli (2012), 242-243. Nous en disons plus à
ce sujet infra dans notre explication de 263b9.
93 Pour préserver la cohérence, il aurait fallu traduire toutes les occurrences de logos qui
précèdent par « discours » (comme le font Robin et Mouze). Cependant, le défaut de cette
alternative est que le terme « discours » convoque en français l’idée d’un développement
oral constitué de plusieurs énoncés, alors que « Théétète est assis » est déjà un logos.
94 Comme le font Owen (1971), 264 n. 76 et Keyt (1973), 288.
95 Le passage du « changement est réellement non-être » (256d8) au « non-être est à propos
du changement » (256d11) par exemple.
96 Voir Frede (1967), 52-55 ; Lewis (1976), 110 n. 13 ; Crivelli (2012), 167 ; et ici-même chapitre 7,
Reformulation des résultats atteints précédemment.
Enoncés et jugements faux 303

relativement à Théétète. Dans ce cas, περὶ σοῦ pourrait bien également se rap-
porter à τὰ ὄντα en 263b4-5 (en plus de se rapporter à λέγει)97.
L’énoncé vrai « Théétète est assis » dit donc quelque chose à propos de ce
qui est nommé par le nom « Théétète ». En particulier, il dit des êtres qui sont
relativement à la chose nommée par « Théétète », qu’ils sont98. Cette expli-
cation pourrait toutefois paraître défaillante dans la mesure où l’énoncé vrai
« Théétète est assis » semble bien plutôt dire d’un être qui est relativement
à Théétète, en l’occurrence l’action signifiée par le verbe « asseoir », qu’il est.
Pourquoi Platon utilise-t-il alors le pluriel τὰ ὄντα ? Deux réponses ont été
proposées.
D’après la première99, l’étranger ne décrit pas en quoi consiste la vérité
de l’énoncé spécifique « Théétète est assis », mais en quoi consiste la vérité de
n’importe quel énoncé vrai concernant Théétète. Il est en effet correct d’affir-
mer qu’une telle classe d’énoncés est déterminée non pas par un être, mais
par les êtres qui sont relativement à « Théétète », par les actions que Théétète
accomplit effectivement.
D’après la seconde explication, l’occurrence du pluriel τὰ ὄντα en 263b4 est
une allusion à une formulation traditionnelle de la définition de la vérité que
Platon utilise dans d’autres dialogues (par exemple en Euthydème 284a5-8,
284c6 et en Cratyle 385b10)100. L’idée de Platon serait de montrer que la des-
cription traditionnelle de la vérité manque d’une précision cruciale, à savoir
que « les êtres » qui sont dits ou énoncés dans un énoncé vrai le sont relative-
ment au sujet de cet énoncé. Dire le vrai revient donc bien à λέγειν τὰ ὄντα, à
condition que les ὄντα soient et soient dits περί τινος101.
Ces deux suggestions semblent acceptables. Dans le fond cependant, nous
ne sommes pas certains qu’il faille se préoccuper du passage du singulier au
pluriel dans ce contexte particulier. Plus haut, l’étranger a expliqué que la
fausseté dans les énoncés ne réside en rien d’autre qu’« énoncer ou dire des
non-êtres » (τὰ μὴ ὄντα […] λέγειν, 260c3). Mais dix lignes plus loin, il affirme
que la fausseté dans les énoncés consiste à « énoncer ou dire le non-être »

97 Comme l’explique Crivelli (2012), 243, pour les usages converses de εἶναι, περί est suivi de
l’accusatif, tandis que λέγειν est plus volontiers utilisé avec περί + génitif. Platon, ne pou-
vant garder les deux constructions, a vraisemblablement privilégié la seconde.
98 Pour éviter d’alourdir le texte, nous allons désormais abréger « la chose nommée par le
nom “Théétète” » en « Théétète », mais il ne faut pas perdre de vue que l’étranger vise
toujours la chose empirique qui, dans le contexte fictif du Sophiste, répond au nom de
« Théétète », chose qu’il appelle d’ailleurs « toi » plutôt que « Théétète ».
99 Voir Frede (1992), 420.
100 Voir Bluck (1975), 184 ; Crivelli (2012), 244.
101 Interprétation proposée par Crivelli (2012), 252.
304 Chapitre 8

(τὸ […] μὴ ὂν […] λέγειν, 260d2-3). Cette équivalence suggère que l’utilisation
du pluriel n’est pas spécialement révélatrice dans la description de la vérité et
de la fausseté des énoncés102. Ainsi, pour l’énoncé vrai « Théétète est assis »,
dire « des êtres qu’ils sont à propos de toi » revient bien à dire que l’action
signifiée par le verbe « asseoir », qui est une action accomplie par Théétète, est
accomplie par Théétète.
(263b7) Voyons maintenant la description de l’énoncé faux « Théétète
vole ». « Cet énoncé faux », explique l’étranger, « <dit> des choses autres que
les êtres <qu’elles sont à propos de toi> (Ὁ δὲ δὴ ψευδὴς ⟨λέγει⟩ ἕτερα τῶν
ὄντων ⟨ὡς ἔστιν περὶ σοῦ⟩, 263b7103). Cette phrase pose un problème exégétique
important. S’il est indéniable que l’énoncé faux « Théétète vole » dit, à pro-
pos de Théétète, « des choses autres », puisqu’il affirme de lui qu’il vole alors
que voler est quelque chose d’autre qu’être assis, on pourrait en dire autant
de l’énoncé vrai « Théétète dialogue », puisque ce dernier affirme également de
Théétète « quelque chose d’autre » qu’être assis, à savoir dialoguer104. La solu-
tion qui nous paraît la plus convaincante pour résoudre cette difficulté est
celle qui consiste à déceler, sous l’article défini τῶν en 263b7, la présence d’un
quantificateur universel. Cet usage « générique » de l’article défini est parfaite-
ment attesté dans les grammaires grecques et permet de résoudre facilement
la difficulté mentionnée105. En effet, si voler est autre que tout ce qui est (τῶν
ὄντων) relativement à Théétète, c’est-à-dire autre que toutes les actions qu’il
accomplit, ce n’est pas le cas de dialoguer. C’est pourquoi « Théétète vole »
est faux, mais « Théétète dialogue » est vrai et c’est pourquoi la description
de la fausseté de « Théétète vole » offerte par l’étranger est parfaitement adé-
quate. Un énoncé faux dit bien, à propos de son objet, quelque chose d’autre
que tout ce qui est relativement à cet objet. Cette lecture, parfois qualifiée
d’« oxonienne » (parce qu’elle a été défendue par des commentateurs issus
de l’Université d’Oxford), nous semble préférable aux interprétations d’après
lesquelles les ἕτερα τῶν ὄντων qui sont dits « être » par le logos faux doivent
être compris, non pas comme « des choses autres que les êtres », mais comme
« des choses incompatibles avec les êtres » ou « des choses autres que les êtres,

102 Keyt (1973), 299 et Brown (2008), 454 sont du même avis.
103 Λέγει et ὡς ἔστιν περὶ σοῦ sont suppléés à partir de 263b4-5. Par parallélisme avec 263b4-5,
περὶ σοῦ doit se construire ici aussi à la fois avec λέγει et τῶν ὄντων, voir Crivelli (2012), 245.
104 La précision de l’étranger en 263a9, ᾧ νῦν ἐγὼ διαλέγομαι, paraît attester que « Théétète
dialogue » est un énoncé vrai en même temps que « Théétète est assis ».
105 Voir Crivelli (2012), 242, 245. Pour les grammaires grecques, voir Kühner et Gerth [1834-
1835], II. 1, 593-594 ; Smyth (1956), 288.
Enoncés et jugements faux 305

mais appartenant à la même gamme de formes incompatibles que ceux-ci »106.


Un tel sens d’« autre » (ἕτερον) ou la présupposition d’une gamme de formes
incompatibles ne s’impose pas plus pour expliquer la fausseté de tout énoncé
qu’il ne s’imposait pour rendre compte des remarques de l’étranger sur le fonc-
tionnement sémantique de la négation107.
Notre seule divergence avec l’interprétation oxonienne telle qu’elle est par-
fois présentée tient dans le fait que nous ne considérons pas que « tout ce qui
est » ou « tous les êtres » (τῶν ὄντων) à propos de Théétète désignent toutes
les formes auxquelles Théétète participe. Il nous semble qu’il s’agit plutôt des
actions qu’il accomplit, voire, plus généralement, des prédicats qu’on peut lui
attribuer. Or, nous l’avons vu108, il n’est nullement nécessaire de supposer que la
signification de ces prédicats correspond immédiatement et obligatoirement
à des idées ou à des formes telles que le dialecticien pourrait les détermi-
ner, même si cela est possible dans un second temps. La plupart du temps, la
signification de ces prédicats est tout simplement héritée de la culture, de l’ex-
périence personnelle et collective, du langage ordinaire, voire de telle ou telle
science particulière (comme nous le verrons dans La généralité des explications
fournies par l’étranger ci-dessous). Par conséquent, pour se rendre compte de
la fausseté de « Théétète vole », il n’y a pas besoin de faire de la dialectique
et de connaître toutes les formes auxquelles Théétète participe, mais seule-
ment de connaître le sens des mots dans le langage ordinaire et de se rendre
compte que le prédicat « voler » ne fait pas partie des prédicats légitimement
attribuables à Théétète dans la situation où la vérité de l’énoncé est évaluée.
(263b9) Revenons au texte, car l’étranger n’en a pas encore fini avec la
fausseté de « Théétète vole ». Il affirme maintenant que cet énoncé « dit
[ou : énonce], par conséquent, des non-êtres comme étant <à propos de toi>
(Τὰ μὴ ὄντ’ ἄρα ὡς ὄντα λέγει ⟨περὶ σοῦ⟩, 263b9109) ». Comme en 263b4-5, ὡς
possède ici également une force déclarative dans la mesure où ὡς ὄντα nous
indique comment l’énoncé « Théétète vole », qui est le sujet de λέγει, dit des
non-êtres : il les dit « étant », ce qui est en réalité équivalent à dire « qu’ils sont »

106 Pour une liste de plus de trente adhérents à la lecture oxonienne, voir Crivelli (2012), 238
n. 58 (qui l’adopte également). Pour une défense de l’interprétation selon laquelle ἕτερον
doit être compris dans la description du discours faux comme « autre dans une gamme de
formes incompatibles », voir Brown (2008), 455-458. Pour une défense de l’interprétation
selon laquelle ἕτερον signifie ici incompatible, voir Kostman (1973) et, dans une version
différente, Sayre (1976).
107 Voir chapitre 7, Le problème de la prédication négative.
108 Voir ci-dessus Les solutions proposées par les commentateurs et La définition du logos.
109 περὶ σοῦ est suppléé à partir de 263b4-5. Par parallélisme avec 263b4-5, περὶ σοῦ doit se
construire ici à la fois avec λέγει et τὰ μὴ ὄντα, voir Crivelli (2012), 245.
306 Chapitre 8

(cf. 263b4-5)110. En tout cas, ὡς ὄντα ne peut certainement pas être traduit
par « comme ils sont » sous peine d’obtenir la description d’un énoncé vrai.
En effet, si « Théétète vole » dit des non-êtres « comme ils sont », c’est-à-dire
dit des non-êtres comme des non-êtres, cet énoncé est vrai, non pas faux. Ce
constat implique du même coup, par parallélisme, que l’énoncé vrai « Théétète
est assis » ne dit pas des êtres « comme ils sont » ainsi que l’on traduit le plus
souvent en français 263b4-5 (Λέγει […] τὰ ὄντα ὡς ἔστιν), mais qu’inversement,
la traduction que nous avons proposée selon laquelle un énoncé vrai « dit
des êtres qu’ils sont » se voit justifiée111.
Après avoir assuré la traduction de cette nouvelle étape et démontré qu’elle
est parallèle à la description de la vérité de « Théétète est assis », il faut encore
se demander comment l’étranger la déduit de la précédente (la conjonction
ἄρα en 263b9 nous indique bien que 263b9 est tiré de 263b7). Comment peut-il
passer de l’affirmation selon laquelle un énoncé faux « <dit> des choses autres
que les êtres <qu’elles sont à propos de toi> » (263b7) à l’affirmation selon
laquelle ce même énoncé « dit [ou : énonce] des non-êtres comme étant <à
propos de toi> » (263b9) ? La réponse tient évidemment dans la façon dont
l’étranger a déterminé le sens de la négation antérieurement dans son coup de
force contre Parménide. Le principe d’après lequel « non-y » signifie, non pas
« le contraire de y », mais « quelque chose d’autre que y » (voir 257b1-c4112),
justifie la substitution de l’expression « des non-êtres » (τὰ μὴ ὄντα) en 263b9
à l’expression « des choses autres que les êtres » (ἕτερα τῶν ὄντων) utilisée en
263b7. En fait, cette substitution n’est qu’une instanciation du principe général
sur la sémantique de la négation qui a été découvert précédemment. L’étranger
parvient ici à la pointe de sa démonstration puisqu’il est maintenant acquis
qu’un énoncé faux dit ou énonce le non-être, non pas du tout au sens où il dit
le contraire inconcevable de l’être, le rien, mais au sens où il dit, relativement
à son objet, quelque chose d’autre que tout ce qui est relativement à cet objet.
Les deux dernières salves de la séquence confirment ce résultat, à condition
toutefois de les interpréter correctement.
(263b11) Commençons par la première, à savoir 263b11. Le texte, tel qu’il est
transmis par les manuscrits, porte Ὄντως δέ γε ὄντα ἕτερα περὶ σοῦ, auquel il
faut suppléer, sur base des répliques précédentes, un sujet (ὁ ψευδὴς λόγος) et
un verbe (λέγει). Ce texte donne, semble-t-il, un sens satisfaisant, que l’on rap-
porte ὄντως à ὄντα ou à ἕτερα ou encore à ces deux termes. Dans tous ces cas,

110 Voir Crivelli (2012), 243, 246. La seule différence est que le présent usage de ὡς permet de
traduire λέγει par « énonce », d’où la parenthèse dans notre traduction.
111 Voir Frede (1967), 52, 57.
112 Et chapitre 7, Le fonctionnement sémantique de la négation.
Enoncés et jugements faux 307

l’idée de l’étranger serait d’insister sur le fait que, même si l’énoncé faux dit
des non-êtres, cela n’est pourtant (δέ γε) en rien problématique puisque ces
non-êtres qu’il dit « être » à propos de toi, loin d’être rien du tout, sont réelle-
ment quelque chose, à savoir réellement des choses autres (Ὄντως δέ γε ὄντα
ἕτερα περὶ σοῦ)113. Cependant, cette paraphrase ne saurait s’imposer comme
une traduction de 263b11, car ἕτερα y est laissé sans complément, ce qui est
problématique d’un point de vue syntaxique114. Sans doute pour fournir un
complément à ἕτερα, Cornarius, un érudit du 16e siècle, a corrigé ὄντως par
ὄντων, correction qui a été suivie par Estienne, puis par les éditeurs modernes,
qui lisent donc Ὄντων δέ γε ὄντα ἕτερα περὶ σοῦ ⟨ὁ ψευδὴς λόγος λέγει⟩115. Cette
correction n’est toutefois pas entièrement satisfaisante, et ce pour différentes
raisons. Tout d’abord, l’hyperbate du génitif n’est pas naturelle en ce qu’elle
oblige à construire ὄντων avec ἕτερα alors que trois mots sont intercalés entre
les deux expressions116. Même si, cependant, l’on admet la position inhabi-
tuelle d’ὄντων, l’accentuation que cette position inhabituelle implique sur les
êtres (sur les ὄντων) relativement auxquels sont autres les choses affirmées
dans le discours faux demeure surprenante, sinon redondante117. L’étranger
a en effet expliqué dès 263b7 que les choses autres dites par un énoncé faux
sont autres par rapport à des êtres (Ὁ δὲ δὴ ψευδὴς ἕτερα τῶν ὄντων)118. Qui
plus est, la correction de Cornarius n’offre même pas une description correcte
des énoncés faux dans la mesure où il lui manque le quantificateur universel
en l’espèce de l’article défini τῶν pourtant indispensable pour résoudre le pro-
blème exégétique que nous avons noté précédemment119.
De cette mise au point, on peut donc conclure qu’il faut trouver un com-
promis entre, d’une part, le texte tel qu’il nous est transmis par les manuscrits,

113 Voir Frede (1967), 57-58. Pour la traduction de δέ γε par « pourtant » ou par « et pourtant »,
voir Denniston (1954), 154 et la traduction proposée par Diès de 256a1 où δέ γε semble
avoir le même rôle que dans le présent passage.
114 Comme le note O’Brien (1995), 125.
115 Sur cet amendement, voir O’Brien (1995), 117-118. Parmi les éditeurs modernes qui ont
suivi cette correction figurent Campbell (1867), 176 ; Burnet (1900-1907), 462 ; Diès [1923]
(1955), 382 ; Duke et al. (1995), 462.
116 Point noté par de Rijk (1986), 207.
117 Voir Frede (1967), 57.
118 Il était également clair dès ce moment, contrairement à ce que croit Crivelli (2012), 247,
que ces êtres par rapport auxquels les choses autres sont autres étaient des êtres relati-
vement à Théétète, puisqu’il fallait suppléer en 263b7 λέγει et ὡς ἔστιν περὶ σοῦ à partir de
263b4-5 et donc lire Ὁ δὲ δὴ ψευδὴς ⟨λέγει⟩ ἕτερα τῶν ὄντων ⟨ὡς ἔστιν περὶ σοῦ⟩. Le type
de précision qui, selon Crivelli, est donné par l’étranger en 263b11 n’est plausible que si
Théétète ou le lecteur n’a pas correctement suppléé περὶ σοῦ (et λέγει) en 263b7.
119 Comme le fait remarquer Frede (1967), 58.
308 Chapitre 8

d’après lequel l’étranger garantit, sans redondance par rapport à ce qui pré-
cède, que les non-êtres affirmés par un énoncé faux sont réellement et du
même coup ne sont pas problématiques et, d’autre part, l’esprit de la correc-
tion de Cornarius qui exige d’offrir un complément à ἕτερα afin d’éviter un
emploi absolu et syntaxiquement problématique de ce terme. La solution qui
nous semble la plus plausible pour arriver à ce résultat consiste à lire Ὄντως δέ
γε ὄντα ἕτερα ⟨τῶν ὄντων⟩ περὶ σοῦ ⟨ὡς ἔστιν ὁ ψευδὴς λόγος λέγει⟩, c’est-à-dire
à comprendre que même si le logos faux énonce des non-êtres comme étant,
ou dit des non-êtres qu’ils sont (263b9), « <ce logos faux dit que sont> des
choses qui, pourtant, sont réellement, à savoir réellement autres <que les
êtres> à propos de toi (263b11)120 ». Plus simplement, l’idée principale de la
réplique est que loin d’être rien, les non-êtres qui sont dits « être » par le logos
faux « Théétète vole » sont réellement quelque chose au sens où ils sont réel-
lement autres que tout ce qui est relativement à Théétète, « tout ce qui est
relativement à Théétète » désignant, dans notre lecture, non pas les formes
auxquelles Théétète participe, mais la façon dont les interlocuteurs du Sophiste
déterminent ce qui répond au nom de « Théétète », en l’occurrence au moins
comme dialoguant ou comme étant assis.
(263b11-12) Voyons à présent la dernière phrase de cette séquence épineuse
sur la vérité et la fausseté du logos avant le récapitulatif que va en proposer
l’étranger aux lignes 263c1-d5. « Nous avons en effet dit, d’une certaine façon,
qu’il y a à propos de chaque chose, d’une part beaucoup d’être, de l’autre beau-
coup de non-être (πολλὰ μὲν γὰρ ἔφαμεν ὄντα περὶ ἕκαστον εἶναί που, πολλὰ δὲ οὐκ
ὄντα, 263b11-12121) » Comme le note Fulcran Teisserenc, cette phrase nous livre
« la situation ontologique à laquelle est confronté le discours et qu’il a charge
de dire, bien ou mal […] »122. L’interprétation de cette situation ontologique
que nous privilégions est que les « êtres » dont il est question désignent les
actions accomplies par un agent, tandis que les « non-êtres » dont il est ques-
tion désignent les actions que ce même agent n’accomplit pas. Par exemple,
l’agent désigné par le nom « Théétète » accomplit les actions de dialoguer ou

120 Nous faisons porter ὄντως à la fois sur ὄντα et sur ἕτερα, mais ce n’est pas obligatoire
(il peut porter sur l’un des deux seulement). Par parallélisme avec toutes les répliques
précédentes, nous pensons qu’il faut rapporter περὶ σοῦ à λέγει et à τῶν ὄντων que nous
suppléons, avec ὡς ἔστιν ὁ ψευδὴς λόγος, à partir de 263b4-5 et 263b7. Une partie de la pro-
position que nous défendons est envisagée comme une possibilité par Frede (1992), 424
n. 9 et est proposée par Robinson dans l’apparat critique de la nouvelle OCT, voir Duke
et al. (1995), 462. Voir également McDowell (1982), 127 n. 23.
121 Nous traduisons en faisant porter που sur ἔφαμεν, voir Campbell (1867), 176 et Crivelli
(2012), 236 n. 49.
122 Teisserenc (2012), 153.
Enoncés et jugements faux 309

d’être assis, qui sont alors « des êtres à propos de lui », mais n’accomplit pas
l’action de voler, qui est donc un « non-être à propos de lui ». Certains com-
mentateurs résistent cependant à cette lecture. Leur résistance se fonde en
particulier sur deux arguments.
D’une part, quand le terme qui suit la préposition περί désigne l’agent à pro-
pos duquel un énoncé énonce quelque chose, περί est suivi du génitif (cf. περὶ
σοῦ dans la réplique qui précède immédiatement, 263b11, et dans celle qui suit
immédiatement, 263c1). Or, en 263b11-12, περί est suivi de l’accusatif ἕκαστον.
Cette différence casuelle pourrait suggérer que l’ἕκαστον à propos duquel il y
a beaucoup d’être et de non-être ne désigne pas l’agent d’un énoncé donné et
ne peut être, par conséquent, exemplifié par l’agent agissant dans « Théétète
vole » et « Théétète est assis », c’est-à-dire par Théétète123.
D’autre part, il faut noter que 263b11-12 est explicitement présenté (voir ἔφα-
μεν) comme une référence à un propos tenu antérieurement dans le dialogue.
Ce propos antérieur est, plus que probablement, la conclusion de 256e6-7 selon
laquelle « […] eu égard à chacune des formes, l’être est multiple, le non-être
<est> une quantité illimitée [ou indéterminée ou infinie] (Περὶ ἕκαστον […]
τῶν εἰδῶν πολὺ μέν ἐστι τὸ ὄν, ἄπειρον δὲ πλήθει τὸ μὴ ὄν, 256e6-7). Or, si ἕκαστον
désigne « chaque chose » en 263b11-12, c’est-à-dire, selon notre lecture, l’agent
d’un énoncé donné (si l’on veut « chaque agent »), alors l’étranger se cite de
manière inexacte, puisque ce n’était pas eu égard ou à propos de chaque chose,
mais eu égard ou à propos de chaque forme qu’en 256e6-7 il constatait une
certaine quantité d’être et de non-être124.
Aucune de ces deux objections ne nous semble pourtant décisive. Tout
d’abord, le passage à l’accusatif peut simplement s’expliquer par l’absence de
λέγει en 263b11-12 qui demande plus volontiers περί et le génitif, là où εἶναι,
partant ὄντα et οὐκ ὄντα, demande περί et l’accusatif. Il n’est donc, linguistique-
ment, nullement exclu que les remarques sur la quantité d’être et de non-être
περὶ ἕκαστον aient pour fonction de décrire la situation ontologique à laquelle
sont confrontés les énoncés vrais et faux περὶ τινος, par exemple relatifs à
Théétète.
Quant au problème de l’inexactitude de la citation, notre réponse est que
cette inexactitude n’est, au fond, pas problématique. Si Platon disposait déjà
de tous les instruments nécessaires pour expliquer le fonctionnement des
énoncés et jugements faux en 256e6-7 ou encore au moment où il clarifie le
comportement sémantique de la négation en 257b1-c4, on ne voit pas ce qui
aurait pu l’empêcher d’appliquer ces instruments à ces stades antérieurs de

123 Sur ce raisonnement, voir McDowell (1982), 125 n. 19 et van Eck (1995), 40 n. 34.
124 Voir Crivelli (2012), 252.
310 Chapitre 8

son raisonnement et de régler immédiatement le problème de la fausseté des


énoncés et des jugements125. Quelque chose s’est donc produit entre 256e6-7
et 263b11-12 qui implique, non pas l’extension du domaine auquel s’applique
le constat de 256e6-7 comme on le croit souvent126, mais la suppression d’une
référence aux formes en 263b11-12. D’après notre interprétation, ce « quelque
chose » tient dans le passage d’une analyse des conditions de possibilité du
logos dialectique, selon lesquelles l’entrelacement d’une forme avec le même,
l’autre et l’être individue cette forme qui peut ensuite figurer dans une défi-
nition ou être elle-même définie, à l’analyse des conditions du logos doxique,
dans lequel il est affirmé ou nié qu’un agent signifié par un nom accomplit une
action signifiée par un verbe. Le changement dans l’explicandum éclaire donc
le passage d’une quantification sur les formes (περὶ ἕκαστον τῶν εἰδῶν) à une
quantification sur les agents possibles d’un énoncé ou, peut-être plus généra-
lement, sur les sujets possibles d’un énoncé (περὶ ἕκαστον). Ces sujets possibles,
comme d’ailleurs les prédicats qui s’y appliquent, peuvent bien avoir une cer-
taine généralité, la généralité d’un concept non clarifié dialectiquement, mais
ils ne sont pas, de prime abord, des formes.
Ce passage d’un logos à l’autre a, en outre, une deuxième conséquence
importante qui concerne la quantité de non-être que l’on trouve respective-
ment en 256e6-7 et 263b11-12. Si chaque forme participe de l’autre relativement
à un nombre illimité de formes et n’est donc pas un nombre illimité de formes,
la relation d’altérité qui intéresse à présent l’étranger ne relie pas chaque
agent et un nombre illimité d’actions, mais relie un certain nombre d’actions
et toutes les actions attribuées à un agent donné. Seules ces actions autres que
toutes celles attribuées à un agent sont des « non-êtres pour lui ». Par exemple,
voler, mais pas être assis, est autre que toutes les actions accomplies par
Théétète d’après les interlocuteurs du Sophiste. Ainsi, voler, mais pas être assis,
est un « non-être à propos de Théétète ». La quantité de non-être à propos de
chaque chose en 263b11-12 n’est plus a priori illimitée (ἄπειρον πλήθει) comme
elle l’était à propos de chaque forme en 256e6-7, elle est simplement multiple
(πολλά).

4.3 La généralité des explications fournies par l’étranger


Pour clôturer cette étude des énoncés vrais et faux, nous voudrions insister sur
la généralité de la description offerte par l’étranger, et ce à différents niveaux.

125 Comme le fait remarquer van Eck (1995), 43 n. 41.


126 Voir par exemple Owen (1971), 260 et la critique de son explication par McDowell
(1982),124 n. 18.
Enoncés et jugements faux 311

Tout d’abord, l’étranger a laissé entendre il y a peu (262c2-7) qu’un énoncé


(un logos formé d’un nom et d’un verbe) fait voir (δηλοῖ) l’action ou l’inaction
d’un sujet agissant. Cette remarque suggère que les multiples êtres et non-êtres
relatifs à chaque sujet agissant (263b11-12) comportent aussi bien des actions
que des inactions, aussi bien des verbes que la négation de ces verbes. Ainsi,
non seulement l’action voler, mais également l’inaction non-assis est un
non-être à propos de Théétète. Dans cette hypothèse, parmi les non-êtres
qu’un énoncé faux affirme comme étant (263b9) figurent, par conséquent, des
expressions formées par un verbe et une négation, des inactions. Par exemple,
l’énoncé faux « Théétète est non-assis » affirme comme étant un non-être à
propos de Théétète, à savoir l’inaction non-assis. Or « Théétète est non-assis »
peut être conçu comme la version platonicienne d’un énoncé négatif faux. Par
conséquent, dans la mesure où les énoncés négatifs sont analysés par Platon
sous la forme « x est non-y », la description offerte par l’étranger est assez géné-
rale pour rendre compte des énoncés négatifs faux127, contrairement à ce qui
est parfois soutenu par les commentateurs128.
Un autre signe de la volonté qui anime l’étranger de fournir une description
générale de la fausseté des énoncés peut être extrait de la réplique qui résume
et clôture sa réflexion. À ce niveau (263d1-4), il déclare qu’un énoncé faux est
une synthèse de noms et de verbes dans laquelle sont énoncées « des choses
autres comme les mêmes et des non-êtres comme étant ([…] θάτερα ὡς τὰ αὐτὰ
καὶ μὴ ὄντα ὡς ὄντα […], 263d1-2) » L’enjeu interprétatif soulevé par cette conclu-
sion consiste à déterminer si la seconde partie qu’elle comporte est censée
éclairer la première ou, en termes linguistiques, si καί doit être pris en l’occur-
rence comme épexégétique129. La seconde partie de la conclusion, celle d’après
laquelle, dans un énoncé faux, « des non-êtres sont énoncés comme étant »,
reprend manifestement tout ce qui vient d’être dit sur l’énoncé faux (voir en
particulier 263b9). Cependant, dans la première partie de la conclusion, celle
d’après laquelle, dans un énoncé faux, « des choses autres sont énoncées
comme les mêmes », la notion de « même » réapparaît alors qu’elle n’a pas été
une seule fois mentionnée dans l’explication de la fausseté des énoncés130 (en
particulier, elle brille par son absence en 263b7). Cette apparition non préparée

127 Nous sommes en accord sur ce point avec Frede (1967), 52-53 et Crivelli (2012), 258.
128 Par exemple Keyt (1973), 287 et McDowell (1982), 122, 133 n. 35. À la différence de ce qu’il
avait fait plus haut dans le dialogue (en 240e1-241a2, voir chapitre 5, Jugements et énoncés
faux), l’étranger englobe ici la fausseté négative et affirmative sous une seule et même des-
cription, à savoir « dire des non-êtres comme étant à propos de x ».
129 En faveur de cette dernière proposition, voir Szaif [1996] (1998), 493 ; Fronterotta
(2013), 216.
130 Comme le fait remarquer Crivelli (2012), 248.
312 Chapitre 8

par tout ce qui précède de la notion de « même » suggère, nous semble-t-il,


que l’étranger, dans la première partie de sa conclusion, ajoute quelque chose
qui n’est pas expliqué par la seconde. Mais que peut-il bien vouloir ajouter ?
Notre hypothèse est la suivante : pour couvrir tout type d’énoncé faux à pro-
pos de Théétète, l’étranger se réfère ici au phénomène de méprise (d’allodoxie)
qui conduit à traiter des individus différents (θάτερα), par exemple Théétète et
Théodore ou Icare, comme s’ils étaient identiques (ὡς τὰ αὐτά)131. On objec-
tera sans doute qu’il n’est jamais question de ce type d’énoncés faux dans tout
le raisonnement qui précède132. À cela, il convient d’abord de répondre qu’il
n’y est pas non plus question du même. Ensuite, on relèvera l’insistance avec
laquelle, dans l’intervalle (263c1-12) qui sépare la description de la vérité et de
la fausseté des énoncés de la phrase conclusive que nous examinons, l’étranger
note que « Théétète vole » porte sur quelque chose et que ce quelque chose
est Théétète et personne d’autre (voir spécifiquement 263c7). Il est vrai qu’une
telle insistance est sans doute motivée par la volonté d’assurer que « Théétète
vole » et « Théétète est assis » portent bien sur le même sujet et que, partant,
la fausseté de « Théétète vole » n’est pas soluble dans la vérité d’un énoncé sur
un autre sujet que celui que comporte « Théétète est assis »133. Cependant, elle
révèle peut-être également sa crainte de voir quelqu’un tenter de substituer
à Théétète un autre sujet, un Icare ou un Théétète onirique, pour lequel l’ac-
tion de voler ne serait pas un non-être (pour un Théétète volant en rêve, voir
Théétète 158a8-b4). Une telle substitution aurait pour effet fâcheux de trans-
former l’énoncé faux proposé par l’étranger en un énoncé vrai, c’est-à-dire de
rendre une fois encore la fausseté impossible. Par conséquent, l’insistance sur
le fait que c’est bien le Théétète qui actuellement dialogue (263a9) et personne
d’autre que l’on dit voler est peut-être une façon de se prémunir contre les phé-
nomènes de méprise qui pourraient transformer un énoncé faux en un énoncé
vrai. Dans ce cas, il y aurait au moins une allusion à ces phénomènes préparant
le terrain pour leur explicitation dans la première partie de la conclusion.
Une synthèse de noms et de verbes qui énonce des choses autres comme
mêmes ou des non-êtres comme étant : voilà donc « ce qui constitue réellement
et véritablement un énoncé faux » (263d4). L’alliance des termes « véritable »
(ἀληθῶς) et « énoncé faux » (λόγος ψευδής) rappelle immanquablement un
échange qui a eu lieu la veille entre Théétète et Socrate, en Théétète 189b12-d4,

131 Voir Dixsaut (2000), 284. Une solution similaire, mais qui met en jeu des énoncés défini-
tionnels au sujet des formes, est défendue par Crivelli (2012), 248.
132 Objection présente chez Szaif [1996] (1998), 493-494.
133 D’après une version de l’argument de l’antilogia que l’on trouve exposée en Euthydème
285d7-286c9. Sur la façon dont la définition du logos proposée dans le Sophiste permet de
neutraliser cet argument et d’autres arguments apparentés, voir Frede (1992), 414-417.
Enoncés et jugements faux 313

au cours duquel Socrate ironisait sur cet oxymore (« véritablement faux »).
En rappelant l’ironie de Socrate ainsi que certaines difficultés rencontrées
dans le Théétète, cette formule impose un ultime défi à l’explication fournie
par l’étranger sur la fausseté des énoncés : est-elle capable de réussir là où le
Théétète achoppait ? En particulier, l’explication de l’étranger permet-elle
de rendre compte de la fausseté des énoncés arithmétiques purs, comme
« 5+7=11 » (Théétète 195e1-196b4) ? Il nous semble que oui, et selon deux moda-
lités distinctes.
La première suppose d’admettre différents points. Il faut tout d’abord suppo-
ser, comme nous l’avons fait antérieurement134, que les résultats de l’étranger
sur les énoncés composés d’un nom et d’un verbe entendus au sens strict
sont transposables à tout énoncé simple composé d’un sujet et d’un prédicat.
Ensuite, il faut reconnaître, là aussi en accord avec nos propos précédents135,
que même si les formes ne constituent pas, du moins pas avant un travail défi-
nitoire spécifique, le sens immédiatement disponible de ces prédicats ou de ces
sujets, ceux-ci peuvent présenter un certain degré de généralité. Enfin, il faut
admettre que ces sujets et prédicats présentant un degré de généralité peuvent,
sans être pleinement déterminés dialectiquement, c’est-à-dire définis par un
questionnement méthodique et cohérent, être relativement déterminés, non
seulement par l’expérience, la culture et le langage comme nous l’avons sou-
tenu jusqu’ici, mais également par telle ou telle science particulière. Cela étant
admis, la fausseté de « 5+7 = 11 » s’explique aisément : quand nous disons erro-
nément que « 5+7 = 11 », nous affirmons comme étant un non-être à propos de
5+7, en l’occurrence le prédicat « 11 ». Le prédicat « 11 » est un non-être à propos
de 5+7, car il est autre que tous les prédicats attribuables à 5+7 selon les lois de
l’arithmétique et non selon celles de la dialectique. Pour réaliser correctement
la somme de 5 et 7, il n’y a nullement besoin de supposer que 12 soit une forme
à laquelle participe la somme de 5 et 7, ni que celui qui procède à cette opé-
ration ait préalablement défini dialectiquement les nombres ou l’addition
arithmétique, il suffit de connaître l’arithmétique élémentaire et de constater
que 11 est différent de ce qui est attribuable à cette somme.
La seconde explication n’est disponible, semble-t-il, qu’à partir du moment
où l’on accepte que la première partie de la conclusion de l’étranger fait réfé-
rence aux phénomènes de méprise. Dans ce cas, il est possible de soutenir que
l’étranger conçoit « 5+7=11 » comme une méprise où deux choses autres (la
somme de 5 et 7, à savoir 12, d’une part et 11, de l’autre) sont énoncées comme
les mêmes (5 + 7 ou 12 = 11).

134 Voir ci-dessus La définition du logos.


135 Voir ci-dessus La définition du logos.
314 Chapitre 8

Que l’on adopte une explication ou l’autre, les propos de l’étranger pré-
sentent une généralité suffisante pour s’accommoder du défi lancé par Socrate
dans le Théétète136. En outre, on notera que les deux solutions réussissent
en adoptant précisément le programme préconisé par Socrate en Théétète
200c7-d2 qui requérait d’examiner la science avant l’opinion fausse, à condi-
tion du moins d’entendre ici « science » au sens strict de la science dialectique
(Socrate lui-même, en République VII, 533c7-d6, fait allusion à ce sens strict du
terme « science »).
En effet, d’une part, l’ultime objection de Socrate, exposée en Théétète
199c7-d8, contre l’explication de la fausseté de « 5+7 = 11 » en termes de méprise
perd de sa force quand la nature de la dialectique est clarifiée. La fausseté et
l’ignorance ne pourront jamais provenir du savoir au sens strict, car le savoir
dialectique ne consiste pas à juger ou à énoncer vraiment ou faussement,
mais à définir de façon cohérente les termes impliqués dans ces jugements et
dans ces énoncés137. D’autre part, si l’on a pu montrer qu’il est possible, mal-
gré l’argument offert par Socrate dans le Théétète (188d3-189b6), d’énoncer
ou de juger le non-être, c’est bien seulement après avoir examiné les condi-
tions de possibilité de la science dialectique. Dans le chapitre précédent, nous
avons vu en effet que la preuve du mélange partiel entre les genres duquel naît
le logos dialectique est inséparable d’une clarification du sens de la négation
et du non-être comme altérité. Or c’est cette clarification du sens du non-être
comme altérité qui permet, quand le non-être ainsi conçu est transféré aux
prédicats ou aux verbes contenus dans des énoncés, de rendre compte de la
fausseté de ces énoncés, ainsi d’ailleurs que de la fausseté des opinions ou juge-
ments, comme nous allons le montrer à présent.

5 La fausseté des opinions et des apparences

La stratégie adoptée par l’étranger pour démontrer que les opinions et les
apparences peuvent être fausses est d’une grande simplicité et d’une grande
élégance formelle. Le principe argumentatif est le suivant : si un phénomène
x est possible pour une entité y donnée, alors ce phénomène x est également

136 Pour un avis exactement contraire, voir Rudebusch (1990).


137 Peut-être objectera-t-on qu’une erreur de calcul peut toujours se produire malgré la
possession d’une science non pas dialectique, mais arithmétique. À cela, il convient de
répondre que, pour Platon, il n’y a probablement pas plus de mauvais arithméticien que
de mauvais médecin : qui se trompe dans un compte ou soigne mal n’agit tout simplement
pas, au moment où il se trompe dans son compte ou soigne mal, en tant qu’arithméticien
ou médecin (République I, 340d1-341a4 avec 342b3-6).
Enoncés et jugements faux 315

possible pour toute entité z qui présente une structure similaire à y. Comme
la fausseté est possible pour un énoncé (un logos), si l’on parvient à montrer
que l’opinion ou le jugement (la doxa) et l’apparence (la phantasia) présentent
une structure similaire à un énoncé, alors, en vertu du principe que l’on vient
d’exposer, la fausseté dans l’opinion et l’apparence est possible.
Pour parvenir à ce résultat, l’étranger va fournir une série de définitions
« abrégées », c’est-à-dire qui ne sont pas pleinement élaborées dialectique-
ment, mais qui permettent à la recherche de se poursuivre138. En écho à d’autres
passages fameux des dialogues (Théétète, 189e4-190a8 ; Philèbe 38e1-5), la pen-
sée (διάνοια) est conçue comme « un dialogue (διάλογος) intérieur et silencieux
de l’âme avec elle-même » (263e3-5)139. L’« énoncé » (λόγος), quant à lui, est
« le courant qui émane de la pensée et sort par la bouche en émission vocale »
(263e7-8)140, comportant « affirmation et négation » (φάσις τε καὶ ἀπόφασις)
(263e10-13). Or l’opinion ou le jugement (δόξα141) n’est rien d’autre que cette
affirmation ou cette négation, mais faite en silence dans l’âme et conformé-
ment à la pensée (264a1-2). Enfin, l’apparence (φαντασία) est une opinion
qui se présente, non par elle-même, mais par l’intermédiaire de la sensation
(264a4-6).
Cette série de définitions offre le résultat espéré. Comme la pensée est un
dialogue de l’âme avec elle-même s’achevant (ἀποτελεύτησις, 264b1) dans une
opinion, qu’une opinion comporte une affirmation et une négation comme un
énoncé, et qu’une apparence est un mélange d’opinion et de sensation, la pen-
sée, l’opinion et l’apparence présentent une structure similaire aux énoncés. Or
les énoncés peuvent être faux. Donc la pensée, les opinions et les apparences
peuvent l’être également (264a8-b4). Conclusion à laquelle Théétète donne
finalement son assentiment (264b5).
Une série de points importants pour l’intelligibilité générale de notre inter-
prétation peuvent être extraits de ces différentes définitions et de la conclusion
à laquelle elles permettent d’aboutir.
Tout d’abord, l’étranger considère que la pensée elle-même, et pas seule-
ment l’opinion et l’apparence, peut être fausse (voir 263d6-8 et 264a8-b4). On

138 Voir ci-dessus La distinction entre logos dialectique et logos doxique et chapitre 2, La divi-
sion des techniques.
139 Traduction Diès [1923] (1955), 383.
140 Traduction Diès [1923] (1955), 383 modifiée : ἐκείνης en 263e7 ne renvoie sans doute pas
à τῆς ψυχῆς en 263e4 (comme le croit par exemple Mouze (2020), 58 n. 12), mais au nom
féminin qui précède immédiatement : διάνοια (263e5), voir Théétète 206d1-2 ; Teisserenc
(2012), 159 n. 1.
141 Pour rappel (voir n. 50), nous considérons que le jugement et l’opinion sont les faces
logiques et psychologiques d’un même acte. Sur cette question, voir Dixsaut (2000), 58.
316 Chapitre 8

pourrait trouver cette conclusion surprenante dans la mesure où la pensée,


d’après les définitions abrégées fournies par l’étranger, présente moins une
similarité structurelle avec un énoncé, un λόγος, qu’une identité structurelle
avec un dialogue, un διάλογος. L’étranger joue-t-il sur les mots ? Nous ne le
pensons pas, car si un dialogue comporte des questions, il est bien sûr éga-
lement constitué de réponses dans lesquelles quelque chose est affirmé ou
nié, c’est-à-dire énoncé. En Théétète 190a1-2, il est dit que l’âme « s’adresse à
elle-même les questions et les réponses, passant de l’affirmation à la négation »
([…] αὐτὴ ἑαυτὴν ἐρωτῶσα καὶ ἀποκρινομένη, καὶ φάσκουσα καὶ οὐ φάσκουσα)142.
Quand le dialogue intérieur de l’âme avec elle-même qu’est la pensée cesse
de reprendre interrogativement une réponse que l’âme s’est faite, quand ce
dialogue « s’achève » (ἀποτελεύτησις, 264b1), il se transforme en une opinion
qui peut être vraie ou fausse. À ce titre, c’est-à-dire en isolant les différentes
étapes affirmatives et négatives qu’elle comporte, la pensée peut être fausse143.
D’ailleurs, rien n’indique que le dialogue de l’âme avec elle-même dont il est ici
question soit méthodiquement conduit en divisions successives. Si le dialogue
de l’âme avec elle-même est bien une condition nécessaire du philosopher, ce
n’en est pas une condition suffisante. Platon ménage certainement une place
pour une pensée infra-philosophique pouvant être vraie ou fausse dans le
sens qui vient d’être indiqué. Pour que la pensée se mue en dialectique, il faut
encore que le dialogue de l’âme avec elle-même soit méthodiquement conduit
selon les règles naturelles de la division et que cette conduite méthodique
apporte cohérence et vérité au processus de la pensée ainsi qu’à son produit,
la définition de l’objet de l’enquête dialectique. Après tout, si Platon écrit ici
que la pensée peut être fausse, il n’affirme nullement que le noûs lui-même
pourrait l’être144.
Ensuite, deux choix interprétatifs effectués au cours des sections précé-
dentes se voient justifiés par les définitions de l’énoncé et de l’opinion que l’on
trouve à ce niveau du texte.
Premièrement, on notera que la similarité structurelle entre énoncé (λόγος)
et opinion (δόξα) n’est pas fondée sur la présence d’un nom et d’un verbe dans
les opinions, mais, plus généralement, sur la présence d’une affirmation ou
d’une négation dans tout énoncé et dans toute opinion. Cette absence de réfé-
rence aux verbes et aux noms à ce niveau pourrait suggérer que Platon est prêt
à adopter un point de vue plus général que celui qu’il avait adopté jusqu’ici.
Dans cette hypothèse, il serait prêt à étendre les résultats obtenus à propos de

142 Traduction Diès (1924), 229.


143 Comparer Notomi (1999), 260-261.
144 Sur ce dernier point, voir Delcomminette (2000), 135-136 n. 117.
Enoncés et jugements faux 317

la fausseté d’un énoncé composé d’un nom et d’un verbe désignant un agent
et une action conçus au sens strict à toute opinion et tout énoncé comportant,
d’une part, un composant à propos duquel quelque chose est affirmé ou nié et,
d’autre part, ce quelque chose même qui est affirmé ou nié silencieusement ou
vocalement. Si c’est exact, Platon concéderait finalement qu’un locuteur décla-
rant, par exemple, « Σωκράτης μὴ μέγας » (« Socrate est non-grand ») énonce
bien quelque chose, en dépit du fait que cet énoncé ne comporte pas d’action
au sens strict (« non-grand » n’est pas une action au sens strict, mais est bien
affirmé de Socrate). Alternativement, il est également possible que l’étranger,
malgré les exemples qu’il fournit, donnait d’emblée un sens large aux indica-
teurs vocaux et aux choses que ces indicateurs désignent, les rapprochant par
là d’un sujet et d’un prédicat qualifiant ce sujet145.
Deuxièmement, s’il est parfaitement vrai que le mouvement de l’argumen-
tation va du domaine du logos à celui de la doxa, de la fausseté des énoncés
à celle des opinions plutôt que l’inverse, il est cependant vraisemblable que,
d’un point de vue génétique, l’affirmation ou la négation silencieuse dans
l’âme précède le plus souvent son extériorisation vocale dans un énoncé. En
tout cas, en Philèbe 38c2-e5, c’est à partir de la formation de l’opinion que se
conçoit l’énonciation plutôt que l’inverse146. D’après ce point de vue génétique,
le logos est l’expression vocale d’une doxa silencieuse : pour faire court, c’est un
logos doxique. Ce point peut d’ailleurs appuyer le précédent : si toute opinion
ou tout jugement doit pouvoir être exprimé vocalement dans un énoncé, alors,
comme il existe très vraisemblablement des jugements qui ne concernent pas
des actions (par exemple, « 5 + 7 = 11 » ou « Socrate est non-grand »), il est pro-
bable qu’il y ait des énoncés qui ne comportent pas de verbe ni ne concernent
une action ou du moins que le terme « action » ait un sens assez large pour
permettre aux énoncés d’exprimer tout type de jugement ou d’opinion. En tous
les cas, l’étiquette « logos doxique » choisie pour contraster l’énoncé et la défi-
nition se voit justifiée non seulement par l’existence d’un lien structurel entre
le logos et la doxa, à savoir la présence d’une affirmation ou d’une négation
dans les énoncés et les opinions, mais également par la priorité génétique de
la doxa sur le logos.
Examinons également de plus près la notion de φαντασία. Celle-ci désigne
une opinion ou un jugement qui se présente par l’intermédiaire d’une sen-
sation (δι’ αἰσθήσεως). Comme l’imagination est une faculté qui s’active
uniquement quand l’objet d’une sensation est absent (voir Philèbe 39b3-c3),

145 Sur cette alternative, voir ci-dessus La définition du logos.


146 Point bien mis en évidence par Stenzel [1931] (1940), 115.
318 Chapitre 8

il semble inopportun de traduire φαντασία par « imagination »147. Le substan-


tif φαντασία est dérivé par Platon du verbe φαίνεται (cf. 264b1 avec 264a6) qui
signifie « il apparaît ». La traduction la plus naturelle de φαντασία est donc
« apparence »148. La notion d’apparence (φαντασία) ne doit pas être confon-
due avec celle de phantasme (φάντασμα). Alors que la seconde désigne un type
d’image, la première désigne un type d’opinion ou de jugement dont le sujet
est empirique et qui, comme toute opinion et tout jugement, peut être vrai ou
faux149. Par exemple, dans le cadre doublement fictif du Philèbe (38c5-d11), le
jugement empirique (ou perceptif) « ceci, sous cet arbre, est un homme » est
une apparence vraie, tandis que, dans le même contexte, le jugement empi-
rique « ceci, sous cet arbre, est une statue » est une apparence fausse. Par
contraste, un phantasme est un type d’image qui, comme toute image dans
le Sophiste, suscite l’illusion qu’il est le modèle qu’il représente. À ce titre, un
phantasme est toujours faux150.
Enfin, ce dernier élargissement des résultats sur la fausseté des énoncés et
des jugements aux apparences peut paraître troublant de prime abord. En effet,
nous savons que le sophiste produit des images verbales (des εἴδωλα λεγόμενα,
voir 234c5-6) fausses qui se font passer pour vraies. Ses victimes, d’autre part,
jugent que ces images verbales fausses sont vraies. Par conséquent, il semble
que jugements et énoncés, doxai et logoi faux suffisent pour rendre compte
de l’activité du sophiste et de ses effets. Pourquoi, dès lors, s’embarrasser à
transférer ces résultats à la notion d’apparence, de jugement se présentant par
l’intermédiaire d’une sensation ?
Pour le comprendre, il faut réaliser que le danger posé par les images ver-
bales du sophiste ne provient pas seulement du fait qu’elles se font passer pour
vraies, mais surtout du fait que la vérité présumée de ces images implique que

147 Comme y insiste à juste titre Cornford (1935), 319-320. Parmi les traducteurs francophones,
Diès [1923] (1955), 384 traduit par « imagination », Robin (1950), 331 propose entre guil-
lemets « représentation imaginative » et Cordero (1993), 198 « illusion ». Cette dernière
traduction n’est pas meilleure que les deux premières : la phantasia, comme d’ailleurs la
doxa ou le logos, est parfois (ἐνίοτε, 264b4) fausse, elle n’est pas tout le temps illusoire. Par
ailleurs, il ne nous semble pas que le texte offre une base suffisante pour interpréter la
phantasia à partir de la notion kantienne d’imagination productrice comme le propose
Teisserenc (2012), 162 n. 1.
148 Voir par exemple les traductions de White (1993), 60 ; Centrone (2008), 231 ; Ledesma
(2009), 222 ; Crivelli (2012), 260. La traduction de phantasia par « représentation » (adop-
tée par Mouze (2019), 187-188) est bonne, mais ne conserve pas le lien étymologique, sur
lequel Platon insiste, avec le verbe φαίνεται (« il apparaît »).
149 Voir Movia (1991), 459-460 ; Notomi (1999), 252 ; Crivelli (2012), 260.
150 Pour une explication détaillée de la façon dont les copies et les phantasmes sont faux, voir
ci-dessus La nouvelle tâche à venir et chapitre 4, La différence entre production de copies et
production de phantasmes.
Enoncés et jugements faux 319

ceux qui y sont exposés adhèrent à leurs contenus doxiques. Par exemple, si
un sophiste présente la justice comme l’intérêt du plus fort (voir la définition
de la justice proposée par Thrasymaque en République I, 338c1-2) et que cette
image fausse de la justice parvient à se faire passer pour vraie auprès d’un audi-
toire, alors les membres de cet auditoire adoptent du même coup l’opinion
selon laquelle la justice est l’intérêt du plus fort, puisqu’ils ont été persuadés
de la vérité de cette opinion. Jugeant de cette façon, ils se mettent à concevoir
leur expérience de cette façon et à déterminer tout ce qui leur apparaît, tous
les comportements qu’ils observent à la lumière de cette opinion sur la jus-
tice. Or ce processus de transformation des apparences peut se répéter pour
n’importe quel prédicat à valeur morale, esthétique ou scientifique, puisque le
domaine de compétence du sophiste est prétendument universel (232b11-e5).
Ultimement, la véritable menace posée par le sophiste est donc moins de se
faire passer pour un savant que de transformer la vision du monde de ceux
qui l’écoutent et qui sont dupes de ses images. Sous l’emprise des sophistes, le
monde commence à apparaître de manière, pour ainsi dire, sophistique. En
ce sens, le sophiste est bien le maître des apparences que l’étranger décrivait
avant de basculer dans le paradigme de la mimétique (233c10-11151). Mais, en
parvenant à garantir la possibilité de l’apparence fausse, l’étranger rend pos-
sible la sophistique dans sa dimension la plus radicale, celle qui interfère le
plus profondément et erronément avec notre expérience. Cette possibilité
inhérente à la sophistique de contaminer les apparences confirme d’ailleurs un
point essentiel de ce chapitre : le sens des prédicats que nous mobilisons pour
déterminer le monde qui nous apparaît dépend de l’éducation, de la culture
et du langage que nous recevons ; or éducation, langage et culture ne sont
pas toujours le fruit d’un travail dialectique, mais peuvent malheureusement
être emprunts de, sinon entièrement corrompus par la sophistique. C’est bien
pourquoi retirer l’éducation aux sophistes pour la donner aux philosophes est
un enjeu aussi important pour Platon, dans la République bien sûr et avant
tout, mais aussi dans le Sophiste (cf. 234b5-e7152).

6 Conclusion

Pour conclure et afin de préparer au mieux l’assaut final sur le sophiste, il


convient de retracer rétrospectivement les grandes lignes argumentatives qui
constituent le cœur du dialogue.

151 Sur l’ambiguïté de l’expression δοξαστικὴ ἐπιστήμη, voir chapitre 4, De l’antilogique à l’ap-
parence de science.
152 Et chapitre 4, Le basculement vers la mimétique.
320 Chapitre 8

Le sophiste prétend être capable de contredire sur tous les sujets. Pourtant, il
est impossible pour un homme de tout savoir. Il y a donc au moins un cas où le
sophiste débat sans savoir de quoi il parle. Par conséquent, le principe de son art
et de son succès ne peut être la connaissance des sujets dont il débat, mais seu-
lement une apparence de connaissance. L’apparence cependant, en tant qu’elle
est un type de jugement, est certes parfois fausse, mais elle peut également être
vraie. Qui plus est, en faisant du sophiste le possesseur d’une apparence de
science, on risque de se voir rétorquer que le sophiste, pour apparaître savant,
doit bien posséder une science de l’apparence. L’étranger opère donc un bas-
culement de paradigme : de l’acquisition, il passe à la production. D’éristique
avide de gain, le sophiste devient un producteur d’images et particulièrement
de phantasmes verbaux. Or le concept d’image est fondamentalement relié à
la notion de fausseté : chaque image suscite l’opinion perceptive fausse qu’elle
est le modèle qu’elle imite. Les phantasmes verbaux du sophiste sont donc non
seulement des énoncés faux, mais encore des images d’énoncés vrais qui se font
passer, auprès de leurs victimes, pour des énoncés vrais. En outre, nous venons
de voir que ces phantasmes transforment finalement l’expérience même de
ceux qui y sont exposés en affectant durablement la façon dont ils déterminent
ce qui leur apparaît. Si l’activité du sophiste implique la possibilité de dire le
faux, l’efficacité de cette activité, quant à elle, présuppose donc que les audi-
teurs des sophistes puissent juger faussement que leurs énoncés sont vrais et,
plus généralement, puissent juger faussement au sujet de leur propre expé-
rience. Or dire le faux et juger faussement revient à dire et juger le non-être ou
encore à dire et juger ce qui n’est pas. La capture du sophiste comme producteur
de phantasmes verbaux requiert donc une explication de la façon dont il est
possible de dire le non-être. Tel est l’objectif du cœur du Sophiste.
Pour y parvenir, l’étranger commence par creuser la conception parmé-
nidienne du non-être comme contraire de l’être, comme rien. Une telle
conception est éminemment problématique à la fois pour les interlocuteurs
du dialogue et pour Parménide lui-même. Pour les interlocuteurs du dialogue,
une telle conception est problématique parce qu’elle aboutit à concevoir le
non-être comme inexprimable, inénonçable, et inexplicable, ce qui rend
du même coup impossible de dire ou de penser le non-être, de dire ou de
penser faussement, donc de capturer le sophiste comme producteur de phan-
tasmes. Mais ce même résultat est tout aussi problématique pour Parménide
lui-même dans la mesure où cette conception ne peut être énoncée sans être
immédiatement contredite : dire du non-être qu’il est inexprimable revient
déjà à l’exprimer. Dans un second temps, l’étranger montre que la situation
n’est pas meilleure pour ceux qui conçoivent mythiquement l’être comme le
tout. Le pluralisme soit aboutit à reconnaître l’être comme une entité sup-
plémentaire et indépendante du tout, ce qui sera finalement la position de
Enoncés et jugements faux 321

l’étranger, soit se résorbe en un monisme détruisant la possibilité même d’avoir


des noms signifiants. Le matérialisme comme l’idéalisme radical ont une vision
trop courte de l’être : le premier doit faire place à de l’incorporel et à la stabilité,
le second au changement.
Pour résoudre toutes ces difficultés, l’étranger rompt avec les identifications
implicites ou explicites de ses prédécesseurs entre, d’une part, le non-être et le
rien et, de l’autre, l’être et le tout. Être et non-être ne sont pas tout et rien, ils
sont des genres parmi la multiplicité des genres que peut poser l’intelligence
du dialecticien. C’est seulement grâce à cette transformation que les interdits
de l’ontologie parménidienne peuvent être dépassés. En effet, l’être, comme
n’importe quel genre disposant de sa propre nature, est autre que tous les
autres genres. À ce titre, il n’est pas ces genres et participe donc au non-être. En
outre, comme la négation ne signifie pas le contraire, mais l’altérité, le non-être
ne désigne pas une contradiction inexprimable avec l’être, mais l’altérité par
rapport à l’être de telle ou telle détermination. Mieux, le non-être est l’altérité
par rapport à l’être de telle ou telle détermination. Toutefois, d’après cette solu-
tion, l’être, en tant qu’il est autre que les autres et l’autre, en tant qu’il est autre
qu’être tel ou tel, se mélangent l’un à l’autre tout en pénétrant tous les genres.
Par conséquent, cette solution présuppose fondamentalement le principe
d’un mélange des genres les uns avec les autres. En vue d’établir la validité de
cette supposition, l’étranger, sous le prétexte de l’interdiction de la prédication
ordinaire par les tard-venus, examine si l’un et le multiple peuvent communi-
quer dans les mélanges. L’impossibilité de tout mélange est encore une thèse
auto-réfutative, tandis que le mélange de tout avec tout selon tous les rapports
abolit les contraires : la possibilité du mélange partiel est donc établie. Ce prin-
cipe est ensuite successivement appliqué aux domaines des lettres et des sons,
ce qui permet de démontrer la nécessité de recourir à une science pour déter-
miner quels éléments d’un domaine consentent à se mélanger. Par induction,
le même constat est tiré pour le mélange partiel dans le domaine des genres où
cette science s’appelle la dialectique. Ainsi, le mélange des genres conditionne
non seulement le dépassement de l’ontologie parménidienne, mais égale-
ment la philosophie elle-même ou du moins une de ses modalités, à savoir
la possibilité de donner le logos dialectique de quelque chose d’indéterminé
en remplaçant son nom par un entrelacement d’idées qui l’isole de toutes les
formes avec lesquelles cette chose présente une certaine ressemblance. Mais
après avoir découvert le philosophe et renversé Parménide, encore faut-il assu-
rer la possibilité des énoncés et jugements faux que présuppose la production
sophistique de phantasmes verbaux.
Pour ce faire, l’étranger utilise sa définition du non-être comme altérité et
l’applique aux énoncés. Il montre que le genre des énoncés, à la différence de
celui des définitions dialectiques, peut être divisé par le couple être/non-être,
322 Chapitre 8

qu’il y a donc des énoncés vrais et d’autres qui sont faux. Plus précisément, le
point par lequel le non-être s’entrelace à un énoncé est le verbe contenu dans
cet énoncé : l’action signifiée par ce verbe n’est pas relativement à l’agent de
l’énoncé au sens où elle est autre que toutes les actions que cet agent accom-
plit, c’est-à-dire, non pas autre que toutes les formes auxquelles cet agent
participe, mais autre que toutes les déterminations appliquées à cet agent par
celui qui prononce cet énoncé ou du moins par ceux qui sont à même d’en
évaluer la vérité. Finalement, les résultats obtenus par l’étranger sur la véri-
fonctionnalité des énoncés sont transférés aux jugements perceptifs et
non-perceptifs en vertu de la similarité structurelle du jugement et de l’énoncé
qui contiennent, chacun, soit une affirmation soit une négation, ce qui signi-
fie, très généralement, qu’ils concernent un sujet relativement auquel quelque
chose est affirmé ou nié.
À la fin de la coque du Sophiste, les sophistes étaient accusés, par l’étranger
et par Théétète, de produire des phantasmes verbaux dont la spécificité est
d’être tenus pour vrais par leurs victimes et de transformer la façon dont la réa-
lité même leur apparaît. En réussissant à démontrer, dans le cœur du Sophiste,
que les apparences, les énoncés et les jugements faux sont possibles, l’étranger
est donc parvenu à établir le fondement à la fois de l’activité sophistique et des
effets que cette activité provoque sur ses victimes. C’est sur cette franche réus-
site que s’achève la partie constructive du cœur du Sophiste.
Chapitre 9

La capture du sophiste

Ayant assuré la possibilité de l’activité sophistique en démontrant la possibilité


des énoncés, des apparences et des jugements faux, l’étranger peut à présent
retourner sans scrupule à la division de la mimétique, et ce afin d’isoler le
sophiste de tous les autres imitateurs. C’est à cette ultime application de la
méthode de division, à la « coque extérieure » du Sophiste selon l’articulation
du dialogue que nous avons suivie jusqu’ici, qu’est consacré le dernier cha-
pitre de ce livre. Il s’agira de déceler la logique à l’œuvre derrière chacune des
coupures ou divisions effectuées par l’étranger et de les relier à l’architecture
générale du dialogue. Mais avant de se plonger dans le détail de ces divisions
(265a10-268c4), il convient d’être attentif aux remarques de transitions propo-
sées par l’étranger (264b11-265a9) dans la mesure où elles recèlent, elles aussi,
de précieuses informations sur certaines notions capitales pour le sens général
du Sophiste.

1 Transition, ou : de l’utilité d’avoir une bonne mémoire


pour philosopher

L’étranger commence par en appeler au courage de Théétète (264b11). Cet


appel n’est pas seulement un encouragement formel et désincarné, mais il
fait écho (τοίνυν, 264b11) à la célérité avec laquelle l’étranger vient d’opérer la
transition entre, d’une part, l’établissement des conditions de possibilité du
logos dialectique et, de l’autre, la démonstration de la possibilité de la faus-
seté du logos doxique et des phénomènes cognitifs qui lui sont apparentés. La
définition du non-être comme altérité découverte pendant le coup de force
de l’étranger permettait de mettre en évidence et de comprendre, plus aisé-
ment que Théétète ne le craignait (261a5-b3), la nature du lien entre le logos et
le non-être1. De même, il est à espérer que l’ultime définition du sophiste ne
présente plus d’obstacles semblables à ceux qui se sont élevés précédemment
sur notre route. Et cet espoir fonde à son tour le courage dont Théétète doit
se munir d’après l’étranger. Le courage, comme d’ailleurs l’audace (258b10),
semblent être tenus pour des vertus indispensables à l’éducation dialectique.
On peut supposer qu’en miroir, les sophistes n’insistent pas sur ces vertus et

1 Voir chapitre 8 ci-dessus.

© Nicolas Zaks, 2023 | doi:10.1163/9789004533080_011


324 Chapitre 9

qu’elles ne constituent pas les fondements de l’« éducation » qu’ils se targuent


de fournir. Chez eux, tout se donne non pas aux courageux et aux audacieux,
mais seulement à ceux qui ont les moyens de les rémunérer. C’est en tout cas
un trait saillant des cinq premières définitions, dans lesquelles l’argent et la
transaction financière jouent systématiquement un rôle2.
En plus du courage et de l’audace, il existe une autre qualité philosophique
incontournable : la mémoire, l’anamnèse. En l’occurrence, le dialecticien doit
faire appel à sa mémoire afin de se ressouvenir des développements antérieurs
de la discussion. Il s’agit d’abord de se ressouvenir des divisions dialectiques
déjà effectuées (264c1-2), à commencer par celle de la production d’images en
productions de copies et de phantasmes (264c4-6). Il faut ensuite se souvenir
des difficultés rencontrées : la première était relative à l’étape thétique de la
division, c’est-à-dire à la possibilité de déterminer si le sophiste est un produc-
teur de copies ou de phantasmes (264c7-9 ; cf. 235d2-3, 236c9-10), la seconde
aux notions d’images, de copies et de phantasmes elles-mêmes dont la dispo-
nibilité est conditionnée par l’existence de la fausseté (264c10-d3 ; cf. 260c6-10,
260d8-e3). Plus loin dans ce chapitre3, nous montrerons que la première de
ces difficultés cesse d’en être une quand la seconde est résolue. En attendant,
l’étranger semble clairement considérer la seconde difficulté comme résolue4 :
puisqu’il est possible d’énoncer et de juger faussement, « des imitations des
êtres » (μιμήματα τῶν ὄντων) ainsi qu’un « art de la tromperie » (τέχνη ἀπατη-
τική) deviennent possibles (264d4-7). Cette courte séquence mérite un temps
d’arrêt, car elle contient de nombreux indices sur la place des images dans
le Sophiste.
On remarquera tout d’abord que toute « imitation des êtres », tout type
d’image, y compris les copies (voir εἰκών, 264c12), est associé à l’art de la trom-
perie et à la fausseté. Dans les chapitres précédents de cet ouvrage, nous avons
supposé que le lien intrinsèque entre l’image et la fausseté correspond à l’« illu-
sion mimétique » suscitée par toute image, c’est-à-dire l’apparence fausse
selon laquelle une image est le modèle qu’elle imite5. Comme tout le concept
d’image, partant celui de copie, semble caractérisé par la fausseté de cette
illusion mimétique, il est difficile de faire des logoi dialectiques des copies de

2 Voir 223a5, pour la première définition et 225d1-2, 225e1-5 pour la cinquième. Quant aux deu-
xième, troisième et quatrième définitions, elles dérivent toutes de l’échange commercial, cf.
223c10.
3 Voir ci-dessous La production de copies et de phantasmes.
4 En accord avec Campbell (1867), 181.
5 Voir chapitre 4, La différence entre production de copies et production de phantasmes et cha-
pitre 8, La nouvelle tâche à venir.
La capture du sophiste 325

l’intelligible6. En particulier, il ne semble nullement nécessaire de considérer


que ces logoi dialectiques doivent refléter, correctement s’ils sont des copies
et incorrectement s’ils sont des phantasmes, une réalité intelligible complexe
qui leur préexiste. Bien entendu, il est indéniable que l’être de l’idée, de la
forme elle-même n’est pas le produit du dialecticien qui ne fait que la poser
(cf. par exemple l’usage de τίθεσθαι en République X, 596a5-9 et d’ὑποθέμενος
en Phédon, 100b1-7, mais aussi de τιθείς dans le Sophiste 250b8-9), mais rien
n’empêche pourtant de considérer que le logos de cette idée, c’est-à-dire le
déploiement temporel de son essence, soit produit et constitué par le dialec-
ticien sans se fonder sur un modèle préexistant. Une considération extérieure
au Sophiste peut venir appuyer et éclairer cette suggestion interprétative de
prime abord surprenante. Dans le Phédon, Socrate explique clairement que
les idées, les formes sont incomposées (ἀσύνθετα, Phédon 78c6-7). Ce constat,
que l’on estime parfois difficile à accorder avec l’ontologie proposée dans le
Sophiste, est au contraire parfaitement consonnant avec la communauté des
formes dès que l’on fait découler la constitution de l’essence d’une idée de l’ac-
tivité dialectique elle-même. Par exemple, si l’idée du pêcheur à la ligne, du
sophiste ou du non-être sont incomposées en elles-mêmes, leur déploiement
dialectique, leur logos respectif est pour nous nécessairement constitué par le
mélange d’autres formes. Dans ce cas, un logos dialectique n’est pas une image
reflétant la complexité préalable du monde des formes, mais la constitution
temporelle d’une idée incomposée en elle-même7. En tous les cas, la thèse
selon laquelle les logoi dialectiques ne sont pas des images de l’intelligible s’ac-
corde particulièrement bien avec la caractérisation de la dialectique que l’on
trouve dans la République d’après laquelle cette science procède sans image
(République VI, 510b7-8).
Peut-être objectera-t-on que ces réflexions ne permettent pas de rendre
compte du statut des dialogues platoniciens eux-mêmes. Ne sont-ils pas, eux
aussi, des imitations de conversations philosophiques (fictives ou réelles, peu
importe ici) ? Si oui, ne sont-ils pas, eux aussi, intrinsèquement trompeurs ?
Si l’on se fie à la façon dont les images sont envisagées dans le Sophiste, la
réponse à cette dernière question semble bien être positive. Cependant, on
peut suspecter la possibilité d’un usage positif de certaines images. À l’instar

6 Comme tendent à le faire Notomi (1999), 155 ; Teisserenc (2012), 48 et Mouze (2020), 153-155.
7 Notons toutefois que le déploiement dialectique d’une forme n’altère pas son unité ni ne
la rend divisible ou altérable, puisque l’entrelacement de formes qui reprend les résultats
de la méthode de division est censé être équivalent à l’idée simple et unique qui devait être
définie, voir ci-dessous Récapitulatif. À ce titre, l’entrelacement d’idées clôturant l’applica-
tion de la méthode de division semble être lui-même considéré comme une idée, une forme
indivisible et inaltérable.
326 Chapitre 9

des géomètres qui tracent des figures afin de raisonner non sur ces dessins sen-
sibles eux-mêmes, mais sur les figures géométriques intelligibles auxquelles
ces dessins peuvent leur permettre d’accéder8, il est possible que le dialogue
mimétique platonicien soit construit de telle sorte qu’il conduise in fine à
son propre dépassement vers la question philosophique même qu’il met en
mouvement. La tradition interprétative suscitée par les dialogues depuis plus
de deux mille ans ne manque pas de confirmer cette impression. Mais quel
type d’image doit être le dialogue platonicien pour susciter ce dépassement ?
Pour annuler le mécanisme de l’illusion mimétique et permettre au spectateur
d’accéder au modèle imité, il paraît clair que l’image mimétique doit respec-
ter les caractéristiques de son modèle plutôt que les tronquer pour apparaître
ressemblante et belle, c’est-à-dire qu’elle doit véritablement ressembler à son
modèle et non pas seulement apparaître lui ressembler. En un mot, si le dia-
logue platonicien doit permettre d’accéder au modèle qu’il imite, à la question
philosophique débattue, alors il doit être une copie plutôt qu’un phantasme.
En ce sens et en ce sens seulement, le philosophe écrivant des dialogues peut
être qualifié de « producteurs de copies »9. Encore une fois cependant, pour
les raisons fournies dans le paragraphe précédent, il ne nous semble pas que les
logoi des idées produits par l’étranger, puis reconstruits et intériorisés par l’in-
terprète du dialogue, soient eux-mêmes des copies de l’intelligible.
Que l’on accepte ou non cette façon d’accorder les réflexions de l’étran-
ger sur l’image avec la propre pratique mimétique de Platon, il n’en reste pas
moins que la façon dont l’étranger fait directement dépendre la disponibilité
des images, des « imitations des êtres », de la possibilité de juger faussement
et d’énoncer quelque chose de faux (264d4-7), suggère que le problème qui l’a
occupé pendant le dialogue est moins celui de la fausseté ontologique d’une
image que celui du jugement faux que cette image suscite chez son spectateur10.
Ce qui empêchait l’étranger de manier avec aisance le concept d’image était

8 Voir République VI, 510d5-511a2 et Dixsaut (2000), 296.


9 On pourrait encore s’interroger sur le statut des images contenues dans les dialogues pla-
toniciens, au premier chef desquelles figurent les mythes. Puisque ces mythes peuvent
être mobilisés quand le savoir dialectique ou historique fait défaut (République II,
382c10-d3 ; Timée 29c1-d3), on pourrait admettre qu’ils sont des images verbales tron-
quant les véritables proportions de ce qu’ils imitent (parce que ces proportions ne
peuvent être déterminées dialectiquement ou historiquement) de telle sorte que ces
images apparaissent vraies aux lecteurs, dont le travail consisterait alors, pour annuler
l’effet de tromperie mimétique, à « redresser » la perspective, c’est-à-dire à articuler dia-
lectiquement le mythe. Dans ce cadre limité, un usage positif des phantasmes verbaux
dans les mythes platoniciens n’est pas à exclure, comparer Esses (2019), 305-306 ; Mouze
(2020), 147-148 ; Peramatzis (2020), 368-369.
10 Voir semble-t-il Owen (1971), 250 et 259 ; McDowell (1982), 116 ; Crivelli (2021), 264-266.
La capture du sophiste 327

donc moins le statut ontologiquement ambigu de l’image par contraste avec


la réalité de son modèle que la difficulté de justifier qu’elle puisse être prise à
tort pour son modèle. Il est vrai qu’au moment d’aborder les apories liées à la
conception parménidienne du non-être, l’étranger avait souligné le mélange
« atopique » d’être et de non-être qui constitue, ontologiquement, une image
(239c9-240c7, et particulièrement 240c2-7). Cependant, comme nous avons
essayé de le montrer en examinant la façon dont cette aporie est posée, le pro-
blème était surtout lié à une façon erronée de concevoir la force de la négation
en général et en particulier dans l’expression « non-être »11. Dès que le non-être
est conçu non plus comme contraire de l’être, mais comme altérité (257b3-c4),
l’image peut bien ne pas être l’original qu’elle imite sans pourtant n’être rien du
tout. En termes d’ontologie de l’image, il semble que ce soit le seul problème
posé et résolu par le Sophiste12.
Revenons à présent à ce qu’il convient de se remémorer pour poursuivre
l’enquête dialectique. Il faut non seulement se ressouvenir de la division de
la production d’images en productions de copies et de phantasmes, mais
également se rappeler de résultats plus anciens : d’abord, de la division de la
technique en technique productive et acquisitive (265a4-6 ; cf. 219a8-c9), puis,
au sein de la technique acquisitive, des différentes apparitions du sophiste dans
l’art de la chasse, de la lutte, du négoce et des formes apparentées (265a7-9 ; cf.
221c6-226a5). La mention de ces trois arts (chasse, lutte, négoce) et des formes
apparentées constitue bien évidemment un rappel des premières définitions
du sophiste. En effet, d’après la première définition, le sophiste était classé
parmi les chasseurs (221c6-223b7). D’après la cinquième définition, il faisait
partie des lutteurs (224e6-226a5). Enfin, d’après les deuxième, troisième et
quatrième définitions, le sophiste était un négociant allant de villes en villes
(223c1-224d3) ou un boutiquier attaché à résidence vendant ses propres pro-
duits ou ceux d’autrui (224d4-e5). Si les cinq premières définitions sont bien
rappelées au lecteur, il n’y a plus de trace, à ce niveau du texte, de la sixième
définition, des éducateurs réfutateurs. Il est vrai qu’au sens strict, après avoir
évoqué la division des arts en arts productifs et acquisitifs, l’étranger entreprend
seulement de récapituler les définitions internes à la forme de l’acquisition13,

11 Voir chapitre 5, L’image.


12 Nous avons également soutenu, dans l’Introduction du chapitre 5, qu’il n’est pas non
plus nécessaire de considérer que le problème du statut ontologique de l’apparence soit
annoncé au début du cœur du dialogue. Dans cette hypothèse de lecture, il n’y a dès lors
nullement lieu de s’étonner (comme le fait Cornford (1935), 321-323) que ce problème ne
soit pas résolu après la partie constructive du dialogue.
13 Comme nous l’a fait remarquer Paolo Crivelli, que nous remercions pour son commentaire.
328 Chapitre 9

ce qui n’est sans doute pas le cas de la sixième définition14. Cependant, l’ab-
sence totale de mention de la sixième définition – de loin la plus longue et
la plus débattue du lot – au moment de reprendre la définition du sophiste
n’en demeure pas moins interpellante. D’après nous, ce silence est tout sauf
accidentel. Précédemment dans cet ouvrage, nous avions en effet soutenu que
cette sixième définition décrit la réfutation pratiquée par Socrate. À ce niveau
du texte, la différence entre le sophiste et le philosophe n’était pourtant pas
encore assez marquée pour distinguer clairement réfutation socratique et
sophistique15. Cependant, depuis cette sixième définition, un certain nombre
d’avancées capitales ont été réalisées.
Premièrement, nous avons découvert que la science dialectique est la science
suprême qui appartient au philosophe et qui permet de déterminer quels genres
consentent à se mélanger avec lesquels (253b9-254b716). Deuxièmement, nous
avons constaté que, moyennant la restitution des rapports adéquats, on peut
montrer que certaines expressions qui paraissent contradictoires ne le sont
qu’en apparence : ainsi, il est possible de soutenir sans se contredire que le
changement est le même et non-le-même, puisque nous ne parlons pas de
façon semblable dans les deux cas (256a10-b517). Or, la restitution des rapports
permettant de désamorcer une apparente contradiction distingue la véritable
réfutation de celle pratiquée par les néophytes (259c7-d818)19. Troisièmement,
la découverte du lien entre le logos et le non-être a fait sauter la dernière
barrière qui empêchait de définir le sophiste comme un producteur de phan-
tasmes (260a7-264b1020). Parce que les natures respectives du philosophe et
du sophiste se sont précisées et parce que les développements de la partie
centrale du dialogue montrent comment se déroule une véritable réfutation
par contraste avec une réfutation sophistique, la confusion entre le sophiste et
le philosophe n’a plus lieu d’être. Par conséquent, au moment de se remettre
en mémoire les développements qui précédaient le cœur du Sophiste, on peut
supposer que la sixième définition est silencieusement abandonnée. Pour
paraphraser l’étranger, nous sommes désormais suffisamment sur nos gardes
pour ne plus prendre le chien pour le loup (231a6-b1).
Avant de repartir à l’assaut de sa proie, l’étranger rappelle finalement la subs-
tance de la méthode à utiliser : il faut diviser en deux le genre qui se présente à

14 Voir chapitre 3, Production, art de trier et dialectique.


15 Voir chapitre 3, La réfutation socratique.
16 Voir chapitre 7, La description de la dialectique.
17 Voir chapitre 7, Les possibilités de communication du changement : vers le non-être de l’être.
18 Voir chapitre 7, Conclusion.
19 Voir aussi Notomi (1999), 292-296.
20 Voir chapitre 8.
La capture du sophiste 329

nous, suivre la partie de droite résultant de cette division, et poursuivre de cette


façon jusqu’à dépouiller le sophiste de tout ce qu’il a de commun avec d’autres
imitateurs. Une telle méthode permet à coup sûr de rendre manifeste la nature
propre du sophiste, à nous-mêmes d’abord, puis ensuite à ceux qui possèdent
une affinité naturelle avec cette méthode (264d12-265a3). Nous avons déjà eu
l’occasion de commenter le fonctionnement de la division dichotomique, son
lien avec la communauté des genres et la façon dont elle permet d’isoler le
definiendum de tout ce qui présente une ressemblance avec lui sous le rapport
du genre divisé21. Nous avons également déjà signalé le caractère conjoncturel
de la notion de « partie droite » d’un genre donné22. La présente description de
la méthode de division comporte pourtant encore deux éléments qui méritent
notre attention.
Le premier est l’affirmation explicite du fait que le sophiste possède une
nature qui lui est propre (τὴν οἰκείαν […] φύσιν, 264e3-265a1). Cette affirmation
nous paraît contredire de manière définitive la thèse selon laquelle le sophiste
n’est pas un genre naturel susceptible d’être défini23. Que dire de la thèse
proche, mais néanmoins différente, d’après laquelle le sophiste ne possède pas
une véritable technique24 ? Nous avons déjà vu que la liberté du dialecticien
est telle qu’elle s’étend également au choix du genre dont il part pour effectuer
sa division25. Ainsi, même si l’étranger est convaincu que la sophistique est
une routine (254a5) plutôt qu’une technique, il peut très bien s’abstenir d’op-
poser sa propre opinion droite à l’opinion naïve de Théétète d’après laquelle
le sophiste est un savant (221d1-6) et préférer, pour des raisons pédagogiques,
transformer de l’intérieur le regard du jeune homme26. Or la voie choisie par
l’étranger pour finaliser une telle transformation interne consiste à destituer
progressivement le sophiste de sa technique tout en continuant pourtant
à supposer qu’il en possède une27. Dans la suite de ce chapitre, nous exami-
nerons en détail les étapes de cette destitution et nous verrons comment ce
paradoxe d’une technique qui n’en est pas vraiment une culmine lorsque
l’étranger fait du sophiste un imitateur ignorant28. Mais notons d’ores et déjà

21 Voir chapitre 2, La division des techniques ; chapitre 3, Production, art de trier et dialec-
tique ; chapitre 7, La description de la dialectique.
22 Voir chapitre 3, Première définition.
23 Voir Liu (2013), 570. Cette thèse est soutenue par Brown (2010), 153, 156 et 168.
24 Voir également Brown (2010), 155 et 164-168.
25 Voir chapitre 7, La science des hommes libres.
26 Voir chapitre 3, L’erreur de Théétète ou le pouvoir des noms.
27 Et ce jusqu’en Politique 258b3-5, qui est donc probablement teinté d’ironie.
28 Voir ci-dessous S’instrumentaliser soi-même pour produire des phantasmes et L’imitation
savante et la doxomimétique.
330 Chapitre 9

que le résultat auquel parviendra l’étranger au terme de ce renversement n’est


pas plus favorable au sophiste qu’une négation pure et simple du statut tech-
nique de sa pratique : le sophiste ne fait que tomber de Charybde en Scylla, de
l’exercice d’une simple routine à la possession d’une technique ne reposant sur
rien d’autre que l’ignorance.
Le deuxième élément qui mérite notre attention concerne ceux qui ont une
affinité naturelle avec la méthode de division (τοῖς ἐγγυτάτω γένει τῆς τοιαύτης
μεθόδου πεφυκόσιν, 265a2) et à qui il convient de rendre manifeste la nature
du sophiste. À qui l’étranger peut-il bien faire allusion ? Parmi les commen-
tateurs qui se posent la question, certains suggèrent qu’il s’agit des éléates29.
Cette idée semble toutefois fort étrange dans la mesure où, dans le cœur du
Sophiste, l’étranger cherche précisément à dépasser l’ontologie parmédienne
en faisant communiquer l’être et le non-être via la communauté des formes.
L’hommage post-parricide aux éléates nous paraît donc peu probable. D’autres
commentateurs pensent que l’étranger renvoie à ceux qui sont pourvus du
naturel philosophe30. Cette identification est beaucoup plus plausible, mais
elle manque encore de précision. Il nous semble en effet qu’il y a quelqu’un en
particulier qui présente une affinité naturelle avec la méthode de division et à
qui il convient de rendre manifeste la nature du sophiste ; ce quelqu’un, c’est
Socrate lui-même. Cette proposition exégétique est confirmée non seulement
par le fait que c’est Socrate et personne d’autre qui s’est enquis de la nature
du sophiste au début du dialogue (voir 216d3-217a931), mais également par un
passage méthodique du Phèdre dans lequel Socrate explique qu’il est lui-même
amoureux des divisions et des rassemblements et qu’il suivra comme un dieu
l’homme capable de voir l’unité naturelle d’une multiplicité, c’est-à-dire le
dialecticien (Phèdre 266b3-c1). En tant qu’il est amoureux des divisions et des
rassemblements et qu’il suivra celui capable de les pratiquer, Socrate peut bien
être considéré comme possédant « une affinité naturelle » avec la méthode
de division. Cette allusion à Socrate n’est d’ailleurs pas qu’anecdotique ou
plaisante. Elle précède en effet de quelques lignes seulement l’abandon de la
sixième définition dans le rappel de l’étranger (voir 265a7-8). Or, si l’on suppose
que l’étranger regarde, voire montre du doigt Socrate au moment de se res-
souvenir de la méthode de division appartenant au philosophe, on comprend
mieux pourquoi la réfutation socratique ne peut plus ensuite être mentionnée
parmi les différentes apparitions du sophiste.

29 Voir Cordero (1993), 277-278 n. 389.


30 Voir Movia (1991), 462 ; Teisserenc (2012), 167 ; Mouze (2019), 190 n. 1.
31 Et chapitre 1, La question de Socrate à l’étranger.
La capture du sophiste 331

De cette séquence transitive, on retiendra donc le lien intrinsèque entre


l’image et la fausseté, le fait que le sophiste possède une nature et est défi-
nissable, et finalement la distinction discrète mais ferme entre Socrate et les
sophistes. La complexité avec laquelle ces différents motifs s’enchevêtrent
avant de conclure la division signale que la mémoire, en particulier la capacité
de revenir sur des développements antérieurs en leur conférant un sens nou-
veau à la lumière d’avancées plus récentes, compte parmi les qualités décisives
du philosophe.

2 La dernière définition du sophiste

La dernière définition commence par une surprise : au lieu de diviser immé-


diatement la production d’images, voire celle des phantasmes, l’étranger
revient en amont pour diviser la technique productive en général, arguant que
la mimétique est une sorte de production (265b1, cf. 219b1). Nous chercherons
à expliquer ce détour après avoir examiné les deux premières coupures que
l’étranger opère dans la production.

2.1 Production divine et production humaine


L’étranger entrelace l’idée de production avec le couple « divin/humain » afin
d’obtenir deux types de production : la production divine et la production
humaine (265b6). Face à l’incompréhension de Théétète (265b7), il décide
de rappeler au jeune homme la définition de la production fournie au tout
début du dialogue : la production désigne la puissance qui devient cause du
devenir de quelque chose qui antérieurement n’était pas (265b8-11, cf. 219b4-7).
Comme nous venons de le voir en étudiant la séquence transitive qui pré-
cède la dernière division, la façon dont l’étranger rappelle des résultats acquis
antérieurement est loin d’être neutre ou redondante. Au contraire, en étant
remémorés, ces résultats se voient lestés d’un sens nouveau lié aux avancées
effectuées au cours du dialogue. En l’occurrence, le sens nouveau tient dans la
façon dont il faut entendre le non-être à partir duquel s’effectue la production.
Le coup de force contre l’ontologie parménidienne montre en effet clairement
que ce « non-être », loin d’être le contraire de l’être, le rien, désigne l’altérité
par rapport au fait d’être telle ou telle détermination32. Ainsi par exemple, l’ar-
chitecte qui produit une maison ne la produit pas à partir du non-être conçu
comme le contraire de l’être, à partir du néant, mais à partir de quelque chose
(un matériau), qui n’est pas encore cette maison, c’est-à-dire qui est quelque

32 Voir chapitre 7, Les deux définitions du non-être.


332 Chapitre 9

chose, mais quelque chose d’autre qu’elle. Dans le présent contexte, Platon n’a
donc pas en tête la notion de création ex nihilo33. Ce constat s’accorde d’ailleurs
avec certaines remarques cosmologiques du Timée suggérant que la tâche du
démiurge consiste moins à créer le monde visible à partir de rien, qu’à l’ordon-
ner de la meilleure façon possible34.
Après ce retour à la notion de production sous l’angle de la conception
nouvellement acquise du non-être, l’étranger énumère (265c1-5) une série
de choses au sujet desquelles il se demande si elles ont pu être produites
par quelqu’un d’autre qu’un dieu (ἄλλου τινὸς ἢ θεοῦ δημιουργοῦντος, 265c3-4).
Comme l’a remarquablement montré Rémi Brague35, cette énumération, loin
d’être aléatoire, résulte au contraire d’une application stricte de la méthode de
division. L’étranger commence par distinguer les animaux mortels (ζῷα θνητά)
des choses qui poussent (φυτά). Parmi celles-ci, il distingue celles qui poussent
sur la terre (ἐπὶ γῆς) et les choses inanimées qui se constituent dans la terre
(ἐν γῇ). Les premières peuvent pousser à partir de germes (ἐκ σπερμάτων) ou
de racines (ῥιζῶν), les secondes peuvent être fusibles ou non-fusibles (τηκτὰ
καὶ ἄτηκτα). La seule difficulté posée par cette façon de reconstruire la divi-
sion tient dans le fait que l’étranger est supposé y classer les choses inanimées
parmi celles qui poussent, ce qui peut paraître surprenant de prime abord.
Cependant, comme le note Brague, il est possible que l’étranger estime que les
choses inanimées croissent « de façon centripète, par concrétion autour d’un
noyau »36. Cette idée d’une croissance des pierres n’est en tout cas pas absente
de la physique ancienne puisqu’elle apparaît dans les Ennéades37. Quoi qu’il
en soit, la façon même dont l’étranger se demande si ces choses terrestres sont
produites par quelqu’un d’autre qu’un dieu suggère que la réponse qu’il attend
est négative (voir μῶν, 265c3). Pourtant, il ne laisse pas le temps à Théétète de
fournir cette réponse négative et lui demande immédiatement s’il ne faut pas
au contraire utiliser l’opinion et la façon de parler de la masse (τῶν πολλῶν38)
(265c5-6). De quelle opinion et de quelle façon de parler peut-il bien s’agir ?

33 Comme le notent bien Cornford (1935), 325 ; Lee (1972), 299-300 ; Teisserenc (2012), 168.
34 Voir par exemple Timée 30a3-6 et le commentaire qu’en donne Cornford (1937), 37 et 165.
On notera encore que l’étranger profite de ce rappel de la définition de la production pour
introduire la notion de causalité (αἰτία, 265b9) absente de la définition proposée au début
du dialogue, voir Brague (1991), 271-272. Cette introduction nous semble pourtant moins
constituer une réduction de la notion de causalité à la causalité « efficiente » (comme le
croit Brague) qu’une manière de préparer l’alternative proposée en 265c8-10 sur laquelle
nous revenons dans un instant.
35 Voir Brague (1991), 272-275.
36 Voir Brague (1991), 273.
37 Voir Plotin Enn., IV, 4 [28], 27, li. 9-11 ; Brague (1991), 273.
38 Rosen (1983), 312 et Movia (1991), 463 pensent que cette expression désigne la « majorité des
philosophes », mais les nombreuses occurrences de l’opposition « vulgaire-philosophe »
La capture du sophiste 333

L’étranger avance l’alternative suivante : dira-t-on que

la nature engendre ces choses [sc. les choses terrestres qui viennent d’être
énumérées] à partir d’une certaine cause spontanée qui fait croître sans
pensée, ou <qu’elle les engendre> avec raison et une science divine qui
vient de dieu ? (Τὴν φύσιν αὐτὰ γεννᾶν ἀπό τινος αἰτίας αὐτομάτης καὶ ἄνευ
διανοίας φυούσης, ἢ μετὰ λόγου τε καὶ ἐπιστήμης θείας ἀπὸ θεοῦ γιγνομένης ;
265c8-1039).

On remarquera ici un léger déplacement par rapport à l’idée d’un dieu produc-
teur considérée dans la phrase précédente : l’alternative ne joue pas entre un
dieu qui produit et une nature qui engendre aveuglément40, mais entre une
nature qui engendre aveuglément et une nature qui engendre guidée par la rai-
son et une science divine41. Théétète reconnaît osciller souvent entre ces deux
opinions et suppose que c’est son jeune âge qui est la cause de cette hésitation
(265d1-2). Et pour cause, nous avons vu que les jeunes gens souhaitent toujours
avoir les deux choses en même temps (cf. 249d3-4 avec Politique 265a1-b1).
Cependant, en regardant l’étranger et en comprenant que, pour ce dernier, le
processus de génération est divin, Théétète cesse d’hésiter et s’accorde avec
l’hypothèse d’une génération conforme à un dieu (265d2-4). Loin de tancer
le jeune homme pour cette façon de délibérer, l’étranger au contraire la loue
(265d5). Si Théétète devait changer d’avis dans le futur, il sera toujours de temps
de proposer « un raisonnement accompagnée d’une persuasion nécessaire »
(τῷ λόγῳ μετὰ πειθοῦς ἀναγκαίας) pour le convaincre (265d5-8). Mais puisque
la nature du jeune homme le guide sans argument vers cette hypothèse d’une
génération conforme à un dieu, l’étranger décide de se dispenser de démontrer
cette hypothèse, ce qui lui permet de ne pas perdre de temps (265d8-e3). Il
conclut donc en distinguant les choses dites par nature qui sont l’œuvre d’un

dans le Sophiste (216c2-d2 ; 225d7-11 ; 228d7-11 ; 232b6-c3 ; 254a4-b2) suggèrent que c’est
de cette opposition (plutôt que d’une opposition entre philosophes) qu’il s’agit ici égale-
ment, voir Brague (1991), 278-279 n. 15.
39 Cette phrase est susceptible d’être construite de différentes manières. Après une longue
discussion, Van Camp et Canart (1956), 201-206 n. 4 concluent que le plus simple est de
faire porter Τὴν φύσιν αὐτὰ γεννᾶν sur les deux membres de l’alternative et de construire
θείας et γιγνομένης avec ἐπιστήμης. C’est cette solution que nous avons également retenue
dans notre traduction.
40 Comme le veut Cornford (1935), 325 n. 3. Contrairement à ce que croit ce commentateur,
il n’y a pas de contraste fort entre la métaphore de la production et celle de l’engendre-
ment, comme le démontre l’association de γεννήματα et d’ἀπειργασμένα en 266b4, voir Van
Camp et Canart (1956), 203 n. 4.
41 Voir Brague (1991), 279 et Teisserenc (2012), 169 n. 1.
334 Chapitre 9

technique divine (τὰ μὲν φύσει λεγόμενα ποιεῖσθαι θείᾳ τέχνῃ, 265e3-442) et celles
qui, à partir de ces dernières, sont constituées par un art humain. Cette dis-
tinction entre les produits de ces arts justifie les deux genres de production
annoncés : la production divine et la production humaine (265e3-6).
Les commentateurs n’ont pas manqué de relever l’ironie dans laquelle
baigne ce passage. D’abord, alors qu’il semble sur le point d’expliciter l’opinion
de la masse et la façon vulgaire de s’exprimer au sujet des choses naturelles
(265c5-6), l’étranger fournit une alternative dans laquelle figure probablement
sa propre position (265c8-10). Ce décalage a poussé certains commentateurs à
parler d’« anacoluthe de sens » au sujet de cet enchaînement de répliques43.
Ensuite, d’autres commentateurs ont noté le caractère ironique, voire contra-
dictoire de la manœuvre argumentative consistant à valider l’hypothèse d’une
nature non spontanée en se fondant sur la spontanéité de la nature de Théétète
(265d8-e2)44 ! Enfin, quand on se souvient que Platon considère le loisir (σχολή)
et la liberté de prolonger un discours aussi longtemps que nécessaire pour
atteindre la vérité comme des caractéristiques essentielles du philosophe et
de la recherche philosophique (cf. par exemple Théétète 172c2-e4), on ne peut
qu’être étonné d’entendre l’étranger se soucier de ne pas perdre de temps à
démontrer le caractère divin des choses naturelles (265e2-3). Toutefois, il nous
semble que cette dose d’ironie indéniable ne doit pas dissimuler l’importance
de ce passage.
Pour commencer, le fait qu’une alternative comportant la propre position
de l’étranger se substitue à l’explication attendue de l’opinion du vulgaire peut
s’expliquer par la pause que semble marquer l’étranger après avoir demandé à
Théétète s’il fallait user de l’opinion et de la façon de parler de la masse (voir
265c6). Cette pause est en tout cas suffisamment longue pour que Théétète
doive relancer et questionner l’étranger (voir 265c7), qui décide alors proba-
blement de reprendre les termes du débat et d’exposer une alternative45. On
peut même peut-être aller plus loin et considérer cette pause comme une sorte
de test pour Théétète. Si ce dernier avait complété par lui-même les propos de
l’étranger en expliquant la façon dont le vulgaire conçoit la génération des
choses naturelles, alors sa familiarité avec cette conception aurait été mani-
feste. Mais le fait qu’il faille lui expliquer ou lui rappeler la position du vulgaire
paraît d’emblée l’en éloigner. Il serait en effet à tout le moins surprenant de le

42 Peut-être faut-il suppléer εἶναι ou encore un second ποιεῖσθαι avant λεγόμενα et lire « les
choses qui sont dites <être ou produites> par nature sont produites par une technique
divine », voir Campbell (1867), 184 n. 2 ; Benardete (1984), II. 175 n. 89.
43 Voir Van Camp et Canart (1956), 202 n. 4.
44 Voir Brague (1991), 282-284 ; Teisserenc (2012), 169.
45 Nous suivons ici la suggestion éclairante de Brague (1991), 278.
La capture du sophiste 335

voir se muer subitement en avocat véhément de cette position alors qu’elle ne


lui vient même pas spontanément en tête.
Les raisons pour lesquelles Théétète se décide pour une génération divine
méritent également d’être approfondies. La décision du jeune homme paraît
motivée par un regard porté sur l’étranger (βλέπων εἰς σέ, 265d2). Bien sûr, ce
regard permet avant tout à Théétète de comprendre que l’étranger lui-même
défend l’hypothèse d’une génération divine, ce qui encourage Théétète à choi-
sir lui aussi cette opinion (265d3-4). Mais il est possible que ce regard porté
sur l’étranger livre un indice supplémentaire au jeune homme. Depuis les
premières lignes du dialogue, nous savons en effet que l’étranger est, en tant
que philosophe, sinon un dieu, du moins divin de nature (voir 216b8-c146). Le
regarder argumenter et penser aide peut-être Théétète à prendre la mesure
de la dimension divine des « vivants mortels » et, plus généralement, des
choses naturelles (l’étranger s’inclut d’ailleurs lui-même explicitement dans
les choses produites par dieu en 266b2). Dans ce cas, l’intervention de la nature
de Théétète pour trancher le débat (265d8-e2) constitue peut-être moins une
façon d’ironiser sur le fondement spontané de l’hypothèse d’une nature non
spontanée qu’une convocation de la nature divine des interlocuteurs d’une
discussion philosophique afin de justifier la divinité de la nature en général.
En vue de l’insistance platonicienne sur le loisir et la liberté de prolonger
un discours pour atteindre la vérité, il est en effet surprenant de constater
que l’étranger se soucie ici de ne pas perdre de temps en faisant l’économie
d’une preuve du caractère divin des choses naturelles. Peut-être cette crainte
de perdre du temps signale-t-elle cependant qu’il n’est pas possible de régler
en une fois toutes les questions se présentant au cours d’une enquête dialec-
tique déterminée. Le travail dialectique consisterait alors non seulement à
se questionner méthodiquement, mais également à être capable de mettre
de côté, au moins provisoirement, certains sujets qui, s’ils étaient traités de
façon extensive, empêcheraient d’atteindre le résultat initialement visé, en
l’occurrence la capture du sophiste. S’interdire de rentrer dans les détails de
sujets périphériques par rapport à l’objet de l’enquête (mais qui ne sont pas
moins importants en eux-mêmes) reviendrait à opérer un « travail du néga-
tif », entendu ici comme la capacité à circonscrire et résoudre un problème
en le distinguant d’autres problèmes dont il diffère, d’autres problèmes qu’il
n’est pas. Peut-être la volonté de ne pas perdre de temps témoigne-t-elle égale-
ment de l’« urgence » existentielle et politique provoquée par la proximité du
procès de Socrate. La fin du Théétète (Théétète 210d2-4) indique en effet clai-
rement que le procès de Socrate doit avoir lieu dans les jours qui suivent les

46 Et chapitre 1, Premières répliques.


336 Chapitre 9

entretiens avec l’étranger. On pourrait alors imaginer que l’étranger ressent


l’importance de ne pas se perdre dans les arguments plus qu’il n’est nécessaire
afin d’arriver à des résultats positifs, c’est-à-dire afin de distinguer clairement
le sophiste du philosophe et du politique. De la possibilité d’opérer soigneu-
sement cette distinction dépend en effet sinon le verdict factuel du procès de
Socrate, du moins la possibilité de principe de ne pas confondre le philosophe
Socrate avec les sophistes47. Quoi qu’il en soit des raisons qui poussent l’étran-
ger à renoncer à une démonstration rigoureuse de la divinité de la nature,
on notera qu’il ne s’agit nullement d’un renoncement définitif de la part de
Platon, puisque cette démonstration sera en fait fournie par un autre étranger,
celui d’Athènes, au dixième livre des Lois (voir Lois X, 888e4-899d3) et aura
pour principe la primauté du mouvement auto-moteur, c’est-à-dire de l’âme
(Lois X, 896a3-5), sur les autres mouvements.
Un dernier mot sur le caractère divin de la nature semble nécessaire. S’il est
vrai que la portée du mot « nature » est sans doute limitée dans cette séquence
aux choses terrestres (les vivants mortels et les choses qui croissent sur terre
et dans la terre, 265c1-3), l’interprète du Sophiste se souviendra certainement
du fait que, pendant le coup de force ontologique de l’étranger, le terme nature
(φύσις) désignait la spécificité des formes intelligibles (exemplairement en
258b11). D’ailleurs, même dans la dernière définition, c’est par nature (πεφυκός,
266e2) que la fausseté est comptée comme « une unité parmi les êtres » (τῶν
ὄντων ἕν τι, 266e1), ce qui confirme que l’étranger n’a pas oublié l’usage de la
notion de nature qui était le sien pendant le cœur du Sophiste. Dans ce cas,
quand il déclare que les choses dites par nature sont en réalité le produit d’une
technique divine (265e3-4), il semble qu’on peut entendre ne fût-ce qu’une allu-
sion au lien entre les formes intelligibles, qui sont elles aussi dites par nature,
et la dialectique qui, étant pratiquée par des hommes divins, peut sans doute à
juste titre être envisagée comme une technique divine. Ainsi que nous l’avons
déjà vu48, ce lien entre les formes et la dialectique signifie non seulement que
le dialecticien pose l’idée qu’il cherche à définir, mais également qu’il produit
non pas l’être même de cette idée, mais bien son logos.

2.2 La production des choses mêmes et la production d’images


Contrairement à ce qu’il avait préconisé au moment de rappeler le fonction-
nement de sa méthode (voir 264e1), l’étranger ne poursuit pas la recherche
en divisant uniquement la « partie de droite » de la production, c’est-à-dire
la partie dans laquelle se trouve le definiendum, en l’occurrence le sophiste,
mais il décide plutôt de diviser en deux parties aussi bien la production divine

47 Comme l’a bien vu Mouze (2020), 157-164.


48 Voir ci-dessus Transition.
La capture du sophiste 337

que la production humaine (265e8). Cette division particulière est introduite


dans des termes mathématiques : après avoir divisé la production « en lar-
geur » (κατὰ πλάτος), il convient désormais de la diviser « en longueur » (κατὰ
μῆκος), ce qui permet d’obtenir quatre parties, deux humaines et deux divines
(266a1-7). Théétète, qui est un excellent mathématicien, n’a aucune difficulté
à comprendre le principe de cette double division. Par contre, dès le moment
où l’étranger quitte le plan mathématique et substantifie la division en lon-
gueur en distinguant, dans la production humaine et divine, chaque fois une
partie productive des choses elles-mêmes (αὐτοποιητική) et une partie pro-
ductive d’images (εἰδωλοποιική), le jeune homme demande plus d’explications
(266a8-b1).
L’étranger commence par expliciter la différence entre la production des
choses elles-mêmes et des images au sein de la production divine. Nous
venons de voir que les vivants, en ce compris Théétète et l’étranger, ainsi que
les éléments dont proviennent les choses naturelles, à savoir le feu et l’eau
et les éléments apparentés (sans doute l’air et la terre), sont l’œuvre d’un dieu.
Cependant, à côté de chacune de ces choses, il faut également compter les
images d’origine démoniques qui les accompagnent. Parmi ces images, l’étran-
ger distingue, d’une part, les images qui se produisent pendant le sommeil
et, de l’autre, les phantasmes qui se forment pendant la journée. Au sein des
phantasmes diurnes, il différencie encore les ombres liées à l’interférence de
l’obscurité et d’« un feu » et les phénomènes de réflexions survenant quand deux
lumières se rencontrent à la surface de corps brillants et polis et fournissent
ainsi une perception contraire à la vision habituelle. Fort de cette clarification
obéissant manifestement sinon à la méthode de division elle-même, du moins
à une logique dichotomique, Théétète peut reprendre à son compte la division
de l’étranger et distinguer la production divine des choses elles-mêmes et celle
des images qui les accompagnent (266b2-c6).
À la lecture de ce passage, le lecteur peut toutefois rester circonspect sur
le caractère divin ou démonique des rêves, des ombres et des phénomènes
optiques de réflexion. Un travail interprétatif s’avère donc nécessaire en vue de
légitimer la division de l’étranger. Commençons par les rêves.
En Timée 71a3-d4, il est suggéré que les rêves sont des images peintes par la
pensée sur cet organe lisse et brillant comme un miroir qu’est le foie. Peindre
des images oniriques sur le foie permet à l’intellect d’atteindre l’âme désirante
et de contrôler ses excès, car il parle alors la seule langue que le désir peut
comprendre : celle des phantasmes et des images49. En tant que les images
oniriques sont issues de l’action de la pensée ou de l’intelligence, c’est-à-dire

49 Sur le fonctionnement exact de l’action de l’âme intelligente sur l’âme désirante par l’in-
termédiaire du foie dans ce passage du Timée, voir Dixsaut (2013), 115-124.
338 Chapitre 9

de la partie divine en l’homme50, elles ont bel et bien, elles aussi, une origine
divine.
Quant à la nature divine des ombres et réflexions, l’explication suivante
nous paraît la plus probable. En suggérant que les ombres se produisent lors de
l’interférence de l’obscurité et d’ « un feu » (probablement le soleil) et en invo-
quant, pour rendre compte de la réflexion, la coalescence, sur une surface lisse
et brillante, d’une lumière intérieure à l’œil et d’une autre émanant de l’objet
perçu51, Platon estime peut-être qu’il est parvenu à expliquer en quoi ces phé-
nomènes ne sont pas spontanés et sans raison comme on le dit habituellement
(αὐτοφυῆ λέγεται, 266b11), mais bien explicables rationnellement et, par consé-
quent, divins. Rappelons en effet qu’au moment de présenter son alternative
(voir 265c8-10), l’étranger opposait une nature engendrant spontanément et
sans pensée (αὐτομάτης καὶ ἄνευ διανοίας) à une nature engendrant avec rai-
son et une science divine (μετὰ λόγου τε καὶ ἐπιστήμης θείας). Si donc l’on peut
rendre compte rationnellement des ombres et des réflexions, il est probable
que celles-ci soient également engendrées par une technique divine plutôt que
spontanément et sans pensée. Enfin, il n’est pas impossible que le rôle indis-
pensable du soleil dans tout phénomène optique contribue à expliquer la
divinité des ombres et de la réflexion. Les Lois démontreront en effet explicite-
ment le caractère divin du soleil et de tous les astres (voir Lois X, 898d4-899c1).
Après avoir fait mieux comprendre à Théétète la division de la production
divine, l’étranger poursuit logiquement en tentant de justifier une semblable
division de la production humaine. Pour ce faire, il distingue la production
d’une maison en elle-même par l’architecture et la production d’« une autre
maison » par la peinture, puis ajoute immédiatement que cette maison pic-
turale est produite « comme un rêve humain à l’usage des gens éveillés » (οἷον
ὄναρ ἀνθρώπινον ἐγρηγορόσιν, 266c9). Une telle dualité dans les produits de
l’activité productrice humaine est généralisable (Οὐκοῦν καὶ τἆλλα οὕτω […]
266d2) : il convient de distinguer la chose même, qui est l’œuvre de la pro-
duction des choses elles-mêmes, et l’image, œuvre de la production d’images
(266c7-d4). Fort de cet éclaircissement, Théétète peut finalement récapituler
les quatre parties de la production qui viennent d’être distinguées durant les
deux dernières coupures (266d5-8).
Avant de tenter d’expliquer pourquoi Platon opère cette division quadripar-
tite au lieu de diviser directement la production humaine d’images, voire la

50 Pour le caractère divin de la tête, où loge l’intellect et la pensée, voir Timée 44d5-6.
51 Pour une explication détaillée de la conception platonicienne des phénomènes de
réflexion à partir de ce passage du Sophiste et de Timée 46a2-b6, voir Cornford (1935), 327
n. 2 et Cornford (1937), 154-156.
La capture du sophiste 339

production de phantasmes, il convient encore de discuter brièvement deux


points concernant la façon dont ces divisions sont introduites.
Le premier point est relatif à la façon dont l’image est conçue dans le
Sophiste. Le fait que l’étranger compare ici l’image picturale à « un rêve humain
à l’usage des gens éveillés » confirme une option exégétique privilégiée pré-
cédemment dans cet ouvrage. Pour le comprendre, il faut rappeler qu’en
République V, 476c5-8, Socrate s’accorde avec Glaucon sur le fait que rêver, que
l’on soit éveillé ou endormi, revient à « croire que ce qui est semblable à une
chose est, non pas semblable, mais la chose même à quoi cela ressemble »52.
Or cette erreur propre aux rêves correspond exactement à ce que nous avons
appelé plus haut l’« illusion mimétique » suscitée par les images, c’est-à-dire
l’illusion selon laquelle l’image est le modèle qu’elle imite53. Le présent rappro-
chement entre les images produites par l’art humain et les rêves dans lesquels
le semblable est pris pour ce qu’il imite corrobore par conséquent l’hypothèse
d’une illusion mimétique à l’œuvre dans chaque image. Rêver ou contempler
une image, c’est toujours, chez Platon, prendre ou du moins risquer de prendre
ce qui n’est que semblable pour la chose même.
Le second point concerne le choix de l’appellation « choses mêmes » pour
qualifier les produits de l’art divin et de l’art humain imités par la mimétique
divine ou humaine54. Cette appellation paraît difficilement conciliable avec
certains propos tenus par Socrate au livre X de la République ou encore avec ceux
tenus par Timée au début du Timée : Socrate dit bien en effet que le menuisier
ne créé pas l’être du lit, en l’occurrence la forme du lit, mais seulement un cer-
tain lit semblable à cet être (voir τι τοιοῦτον οἷον τὸ ὄν, République X, 597a4-5),
une image du lit véritable ; quant à Timée, il entame sa cosmologie en arguant
que notre monde, en ce compris les produits de la nature divine envisagés dans
le Sophiste, doit de toute nécessité être considéré comme une image créée sur
un modèle éternel et bon (Timée 27d5-29b2). La question posée par notre pas-
sage est donc : où sont passées les formes intelligibles qui font reculer, dans

52 Traduction Pachet (1993), 298.


53 Voir ci-dessus Transition ; chapitre 4, La différence entre production de copies et production
de phantasmes ; et chapitre 8, La nouvelle tâche à venir.
54 Notons l’omniprésence, soulignée par Dixsaut (2000), 278 n. 1, du pronom αὐτός dans ce
passage : αὐτά en 266b4 et 266b7 ainsi qu’αὐτό en 266c6 désignent les produits de l’art
divin par contraste avec leurs images démoniques ; le pronom αὐτήν en 266c7 qualifie la
maison produite par l’architecte par contraste avec la maison peinte ; τὸ μὲν αὐτό est mis
en contraste avec τὸ δὲ εἴδωλον en 266d3-4 ; finalement, le préfixe αὐτό est utilisé pour
former les expressions αὐτοποιητικόν et αὐτουργική (« production de la chose même ») en
266a9 et 266d4.
340 Chapitre 9

la République et dans le Timée, les produits de l’art humain et divin au rang


d’images d’un modèle éternel ?
Monique Dixsaut avance trois raisons pour lesquelles l’étranger s’abstien-
drait de mentionner les paradigmes intelligibles à ce niveau du Sophiste : tout
d’abord, la distinction entre philosophe et sophiste devrait être établie sans
recourir à l’hypothèse trop forte des formes intelligibles ; ensuite, en traitant
aussi bien les choses artificielles et naturelles que les images humaines et
démoniques comme des images des paradigmes intelligibles, l’étranger ins-
taurerait, en raison de la transitivité entre le modèle et ses différentes images,
un lien problématique entre les formes intelligibles et l’activité sophistique de
productions d’images ; enfin, à la différence de Socrate et de Timée, l’étranger
n’insisterait pas, dans le Sophiste, sur la nécessité de se référer aux formes pour
connaître les choses sensibles, mais chercherait plutôt à différencier le mode
d’être de l’image de celui des choses possédant une certaine ipséité55. Que pen-
ser de ces trois raisons ?
Si insister sur la différence entre les questions posées dans la République, le
Timée et le Sophiste pour expliquer l’omission des formes dans la présente divi-
sion nous semble parfaitement justifié, les deux premières réponses invoquées
nous paraissent toutefois plus contestables. Après tout, l’hypothèse des formes
n’a cessé d’être active aussi bien dans les divisions dialectiques que dans l’élu-
cidation de la nature du non-être par l’intermédiaire des très grands genres.
Nous avons même vu que l’étranger présuppose l’accord de Théétète sur la
différence entre les choses qui sont dites « être » en elles-mêmes et celles qui
sont dites « être » toujours relativement à quelque chose d’autre (voir 255c13-
14), ce qui, d’après notre interprétation de ce passage, revient à présupposer
la différence entre les formes et les particuliers sensibles56. Quant à la tran-
sitivité du modèle par rapport à ses copies, elle ne nous semble pas non plus
poser de problème spécifique, du moins si l’on considère, à l’instar de Socrate
et de Glaucon dans la République, que l’image produite a pour modèle non pas
la forme elle-même, ni même d’ailleurs la chose sensible artificielle ou natu-
relle qui participe de cette forme, mais seulement l’apparence de cette chose
sensible (République X, 597e10-598b8). De cette façon, le produit du sophiste,
comme celui du peintre ou du tragédien, serait éloigné d’au moins trois degrés
de la vérité, ce qui constitue probablement un éloignement suffisant pour ne
pas craindre un lien entre l’activité sophistique et la vérité intelligible.
En réalité, la raison décisive pour ne pas mentionner les formes à ce niveau
du texte du Sophiste tient moins à la crainte de commettre une pétition de

55 Sur ces trois raisons, voir Dixsaut (2000), 274-279.


56 Voir chapitre 7, La preuve de distinction entre l’autre et l’être.
La capture du sophiste 341

principe ou d’instaurer un lien entre le sophiste et la vérité qu’à la nature


même du genre divisé. C’est bien en effet la production qui est ici divisée ; or il
est vraisemblable que l’éternité des formes implique qu’elles ne sont pas pro-
duites, ni par un dieu, ni par un dialecticien57. Au contraire, nous avons rappelé
que les formes sont posées par le dialecticien et que seuls leurs logoi sont effec-
tivement produits par ce dernier58. Il est certes vrai que Socrate évoque dans
la République un « jardinier » (voir φυτουργός, 597d5) des formes, mais le choix
de cette métaphore particulière a sans doute pour objectif de distinguer et
non de rapprocher le modèle de la production artisanale, d’une part, et la crois-
sance naturelle d’une forme sous le regard et le contrôle d’un dieu de l’autre59.
Si l’omission des paradigmes intelligibles trouve son explication dans l’une
ou l’autre des raisons qui viennent d’être discutées, il faut encore tenter de
déterminer pourquoi Platon remonte jusqu’à la production alors qu’il pourrait
se contenter de diviser immédiatement la production d’images pour capturer
le sophiste. Encore une fois, plusieurs motifs peuvent être invoqués.
Commençons par les motifs internes au Sophiste. On se souviendra d’abord
qu’au moment d’opposer le sophiste et le philosophe, l’étranger avait fait du
non-être le lieu dans l’obscurité duquel se réfugie le sophiste (254a4-6). Or,
insister sur le fait que le sophiste est non seulement un imitateur, mais aussi
un producteur comme le fait l’étranger constitue une façon de légitimer cette
affirmation, dans la mesure où la production intègre le non-être dans sa défini-
tion même (265b8-11 ; 219b4-7). Si le sophiste est essentiellement un producteur
et que la production a essentiellement partie liée avec le non-être, il suit
bien que le sophiste a essentiellement pour domaine le non-être60. Ensuite,
la division de la production en production divine et humaine est l’occasion
de saisir l’origine divine des choses naturelles (265e3-4). Comme nous l’avons
déjà indiqué61, cette façon de concevoir la notion de nature jette rétrospecti-
vement une lumière neuve sur le coup de force de l’étranger dans le cœur du
dialogue : les formes intelligibles, qui y sont systématiquement qualifiées de
« naturelles », peuvent à présent elles aussi être envisagées, certes pas comme
produites, mais bien comme posées et définies par une technique divine, à
savoir la dialectique. La première coupure de la production possède donc au
moins pour vertu essentielle de révéler la rationalité, la divinité et le sens pré-
sent dans la nature, que ce terme désigne les choses terrestres ou les formes

57 Comme le note bien Cornford (1935), 328 n. 1.


58 Voir Transition ci-dessus.
59 Comme y insiste à juste titre Rosen (1995), 60, 67-68.
60 Ce motif est remarquablement mis en évidence par Dixsaut (2000), 273.
61 Dans la section Production divine et production humaine ci-dessus.
342 Chapitre 9

intelligibles. En outre, à bien y réfléchir, couplée à la coupure longitudinale,


la coupure en largeur permet également de circonscrire ce que produit exac-
tement le sophiste. Loin d’être un créateur omnipotent comme il le prétend
(233d9-10), le sophiste se révèle non seulement incapable de produire les
vivants mortels ou les choses qui poussent, mais également incapable de
produire toutes les images : les rêves et les effets de la lumière sont bien des
images, mais elles ne sont pas de son fait62. Il ne faut finalement pas exclure la
possibilité que Platon soit animé d’un souci pour la complétude ou l’équilibre
esthético-formel de son œuvre le poussant à reprendre la dernière division au
même niveau que les cinq premières, à savoir au niveau de la distinction entre
la production et l’acquisition63.
En plus de convoquer ces différents motifs strictement internes au projet
du Sophiste, il convient également de considérer cette division quadripartite
de la production à l’aune de certains développements du Politique, le dialogue
qui, d’un point de vue dramatique, suit immédiatement le Sophiste. Dans cette
perspective, la distinction entre production divine et production humaine
pourrait avoir pour fonction d’anticiper l’introduction de la figure du démiurge
dans le grand mythe du Politique (voir Politique 270a5), tandis que la division
de la production humaine et divine en production d’images et de réalités pré-
parerait les thèmes importants et interdépendants de la production de réalités
et de la juste mesure, tous deux traités extensivement dans ce même dialogue
(à partir de Politique 284a1)64.
Ces différents éléments permettent d’expliquer la reprise de la division au
niveau de la production ainsi que les deux premières coupures effectuées par
l’étranger. Voilà en tout cas l’étranger revenu au point à partir duquel il avait
entamé la longue digression constituant le cœur du Sophiste : la division de
la production d’images. Cette division et ce genre sont-ils encore probléma-
tiques ? La capture du sophiste est-elle désormais à portée de main ? De quel
caractère commun faut-il encore le dépouiller pour manifester sa nature ? C’est
ce que nous allons découvrir dans les dernières divisions du Sophiste.

2.3 La production de copies et de phantasmes


L’étranger commence par rappeler que la possibilité de compter la production de
copies et la production de phantasmes comme des genres de la production

62 Encore une fois, nous devons ce point aux analyses de Dixsaut (2000), 274-275. Voir aussi
Movia (1991), 463 n. 13.
63 Mouze (2020), 133-134, 166-171, 176-177, explore d’autres motifs internes au Sophiste pour
expliquer la division de la production en production humaine et production divine,
notamment le lien intrinsèque entre athéisme et sophistique.
64 Voir Delcomminette (2000), 263-264.
La capture du sophiste 343

d’images dépend de la réalité de la fausseté (266d9-e3). Mais comme il a été


démontré qu’il y a des énoncés qui sont faux ainsi que des opinions et des appa-
rences qui sont fausses, la réalité de la fausseté est acquise65. Par conséquent,
on peut sans ambiguïté compter la production de copies et de phantasmes
comme deux formes (266e4-6). À la suite de ce raisonnement, l’étranger pro-
pose encore de diviser en deux la production de phantasmes (267a1), ce qui
signale clairement qu’il place le sophiste parmi les producteurs de phantasmes.
Quoiqu’assez court, ce raisonnement contient de précieux indices sur la
progression argumentative suivie par l’étranger dans le Sophiste. On se rappel-
lera en effet que, dans les remarques de transition qui précèdent cette dernière
définition (264c7-966) ainsi que beaucoup plus haut dans le dialogue (235d2-
3, 236c9-1067), l’étranger ne parvenait pas à déterminer si le sophiste est un
producteur de copies ou de phantasmes. Par contre, au niveau du texte où
nous nous trouvons, cette question ne semble guère plus lui poser problème.
Dès le moment où la division de la production d’images est assurée, l’étranger
procède en effet, immédiatement et sans se justifier, à l’étape thétique de la
division en plaçant le sophiste parmi les producteurs de phantasmes.
En réalité, certaines de ses déclarations antérieures (voir 239c9-d1, 260d8-968)
laissent penser que le choix de placer le sophiste parmi les producteurs de
phantasmes n’a jamais été en lui-même problématique. Et pour cause, nous
avons vu que les phantasmes redoublent l’illusion mimétique suscitée par toute
image en ressemblant faussement à leurs modèles. Classer le sophiste comme
producteur de phantasmes permet donc de le relier doublement à la fausseté
et à la tromperie. Ce qui était problématique en revanche, c’était, comme n’a
cessé de le répéter l’étranger, la disponibilité même du genre de l’image, et par
extension celle de la production de ces images, qui dépendaient entièrement
de la réalité de la fausseté (cf. 260c6-10, 260d8-e3, 264c10-d8). Or sans image
et sans production d’images, il n’y a tout simplement aucun genre à diviser. A
fortiori n’y a-t-il pas non plus d’espèce de production d’images dans laquelle
placer le sophiste. Par conséquent, bien que l’issue de l’étape thétique de la
division ne soit pas en elle-même un problème, cette étape demeure impos-
sible à effectuer aussi longtemps que n’est pas assurée la disponibilité des
notions d’image et de production d’images. Une fois cette disponibilité assu-
rée, c’est-à-dire une fois que la fausseté dans les énoncés, les opinions et les

65 Pour une exégèse de cette démonstration, voir ci-dessus chapitre 8.


66 Voir ci-dessus Transition.
67 Voir chapitre 4, La différence entre production de copies et production de phantasmes.
68 Ces références sont données par Crivelli (2012), 26 n. 48.
344 Chapitre 9

apparences s’avère possible, la division de la production d’images en deux


espèces comme l’étape thétique de la division ne posent plus aucune difficulté.
À strictement parler, avant cette troisième coupure, ce n’était donc pas la
division de la production d’images qui était conditionnée par l’être de la faus-
seté, mais la disponibilité même des images ou la possibilité de les produire.
Par conséquent, l’anamnèse demandée (ἀναμνησθῶμεν, 266d9) tient moins du
rappel redondant que de l’invitation à aller un peu plus loin que ce qui a effec-
tivement été dit, à comprendre que sans image à produire, il est impossible
de diviser la production d’images et, partant, de placer le sophiste dans une de
ses espèces.

2.4 S’instrumentaliser soi-même pour produire des phantasmes


Nous savons depuis longtemps que le sophiste produit des images verbales
(εἴδωλα λεγόμενα, 234c5-6). S’il n’est bien sûr nullement exclu que le sophiste
puisse produire ces images par l’intermédiaire de l’écriture, force est de
constater que Platon, dans les dialogues, insiste fortement sur l’importance
de l’oralité dans la performance sophistique. Il y a donc fort à parier que ces
images verbales sont avant tout des images parlées ou dites69. Reste cepen-
dant à déterminer la nature exacte de l’instrument utilisé par le sophiste pour
produire de telles images. Cette question est l’objet de la quatrième coupure
effectuée par l’étranger en vue de définir le sophiste.
Comment le sophiste produit-il des images parlées ? En utilisant sa voix,
serait-on bien sûr tenté de répondre. Cependant, même si l’étranger semble
bien avoir en tête une telle réponse (voir 267a7), la perspective qu’il adopte
est ici plus générale. Il distingue en effet la production de phantasmes par l’in-
termédiaire d’instruments et la production de phantasmes au sein de laquelle
le producteur s’offre lui-même comme un instrument. Dans cette dernière
forme de production, il ne s’agit pas seulement d’utiliser sa voix pour imiter la
voix de quelqu’un d’autre, par exemple celle de Théétète, mais aussi de mobili-
ser son propre corps pour reproduire une apparence (σχῆμα, 267a6). C’est dans
cette dernière forme de l’art du phantasme, baptisée « imitation » (μίμησις),
que l’étranger espère trouver le sophiste. Quant à la fabrication de phantasmes
accomplie au moyen d’instruments, il propose de l’abandonner en laissant à

69 C’est d’ailleurs bien de cette façon que la plupart des traducteurs francophones rendent
l’expression εἴδωλα λεγόμενα, cf. « simulacres parlés » (Robin (1950), 284), « fictions par-
lées » (Diès [1923] (1955), 331), « images parlées » (Cordero (1993), 118). Voir cependant
Mouze (2019), 108, qui traduit par « images langagières », expression ayant l’avantage de
couvrir aussi bien le langage parlé que le langage écrit.
La capture du sophiste 345

d’autres le soin de la rassembler en une unité et de lui trouver une dénomina-


tion appropriée (267a3-b2).
En internalisant l’instrument de production de phantasmes, l’étranger
enfonce un clou supplémentaire dans le cercueil du sophiste. Alors que pour
peindre, sculpter ou jouer de la musique, il faut au moins disposer de la maî-
trise technique d’un instrument, il suffit d’avoir un corps et une voix pour agir
comme un sophiste. Non seulement le sophiste déforme son modèle en pro-
duisant un phantasme, mais il n’utilise même pas un instrument extérieur qui
viendrait réguler et rationaliser sa pratique. L’étranger semble bel et bien se
livrer une déconstruction méthodique des fondements sur lesquels pourrait
reposer la technique sophistique70. Cependant, l’exemple utilisé pour intro-
duire cette nouvelle division demeure ambigu : le simulateur cherchant à imiter
Théétète ne pourrait-il pas reproduire parfaitement sa voix et son comporte-
ment ? Dans ce cas, on pourrait légitimement dire que cet imitateur possède
la connaissance de son modèle et que cette connaissance fonde sa pratique. La
prochaine division effectuée par l’étranger aura précisément pour effet de
couper court à cette possibilité. Avant de l’examiner, il convient cependant
de résoudre deux difficultés exégétiques soulevées par la présente division.
La première concerne le choix d’appeler « imitation » (μίμησις) la pro-
duction de phantasmes fonctionnant sans instrument externe. Pourquoi
la mimétique est-elle ici identifiée à une espèce du genre de la production
d’images alors qu’au seuil du cœur du dialogue (cf. 235b8-9 avec 235c3) elle
était traitée comme identique à ce genre71 ? Certains commentateurs pro-
posent d’établir une différence entre le terme μίμησις, qui serait utilisé ici pour
désigner une espèce de production de phantasmes, et celui de μιμητική, qui
désignerait de préférence un genre équivalent à la production d’images72. Mais
quelle que soit la différence effectivement connotée par ces deux suffixes,
cette réponse paraît improbable dans la mesure où l’étranger traite de façon
interchangeable les termes μίμησις et μιμητική au moment d’entamer la der-
nière division (265a10-b2). Pour résoudre le problème, il faut commencer par
en questionner le caractère problématique. Ce n’est en effet pas la première
fois que l’étranger oscille entre l’usage générique et spécifique d’un terme (cf.
l’usage du terme πονηρία en 227d4-228d973 et l’usage du terme ὄνομα dans la
section consacrée au logos74). Sans doute cette oscillation a-t-elle pour fonction

70 Voir Dixsaut (2000), 272 ; chapitre 9, Transition ; chapitre 3, L’erreur de Théétète ou le pou-
voir des noms.
71 La question est posée par Rosen (1983), 312-313.
72 Voir en ce sens Teisserenc (2012), 172.
73 Analysé au Chapitre 3, Purification des vices de l’âme et premières divisions de l’enseignement.
74 Chapitre 8, La définition du logos.
346 Chapitre 9

de détacher l’attention du lecteur des noms pour l’entraîner à considérer la


chose même désignée par ces noms. Qui plus est, Platon semble exploiter une
ambiguïté intrinsèque au terme μίμησις dont la signification en grec ancien est
double. Ce terme peut en effet désigner aussi bien la performance mimétique
de l’acteur que la représentation artistique dans sa totalité75. Enfin, on notera
que, d’après l’étranger, la production de phantasmes sans instrument externe
correspond à ce qu’on appelle en propre (μάλιστα en 267a8) « imitation »
(μίμησις). Cette précision indique non seulement que l’étranger a conscience
de passer d’un sens générique à un sens spécifique du terme μίμησις, mais elle
signale aussi combien l’absence d’instrument dans le processus de produc-
tion pousse la mimétique à son comble. Tant qu’un instrument externe vient
médiatiser le travail mimétique, une différence entre le phantasme et son
producteur subsiste. Sans instrument externe, cette différence s’évanouit :
le producteur devient lui-même l’image qu’il produit76. Il n’a plus d’autre être
que celui d’une image. La façon de produire des images qui aboutit à une telle
situation mérite bien sans doute, plus que toutes les autres, le nom d’« imita-
tion ». C’est du moins ce que semble suggérer l’étranger dans ce passage77.
La deuxième difficulté concerne l’anonymat de la production de phantasmes
au moyen d’instruments. Pourquoi l’étranger laisse-t-il cette partie anonyme ?
Une réponse obvie est qu’en vertu du double de sens du terme μίμησις qui vient
d’être indiqué, l’étranger voudrait justement pouvoir baptiser cette partie de la
production de phantasmes « μίμησις », entendu cette fois au sens de représen-
tation artistique (et non plus de performance mimétique de l’acteur). Ayant
toutefois réservé ce terme à la production de phantasmes procédant sans ins-
trument externe, il ne peut, sous peine de susciter la confusion, l’appliquer à
la production de phantasmes qui se déroule avec de tels instruments et doit,
par conséquent, la laisser anonyme. En outre, on peut interpréter l’anonymat
dans lequel est laissée cette portion de la production de phantasmes comme
une façon de préparer Théétète à se défaire du fétichisme des noms. C’était
bien en se fondant sur le nom « sophiste » et sur l’aura que ce nom projette que
le jeune homme avait erronément octroyé une technique au sophiste (221d1-
6, cf. Protagoras, 312c4-678). En adoptant une certaine paresse (μαλακισθέντες,
267a11) à l’égard du nom de la production de phantasmes qui procède avec
un instrument externe, l’étranger suggère peut-être que les noms n’indiquent

75 Comme le rappelle Notomi (1999), 280-281.


76 Comme le note Lott (2012), 46.
77 Voir Dixsaut (2000), 298-299.
78 Et chapitre 3, L’erreur de Théétète ou le pouvoir des noms.
La capture du sophiste 347

pas toujours ou nécessairement l’essence des choses qu’ils nomment79. Cette


défiance envers la fausse transparence d’une onomastique sauvage concourrait
dans ce cas au travail entamé depuis le début du dialogue visant à renverser la
méprise initialement commise par Théétète. Quoi qu’il en soit, en continuant
à couper, l’étranger va décisivement priver de tout point d’appui rationnel la
technique attribuée au sophiste par Théétète en raison du lustre de son nom.

2.5 L’imitation savante et la doxomimétique


Cette nouvelle coupure peut se comprendre comme une façon de corriger
un défaut inhérent à la division précédente. Nous l’avons dit, rien n’empêche un
imitateur qui s’instrumentalise lui-même pour devenir le phantasme de
Théétète de connaître effectivement les postures, la voix, voire peut-être l’in-
tériorité du jeune homme (267b11-c1). Pour empêcher le sophiste de tirer parti
de cette possibilité, il convient donc de diviser la μίμησις selon le principe
« savoir (γνῶσις)/ignorance (ἀγνωσία) » et de placer le sophiste parmi les imi-
tateurs ignorants. Toutefois, l’étranger a beau présenter ce principe de division
comme le plus grand ou le plus important (μείζω en 267b8), il ne demeure pas
moins surprenant de sélectionner parmi des techniques, censées reposer sur
une forme de rationalité et de savoir scientifique, celles qui reposent sur de
l’ignorance80.
En réalité, ce paradoxe ne fait que confirmer et finaliser un mouvement
entamé depuis bien longtemps, depuis le moment même où Théétète, hyp-
notisé par le nom « sophiste », avait octroyé au sophiste une technique (voir
221d1-681). Face à cette décision de faire de la sophistique une technique,
l’étranger n’a pas immédiatement opposé ce qui constitue sa propre concep-
tion, à savoir qu’il s’agit en fait d’une routine (254a5), mais il a plutôt cherché
à transformer de l’intérieur l’apparence fausse dont Théétète était dupe pour
la remplacer par l’apparence vraie selon laquelle le sophiste possède une
science des apparences ou une apparence de science (232b1-233d2) et n’est
finalement qu’un imitateur (233d3-235a9). Après avoir démontré la possibilité
de la fausseté dans les énoncés, les opinions et les apparences et du même
coup assuré la possibilité des images, l’étranger a en outre fait comprendre à
Théétète que le sophiste produit des phantasmes, puisqu’il imite en déformant

79 Même s’ils peuvent le faire (Cratyle 388b13-c2), à condition toutefois d’être établis sous la
direction du dialecticien (Cratyle 390c2-d8). Pour tout ceci, voir chapitre 2, L’insuffisance
des noms et la nécessité d’un accord sur la chose même.
80 Comparer Benardete (1984), II. 166. Pour se convaincre du lien intrinsèque entre la tech-
nique et la science, on se souviendra que la science se partitionne en une multiplicité de
sciences et une multiplicité de techniques (257d1-2).
81 Et chapitre 3, L’erreur de Théétète ou le pouvoir des noms.
348 Chapitre 9

son modèle82. En soulignant maintenant l’ignorance du sophiste à l’égard de


son modèle, l’étranger parachève la transformation interne de la perspective
de Théétète. Ce qu’il lui avait jadis concédé d’une main, il le reprend main-
tenant de l’autre : que le sophiste possède une technique conformément à ce
que son nom projette, on peut l’admettre, mais c’est alors une technique bien
étrange et paradoxale, puisque, contrairement à toutes les autres techniques,
elle ne repose pas sur une forme de rationalité, mais sur l’ignorance de celui
qui la pratique.
Mais il y a plus. Envisageant une situation dans laquelle l’objet imité n’est
plus un homme comme Théétète, mais une vertu comme la justice83, l’étran-
ger explique que l’ignorance, chez la plupart des gens, ne dure jamais bien
longtemps. Bien vite, s’y substitue d’une façon ou l’autre une opinion (voir
ἀγνοοῦντες μέν, δοξάζοντες δέ πῃ, 267c3). Or c’est probablement cette opinion
qui est imitée par le sophiste dans ses paroles et ses actes et qu’il veut avoir
l’air d’incorporer en lui (267c2-684). C’est pourquoi l’étranger finit (267e1-3)
par opposer, non pas imitation savante et imitation ignorante, mais imitation
savante (ἱστορικὴ μίμησις) et imitation opinante ou doxomimétique (δοξομιμη-
τική). Plus que la différence entre connaître et ignorer, c’est donc finalement
la différence entre opiner et connaître, juger et savoir qui constitue le véritable
principe de cette division85. La distinction qui a guidé notre enquête et dont on
a voulu montrer l’importance dans le Sophiste est donc explicitement utilisée
par Platon au moment de conclure86.

82 Voir ci-dessus La production de copies et de phantasmes.


83 Notons bien que cette transition est tout sauf arbitraire : nous savons depuis la toute pre-
mière définition du sophiste que celui-ci prétend enseigner la vertu, voir 223a4-5 ; Notomi
(1999), 284. Le « matériel » découvert lors des premières définitions est manifestement
réutilisé ici de manière positive, ce qui suggère que, loin d’être un coup dans l’eau, ces divi-
sions ont au contraire pour fonction de préparer l’assaut final sur le sophiste. Rappelons
également que, dans le troisième chapitre de cet ouvrage (voir chapitre 3, Récapitulatif ),
nous avons traité ces définitions comme vraies d’un point de vue dialectique, c’est-à-dire en
tant qu’elles fournissent chacune une clarification cohérente et méthodique d’une appa-
rence (elle-même vraie ou fausse, adéquate ou non) renvoyée par le sophiste.
84 L’objet implicite de μιμούμενοι en 267c6 est probablement τὸ δοκοῦν σφίσιν τοῦτο en 267c4,
plutôt que le plus lointain δικαιοσύνης τὸ σχῆμα en 267c2.
85 On notera toutefois que l’association étroite de l’ignorance et de la croyance dans la stupi-
dité (ἀμαθία) consistant à croire savoir ce que l’on ne sait pas (voir 229c1-10 et chapitre 3,
Purification des vices de l’âme et premières divisions de l’enseignement) relativise la distinc-
tion entre les deux principes et explique le passage aisé de l’un à l’autre : l’opinion, du
moins celle qui se prend pour un savoir, est une ignorance fondamentale.
86 Peramatzis (2020), 356-357, 364 et passim conclut, à partir de l’existence d’une mimétique
savante, à l’existence d’images vraies, sous la supposition que le savoir platonicien est
contraint par la vérité et la bonté. Cependant, même si le savoir est contraint par la vérité,
La capture du sophiste 349

Ce constat permet du même coup de justifier certains choix interprétatifs


effectués dans les chapitres précédents. On notera tout d’abord que la question
de la vérité ou de la fausseté des opinions sur la vertu imitées par les sophistes
n’est pas abordée par l’étranger. Or, une façon plausible d’interpréter ce silence
consiste à soutenir que même si les sophistes se faisaient une opinion droite
de la justice et, plus généralement de la vertu, la vérité contenue dans cette
opinion droite ne serait qu’une vérité d’opinion et non une vérité dialectique
sur la justice ou la vertu en elle-même87. Vraie ou fausse, l’opinion sur la vertu
que le sophiste imite et qu’il souhaite avoir l’air d’intérioriser ne constitue
jamais une connaissance ou un savoir de la vertu en elle-même. Or, le main-
tien d’une différence entre la vérité des opinions sur la justice et la vérité d’une
réflexion dialectique sur la justice en elle-même appuie l’idée selon laquelle il
n’est pas nécessaire de faire intervenir la forme de la justice dans l’examen des
conditions de vérité des opinions comportant le prédicat « juste ». Par parité
de raisonnement, nous avons sans doute eu raison, dans le chapitre précédent,
d’analyser les conditions de vérité et de fausseté d’énoncés doxiques comme
« Théétète est assis » sans faire intervenir la forme ou l’idée d’être-assis. En
outre, l’irréductibilité de la vérité d’une connaissance de la justice en soi à la
vérité d’une opinion sur la justice peut correspondre à la distinction que nous
avons essayé de maintenir tout au long de notre commentaire entre le critère
de cohérence interne nécessaire à la vérité dialectique et le critère de corres-
pondance avec l’expérience intervenant dans la vérité d’énoncés doxiques. En
tout cas, la présente division constitue une preuve du fait que Platon maintient
dans le Sophiste une distinction entre opiner sur la justice et la connaître en
elle-même.
Toutefois, si nous soutenons qu’une opinion faisant intervenir un prédicat
donné peut être droite sans que celui qui opine ne dispose d’une connais-
sance de la forme correspondant à ce prédicat, cela n’implique nullement que
la réciproque soit vraie88. Au contraire, celui qui dispose d’une connaissance
de la justice en soi (par exemple), c’est-à-dire qui dispose d’une définition

le savoir n’a pas la possibilité de transformer à lui seul un type d’objet qui implique la
fausseté (le phantasme, et plus généralement, l’image). Le mieux que la personne savante
puisse faire si elle veut manipuler cet objet (par exemple parce qu’elle en reconnait l’ef-
ficacité), c’est de chercher à annuler le mécanisme de fausseté qu’il implique, voir notre
manière de comprendre le statut mimétique des dialogues platoniciens exposée dans la
Transition du présent chapitre. Notons encore une fois que la dialectique est décrite en
République VI, 510b7-8 comme fonctionnant sans image.
87 Voir Dixsaut (2000), 300-301.
88 Lafrance (1981), 383 et Giovannetti (2021), 284 s’inquiètent d’une interprétation du
Sophiste d’après laquelle l’entrelacement des formes n’aurait pas de conséquence sur la
vérité des jugements. La suite du présent paragraphe explique en quel sens l’existence
350 Chapitre 9

cohérente de la justice et qui a intériorisé le chemin conduisant à cette défini-


tion, mobilise toujours à bon escient le prédicat « juste » dans ses jugements.
Autrement dit, celui qui connaît la justice n’aura sans doute que des opinions
droites concernant la justice et ceux qui en participent. À tout le moins, la
réflexion qu’il a conduite l’empêche de soutenir des opinions contradictoires
entre elles. Ainsi, la recherche dialectique permet de transformer des concepts
issus de la culture, de la langue et de l’éducation traditionnelle (qui peuvent
être, pour une grande part, empreintes de sophistique) en formes ou idées
parfaitement définies qui guident droitement le jugement et l’opinion et leur
évitent l’incohérence.
L’étranger forge donc le nom « doxomimétique » pour baptiser la partie de
l’imitation reposant sur l’opinion. Compte tenu de la paresse dont il avait fait
preuve quand il s’agissait de nommer la production de phantasmes procédant
avec un instrument externe (voir 267a11), cette soudaine audace onomatur-
gique peut surprendre. En fait, elle s’explique par la différence entre les deux
situations. La production de phantasmes avec instrument externe constituait
en effet la partie gauche de la production de phantasmes, alors que l’imitation
fondée sur une opinion constitue la partie droite de l’imitation, c’est-à-dire
celle dans laquelle se trouve le sophiste. À ce titre, elle figurera dans la réca-
pitulation finale de la définition (voir τῆς δοξαστικῆς μιμητικόν, 268c9) et doit
donc pouvoir en principe être nommée. Qui plus est, les propos que tient main-
tenant l’étranger ne constituent pas moins une critique du langage ordinaire
que ceux qui étaient les siens lors de la division précédente. En laissant ano-
nyme une partie de la production de phantasmes, il affirmait l’indépendance
radicale des découvertes de la dialectique par rapport à la langue ordinaire et
critiquait implicitement la fausse transparence des noms. À présent, il pousse
encore plus loin sa critique en notant que les ressources terminologiques
transmises par ses prédécesseurs ne permettent pas toujours de désigner les
espèces constituées par application de la méthode de division (267d4-9). En
créant audacieusement le terme « doxomime », l’étranger pallie la déficience
d’une langue constituée indépendamment de toute réflexion dialectique et
rend du même coup au nom la fonction qui peut être la sienne quand il est
correctement institué : distinguer l’essence d’une chose (cf. Cratyle 388b13-c2).

2.6 Le doxomime naïf et le doxomime ironique


L’avant-dernière division effectuée par l’étranger consiste à distinguer, d’une part,
les doxomimes qui croient sincèrement savoir ce dont ils n’ont qu’une opinion

d’un travail dialectique garantit la vérité des jugements sans que la vérité d’un jugement
ne présuppose l’existence d’un travail dialectique.
La capture du sophiste 351

et, d’autre part, ceux qui, à force d’avoir roulé leur bosse dans les débats et les
arguments (διὰ τὴν ἐν τοῖς λόγοις κυλίνδησιν, 268a2), en viennent à soupçon-
ner et craindre qu’ils ignorent ce qu’ils prétendent savoir devant les autres. Les
premiers sont qualifiés de « naïfs » ou de « simples » (εὐήθης, 267e11 ; ἁπλοῦν,
268a7), les seconds, dont le sophiste fait partie, d’« ironiques » (εἰρωνικόν,
268a8).
Que penser de cette façon de faire du sophiste un ironiste quand on sait que
la pratique de l’ironie est traditionnellement associée à la figure de Socrate ?
La question est difficile, d’autant plus que le sens exact de l’ironie socratique
est loin d’aller de soi89. Pour tenter d’y répondre, il faut tout d’abord noter
l’ironie platonicienne consistant à retourner contre les sophistes l’accusation
d’ironie proférée à l’encontre de Socrate par ses adversaires (Gorgias 489e1 ;
République 337a4-5) ou par ses amoureux éconduits (Banquet 216e4-5, 218d6-7).
Ensuite, il semble clair que l’ironie socratique n’est en rien assimilable à l’ironie
du doxomime telle qu’elle est décrite ici, mais qu’elle constitue au contraire son
inverse : alors que les sophistes prétendent savoir ce qu’ils pressentent ignorer,
Socrate fait mine d’ignorer ce que pourtant il sait, à savoir qu’il y a une diffé-
rence entre le savoir et l’opinion (Ménon 98b1-5)90. Enfin, indépendamment
même de cette inversion du sens de l’ironie quand elle est pratiquée non par
les sophistes, mais par Socrate, le choix de l’étranger de couper comme il le fait
peut être justifié dialectiquement. En effet, selon l’interprétation de la méthode
de division suivie91, le couple de genres utilisé pour diviser un genre donné
n’est pas identique aux espèces résultant de cette division. Par conséquent,
l’extension des genres responsables de la division n’est pas non plus la même
que celle des espèces obtenues. Il est donc tout à fait possible que Socrate par-
ticipe de l’ironie, c’est-à-dire à un des membres du couple utilisé pour diviser
la doximimétique, sans pour autant participer à l’espèce ironique de doxomi-
métique comme le fait le sophiste. Cette non-coincidence entre l’extension des
genres diviseurs et les espèces qu’ils déterminent sur le genre divisé, combinée
à la métamorphose du sens de l’ironie entre sa pratique socratique et sophis-
tique, doivent conduire à refuser l’interprétation selon laquelle l’étranger, dans
ses ultimes coupures, accuse Socrate de pratiquer la sophistique92.
Reste à relever la condition tragi-comique de l’existence sophistique : passer
son temps à faire croire que l’on possède un savoir auquel on ne croit même

89 Sur cette question, comparer les analyses divergentes de Vlastos (1991), 21-42 et de Dixsaut
(2000), 15-44.
90 Comme l’explique Dixsaut (2000), 33.
91 Voir chapitre 2, La division des techniques ; chapitre 3, Production, art de trier et dialectique.
92 Cette interprétation soutenue, par exemple, par Rosen (1983), 313, est également rejetée
par Movia (1991), 470 n. 30. Voir aussi la discussion nuancée de Esses (2019), 308-310, 313.
352 Chapitre 9

plus soi-même. Chaque débat auquel les sophistes participent les ramène à
leur ignorance. Pourtant, ils repartent inlassablement à la conquête de leur
public pour le persuader de leurs vertus et de leur savoir. La mauvaise foi paraît
seule capable d’expliquer cette façon d’agir et de vivre : il faut bien, semble-t-il,
une sacrée dose de mauvaise foi (pour ne pas dire de cynisme) pour étouffer ou
ignorer le soupçon qui naît en soi quant au savoir que nous voulons projeter et
dont les autres, parfois, nous créditent. À moins que l’incapacité de transmuer
l’ignorance pressentie en savoir de cette ignorance et en désir de connaître
ne provienne d’une façon particulière d’argumenter barrant, par principe,
tout progrès possible et toute possibilité d’apprendre. C’est en tout cas ce qui
est suggéré dans la dernière division du dialogue, comme nous allons le voir
immédiatement.

2.7 L’orateur populaire et le sophiste


L’étranger distingue finalement deux types d’ironistes : d’une part, celui qui iro-
nise devant la foule au moyen de longs discours ; de l’autre, celui qui, en privé
et au moyen d’arguments courts, contraint son interlocuteur à se contredire. Le
premier est un « démologue » ou orateur populaire, le second est un sophiste
(268a10-c4).
Encore une fois, l’étranger semble jouer avec le feu en faisant de la
capacité à susciter la contradiction chez un interlocuteur la spécificité carac-
térisant finalement la sophistique. La réfutation purificatrice de l’ignorance
dans l’âme, c’est-à-dire, plus que probablement, la pratique de Socrate93, ne
fonctionne-t-elle pas, elle aussi, en révélant la contradiction existante entre
les opinions soutenues par un interlocuteur ignorant (230b4-8) ? Doit-on
alors finalement comprendre que Socrate et les sophistes partagent la même
méthode ? Répondre par l’affirmative à cette dernière question revient à faire
complètement fi d’une différence cruciale entre la présente description et la
description de la purification socratique. On se souviendra en effet que, pen-
dant la sixième définition, l’étranger insistait considérablement sur le fait que
la contradiction révélée par la réfutation doit avoir lieu en même temps, sur les
mêmes choses, en relation avec les mêmes choses, et sous les mêmes rapports
(ἅμα περὶ τῶν αὐτῶν πρὸς τὰ αὐτὰ κατὰ ταὐτά, 230b7-8). En outre, depuis le coup
de force de l’étranger, on sait que la faculté de restituer ces rapports au cours
d’une argumentation est ce qui différencie une « réfutation véritable » (ἔλεγ-
χος ἀληθινός) de la réfutation pratiquée par les néophytes (voir 259c7-d8). Or,
au moment de conclure la dernière division et de caractériser la façon sophis-
tique d’argumenter (268b3-5), l’étranger ne dit plus un mot au sujet des rapports

93 Voir chapitre 3, La réfutation socratique.


La capture du sophiste 353

selon lesquels la contradiction intervient. En raison de l’importance accordée


par Platon à la restitution de ces rapports dans une réfutation véritable, on
peut interpréter le silence de l’étranger dans la dernière définition comme une
façon d’indiquer que les sophistes oblitèrent ces rapports pour parvenir à pro-
duire à tout prix une contradiction chez leurs interlocuteurs et qu’à ce titre, ils
argumentent comme des néophytes plutôt que comme des philosophes.
En oblitérant les rapports selon lesquels chaque terme est envisagé, tout
peut devenir contradictoire, et au premier chef des couples d’expressions
en réalité non contradictoires comme « le changement est le même » et « le
changement n’est pas le même » (sur le caractère non contradictoire de ces
énoncés, voir 256a10-b594). Dans l’esprit du sophiste, aucun raisonnement n’est
stable, tous peuvent être à tout moment renversés ou contredits. Or, présumer
l’instabilité intrinsèque des raisonnements prépare le pire des accidents qui
peut arriver à un homme, à savoir tomber dans la « misologie », la haine des
raisonnements (Phédon 89d2-3, 90b4-d8). Plus que la mauvaise foi, c’est donc
sans doute finalement la misologie résultant de la façon même dont le sophiste
argumente qui l’empêche de transformer son pressentiment d’ignorance en
désir d’apprendre95. Que pourrait-on bien apprendre et vouloir apprendre si
tout peut être contredit de n’importe quelle façon ?
Cette dernière division soulève une ultime difficulté : pourquoi l’étranger
distingue-t-il l’orateur populaire et le sophiste alors que les grands sophistes
se vantent d’exceller en réponses courtes aussi bien qu’en de longs discours
(voir Protagoras 334c7-335c7 ; Gorgias 449b4-c8) ? Tout d’abord parce que
forcer l’adversaire à se contredire, plutôt que séduire ou persuader un public
comme le font les orateurs populaires, constitue probablement la véritable
finalité du discours sophistique. Même si Protagoras ou Gorgias sont capables
de produire de longs discours, l’étranger considère sans doute que, ce faisant,
ils n’utilisent pas le langage de façon strictement sophistique96. En outre, cette
dernière division permet à Platon de répondre à une question laissée encore
en suspens, tout en annonçant la suite de la trilogie dans laquelle le Sophiste
s’insère. L’étranger profite en effet de sa dernière coupure pour construire une
analogie : l’orateur populaire contrefait le politique comme le sophiste imite le
sage (268b7-c4). Cette analogie clôture parfaitement le Sophiste, car elle per-
met d’ébaucher une réponse à la question posée par Socrate au tout début du
dialogue à propos du rapport entre le politique, le sophiste et le philosophe

94 Et chapitre 7, Les possibilités de communication du changement.


95 En accord avec Beere (2019), 188-189. Voir également Lott (2012), 49.
96 Voir Dixsaut (2000), 303-304 ; Esses (2019), 310.
354 Chapitre 9

(216d3-217a997). Il est certes vrai que c’est le sophiste et le sage qui sont net-
tement distingués ici plutôt que le sophiste et le philosophe. Néanmoins,
certains éléments laissent penser que derrière la figure du sage pourrait bien se
dissimuler celle du philosophe. Car, à bien y réfléchir, qui est ce sage qu’imite le
sophiste ? Une réponse plausible est qu’il s’agit de l’homme disposant effecti-
vement du savoir universel prétendument possédé par le sophiste. Cependant,
l’étranger et Théétète se sont clairement accordés sur le fait qu’un tel savoir
universel ne peut être possédé par un homme (233a3-4). Seul un dieu pour-
rait donc être ce sage que le sophiste imite98. Un dieu, ou peut-être le type
d’homme qui s’en rapproche le plus : le philosophe. En effet, non seulement
celui-ci est divin (216b8-c1) et porte son regard vers le divin (254b1), mais il
dispose également de la science des hommes libres (253c7), ce qui peut rai-
sonnablement s’interpréter comme signifiant que sa capacité à indiquer quel
genre consent à se mélanger avec quel autre n’est pas bornée a priori, en parti-
culier qu’elle n’est pas bornée par l’axiologie traditionnelle (227a7-b6). Qui plus
est, le philosophe-dialecticien a probablement affaire non pas à un nombre
limité, mais à une infinité de genres (256e6-7). Or si la compétence dialectique
n’est pas a priori bornée, celui ou celle qui en dispose peut légitimement être
considéré comme possesseur d’une compétence universelle, sinon « actuelle-
ment » universelle, du moins universelle en son principe. Cette compétence
universelle du dialecticien ainsi que le caractère divin du philosophe einvite à
penser que c’est le genre du philosophe et aucun autre qui se rapproche le plus
du sage qu’imite le sophiste.
Par conséquent, en distinguant soigneusement le sophiste et le sage, l’étran-
ger répond implicitement à Socrate que le sophiste et le philosophe ne sont pas
deux noms pour un même genre. Reste évidemment à comprendre le rapport
de ces genres à celui du politique, ce qui sera l’objet de la discussion suivante
entre l’étranger et le jeune Socrate. Cependant, parce qu’elle met déjà en jeu la
figure du politique en la distinguant de celle de l’orateur populaire, l’analogie
proposée ici par l’étranger constitue un préambule discret et élégant à l’inves-
tigation menée dans le Politique.

2.8 Récapitulatif
Contrairement à ce qui s’était produit lors des premières divisions de la coque
du dialogue, l’étranger ne laisse de côté aucune étape de la dernière division
dans le résumé qu’il en propose99. La perfection d’un tel résumé ainsi que

97 Voir chapitre 1, La question de Socrate à l’étranger.


98 Sur ce point, nous sommes d’accord avec Notomi (1999), 285-286.
99 Rosen (1983), 314 estime que l’étranger omet la quatrième coupure, celle qui sépare les pro-
ducteurs de phantasmes opérant avec un instrument et ceux qui s’utilisent eux-mêmes
La capture du sophiste 355

l’acquiescement décidé de Théétète qui le ponctue (268d5) laissent entendre


que la dernière définition proposée est la bonne. Le sophiste est bien un doxo-
mime ironique issu du genre de la production de phantasmes au sein de la
production d’images humaines qui force son interlocuteur à se contredire et
qui utilise son propre corps comme instrument. Mais outre le contenu de ce
résumé, c’est le cadre qui l’entoure qui mérite toute notre attention. En effet, la
façon dont l’étranger introduit puis conclut son récapitulatif confirme décisi-
vement des options interprétatives privilégiées jusqu’ici.
Pour introduire son résumé, l’étranger explique qu’il convient de lier
ensemble le nom du sophiste en opérant un entrelacement progressant de la
fin vers le commencement (268c5-6100). Cette introduction achève de valider
deux décisions exégétiques prises dans le chapitre précédent101. D’abord, on
notera que même si le résumé de la division constitue un logos permettant de
passer d’un accord purement nominal à un accord sur la fonction de la chose
même (218c1-5 ; 221a7-b2), il reste étroitement lié à la fonction linguistique qui
consiste à nommer, puisqu’il permet de lier le nom du sophiste (συνδήσομεν αὐτοῦ
[…] τοὔνομα, 268c5-6). Ce point est confirmé par un passage du Politique dans
lequel l’étranger présente la récapitulation de la définition du politique
comme une manière de lier le logos de son nom (voir συνείρωμεν […] τὸν λόγον
τοῦ ὀνόματος, Politique 267a4-5). Le logos dialectique, à la différence du logos
doxique, ne paraît donc pas accomplir « quelque chose de plus » que nom-
mer, il n’affirme ni ne nie quelque chose au sujet de quelque chose, mais il
substitue à un nom qui pourrait désigner quelque chose de différent pour
chacun, un nom qui laisse clairement transparaître la chose qu’il nomme. La
chose même appelée « sophistique » n’est rien d’autre que cet entrelacement
des parties de droite issues de la division de la production et c’est ce que le
logos dialectique du sophiste manifeste. Ensuite, il est également important
de noter qu’à ce niveau du texte, l’étranger évoque un entrelacement (συμπλέ-
ξαντες, 268c5). Le fait qu’il soit question d’un entrelacement au moment de

comme instrument. Cependant, le terme μιμητικόν qui figure dans le résumé (en 268c9)
renvoie certainement à la production de phantasmes sans instrument externe dans la
mesure où celle-ci reçoit le nom générique de μίμησις dans la quatrième coupure (voir
ci-dessus S’instrumentaliser soi-même pour produire des phantasmes). Au chapitre 3, dans
les sections Première définition et Deuxième, troisième et quatrième définitions, nous avons
tenté d’expliquer pourquoi l’étranger ne reprend pas toujours toutes les étapes de ses divi-
sions au moment de les résumer.
100 Οὐκοῦν συνδήσομεν αὐτοῦ, καθάπερ ἔμπροσθεν, τοὔνομα συμπλέξαντες ἀπὸ τελευτῆς ἐπ’
ἀρχήν ; Dans notre paraphrase, nous supposons que αὐτοῦ […] τοὔνομα (« le nom de
celui-ci », c’est-à-dire du sophiste) est le complément de συνδήσομεν (« lier ensemble »)
plutôt que de συμπλέξαντες (« entrelacer »), voir Dixsaut (2000), 271 n. 1. Cette option lin-
guistique n’affecte cependant pas l’interprétation que nous proposons de ces lignes.
101 Voir chapitre 8, La distinction entre logos dialectique et logos doxique.
356 Chapitre 9

fournir le logos dialectique du sophiste confirme en effet que ce type de logos


contient bien un entrelacement de formes (ou du nom de ces formes) et qu’il
est donc conditionné en son principe par la possibilité d’un mélange mutuel
des formes (259e5-6).
Si la façon dont l’étranger introduit son résumé permet de confirmer nos
analyses sur le contenu et la fonction linguistique du logos dialectique, la
manière dont il le conclut n’est pas moins significative pour notre interpré-
tation générale du dialogue, même si elle est plus allusive. D’après l’étranger,
l’entrelacement des parties de droites obtenues lors de la division de la produc-
tion constitue en effet « la race et le sang » de l’authentique sophiste (268d3-4).
Or, la clause « la race et le sang » (ταύτης τῆς γενεᾶς τε καὶ αἵματος, 268d3) est
une citation de la fin du récit généalogique de Glaucos dans le sixième chant
de l’Iliade (Iliade VI, 211). La particularité de ce récit tient dans le fait que,
par son biais, Glaucos assure à Diomède, qui avait interrogé Glaucos sur ses
origines (Iliade VI, 123-143), qu’il n’est pas un dieu. Il nous paraît très peu pro-
bable que cette citation ait été choisie au hasard ou pour répondre à un souci
purement esthétique. Au contraire, il semble que Platon, en choisissant une
telle citation, encourage son lecteur à tracer un parallèle entre les origines de
Glaucos et la généalogie, le lignage du sophiste qui vient d’être établi au cours
du dialogue. Pas plus que Glaucos, semble-t-il nous être suggéré, le sophiste
n’est un dieu102. Or, en recourant ainsi, au moment de conclure, à Homère pour
insister sur le caractère non-divin du sophiste, l’étranger répond en réalité de
façon symétrique à Socrate qui avait mobilisé l’Odyssée dans le prologue pour
évoquer le caractère divin de l’étranger et, plus généralement, des philosophes
(voir 216a6-b4 ; 216c4-6103).
Pour soutenir une différence entre la divinité du philosophe et l’absence de
divinité du sophiste, entre le divin Ulysse de l’Odyssée et l’humain Glaucos
de l’Iliade (d’ailleurs finalement privé de sa raison par Zeus, voir Iliade VI, 234),
il aura donc fallu tout le Sophiste. Tout le Sophiste, c’est-à-dire, du moins est-ce
notre thèse, la force et le désir de soutenir une différence fondamentale sur
laquelle repose l’irréductibilité de la philosophie à toute forme de sophistique :
la différence entre la connaissance et le jugement, le savoir et l’opinion, la dia-
lectique et l’apparence.
102 Comparer Benardete (1984), II. 167 ; Mouze (2020), 175-176.
103 Et chapitre 1, Les multiples apparences du philosophe.
Conclusion

L’expérience humaine est tissée de contradictions : une personne, un lieu, un


objet qui nous semblent beaux à un moment donné cessent de nous paraître
tels avec le temps ; une personne qui se montre extrêmement cruelle sous
un aspect se montre généreuse sous un autre ; plus politiquement, un com-
portement, une situation juste dans une nation, dans une cité ou dans une
civilisation ne l’est plus dans une autre ; même la perception qui semble notre
plus fidèle alliée n’est pas à l’abri des contradictions (pensons aux illusions d’op-
tiques, par exemple à la courbure apparente d’une rame dans l’eau ensoleillée).
Platon estimait qu’il y a plusieurs façons de réagir face à ces contradictions.
La plupart des hommes, selon lui, s’accommodent des désillusions qu’elles
véhiculent : ce qui semble moralement, esthétiquement, politiquement bon
ou important dans la jeunesse cesse de l’être à l’âge adulte et ce qui semblait
anodin ou accessoire dans la fleur de l’âge devient central dans la vieillesse.
Ces désillusions ne vont pas sans souffrance. Peut-être pour les contourner,
peut-être par dépit, peut-être par ennui, d’autres hommes, ou bien les mêmes
qui ont trop souffert, s’emparent des contradictions qu’ils constatent dans leur
expérience et les font migrer dans le langage. Ils ne pensent pas du tout que
la parole, la rationalité puissent dompter ces contradictions, ils pensent au
contraire que le langage en est infesté. Mais paradoxalement, l’incapacité du
langage à maîtriser ces contradictions l’investit d’un pouvoir immense : le lan-
gage devient pour eux un instrument tout puissant permettant de contredire
et de se faire contredire par n’importe qui au sujet de n’importe quoi. Le pre-
mier risque que comporte cette utilisation du langage semble inoffensif : c’est
la vanité, la mystification, la séduction. Mais bien vite, la séduction esthétique
devient politique. Et de la mystification, on passe à la démagogie, puis finale-
ment à la tyrannie. Platon pensait qu’entre une vie de désillusions et une vie de
vanité ou de démagogue, il y a une troisième voie, une troisième façon de vivre,
même si certains n’appellent sans doute plus cela la vie, mais plutôt une façon
de passer sa vie à mourir …
Certains hommes et certaines femmes – ou du moins certaines parties
dans l’âme de certains hommes et de certaines femmes – sont en effet animés
du désir étrange mais puissant de surmonter les contradictions de la réalité
qui leur apparaît. Alors, au lieu de porter toute leur attention à la situation,
à la personne qui leur apparaît successivement belle et non-belle, cruelle et
non-cruelle, juste et non-juste, ces hommes et ces femmes en viennent à consi-
dérer la beauté, la cruauté, la justice et toutes les qualifications similaires en
elles-mêmes. Cette petite modification de l’objet de leur attention est cruciale,

© Nicolas Zaks, 2023 | doi:10.1163/9789004533080_012


358 Conclusion

puisque à la différence des situations et des personnes qui leur paraissent


belles, cruelles ou justes, la beauté, la cruauté ou la justice au moyen desquelles
ils déterminent ce qui leur apparaît ne cessent jamais d’être belle, cruelle ou
juste. Ce qui est beau ne l’est plus ou le devient avec le temps ; la beauté elle-
même est toujours belle. Par conséquent, celles et ceux animés d’un tel désir
en viennent à réaliser que ce qui est pleinement n’est pas le monde qui leur
apparaît et qu’ils déterminent de telle ou telle manière, mais bien les déter-
minations mêmes qu’ils utilisent pour déterminer ce monde. S’ils veulent
exprimer ce constat dans un langage théorique, ils diront que les détermina-
tions qu’ils pensent impliquent l’être et qu’il n’est nullement besoin d’ajouter
l’existence spatio-temporelle à une détermination pour la faire être ; mais s’ils
veulent convaincre ou éduquer, ils pourront par exemple comparer le monde
qui apparaît contradictoirement à une caverne dont nous sommes prisonniers
et les déterminations que notre pensée est capable de poser aux objets à l’ex-
térieur de cette caverne.
Cependant, il est possible de pousser dans leurs retranchements ces
hommes et ces femmes désireux de penser les déterminations ou les idées
qu’ils mobilisent dans leurs jugements plutôt que de passer leur vie à juger
pour déjuger aussitôt. Il est en effet possible de leur demander ce qu’ils tirent
de leurs tautologies à part de l’assurance. On leur concédera que la beauté n’est
jamais non-belle ou que la justice n’est jamais injuste, mais on leur demandera
ce que cela peut nous apprendre sur la justice ou la beauté considérées en
elles-mêmes. La réponse très complexe que le Sophiste apporte à cette ques-
tion peut être appréhendée par une formule : « il faut que l’un et le multiple
communiquent ». Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? En première analyse,
simplement que, pour donner un contenu à une idée, il faut la faire communi-
quer avec d’autres idées. Par exemple, pour comprendre ce qu’est la beauté, on
peut la faire communiquer avec l’idée de proportion ; ou encore, pour détermi-
ner la justice, on peut la relier avec l’idée de fonction propre. Cependant, afin
que ces liens ne s’effectuent pas au petit bonheur la chance, le Sophiste pro-
pose d’adopter une méthode dont le fonctionnement révèle en même temps le
sens profond de la nécessité de faire communiquer l’un et le multiple. D’après
cette méthode, pour déterminer le contenu d’une idée, il faut la placer, avec
une multiplicité d’autres idées qui lui ressemblent selon un certain rapport,
sous un genre commun unique, qu’il convient ensuite de diviser pour retrouver
l’unicité de l’idée de départ. La force de cette opération de rassemblement et
de division est que, par son intermédiaire, l’idée que nous tentons de penser
s’est vue substantiellement déterminée. Cette description très abstraite peut
être illustrée par la façon dont Platon définit la philosophie elle-même dans le
Phèdre (243e9-257b6 ; 265e3-266b2) : s’il est capital, pour parvenir à déterminer
Conclusion 359

la philosophie, de commencer par postuler son identité à soi, il faut encore la


compter avec la poésie, la divination et la prophétie sous la forme générale du
délire, puis suggérer que la philosophie est la partie spécifique du délire divin
qui est érotique. Dans ce cas, l’unité à laquelle la multiplicité est rapportée
est le délire, et la philosophie se définit par spécification de la folie en folie
divine et de celle-ci en folie érotique. Ou encore, pour reprendre l’exemple de
la détermination « cruauté », on pourrait lui donner un contenu plus précis
en la plaçant avec la multiplicité des autres vices sous l’idée unique de vice et en
déterminant cette idée par l’absence d’empathie envers la souffrance d’autrui.
Admettons donc que via cette division d’un genre unique et via la com-
munication des déterminations que cette division suppose l’on parvienne à
donner un contenu à l’idée ou à la détermination que l’on cherche à penser. Il
est toutefois possible de questionner encore plus profondément ceux qui pra-
tiquent cette activité – que Platon appelle la dialectique – pour les pousser à
la caractériser de manière plus fine. Deux points au moins demeurent obscurs.
Tout d’abord, qu’est-ce qui valide ce jeu de rapprochement entre des détermi-
nations ? Pourquoi devrait-on faire communiquer la beauté avec la symétrie
plutôt qu’avec l’asymétrie (pourrait objecter un moderne) ou la justice avec
l’idée de fonction propre plutôt qu’avec la loi du plus fort (pourrait objecter le
cynique Thrasymaque) ? Et ensuite, en affirmant que la philosophie est une
folie divine ou la cruauté telle forme de vice, n’est-on pas en train de recon-
duire la forme du jugement, que l’on cherchait justement à quitter en cessant
de considérer ce qui est déterminé pour se focaliser uniquement sur la déter-
mination en elle-même ?
La réponse de Platon à la première de ces questions est que si certaines
idées consentent à communiquer entre elles, d’autres n’y consentent pas. Mais
comment savoir si deux idées acceptent de communiquer ? Pour le découvrir,
il faudra examiner la pensée de celui qui cherche à les faire communiquer : y
décèle-t-on des incohérences, c’est le signe que les idées qu’il cherche à mélan-
ger ne communiquent pas. Par exemple, il est incohérent de soutenir que la
justice est l’intérêt du plus fort tout en admettant, comme il paraît évident de
le faire, que des dirigeants peuvent se tromper, car s’ils peuvent se tromper, ils
peuvent établir des lois qui ne sont pas dans leur intérêt. Il y a donc au moins
certains cas où la justice ne consiste pas en la loi du plus fort (République I,
339b7-e8). Plus encore, l’incohérence de ceux qui ne perçoivent pas quelles
idées communiquent et lesquelles ne communiquent pas ne se limite pas à
l’incohérence de leurs croyances. Elle s’étend également au rapport entre ce
qu’ils expriment et ce qu’ils doivent présupposer pour exprimer ce qu’ils expri-
ment. Ainsi, si quelqu’un voulait s’opposer radicalement à tout ce qui précède
en objectant que parler de « déterminations » ou d’« idées » mobilisées dans les
360 Conclusion

jugements n’a aucun sens dans la mesure où seuls existent les corps que nous
pouvons saisir entre nos mains, il faudrait lui faire remarquer que pour dire ce
qu’il vient de dire, il doit précisément octroyer, sinon l’être, du moins un statut
à la signification, à coup sûr incorporelle, de ses propres mots. Ultimement,
utiliser la cohérence comme critère de validité d’un rapprochement entre deux
déterminations permet de libérer le dialecticien de la façon dont le monde
apparaît ou est habituellement déterminé : il se peut très bien que toute l’his-
toire politique de l’humanité indique que les politiques gouvernent sans savoir,
mais cela n’empêchera jamais le dialecticien qui veut déterminer l’essence du
politique de le considérer comme un savant.
Quant au retour du jugement au niveau de l’activité dialectique, il faut
l’admettre, au moins quand l’idée qui doit être déterminée est placée sous
le genre issu du rassemblement ou sous l’un des deux genres résultant de la
division de ce genre. Cependant, il faut également souligner que quand deux
idées communiquent, cela n’implique nullement, comme c’était le cas pour
les jugements sur le monde, la possession par l’une d’elles de l’autre comme
sa propriété. La seule chose impliquée par cette communication est la consti-
tution d’une idée. Quand le délire et le divin communiquent, il ne s’ensuit pas
que le délire possède la propriété « divine », mais il en résulte la forme unique
du délire divin, qui elle-même se spécifie en philosophie lorsqu’elle commu-
nique avec l’amour. Sans doute plus fondamentalement encore, la différence
entre les jugements sur le monde et les relations qui s’instaurent entre des
idées tient dans le fait que tout jugement qui fait intervenir des idées peut être
repris sous la forme d’un questionnement. S’il doit bien arriver au dialecticien
d’affirmer et de répondre aux questions qu’il se pose, le propre de son activité
est que cette réponse peut toujours être reprise, continuée, nuancée sous la
forme d’une question.
Si nous relions ensemble les deux caractéristiques de la dialectique qui
viennent d’être mises en évidence, à savoir l’insatiabilité du questionnement
et la cohérence de la pensée de celui qui fait communiquer les idées entre
elles, il devient clair que le résultat obtenu est indissociable du chemin qui y
conduit, puisque ce qui valide ce résultat n’est rien d’autre que la cohérence de
la démarche qui le porte ainsi que sa reprise toujours possible sous la forme
d’une question. Il serait aussi inefficace d’expliquer le sens du Sophiste en se
limitant à sa conclusion que de chercher à expliquer ce qu’est de l’eau en
se contentant d’écrire la formule chimique H20 sans expliquer les fondements
de la chimie. Ce n’est même pas que, pour Platon, le chemin est aussi impor-
tant que le résultat auquel il conduit, c’est plutôt que le résultat n’est pas autre
chose, du point de vue de la connaissance, que le chemin qui y mène. D’où
l’extrême difficulté de l’exercice consistant à conclure le commentaire d’un
Conclusion 361

dialogue de Platon. Pour le comprendre, il faut soi-même l’avoir parcouru,


avoir intégré sa cohérence et éventuellement être capable de le questionner
pour le prolonger … tout au plus peut-on tenter de donner envie de le lire !
Revenons à nos différents types d’hommes et de femmes – ou aux diffé-
rentes parties qui peuvent s’affronter au sein de l’âme d’un même homme ou
d’une même femme. Ceux et celles qui, mus par leur désir de comprendre et
de ne pas s’en tenir aux contradictions de l’expérience, pratiquent la dialec-
tique, sont baptisés par Platon « philosophes ». Ceux et celles qui, au contraire,
font migrer toutes les contradictions du monde dans le langage et utilisent ce
dernier pour contredire, sont appelés par lui « sophistes ». Que peut le phi-
losophe contre le sophiste, qu’il soit en lui ou à l’extérieur de lui ? Fort de la
cohérence obtenue au prix de son effort de pensée, il peut à présent résister
sans difficulté à toutes les tentatives de déstabilisation, à la séduction et à la
démagogie. Il peut également montrer que le sophiste lui-même possède ses
propres failles, ses propres incohérences, et qu’il ne pense nullement quand
il produit ses phantasmes de discours. Mais en se livrant à cette tâche agonis-
tique, le philosophe vaut-il mieux que le sophiste ? Ne fait-il pas dans ce cas la
même chose que ce dernier, à savoir contredire et faire se contredire ? Il est vrai
qu’un des vertiges, un des abîmes de la philosophie est la chicanerie. Quand le
philosophe se met à chicaner, la frontière fragile avec le sophiste se trouble, en
effet. Pour éviter d’être entre chien et loup, le philosophe doit alors faire l’effort
de préciser les rapports selon lesquels il envisage les énoncés dont il entend
montrer le caractère incohérent, précisions dont ne s’embarrasse jamais le
sophiste qui cherche la contradiction à n’importe quel prix. Peut-être est-ce
aussi cela, le naturel du philosophe : la volonté de se poser inlassablement la
question du rapport selon lequel un argument est envisagé pour ne mettre au
jour que de véritables contradictions. Quand le philosophe, malgré ces périls,
parvient à se maintenir à distance du sophiste, il peut alors espérer lui arracher
l’éducation et la politique.
Si le sophiste est désarmé, il n’est cependant pas encore vaincu. Réfléchissant
à l’accusation dont il fait l’objet, il réalise que celle-ci est tout entière condi-
tionnée par la possibilité de distinguer le vrai du faux. Pour que le philosophe
puisse revendiquer l’éducation, se distinguer des démagogues et des produc-
teurs de phantasmes, il doit en effet pouvoir justifier la vérité de son discours et
la fausseté de celui de son opposant. Mais celui-ci peut très bien se mettre à nier
qu’il soit même possible de dire quelque chose de faux ou, alternativement, se
mettre à affirmer que tout discours est vrai. Que tout discours soit vrai, c’est là
une thèse qui s’appuie souvent sur la relativité des sensations. Si, malade, un
vin m’apparaît mauvais ou une brise désagréable, je peux dire à juste titre que
le vin est mauvais pour moi, la brise désagréable pour moi, même si ce vin est
362 Conclusion

bon ou cette brise est agréable pour quelqu’un d’autre qui n’est pas malade
(Théétète 159b1-160c10). Pourtant, le relativisme de la vérité est également une
thèse contradictoire : s’il est vrai que tout énoncé est vrai, alors l’énoncé d’après
lequel il n’est pas vrai que tout est vrai est vrai lui aussi (Théétète 170c2-171c7).
Reste toutefois la converse de ce relativisme : l’impossibilité de la fausseté. Pour
l’appuyer, le sophiste utilise l’argument suivant. Supposons par exemple que je
dise de tel homme qu’il vole (sans l’aide d’un quelconque dispositif technique).
Dans ce cas, je dis quelque chose qui n’a pas lieu, qui n’est pas le cas. Mais si
ce que je dis n’est pas le cas, alors ce que je dis n’est pas, et même n’est rien du
tout. Par conséquent, quand je dis d’un homme qu’il vole, loin de dire quelque
chose de faux, je ne dis rien. Cet argument contre la possibilité de dire le faux
sonne assurément d’une étrange manière à nos oreilles non accoutumées au
grec ancien. Il semble reposer sur des associations douteuses, des tours de
passe-passe. Pourtant, la spécificité de la réflexion philosophique consiste
précisément à montrer qu’il n’est pas possible de tirer parti des malentendus
qui entourent l’argument. Le philosophe ne dit pas seulement que l’argument
ne marche pas, il veut montrer pour quelles raisons il ne marche pas. Or, au
moment de faire communiquer la multiplicité des idées entre elles dans ses
opérations dialectiques, il a bien fallu que le philosophe admette que chaque
idée n’est pas toutes les autres, non pas au sens où cette idée n’est rien du tout,
mais simplement au sens où cette idée est autre que toutes les autres. Ainsi, il
lui est facile de comprendre et de faire remarquer que ce qui n’est pas, loin de
n’être rien du tout, est simplement quelque chose d’autre. Donc, de manière
similaire, quand quelqu’un affirme faussement d’un homme qu’il vole, il dit
bien ce qui n’est pas le cas, mais, puisque ce qui n’est pas le cas est simplement
quelque chose d’autre que ce qui est le cas et non rien du tout, celui qui affirme
faussement d’un homme qu’il vole dit bien quelque chose. Le mécanisme sur
lequel reposait l’argument du sophiste pour rejeter la possibilité de dire le faux
est donc complètement déconstruit. Il est bel et bien possible de dire le faux et
de caractériser le sophiste comme un expert en ce domaine. Mais pour décon-
struire cet argument et montrer que des jugements faux sont possibles, il fallait
paradoxalement commencer par caractériser l’activité dialectique et le type de
vérité qu’elle suppose. En d’autres termes, pour rendre le sophiste possible, il
fallait découvrir le philosophe.
Le Sophiste démontre que face aux contradictions rencontrées dans l’exis-
tence, il est possible de poser une idée, de la déterminer quant à son contenu
et d’avoir à son sujet une pensée cohérente, d’affronter le sophiste en nous ou
à l’extérieur de nous, de transformer l’éducation. Et non seulement il suggère
que rien n’empêche de poser cette idée pour n’importe quelle détermina-
tion qui nous semble devoir être pensée (227a7-b6 ; 256e6-7), mais il assure de
Conclusion 363

pouvoir toujours reprendre à nouveaux frais nos affirmations sous la forme


d’un questionnement (259a2-3). Loin de clôturer quoi que ce soit, le Sophiste
est une ouverture : pour Platon, il est la condition des dialectiques ultérieures
du Politique et du Philèbe ; pour tous ses lecteurs, il fonctionne comme la garan-
tie et la célébration du pouvoir qu’a la pensée de cheminer dans un espace
littéralement infini.
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La présente bibliographie rassemble les articles et les ouvrages cités en notes.

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Index nominum

Ackrill, J.L. 178n.14, 181n.28, 183n.35, 184n.41, 203n.110, 208n.131, 212n.145, 215n.155,
185n.42, 226n.193, 230n.204, 275n.7, 227n.194, 227n.195, 230n.206, 234n.222,
277n.20, 278n.23 247n.254, 255n.278, 255n.279, 262n.301,
Agatharcos 99n.49 263n.306, 263n.308, 264n.309, 267n.321,
Andronicos 216n.158 270n.333, 270n.335, 271n.339, 290n.59,
Aristote 31n.8, 41n.42, 41n.44, 137n.37, 293n.68, 293n.71, 304n.102, 305n.106,
217n.162 329n.23, 329n.24
Aubenque, P. 2n.2, 90n.21, 105n.3, 106n.8, Brunschwig, J. 111n.27, 148n.74, 148n.75,
110n.23, 111n.27, 149n.76, 151n.85 149n.76, 151n.85
Burnet, J. 118n.54, 139n.45, 156n.98, 264n.311,
Badham, C. 98n.48 307n.115
Bailly, A. 77n.101
Baiter, J.G. 118n.54 Campbell, L. 17n.25, 33n.14, 43n.53, 45n.61,
Beere, J. 4n.10, 69n.70, 69n.72, 83n.120, 52n.6, 55n.18, 58n.27, 60n.39, 72n.82,
97n.43, 99n.49, 128n.9, 203n.110, 79n.107, 87n.8, 87n.13, 98n.48, 106n.6,
290n.59, 353n.95 118n.54, 120n.65, 132n.18, 139n.45,
Benardete, S. 2, 2n.4, 6n.13, 10n.8, 31n.7, 139n.46, 143n.62, 144n.63, 145n.67,
46n.63, 54n.14, 55n.18, 57n.22, 60n.38, 155n.94, 179n.18, 196n.79, 203n.108,
72n.82, 80n.110, 81n.114, 86n.5, 87n.15, 224n.183, 237n.232, 262n.301, 283n.36,
92n.27, 97n.43, 98n.48, 98n.49, 106n.6, 293n.68, 296n.79, 307n.115, 308n.121,
116n.48, 125n.2, 142n.54, 203n.108, 324n.4, 334n.42
263n.303, 334n.42, 347n.80, 356n.102 Canart, P. 333n.39, 333n.40, 334n.43
Benson, H. 74n.91 Carpenter, M. 74n.92
Berger, F.R. 211n.143 Castagnoli, L. 115n.42, 115n.45, 134n.26,
Bluck, R.S. 77n.102, 101n.57, 140n.50, 153n.88, 135n.30, 135n.32, 136n.35, 184n.41
167n.143, 169n.147, 178n.11, 186n.46, Cavini, W. 41n.43, 41n.44, 291n.64, 295n.78,
191n.61, 192n.62, 195n.74, 196n.79, 296n.81, 297n.82
196n.80, 209n.136, 210n.139, 213n.147, Centrone, B. 61n.40, 62n.46, 67n.61, 106n.6,
223n.179, 276n.16, 278n.22, 303n.100 118n.54, 132n.21, 135n.30, 139n.46,
Bostock, D. 178n.11, 178n.12, 209n.136, 140n.50, 144n.64, 156n.98, 158n.109,
210n.139, 213n.147, 215n.155, 250n.261, 212n.145, 213n.147, 237n.229, 257n.284,
250n.262, 251n.267, 255n.277 258n.288, 264n.310, 279n.26, 318n.148
Boys-Stones, G. 144n.62 Chevrolet, T. 97n.42
Brague, R. 332, 332n.34, 332n.35, 332n.36, Clarke, P. 274n.4, 275n.11, 275n.14, 279n.27
332n.37, 333n.38, 333n.41, 334n.44, Cobet, C.B. 70n.77
334n.45 Colotès de Lampsaque 179
Brancacci, A. 179n.18 Cordero, N.-L. 11n.12, 20n.36, 32n.9, 33n.13,
Brickhouse, T.C. 74n.91, 76n.98 45n.60, 56n.21, 61n.40, 62n.43, 64n.56,
Brisson, L. 22n.41 106n.6, 106n.7, 107n.10, 113n.35, 113n.36,
Brown, L. 2n.5, 36n.24, 41n.42, 47n.67, 118n.53, 119n.62, 129n.10, 131n.18,
60n.38, 62n.46, 83n.120, 86n.5, 108n.14, 144n.62, 152n.88, 164n.133, 169n.149,
108n.15, 108n.16, 111n.26, 131n.18, 137n.39, 207n.126, 218n.164, 224n.183, 226n.192,
143n.62, 144n.63, 147n.72, 148n.74, 230n.203, 249n.259, 255n.276, 262n.301,
149n.79, 150n.82, 150n.84, 153n.88, 264n.310, 267n.321, 296n.81, 318n.147,
157n.105, 158n.110, 159n.111, 159n.112, 330n.29, 344n.69
160n.114, 165n.137, 177n.9, 178n.13, Cornarius, I. 307, 308
378 Index nominum

Cornford, F.M. 20n.36, 24n.49, 61n.40, Dancy, R.M. 215n.156, 217n.162


62n.46, 87n.6, 87n.8, 97n.43, 104n.1, Delcomminette, S. 3n.7, 10n.7, 11n.12, 12n.14,
104n.2, 111n.24, 116n.47, 118n.54, 132n.18, 19n.31, 19n.33, 19n.34, 20n.37, 22n.42,
139n.46, 144n.63, 144n.64, 153n.88, 25n.51, 32n.11, 33n.14, 34n.17, 37n.26,
158n.110, 159n.112, 162n.122, 164n.131, 38n.32, 40n.38, 40n.41, 42n.47, 49n.69,
164n.133, 169n.149, 179n.18, 191n.59, 52n.5, 63n.50, 83n.120, 99n.50, 99n.51,
195n.74, 195n.76, 196n.80, 197n.84, 114n.39, 143n.62, 150n.80, 153n.89,
201n.98, 202n.105, 206n.120, 206n.121, 157n.104, 158n.110, 159n.112, 161n.119,
215n.156, 219n.166, 219n.168, 224n.183, 162n.121, 190n.58, 197n.87, 202n.104,
224n.187, 230n.204, 244n.245, 258n.288, 204n.115, 208n.131, 259n.289, 276n.18,
261n.299, 262n.301, 263n.306, 274n.5, 277n.19, 278n.24, 282n.34, 285n.42,
282n.36, 318n.147, 327n.12, 332n.33, 316n.144, 342n.64
332n.34, 333n.40, 338n.51, 341n.57 Deleuze, G. 19n.33
Crivelli, P. 2n.5, 3n.8, 32n.9, 38n.31, 39n.34, Démétrius 99n.52
46n.62, 56n.21, 58n.21, 60n.34, 76n.97, Démocrite 144
91n.24, 97n.43, 98n.47, 99n.51, 100n.56, Denniston, J.D. 286n.44, 307n.113
106n.6, 106n.7, 110n.20, 113n.36, 114n.37, Denyer, N. 185n.43, 275n.9, 293n.68
114n.40, 118n.52, 118n.54, 122n.74, Derrida, J. 31n.8, 127n.8
127n.7, 131n.18, 132n.19, 133n.23, 134n.27, Diès, A. 1n.1, 3n.8, 8n.1, 11n.10, 22n.44, 33n.14,
135n.28, 135n.29, 138n.43, 140n.48, 35n.22, 43n.52, 44n.58, 54n.15, 60n.39,
140n.50, 150n.82, 155n.95, 155n.96, 70n.77, 71n.79, 106n.7, 107n.10, 113n.35,
158n.110, 162n.122, 164n.132, 164n.133, 113n.36, 118n.51, 118n.55, 122n.74, 125n.1,
165n.137, 166n.139, 167n.142, 168n.145, 131n.18, 139n.45, 144n.62, 144n.64,
170n.151, 171n.156, 177n.8, 177n.9, 179n.15, 147n.71, 152n.88, 154n.90, 156n.98,
181n.25, 182n.29, 183n.33, 183n.38, 157n.102, 157n.103, 164n.133, 166n.139,
184n.41, 185n.42, 186n.46, 187n.47, 171n.156, 189n.53, 214n.152, 218n.164,
188n.51, 191n.59, 194n.71, 196n.78, 224n.183, 226n.192, 230n.208, 258n.288,
206n.120, 206n.121, 208n.133, 209n.137, 262n.301, 263n.306, 264n.311, 266n.317,
210n.139, 210n.140, 210n.141, 211n.142, 267n.320, 269n.330, 274n.3, 283n.37,
213n.150, 215n.155, 216n.159, 217n.162, 293n.71, 294n.73, 296n.81, 307n.113,
218n.163, 221n.173, 222n.176, 227n.195, 307n.115, 315n.139, 315n.140, 316n.142,
227n.196, 233n.219, 234n.222, 236n.226, 318n.147, 344n.69
236n.227, 237n.230, 237n.231, 237n.232, Diogène Laërce 87n.13, 216n.158
239n.235, 240n.237, 244n.245, 246n.250, Dionysodore 179n.18
247n.252, 247n.255, 249n.259, 249n.260, Dixsaut, M. 2n.2, 3n.7, 10n.5, 19n.33, 20n.37,
250n.261, 250n.262, 250n.263, 254n.275, 23n.46, 25n.51, 28n.1, 28n.2, 37n.28,
255n.278, 256n.281, 256n.282, 257n.284, 38n.33, 49n.69, 52n.7, 63n.48, 74n.88,
258n.286, 260n.296, 262n.302, 97n.41, 106n.8, 114n.41, 118n.53, 119n.62,
264n.310, 265n.316, 270n.335, 270n.337, 125n.2, 126n.4, 126n.5, 129n.12, 135n.28,
280n.28, 283n.36, 290n.59, 290n.61, 135n.30, 135n.31, 137n.38, 138n.41,
292n.66, 293n.68, 294n.75, 295n.76, 138n.44, 142n.53, 164n.131, 181n.24,
296n.81, 297n.81, 297n.82, 297n.83, 190n.57, 191n.61, 192n.62, 192n.63,
302n.91, 302n.92, 302n.96, 303n.97, 194n.69, 194n.70, 195n.73, 195n.77,
303n.100, 303n.101, 304n.103, 304n.105, 196n.80, 197n.83, 197n.84, 197n.86,
305n.106, 305n.109, 306n.110, 307n.118, 199n.93, 200n.94, 200n.96, 204n.112,
308n.121, 309n.124, 311n.127, 311n.130, 243n.243, 246n.250, 249n.259, 251n.266,
312n.131, 318n.148, 318n.149, 326n.10, 254n.274, 258n.288, 259n.289, 260n.295,
327n.13, 343n.68 262n.301, 263n.303, 263n.304, 268n.326,
Croiset, A. 49n.69 282n.34, 287n.50, 297n.82, 312n.131,
Index nominum 379

Dixsaut, M. (cont.) Galien 67n.61


315n.141, 326n.8, 337n.49, 339n.54, 340, Gavray, M.-A. 2n.2, 110n.23, 131n.18, 133n.24,
340n.55, 341n.60, 342n.62, 345n.70, 144n.64, 148n.74, 150n.84, 164n.133
346n.77, 349n.87, 351n.89, 351n.90, Gerth, B. 253n.272, 304n.105
353n.96, 355n.100 Gill, M.-L. 20n.37, 84n.124, 163n.129, 196n.78,
Dorion, L.-A 62n.46, 75n.93 205n.116
Duke, E.A 11n.10, 13n.19, 118n.54, 122n.74, Giovannetti, L. 349n.88
139n.45, 264n.311, 307n.115, 308n.120 Goldschmidt, V. 33n.15, 52n.6
Duncombe, M. 215n.156 Gombrich, E.H. 99n.49
Gómez-Lobo, A. 188n.52, 191n.59, 191n.60,
Eck, J. van 210n.139, 210n.140, 212n.145, 193n.67, 194n.70, 194n.71, 195n.73,
213n.150, 226n.193, 236n.227, 237n.231, 196n.80, 196n.81, 197n.84, 198n.90,
239n.235, 239n.236, 240n.238, 241n.240, 200n.96, 201n.97, 201n.101
246n.250, 250n.261, 250n.262, 250n.263, Gomperz, T. 3n.8, 171n.156
251n.267, 251n.268, 255n.278, 255n.279, Gonzalez, F. 6n.13, 10n.6, 11n.12, 24n.47,
262n.302, 263n.304, 263n.308, 223n.180
264n.309, 264n.310, 264n.311, 265n.313, Gooch, P. Wm. 70n.75, 80n.110, 80n.112
270n.333, 271n.338, 309n.123, 310n.125 Grote, G. 45n.60
El Murr, D. 34n.19, 87n.9, 284n.40 Guthrie, W.K.C 179n.18
Empédocle 129n.10, 132n.18
Eschyle 99n.49 Hackforth, R. 275n.8
Esses, D. 12n.16, 61n.40, 61n.41, 326n.9, Hamlyn, D.W. 276n.15, 276n.17
351n.92, 353n.96 Harte, V. 131n.18, 138n.42, 139n.46, 140n.47,
Euclide 112n.34 140n.49, 140n.51, 180n.20, 180n.22,
Euthydème 179n.18 188n.50, 192n.62, 193n.67, 275n.10
Hegel, G.W.F. 16n.23
Ferrari, F. 164n.133 Heidegger, M. 20n.37, 33n.16, 36n.23, 43n.54,
Ficin, M. 97n.42 53n.13, 59n.28, 66n.58, 115n.46, 120n.63,
Frede, M. 2n.5, 18n.27, 20n.37, 106n.6, 123n.76, 150n.84, 168n.146, 171n.157,
118n.55, 119n.57, 119n.59, 119n.61, 178n.11, 179n.18, 203n.106, 209n.136,
119n.62, 120n.65, 170n.151, 170n.153, 223n.180
177n.9, 177n.10, 179n.15, 181n.26, Heinaman 182n.29, 182n.32, 183n.36,
182n.31, 183n.37, 206n.120, 209n.137, 184n.41, 208n.131, 210n.140, 215n.156,
214n.151, 217n.162, 218n.163, 219n.168, 217n.162
221n.171, 222n.176, 223n.182, 236n.226, Heindorf, L.F. 55n.18
237n.230, 238n.233, 245n.246, 254n.273, Héraclite 129n.10, 132n.18
256n.283, 257n.284, 258n.286, 258n.288, Hermodore de Syracuse 216n.158
260n.294, 261n.298, 262n.301, 264n.311, Herrmann, F.-G. 13n.19, 17n.25, 62n.45
265n.314, 265n.316, 268n.323, 271n.340, Hésiode 284n.40
275n.13, 279n.26, 288n.54, 293n.71, Hestir, B. 6n.15, 181n.25, 297n.83
294n.75, 302n.92, 302n.96, 303n.99, Hicken, W.F. 11n.10
306n.111, 307n.113, 307n.117, 307n.119, Hoekstra, M. 293n.68, 293n.70, 294n.74
308n.120, 311n.127, 312n.133 Hombert, J. 253n.272
Frege, G. 226n.193 Homère 14
Fronterotta, F. 2n.2, 148n.74, 156n.98,
157n.102, 162n.120, 163n.127, 196n.80, Ionescu, C. 195n.73, 201n.100
293n.68, 293n.71, 294n.74, 301n.90, Isenberg, M.W. 58n.25
311n.129 Iwata, N. 83n.123
380 Index nominum

Kerferd, G.B. 70n.77, 75, 75n.94, 75n.96, Mouze, L. 2n.3, 11n.13, 12n.16, 19n.34, 43n.52,
78n.107 45n.60, 51n.2, 61n.41, 62n.45, 62n.46,
Ketchum, R.J. 212n.145, 228n.199, 288n.55 65n.57, 67n.61, 72n.83, 91n.24, 92n.28,
Keyt, D. 302n.94, 304n.102, 311n.128 93n.29, 107n.9, 112n.32, 113n.36, 114n.38,
Kostman, J.P. 209n.136, 247n.252, 247n.254, 116n.49, 118n.53, 121n.70, 126n.4, 135n.30,
255n.278, 256n.281, 305n.106 138n.41, 144n.62, 144n.64, 147n.70,
Kraut, R. 74n.91 152n.88, 157n.104, 164n.131, 179n.18,
Kühner, R. 253n.272, 304n.105 193n.67, 194n.72, 196n.80, 197n.85,
213n.148, 224n.183, 230n.207, 258n.288,
Lacey, A.R. 215n.155 262n.301, 263n.304, 267n.321, 278n.24,
Lafrance, Y. 2n.3, 276n.16, 292n.66, 349n.88 296n.80, 297n.81, 302n.93, 315n.140,
Lalande, A. 110n.22, 230n.209 318n.148, 325n.6, 326n.9, 330n.30,
Ledesma, F. 2n.2, 164n.131, 318n.148 336n.47, 342n.63, 344n.69, 356n.102
Lee, E.N. 257n.284, 258n.287, 258n.288, Movia, G. 37n.30, 47n.67, 61n.40, 63n.50,
262n.301, 263n.304, 265n.314, 332n.33 131n.18, 133n.25, 144n.65, 164n.133,
Lefebvre, D. 150n.83, 163n.130 181n.26, 184n.41, 197n.84, 244n.245,
Leigh, F. 149n.78, 150n.83, 154n.92, 158n.110, 274n.6, 288n.55, 293n.70, 318n.149,
330n.30, 332n.38, 342n.62, 351n.92
160n.116, 162n.124, 164n.133, 209n.137,
Mulligan, K. 129n.11
215n.156, 217n.160, 217n.162, 218n.162,
Muniz, F. 37n.30, 39n.36, 63n.50, 189n.54,
218n.162, 219n.167, 221n.172, 232n.215,
208n.131
243n.242, 266n.317, 269n.327, 269n.329
Leucippe 144
Nehamas, A. 206n.121, 222n.179
Lewis, F.A. 115n.46, 206n.120, 206n.121,
Nercam, N. 2n.2, 16n.22, 18n.26, 20n.35
236n.226, 237n.232, 244n.245, 250n.262,
Nicoll, W.S.M. 11n.10
250n.265, 257n.284, 302n.96 Notomi, N. 2n.5, 18n.27, 21n.38, 60n.38,
Liu, W. 329n.23 62n.46, 75n.93, 75n.96, 77n.102, 86n.5,
Lott, M. 62n.45, 80n.111, 346n.76, 353n.95 87n.7, 87n.9, 88n.18, 90n.22, 90n.23,
91n.24, 93n.29, 97n.43, 97n.44, 99n.49,
Madvig, J.N. 157n.99 100n.54, 109n.19, 112n.31, 118n.55,
Malcolm, J. 131n.18, 132n.21, 133n.23, 178n.11, 119n.57, 119n.59, 119n.60, 120n.65,
178n.12, 215n.156, 216n.157, 217n.162, 120n.66, 122n.73, 172n.159, 181n.27,
273n.1 184n.41, 185n.42, 191n.60, 194n.70,
Mattéi, J.-F. 1n.1, 22n.43 195n.73, 196n.80, 201n.101, 203n.106,
McCabe, M.M. 135n.28, 135n.30, 135n.31, 212n.145, 223n.182, 290n.58, 291n.62,
135n.32, 136n.33, 136n.34, 147n.70, 291n.63, 316n.143, 318n.149, 325n.6,
188n.52, 193n.67, 202n.102 328n.19, 346n.75, 348n.83, 354n.98
McDowell, J. 107n.11, 227n.194, 237n.231,
237n.232, 250n.265, 265n.314, 308n.120, O’Brien, D. 2n.2, 106n.8, 210n.138, 212n.145,
309n.123, 310n.126, 311n.128, 326n.10 235n.223, 236n.227, 239n.235, 262n.302,
Menn, S. 159n.112, 164n.131 263n.304, 263n.307, 264n.310, 264n.311,
Miller, M. 195n.73, 195n.75, 196n.78, 197n.84, 268, 268n.324, 307n.114, 307n.115
198n.89, 198n.90, 199n.92, 283n.39 Owen, G.E.L. 5n.11, 111n.25, 111n.26, 112n.33,
Moravcsik, J.M.E. 131n.18, 132n.21, 133n.23, 113n.36, 170n.151, 178n.13, 217n.162,
138n.43n, 157n.102, 157n.103, 157n.105, 227n.194, 229n.202, 238n.233, 239n.235,
161n.119, 176n.7, 177n.9, 178n.11, 194n.71, 240n.238, 244n.245, 247n.253, 258n.286,
196n.79, 207n.125, 208n.131, 210n.141, 258n.288, 264n.310, 264n.311, 270n.332,
215n.155, 218n.164, 224n.183, 224n.187, 288n.55, 294n.74, 295n.77, 302n.94,
256n.282, 260n.296, 275n.12, 293n.71 310n.126, 326n.10
Index nominum 381

Pachet, P. 8n.2, 180n.21, 339n.52 168n.146, 332n.38, 341n.59, 345n.71,


Palmer, J.A. 179n.18 351n.92, 354n.99
Panofsky, E. 99n.49, 100n.52 Ross, D. 266n.317, 274n.4
Parménide 2, 11, 22n.45, 106n.7, 106n.8, 107, Rudebusch, G. 8n.2, 37n.30, 39n.36, 63n.50,
109, 116, 121, 122, 124, 125, 126, 127, 128, 189n.54, 208n.131, 297n.83, 314n.136
129, 137, 138, 139, 140, 165, 167, 223n.179, Runciman, W.G. 196n.79
262, 267, 268, 271, 289, 320, 321 Russell, B. 230n.209, 231n.209
Peacock, H. 99n.51
Peck, A.L. 213n.147, 278n.22, 278n.24 Sabrier, P. 163n.130, 164n.131, 166n.140,
Pellegrin, P. 37n.26, 37n.29, 52n.5 167n.143
Peramatzis, M. 4n.10, 67n.61, 69n.70, Sayre, K.M. 256n.281, 305n.106
80n.110, 326n.9, 348n.86 Scheppers, F. 293n.68, 293n.70, 294n.74
Peterson, S. 24n.48 Schleiermacher, F. 17n.25, 139n.45
Phidias 98n.49 Sedley, D. 50n.1, 68n.66, 69n.68, 70n.75,
Philip, J.A. 298n.85 150n.80, 153n.89, 252n.270, 284n.40
Pietsch, C. 47n.67 Silverman, A. 136n.35, 153n.88, 164n.131,
Pippin, R.B. 93n.3 164n.133, 221n.173, 248n.258
Plotin 332n.37 Simplicius 216n.158
Plutarque 179, 179n.17, 179n.19 Smith, N.D. 74n.91, 76n.98
Polansky, R. 74n.91, 74n.92 Smyth, H.W. 304n.105
Politis, V. 144n.66, 145n.69, 147n.72, 150n.81, Soulez, A. 2n.3
155n.95, 164n.133, 165n.136 Stenzel, J. 195n.74, 195n.75, 196n.80, 197n.84,
Proclus 75n.93, 118n.55 198n.89, 199n.92, 293n.69, 317n.146
Protagoras 107, 216 Stephanus, H. 17n.25
Pseudo-Apollodore 143n.62 Stilpon de Mégare 179
Stough, C. 167n.143, 169n.149
Quintilien 99n.52 Strachan, J.C.G. 11n.10
Strauss, L. 9n.3, 9n.4
Rickless, S. 62n.47, 74n.92 Szaif, J. 77n.100, 98n.47, 215n.155, 215n.156,
Rijk, L.M. de 104n.2, 223n.182, 293n.68, 217n.162, 250n.264, 290n.61, 301n.89,
296n.80, 296n.81, 307n.116 311n.129, 312n.132
Roberts, J. 170n.155, 212n.145
Robin, L. 11n.10, 17n.25, 44n.55, 53n.10, Teisserenc, F. 2n.2, 2n.3, 11n.12, 12n.18,
61n.40, 72n.85, 122n.74, 137n.37, 152n.88, 20n.37, 25n.51, 28n.3, 30n.5, 36n.24,
164n.131, 165n.134, 196n.78, 213n.148, 40n.39, 43n.54, 53n.12, 54n.16, 59n.29,
219n.165, 219n.166, 224n.183, 225n.189, 59n.33, 60n.37, 61n.41, 62n.44, 62n.46,
226n.192, 230n.208, 246n.250, 249n.259, 64n.55, 65n.57, 66n.58, 70n.76, 80n.110,
262n.301, 263n.306, 296n.81, 302n.93, 83n.120, 86n.4, 87n.6, 87n.9, 93n.31,
318n.147, 344n.69 97n.43, 97n.44, 101n.57, 105n.3, 118n.53,
Robinson, D.B. 11n.10, 120n.64, 120n.65, 119n.56, 119n.62, 121n.68, 141n.52,
157n.99, 308n.120 143n.62, 145n.68, 145n.69, 149n.77,
Robinson, R. 276n.16 152n.88, 156n.97, 156n.98, 157n.100,
Rodriguez, E. 121n.70, 131n.18, 170n.152, 157n.104, 158n.106, 159n.111, 159n.112,
181n.25 160n.115, 162n.120, 163n.127, 164n.133,
Roersch, L. 253n.272 166n.139, 168n.146, 178n.11, 178n.12,
Rosen, S. 6n.13, 9n.3, 9n.4, 36n.24, 42n.46, 190n.55, 190n.56, 191n.59, 191n.60,
53n.11, 55n.18, 60n.39, 66n.60, 68n.67, 195n.73, 195n.75, 196n.81, 198n.90,
71n.80, 80n.110, 80n.113, 89n.19, 97n.43, 200n.95, 206n.121, 207n.128, 209n.133,
114n.38, 126n.6, 129n.11, 142n.54, 143n.62, 212n.145, 215n.156, 216n.158, 217n.161,
382 Index nominum

Teisserenc, F. (cont.) Wagner, F.W. 189n.53


218n.164, 219n.167, 220n.169, 221n.172, White, N.P. 67n.61, 135n.30, 144n.62,
222n.179, 226n.192, 235n.224, 259n.291, 164n.131, 243n.242, 262n.302,
260n.296, 262n.301, 263n.303, 263n.304, 263n.305, 269n.327, 278n.23, 286n.47,
278n.24, 287n.52, 288n.53, 290n.58, 318n.148
293n.71, 295n.77, 296n.80, 297n.82, Wiggins, D. 250n.261, 250n.262
298n.85, 308, 308n.122, 315n.140, Wiitala, M. 145n.69, 149n.78, 163n.127,
318n.147, 325n.6, 330n.30, 332n.33, 163n.130, 164n.133
333n.41, 334n.44, 345n.72 Wittgenstein, L. 226n.193
Thomas, P. 253n.272 Wolff, F. 60n.39, 65n.57, 78n.106
Trevaskis, J.R. 75, 75n.95, 191n.59, 191n.60,
191n.61, 193n.66, 196n.79 Xénocrate de Chalcédoine 216n.158
Tzetzès, J. 99n.49
Young, C.M. 73n.87
Van Camp, J. 333n.39, 333n.40, 334n.43
Van Fraaseen, B.C. 208n.130 Zaks, N. 12n.16, 60n.36, 62n.47, 63n.49,
Vasiliu, A. 2n.3 72n.84, 79n.109, 170n.152, 188n.49,
Vernant, D. 231n.209 212n.145, 223n.180, 274n.2
Villela-Petit, M. 99n.49 Zénon 11
Vlasits, J. 41n.42, 59n.32, 84n.124 Zucchetti, N. 93n.29
Vlastos, G. 74n.88, 74n.91, 160n.113, 206n.121, Zucker, A. 44n.55, 45n.60
209n.136, 212n.145, 213n.147, 215n.156,
226n.193, 351n.89
Index locorum

Aristote 21b1-2 76
Analytiques Premiers 21b9-d8 71n.79
I, 31 41n.44 22b4 73
Analytiques Seconds 22e3-4 73
II, 5 41n.44 22e7-23a5 76n.99
Catégories 23b4-c1 73n.86
7, 6a36-37 217n.162 33a5-6 75
Métaphysique 35c2 76
Δ, 26, 1024a1-8 137n.37 Banquet
I, 5, 1055b32-1056a6 41n.42 177a5 255n.279
Poétique 190c3-4 143n.62
21, 1457b 31n.8 201c8-9 77
202a2-10 3n.6
Diogène Laërce 210e6-211a5 166
Vies et doctrines des philosophes illustres 216e4-5 351
III, 108-9 216n.158 218d6-7 351
Charmide
Euclide 159c3-160d4 37
Éléments 167b11-c1 257n.284
VII, déf. 2 112n.34 168d3-4 257n.284
Cratyle
Homère 385b10 303
Iliade 388b7-c2 30n.5, 46
VI, 123-143 356 388b13-c2 347n.79, 350
VI, 211 356 390c2-d8 30n.5, 46, 347n.79
VI, 234 356 411b3-c6 29
Odyssée 421d9-427d2 29
XVII, 486 13 429d1-8 105n.5
XVII, 487 14 429d5-6 122n.73
XIX, 163 147 430a8-431e9 29
435d4-436a8 29
Parménide 436a9-e1 29
Fragments et témoignages 437a2-c8 29
DK 28 B7, 1-2 106n.8 438a3-b7 29
DK 28 B8, 3-4 138 438d2-8 29
DK 28 B8, 12-13 141 439a6-b9 30, 50
DK 28 B8, 19-21 141 439c7-440a5 166n.139, 166n.140
DK 28 B8, 22 138 Euthydème
DK 28 B8, 27-28 141 274a7-d3 24n.50
DK 28 B8, 32-33 139 282d8 24n.50
DK 28 B8, 43-5 137n.38 284a5-8 303
284b1-c6 105n.5
Platon 284c6 303
Apologie de Socrate 285d7-286c9 312n.133
19d9-20c3 75 295b1-296c7 75
20d2-23c1 73
384 Index locorum

Gorgias VI, 766a1-4 53


447c5-448a3 88n.16 IX, 863c2-6 71n.79
449b1-3 86n.3 IX, 869b4-7 125
449b4-c8 353 X, 888e4-899d3 336
457a5-b1 88n.16 X, 894d4-899c1 338
457c4-458b3 76 X, 896a1-2 165
457c5-d1 76 X, 896a3-5 336
457d3 76 X, 896e8-897a4 67n.62
457e1-458b3 74n.90 X, 897c5-6 166n.140
457e3-4 74n.90, 76 X, 897d3 166n.140
458a8-b1 74n.90 X, 901c8-d2 270n.335
461e3-462a5 23 XI, 916e5 79n.107
462a1-10 88n.16 Ménon
463b3-4 203n.108 70b2-c3 88n.16
465a2-6 36n.24 77b7-78b2 68n.65
473b10-11 77 79e7-80d4 77
476d5-7 160 81a5-86c3 23n.46
485d1-e2 60, 61n.41 85c9-d2 48n.69
489e1 351 86e2-87b2 181n.24
495d3-4 74 91a6-b8 55n.17
496c1-5 74 91c1-5 14
496e4-9 74 91d1-92a6 89n.20
499b4sq 74n.89 97d4-98a4 49
500e4-501b1 36n.24 98b1-5 2, 351
Hippias majeur Parménide
287e2-3 73 130a3-e4 237n.229
287e2-289d5 250 130e4-131a3 233
288a8-b3 73 137b2 24
288a9 73 137d4-5 137
289a8-c8 74 138b8-c6 132n.19
289c9sq 74n.89 150d7-e1 252n.270
294a8-b4 252 158a3-6 222n.179
297a2-b2 39 161e3-162b3 163n.129
301d5-302b6 213n.149 162d8-e1 132n.19
304c2 77 164b9-10 208n.132, 256n.280
Ion Phédon
537c5-538b6 254n.275 64c4-5 257n.284
Lachès 67b7-d11 64n.56
188a4-b1 77n.99 68c7-69d7 81
190e3-4 73 70b10-c2 60, 61n.41
192b9 73 72e1-77b1 23n.46
192c5-7 73 78c6-7 325
192d1-6 73 78d6 220
192d8 73 78d10-e2 233
192d8sq 74n.89 79a1-11 144n.65
195a7 76 79a6-7 144
Lois 79d6-7 157n.104
I, 643a4-5 154n.90 89d2-3 353
V, 731a2-b4 58n.27 90b4-d8 353
Index locorum 385

90b9-d8 59n.30 58e4-59d6 3n.6


100b1-7 325 66d4-5 125n.1
100b6 220 Politique
100c9-e7 149n.80 257a1-c5 20n.36
102a11-b3 233 257a3-b8 15
102b3-d2 250 257b5-6 10n.8
Phèdre 257c5-258b2 25
230a3-6 52 258a3-6 20n.36
243e9-257b6 358 258b3-5 203, 329n.27
245c5 165 258b3-259d6 39, 281, 285n.42
245e5-6 66 258b7 39
247a7 22 258b7-c1 39
247c3-d1 18 258c3-7 284
247c6-8 18 258d4-e3 36n.24
248b4-5 3n.6 258d5 39
248b6 18n.29 259c6-d3 42
249b6-c8 18 261b4-9 40
249c8-e4 15 261e5-7 45
250e1-3 233 262a3-263e2 37
260e4-5 203n.108 262a3-264b7 259
263a2-b2 33 262b1-2 283
264c2-6 4, 10n.4, 216 262b2-3 37n.28
265c8-266c1 38n.31, 47n.67, 196n.78 264a5-7 53n.8
265d3-4 196n.78 265a1-b1 333
265d6-7 42, 48 265a2-3 37
265e1 39 265c3-4 45
265e2-3 281n.33 267a4-5 355
265e3-266b2 15, 358 270a5 342
266b3-5 41n.45 274c5-d2 36n.24
266b3-c1 330 277d7 28n.3, 157n.104
268d3-5 4, 10n.4, 216 282b4-9 62
269e4-270a1 60, 61n.41 282e4 62
269e4sq 36n.24 283b1-287a7 25
274e7-275b2 88 284a1 342
Philèbe 285a4-5 39
16c1-2 20 284a5-285a4 36n.24
16c9-d7 114n.39 285d5-8 88n.18
37b10-c3 300 285d5-10 20, 34
38c2-e5 317 286b3-287a7 25, 34n.18
38c5-d11 318 286b6-c2 25, 37
38e1-5 315 286d9-e1 39
39b3-c3 317 287a7sq 283n.39
48b8-10 22 287c3 283n.39
51c1-d10 217n.162 289e4-290a7 57n.23
53d3-4 220n.170 299b2-e10 61n.41, 87
53d4-5 218 301b1-3 3n.6
55d1-4 71, 71n.81 Protagoras
55e1-56a2 203n.108 310a8-311a1 14
56d9 79n.107 312c4-6 50, 346
386 Index locorum

Protagoras (cont.)
318d5-319a7 71n.81 V, 476c5-8 339
320c1 24n.50 V, 476e6-480a13 21
325c5-d7 72n.82, 76n.98 V, 477a3-4 164n.133
332a4-c3 149n.77 V, 477c6-d6 36, 59n.32
334c7-335c7 343 V, 479a5-7 166
336b7-d5 23 VI, 485a10-b4 28, 144n.65
339e1-2 58n.27 VI, 486c1-d3 37
349b1-6 154n.90 VI, 495b8-496a10 19n.33
352c2-358a1 68n.65 VI, 497c1-2 12
354a5 62 VI, 498c9-d2 76n.99
République VI, 500e5-501c3 16
I, 334c6-9 105n.5 VI, 510b7-8 325, 349n.86
I, 337a4-5 351 VI, 510b8-9 38, 196
I, 338c1-2 319 VI, 510d5-511a2 326n.8
I, 339b7-e8 359 VI, 511c1-2 196
I, 340d1-341a4 314n.137 VI, 511d6-e5 157n.104
I, 342b3-6 36n.24, 281-282n.33, VII, 517a8-c6 18
314n.137 VII, 517d4-518b5 16
I, 346a1-3 36n.24 VII, 518b6-519b8 23n.46
I, 346a6-9 36n.24 VII, 519c7-521b11 16
I, 352e2-353b1 28 VII, 523e3-524d1 276
II, 361a4-5 105n.5 VII, 528e6-529c3 16
II, 365c1-d6 59n.30 VII, 531d9-e3 12n.18
II, 368d1-369a4 33 VII, 533c7-d6 21, 314
II, 370a7-c6 28 VII, 534a2-3 144n.65
II, 370e5-371d8 57n.23 VII, 534e2-535a2 3, 6, 32, 202
II, 374b6-c1 28 VII, 535a6sq 49n.70
II, 376c4-5 37 VII, 539e2-540c9 16
II, 380d1-4 14 X, 596a5-9 325
II, 380d1-5 105n.5 X, 596c4-9 93n.29
II, 380d8-381e7 14 X, 597a4-5 339
II, 382c10-d3 326n.9 X, 597d5 341
III, 392d2-394c6 9 X, 597e10-598b8 340
III, 392d3 297n.82 X, 598c1-4 95
III, 393b7 255n.279 X, 602b6-8 93
III, 394b9-c3 9 Sophiste
III, 410e1-3 76n.99 216a1 283n.38
III, 412e10-413c4 49n.70 216a1-2 8
III, 413c5-414a8 49n.70 216a1-4 78
IV, 421a5-6 105n.5 216a1-236d4 3, 171, 273n.1
IV, 434d6-8 33 216a2-3 10
IV, 436b8-437a3 75 216a3 18
IV, 439e2-440b8 67n.62 216a3-4 11
V, 452e6-453a3 180n.21 216a4 11
V, 454b4-456b11 28 216a5-b6 11
V, 473c2-474b4 42 216a6-b4 14, 356
V, 475d1-480a12 74n.88 216b6 19n.32
Index locorum 387

216b7-c1 12 219a4-6 36n.24


216b8-c1 335, 354 219a4-7 35
216b8-c2 22 219a5 60n.34
216c2 12 219a5-6 50
216c2-4 13 219a8 36
216c2-d2 333n.38 219a8-c9 327
216c4-6 13, 356 219a10-11 62, 63n.48
216c6 16 219a10-c1 93, 196n.78
216c6-7 15 219a10-c9 38
216c7 18 219b1 93
216c7-d2 14 219b4-7 284, 331, 341
216d3-217a9 17, 330, 354 219c2 38
217a1 18n.30 219c2-9 148n.74, 196n.78
217a7 18n.30 219c5 53, 65
217a7-9 20 219d1-4 41
217a8 17n.25, 22 219d4-6 57n.22
217a8-9 17n.25 219d5-8 56n.21
217a9 18n.30 219d5-10 43
217a10-b9 22 219d6-7 54
217b1-2 20 219d7 53, 59n.28, 65
217b2-3 22 219d10-e3 43, 53
217b9 18 219e4-5 43
217c1-7 23 219e4-220a5 40
217c6 24 219e7 44
217d1-7 53 219e8 44
217d1-e5 24 220a1 44n.58
217d4-7 25 220a1-3 44
217d5 77 220a1-4 44
217d6 10 220a2 283n.37
217e3-5 25 220a3 45
218a1-2 25, 216 220a3-4 44, 44n.56
218a1-3 25 220a4 44n.57
218a8-b1 25 220a5 45
218b1-5 10 220a6 293n.70
218b1-7 25 220a6-7 283n.37
218b6-7 27 220a6-10 45, 51
218b7-c1 27 220a7-8 45
218c1-5 27, 43n.51, 171, 355 220b1 45
218c4 48 220b1-8 45
218c5-7 32 220b4 45n.61
218c5-e1 31 220b5 45
218c7-d2 32 220b9-d4 46
218d1 32 220c1-9 46
218d2-4 32 220d4 46
218d5-9 32 220d5-221a6 47
218e2-5 33 221a7-b2 355
218e3 34, 247 221a7-c3 198
219a1-2 33 221b2-3 37
388 Index locorum

Sophiste (cont.) 225a9-b2 59


221b2-c3 47 225a13-b1 65
221c1-3 50 225b3 293n.70
221c6-223b7 327 225b3-12 59
221c6-226a5 327 225b13-c10 59
221c9-d2 50 225c1 60n.34
221d1-6 203, 329, 346, 347 225c7 60n.34
221d3-4 194 225c7-8 86
221d7-222a4 51 225c8 60, 86n.5
221d8-9 9 225d1-2 324n.2
221e7-8 45 225d1-e5 60, 86
222a5-7 46 225d4 283n.37
222a5-11 52 225d7-11 333n.38
222b1-11 52 225e1-5 324n.2
222b9-10 53 225e3-5 58n.24, 58n.25
222c1 53 225e6-226a5 12
222c2 53 226a6-8 62
222c3-d2 53 226a6-231b9 12
222c5-d2 196n.78 226b2-c9 36, 196n.78
222d3-6 54 226b3 283n.37
222d7-e4 54 226b5-6 62
222e5-223a11 55 226b8-10 62
223a4-5 348n.83 226c1-9 62
223a5 324n.2 226c3 62n.45
223b1-6 55 226c3-9 13, 19n.32
223b4 55 226c6 283n.37
223c1-4 55 226c10-d11 64
223c1-224d3 327 226d2-3 64
223c2-4 78n.104 226d5-11 62
223c3 100 226e1 293n.70
223c6 56n.21, 293n.70 226e1-227a7 66
223c6-7 56n.21 226e5-227a10 196n.78
223c6-8 56 226e6 283n.37
223c7 57n.22 226e8 66
223c9 57n.22 226e8-227a1 62
223c9-11 56 226e8-227a3 148
223c10 324n.2 227a3-b6 65
223c12-d5 56 227a7-8 64
223d3 57n.22 227a7-b6 66, 237n.229, 354, 362
223d6-12 57 227a10-b1 65
223e1-224b8 57 227b3 65
224b9-c9 57 227b6-c10 66
224c9-d3 57 227c1 66
224c10 57n.22 227d4-228a2 66
224d2 78n.104 227d4-228d9 345
224d4-e5 58, 327 227d13-229a11 204
224e6-225a3 58 228a3 66
224e6-225a5 327 228a4-9 67
225a4-8 58 228a7-8 67n.61
Index locorum 389

228a10-b1 67 231a6-b1 78, 328


228b2-10 67 231a8 78
228b4 67n.61 231a8-b1 78n.107
228b6 68 231a9-b1 19n.33
228c1-6 68 231b6 72
228c4 69, 204 231b8 79
228c7-8 68 231b9 77, 83
228c10-d1 68 231b9-c2 83
228c10-d3 68 231c1 78, 81n.116
228d4-5 68 231d2 58, 78, 81n.116
228d6-9 67 231d9 78, 81n.116
228d6-11 69 231d10-11 58
228d7-11 333n.38 232a1-7 48
228e1-5 70 232a1-b4 84
228e6-229a11 66, 70 232a2 78, 81n.116
229a1-11 80 232b1-233d2 347
229a3-6 80 232b2 84
229a4-11 68 232b3-4 84
229a6 70n.77 232b6 86
229a7-8 70n.77 232b6-c3 333n.38
229a10 75 232b6-e5 89
229b1-10 71 232b8-9 86
229b1-c10 37 232b11-e5 319
229b11-c10 71 232c1-2 86
229b5 37n.28 232c1-d8 86
229c1-10 348n.85 232c2 86
229d1-2 76n.98 232c9-10 86
229d1-3 71 232c10 86
229d5-230a4 72 232d2 86
229e1 71 232d3-4 86
229e4-230a4 76n.98 232d9-e1 87
230a5 72 232e2 87, 87n.14
230a5-10 72 232e2-5 88
230a5-231b9 76n.98 232e3 88, 92
230b1-8 72, 174 232e4 88
230b4-5 76 232e5 88
230b4-8 75, 352 232e6 88
230b5 75, 76, 77 232e6-233a4 89
230b6-8 268 233a3 88, 92
230b7-8 80, 227n.197, 352 233a3-4 354
230b8-c4 61 233a4 88
230b9-c1 75 233a5 89
230c4-d4 79 233a5-6 89
230d1 72 233a8-9 89
230d2 80 233b3-4 89
230d5-6 81 233b3-10 86
230d7-e5 80, 204 233b4 90n.21
230d8 72 233b4-5 90
230e6-231a1 78 233b9-10 89
390 Index locorum

Sophiste (cont.) 235e3-4 99


233c1 90n.21 235e3-236a7 98
233c1-9 90 235e6 98n.48
233c4 92 236a5 98n.49
233c6-8 108 236a6 98n.48
233c6-9 105 236b4-c8 99
233c10 92 236b6 100
233c10-11 90, 105, 319 236b7 105
233c11 90 236b9-c1 100
233d1-2 91 236c9-10 100, 324, 343
233d2 91 236d1-3 101
233d3 91 236d1-8 104
233d3-235a9 347 236d5-241c3 273n.1
233d6-7 92 236d5-251a4 3, 171, 273n.1
233d9-10 92, 342 236d5-264b10 3, 273n.1
233e1 92 236d9-e3 104
233e2 92n.28 236d9-237b7 104
233e2-3 92 236e1-3 104
233e5-6 92 236e2 105
233e7-234a2 93 236e2-3 128
234a3-4 93 236e3 105
234a4-6 93 236e3-237a1 106n.6
234a7 93 236e3-237b3 107
234a8-10 93 236e3-237b7 104
234b1-2 93 236e4 106n.6, 107
234b5-10 94 237a3 101n.57
234b5-e7 272, 319 237a3-4 107
234c1 94 237a4-b3 271
234c2-7 94 237a6 106n.7
234c4 95 237a9 106n.8
234c5-6 318, 344 237b7-8 111
234c6 95, 105 237b10-c4 112, 171
234d2-e4 96 237c1-2 10
234d4 95 237c2 111
234d6 95 237c3 172
234d7 96 237c5-6 112
234e1 96, 100 237c7 110, 110n.21
234e5 96n.39 237c7-8 110, 111, 234
234e5-7 96 237c7-d11 110
234e7-235c8 94 237c9 112
235a1 95 237c10 110n.21
235a8 95 237d1-2 136
235b5 95 237d1-5 110, 231, 247
235b8-9 345 237d3 110n.21
235c3 345 237d6-7 113n.36
235c9 97 237d6-11 113
235d2-3 100, 324, 343 237e1-5 110
235d6-e2 98 237e6 110
Index locorum 391

238a3 112 240c6 120n.65


238a8 113 240d2-5 21, 101
238a8-10 112, 113, 115, 122 240d6-8 122
238a11-b1 113 240d9 122
238a11-b5 112 240e1-4 123
238b2-3 114 240e1-241a2 311n.128
238b2-5 115 240e5-7 123
238b6-c4 113, 115n.42 241a1 123
238c5-7 113, 122 241a4-7 122
238c8-12 113 241b1 239n.235
238c10-11 115 241b1-3 122
238d1 116 241c2-3 123
238d5-10 128 241c3 104
238d10-e2 114 241c4-6 125
238e1-2 115n.42 241c4-251a4 273n.1
238e2-4 114 241c7-9 126
238e5-6 115 241c7-242b5 125
238e5-239a2 270n.335 241c8 127
238e8-239a2 115 241d1-4 127
239a3-7 115 241d1-9 125
239a8-12 115 241d5-7 125
239b1-5 128 241d6-7 175, 205n.117, 243
239b1-c8 116 241d7 224
239b4-5 116 241d10-242a4 127
239c9-d1 100, 343 241e1-2 126
239c9-d4 120 241e5-6 128
239c9-240a6 117 242a5-b5 128
239c9-240c7 327 242b1-2 128
239d3-240a6 79 242b10 172
239d4 121, 121n.66 242b10-243d6 126
239d4-9 120 242c4 142
239e1-240a6 122 242c4-6 128
240a6 120 242c5-6 131
240a7-c3 117 242c8 128
240a8 118 242c8-243a1 129
240a9-b2 118 242d7 131n.18
240b3-6 118 242e1 184n.40
240b5 121 243a2 129
240b7-8 118 243a2-d6 129
240b7-c1 117n.51, 118n.51 243b9-10 142
240b9 119, 120 243d3-6 171
240b10 121 243d6-244b5 132, 167
240b10-c4 120 243d6-245e8 131
240b11 120 243d8-245e8 273n.1
240b12 120, 120n.66 243e3-4 133
240b12-c1 120n.66, 121 243e4-7 133
240c1 121 243e5 133, 168
240c2-7 121, 327 243e8-244a3 133, 169
392 Index locorum

Sophiste (cont.) 245e8-246a2 142, 167


244a5-6 171 245e8-248e6 131, 273n.1
244b1-5 132 246a4 143
244b6 137 246a4-c5 130, 142
244b6-245d11 132 246a8-c5 144
244b9 136n.33 246a9-10 147
244b9-10 134 246a10-11 146, 164n.131
244b9-d12 134 246a10-b1 146
244b12 136 246b2-3 146
244b12-13 231 246b4-5 144
244b12-c10 134 246b9-c2 144
244c4 136 246c1-2 141, 145
244c4-7 135 246c6-7 145
244c11-d5 134, 135 246c6-e4 142
244d1 134n.27, 135n.30 246c8-d7 146
244d3-4 134n.27 246d5 146
244d6-13 134, 135 246d6-7 146
244d8 134n.28 246e2-247c8 147
244d11-12 134n.28 246e5-6 147
244d14-e1 137, 140 246e5-247a4 66
244d14-245b3 137 246e5-248a3 143, 166n.140
244d14-245d11 137 246e7-8 147
244e2-8 137 246e9-247a1 148
245a1-4 138 247a2-4 149
245a5-6 162 247a5-8 149
245a5-b3 138, 223n.179 247a9 150
245a8-9 138 247a9-10 150
245a9 140 247b1-2 150, 166n.140
245b2 139n.45 247b1-3 151
245b4 162 247b3-c2 151
245b4-5 139n.45 247b5 148
245b4-6 139 247b8-9 148
245b4-d11 137 247c3-8 151
245b7-8 222n.179 247c5 144
245b7-10 139 247c9-d4 152
245c1 139 247c9-248a3 152
245c1-2 140 247d4-5 152
245c1-d11 139 247d5 154
245c2 139 247d8 148n.74, 154
245c2-3 140 247d8-e4 150, 152
245c5 140 247e1 152n.88
245c6 139 247e3 154
245c8-10 141 247e4 148n.74, 153n.88,
245c11 139 257n.284
245c11-d1 139, 141 247e5-6 153
245d1 139 248a4-b9 154
245d4-5 141 248a4-248e6 143
245d12-e5 142 248a7-9 154
245e6-8 142 248a10-11 154
Index locorum 393

248a12 158, 159, 165 250a11 168


248a12-13 144, 154 250a11-12 213n.149
248b2-6 154 250a11-b1 168
248b6-8 155 250b2-4 168
248c1-6 155 250b5-7 168
248c2 144 250b8 197
248c4 153n.88 250b8-9 325
248c7-8 155 250b8-c2 168
248c8-9 155, 156, 159 250b9 197
248c10 155, 159 250b9-11 198
248c11-d2 159 250b10-11 64
248c11-d3 156, 167 250c3 169n.149
248d4 160 250c3-4 169
248d4-7 156 250c3-5 169
248d8 156 250c6 169
248d8-9 156, 159 250c6-7 169, 170
248d10-e5 156-157, 159, 159n.111 250c12-d1 64
248e2 158n.108 250c12-d2 169, 170, 198
248e4 158n.108, 159n.111 250d2-4 169
248e7 158n.108, 166n.140 250d5-e5 169
248e7-249a2 158, 164 250d7-e2 171
248e7-249b7 157, 164n.133, 165 250e6-251a4 172
248e7-249d5 132 250e8 173
248e8-9 164n.133 250e8-251a1 173
249a3 158n.108, 164, 166n.140 251a5 126, 206n.120
249b2-3 167n.143 251a5-c7 175, 272
249b8-c2 166n.140 251a5-259d8 175, 273n.1
249b8-c4 157 251a5-264b10 3, 171, 175, 273n.1
249b8-c9 165 251a6 177
249b12 165 251a8-b1 177
249b12-c1 167n.143 251a8-b5 176
249c1 165 251a9 177
249c6-9 164 251b1 177
249c10 166n.140 251b3 177
249c10-d2 164 251b6 272
249c11-d1 144, 145, 153, 165 251b6-c2 176
249c11-d2 167 251b9-c1 177
249d1-2 153 251c2 177
249d2-4 165 251c2-7 177
249d3 165n.136 251c8-e2 180
249d3-4 165, 333 251c8-d3 186
249d4 145, 169n.149 251c8-252e8 176, 286
249d5 163n.130, 166n.140 251d5-6 180, 186
249d6-8 167 251d7 63n.52, 162n.120,
249d6-250e5 132 162n.126
249d9-11 167 251d9 162n.120
249e6-250a2 167, 170 251e1-4 77
250a8-9 168 251e3-7 181
250a8-c2 169, 207, 234 251e8-252a11 181
394 Index locorum

Sophiste (cont.) 253d5 194


251e9 63n.52, 162n.120, 253d5-7 196n.78
162n.126, 180, 187, 253d5-e1 190
285n.43 253d5-e2 189
251e10 182, 187 253d6 196
251e10-252a4 186 253d8 197
252a5-6 181 253e1 162n.120
252a9-10 183, 233n.218 253e1-2 173, 200
252b1-3 184 253e4-6 189
252b1-7 183 253e5 204
252b8 185 253e7 19
252b8-10 185 253e7-8 20n.36
252b8-d1 184 253e8 203
252b9 162n.121 254a4-b2 333n.38
252d2-3 162n.120 254a5 203, 329, 347
252d2-11 186, 206, 278 254a8-9 19, 204
252d6 187 254a9 19
252d6-10 212, 228 254b1 12n.15, 354
252d9-10 187 254b4 203
252d10 187 254b4-6 205
252d12-e8 188 254b8 11
252e9 162n.121 254c1-d2 205
252e9-253a3 291 254c2-4 195n.73
252e9-253b5 188 254c3-4 205, 206n.121
252e9-254b7 176, 286 254c4 205, 206n.121
253a1-b5 180 254c4-6 205, 206n.120
253a4-7 190 254c5-6 162n.120, 224
253a5 192 254c6-d2 205
253b6-8 188 254d2 205
253b9-10 186 254d4 206n.121
253b9-c3 188 254d4-5 206
253b9-254b7 328 254d4-13 234
253b9sq 291 254d4-255e7 176, 205, 206
253b11 194n.72 254d7-8 206, 212, 228
253b12-c1 189 254d7-13 207n.125
253c1 189n.53 254d10 207, 212, 222, 232, 275
253c1-2 189, 190 254d10-e4 224
253c2 162n.120, 192 254d12-13 207
253c2-3 39, 39n.37, 189 254d14 207
253c3 193 254d14-15 192, 207, 208, 210, 228
253c4-5 3, 6, 189, 202 254d15 212, 217n.162
253c6-9 21, 189 254e2-255a2 207
253c7 354 254e2-255e7 194, 199
253c7-8 130, 194, 203 254e4 192, 192n.63, 208
253d1 32n.10, 39, 189, 197 255a3 207
253d1-2 189 255a4-b7 208, 278
253d1-3 13, 19, 189 255a7-8 210n.141
253d1-e5 19n.32 255a7-b1 212, 228
Index locorum 395

255a10 208, 208n.133 256a7-10 257


255a11-b1 211, 228 256a10-11 256
255b3 208, 210, 211 256a10-b4 200, 201, 226, 272
255b8-9 208 256a10-b5 328, 353
255b8-c8 208, 212 256a11-12 226, 246n.250
255b12 213 256b1 217n.162, 232
255c1 213 256b1-2 275, 279
255c3 212n.146 256b2-3 191
255c9-11 208 256b2-4 232
255c9-e2 208, 213, 272 256b4 226n.191
255c13 216 256c4-9 225
255c13-14 214, 215, 215n.155, 217, 256c10-d6 238
217n.162, 218, 219, 220, 256c10-d10 225, 228, 253
221, 221n.171, 221n.174, 256d5 234
222, 231, 232, 340 256d5-8 236
255c14 214n.151, 215n.156, 256d8 234, 235, 238, 302n.95
217n.162, 218, 218n.162, 256d8-9 222
221n.171 256d9 163n.128, 237, 242
255d1 214, 217n.162, 218, 256d11 235, 237, 238,
218n.162, 219, 239n.235, 240, 242,
219n.166, 220, 221 302n.95
255d1-2 214 256d11-e2 269, 269n.328, 270
255d3-6 222n.175 256d11-e4 235, 237, 237n.232
255d3-7 221 256d12 239n.235, 240
255d3-8 214 256d12-e2 238, 239, 240
255d4-5 223 256d12-e7 244
255d6-7 214, 219, 219n.165, 221 256d12-e8 253
255d7 219 256d12-257a7 247
255d9-e1 224 256e2-3 238, 241
255d9-e2 262 256e3 163n.128
255e4-6 211n.145, 236n.227 256e3-4 269
255e7 206n.120 256e6-7 235, 236, 236n.227,
255e8 237, 242 237, 237n.232, 238,
255e8-9 224, 224n.183 238n.234, 242, 243,
255e8-256d10 235 243n.244, 287, 309,
255e8-257a12 273n.1 310, 354, 362
255e11-256a2 225 256e7 242, 243
255e11-256d10 205 257a1 243, 243n.244
255e11-257a12 176, 206 257a1-2 244
256a1 163n.128, 222, 229, 257a1-7 243, 243n.244, 244
229n.202, 230, 232, 257a4 243
275, 307n.113 257a4-5 244
256a1-2 230, 234n.222 257a4-6 191
256a2 229, 230 257a4-7 205
256a3 232 257a6 243
256a3-b5 225 257b1-8 263n.308
256a5-6 256 257b1-c4 119, 245, 272, 306, 309
256a7-8 191, 192n.63, 232 257b1-258c6 176, 206, 273n.1
396 Index locorum

Sophiste (cont.) 258a11 259n.292


257b3 247, 253 268 258a11-b1 262, 272
257b3-4 246, 247, 268 258a11-b8 259
257b3-c4 327 258a11-c6 245
257b5 246 258b1 256
257b6 253 258b2 259, 260n.293
257b6-7 246, 246n.250, 247 258b3-4 251, 268
257b7 246n.250 258b10 323
257b8 246 258b10-c3 220
257b9 246n.250, 248, 253 258b11 336
257b9-10 248 258c2-3 205
257b9-c1 248 258c2-4 287
257b10-c1 250n.267 258c3-4 113
257b10-c3 249, 250 258c7 271
257c2 249n.259 258c7-d4 271
257c5-d13 254 258c7-259d8 176, 267
257c5-e11 245 258d3 106n.8
257c7-8 254, 260n.295 258d6-e2 287
257c7sq 272 258d7 272
257c10 265n.316 258e1-2 272
257c10-d2 39 258e2 256, 262, 264
257c10-d3 254 258e2-3 272
257c11 258n.288 258e6-259a1 267, 272
257d4 263 259a2-3 363
257d4-5 254, 265n.316 259a3-6 192n.63
257d6-12 254 259a4-b7 271
257d7 256 259a5 278
257d7-13 255 259a6-7 163n.128
257d7sq 252 259a6-b1 269
257d11-13 255 259a8-b1 270
257d12-13 254, 257, 258 259b1-5 271
257d14-e11 254, 258, 261 259b3-4 172
257e2 258 259b5-7 271
257e2-3 258n.287 259b8 272
257e2-4 258n.288, 261 259b9-d8 272
257e3 256, 258, 260n.296 259c5 206n.120
257e6 256, 260n.296 259c7-d8 227, 328, 352
257e6-7 258n.288, 261 259c9-d7 200n.96
257e7 258 259d5-6 227, 272
257e10-11 259, 260n.293 259d6-7 272
258a1 259n.291, 259n.292 259d9-e2 274
258a1-2 259 259d9-260a7 21
258a1-10 245, 261 259d9-261c10 273
258a4 259n.292 259d9-264b10 175, 273, 273n.1
258a7 259n.292 259e 274n.4
258a7-8 262 259e2 282n.34
258a7-9 261 259e3 274
258a8-9 262 259e4-5 274, 285, 285n.44
Index locorum 397

259e4-260a6 286 262a9-11 294


259e5-6 274, 274n.4, 275, 275n.8, 262a12 294
278, 279, 280, 285n.44, 262b1-2 283
286n.48, 356 262b5 279n.25, 294
259e6 279n.26, 285 262b5-6 295
260a1-6 279 262b5-c2 294
260a5-6 278 262b9-10 279n.25
260a6-7 282n.34, 286 262c2-4 294
260a7 286n.47 262c2-7 311
260a7-8 286 262c3 295, 298n.84
260a7-264b10 328 262c4 296n.81
260a8 286n.47 262c4-5 295
260a8-9 286 262c5 295
260b1-2 286 262c5-6 279
260b3 286 262c5-7 296
260b3-4 286 262c6-7 127
260b7-9 287 262c8 296
260b10-c5 287 262c9 296, 296n.81
260c3 287, 303 262c10 127, 296
260c6 291n.63 262d2-3 296
260c6-10 289, 289n.57, 290, 324, 262d3-4 297
343 262d3-6 300
260c8 290 262d4-6 297
260c8-9 290 262d8-e2 275, 298, 298n.85
260c9 291n.63 262e4-263d5 273
260d2 287 262e6-7 299
260d2-3 287, 304 262e6-10 300
260d6-8 287 262e9 299
260d8-9 100, 289, 343 262e11 296
260d8-e3 289, 289n.57, 324, 343 262e13 293
260e3-261a2 287 262e13-14 298n.85, 299
260e3-261a4 289 262e14-15 299
261a5-b3 323 263a1 299
261b4-9 40 263a2 274, 299
261c6-10 287, 289 263a2-4 127
261d1-3 275, 291 263a5 299, 301
261d1-7 282, 298n.85 263a6 300, 301
261d1-262e3 178n.12, 192n.61, 273 263a7-11 300
261d4-7 291 263a9 274, 304n.104, 312
261d8 282, 292 263a11 301
261d9-e2 292 263a12-b1 300
261d9-e3 292, 294 263b2-3 300
261e3 292 263b4 303
261e4 283 263b4-5 302, 303, 304n.103, 305,
261e4-6 292 305n.109, 306, 307n.118,
261e6 293 308n.120
262a1-8 293 263b4-12 301
262a3-4 295 263b4-d5 301
398 Index locorum

Sophiste (cont.) 264c10-d3 324


263b7 304, 306, 307, 264c10-d8 343
307n.118, 308n.120, 311 264c12 324
263b7-d5 127 264d4-5 106n.6
263b9 302, 302n.92, 305, 264d4-7 121, 324, 326
306, 308, 311 264d4-11 101
263b11 306, 307, 307n.118, 264d12-265a1 284, 329
308, 309 264d12-265a2 51
263b11-12 276n.16, 302, 308, 309, 264e1 194n.72, 336
310, 311 264e1-2 47
263c1 309 264e3-265a1 329
263c1-12 312 265a2 330
263c1-d5 308 265a4-6 327
263c7 312 265a7-8 330
263d1 302 265a7-9 327
263d1-2 311 265a10-b2 345
263d1-4 311 265a10-268c4 323
263d2 302 265b6 331
263d4 312 265b7 331
263d6-8 315 265b8-11 284, 331, 341
263d6-264b10 273 265b9 332n.34
263e3-5 315 265c1-3 336
263e3-6 25n.51, 114 265c1-5 332
263e4 315n.140 265c3 332
263e5 315n.140 265c3-4 332
263e7 315n.140 265c5-6 332, 334
263e7-8 315 265c6 334
263e10-13 298n.84, 315 265c7 334
263e12 298 265c8-10 332n.34, 333, 334, 338
264a1-2 315 265d1-2 333
264a4-6 21, 315 265d2 335
264a4-7 3, 81, 95, 96, 101n.58, 265d2-4 333
122n.72 265d3-4 335
264a6 318 265d5 333
264a8-b4 315 265d5-8 333
264b1 315, 316, 318 265d8-e2 334, 335
264b1-2 3, 21, 81, 95, 96, 101n.58 265d8-e3 333
264b4 318n.147 265e2-3 334
264b5 315 265e3-4 334, 336, 341
264b11 323 265e3-6 334
264b11-265a9 323 265e8 337
264b11-268d5 3, 171, 273n.1 266a1-7 337
264c1-2 194n.70, 324 266a8-b1 337
264c4-6 324 266a9 339n.54
264c7-8 100 266b2 335
264c7-9 324, 343 266b2-c6 337
264c10-d2 289n.57 266b4 333n.40, 339n.54
Index locorum 399

266b7 339n.54 268d3-4 356


266b11 338 268d5 355
266c6 339n.54 Théétète
266c7 339n.54 142a1-143c8 8
266c7-d4 338 143b5-c6 9
266c9 338 143b8 10
266d2 338 143d1 10
266d3-4 339n.54 143e4-144d6 10n.9
266d4 339n.54 144a1-b6 77
266d5-8 338 144a1-b7 37
266d9 344 145c7-d3 10n.9
266d9-e3 343 146b3-4 12n.18
266e1 336 146c3-147c2 122
266e2 336 147d1-2 10
266e4-6 343 147d4-148b5 10n.9
267a1 343 148e7-151d6 24
267a3-b2 345 155e3-156a2 144
267a6 344 156a2-7 147, 153, 166n.140
267a7 344 158a8-b4 312
267a8 346 159b1-160c10 362
267a10-b2 196n.78 160b8-c2 216
267a11 346, 350 161a7-b1 12n.18
267b8 347 162b6-8 12n.18
267b11-c1 347 167e1-168b3 76n.99
267c2 348n.84 170c2-171c7 362
267c2-3 276 172c2-e4 334
267c2-6 348 172c2-177c5 15
267c3 348 174a4-b1 15
267c4 348n.84 174d6-e2 53n.8
267c6 348n.84 175b8-176a1 16
267d4-9 350 181c1-4 130
267d5-6 194n.70 181c1-d7 132n.19
267e1-3 348 185a11-12 207
267e11 351 187c3-200d4 8, 105n.5
268a2 351 187e5 255n.279
268a7 351 188d3-6 122n.73
268a8 351 188d3-189b6 314
268a10-c4 352 189b12-d4 312
268b3-5 352 189e4-190a8 25n.51, 315
268b7-c4 353 190a1-2 316
268b11-c4 194, 199 195c1-4 60, 61n.41
268c5 355 195e1-196b4 313
268c5-6 355 197b9-d4 148n.74
268c5-d5 198 197c1-d4 42n.50
268c6 47 199c7-d8 314
268c9 350, 355n.99 200c7-d2 21, 314
268d3 356 201d8-202c7 284
400 Index locorum

Théétète (cont.) Plutarque


Adversus Colotem
206c7sq 283
1119d 179n.17
206d1-2 315n.140
1120b 179n.19
206d1-6 285
206e4-208b10 283n.39
Proclus
207e7-208a5 284
In Parmenidem
208c7-8 283n.39
I 654.1-13 75n.93
208d5-9 284
208d6-7 283n.39
Pseudo-Apollodore
210c2-4 76
Bibliothèque
210d2-4 8, 78, 335
I, 6, 34-35 143n.62
Timée
27d5-29b2 339
Quintilien
29c1-d3 326n.9
De l’Institution oratoire
30a3-6 332n.34
XII, 10, 9 99n.52
44d5-6 338n.50
46a2-b6 338n.51
Simplicius
51b6-52a7 2
Commentaire sur les Catégories
71a3-d4 337
63. 22-24 216n.158
86c3-e3 70n.74
Commentaire sur la Physique
248. 2-5 216n.158
Plotin
Ennéades
Sophocle
IV 4 [28], 27, 9-11 332n.37
Oedipe Roi 127n.8

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