(Brill's Plato Studies, 12) Nicolas Zaks - Apparences Et Dialectique - Un Commentaire Du Sophiste de Platon (2023, Brill Academic Pub)
(Brill's Plato Studies, 12) Nicolas Zaks - Apparences Et Dialectique - Un Commentaire Du Sophiste de Platon (2023, Brill Academic Pub)
(Brill's Plato Studies, 12) Nicolas Zaks - Apparences Et Dialectique - Un Commentaire Du Sophiste de Platon (2023, Brill Academic Pub)
Editors
Editorial Board
volume 12
Par
Nicolas Zaks
LEIDEN | BOSTON
The Library of Congress Cataloging-in-Publication Data is available online at https://catalog.loc.gov
LC record available at https://lccn.loc.gov/2022044675
Typeface for the Latin, Greek, and Cyrillic scripts: “Brill”. See and download: brill.com/brill-typeface.
ISSN 2452-2945
ISBN 978-90-04-53306-6 (hardback)
ISBN 978-90-04-53308-0 (e-book)
Copyright 2023 by Nicolas Zaks. Published by Koninklijke Brill NV, Leiden, The Netherlands.
Koninklijke Brill NV incorporates the imprints Brill, Brill Nijhoff, Brill Hotei, Brill Schöningh, Brill Fink,
Brill mentis, Vandenhoeck & Ruprecht, Böhlau, V&R unipress and Wageningen Academic.
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…
οὐ γὰρ ἅπας λόγος ἐκ ῥημάτων καὶ ὀνομάτων σύγκειται, οἷον ὁ τοῦ
ἀνθρώπου ὁρισμός …
Aristote
∵
Table des matières
Remerciements xI
Avertissement xii
Introduction 1
1 Prologue 8
1 Premières répliques 8
2 Les multiples apparences du philosophe 13
3 La question de Socrate à l’étranger 17
4 Le cadre de l’argumentation 23
Conclusion 357
Bibliographie 365
Index nominum 377
Index locorum 383
Remerciements
Sauf indication contraire, les œuvres de Platon sont citées d’après l’édition
des Platonis Opera publiée dans la collection « Oxford Classical Texts » par
E.A. Duke, W.F. Hicken, W.S.M. Nicoll, D.B. Robinson et J.C.G. Strachan pour le
T. I (Oxford, 1995) et par J. Burnet pour les T. II-V (Oxford, 1900-1907).
Pour les traductions du Sophiste en français, nous avons travaillé avec les
ouvrages suivants :
– L. Robin, Platon : Œuvres complètes II, Traduction nouvelle et notes, avec
la collaboration de M.-J. Moreau pour le Parménide et le Timée, Paris,
Gallimard, 1950 ;
– A. Diès, Platon : Œuvres complètes. Tome VIII – 3e partie : Le Sophiste, Notice,
texte et traduction, Paris, Les Belles Lettres, 1923, 3e éd. 1955 ;
– N.-L. Cordero, Platon : Le Sophiste, Traduction inédite, introduction et notes,
Paris, GF Flammarion, 1993 ;
– L. Mouze, Platon : Le Sophiste, Introduction, traduction et notes, Paris, Le
Livre de Poche, 2019 ;
ainsi qu’avec les traductions contenues dans :
– M. Dixsaut, Platon et la question de la pensée. Études platoniciennes I, Paris,
Vrin, 2000 ;
– F. Teisserenc, Le Sophiste de Platon, Paris, Presses universitaires de France-
Centre national d’enseignement à distance, 2012.
Nos emprunts à ces traductions sont indiqués par un appel de note en bas de
page. Nous signalons également lorsque, par souci d’uniformisation ou en rai-
son d’une divergence d’interprétation, nous nous sommes permis de modifier
plus ou moins largement ces traductions.
…
Certaines sections de cet ouvrage ont été publiées sous forme d’articles :
– « À quel logos correspond la ‘sumplokè tôn eidôn’ du Sophiste ? », Revue de
philosophie ancienne, 34, 2016, pp. 37-59.
– « Science de l’entrelacement des formes, science suprême, science des
hommes libres : la dialectique dans le Sophiste 253b-254b », Elenchos, 38,
2017, pp. 61-81.
– « Socratic elenchus in the Sophist », Apeiron, 51, 2018, pp. 371-390.
Merci aux éditeurs de ces différentes revues d’avoir autorisé la réutilisation de
ces publications sous une forme différente dans le présent ouvrage.
Introduction
ceux-ci restent peu nombreux2. Qui plus est, nous ne disposons que d’un seul
commentaire systématique du dialogue, paru récemment3. Cependant, si la
littérature secondaire francophone sur le Sophiste n’est pas encore saturée et
s’accommode bien d’une nouvelle discussion, on ne peut en dire autant des
études anglophones. Seth Benardete rapporte que, selon une bibliographie
des études platoniciennes pour les années 1958-75, cent dix-huit titres étaient
rattachés au Sophiste4. Étant donné la prolifération de la littérature secondaire
ces dernières décennies, ce nombre n’a cessé d’augmenter depuis5. Comme, en
outre, l’anglais s’est généralisé comme lingua franca du monde académique,
la question de la justification de cet ouvrage demeure : pourquoi, malgré le
nombre d’articles et d’ouvrages parus dans le monde anglo-saxon, vouloir
écrire, fût-ce en français, sur le Sophiste ?
La raison est que, d’après nous, ces ouvrages et articles manquent une dis-
tinction fondamentale qui constitue la véritable clé de voûte de la différence
entre philosophie et sophistique selon Platon. Depuis le Ménon, dans lequel
Socrate affirme que la différence entre savoir et opinion vraie figure parmi
les rares choses qu’il sait (Ménon 98b1-5), jusqu’au Timée, où Timée justifie la
distinction ontologique entre sensible et intelligible en se fondant sur la dis-
tinction épistémologique entre l’opinion et l’intelligence (Timée 51b6-52a7), en
passant par la fin du livre V de la République, qui voit Socrate faire de « ce qui
est totalement » l’objet de la connaissance et de « ce qui participe de l’être et
du non-être » l’objet de l’opinion (République V, 476e6-480a13), la volonté de
2 La plupart sont recueillis dans Aubenque (1991). Voir aussi Dixsaut (2000), 175-309 ; Dixsaut
(2001b), 151-230 ; les deux études d’O’Brien (1995) ; ainsi que les articles de Fronterotta
(1995), (2008), (2019) ; Gavray (2006) ; Teisserenc (2007), (2007b), (2008) ; Ledesma (2009) ;
et Nercam (2012).
3 Teisserenc (2012), qui reprend et développe ses articles précédents (voir notre bibliographie).
Voir aussi Teisserenc (2010) dont toute la deuxième partie est consacrée à la question des
rapports entre langage et image dans le Sophiste et le Politique. Il faut également ajouter les
ouvrages de Lafrance (1981), Soulez (1991) et de Vasiliu (2008) dont les perspectives diffèrent
toutefois de celle d’un commentaire au sens strict et qui par ailleurs ne tiennent pas compte
de la totalité du dialogue. Nous avons également tenu compte de la lecture du Sophiste pro-
posée par Mouze (2020).
4 Benardete (1984), xi.
5 Voir les bibliographies impressionnantes de Notomi (1999) et de Crivelli (2012). Parmi ces
publications récentes, signalons en particulier Brown [1986] (1999) et Crivelli (2012) (qui
s’inscrit lui-même dans le sillage de Frede (1967)). Les remarques de Lesley Brown sur la syn-
taxe du verbe « être » en grec ancien (εἶναι) constituent, avec la thèse dont il va être question
dans un instant, l’un des fondements de notre interprétation du dialogue, voir chapitre 5,
Introduction et chapitre 7, Interlude. Quant au travail inégalable de reconstruction et de syn-
thèse de la littérature secondaire effectué par Paolo Crivelli, il nous a également beaucoup
aidé et inspiré.
Introduction 3
6 Voir également Banquet 202a2-10 ; Phèdre 248b4-5 ; Politique 301b1-3 ; Philèbe 58e4-59d6.
7 Ce projet a été inspiré par une fréquentation prolongée des travaux de Monique Dixsaut
(à ceux déjà cités dans la n. 2, il convient d’ajouter Dixsaut [1985] (2001) et de ceux de Sylvain
Delcomminette (2000) et (2006)). Cependant, Monique Dixsaut ne montre pas comment
la distinction entre savoir et opinion constitue un principe de lecture systématique du
Sophiste et Sylvain Delcomminette ne se concentre pas sur le Sophiste, mais sur le Politique et
le Philèbe. Dixsaut (2022) paraît au moment où nous corrigeons les épreuves et n’a donc pas
pu être intégré à notre discussion.
8 Voir par exemple Gomperz (1905), 592 ; Diès [1923] (1955), 267 ; Crivelli (2012), 1.
4 Introduction
11 C’est la façon dont Owen [1966] (1986), 202 caricature la position « unitarienne ».
12 Quoique les deux dialogues ne soient pas sans point commun, voir chapitre 7, Qu’est-ce
que le non-beau ?
6 Introduction
13 Certains commentateurs (par exemple Rosen (1983) ; Benardete (1984) ; Gonzalez (2009))
tentent de distinguer la position de l’étranger d’Elée de celle de Socrate, voire de celle de
Platon lui-même. Nous chercherons à montrer qu’il n’y a pas lieu de supposer de telles
distinctions et que l’étranger d’Elée est bien un authentique philosophe (voir particuliè-
rement chapitre 1, La question de Socrate à l’étranger).
14 Voir chapitre 5, Introduction ; chapitre 7, Interlude.
15 Si Hestir (2016), particulièrement pp. 212-218, nie également que Platon présente une
conception robuste de la vérité-correspondance dans le Sophiste, il estime néanmoins
que, dans le dialogue, la vérité demeure une propriété qui s’attribue primordialement à
des énoncés ou des jugements sur la base de la possibilité d’une combinaison des formes.
Or, nous montrerons dans cet ouvrage que la vérité des énoncés et des jugements (qu’elle
Introduction 7
quent, si la vérité est bien de l’ordre de la cohérence, montrer que le Sophiste est
cohérent revient, à strictement parler, à montrer qu’il est vrai, au moins selon
la conception de la vérité qu’il suppose lui-même. Loin d’impliquer la dissocia-
tion de la tâche d’historien de la philosophie et de philosophe, l’interprétation
d’un dialogue de Platon selon la ligne que nous venons de caractériser annule
cette distinction. Finalement, plus encore que de proposer une « nouvelle »
interprétation du Sophiste fondée sur la distinction entre juger et connaître,
l’objectif de ce livre est de restituer la spécificité de la philosophie telle que
la concevait et la pratiquait Platon, conception et pratique radicalement
étrangères au partage moderne des tâches d’historien de la philosophie et de
philosophe.
soit interprétée comme correspondance robuste ou faible) doit être soigneusement
distinguée de la vérité qui s’exprime dans les logoi dialectiques, dont le critère est la cohé-
rence interne et qui seule présuppose la combinaison des formes. Voir en particulier,
chapitre 8, La distinction entre logos doxique et logos dialectique ; chapitre 9, L’imitation
savante et la doxomimétique.
Chapitre 1
Prologue
1 Premières répliques
Sophiste au Théétète nous invite d’emblée à nous interroger sur le statut com-
plexe des procédés narratifs et mimétiques que les dialogues de Platon mettent
en œuvre, ainsi que sur le rapport entre ces procédés et le contenu philoso-
phique des dialogues. Or, comme bien souvent chez Platon, les personnages
eux-mêmes nous offrent des outils théoriques pour conduire correctement ces
interrogations.
Dans le livre III de la République, Socrate opère une distinction théorique
importante : il distingue la narration (διήγησις) simple, au sein de laquelle l’ins-
tance autoriale reste nettement distincte de ce qu’elle relate, et la narration
mimétique au sein de laquelle, par la suppression des débrayeurs fictionnels
intervenant entre les répliques (μεταξύ), l’instance autoriale s’efface der-
rière les personnages de son récit, ou plutôt du dialogue qu’elle donne à lire
(République III, 392d2-394c6). Alors que la narration simple est utilisée dans
les dithyrambes, la narration mimétique est l’outil privilégié dans la tragédie et
la comédie (République III, 394b9-c3).
L’intérêt de cette distinction est qu’elle peut être appliquée aux écrits de
Platon. Ainsi, alors que dans la République, Platon maintient tout de long la
voix du narrateur – lui-même fictif (Socrate) – entre les répliques des prota-
gonistes, dans le Théétète, il décide explicitement de la supprimer (Théétète
143b5-c6), adoptant dès lors une narration mimétique. Le Sophiste, dont on
vient de voir qu’il constitue la suite immédiate du Théétète, adopte lui aussi un
mode de narration mimétique, qui le rapproche par conséquent de la forme de
la tragédie et de la comédie. Or, ce rapprochement entre la forme du Sophiste
et celle des tragédies et comédies comporte des conséquences normatives
importantes sur la méthodologie à respecter pour interpréter correctement
ce dialogue.
De prime abord, une telle proximité entre la forme du Sophiste et celle des
tragédies et comédies semble en effet justifier une approche dramatique du
Sophiste, d’après laquelle il ne faudrait pas faire de distinction tranchée entre le
contexte littéraire du dialogue (par exemple, le choix et la caractérisation des
personnages, des lieux) et son contenu philosophique : puisque les dialogues
de Platon sont formellement indissociables d’une œuvre d’art, il faudrait les
traiter comme telles3. Toutefois, si cette approche est parfaitement légitime
lorsqu’elle se comprend comme une injonction à prêter attention à tous les
détails, fussent-ils infimes, qui constituent le contexte du dialogue4, elle paraît
3 Cette approche a été notamment développée par les élèves de Leo Strauss, voir par exemple
Rosen (1983), 1.
4 Il est ainsi bien plus intéressant de considérer les invocations aux dieux qui parsèment les
dialogues comme des symptômes révélateurs de l’importance du moment dans l’écono-
mie du texte, que de les tenir pour anecdotiques et ne pas s’y arrêter, voir par exemple la
remarque de Rosen (1983), 101 au sujet de 221d8-9. Voir aussi tout le travail de Strauss (1975)
10 Chapitre 1
sur Les Lois. L’approche dramatique est en outre en accord avec Platon lui-même quand elle
insiste sur l’unité organique que recèle tout dialogue (Phèdre 264c2-6, 268d3-5).
5 C’est la critique, à notre sens justifiée, que Dixsaut [1985] (2001), 34-35 adresse à cette
approche.
6 C’est la perspective adoptée par Gonzalez (2009), 52-60.
7 Pour tout ceci, voir la mise au point de Delcomminette (2000), 15-18.
8 En Politique 257b5-6, Théodore invoque Zeus Ammon, qui apparaissait sur le monnayage de
Cyrène, en Afrique du Nord. Sur cette invocation, voir Benardete (1984), II. 69.
9 Pour l’éloge de Théétète par Théodore, voir Théétète 143e4-144d6. Théétète étudie avec
Théodore les mathématiques (Théétète 145c7-d3) et est un élève brillant (Théétète
147d4-148b5).
Prologue 11
10 C’est, par exemple, la lecture de Robin (1950), 257 et de Diès [1923] (1955), 301. C’est
également le texte imprimé par la nouvelle édition Oxford des Platonis Opera, vol. 1
(= E.A. Duke, W.F. Hicken, W.S.M. Nicoll, D.B. Robinson, J.C.G. Strachan (eds) (1995), 385).
11 Voir chapitre 7, Le non-être est.
12 La lecture ingénieuse décrite dans ce paragraphe a été proposée par Cordero (1993), 281-
284, suivi par Gonzalez (2009), 95 n. 43 ; Teisserenc (2007), 9 ; et Delcomminette (2014),
535-536 n. 6.
13 Cf. Mouze (2019), 59-60 n. 4-5, 201 ; Mouze (2020), 71.
12 Chapitre 1
216a6-b4 avec Odyssée XVII, 487), tout en introduisant une modification dans
le texte d’Homère. Chez Homère, ce sont les dieux qui vont de villes en villes
et deviennent toutes sortes de choses (παντοῖοι τελέθοντες). Dans la version que
Socrate donne de ce texte cependant, ce sont les philosophes qui apparaissent
diversement (παντοῖοι φανταζόμενοι) en raison de l’ignorance des autres (διὰ
τὴν τῶν ἄλλων ἄγνοιαν). Loin d’être bénigne, une telle modification permet
d’introduire un thème fondamental du Sophiste. Cependant, contrairement
à ce qu’une lecture hâtive pourrait suggérer, ce thème n’est pas celui de l’ap-
parence tout court, en tant qu’elle est opposée à l’essence, mais bien celui de
l’apparence fausse. En effet, si le changement de verbe, de τελέθοντες à φαντα-
ζόμενοι, est sans nul doute important, il ne permet pas à lui seul d’assurer que
le philosophe ne change pas de nature. Le philosophe pourrait en effet très
bien apparaître de multiples façons et véritablement se métamorphoser. C’est
en tout cas une possibilité envisagée par Socrate au sujet des dieux dans le
deuxième livre de la République : il se pourrait qu’un dieu qui apparaît sous de
multiples formes se transforme effectivement (République II, 380d1-4). Même
si cette hypothèse est immédiatement réfutée en raison de la perfection divine
(République II, 380d8-381e7), elle n’en demeure pas moins possible, comme
il est possible que le philosophe subisse effectivement les transformations
qu’il apparaît subir. L’ajout décisif par rapport au texte d’Homère concerne
par conséquent « l’ignorance des autres ». C’est elle qui assure que le philo-
sophe ne se transforme pas vraiment et que son apparence de transformation
est trompeuse. Mais sous quelle(s) apparence(s) trompeuse(s) le philosophe
apparaît-il exactement ?
Socrate explique que pour certains, les philosophes semblent (δοκοῦσιν) ne
rien valoir, alors que pour d’autres, ils valent tout. Il ajoute ensuite immédia-
tement qu’ils apparaissent (φαντάζονται) tantôt comme des politiques, tantôt
comme des sophistes, tantôt encore, à certains, ils donnent l’impression (δόξαν)
d’être complètement délirants (216c7-d2). Les multiples apparences du philo-
sophe s’organisent donc selon deux systèmes de classification différents. Le
premier prend en compte la question de la valeur des apparences, tandis que
le second mentionne seulement les « types » d’hommes que ces apparences
font voir. On pourrait être tenté de fournir le lien manquant entre ces deux
classifications en établissant quel type d’homme « vaut tout » et lequel ne
« vaut rien ». Néanmoins, il est possible que Socrate ne le fasse pas lui-même
pour l’excellente raison que ces jugements de valeur dépendent de celui qui
les pose. Par exemple, la venue de Protagoras à Athènes suscite l’enthousiasme
du jeune Hippocrate (Protagoras 310a8-311a1), alors qu’un Anytos considère les
sophistes comme un fléau et une peste (Ménon 91c1-5). Il convient donc de
préserver le mouvement du texte et de neutraliser la question de la valeur dans
Prologue 15
les apparences que prend le philosophe aux yeux de la foule. Notons cepen-
dant que cette neutralisation est seulement provisoire dans la mesure où, dès
le début du Politique, Socrate rappellera à Théodore l’écart de valeur entre le
politique et le sophiste (Politique 257a3-b8). Ce retour à la question de la valeur
ne peut toutefois avoir lieu qu’après le Sophiste, car le sophiste n’est plus alors
conçu comme une apparence du philosophe, mais bien comme un genre qui a
été clarifié et déterminé.
Indépendamment de la valeur respective du fou, du sophiste et du poli-
tique, il faut donc parvenir à déterminer, parmi ces apparences du philosophe,
laquelle est ou lesquelles sont trompeuse(s). Puisque ces apparences sont
le fait de l’ignorance de ceux qui ne sont pas philosophes (des « autres »), il
semble clair qu’elles sont toutes trompeuses. C’est bien d’ailleurs pour dis-
siper cette confusion que Socrate va dans un instant interroger l’étranger.
Cependant, avant d’examiner la façon dont cette interrogation est formulée,
il peut être utile de nuancer le caractère trompeur de deux de ces apparences.
De cette façon, nous pourrons faire apparaître le second thème fondamental
du sophiste, après celui de l’apparence fausse.
Si nous nous référons à la façon dont le philosophe est déterminé dans les
dialogues de Platon, nous pouvons en effet soutenir que, à strictement parler,
seule une des apparences du philosophe mentionnées dans le Sophiste est fausse.
D’après le Socrate du Phèdre en tout cas, la foule ne se trompe pas quand
elle estime que le philosophe délire, elle ne se trompe que parce qu’elle ne
comprend pas que son délire est divin. En tant qu’il est amoureux des formes
intelligibles, le philosophe est donc bien atteint d’une forme de folie (Phèdre
249c8-e4, 265e3-266b2). La question de la relation entre le politique et le
philosophe est plus complexe. Pour y voir plus clair, il faut revenir sur ce que
Socrate affirme dans le Sophiste juste avant d’expliquer comment apparaissent
les philosophes. D’après lui, les véritables philosophes regardent d’en haut la
vie des gens d’ici-bas (καθορῶντες ὑψόθεν τὸν τῶν κάτω βίον, 216c6-7). Or, cette
affirmation peut sembler surprenante lorsqu’on se remémore ce que Socrate
disait de Thalès dans le Théétète : celui-ci regardait si peu la vie des hommes
et la négligeait si bien qu’il tomba dans un puits (Théétète 174a4-b1). La digres-
sion du Théétète (Théétète 172c2-177c5) opposant le philosophe à l’homme du
monde s’articule d’ailleurs en partie autour de cette opposition entre le haut et
le bas, le lointain et le (trop) proche. Elle nous peint un philosophe vivant sur
les hauteurs, mais se montrant maladroit dès qu’il doit intervenir dans la vie
publique où le temps n’attend pas, dès qu’il doit réaliser une tâche aussi simple
qu’installer une couverture de voyage. Certes, si quelqu’un accepte de le suivre
là-haut, la situation s’inverse : ce qui était l’habileté de l’homme du monde
apparaît maintenant comme le masque d’une méprisable servilité et, sous la
16 Chapitre 1
le Sophiste est donc son apparence de sophiste, et c’est bien en effet celle-là
que notre dialogue va examiner. L’intérêt principal de cette conclusion est de
montrer que même si le philosophe est un genre à part entière, il entretient des
relations avec au moins deux autres genres, celui du délire dont la philosophie
constitue une partie, et celui du politique avec lequel le philosophe doit finir,
contre sa volonté, par coïncider. Or la façon selon laquelle la philosophie est
un délire sans être tout le délire ainsi que la façon dont le genre du politique
et du philosophe peuvent coïncider constituent un excellent exemple des pro-
blèmes qui animeront une partie du cœur du Sophiste, à savoir ceux liés à une
communauté entre les genres24. Ainsi, après avoir vu émerger du prologue le
problème de l’apparence fausse, c’est maintenant l’autre thème fondamental
du Sophiste qui s’impose à nous, celui de la communauté des genres. Reste
encore à voir si le prologue annonce également la façon dont ces deux thèmes
seront articulés dans la suite du dialogue. Pour le déterminer, tournous-nous
vers la question posée par Socrate à l’étranger.
Après avoir exposé ses deux séries d’apparences, Socrate poursuit en disant
qu’il se réjouirait d’apprendre de l’étranger ce que « les gens de ce lieu » (οἱ
περὶ τὸν ἐκεῖ τόπον) pensaient de « ces choses » (ταῦθ’) et comment ils les nom-
maient. Théodore ne comprend pas ce que sont « ces choses ». Socrate précise
qu’il veut dire le sophiste, le politique et le philosophe. Théodore ne comprend
toujours pas exactement ce qui a suscité l’aporie de Socrate et ce qui lui a sug-
géré d’interroger l’étranger. Socrate lui explique alors finalement qu’il cherche
à savoir si « les gens de ce lieu » considéraient le philosophe, le sophiste et le
politique comme un ou comme deux ou si, de même qu’il y a trois noms (καθά-
περ τὰ ὀνόματα τρία), en distinguant trois genres (τρία καὶ γένη διαιρούμενοι), ils
attribuaient à chacun un nom (216d3-217a9)25.
forme d’une idée. On pourrait certes objecter qu’il est malavisé de mobiliser le
contexte mythique du Phèdre ou de la République pour comprendre un passage
d’un dialogue qui ne comprend pas de tels mythes. C’est vrai, mais, même si
l’on en reste au Sophiste, l’étranger nous parle lui aussi d’un lieu ou d’une région
(τόπῳ, 253e7 ; χώρας, 254a9) auquel s’attache le philosophe et qui le rend diffi-
cile à voir en raison de sa brillance et de sa divinité : ce lieu, c’est l’être ou l’idée
de l’être (τῇ τοῦ ὄντος ἰδέᾳ, 254a8-9)31. C’est là une raison à notre sens décisive
pour comprendre que les « gens de ce lieu » sont bel et bien les philosophes et
que Socrate suggère que l’étranger, parce qu’il est capable de rendre compte du
point de vue des philosophes sur les trois genres en question, en est bien un
lui aussi32.
Mais n’est-ce pas cependant problématique de demander au philosophe
de juger de sa propre différence relativement au sophiste et au politique ?
Pour répondre à cette question, il faut d’abord préciser que la délimitation
des domaines respectifs de la philosophie et du sophiste ne se réduit pas à
une lubie du philosophe, mais qu’elle est au contraire rendue nécessaire par la
contestation qui règne autour de ce domaine et la menace d’intrusion que fait
peser toute une clique de prétendants33. Dans ce contexte d’un partage difficile
entre prétendants légitimes et illégitimes, les différentes citations de l’Odys-
sée qui parsèment le prologue prennent un sens nouveau et peuvent nous
conduire à considérer l’étranger du Sophiste comme un Ulysse philosophique
venu éliminer tous les prétendants qui épuisent les ressources de son palais,
c’est-à-dire l’être ou l’idée de l’être, et courtise sa Pénélope, la philosophie34.
En outre, le fait que le philosophe soit à la fois juge et partie cesse d’étonner
quand on anticipe la façon dont sa capacité est caractérisée ultérieurement
dans le dialogue, à savoir comme la capacité de diviser d’après les genres sans
confondre un genre avec un autre (253d1-3). Qui d’autre que celui qui divise
d’après les genres sans les confondre pourrait mieux répondre de la différence
ne laisse pas l’étranger s’en tirer à si bon compte. Il informe Socrate du fait
qu’avant d’arriver au rendez-vous, la compagnie interrogeait déjà l’étranger sur
des sujets voisins de ceux que Socrate vient d’aborder. Déjà alors, l’étranger
prétextait les mêmes difficultés. Mais celles-ci ne sont que des prétextes, car
l’étranger reconnaît avoir entendu suffisamment parler du sujet et ne pas avoir
oublié (217a10-b9).
Cette séquence confirme et développe les résultats précédemment établis.
D’abord, l’absence de φθόνος (de jalousie, d’envie ou de réticence40) dans le
chef de l’étranger peut être interprétée comme un indice confirmant qu’il s’agit
bel et bien d’un véritable philosophe. Depuis le Phèdre en effet, on sait que les
dieux ne sont pas envieux (Phèdre 247a7). Dès lors le philosophe, en tant qu’il
est divin (216b8-c2) et à la différence de tous les autres hommes (l’envie est une
douleur de l’âme humaine, Philèbe 48b8-10), peut lui aussi être conçu exempt
d’envie41. Le fait que l’étranger ne soit pas non plus enclin au φθόνος dans la
présente circonstance pourrait donc servir à indiquer au lecteur que l’étranger
partage un trait propre aux êtres divins que sont les véritables philosophes.
Ensuite, l’interrogation de Socrate portant sur la différence entre les trois
genres est immédiatement interprétée par l’étranger comme impliquant qu’il
faille les définir42. La tâche de la dialectique consistant à diviser (διαιρούμενοι,
217a8) est donc indissociable de celle consistant à définir (διορίσασθαι σαφῶς
τί ποτ’ ἔστιν, 217b2-3). C’est pourquoi parvenir à définir le genre du philosophe
est bien une tâche difficile et intrinsèquement circulaire : toute définition, y
compris celle du philosophe, implique la pratique de la division, c’est-à-dire
de la dialectique, c’est-à-dire de la philosophie. Pourtant, la mention, à ce
stade du texte, d’une conversation antérieure au prologue et du souvenir de
l’étranger43, semble indiquer que nous sommes en fait déjà engagés dans ces
questions et dans le cercle qu’elles tracent. Il ne s’agit pas du tout, en insistant
sur le fait que la question a déjà été débattue et que l’étranger n’a pas oublié
ce qu’il a entendu, de suggérer que ce dernier a bien appris ses leçons, qu’il va
répéter un « enseignement solide »44 pour le fourrer de l’extérieur dans l’âme
de Théétète et dans celle du lecteur45. Au contraire, la remarque de Théodore
semble avoir pour fonction de rappeler les choses vraies et belles que Socrate
40 Ce dernier sens paraît possible pour φθόνος lorsque ce terme est utilisé avec οὐδείς, cf.
LSJ II.
41 Voir Brisson (2000), 228-234.
42 Ainsi que le remarque Delcomminette (2014), 535.
43 Pour une écriture intéressante de cette conversation hors-champ, voir Mattéi (1983), 13-15.
44 C’est l’expression de Diès [1923] (1955), 303 n. 1.
45 Une fois encore : l’étranger est un véritable philosophe, mais ce n’est pas un compagnon
de Parménide prêt à répéter sa doctrine (voir ci-dessus Premières répliques).
Prologue 23
lui-même avait entendu dire : que rechercher et savoir ce n’est pas autre chose
que se ressouvenir avec courage mais aussi avec plaisir, que la puissance d’ap-
prendre est déjà en nous et que l’éducation consiste à la réorienter vers ce qui
est, c’est-à-dire vers le domaine du philosophe46.
Mais comment opérer cette réorientation de la puissance d’apprendre ? En
particulier, dans quel cadre argumentatif l’élucidation successive des condi-
tions de possibilité de la dialectique et de l’apparence fausse doit-elle être
accomplie ? C’est ce qu’il nous faut à présent comprendre en suivant pas à pas
l’échange de répliques qui clôture le prologue du Sophiste.
4 Le cadre de l’argumentation
46 Cf. Ménon 81a5-86c3 ; Phédon 72e1-77b1 ; République VII, 518b6-519b8. Pour une excellente
analyse de la réminiscence dans le Phédon et le Ménon, voir Dixsaut (1991), 97-105.
24 Chapitre 1
51 Le fait que dialoguer avec un autre ne soit pas nécessairement plus adapté que dialoguer
seul ne doit nullement étonner. C’est que, pour l’étranger comme pour Socrate, la pen-
sée n’est rien d’autre qu’un dialogue de l’âme avec elle-même (Théétète 189e4-190a8 ;
Sophiste 263e3-6). Par conséquent, dès le moment où il y a pensée, le dialogue a bel et
bien toujours lieu, qu’il soit extériorisé ou tenu avec soi-même, voir Teisserenc (2012), 14 ;
Delcomminette (2014), 536. Voir aussi l’article classique de Dixsaut « Qu’appelle-t-on pen-
ser ? Du dialogue intérieur de l’âme », repris dans Dixsaut (2000), 47-70.
26 Chapitre 1
4 À celui qui voudrait objecter que l’étranger ne saurait s’autoriser de l’analyse psycho-
anthropologique de la République pour tirer des conclusions sur le genre du sophiste et sur
la relation entre sa nature et sa capacité d’agir et de pâtir, on peut répondre que, dans la
République, Socrate avait introduit son analyse de la fonction propre en ne se limitant pas
aux âmes, mais en introduisant des réalités aussi diverses que les yeux et la serpette. Il est
donc raisonnable de penser que le lien entre nature et fonction concerne également ces réa-
lités. D’ailleurs, même si l’analyse de Socrate ne concernait pas alors les formes ou les idées,
nous pouvons néanmoins soutenir que l’alternance entre chose et fonction à propos du genre
du sophiste a justement pour but de préparer la transposition du lien entre nature et dyna-
misme depuis le niveau des âmes vers celui, ontologique, des genres (nous reviendrons sur
ce point au chapitre 6, L’examen des amis des formes).
30 Chapitre 2
faut pas partir des noms, mais de la « vérité des êtres » et ce, afin de connaître
cette vérité et de savoir si le nom qui est leur image a été exécuté convenable-
ment (Cratyle 439a6-b9). Dans l’hypothèse d’une cohérence interne entre les
dialogues (soutenue dans l’introduction de cet ouvrage), cette prescription du
Cratyle permet de comprendre la méfiance dont l’étranger fait preuve dans le
Sophiste face à un accord sur le seul nom. Néanmoins, il ne faudrait pas en
conclure que l’accord sur la chose elle-même peut se passer de toute dimen-
sion linguistique et emprunterait, par exemple, les voies d’une intuition. Au
contraire, l’étranger insiste à plusieurs reprises pour dire que l’accord sur la
chose elle-même doit passer par des logoi ou par un logos5. Mais que signifie,
dans le contexte du Sophiste, ce logos par lequel on peut parvenir à un accord
sur la chose elle-même ?
Une réponse satisfaisante à cette troisième question ne pourra être atteinte
qu’à la fin de ce chapitre6. En effet, une spécificité du passage introductif que
nous commentons est que l’étranger utilise une série de termes importants
sans les définir ou préciser préalablement l’acception qu’il leur confère, mais
en comptant sur le mouvement du dialogue pour les clarifier. Dans la pro-
chaine section, nous allons notamment montrer que, loin d’être un accident,
cette façon de procéder s’explique par la façon même dont Platon conçoit la
philosophie.
5 Au fond, Socrate ne disait pas autre chose dans le Cratyle (388b7-c2 avec 390c2-d8) quand
il conditionnait la faculté d’un nom à distinguer (διακρίνειν) les choses et à nous instruire
au fait qu’il ait été institué sous la supervision de celui qui sait questionner et répondre,
c’est-à-dire sous la supervision d’un dialecticien. C’était bien là aussi par le logos (dans ce cas :
le dialogue) que le nom et la chose étaient mis en rapport, voir Teisserenc (2012), 19 n. 1.
6 Voir La définition de la pêche à la ligne ci-dessous.
La méthode de division et le paradigme du pêcheur à la ligne 31
elles permettent d’insister sur le fait que cette métaphore n’intervient pas
après coup, comme pour donner une couleur sensible à une dialectique dont
le vocabulaire serait pleinement constitué. Au contraire, la chasse et l’origine
géographique fournissent le vocabulaire à partir duquel le vocabulaire philo-
sophique s’élabore.
L’autre difficulté majeure de ce passage, parallèle à la difficulté évoquée
dans la section précédente à propos du terme logos, tient dans le fait que
l’étranger nous encourage à pratiquer une méthode sans nous renseigner au
préalable sur son mode d’emploi9. Cette façon de procéder peut pourtant
s’expliquer. Nous verrons en effet que la méthode ici en question consiste à
diviser des genres et que diviser des genres est précisément la compétence du
dialecticien10. Or, dans la République, Socrate a clairement expliqué qu’il n’y
pas de science supérieure à la dialectique (République VII, 534e2-535a2). Par
conséquent, l’étranger ne peut pas adopter un point de vue scientifique supé-
rieur à la méthode dialectique pour la décrire11. Il aurait certes pu la décrire
au moyen d’analogies et d’images, mais cela a déjà été fait par Socrate dans les
livres centraux de la République. Dans le Sophiste, l’étranger semble plutôt faire
fond sur ces analogies12, et, en accord avec l’impossibilité de principe de sur-
plomber la méthode dialectique, l’introduire et la présenter en la pratiquant.
Cette pratique ne commence d’ailleurs pas n’importe où, mais bien par un
objet facile. En effet, d’après l’étranger, au sujet des grandes choses qu’il faut
mener à bien, il convient d’abord de s’exercer sur des choses petites et faciles
(218c7-d2). En l’occurence, le genre du sophiste est un cas difficile (218c5-7,
d2-4). C’est pourquoi la recherche sur le sophiste doit être précédée d’une pra-
tique de la méthode sur un objet plus facile, que l’étranger nomme paradigme
(218d5-9). Comme on le voit, dans ce contexte, « difficile » et « grand » signi-
fient la même chose, comme c’est le cas pour « petit » et « facile » (218d1). Cette
synonymie fait tomber l’opposition, qu’on a parfois soulignée, entre ce texte
et le début de la République, où Socrate propose de commencer par examiner
la justice dans la cité avant d’examiner la justice dans l’homme individuel, de la
même façon qu’il est préférable, pour celui qui a une mauvaise vue, de com-
mencer par lire de grandes lettres avant d’examiner les petites (Republique II,
13 Par exemple, Cordero (1993), 216 n. 22 estime que la procédure décrite par l’étranger dans
le Sophiste et par Socrate dans la République sont inverses.
14 En accord sur ce point avec Campbell (1867), 15 ; Diès [1923] (1955), 305 ; Delcomminette
(2013), 161 n. 21.
15 Voir Goldschmidt (1947), 9-16.
16 Par exemple, Heidegger [1924-25] (2001), 251-252.
34 Chapitre 2
Si cette façon d’introduire la méthode par la pratique sur un paradigme est jus-
tifiée par la statut suprême de la dialectique, elle place cependant l’interprète
dans une position difficile : fournir un modèle théorique complet de la méthode
avant d’observer le détail de son application trahit l’intention de l’étranger
de faire comprendre la méthode à partir de sa pratique ; mais se contenter de
suivre cette pratique en repoussant le moment de dégager le modèle théo-
rique auquel la méthode obéit risque d’obscurcir l’exposition et de cantonner
pourquoi Théétète peut répondre sans hésitation qu’il faut poser le pêcheur à
la ligne comme possédant une technique23.
Dans les dialogues de Platon, une technique ou un art (τέχνη), considéré
généralement, est une puissance, mythiquement décrite comme reçue des
dieux, qui fournit infailliblement, du moins lorsqu’elle respecte le type de
mesure qui lui convient, un avantage particulier, de l’ordre de l’action ou de la
connaissance. Une technique, à la différence d’une routine, se fonde théori-
quement sur une analyse de la nature de l’objet auquel elle s’applique et, le cas
échéant, de l’instrument qu’elle utilise24. Puisqu’une technique est une espèce
de puissance ou faculté (δύναμις), chercher à définir la technique particulière de
la pêche à la ligne revient à identifier une puissance particulière. Or, depuis la
République, l’on sait qu’une puissance s’identifie en considérant ce sur quoi elle
porte et ce qu’elle effectue (République V, 477c6-d6). Il faut donc s’attendre à
ce que les divisions auxquelles vont procéder Théétète et l’étranger mettent en
évidence la spécificité de l’objet sur lequel porte la pêche à la ligne et la spéci-
ficité de cette activité. Loin d’être une faute logique, l’oscillation entre ces deux
pôles (celui de l’objet et celui de l’action) qui, nous le verrons, caractérise la
démarche de l’étranger se voit donc justifiée par le fait que le genre qu’il divise
est une puissance.
L’étranger poursuit en expliquant que, dans tous les arts, il y a à peu près
deux espèces (σχεδὸν εἴδη δύο) (219a8). On pourrait comprendre que l’hésita-
tion sur le nombre d’espèces de techniques (« à peu près », σχεδόν) prépare
l’introduction, à côté de la production et de l’acquisition, d’une troisième
espèce d’art, à savoir l’art de trier (226b2-c9). Néanmoins, nous montrerons
dans la suite de cet ouvrage25 que l’art de trier n’est pas une troisième espèce
d’art à côté de la production et de l’acquisition, mais qu’il est subordonné à la
production. Comme il n’y a pas trois espèces initiales, l’approximation ne peut
concerner le nombre de parties qui constituent toutes les techniques. Elle doit
plutôt concerner l’extension, c’est-à-dire le nombre d’espèces ou d’individus
26 Voir Pellegrin (1991), 407 et Delcomminette (2000), 115 n. 65 qui sont toutefois en désac-
cord sur ce qu’implique une lecture quantitative ou extensionnelle de σχεδόν dans ce
passage.
27 Dans ce texte, nous considérerons ces trois termes sinon comme synonymes, du moins
comme présentant des variations sémantiques négligeables, voir les notes 80 et 121 du
chapitre 7.
28 Sur les deux derniers passages mentionnés, voir la belle analyse proposée par Dixsaut
[1985] (2001), 260-261. Voir aussi Sophiste 229b5 ; Politique 262b2-3.
29 Ce point est également noté par Pellegrin (1991), 407.
30 Voir chapitre 3, Production, art de trier et dialectique ; chapitre 7, Introduction des cinq très
grands genres ; Movia (1991), 184 ; Muniz et Rudebusch (2018).
38 Chapitre 2
31 Dans le même esprit, Crivelli (2012), 19 estime que le rassemblement tel qu’il est décrit
dans le Phèdre 265c8-266c1 peut réunir des particuliers sensibles ou des genres.
32 Sur les rapports entre l’empiricité des exemples et la dimension intelligible de la dialec-
tique, voir Delcomminette (2000), 99-102.
33 Nous reprenons cette expression à Dixsaut (2001b), 163.
La méthode de division et le paradigme du pêcheur à la ligne 39
cette division38. Par exemple, il faut différencier, d’une part, le couple de genres
« production/acquisition » et, d’autre part, les espèces de techniques produc-
tives et acquisitives qui résultent de la division du genre de la technique par ce
couple. Un même genre peut donc être divisé différemment selon le couple de
genres mobilisé pour le diviser. Alternativement, un même couple peut divi-
ser plusieurs genres différents. Ainsi, le couple de genres « animé/inanimé »
permet de diviser le genre de la chasse (219e4-220a5), mais aussi celui de la
production (Politique 261b4-9)39. Il est finalement capital de noter que l’exten-
sion d’un genre diviseur n’est pas nécessairement la même que celle de l’espèce
qui résulte de la division par ce genre. Pour prendre un exemple révélateur,
tout ce qui participe de l’ironie ne participe pas nécessairement de la partie
ironique de l’imitation. Loin d’être purement formelle, nous verrons que cette
dernière remarque aura toute son importance au moment d’effectuer les der-
nières coupures du dialogue40.
À l’encontre de cette première reconstruction du fonctionnement de la divi-
sion, il semble pourtant possible d’objecter que si un même genre peut être
divisé différemment en fonction du couple d’idées invoqué pour le diviser,
on ne voit plus très bien ce qui empêche cette division d’être arbitraire. Cette
objection peut être écartée en précisant que le dialecticien est contraint de
mobiliser des genres qui divisent exhaustivement le genre que l’on cherche à
diviser. Pour ce faire, il faut tout d’abord que chaque membre du couple divi-
seur soit participé par au moins un participant du genre divisé, sans quoi il n’y
aurait tout simplement aucune division. Par exemple, le couple « théorique/
bipède » ne peut diviser le genre des animaux puisque aucune espèce animale
ni aucun animal ne participe à l’idée de théorie. Dans les faits, nous avons vu
qu’il était plus sûr, pour diviser par genres, que les parties que détermine le
couple diviseur sur le genre divisé comportent non seulement au moins un
participant, mais soient également à peu près équivalentes d’un point de vue
extensionnel. Plus encore, pour que la division soit exhaustive, il faut que tout
ce qui participe du genre divisé participe soit à un membre du couple diviseur,
soit à l’autre41. Par exemple, le couple « théorique/acquisition » ne permet
pas de diviser la science parce que les mathématiques peuvent être conçues
comme participant à chaque membre du couple. Par contre, les couples
42 Comme le note Brown (2010), 159, le réquisit d’exclusivité des divisions paraît confirmé
par le fait que l’étranger ne demande jamais à son interlocuteur si l’objet à définir se
trouve dans les deux espèces distinguées, mais lui demande toujours dans laquelle de
ces deux espèces le definiendum se trouve (les termes d’une question disjonctive sont
toujours mutuellement exclusifs, cf. Aristote, Métaphysique I, 5, 1055b32-1056a6). La seule
exception à cette règle semble être le sophiste lui-même qui, comme nous le verrons
dans le chapitre suivant, commence par apparaître au sein de différentes espèces d’un
même genre, ce qui pousse certains commentateurs (par exemple Vlasits (à paraître)) à
renoncer au réquisit d’exclusivité pour la méthode de division. Cependant, nous soutien-
drons que les premières apparences du sophiste le plaçant dans différentes espèces d’un
même genre sont en fait inadéquates. De plus, nous maintiendrons que, si les premières
apparences du sophiste, prises ensemble, le placent dans différentes espèces d’un même
genre, l’usage de la méthode de division pour clarifier ces apparences respecte bien quant
à lui le réquisit d’exclusivité. Voir chapitre 3, Récapitulatif.
43 Avec Cavini (1995), 124-133.
44 Comme le fait Cavini (1995), 138 à la suite d’Aristote, Premiers Analytiques I, 31 et Seconds
Analytiques II, 5.
45 Rappelons que divisions et rassemblements sont accomplis en vue de parler et de penser,
voir Phèdre 266b3-5.
42 Chapitre 2
La pêche à la ligne a donc été placée par Théétète dans l’espèce acquisitive
de la technique, qui est elle-même une espèce de puissance50. Reste main-
tenant à distinguer la pêche à la ligne des autres espèces d’acquisition. En
comparant la pêche à la ligne aux autres techniques acquisitives énumérées,
à savoir la chasse, la lutte ou le gain pécuniaire, le dialecticien, en l’occurrence
l’étranger, peut se rendre compte que le pêcheur à la ligne a plus en commun
avec la chasse ou la lutte qu’avec le gain pécuniaire. En effet, alors que chasse,
lutte et pêche s’approprient un objet en utilisant la contrainte ou la force,
51 Cf. 218c1-5 et L’insuffisance des noms et la nécessité d’un accord sur la chose même ci-dessus.
52 Voir, par exemple, les traductions de Diès [1923] (1955), 306 et de Mouze (2019), 69.
53 Nous sommes en accord sur ce point avec Campbell (1867), 19.
54 Ce point est également noté par Heidegger [1924-25] (2001), 269-271 et Teisserenc (2012),
23-24.
44 Chapitre 2
55 Robin (1950), 1454 n. 1 de la p. 263 pense qu’il s’agit des plongeurs d’éponges. Zucker
(2005), 118 n. 44 et 288 n. 24 ajoute le ramassage des pierres, des huîtres à perles et des
coquillages.
56 Si la chasse aux proies animées n’était pas elle aussi anonyme, pourquoi l’étranger
justifierait-il l’appellation qu’il lui donne (τὸ δέ, τῶν ἐμψύχων ζῴων οὖσαν θήραν, προσειπεῖν
ζῳοθηρικήν, 220a3-4) ?
57 Le participe οὖσαν en 220a4 a probablement une nuance causale.
58 Le participe ὂν en 220a1 a probablement une nuance concessive (Diès [1923] (1955), 307
lui donne une nuance causale).
La méthode de division et le paradigme du pêcheur à la ligne 45
62 Nous tenons cet argument en faveur de la seconde interprétation d’un cours de Paolo
Crivelli consacré au Politique.
63 Comme le fait Benardete (1984), II. 169 n. 10.
64 Il ne le doit pas, comme nous l’avons vu dans le cas de la chasse aux inanimés.
La méthode de division et le paradigme du pêcheur à la ligne 47
n’a pas encore atteint son but, c’est-à-dire qu’il n’a pas encore permis d’isoler la
pêche à la ligne de toutes les autres puissances. Pour ce faire, l’étranger utilise le
rapport « nuit/jour » qui lui permet de distinguer l’espèce de pêche vulnérante
qui utilise le feu pour éclairer l’obscurité de la nuit et celle qui, de jour, s’accom-
plit au moyen d’un hameçon. Au sein de cette dernière, il distingue encore la
pêche qui procède de haut en bas en faisant surtout usage des tridents et celle
qui, au moyen d’un hameçon, frappe le poisson à la bouche ou à la tête pour le
remonter au moyen d’une canne à pêche faite de roseau. C’est cette dernière
espèce qui correspond au nom « pêche à la ligne » (220d5-221a6).
L’étranger finalise sa recherche sur le pêcheur à la ligne en reprenant chaque
partie de la division dans laquelle le pêcheur à la ligne se trouve (221b2-c3).
En anticipant quelque peu sur des développements ultérieurs du dialogue, il
est possible d’être plus précis. Plus loin, l’étranger nommera en effet la partie
d’un genre dans laquelle l’objet de sa recherche se trouve, la partie « droite »
de ce genre (264e1-2)65. En outre, cette opération de récapitulation des par-
ties de droite d’une division sera explicitement nommée « entrelacement »
(voir l’utilisation de συμπλέξαντες en 268c6 juste avant de fournir le logos
final du sophiste). Ainsi s’éclaire finalement la nature du logos par lequel on
peut parvenir à un accord non pas seulement sur le nom, mais sur la chose
elle-même66 : ce logos est constitué de l’entrelacement des noms des parties
de droite obtenues au cours de la division. Dans la mesure où cet entrelace-
ment doit permettre d’isoler l’objet de la recherche de tous les genres qui lui
ressemblent sous le rapport du genre choisi initialement (en l’occurrence, le
genre de la puissance), il peut être considéré à bon droit comme une définition
de l’objet de la recherche, ce qui n’empêche nullement la méthode de division de
pouvoir accomplir d’autres fonctions que celle consistant à définir67.
Parvenus à ce niveau, il peut être utile de nous remémorer nos remarques
au sujet de la fonction des divisions68 : l’évidence de l’étape thétique ainsi que
son indépendance à l’égard du monde de l’apparence suggèrent que les divi-
sions successives n’ont pas pour objectif de décrire l’expérience empirique
ou de démontrer quelque chose à son propos, mais de clarifier et de rendre
65 Nous reviendrons, dans le chapitre suivant, sur cette notion de « partie droite » d’un genre
donné.
66 Voir L’insuffisance des noms … ci-dessus.
67 À côté de l’usage définitionnel de la méthode de division, les commentateurs distinguent
parfois la fonction taxonomique de la division, comme lorsqu’elle pratiquée dans le
Phèdre 265c8-266c1 au sujet de la folie, voir par exemple Movia (1991), 85 et Brown (2010),
154-155. Ces deux usages ne s’excluent d’ailleurs pas nécessairement, comme le remarque
à juste titre Pietsch (2003), 304 au sujet du traitement du concept de changement dans le
livre X des Lois.
68 Voir La division des techniques ci-dessus.
48 Chapitre 2
69 Voir Ménon 85c9-d2 : « Pour le moment, ces opinions ont surgi en lui comme dans un
songe. Mais si on l’interroge souvent et de diverses manières sur les mêmes sujets, tu
peux être certain qu’il finira par en avoir une connaissance aussi exacte que personne. »
La méthode de division et le paradigme du pêcheur à la ligne 49
5 Dans le même sens, voir Pellegrin (1991), 399-400 et Delcomminette (2000), 91-92.
6 La paraphrase proposée suit la ponctuation suggérée par Campbell (1867), 27. Pour une ana-
lyse stylistique du passage, voir Goldschmidt (1947), 34 n. 2.
7 Sur la question d’une « anthropologie » platonicienne qui ressemble plutôt à une zoologie,
voir les analyses décisives de Dixsaut [1985] (2001), 76-78 et (2013), 252-253.
Les six premières définitions du sophiste 53
Sa seule spécificité vient sans doute du fait qu’il est capable d’aller plus loin
que tous les animaux, qu’il peut être le plus doux des animaux ou le plus féroce
(Lois VI, 766a1-4)8. Mais, d’une part, l’étranger est un philosophe, donc un
être divin9, et, de l’autre, Théétète possède la docilité qui facilite la tâche de
l’étranger (voir 217d1-7). En conséquence, si c’est en tenant compte de la nature
des interlocuteurs du Sophiste que doit se décider la douceur ou la sauvage-
rie de l’être humain, l’homme sera évidemment considéré comme apprivoisé
plutôt que sauvage. Or ce sont manifestement les interlocuteurs du Sophiste
que Théétète a en vue quand il répond à l’étranger : « mais je considère que
nous sommes des animaux apprivoisés, étranger » (᾽Αλλ’ ἡμᾶς τε ἥμερον, ὦ ξένε,
ἡγοῦμαι ζῷον, 222c1). Le « nous » en question ne désigne dès lors probablement
pas la nature humaine10, mais bien les interlocuteurs du Sophiste. Quant à l’af-
firmation de Théétète d’après laquelle il y a bel et bien une chasse à l’homme
(222c2), elle peut paraître de prime abord plus étonnante et moins justifiée
dans la mesure où l’étranger avait laissé au jeune homme la possibilité de
soutenir à la fois que l’homme est apprivoisé et qu’il n’y a rien de tel qu’une
chasse à l’homme (222b9-10). Mais la facilité avec laquelle Théétète concède
à l’étranger l’existence d’une chasse à l’homme pourrait s’expliquer par le fait
que Théétète lui-même, comme on vient de le voir, est un interlocuteur doux
et complaisant11.
La chasse aux animaux apprivoisés est elle-même double. Pour différencier
le sophiste des autres chasseurs d’hommes, l’étranger contraste les chasseurs
qui utilisent la violence, comme dans le brigandage, la chasse à l’esclave, la
tyrannie ou la guerre sous toutes ses formes, et ceux qui persuadent devant
les tribunaux, dans les assemblées ou dans les entretiens privés (222c3-d2).
Contrairement à ce qui est parfois soutenu12, l’étranger ne peut pas réutiliser
ici le couple « de gré/par contrainte » déjà utilisé pour diviser l’acquisition,
puisque tout chasseur procède par contrainte (la chasse étant une espèce de
contrainte, 219d10-e3). L’étranger semble plutôt, conformément à ce qu’il avait
laissé entrevoir (219c5, 219d7), diviser la chasse par le couple « action/langage »
qui permet de distinguer la contrainte violente et la contrainte persuasive13.
Cette division présente toutefois une difficulté. La seconde partie du terme
8 Comparer Théétète 174d6-e2 où l’homme est un bétail plus sournois et plus difficile à
paître que les autres bêtes et Politique 264a5-7 où la science politique est dite avoir son
domaine dans les animaux paisibles.
9 Voir chapitre 1, Premières répliques.
10 Comme le croit Robin (1950), 266.
11 Cette interprétation s’inspire d’une remarque de Rosen (1983), 103.
12 Par exemple par Teisserenc (2012), 25-27.
13 Dans le même sens, voir Heidegger [1924-25] (2001), 280.
54 Chapitre 3
21 Nous devons à un cours de Paolo Crivelli consacré au Politique l’idée selon laquelle
« τὸ μὲν θηρευτικὸν μέρος ἔχον » en 223c6-7 peut désigner l’espèce de l’acquisition ayant
comme partie la chasse, c’est-à-dire la capture. Si l’on comprend en revanche que
« τὸ μὲν θηρευτικὸν μέρος ἔχον » = la partie de l’acquisition qui est la chasse, comme le
font la plupart des commentateurs, alors l’étranger se cite de façon inexacte puisqu’il
avait auparavant opposé l’échange et la capture (en 219d5-8), et non l’échange et la chasse
(peut-être est-ce néanmoins pour prévenir son lecteur de ce changement que l’étranger
rapporte qu’il avait distingué deux formes d’acquisition d’une certaine façon (που, 223c6),
comme le suggère Cordero (1993), 220 n. 45).
Les six premières définitions du sophiste 57
établi dans une ville qui vend des connaissances relatives à la vertu, et il est
indifférent qu’il les ait lui-même fabriquées ou achetées (224d4-e5). Cette
tentative pour intégrer la production et l’acquisition sous une même déter-
mination semble passer d’abord inaperçue aux yeux de Théétète24, mais dans
un second temps, quand les différentes apparitions du sophiste sont récapi-
tulées, le jeune homme fait de la vente de connaissances autoproduites une
quatrième apparition du sophiste, en plus de son apparition comme boutiquer
des connaissances (231d10-11)25. En mettant en scène une erreur de compte
liée au caractère produit ou acquis des connaissances vendues par le sophiste,
Platon cherche probablement à attirer, dès les premières divisions du dialogue,
l’attention du lecteur sur la dimension productive de la sophistique. En tout
cas, l’insistance de cette dimension productive au sein même du travail dia-
lectique divisant des genres issus de l’acquisition vient souligner le caractère
insuffisant des hypothèses émises sur la nature du sophiste. Il est finalement
remarquable que ces différentes hypothèses ou perspectives seront explicite-
ment nommées des apparences du sophiste (voir 231d2). Nous reviendrons sur
cette appellation capitale et ce qu’elle implique au moment de conclure ce
chapitre26. Avant cela, deux de ces apparences doivent être encore clarifiées
par la méthode de division.
28 La possibilité de diviser la lutte par le couple « action/langage » est indiquée dès 219d7,
ce qui démontre la très grande cohérence de la démarche de l’étranger. Sur l’omnipré-
sence du logos dans les caractérisations du sophiste, voir Heidegger [1924-25] (2001), 290
et passim.
29 Comme le note Teisserenc (2012), 30-31.
30 Sur l’art de la contradiction et ses liens avec la misologie, voir Phédon 90b9-d8. Sur l’art
de la contestation judiciaire et ses liens avec le maintien d’une justice de façade, voir
République II, 365c1-d6.
31 Voir chapitre 1, Le cadre de l’argumentation.
32 Rien n’indique, pace Vlasits (à paraître), 12 n. 18, que le type d’objet sur lequel s’exerce une
puissance soit le critère décisif pour identifier cette puissance et que l’on puisse dès lors
traiter la manière dont elle procède comme secondaire, cf. République V, 477c6-d6 et cha-
pitre 2, La division des techniques : première approche théorique de la méthode de division.
33 Selon l’expression de Teisserenc (2012), 30.
60 Chapitre 3
34 La voie qui consisterait, pour sauver la division, à lire, en 225c1, ἀτεχνῶς (simplement) à
la place d’ἀτέχνως (sans technique) semble barrée par le Τὸ δέ γε ἔντεχνον de 225c7, qui
indique un contraste entre la contestation conduite avec art (l’éristique) et celle qui ne
l’est pas (la partie anonyme qui porte sur les contrats). Par ailleurs, comme l’adjectif ἄτε-
χνος a déjà été utilisé dans les divisions pour faire référence à un personnage dénué de
technique (en 219a5), la suggestion de Crivelli (2021), 226 n. 43 selon laquelle l’adverbe
correspondant, ἀτέχνως, signifie un manque de règle ou de systématicité, mais pas un
manque de technique, paraît difficile à admettre.
35 Voir chapitre 9, L’imitation savante et la doxomimétique.
36 Comme nous le soutenons dans Zaks (2021), 270.
37 Comme le fait remarquer Teisserenc (2012), 31.
38 Voir Benardete (1984), II. p. 90 et ici-même chapitre 4, De l’antilogique à l’apparence de
science, pace Notomi (1999), 82-83 n. 19 et Brown (2010), 158.
39 Campbell (1867), 40 est assez prudent, mais pense qu’il est possible que le travail de
Socrate soit ironiquement décrit comme un travail à perte. Diès [1923] (1955), 317 estime
que le bavard visé est le dialecticien. Pour Rosen (1983), 114 il s’agit bien d’une pique adres-
sée à Socrate. Enfin, pour Wolff (1991), 34 (voir aussi p. 46), « le clan socratique est visé
sans équivoque ».
Les six premières définitions du sophiste 61
40 Cornford (1935), 176-177, suivi par Movia (1991), 139 refuse d’accepter cette conséquence
et conclut que l’étranger vise les Mégariques (qui cependant ne travaillaient pas à perte,
comme le remarque Esses (2019), 300 n. 9). Pour éviter de comprendre que Platon place
Socrate parmi les éristiques, Robin (1950), 1455 n. 1 de la p. 271 comprend que l’éristique en
question dans cette division est différente de celle que l’on trouve, par exemple, pratiquée
dans l’Euthydème. Cordero (1993), 221 n. 52 et Centrone (2008), 47 n. 31 doutent eux aussi
que Platon fasse allusion à son maître.
41 Parmi ces adversaires, on peut compter au premier chef Calliclès qui reproche aux
hommes âgés qui continuent à philosopher de « babiller dans un coin avec trois ou quatre
jeunes hommes » (Gorgias 485d1-e2). Si Socrate lui-même se défend d’être un bavard
(Phédon 70b10-c2), il lui arrive également de se réapproprier ironiquement les accusa-
tions de bavardage portées à son encontre (Théétète 195c1-4). D’ailleurs, Platon valorise
le bavardage quand il en fait une condition du développement des techniques (Phèdre
269e4-270a1 ; Politique 299b2-e10). Pour tout ceci, voir Teisserenc (2012), 32 ; Esses (2019),
299-300 ; Mouze (2020), 47-48.
62 Chapitre 3
42 Malgré sa présence dans tous les manuscrits, le dernier terme cité est suspecté par les
éditeurs, car il anticipe la suite du raisonnement.
43 Curieusement, Cordero (1993), 98 ne traduit pas cette première série d’exemples.
44 Cf. Teisserenc (2012), 33.
45 Même s’il est convaincant, le plaidoyer d’Herrmann (1998), 109-114 pour remplacer διαι-
ρετικά par διακριτικά en 226c3 occulte le fait que, sous couvert d’une énumération de
techniques professionnelles, l’étranger est en train de faire allusion à ses propres divisions,
comme nous allons le voir dans un instant. Lott (2012), 38 ; Mouze (2019), 19 et Mouze
(2020), 22, 42 remarquent également la dimension réflexive des exemples avancés par
l’étranger.
46 Voir Cornford (1935), 171, 177-178 ; Notomi (1999), 64 n. 70 ; Centrone (2008), 49 n. 32 ;
Brown (2010), 159 n. 18 ; Dorion (2012), 253 ; Teisserenc (2012), 33 ; Mouze (2020), 44.
47 Voir Rickless (2010), 293-294 ; Zaks (2020).
Les six premières définitions du sophiste 63
48 Dixsaut [1985] (2001), 340 pense plutôt, en se basant sans doute sur 219a10-11, que, dans ce
passage, la production humaine de réalités est divisée en fabrication et soin.
49 Nous complexifions donc notre position défendue dans Zaks (2020), 532-534, en considé-
rant ici le cas particulier de la dialectique (ce que Platon ne fait pas explicitement).
50 Sur ce point capital, voir Delcomminette (2000), 70, 82-83. Movia (1991), 184 ; Muniz et
Rudebusch (2018), 399-401, insistent également sur le fait que les objets de la division
possèdent à la fois une intension et une extension.
51 Voir chapitre 2, La division des techniques.
52 Au seuil de la partie constructive du cœur du dialogue, l’étranger reformule l’idée que les
genres ne peuvent se mélanger (ἄμεικτα, 251d7) en disant qu’ils n’ont aucune puissance
de communiquer (μηδεμίαν δύναμιν κοινωνίας, 251e9), ce qui tend à prouver qu’ « être
mélangé à » et « avoir une communauté avec » sont considérés comme des relations
équivalentes. La notion d’entrelacement implique peut-être une dimension « active » ou
« subjective » supplémentaire, mais elle suppose certainement, comme condition néces-
saire, le mélange ou la communauté des genres.
53 Voir chapitre 7, La description de la dialectique.
64 Chapitre 3
du corps et dont le nom est méprisé. Quant à la purification des corps inani-
més, elle ne peut être divisée par le couple « intérieur/extérieur » puisqu’il n’y
a de sens à parler d’intériorité d’un corps que quand celui-ci est animé (Phèdre
245e5-6)58. La purification des corps inanimés regroupe le foulage et la totalité
de la toilette qui s’éparpillent en des noms qui semblent parfaitement ridicules
(226e1-227a7).
Ces divisions successives suscitent une difficulté. Puisque seule la division
de la purification au moyen du couple « corps/âme » sera reprise dans la suite
du travail définitionnel, et ce afin d’isoler la purification qui s’adresse à l’âme et
à la pensée (227b6-c10), on peut s’interroger sur les raisons qui poussent l’étran-
ger à diviser le genre des corps, qui plus est en y réintroduisant une dimension
psychique. Une première explication possible est que la division des corps
permet d’aborder des techniques dont le nom semble ridicule, comme le fou-
lage et la cosmétique. Or, nous venons de voir que l’étranger prend le temps de
désamorcer cette impression de ridicule en insistant sur la neutralité axiolo-
gique de sa méthode (227a7-b6). La division des corps fournit donc l’occasion
d’une précision importante sur la méthode de division. Ensuite, l’équivalence
entre la notion de « corps animé » et de « corps vivant » (226e8 avec 227c1),
découverte lors de la division des corps, anticipe une étape importante de la
confrontation avec les géants réformés, qui a lieu beaucoup plus loin dans le
dialogue. Nous verrons en effet comment l’étranger extorque de ces penseurs
matérialistes la reconnaissance de l’être des vertus en passant par l’équivalence
du vivant mortel et du corps animé (voir 246e5-247a459). Enfin, la mise en évi-
dence de l’art de la gymnastique et de la médecine comme moyens de purifier
l’intérieur d’un corps vivant prépare l’analogie avec l’éducation et la justice
dont la fonction est de purifier les vices de l’âme (228e6-229a11).
Plus précisément, l’étranger distingue deux types de mauvaise condition
(πονηρία) ou de vice (κακία) dans l’âme. Le premier est comparable à la mala-
die du corps, le second à sa laideur (227d4-228a2). Face à l’incompréhension
de Théétète (228a3)60, l’étranger précise son propos. La maladie est conçue
comme une discorde, une dissension (στάσις), c’est-à-dire une destruction née
58 Cf. Teisserenc (2012), 34 n. 1. Sur la question du corps animé, on lira aussi les remarques
intéressantes de Heidegger [1924-25] (2001), 343.
59 Et chapitre 6, L’examen des géants réformés.
60 Qui s’explique peut-être par l’oscillation entre πονηρία et κακία dans ce passage : Théétète
étant prêt à admettre que maladie et laideur sont des mauvaises conditions de l’âme
(πονηρία), mais pas des défauts moraux (κακία), voir Rosen (1983), 122 et la suite du texte
principal.
Les six premières définitions du sophiste 67
de quelque désaccord entre ce qui est par nature apparenté (228a4-961). La lai-
deur, quant à elle, est la déformation liée à l’absence de mesure ou à l’asymétrie
(ἀμετρία) (228a10-b1).
Ces déterminations générales de la maladie et de la laideur sont ensuite
appliquées au cas de l’âme. On peut en effet constater, chez ceux qui se
portent mal, des désaccords entre leurs opinions et leurs désirs, leur courage
et leurs plaisirs, leur raison et leurs chagrins, et entre toutes ces choses les
unes avec les autres, alors que tous ces mouvements de l’âme sont nécessaire-
ment apparentés62. En ce sens, la mauvaise condition de l’âme est maladie et
discorde (228b2-10). On remarquera qu’à ce niveau du texte, la mauvaise condi-
tion (πονηρία) n’est plus interchangeable avec le vice de l’âme en général, mais
s’identifie spécifiquement à la discorde. Cette modification sera confirmée
quand, dans le résumé qu’il propose de sa division, l’étranger classe la mau-
vaise condition comme une espèce de vice de l’âme (228d6-9). Nous verrons
que cette façon d’osciller entre les usages générique et spécifique d’un terme se
reproduira dans le dialogue63. Sans doute a-t-elle pour but de détacher l’atten-
tion du lecteur des noms pour l’entraîner à considérer la chose même désignée
par ces noms. En tout cas, ce refus d’adopter une terminologie fixe répond à
la méfiance dont l’étranger avait fait preuve à l’égard d’un accord purement
nominal au moment d’entamer sa recherche64. Il est également important de
noter que le désaccord dont l’âme malade est le siège intervient entre ce qui est
61 La phrase τὴν τοῦ φύσει συγγενοῦς ἔκ τινος διαφορᾶς διαφθοράν en 228a7-8 peut également se
traduire par « une destruction de ce qui est par nature apparenté née de quelque désac-
cord » (quand τοῦ φύσει συγγενοῦς est construit avec διαφθοράν), voir Mouze (2019), 91.
Certains éditeurs (dont la nouvelle OCT) préfèrent suivre la citation que Galien donne
de ces lignes, à savoir τὴν τοῦ φύσει συγγενοῦς ἔκ τινος διαφθορᾶς διαφοράν, ce qui peut être
rendu par « une dissension entre ce qui par nature apparenté provenant d’une destruc-
tion » (quand τοῦ φύσει συγγενοῦς est le complément de διαφοράν), voir White (1993), 14 ;
Centrone (2008), 55 n. 34, mais aussi par « une dissension provenant d’une destruction
de ce qui est par nature apparenté » (quand τοῦ φύσει συγγενοῦς est le complément de
διαφθορᾶς), possibilité envisagée par Peramatzis (2020), 338. D’autres variantes sont pos-
sibles si τοῦ φύσει συγγενοῦς est construit apo koinou. La seule chose que l’on peut établir
est que, dans la suite du raisonnement, il est bien question d’un désaccord entre les mou-
vements de l’âme naturellement apparentés (cf. διαφερόμενα 228b4), que ce désaccord soit
la cause d’une destruction ou que cette destruction soit la cause de ce désaccord.
62 Comme exemple de dissension dans l’âme, on peut citer le cas de Léontios qui, en remon-
tant du Pirée, désirait regarder les cadavres gisant près de l’exécuteur public tout en
s’indignant de ce désir, voir République IV, 439e2-440b8. Pour la notion de mouvements
de l’âme, voir Lois X, 896e8-897a4.
63 Voir chapitre 8, La définition du logos ; chapitre 9, S’instrumentaliser soi-même pour pro-
duire des phantasmes.
64 Voir chapitre 2, L’insuffisance des noms et la nécessité d’un accord sur la chose même.
68 Chapitre 3
82 Pour la compréhension étymologique de νουθετητική, voir Benardete (1984), II. p. 97. Pour
un exemple d’admonestation, voir Protagoras 325c5-d7 et Campbell (1867), 56.
83 Point bien noté par Mouze (2019), 211.
84 Cette section reprend des résultats parus dans Zaks (2018), 372-379.
85 Traduction Robin (1950), 278 légèrement modifiée.
Les six premières définitions du sophiste 73
88 Dans Vlastos (1991), 115-116 et Vlastos (1994), 31, Gregory Vlastos soutient que les réponses
d’Hippias sont si mauvaises qu’elles ne peuvent être soumises à un elenchus en bonne et
due forme. Cependant, il ne nous semble pas que la réduction du beau à des exemples
concrets de beauté soit une position philosophiquement absurde ni même que Platon
la conçoive comme telle (en République V, 475d1-480a12, Socrate réfute en profondeur
la position des amateurs de spectacles qui réduisent également le beau aux occurrences
sensibles de la beauté). Pour une reconstruction de la position d’Hippias qui en restitue
toute la profondeur, on consultera Dixsaut [1985] (2001), 108-114.
89 Cf. Lachès 192d8sq ; Hippias Majeur 289c9sq ; Gorgias 499b4sq.
90 Pour cette supposition, voir Gorgias 457e1-458b3, où Socrate espère qu’il peut continuer
à réfuter Gorgias (διελέγχειν, 457e3-4) et le délivrer de ses opinions fausses (δόξα ψευδὴς,
458a8-b1) en révélant ses contradictions.
91 Socrate utilise-t-il l’elenchus simplement pour démontrer l’ignorance de son adversaire
ou, plus constructivement, pour établir une thèse ? Sur cette question compliquée, voir
Vlastos [1983] (1994) et les réponses de Kraut (1983) ; Brickhouse et Smith (1984) ; Polansky
(1985) et Benson (1987).
92 Pour un aperçu de la variété de ces contextes, voir Carpenter et Polansky (2002).
Les six premières définitions du sophiste 75
93 Pour une liste impressionnante de ceux qui lisent cette description comme une descrip-
tion de l’elenchus socratique, voir Notomi (1999), 65 n. 72 et Dorion (2012), 252 n. 3. À
cette liste, on peut peut-être ajouter Proclus, d’après qui la sixième définition du Sophiste
renvoie, non pas à l’activité du sophiste, mais à un type de dialectique pratiquée par le
« véritable philosophe » (Proclus, In Parmenidem I, 654. 1-13).
94 Voir Kerferd (1954).
95 Voir Trevaskis (1955).
96 Voir Kerferd (1954), 89 et Notomi (1999), 66.
76 Chapitre 3
230b4-5) et dont la pensée est flottante (ἅτε πλανωμένων τὰς δόξας, 230b5). Or
Socrate ne paraît pas toujours réfuter facilement ses interlocuteurs dans les
dialogues socratiques97.
Cependant, en dépit de ses dénégations, Socrate est parfois prêt décrire
son activité comme un genre d’enseignement, comme le fait l’étranger dans
le Sophiste (voir son usage du verbe διδάσκω dans l’Apologie 21b1-2, 35c2 ; en
Lachès 195a7 ; et en Gorgias 457c5-d1)98. En ce qui concerne les effets, à la fois
doux et rugueux, de la réfutation mis en avant par l’étranger dans la sixième
définition, à savoir la colère envers soi-même et la douceur envers autrui, ils
font eux aussi écho aux déclarations de Socrate : ainsi, dans le Théétète 210c2-
4, Socrate explique que sa maïeutique rend ceux à qui elle s’applique plus
doux (ἡμερώτερος) envers leurs compagnons ; et dans le Gorgias, 457c4-458b3,
il contraste sa propre façon de réfuter (διελέγχειν, 457e3-4) avec celle qui
déclenche de la colère (χαλεπαίνουσι, 457d3) entre les interlocuteurs99. Enfin,
Socrate estime lui aussi que réfuter des interlocuteurs ignorants et confus ne
effet à long terme, pour ainsi dire, de la réfutation socratique. C’est en tout cas ce que
Nicias semble suggérer en Lachès 188a4-b1.
100 Comme le signale Szaif (2018), 30 n. 2.
101 Voir Bailly [1895] (1935), « πλανάω », II 2.
102 Question posée, entre autres, par Bluck (1975), 43 et Notomi (1999), 65.
103 Voir Cinquième définition ci-dessus.
78 Chapitre 3
104 Cf. 223c2-4 : φάντασμα (durant la transition entre la première et la deuxième division) et
224d2 : ἀνεφάνη (durant le résumé de la deuxième définition).
105 Voir chapitre 1, Premières répliques.
106 Comparer Wolff (1991), 31-37, 46, qui estime que la fonction des six premières définitions
du sophiste est de fournir une liste exhaustive des différentes pratiques (dont la réfutation
socratique) qui ont été nommées « sophistique » à l’époque où Platon écrit le Sophiste.
107 Une seule façon de construire la phrase ὅμως δὲ ἔστωσαν· οὐ γὰρ περὶ σμικρῶν ὅρων τὴν
ἀμφισβήτησιν οἴομαι γενήσεσθαι τότε ὁπόταν ἱκανῶς φυλάττωσιν (231a8-b1) contredit cette
lecture. Si l’on fait porter οὐ sur οἴομαι, il faut traduire par : « admettons qu’ils soient
<des sophistes>, car je ne pense pas qu’il y aura de dispute à propos de délimitations
peu importantes quand les hommes seront suffisamment sur leurs gardes <à propos des
ressemblances> » (voir Kerferd (1954), 86-87) Dans ce cas, il faut comprendre que les
purificateurs qui procèdent en réfutant peuvent être appelés « sophistes », car quelqu’un
Les six premières définitions du sophiste 79
la conviction des réfutateurs de la bêtise et l’avis des médecins qui pose pro-
blème. En effet, la purification de l’ignorance, en tant qu’elle purifie la laideur
de l’âme, avait été comparée plus haut à la gymnastique, alors que la justice
corrigeant la maladie de l’âme avait été comparée à la médecine (229a1-11).
Tantôt semblable à la gymnastique, tantôt à la médecine, il semble que
l’étranger confonde ses analogies quand il évoque l’éducation purificatrice110.
Le problème est d’autant plus aigu que la réfutation rend honteux (αἰσχύνη,
230d2)111. Or la honte est une disposition qui peut être envisagée comme le
contraire de la démesure (ὕβρις), qui a pourtant été précédemment reconnue
comme un état maladif de l’âme, devant à ce titre être traité par la justice et
non l’enseignement (229a3-6)112. On ne peut même pas prétexter que l’étranger
a oublié que l’ignorance était comparable à la laideur d’une âme puisque, dans
la réplique qui suit, il estime que celui qui n’a pas été réfuté, fût-il le grand roi,
est dépourvu d’éducation et laid par rapport aux choses auxquelles il convient,
pour celui qui veut être heureux, d’être le plus pur et le plus beau (230d7-e5).
Dans un texte qui évoque justement la réfutation par la mise au jour de contra-
dictions, ces contradictions manifestes ne sont sans doute pas un hasard113.
Peut-être faut-il, pour les éliminer, restituer d’abord, comme nous encou-
rage à le faire l’étranger (230b7-8), les rapports selon lesquels la réfutation est
successivement comparée à la gymnastique et à la médecine. Tant que c’est ce
sur quoi elle porte qui est pris en compte, la réfutation est comparable à la
gymnastique, car réfutation et gymnastique traitent la laideur, psychique pour
la première et physique pour la seconde. Mais quand c’est la façon de procéder
qui est envisagée, la réfutation est plutôt comparée à la médecine, car toutes
deux évacuent les obstacles, psychiques pour la première et physiques pour la
seconde, qui empêchent l’âme et le corps de profiter de ce dont ils ont besoin.
Reste encore à comprendre en quel sens l’enseignement suscite une disposi-
tion, la honte, qui peut être envisagée comme le contraire de ce qui était conçu
comme une maladie, la démesure. Pour comprendre, il faut souligner que le
but de la purification n’est pas de susciter la honte, mais bien de purifier l’âme
et de la rendre belle. Si la honte est provoquée par la réfutation purificatrice,
c’est seulement une étape transitoire vers la reconnaissance de la bêtise, vers
110 Le problème a été remarqué, mais interprété différemment, par Gooch (1971), 129-130 ;
Rosen (1983), 130 ; Benardete (1984), II. 98 ; Teisserenc (2012), 37 ; Peramatzis (2020),
344-345.
111 Sur le type de honte provoquée par la réfutation et sur les répercussions de cette honte sur
l’image d’eux-mêmes qu’ont les personnes réfutées, voir les excellentes analyses de Lott
(2012), 43-44.
112 Cf. Gooch (1971), 130.
113 Rosen (1983), 130 parle de « test » lancé par l’étranger ou Platon au lecteur.
Les six premières définitions du sophiste 81
6 Récapitulatif
des opinions ou des jugements, les six apparences du sophiste sont suscep-
tibles d’être vraies ou fausses. Or, comme nous l’avons vu, dans le cas des cinq
premières définitions du sophiste, ces apparences ne permettent pas de rendre
complètement compte de ce qui apparaît comme sophiste. Par exemple, au
moment où l’on parvient à déterminer le sophiste comme un chasseur par
salaire (dans la première définition), on se rend compte qu’il apparaît aussi
comme un commerçant (dans les trois suivantes) et également comme un
lutteur (dans la cinquième). Ainsi, au moins dans certains cas, les prédicats
« chasseur par salaire » ou « lutteur » ne font pas partie des prédicats légiti-
mement attribuables à un sophiste ou bien contredisent d’autres prédicats qui
lui sont légitimemement attribuables dans la situation où la vérité de cette
prédication est évaluée118. Le cas de la sixième définition est encore plus clair :
là, l’apparence est inadéquate non pas tant parce qu’elle ne rendrait pas com-
plètement compte du sophiste que parce qu’elle décrit la réfutation socratique
et non la sophistique. Parce qu’elles se fondent sur des apparences partielle-
ment inadéquates (dans le cas des cinq premières) et totalement inadéquates
(dans le cas de la sixième), les six définitions échouent à capturer le sophiste.
Mais elles n’échouent que si elles sont conçues comme des apparences, c’est-à-dire
comme des jugements ; elles n’échouent plus dans leur tâche quand elles sont
conçues comme des logoi fournis par la dialectique.
En effet, nous avons eu l’occasion de voir que la fonction du logos dialec-
tique n’est pas de décrire le monde tel qu’il apparaît, mais de clarifier la pensée
du dialecticien au sujet de l’objet de sa recherche. À ce titre, le critère de la
vérité des différents logoi dialectiques n’est pas la description adéquate de ce
qui apparaît comme sophiste, mais leur cohérence interne, c’est-à-dire la com-
patibilité des idées entrelacées dans ces logoi, et leur capacité à isoler l’objet
de la recherche en divisant successivement les genres en des espèces mutuel-
lement exhaustives et exclusives. Or, mises à part des erreurs volontairement
commises par l’étranger afin d’éveiller l’attention du lecteur sur la validité de
la démarche dialectique ou de préparer des développements ultérieurs119, les
logoi proposés sont parfaitement cohérents et clarifient bien la perspective à
chaque fois choisie sur le sophiste. Ces logoi dialectiques sont donc vrais parce
qu’ils sont cohérents et parviennent à isoler l’objet de la recherche pris dans
une certaine perspective, mais l’apparence qu’ils clarifient est elle-même à
chaque fois fausse, car non adéquate (totalement ou partiellement) à ce qui
apparaît comme sophiste.
118 Nous reviendrons sur la description platonicienne de la vérité d’une prédication au cha-
pitre 8, La description de la vérité et de la fausseté du logos.
119 Voir ci-dessus Première définition et Deuxième, troisième et quatrième définitions.
Les six premières définitions du sophiste 83
120 Comme le font remarquer Delcomminette (2000), 145-147 ; Brown (2010), 158-160 ;
Teisserenc (2012), 41 ; et Beere (2019), 184.
121 Comme les apparences clarifiées peuvent à tort placer le sophiste dans différentes
espèces d’un même genre sans que les divisions qui clarifient ces apparences ne donnent
lieu en elles-mêmes à des espèces non exclusives les unes des autres, la simple existence
des six premières apparences ne doit pas nous faire renoncer au requisit d’exclusivité de
la division. Ainsi que nous allons le voir immédiatement, les six premières apparences
clarifiées aboutissent d’ailleurs à une aporie qui pousse l’étranger à les dépasser en faveur
de la septième (ce qui ne signifie pas que l’étranger ne réutilisera pas certains traits des
premières divisions dans la dernière).
122 Voir chapitre 3, Production, art de trier et dialectique.
123 Nous remercions Naoya Iwata de nous avoir fait remarquer ce point.
84 Chapitre 3
Nous avions laissé les interlocuteurs du dialogue sur une question : parmi les
apparences dialectiquement clarifiées, laquelle doit être reprise à nouveaux
frais pour faire avancer la recherche ? La réponse de l’étranger à cette ques-
tion est nette : il s’agit de la cinquième, celle d’après laquelle le sophiste est un
procédures qui gouvernent une technique ne garantit nullement que celui qui
lira ce texte possède solidement cette technique. La plupart du temps, il n’est
pas plus savant, mais seulement plus insupportable, car il est alors persuadé
qu’il sait (Phèdre 274e7-275b2).
L’énumération de tous les sujets à propos desquels le sophiste prétend être
capable de contredire et de former (ou de produire) des contradicteurs per-
met d’atteindre la « tête » (ἐν κεφαλαίῳ, 232e3) de l’art de la contradiction :
il s’agit d’une puissance qui semble être suffisante pour élever une contes-
tation sur n’importe quel sujet. Telle est la perspective ou l’apparence (ἔοικ’,
232e4 ; Φαίνεται, 232e5) qui s’impose maintenant aux dialecticiens (232e2-5)16.
Mais quelle avancée permet ce constat sur l’universalité de la prétention des
sophistes ? Comment l’étranger va-t-il l’utiliser pour découvrir la bonne pers-
pective, l’apparence vraie à clarifier par la méthode de division ?
Après avoir découvert la « tête » de l’art de la contradiction, l’étranger pose
une question cruciale : « par les dieux (πρὸς θεῶν), est-ce que tu crois que c’est
possible ? » (232e6). Même s’il vient d’évoquer la prétention des sophistes à
pouvoir contredire sur tous les sujets, la question de l’étranger n’est pas « est-il
possible d’élever une contestation sur n’importe quoi ? », mais bien plutôt
« est-il possible qu’un certain homme connaisse tout ? » (233a3). Théétète
répond que si les hommes connaissaient tout, ils seraient un genre bienheu-
reux ou béni (μακάριον) (233a4). Cette réponse quelque peu étrange s’explique
quand on la lit comme un écho de l’invocation faite aux dieux un peu plus
haut par l’étranger. Théétète a manifestement gardé en tête cette invocation
puisqu’il semble mettre en lien l’impossibilité pour les hommes d’être omnis-
cients et leur nature générique d’homme, qui les rend différents des dieux.
Peut-être faut-il dès lors comprendre qu’en tant que genre, les hommes, contrai-
rement aux dieux, ne sont pas omniscients, mais que, puisque certains d’entre
eux, les philosophes, sont divins17, il est possible, pour ces hommes divins,
d’être heureux et d’obtenir une certaine forme de savoir universel qui serait la
dialectique18. Mais si cette possibilité est ouverte, elle concerne la philosophie,
non la sophistique ou les hommes pris dans leur détermination générique.
Ayant donc établi :
16 Déjà dans le Gorgias 447c5-448a3 ; 457a5-b1 ; 462a1-10, et dans le Ménon 70b2-c3, le rhé-
teur est censé pouvoir répondre à n’importe quelle question et parler de n’importe quoi
avec n’importe qui.
17 Voir chapitre 1, Première répliques ; chapitre 3, Première définition.
18 Ne fut-ce que parce que, d’après l’étranger (Politique 285d5-8), la finalité de l’enquête dia-
lectique est de devenir meilleur dialecticien sur tous les sujets, comme le rappelle Notomi
(1999), 115.
De l ’ antilogique à la production de phantasmes 89
21 « Apparaître » traduit ici les verbes grecs φαίνεται et δοκεῖν : cf. ἐφαίνοντο, φαινόμενοί, ἐδό-
κουν en 233b4 et δοκοῦσι en 233c1. Ces deux verbes sont probablement synonymes dans le
Sophiste, voir Aubenque (1991b), 369 n. 3.
22 Nous suivons ici l’excellente analyse que Notomi (1999), 119-121 consacre à ce passage.
23 Notomi (1999), 89-94 distingue, d’une part, l’usage positif que le philosophe-dialecticien
fait de l’apparence et, de l’autre, les apparences renvoyées par le sophiste. Bien que la
spécificité des constructions grammaticales que le verbe φαίνεται admet permette dans
certains cas de distinguer entre ces deux usages, Notomi conclut que la grammaire du
De l ’ antilogique à la production de phantasmes 91
grec ne suffit pas à distinguer entre ces deux sens. Par conséquent, c’est le contexte phi-
losophique qui permet de déterminer à chaque fois avec précision le type d’usage que
l’étranger fait de la notion d’apparence.
24 Sur l’ambiguïté de l’expression, se référer à Notomi (1999), 86-87 ; Crivelli (2012), 23 ;
Crivelli (2021), 229-230. Mouze (2019), 106 n. 1 voit bien que l’expression est un oxymore.
25 Voir chapitre 3, L’erreur de Théétète ou le pouvoir des noms.
26 Voir chapitre 9, L’imitation savante et la doxomimétique.
92 Chapitre 4
Par conséquent, <au sujet de> celui qui prétend être capable, au moyen
d’une seule technique, de tout produire, nous savons sans doute que,
produisant des imitations et des homonymes des êtres au moyen de sa
technique de peintre, il sera capable, en montrant de loin ses dessins, de
faire croire aux enfants stupides que tout ce qu’il souhaite faire, il peut
réellement l’accomplir
Οὐκοῦν τόν γ’ ὑπισχνούμενον δυνατὸν εἶναι μιᾷ τέχνῃ πάντα ποιεῖν γιγνώ-
σκομέν που τοῦτο, ὅτι μιμήματα καὶ ὁμώνυμα τῶν ὄντων ἀπεργαζόμενος τῇ
γραφικῇ τέχνῃ δυνατὸς ἔσται τοὺς ἀνοήτους τῶν νέων παίδων, πόρρωθεν τὰ
γεγραμμένα ἐπιδεικνύς, λανθάνειν ὡς ὅτιπερ ἂν βουληθῇ δρᾶν, τοῦτο ἱκανώτα-
τος ὢν ἀποτελεῖν ἔργῳ (234b5-10)32
Cette caractérisation de l’art du peintre ayant été acceptée par Théétète (234c1),
l’étranger décrit une activité analogue à celle du peintre, à la différence près
que les instruments utilisés sont cette fois des logoi. L’étranger demande :
32 Notre traduction.
33 Ibid.
34 Voir la section De l’antilogique à l’apparence de science ci-dessus.
De l ’ antilogique à la production de phantasmes 95
chose même, n’est-elle pas décisive aux yeux de l’étranger37. Par conséquent,
le caractère trompeur des images verbales produites par le sophiste provient
probablement du fait qu’elles se font passer pour les choses qu’elles imitent
parce qu’elles se font passer pour des logoi vrais propres à, ou à propos de
ces choses.
La deuxième remarque concerne le court ex-cursus qui suit immédiatement
l’analogie de l’étranger entre peinture et sophistique. L’étranger y explique que
beaucoup parmi ceux ensorcelés par les sophistes, avec l’écoulement suffisant
du temps et l’avancée de l’âge, se rapprochant des choses et forcés, par leurs
expériences, à un contact clair avec elles, modifient leurs opinions reçues, de
telle sorte que, d’une part, ce qui était important apparaît sans importance et,
de l’autre, ce qui était facile apparaît difficile. Ce faisant, poursuit l’étranger,
tous les phantasmes dans les discours sont renversés sous la pression des faits
expérimentés dans l’action. Théétète donne son assentiment à cette descrip-
tion, en précisant qu’il est lui-même un de ceux encore éloignés des choses
(234d2-e4). Par cet échange, Platon, en plus d’annoncer discrètement que les
images produites par le sophiste sont des phantasmes (τὰ ἐν τοῖς λόγοις φαντά-
σματα, 234e1), semble vouloir décrire le parcours d’une vie et la façon dont
l’expérience défait les illusions et les idéaux de la jeunesse, en l’occurrence
ceux instillés par les sophistes. On notera cependant que ce sont de nouvelles
apparences qui se substituent aux anciennes (voir φαίνεσθαι, 234d7). Le degré
maximal de vérité que l’expérience d’une vie permet d’atteindre est donc une
vérité d’apparence ou, étant donné le lien entre apparence et opinion (264a4-
7, b1-238), une vérité doxique. En revanche, en réaction à l’aveu d’immaturité
de Théétète, l’étranger signale que tous ceux qui sont présents essayeront et
essaient d’ores et déjà d’amener le jeune homme le plus près possible des
choses sans en passer par des expériences douloureuses (234e5-7)39. L’effet
éducatif recherché par la dialectique ne consiste donc ni à opposer une opi-
nion à une autre40, ni à laisser aux souffrances de la vie le soin de désillusionner
les jeunes, mais à faire apparaître, par le biais du dialogue philosophique
37 Et pour cause, le logos dialectique d’une idée n’est rien d’autre que le déploiement tem-
porel de cette idée (cf. chapitre 3, Production, art de trier et dialectique). À l’extrême
inverse, les sophistes ne font aucune différence entre les êtres et la vérité à leur sujet,
non parce qu’ils cherchent à développer l’essence d’une chose de façon cohérente dans
un logos, mais parce que, selon eux, n’importe quel logos à propos d’une chose est vrai. La
chose même ne régule d’aucune façon les discours qu’on peut tenir à son sujet et ceux-ci
peuvent être incohérents ou apparaître cohérents sans l’être vraiment.
38 Voir chapitre 8, La fausseté des opinions et des apparences.
39 La mention de « tous ceux présents » (οἵδε πάντες, 234e5) a sans doute pour objectif
d’inclure Socrate (et avec lui toute la discussion du Théétète) dans l’effort d’éducation de
Théétète.
40 Voir chapitre 3, L’erreur de Théétète ou le pouvoir des noms.
De l ’ antilogique à la production de phantasmes 97
41 Sur cette temporalité philosophique qui est celle du « toujours » et de l’anamnèse, relire
les analyses de Dixsaut (2000), 69-70.
42 On consultera à ce sujet Chevrolet (2007), 582-586 qui montre comment l’interprétation
que Marsile Ficin propose de ce passage et de sa reprise en 264c4sq a conduit la réflexion
esthétique menée au XVIe et XVIIe vers une autonomisation progressive de l’imagination
par rapport à la vraisemblance.
43 Voir par exemple les discussions de Cornford (1935), 198-199 ; Rosen (1983), 170-174 ;
Benardete (1984), II. 109-112 ; Notomi (1999), 147-155 ; Teisserenc (2012), 49-52 ; Crivelli
(2012), 24-27 ; Beere (2019), 161-166 ; Crivelli (2021), 246-260.
44 Notomi (1999), 155 et Teisserenc (2012), 48 estiment par exemple que l’art de la copie cor-
respond à l’activité du philosophe.
45 Voir chapitre 8, La nouvelle tâche à venir et chapitre 9, Transition.
46 Voir chapitre 2, La division des techniques et chapitre 3, Production, art de trier et dialectique.
98 Chapitre 4
47 Cf. Szaif [1996] (1998), 401-402 ; Crivelli (2012), 24 ; Crivelli (2021), 236-246.
48 Il convient de rappeler que la laideur a été précédemment caractérisée comme absence
de mesure ou asymétrie (voir chapitre 3, Purification des vices de l’âme et premières divi-
sions de l’enseignement), ce qui laisse supposer que la beauté se caractérise par la mesure
ou la symétrie. Or le terme grec pour désigner la symétrie et la proportion est le même, à
savoir συμμετρία. Il est donc raisonnable de conclure que les modèles caractérisés par une
proportion sont eux-mêmes beaux. Cette remarque doit conduire à rejeter la suggestion
de Badham (retenue par la nouvelle OCT) de lire κώλων en lieu et place de καλῶν en 235e6.
Les modèles imités par les images sont beaux parce qu’ils sont proportionnés ou symé-
triques. D’ailleurs, il est à nouveau question de la beauté des modèles en 236a6, comme
le note Campbell (1867), 78. Une autre possibilité est que l’étranger parle de la beauté
des modèles parce que les artistes qui font des sculptures ou peintures monumentales
imitent les dieux. Benardete (1984), II. 111 discute cette possibilité en s’interrogeant sur le
caractère anthropomorphique des dieux. Il faut cependant reconnaître que l’étranger est
silencieux quant à la nature des modèles imités.
49 L’adjectif qualificatif « contemporain » de notre paraphrase rend compte du νῦν de 236a5,
voir Benardete (1984), II. 26. Nous acceptons l’identification proposée par la plupart des
commentateurs : Platon pense sans doute au sculpteur Phidias qui, prenant en compte le
De l ’ antilogique à la production de phantasmes 99
rapetissement des choses situées en hauteur, conféra à une statue d’Athéna des propor-
tions objectivement inexactes. Nous devons l’anecdote au poète byzantin Jean Tzetzès,
voir Panofsky [1924] (1989), 21 ; Villela-Petit (1991), 78 ; Notomi (1999), 150-151 ; Gombrich
[1960] (2002), 161-162. Peut-être Platon a-t-il également en vue la scénographie illusion-
niste mise au point par le peintre Agatharcos pour le décor d’une adaptation d’une
tragédie d’Eschyle, comme le suggère Beere (2019), 163.
50 Nous profitons de l’existence en français de cette orthographe alternative à « fantasme »
pour offrir un calque du terme grec. Le phantasme platonicien doit toutefois être com-
pris au sens défini dans le présent paragraphe, sens qui n’implique pas les connotations
véhiculées par le terme « fantasme » dans la psychanalyse. Pour ce choix de traduction de
φαντάσματα, voir Delcomminette (2006), 376-377 n. 46.
51 Ce paragraphe suit les analyses éclairantes de Crivelli (2012), 24-27 et Crivelli (2021),
246-252. Comme nous l’a fait remarquer S. Delcomminette, on pourrait objecter, à l’in-
terprétation telle que nous l’avons formulée dans le texte principal, que le phantasme
ne peut apparaître faussement être l’objet qu’il imite tout en apparaissant faussement
ressembler à cet objet, car la ressemblance et l’identité sont deux relations incompatibles
(si bien que si le phantasme apparaît ressembler à son modèle, il ne peut apparaître être
son modèle). Cependant, la ressemblance et l’identité ne sont pas nécessairement des
relations incompatibles. On peut par exemple soutenir que si A est B, A ressemble à B
sous tous ses aspects, comme le note Peacock (2017), 127.
52 Cette situation rappelle ce que Quintilien rapporte au sujet du peintre Démétrius en Inst.
orat. XII, 10, 9 : on reprochait à Démétrius d’avoir poussé trop loin la fidélité à la nature
100 Chapitre 4
et d’avoir plus recherché la ressemblance que la beauté, voir Panofsky [1924] (1989),
31, 184 n. 30.
53 Voir chapitre 5, L’image.
54 Comparer Notomi (1999), 151-155.
55 Voir chapitre 9, La production de copies et de phantasmes.
56 Ce point est bien mis en évidence par Crivelli (2012), 26-27 et Crivelli (2021), 260-264.
De l ’ antilogique à la production de phantasmes 101
Toute cette section de transition qui mène des apparences à l’image pour reve-
nir aux apparences est extrêmement délicate, car elle pose plus de questions
qu’elle n’en résout tout en laissant non définis une série de termes pourtant
utilisés à foison, au premier chef celui d’« apparence »58. Pour avoir en tête le
point exact où nous nous trouvons à présent, essayons cependant de parcourir
à nouveau le chemin sinueux qui a été suivi.
Partant de la clarification dialectique des apparences individuellement
inadéquates et mutuellement incompatibles opérée au cours des premières
divisions, l’étranger creuse plus profondément encore au cœur des apparences
et révèle une faille dans les prétentions du sophiste : il ne peut contredire
correctement sur tout, car l’omniscience est impossible pour les hommes.
Pourtant, si le dialogue a enfin conquis l’apparence vraie qui nous enseigne
que le sophiste apparaît faussement omniscient et, plus généralement, que
l’apparence est au cœur de l’art sophistique, nous avons suggéré que cela
n’implique pas encore que le sophiste produise uniquement des apparences
fausses. Peut-être les sophistes possèdent-ils vraiment certaines compétences
La réplique du sophiste
1 Introduction
1 Cornford (1935), 201-203 y détecte trois problèmes censés structurer la partie centrale du
Sophiste : le premier serait le problème métaphysique du statut de l’apparence, le second
serait lié aux jugements et énoncés faux, le troisième aux jugements et énoncés négatifs.
Nous allons montrer immédiatement que le premier problème n’apparaît pas dans le texte.
2 Le statut ontologique de l’apparence est le premier problème relevé par Cornford (1935), 201.
Voir également de Rijk (1986), 83.
effectivement (l’apparence est alors vraie) ; la question n’est pas là non plus celle du statut
ontologique de l’apparence, voir chapitre 1, Les multiples apparences du philosophe.
6 ὅπως γὰρ εἰπόντα χρὴ ψευδῆ λέγειν ἢ δοξάζειν ⟨φάναι⟩ ὄντως εἶναι, καὶ τοῦτο φθεγξάμενον ἐναντι-
ολογίᾳ μὴ συνέχεσθαι, παντάπασιν, ὦ Θεαίτητε, χαλεπόν (236e3-237a1). La traduction de cette
phrase est, elle aussi, extrêmement difficile. Nous avons traduit le texte de la nouvelle édition
Oxford qui ajoute φάναι en 236e4. Dans notre traduction, ὅπως porte sur εἰπόντα, ce qui est
à la fois plus vraisemblable du point de vue de l’ordre des mots (comme le fait remarquer
Campbell (1867), 81) et qui permet de souligner que l’enjeu du passage tient dans la manière
de présenter l’affirmation selon laquelle la fausseté est quelque chose sans se contredire et
sans tomber dans l’aporie (voir Frede (1996), 144). Il est certes possible, en ne lisant pas φάναι,
de prendre « faux » comme le sujet d’une proposition introduite par « dire » et « juger »,
mais il semble important de lire l’expression ψευδῆ λέγειν ἢ δοξάζειν d’un seul tenant puisque
« juger et dire le faux » est bien le thème de la suite du dialogue (cf. 264d4-5 ; Cordero (1993),
228 n. 118 ; Centrone (2008), 95 n. 68). C’est pourquoi nous avons pris cette expression comme
le sujet de la proposition infinitive introduite par φάναι. Pour une analyse des difficultés phi-
lologiques impliquées par ce passage, voir Crivelli (2012), 29-30. Voir aussi la remarque de
Benardete (1984), II. 173 n. 48. La complexité de la syntaxe reflète sans doute la difficulté
du sujet.
7 « En prose » (πεζῇ, 237a6) est sans doute une allusion aux leçons orales de Parménide,
comme le notent Diès [1923] (1955), 335 n. 2 ; Cordero (1993), 229-230 n. 121 ; Crivelli (2012),
29 n. 1.
8 Nous suivons ici la traduction proposée par O’Brien du vers 1 du fragment VII du Poème de
Parménide, voir Aubenque (1987), 32, 46 et Dixsaut (2000), 213-215. Dans la ligne qui suit (vers
2), nous adaptons simplement la traduction à la variante citée ici par Platon : en 237a9, on
lit διζήμενος au lieu de διζήσιος. Cependant, c’est ce dernier terme qui apparaît quand les vers
sont à nouveau cités en 258d3.
La réplique du sophiste 107
9 Ou peut-être plus généralement « le discours lui-même », cf. Mouze (2019), 116, 220.
10 Ce passage a été retraduit tout en s’inspirant des traductions françaises déjà existantes, en
particulier Diès [1923] (1955), 335-336 et Cordero (1993), 123-124.
11 Voir McDowell (1982), 132 n. 33.
12 Voir La défaite de l’étranger contre le non-être ci-dessous.
13 Voir Les activités du sophiste et leurs liens avec le non-être ci-dessous.
108 Chapitre 5
Un tel usage du verbe « être » peut être dit complet, car la phrase dans laquelle
il intervient est complète sans l’adjonction d’un complément à la forme verbale
qu’elle comporte. Par contraste, nous avons déjà rencontré des occurrences du
verbe « être », ou plutôt de la négation de ce verbe, dans des phrases du type
« les sophistes apparaissent omniscients à leurs disciples […] sans être <cela,
à savoir omniscients> » (Πάντα ἄρα σοφοὶ τοῖς μαθηταῖς φαίνονται […] οὐκ ὄντες
γε· 233c6-8). Pour comprendre la négation du verbe « être » dans cet énoncé,
il faut restituer un complètement sous-entendu : il s’agit, pour les sophistes,
de ne pas être quelque chose, à savoir omniscients. Cet usage du verbe « être »
peut être dit incomplet. C’est également un usage incomplet que l’on retrouve
dans la phrase « Socrate est sage ». La différence entre les phrases « Socrate
est sage » et « le sophiste apparaît omniscient, sans être <cela, à savoir omnis-
cient> » (outre que l’une possède une force affirmative tandis que l’autre a une
force négative) tient seulement dans le fait que, dans le premier cas, le complé-
ment est exprimé, tandis que dans le second, il ne l’est pas. Mais dans les deux
cas, il s’agit d’un usage incomplet ou du verbe « être » ou de la négation de ce
verbe, dans la mesure où ces phrases requièrent, pour être complètes, l’adjonc-
tion d’un complément à la forme verbale qu’elles comportent.
Le point décisif relativement à une telle distinction est que des recherches
récentes menées sur la grammaire du verbe « être » en grec ancien (εἶναι) ont
démontré une proximité sémantique entre les usages complets et incomplets
tels qu’ils viennent d’être décrits14. Même si « être » (εἶναι) utilisé sans com-
plément n’a pas besoin de recevoir un complément pour former une phrase
complète, il admet potentiellement un tel complément. Cette continuité entre
les deux usages en grec ancien apparaît clairement dans l’analogie suivante :
de la même manière qu’il est légitime, quand l’on dit « Socrate enseigne », de
demander : « enseigne quoi ? », il est légitime, quand l’on dit « Σωκράτης ἐστι »,
de demander : « τί ἐστι ; », même si « Σωκράτης ἐστι » ou « Socrate enseigne »
peuvent former des phrases complètes15. Une traduction systématique des
usages complets du verbe εἶναι par « exister » tend à masquer cette continuité
sémantique. Ainsi, quand Platon écrit que « cette affirmation a l’audace de
supposer que le non-être est », il est tout à fait légitime de poser la question
« est quoi ? ». Une traduction par « exister » ne permet pas de rendre compte
de ce fait puisque on ne peut pas demander « exister quoi ? »16. C’est pour
14 Voir Brown [1986] (1999) ; Brown (1994). L’objection intéressante proposée par Leigh
(2008), 119-120 contre la thèse d’une proximité sémantique entre les usages complets et
incomplets du verbe εἶναι sera examinée au chapitre 7, Interlude.
15 Voir Brown [1986] (1999), 458-462 ; Brown (1994), 224-226.
16 Contrairement à ce qui est le cas en latin où existere peut fonctionner comme copule,
comme le rappelle Brown (1994), 225 n. 9.
La réplique du sophiste 109
cette raison que nous n’avons pas eu recours à ce terme dans la traduction qui
précède et qu’en règle générale, « exister » ne sera pas utilisé pour traduire les
usages complets du verbe εἶναι dans le Sophiste17. En outre, nous allons voir
immédiatement que cette situation linguistique correspond à une absence
de séparation, dans l’ontologie platonicienne, de l’être et de la détermination, de
l’être et du quelque chose. Or, seule une telle séparation rend nécessaire la
notion philosophique d’existence, conçue comme ce qui s’ajoute à une déter-
mination, à quelque chose pour le faire être, pour le rendre réel.
de l’identité24. Pour autant, il n’est pas nécessaire de chasser tous les usages
complets du verbe εἶναι et de sa négation afin d’éliminer la notion d’existence
du Sophiste et de donner à l’étranger une ligne argumentative cohérente au
sein de laquelle il traite, dans les difficultés qu’il avance comme dans les solu-
tions qu’il propose, uniquement du fonctionnement de la négation d’usages
incomplets du verbe εἶναι25. L’étranger utilise bel et bien εἶναι et sa négation de
manière complète dans cet argument (voir par exemple τὸ μὴ ὄν et τὸ μηδαμῶς
ὄν en 237c2 et 237b7-8), mais il le fait sans pour autant isoler les notions d’exis-
tence et d’inexistence, car ces notions sont étrangères à son ontologie. Dans la
partie aporétique dans laquelle nous nous trouvons, le nom « le non-être » est
conçu comme une expression qui ne peut s’appliquer à aucune chose. Sur un
mode matériel, cela signifie que le non-être est traité comme le contraire d’être
quelque chose de déterminé, comme ce qui n’est rien du tout26.
On notera également que l’absence d’une thématisation explicite des
notions d’existence et d’inexistence dans le Sophiste constitue probablement
un reflet philosophique de la continuité sémantique entre l’usage complet et
incomplet du verbe εἶναι qui vient de nous empêcher de traduire ce verbe par
« exister »27. En tant qu’interprètes, il nous faudra cependant rester sur nos
gardes et nous assurer que l’étranger ne change pas d’avis en séparant « être »
et « être quelque chose » dans la suite du dialogue, ce qui rendrait nécessaire
d’introduire la notion d’existence comme outil herméneutique pertinent. En
attendant, toutefois, la charge de la preuve est du côté de ceux qui considèrent
que Platon isole cette notion ou qu’elle joue un rôle central dans la stratégie
générale de l’étranger dans le Sophiste.
Si le lien entre être et quelque chose fait figure d’axiome du raisonnement
de l’étranger et bloque l’importation de la notion d’existence, on ne peut pas
en dire autant de la prémisse de son argument d’après laquelle « il est clair
que le nom “le non-être” ne porte sur aucun être » (237c7-8). En réalité, cette
prémisse ne doit sa « clarté » qu’à son accord de principe avec l’interdit parmé-
nidien énoncé plus haut et à l’ironie de l’étranger. Toute la partie centrale du
28 Voir chapitre 7, La puissance de communication du changement avec les quatre autres très
grands genres et Reformulation des résultats atteints précédemment.
29 Voir chapitre 7, L’être n’est pas.
30 Voir chapitre 7, Le non-être est.
31 Voir Notomi (1999), 176-177.
32 Voir Mouze (2019), 220.
33 Comparer Owen (1971), 242.
34 Les grecs définissaient le nombre comme une « multiplicité composée d’unités » (τό ἐκ
μονάδων συγκείμενον πλῆθος), cf. Euclide Eléments, VII, Déf. 2.
La réplique du sophiste 113
35 La traduction est reprise à Diès [1923] (1955), 374. Voir aussi Cordero (1993), 269 n. 333.
36 La phrase interrogative ἆρα τῇδε σκοπῶν σύμφης ὡς … en 237d6-7 n’introduit pas un
nouveau point : « considérant les choses de cette façon, diras-tu que… ? », comme le com-
prennent Diès [1923] (1955), 337 ; Cordero (1993), 125 et Mouze (2019), 117, mais justifie le
point précédent : « es-tu d’accord [sc. avec le fait que l’expression “quelque chose” ne peut
être utilisée que relativement à quelque être] parce que tu considères les choses de telle
façon que…? » comme le comprend, par exemple, Cornford (1935), 204 : τῇδε σκοπῶν est
toujours cataphorique et σύμφημι ne se construit pas avec une phrase déclarative intro-
duite par ὡς ou ὅτι, voir Owen (1971), 226 n. 8 et Crivelli (2012), 36.
114 Chapitre 5
et l’être auquel cette expression s’applique. Il est possible que sous la notion
de nombre grammatical, l’étranger pense à la notion de nombre tout court et
qu’il sous-entende que la possibilité de pouvoir dénombrer, compter ce dont
l’expression « quelque chose » est le signe implique l’être de ce qui est ainsi
dénombré. Comment pourrait-on compter ce qui n’est pas37 ? Il est également
possible que l’étranger joue sur le fait que Théétète est un mathématicien pour
qui il est acquis que les nombres sont des êtres38. Si « quelque chose » est le
signe d’une unité ou d’une multiplicité, il est le signe d’un nombre et donc,
pour un mathématicien, de quelque chose qui est. Quoi qu’il en soit, le premier
argument avait élaboré ce que le second explicite : être, dénombrement, mais
aussi détermination (être quelque chose) s’impliquent mutuellement39.
Reste à comprendre le surgissement du caractère impensable du non-être.
Informulable oui, puisque toute expression qui pourrait l’exprimer implique
l’unité et la pluralité, c’est-à-dire l’être, mais pourquoi impensable ? Parce que
la pensée est le dialogue silencieux de l’âme avec elle-même (263e3-6)40 et qu’à
ce titre, elle fait, comme le logos, usage de l’un et du multiple, spécialement
quand, comme nous l’avons vu dans les passages précédents du dialogue, elle
rassemble une multiplicité de participants sous l’unité d’un genre puis cherche
à diviser l’unité de celui-ci pour isoler l’objet de sa recherche41.
37 Question posée par Crivelli (2012), 39, qui s’exprime toutefois en termes d’existence et de
non-existence. Nous avons fait part de nos doutes sur l’opportunité d’importer une telle
notion – qui n’est d’ailleurs généralement pas définie par les commentateurs – pour inter-
préter correctement ce passage.
38 Suggéré, entre les lignes, par Rosen (1983), 182. Voir aussi Mouze (2019), 221.
39 La véritable signification de cette co-implication est probablement à chercher en Philèbe
16c9-d7, voir Delcomminette (2006), 116-125.
40 Comme le rappelle Crivelli (2012), 45.
41 Voir Dixsaut (2000), 212 ; Dixsaut (2001b), 106.
La réplique du sophiste 115
47 C’est pourquoi nous ne pouvons accorder à Cornford (1935), 208 que Platon confirme et
accepte le témoignage de Parménide. Bien plutôt, il montre que si cette thèse est prise au
sérieux, elle ne peut même pas être énoncée.
48 Notre attention sur ce passage a été attirée par Benardete (1984), II. 116.
49 Cf. Mouze (2020), 59.
La réplique du sophiste 117
3.1 L’image
Cette partie du Sophiste est extrêmement discutée, au moins autant en rai-
son des débats philosophiques qu’elle suscite qu’en raison de la corruption du
texte, pour autant d’ailleurs qu’il soit possible de distinguer clairement les deux
types de problèmes. En nous inspirant de l’abondante littérature consacrée à
ce passage, nous allons proposer ce qui nous semble être la reconstruction la
plus plausible, d’un point de vue philosophique, de la séquence argumentative
contestée. Nous examinerons ensuite le rapport entre la conception de l’image
présentée dans ce passage et les analyses précédentes sur la nature fausse
de toute image50, ainsi que le rôle de ce passage dans l’économie générale
du dialogue.
Après une introduction très particulière sur laquelle nous reviendrons
(239c9-240a6), Théétète propose la définition suivante d’une image :
– Théétète : Que dirions-nous donc, étranger, qu’est une image si ce n’est une
autre chose, rendue similaire à la chose véritable, et pareille à celle-ci ?
– L’étranger : Par « autre chose pareille », veux-tu dire véritable ? Ou en vue de
quoi dis-tu « pareil » ?
– Théétète : Pas du tout véritable, bien sûr, mais qui ressemble.
– L’étranger : En comprenant « véritable » comme réellement étant ?
– Théétète : De cette façon, oui.
– L’étranger : Mais quoi ? Ce qui n’est pas véritable n’est-il pas le contraire de
ce qui est vrai ?
– Théétète : Assurément.
– L’étranger : Ne dis-tu donc pas « ce qui ressemble » réellement non-étant, si
du moins tu le diras non véritable ?
– Théétète : Pourtant, il est d’une certaine façon !
– L’étranger : Mais pas vraiment, à ce que tu dis.
– Théétète : Non en effet, sauf que c’est réellement une copie.
– L’étranger : Non réellement non-étant, il est donc réellement ce que nous
appelons une copie ?
– Théétète : Il est à craindre que le non-être se lie à l’être dans un entrelace-
ment de la sorte, et ce de façon fort étrange (240a7-c351).
Théétète propose de définir l’image comme « une autre chose, rendue simi-
laire à la chose véritable, et pareille à celle-ci (τὸ πρὸς τἀληθινὸν ἀφωμοιωμένον
ἕτερον τοιοῦτον, 240a8) ». Cet énoncé prête à confusion, car il peut vouloir dire
que cette autre chose qu’est l’image est « pareille à la chose véritable » en ce
qu’elle est, elle aussi, véritable52. L’étranger demande donc si l’image est une
autre chose véritable, ce que Théétète dément fermement (οὐδαμῶς ἀληθινόν
γε), en précisant qu’elle y ressemble seulement (ἀλλ’ ἐοικὸς μέν) (240a9-b2). La
réponse négative de Théétète peut être envisagée comme la première prémisse
de l’argument qui se dessine. D’après cette première prémisse :
a) l’image n’est pas la chose véritable.
L’étranger fait ensuite reconnaître à Théétète :
b) que « véritable » (τὸ ἀληθινὸν) veut dire « réellement étant » (ὄντως ὂν) et
c) que « non-véritable » (τὸ μὴ ἀληθινὸν) veut dire « contraire à ce qui est
vrai » (ἐναντίον ἀληθοῦς) (240b3-6).
La conclusion intermédiaire (240b7-8) que l’étranger tire de ces différentes
prémisses admises par Théétète est très discutée, car les manuscrits présentent
des textes différents. Pour certains commentateurs, l’étranger conclut que
Théétète dit l’image « non-étant » (οὐκ ὂν ἄρα λέγεις τὸ ἐοικός)53. Pour d’autres,
la conclusion est qu’il dit l’image « non réellement étant » (οὐκ ὄντως ὂν ἄρα
λέγεις τὸ ἐοικός)54. Pour d’autres encore, les prémisses admises par Théétète per-
mettent de conclure que le jeune homme dit l’image « réellement non-étant »
(οὐκ ὄντως οὐκ ὂν ἄρα λέγεις τὸ ἐοικός)55. La première possibilité semble inte-
nable, car elle n’est pas la conséquence directe des prémisses sur lesquelles
se sont accordés Théétète et l’étranger. On ne voit en effet pas pourquoi
l’étranger a fait admettre à Théétète que « véritable » veut dire « réellement
ΞΕ. Οὐκ ὄντως οὐκ ὂν ἄρα λέγεις τὸ ἐοικός, εἴπερ αὐτό γε 240b7
μὴ ἀληθινὸν ἐρεῖς. b8
ΘΕΑΙ. Ἀλλ’ ἔστι γε μην πως. b9
ΞΕ. Οὔκουν ἀληθῶς γε, φῄς (T). b10
ΘΕΑΙ. Οὐ γὰρ οὖν· πλήν γ’ εἰκὼν ὄντως. b11
ΞΕ. Οὐκ ὂν ἄρα οὐκ ὄντως ἐστὶν ὄντως, ἣν λέγομεν b12
εἰκόνα ; c1
Il s’agit du texte édité par Diès, qui correspond aux manuscrits B et W, sauf en b10 où T est
suivi. Ces choix seront justifiés dans la suite du texte principal.
52 Ce point est bien mis en évidence par Crivelli (2012), 50.
53 Voir Cordero (1993), 288-290 qui lit le texte de T et de Y. Il est suivi par Dixsaut (2000),
291-292 n. 2 ; Teisserenc (2010), 118 et (2012), 63 ; Mouze (2019), 123, 223.
54 Il s’agit d’une correction de Baiter suivie, entre autres, par Campbell (1867), 94 ; l’ancienne
OCT (Burnet (1900-1907), 423) ; Cornford (1935), 211 n. 1 ; la nouvelle OCT (= Duke et al.
(1995), 423) ; Centrone (2008), 110-111 ; Crivelli (2012), 49.
55 Dans ce cas, le premier οὐκ = nonne. C’est le texte de B et W, attesté par Proclus, voir entre
autres Diès [1923] (1955), 341 ; Frede (1962), 133-136 ; Notomi (1999), 155-162.
La réplique du sophiste 119
L’image n’est donc certes pas la chose véritable (b10), mais elle est vraiment
une copie (b12-c1). En ce sens, elle n’est pas rien du tout. Un tel entrelacement
d’être et de non-être est éminemment étrange (ἄτοπον) et contredit l’interdic-
tion de Parménide relativement à la possibilité de mêler être et non-être. Si l’on
suit cette interdiction – et tout le cœur du dialogue visera à montrer qu’il ne
faut pas la suivre – définir le sophiste comme un producteur d’images est dès
lors impossible (240c2-7).
Pour conclure notre étude de la notion d’image, élargissons la focale afin
de déterminer les rapports qu’entretient ce passage avec d’autres parties du
Sophiste. Tout d’abord, rien d’étonnant à voir l’étranger circuler librement
entre image et copie (εἴδωλον et εἰκών, comparer 239d4 et 240c1) comme si la
frontière du genre et de l’espèce avait été abolie, à condition d’avoir en tête
la priorité conceptuelle, relativement à la création de l’illusion mimétique,
de la notion de ressemblance caractérisant les copies sur celle d’apparence
fausse de ressemblance caractérisant les phantasmes67. L’entrelacement de
la mimétique avec l’apparence fausse sur le mode de la tromperie et de l’illusion
mimétique reçoit d’ailleurs ici une « doublure ontologique » : si l’original est
ce qui est véritable, alors l’image qui ne l’est pas mais lui ressemble seulement
est non-véritable, voire, dans le cadre de la prémisse sophistique, le contraire
du vrai (ἐναντίον ἀληθοῦς, 240b5). Non seulement la mimétique est inséparable
de l’illusion, mais les images elles-mêmes sont génériquement non-véritables,
voire fausses68. Platon n’insistera pas, dans la partie constructive du cœur du
dialogue, sur cette doublure ontologique de l’illusion mimétique, considérant
comme acquise la possibilité des images dès le moment où jugements et énon-
cés faux sont rendus possibles (voir 264d4-769), mais il permettra toutefois
à son lecteur de réaliser rétrospectivement que la conclusion erronée sur le
néant des images n’eut jamais été tirée si Théétète avait pu savoir que négation
ne signifie pas contrariété70. Une conception correcte du fonctionnement de la
négation lui aurait permis d’aboutir d’emblée à la conclusion correcte d’après
laquelle même si l’image n’est pas réellement l’original, elle est réellement une
4 Conclusion
Si le non-être est inénonçable, alors les énoncés faux qui énoncent ce qui n’est
pas énoncent ce qui ne peut être énoncé. Si le non-être est inconcevable, alors
les jugements faux qui conçoivent ce qui n’est pas conçoivent ce qui ne peut
être conçu. Mais comment énoncer ce qui ne peut être énoncé et concevoir ce
qui ne peut être conçu ? Et si les énoncés et jugements faux sont impossibles,
comment accuser le sophiste de les produire ?
Face à cette situation délicate, l’étranger s’assure du courage de Théétète
(et sans doute Platon de celui de son lecteur) (241c4-6) et fait trois prières ou
demandes à Théétète (241c7-242b5)1. Assez peu étudiées dans la littérature
secondaire2, ces trois demandes contribuent pourtant à structurer le dérou-
lement ultérieur du dialogue, tout en indiquant, parmi les multiples objectifs
assignables à l’étranger, ceux qui sont à ses yeux essentiels et ceux qui ne le
sont pas. Penchons-nous d’abord la structure du dialogue.
Pour éviter de considérer le non-être comme inconcevable et inénonçable,
il faut nécessairement revenir sur l’interdit parménidien qui, en empêchant le
non-être d’avoir le moindre être, fondait son caractère inconcevable et inénon-
çable3. C’est le sens d’une partie de la deuxième des trois prières de l’étranger
(241d1-9) : l’étranger demande à Théétète de ne pas le regarder comme par-
ricide en dépit du fait qu’il reconnaît qu’il sera nécessaire, pour se défendre,
de mettre à l’épreuve le logos paternel de Parménide et de forcer le non-être,
sous certaines conditions, à être et l’être, à son tour, de quelque façon, à ne pas
être (Τὸν τοῦ πατρὸς Παρμενίδου λόγον ἀναγκαῖον ἡμῖν ἀμυνομένοις ἔσται βασα-
νίζειν, καὶ βιάζεσθαι τό τε μὴ ὂν ὡς ἔστι κατά τι καὶ τὸ ὂν αὖ πάλιν ὡς οὐκ ἔστι πῃ,
241d5-7). Cette demande semble ne pas poser de problème interprétatif par-
ticulier : le parricide, pour Platon, doit être « puni de plusieurs morts » (Lois
IX, 869b4-7), c’est pourquoi l’étranger craint d’en être accusé au moment où
il est nécessaire de transgresser la thèse paternelle de Parménide, c’est-à-dire
de forcer le non-être à être et vice-versa. Pourtant, cette lecture ne rend pas
1 Peut-être faut-il rattacher ces trois demandes ou prières aux trois libations pratiquées dans
les banquets, voir le commentaire de Diès (1941), 93 n. 1 à Philèbe 66d4-5.
2 A l’exception notable de Benardete (1984), II. 120-122 et surtout de Dixsaut (2000), 175-189.
3 Voir chapitre 5, La réplique du sophiste.
4 Sur ce point, lire Dixsaut (2000), 179-189, et dans une direction similaire, Mouze (2019),
223-224.
5 Par exemple, Dixsaut (2000), 175.
6 Comme le pense Rosen (1983), 204.
Le langage négligent des mythologues 127
réplique du sophiste vers le logos de Parménide sur lequel cette réplique s’ap-
puie, la seconde lecture semble plus probable dans la mesure où le thème du
parricide est introduit seulement dans les répliques qui suivent et que, même
au moment de cette introduction, Théétète ne comprend pas encore que
l’étranger parle du logos de Parménide (241d1-4). Admettons donc que cette
« thèse si puissante » désigne ironiquement la réplique du sophiste. Reste
alors un problème plus délicat : que signifie cette demande d’indulgence ?
On peut certes la regarder comme une simple marque de fausse modestie ou
encore comme une annonce de la difficulté de la tâche à venir, mais il est éga-
lement possible de prendre cette demande dans un sens littéral, de la prendre
comme l’indication du fait que l’étranger ne va pas répondre exhaustivement
à la réplique du sophiste, mais va se contenter d’indiquer la possibilité, dans
certains cas au moins, d’énoncés et de jugements faux. Une telle lecture est
encouragée par la façon dont Platon choisit de s’exprimer dans ce passage.
Le « si peu que ce soit » figurant dans la demande d’indulgence de l’étranger
(κατὰ βραχύ, 241c8) peut en effet être interprété comme une annonce du fait
que l’étranger va considérer seulement les énoncés « les plus simples, les plus
petits, premiers, de natures mesurées » (cf. 262c6-7, c10, 263a2-4), c’est-à-dire
les énoncés faits d’un entrelacement d’un nom et d’un verbe, à défaut de
s’aventurer sur le terrain de la fausseté des énoncés plus complexes, comme
par exemple les énoncés conditionnels7. Si cette première demande de l’étran-
ger a bel et bien une fonction dans le Sophiste, elle doit donc nous encourager à
ne pas en demander trop à la description de la fausseté proposée par l’étranger
ultérieurement dans le dialogue (en 263b7-d5) et en particulier à renoncer à
chercher dans ce passage une théorie de la vérité et de la fausseté des juge-
ments complexes. Mais ce renoncement signe-t-il pour autant l’échec et les
limites théoriques du Sophiste ?
Pas nécessairement, si l’on considère la façon dont l’étranger poursuit sa
deuxième prière (241d10-242a4) après avoir souligné la nécessité du parricide.
Il la poursuit en disant que l’évidence de la nécessité du parricide frappe-
rait même un aveugle8. En effet, sans cette réfutation du logos de Parménide
ouvrant la voie à un accord sur l’être du non-être et le non-être de l’être, on
ne pourra parler d’énoncés et de jugements faux, d’images, de copies, d’imi-
tations et de phantasmes, et de toutes les techniques qui s’en occupent sans
s’empêtrer nécessairement dans des contradictions ridicules (μὴ καταγέλαστος
7 Crivelli (2012), 7 évoque la difficulté que rencontrerait la théorie platonicienne des énoncés
faux à rendre compte d’énoncés conditionnels.
8 Il pourrait s’agir d’une allusion au dénouement d’Œdipe Roi. Pour une interprétation stimu-
lante du lien entre parricide et aveuglement, voir Derrida [1972] (2004), 379-387.
128 Chapitre 6
εἶναι τά ἐναντία ἀναγκαζόμενος αὑτῷ λέγειν, 241e5-6). Cette remarque est parti-
culièrement révélatrice de l’objectif qui guide la démarche de l’étranger : avant
de pouvoir fournir une description, au moyen d’un énoncé exprimant un
jugement droit, de ce qui apparaît comme un sophiste, l’étranger s’efforce de
trouver un accord entre ses propos sur le sophiste, c’est-à-dire qu’il s’efforce
de s’exprimer au sujet des activités du sophiste d’une manière cohérente, non
contradictoire et sans s’exposer au ridicule9. Cette volonté d’une cohérence
avec soi-même affleure également la troisième prière (242a5-b5). On s’inter-
roge trop peu sur les raisons qui poussent l’étranger à dédicacer la réfutation
qu’il va mener au « plaisir » de Théétète (242b1-2). L’étranger est pourtant clair :
il cherche avant tout à éviter la contradiction avec lui-même. Dans la mesure
où il a précédemment avoué que la réfutation de la thèse de Parménide et de la
réplique sophistique s’appuyant sur cette thèse dépassait ses forces (cf. 236e2-
3, 238d5-10, 239b1-5), il ne peut, en conséquence, sans avoir l’air d’un détraqué
qui change d’avis en permanence, se livrer lui-même à cette réfutation. C’est
sans doute pourquoi il fait du plaisir de Théétète le moteur de sa réfutation.
Ce souci marqué de l’étranger pour la cohérence de ses propos peut donc fina-
lement nous inciter à penser que le renoncement à une théorie de la vérité et
de la fausseté des jugements complexes entrevu dans la première prière ne
témoigne pas de l’échec ou des limites théoriques du Sophiste, mais répond
bien plutôt au fait que c’est la cohérence du questionnement plutôt que la cor-
respondance des jugements à l’expérience qui constitue l’objectif premier de
la recherche de l’étranger et qui caractérise sa conception de la vérité. En tout
cas, nous verrons, tout au long de ce chapitre, comment et sous quelle moda-
lité ce souci de cohérence anime la quasi-totalité des arguments présentés par
l’étranger contre ses prédécesseurs.
10 Les Muses ioniennes désignent sans doute Héraclite et les Muses siciliennes Empédocle. Les
commentateurs ont cherché à découvrir quels philosophes se cachent derrière les autres
mythes décrits dans ce passage. Une bonne mise au point se trouve dans Cordero (1993),
240-243 n. 189 à n. 198.
11 Comme le note Rosen (1983), 207 cette critique rappelle, mutatis mutandis, certains aspects
des critiques adressées par les philosophes analytiques à l’« incurable obscurité des phi-
losophes continentaux ». Comparer Mulligan (2000), 336 : « la philosophie continentale
contient peu d’exemples et encore moins d’arguments. Les positions sont insuffisamment
décrites et insuffisamment argumentées, autrement dit, sous-déterminées. De manière
répétée, l’on s’aperçoit que la signification de termes clés demeure vague parce qu’ils n’ont
pas été introduits au moyen d’exemples d’ordre inférieur » (nous soulignons), voir cepen-
dant les nuances apportées dans le paragraphe suivant du texte principal.
12 Comme y insiste à juste titre Dixsaut (2000), 183.
130 Chapitre 6
Après avoir souligné que ses prédécesseurs racontent des histoires sans
problématiser suffisamment les termes centraux qu’ils utilisent dans ces his-
toires, l’étranger va maintenant, beaucoup plus longuement, exposer les effets
désastreux de ce manque de problématisation. Pour ce faire, il questionne les
mythologues spécifiquement sur la signification du terme « être » et montre
que les réponses que ceux-ci peuvent fournir sont tout simplement incom-
patibles avec leurs propres thèses. On peut probablement considérer que
l’évocation de « tous ceux qui ont cherché à déterminer la quantité et la qualité
(πόσα τε καὶ ποῖα) des êtres » (242c5-6) annonce une division des mythologues
en deux groupes : d’une part, celui qui comprend ceux qui ont cherché à déter-
miner la quantité ou le nombre des êtres et, de l’autre, celui qui comprend ceux
qui ont cherché à en déterminer la qualité. L’examen des différentes positions
soutenues par les membres du premier groupe (243d6-245e816) est lui-même
divisé en une critique des pluralistes et une critique des monistes. Quant à
l’examen des positions soutenues par les membres du second (245e8-248e617),
il prend la forme d’un dialogue fictif avec les protagonistes d’un combat immé-
morial : celui des matérialistes et des idéalistes18. Si la prise en compte des
(à partir de Ἰάδες δὲ καί …). Il semble néanmoins difficile de considérer le combat entre
fils de la terre et amis des formes comme un affrontement entre deux façons (propres
respectivement à Héraclite et Empédocle ?) d’entrelacer des thèses sur l’unité et la mul-
tiplicité de l’être. Cependant, Cornford (1935), 228-232 soutient que le combat entre les
fils de la terre et les amis des formes englobe l’opposition entre pluralistes et monistes
et décrit l’affrontement de l’Ionie matérialiste avec l’Italie idéaliste. La thèse de Cornford
trouve elle-même ses racines dans un désaccord de Campbell (1867), 103, 115-117 avec la
structure proposée ci-dessus.
19 Voir Reprise de la discussion : les exigences du philosophe ci-dessous. En Théétète 181c1-d7,
Socrate distingue deux formes de κίνησις : d’une part l’altération (ἀλλοίωσις), par exemple
vieillir ou de mou, devenir dur et de l’autre la translation (φορά), qui consiste à se dépla-
cer ou à tourner sur place (voir également Parménide 138b8-c6, 162d8-e1). En français,
alors que le terme « changement » englobe ces différents cas, celui de « mouvement »
paraît possèder une connotation plus locale. C’est pourquoi, dans notre commentaire du
cœur du Sophiste, nous traduirons le terme κίνησις par « changement » plutôt que par
« mouvement » et le terme opposé στάσις par « stabilité » plutôt que par « repos », comme
le propose Crivelli (2012), 90 n. 61. L’étiquette « mobilisme universel » sera cependant
encore utilisée par commodité pour désigner la position de ceux d’après qui tout ce qui
est ne cesse de s’altérer, de se déplacer ou de tourner sur place. Nous parlerons également
de « devenir mobile », car l’expression utilisée par l’étranger dans ce cas est « γένεσιν […]
φερομένην (246c1-2) » et non γένεσιν κινουμένην.
20 Voir L’aporie finale ci-dessous.
21 Point noté par Moravcsik (1962), 29 ; Malcolm (1967), 132 n. 6 et Centrone (2008), 127 n. 95.
Le langage négligent des mythologues 133
Or cette dernière formule est dénuée de sens et réfute les monistes en les
réduisant à s’exprimer de manière absurde29.
Pour d’autres, l’étranger veut dire qu’il serait tout à fait ridicule d’admettre,
du moins si la discussion doit se poursuivre, qu’un nom n’ait pas de significa-
tion (logos), ce qui est pourtant une conséquence nécessaire lorsqu’on refuse,
comme les monistes sont contraints de le faire, que le nom et la chose qu’il
nomme soient comptés comme deux choses (244c11-d530). En effet, pour éviter
que le nom et la chose qu’il nomme comptent pour deux, les monistes doivent
les poser comme identiques. Mais s’ils sont identiques, alors ou bien le nom est
le nom de rien, ou bien il est le nom de quelque chose. Si le nom est le nom de
rien, il est en effet dénué de signification, ce qui est inadmissible, du moins
si l’on veut pouvoir poursuivre la discussion. Si le nom est le nom de quelque
chose, alors, pour les monistes qui reconnaissent seulement l’un, il doit être le
nom de l’un. Mais selon la possibilité à présent envisagée, le nom et l’un sont
identiques. Donc, par substitution, ou bien le nom est seulement « le nom d’un
nom » ou bien « l’un de l’un » ou encore « l’un d’un nom » (244d6-13). Dans
tous ces cas, la relation entre le nom et la chose est réversible, ce qui ne permet
pas au nom de fonctionner normalement et lui ôte toute signification31.
Qu’ils soient contraints d’utiliser des noms dénués de signification ou de
s’exprimer de façon absurde, les monistes ne peuvent plus répondre à aucune
question (244c4-7) et semblent réduits au silence, voire à l’absence de pen-
sée s’ils admettent que la pensée est le dialogue de l’âme avec elle-même32.
Cette conclusion trouve d’ailleurs un écho dans la formulation même de l’argu-
ment, puisque après avoir commencé par s’adresser directement aux monistes
il arrivera (συμβήσεται) que le nom soit seulement nom d’un nom et aussi que l’un soit
seulement l’un de l’un (τὸ ἕν γε ἑνος ἕν ὂν μονον), voir Dixsaut (2000), 193-195 ; McCabe
(2000), 68 n. 33 ; Crivelli (2012), 78 n. 20. La deuxième partie de d11-12, quelles que soient
les corrections adoptées et le manuscrit choisi, justifie le parallèle en affirmant l’identité
de l’un et du nom. Cette lecture de ces lignes est commune aux deux lectures présentées
ci-dessus.
29 Cette interprétation est formulée, de manière explicite, par Crivelli (2012), 78-79.
30 Ceux qui défendent cette interprétation comprennent que, quand l’étranger dit : Καὶ τὸ
παράπαν γε ἀποδέχεσθαί του λέγοντος ὡς ἔστιν ὄνομά τι, λόγον οὐκ ἂν ἔχον (244d1), il veut dire
« ça l’est complètement [sc. ridicule] d’accepter qu’on dise qu’il y ait un nom, mais qu’il
n’ait pas de signification (λόγον) ». D’un point de vue grammatical, cela signifie qu’ἔχον
se rapporte à ὄνομά et que τὸ παράπαν renchérit sur le καταγέλαστόν που de la phrase
précédente (244c9), voir White (1993), 34 ; McCabe (2000), 67 ; Dixsaut (2000), 191-193 ;
Centrone (2008), 131 n. 97 ; Castagnoli (2010), 221 ; Mouze (2019), 135 n. 2.
31 Cette interprétation est défendue par McCabe (2000), 66-73 et est proche de celle défen-
due par Dixsaut (2000), 193-196.
32 Voir McCabe (2000), 71 ; Castagnoli (2010), 222.
136 Chapitre 6
« comme s’ils étaient présents en personne »33, dès le moment où ceux-ci sont
empêtrés dans la contradiction (à partir de 244c4), l’étranger se met à discuter
leur thèse à la troisième personne, confirmant par là que, ne pouvant tout sim-
plement plus rien répondre, ils ne sont plus des participants de la discussion34.
Si l’on tente à présent d’inscrire cet argument dans la stratégie générale du
Sophiste, plusieurs points doivent retenir notre attention.
Tout d’abord, c’est le manque de cohérence entre la position soutenue, le
monisme intégral, et ce qu’elle suppose pour être exprimée, à savoir des noms
désignant des choses différentes d’eux-mêmes, qui est souligné. Ce nouvel
usage de l’auto-réfutation pragmatique35 témoigne non seulement de l’im-
portance de cette structure argumentative dans le Sophiste, mais il corrobore
également nos remarques relatives à la centralité de la notion de cohérence
dans la pensée dialectique et à l’importance d’un retour réflexif, qui fait claire-
ment défaut aux prédécesseurs de Platon, sur le langage utilisé pour exprimer
cette pensée.
Ensuite, il faut souligner un autre trait capital de l’argument de l’étranger,
qui passe assez souvent inaperçu : c’est la reconnaissance immédiate par les
monistes du fait que le terme « être » désigne quelque chose (244b12). Cette
prémisse vient nous offrir la converse de l’axiome ontologique dégagé au cours
de notre examen des arguments relatifs au non-être36. Non seulement l’expres-
sion « quelque chose » est toujours utilisée relativement à un être (237d1-2),
mais il s’avère maintenant que l’expression « être » s’applique de manière évi-
dente à quelque chose. Il semble donc toujours non pertinent de supposer que
Platon isole la notion d’existence, du moins si celle-ci est conçue comme ce qui
actualise une détermination, alors même que l’être et le quelque chose, l’être et
la détermination vont intrinsèquement de pair.
Avant d’embrayer sur le second argument contre les monistes, notons
finalement le cercle dans lequel l’étranger est en train d’enfermer ses prédéces-
seurs : s’ils adoptent un pluralisme, soit ils doivent reconnaître l’être comme
une entité supplémentaire correspondant à la signification du mot « être », ce
qui sera la position de l’étranger, soit ils tombent dans le monisme, mais s’ils
adoptent un monisme, alors ils sont contraints d’adopter un dualisme, ou de
s’enfermer dans le silence. La seule manière de s’extraire du cercle est donc
33 Notons bien que l’étranger s’adresse aux monistes au pluriel (244b9), voir McCabe (2000),
73. Or s’il y a plusieurs monistes, il devient assurément difficile de soutenir qu’il n’y a
que l’un.
34 Ce point est bien mis en évidence par McCabe (2000), 71-72.
35 Noté par Silverman (2002), 153 ; Castagnoli (2010), 218-222. Voir chapitre 5, Troisième
argument.
36 Voir chapitre 5, Premier argument.
Le langage négligent des mythologues 137
d’admettre l’ontologie qui sera justement défendue par l’étranger. Mais plus
qu’une victoire éristique contre les ontologies du passé, cette position s’impose
comme la seule cohérente dès que se pose la question du sens du mot « être ».
37 La traduction « tout en son entier » ou « tout-entier » est reprise de Robin (1950), 300-301.
Sur la différence entre πᾶν et ὅλον difficilement transposable en français, voir Aristote,
Métaphysique Δ 26, 1024a1-8.
38 Fr. 8, 43-45. Traduction de Dixsaut (2000), 198.
39 Voir par exemple Brown (1998), 185.
40 Voir chapitre 5, L’image.
138 Chapitre 6
cohérent avec lui-même et ne reconnaît pas les images, alors son poème doit
être pris littéralement41.
Ayant montré que l’être conçu comme identique au tout-entier possède des
parties, on pourrait alors s’attendre à un geste rapide et destructeur de la part de
l’étranger : l’être identique au tout-entier possède des parties ; or le tout-entier
est identique aux parties qui le composent ; les parties sont multiples ; donc
l’être identique au tout-entier des monistes est multiple. Mais une telle attaque,
qui suppose l’identité du tout-entier et des parties qui le composent, autorise-
rait les monistes à répondre que les parties sont (par symétrie) identiques au
tout-entier et que, dans la mesure où ce tout-entier est un, les parties ne sont
pas multiples, mais une42. Peut-être pour éviter une telle réplique, l’étranger
renonce à attaquer frontalement les monistes et leur propose de maintenir
l’unité de leur être conçu comme un tout-entier possédant des parties en l’af-
fectant d’une unité par dessus toutes ses parties (πάθος μὲν τοῦ ἑνὸς ἔχειν ἐπὶ
τοῖς μέρεσι πᾶσιν) (245a1-4)43. Mais ce recul de l’étranger est tout stratégique
et prépare le terrain pour une contre-attaque : l’être ainsi affecté d’unité par
dessus toutes ses parties ne peut être l’unité elle-même, car une telle unité est
sans partie (245a5-b3). Certes, mais pourquoi les monistes devraient-ils lais-
ser passer sans broncher une telle unité sans partie ? Sans doute parce que
l’étranger est en train d’exploiter implicitement un autre passage du poème
de Parménide (fr. 8, 22) dans lequel il est dit que l’être, dont l’unicité est un
signe (fr. 8, 3-4), est indivisible (οὐδὲ διαιρετόν). Ainsi, quand l’étranger dit que
le logos droit oblige à caractériser comme « complètement sans partie » ce
qui est vraiment un (Ἀμερὲς δήπου δεῖ παντελῶς τό γε ἀληθῶς ἓν κατὰ τὸν ὀρθὸν
λόγον εἰρῆσθαι, 245a8-9), il veut sans doute dire que c’est le logos de Parménide
lui-même qui l’oblige44. La conclusion de toute cette mise en place est donc
que l’être conçu comme un tout-entier unifié n’est pas l’un lui-même, qui est
sans partie. C’est à partir de cette mise en place que l’argument de l’étranger se
déploie à proprement parler, et ce, sous la forme d’un dilemme.
41 Comme le montre Dixsaut (2000), 200-202. Dans le même sens, voir Mouze (2019), 231.
42 Voir Harte (2002), 100-116 qui étudie ce passage sous l’angle de l’évolution des rapports
entre tout et parties dans la pensée platonicienne et y décèle une rupture avec le modèle,
identifiant le tout et ses parties, qui prévaut dans le Théétète et le Parménide. Nous ne
pouvons suivre ici toutes les implications de cette question.
43 Il ne peut s’agir d’affirmer que chaque partie est une comme le pense Moravcsik (1962), 31
puisque rien n’assure que ce qui possède des parties multiples dont chacune est une est
nécessairement un, comme le note Crivelli (2012), 80-81 n. 24.
44 Voir Dixsaut (2000), 202-203.
Le langage négligent des mythologues 139
De deux choses l’une : ou bien l’être est un tout-entier unifié comme nous
venons de le suggérer, ou bien « il faut absolument s’abstenir de dire que l’être
est tout-entier » (ἢ παντάπασι μὴ λέγωμεν ὅλον εἶναι τὸ ὄν) (245b4-6)45.
La première branche du dilemme (245b7-10) est rapidement expédiée,
grâce à la mise en place qui précède. Comme nous l’avons vu, si l’être est un
tout-entier composé de parties et unifié, alors il n’est pas identique à l’un lui-
même, qui est sans partie. Dès lors, il n’y aura pas une chose, comme les
monistes le soutiennent, mais deux : l’un lui-même et l’être conçu comme un
tout-entier unifié.
Le fonctionnement de la seconde branche du dilemme (245c1-d11) est com-
plexe et a suscité différentes interprétations. L’étranger envisage le cas dans
lequel « l’être n’est pas (un ou le) tout-entier » (ἐάν γε τὸ ὂν ᾖ μὴ ὅλον, 245c1) sui-
vant deux variantes, soit qu’en outre « le tout-entier lui-même est » (ᾖ δὲ αὐτὸ τὸ
ὅλον, 245c2), soit qu’en outre « le tout-entier n’est absolument pas » (Μὴ ὄντος
δέ γε τὸ παράπαν τοῦ ὅλου, 245c11). De ces deux variantes, l’étranger conclut « la
même chose » (ταὐτά τε ταῦτα, 245c11-d1), à savoir que « l’être ne sera pas un
être » ou encore, selon l’interprétation du raisonnement que l’on adopte, « sera
non-être » (οὐκ ὂν ἔσται τὸ ὄν, 245c6, cf. 245d1). Le fait que le raisonnement
arrive à la même conclusion quelle que soit la variante envisagée implique
sans doute que ce qui est déterminant pour atteindre cette conclusion est
moins la conjugaison de la prémisse invariante, celle d’après laquelle « l’être
n’est pas (un ou le) tout-entier », avec, chaque fois, une des deux variantes,
que la seule prémisse invariante elle-même. Cette remarque semble exclure
d’emblée les interprétations de la première variante selon lesquelles l’étranger
conclut que l’être ne sera pas un être parce que l’être n’est pas le tout-entier et
que le tout-entier est un être46. Reste alors deux manières d’envisager la façon
dont la prémisse invariante permet de conclure que l’être sera non-être.
Il est tout d’abord possible que l’affirmation « l’être n’est pas un tout-entier »
implique que l’être n’est pas complet. Or, d’après le poème de Parménide, l’être
ne peut être incomplet sous peine de manquer de tout (voir fr. 8, 32-33). Si
45 Les lignes b4-b5 présentent une petite difficulté. Nous lisons avec Diès [1923] (1955), 350
et la nouvelle édition OCT (= Duke et al. (1995), 431) : Πότερον δὴ πάθος ἔχον τὸ ὂν τοῦ ἑνὸς
οὕτως ἕν τε ἔσται καὶ ὅλον, ἢ παντάπασι μὴ λέγωμεν ὅλον εἶναι τὸ ὄν ; L’ancienne édition OCT
(=Burnet (1900-1907), 432) et la nouvelle divergent relativement à la ligne qui a été cor-
rigée par Schleiermacher (ὄν pour ὅλον en b4 ou b5 ?), ce qui provoque des malentendus
entre les commentateurs. D’après Campbell (1867), 113 la correction porte sur b4 et l’erreur
des manuscrits est annoncée par le même type d’erreur en b2. Cette hypothèse semble
crédible et donne un sens plus facile à un texte déjà fort compliqué.
46 Interprétation défendue par exemple par Campbell (1867), 114 ; Cornford (1935), 225 ;
Centrone (2008), 137 n. 101. Notre raisonnement s’inspire d’une indication de Harte
(2002), 103 n. 91.
140 Chapitre 6
Quoi qu’il en soit, si l’on comprend que la conclusion est atteinte aussi bien
lorsqu’on suppose l’être du tout-entier que lorsque l’on suppose qu’il n’est abso-
lument rien, on est en droit de s’interroger sur la fonction de cette alternative
dans l’argumentation. En fait, ces deux variantes, quand elles sont, chacune à
leur tour, conjuguées à la prémisse invariante (d’après laquelle l’être n’est pas
un tout-entier), produisent d’autres conclusions en plus de celle produite par
la seule prémisse invariante. Ce sont donc ces conclusions supplémentaires
qui motivent l’introduction de l’alternative.
D’une part, si l’être n’est pas un tout-entier et que le tout-entier est, alors,
en plus de la conclusion précédemment mentionnée qui rend l’être incom-
plet, l’être et le tout-entier auront désormais chacun leur nature distincte
et il n’y aura pas une chose, comme les monistes le soutiennent, mais deux
(245c8-10). Mais si, pour éviter cela, les monistes affirment que l’être n’est pas
un tout-entier et que le tout-entier n’est absolument pas, alors, en plus de la
conclusion précédemment mentionnée qui rend l’être incomplet, l’être n’aura
même plus la possibilité de devenir complet puisqu’il n’y aurait alors plus de
tout-entier qui lui permettrait de le devenir. Plus généralement, qu’il n’y ait
absolument pas de tout-entier exclut aussi bien le devenir en général, qui sup-
pose toujours un processus complet, que n’importe quelle chose ayant une
quantité définie, dans la mesure où, d’après l’étranger, avoir une telle quantité
suppose de l’avoir tout entier, entièrement (245c11-d11).
Que retenir de cet argument particulièrement sinueux ?
Essentiellement, qu’aucune situation n’est souhaitable pour le moniste. S’il
affirme de l’être qu’il est un tout unifié en son entier, alors il est contraint de
poser deux choses : l’un lui-même qui est sans partie et l’être conçu comme un
tout-entier composé de parties que cet un unifie. S’il affirme que l’être n’est pas
un tout-entier, alors l’être est incomplet, privé de lui-même et « sera non-être ».
Affirmer l’être du tout-entier et permettre par là à l’être de devenir complet
n’arrange rien à l’affaire, puisqu’il y aura alors à nouveau deux choses : l’être
et le tout-entier ; mais nier l’être du tout-entier n’est pas plus avisé, puisqu’on
empêche dans ce cas l’être de devenir complet et que l’on exclut totalement le
devenir ainsi que la notion même de quantité déterminée. Bien sûr, il est vrai
que la négation du devenir ne devrait nullement déranger un parménidien qui,
au contraire, assume cette négation (voir fr. 8, 12-13, 19-21, 27-28)52. Cependant,
l’introduction de la notion de devenir, ainsi que le contraste qu’elle permet
d’opérer avec celle d’ousia (245d4-5), permet surtout de préparer le terrain à
l’usage que l’étranger va faire de ces notions dans la gigantomachie qui suit
immédiatement (voir 246c1-2). En outre, si la négation du devenir n’est pas
ce qui est (246e5-248a3) ; l’examen de l’autre faction, celle des amis des formes,
qui aboutit au rejet de ce critère (248a4-248e6).
Toute cette section est très discutée, non seulement parce qu’elle met en jeu
une caractérisation de l’être comme puissance d’agir et de pâtir dont le destin
dans le reste du dialogue n’est pas transparent, mais également parce qu’elle
peut sembler, spécifiquement au cours de l’examen de la position des amis des
formes, contenir une critique des positions soutenues par Platon dans des dia-
logues considérés comme antérieurs au Sophiste. Dans les pages qui suivent,
nous verrons que la caractérisation de l’être comme puissance d’agir et de pâtir
offre un critère d’appartenance aux êtres accepté par les géants55, mais rejeté
par les amis des formes56. Nous discuterons également des amendements
nécessaires pour faire accepter cette caractérisation aux amis des formes,
d’une part57, et pour l’étendre aux relations entre les genres dans la suite du
dialogue, de l’autre58. En ce qui concerne la supposée évolution du platonisme,
nous soutiendrons, premièrement, que les positions des amis des formes ne
doivent pas être confondues avec des positions que l’on trouve exprimée dans
d’autres dialogues de Platon59 et, deuxièmement, que la critique dont les amis
des formes font l’objet ne conduit pas à reconnaître du changement dans l’être
en tant qu’il est connu60.
3.2.1 La gigantomachie
L’étranger qui critiquait ceux qui racontent des histoires va à présent en racon-
ter une, qui plus est en utilisant une image, une ressemblance (ἔοικε, 246a4).
Sa démarche perd son apparence contradictoire dès que l’on se remémore les
deux dimensions du langage philosophique précédemment dégagées dans de
ce chapitre : il s’agit d’être précis sans tomber dans l’acribie, d’être logique mais
aussi inspiré61. L’histoire en question est une adaptation philosophique d’un
épisode de la mythologie grecque, la gigantomachie, dans lequel Zeus et les
autres divinités olympiennes sont aux prises avec une race de géants62. Le rôle
des géants, appelés plus tard les « fils de la terre » (αὐτόχθονες, 247c5 ; γηγε-
νεῖς, 248c2), est joué par ceux qui réduisent l’être à ce qui peut être touché et
qui identifient être (οὐσία) et corps. Les dieux olympiens, quant à eux, sont
incarnés par ceux qui affirment que l’être consiste en des formes intelligibles
et incorporelles. Ces « amis des formes » réduisent, dans leurs arguments, les
corps des géants à un devenir mobile (246a8-c5).
Qui sont les penseurs dissimulés derrière ces étiquettes ? En l’absence de
réponse explicite de Platon, nous ne pouvons que spéculer. En ce qui concerne
les fils de la terre, la réponse la plus fréquemment donnée par les commenta-
teurs est l’atomisme de Leucippe et de Démocrite, même s’il est généralement
admis que Platon vise sans doute moins un penseur en particulier qu’une ten-
dance de pensée63. Par ailleurs, l’évocation de la rencontre de Théétète avec
un bon nombre de sensualistes (246b4-5) constitue peut-être une référence
intertextuelle aux « non-initiés » que Socrate a présentés au jeune homme la
veille dans le Théétète (155e3-156a2) et qui sont en effet décrits à peu près dans
les mêmes termes que les géants du Sophiste64. En ce qui concerne les amis
des formes, la distinction qu’ils opèrent entre l’être (οὐσία) intelligible, qui est
toujours de la même façon sous les mêmes rapports, et le devenir (γένεσις),
qui devient différent à différents moments (246b9-c2, cf. 248a12-13), renvoie
immanquablement à ce que Platon a écrit dans le Phédon et la République65.
Néanmoins, l’étranger dira plus loin que les amis des formes considèrent que le
tout est stable (voir 249c11-d1), ce qui semble impliquer qu’ils ne reconnaissent
pas le devenir mobile comme faisant partie de la totalité de ce qui est66. Or
Socrate, dans le Phédon, affirme que le visible est une espèce des êtres (εἴδη τῶν
ὄντων) (Phédon 79a6-7). Sous la supposition raisonnable d’une identité, ou du
moins une association, entre le devenir et le visible, on peut conclure que le
Platon du Phédon, eut-il envisagé la totalité de ce qui est (une notion qu’il faut,
comme nous essaierons de le montrer, nécessairement distinguer du genre de
l’être), y aurait certainement intégré le devenir mobile. Nous verrons en outre
que les amis des formes non seulement refusent que le devenir mobile fasse
118 ; Diès [1923] (1955), 352 n. 1 ; White (1993), 37 n. 49 ; Cordero (1993), 24 n. 227 et Mouze
(2019), 140 n. 2, 232-233. Cette dernière remarque n’empêche toutefois pas que le domaine
intertextuel auquel renvoie ce passage puisse inclure les écrits d’Hésiode, comme le note
Boys-Stones (2010), 41-42.
63 Comparer Campbell (1867), lxxiv ; Cornford (1935), 231-232 et Brown (1998), 188.
64 Voir Cornford (1935), 48 n. 2 ; Diès [1923] (1955), 291-292 ; Diès [1909] (1963), 18-19, 23-25
n. 82 ; Gavray (2006), 36 ; Centrone (2008), 141 n. 106 ; Mouze (2019), 233.
65 Cf. Movia (1991), 255-256. Pour la distinction être et devenir, voir entre autres République VI,
485a10-b4 ; VII, 534a2-3. Pour la distinction entre l’identité à soi de l’intelligible et l’ab-
sence d’identité à soi du sensible, voir Phédon 79a1-11.
66 Pace Politis (2006), 154, 170-171.
Le langage négligent des mythologues 145
l’hypothèse selon laquelle le terme οὐσία désignerait l’être véritable des formes
intelligibles par opposition à l’être non-véritable des choses en devenir est
difficilement tenable. Bien plutôt, il semble que, pour les amis des formes, ἡ
οὐσία, comme τὸ ὄν et τὸ εἶναι, signifie l’être, qui est réservé par eux aux formes
intelligibles. Quant aux corps, ils sont conçus comme en devenir, sans que cela
implique qu’il s’agisse d’êtres non-véritables. Cette conclusion ne revient pas à
nier que, pour Platon, l’opposition οὐσία/γένεσις est bien une opposition entre
deux modes d’être, l’un véritable et l’autre non-véritable, mais simplement à
constater que dans la mesure où les amis des formes excluent du tout et de
l’être le changement quel qu’il soit, ils ne peuvent inclure le devenir mobile
dans l’être. Le constat est encore plus clair pour les fils de la terre qui disent
reconnaître comme étant seulement ce qui peut être touché et qui offrent une
résistance (διισχυρίζονται τοῦτο εἶναι μόνον ὃ παρέχει προσβολὴν καὶ ἐπαφήν τινα)
et qui identifient l’οὐσία au corps (246a10-b1). Puisque seul est ce qui résiste et
peut être touché, il semble impossible de considérer que ces sensualistes, que
l’on interprète ou non leurs positions depuis un point de vue idéaliste, recon-
naissent les corps comme l’être véritable et les espèces intelligibles comme de
l’être non-véritable. Bien plutôt, pour eux, seuls sont les corps et dire que les
espèces intelligibles ne sont pas des οὐσίαι, ce n’est pas dire qu’elles sont, non
véritablement, mais c’est refuser de les considérer comme des êtres.
Puisqu’il est maintenant clair qu’il s’agit bien d’un combat concernant l’être
et plus particulièrement ce qui est, revenons aux conditions de l’examen des
deux factions antagonistes. Observons que l’étranger souhaite questionner
chaque faction et qu’il attend de chacune d’elles une réponse. En bref, il veut
dialectiser. Si la douceur des amis des formes autorise à les questionner et à
attendre d’eux une réponse, l’étranger estime que c’est presque impossible
dans le cas des géants. C’est pourquoi, poursuit-il, il faut les rendre meilleurs
« par le logos » (λόγῳ, 246d5) et supposer qu’ils consentent à nous répondre
de manière plus civile qu’ils ne le font à présent (246c8-d7). Cette réforme des
géants peut sembler de prime abord assez surprenante et contestable : pour-
quoi serait-il presque impossible de discuter avec eux ? Plus grave, l’étranger
n’est-il pas en train de se donner un épouvantail à combattre en transformant
d’emblée la position des géants ? En réalité, cette réforme est indispensable
si une conversation doit tout simplement avoir lieu. En effet, le contenu ou
la signification d’une réponse à une question n’est évidemment ni sensible,
ni corporel. En conséquence, c’est sans doute par cohérence avec eux-mêmes
que les géants ne répondent pas, ou uniquement par leur mépris, quand on les
questionne (246d6-7 avec 246b2-3). En fait, la simple affirmation de leur thèse
corporaliste et sensualiste, à laquelle ils se laissent aller (διισχυρίζονται, 246a10-
11), est déjà de trop : la vérité de cette thèse impliquerait du même coup que
Le langage négligent des mythologues 147
celui qui l’affirme ne dit rien du tout de sensé en l’affirmant, puisque le contenu,
la signification d’une affirmation n’est pas corporel ou sensible. Autrement
dit, la version extrême du sensualisme ne peut s’énoncer de manière cohérente.
C’est pourquoi, pour pouvoir discuter avec les géants, mais aussi pour pouvoir
les réfuter, il n’y a d’autre choix que de les réformer, d’adoucir leurs thèses pour
qu’ils reconnaissent au minimum la réalité du contenu non corporel de leurs
discours et de leurs arguments70.
À ce niveau de la discussion, le lien entre les géants du Sophiste et les
non-initiés du Théétète peut être redoublé par un lien entre les géants néces-
sairement réformés, adoucis et meilleurs du Sophiste avec les hommes « plus
délicats » ou « plus raffinés » du Théétète, pour qui le tout est changement et
n’est rien d’autre que changement (Théétète 156a2-7). S’il est vrai que les géants
sensualistes et corporalistes ne revendiquent pas initialement l’universalité du
changement71, nous allons voir que la caractérisation de l’être admise par les
géants réformés à la fin de leur interrogatoire correspond de très près à celle
que proposent les tenants d’un changement universel dans le Théétète. D’après
cette hypothèse de lecture, Platon décrirait ici la collusion du matérialisme
le plus acharné et du relativisme le plus complet, la métamorphose toujours
possible des tenants du premier, du moins quand ils acceptent de réfléchir aux
conditions de son énonciation, en avocats du second72. Voyons à présent com-
ment cette métamorphose s’opère exactement.
s’ils ont été rendus meilleurs, c’est-à-dire capables de répondre quand on les
questionne, les géants réformés conservent une fidélité à leur thèse initiale.
Dès lors, s’ils admettent, comme ils le font, un vivant mortel, ils doivent le
comprendre en termes corporels, d’où la traduction de « vivant mortel » en
« corps animé ». Mais pourquoi le qualificatif « animé » ? Précédemment dans
le Sophiste, l’étranger avait déjà, relativement aux corps, associé la vie et l’ani-
mation (en 226e8-227a3, τῶν ζῴων σωμάτων est opposé à τῶν ἀψύχων σωμάτων).
Peut-être est-ce en faisant fond sur cette association que « vivant » et « animé »
sont considérés comme interchangeables à ce niveau du texte73.
(iii) Mais cette animation du corps n’oblige-t-elle pas les géants réformés
à poser l’âme comme quelque chose parmi les êtres ? La réponse, donnée en
leur nom par Théétète, est positive (246e9-247a1). On peut présumer qu’ils ne
craignent pas de répondre positivement dans la mesure où ils peuvent tou-
jours se rabattre sur l’idée que l’âme possède, c’est-à-dire, dans ce contexte,
est un corps (247b8-9)74. Remarquons cependant que d’après l’interprétation
qu’en donne Théétète, les géants réformés ne conçoivent pas l’âme comme
visible (247b5). À condition que la vue joue ici le rôle de paradigme de l’ap-
préhension sensible, ils semblent donc accepter que l’âme est un corps, est
quelque chose, mais n’est pas sensible. Une telle conclusion serait évidemment
inacceptable pour leurs homologues les plus extrémistes qui relient corporé-
ité et sensibilité75. C’est pourquoi ces derniers, eussent-ils été interrogés de
la même façon que les géants réformés, auraient été contraints soit à refuser
l’être à l’âme, soit à admettre qu’elle puisse « être pressée entre leurs mains ».
Toutefois, pour Platon, les positions que ces sensualistes extrêmes auraient pu
soutenir importent en réalité peu, puisqu’il n’y a rien qu’ils puissent affirmer
sans reconnaître, sinon l’être, du moins un statut, au contenu incorporel et
76 Fournir un statut, une détermination, mais pas l’être, au contenu d’un énoncé sera préci-
sément la solution que le stoïcisme apportera à cette question. Sur le lien entre l’ontologie
stoïcienne et la gigantomachie du Sophiste, voir les études classiques de Brunschwig
(1988), 64-76 et d’Aubenque (1991b), 376-385. Sur l’importance de la dissociation entre la
détermination et l’être pour l’émergence de la notion d’existence, voir chapitre 5, Premier
argument.
77 Cf. Protagoras 332a4-c3 et les autres références fournies par Teisserenc (2012), 77 n. 1.
78 Cf. Leigh (2010), 75 ; Wiitala (2018), 183.
79 Voir Brown (1998), 187.
80 En particulier Phédon 100c9-e7 semble encourager à poser, pour tout prédicat possédé
par une chose sensible, une forme intelligible dont la présence à la chose sensible en
question est la cause de la possession de ce prédicat. Nous ne pouvons nous engager ici
sur la détermination de la notion de causalité, qui a probablement d’ailleurs une signifi-
cation différente pour Platon et pour les géants. Pour la différence entre une perspective
150 Chapitre 6
logique sur la causalité, celle que suppose la position des formes, et une perspective phy-
sique, voir Delcomminette (2006), 568-577. Sur les formes platoniciennes comme causes
logiques, voir Sedley (1998), 114-132. Notons bien toutefois que cette forme est posée, puis
éventuellement définie par le philosophe ; elle n’est pas une entité toujours déjà dispo-
nible pour expliquer la prédication ordinaire, voir chapitre 8, Les solutions proposées par
les commentateurs et La description de la vérité et de la fausseté du logos.
81 Dans une autre perspective, Politis (2006), 157, sépare également l’admission des géants et
le point de vue platonicien.
82 Comme Brown (1998), 187 et Crivelli (2012), 87.
83 En ce sens, voir Leigh (2010), 74 et Lefebvre (2018), 316.
84 Voir Brown (1998), 187 et 190-191 ; Heidegger [1924-25] (2001), 451 ; Gavray (2006), 40.
Le langage négligent des mythologues 151
à être présent en quelque chose peut être conçue comme une anticipation du
pôle actif de la puissance qui caractérise les êtres, et ce d’autant plus claire-
ment que la capacité de commencer à être présent en quelque chose implique
la capacité de causer une qualification en quelque chose, il paraît plus diffi-
cile de concevoir la capacité de commencer à s’absenter d’une chose comme
une anticipation du pôle passif de la caractérisation des êtres. En effet, on voit
mal comment l’absence de la justice en l’âme pourrait être conçue comme une
passion de la justice. Est-ce à dire que le pôle passif n’est pas anticipé dans le
présent raisonnement ? Nullement. Ce pôle est entrevu dès 247b1-3, lorsque
l’étranger réaffirme l’être de l’âme en laquelle les vertus et leurs contraires
viennent à être. C’est dans cette possibilité pour l’âme d’être le siège de telle
ou telle qualification qu’il convient de chercher l’anticipation du pôle passif
de la puissance qui caractérise les êtres. En se focalisant sur l’âme, il devient
alors possible de considérer l’absence de la justice comme une passion, non
pas de la justice, mais de l’âme, même si le texte ne permet pas de déterminer
avec certitude si c’est la présence de l’injustice qui rend l’âme injuste ou si c’est
l’absence de la justice. L’âme, autour de laquelle tourne toute la discussion,
est un cas particulièrement intéressant dans la mesure où elle semble être à
la fois en tant qu’elle est capable d’être présente dans le corps, d’agir sur lui en
causant son animation, à la fois en tant qu’elle est ce en quoi les vertus ou leurs
contraires peuvent être présents ou absents, c’est-à-dire ce qui peut pâtir de
ces vertus et, enfin, à la fois en tant qu’elle est, pour les géants, un corps.
(vii) Bien que les géants réformés puissent toujours soutenir que l’âme pos-
sède, c’est-à-dire, dans ce contexte, est un corps, la honte les retient aussi bien
d’oser affirmer que les vertus sont corporelles que de leur dénier absolument
l’être. Ils sont donc bel et bien contraints de reconnaître en ces vertus des réa-
lités, des choses qui sont, mais qui sont incorporelles (247b3-c2).
Parvenu à ce point, l’étranger interrompt brièvement ses questions et pré-
cise que la conclusion qui a été atteinte ne serait pas admise par des géants
plus radicaux : ceux-ci, s’en tenant à leurs critères sensualistes, n’auraient
aucune honte, si les vertus ne peuvent être appréhendées par les sens, à
leur refuser l’être (247c3-8). Encore une fois, le regret légitime de ne pas voir
Platon affronter ces adversaires plus radicaux, ou d’autres adversaires encore
qui admettraient la réalité des vertus en les considérant comme corporelles
et perceptibles85, s’atténue quand sont mises au jour les conditions d’une
énonciation pragmatiquement cohérente de ces thèses radicales : que ceux qui
les affirment ne reconnaissent pas la réalité des vertus en raison du caractère
85 D’après Brunschwig (1988), 72 avec 68-69, et Aubenque (1991b), 380, cette dernière posi-
tion, laissé ouverte par le texte du Sophiste, sera celle des Stoïciens.
152 Chapitre 6
Je dis donc que ce qui possède (κεκτημένον) par nature une puissance
quelconque, soit d’agir sur n’importe quoi d’autre (τὸ ποιεῖν ἕτερον ὁτιοῦν),
soit de pâtir, même de la plus faible manière par l’objet le plus insignifiant,
et même si c’est seulement pour une seule fois, tout cela est réellement.
Je pose en effet comme définition (ὅρον), pour définir les êtres, qu’ils ne
sont rien d’autre que puissance (δύναμις) (247d8-e4)88.
Cette proposition traduit les principes admis par les géants pendant la pre-
mière partie du raisonnement. D’une part, la capacité que possédait la justice
de commencer à être présente en l’âme, sa capacité causale à rendre l’âme
juste se voit ici traduite comme puissance ou capacité d’action. D’autre part, la
capacité possédée par l’âme d’être ce en quoi la justice peut commencer à être
présente, sa capacité d’être l’objet d’une détermination causale est traduite en
termes de puissance de pâtir. C’est bien cet ancrage de la proposition de l’étran-
ger dans la discussion antérieure qui garantit au premier chef son admission
immédiate par les géants (247e5-6). Peut-être est-il licite d’aller plus loin et de
parfaire le parallélisme entre les géants réformés du Sophiste et les hommes
plus raffinés du Théétète. La définition de l’être comme puissance d’agir et de
pâtir qu’admettent maintenant les géants peut en effet être rapprochée de la
position des hommes plus raffinés du Théétète, d’après qui le tout est un chan-
gement qui revêt deux formes, l’une qui a une puissance d’agir et l’autre de
pâtir (Théétète 156a2-7)89. Le Sophiste décrirait alors en détail la transition, évo-
quée par le Théétète, entre le matérialisme acharné et le mobilisme universel. Il
est certes vrai qu’à ce stade, rien n’est dit du lien entre les géants, leur définition
et le changement. Néanmoins, au moment de conclure tout son raisonnement,
l’étranger mentionne le changement universel (249d1-2) en contrepoint de la
stabilité du tout. Mais comme il semble que ce soient les amis des formes qui
soutiennent la stabilité du tout (voir 249c11-d1), il est probable que ce soient
les géants réformés qui soutiennent que l’être change en tout sens, exactement
comme les initiés du Théétète.
À ce stade de l’argumentation, la définition de l’être comme puissance d’agir
et de pâtir constitue donc non pas la définition de l’étranger mais bien celle des
géants, pour qui puissance d’agir signifie puissance d’être présent à, de causer
et puissance de pâtir signifie puissance de recevoir telle entité, d’être causale-
ment déterminé par elle. En outre, cette définition implique peut-être, si du
moins le parallélisme avec le Théétète est justifié, l’universalité du changement
de cette action dans cet usage de ποιέω est laissé implicite par Platon, voir l’explication
donnée par Brown (1998), 190 n. 9. Sur l’oscillation entre « posséder » une puissance et
« être » une puissance, voir n. 74. On pourrait avoir quelque réticence à traduire ὅρος par
« définition » (cf. Cornford (1935), 238 n. 3 ; Bluck (1975), 93 ; Silverman (2002), 154), car à
ce stade aporétique du raisonnement, il n’y a pas à proprement parler de genre ou d’idée
de l’être à définir (en 247e4 et en 248c4, l’étranger donne un ὅρος des êtres). Cependant,
nous verrons, dans la section suivante de l’ouvrage, que l’étranger incite à étendre l’ὅρος
aux relations entre les genres, ce qui suggère que l’ὅρος proposé aux géants, moyennant les
amendements adéquats, peut être plus qu’un critère d’appartenance aux êtres (ce qu’il est
a minima) et offrir une véritable explicitation dialectique du genre de l’être, c’est-à-dire
une définition de celui-ci.
89 En accord avec Sedley (2004), 46 n. 9 et Delcomminette (2014), 538.
154 Chapitre 6
dont les deux puissances évoquées sont des espèces et du même coup la
transformation du strict matérialisme en mobilisme universel. Mais s’il s’agit
bien avant tout de la définition des géants, il est cependant indéniable que
cette proposition constitue également un écho à l’association, très fréquente
dans les dialogues, de la puissance, de l’être et de la nature d’une chose90. Dès
le début du Sophiste lui-même, nous avons constaté que l’étranger semblait
considérer comme interchangeable la chose elle-même et sa fonction propre,
liant ainsi indéfectiblement nature et dynamisme, nature et capacité d’action
et de passion91. C’est peut-être ce lien intrinsèque reconnu par l’étranger entre
nature et dynamisme qui le pousse à présenter la définition de l’être qu’il pro-
pose aux géants en faisant usage de la première personne, tantôt du singulier
(247d8, e3), tantôt du pluriel (247d5)92. Au cours de l’examen des amis des
formes qui va suivre immédiatement, nous aurons l’occasion d’examiner en
détail les aménagements qu’implique une transposition de la définition de
l’être par la puissance d’agir et de pâtir d’un contexte matérialiste à un contexte
platonicien93.
90 Les notions d’être et de puissance sont associées dans les dialogues depuis le Protagoras
349b1-6, où correspond au nom de chaque vertu une essence particulière, c’est-à-dire une
chose possédant sa propre puissance spécifique (τις ἴδιος οὐσία καὶ πρᾶγμα ἔχον ἑαυτοῦ
δύναμιν ἕκαστον), jusqu’aux Lois I, 643a4-5, où définir l’éducation renvoie à préciser ce
qu’elle est, ce qu’elle a comme puissance (τί ποτ’ ἐστὶν καὶ τίνα δύναμιν ἔχει). Diès [1909]
(1963), 26-29 propose un recensement des passages des dialogues où l’être et la puissance
sont associés.
91 Voir chapitre 2, L’insuffisance des noms et la nécessité d’un accord sur la chose même.
92 Usage bien noté par Leigh (2010), 65-66.
93 Voir en particulier Amendements nécessaires pour prolongerl’ὅρος dans le reste du dialogue
ci-dessous.
Le langage négligent des mythologues 155
94 Cette évocation d’une familiarité avec les amis des formes ne contredit pas l’hypothèse
selon laquelle ceux-ci sont des élèves de l’Académie caricaturant les développements que
l’on trouve dans les dialogues, à condition que l’on suppose un décrochage dans la fiction
du dialogue : ce n’est pas l’étranger qui parle à cet endroit, mais Platon lui-même, comme
le suggère Campbell (1867), lxxv.
95 Comme l’expliquent bien Politis (2006), 158, 159 et Crivelli (2012), 88.
96 Voir Crivelli (2012), 88.
156 Chapitre 6
avec Théétète pour dire que les amis des formes admettent que l’âme connaît
et que l’être est connu (248c11-d3). Il leur demande ensuite s’ils conçoivent le
fait de connaître et le fait d’être connu en termes d’action et de passion. Il énu-
mère six possibilités : connaître et être connu sont tous les deux une action ;
connaître et être connu sont tous les deux une passion ; connaître et être connu
sont tous les deux à la fois une action et une passion ; l’un est une action, l’autre
une passion (ce qui compte pour deux possibilités selon que c’est connaître
ou être connu qui est action ou passion) ; aucun des deux n’est une action ou
une passion (248d4-7)97. Les amis des formes choisissent la dernière possibi-
lité (248d8). En effet, si le fait d’être connu était envisagé selon l’une des cinq
premières possibilités, qui ont pour point commun de considérer ce qui est
connu comme une passion et/ou une action, alors l’être, qui est connu, possé-
derait une puissance d’agir et/ou de pâtir. Mais cette conséquence contredit les
déclarations antérieures des amis des formes (248d8-9) qui avaient refusé aux
choses qui sont la possession d’une puissance d’agir et de pâtir (248c8-9). Pour
éviter la contradiction, ils choisissent la dernière possibilité.
Les six lignes qui suivent (248d10-e5) sont parmi les plus discutées du
Sophiste. En réalité, c’est moins l’argument qu’elles contiennent qui est contro-
versé que sa fonction dans l’économie du passage et l’identité de celui ou de
ceux qui le propose(nt). Voici une traduction de ces lignes :
97 Parmi les seize possibilités qu’offre la logique (et non les six, pace Teisserenc (2012), 82
n. 2), l’étranger semble avoir éliminé les dix cas dans lesquels le fait de connaître et le fait
d’être connu sont interprétés de manière asymétrique. Ainsi, sont tacitement exclus tous
les cas où l’un des pôles est conçu comme une action et une passion et l’autre comme
seulement une action, seulement une passion ou encore comme ni une action ni une
passion ainsi que tous les cas où l’un des pôles est une action ou une passion et l’autre ni
une action ni une passion.
98 Nous lisons, en 248d10, τόδε (avec Diès et Burnet) plutôt que τὸ δέ (comme le fait la nou-
velle OCT) et retenons le γε qui ne figure pourtant pas dans tous les manuscrits. Ces choix
ne nous paraissent toutefois pas décisifs pour l’interprétation de l’argument. Certes γε
peut avoir une nuance restrictive (« au moins »), mais il peut également être explicatif
(« en effet ») ou intensif, comme le notent Fronterotta (1995), 326-327 ; Teisserenc (2007),
31 n. 23 ; Fronterotta (2008), 196. De même, τὸ δέ peut avoir une nuance adversative
(comme l’explique Centrone (2008), 153 n. 109, qui finit d’ailleurs par préférer traduire
τόδε), mais peut aussi simplement introduire un nouveau point dans l’argument (comme
le reconnait Teisserenc (2007), 31 n. 23).
Le langage négligent des mythologues 157
est connu pâtisse. Or <il faut99>, par ce raisonnement, <que> l’être, étant
connu par la connaissance, dans la mesure où il est connu, dans cette
mesure soit mû du fait de ce pâtir, ce100 qu’assurément nous disons n’ad-
vient pas pour ce qui est au repos
99 Nous suppléons δεῖ après δὴ en e2 avec Madvig. Robinson (1999), 152-153 envisage d’autres
possibilités pour expliquer la construction avec l’infinitif κινεῖσθαι.
100 Nous comprenons que le relatif ὃ renvoie à τὸ πάσχειν et que la phrase énonce qu’une
chose au repos ne peut pas pâtir, ce qui implique que ce qui pâtit est en mouvement (du
moins pour ceux qui soutiennent cette phrase), cf. Teisserenc (2008), 32-33.
101 Notre traduction.
102 Voir Moravcsik (1962), 39-40 ; Diès [1909] (1963), 39-63 ; Fronterotta (1995), 324-331 ;
Fronterotta (2008), 195-199.
103 Comme le veulent Moravcsik (1962), 39 et Diès [1909] (1963), 44-46.
104 Par exemple, en Phédon 79d6-7, la pensée (φρόνησις) est un état de l’âme (πάθημα) et
en République VI, 511d6-e5, l’intelligence (νόησις) et la pensée discursive (διάνοια) sont
conçues comme des états de l’âme (παθήματα), comme le notent Teisserenc (2007), 34 ;
Teisserenc (2012), 84-85 ; Delcomminette (2014), 539 ; Mouze (2020), 64-65. Voir aussi
Politique 277d7 où la science (ἐπιστήμη) est une expérience en nous (πάθος ἐν ἡμῖν).
105 Comme y insiste à juste titre Brown (1998), 197-198 contra Moravcsik (1962), 40. Nous ver-
rons néanmoins (n. 119 et le texte qui la précède) que l’idée de Moravcsik n’est pas dénuée
de fondement, à condition de faire une différence entre la forme ou l’idée, qui est éter-
nelle et stable, et le logos de cette forme ou de cette idée, qui est produit dans le temps par
le dialecticien.
158 Chapitre 6
de considérer que l’étranger veuille convaincre les amis des formes que l’être
change dans la mesure où il est connu.
Au moins deux interprétations supplémentaires de la fonction de l’argu-
ment dans l’économie du dialogue ont été proposées.
Pour l’une106, qui peut être considérée comme une variante de la précédente,
l’argument exposé par l’étranger constitue bien une objection contre les amis
des formes, mais, dans la mesure où cet argument repose sur une prémisse
hypothétique et non platonicienne, il a moins pour objectif de convaincre les
amis des formes que de les faire réfléchir à la nécessité de ménager une place à
l’âme et au changement dans leur ontologie.
Cette interprétation s’accommode néanmoins assez mal de la suite immé-
diate du raisonnement. En effet, après avoir exposé l’argument dont la paternité
est controversée, l’étranger demande à Théétète (248e7-249a2) s’il faut facile-
ment se laisser convaincre par l’exclusion du changement, de la vie, de l’âme
et de la pensée en dehors de « l’être total » ou « de ce qui est complètement »
(παντελῶς ὄν107). Il est certes possible que cette exclusion fasse référence à ce
que les amis des formes ont dit plus haut de l’être, à savoir qu’il « est toujours de
la même façon sous les mêmes rapports » (voir 248a12). Néanmoins, il semble
plus naturel de comprendre cette réplique et l’exclusion du changement
qu’elle évoque comme une réaction à l’argument qui vient d’être présenté108.
Mais alors, cet argument, fût-il ad homines et hypothétique, ne peut pas être
considéré comme un argument en faveur du changement de l’être. Si l’étran-
ger avait argumenté en faveur du changement de l’être, on voit mal pourquoi
il réagirait ensuite en se demandant s’il faut se laisser facilement persuader
du fait que le changement ne fait pas partie de l’être total109. Par contre, cette
réaction se comprend aisément si l’argument qui la précède aboutit à rappeler
que les amis des formes soutiennent la stabilité de l’être, comme le suppose
une troisième interprétation.
D’après celle-ci110, l’argument exposé par l’étranger ne constitue pas une
objection de l’étranger, mais bien plutôt la poursuite du raisonnement des amis
106 Voir Teisserenc (2007), 30-36, 39-40 ; Teisserenc (2012), 81-86, 89-90.
107 Sur l’ambiguïté de cette expression, voir infra n. 133.
108 En particulier parce que la seule référence explicite au changement qui précède la crainte
de l’étranger de voir le changement exclu de l’être total figure dans l’argument qui pré-
cède immédiatement l’expression de cette crainte (κίνησιν en 248e7 apparaît renvoyer à
κινεῖσθαι en 248e4). En outre, la réponse de Théétète à la crainte exprimée par l’étran-
ger semble également se référer à l’argument qui la précède immédiatement (le λόγον
effrayant de 249a3 apparaît renvoyer au λόγον de 248e2).
109 Cf. Centrone (2008), 153 n. 109.
110 Voir Cornford (1935), 240 n. 3 ; Brown (1998), 197 ; Leigh (2010), 67-68 ; Crivelli (2012),
89 n. 53 ; Delcomminette (2014), 538.
Le langage négligent des mythologues 159
des formes. Dans cette optique, les amis des formes fourniraient les raisons
pour lesquelles ils refusent de concevoir le fait de connaître et d’être connu
respectivement comme une action et une passion : admettre que connaître est
une action et qu’être connu est une passion les obligerait à reconnaître que
l’être qui est connu pâtit et change, ce qui contredit leur thèse d’après laquelle
« l’être est toujours de la même façon sous les mêmes rapports » (248a12). Pour
éviter la contradiction, ils refusent d’admettre que connaître est une action et
qu’être connu est une passion111.
Une petite incertitude demeure néanmoins. Dans la présente hypothèse,
l’argument de 248d10-e5 expose les raisons pour lesquelles les amis des formes
refusent de concevoir le fait de connaître et d’être connu comme une action
et une passion : concevoir la connaissance comme une action et le fait d’être
connu comme une passion contredit la stabilité de l’être. Cependant, les
interlocuteurs du dialogue avaient déjà fourni une autre raison pour rejeter
une telle conception, comme d’ailleurs toutes celles qui impliquent le couple
action/passion : de telles conceptions contredisent l’affirmation des amis des
formes d’après laquelle l’être ou les choses qui sont n’ont puissance ni d’agir ni
de pâtir (voir 248d8-9 avec c8-9). Pour expliquer cette situation, on peut sug-
gérer qu’en 248d10-e5, l’étranger tente de répondre à une question posée par
Théétète (en 248c10) et qui était provisoirement restée sans réponse. Théétète
se demandait en effet si les amis des formes ont raison de considérer que les
choses qui deviennent, mais pas celles qui sont ont une puissance d’agir et de
pâtir. Après s’être assuré du fait que les amis des formes admettent que l’être est
connu (248c11-d2), l’étranger répondrait, en 248d10-e5, à la question de Théétète
en fournissant la raison pour laquelle ces penseurs refusent que l’être ou les
choses qui sont aient une puissance de pâtir. Si l’être venait à pâtir du fait qu’il
est connu, alors il changerait, mais cela contredit la stabilité de l’être affirmée
par les amis des formes, donc l’être n’a pas selon eux puissance de pâtir du fait
qu’il est connu.
On remarquera toutefois que l’argument de 248d10-e5 n’explique pas
pourquoi les amis des formes refusent que l’être ait puissance d’agir. Cette
possibilité, dont nous avons déjà entrevu le caractère éminemment platoni-
cien, consiste à soutenir qu’une âme fait l’expérience de la connaissance et que
111 Une objection parfois avancée contre cette lecture est que l’étranger termine l’argument
de 248d10-e5 en utilisant φαμεν (248e4), « disons-nous ». Cette utilisation soudaine du
discours direct impliquerait que l’argument est au moins hypothétiquement soutenu
par l’étranger, voir Teisserenc (2012), 83. Mais, en grec ancien, un tel passage du discours
indirect au discours direct n’implique pas nécessairement que le discours cesse d’être rap-
porté, cf. Brown (1998), 198.
160 Chapitre 6
corrélativement, l’être ne pâtit pas, mais agit quand il est connu112. Une telle
possibilité est-elle cependant sérieusement envisageable pour les amis des
formes ? Et surtout, comment pourrait-elle être compatible avec la stabilité de
l’être qu’ils présupposent ?
112 Voir Cornford (1935), 240 n. 3 ; Menn (1995), 55 ; Brown (1998), 199-201 ; Teisserenc (2007),
34-36 ; Teisserenc (2012), 84-86 ; Delcomminette (2014), 538-539.
113 Comme le veut Vlastos [1970] (1981), 312.
114 La référence est donnée par Brown (1998), 199-200.
115 Voir Teisserenc (2007), 35 et Teisserenc (2012), 85.
116 Point sur lequel Leigh (2010) n’insiste pas lorsqu’elle soutient que la définition des êtres
en termes de puissance d’agir et de pâtir est maintenue dans le dialogue à condition de
dissocier du changement la puissance d’agir et de pâtir et de les interpréter comme cause
et conséquence respectivement.
Le langage négligent des mythologues 161
de préserver la stabilité de l’être chère aux amis des formes tout en leur per-
mettant de concevoir le fait de connaître et d’être connu en termes de passion
et d’action, la puissance d’agir ne peut plus être conçue comme impliquant le
changement. À supposer donc que les amis des formes considèrent plus avant
l’hypothèse selon laquelle connaître est pâtir et être connu est agir, il faudrait
encore conditionner leur admission de cette hypothèse à une dissociation de
la puissance d’agir et du changement, dissociation qui les éloigne irrémédia-
blement de la position des géants telle que nous l’avons interprétée. Il ne faut
cependant pas perdre de vue que la philosophie des amis des formes constitue
probablement un durcissement scolaire des positions platoniciennes117 et n’est
donc pas nécessairement représentative de la façon dont Platon lui-même réa-
girait face au critère d’appartenance aux êtres discuté dans la gigantomachie,
comme nous allons le voir immédiatement.
dans l’action d’une forme et dans le fait pour le logos de cette forme d’être
produit, de pâtir de l’âme qui le produit. En conséquence, il nous semble que si
Platon devait traduire la relation de connaissance et ses corrélats dans le vocabu-
laire de l’action et de la passion, il considérerait sans doute le fait de connaître et
celui d’être connu à la fois comme une action et comme une passion, une acti-
vité et une expérience, pour autant que soient clairement distingués la forme,
le genre, l’idée et le logos de cette forme, de ce genre ou de cette idée.
En outre, comme, plus tard dans le dialogue, l’étranger évoquera « la puis-
sance de communication » d’un genre (δύναμις κοινωνιας)120 et interprètera
cette communication en termes d’action et de passion121, on peut raisonnable-
ment estimer122 qu’il invite son auditoire (et Platon son lecteur) à étendre la
puissance d’agir et de pâtir aux relations entre les genres eux-mêmes. Comment
envisager une telle extension ? Pour répondre pleinement à cette question,
il faudra attendre que se mette en place notre inteprétation du mélange des
genres dans la partie constructive du cœur du dialogue123. Au présent stade,
disons seulement que, d’après l’interprétation que nous défendrons, les rela-
tions de passion et d’action entre les genres impliquent la prise en compte de
et ont des conséquences sur leur nature respective. Par exemple, si l’être pâtit
de l’un (245a5-6, b4) ou que l’un agit sur l’être, cela signifie que, par sa nature,
l’être est un124. Par contre, nous verrons que, puisque la nature du changement
est contraire à celle la stabilité, on ne peut pas soutenir que le changement est
affecté par la stabilité ou que la stabilité agit sur le changement125.
Pour achever cette spéculation sur la position que Platon aurait adoptée
face à la définition de l’être par la puissance, il est nécessaire de réaliser que
la puissance d’agir et de pâtir d’une forme a elle-même pour condition le fait
que cette forme pâtisse de la forme de l’être, conçue comme ce qui confère la
puissance ou capacité d’agir et de pâtir. Ce point difficile apparaît peut-être
plus clairement si l’on emprunte le vocabulaire de la participation126. Pour
120 Cf. 251d7, 9 ; 251e9 ; 252d2-3 ; 253c2 ; 253e1 ; 254c5-6 ; Fronterotta (2008), 193 n. 14, 202 ;
Teisserenc (2012), 91.
121 Cf. 252b9, e9 et Delcomminette (2014), 539.
122 Pace Cornford (1935), 239 n. 1 et Crivelli (2012), 89, 90.
123 Voir chapitre 7, La puissance de communication du changement avec les quatre autres très
grands genres ; Platon isole-t-il la notion d’existence dans le Sophiste ?
124 En désaccord, sur ce point, avec Leigh (2010), 66, 73 qui paraît considérer que si x pâtit
de y, x possède y comme un attribut et y ne constitue pas partiellement ou totalement la
nature de x.
125 Voir chapitre 7, Le changement et la stabilité diffèrent de l’autre et du même.
126 Cet emprunt se justifie par le fait qu’en 251d7 et 251e9, μεταλαμβάνειν et κοινωνεῖν semblent
être utilisés l’un pour l’autre et que la communication des formes entre elles est interpré-
tée en termes d’action et de passion.
Le langage négligent des mythologues 163
une forme, la capacité d’agir peut se concevoir comme une capacité d’être
participée et, inversement, la capacité de pâtir peut se concevoir comme une
capacité à participer127. Or, selon Platon, c’est la participation à la forme de
l’être qui confère à une forme son être128. C’est pourquoi définir l’être comme
la capacité de participer et d’être participé suppose que cette capacité repose
elle-même sur la participation à la forme de l’être. Si ce n’était pas le cas, il y
aurait deux raisons de conférer l’être à une forme : d’une part, sa capacité de
participer et d’être participé, et de l’autre, sa participation à l’être. Plus grave,
il faudrait que la forme soit, c’est-à-dire soit capable de participer et d’être
participée, pour participer à l’être129. Pour éviter qu’il faille être pour parti-
ciper à l’être, il est essentiel que la capacité d’être participé et de participer
dérive elle-même de la participation minimale et effective à la forme de l’être.
Paradoxalement, c’est donc l’effectivité ou si l’on veut l’actualité d’une passion
minimale qui est au cœur d’une définition de l’être comme puissance d’agir et
de pâtir.
Notons bien que les suggestions présentées dans cette section émanent de
la récurrence de l’expression « la puissance de communication » d’un genre
(δύναμις κοινωνιας) dans la suite du dialogue, récurrence qui invite l’auditoire
de l’étranger ainsi que le lecteur de Platon à étendre la puissance d’agir et de
pâtir aux relations entre les genres dont il sera ultérieurement question. Si l’on
revient toutefois au niveau de la discussion avec les amis des formes, force est
de constater que les amendements et prolongements discutés dans les deux
dernières sous-sections ne sont pas entrevus par les amis des formes, qui
refusent de concevoir la connaissance comme une action et le fait d’être connu
comme une passion pour ne pas être contraints d’affirmer que l’être pâtit et
change du fait qu’il est connu. Plus généralement, la stabilité de l’être que
les amis des formes soutiennent les conduit à rejeter les suggestions de
l’étranger130.
Mais tout ce qui est est-il vraiment stable ? Comment la connaissance est-elle
possible s’il n’y a que de la stabilité ? Pour répondre à ces questions, l’étranger
va poursuivre son dialogue avec Théétète en considérant les exigences d’un
127 Et non l’inverse (pace Fronterotta (2008), 206), comme le montrent de manière convain-
cante Teisserenc (2007), 41-42 ; Teisserenc (2012), 91 et Wiitala (2018), 179-180.
128 Voir 256a1 ; 256d9 ; 256e3 ; 259a6-7.
129 Comparer Parménide 161e3-162b3 et ce qu’en dit Gill (2012), 71, 74.
130 Comme l’écrit nettement Lefebvre (2018), 319 : « La dialogue avec les Amis des Formes
prend fin sur ce refus (…) ». D’autres commentateurs (par exemple Wiitala (2018) et
Sabrier (2021)) considèrent que la discussion avec les amis des formes et/ou les géants se
poursuit jusqu’en 249d5.
164 Chapitre 6
personnage capital, non plus l’ami ou l’amoureux des formes, mais l’ami ou
l’amoureux du savoir, autrement dit, le philosophe.
131 La grammaire de ces lignes permet d’autres lectures : ἰσχυρίζηται peut être construit avec
ἀφανίζων (cf. Robin (1950), 307 ; Menn (1995), 70 n. 3 ; Dixsaut (2000), 179 ; Mouze (2019),
148 ; Sabrier (2021), 351 n. 12) et περί τινος peut être pris en complément de ἐπιστήμην ἢ
φρόνησιν ἢ νοῦν plutôt qu’avec ἰσχυρίζηται. Dans ce cas, il faut combattre « celui qui per-
siste, de quelque manière que ce soit, à supprimer la science, la pensée ou l’intelligence
au sujet de quoi que ce soit ». Nous préférons cependant comprendre que l’étranger fait
allusion à l’incohérence survenant lorsqu’on soutient une thèse quelconque (cf. 246a10-
11) tout en faisant disparaître la science (cf. Silverman (2002), 155), ce qui suppose que
ἰσχυρίζηται et ἀφανίζων soient pris séparément (cf. Cornford (1935), 242 ; White (1993), 41 ;
Ledesma (2009), 250).
132 Voir Crivelli (2012), 92.
133 L’adverbe παντελῶς dans l’expression τὸ παντελῶς ὄν (248e8-9) peut être pris dans un sens
intensif ou extensif. Dans le premier cas, l’expression signifie « ce qui est complètement,
parfaitement » (voir République V, 477a3-4 ; Silverman (2002), 154 ; Politis (2006), 160-163 ;
Crivelli (2012), 92 ; Ferrari (2012), 602-606 ; Wiitala (2018), 188-190). Dans le second, elle
signifie « l’être total, universel » (voir Diès [1923] (1955), 289, 356 ; Cornford (1935), 244-
245 ; Movia (1991), 257 ; Cordero (1993), 155, 250 n. 249 ; Gavray (2006), 43-44 ; Leigh (2010),
77 ; Teisserenc (2012), 87 n. 1). La glose figurant dans la conclusion de l’argument « l’être,
c’est-à-dire la totalité (τὸ ὄν τε καὶ τὸ πᾶν) » (249d4) fait probablement pencher la balance
en faveur d’une compréhension extensionnelle du παντελῶς ὄν, voir Leigh (2010), 77 n. 28 ;
Le langage négligent des mythologues 165
Teisserenc (2012), 88, d’où l’expression « la totalité des êtres » dans le texte principal. Par
ailleurs, nous considérons qu’en 248e7-249b7, lorsque l’étranger personnifie le παντελῶς
ὄν et demande s’il possède une âme, la vie et la pensée, il est en train de demander à
Théétète si la totalité des êtres comporte l’âme, la vie, la pensée et le changement.
134 En retenant la leçon du papyrus 1016 d’Oxyrhynchus adoptée par Robin [1933] (1970),
lxxvii n. 1, 33-34 n. 3.
135 En toute rigueur, il faudrait écrire « un changement qui se change soi-même », mais nous
conservons la traduction la plus courante en langue française de la définition de l’âme.
136 L’utilisation du relatif pluriel ὅσα dans la conclusion (en 249d3) laisse peu de doutes sur
le fait que c’est bien tout ce qui change (et non pas seulement l’âme et l’intellect) qui est
intégré à la totalité des êtres, comme y insiste Politis (2006), 153.
137 Voir Brown (1998), 204 ; Crivelli (2012), 94-95.
138 Voir Conditions de l’examen des deux factions.
166 Chapitre 6
qui « changent l’être en tout sens », tout ce qui est stable fait partie de la totalité
de ce qui est (249d2-4). S’il faut reconnaître que le mobilisme universel auquel
cette conclusion vient s’opposer n’est pas explicitement attribué aux géants
qui, au sens strict, sont des corporalistes et des sensualistes, nous avons cepen-
dant tenté de montrer, au cours des pages qui précèdent, que l’assomption de
l’universalité du changement dont les espèces possèdent puissance d’agir et
de pâtir est l’aboutissement d’un matérialisme initié, revenu réflexivement sur
les conditions de son énonciation et ayant conclu à la nécessité de faire une
place à certaines réalités incorporelles. Notons également que la stabilité de
l’objet de la connaissance est un thème récurrent chez Platon au moins depuis
le Cratyle139 et que l’identité à soi que cette stabilité implique dans l’objet de
la connaissance signifie probablement que c’est l’attribut f lui-même (par
exemple, le beau), plutôt que l’objet sensible qui le possède, qui est un objet
de connaissance, car cet attribut, à la différence des objets sensibles qui le pos-
sèdent, est f quel que soit le moment auquel, le rapport ou la circonstance selon
lesquels il est envisagé (voir Banquet 210e6-211a5 ; République V, 479a5-c7)140.
139 Voir Cratyle 439c7-440a5 ; Diès [1909] (1963), 58-59 ; Crivelli (2012), 94 n. 68 ; Teisserenc
(2012), 88 n. 2.
140 Sabrier (2021) souligne que les géants n’ont aucune raison d’admettre à ce stade que
l’intelligence requiert des objets stables. Pour cette raison, cette commentatrice inter-
prète 249b8-c2 comme démontrant, non pas que l’intelligence (νοῦς) requiert un objet
stable, mais que s’il n’y avait pas de stabilité, l’intelligence disparaîtrait, dans la mesure
où l’intelligence elle-même est stable. Dans cette perspective, la stabilité de l’intelligence
serait acceptée par les géants parce que ceux-ci reconnaissent que l’intelligence, comme
la pensée (φρόνησις), est une vertu (247b1-2) et que les vertus, à la différence des âmes
qu’elles rendent vertueuses, sont stables. Malgré l’ingéniosité de cette proposition, nous
ne sommes pas entièrement convaincus qu’elle s’impose. Tout d’abord, du point de vue de
la situation dialectique, rien n’indique que la conclusion de l’argument commençant en
248e7 en réaction à l’effrayant (Δεινὸν, 249a3) argument des amis des formes soit primor-
dialement destinée à convaincre les géants (ni d’ailleurs les amis des formes). L’argument
commençant en 248e7 et se terminant en 249d5 s’adresse avant tout au philosophe (Τῷ δὴ
φιλοσόφῳ, 249c10) qui doit dépasser les perspectives partielles des amis des formes et des
géants. Ensuite, rien dans la discussion avec les géants (en 246e5-248a3) ne les prépare
spécifiquement à considérer que les vertus sont stables. Bien plutôt, comme nous l’avons
vu, la définition de l’être comme puissance d’agir et de pâtir peut être rapprochée de la
position des hommes plus raffinés du Théétète, d’après qui le tout est un changement qui
revêt deux formes, l’une qui a une puissance d’agir et l’autre de pâtir (Théétète 156a2-7).
Enfin, il est loin d’être établi que l’intelligence soit stable d’après Platon (cf. Lois X, 897c5-
6, 897d3), ce qui serait pourtant la position du philosophe dans l’hypothèse de Sabrier.
Encore une fois, dans le Cratyle (439c7-440a5), Platon argumente pour démontrer la sta-
bilité des objets de la connaissance. Comme souvent dans le Sophiste, il est possible que
Platon fasse fond sur des acquis des dialogues antérieurs, ce qui explique pourquoi il pré-
suppose ici que l’intelligence requiert des objets stables.
Le langage négligent des mythologues 167
L’intégration de tout ce qui change et de tout ce qui est stable dans la tota-
lité des êtres est donc suspendue à l’amour du savoir qui définit le philosophe.
Cependant, loin d’être restrictif, le principe consistant à admettre dans son
ontologie tout ce qui est nécessaire au savoir semble devoir engager un bon
nombre des interlocuteurs passés en revue par l’étranger et Théétète, à com-
mencer par Parménide, les amis des formes et les géants réformés, auxquels
l’étranger fait allusion au moment de conclure (249c11-d2). Car si l’identifica-
tion des conditions subjectives et objectives de la connaissance que vient de
proposer l’étranger ne leur est pas directement adressée141, le principe même
de l’argument, consistant à admettre parmi les êtres tout ce que l’intelligence
présuppose, a bel et bien un effet contraignant sur eux. En effet, les amis des
formes ont reconnu que l’âme connaît et que l’être est connu (248c11-d3)142 ; les
géants réformés ont affirmé leur thèse au sujet de l’être et donc pragmatique-
ment admis que la connaissance au sujet de l’être est possible ; et, après tout,
Parménide s’est lui aussi laissé aller à théoriser sur l’être et le non-être. Sous
peine d’incohérence, les amis des formes, les géants réformés et Parménide
doivent donc reconnaître de l’être à tout ce que leur propre savoir requiert. Au
minimum, l’étranger les force donc à réfléchir aux conditions de possibilité
d’énonciation de leur propre thèse et de leur comportement épistémique. Une
fois encore, plus que la correspondance avec le « monde extérieur », c’est l’exi-
gence de cohérence avec soi-même qui guide implicitement l’argumentation
de l’étranger.
stabilité pris ensemble143. Une fois cette reformulation admise, par un effet de
retournement assez saisissant, l’étranger peut montrer que nous sommes tout
simplement revenus à notre point de départ.
Rappelons que la réfutation des pluralistes reposait sur l’idée que l’être est
dit « de la même façon » (ὁμοίως, 243e5) du chaud et du froid. L’étranger sou-
tenait alors qu’attribuer de la même façon l’être au chaud et au froid entraîne
le monisme dans le cas où l’être est identifié à l’un de ces deux termes144. À
présent, il conduit un raisonnement similaire relativement au changement
et à la stabilité. Cette fois, c’est Théétète qui reconnaît que l’être se dit « de
la même façon » (ὁμοίως, 250a11) du changement et de la stabilité (250a11-b1).
Dans ce cas, l’être ne peut être identique ni au changement ni à la stabilité.
Supposons en effet que l’être soit identique au changement. Puisque l’être se
dit de la même façon du changement et de la stabilité, le changement, par
hypothèse identique à l’être, se dirait de la même façon du changement et de
la stabilité. Mais comme le changement se dit du changement parce qu’il est
identique à lui, le changement se dirait de la stabilité parce qu’il est identique
à elle. Cependant, quand Théétète reconnaît que le changement et la stabilité
sont, il ne dit pas du tout que tous les deux changent (250b2-4). Inversement,
il ne veut pas non plus dire que tous les deux sont stables (250b5-7), ce qui
serait la conséquence, selon le même raisonnement, de l’identité de l’être et de
la stabilité145.
Mais alors, comment éviter que le changement ou la stabilité s’identifie à
son « contraire absolu » (250a8-9) à chaque fois que nous les disons « être » ?
L’étranger propose et Théétète accepte que c’est en posant (τιθείς), dans l’âme,
l’être comme un tiers entourant le changement et la stabilité, en rassemblant
(συλλαβών) ceux-ci et en percevant (ἀπιδών) la communauté qui les relie à
l’être, que nous nous décidons à accorder l’être au changement et à la stabi-
lité (250b8-c2). La localisation, assez mystérieuse, de l’être dans l’âme peut
s’expliquer par le fait que, même si la position de l’être apparaît en premier
lieu dans l’énumération de l’étranger, elle suppose les deux autres opérations,
propres à l’âme, de rassemblement du changement et de la stabilité et de per-
ception de leur communauté avec l’être, de telle sorte que c’est bien l’activité
de l’âme qui permet de poser l’être comme tiers entourant le changement et
143 La nécessité de cette correction est également soulignée par Bluck (1975), 104 et Stough
(1990), 356 n. 2. Le passage de ce qui change au changement et de ce qui est stable à la
stabilité était entrevu dès 249b2-3 et 249b12-c1, voir Sabrier (2021), 361-362.
144 Voir ci-dessus La critique des pluralistes.
145 Cette reconstruction de l’argument est proposée par Crivelli (2012), 74, 97.
Le langage négligent des mythologues 169
la stabilité146. On notera que l’étranger finit par admettre ici la position qu’il
avait initialement suggérée aux pluralistes : l’être est une entité, correspondant
à la signification du terme « être », qui est irréductible aux entités admises par
n’importe quel pluralisme.
La position de l’être comme tiers signifie non seulement que l’être est
quelque chose d’autre que le changement et la stabilité pris indépendamment,
mais aussi qu’il est quelque chose d’autre que le changement et la stabilité pris
ensemble (συναμφότερον, 250c3-5)147. Dans le cas contraire, ce serait un retour
au monisme (voir 243e8-244a3), qui vient d’être abondamment critiqué148. Si
l’on admet, comme suggéré dans le pénultième paragraphe, que la discussion
avec les ontologies du passé se conclue par l’affirmation d’après laquelle, pour
le philosophe, l’être est le changement et la stabilité pris ensemble, alors la
présente conclusion contredit la conclusion de cette discussion149.
L’argument, cependant, ne s’arrête pas là. L’étranger vient d’aboutir à la
conclusion selon laquelle l’être est quelque chose d’autre que le changement
et la stabilité, pris indépendamment (250a8-c2) ou pris ensemble (250c3-
5). De là, il infère (ἄρα, 250c6) que « selon sa nature propre (κατὰ τὴν αὑτοῦ
φύσιν), l’être ni n’est stable ni ne change » (250c6-7). Cependant, comme le
couple « stabilité/changement » est un couple mutuellement exclusif divi-
sant exhaustivement ce qui est, tout ce qui ne change pas est stable et tout ce
qui n’est pas stable change (250c12-d2). La conclusion à laquelle nous venons
d’aboutir selon laquelle l’être ni n’est stable ni ne change semble donc tout à
fait impossible (250d2-4). L’aporie sur l’être est par conséquent égale à, sinon
plus grande que celle qui entourait le non-être (250d5-e5).
La façon dont les interprètes conçoivent cette aporie détermine dans une
large mesure la lecture qu’ils adoptent dans la partie constructive du cœur du
dialogue. Il convient donc d’être extrêmement prudent. La plupart des com-
mentateurs estiment que l’étranger se livre, dans la partie finale de l’argument,
à une confusion intentionnelle qu’il corrigera dans la section suivante du dia-
logue (celle qu’inaugure la discussion avec les tard-venus150). En particulier,
146 Voir semble-t-il Teisserenc (2012), 94 (comparer Rosen (1983), 241). Sur les opérations de
rassemblement et de perception dans ce passage, voir Heidegger [1924-25] (2001), 464-
465. Peut-être la localisation de l’être dans l’âme signifie-t-elle également que l’être de
toute forme doit être posé et supposé par le dialecticien entamant une recherche au sujet
de cette forme.
147 Comme le note Bluck (1975), 104-105.
148 Voir La critique des monistes.
149 Voir Stough (1990), 356. En tout cas, le συναμφότερον figurant dans la présente conclusion
(250c3) est très probablement une allusion au συναμφότερα concluant la discussion avec
les ontologies du passé (249d4), voir Cornford (1935), 250 ; Cordero (1993), 252 n. 263.
150 Voir chapitre 7, Les tard-venus.
170 Chapitre 6
151 Pour une exposition détaillée de ces deux interprétations, voir Crivelli (2012), 98-101. La
première interprétation est défendue par Owen (1971), 257, 261 ; la seconde a été proposée
par Frede (1967), 67-68.
152 Comme nous le notons dans Zaks (2018), 385, en accord sur ce point avec Rodriguez
(2020), 170 et suivantes. Notre propre interprétation de la fonction de la longue discussion
avec les mythologues apparaîtra dans un instant (voir Conclusion ci-dessous), au moment
de comparer le rôle de la partie aporétique de la coque du dialogue et celui de la partie
aporétique de son cœur.
153 Comme semble le suggérer Frede (1967), 68.
154 Voir chapitre 7, Le changement et la stabilité diffèrent de l’autre et du même.
Le langage négligent des mythologues 171
4 Conclusion
Comme nous l’avons expliqué dans l’introduction de cet ouvrage, il est d’usage
de distinguer la coque et le fruit ou le noyau du Sophiste156. Selon cette arti-
culation, la coque du dialogue est consacrée à la définition du sophiste. Elle
est constituée des six premières tentatives de définition du sophiste, de l’iden-
tification de la mimétique comme point de départ de la dernière définition
(216a1-236d4) et de la dernière définition elle-même, située à la fin du dialogue
(264b11-268d5). Le noyau, consacré quant à lui à l’examen des conditions de
possibilité de la définition du sophiste, est fait des deux parties aporétiques
centrées sur l’être et le non-être qui ont fait l’objet du présent chapitre et du
précédent (236d5-251a4), ainsi que de la partie constructive dont les résultats
permettent la reprise de la dernière définition (251a5-264b10). Si cette articu-
lation nous semble bien fondée et structurante157, elle a cependant tendance à
masquer les liens qui unissent la coque et le noyau du dialogue, et en particu-
lier ceux qui unissent la coque et les parties aporétiques du noyau du dialogue.
155 Nous suivons ici les excellentes analyses de Roberts (1986), en particulier pp. 235-237.
156 Voir par exemple Gomperz (1935), 592 ; Diès [1909] (1963), 267 ; Crivelli (2012), 1.
157 Pour une critique de cette façon de découper le texte, voir Heidegger [1924-25] (2001),
222-224.
172 Chapitre 6
Tout d’abord, c’est une seule et même question, celle du dialecticien, qui
est posée successivement à propos des noms « sophiste », « non-être » et de
l’expression « être » : sur quoi ces noms peuvent-ils bien porter, que veulent
signifier ceux qui les énoncent (comparer 218c1-5 ; 237b10-c4 ; 243d3-6 ;
244a5-6 et 250d7-e2) ? Ensuite, dans la première partie de ce livre, nous avons
vu que, pour répondre à cette question dans le cas du nom « sophiste », l’étran-
ger tentait de clarifier dialectiquement les différentes façons dont le sophiste
nous apparaît158. Or c’est également à partir de la façon dont le non-être et
l’être apparaissent aux mythologues et à leurs auditeurs que Platon travaille
dans les deux parties aporétiques examinées au cours des deux derniers cha-
pitres (cf. δοκοῦμεν en 237c3 qui inaugure l’enquête sur l’application du nom
« non-être » et τὰ δοκοῦντα en 242b10 qui inaugure l’enquête sur la signification
de l’expression « être » chez les mythologues)159. En outre, de même que les
six premières perspectives sur le sophiste se sont révélées insatisfaisantes160,
de même la perspective d’après laquelle le non-être n’est rien du tout et celle,
corrélative, d’après laquelle l’être est tout, « toutes les choses sauf lui-même »
comme dira plus loin Platon (voir 259b3-4), nous plongent complètement dans
l’aporie et la contradiction. En effet, dans le chapitre qui précède, nous avons
vu comment l’étranger montrait que si le non-être n’est rien du tout, alors on
ne peut même pas dire qu’il n’est rien du tout, tandis que dans le présent cha-
pitre, nous avons vu que si l’être est identique au tout, ou bien il est un tout
qui est un ou bien il est un tout qui est multiple. Or la première possibilité
est incohérente, puisqu’elle suppose au moins trois noms, sinon trois natures
différentes, et la seconde l’est tout autant puisque, pour éviter d’identifier tous
les membres de la multiplicité l’un à l’autre, l’être, qui se dit de la même façon
de tous les membres, ne peut s’identifier à l’un d’eux et doit donc être posé
comme une entité supplémentaire faisant partie du tout, mais ne s’y identi-
fiant pas. Il est donc possible de construire un parallèle strict entre le rôle des
apparences dans la coque et dans le noyau du Sophiste : de même que, dans la
coque, il faut passer par un travail de clarification de différentes perspectives
insatisfaisantes sur le sophiste avant de parvenir à la bonne perspective d’après
laquelle il est un producteur d’images verbales, de même, dans le noyau, il faut
passer par l’examen de perspectives insatisfaisantes, d’après lesquelles l’être est
tout et le non-être n’est rien, avant de découvrir la bonne perspective sur l’être
et le non-être et d’entamer un raisonnement constructif à leur propos.
161 Voir toutefois chapitre 7, Preuve de la distinction entre l’autre et l’être, Troisième phase de
l’argument et chapitre 8, La nouvelle tâche à venir et La définition du logos.
162 Voir chapitre 1, La question de Socrate à l’étranger ; chapitre 2, Pratique de la méthode et
nécessité d’un paradigme.
174 Chapitre 6
1 Introduction
2 Les tard-venus
Notre pratique linguistique est telle que nous appelons une même chose par
plusieurs noms (ὀνόματα). Par exemple, nous parlons d’un homme en lui don-
nant plusieurs noms7. Nous n’affirmons pas seulement qu’il est homme, mais
aussi qu’il est bon, ou qu’il est de telle couleur, qu’il a telle taille, qu’il est ver-
tueux ou vicieux, etc. Ce faisant, tout en le posant comme un, nous disons
cet homme multiple au moyen de multiples noms (251a8-b5). Des tard-venus
à l’apprentissage ainsi que des néophytes objectent alors immédiatement
qu’il est impossible pour le multiple d’être un et pour l’un d’être multiple ; ils
prennent plaisir à empêcher que l’on dise un homme, bon et autorisent seule-
ment que l’on dise bon, le bon et homme, l’homme (251b6-c2).
L’étranger fait clairement comprendre que l’objection des tard-venus est fal-
lacieuse : c’est le manque d’intelligence qui leur fait croire qu’ils ont fait une
trouvaille de haute sagesse (251c2-7). Mais quelle erreur commettent-ils ? Pour
répondre à cette question, il est important de clarifier ce que les tard-venus
interdisent. On pourrait en effet avoir l’impression que leur interdiction n’est
pas très cohérente. En « disant un homme, bon » (ἀγαθὸν λέγειν ἄνθρωπον), il
semble que nous appelons un homme par un seul nom, à savoir « bon », et non
pas par plusieurs noms. Mais alors, on voit mal pourquoi dire un homme, bon
rend l’un multiple et pourquoi les tard-venus nous empêchent de le dire. C’est
sans doute cette impression d’incohérence qui a entraîné certains commenta-
teurs à estimer que les tard-venus soulèvent deux difficultés distinctes : l’une
relative à l’attribution de plusieurs noms à une même chose, l’autre relative à
l’attribution d’un nom à une chose8. Cependant, puisque l’étranger ne signale
pas explicitement une transition entre deux difficultés, il semble préférable de
chercher à comprendre pourquoi, en disant un homme, bon, nous appelons bel
et bien la même chose par plusieurs noms et faisons communiquer l’un et le
multiple. Pour le comprendre, il faut revenir sur la façon dont l’étranger exem-
plifie l’attribution de plusieurs noms à une même chose : en 251a8-b1, il semble
supposer que nous attribuons plusieurs noms à une même chose quand nous
affirmons d’un homme, sans doute d’un individu particulier9, non seulement
« qu’il (αὐτόν, 251a9, cf. 251b1, b3) est homme, mais aussi qu’il est bon ». Il suf-
fit alors de considérer que dire un homme, bon (251b9-c1) revient à dire d’un
individu particulier non seulement qu’il est un homme, mais aussi qu’il est
bon pour qu’il y ait bien là une attribution de plusieurs noms (« homme » et
« bon ») à la même chose (un homme particulier), une communication de l’un
et du multiple et donc un motif d’interdiction pour les tard-venus. En revanche,
dire homme, l’homme (251c2) revient seulement à dire d’un homme particu-
lier qu’il est un homme ou encore à dire « cette chose (ταὐτὸν τοῦτο, 251a6) est
un homme »10, sans qu’il y ait d’attribution de plusieurs noms à la même chose,
de communication de l’un et du multiple et de motif d’interdiction pour les
tard-venus. De fait, ceux-ci souhaiteraient que nous nous arrêtions après avoir
dit d’un homme particulier qu’il est un homme et que nous ne poursuivions
pas en ajoutant qu’il est bon.
11 Cette lecture est soutenue par Moravcsik (1962), 57-59 ; Bluck (1975), 109-110 ; Bostock
(1984), 99-100 ; Moravcsik (1992), 205-207 ; Heidegger [1924-25] (2001), 480 ; Malcolm
(2006), 278 ; Teisserenc (2008), 159-160 ; Teisserenc (2012), 96-97.
12 Par ailleurs, l’avantage herméneutique dont peut se targuer la première ligne interpréta-
tive mentionnée n’est pas indiscutable. Certes, plus loin dans le Sophiste, en 261d1-262e3,
l’étranger dira clairement qu’un logos ne se contente pas de nommer, mais qu’il « accom-
plit » quelque chose en entrelaçant des verbes et des noms. Cette étape ultérieure de
l’argumentation pourrait alors être considérée comme une réponse aux tard-venus qui,
d’après la première ligne interprétative, réduisent le langage à l’acte de nommer (comme
le proposent Bostock (1984), 100 ; Malcolm (2006), 278 ; Teisserenc (2008), 160 ; Teisserenc
(2012), 97). Cependant, il n’est pas exclu que cette leçon puisse être également profitable
aux tard-venus tels qu’ils sont envisagés par la seconde ligne interprétative. Car même
si, selon cette interprétation, les tard-venus admettent certains énoncés, il n’en reste pas
moins qu’ils ne semblent pas comprendre comment un énoncé ordinaire fonctionne. En
outre, s’il est vrai qu’un énoncé n’est pas réductible à l’acte de nommer et que quelque
chose doit être dit (prédiqué) au sujet de ce qui est nommé, nous verrons qu’il n’est pas
vrai que tout logos fasse plus que nommer ni qu’une prédication soit impliquée dans tout
logos, voir chapitre 8, La distinction entre logos dialectique et logos doxique ; chapitre 9,
Récapitulatif.
13 Voir Brown (2008), 442-443. Il semble que ce soit également la position d’Owen (1971),
251 n. 47.
14 Voir Ackrill (1957), 1, 2.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 179
15 Voir Frede (1967), 61-67 ; Crivelli (2012), 103-109. Les interprétations proposées par de
ces deux commentateurs divergent parce qu’ils ne sont pas d’accord sur le type d’entités
admises par les tard-venus (seulement des individus perceptibles pour le premier, des
individus perceptibles et des genres pour le second).
16 Voir chapitre 6, L’aporie finale.
17 Voir Plutarque, Adversus Colotem, 1119d.
18 Voir Guthrie (1969), 217-218. Pour de bons arguments contre l’identification des tard-venus
avec Antisthène (identification proposée par Campbell (1867), 137, 138 ; Cornford (1935),
254 ; Heidegger [1924-25] (2001), 472-483 ; Mouze (2019), 236), voir Brancacci (1999), 381-
386 qui identifie lui-même (pp. 386-396) les tard-venus à Euthydème et Dionysodore et les
néophytes aux mégariques. Voir également la discusison de Palmer (1999), 168-169.
19 Voir Plutarque, Adversus Colotem, 1120b.
180 Chapitre 7
3 La possibilité du mélange
Afin d’englober dans son raisonnement non seulement les tard-venus, mais
également tous ceux qui ont disserté sur l’être, l’étranger leur soumet trois
possibilités exhaustives et exclusives : soit aucune chose n’est capable de se
mélanger ; soit toutes sont capables de se mélanger ; soit certaines en sont
capables, mais pas d’autres (251c8-e2)21. S’il est vrai que l’étranger introduit ces
différents cas de figure en interrogeant spécifiquement sur la possibilité d’unir
l’être au changement et à la stabilité (251d5-6), les combinaisons grammaticales
et musicales qu’il envisage ultérieurement (voir 253a1-b5) laissent entendre
que le mélange dont il est question n’est pas nécessairement un mélange entre
des genres22. D’ailleurs, c’est bien à « tous ceux qui ont disserté sur l’être » que
l’étranger s’adresse et rien ne garantit que ces penseurs admettent des genres
ou fassent l’hypothèse des formes. Les tard-venus, par exemple, n’admettent
sans doute pas de genres et ne font sans doute pas l’hypothèse des formes23.
En outre, la communication, possible ou impossible, entre les choses ne se
limite probablement pas non plus à un seul type de relation. En effet, quand
l’étranger reformule un peu plus loin la première possibilité qu’il a présentée,
il dit qu’elle revient à poser que rien n’a aucune puissance de communication
avec rien sous aucun rapport (εἰς μηδέν, 251e9), ce qui semble exclure diffé-
rents types de rapports ou de relations entre les choses. Si ces suggestions sont
exactes, cette section porte sur la possibilité ou l’impossibilité du mélange en
général, quel que soit le type d’entités mélangées et quelle que soit l’espèce de
mélange qui est envisagée.
L’étranger, cependant, ne se contente pas de soumettre trois possibilités
exhaustives et exclusives relativement à la possibilité du mélange et de la
communication en général. Face à l’incertitude de Théétète sur la position
qu’adopteraient tous ceux qui ont disserté sur l’être, il lui propose d’examiner
les conséquences qui découlent de chacune de ces trois possibilités (251e3-7)24.
En réalité, après avoir montré que les deux premières possibilités ont des
conséquences inacceptables, il admettra immédiatement la troisième, ce que
le caractère exhaustif et exclusif des trois possibilités qu’il présente l’autorise à
faire25. Voyons cela en détail.
ces affirmations. Pour d’autres29, l’étranger veut dire que, si rien ne commu-
nique avec rien, les affirmations de ses prédécesseurs d’après lesquelles « le
tout change réellement » et « les choses sont réellement stables » sont fausses.
En effet, d’après ces affirmations, l’être, désigné par l’adverbe « réellement »30,
communique avec le changement et la stabilité. En conséquence, la vérité de
ces affirmations implique que l’être communique avec le changement et la
stabilité. Mais si, par hypothèse, rien ne communique avec rien, alors ces affir-
mations ne peuvent être vraies et sont donc fausses.
Le texte, à lui seul, ne permet pas de trancher décisivement entre ces deux
options interprétatives31. De plus, chacune d’elles laisse prise à des objections.
D’une part, supposons, avec la première de ces deux options, que la commu-
nication entre les choses, particulièrement entre l’être et le changement, soit
la condition d’une combinaison sensée des expressions linguistiques « être »
(ou plutôt « réellement ») et « changement ». Dans ce cas, on ne pourrait dire
« le tout change réellement » si rien ne communiquait avec rien. Mais si cette
affirmation ne pouvait être faite dans l’hypothèse où rien ne communique
avec rien, comment pourrait-elle être « renversée » dans cette hypothèse ? De
fait, l’étranger semble envisager ce qui se produit quand les doctrines de ses
prédécesseurs sont effectivement énoncées et que rien n’a puissance de com-
muniquer avec rien. Il semble donc supposer que ces doctrines peuvent être
énoncées de manière sensée indépendamment d’une communication entre
les choses32. Mais d’autre part, étant donné que la possibilité de la fausseté
constitue justement l’enjeu de tout le cœur du Sophiste, il semble difficile d’ad-
mettre, avec la seconde option interprétative, que l’étranger veuille démontrer
que, si rien ne communique avec rien, les ontologies de ses prédécesseurs
sont fausses.
Face à ces difficultés, il faut en revenir à une position plus prudente et se
contenter de constater que l’étranger souligne l’incohérence ou la contradiction
qu’il y aurait à soutenir que rien ne communique avec rien, tout en « atta-
chant » l’être au changement et à la stabilité.
En outre, la façon dont l’étranger s’exprime au début de ce premier argument
corrobore l’idée qu’il n’envisage pas un seul type de relation lorsqu’il parle
de mélange, de communication ou encore de participation entre les choses. De
l’idée que rien ne communique avec rien sous aucun rapport, il conclut en
effet immédiatement que tout type de participation (οὐδαμῇ μεθέξετον, 251e10)
est exclu entre le changement et la stabilité d’une part et l’être de l’autre. Que
l’étranger prenne la peine d’exclure différents types de participation indique
qu’il n’a pas en vue un seul type de relation, mais bien n’importe quel type de
relation entre les choses. Notre insistance sur ce point trouvera sa justifica-
tion lorsque nous en viendrons aux conséquences de la seconde possibilité
proposée par l’étranger, celle d’après laquelle tout a puissance de communi-
cation avec tout. On remarquera également, à toutes fins utiles, que l’adverbe
« réellement » (ὄντως), qui désigne l’être, semble pouvoir s’insérer dans n’im-
porte quelle phrase exprimant qu’un mélange entre certains ingrédients a lieu
(252a9-10)33.
Deuxièmement (252b1-7), s’il n’y avait aucun mélange, alors tous ceux qui
tantôt combinent (συντιθέασι) toutes les choses et tantôt les divisent (διαι-
ροῦσιν), qu’ils divisent et combinent, en une unité et à partir d’une unité, une
infinité ou un nombre fini d’éléments, que ce processus advienne en alternance
ou ait lieu perpétuellement, tous ces penseurs, c’est-à-dire, probablement, les
muses ioniennes et siciliennes déjà évoquées34, ne « diraient rien du tout »
(λέγοιεν ἂν οὐδέν).
Comme la phrase λέγοιεν ἂν οὐδέν peut signifier « ne rien dire de sensé »35
ou « dire quelque chose de faux »36, cette deuxième conséquence est marquée
par une ambiguïté proche de celle qui caractérisait la première : pour certains
commentateurs37, l’étranger veut montrer que toutes les théories des physi-
ciens supposent, implicitement ou explicitement, pour être pourvues de sens,
la communication du concept de mélange et de l’être ; pour d’autres38, l’étranger
veut montrer que les physiciens soutiennent implicitement que « tout change
réellement », une affirmation qui ne peut être vraie si rien ne se mélange (car
elle n’est vraie que si l’être communique avec le tout et le changement).
À cette dernière option, on peut à nouveau objecter qu’il est difficilement
concevable que l’étranger puisse chercher à montrer que, si rien ne commu-
nique avec rien, les théories soutenues par ses prédécesseurs sont fausses,
alors que la possibilité des énoncés faux n’a pas encore été établie. La première
33 Crivelli (2012), 112-113 fait clairement ce constat, mais en le limitant aux phrases prédica-
tives. Nous verrons cependant que, dans la partie centrale du cœur du dialogue, l’étranger
ne cherche pas à établir une ontologie pour la prédication, mais explicite bien plutôt les
conditions d’une division et donc d’une définition dialectique (voir ci-dessous La puis-
sance de communication du changement avec les quatre autres très grands genres).
34 Voir chapitre 6, La critique du langage mythique.
35 Voir Ackril (1955), 33.
36 Voir Heinaman (1982-1983), 177.
37 Comme Frede (1967), 42.
38 Comme Crivelli (2012), 113.
184 Chapitre 7
option est tentante, d’autant plus que, généralisée, elle implique que n’importe
quel énoncé de n’importe quelle théorie suppose une communauté entre l’être
et ce qui est désigné par les termes que cet énoncé contient (que ce soit le
changement, la stabilité, le mélange ou n’importe quel autre terme), si bien
que n’importe quel énoncé de n’importe quelle théorie est incompatible avec
la thèse de l’absence de communication entre les choses. Cependant, il n’est
pas explicitement question de la communication du concept de mélange et de
l’être dans la formulation de cette deuxième conséquence. Il est donc à nou-
veau plus prudent, ou en tout cas plus socratique, de se contenter de constater
que l’étranger souligne l’incohérence ou la contradiction qu’il y aurait à soute-
nir que rien n’a puissance de communiquer, de se mélanger avec rien tout en
défendant des théories ontologiques qui font jouer un rôle clé à des combinai-
sons et à des divisions.
Remarquons en outre que ce passage confirme le lien que nous avions
esquissé, lors de l’examen de la position des tard-venus39, entre la possibilité
du mélange et la problématique de l’un et du multiple. Même si le texte de
252b1-3 n’est pas transparent, il semble indéniable que les combinaisons et
divisions qui y sont évoquées supposent le passage d’une multiplicité, déter-
minée ou indéterminée, à une unité et vice-versa40.
Troisièmement (252b8-d1), l’étranger veut montrer qu’en plus d’être incom-
patible avec toutes les thèses ontologiques précédemment envisagées, la thèse
de l’absence du mélange entre les choses ne peut être énoncée de manière
cohérente41. En effet, pour l’énoncer, il faut nécessairement opérer un mélange
entre des expressions linguistiques et probablement entre les entités aux-
quelles ces expressions se réfèrent. Par exemple, si l’on dit « toute chose est
séparée des autres et est par elle-même », on mélange les expressions linguis-
tiques « toute chose », « être », « séparée », « des autres », et « par elle-même »,
ainsi probablement que les entités auxquelles ces expressions se réfèrent, de
telle sorte que l’on suppose que ces expressions linguistiques et probablement
les entités auxquelles elles se réfèrent ne sont pas séparées les unes des autres
et qu’elles ont la capacité de se mélanger. De cette façon, la formulation même
de la thèse de l’absence du mélange entre les choses contredit le contenu de
cette thèse. Ce raisonnement appelle deux remarques supplémentaires.
Tout d’abord, si tout penseur cherchant à énoncer cette thèse rencontrait la
même contradiction, l’étranger dirige particulièrement son argument contre
les tard-venus, qu’il accuse d’être les plus ridicules de tous (καταγελαστότατα,
252b8). Pour quelle(s) raison(s) ? Comme nous venons de le rappeler, la capa-
cité de se mélanger implique la capacité pour le multiple d’être un et pour l’un
d’être multiple. En conséquence, ceux qui, comme les tard-venus, refusent que
le multiple puisse s’unifier et que l’un soit multiple, doivent également refu-
ser que les choses aient une capacité de se mélanger. C’est là une raison, il est
vrai implicite, pour laquelle les tard-venus pourraient vouloir énoncer la thèse
d’après laquelle les choses n’ont pas la capacité de se mélanger et donc, selon le
raisonnement qui vient d’être exposé, se contrediraient en essayant de l’énon-
cer. Cependant, à ce niveau du texte, l’empressement des tard-venus à affirmer
cette thèse s’explique surtout par le fait qu’ils semblent la considérer comme
une justification de leur pratique linguistique d’après laquelle on ne peut rien
appeler d’un autre nom que le sien (252b8-10). Selon eux, c’est parce que les
choses ne peuvent pas se mélanger que les noms de ces choses ne peuvent pas
se mélanger. Toutefois, comme nous l’avons vu, l’énonciation même de cette
thèse opère les mélanges qu’elle nie.
Ensuite, notons bien que, dans la mesure où la capacité de mélange ne
concerne sans doute pas spécifiquement les genres et que les tard-venus
ne reconnaissent probablement pas de telles entités, il ne semble nullement
nécessaire de faire intervenir la communauté des formes, des genres, des idées
dans le processus d’auto-réfutation exposé ici par l’étranger42, ni d’ailleurs de
traiter comme des genres les expressions linguistiques mélangées, sous pré-
texte qu’elles sont des types répétables43. Cette décision interprétative ne
revient pas à nier que, pour l’étranger et pour Platon, la phrase « toute chose
est séparée des autres et est par elle-même » est vraie et sensée parce que
toute chose, du moins tout genre, participe, en raison de sa nature, de l’autre
relativement aux autres et de l’être relativement à lui-même44 ni à nier que,
pour l’étranger et pour Platon, la vérité et le sens de cette phrase contredisent
42 Comme le font Ackrill (1955), 32 ; Notomi (1999), 233 et Crivelli (2012), 113-114.
43 Comme le fait Denyer (1991), 160-163.
44 Voir ci-dessous : Les genres-voyelles … ; Introduction des cinq très grands genres et Preuve
de la distinction entre l’autre et l’être.
186 Chapitre 7
l’idée que les genres ne communiquent pas les uns avec les autres. Mais encore
une fois, puisque l’étranger s’adresse à « tous ceux qui ont disserté sur l’être »
(251c8-d3) et particulièrement ici aux tard-venus, il faut préserver la généralité
de son argument et parler d’entités ou de choses correspondant aux expressions
linguistiques mélangées, au risque d’admettre que l’application ultérieure de la
capacité de mélange aux genres (en 253b9-10) s’appuie essentiellement sur une
redescription dans un vocabulaire platonicien des liens entre le changement
et la stabilité, d’une part, et l’être, de l’autre (cf. 251d5-6 ; 251e10-252a4), plutôt
que sur une preuve, au sens strict, du fait que les genres se mélangent.
Pour résumer, en tirant ces différentes conséquences de l’hypothèse d’après
laquelle rien n’a puissance de communiquer avec rien, l’étranger a montré à
la fois que cette hypothèse est incompatible avec toutes les ontologies défen-
dues par ses prédécesseurs, physiciens ou philosophes, et qu’elle ne peut être
énoncée de manière pragmatiquement cohérente. Ainsi, les tard-venus qui
tentent de l’énoncer pour justifier leur pratique linguistique se ridiculisent en
se contredisant. Pour ces différentes raisons, cette hypothèse peut être rejetée.
Reste alors à examiner les conséquences de l’hypothèse contraire, celle d’après
laquelle toutes les choses disposent d’une puissance de se mélanger entre elles.
4 La description de la dialectique49
4.1 Introduction
L’étranger applique le principe d’un mélange partiel successivement au
domaine des lettres et au domaine des tonalités aigues et graves50. Il fait remar-
quer à Théétète que, dans ces deux domaines, pour savoir quelles choses sont
capables de se mélanger avec quelles autres, il faut disposer d’une technique,
respectivement la grammaire et la musique (252e9-253b5). Cette remarque est
ensuite généralisée : pour tout domaine où s’applique le principe d’un mélange
partiel, il faut une technique pour savoir quels éléments de ce domaine ont la
capacité de se mélanger avec lesquels (253b6-8). Fort de cette généralisation,
l’étranger suggère qu’une science51 est également nécessaire pour indiquer
avec justesse quels genres se combinent avec lesquels (253b9-c3). Partant de
l’application du principe d’un mélange partiel à deux domaines particuliers,
l’étranger a formulé une règle générale sur la nécessité de recourir à une tech-
nique pour déterminer quels éléments d’un domaine acceptent de se mélanger
avec lesquels, puis a finalement appliqué cette règle générale au mélange des
genres : il a raisonné par induction52.
Théétète convient de la nécessité d’une science pour indiquer avec justesse
quels genres se mélangent avec lesquels et ajoute qu’il s’agit même peut-être
(1) quels genres consonnent avec quels genres et quels genres ne s’ac-
ceptent pas l’un l’autre (ποῖα ποίοις συμφωνεῖ τῶν γενῶν καὶ ποῖα ἄλληλα οὐ
δέχεται, 253b12-c1) ;
(2) et en particulier [ou : et de plus] (καὶ δὴ καί), s’il y a <des genres> qui,
traversant tous <les genres>, les tiennent ensemble de telle sorte qu’ils
soient capables de se mélanger (διὰ πάντων εἰ συνέχοντ’ ἄττ’αὔτ’ἐστιν, ὥστε
συμμείγνυσθαι δυνατὰ εἶναι, 253c1-253) ;
(3) et si, inversement, lors des divisions [ou : lors des séparations] (ἐν ταῖς
διαιρέσεσιν), il y a d’autres <genres> qui, traversant des totalités, sont res-
ponsables de cette division [ou : de cette séparation] (καὶ πάλιν ἐν ταῖς
διαιρέσεσιν, εἰ δι’ ὅλων ἕτερα τῆς διαιρέσεως αἴτια, 253c2-3).
53 Avec Diès, l’ancienne et la nouvelle OCT, nous suivons la correction de Wagner ἄττ’ αὔτ’
pour συνέχοντα ταῦτ’ en 253c1.
54 Sur la traduction de κατά dans ce contexte, voir Muniz et Rudebusch (2018), 400 n. 15 et
chapitre 2, La division des techniques.
190 Chapitre 7
Enfin, celui qui est capable de faire cela, à savoir qui est capable de faire (4)
et (5), distingue suffisamment, perçoit adéquatement (ἱκανῶς διαισθάνεται) :
(6) (A.1) une idée55 unique complètement étendue à travers une multi-
plicité, dont chaque unité est posée comme séparée [ou : chaque unité
restant à part] (κειμένου χωρίς56) (A.2) et de multiples <idées> mutuelle-
ment autres enveloppées de l’extérieur par une <idée> unique
(B.1) et d’autre part [ou : et encore, et inversement] (αὖ) une <idée>
unique connectée en une unité à travers de multiples totalités
(B.2) et de multiples <idées> séparées parce que complètement
discriminées
(A.1) μίαν ἰδέαν διὰ πολλῶν, ἑνὸς ἑκάστου κειμένου χωρίς, πάντῃ
διατεταμένην,
(A.2) καὶ πολλὰς ἑτέρας ἀλλήλων ὑπὸ μιᾶς ἔξωθεν περιεχομένας,
(B.1) καὶ μίαν αὖ δι’ ὅλων πολλῶν ἐν ἑνὶ συνημμένην,
(B.2) καὶ πολλὰς χωρὶς πάντῃ διωρισμένας· 253d5-e157
Ces différents points ont été très discutés par les commentateurs. Il faut
reconnaître que les mots de Platon peuvent se prêter à de nombreuses interpré-
tations. Commençons notre discussion par une quasi-certitude : l’application
du principe d’un mélange partiel au domaine des lettres ne sert pas seulement
à faire sentir la nécessité d’une expertise pour déterminer quels éléments
d’un domaine donné se mélangent à quels autres, elle permet également de
comprendre comment s’opère le mélange dans certains domaines, comme
celui des lettres et celui des genres. Le raisonnement inductif se double donc
d’une analogie58 : de même que certaines lettres, les voyelles, se distinguent
des autres parce que, telles des liens, elles circulent à travers toutes et rendent
possible la communication entre les autres lettres (253a4-7), de même doit-il y
avoir certains genres qui, traversant tous les genres, les tiennent ensemble de
telle sorte qu’ils soient capables de se mélanger (voir (2) ci-dessus, 253c1-2). Ces
55 Le terme « idée » (ἰδέα) est proche de celui de « forme » (εἶδος). Cependant, alors que le
second insiste sur le statut ontologique de la réalité envisagée, le premier « met davantage
en lumière son trait spécifique, sa singularité même, par quoi elle se démarque de tout le
reste et détermine ce qui participe d’elle », comme l’écrit Teisserenc (2012), 108.
56 Sur les sens possibles de cette expression, voir Teisserenc (2007b), 257 n. 24 ; Teisserenc
(2012), 110.
57 Traduction reprise de Dixsaut (2001b), 182, légèrement modifiée, notamment quant à la
numérotation et l’articulation du passage. Nous justifierons plus loin dans le texte princi-
pal la numérotation et l’articulation adoptées.
58 Sur l’utilisation d’inductions et d’analogies dans les dialogues, voir Delcomminette (2013),
153-160.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 191
genres qui traversent tous les autres et remplissent une fonction analogue aux
voyelles ont été baptisés « genres-voyelles » par les commentateurs. Mais quel
est le rôle de ces genres-voyelles ?
Une possibilité est de considérer les genres-voyelles comme les genres res-
ponsables de tout mélange et de toute séparation entre deux genres. Dans la
mesure où la participation des genres entre eux peut s’exprimer au moyen du
verbe « être » (par exemple : quand le changement participe au même, on peut
dire qu’il est le même que lui-même, 256a7-8) et qu’inversement, la séparation
entre deux genres s’exprime par la négation du verbe « être » (par exemple : la
séparation entre l’être et tous les autres genres s’exprime par le fait que l’être
n’est pas tous les autres genres, 257a4-6) et, nous le verrons, peut s’expliquer
par le rôle de l’autre (par exemple : c’est la communauté avec l’autre qui rend le
changement séparé du même, 256b2-3), les candidats les plus plausibles pour
remplir ces rôles sont, respectivement, l’être et le non-être ou l’autre. Dans
cette optique, les genres qui tiennent ensemble les autres de telle sorte qu’ils
soient capables de se mélanger dont il est question au point (2) renvoient à
l’être et ceux qui sont responsables de leur séparation dont il est question au
point (3) renvoient au non-être ou à l’autre59.
Néanmoins, cette interprétation est problématique à deux égards. Tout
d’abord, elle implique une dissymétrie dans l’analogie proposée par l’étranger :
il n’y a, en effet, pas de voyelle responsable de la séparation des consonnes
qui pourrait correspondre au rôle joué par l’autre ou le non-être selon cette
interprétation60. Ensuite, l’utilisation du pluriel au point (2) et au point (3)
suggère qu’il y a plusieurs genres qui rendent les genres capables de se mélan-
ger et qu’il y a plusieurs genres qui sont responsables de leur séparation. Or,
selon l’interprétation à présent envisagée, il n’y a qu’un genre correspondant à
chaque point, respectivement l’être et le non-être ou l’autre61. Si ces difficultés
59 Cette interprétation est défendue par Cornford (1935), 261-262 ; Trevaskis (1966), 108-116 ;
Gómez-Lobo, (1977), 38, 39-40 ; Teisserenc (2007b), 236-241 ; Teisserenc (2012), 103-107 ;
Crivelli (2012), 112-113, 116. Notons que les raisons avancées par ces commentateurs pour
soutenir que l’être est le genre-voyelle responsable du mélange des autres genres et que
l’autre ou le non-être est celui responsable de leur séparation peuvent différer entre elles
et présenter des variations par rapport aux raisons invoquées dans le texte principal.
60 Comme le reconnaissent d’ailleurs Trevaskis (1966), 114 ; Gómez-Lobo (1977), 82 ; Notomi
(1999), 234 n. 48 et Teisserenc (2007b), 240.
61 Comme le note Dixsaut (2001b), 166. Bluck (1975), 124 estime que l’étranger utilise le plu-
riel parce qu’il y a une pluralité de voyelles, mais que cela ne signifie pas qu’il y a une
pluralité de genres-voyelles. Cette réponse, qui revient à admettre une dissymétrie sup-
plémentaire dans l’analogie, ne nous semble pas satisfaisante, pas plus d’ailleurs que celle
de Trevaskis (1966), 112, qui considère que l’étranger utilise le pluriel parce qu’il pense à
n’importe quel verbe. Si les genres-voyelles désignent les verbes, les genres-consonnes
renvoient probablement aux noms ; mais alors, y aurait-il encore une différence entre les
192 Chapitre 7
principes, décrits ici, qui président à la combinaison des genres dans un raisonnement et
ceux, décrits en 261d1-262e3, qui président à la combinaison des termes dans un énoncé ?
Nier cette différence suppose qu’il faut maîtriser la dialectique, c’est-à-dire la science
suprême, pour pouvoir produire un simple énoncé, ce qui paraît absurde.
62 Voir Bluck (1975), 119, 121-123 ; Dixsaut (2001b), 166, 174-175 ; Harte (2002), 151-155.
63 Pour se convaincre du fait que l’autre est bien un genre-voyelle qui conditionne, en
garantissant la multiplicité différenciée des genres, la possibilité de leur mélange, on
remarquera qu’en 259a3-6, l’étranger « lie explicitement le mélange mutuel des genres au
fait que l’être et l’autre les traversent tous », comme l’écrit Dixsaut (2001b), 167. Quant
au même, il communique lui aussi avec tous les genres et ce, nécessairement, voir 254e4
et 256a7-8.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 193
69 Voir Dixsaut (2001), 170-171. Nous reviendrons sur le sens de la liberté du dialecticien au
point La science des hommes libres ci-dessous.
70 Pace Dixsaut (2001b), 157, cf. 264c1-2 et 267d5-6 ; Gómez-Lobo (1977), 41 ; Notomi
(1999), 236.
71 Voir Moravcsik (1962), 52 ; Gómez-Lobo (1977), 41 ; Crivelli (2012), 117.
72 Notons également la récurrence du verbe πορεύεσθαι pour décrire la dialectique (253b11)
et la méthode de division (264e1). Cf. Mouze (2020), 107.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 195
73 Comme le font Gómez-Lobo (1977), 36-47 ; Notomi (1999), 236-237 ; Teisserenc (2007b),
241-248 ; et Teisserenc (2012), 107-113. Qui plus est, alors qu’au moins un genre-voyelle du
point (2) est étendu à travers tous les genres (διὰ πάντων), les idées dont il est question
au point (6) sont étendues à travers des pluralités (διὰ πολλῶν), cf. Dixsaut (2001b), 228 ;
Ionescu (2013), 56 ; Miller (2016), 333, 336. Cette discrépance constitue une autre raison
pour ne pas projeter les genres-voyelles du point (2) sur les idées uniques dont il est ques-
tion au point (6). Que l’enquête soit ultérieurement limitée aux très grands genres et non
à tous les genres (254c2-4) ne change rien à l’affaire : si les idées uniques du point (6)
reprenaient les genres-voyelles, l’étranger aurait dû dire qu’au moins certaines d’entre
elles s’étendent, non pas à travers une pluralité de genres, mais à travers tous les genres.
74 Sur ce point, nous sommes en accord avec Cornford (1935), 266-268 ; Stenzel [1931] (1940),
96-106 ; Bluck (1975), 125-131.
75 Voir Stenzel [1931] (1940), 97 ; Teisserenc (2007b), 243 ; Teisserenc (2012), 109 ; Miller
(2016), 322.
76 Voir Cornford (1935), 267.
77 Comme y insiste Dixsaut (2001b), 184.
196 Chapitre 7
Il faut reconnaître que la perception du genre à diviser qui est ici décrite
résulte probablement moins de la division elle-même que du processus de ras-
semblement qui la précède et qui est décrit, dans le Phèdre, dans des termes
très similaires à ceux utilisés en (A.1)78. Cependant, il demeure exact de dire
que celui qui divise selon des genres doit pouvoir percevoir un genre à divi-
ser. Mais qu’est-ce qui, exactement, est rassemblé par le dialecticien en vue
d’être divisé ? Le génitif neutre ou masculin singulier (ἑνὸς ἑκάστου, 253d6)
utilisé pour désigner les unités composant la multiplicité traversée par l’idée
unique ne peut lui-même se référer à une multiplicité d’idées, car ἰδέα est un
mot de genre féminin. Certains commentateurs considèrent donc que les uni-
tés rassemblées sous l’idée unique sont des particuliers sensibles79. Pourtant,
dans la mesure où le coup de force ontologique de l’étranger concerne exclu-
sivement les genres et les formes80, et où, en République VI, 510b8-9 et 511c1-2,
l’objet de la dialectique est conçu comme intelligible81, une référence unilaté-
rale à des particuliers sensibles semble hors de question. Mais alors, comment
expliquer le génitif neutre ou masculin singulier en lieu et place du génitif
féminin attendu pour une référence à une multiplicité d’idées ? Deux réponses
78 Comparer Phèdre 265d3-4 : « grâce à une vision d’ensemble, mener vers une forme unique
ce qui est en mille endroits disséminé » (Εἰς μίαν τε ἰδέαν συνορῶντα ἄγειν τὰ πολλαχῇ διε-
σπαρμένα, traduction Robin [1933] (1970), 71-72 légèrement modifiée) et Sophiste 253d5-7 :
« percevoir adéquatement une idée unique complètement étendue à travers une multi-
plicité, dont chaque unité est posée comme séparée » (μίαν ἰδέαν διὰ πολλῶν, ἑνὸς ἑκάστου
κειμένου χωρίς, πάντῃ διατεταμένην ἱκανῶς διαισθάνεται). La différence est que le texte du
Phèdre décrit le processus de rassemblement tandis que le Sophiste décrit ce que voit celui
qui a déjà rassemblé. C’est peut-être pour cette raison que le Sophiste ne contient pas de
rassemblement préalable à l’application de la méthode de division elle-même, comme
le note Miller (2016), 326-329. Cependant, le Sophiste contient bien des rassemblements
au cours du processus de division (219a10-c1 ; 219c2-9 ; 222c5-d2 ; 226b2-c9 ; 226e5-227a10 ;
267a10-b2 ; cf. Gill (2010), 186 n. 24 ; Crivelli (2012), 19). D’ailleurs, le passage du Phèdre sur
la dialectique (265c8-266c1) ne nous paraît pas exclure de tels rassemblements ayant lieu
au cours de la division.
79 Voir Campbell (1867), 145 et 146 ; Moravcsik (1962), 52 ; Runciman (1962), 62 ; Trevaskis
(1967), 122 ; Bluck (1975), 126-127 et 131.
80 Comme le rappellent Cornford (1935), 267 n. 2 ; Stenzel [1931] (1940), 98-99 ; Dixsaut
(2001b), 185. Il n’y a probablement pas de différence essentielle entre forme (εἶδος) et
genre (γένος), du moins dans le Sophiste, voir Cornford (1935), 261 n. 1, 276 ; Bluck (1975),
133 ; Gómez-Lobo (1977), 31 n. 5 ; Notomi (1999), 234 n. 45 ; Fronterotta (2008), 187 n. 1.
Mouze (2020), 74-80, 82 soutient que le terme γένος désigne, plus proprement que l’εἶδος,
l’extension d’une forme, mais cela paraît peu plausible, dans la mesure où, comme nous
le verrons (cf. ci-dessous Introduction des cinq très grands genres), trois des μέγιστα τῶν
γενῶν, le même, l’autre et l’être ont nécessairement la même extension (à savoir, l’exten-
sion universelle) tout en étant distincts l’un de l’autre.
81 Voir Gómez-Lobo (1977), 42-43 ; Teisserenc (2007b), 246 ; Teisserenc (2012), 109-110.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 197
semblent possibles. Soit ἑνὸς ἑκάστου renvoie en réalité à εἶδος en 253d182, soit
Platon veut attirer l’attention sur le fait que le statut ontologique de ce qui est
unifié ou rassemblé n’est pas le trait essentiel de cette étape83.
La meilleure façon d’interpréter (A.2) sans redondance par rapport à (A.1)84
consiste, selon nous, à comprendre « les multiples <idées> mutuellement
autres » perçues adéquatement par le dialecticien comme les différents couples
d’idées mutuellement exclusives qu’il utilise pour diviser l’idée issue du rassem-
blement (A.1) ou, plus généralement, pour diviser n’importe quelle idée à une
étape quelconque de son raisonnement85. L’idée ainsi divisée serait « l’<idée>
unique » par laquelle sont « enveloppées de l’extérieur » les multiples idées
mutuellement autres, c’est-à-dire les couples d’idées mutuellement exclusives.
La relation « d’enveloppement » (περιεχομένας, 253d8) ne paraît pas désigner
la relation d’un genre à ses espèces. En effet, le changement et la stabilité sont
chacun enveloppé par l’être (περιεχομένην, 250b9). Or, l’être a une nature tierce,
qui est à côté (παρὰ ταῦτα, 250b8) et non au-dessus du changement et de la
stabilité86. Il convient donc de soigneusement distinguer la relation d’« enve-
loppement », perçue par le dialecticien, de deux idées mutuellement exclusives
par une troisième et la relation de subordination ontologique des espèces à un
genre87. Cependant, ces deux relations ne sont pas sans lien, puisque l’envelop-
pement d’un couple d’idées mutuellement exclusives par une troisième idée
est solidaire d’une communauté, d’un mélange de chaque membre du couple
avec l’idée qui les enveloppe (en 250b9-11, περιέχω et κοινωνία sont associés)
et que le mélange d’un couple d’idées mutuellement exclusives avec une troi-
sième idée peut déterminer sur l’extension de celle-ci deux parties disjointes,
c’est-à-dire déclencher une division. Ces deux parties sont alors les espèces
de cette idée ou de ce genre. Par exemple, l’enveloppement du changement
et de la stabilité par l’être est solidaire d’une communauté, d’un mélange du
changement et de la stabilité avec l’être qui implique lui-même la division
exhaustive de l’extension de l’être en tout ce qui change et tout ce qui est stable
(voir 250c12-d2), en êtres en devenir et réalités intelligibles. De la même façon,
afin de diviser la technique, en l’occurrence le genre issu du rassemblement,
le dialecticien doit percevoir « l’enveloppement » de l’acquisition et de la pro-
duction par la technique, c’est-à-dire percevoir la communauté, le mélange
de ce couple d’idées mutuellement exclusives (dans le texte « mutuellement
autres ») avec la technique. La division de l’extension de la technique en tech-
niques acquisitives et productives résulte de ce mélange.
En résumé, dans notre hypothèse de lecture, (A.1) et (A.2) décrivent les deux
situations que perçoit le dialecticien « capable de diviser en genres ou selon
des genres » au début et tout au long de sa démarche : une idée à diviser d’une
part (A.1), des idées permettant de la diviser de l’autre (A.2). En (B.1) et (B.2)
par contre, selon cette hypothèse, l’étranger décrit ce que perçoit le dialecti-
cien au terme de sa démarche.
En particulier, « l’<idée> unique connectée en une unité à travers de
multiples totalités » (B.1) que discerne le dialecticien est l’idée qu’il cher-
chait à définir au début de sa démarche. Comme nous l’avons vu dans le cas
du pêcheur à la ligne (voir 221a7-c3) et comme nous le verrons dans le cas du
sophiste (voir 268c5-d588), l’unité de l’idée à définir est constituée, au terme
de la division, par l’entrelacement ou la connexion des différents membres de
droite des couples diviseurs choisis89. À cette interprétation, on a cependant
objecté que l’idée à définir, le definiendum est déjà une unité et qu’elle n’a, par
conséquent, pas besoin d’être connectée en une unité. On a également sou-
ligné que si l’étranger pensait en (B.1) à l’entrelacement de la pluralité des
éléments du definiens, il aurait dû dire que ce sont ces éléments eux-mêmes
qui sont « connectés » en une unité plutôt que l’idée unique (nous devrions
par exemple lire συνημμένας au pluriel plutôt que συνημμένην au singulier)90.
91 Sur le fait que l’entrelacement dialectique correspond à une idée unique, plutôt qu’à la
complexité d’un état de choses, voir aussi chapitre 8, La distinction entre logos dialectique
et logos doxique.
92 Voir Stenzel [1931] (1940), 99, 101 ; Miller (2016), 325-326, 346.
93 Il est également possible de lire qu’elles sont « complètement séparées parce que discri-
minées », en rapportant πάντῃ à χωρίς plutôt qu’à διωρισμένας, cf. la discussion de Dixsaut
(2001b), 195.
200 Chapitre 7
les très grands genres et de ne pas les identifier l’un à l’autre94. Une fois de
plus, la description de la science dialectique proposée par l’étranger se réfère
à la méthode de division et simultanément à la dialectique telle qu’elle est
pratiquée dans le cœur du Sophiste. D’ailleurs, cette double référence joue pro-
bablement également au point (A.2). Dans notre hypothèse de lecture, (A.2)
décrivait en effet le rapport dialectique qui intervient entre un genre à diviser
et un couple de genres diviseurs. Or la relation entre l’être, d’une part, et le
changement et la stabilité, de l’autre, fournit un excellent exemple de ce rap-
port. Comme, dans la section suivante, nous verrons que le changement, la
stabilité et l’être sont des très grands genres, (A.2) peut fonctionner également
comme une référence aux relations entre les très grands genres.
La référence simultanée à la méthode de division et à la dialectique telle
qu’elle est pratiquée dans le cœur du Sophiste atteint son paroxysme dans la
phrase qui conclut et reprend le point (6). L’étranger déclare que :
τοῦτο δ’ ἔστιν, ᾗ τε κοινωνεῖν ἕκαστα δύναται καὶ ὅπῃ μή, διακρίνειν κατὰ γένος
ἐπίστασθαι (253e1-2)
annoncés au point (7), selon lesquels une chose peut et ne peut pas communi-
quer avec les autres. Il y a cependant une autre raison pour laquelle ce passage
consacré à la dialectique est si difficile. Comme le dit Théétète, la science qui
étudie le mélange des genres, que l’étranger identifie comme la dialectique, est
la science suprême (253c4-5 ; cf. République VII, 534e2-535a2). Cette supréma-
tie se manifeste notamment dans la capacité qu’a le dialecticien de prendre
les autres systèmes techniques et scientifiques comme objet d’étude102. Le
dialecticien est, en effet, capable de faire des analogies entre les différentes
sciences et techniques, de les rassembler sous un genre commun, de définir
ou d’expliciter ce qui fait la spécificité de l’une d’entre elles, tout en la sépa-
rant de toutes les autres. Mais si la dialectique est cette science capable de
prendre les autres sciences comme objet d’étude, il n’y a ni science ni point
de vue méta-dialectique capable de prendre la dialectique elle-même pour
objet d’étude. En tant qu’elle est la science suprême, la dialectique n’admet
pas d’extériorité et n’autorise pas un point de vue extérieur qui en décrirait,
une fois pour toutes, les principes103. Rien d’étonnant dès lors à ce que, quand
Platon entreprend malgré tout de la décrire, le texte se fasse obscur et difficile.
D’ailleurs, à bien y réfléchir, l’obscurité de cette description a pour vertu de ren-
voyer celui qui cherche à la dissiper à toutes les façons dont la dialectique a été
pratiquée et se pratiquera encore dans le Sophiste ou même dans d’autres dia-
logues de Platon. Ce n’est qu’en se référant à la pratique de la dialectique que la
description de ses principes peut s’éclaircir104. Notons, en outre, que l’impos-
sibilité principielle d’une description extérieure de la science dialectique et la
nécessité d’une référence constante à la pratique de cette science peut nous
amener à douter que Platon ait voulu réserver au Philosophe l’explicitation des
relations entre les formes105. À lire attentivement le passage du Sophiste qui
suit immédiatement la description de la dialectique, ce doute ne peut d’ail-
leurs que se renforcer puisque l’étranger, loin d’affirmer catégoriquement qu’il
consacrera au philosophe une recherche similaire à celle qu’il consacre au
sophiste, déclare que l’être est le lieu où nous trouverons le philosophe, si nous
102 Voir McCabe (2000), 215-220, qui a tort, à notre avis, de restreindre cette réflexivité à
(ce que nous avons appelé) l’ensemble (B) du point (6). Si l’idée unique dont il est ques-
tion en (A.1) désigne bien le genre dont part le dialecticien pour diviser, alors l’idée
de technique peut être une telle idée unique. Or il est clair que rassembler les différentes
techniques sous le genre de la technique est déjà une opération réflexive, une façon de
prendre les autres systèmes techniques et scientifiques comme objet d’étude.
103 Voir chapitre 2, Pratique de la méthode et nécessité d’un paradigme.
104 Sur ce point, on lira Delcomminette (2006), 92 ; Delcomminette (2013), 149, 161-162.
105 Comme le croit Cornford (1935), 268.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 203
106 Ce doute de l’étranger est également noté par Notomi (1999), 239 et Heidegger [1924-25]
(2001), 501-502.
107 Cette liberté ne doit, pour autant, pas être confondue avec de l’anarchie ni avec le règne
de l’arbitraire, voir chapitre 2, La division des techniques.
108 Cf. Gorgias 463b3-4 ; Phèdre 260e4-5 ; Philèbe 55e1-56a2 ; Campbell (1867), 146-147 ;
Benardete (1984), II. 146.
109 Voir aussi chapitre 3, L’erreur de Théétète ou le pouvoir des noms.
110 Voir Brown (2010), 155, 164-168. L’usage, par l’étranger, du terme τριβή pour décrire l’acti-
vité du sophiste (en 254a5) semble donc aller contre l’affirmation de Beere (2019), 157 n. 9,
183 selon laquelle l’étranger ne remet jamais en question dans le dialogue l’attribution
d’une technique au sophiste.
111 Voir, pour la cohérence du logos dialectique, chapitre 2, La division des techniques ; cha-
pitre 3, Purification des vices de l’âme et Récapitulatif ; pour la cohérence pragmatique, nos
analyses de la critique des mythologies dans le chapitre 6.
204 Chapitre 7
112 Voir les très belles analyses de Dixsaut [1985] (2001), 334.
113 Nous reviendrons en détail sur le statut technique de la sophistique à la fin de la section
Transition du chapitre 9.
114 Et chapitre 3, Purification des vices de l’âme.
115 Pour une exploration du lien entre la cohérence et le désir du bien conçu comme unité de
la vérité, de la beauté et de la mesure, voir Delcomminette (2013b), 142-147.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 205
116 Cette lecture du programme de l’étranger est proposée par Gill (2015). Introduire les cinq
très grands genres et démontrer leur autonomie respective permet en effet de savoir « de
quelle sorte » ou « quels » ils sont, tandis que l’étude des possibilités de combinaison du
changement peut être considérée comme un cas paradigmatique de l’examen des possi-
bilités de communication entre les très grands genres.
117 Pour rappel, l’expression « coup de force ontologique » provient de βιάζεσθαι en 241d6-
7. Dans ces lignes, les deux tâches que nous venons de distinguer sont explicitement
mentionnées.
206 Chapitre 7
La préface de l’étranger dessine donc bien les contours qu’il nous faut suivre.
Dans la présente section, nous nous concentrerons sur la mise en évidence
du non-être de l’être et sur les deux étapes que cette mise en évidence com-
porte : l’introduction de cinq très grands genres et les trois preuves permettant
d’établir qu’il s’agit bien de cinq genres distincts (254d4-255e7118) ; l’étude de la
façon dont le changement se combine avec les quatre autres très grands genres
permettant in fine de comprendre en quel sens l’être n’est pas (255e11-257a12119).
Dans la section suivante, il s’agira de comprendre le second moment du coup
de force de l’étranger : la démonstration de l’être du non-être (257b1-258c6)120.
130 Sur la dimension nécessaire de ce caractère co-extensif, voir Van Fraassen (1969), 496.
131 Cf. Heinaman (1981), 64 n. 4 ; Moravcsik (1992), 186 ; Brown (2010), 156 n. 12 ; Muniz et
Rudebusch (2018), 396-397. Insister sur la dimension intensionnelle des formes platoni-
ciennes n’implique cependant pas qu’elles ne puissent être envisagées du point de vue de
leur extension, notamment quand il s’agit de les diviser, cf. Delcomminette, (2000), 69-70
et chapitre 2, La division des techniques.
132 Pour la synonymie d’ἕτερον et d’ἄλλο, voir Parménide 164b9-10.
133 Le fait qu’il s’agit ici de deux conclusions résultant de deux suppositions distinctes, plu-
tôt que d’une conclusion unique composée de deux membres conjoints résultant de la
supposition unique que l’autre et le même ne sont pas distincts et du changement et de
la stabilité, transparaît dans l’utilisation de la particule αὖ en 255a10, voir Crivelli (2012),
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 209
133. La lecture qui privilégie une supposition unique est défendue par Teisserenc (2007b),
260-261 n. 39 et Teisserenc (2012), 115.
134 Voir chapitre 6, Reprise de la discussion : les exigences du philosophe.
135 Voir ci-dessus Deuxième possibilité : le mélange intégral.
136 Hypothèse proposée par Bluck (1975) ; 113-114, 142 ; Bostock (1984), 107 avec 104 ; Kostman
(1989), 346. À l’adjonction d’un opérateur modal près, il s’agit de la fameuse « prédica-
tion paulinienne » proposée par Vlastos, dans Vlastos [1970] (1981), 270-274. Une toute
autre façon de formuler cette solution consisterait à dire que Platon évolue ici sur un
plan strictement « ontique », et non pas encore « ontologique », voir Heidegger [1924-25]
(2001), 487.
137 Sur cette distinction, voir Frede (1967), 30-35 ; Crivelli (2012), 122-130 ; Leigh (2012), 1-2 et
17-21. Les deux premiers commentateurs cités interprètent cette distinction sur un mode
formel : le premier distingue deux usages du verbe « être » et le second deux lectures
de certaines phrases. La dernière commentatrice introduit cette distinction sur un mode
matériel et insiste sur le fait c’est une seule et même propriété qui est, dans un cas, pos-
sédée comme un attribut et dont la nature, dans l’autre cas, est constituée par le sujet (la
forme) qui l’est.
210 Chapitre 7
des conséquences sur la nature des genres mélangés que l’étranger n’a jamais
hésité à déclarer impossible la stabilité du changement (252d6-10 ; 254d7-8 ;
255a7-b1) : il n’a jamais eu en vue la possibilité que la stabilité caractérise la
forme, le changement, mais toujours l’impossibilité que la stabilité affecte
la nature du changement.
parvient pas à prouver que la substitution du « même » et de l’« être » génère des
expressions impossibles, ni à démontrer que le même et l’être sont distincts147.
Cependant, en réalité, l’argument n’est nullement problématique, car (b)
n’est pas en proie à l’ambiguïté qu’y décèlent les commentateurs. L’étranger
précise en effet que, dans l’hypothèse où le même et l’autre ne feraient qu’un,
en disant (a) que le changement et la stabilité sont tous les deux, voire tous
les deux ensemble (ἀμφότερα, 255b12), on affirmerait d’eux (b) qu’ils sont
tous les deux, voire tous les deux ensemble (ἀμφότερα, 255c1) le même148. Cet
opérateur, « tous les deux », ainsi que le fait qu’il soit combiné avec un singulier,
« le même » (ταὐτὸν, 255c1) contraint à comprendre (b) comme signifiant (b′) « le
changement et la stabilité sont la même chose » ou encore que le changement
participe au même relativement à la stabilité, ce qui est une impossibilité. Par
contre, (b″) « le changement est le même et la stabilité est le même » n’est
pas un sens possible de (b), mais seulement une paraphrase acceptable d’une
autre expression (qui ne figure justement pas dans l’argument) : « le change-
ment et la stabilité sont chacun (ἑκάτερον) le même ». Quant à l’expression
(a), si elle affirme bien que « le changement et la stabilité sont tous les deux »,
cela signifie seulement que tous les deux sont des êtres, et non pas qu’ils sont
un seul être. Il s’agit d’une expression légitime qui implique et est impliquée
par une autre expression légitime « chacun des deux, du changement et de la
stabilité, est »149. Mais puisque nous pouvons légitimement dire (a), mais que
dire (b) est impossible parce que cela revient à dire (b′) (et rien d’autre), les
termes « même » et « être » ne sont pas substituables l’un à l’autre sans générer
d’impossibilité et le même et l’être sont distincts l’un de l’autre150.
147 Le problème est soulevé, entre autres, par Peck (1952), 48 ; Vlastos [1970] (1981), 286-287
n. 42 ; Bluck (1975), 144 ; Bostock (1984), 91 ; Centrone (2008), 187 n. 127.
148 « Tous les deux ensemble » est la traduction de Robin (1950), 317 qui a bien vu que le grec
ne laissait prise à aucune ambiguïté. Voir aussi la traduction de Mouze (2019), 163.
149 C’est pourquoi, en 250a11-12, l’étranger dit que le changement et la stabilité sont tous les
deux (ἀμφότερα) et que chacun (ἑκάτερον) des deux est. Cette inférence entre les deux
expressions n’est pas possible dans le cas du même, ce qui montre sa différence avec l’être.
Sur la distinction, qui constitue l’arrière-fond du présent argument, entre termes affirmés
collectivement et partiellement (comme l’« être ») et termes affirmés ou collectivement
ou partiellement (comme le « même »), voir Hippias Majeur 301d5-302b6.
150 Nous suivons les inteprétations proposées par van Eck (2000), 66-69 et Crivelli (2012),
139-140, d’après qui la présente preuve traite toutefois d’énoncés prédicatifs susceptibles
d’être vrais ou faux, là où nous cherchons à distinguer ces énoncés prédicatifs des logoi
dialectiques qui ne peuvent pas être vrais ou faux, voir n. 146.
214 Chapitre 7
151 Nous suppléons λέγεσθαι à partir de c14 comme le fait Frede (1967), 28.
152 Pour cette dernière ligne, nous suivons le texte de la nouvelle OCT plutôt que celui de
Diès, qui lit … τοῦτο αὐτὸ ὅπερ ἐστὶν εἶναι.
153 Notre traduction, que nous allons justifier au fur et à mesure du commentaire. Pour faci-
liter la lecture, nous avons souligné en gras les lignes qui seront le plus discutées dans la
suite du texte.
154 L’articulation de cette preuve en trois phases n’est rien d’autre qu’une division méthodo-
logique disponible pour l’interprète en première analyse. Nous verrons, au cours de notre
étude, que les trois phases de l’argument sont interdépendantes.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 215
155 Ce constat nous paraît écarter d’emblée les interprétations d’après lesquelles, en 255c13-
14, l’étranger introduit deux classes d’usages du verbe εἶναι (« être »). Ce que l’étranger
distingue, ce sont des ὄντα, des êtres, non pas des usages du verbe εἶναι. Il demeure néan-
moins vrai que l’étranger introduit ses deux classes disjointes d’êtres à partir de la façon
dont ils sont « dits », ce qui pourrait renvoyer à différents usages du verbe εἶναι (voir infra
dans le texte principal). Notons cependant que, dans la mesure où le verbe εἶναι peut
s’appliquer d’une façon complète et incomplète à n’importe quel objet, on ne voit pas
comment une distinction entre les usages complets et incomplets du verbe εἶναι pourrait
générer le contraste, pourtant requis par l’expression τὰ μέν … τὰ δέ…, entre deux classes
d’ὄντα, comme le notent bien Szaif [1996] (1998), 354 n. 31 et Crivelli (2012), 147. Lacey,
(1959), 49 n. 1 ; Moravcsik (1962), 48 ; Bostock (1984), 92-94 ; Brown [1986] (1999), 474-477
et Moravcsik (1992), 185 estiment que, dans le présent argument, l’étranger distingue les
usages complets et incomplets d’εἶναι. Sur la distinction entre usages complets et incom-
plets du verbe εἶναι, voir chapitre 5, Introduction.
156 Cette interprétation est défendue (avec des variations plus ou moins importantes) par
Cornford (1935), 282-285 ; Vlastos [1970] (1981), 290 n. 44 ; Heinaman (1982-1983), 186 ;
Heinaman (1983), 13-17 ; Szaif [1996] (1998), 353-354 n. 31 ; Dancy (1999), 45-72 ; Malcolm
(2006), 275-289 ; Teisserenc (2008), 153-188 ; Leigh (2012) ; Duncombe (2012) (qui défend
la variante textuelle πρὸς ἄλληλα en 255c14) et Teisserenc (2012), 117-126.
216 Chapitre 7
nulle part ailleurs dans le Sophiste. Face à cette objection, les défenseurs de
l’interprétation en termes de propriétés relatives et absolues disposent toute-
fois de plusieurs réponses.
Tout d’abord, ils peuvent tout simplement nier la nécessité d’ancrer dans le
reste du dialogue l’interprétation des premières lignes de l’argument157. Ainsi,
il ne serait pas problématique que la distinction entre propriétés relatives et
absolues n’ait pas été mentionnée, ni même implicitement utilisée précédem-
ment dans le dialogue. Cependant, cette réponse présuppose qu’un passage
d’un dialogue de Platon peut s’interpréter indépendamment des autres pas-
sages de ce dialogue. Or une telle présupposition semble être contredite par
la façon dont Platon conçoit l’organisation d’un discours : d’après le Socrate du
Phèdre en tout cas, les parties d’un discours doivent s’accorder entre elles et à la
totalité que forme ce discours, comme c’est le cas pour les différents membres
d’un être vivant (voir Phèdre 264c2-6 et 268d3-5). Mais ce qui est plus problé-
matique encore pour ce type de réponse, c’est que l’étranger invoque l’accord
de Théétète sur la distinction entre les êtres dits en eux-mêmes et ceux dits
relativement aux autres (συγχωρεῖν, 255c13). Manifestement, l’étranger estime
que Théétète est familier de cette distinction. Mais comment pourrait-il être
familier de la distinction entre propriétés relatives et absolues si celle-ci n’a pas
été mentionnée précédemment dans le dialogue ?
Le fait que la distinction entre propriétés relatives et absolues soit largement
attestée dans l’ancienne Académie158 ne permet pas d’expliquer pourquoi
l’étranger suppose que cette distinction est connue de Théétète, qui n’est pas
un étudiant de l’ancienne Académie159. Pour contourner la difficulté, certains
soulignent que la distinction entre propriétés relatives et absolues a été intro-
duite par Socrate en Théétète 160b8-c2 afin de décrire la position de Protagoras.
Mais comme, dans l’univers fictionnel des dialogues, le Sophiste est supposé se
dérouler le lendemain du Théétète, Théétète pourrait très bien encore avoir en
tête la distinction introduite la veille par Socrate. En outre, puisque l’étranger
a eu une conversation avec Théétète avant le début du Sophiste (voir 218a1-2),
il pourrait lui-même être au courant du fait que le jeune homme est familier
avec cette distinction ou du moins avec la position de Protagoras qui en a jus-
tifié l’introduction. Tous ces éléments contextuels permettraient d’expliquer
pourquoi l’étranger en appelle à l’accord de Théétète avant d’introduire la
157 En ce sens, voir le premier principe interprétatif énoncé par Malcolm (2006), 275.
158 Voir par exemple Hermodore apud Simplicius, Commentaire de la Physique, 248. 2-5 ;
Diogène Laërce, Vies des Philosophes, III, 108-109 ; Xénocrate et Andronicos apud Simpli-
cius, Commentaire des Catégories, 63. 22-24. Sur ces textes et d’autres, voir par exemple la
discussion de Teisserenc (2008), 172-174.
159 Comme le rappelle Crivelli (2012), 147-148.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 217
en effet qu’il soit bien question, en 255c14, de ce qui est dit relativement à quelque chose
et qu’en 255d1, l’étranger fournisse les raisons pour lesquelles ce qui est autre est dit tou-
jours relativement à quelque chose : précisément parce ce qui est autre est dit toujours
relativement à quelque chose d’autre (voir une réponse similaire chez Leigh (2012), 25).
L’issue de l’objection est manifestement incertaine, c’est pourquoi elle ne permet pas, à
elle seule, de rejeter l’interprétation en termes de propriétés relatives et absolues.
163 Voir Frede (1967), 12-37 et Crivelli (2012), 144-145.
164 Voir Diès [1923] (1955), 368 ; Cordero (1993), 174 ; Moravcsik (1992), 185 ; Teisserenc (2008),
155 ; Teisserenc (2012), 117.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 219
165 Cf. la traduction de Robin (1950), 317 de 255d6-7 : « c’est pour nous un résultat bel et bien
acquis … ».
166 La lecture de 255d1 que nous défendons est en accord avec les traductions que Robin, ibid.
et Cornford (1935), 281 proposent de cette ligne.
167 Ce point n’est généralement pas controversé, voir Teisserenc (2008), 156 n. 2 ; Leigh
(2012), 13.
168 Qui est celui de Cornford (1935), 281 n. 1 et Frede (1967), 26.
220 Chapitre 7
certains sont dits « être » en eux-mêmes et d’autres sont dits « être » toujours
relativement à d’autres.
Étant donné la façon dont Platon caractérise les formes dans d’autres dialo-
gues (voir par exemple Phédon 78d6, 100b6169), il est probable que les êtres qui
sont dits « être » en eux-mêmes (αὐτὰ καθ’ αὑτά) soient les formes, les genres,
les idées, tandis que ceux qui sont dits « être » toujours relativement à d’autres
(πρὸς ἄλλα) soient les particuliers sensibles qui participent de ces formes et
sont ce qu’ils sont en raison de ces participations170. Mais allons encore plus
loin, que peut vouloir dire l’étranger quand il déclare que les formes sont dites
« être » en elles-mêmes ? Deux interprétations sont possibles : ou bien il veut
dire que la particularité des formes est de pouvoir être dites « être » relative-
ment à rien, ou bien il veut dire que leur particularité est de pouvoir être dites
« être » relativement à elles-mêmes. Or, un coup d’œil prospectif à 258b10-c3
démontre que l’étranger considère que la spécificité des formes réside dans
la possibilité de les dire « être » relativement à elles-mêmes plutôt que dans la
possibilité de les dire « être » relativement à rien (voir καὶ δεῖ θαρροῦντα ἤδη
λέγειν ὅτι τὸ μὴ ὂν βεβαίως ἐστὶ τὴν αὑτοῦ φύσιν ἔχον, τὸ μέγα ἦν μέγα καὶ τὸ καλὸν
ἦν καλὸν καὶ τὸ μὴ μέγα ⟨μὴ μέγα⟩ καὶ τὸ μὴ καλὸν ⟨μὴ καλόν⟩, οὕτω δὲ καὶ τὸ
μὴ ὂν κατὰ ταὐτὸν ἦν τε καὶ ἔστι μὴ ὄν […]). Qui plus est, le fait que l’étranger
mentionne en 258b10-c3 cette spécificité sans s’expliquer plus avant auprès de
Théétète indique sans doute qu’il estime que le jeune homme est au courant
de cette spécificité, sinon depuis le début du dialogue, du moins depuis les
lignes que nous commentons, à savoir 255c13-14.
Pour résumer nos résultats, dans la première phase de son argument,
l’étranger distingue les êtres qui sont dits « être » relativement à eux-mêmes,
c’est-à-dire les formes, les genres, les idées, de ceux qui sont dits « être » tou-
jours relativement à d’autres, c’est-à-dire les particuliers sensibles. Avant
d’envisager la suite de l’argument, notons finalement que cette formulation
n’exclut pas la possibilité selon laquelle une forme puisse être dite « être »
également relativement à d’autres formes, par exemple quand elle participe
à d’autres formes. Simplement, la spécificité des formes est qu’elles sont dites
« être » relativement à elles-mêmes, à la différence des particuliers sensibles
qui sont dits « être » toujours relativement à d’autres choses.
169 Ainsi que les nombreuses références fournies par Teisserenc (2012), 125 n. 3.
170 Rappelons qu’en Philèbe 53d3-4, le devenir est labélisé τὸ δ’ἀεὶ ἐφιέμενον ἄλλου.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 221
est dit « autre » : alors que certains êtres, les genres, sont dits « être » en
eux-mêmes ou relativement à eux-mêmes, et que d’autres, les particuliers sen-
sibles, sont dits « être » toujours relativement à d’autres, tout ce qui est autre
est dit « autre » relativement à autre chose171.
Sur base de ce contraste, on pourrait objecter que si « être qualifié d’ “être”
en soi-même ou relativement à soi-même (αὐτὸ καθ’ αὑτό) » était vraiment
un label réservé aux formes, alors la forme de l’autre pourrait être autre en
elle-même ou relativement à elle-même ; or, cette conclusion semble être
contredite par l’affirmation de l’étranger (255d1, cf. 255d6-7) selon laquelle
tout ce qui est autre, forme de l’autre compris, est autre toujours relativement
à autre chose ; donc, pour éviter d’attribuer une contradiction à l’étranger, il
faudrait renoncer à l’idée d’après laquelle « être dit “être” en soi-même ou rela-
tivement à soi-même » est une formule décrivant la spécificité des formes172.
Une réponse est cependant possible173. En effet, l’énoncé « l’autre est autre » ne
constitue nullement un cas dans lequel l’autre est dit « autre » sans l’être relati-
vement à autre chose, mais bien plutôt un cas où il est dit « être » en soi-même
ou relativement à soi-même. Comme tous les genres, les formes, les idées,
l’autre peut donc être qualifié d’« être » αὐτὸ καθ’ αὑτό, sans que cela ne contre-
dise le constat de l’étranger d’après lequel tout ce qui est qualifié d’ « autre »,
forme de l’autre compris, le soit relativement à autre chose.
171 Le ἀεί de 255d1 contraste avec le τὰ μέν … τὰ δέ … de 255c13-14, il ne correspond pas au ἀεί
de 255c14, voir Frede (1967), 28 et 36.
172 C’est l’objection de Teisserenc (2008), 167 ; Teisserenc (2012), 120 et Leigh (2012), 9-10.
173 Comme l’ont bien vu Silverman (2002), 177-178 et Crivelli (2012), 148.
174 Bien sûr, en 255c13-14, il se mouvait déjà partiellement sur un plan ontologique puisque la
façon dont les êtres sont dits « être » permet de distinguer deux classes d’êtres, les formes
et les particuliers sensibles.
222 Chapitre 7
175 Même si elle n’est pas explicitement assertée, cette conclusion découle de ce qui est dit en
255d3-6. Sur l’équivalence entre « être en soi-même » et « être relativement à soi-même »,
voir Première phase de l’argument ci-dessus.
176 Voir Frede (1967), 13-19 et Crivelli (2012), 144-145.
177 Voir Première phase de l’argument ci-dessus.
178 Voir chapitre 7, Les genres-voyelles …
179 Elle a paru si étrange que les commentateurs ont souvent cherché à démontrer que
Platon la réfutait explicitement. Mais, ainsi que le montre la discussion de Nehamas
(1982), 206-211, le Parménide 158a3-6 ne constitue pas une objection de principe contre
l’auto-participation. Ce n’est d’ailleurs pas non plus le cas de Sophiste 245b7-8 (comme
le pense Teisserenc (2007b), 249), car quand l’étranger déclare que « l’être affecté d’être
un de quelque façon n’est manifestement pas identique à l’un », il n’applique pas la règle
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 223
que même lorsqu’il s’agit d’être quelque chose en soi-même, de l’« être en-soi »,
Platon conçoit l’être comme une relation, dans ce cas comme une relation à soi.
Cette conclusion contredit le diagnostic de certains philosophes de l’époque
contemporaine qui ont vu dans ce passage un document sur les limites internes
de l’ontologie grecque et en particulier un document témoignant de l’incapacité
qu’aurait eue Platon à penser l’être en-soi comme un type particulier de rela-
tion, la relation à soi-même180.
Comme toute division dans le Sophiste181, la partition des êtres en formes et
en particuliers sensibles s’explique, sur le plan intensionnel, par le mélange du
genre à diviser (dans ce cas, l’être) avec deux formes. Les formes utilisées pour
diviser ont néanmoins pour spécificité, dans le cas présent, de renseigner sur
la façon dont un genre donné est participé182. Pour un genre donné, participer
à la forme de l’αὐτὸ καθ’ αὑτό implique qu’au moins une chose qui participe
de ce genre y participe relativement à elle-même, tandis que participer à la
forme du πρὸς ἄλλο suppose qu’au moins une chose qui participe de ce genre y
participe relativement à autre chose. Ainsi, comme l’être participe à la forme
du πρὸς ἄλλο et à celle de l’αὐτὸ καθ’ αὑτό (255d4-5), il y a au moins une chose
qui participe à l’être relativement à elle-même. De fait, nous avons vu que cer-
taines choses, les formes, ont pour spécificité de participer à l’être relativement
à elles-mêmes. Si l’autre était identique à l’être, alors il participerait à la forme
du πρὸς ἄλλο et à celle de l’αὐτὸ καθ’ αὑτό et il y aurait au moins un cas dans
lequel ce qui est autre ne participe pas à l’autre relativement à autre chose,
mais y participe relativement à lui-même. Mais comme nous venons de voir
qu’il n’y a jamais de tel cas (puisque tout ce qui est autre l’est relativement à
autre chose), l’autre ne participe pas à la forme du πρὸς ἄλλο et à celle de l’αὐτὸ
καθ’ αὑτό. En conséquence, l’être et l’autre ne sont pas identiques.
Cette preuve difficile clôture la première étape du premier moment du coup
de force de l’étranger. Nous sommes à présent assurés d’avoir sélectionné cinq
très grands genres distincts les uns des autres : le changement, la stabilité, l’être,
selon laquelle ce qui possède une propriété ne peut être cette propriété elle-même, mais
celle d’après laquelle ce qui a des parties (comme c’est le cas pour l’être, d’après le poème
de Parménide), ne peut être l’un véritable, qui n’a pas de parties, voir 245a5-b3 et Bluck
(1975), 78.
180 Voir en ce sens, le commentaire de Heidegger [1924-25] (2001), 513-514, critiqué par
Gonzalez (2009), 91-92. Sur la lecture heideggérienne de ce passage et ses liens avec la
question de la temporalité, voir Zaks (2016).
181 Voir chapitre 3, Production, art de trier et dialectique.
182 Frede (1967), 24 ; de Rijk (1986), 151 n. 9 et Notomi (1999), 242 n. 70, reconnaissent bien
cette spécificité, mais en concluent qu’il ne peut s’agir de véritables formes. Cependant,
nous ne voyons pas pourquoi des façons de participer ne pourraient pas être envisagées
comme des formes.
224 Chapitre 7
183 En 255e8-9, l’étranger dit qu’il faut « s’exprimer de la façon suivante au sujet des cinq
genres » : en les reprenant καθ’ ἕν, c’est-à-dire « par rapport à l’un d’eux [le changement] »
(comme le comprennent Robin (1950), 318, 1465 n. 1 et Moravcsik (1962), 50 n. 3) et non
« un par un » (comme le pensent, par exemple, Campbell (1867), 153 ; Cornford (1935),
285 ; Diès [1923] (1955), 369 ; Cordero (1993), 175 et Mouze (2019), 165).
184 Voir La puissance de communication du changement avec les quatre autres très grands
genres ci-dessous.
185 Voir Reformulation des résultats atteints précédemment ci-dessous.
186 Voir L’être n’est pas ci-dessous.
187 Moravcsik (1962), 51 a bien vu que ces quatre paires concernant les différentes possibilités
de communication du changement sont dérivables des preuves permettant de démontrer
que les cinq très grands genres sont distincts l’un de l’autre. Il ne semble donc pas que
ces expressions soient considérées comme « obviously true », ainsi que le pense Cornford
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 225
(a) comme le changement est autre que la stabilité, le changement est non-la-
stabilité, mais, comme le changement participe à l’être, le changement est
(255e11-256a2) ;
(b) comme le changement est autre que le même, le changement est non-le-
même, mais, comme le changement participe au même, le changement
est le même (256a3-b5) ;
(c) le fait que le changement est autre que l’autre implique à la fois que le
changement est non-autre et que le changement est autre (256c4-9) ;
(d) enfin, puisque nous disons que le changement est autre que la stabilité, le
même et l’autre, il n’y a aucune raison de refuser que le changement soit
autre que l’être, ce qui suppose que le changement est non-être, même s’il
est un être dans la mesure où il participe à l’être (256c10-d10)188.
Les expressions « le changement est non-la-stabilité », « le changement est
non-le-même », « le changement est non-autre », « le changement est non-
être » sont déconcertantes, car elles n’appartiennent pas à la langue française
courante. Nous les utilisons cependant afin de rendre compte du fait que
l’étranger, pour exprimer les membres négatifs de ses quatre paires apparem-
ment contradictoires, prend soin de faire porter la négation sur le complément
du verbe « être » (εἶναι), plutôt que sur ce verbe lui-même. Dans ce passage, il
privilégie en effet systématiquement des expressions négatives de la forme « x
est non-y » ou encore « non-y, x l’est »189, au détriment d’expressions négatives
de la forme, plus volontiers attendue en français, « x n’est pas y ». Nous verrons,
dans la suite du raisonnement190, que cette façon de s’exprimer possède une
fonction dialectique bien précise ; c’est pourquoi il convient de la manifester
dans la paraphrase que nous mobilisons pour commenter ce passage.
Le membre négatif de la paire (d) : « le changement est non-être » constitue
bien évidemment l’horizon de cet argument, puisque l’expression « non-être »
est appliquée au changement de manière légitime et non problématique. Mais
comment est-il possible que cette conclusion et la conclusion apparemment
contradictoire, « le changement est un être », soient également légitimes ? Plus
(1935), 285. Cette remarque permet de mieux comprendre l’interdépendance des deux
étapes du premier moment du coup de force ontologique de l’étranger.
188 Dans la paire (a), l’étranger ne contraste pas, comme on pourrait s’y attendre par com-
paraison avec les autres paires, l’absence de stabilité du changement avec sa stabilité,
mais il contraste l’absence de stabilité du changement avec son être, avec le fait que « le
changement est ». Cela n’a rien d’étonnant, puisque nous savons qu’il considère que
le changement ne participe pas de la stabilité, c’est-à-dire que la stabilité n’affecte pas la
nature du changement (voir supra, Le changement et la stabilité diffèrent de l’autre et du
même).
189 Voir Robin (1950), 1465 n. 1 de la p. 318.
190 Voir ci-dessous Reformulation des résultats atteints précédemment.
226 Chapitre 7
généralement, comment est-il possible que tous les membres des quatre paires
apparemment contradictoires soient légitimes191 ?
L’étranger répond à cette question en se focalisant sur les rapports du chan-
gement et du même. Ce passage important peut être cité intégralement :
194 Voir Owen (1971), 258 n. 63 ; McDowell (1982), 125 n. 20 ; Brown [1986] (1999), 471 n. 26 ;
Brown (2008), 447-448.
195 Voir Brown [1986] (1999), 471 n. 26 ; Brown (2008), 449 ; Crivelli (2012), 159, 161.
196 De sérieuses objections peuvent toutefois être adressées aux deux premières interpréta-
tions mentionnées (celles pour lesquelles l’étranger distingue différents sens ou usages du
verbe εἶναι et celles pour lesquelles il distingue les différents sens possibles de l’expression
« le même »), voir l’étude très complète que Crivelli (2012), 149-166 consacre à ce passage.
197 Voir 230b7-8 et chapitre 3, La réfutation socratique.
228 Chapitre 7
201 Voir chapitre 2, La division des techniques ; chapitre 3, Production, art de trier et dialectique.
202 Pace Owen (1971), 255, la phrase « il [le changement] est » (256a1) n’est donc pas fragmen-
taire ou elliptique.
230 Chapitre 7
traduire ἔστι en 256a1-2, par « il [le changement] existe »203 ? Et même si l’on
ne va pas jusqu’à traduire ainsi, doit-on comprendre que Platon isole la notion
d’existence dans ce passage204 ? Les éléments accumulés lors des chapitres
précédents doivent nous amener à répondre par la négative à ces questions.
En ce qui concerne la traduction des usages complets du verbe « être » en
grec ancien (εἶναι), nous avons déjà, au début de notre examen du cœur du
Sophiste205, signalé qu’une traduction systématique par « exister » tend à mas-
quer la proximité sémantique qui unit les usages complets et incomplets de ce
verbe206. Etant donné cette proximité, quand Platon écrit qu’« il [le change-
ment] est » (Ἔστιν, 256a1, a2), il est tout à fait légitime de poser la question « est
quoi ? ». Or une traduction par « exister » ne permet pas de rendre compte de
ce fait, puisqu’on ne peut pas demander « exister quoi ? ». Pour cette raison, il
nous semble qu’il ne faut pas traduire 256a1-2 par « il [le changement] existe »,
mais qu’il faut accepter la traduction, peut-être inélégante, « il [le change-
ment] est »207 ou encore éventuellement « il [le changement] “est” »208.
Indépendamment des questions de traduction des lignes 256a1-2, on pour-
rait toujours soutenir que Platon cherche à isoler la notion d’existence dans ce
passage. Afin de déterminer l’exactitude d’une telle proposition exégétique, il
est important de préciser à quelles conditions Platon aurait pu, voire aurait dû
isoler la notion ou le concept d’existence. Or, il semble que seule une sépara-
tion du genre du « quelque chose » (τί) et de celui de l’être (ὄν) rende possible,
voire nécessaire de concevoir l’existence comme un concept distinct. S’il est en
effet possible d’envisager quelque chose qui ne soit pas ou, alternativement,
s’il est possible d’être, sans être quelque chose, alors le concept d’existence
devient également possible, voire nécessaire pour désigner ce qui manque à
quelque chose pour être ou, alternativement, pour désigner le simple fait d’être
indépendant du fait d’être tel ou tel. Cette manière de concevoir l’existence
comme simple fait d’être ou comme ce qui vient s’ajouter à quelque chose
pour lui conférer son être rend bien compte, nous semble-t-il, de la définition
classique, scolastique, de l’existence comme actualisation d’une essence209.
qu’il intervient également dans le mélange d’un genre avec lui-même pour lui
conférer sa nature217. Par conséquent, l’être intervient dans tous les cas de par-
ticipations des genres (différents de l’être) entre eux, que ce soit pour lier un
genre à lui-même ou pour le lier avec quelque chose d’autre, et ce, même si
Platon ne mentionne pas systématiquement l’intervention de l’être dans tous
les cas de participation, soit qu’il cherche à alléger son propos, soit qu’il consi-
dère que l’analogie entre les genres et les voyelles soit suffisante pour la faire
comprendre218. Dans cette hypothèse, le genre de l’être interviendrait donc
aussi bien pour expliquer les usages complets du verbe « être » (εἶναι) que ses
usages incomplets et plus rien ne s’oppose à supposer une continuité entre
ces usages219.
La proposition exégétique d’après laquelle Platon cherche à isoler la notion
d’existence dans ce passage est donc bien erronée étant donné l’absence de
séparation du genre de l’être et du « quelque chose », elle-même confirmée par
la proximité sémantique des usages complets et incomplets du verbe « être »
(εἶναι) et par la fonction de liaison de l’être. Cependant, si Platon ne veut pas
dire que quelque chose existe purement et simplement en disant qu’il parti-
cipe à l’être, on peut légitimement se demander : que veut-il nous dire ?
Nous venons de rappeler que l’être possède avant tout une fonction de liai-
son : qu’il lie un genre à lui-même ou à d’autres, il contribue à conférer à ce genre
sa nature220 ; ou encore il peut lier un individu particulier sensible à un
genre de telle sorte que cet individu est dénommé d’après ce genre (cf. Phédon
78d10-e2, 102a11-b3 ; Phèdre 250e1-3 ; Parménide 130e4-131a3). Par conséquent,
affirmer d’un genre ou d’un individu particulier sensible qu’il participe à l’être
revient simplement à affirmer que ce genre ou cet individu particulier sen-
sible est susceptible d’être relié, que ce soit à lui-même, pour les genres, ou à
quelque chose d’autre, pour les genres et les individus particuliers sensibles.
Être, c’est être capable de participer à quelque chose, être capable d’être déter-
miné par quelque chose, ou, pour reprendre les termes précédemment utilisés
par l’étranger, c’est être capable de pâtir de quelque chose221. En définitive,
217 Voir ci-dessus, Preuve de la distinction entre l’autre et l’être, Troisième phase de l’argument.
218 Rappelons également que l’adverbe « réellement » (ὄντως), qui désigne l’être, semble
pouvoir s’insérer dans n’importe quelle phrase exprimant qu’un mélange entre certains
ingrédients a lieu (voir 252a9-10 et ci-dessus chapitre 7, Première possibilité : rien n’a puis-
sance de communication avec rien sous aucun rapport).
219 Nous suivons ici Crivelli (2012), 203.
220 Voir ci-dessus La puissance de communication du changement avec les quatre autres très
grands genres.
221 Cf. chapitre 6, Amendements nécessaires pour prolonger l’ὅρος dans le reste du dialogue.
Nous voyons maintenant comment l’ὅρος proposé aux géants peut être étendu à la capa-
cité qu’ont les genres de pâtir (de participer) des autres genres et de se voir ainsi constitués
dans leur nature.
234 Chapitre 7
quand l’étranger écrit : « mais le changement est », il veut dire que le change-
ment possède la capacité de participer à quelque chose. En participant à l’être
relativement à lui-même, au même et à l’autre, la nature du changement se
voit constituée.
Avant de revenir à l’application de l’expression « non-être » au changement,
il est capital de faire une précision sur toute la discussion qui précède. Dans
cette discussion, mais déjà dans les chapitres précédents, nous avons tenté de
montrer que les usages complets du verbe « être » en grec ancien (εἶναι) n’ont
pas pour fonction d’isoler, de thématiser explicitement l’existence du sujet
auquel le verbe « être » (εἶναι) est appliqué sans complément. Cependant, le
fait que Platon ne cherche pas, étant donné le lien qu’il tisse entre l’être et la
détermination, à isoler ou à thématiser l’existence comme « être pur et indé-
pendant d’une détermination particulière », n’exclut pas un usage implicite et
non-thématique de la notion d’existence. Il est en effet possible de considé-
rer que toute détermination d’une chose suppose que cette chose existe de
la manière dont elle est déterminée ou, alternativement, qu’exister pour une
chose revient toujours à exister de telle ou telle manière. Si et seulement si
l’existence est conçue de cette manière, c’est-à-dire comme inséparable d’une
détermination, alors rien ne s’oppose à reconnaître que Platon fait usage de
cette notion ni à dire que « le changement est » implique, présuppose qu’il
existe de telle ou telle manière, c’est-à-dire, dans le cas présent, qu’il existe
comme changement222. Mais encore une fois, nous soutenons que l’absence
de séparation de l’être et du quelque chose, la proximité sémantique de l’usage
complet et incomplet du verbe εἶναι et l’intervention du genre de l’être dans les
situations expliquant ces différents usages, constituent un frein à l’émergence
de l’existence comme un concept ou une notion distincte dans le Sophiste.
222 Pour cette ligne interprétative, voir Brown [1986] (1999), 150 et Crivelli (2012), 150 qui
considèrent que « le changement est » en 256a1-2 « makes an existential claim », ce
qui semble devoir être distingué de l’idée selon laquelle Platon isole la notion d’existence
ou le sens existentiel du verbe « être » (εἶναι). Voir en particulier Brown [1986] (1999), 471 :
« though the phrase dia to metechein tou ontos (because of sharing in being) analyses a
complete “is”, this use is not seen as importantly distinct from incomplete uses of “is” ».
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 235
il est donc nécessaire que le non-être soit [ou : qu’il y ait du non-être223] à
propos du changement et par rapport à tous les genres : car, par rapport
à tous <les genres>, la nature de l’autre, en rendant chacun autre que l’être,
fait <de chacun d’eux un> non-être, et donc tous, sous ce même rapport,
nous <les> dirons à juste titre « non-être » [littéralement : « non-étants »]
et, inversement, parce qu’ils participent à l’être, <nous dirons à juste titre
que tous> « sont » et <nous les dirons> « être » [littéralement : « étants »]
Ἔστιν ἄρα ἐξ ἀνάγκης τὸ μὴ ὂν ἐπί τε κινήσεως εἶναι καὶ κατὰ πάντα τὰ γένη·
κατὰ πάντα γὰρ ἡ θατέρου φύσις ἕτερον ἀπεργαζομένη τοῦ ὄντος ἕκαστον
οὐκ ὂν ποιεῖ, καὶ σύμπαντα δὴ κατὰ ταὐτὰ οὕτως οὐκ ὄντα ὀρθῶς ἐροῦμεν, καὶ
πάλιν, ὅτι μετέχει τοῦ ὄντος, εἶναί τε καὶ ὄντα (256d11-e4)
Ainsi donc, eu égard224 à chacune des formes, l’être est multiple, le non-
être <est> une quantité illimitée [ou indéterminée ou infinie]
Περὶ ἕκαστον ἄρα τῶν εἰδῶν πολὺ μέν ἐστι τὸ ὄν, ἄπειρον δὲ πλήθει τὸ μὴ ὄν
(256e6-7)225
Ces nouvelles déductions semblent confirmer que l’étranger reformule les résul-
tats atteints lors de la première phase de son argumentation, en 255e8-256d10.
En effet, comparons la première et la dernière de ces nouvelles déductions.
223 Cette possibilité de traduction alternative est proposée par O’Brien (1995), 50 n. 1.
224 « Eu égard » traduit περί qui, ici, ne peut avoir un sens purement spatial, mais doit avoir
un sens relationnel, comme le montre bien Teisserenc (2007b), 255-256 n. 14.
225 Les passages cités ont été retraduits tout en s’inspirant des traductions françaises déjà
existantes.
236 Chapitre 7
226 Sur cet usage converse d’εἶναι, voir Frede (1967), 52-55 ; Lewis (1976), 110 n. 13 ; Crivelli
(2012), 167.
227 O’Brien (1995), 52, 93-94 considère que l’introduction de cette « quantité illimitée » de
non-être s’explique par le fait que a) chaque forme x est autre que toutes les autres (255e4-
6) et que b) toutes les formes participent à l’être. En supposant le principe selon lequel
si une forme x est autre qu’une seconde forme y et que y participe à une troisième forme
z, alors x est non-z, on pourrait conclure que chaque forme est non-être à chaque fois
qu’elle est autre qu’une autre forme qui est. Et comme chaque forme est autre qu’une
quantité illimitée d’autres formes qui sont, chaque forme serait une quantité illimitée
de fois non-être ou encore, le non-être serait une quantité illimitée eu égard de chaque
forme (256e6-7). Cependant, le principe justifiant cette inférence n’est pas affirmé dans
le texte et semble problématique. Il suivrait en effet de ce principe que la pêche à la ligne
est non-technique parce qu’elle est autre que la dialectique ou l’agriculture, qui sont des
techniques, cf. Crivelli (2012), 171-172 n. 197. Pour d’autres problèmes liés à cette lecture, cf.
van Eck (2002), 67-68. D’autres exégèses alternatives sont discutées dans la n. 244 et dans
le texte qui précède cette note.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 237
228 Voir ci-dessus La puissance de communication du changement avec les quatre autres très
grands genres.
229 Le nombre de formes est illimité (pace Centrone (2008), 197 n. 132) parce que la dia-
lectique est la science des hommes libres et qu’aucune borne n’est fixée a priori quant
aux objets relativement auxquels le dialecticien peut poser une idée (voir notamment
227a7-b6 et Parménide 130a3-e4). L’espace de la recherche dialectique est illimité et infini.
230 Voir Frede (1967), 80 ; Frede (1992), 403-404, 412 ; Crivelli (2012), 167, 169.
231 Elle est partagée par McDowell (1982), 117-118 ; van Eck (2000), 72-74 ; van Eck (2002), 69 et
Crivelli (2012), 153, 170-171.
232 C’est l’interprétation choisie par McDowell (1982), 117-118 et Crivelli (2012), 170-171. La tran-
sition entre le non-être au sens de l’altérité avec le genre de l’être (256d11-e4) au non-être
au sens de ne pas être tel ou tel (256e6-7) est également notée par Campbell (1867), 156-
157 et par Lewis (1976), 91-94, 110 n. 11.
238 Chapitre 7
233 Ainsi que le notent Frede (1967), 85 et Owen (1971), 233 n. 20.
234 Nous laissons provisoirement de côté la composante affirmative de la conclusion
(256e6-7) d’après laquelle « l’être est multiple eu égard à chacune des formes ». Nous y
reviendrons après avoir examiné le problème de « la quantité illimitée de non-être ».
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 239
d’après laquelle chaque forme n’est pas une quantité illimitée d’autres
formes, mais au moyen d’un usage converse de la négation du verbe
« être » (εἶναι).
Cette exégèse présente un inconvénient textuel et un inconvénient lié à la
forme de la progression argumentative235.
L’inconvénient textuel apparaît en considérant de plus près l’étape (c) :
« car, par rapport à tous <les genres>, la nature de l’autre, en rendant cha-
cun autre que l’être, fait <de chacun d’eux un> non-être » (κατὰ πάντα γὰρ ἡ
θατέρου φύσις ἕτερον ἀπεργαζομένη τοῦ ὄντος ἕκαστον οὐκ ὂν ποιεῖ, 256d12-e2). Si
cette étape servait à établir que chaque genre est autre que l’être, l’expression
« par rapport à tous <les genres> » anticiperait sur l’expression « chacun » et
les deux expressions auraient exactement la même fonction dans le raisonne-
ment. Paraphrasé, le raisonnement de l’étranger serait donc : tous les genres,
c’est-à-dire chacun (sauf l’être lui-même) est différent de l’être. Puisque, dans
cette hypothèse, la clause « par rapport à tous <les genres> » ne fait rien d’autre
qu’anticiper « chacun », cette clause constitue une expression pléonastique
dont Platon aurait pu se passer. Le fait que, d’après l’exégèse qui vient d’être
présentée, certains termes du raisonnement de l’étranger sont pléonastiques
ou redondants peut compter comme un argument contre cette exégèse, sur-
tout si une exégèse alternative est capable de donner une signification non
redondante à ces expressions236.
En outre, le raisonnement tel qu’il est décrit peut laisser insatisfait du
point de vue de la progression argumentative. Il présuppose en effet qu’une
partie décisive de l’argumentation, l’étape (e), est accomplie implicitement.
D’ailleurs, même si cette opération avait bien lieu implicitement, il n’en reste
pas moins que, d’après cette exégèse, l’étranger justifie l’utilisation de l’expres-
sion « non-être » pour décrire l’altérité entre deux genres quelconques en se
fondant sur l’altérité entre tous les genres et l’être. Or l’altérité entre tous les
235 On objecte parfois (par exemple Owen (1971), 234 n. 21) contre cette interprétation que la
clause « et selon tous les genres » (καὶ κατὰ πάντα τὰ γένη·) ne peut pas être interprétée
comme opérant la transition de la différence entre l’être et le changement à la différence
entre l’être et tous les genres parce que si cette partie de phrase avait vraiment pour fonc-
tion de généraliser l’affirmation qui la précède, la préposition ἐπί devrait couvrir 256d11
et 256d12. En d’autres termes, pour pouvoir prendre 256d12 comme la généralisation de
256d11, il aurait fallu que l’étranger dise : « il est donc nécessaire que le non-être soit à
propos du changement et de tous les genres » plutôt que d’utiliser une préposition dif-
férente (« selon », κατά) pour exprimer la seconde partie de son affirmation. Cependant,
il est possible de répondre à cette objection que, dans d’autres passages du Sophiste (par
exemple en 241b1), Platon utilise des prépositions différentes pour exprimer la même
relation logique, voir O’Brien (1995), 52 n. 1 ; van Eck (2002), 66 et Crivelli (2012), 174 n. 203.
236 Cf. van Eck (2002), 66.
240 Chapitre 7
genres et l’être n’est prima facie pas identique à l’altérité entre deux genres
quelconques et, sans plus d’explication, on ne voit pas très bien pourquoi le fait
que l’utilisation de l’expression « non-être » soit justifiée pour décrire un cas
implique du même coup que l’on puisse utiliser cette expression pour décrire
un cas distinct237.
Ces deux inconvénients peuvent nous pousser vers l’examen d’une exégèse
alternative.
D’après cette exégèse le raisonnement se reconstruit comme suit238 :
(a) « Il est donc nécessaire que le non-être soit [ou : qu’il y ait du non-être]
à propos du changement […] » (Ἔστιν ἄρα ἐξ ἀνάγκης τὸ μὴ ὂν ἐπί τε κινή-
σεως εἶναι, 256d11). Comme pour la première exégèse présentée, cette
étape du raisonnement doit être comprise comme exprimant l’altérité
entre le changement et l’être au moyen de l’usage converse du verbe
« être » (εἶναι).
(b) « […] et par rapport à tous les genres : […] » (καὶ κατὰ πάντα τὰ γένη· 256d
12). Contrairement à la première exégèse présentée, cette étape n’a pas
pour fonction d’entamer une généralisation, mais elle fournit bien plu-
tôt les compléments de l’expression « non-être » figurant dans l’étape (a).
L’occurrence de l’expression « non-être » dans (a), c’est-à-dire τὸ μὴ ὄν, est
en effet une occurrence complète de la négation du verbe « être » (εἶναι)
(ἐπί κινήσεως étant le complément d’εἶναι et non pas de τὸ μὴ ὄν). Or, en
vertu de la proximité sémantique des usages complets et incomplets du
verbe « être » (εἶναι), il est toujours possible de demander « est quoi ? »
quand « être » (εἶναι) est utilisé de manière complète239. Par conséquent,
il est possible de demander (en adaptant la question à la tournure utilisée
ici par l’étranger) : « il est nécessaire qu’il y ait du non-être à propos du
changement, certes, mais du non-être par rapport à quoi ? ». La fonction
de la phrase « et par rapport à tous les genres » (καὶ κατὰ πάντα τὰ γένη)
est de répondre à cette question.
(c) « […] car, par rapport à tous <les genres>, la nature de l’autre, en rendant
chacun autre que l’être, fait <de chacun d’eux un> non-être […] » (κατὰ
πάντα γὰρ ἡ θατέρου φύσις ἕτερον ἀπεργαζομένη τοῦ ὄντος ἕκαστον οὐκ ὂν
ποιεῖ, 256d12-e2). L’étape précédente (b) est expliquée. Si l’on peut dire
que le changement est non-être par rapport à tous les genres (entendons :
237 Comme le reconnait Crivelli (2012), 171, qui adopte malgré tout in fine cette interprétation
(p. 175).
238 Cette reconstruction est défendue par Owen (1971), 234 n. 21 ; van Eck (2000), 73 n. 38 ; van
Eck (2002), 68-71.
239 Voir chapitre 5, Introduction.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 241
deux genres en se fondant sur une situation proche de l’altérité entre ces deux
genres, à savoir l’altérité entre le premier genre et l’être par rapport au second.
Pour ces différentes raisons, cette lecture doit être préférée à la première lec-
ture examinée.
L’étranger est donc parvenu à justifier l’utilisation de l’expression « non-être »
pour décrire l’altérité entre tous les genres et non plus seulement pour décrire
l’altérité entre le changement et l’être. Pour accomplir cette transition, il a
montré que l’altérité entre un premier genre et un second supposait toujours
une altérité entre le premier et l’être par rapport au second. Bien entendu,
comme toute détermination implique l’être et comme tout être implique la
détermination241, il n’y a qu’une différence de point de vue et non une diffé-
rence substantielle entre dire que x est autre que y et dire que x est autre que
être y. Par conséquent, il n’y a également qu’une différence de point de vue
et non une différence substantielle entre la forme « x est non-y » (privilégiée
entre 255e8 et 256d9) et la forme « x n’est pas y » (autorisée à partir de 256d12).
Cependant, il était légitime d’attendre que cette différence de point de vue
soit mentionnée au moment même où Platon passe de l’utilisation d’expres-
sions prudentes de type « non-y » à celles, plus osées, de type « non-être-y ».
Et d’après l’exégèse présentée ci-dessus, c’est précisément cette différence de
point de vue que Platon mentionne entre 256d11 et 256e7.
Avant de voir comment la justification de l’utilisation de l’expression « non-
être » pour exprimer l’altérité entre deux genres permet simultanément de
justifier l’application de cette expression à l’être, il reste à examiner, dans la
conclusion tirée en 256e6-7, la partie concernant « l’être multiple » relatif à
chaque forme.
Une façon simple d’interpréter cet être multiple consiste à réaliser que si
chaque forme est autre qu’un nombre illimité d’autres formes ou, plus exac-
tement, est autre que l’être par rapport à un nombre illimité d’autres formes,
chaque forme est également un nombre multiple de formes ou, plus exac-
tement, participe à l’être par rapport à un nombre multiple de formes. Par
exemple, le changement participe à l’être par rapport à lui-même, mais aussi
par rapport à l’autre et au même. Comme chaque forme est un nombre mul-
tiple de formes, l’étranger peut dire, au moyen d’un usage converse du verbe
« être » (εἶναι), que l’être est multiple eu égard à chaque forme, c’est-à-dire
qu’un nombre multiple de formes est eu égard à chaque forme.
241 Par cette formule, nous voulons simplement dire que, dans une perspective platoni-
cienne, n’importe quelle détermination y suppose le fait d’être y et que, réciproquement,
dans cette perspective, il n’y a pas d’être indépendant d’une détermination si bien qu’être
implique toujours être quelque chose de déterminé, voir l’Interlude ci-dessus.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 243
242 Pour cette interprétation, voir White (1993), 50 et Leigh (2008), 119.
243 L’idée selon laquelle la quantité illimitée de non-être s’explique par l’altérité entre chacun
des genres et l’être est défendue par Dixsaut (2000), 227.
244 Il serait toujours possible d’estimer que l’être est multiple parce qu’il s’applique à cha-
cune des formes, mais que le non-être est illimité parce que chaque forme est autre que
toutes les autres formes. Mais alors, la symétrie entre les deux parties de 256e6-7 est bri-
sée, puisque, dans cette hypothèse, la partie affirmative de 256e6-7 justifie la multiplicité
de l’être par la multiplicité des sujets auxquels s’applique l’expression « être », tandis que
la partie négative de ces lignes 256e6-7 justifie la quantité illimitée de non-être par les
prédicats qui complètent l’expression « non-être ». Encore une autre réponse, peut-être
plus convaincante, consisterait à dire que 257a1-7 peut être tiré de la partie négative
de 256e6-7 dans la mesure où 257a1-7 exprime le résultat converse de la partie négative de
256e6-7 : chaque genre étant autre que l’être, le non-être est illimité (256e6-7) ; mais l’être,
en retour, est autre que chaque genre et donc n’est pas tous les autres (257a1-7). Il nous
semble toutefois que cette interprétation s’accorderait mieux avec une particule comme
αὖ en 257a1 plutôt que le καί que l’on trouve effectivement et qui suggère que l’être n’est
pas exactement pour la même raison qu’il y a une quantité illimitée de non-être autour
de chaque forme. (En outre, dans cette perspective, il resterait encore à expliquer la diffé-
rence de quantité entre être et non-être, ce que l’interprétation que nous avons proposée
permet facilement de faire dans la mesure où chaque forme est autre que l’être par rap-
port à un nombre illimité d’autres formes, mais participe à l’être par rapport à un nombre
multiple de formes.)
244 Chapitre 7
façon (πῃ), l’être n’est pas, il suffit en effet d’appliquer à l’être le principe d’après
lequel chaque genre n’est pas une quantité illimitée de fois parce que chaque
genre est autre que les autres genres qui sont en quantité illimitée245. Comme
l’être est lui-même un genre, il est autre que les autres genres qui sont en quan-
tité illimitée et donc n’est pas en quantité illimitée (257a1-7).
D’après l’interprétation du raisonnement que nous avons défendue, l’al-
térité entre un genre donné et tous les autres peut se comprendre comme
l’altérité entre un genre donné et l’être par rapport à tous les autres genres. Peut-
être objectera-t-on contre cette interprétation qu’il n’est question, au moment
d’appliquer ce principe à l’être, que d’altérité entre l’être et tous les genres
(Οὐκοῦν καὶ τὸ ὂν αὐτὸ τῶν ἄλλων ἕτερον εἶναι λεκτέον, 257a1-2) et non pas d’alté-
rité entre l’être et l’être relativement à tous les autres genres. Cependant, étant
donné l’implication réciproque de l’être et de la détermination, il n’y a qu’une
différence de point de vue et non pas une différence substantielle entre être
autre que quelque chose et être autre que l’être relativement à quelque chose.
Ayant expliqué en 256d12-e7 que le non-être illimité relatif à chaque genre
dérive de l’altérité entre chaque genre et l’être par rapport à tous les autres,
Platon peut maintenant, pour justifier le non-être illimité de l’être, se contenter
de dire que l’être est autre que tous les autres genres et estimer que son lecteur
comprendra qu’il aurait pu tout aussi bien écrire, sous un autre point de vue, que
l’être est autre que l’être par rapport à tous les autres genres. D’ailleurs, l’étran-
ger précise bien que c’est « dans l’exacte mesure où les autres sont que l’être
n’est pas » (Καὶ τὸ ὂν ἄρ’ ἡμῖν, ὅσαπέρ ἐστι τὰ ἄλλα, κατὰ τοσαῦτα οὐκ ἔστιν· 257a4-
5). L’insistance, dans cette formulation, sur l’être des autres genres s’explique
aisément si l’on admet que l’altérité entre l’être et les autres genres justifiant le
non-être de l’être peut également se comprendre comme l’altérité entre l’être
et l’être par rapport aux autres genres. Certes, l’idée d’une altérité entre
l’être et l’être par rapport aux autres genres peut de prime abord choquer l’in-
tuition. Cependant, ce choc se dissipe dès qu’on réalise que, pour un genre x
donné, être autre que l’être par rapport à y ne signifie rien d’autre qu’être autre
que y. Ainsi, pour l’être, être autre que l’être par rapport à tous les autres genres
veut simplement dire que l’être est autre que tous les autres genres que l’être.
Ainsi se clôture le premier moment du coup de force ontologique de l’étran-
ger. Avant de pouvoir passer à la question de la fausseté dans les énoncés et
dans les jugements, c’est-à-dire au lien entre les énoncés, les jugements et le
non-être, l’étranger doit encore assurer que l’expression « non-être » légitime-
ment applicable, dans un nombre illimité de cas, à chaque forme, y compris à
245 Voir Cornford (1935), 288 n. 1 ; Owen (1971), 233 n. 20 ; Lewis (1976), 92 ; Movia (1991), 384 ;
Crivelli (2012), 176.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 245
l’être, détermine bien elle-même une forme à laquelle chaque chose qui n’est
pas participe quand lui est légitimement appliquée cette expression246. En
d’autres termes, après avoir montré en quel sens l’être n’est pas, il faut encore
parvenir à montrer que le non-être est une forme qui possède une nature, que
le non-être est.
6 Le non-être est
246 La nécessité de cette étape est bien notée par Frede (1967), 41, 73.
247 Voir L’annonce d’une double perspective sur le non-être ci-dessous.
246 Chapitre 7
252 L’alternative est notée par Kostman (1973), 201 et Crivelli (2012), 182.
253 Voir Owen (1971), 232.
254 Voir par exemple Kostman (1973), 203 ; Brown (2012), 239.
255 Objection proposée par Crivelli (2012), 182-183.
256 Voir ci-dessus Reformulation des résultats atteints précédemment.
248 Chapitre 7
Si tous les commentateurs s’accordent sur le fait que l’étranger conçoit ici la
négation comme impliquant l’altérité plutôt que la contrariété, cette dernière
phrase a néanmoins suscité de très nombreuses controverses exégétiques. Les
problèmes proviennent du fait que la façon dont l’étranger explique le fonc-
tionnement sémantique de la négation en termes d’altérité semble permettre
d’appliquer l’expression « non-grand » à un géant ou l’expression « non-belle »
à Hélène : le géant et Hélène sont bien « quelque chose d’autre » que la gran-
deur et la beauté, respectivement.
Afin d’exclure cette possibilité, les commentateurs ont proposé différentes
solutions : certains estiment qu’il faut comprendre que, quand une expression
négative de type « non-y » est appliquée à un sujet, cela signifie que toutes les
formes auxquelles ce sujet participe sont autres que la forme y ; pour d’autres,
une telle application signifie que ce sujet participe d’un genre qui est incompa-
tible ou en contradiction avec la forme y ou encore d’un genre qui est autre que
y, mais qui appartient à la même gamme de formes incompatibles que y ; pour
une dernière catégorie d’interprètes, l’application d’une expression négative de
type « non-y » à un sujet implique que ce sujet est autre que tout ce qui est
y260. Néanmoins, les deux premières interprétations ne semblent pas pouvoir
être extraites des mots effectivement utilisés par l’étranger : au moment cru-
cial où il explique le fonctionnement sémantique de la négation (c’est-à-dire
259 Nous prenons le génitif τῶν ἐπιόντων ὀνομάτων en facteur commun avec προτιθέμενα et
avec τῶν ἄλλων τί (cf. Crivelli (2012), 178 n. 7). D’une part, « les noms qui suivent » suivent
bien le « non » ou le « ne pas » préfixé, et de l’autre, ces « noms qui suivent, ou plutôt les
choses par rapport auxquelles ces noms ont été établis » sont ce par rapport à quoi est
autre le « quelque chose d’autre » indiqué par le « non » ou le « ne pas ». Quant au verbe
κεῖμαι (257c2), il semble appeler une traduction plus forte que « désigner », d’où notre
traduction par « ont été établis », voir Robin (1950), 320 ; Cordero (1993), 180 et Dixsaut
(2000), 237 n. 1.
260 Par exemple, d’après la première interprétation, l’attribution de « non-beau » à un sujet
signifie que toutes les formes auxquelles ce sujet participe sont autres que la beauté.
D’après la seconde, l’attribution de « non-beau » à un sujet signifie que celui-ci participe
d’une forme qui est incompatible ou en contradiction avec la beauté, ou encore qui est
autre que la beauté, mais qui appartient à la même gamme de formes incompatibles que
celle-ci. Enfin, d’après la dernière catégorie d’interprètes, l’application de « non-beau » à
un sujet signifie que celui-ci est autre que tout ce qui est beau. Pour l’attribution de ces
différentes positions aux commentateurs qui les ont soutenues, on lira le recensement
très complet de Crivelli (2012), 184-186, 190, qui défend lui-même la dernière solution
mentionnée (pp. 192-196).
250 Chapitre 7
261 Comme le remarquent Wiggins (1971), 291-294 ; Bostock (1984), 113 ; van Eck (1995), 26 ;
Crivelli (2012), 186-187.
262 Voir Wiggins (1971), 291 n. 15a ; Lewis (1976), 101 ; Bostock (1984), 113 ; van Eck (1995), 26 ;
Crivelli (2012), 190.
263 Voir van Eck (1995), 26 et Crivelli (2012), 191.
264 Point bien noté par Szaif [1996] (1998), 436-437 ; Szaif (2015), 455.
265 Voir Lewis (1976), 100-106, 112 n. 27 et McDowell (1982), 119-120.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 251
266 C’est pourquoi nous ne pouvons nous accorder avec Dixsaut (2000), 243-249, d’après qui
la signification des expressions négatives serait, pour Platon, purement négative au sens
où ces expressions posséderaient un sens, mais pas de référence déterminée.
267 Ce point est clairement établi par Bostock (1984), 114. Notre interprétation doit également
être distinguée de la lecture proposée par van Eck (1995), 20-46 d’après laquelle ce pas-
sage ne contient pas d’explication de la prédication négative. Van Eck a raison de dire
que ce passage ne contient pas d’explication de ce que nous entendons par prédication
négative (voir ci-dessous dans le texte principal), mais il a tort de considérer (pp. 30-32)
que le « quelque chose d’autre » dont il est question en 257b10-c1 sera identifié ultérieure-
ment comme la forme négative correspondant à l’expression « non-y » : ce quelque chose
d’autre peut renvoyer à n’importe quelle chose autre que la forme y.
268 Comme le remarque van Eck (1995), 43 n. 41.
252 Chapitre 7
Ἔχον· ὃ γὰρ μὴ καλὸν ἑκάστοτε φθεγγόμεθα, τοῦτο οὐκ ἄλλου τινὸς ἕτερόν ἐστιν ἢ
τῆς τοῦ καλοῦ φύσεως (257d7-13)276.
La traduction proposée pour la phrase citée en grec est controversée et doit
être défendue contre un certain nombre d’objections. Tout d’abord, certains
commentateurs considèrent que, contrairement à ce que laisse penser la tra-
duction proposée, la dernière réplique de Théétète (257d11-13) ne concerne pas
l’essence du non-beau, mais renseigne bien plutôt sur le fonctionnement des
prédications négatives. En particulier, ces commentateurs notent que le terme
ἑκάστοτε dans la partie de phrase ὃ γὰρ μὴ καλὸν ἑκάστοτε φθεγγόμεθα doit se
traduire par « en chaque occasion ». Cette précision indiquerait à coup sûr que
Théétète envisage non pas l’expression « non-beau » elle-même ou la forme
qui lui correspond, mais tous les cas où quelque chose est dit « non-beau »277.
Le contexte argumentatif dans lequel intervient cette réplique suggère pour-
tant l’inverse. En effet, ὃ γὰρ μὴ καλὸν ἑκάστοτε φθεγγόμεθα et la suite immédiate
de la phrase (τοῦτο οὐκ ἄλλου τινὸς ἕτερόν ἐστιν ἢ τῆς τοῦ καλοῦ φύσεως) sont
supposées fournir la raison (γάρ) pour laquelle la partie de l’autre opposée au
beau possède un nom. Il est donc vraisemblable que l’expression « non-beau »
ici mentionnée par Théétète (μὴ καλόν) soit le nom de cette partie de l’autre
opposée au beau. D’un point de vue contextuel, il est par conséquent peu pro-
bable que Théétète affirme quoi que ce soit au sujet des choses auxquelles est
appliquée l’expression « non-beau »278. La présence d’ἑκάστοτε contraint-elle
toutefois à supposer un changement inopiné et, à vrai dire, inexplicable,
de direction argumentative ? Il ne semble pas que ce soit le cas. Il suffit en
effet de comprendre que ὃ γὰρ μὴ καλὸν ἑκάστοτε φθεγγόμεθα désigne ce qui
correspond à l’expression « non-beau » elle-même à chaque fois que nous
l’utilisons – c’est-à-dire la partie de l’autre opposée au beau, le non-beau – pour
qu’ἑκάστοτε acquiert une fonction intelligible différente de celle consistant à
renvoyer aux différentes occasions au cours desquelles ce prédicat est légiti-
mement appliqué à un sujet279.
280 Parler de « différent » et d’« autre » permet de rendre compte des deux termes utilisés par
Platon dans ce passage (ἄλλο et ἕτερον). Cependant, ἄλλο et ἕτερον doivent être considérés
comme des synonymes dans le présent contexte, voir Parménide 164b9-10.
281 Voir Kostman (1973), 205-206 ; Sayre (1976), 584-585 ; Sayre (1983), 231-234. Deux genres
sont exhaustivement incompatibles pour une catégorie donnée s’ils sont différents, si une
même chose ne peut participer à ces deux genres simultanément et, enfin, si une chose
appartenant à la catégorie en question doit participer à un de ces deux genres. Dans cette
perspective, le non-beau regroupe tous les genres incompatibles avec la beauté et consti-
tue, avec la beauté, une catégorie exhaustive et exclusive. Pour cette caractérisation de la
relation d’incompatibilité exhaustive, voir Crivelli (2012), 190.
282 Voir Moravcsik (1962), 69. Deux genres sont contradictoires s’ils sont différents et qu’une
même chose ne peut ni participer à ces deux genres simultanément ni ne participer à
aucun de ces deux genres, voir Crivelli (2012), 190.
283 Voir Frede (1967), 89.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 257
soutenir, comme il le fait pourtant, que le changement est le même (voir 256a7-
10) ? Faudrait-il supposer qu’il y a une deuxième partie de l’autre qui n’est pas
« opposée » au même, mais seulement autre que le même, à laquelle parti-
cipe le changement quand il n’est pas le même ? Si oui, cela signifierait que
différentes parties de l’autre sont à l’œuvre pour rendre compte de différents
types d’application de la même expression négative, ce qui paraît improbable.
Il semble bien plutôt que Platon écrive comme s’il y avait une seule partie de
l’autre pour chaque entité à laquelle l’autre s’oppose. En réalité, la difficulté qui
a donné lieu à ces suggestions s’estompe dès qu’on cesse de comprendre τοῦτο
οὐκ ἄλλου τινὸς ἕτερόν ἐστιν ἢ τῆς τοῦ καλοῦ φύσεως littéralement. L’expression
οὐκ ἄλλου τινὸς … ἢ ne signifie pas nécessairement que le non-beau est différent
du beau et seulement de lui, mais peut être prise comme une formulation idio-
matique indiquant que le beau est l’élément décisif dans la définition ou dans
la détermination de l’essence du non-beau284. Ainsi, l’insertion de l’adverbe
« essentiellement » dans notre traduction s’en trouve justifiée.
Une dernière difficulté doit être examinée. Comme nous l’avons vu
précédemment285, l’étranger envisage l’application d’expressions négatives
de type « non-y » à quelque chose, que ce quelque chose soit une forme ou
un individu sensible. Par conséquent, si les explications fournies au sujet des
parties de l’autre doivent montrer qu’il y a des formes correspondant aux diffé-
rentes expressions négatives et que ce sont ces formes qui sont participées par
les sujets auxquels s’appliquent légitimement les expressions négatives, il faut
en conclure que « non-beau » s’applique à Socrate (par exemple) parce que
Socrate participe à la partie de l’autre opposée au beau ou encore, participe à
ce qui est par essence autre que la nature du beau. À cette conclusion, certains
objecteront peut-être qu’il est tout simplement erroné de vouloir expliquer
l’application de l’expression « non-beau » à Socrate en invoquant la participa-
tion de celui-ci à ce qui est par essence autre que la forme du beau ou autre
que la beauté (τῆς τοῦ καλοῦ φύσεως, 257d12-13), car, à ce compte, l’expression
« non-beau » pourrait s’appliquer à Hélène de Troie (puisque cette dernière,
étant autre que la forme du beau, participe également à ce qui est par essence
autre que la forme du beau). Pourtant, comme nous y avons déjà insisté, dans
une perspective platonicienne, c’est-à-dire dans une perspective dialectique
qui prend en compte les idées et qui ne cherche pas (encore) à expliquer les
jugements négatifs, l’expression « non-beau » peut s’appliquer légitimement
à Hélène de Troie, qui est non-belle par rapport à Aphrodite, par exemple.
284 Cf. Charmide 167b11-c1, 168d3-4 ; Phédon 64c4-5 ; Sophiste 247e4 ; Frede (1967), 88 n. 1 ; Lee
(1972), 275 ; Lewis (1976), 113 n. 39 ; Centrone (2008), 203 n. 138 ; Crivelli (2012), 210.
285 Voir ci-dessus Le problème de la prédication négative.
258 Chapitre 7
286 Comme le font Frede (1967), 88 et Owen (1971), 238 n. 31. Voir aussi Crivelli (2012), 208-212.
287 Comme l’opposition de l’autre au beau a pour effet immédiat de déterminer et de déta-
cher (ἀφορισθέν, 257e2-3) une partie de l’autre, l’opposition de l’autre au beau est toujours
l’opposition d’une partie de l’autre au beau, comme le remarque bien Lee (1972), 280.
288 Ces lignes sont discutées. Le fait qu’en 257e2-4, le non-beau soit délimité et détaché
(ἀφορισθέν) d’un certain genre unique (τινὸς ἑνὸς γένους) assure que ce genre unique est
l’autre. En effet, l’autre est partitionné de manière analogue à la science. Or, les différentes
sciences sont délimitées et détachées (ἀφορισθέν, 257c11) de la science. Donc le non-beau
est délimité et détaché de l’autre (et pas du beau, comme le pense Cornford (1935), 291
n. 1), voir Diès [1923] (1955), 372 n. 2 ; Frede (1967), 86-87 ; Owen (1971), 239 n. 32 ; Lee
(1972), 278-279 ; Dixsaut (2000), 252 ; Centrone (2008), 203 n. 139 ; Mouze (2019), 171 n. 1.
En 257e2-4, ἄλλο τι doit sans doute être considéré comme un opérateur permettant d’in-
troduire une question (ἄλλο τι = nonne) plutôt que comme l’objet d’εἶναι, tandis qu’en
257e6-7, ὄντος est probablement un génitif subjectif ou explicatif plutôt qu’objectif, voir
Lee (1972), 278 n. 15, 280-281, contra Owen (1971), 239 n. 32. Quoique cruciaux en vue d’une
traduction correcte du texte, ces deux derniers points ne nous semblent pas affecter le
cours de l’argumentation, laquelle conclut à l’être du non-beau à partir de l’être de l’autre
et de l’être du beau.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 259
289 Cette lecture est soutenue par Dixsaut (2000), 250-257 et Delcomminette (2000), 58-60.
290 Voir ci-dessus Le problème de la prédication négative.
291 L’ambiguïté, mise en évidence par Teisserenc (2012), 136 n. 2, sur la portée d’ὅμοιος en
258a1 n’affecte pas notre raisonnement.
292 Cf. ἄρα en 258a1 qui opère la transition du constat de la parité d’être du non-beau et
du beau au constat de la parité d’être du non-grand et du grand ; οὐκοῦν en 258a4 qui
opère la transition vers le constat de la parité d’être du non-juste et du juste ; καὶ τἆλλα δὴ
ταύτῃ λέξομεν en 258a7 qui généralise à toutes les parties de l’autre et surtout οὐκοῦν en
258a11 qui applique manifestement le même principe à la partie de l’autre opposée à l’être,
c’est-à-dire au non-être.
260 Chapitre 7
passages293, quand l’étranger suggère que le non-beau n’est pas moins que
le beau ou que le grand et le non-grand sont de manière semblable, il veut
dire que les termes négatifs de ces couples « ne possèdent pas moins leur être
propre, leur essence » que les termes positifs qui leur correspondent294. Or
cette conclusion contredit manifestement l’idée selon laquelle les termes des
couples « beau/non-beau », « grand/non-grand » ne sont pas plus l’un que
l’autre en raison de leur opposition mutuelle295.
Voyons maintenant le problème posé par le Politique. La meilleure manière
d’y répondre consiste, nous semble-t-il, à nier que les expressions « non-dix
mille » et « non-grec » ne déterminent aucune forme. Il se pourrait en effet
que Platon admette des formes correspondant à ces expressions, mais que,
dans le passage du Politique en question, il cherche seulement à souligner que
ces formes ne peuvent être utilisées dans des divisions pour déterminer deux
espèces d’un genre296. Une comparaison avec certains des très grands genres
du Sophiste permet de confirmer ce point. Dans la mesure où l’être, le même et
l’autre sont universellement participés, ils ne peuvent, eux non plus, être mobi-
lisés pour diviser un genre en des espèces. Pourtant, personne ne songerait à
293 Le non-beau et le non-être ne sont en rien moins que, respectivement, le beau et l’être :
voir οὐδὲν ἧττον en 257e10-11 et 258b2.
294 L’intuition qui nous a conduit à proposer cet argument vient de Frede (1967), 90.
295 Dixsaut (2000), 253 propose un autre argument linguistique pour appuyer son refus d’oc-
troyer le statut de forme aux parties de l’autre. Elle répertorie différentes utilisations des
verbes κατακερματίζειν, κερματίζειν et καταγνύναι dans les dialogues et montre que Platon
utilise fréquemment ces verbes pour désigner un morcellement dont le résultat n’est ni
déterminé dans son contenu, ni précisément défini. Cependant, quelles que soient les
connotations de ces verbes dans d’autres passages des dialogues, l’utilisation que fait
Platon de κατακερματίζειν dans le passage du Sophiste qui nous occupe (257c7-8) prouve
que ce verbe ne désigne pas nécessairement une division dont le résultat est indéter-
miné. En effet, l’autre, explique l’étranger, est morcelé (κατακεκερματίσθαι) comme, de la
même manière que (καθάπερ) la science (257c7-8). Or les parties de la science ne sont pas
indéterminées.
296 Voir Moravcsik (1962), 72 ; Crivelli (2012), 212-213. Une manière alternative de résoudre
le problème consiste à reconnaître que Platon n’associe pas de formes aux expressions
« non-grec » et « non-dix mille », mais à nier que cette décision soit motivée par le carac-
tère négatif de ces expressions. Le problème viendrait plutôt du fait que le terme nié n’est
lui-même pas un genre pleinement déterminé. Cette façon de concevoir les choses est
séduisante en raison de sa cohérence avec le présent passage du Sophiste qui conditionne
l’être des différentes parties de l’autre au fait qu’elles soient systématiquement opposées à
un être (πρός τι τῶν ὄντων αὖ πάλιν ἀντιτεθέν, 257e3 ; πρὸς ὂν ἀντίθεσις, 257e6). Néanmoins,
s’il est tout à fait légitime et probable de supposer que, pour Platon, les fondements de
l’« Héllénité » sont davantage politiques et polémiques que dialectiques et ontologiques
(voir Teisserenc (2014), 101-109), les raisons pour lesquelles il refuserait à « dix-mille » le
statut de genre déterminé sont moins évidentes à saisir.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 261
nier qu’il s’agit bien de genres, de formes ou d’idées. Il en va de même pour les
genres négatifs, par exemple pour le non-beau : comme tout ce qui est autre
que la beauté, y compris les choses belles, participe du non-beau, on peut dou-
ter que la division d’un genre par le couple « beau/non-beau » détermine deux
espèces sur le genre à diviser ; cependant, cela ne signifie nullement que le
beau et le non-beau ne sont pas des formes.
Cette brève discussion montre que les différentes raisons invoquées pour
contester le caractère eidétique du non-beau sont loin d’être décisives. Nous
pouvons donc en conclure que le non-beau est bien cette forme qui est par
essence autre que le beau.
297 Pour les problèmes linguistiques et les problèmes d’identifications soulevés par ces des-
criptions, voir supra n. 288.
298 Ainsi que le remarque Frede (1967), 86, 90.
299 Cf. Cornford (1935), 291 n. 2.
262 Chapitre 7
convaincre que les entités de type non-y, c’est-à-dire les parties de l’autre oppo-
sées à y, sont des formes. En effet, il est certain que c’est comme possédant une
nature que l’autre est (258a7-8 renvoie à 255d9-e2 qui ne laisse aucun doute à
ce sujet). Donc, à moins de supposer un changement de sens du terme « être »
au beau milieu de l’argument, c’est-à-dire une amphibologie, c’est également
comme possédant une nature que les parties de l’autre sont.
Ayant montré a) qu’à une expression « non-y » donnée correspond une
partie de l’autre opposée à y et b) que, dans la mesure où y est et que l’autre
est, cette partie de l’autre opposée à y n’est pas moins que y, il ne reste plus
qu’à substituer « être » à y pour achever le coup de force ontologique contre
Parménide.
ἡ τῆς θατέρου μορίου φύσεως καὶ τῆς τοῦ ὄντος πρὸς ἄλληλα ἀντικειμένων
ἀντίθεσις (258a11-b1)300
303 En accord sur ce point avec Benardete (1984), II. 175 n. 76 ; Dixsaut (2000), 264 n. 1 ;
Teisserenc (2012), 137 n. 2.
304 Comme le font Lee (1972), 283 (qui fournit lui-même une liste d’adhérents) ; O’Brien
(1995), 114-116 ; Dixsaut (2000), 264 n. 1 ; van Eck (2002), 73, 78, et 80 ; Teisserenc (2012), 137
n. 2 ; Mouze (2019), 172.
305 Voir White (1993), 52.
306 Comme le font Cornford (1935), 292 ; Robin (1950), 321 et 1466 n. 1 ; Diès [1923] (1955), 373 ;
Brown (2012), 249 (mais voir les réserves émises par cette commentatrice à la p. 250).
307 Comme y insiste O’Brien (1995), 113.
308 Pour une présentation du débat entre une conception « analogique » du non-être et une
conception « généralisante » du non-être, voir van Eck (2002), 73-74 ; Brown (2012), 248-
249. Pour l’annonce de cette double perspective dès 257b1-8, cf. ci-dessus L’annonce d’une
double perspective sur le non-être.
264 Chapitre 7
τό à μόριον dans la seconde313, tandis que ceux pour qui le non-être est conçu
comme la généralisation opérée sur toutes les parties de l’autre doivent sup-
pléer ⟨μορίου⟩ dans la première définition et ne pas rapporter τό à μόριον dans
la seconde.
Cependant, au-delà de la construction linguistique qu’il convient d’adopter,
il est légitime de se demander si la différence entre la conception « analogique »
et « généralisante » du non-être correspond à une différence substantielle ou
à une simple différence de point de vue. Dans ce qui suit, nous allons montrer
que ces deux points de vue sont réductibles l’un à l’autre et ne présentent donc
pas une différence substantielle314.
313 Ils liront également plus volontiers τὸ ὂν ἑκάστου, « l’être de chaque chose », c’est-à-dire,
dans cette perspective, le genre de l’être (cf. van Eck (2002), 78-79) que « chaque être »
(τὸ ὂν ἕκαστον) qui tire dangereusement vers une lecture « généralisante » du non-être.
314 Pour une perspective similaire, se référer à Lee (1972), 282, n. 21 ; McDowell (1982), 121. Voir
aussi Frede (1967), 91.
315 Voir chapitre 5, Premier argument ; chapitre 6, La critique des monistes, L’être, l’un et leurs
noms ; chapitre 7, Interlude.
316 Voir Frede (1967), 92. Crivelli (2012), 218 semble penser que cette spécification empêche
le non-être d’être une forme une. Toutefois, pas plus que l’altérité ou la science ne cessent
d’être une quand elles sont partitionnées (257c10 ; 257d4-5 où οὔσης a une nuance conces-
sive), le non-être cesse-t-il d’être un quand l’être auquel il s’oppose est spécifié.
266 Chapitre 7
317 L’idée d’une réductibilité du non-être à l’autre était déjà présente dans la thèse de Diès
[1923] (1955), 7, voir aussi Ross (1951), 115 et, plus récemment, Leigh (2012), 10 n. 20.
318 Voir ci-dessus L’être n’est pas.
319 Voir dans ce chapitre, L’être n’est pas et Le non-être est.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 267
Un premier enjeu est lié à ce que déclare l’étranger après avoir, pour la deu-
xième fois, défini le non-être :
Qu’on ne nous vienne donc point dire que c’est en mettant en évidence
le non-être comme contraire de l’être que nous avons l’audace d’affirmer
qu’il est. Pour nous, à je ne sais quel contraire de l’être, il y a beau temps
que nous avons dit adieu, n’ayant cure de savoir s’il est ou non, s’il est
définissable ou totalement indéfinissable (258e6-259a1)320.
322 Pour tout ceci, voir chapitre 5, La défaite de l’étranger contre le non-être …
323 Cf. Frede (1967), 77.
324 Voir O’Brien (1995), 11, 43-45, 88 et O’Brien (2013), passim.
325 Et chapitre 3, La réfutation socratique.
326 Voir Dixsaut (2000), 269-270 n. 2 et ici-même chapitre 6, La critique des monistes, L’être,
l’un et le tout.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 269
τὸ μὲν ἕτερον μετασχὸν τοῦ ὄντος ἔστι μὲν διὰ ταύτην τὴν μέθεξιν, οὐ μὴν ἐκεῖνό
γε οὗ μετέσχεν ἀλλ’ ἕτερον, ἕτερον δὲ τοῦ ὄντος ὂν ἔστι σαφέστατα ἐξ ἀνάγκης
εἶναι μὴ ὄν· (259a6-b1)
Cette phrase peut être traduite de deux façons différentes. D’après la première
façon de la traduire :
<celui qui est incapable de réfuter ce qui a été dit sur l’être du non-être
devra admettre que> l’autre participe à l’être et donc, en raison de cette
participation, est. Mais il ne dira pas qu’il est ce dont il participe, mais
qu’il est autre, et étant autre que l’être, il est, par la plus manifeste néces-
sité, non-être327.
<celui qui est incapable de réfuter ce qui a été dit sur l’être du non-être
devra admettre que> l’autre participe à l’être et donc est en raison de cette
participation, non pas toutefois ce dont il participe, mais autre ; <et que>
étant, d’autre part, autre que l’être, il est, par la plus manifeste nécessité,
non-être330.
331 C’est-à-dire, si l’on admet l’interprétation développée plus haut (dans la Preuve de distinc-
tion entre l’autre et l’être, Troisième phase de l’argument), qu’elle précise que l’autre est relié
à lui-même par l’intermédiaire de l’être.
332 Voir Owen (1971), 253.
333 Voir Brown [1986] (1999), 461, 474 ; van Eck (2002), 71.
334 Voir chapitre 5, Introduction ; chapitre 7, Interlude.
335 Pour d’autres illustrations de cette proximité, voir Sophiste 238e5-239a2 (cf. Brown (1994),
231 ; Crivelli (2012), 203) et Lois X, 901c8-d2 (cf. Crivelli (2012), 202 et les références don-
nées par ce commentateur dans sa n. 82).
336 Voir ci-dessus Reformulation des résultats atteints précédemment.
337 Comme Crivelli (2012), 174-175.
Le coup de force ontologique de l ’ étranger 271
justifie le non-être de l’autre plus simplement par son altérité par rapport
à l’être338.
La troisième et dernière difficulté émerge en suivant le fil du propos
de l’étranger. Après avoir affirmé que tout critique incapable de réfuter sa
démonstration devra lui accorder que l’autre est et n’est pas, il ajoute que ce
critique devra également reconnaître que l’être lui-même, parce qu’il est autre
que les autres genres, n’est pas des myriades et myriades de fois (259b1-5)
et que les autres genres, pris individuellement ou dans leur ensemble, sont
sous de multiples rapports et ne sont pas sous autant de rapports (259b5-7).
La difficulté soulignée par certains commentateurs est que ce critique putatif
ne doit précisément rien admettre d’autre ! En particulier, l’étranger ne pousse
pas ce critique incapable de le réfuter à admettre que la négation, dans une
expression négative de type « non-y », ne signifie pas le contraire, ni que l’autre
est fragmenté en différentes parties, ni même une quelconque définition du
non-être faisant intervenir les parties de l’autre. L’absence, dans le résumé
fourni par l’étranger, de toutes les étapes scandant le second moment de son
coup de force constitue ce qui est parfois appelé « le problème du résumé »339.
Le problème est en outre décuplé si l’on estime que c’est pendant le second
moment de son coup de force que l’étranger fournit une explication de la
prédication négative essentielle à toute démonstration de la possibilité de
la fausseté du logos340.
Ce problème nous paraît pourtant peu menaçant. Tout d’abord, nous avons
vu341 que l’étranger, dans le second moment de son coup de force ontolo-
gique, n’offre pas d’explication de ce que nous entendons par prédication
négative ou jugement négatif, ce qui ne l’empêchera pas, nous le verrons342,
d’adapter ultérieurement son analyse de la négation en termes d’altérité et
sa démonstration de l’être du non-être aux jugements négatifs. Ensuite, pour-
quoi devrions-nous limiter le résumé de l’étranger aux admissions de son
critique désarmé, c’est-à-dire à 259a4-b7 ? Comme nous l’avons suggéré d’en-
trée de jeu, le résumé semble bien plutôt commencer dès 258c7, au moment
où l’étranger rappelle l’interdiction de Parménide (258c7-d4, cf. 237a4-b3).
Seule l’adoption de ce point de départ restitue la complétude désirée : juste
après l’évocation de l’interdiction de Parménide, l’étranger, loin de se can-
tonner au premier moment de son coup de force, rappelle qu’il est parvenu à
338 Ce point est bien expliqué par van Eck (2002), 71.
339 Voir Brown (2012), 236-237.
340 Comme l’explique bien Frede (1992), 411.
341 Voir Le problème de la prédication négative.
342 Voir chapitre 8, La description de la vérité et de la fausseté du logos.
272 Chapitre 7
démontrer que l’autre a une nature qui lui est propre (258d7, cf. 255c9-e2), que
cette nature est fragmentée en parties (258e1-2, cf. 257c7sq) et que l’opposition
d’une ou de toutes ces parties avec l’être joue un rôle décisif dans la définition
du non-être (258e2-3, cf. 258a11-b1). En outre, dès qu’on cesse de tenir 259a4
pour le point de départ du résumé, le rejet de la conception d’après laquelle
le non-être est le contraire de l’être (258e6-259a1) peut faire partie intégrante
de ce résumé en tant qu’il rappelle à Théétète et au lecteur l’erreur à ne pas
commettre sur la signification de la négation (voir 257b1-c4). Plus encore, après
avoir contraint son critique désarmé à admettre tous les résultats du premier
moment du coup de force ontologique, c’est-à-dire après 259b8, l’étranger n’ou-
blie pas, en écho manifeste à l’interdiction de la prédication ordinaire qui avait
ouvert la partie constructive, d’égratigner la mauvaise façon d’argumenter de
ceux qui, au lieu de pratiquer une « réfutation véritable » (ἔλεγχος ἀληθινός,
259d5-6) et de restituer les différents rapports sous lesquels même les opposés
communiquent (voir 256a10-b4), se délectent à tirer les oppositions dans tous
les sens (259b9-d8, cf. 251a5-c7). La seule différence remarquable tient dans le
fait que, dans le résumé, il n’y a plus de référence explicite à ceux que l’étranger
avait appelés les « tard-venus ». À présent, c’est la jeunesse seulement, l’éloi-
gnement par rapport aux réalités qui est accusé (259d6-7, cf. 251b6, 234b5-e7).
Cette différence n’est pourtant pas bien grande : Platon veut sans doute dire
que, quel que soit l’âge d’un individu, il est toujours trop jeune quand il argu-
mente comme un sophiste.
Chapitre 8
Juste après avoir mis en évidence la forme du non-être et avoir démontré que
l’être n’est pas, l’étranger déclare qu’entreprendre de séparer tout de tout revient
à ignorer les muses et la philosophie (259d9-e2). Afin de clarifier son propos
pour un Théétète déconcerté (259e3), l’étranger explique « que la séparation
entre chaque chose et tout le reste est la plus radicale manière d’anéantir tout
discours » (259e4-5)3 ; car, enchaîne-t-il, « c’est par l’entrelacement des formes
les unes avec les autres que le logos est advenu pour nous » (διὰ γὰρ τὴν ἀλλή-
λων τῶν εἰδῶν συμπλοκὴν ὁ λόγος γέγονεν ἡμῖν, 259e5-6). Cette phrase a provoqué
de nombreuses discussions. Et pour cause, un peu plus loin dans son raison-
nement, l’étranger fournit comme exemples de logoi « Théétète est assis » et
« Théétète vole » (voir 263a2 ; 263a9). Or, ces logoi semblent contenir chacun
tout au plus une forme, à savoir la forme être-assis ou voler, et non pas un
entrelacement de formes. Pourquoi prendre la peine d’expliquer que c’est par
l’entrelacement des formes les unes avec les autres que le logos est advenu si
c’est pour ensuite examiner des logoi qui ne comportent pas un tel entrelace-
ment ? La difficulté a-t-elle échappé à Platon4 ? Les commentateurs ont pensé
que non et ont donc proposé différentes solutions pour la résoudre. Bien que
ces solutions ne semblent pouvoir être totalement exclues, nous allons ten-
ter de montrer qu’aucune n’est entièrement satisfaisante et qu’il convient, par
conséquent, d’introduire et d’étayer textuellement et conceptuellement une
nouvelle solution à ce problème.
mentionne au moins une forme, il aurait mieux fait de ne pas préciser que
les formes s’entrelacent les unes avec les autres (τὴν ἀλλήλων […] τῶν εἰδῶν
συμπλοκήν)7.
Une autre façon d’accorder la déclaration de 259e5-6 avec les exemples
fournis par l’étranger consiste à soutenir que, tout bien considéré, le logos
« Théétète est assis » contient bel et bien un entrelacement de formes. Il y a
plusieurs façons d’obtenir ce résultat.
Il est tout d’abord possible de soutenir que l’entrelacement de formes
contenues par « Théétète est assis » n’est rien d’autre que l’entrelacement
des expressions linguistiques figurant dans cet énoncé, à savoir le nom
« Théétète » et la forme verbale « est assis »8. Une telle façon de voir les choses
gagne en plausibilité quand on remarque qu’en tant qu’elles sont répétables
et séparables, les expressions linguistiques peuvent être envisagées comme
des genres9. Cependant, quelques lignes après avoir fait référence à l’entrela-
cement des formes, l’étranger compare, mais n’identifie pas cet entrelacement
à celui des expressions linguistiques (261d1-3 ; 262d8-e2)10. Qui plus est, de
nombreux arguments appartenant au coup de force de l’étranger ne peuvent
être interprétés correctement si les genres sont envisagés comme des expres-
sions linguistiques11. Ainsi, ni la communauté du changement et du même qui
explique que l’on puisse dire le changement, « le même » (voir 256b1-2), ni les
relations entre le changement et l’être (voir 254d10 ; 256a1) ne sont réductibles
à la communauté des expressions linguistiques « changement » et « (est) le
même » ou « changement » et « être ».
D’autres commentateurs, cependant, ont cru pouvoir détecter la présence
d’un entrelacement de formes non-linguistiques dans le logos « Théétète est
assis » : soit en arguant que la forme voyelle qu’est l’être relie Théétète à la
forme correspondant au prédicat « assis »12 ; soit en soulignant que la forme
correspondant au prédicat « assis », pour compter parmi les genres, doit avoir
une communauté avec l’être13 ; soit parce qu’en Théétète plusieurs formes se
trouveraient co-instanciées14, par exemple les formes correspondant aux
prédicats « humain » et « assis » ; soit, enfin, parce que Théétète serait un nom
propre dissimulant la liste de toutes les formes auxquelles l’individu répondant
au nom de « Théétète » participe15. Toutes ces solutions souffrent toutefois d’un
inconvénient textuel majeur : le mot « forme » n’est tout simplement jamais
prononcé relativement aux logoi « Théétète est assis » et « Théétète vole »16.
En outre, ces solutions partagent une présupposition qui, bien qu’assez
répandue, nous semble contestable : pour Platon, le monde sensible, en rai-
son de son indétermination, ne serait pas appréhendable en tant que tel, mais
le serait uniquement par l’intermédiaire des formes qui le déterminent et le
structurent17. Cette présupposition explique pourquoi ces interprètes pensent
qu’un énoncé simple comme « Théétète est assis » contient, d’une manière ou
d’une autre, dans le prédicat ou dans le sujet ou dans les deux, une ou plu-
sieurs formes. Si nous accordons volontiers que, dans les dialogues de Platon,
le monde sensible est indéterminé, infiniment varié et doit être déterminé
conceptuellement par l’âme pour être appréhendable, nous ne sommes pas
sûrs que cette détermination ne puisse s’opérer que par l’intermédiaire des
formes. C’est d’ailleurs bien parce que tout le monde ne mobilise pas de prime
abord des formes pour juger ou appréhender la réalité que le sophiste peut, par
exemple, utiliser le prédicat « juste » en ignorant ce qu’est la justice ou en ayant
une opinion erronée à son sujet (voir 267c2-3). On peut même considérer que
l’un des enseignements des dialogues de Platon est que la plupart des gens
qui mobilisent le prédicat « juste » ou « vertueux » dans leurs jugements n’ont
aucune idée de ce que sont la justice et la vertu en elles-mêmes, mais se fondent
au contraire sur leur éducation, leur culture ou encore leur maîtrise du langage
ordinaire pour attribuer ces prédicats. Ce constat n’est d’ailleurs pas limité au
domaine des vertus. Prenons un jugement tel que « ce doigt est à la fois dur et
mou ». D’après le livre VII de la République (République VII, 523e3-524d1), ce
jugement ou cette perception18 contradictoire peut solliciter et éveiller l’intel-
ligence de celui qui l’émet ou la reçoit en l’entraînant à réfléchir sur ce que sont
le dur et le mou en eux-mêmes. Il est donc clair qu’au moment même de juger
ou de percevoir, ces prédicats ne sont pas connus comme formes par ceux qui
opèrent ces jugements ou qui ont ces perceptions. Si les prédicats mobilisés
étaient d’emblée connus comme formes, il n’y aurait même pas besoin de
réfléchir au sens de ces déterminations contradictoires. Seul le travail dialec-
tique permet de réfléchir à un concept que nous utilisons habituellement pour
déterminer notre expérience, de définir de manière cohérente ce concept et
d’atteindre, finalement, la connaissance d’une forme. En outre, rien n’indique
qu’un jugement ou une perception contradictoire suscite nécessairement ce
travail de définition dialectique. Tous ceux qui sont confrontés à la dureté et
à la mollesse de leur doigt ne s’interrogent pas sur ce que sont la dureté et la
mollesse en elles-mêmes, car tout le monde n’est pas animé par un désir de
connaissance. Cependant, ne pas s’interroger sur les formes de la dureté et
de la mollesse n’empêche personne d’affirmer que son doigt est à la fois dur
et mou19. Ainsi, pour en revenir à nos exemples du Sophiste, s’il est vrai qu’in
fine, c’est-à-dire après un travail définitionnel, on peut connaître la forme cor-
respondant au prédicat « assis » ou « volant » structurant la réalité empirique
qui apparaît de telle ou telle manière, il ne semble pas que la compréhension
de « Théétète est assis » présuppose la connaissance de la forme être-assis. Il
est vrai qu’un tel argument repose lui-même sur une certaine interprétation
de la notion de « forme » comme le résultat d’un travail de définition plutôt
que comme un concept ou une propriété. À ce titre, ce raisonnement pourrait
très bien être rejeté par les tenants des interprétations mentionnées ci-dessus.
Il n’en reste pas moins que, textuellement, le mot « forme » n’est pas prononcé
relativement à « Théétète est assis ».
Une façon alternative de résoudre le problème posé par la συμπλοκὴ τῶν
εἰδῶν consiste à résister à l’impression qui s’impose de prime abord selon
laquelle le principe énoncé par l’étranger concerne le contenu de tout énoncé.
Peut-être l’étranger est-il bien plutôt en train d’expliquer que l’entrelacement
des formes est une condition du sens de tout discours. Par exemple, on pourrait
estimer que l’énoncé « Théétète est assis » est un énoncé significatif parce qu’il
exclut « Théétète est debout ». Or, d’après les tenants de cette lecture, une telle
exclusion repose sur la relation d’incompatibilité entre la forme désignée par
le prédicat « assis » et celle désignée par le prédicat « debout ». De cette façon,
l’énoncé « Théétète est assis » présuppose bien un entrelacement, c’est-à-dire
une relation d’incompatibilité, entre les formes20. Cependant, il paraît peu
probable que le terme « entrelacement » (συμπλοκή) puisse recouvrir la rela-
tion d’incompatibilité. Il semble au contraire que deux formes s’« entrelacent »
19 Nous suivons ici les excellentes analyses proposées par Delcomminette (2013c), 89-90.
20 C’est la lecture de Ackrill (1955), 34.
278 Chapitre 8
l’une avec l’autre seulement si elles sont compatibles. En outre, même si l’on
admet, par exemple, que le changement et la stabilité sont entrelacés au sens
où ils sont incompatibles, ce qui résulte de cet entrelacement est précisément
un logos impossible et non pas un logos significatif (252d2-11 ; 255a4-b721)22.
Enfin, comme nous venons de le suggérer, rien n’indique qu’avant toute clari-
fication dialectique ou avant tout acte de position philosophique, le prédicat
« assis » renvoie à une forme dans l’esprit de celui qui l’attribue à Théétète23.
L’idée selon laquelle le principe énoncé par l’étranger ne concerne pas
le contenu de tout énoncé peut être poussée un cran plus loin. Peut-être la
déclaration de l’étranger ne concerne-t-elle ni le contenu de tout énoncé ni
même les conditions du sens de tout énoncé, mais seulement les conditions de
l’être même du logos. Sans entrelacement des formes, soulignent certains, il n’y
aurait pas d’entrelacement entre le genre de l’être et celui du logos et il n’y aurait
donc pas de genre du logos tout court. Mais comme l’étranger a montré qu’il
y a un entrelacement des genres et que parmi les genres qui communiquent,
tous communiquent avec l’être (259a5), il suit bien que le logos communique
avec l’être, qu’il est et que c’est un genre parmi les autres (260a5-6). En ce
sens, l’entrelacement des formes est bien la condition de la naissance du logos,
comme l’étranger le dit en 259e5-6, sans que cela signifie qu’un logos particu-
lier comme « Théétète est assis » implique lui aussi d’une façon ou d’une autre
un entrelacement de genres24. Cette solution nous paraît la plus séduisante
parmi celles qui ont été proposées par les commentateurs. À vrai dire, il nous
semble même que c’est une interprétation possible des répliques de l’étranger
qui suivent la mention de la συμπλοκὴ τῶν εἰδῶν en 259e5-6. Immédiatement
après avoir mentionné l’entrelacement des formes, l’étranger rappelle en effet
25 C’est-à-dire, pour les noms, « lion », « cerf », « cheval » et pour les verbes, « marche »,
« court », « dort » (voir 262b5 ; 262b9-10).
26 Voir l’usage du parfait γέγονεν en 259e6, souligné par Frede (1967), 43 et Centrone (2008),
213 n. 144.
27 Comparer Clarke (1994), 38.
280 Chapitre 8
Ces deux raisons nous poussent à croire qu’il est erroné de résister à l’im-
pression qui s’impose de prime abord selon laquelle le principe énoncé par
l’étranger concerne les ingrédients que l’on trouve contenus dans un énoncé.
En résumé, toutes les tentatives d’accorder la déclaration de 259e5-6 avec
les exemples fournis par l’étranger sont enfermées dans une aporie : d’une
part, l’étranger ne dit jamais explicitement que « Théétète est assis » contient
la moindre forme, ce qui semble exclure toutes les interprétations qui décèlent
une structure eidétique sous cet énoncé ; d’autre part, le principe formulé par
l’étranger sur l’entrelacement des formes concerne les ingrédients que l’on
trouve contenus dans un logos, ce qui semble exclure que l’étranger ait seule-
ment en vue la communauté du logos et de l’être.
28 Crivelli (2012), 237 estime que la remarque sur la συμπλοκὴ τῶν εἰδῶν concerne spécifique-
ment les énoncés prédicatifs à propos des genres, mais continue cependant à considérer
(p. 224 et 237-238) que, dans « Théétète est assis », « assis » désigne une forme.
29 Voir chapitre 7, La puissance de communication du changement avec les quatre autres très
grands genres.
30 Voir chapitre 3, Production, art de trier et dialectique ; chapitre 7, Les genres-voyelles …
Enoncés et jugements faux 281
Le logos dialectique ainsi conçu est celui de la science telle que la conçoit
Platon. C’est lui et seulement lui qui est conditionné par le mélange des genres.
C’est le logos du philosophe34.
En revanche, la structure du logos doxique dont « Théétète est assis » est un
exemple n’a pas encore été explicitée. L’explicitation de cette structure ainsi
que le lien qu’elle entretient avec la vérifonctionnalité du logos doxique va
constituer l’objet du présent chapitre. La pleine justification du label « logos
doxique » que nous utilisons ici ne pourra dès lors apparaître qu’à la fin de ce
chapitre, au moment où seront définitivement clarifiées les relations entre le
logos et la doxa35. En guise de première approche, qui se verra éclaircie et jus-
tifiée au fur et à mesure de notre progression argumentative, disons seulement
qu’un logos doxique n’est pas une définition produite par le dialecticien, mais
un énoncé exprimant vocalement une opinion.
Avant de nous lancer dans l’explicitation de la structure de ce logos doxique,
il convient de justifier textuellement l’existence d’une différence entre logos
doxique et logos dialectique. Il pourrait paraître en effet tout à fait extravaguant
de soutenir que le mot logos possède un sens différent dans la conclusion du
coup de force de l’étranger d’une part et dans la démonstration de la possibilité
de la fausseté du logos de l’autre, sans que Platon ait pris la peine de prévenir
son lecteur de ce changement. Une telle lecture reviendrait même à rendre
Platon coupable d’équivoque. En réalité, il nous semble que Platon prévient son
lecteur, et plutôt deux fois qu’une. En effet, au moment de débuter son enquête
visant à déterminer si le logos se mélange avec le non-être, l’étranger demande
à Théétète si, comme les formes et les lettres, certains noms consentent à se
mélanger les uns avec les autres, tandis que d’autres n’y consentent pas (261d1-
7). Théétète répond immédiatement qu’il en va bien ainsi (261d8). Cependant,
la suite du texte montre que le jeune homme ne voit pas à quoi fait référence
l’étranger, qu’« il a en vue autre chose » (πρὸς ἕτερόν τι βλέπων, 262b1-2) que
le mélange des noms et des verbes. Mais que peut bien avoir en vue Théétète
quand il s’empresse de répondre à l’étranger que le principe d’un mélange par-
tiel s’applique également aux noms36 ? La réponse, d’après l’interprétation que
342b3-6). L’infaillibilité, pour Platon, fait bien partie de la définition de la τέχνη (chapitre
2, La division des techniques).
34 La philosophie est mentionnée deux fois dans le passage que nous commentons, en
259e2 et 260a6-7. Notre conception du logos dialectique doit beaucoup à Delcomminette
(2000), 134-143. Voir également l’utilisation de l’expression « logos dialectique » par
Dixsaut (2013b), 137.
35 Voir ci-dessous La fausseté des opinions et des apparences.
36 À notre connaissance, le seul commentateur à s’être posé cette question est Cornford
(1935), 304 n. 2. La réponse qu’il fournit est similaire à celle que nous donnons immédia-
tement, même s’il reste aveugle à la distinction entre les logoi de la dialectique et ceux
qui permettent d’exprimer une opinion. Les autres commentateurs qui prennent la peine
Enoncés et jugements faux 283
nous proposons, est simple. Il a en vue le mélange des genres qui a été pratiqué
jusqu’ici et dont les ingrédients jouent un rôle dans le contenu de tout logos
dialectique, qu’il soit une définition ou une étape transitoire vers l’obtention
de cette définition. Comme les genres s’entrelacent sélectivement, Théétète
doit penser que c’est également le cas de leurs noms37, ce qui est vrai, mais ce
n’est pas ce qu’a ici en vue l’étranger. Ainsi, l’erreur de Théétète, d’ailleurs souli-
gnée deux fois (voir 261e4 ; 262b1-2), indique au lecteur que le mélange sélectif
des formes (et donc de leurs noms) et le mélange des noms et des verbes sont
deux choses différentes, comme le sont les logoi qui contiennent ces mélanges.
Platon n’est donc pas coupable d’équivoque ou d’une composition obscure.
Un autre texte peut être mobilisé pour appuyer la distinction proposée
entre différents types de logos : il s’agit de la fin du Théétète (Théétète 206c7sq).
En effet, même si l’examen des trois sens du terme logos mené par Socrate à la
fin du Théétète échoue précisément à circonscrire ce qu’est la science, il paraît
néanmoins possible de les utiliser, moyennant des transformations substan-
tielles, pour mieux comprendre la distinction entre logos dialectique et logos
doxique dans le Sophiste38. On peut ainsi considérer que le logos dialectique
du Sophiste correspond à la combinaison du deuxième et du troisième sens du
terme logos envisagés dans le Théétète39. Tout d’abord, le logos dialectique est
bien, lui aussi, capable d’énumérer des éléments, non pas certes les éléments
de noter l’erreur de Théétète (Campbell (1867), 172 et Crivelli (2012), 223) y voient le signe
d’une « nouveauté », sans toutefois mesurer toutes les implications de cette nouveauté.
37 Les genres et les espèces qui résultent de la division possèdent pour la plupart un nom,
voir 220a6-7 : « Mais, dans cette chasse aux vivants, n’avons-nous pas le droit de distinguer
une double forme : pour le genre pédestre, qui se distribue sous une pluralité de formes et
de noms […] » (trad. Diès). Cf. 220a2 ; 225d4 ; 226b3 ; 226c6 ; 226e6 …
38 Rappelons en outre que le Sophiste se présente explicitement comme la suite du Théétète
(216a1), ce qui signifie au moins que le Sophiste et le Théétète partagent une communauté
de problèmes (chapitre 1, Premières répliques).
39 Notre position se distingue donc de celle de Miller (2016), 337-345, d’après qui seul le troi-
sième sens du terme logos dans le Théétète (c’est-à-dire la différence (διαφορά) ou le trait,
le signe (σημεῖον) qui distingue un objet de tous les autres, voir Théétète 208c7-8, 208d6-7)
correspond aux résultats de la méthode de division dichotomique dans le Sophiste et dans
le Politique. D’après ce commentateur, le deuxième sens du terme logos proposé dans le
Théétète (l’énumération des éléments constitutifs d’un objet, voir Théétète 206e4-208b10)
est plutôt élaboré par l’étranger lorsque, dans le Politique, étant dans l’impossibilité de
diviser par deux, il se propose de « diviser par membres » (κατὰ μέλη, Politique 287c3).
Nous ne sommes toutefois pas convaincus du fait que la division « par membres » pra-
tiquée dans la dernière partie du Politique soit essentiellement différente de la division
dichotomique pratiquée dans le Sophiste et dans le Politique (en partie parce que, contrai-
rement à ce que semble penser Miller (2016), 340-345, l’objectif de l’étranger, lorsqu’il
applique le paradigme du tissage au politique (287a7sq), n’est pas de fournir le logos du
soin sous forme d’une énumération structurée de ses quinze espèces, mais bien, comme
depuis le début du Politique, de fournir le logos du politique).
284 Chapitre 8
40 El Murr (2013), 156-157 et 167 (à la suite de Sedley (2004), 172-173) considère à l’inverse que
l’examen de la seconde acception du terme logos ne présuppose pas le principe d’asy-
métrie cognitive de la théorie du rêve. Nous ne sommes pas entièrement convaincus par
les explications proposées par ce commentateur. Cependant, si les éléments du chariot
d’Hésiode sont en effet connaissables, le second sens du terme logos dans le Théétète
est encore plus proche de ce que nous appelons ici « logos dialectique », puisque, dans
les deux parcours, dans les deux énumérations, les éléments sont connaissables. La dif-
férence principale étant alors que le logos dialectique du Sophiste n’énumère pas des
éléments empiriques, mais des idées.
41 Et chapitre 2, La division des techniques.
Enoncés et jugements faux 285
cette forme et, à une autre occasion, dans une autre « syllabe » d’un autre
« mot », il comprendra qu’il vaut mieux associer la technique à la théorie plu-
tôt qu’à la production, par exemple42.
Quant au premier sens du logos auquel fait référence le Théétète, c’est-à-dire
l’expression d’une pensée au moyen de noms et de verbes (Théétète 206d1-6), il
correspondrait dans cette lecture au logos doxique.
Le malentendu entre Théétète et l’étranger dans le Sophiste et l’examen
de la polysémie du terme logos dans le Théétète viennent donc appuyer la
solution que nous proposons au problème de la συμπλοκὴ τῶν εἰδῶν : celle-ci
intervient à titre d’ingrédient des logoi dialectiques et non pas des logoi
doxiques comme « Théétète est assis ». Une dernière objection doit cependant
être écartée. L’étranger, dans le passage du Sophiste que nous commentons,
explique en effet que « la séparation entre chaque chose et tout le reste est
la plus radicale manière d’anéantir tout discours » (Τελεωτάτη πάντων λόγων
ἐστὶν ἀφάνισις τὸ διαλύειν ἕκαστον ἀπὸ πάντων, 259e4-5). La référence à tout dis-
cours n’invalide-t-elle pas l’idée selon laquelle la communauté des genres est
responsable du seul logos dialectique ? Il nous semble que non. Si, en effet,
la séparation de chaque chose avec tout le reste anéantit tout discours, c’est
que « chaque chose » comprend aussi bien les formes que les verbes et les
noms. Par conséquent, la séparation de chaque chose avec tout le reste signifie
aussi bien la séparation des formes entre elles que la séparation des noms et
de verbes, autrement dit, aussi bien la destruction du logos dialectique que
celle du logos doxique43. Par contre, quand le principe d’un mélange partiel
est appliqué spécifiquement aux formes, ce n’est pas tout logos qui est rendu
possible, mais c’est pour nous (ἡμῖν, 259e6) que le logos advient, c’est-à-dire,
dans notre interprétation, pour nous dialecticiens44. Dans la mesure où le logos
42 Nous pensons ici à la première division du Politique, voir Politique 258b3-259d6. Pour
Delcomminette (2000), 136-139, la différence entre le logos dialectique et l’énuméra-
tion dont il est question dans le Théétète tient dans le fait que l’entrelacement du logos
dialectique est une opération synthétique qui implique la connaissance de chacun des
éléments intervenant dans cet entrelacement, tandis que l’énumération du Théétète est
une opération analytique qui présuppose le tout dont elle énumère les éléments.
43 Qui plus est, l’hypothèse de la séparation entre chaque chose et tout le reste implique
probablement la suppression de tout type de rapport entre les choses (εἰς μηδέν, 251e9), y
compris donc la suppression du rapport d’identité d’une chose à elle-même. C’est pour-
quoi même les logoi du type « l’homme est homme » ou « le bon est bon », voire « homme,
homme » ou « bon, bon » sont détruits dans l’hypothèse de l’absence de communication
entre les choses.
44 Dans notre lecture, le γάρ qui relie 259e5-6 à 259e4-5 fournit la justification d’une
remarque générale en l’appliquant à un cas déterminé : si tout était séparé de tout, il n’y
aurait aucun discours possible, car (sc. par exemple, dans le cas du logos dialectique),
286 Chapitre 8
c’est par l’entrelacement des formes que le logos est né. Pour un tel usage de γάρ, voir
Denniston [1934] (1954), 66-67.
45 Voir chapitre 7, La possibilité du mélange.
46 Voir chapitre 7, La description de la dialectique et L’être n’est pas.
47 Contrairement à ce que semblent croire certains traducteurs (par exemple White (1993),
55), la référence du neutre αὐτό en 260a8 n’est pas le masculin λόγον de 260a7, mais pro-
bablement le τί ποτ’ ἔστιν qui précède immédiatement.
48 Sur la spécificité de 259e5-6, voir la n. 44 et tout le Prélude ci-dessus.
Enoncés et jugements faux 287
« être/non-être » est loin d’être triviale. Rappelons en effet que le logos dialec-
tique constitue l’essence du definiendum en entrelaçant le genre choisi pour le
rassemblement avec des différences, ce qui a pour effet de produire des genres
uns et non pas des « états-de-choses », des complexes prédicatifs qui rendent
vraies ou fausses des propositions selon qu’ils sont ou ne sont pas disponibles ;
or, comme il n’y a pas d’ « état-de-choses » qui rendent vrai ou faux un logos
dialectique, mais seulement un genre unique constitué par le dialecticien, le
logos dialectique ne peut pas être faux et n’est donc pas divisé par le couple
« être/non-être ». C’est pourquoi démontrer qu’un certain genre de logos, le
logos doxique, est bel et bien divisé par le couple « être/non-être » constitue
une avancée considérable.
Afin de dessiner plus précisément encore les contours de son argumen-
tation, l’étranger prend le temps d’expliquer pour quelle raison il cherche
à démontrer que la fausseté est possible dans les énoncés et les jugements.
La fausseté, explique-t-il, est une condition de la tromperie (ἀπάτη), qui est
elle-même une condition des images, des copies et de l’apparence (260c6-10).
Donc, si la fausseté est impossible en raison de l’absence de communauté du
logos et de la doxa avec le non-être, le genre de la production d’images dans
sa totalité est lui aussi impossible (260d8-e3)57. Or, c’est précisément dans la
production d’images, spécifiquement dans la production de phantasmes, que
nous avons placé le sophiste (260d8-9). La définition du sophiste comme pro-
ducteur de phantasmes est donc entièrement conditionnée par la réalité de la
fausseté dans les énoncés et les jugements. Pour cette raison, il est vital d’exa-
miner le logos et la doxa et de déterminer si ces genres communiquent avec le
non-être (260e3-261a4 ; 261c6-10).
À première vue, il ne s’agit, dans cette séquence, que d’une reprise de l’ex-
plication introduisant le cœur du Sophiste : lier le sophiste et la fausseté par
l’intermédiaire de la production d’images suppose, par définition de la faus-
seté, que l’on puisse établir qu’il est possible de dire ou concevoir le non-être.
La première partie de cette démonstration a été accomplie, puisque nous
savons à présent que le non-être n’est pas « inexprimable, inénonçable, et inex-
plicable » comme le pensait Parménide, mais est par nature la partie de l’autre
opposée au fait d’être de tel ou tel y déterminé. Reste donc, comme on vient
de le voir, à examiner si un lien s’opère bien entre les énoncés, les jugements
57 Même si 260c6-10 n’est pas transparent, l’étranger paraît considérer dans ces lignes la
fausseté comme une condition nécessaire de la tromperie et des images. Si la fausseté
n’était pas une condition nécessaire des images et de la tromperie (mais n’en était qu’une
condition suffisante), comment pourrait-on expliquer que l’étranger prête ensuite au
sophiste un argument selon lequel l’absence de réalité de la fausseté implique l’absence
de réalité de la production d’images (260d8-e3) ? Voir aussi 264c10-d2.
290 Chapitre 8
58 Notomi (1999), 155 et Teisserenc (2012), 48 estiment que l’art de la copie correspond à
l’activité du philosophe.
59 En accord avec Brown (2010), 161 ; Crivelli (2012), 26 n. 47 ; Beere (2019), 166-167.
60 Voir chapitre 4, La différence entre production de copies et production de phantasmes.
61 Voir Szaif [1996] (1998), 401-402 ; Crivelli (2012), 24-27 et Crivelli (2021), 246-252. Ces com-
mentateurs soulignent à juste titre que l’association d’une illusion mimétique à toute
image n’implique pas la thèse absurde selon laquelle une image ne peut fonctionner que
si son spectateur est dupe de l’apparence fausse qu’elle suscite. L’apparence fausse d’après
laquelle l’image est l’objet qu’elle imite (l’illusion mimétique) peut coexister, d’un point de
vue psychologique, avec l’apparence vraie selon laquelle l’image apparaît être son modèle,
mais ne l’est pas. Si toute image incorpore la logique du trompe l’œil dans son être-image,
l’effet d’illusion est la plupart du temps contrebalancé par la conscience qu’a le spectateur
du fait qu’il ne s’agit que d’une image et non pas de la chose qu’elle représente. Dans le
langage du livre IV de la République, la réception d’une image est une situation complexe
qui mobilise différentes parties de l’âme pouvant être l’objet d’affections opposées.
Enoncés et jugements faux 291
3 La définition du logos
68 Comme le font remarquer Campbell (1867), 172 ; de Rijk (1986), 197 ; Denyer (1991), 148-149 ;
Hoekstra et Scheppers (2003), 66 ; Brown (2010), 452 ; Crivelli (2012), 223-224 ; Fronterotta
(2019), 2.
69 Au moins depuis Stenzel [1931] (1940), 126-128.
70 Comparer, dans la coque du Sophiste 220a6 ; 223c6 ; 225b3 ; 226e1. Movia (1991), 432 n. 58
et Hoekstra et Scheppers (2003), 66 n. 41 notent également que l’étranger applique la
méthode de division pour distinguer les verbes et les noms.
71 Pour cette dernière option, voir Diès [1923] (1955), 380 n. 2 ; Moravcsik (1962), 62-63 ; Frede
(1992), 413 ; Brown (2008), 453 ; Teisserenc (2012), 146 ; Fronterotta (2019), 2, 5. Une telle
option permet d’intégrer aux énoncés élémentaires dont va parler l’étranger l’application
de « non-grand » à Socrate en grec ancien, par exemple.
294 Chapitre 8
verbes n’indique « ni l’être d’un être ou d’un non-être » au sens où elle n’est pas
encore un énoncé vrai ou faux. Nous verrons en effet dans la suite du dialogue
que dire le vrai consiste à dire qu’est ce qui est, tandis que dire le faux revient
à dire qu’est ce qui n’est pas. D’après cette interprétation, la seconde partie de
la phrase (οὐδὲ οὐσίαν ὄντος οὐδὲ μὴ ὄντος) anticipe sur la caractérisation de la
fausseté à venir et il faut lire la première partie, pour éviter de la comprendre
comme affirmant qu’une liste de verbes n’indique pas une action (l’étranger
vient de dire au contraire qu’un verbe signifie une action, cf. 262a3-4 ; 262b5-6),
en sous-entendant « ni l’action ni l’inaction <d’un sujet agissant> » (οὐδεμίαν
[…] πρᾶξιν οὐδ’ ἀπραξίαν ⟨πράγματος⟩) ou en faisant l’hypothèse qu’un verbe
signifie une action seulement dans le contexte d’un énoncé76.
Ces deux interprétations paraissent recevables. Cependant, la considération
suivante peut faire pencher en faveur de la seconde : dans les exemples ulté-
rieurs, le sujet du logos envisagé n’est jamais négatif et le verbe « être » (εἶναι)
n’apparaît jamais, ni sous sa forme complète, ni sous sa forme incomplète ; or,
d’après la première interprétation envisagée, οὐσίαν en 262c3 renvoie probable-
ment au verbe « être » et le μὴ ὄντος de la même ligne à un sujet négatif. Bien
sûr, pour ce qui est du sujet négatif, on pourrait répondre que l’étranger a jus-
tement longuement établi l’être des formes négatives et que ce n’est pas parce
qu’elles n’apparaissent pas dans ces exemples qu’il ne les envisage pas comme
des sujets possibles77. C’est vrai, mais comme nous l’avons vu, ce n’est pas le
mélange des formes et de leurs noms qui intéresse l’étranger dans cette section
(comme le croit d’abord Théétète), mais seulement le mélange des noms et
des verbes. Pour cette raison, afin d’éviter de réintroduire les formes négatives
comme référents des noms dans les énoncés, nous aurions tendance à privi-
légier la seconde interprétation proposée, sans pour autant considérer que le
texte l’impose.
Les listes de noms et de verbes sont donc insuffisantes pour former un logos.
Pour ce faire, il est requis que quelqu’un mélange (κεράσῃ, 262c5) les verbes
aux noms (262c4-578) : « alors seulement les vocables s’accordent et le premier
79 τότε δ’ ἥρμοσέν τε καὶ λόγος ἐγένετο εὐθὺς ἡ πρώτη συμπλοκή, σχεδὸν τῶν λόγων ὁ πρῶτός τε
καὶ σμικρότατος. Nous traduisons en considérant que le sujet d’ἥρμοσέν est τὰ φωνηθέντα
dans la phrase qui précède immédiatement, voir Campbell (1867), 173.
80 À notre connaissance, les seuls commentateurs à voir cela clairement sont de Rijk (1986),
200 n. 21 ; Mouze (2019), 252-253 ; Mouze (2020), 88-89. La plupart des commentateurs
sont silencieux sur l’énoncé « l’homme apprend », le réduisant sans doute aux exemples
« Théétète vole » et « Théétète est assis » qui impliquent à coup sûr, selon eux, des formes.
Notons que Teisserenc (2012), 149 considère que « l’homme apprend » est un énoncé « qui
peut difficilement être ramené à une vérité ou à une fausseté observable au moyen des
sens : comme proposition générale, il relève d’une connaissance dialectique ; comme pro-
position particulière, il requiert l’épreuve de la discussion ». Nous ne sommes pas certains
du sens de la différence que Teisserenc cherche à établir entre « épreuve de la discussion »
et « connaissance dialectique », mais nous ne croyons pas que la connaissance des formes
soit nécessaire pour rendre compte de la vérité de cet énoncé, du moins dans le contexte
pédagogique dans lequel il est ici prononcé.
81 Nous suppléons comme sujet de δηλοῖ le τις de 262c9 (cf. Cavini (2009), 11 n. 3 ; Crivelli
(2012), 226, n. 8), voire de 262c4 (cf. l’explication convaincante proposée par de Rijk (1986),
200 n. 22). Une autre possibilité, adoptée notamment par Robin, Diès et Cordero dans
leurs traductions respectives, est de suppléer le λόγος de 262c9 comme sujet de δηλοῖ.
Enoncés et jugements faux 297
Autrement dit, l’entrelacement d’un verbe à un nom est une condition suffisante
pour que quelque chose soit indiqué82. Mais que veut dire plus précisément
« indiquer quelque chose » ? Cela signifie que celui qui entrelace des verbes
aux noms « ne nomme pas seulement, mais délimite ou détermine quelque
chose (καὶ οὐκ ὀνομάζει μόνον ἀλλά τι περαίνει […], 262d3-4) ». Or, poursuit
encore l’étranger, en délimitant ou déterminant, celui qui entrelace des verbes
à des noms énonce (λέγει) quelque chose. C’est pourquoi un tel entrelacement
mérite finalement le nom d’« énoncé » (λόγος) (262d4-6).
L’étranger ne nous en dit malheureusement pas plus sur la différence entre
les opérations consistant à « nommer » et à « énoncer » ou sur le sens de cette
« délimitation ou détermination » qui semble les distinguer. Cependant, le
principe interprétatif défendu dans ce chapitre, à savoir la distinction entre
logos doxique et logos dialectique, offre une explication plausible de ce pas-
sage : alors que le dialecticien qui produit un logos dialectique nomme ou, plus
exactement, renomme en substituant à un nom auquel le logos fait défaut un
entrelacement de formes et de leurs noms, mais sans énoncer quelque chose
à propos de ce qu’il nomme, celui qui produit un logos doxique, après avoir
nommé un agent (sans pour autant l’avoir défini par cet acte de nomination),
énonce que cet agent accomplit une action, c’est-à-dire le détermine ou le limite
(περαίνει) par tel ou tel verbe83. Un peu plus loin dans son raisonnement,
l’étranger s’accordera facilement avec Théétète sur le fait que l’énonciation
a une double modalité : l’affirmation et la négation (φάσις τε καὶ ἀπόφασις,
L’enjeu philosophique derrière cette question de traduction tient dans le fait que seule la
seconde traduction garantit que Platon considère qu’un logos composé d’un nom et d’un
verbe signifie une chose (d’après la première traduction, c’est l’énonciateur qui signifie
quelque chose, pas le logos lui-même, voir Crivelli (2012), 229-230). Pour Mouze (2019),
183 n. 2 ; Mouze (2020), 91, le sujet de δηλοῖ est aussi bien τις que λόγος.
82 La clause « relativement à des choses qui sont, ou deviennent, ou furent ou seront »
signifie probablement que le verbe d’un tel entrelacement est conjugué au présent, au
passé ou au futur, voir Dixsaut (2000), 282 ; Cavini (2009), 15-17. Teisserenc (2012), 147
n. 2 essaie de construire une antithèse entre τῶν ὄντων d’une part, qui correspondrait aux
discours visant les réalités éternelles (les formes) et ἢ γιγνομένων ἢ γεγονότων ἢ μελλόντων
d’autre part, qui renverrait aux discours visant les réalités en devenirs. Mais τῶν ὄντων ἢ
γιγνομένων peut simplement désigner deux modalités du présent (simple et continue). En
République III, 392d3 où une énumération semblable est proposée (cf. Crivelli (2012), 226
n. 9), ὄντων correspond au présent d’une narration (qui contraste avec le passé et le futur),
non pas à un présent atemporel.
83 Pour la traduction de περαίνει par « délimite », voir Rudebusch (1990), 601-602. D’autres
commentateurs traduisent περαίνει par « accomplit » et comprennent que, quand
quelqu’un entrelace des verbes avec des noms, il accomplit un acte de langage, voir
Crivelli (2012), 227-228 et Hestir (2016), 188-189 n. 20.
298 Chapitre 8
84 La facilité avec laquelle cet accord est obtenu (cf. l’échange entre Théétète et l’étranger
en 263e10-13) s’explique sans doute parce que les modalités affirmatives et négatives de
l’énonciation sont anticipées par le couple « action – inaction » (πρᾶξις – ἀπραξία) envi-
sagé en 262c3.
85 Ce passage est une réponse à 261d1-7 où l’étranger se demandait si les noms se mélangent
comme le font les formes et les lettres. Comme il répond ici que les noms se mélangent
bien comme le font les « choses » (τὰ πράγματα), nous pouvons supposer que ces
« choses » désignent les formes (voire les formes et les lettres), cf. Teisserenc (2012), 147.
Philip (1968), 323, sans doute influencé par 262e13-14, comprend ces « choses » comme
les référents des noms et des verbes. Mais, encore une fois, notre passage (262d8-e2) est
conclusif, il s’agit clairement d’une réponse aux questions posées précédemment sur le
parallélisme existant entre le mélange des noms et le mélange des formes. Il n’anticipe
pas sur ce que l’étranger va dire dans un instant.
Enoncés et jugements faux 299
86 Nous traduisons.
87 En grec ancien : Θεαίτητος κάθηται, qui ne comporte pas d’occurrence du verbe εἶναι. Sur
la dimension réflexive des exemples choisis par l’étranger, voir ci-dessus La définition
du logos.
300 Chapitre 8
καὶ ἐμός, 263a6) ». L’étranger repose ensuite cette même question concernant
l’exemple « Théétète vole », en précisant qu’il fait allusion au Théétète avec qui
il dialogue en ce moment. Théétète offre la même réponse : ce logos est « de
moi » et « à propos de moi » (263a7-11). Ces deux logoi sont donc bien tous
les deux « de quelque chose ». En vertu du principe initialement affirmé, ils
possèdent donc une qualité (263a12-b1, cf. 262e6-10). Interrogé par l’étranger
sur cette qualité, Théétète lui répond finalement que l’on peut dire que l’un est
faux, tandis que l’autre est vrai (263b2-3 ; cf. Philèbe 37b10-c3).
Avant d’expliquer plus précisément en quoi consiste la vérité de « Théétète
est assis » et la fausseté de « Théétète vole », arrêtons-nous un instant pour
examiner trois problèmes exégétiques posés par le passage que l’on vient de
résumer. Tout d’abord, pourquoi l’étranger modifie-t-il légèrement sa question
au beau milieu de son raisonnement ? Ensuite, comment passe-t-il du fait que
tout logos est « de quelque chose » au fait qu’un logos possède une qualité, en
l’occurrence une valeur de vérité ? Enfin, dans quelle partie du logos faut-il
chercher sa vérité ou sa fausseté ? Pour répondre à ces questions, voyons com-
ment notre distinction entre logos dialectique et logos doxique peut s’articuler
aux propos actuels de l’étranger.
On pourrait en effet immédiatement objecter qu’un logos dialectique, une
définition résultant et inséparable d’un dialogue méthodiquement conduit,
est lui aussi un logos « de quelque chose », à savoir le logos de ce qu’il définit.
Pourtant, nous l’avons dit, un tel logos dialectique n’est pas vérifonctionnel,
c’est-à-dire vrai ou faux, mais il est toujours vrai, d’une vérité liée à la cohérence
de la pensée de celui qui le produit et indépendante de l’adéquation avec le
monde empirique dont le dialecticien ne prétend de toute façon pas, ou du
moins pas directement, rendre compte88. Comme un logos dialectique est « de
quelque chose » sans être vrai ou faux, il ne suit pas du simple fait qu’un logos
est « de quelque chose » qu’il a la qualité d’être vrai ou faux. C’est pourquoi
l’étranger doit donner plus de précisions sur la manière dont le logos qui l’inté-
resse, c’est-à-dire l’énoncé qui détermine ou délimite quelque chose (262d3-6),
est « de quelque chose ». La légère modification que l’on peut constater entre
la question qu’il entend initialement poser à Théétète et celle qu’il lui pose
effectivement traduit, d’après nous, la volonté d’offrir ces précisions.
Cette modification permet de clarifier la façon dont il faut comprendre
le « de quelque chose » du logos composé d’un nom et d’un verbe. Le « de
quelque chose » dans ce cas – et contrairement au cas du logos dialectique,
n’est pas l’objet auquel appartient en propre un logos unique qui est comme la
88 Voir ci-dessus La distinction entre logos dialectique et logos doxique ; chapitre 2, La division
des techniques ; chapitre 3, Purification des vices de l’âme et Récapitulatif.
Enoncés et jugements faux 301
relativement à Théétète. Dans ce cas, περὶ σοῦ pourrait bien également se rap-
porter à τὰ ὄντα en 263b4-5 (en plus de se rapporter à λέγει)97.
L’énoncé vrai « Théétète est assis » dit donc quelque chose à propos de ce
qui est nommé par le nom « Théétète ». En particulier, il dit des êtres qui sont
relativement à la chose nommée par « Théétète », qu’ils sont98. Cette expli-
cation pourrait toutefois paraître défaillante dans la mesure où l’énoncé vrai
« Théétète est assis » semble bien plutôt dire d’un être qui est relativement
à Théétète, en l’occurrence l’action signifiée par le verbe « asseoir », qu’il est.
Pourquoi Platon utilise-t-il alors le pluriel τὰ ὄντα ? Deux réponses ont été
proposées.
D’après la première99, l’étranger ne décrit pas en quoi consiste la vérité
de l’énoncé spécifique « Théétète est assis », mais en quoi consiste la vérité de
n’importe quel énoncé vrai concernant Théétète. Il est en effet correct d’affir-
mer qu’une telle classe d’énoncés est déterminée non pas par un être, mais
par les êtres qui sont relativement à « Théétète », par les actions que Théétète
accomplit effectivement.
D’après la seconde explication, l’occurrence du pluriel τὰ ὄντα en 263b4 est
une allusion à une formulation traditionnelle de la définition de la vérité que
Platon utilise dans d’autres dialogues (par exemple en Euthydème 284a5-8,
284c6 et en Cratyle 385b10)100. L’idée de Platon serait de montrer que la des-
cription traditionnelle de la vérité manque d’une précision cruciale, à savoir
que « les êtres » qui sont dits ou énoncés dans un énoncé vrai le sont relative-
ment au sujet de cet énoncé. Dire le vrai revient donc bien à λέγειν τὰ ὄντα, à
condition que les ὄντα soient et soient dits περί τινος101.
Ces deux suggestions semblent acceptables. Dans le fond cependant, nous
ne sommes pas certains qu’il faille se préoccuper du passage du singulier au
pluriel dans ce contexte particulier. Plus haut, l’étranger a expliqué que la
fausseté dans les énoncés ne réside en rien d’autre qu’« énoncer ou dire des
non-êtres » (τὰ μὴ ὄντα […] λέγειν, 260c3). Mais dix lignes plus loin, il affirme
que la fausseté dans les énoncés consiste à « énoncer ou dire le non-être »
97 Comme l’explique Crivelli (2012), 243, pour les usages converses de εἶναι, περί est suivi de
l’accusatif, tandis que λέγειν est plus volontiers utilisé avec περί + génitif. Platon, ne pou-
vant garder les deux constructions, a vraisemblablement privilégié la seconde.
98 Pour éviter d’alourdir le texte, nous allons désormais abréger « la chose nommée par le
nom “Théétète” » en « Théétète », mais il ne faut pas perdre de vue que l’étranger vise
toujours la chose empirique qui, dans le contexte fictif du Sophiste, répond au nom de
« Théétète », chose qu’il appelle d’ailleurs « toi » plutôt que « Théétète ».
99 Voir Frede (1992), 420.
100 Voir Bluck (1975), 184 ; Crivelli (2012), 244.
101 Interprétation proposée par Crivelli (2012), 252.
304 Chapitre 8
(τὸ […] μὴ ὂν […] λέγειν, 260d2-3). Cette équivalence suggère que l’utilisation
du pluriel n’est pas spécialement révélatrice dans la description de la vérité et
de la fausseté des énoncés102. Ainsi, pour l’énoncé vrai « Théétète est assis »,
dire « des êtres qu’ils sont à propos de toi » revient bien à dire que l’action
signifiée par le verbe « asseoir », qui est une action accomplie par Théétète, est
accomplie par Théétète.
(263b7) Voyons maintenant la description de l’énoncé faux « Théétète
vole ». « Cet énoncé faux », explique l’étranger, « <dit> des choses autres que
les êtres <qu’elles sont à propos de toi> (Ὁ δὲ δὴ ψευδὴς ⟨λέγει⟩ ἕτερα τῶν
ὄντων ⟨ὡς ἔστιν περὶ σοῦ⟩, 263b7103). Cette phrase pose un problème exégétique
important. S’il est indéniable que l’énoncé faux « Théétète vole » dit, à pro-
pos de Théétète, « des choses autres », puisqu’il affirme de lui qu’il vole alors
que voler est quelque chose d’autre qu’être assis, on pourrait en dire autant
de l’énoncé vrai « Théétète dialogue », puisque ce dernier affirme également de
Théétète « quelque chose d’autre » qu’être assis, à savoir dialoguer104. La solu-
tion qui nous paraît la plus convaincante pour résoudre cette difficulté est
celle qui consiste à déceler, sous l’article défini τῶν en 263b7, la présence d’un
quantificateur universel. Cet usage « générique » de l’article défini est parfaite-
ment attesté dans les grammaires grecques et permet de résoudre facilement
la difficulté mentionnée105. En effet, si voler est autre que tout ce qui est (τῶν
ὄντων) relativement à Théétète, c’est-à-dire autre que toutes les actions qu’il
accomplit, ce n’est pas le cas de dialoguer. C’est pourquoi « Théétète vole »
est faux, mais « Théétète dialogue » est vrai et c’est pourquoi la description
de la fausseté de « Théétète vole » offerte par l’étranger est parfaitement adé-
quate. Un énoncé faux dit bien, à propos de son objet, quelque chose d’autre
que tout ce qui est relativement à cet objet. Cette lecture, parfois qualifiée
d’« oxonienne » (parce qu’elle a été défendue par des commentateurs issus
de l’Université d’Oxford), nous semble préférable aux interprétations d’après
lesquelles les ἕτερα τῶν ὄντων qui sont dits « être » par le logos faux doivent
être compris, non pas comme « des choses autres que les êtres », mais comme
« des choses incompatibles avec les êtres » ou « des choses autres que les êtres,
102 Keyt (1973), 299 et Brown (2008), 454 sont du même avis.
103 Λέγει et ὡς ἔστιν περὶ σοῦ sont suppléés à partir de 263b4-5. Par parallélisme avec 263b4-5,
περὶ σοῦ doit se construire ici aussi à la fois avec λέγει et τῶν ὄντων, voir Crivelli (2012), 245.
104 La précision de l’étranger en 263a9, ᾧ νῦν ἐγὼ διαλέγομαι, paraît attester que « Théétète
dialogue » est un énoncé vrai en même temps que « Théétète est assis ».
105 Voir Crivelli (2012), 242, 245. Pour les grammaires grecques, voir Kühner et Gerth [1834-
1835], II. 1, 593-594 ; Smyth (1956), 288.
Enoncés et jugements faux 305
106 Pour une liste de plus de trente adhérents à la lecture oxonienne, voir Crivelli (2012), 238
n. 58 (qui l’adopte également). Pour une défense de l’interprétation selon laquelle ἕτερον
doit être compris dans la description du discours faux comme « autre dans une gamme de
formes incompatibles », voir Brown (2008), 455-458. Pour une défense de l’interprétation
selon laquelle ἕτερον signifie ici incompatible, voir Kostman (1973) et, dans une version
différente, Sayre (1976).
107 Voir chapitre 7, Le problème de la prédication négative.
108 Voir ci-dessus Les solutions proposées par les commentateurs et La définition du logos.
109 περὶ σοῦ est suppléé à partir de 263b4-5. Par parallélisme avec 263b4-5, περὶ σοῦ doit se
construire ici à la fois avec λέγει et τὰ μὴ ὄντα, voir Crivelli (2012), 245.
306 Chapitre 8
(cf. 263b4-5)110. En tout cas, ὡς ὄντα ne peut certainement pas être traduit
par « comme ils sont » sous peine d’obtenir la description d’un énoncé vrai.
En effet, si « Théétète vole » dit des non-êtres « comme ils sont », c’est-à-dire
dit des non-êtres comme des non-êtres, cet énoncé est vrai, non pas faux. Ce
constat implique du même coup, par parallélisme, que l’énoncé vrai « Théétète
est assis » ne dit pas des êtres « comme ils sont » ainsi que l’on traduit le plus
souvent en français 263b4-5 (Λέγει […] τὰ ὄντα ὡς ἔστιν), mais qu’inversement,
la traduction que nous avons proposée selon laquelle un énoncé vrai « dit
des êtres qu’ils sont » se voit justifiée111.
Après avoir assuré la traduction de cette nouvelle étape et démontré qu’elle
est parallèle à la description de la vérité de « Théétète est assis », il faut encore
se demander comment l’étranger la déduit de la précédente (la conjonction
ἄρα en 263b9 nous indique bien que 263b9 est tiré de 263b7). Comment peut-il
passer de l’affirmation selon laquelle un énoncé faux « <dit> des choses autres
que les êtres <qu’elles sont à propos de toi> » (263b7) à l’affirmation selon
laquelle ce même énoncé « dit [ou : énonce] des non-êtres comme étant <à
propos de toi> » (263b9) ? La réponse tient évidemment dans la façon dont
l’étranger a déterminé le sens de la négation antérieurement dans son coup de
force contre Parménide. Le principe d’après lequel « non-y » signifie, non pas
« le contraire de y », mais « quelque chose d’autre que y » (voir 257b1-c4112),
justifie la substitution de l’expression « des non-êtres » (τὰ μὴ ὄντα) en 263b9
à l’expression « des choses autres que les êtres » (ἕτερα τῶν ὄντων) utilisée en
263b7. En fait, cette substitution n’est qu’une instanciation du principe général
sur la sémantique de la négation qui a été découvert précédemment. L’étranger
parvient ici à la pointe de sa démonstration puisqu’il est maintenant acquis
qu’un énoncé faux dit ou énonce le non-être, non pas du tout au sens où il dit
le contraire inconcevable de l’être, le rien, mais au sens où il dit, relativement
à son objet, quelque chose d’autre que tout ce qui est relativement à cet objet.
Les deux dernières salves de la séquence confirment ce résultat, à condition
toutefois de les interpréter correctement.
(263b11) Commençons par la première, à savoir 263b11. Le texte, tel qu’il est
transmis par les manuscrits, porte Ὄντως δέ γε ὄντα ἕτερα περὶ σοῦ, auquel il
faut suppléer, sur base des répliques précédentes, un sujet (ὁ ψευδὴς λόγος) et
un verbe (λέγει). Ce texte donne, semble-t-il, un sens satisfaisant, que l’on rap-
porte ὄντως à ὄντα ou à ἕτερα ou encore à ces deux termes. Dans tous ces cas,
110 Voir Crivelli (2012), 243, 246. La seule différence est que le présent usage de ὡς permet de
traduire λέγει par « énonce », d’où la parenthèse dans notre traduction.
111 Voir Frede (1967), 52, 57.
112 Et chapitre 7, Le fonctionnement sémantique de la négation.
Enoncés et jugements faux 307
l’idée de l’étranger serait d’insister sur le fait que, même si l’énoncé faux dit
des non-êtres, cela n’est pourtant (δέ γε) en rien problématique puisque ces
non-êtres qu’il dit « être » à propos de toi, loin d’être rien du tout, sont réelle-
ment quelque chose, à savoir réellement des choses autres (Ὄντως δέ γε ὄντα
ἕτερα περὶ σοῦ)113. Cependant, cette paraphrase ne saurait s’imposer comme
une traduction de 263b11, car ἕτερα y est laissé sans complément, ce qui est
problématique d’un point de vue syntaxique114. Sans doute pour fournir un
complément à ἕτερα, Cornarius, un érudit du 16e siècle, a corrigé ὄντως par
ὄντων, correction qui a été suivie par Estienne, puis par les éditeurs modernes,
qui lisent donc Ὄντων δέ γε ὄντα ἕτερα περὶ σοῦ ⟨ὁ ψευδὴς λόγος λέγει⟩115. Cette
correction n’est toutefois pas entièrement satisfaisante, et ce pour différentes
raisons. Tout d’abord, l’hyperbate du génitif n’est pas naturelle en ce qu’elle
oblige à construire ὄντων avec ἕτερα alors que trois mots sont intercalés entre
les deux expressions116. Même si, cependant, l’on admet la position inhabi-
tuelle d’ὄντων, l’accentuation que cette position inhabituelle implique sur les
êtres (sur les ὄντων) relativement auxquels sont autres les choses affirmées
dans le discours faux demeure surprenante, sinon redondante117. L’étranger
a en effet expliqué dès 263b7 que les choses autres dites par un énoncé faux
sont autres par rapport à des êtres (Ὁ δὲ δὴ ψευδὴς ἕτερα τῶν ὄντων)118. Qui
plus est, la correction de Cornarius n’offre même pas une description correcte
des énoncés faux dans la mesure où il lui manque le quantificateur universel
en l’espèce de l’article défini τῶν pourtant indispensable pour résoudre le pro-
blème exégétique que nous avons noté précédemment119.
De cette mise au point, on peut donc conclure qu’il faut trouver un com-
promis entre, d’une part, le texte tel qu’il nous est transmis par les manuscrits,
113 Voir Frede (1967), 57-58. Pour la traduction de δέ γε par « pourtant » ou par « et pourtant »,
voir Denniston (1954), 154 et la traduction proposée par Diès de 256a1 où δέ γε semble
avoir le même rôle que dans le présent passage.
114 Comme le note O’Brien (1995), 125.
115 Sur cet amendement, voir O’Brien (1995), 117-118. Parmi les éditeurs modernes qui ont
suivi cette correction figurent Campbell (1867), 176 ; Burnet (1900-1907), 462 ; Diès [1923]
(1955), 382 ; Duke et al. (1995), 462.
116 Point noté par de Rijk (1986), 207.
117 Voir Frede (1967), 57.
118 Il était également clair dès ce moment, contrairement à ce que croit Crivelli (2012), 247,
que ces êtres par rapport auxquels les choses autres sont autres étaient des êtres relati-
vement à Théétète, puisqu’il fallait suppléer en 263b7 λέγει et ὡς ἔστιν περὶ σοῦ à partir de
263b4-5 et donc lire Ὁ δὲ δὴ ψευδὴς ⟨λέγει⟩ ἕτερα τῶν ὄντων ⟨ὡς ἔστιν περὶ σοῦ⟩. Le type
de précision qui, selon Crivelli, est donné par l’étranger en 263b11 n’est plausible que si
Théétète ou le lecteur n’a pas correctement suppléé περὶ σοῦ (et λέγει) en 263b7.
119 Comme le fait remarquer Frede (1967), 58.
308 Chapitre 8
d’après lequel l’étranger garantit, sans redondance par rapport à ce qui pré-
cède, que les non-êtres affirmés par un énoncé faux sont réellement et du
même coup ne sont pas problématiques et, d’autre part, l’esprit de la correc-
tion de Cornarius qui exige d’offrir un complément à ἕτερα afin d’éviter un
emploi absolu et syntaxiquement problématique de ce terme. La solution qui
nous semble la plus plausible pour arriver à ce résultat consiste à lire Ὄντως δέ
γε ὄντα ἕτερα ⟨τῶν ὄντων⟩ περὶ σοῦ ⟨ὡς ἔστιν ὁ ψευδὴς λόγος λέγει⟩, c’est-à-dire
à comprendre que même si le logos faux énonce des non-êtres comme étant,
ou dit des non-êtres qu’ils sont (263b9), « <ce logos faux dit que sont> des
choses qui, pourtant, sont réellement, à savoir réellement autres <que les
êtres> à propos de toi (263b11)120 ». Plus simplement, l’idée principale de la
réplique est que loin d’être rien, les non-êtres qui sont dits « être » par le logos
faux « Théétète vole » sont réellement quelque chose au sens où ils sont réel-
lement autres que tout ce qui est relativement à Théétète, « tout ce qui est
relativement à Théétète » désignant, dans notre lecture, non pas les formes
auxquelles Théétète participe, mais la façon dont les interlocuteurs du Sophiste
déterminent ce qui répond au nom de « Théétète », en l’occurrence au moins
comme dialoguant ou comme étant assis.
(263b11-12) Voyons à présent la dernière phrase de cette séquence épineuse
sur la vérité et la fausseté du logos avant le récapitulatif que va en proposer
l’étranger aux lignes 263c1-d5. « Nous avons en effet dit, d’une certaine façon,
qu’il y a à propos de chaque chose, d’une part beaucoup d’être, de l’autre beau-
coup de non-être (πολλὰ μὲν γὰρ ἔφαμεν ὄντα περὶ ἕκαστον εἶναί που, πολλὰ δὲ οὐκ
ὄντα, 263b11-12121) » Comme le note Fulcran Teisserenc, cette phrase nous livre
« la situation ontologique à laquelle est confronté le discours et qu’il a charge
de dire, bien ou mal […] »122. L’interprétation de cette situation ontologique
que nous privilégions est que les « êtres » dont il est question désignent les
actions accomplies par un agent, tandis que les « non-êtres » dont il est ques-
tion désignent les actions que ce même agent n’accomplit pas. Par exemple,
l’agent désigné par le nom « Théétète » accomplit les actions de dialoguer ou
120 Nous faisons porter ὄντως à la fois sur ὄντα et sur ἕτερα, mais ce n’est pas obligatoire
(il peut porter sur l’un des deux seulement). Par parallélisme avec toutes les répliques
précédentes, nous pensons qu’il faut rapporter περὶ σοῦ à λέγει et à τῶν ὄντων que nous
suppléons, avec ὡς ἔστιν ὁ ψευδὴς λόγος, à partir de 263b4-5 et 263b7. Une partie de la pro-
position que nous défendons est envisagée comme une possibilité par Frede (1992), 424
n. 9 et est proposée par Robinson dans l’apparat critique de la nouvelle OCT, voir Duke
et al. (1995), 462. Voir également McDowell (1982), 127 n. 23.
121 Nous traduisons en faisant porter που sur ἔφαμεν, voir Campbell (1867), 176 et Crivelli
(2012), 236 n. 49.
122 Teisserenc (2012), 153.
Enoncés et jugements faux 309
d’être assis, qui sont alors « des êtres à propos de lui », mais n’accomplit pas
l’action de voler, qui est donc un « non-être à propos de lui ». Certains com-
mentateurs résistent cependant à cette lecture. Leur résistance se fonde en
particulier sur deux arguments.
D’une part, quand le terme qui suit la préposition περί désigne l’agent à pro-
pos duquel un énoncé énonce quelque chose, περί est suivi du génitif (cf. περὶ
σοῦ dans la réplique qui précède immédiatement, 263b11, et dans celle qui suit
immédiatement, 263c1). Or, en 263b11-12, περί est suivi de l’accusatif ἕκαστον.
Cette différence casuelle pourrait suggérer que l’ἕκαστον à propos duquel il y
a beaucoup d’être et de non-être ne désigne pas l’agent d’un énoncé donné et
ne peut être, par conséquent, exemplifié par l’agent agissant dans « Théétète
vole » et « Théétète est assis », c’est-à-dire par Théétète123.
D’autre part, il faut noter que 263b11-12 est explicitement présenté (voir ἔφα-
μεν) comme une référence à un propos tenu antérieurement dans le dialogue.
Ce propos antérieur est, plus que probablement, la conclusion de 256e6-7 selon
laquelle « […] eu égard à chacune des formes, l’être est multiple, le non-être
<est> une quantité illimitée [ou indéterminée ou infinie] (Περὶ ἕκαστον […]
τῶν εἰδῶν πολὺ μέν ἐστι τὸ ὄν, ἄπειρον δὲ πλήθει τὸ μὴ ὄν, 256e6-7). Or, si ἕκαστον
désigne « chaque chose » en 263b11-12, c’est-à-dire, selon notre lecture, l’agent
d’un énoncé donné (si l’on veut « chaque agent »), alors l’étranger se cite de
manière inexacte, puisque ce n’était pas eu égard ou à propos de chaque chose,
mais eu égard ou à propos de chaque forme qu’en 256e6-7 il constatait une
certaine quantité d’être et de non-être124.
Aucune de ces deux objections ne nous semble pourtant décisive. Tout
d’abord, le passage à l’accusatif peut simplement s’expliquer par l’absence de
λέγει en 263b11-12 qui demande plus volontiers περί et le génitif, là où εἶναι,
partant ὄντα et οὐκ ὄντα, demande περί et l’accusatif. Il n’est donc, linguistique-
ment, nullement exclu que les remarques sur la quantité d’être et de non-être
περὶ ἕκαστον aient pour fonction de décrire la situation ontologique à laquelle
sont confrontés les énoncés vrais et faux περὶ τινος, par exemple relatifs à
Théétète.
Quant au problème de l’inexactitude de la citation, notre réponse est que
cette inexactitude n’est, au fond, pas problématique. Si Platon disposait déjà
de tous les instruments nécessaires pour expliquer le fonctionnement des
énoncés et jugements faux en 256e6-7 ou encore au moment où il clarifie le
comportement sémantique de la négation en 257b1-c4, on ne voit pas ce qui
aurait pu l’empêcher d’appliquer ces instruments à ces stades antérieurs de
123 Sur ce raisonnement, voir McDowell (1982), 125 n. 19 et van Eck (1995), 40 n. 34.
124 Voir Crivelli (2012), 252.
310 Chapitre 8
127 Nous sommes en accord sur ce point avec Frede (1967), 52-53 et Crivelli (2012), 258.
128 Par exemple Keyt (1973), 287 et McDowell (1982), 122, 133 n. 35. À la différence de ce qu’il
avait fait plus haut dans le dialogue (en 240e1-241a2, voir chapitre 5, Jugements et énoncés
faux), l’étranger englobe ici la fausseté négative et affirmative sous une seule et même des-
cription, à savoir « dire des non-êtres comme étant à propos de x ».
129 En faveur de cette dernière proposition, voir Szaif [1996] (1998), 493 ; Fronterotta
(2013), 216.
130 Comme le fait remarquer Crivelli (2012), 248.
312 Chapitre 8
131 Voir Dixsaut (2000), 284. Une solution similaire, mais qui met en jeu des énoncés défini-
tionnels au sujet des formes, est défendue par Crivelli (2012), 248.
132 Objection présente chez Szaif [1996] (1998), 493-494.
133 D’après une version de l’argument de l’antilogia que l’on trouve exposée en Euthydème
285d7-286c9. Sur la façon dont la définition du logos proposée dans le Sophiste permet de
neutraliser cet argument et d’autres arguments apparentés, voir Frede (1992), 414-417.
Enoncés et jugements faux 313
au cours duquel Socrate ironisait sur cet oxymore (« véritablement faux »).
En rappelant l’ironie de Socrate ainsi que certaines difficultés rencontrées
dans le Théétète, cette formule impose un ultime défi à l’explication fournie
par l’étranger sur la fausseté des énoncés : est-elle capable de réussir là où le
Théétète achoppait ? En particulier, l’explication de l’étranger permet-elle
de rendre compte de la fausseté des énoncés arithmétiques purs, comme
« 5+7=11 » (Théétète 195e1-196b4) ? Il nous semble que oui, et selon deux moda-
lités distinctes.
La première suppose d’admettre différents points. Il faut tout d’abord suppo-
ser, comme nous l’avons fait antérieurement134, que les résultats de l’étranger
sur les énoncés composés d’un nom et d’un verbe entendus au sens strict
sont transposables à tout énoncé simple composé d’un sujet et d’un prédicat.
Ensuite, il faut reconnaître, là aussi en accord avec nos propos précédents135,
que même si les formes ne constituent pas, du moins pas avant un travail défi-
nitoire spécifique, le sens immédiatement disponible de ces prédicats ou de ces
sujets, ceux-ci peuvent présenter un certain degré de généralité. Enfin, il faut
admettre que ces sujets et prédicats présentant un degré de généralité peuvent,
sans être pleinement déterminés dialectiquement, c’est-à-dire définis par un
questionnement méthodique et cohérent, être relativement déterminés, non
seulement par l’expérience, la culture et le langage comme nous l’avons sou-
tenu jusqu’ici, mais également par telle ou telle science particulière. Cela étant
admis, la fausseté de « 5+7 = 11 » s’explique aisément : quand nous disons erro-
nément que « 5+7 = 11 », nous affirmons comme étant un non-être à propos de
5+7, en l’occurrence le prédicat « 11 ». Le prédicat « 11 » est un non-être à propos
de 5+7, car il est autre que tous les prédicats attribuables à 5+7 selon les lois de
l’arithmétique et non selon celles de la dialectique. Pour réaliser correctement
la somme de 5 et 7, il n’y a nullement besoin de supposer que 12 soit une forme
à laquelle participe la somme de 5 et 7, ni que celui qui procède à cette opé-
ration ait préalablement défini dialectiquement les nombres ou l’addition
arithmétique, il suffit de connaître l’arithmétique élémentaire et de constater
que 11 est différent de ce qui est attribuable à cette somme.
La seconde explication n’est disponible, semble-t-il, qu’à partir du moment
où l’on accepte que la première partie de la conclusion de l’étranger fait réfé-
rence aux phénomènes de méprise. Dans ce cas, il est possible de soutenir que
l’étranger conçoit « 5+7=11 » comme une méprise où deux choses autres (la
somme de 5 et 7, à savoir 12, d’une part et 11, de l’autre) sont énoncées comme
les mêmes (5 + 7 ou 12 = 11).
Que l’on adopte une explication ou l’autre, les propos de l’étranger pré-
sentent une généralité suffisante pour s’accommoder du défi lancé par Socrate
dans le Théétète136. En outre, on notera que les deux solutions réussissent
en adoptant précisément le programme préconisé par Socrate en Théétète
200c7-d2 qui requérait d’examiner la science avant l’opinion fausse, à condi-
tion du moins d’entendre ici « science » au sens strict de la science dialectique
(Socrate lui-même, en République VII, 533c7-d6, fait allusion à ce sens strict du
terme « science »).
En effet, d’une part, l’ultime objection de Socrate, exposée en Théétète
199c7-d8, contre l’explication de la fausseté de « 5+7 = 11 » en termes de méprise
perd de sa force quand la nature de la dialectique est clarifiée. La fausseté et
l’ignorance ne pourront jamais provenir du savoir au sens strict, car le savoir
dialectique ne consiste pas à juger ou à énoncer vraiment ou faussement,
mais à définir de façon cohérente les termes impliqués dans ces jugements et
dans ces énoncés137. D’autre part, si l’on a pu montrer qu’il est possible, mal-
gré l’argument offert par Socrate dans le Théétète (188d3-189b6), d’énoncer
ou de juger le non-être, c’est bien seulement après avoir examiné les condi-
tions de possibilité de la science dialectique. Dans le chapitre précédent, nous
avons vu en effet que la preuve du mélange partiel entre les genres duquel naît
le logos dialectique est inséparable d’une clarification du sens de la négation
et du non-être comme altérité. Or c’est cette clarification du sens du non-être
comme altérité qui permet, quand le non-être ainsi conçu est transféré aux
prédicats ou aux verbes contenus dans des énoncés, de rendre compte de la
fausseté de ces énoncés, ainsi d’ailleurs que de la fausseté des opinions ou juge-
ments, comme nous allons le montrer à présent.
La stratégie adoptée par l’étranger pour démontrer que les opinions et les
apparences peuvent être fausses est d’une grande simplicité et d’une grande
élégance formelle. Le principe argumentatif est le suivant : si un phénomène
x est possible pour une entité y donnée, alors ce phénomène x est également
possible pour toute entité z qui présente une structure similaire à y. Comme
la fausseté est possible pour un énoncé (un logos), si l’on parvient à montrer
que l’opinion ou le jugement (la doxa) et l’apparence (la phantasia) présentent
une structure similaire à un énoncé, alors, en vertu du principe que l’on vient
d’exposer, la fausseté dans l’opinion et l’apparence est possible.
Pour parvenir à ce résultat, l’étranger va fournir une série de définitions
« abrégées », c’est-à-dire qui ne sont pas pleinement élaborées dialectique-
ment, mais qui permettent à la recherche de se poursuivre138. En écho à d’autres
passages fameux des dialogues (Théétète, 189e4-190a8 ; Philèbe 38e1-5), la pen-
sée (διάνοια) est conçue comme « un dialogue (διάλογος) intérieur et silencieux
de l’âme avec elle-même » (263e3-5)139. L’« énoncé » (λόγος), quant à lui, est
« le courant qui émane de la pensée et sort par la bouche en émission vocale »
(263e7-8)140, comportant « affirmation et négation » (φάσις τε καὶ ἀπόφασις)
(263e10-13). Or l’opinion ou le jugement (δόξα141) n’est rien d’autre que cette
affirmation ou cette négation, mais faite en silence dans l’âme et conformé-
ment à la pensée (264a1-2). Enfin, l’apparence (φαντασία) est une opinion
qui se présente, non par elle-même, mais par l’intermédiaire de la sensation
(264a4-6).
Cette série de définitions offre le résultat espéré. Comme la pensée est un
dialogue de l’âme avec elle-même s’achevant (ἀποτελεύτησις, 264b1) dans une
opinion, qu’une opinion comporte une affirmation et une négation comme un
énoncé, et qu’une apparence est un mélange d’opinion et de sensation, la pen-
sée, l’opinion et l’apparence présentent une structure similaire aux énoncés. Or
les énoncés peuvent être faux. Donc la pensée, les opinions et les apparences
peuvent l’être également (264a8-b4). Conclusion à laquelle Théétète donne
finalement son assentiment (264b5).
Une série de points importants pour l’intelligibilité générale de notre inter-
prétation peuvent être extraits de ces différentes définitions et de la conclusion
à laquelle elles permettent d’aboutir.
Tout d’abord, l’étranger considère que la pensée elle-même, et pas seule-
ment l’opinion et l’apparence, peut être fausse (voir 263d6-8 et 264a8-b4). On
138 Voir ci-dessus La distinction entre logos dialectique et logos doxique et chapitre 2, La divi-
sion des techniques.
139 Traduction Diès [1923] (1955), 383.
140 Traduction Diès [1923] (1955), 383 modifiée : ἐκείνης en 263e7 ne renvoie sans doute pas
à τῆς ψυχῆς en 263e4 (comme le croit par exemple Mouze (2020), 58 n. 12), mais au nom
féminin qui précède immédiatement : διάνοια (263e5), voir Théétète 206d1-2 ; Teisserenc
(2012), 159 n. 1.
141 Pour rappel (voir n. 50), nous considérons que le jugement et l’opinion sont les faces
logiques et psychologiques d’un même acte. Sur cette question, voir Dixsaut (2000), 58.
316 Chapitre 8
la fausseté d’un énoncé composé d’un nom et d’un verbe désignant un agent
et une action conçus au sens strict à toute opinion et tout énoncé comportant,
d’une part, un composant à propos duquel quelque chose est affirmé ou nié et,
d’autre part, ce quelque chose même qui est affirmé ou nié silencieusement ou
vocalement. Si c’est exact, Platon concéderait finalement qu’un locuteur décla-
rant, par exemple, « Σωκράτης μὴ μέγας » (« Socrate est non-grand ») énonce
bien quelque chose, en dépit du fait que cet énoncé ne comporte pas d’action
au sens strict (« non-grand » n’est pas une action au sens strict, mais est bien
affirmé de Socrate). Alternativement, il est également possible que l’étranger,
malgré les exemples qu’il fournit, donnait d’emblée un sens large aux indica-
teurs vocaux et aux choses que ces indicateurs désignent, les rapprochant par
là d’un sujet et d’un prédicat qualifiant ce sujet145.
Deuxièmement, s’il est parfaitement vrai que le mouvement de l’argumen-
tation va du domaine du logos à celui de la doxa, de la fausseté des énoncés
à celle des opinions plutôt que l’inverse, il est cependant vraisemblable que,
d’un point de vue génétique, l’affirmation ou la négation silencieuse dans
l’âme précède le plus souvent son extériorisation vocale dans un énoncé. En
tout cas, en Philèbe 38c2-e5, c’est à partir de la formation de l’opinion que se
conçoit l’énonciation plutôt que l’inverse146. D’après ce point de vue génétique,
le logos est l’expression vocale d’une doxa silencieuse : pour faire court, c’est un
logos doxique. Ce point peut d’ailleurs appuyer le précédent : si toute opinion
ou tout jugement doit pouvoir être exprimé vocalement dans un énoncé, alors,
comme il existe très vraisemblablement des jugements qui ne concernent pas
des actions (par exemple, « 5 + 7 = 11 » ou « Socrate est non-grand »), il est pro-
bable qu’il y ait des énoncés qui ne comportent pas de verbe ni ne concernent
une action ou du moins que le terme « action » ait un sens assez large pour
permettre aux énoncés d’exprimer tout type de jugement ou d’opinion. En tous
les cas, l’étiquette « logos doxique » choisie pour contraster l’énoncé et la défi-
nition se voit justifiée non seulement par l’existence d’un lien structurel entre
le logos et la doxa, à savoir la présence d’une affirmation ou d’une négation
dans les énoncés et les opinions, mais également par la priorité génétique de
la doxa sur le logos.
Examinons également de plus près la notion de φαντασία. Celle-ci désigne
une opinion ou un jugement qui se présente par l’intermédiaire d’une sen-
sation (δι’ αἰσθήσεως). Comme l’imagination est une faculté qui s’active
uniquement quand l’objet d’une sensation est absent (voir Philèbe 39b3-c3),
147 Comme y insiste à juste titre Cornford (1935), 319-320. Parmi les traducteurs francophones,
Diès [1923] (1955), 384 traduit par « imagination », Robin (1950), 331 propose entre guil-
lemets « représentation imaginative » et Cordero (1993), 198 « illusion ». Cette dernière
traduction n’est pas meilleure que les deux premières : la phantasia, comme d’ailleurs la
doxa ou le logos, est parfois (ἐνίοτε, 264b4) fausse, elle n’est pas tout le temps illusoire. Par
ailleurs, il ne nous semble pas que le texte offre une base suffisante pour interpréter la
phantasia à partir de la notion kantienne d’imagination productrice comme le propose
Teisserenc (2012), 162 n. 1.
148 Voir par exemple les traductions de White (1993), 60 ; Centrone (2008), 231 ; Ledesma
(2009), 222 ; Crivelli (2012), 260. La traduction de phantasia par « représentation » (adop-
tée par Mouze (2019), 187-188) est bonne, mais ne conserve pas le lien étymologique, sur
lequel Platon insiste, avec le verbe φαίνεται (« il apparaît »).
149 Voir Movia (1991), 459-460 ; Notomi (1999), 252 ; Crivelli (2012), 260.
150 Pour une explication détaillée de la façon dont les copies et les phantasmes sont faux, voir
ci-dessus La nouvelle tâche à venir et chapitre 4, La différence entre production de copies et
production de phantasmes.
Enoncés et jugements faux 319
ceux qui y sont exposés adhèrent à leurs contenus doxiques. Par exemple, si
un sophiste présente la justice comme l’intérêt du plus fort (voir la définition
de la justice proposée par Thrasymaque en République I, 338c1-2) et que cette
image fausse de la justice parvient à se faire passer pour vraie auprès d’un audi-
toire, alors les membres de cet auditoire adoptent du même coup l’opinion
selon laquelle la justice est l’intérêt du plus fort, puisqu’ils ont été persuadés
de la vérité de cette opinion. Jugeant de cette façon, ils se mettent à concevoir
leur expérience de cette façon et à déterminer tout ce qui leur apparaît, tous
les comportements qu’ils observent à la lumière de cette opinion sur la jus-
tice. Or ce processus de transformation des apparences peut se répéter pour
n’importe quel prédicat à valeur morale, esthétique ou scientifique, puisque le
domaine de compétence du sophiste est prétendument universel (232b11-e5).
Ultimement, la véritable menace posée par le sophiste est donc moins de se
faire passer pour un savant que de transformer la vision du monde de ceux
qui l’écoutent et qui sont dupes de ses images. Sous l’emprise des sophistes, le
monde commence à apparaître de manière, pour ainsi dire, sophistique. En
ce sens, le sophiste est bien le maître des apparences que l’étranger décrivait
avant de basculer dans le paradigme de la mimétique (233c10-11151). Mais, en
parvenant à garantir la possibilité de l’apparence fausse, l’étranger rend pos-
sible la sophistique dans sa dimension la plus radicale, celle qui interfère le
plus profondément et erronément avec notre expérience. Cette possibilité
inhérente à la sophistique de contaminer les apparences confirme d’ailleurs un
point essentiel de ce chapitre : le sens des prédicats que nous mobilisons pour
déterminer le monde qui nous apparaît dépend de l’éducation, de la culture
et du langage que nous recevons ; or éducation, langage et culture ne sont
pas toujours le fruit d’un travail dialectique, mais peuvent malheureusement
être emprunts de, sinon entièrement corrompus par la sophistique. C’est bien
pourquoi retirer l’éducation aux sophistes pour la donner aux philosophes est
un enjeu aussi important pour Platon, dans la République bien sûr et avant
tout, mais aussi dans le Sophiste (cf. 234b5-e7152).
6 Conclusion
151 Sur l’ambiguïté de l’expression δοξαστικὴ ἐπιστήμη, voir chapitre 4, De l’antilogique à l’ap-
parence de science.
152 Et chapitre 4, Le basculement vers la mimétique.
320 Chapitre 8
Le sophiste prétend être capable de contredire sur tous les sujets. Pourtant, il
est impossible pour un homme de tout savoir. Il y a donc au moins un cas où le
sophiste débat sans savoir de quoi il parle. Par conséquent, le principe de son art
et de son succès ne peut être la connaissance des sujets dont il débat, mais seu-
lement une apparence de connaissance. L’apparence cependant, en tant qu’elle
est un type de jugement, est certes parfois fausse, mais elle peut également être
vraie. Qui plus est, en faisant du sophiste le possesseur d’une apparence de
science, on risque de se voir rétorquer que le sophiste, pour apparaître savant,
doit bien posséder une science de l’apparence. L’étranger opère donc un bas-
culement de paradigme : de l’acquisition, il passe à la production. D’éristique
avide de gain, le sophiste devient un producteur d’images et particulièrement
de phantasmes verbaux. Or le concept d’image est fondamentalement relié à
la notion de fausseté : chaque image suscite l’opinion perceptive fausse qu’elle
est le modèle qu’elle imite. Les phantasmes verbaux du sophiste sont donc non
seulement des énoncés faux, mais encore des images d’énoncés vrais qui se font
passer, auprès de leurs victimes, pour des énoncés vrais. En outre, nous venons
de voir que ces phantasmes transforment finalement l’expérience même de
ceux qui y sont exposés en affectant durablement la façon dont ils déterminent
ce qui leur apparaît. Si l’activité du sophiste implique la possibilité de dire le
faux, l’efficacité de cette activité, quant à elle, présuppose donc que les audi-
teurs des sophistes puissent juger faussement que leurs énoncés sont vrais et,
plus généralement, puissent juger faussement au sujet de leur propre expé-
rience. Or dire le faux et juger faussement revient à dire et juger le non-être ou
encore à dire et juger ce qui n’est pas. La capture du sophiste comme producteur
de phantasmes verbaux requiert donc une explication de la façon dont il est
possible de dire le non-être. Tel est l’objectif du cœur du Sophiste.
Pour y parvenir, l’étranger commence par creuser la conception parmé-
nidienne du non-être comme contraire de l’être, comme rien. Une telle
conception est éminemment problématique à la fois pour les interlocuteurs
du dialogue et pour Parménide lui-même. Pour les interlocuteurs du dialogue,
une telle conception est problématique parce qu’elle aboutit à concevoir le
non-être comme inexprimable, inénonçable, et inexplicable, ce qui rend
du même coup impossible de dire ou de penser le non-être, de dire ou de
penser faussement, donc de capturer le sophiste comme producteur de phan-
tasmes. Mais ce même résultat est tout aussi problématique pour Parménide
lui-même dans la mesure où cette conception ne peut être énoncée sans être
immédiatement contredite : dire du non-être qu’il est inexprimable revient
déjà à l’exprimer. Dans un second temps, l’étranger montre que la situation
n’est pas meilleure pour ceux qui conçoivent mythiquement l’être comme le
tout. Le pluralisme soit aboutit à reconnaître l’être comme une entité sup-
plémentaire et indépendante du tout, ce qui sera finalement la position de
Enoncés et jugements faux 321
qu’il y a donc des énoncés vrais et d’autres qui sont faux. Plus précisément, le
point par lequel le non-être s’entrelace à un énoncé est le verbe contenu dans
cet énoncé : l’action signifiée par ce verbe n’est pas relativement à l’agent de
l’énoncé au sens où elle est autre que toutes les actions que cet agent accom-
plit, c’est-à-dire, non pas autre que toutes les formes auxquelles cet agent
participe, mais autre que toutes les déterminations appliquées à cet agent par
celui qui prononce cet énoncé ou du moins par ceux qui sont à même d’en
évaluer la vérité. Finalement, les résultats obtenus par l’étranger sur la véri-
fonctionnalité des énoncés sont transférés aux jugements perceptifs et
non-perceptifs en vertu de la similarité structurelle du jugement et de l’énoncé
qui contiennent, chacun, soit une affirmation soit une négation, ce qui signi-
fie, très généralement, qu’ils concernent un sujet relativement auquel quelque
chose est affirmé ou nié.
À la fin de la coque du Sophiste, les sophistes étaient accusés, par l’étranger
et par Théétète, de produire des phantasmes verbaux dont la spécificité est
d’être tenus pour vrais par leurs victimes et de transformer la façon dont la réa-
lité même leur apparaît. En réussissant à démontrer, dans le cœur du Sophiste,
que les apparences, les énoncés et les jugements faux sont possibles, l’étranger
est donc parvenu à établir le fondement à la fois de l’activité sophistique et des
effets que cette activité provoque sur ses victimes. C’est sur cette franche réus-
site que s’achève la partie constructive du cœur du Sophiste.
Chapitre 9
La capture du sophiste
2 Voir 223a5, pour la première définition et 225d1-2, 225e1-5 pour la cinquième. Quant aux deu-
xième, troisième et quatrième définitions, elles dérivent toutes de l’échange commercial, cf.
223c10.
3 Voir ci-dessous La production de copies et de phantasmes.
4 En accord avec Campbell (1867), 181.
5 Voir chapitre 4, La différence entre production de copies et production de phantasmes et cha-
pitre 8, La nouvelle tâche à venir.
La capture du sophiste 325
6 Comme tendent à le faire Notomi (1999), 155 ; Teisserenc (2012), 48 et Mouze (2020), 153-155.
7 Notons toutefois que le déploiement dialectique d’une forme n’altère pas son unité ni ne
la rend divisible ou altérable, puisque l’entrelacement de formes qui reprend les résultats
de la méthode de division est censé être équivalent à l’idée simple et unique qui devait être
définie, voir ci-dessous Récapitulatif. À ce titre, l’entrelacement d’idées clôturant l’applica-
tion de la méthode de division semble être lui-même considéré comme une idée, une forme
indivisible et inaltérable.
326 Chapitre 9
des géomètres qui tracent des figures afin de raisonner non sur ces dessins sen-
sibles eux-mêmes, mais sur les figures géométriques intelligibles auxquelles
ces dessins peuvent leur permettre d’accéder8, il est possible que le dialogue
mimétique platonicien soit construit de telle sorte qu’il conduise in fine à
son propre dépassement vers la question philosophique même qu’il met en
mouvement. La tradition interprétative suscitée par les dialogues depuis plus
de deux mille ans ne manque pas de confirmer cette impression. Mais quel
type d’image doit être le dialogue platonicien pour susciter ce dépassement ?
Pour annuler le mécanisme de l’illusion mimétique et permettre au spectateur
d’accéder au modèle imité, il paraît clair que l’image mimétique doit respec-
ter les caractéristiques de son modèle plutôt que les tronquer pour apparaître
ressemblante et belle, c’est-à-dire qu’elle doit véritablement ressembler à son
modèle et non pas seulement apparaître lui ressembler. En un mot, si le dia-
logue platonicien doit permettre d’accéder au modèle qu’il imite, à la question
philosophique débattue, alors il doit être une copie plutôt qu’un phantasme.
En ce sens et en ce sens seulement, le philosophe écrivant des dialogues peut
être qualifié de « producteurs de copies »9. Encore une fois cependant, pour
les raisons fournies dans le paragraphe précédent, il ne nous semble pas que les
logoi des idées produits par l’étranger, puis reconstruits et intériorisés par l’in-
terprète du dialogue, soient eux-mêmes des copies de l’intelligible.
Que l’on accepte ou non cette façon d’accorder les réflexions de l’étran-
ger sur l’image avec la propre pratique mimétique de Platon, il n’en reste pas
moins que la façon dont l’étranger fait directement dépendre la disponibilité
des images, des « imitations des êtres », de la possibilité de juger faussement
et d’énoncer quelque chose de faux (264d4-7), suggère que le problème qui l’a
occupé pendant le dialogue est moins celui de la fausseté ontologique d’une
image que celui du jugement faux que cette image suscite chez son spectateur10.
Ce qui empêchait l’étranger de manier avec aisance le concept d’image était
ce qui n’est sans doute pas le cas de la sixième définition14. Cependant, l’ab-
sence totale de mention de la sixième définition – de loin la plus longue et
la plus débattue du lot – au moment de reprendre la définition du sophiste
n’en demeure pas moins interpellante. D’après nous, ce silence est tout sauf
accidentel. Précédemment dans cet ouvrage, nous avions en effet soutenu que
cette sixième définition décrit la réfutation pratiquée par Socrate. À ce niveau
du texte, la différence entre le sophiste et le philosophe n’était pourtant pas
encore assez marquée pour distinguer clairement réfutation socratique et
sophistique15. Cependant, depuis cette sixième définition, un certain nombre
d’avancées capitales ont été réalisées.
Premièrement, nous avons découvert que la science dialectique est la science
suprême qui appartient au philosophe et qui permet de déterminer quels genres
consentent à se mélanger avec lesquels (253b9-254b716). Deuxièmement, nous
avons constaté que, moyennant la restitution des rapports adéquats, on peut
montrer que certaines expressions qui paraissent contradictoires ne le sont
qu’en apparence : ainsi, il est possible de soutenir sans se contredire que le
changement est le même et non-le-même, puisque nous ne parlons pas de
façon semblable dans les deux cas (256a10-b517). Or, la restitution des rapports
permettant de désamorcer une apparente contradiction distingue la véritable
réfutation de celle pratiquée par les néophytes (259c7-d818)19. Troisièmement,
la découverte du lien entre le logos et le non-être a fait sauter la dernière
barrière qui empêchait de définir le sophiste comme un producteur de phan-
tasmes (260a7-264b1020). Parce que les natures respectives du philosophe et
du sophiste se sont précisées et parce que les développements de la partie
centrale du dialogue montrent comment se déroule une véritable réfutation
par contraste avec une réfutation sophistique, la confusion entre le sophiste et
le philosophe n’a plus lieu d’être. Par conséquent, au moment de se remettre
en mémoire les développements qui précédaient le cœur du Sophiste, on peut
supposer que la sixième définition est silencieusement abandonnée. Pour
paraphraser l’étranger, nous sommes désormais suffisamment sur nos gardes
pour ne plus prendre le chien pour le loup (231a6-b1).
Avant de repartir à l’assaut de sa proie, l’étranger rappelle finalement la subs-
tance de la méthode à utiliser : il faut diviser en deux le genre qui se présente à
21 Voir chapitre 2, La division des techniques ; chapitre 3, Production, art de trier et dialec-
tique ; chapitre 7, La description de la dialectique.
22 Voir chapitre 3, Première définition.
23 Voir Liu (2013), 570. Cette thèse est soutenue par Brown (2010), 153, 156 et 168.
24 Voir également Brown (2010), 155 et 164-168.
25 Voir chapitre 7, La science des hommes libres.
26 Voir chapitre 3, L’erreur de Théétète ou le pouvoir des noms.
27 Et ce jusqu’en Politique 258b3-5, qui est donc probablement teinté d’ironie.
28 Voir ci-dessous S’instrumentaliser soi-même pour produire des phantasmes et L’imitation
savante et la doxomimétique.
330 Chapitre 9
chose, mais quelque chose d’autre qu’elle. Dans le présent contexte, Platon n’a
donc pas en tête la notion de création ex nihilo33. Ce constat s’accorde d’ailleurs
avec certaines remarques cosmologiques du Timée suggérant que la tâche du
démiurge consiste moins à créer le monde visible à partir de rien, qu’à l’ordon-
ner de la meilleure façon possible34.
Après ce retour à la notion de production sous l’angle de la conception
nouvellement acquise du non-être, l’étranger énumère (265c1-5) une série
de choses au sujet desquelles il se demande si elles ont pu être produites
par quelqu’un d’autre qu’un dieu (ἄλλου τινὸς ἢ θεοῦ δημιουργοῦντος, 265c3-4).
Comme l’a remarquablement montré Rémi Brague35, cette énumération, loin
d’être aléatoire, résulte au contraire d’une application stricte de la méthode de
division. L’étranger commence par distinguer les animaux mortels (ζῷα θνητά)
des choses qui poussent (φυτά). Parmi celles-ci, il distingue celles qui poussent
sur la terre (ἐπὶ γῆς) et les choses inanimées qui se constituent dans la terre
(ἐν γῇ). Les premières peuvent pousser à partir de germes (ἐκ σπερμάτων) ou
de racines (ῥιζῶν), les secondes peuvent être fusibles ou non-fusibles (τηκτὰ
καὶ ἄτηκτα). La seule difficulté posée par cette façon de reconstruire la divi-
sion tient dans le fait que l’étranger est supposé y classer les choses inanimées
parmi celles qui poussent, ce qui peut paraître surprenant de prime abord.
Cependant, comme le note Brague, il est possible que l’étranger estime que les
choses inanimées croissent « de façon centripète, par concrétion autour d’un
noyau »36. Cette idée d’une croissance des pierres n’est en tout cas pas absente
de la physique ancienne puisqu’elle apparaît dans les Ennéades37. Quoi qu’il
en soit, la façon même dont l’étranger se demande si ces choses terrestres sont
produites par quelqu’un d’autre qu’un dieu suggère que la réponse qu’il attend
est négative (voir μῶν, 265c3). Pourtant, il ne laisse pas le temps à Théétète de
fournir cette réponse négative et lui demande immédiatement s’il ne faut pas
au contraire utiliser l’opinion et la façon de parler de la masse (τῶν πολλῶν38)
(265c5-6). De quelle opinion et de quelle façon de parler peut-il bien s’agir ?
33 Comme le notent bien Cornford (1935), 325 ; Lee (1972), 299-300 ; Teisserenc (2012), 168.
34 Voir par exemple Timée 30a3-6 et le commentaire qu’en donne Cornford (1937), 37 et 165.
On notera encore que l’étranger profite de ce rappel de la définition de la production pour
introduire la notion de causalité (αἰτία, 265b9) absente de la définition proposée au début
du dialogue, voir Brague (1991), 271-272. Cette introduction nous semble pourtant moins
constituer une réduction de la notion de causalité à la causalité « efficiente » (comme le
croit Brague) qu’une manière de préparer l’alternative proposée en 265c8-10 sur laquelle
nous revenons dans un instant.
35 Voir Brague (1991), 272-275.
36 Voir Brague (1991), 273.
37 Voir Plotin Enn., IV, 4 [28], 27, li. 9-11 ; Brague (1991), 273.
38 Rosen (1983), 312 et Movia (1991), 463 pensent que cette expression désigne la « majorité des
philosophes », mais les nombreuses occurrences de l’opposition « vulgaire-philosophe »
La capture du sophiste 333
la nature engendre ces choses [sc. les choses terrestres qui viennent d’être
énumérées] à partir d’une certaine cause spontanée qui fait croître sans
pensée, ou <qu’elle les engendre> avec raison et une science divine qui
vient de dieu ? (Τὴν φύσιν αὐτὰ γεννᾶν ἀπό τινος αἰτίας αὐτομάτης καὶ ἄνευ
διανοίας φυούσης, ἢ μετὰ λόγου τε καὶ ἐπιστήμης θείας ἀπὸ θεοῦ γιγνομένης ;
265c8-1039).
On remarquera ici un léger déplacement par rapport à l’idée d’un dieu produc-
teur considérée dans la phrase précédente : l’alternative ne joue pas entre un
dieu qui produit et une nature qui engendre aveuglément40, mais entre une
nature qui engendre aveuglément et une nature qui engendre guidée par la rai-
son et une science divine41. Théétète reconnaît osciller souvent entre ces deux
opinions et suppose que c’est son jeune âge qui est la cause de cette hésitation
(265d1-2). Et pour cause, nous avons vu que les jeunes gens souhaitent toujours
avoir les deux choses en même temps (cf. 249d3-4 avec Politique 265a1-b1).
Cependant, en regardant l’étranger et en comprenant que, pour ce dernier, le
processus de génération est divin, Théétète cesse d’hésiter et s’accorde avec
l’hypothèse d’une génération conforme à un dieu (265d2-4). Loin de tancer
le jeune homme pour cette façon de délibérer, l’étranger au contraire la loue
(265d5). Si Théétète devait changer d’avis dans le futur, il sera toujours de temps
de proposer « un raisonnement accompagnée d’une persuasion nécessaire »
(τῷ λόγῳ μετὰ πειθοῦς ἀναγκαίας) pour le convaincre (265d5-8). Mais puisque
la nature du jeune homme le guide sans argument vers cette hypothèse d’une
génération conforme à un dieu, l’étranger décide de se dispenser de démontrer
cette hypothèse, ce qui lui permet de ne pas perdre de temps (265d8-e3). Il
conclut donc en distinguant les choses dites par nature qui sont l’œuvre d’un
dans le Sophiste (216c2-d2 ; 225d7-11 ; 228d7-11 ; 232b6-c3 ; 254a4-b2) suggèrent que c’est
de cette opposition (plutôt que d’une opposition entre philosophes) qu’il s’agit ici égale-
ment, voir Brague (1991), 278-279 n. 15.
39 Cette phrase est susceptible d’être construite de différentes manières. Après une longue
discussion, Van Camp et Canart (1956), 201-206 n. 4 concluent que le plus simple est de
faire porter Τὴν φύσιν αὐτὰ γεννᾶν sur les deux membres de l’alternative et de construire
θείας et γιγνομένης avec ἐπιστήμης. C’est cette solution que nous avons également retenue
dans notre traduction.
40 Comme le veut Cornford (1935), 325 n. 3. Contrairement à ce que croit ce commentateur,
il n’y a pas de contraste fort entre la métaphore de la production et celle de l’engendre-
ment, comme le démontre l’association de γεννήματα et d’ἀπειργασμένα en 266b4, voir Van
Camp et Canart (1956), 203 n. 4.
41 Voir Brague (1991), 279 et Teisserenc (2012), 169 n. 1.
334 Chapitre 9
technique divine (τὰ μὲν φύσει λεγόμενα ποιεῖσθαι θείᾳ τέχνῃ, 265e3-442) et celles
qui, à partir de ces dernières, sont constituées par un art humain. Cette dis-
tinction entre les produits de ces arts justifie les deux genres de production
annoncés : la production divine et la production humaine (265e3-6).
Les commentateurs n’ont pas manqué de relever l’ironie dans laquelle
baigne ce passage. D’abord, alors qu’il semble sur le point d’expliciter l’opinion
de la masse et la façon vulgaire de s’exprimer au sujet des choses naturelles
(265c5-6), l’étranger fournit une alternative dans laquelle figure probablement
sa propre position (265c8-10). Ce décalage a poussé certains commentateurs à
parler d’« anacoluthe de sens » au sujet de cet enchaînement de répliques43.
Ensuite, d’autres commentateurs ont noté le caractère ironique, voire contra-
dictoire de la manœuvre argumentative consistant à valider l’hypothèse d’une
nature non spontanée en se fondant sur la spontanéité de la nature de Théétète
(265d8-e2)44 ! Enfin, quand on se souvient que Platon considère le loisir (σχολή)
et la liberté de prolonger un discours aussi longtemps que nécessaire pour
atteindre la vérité comme des caractéristiques essentielles du philosophe et
de la recherche philosophique (cf. par exemple Théétète 172c2-e4), on ne peut
qu’être étonné d’entendre l’étranger se soucier de ne pas perdre de temps à
démontrer le caractère divin des choses naturelles (265e2-3). Toutefois, il nous
semble que cette dose d’ironie indéniable ne doit pas dissimuler l’importance
de ce passage.
Pour commencer, le fait qu’une alternative comportant la propre position
de l’étranger se substitue à l’explication attendue de l’opinion du vulgaire peut
s’expliquer par la pause que semble marquer l’étranger après avoir demandé à
Théétète s’il fallait user de l’opinion et de la façon de parler de la masse (voir
265c6). Cette pause est en tout cas suffisamment longue pour que Théétète
doive relancer et questionner l’étranger (voir 265c7), qui décide alors proba-
blement de reprendre les termes du débat et d’exposer une alternative45. On
peut même peut-être aller plus loin et considérer cette pause comme une sorte
de test pour Théétète. Si ce dernier avait complété par lui-même les propos de
l’étranger en expliquant la façon dont le vulgaire conçoit la génération des
choses naturelles, alors sa familiarité avec cette conception aurait été mani-
feste. Mais le fait qu’il faille lui expliquer ou lui rappeler la position du vulgaire
paraît d’emblée l’en éloigner. Il serait en effet à tout le moins surprenant de le
42 Peut-être faut-il suppléer εἶναι ou encore un second ποιεῖσθαι avant λεγόμενα et lire « les
choses qui sont dites <être ou produites> par nature sont produites par une technique
divine », voir Campbell (1867), 184 n. 2 ; Benardete (1984), II. 175 n. 89.
43 Voir Van Camp et Canart (1956), 202 n. 4.
44 Voir Brague (1991), 282-284 ; Teisserenc (2012), 169.
45 Nous suivons ici la suggestion éclairante de Brague (1991), 278.
La capture du sophiste 335
49 Sur le fonctionnement exact de l’action de l’âme intelligente sur l’âme désirante par l’in-
termédiaire du foie dans ce passage du Timée, voir Dixsaut (2013), 115-124.
338 Chapitre 9
de la partie divine en l’homme50, elles ont bel et bien, elles aussi, une origine
divine.
Quant à la nature divine des ombres et réflexions, l’explication suivante
nous paraît la plus probable. En suggérant que les ombres se produisent lors de
l’interférence de l’obscurité et d’ « un feu » (probablement le soleil) et en invo-
quant, pour rendre compte de la réflexion, la coalescence, sur une surface lisse
et brillante, d’une lumière intérieure à l’œil et d’une autre émanant de l’objet
perçu51, Platon estime peut-être qu’il est parvenu à expliquer en quoi ces phé-
nomènes ne sont pas spontanés et sans raison comme on le dit habituellement
(αὐτοφυῆ λέγεται, 266b11), mais bien explicables rationnellement et, par consé-
quent, divins. Rappelons en effet qu’au moment de présenter son alternative
(voir 265c8-10), l’étranger opposait une nature engendrant spontanément et
sans pensée (αὐτομάτης καὶ ἄνευ διανοίας) à une nature engendrant avec rai-
son et une science divine (μετὰ λόγου τε καὶ ἐπιστήμης θείας). Si donc l’on peut
rendre compte rationnellement des ombres et des réflexions, il est probable
que celles-ci soient également engendrées par une technique divine plutôt que
spontanément et sans pensée. Enfin, il n’est pas impossible que le rôle indis-
pensable du soleil dans tout phénomène optique contribue à expliquer la
divinité des ombres et de la réflexion. Les Lois démontreront en effet explicite-
ment le caractère divin du soleil et de tous les astres (voir Lois X, 898d4-899c1).
Après avoir fait mieux comprendre à Théétète la division de la production
divine, l’étranger poursuit logiquement en tentant de justifier une semblable
division de la production humaine. Pour ce faire, il distingue la production
d’une maison en elle-même par l’architecture et la production d’« une autre
maison » par la peinture, puis ajoute immédiatement que cette maison pic-
turale est produite « comme un rêve humain à l’usage des gens éveillés » (οἷον
ὄναρ ἀνθρώπινον ἐγρηγορόσιν, 266c9). Une telle dualité dans les produits de
l’activité productrice humaine est généralisable (Οὐκοῦν καὶ τἆλλα οὕτω […]
266d2) : il convient de distinguer la chose même, qui est l’œuvre de la pro-
duction des choses elles-mêmes, et l’image, œuvre de la production d’images
(266c7-d4). Fort de cet éclaircissement, Théétète peut finalement récapituler
les quatre parties de la production qui viennent d’être distinguées durant les
deux dernières coupures (266d5-8).
Avant de tenter d’expliquer pourquoi Platon opère cette division quadripar-
tite au lieu de diviser directement la production humaine d’images, voire la
50 Pour le caractère divin de la tête, où loge l’intellect et la pensée, voir Timée 44d5-6.
51 Pour une explication détaillée de la conception platonicienne des phénomènes de
réflexion à partir de ce passage du Sophiste et de Timée 46a2-b6, voir Cornford (1935), 327
n. 2 et Cornford (1937), 154-156.
La capture du sophiste 339
62 Encore une fois, nous devons ce point aux analyses de Dixsaut (2000), 274-275. Voir aussi
Movia (1991), 463 n. 13.
63 Mouze (2020), 133-134, 166-171, 176-177, explore d’autres motifs internes au Sophiste pour
expliquer la division de la production en production humaine et production divine,
notamment le lien intrinsèque entre athéisme et sophistique.
64 Voir Delcomminette (2000), 263-264.
La capture du sophiste 343
69 C’est d’ailleurs bien de cette façon que la plupart des traducteurs francophones rendent
l’expression εἴδωλα λεγόμενα, cf. « simulacres parlés » (Robin (1950), 284), « fictions par-
lées » (Diès [1923] (1955), 331), « images parlées » (Cordero (1993), 118). Voir cependant
Mouze (2019), 108, qui traduit par « images langagières », expression ayant l’avantage de
couvrir aussi bien le langage parlé que le langage écrit.
La capture du sophiste 345
70 Voir Dixsaut (2000), 272 ; chapitre 9, Transition ; chapitre 3, L’erreur de Théétète ou le pou-
voir des noms.
71 La question est posée par Rosen (1983), 312-313.
72 Voir en ce sens Teisserenc (2012), 172.
73 Analysé au Chapitre 3, Purification des vices de l’âme et premières divisions de l’enseignement.
74 Chapitre 8, La définition du logos.
346 Chapitre 9
79 Même s’ils peuvent le faire (Cratyle 388b13-c2), à condition toutefois d’être établis sous la
direction du dialecticien (Cratyle 390c2-d8). Pour tout ceci, voir chapitre 2, L’insuffisance
des noms et la nécessité d’un accord sur la chose même.
80 Comparer Benardete (1984), II. 166. Pour se convaincre du lien intrinsèque entre la tech-
nique et la science, on se souviendra que la science se partitionne en une multiplicité de
sciences et une multiplicité de techniques (257d1-2).
81 Et chapitre 3, L’erreur de Théétète ou le pouvoir des noms.
348 Chapitre 9
le savoir n’a pas la possibilité de transformer à lui seul un type d’objet qui implique la
fausseté (le phantasme, et plus généralement, l’image). Le mieux que la personne savante
puisse faire si elle veut manipuler cet objet (par exemple parce qu’elle en reconnait l’ef-
ficacité), c’est de chercher à annuler le mécanisme de fausseté qu’il implique, voir notre
manière de comprendre le statut mimétique des dialogues platoniciens exposée dans la
Transition du présent chapitre. Notons encore une fois que la dialectique est décrite en
République VI, 510b7-8 comme fonctionnant sans image.
87 Voir Dixsaut (2000), 300-301.
88 Lafrance (1981), 383 et Giovannetti (2021), 284 s’inquiètent d’une interprétation du
Sophiste d’après laquelle l’entrelacement des formes n’aurait pas de conséquence sur la
vérité des jugements. La suite du présent paragraphe explique en quel sens l’existence
350 Chapitre 9
d’un travail dialectique garantit la vérité des jugements sans que la vérité d’un jugement
ne présuppose l’existence d’un travail dialectique.
La capture du sophiste 351
et, d’autre part, ceux qui, à force d’avoir roulé leur bosse dans les débats et les
arguments (διὰ τὴν ἐν τοῖς λόγοις κυλίνδησιν, 268a2), en viennent à soupçon-
ner et craindre qu’ils ignorent ce qu’ils prétendent savoir devant les autres. Les
premiers sont qualifiés de « naïfs » ou de « simples » (εὐήθης, 267e11 ; ἁπλοῦν,
268a7), les seconds, dont le sophiste fait partie, d’« ironiques » (εἰρωνικόν,
268a8).
Que penser de cette façon de faire du sophiste un ironiste quand on sait que
la pratique de l’ironie est traditionnellement associée à la figure de Socrate ?
La question est difficile, d’autant plus que le sens exact de l’ironie socratique
est loin d’aller de soi89. Pour tenter d’y répondre, il faut tout d’abord noter
l’ironie platonicienne consistant à retourner contre les sophistes l’accusation
d’ironie proférée à l’encontre de Socrate par ses adversaires (Gorgias 489e1 ;
République 337a4-5) ou par ses amoureux éconduits (Banquet 216e4-5, 218d6-7).
Ensuite, il semble clair que l’ironie socratique n’est en rien assimilable à l’ironie
du doxomime telle qu’elle est décrite ici, mais qu’elle constitue au contraire son
inverse : alors que les sophistes prétendent savoir ce qu’ils pressentent ignorer,
Socrate fait mine d’ignorer ce que pourtant il sait, à savoir qu’il y a une diffé-
rence entre le savoir et l’opinion (Ménon 98b1-5)90. Enfin, indépendamment
même de cette inversion du sens de l’ironie quand elle est pratiquée non par
les sophistes, mais par Socrate, le choix de l’étranger de couper comme il le fait
peut être justifié dialectiquement. En effet, selon l’interprétation de la méthode
de division suivie91, le couple de genres utilisé pour diviser un genre donné
n’est pas identique aux espèces résultant de cette division. Par conséquent,
l’extension des genres responsables de la division n’est pas non plus la même
que celle des espèces obtenues. Il est donc tout à fait possible que Socrate par-
ticipe de l’ironie, c’est-à-dire à un des membres du couple utilisé pour diviser
la doximimétique, sans pour autant participer à l’espèce ironique de doxomi-
métique comme le fait le sophiste. Cette non-coincidence entre l’extension des
genres diviseurs et les espèces qu’ils déterminent sur le genre divisé, combinée
à la métamorphose du sens de l’ironie entre sa pratique socratique et sophis-
tique, doivent conduire à refuser l’interprétation selon laquelle l’étranger, dans
ses ultimes coupures, accuse Socrate de pratiquer la sophistique92.
Reste à relever la condition tragi-comique de l’existence sophistique : passer
son temps à faire croire que l’on possède un savoir auquel on ne croit même
89 Sur cette question, comparer les analyses divergentes de Vlastos (1991), 21-42 et de Dixsaut
(2000), 15-44.
90 Comme l’explique Dixsaut (2000), 33.
91 Voir chapitre 2, La division des techniques ; chapitre 3, Production, art de trier et dialectique.
92 Cette interprétation soutenue, par exemple, par Rosen (1983), 313, est également rejetée
par Movia (1991), 470 n. 30. Voir aussi la discussion nuancée de Esses (2019), 308-310, 313.
352 Chapitre 9
plus soi-même. Chaque débat auquel les sophistes participent les ramène à
leur ignorance. Pourtant, ils repartent inlassablement à la conquête de leur
public pour le persuader de leurs vertus et de leur savoir. La mauvaise foi paraît
seule capable d’expliquer cette façon d’agir et de vivre : il faut bien, semble-t-il,
une sacrée dose de mauvaise foi (pour ne pas dire de cynisme) pour étouffer ou
ignorer le soupçon qui naît en soi quant au savoir que nous voulons projeter et
dont les autres, parfois, nous créditent. À moins que l’incapacité de transmuer
l’ignorance pressentie en savoir de cette ignorance et en désir de connaître
ne provienne d’une façon particulière d’argumenter barrant, par principe,
tout progrès possible et toute possibilité d’apprendre. C’est en tout cas ce qui
est suggéré dans la dernière division du dialogue, comme nous allons le voir
immédiatement.
(216d3-217a997). Il est certes vrai que c’est le sophiste et le sage qui sont net-
tement distingués ici plutôt que le sophiste et le philosophe. Néanmoins,
certains éléments laissent penser que derrière la figure du sage pourrait bien se
dissimuler celle du philosophe. Car, à bien y réfléchir, qui est ce sage qu’imite le
sophiste ? Une réponse plausible est qu’il s’agit de l’homme disposant effecti-
vement du savoir universel prétendument possédé par le sophiste. Cependant,
l’étranger et Théétète se sont clairement accordés sur le fait qu’un tel savoir
universel ne peut être possédé par un homme (233a3-4). Seul un dieu pour-
rait donc être ce sage que le sophiste imite98. Un dieu, ou peut-être le type
d’homme qui s’en rapproche le plus : le philosophe. En effet, non seulement
celui-ci est divin (216b8-c1) et porte son regard vers le divin (254b1), mais il
dispose également de la science des hommes libres (253c7), ce qui peut rai-
sonnablement s’interpréter comme signifiant que sa capacité à indiquer quel
genre consent à se mélanger avec quel autre n’est pas bornée a priori, en parti-
culier qu’elle n’est pas bornée par l’axiologie traditionnelle (227a7-b6). Qui plus
est, le philosophe-dialecticien a probablement affaire non pas à un nombre
limité, mais à une infinité de genres (256e6-7). Or si la compétence dialectique
n’est pas a priori bornée, celui ou celle qui en dispose peut légitimement être
considéré comme possesseur d’une compétence universelle, sinon « actuelle-
ment » universelle, du moins universelle en son principe. Cette compétence
universelle du dialecticien ainsi que le caractère divin du philosophe einvite à
penser que c’est le genre du philosophe et aucun autre qui se rapproche le plus
du sage qu’imite le sophiste.
Par conséquent, en distinguant soigneusement le sophiste et le sage, l’étran-
ger répond implicitement à Socrate que le sophiste et le philosophe ne sont pas
deux noms pour un même genre. Reste évidemment à comprendre le rapport
de ces genres à celui du politique, ce qui sera l’objet de la discussion suivante
entre l’étranger et le jeune Socrate. Cependant, parce qu’elle met déjà en jeu la
figure du politique en la distinguant de celle de l’orateur populaire, l’analogie
proposée ici par l’étranger constitue un préambule discret et élégant à l’inves-
tigation menée dans le Politique.
2.8 Récapitulatif
Contrairement à ce qui s’était produit lors des premières divisions de la coque
du dialogue, l’étranger ne laisse de côté aucune étape de la dernière division
dans le résumé qu’il en propose99. La perfection d’un tel résumé ainsi que
comme instrument. Cependant, le terme μιμητικόν qui figure dans le résumé (en 268c9)
renvoie certainement à la production de phantasmes sans instrument externe dans la
mesure où celle-ci reçoit le nom générique de μίμησις dans la quatrième coupure (voir
ci-dessus S’instrumentaliser soi-même pour produire des phantasmes). Au chapitre 3, dans
les sections Première définition et Deuxième, troisième et quatrième définitions, nous avons
tenté d’expliquer pourquoi l’étranger ne reprend pas toujours toutes les étapes de ses divi-
sions au moment de les résumer.
100 Οὐκοῦν συνδήσομεν αὐτοῦ, καθάπερ ἔμπροσθεν, τοὔνομα συμπλέξαντες ἀπὸ τελευτῆς ἐπ’
ἀρχήν ; Dans notre paraphrase, nous supposons que αὐτοῦ […] τοὔνομα (« le nom de
celui-ci », c’est-à-dire du sophiste) est le complément de συνδήσομεν (« lier ensemble »)
plutôt que de συμπλέξαντες (« entrelacer »), voir Dixsaut (2000), 271 n. 1. Cette option lin-
guistique n’affecte cependant pas l’interprétation que nous proposons de ces lignes.
101 Voir chapitre 8, La distinction entre logos dialectique et logos doxique.
356 Chapitre 9
jugements n’a aucun sens dans la mesure où seuls existent les corps que nous
pouvons saisir entre nos mains, il faudrait lui faire remarquer que pour dire ce
qu’il vient de dire, il doit précisément octroyer, sinon l’être, du moins un statut
à la signification, à coup sûr incorporelle, de ses propres mots. Ultimement,
utiliser la cohérence comme critère de validité d’un rapprochement entre deux
déterminations permet de libérer le dialecticien de la façon dont le monde
apparaît ou est habituellement déterminé : il se peut très bien que toute l’his-
toire politique de l’humanité indique que les politiques gouvernent sans savoir,
mais cela n’empêchera jamais le dialecticien qui veut déterminer l’essence du
politique de le considérer comme un savant.
Quant au retour du jugement au niveau de l’activité dialectique, il faut
l’admettre, au moins quand l’idée qui doit être déterminée est placée sous
le genre issu du rassemblement ou sous l’un des deux genres résultant de la
division de ce genre. Cependant, il faut également souligner que quand deux
idées communiquent, cela n’implique nullement, comme c’était le cas pour
les jugements sur le monde, la possession par l’une d’elles de l’autre comme
sa propriété. La seule chose impliquée par cette communication est la consti-
tution d’une idée. Quand le délire et le divin communiquent, il ne s’ensuit pas
que le délire possède la propriété « divine », mais il en résulte la forme unique
du délire divin, qui elle-même se spécifie en philosophie lorsqu’elle commu-
nique avec l’amour. Sans doute plus fondamentalement encore, la différence
entre les jugements sur le monde et les relations qui s’instaurent entre des
idées tient dans le fait que tout jugement qui fait intervenir des idées peut être
repris sous la forme d’un questionnement. S’il doit bien arriver au dialecticien
d’affirmer et de répondre aux questions qu’il se pose, le propre de son activité
est que cette réponse peut toujours être reprise, continuée, nuancée sous la
forme d’une question.
Si nous relions ensemble les deux caractéristiques de la dialectique qui
viennent d’être mises en évidence, à savoir l’insatiabilité du questionnement
et la cohérence de la pensée de celui qui fait communiquer les idées entre
elles, il devient clair que le résultat obtenu est indissociable du chemin qui y
conduit, puisque ce qui valide ce résultat n’est rien d’autre que la cohérence de
la démarche qui le porte ainsi que sa reprise toujours possible sous la forme
d’une question. Il serait aussi inefficace d’expliquer le sens du Sophiste en se
limitant à sa conclusion que de chercher à expliquer ce qu’est de l’eau en
se contentant d’écrire la formule chimique H20 sans expliquer les fondements
de la chimie. Ce n’est même pas que, pour Platon, le chemin est aussi impor-
tant que le résultat auquel il conduit, c’est plutôt que le résultat n’est pas autre
chose, du point de vue de la connaissance, que le chemin qui y mène. D’où
l’extrême difficulté de l’exercice consistant à conclure le commentaire d’un
Conclusion 361
bon ou cette brise est agréable pour quelqu’un d’autre qui n’est pas malade
(Théétète 159b1-160c10). Pourtant, le relativisme de la vérité est également une
thèse contradictoire : s’il est vrai que tout énoncé est vrai, alors l’énoncé d’après
lequel il n’est pas vrai que tout est vrai est vrai lui aussi (Théétète 170c2-171c7).
Reste toutefois la converse de ce relativisme : l’impossibilité de la fausseté. Pour
l’appuyer, le sophiste utilise l’argument suivant. Supposons par exemple que je
dise de tel homme qu’il vole (sans l’aide d’un quelconque dispositif technique).
Dans ce cas, je dis quelque chose qui n’a pas lieu, qui n’est pas le cas. Mais si
ce que je dis n’est pas le cas, alors ce que je dis n’est pas, et même n’est rien du
tout. Par conséquent, quand je dis d’un homme qu’il vole, loin de dire quelque
chose de faux, je ne dis rien. Cet argument contre la possibilité de dire le faux
sonne assurément d’une étrange manière à nos oreilles non accoutumées au
grec ancien. Il semble reposer sur des associations douteuses, des tours de
passe-passe. Pourtant, la spécificité de la réflexion philosophique consiste
précisément à montrer qu’il n’est pas possible de tirer parti des malentendus
qui entourent l’argument. Le philosophe ne dit pas seulement que l’argument
ne marche pas, il veut montrer pour quelles raisons il ne marche pas. Or, au
moment de faire communiquer la multiplicité des idées entre elles dans ses
opérations dialectiques, il a bien fallu que le philosophe admette que chaque
idée n’est pas toutes les autres, non pas au sens où cette idée n’est rien du tout,
mais simplement au sens où cette idée est autre que toutes les autres. Ainsi, il
lui est facile de comprendre et de faire remarquer que ce qui n’est pas, loin de
n’être rien du tout, est simplement quelque chose d’autre. Donc, de manière
similaire, quand quelqu’un affirme faussement d’un homme qu’il vole, il dit
bien ce qui n’est pas le cas, mais, puisque ce qui n’est pas le cas est simplement
quelque chose d’autre que ce qui est le cas et non rien du tout, celui qui affirme
faussement d’un homme qu’il vole dit bien quelque chose. Le mécanisme sur
lequel reposait l’argument du sophiste pour rejeter la possibilité de dire le faux
est donc complètement déconstruit. Il est bel et bien possible de dire le faux et
de caractériser le sophiste comme un expert en ce domaine. Mais pour décon-
struire cet argument et montrer que des jugements faux sont possibles, il fallait
paradoxalement commencer par caractériser l’activité dialectique et le type de
vérité qu’elle suppose. En d’autres termes, pour rendre le sophiste possible, il
fallait découvrir le philosophe.
Le Sophiste démontre que face aux contradictions rencontrées dans l’exis-
tence, il est possible de poser une idée, de la déterminer quant à son contenu
et d’avoir à son sujet une pensée cohérente, d’affronter le sophiste en nous ou
à l’extérieur de nous, de transformer l’éducation. Et non seulement il suggère
que rien n’empêche de poser cette idée pour n’importe quelle détermina-
tion qui nous semble devoir être pensée (227a7-b6 ; 256e6-7), mais il assure de
Conclusion 363
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Ackrill, J.L. 178n.14, 181n.28, 183n.35, 184n.41, 203n.110, 208n.131, 212n.145, 215n.155,
185n.42, 226n.193, 230n.204, 275n.7, 227n.194, 227n.195, 230n.206, 234n.222,
277n.20, 278n.23 247n.254, 255n.278, 255n.279, 262n.301,
Agatharcos 99n.49 263n.306, 263n.308, 264n.309, 267n.321,
Andronicos 216n.158 270n.333, 270n.335, 271n.339, 290n.59,
Aristote 31n.8, 41n.42, 41n.44, 137n.37, 293n.68, 293n.71, 304n.102, 305n.106,
217n.162 329n.23, 329n.24
Aubenque, P. 2n.2, 90n.21, 105n.3, 106n.8, Brunschwig, J. 111n.27, 148n.74, 148n.75,
110n.23, 111n.27, 149n.76, 151n.85 149n.76, 151n.85
Burnet, J. 118n.54, 139n.45, 156n.98, 264n.311,
Badham, C. 98n.48 307n.115
Bailly, A. 77n.101
Baiter, J.G. 118n.54 Campbell, L. 17n.25, 33n.14, 43n.53, 45n.61,
Beere, J. 4n.10, 69n.70, 69n.72, 83n.120, 52n.6, 55n.18, 58n.27, 60n.39, 72n.82,
97n.43, 99n.49, 128n.9, 203n.110, 79n.107, 87n.8, 87n.13, 98n.48, 106n.6,
290n.59, 353n.95 118n.54, 120n.65, 132n.18, 139n.45,
Benardete, S. 2, 2n.4, 6n.13, 10n.8, 31n.7, 139n.46, 143n.62, 144n.63, 145n.67,
46n.63, 54n.14, 55n.18, 57n.22, 60n.38, 155n.94, 179n.18, 196n.79, 203n.108,
72n.82, 80n.110, 81n.114, 86n.5, 87n.15, 224n.183, 237n.232, 262n.301, 283n.36,
92n.27, 97n.43, 98n.48, 98n.49, 106n.6, 293n.68, 296n.79, 307n.115, 308n.121,
116n.48, 125n.2, 142n.54, 203n.108, 324n.4, 334n.42
263n.303, 334n.42, 347n.80, 356n.102 Canart, P. 333n.39, 333n.40, 334n.43
Benson, H. 74n.91 Carpenter, M. 74n.92
Berger, F.R. 211n.143 Castagnoli, L. 115n.42, 115n.45, 134n.26,
Bluck, R.S. 77n.102, 101n.57, 140n.50, 153n.88, 135n.30, 135n.32, 136n.35, 184n.41
167n.143, 169n.147, 178n.11, 186n.46, Cavini, W. 41n.43, 41n.44, 291n.64, 295n.78,
191n.61, 192n.62, 195n.74, 196n.79, 296n.81, 297n.82
196n.80, 209n.136, 210n.139, 213n.147, Centrone, B. 61n.40, 62n.46, 67n.61, 106n.6,
223n.179, 276n.16, 278n.22, 303n.100 118n.54, 132n.21, 135n.30, 139n.46,
Bostock, D. 178n.11, 178n.12, 209n.136, 140n.50, 144n.64, 156n.98, 158n.109,
210n.139, 213n.147, 215n.155, 250n.261, 212n.145, 213n.147, 237n.229, 257n.284,
250n.262, 251n.267, 255n.277 258n.288, 264n.310, 279n.26, 318n.148
Boys-Stones, G. 144n.62 Chevrolet, T. 97n.42
Brague, R. 332, 332n.34, 332n.35, 332n.36, Clarke, P. 274n.4, 275n.11, 275n.14, 279n.27
332n.37, 333n.38, 333n.41, 334n.44, Cobet, C.B. 70n.77
334n.45 Colotès de Lampsaque 179
Brancacci, A. 179n.18 Cordero, N.-L. 11n.12, 20n.36, 32n.9, 33n.13,
Brickhouse, T.C. 74n.91, 76n.98 45n.60, 56n.21, 61n.40, 62n.43, 64n.56,
Brisson, L. 22n.41 106n.6, 106n.7, 107n.10, 113n.35, 113n.36,
Brown, L. 2n.5, 36n.24, 41n.42, 47n.67, 118n.53, 119n.62, 129n.10, 131n.18,
60n.38, 62n.46, 83n.120, 86n.5, 108n.14, 144n.62, 152n.88, 164n.133, 169n.149,
108n.15, 108n.16, 111n.26, 131n.18, 137n.39, 207n.126, 218n.164, 224n.183, 226n.192,
143n.62, 144n.63, 147n.72, 148n.74, 230n.203, 249n.259, 255n.276, 262n.301,
149n.79, 150n.82, 150n.84, 153n.88, 264n.310, 267n.321, 296n.81, 318n.147,
157n.105, 158n.110, 159n.111, 159n.112, 330n.29, 344n.69
160n.114, 165n.137, 177n.9, 178n.13, Cornarius, I. 307, 308
378 Index nominum
Kerferd, G.B. 70n.77, 75, 75n.94, 75n.96, Mouze, L. 2n.3, 11n.13, 12n.16, 19n.34, 43n.52,
78n.107 45n.60, 51n.2, 61n.41, 62n.45, 62n.46,
Ketchum, R.J. 212n.145, 228n.199, 288n.55 65n.57, 67n.61, 72n.83, 91n.24, 92n.28,
Keyt, D. 302n.94, 304n.102, 311n.128 93n.29, 107n.9, 112n.32, 113n.36, 114n.38,
Kostman, J.P. 209n.136, 247n.252, 247n.254, 116n.49, 118n.53, 121n.70, 126n.4, 135n.30,
255n.278, 256n.281, 305n.106 138n.41, 144n.62, 144n.64, 147n.70,
Kraut, R. 74n.91 152n.88, 157n.104, 164n.131, 179n.18,
Kühner, R. 253n.272, 304n.105 193n.67, 194n.72, 196n.80, 197n.85,
213n.148, 224n.183, 230n.207, 258n.288,
Lacey, A.R. 215n.155 262n.301, 263n.304, 267n.321, 278n.24,
Lafrance, Y. 2n.3, 276n.16, 292n.66, 349n.88 296n.80, 297n.81, 302n.93, 315n.140,
Lalande, A. 110n.22, 230n.209 318n.148, 325n.6, 326n.9, 330n.30,
Ledesma, F. 2n.2, 164n.131, 318n.148 336n.47, 342n.63, 344n.69, 356n.102
Lee, E.N. 257n.284, 258n.287, 258n.288, Movia, G. 37n.30, 47n.67, 61n.40, 63n.50,
262n.301, 263n.304, 265n.314, 332n.33 131n.18, 133n.25, 144n.65, 164n.133,
Lefebvre, D. 150n.83, 163n.130 181n.26, 184n.41, 197n.84, 244n.245,
Leigh, F. 149n.78, 150n.83, 154n.92, 158n.110, 274n.6, 288n.55, 293n.70, 318n.149,
330n.30, 332n.38, 342n.62, 351n.92
160n.116, 162n.124, 164n.133, 209n.137,
Mulligan, K. 129n.11
215n.156, 217n.160, 217n.162, 218n.162,
Muniz, F. 37n.30, 39n.36, 63n.50, 189n.54,
218n.162, 219n.167, 221n.172, 232n.215,
208n.131
243n.242, 266n.317, 269n.327, 269n.329
Leucippe 144
Nehamas, A. 206n.121, 222n.179
Lewis, F.A. 115n.46, 206n.120, 206n.121,
Nercam, N. 2n.2, 16n.22, 18n.26, 20n.35
236n.226, 237n.232, 244n.245, 250n.262,
Nicoll, W.S.M. 11n.10
250n.265, 257n.284, 302n.96 Notomi, N. 2n.5, 18n.27, 21n.38, 60n.38,
Liu, W. 329n.23 62n.46, 75n.93, 75n.96, 77n.102, 86n.5,
Lott, M. 62n.45, 80n.111, 346n.76, 353n.95 87n.7, 87n.9, 88n.18, 90n.22, 90n.23,
91n.24, 93n.29, 97n.43, 97n.44, 99n.49,
Madvig, J.N. 157n.99 100n.54, 109n.19, 112n.31, 118n.55,
Malcolm, J. 131n.18, 132n.21, 133n.23, 178n.11, 119n.57, 119n.59, 119n.60, 120n.65,
178n.12, 215n.156, 216n.157, 217n.162, 120n.66, 122n.73, 172n.159, 181n.27,
273n.1 184n.41, 185n.42, 191n.60, 194n.70,
Mattéi, J.-F. 1n.1, 22n.43 195n.73, 196n.80, 201n.101, 203n.106,
McCabe, M.M. 135n.28, 135n.30, 135n.31, 212n.145, 223n.182, 290n.58, 291n.62,
135n.32, 136n.33, 136n.34, 147n.70, 291n.63, 316n.143, 318n.149, 325n.6,
188n.52, 193n.67, 202n.102 328n.19, 346n.75, 348n.83, 354n.98
McDowell, J. 107n.11, 227n.194, 237n.231,
237n.232, 250n.265, 265n.314, 308n.120, O’Brien, D. 2n.2, 106n.8, 210n.138, 212n.145,
309n.123, 310n.126, 311n.128, 326n.10 235n.223, 236n.227, 239n.235, 262n.302,
Menn, S. 159n.112, 164n.131 263n.304, 263n.307, 264n.310, 264n.311,
Miller, M. 195n.73, 195n.75, 196n.78, 197n.84, 268, 268n.324, 307n.114, 307n.115
198n.89, 198n.90, 199n.92, 283n.39 Owen, G.E.L. 5n.11, 111n.25, 111n.26, 112n.33,
Moravcsik, J.M.E. 131n.18, 132n.21, 133n.23, 113n.36, 170n.151, 178n.13, 217n.162,
138n.43n, 157n.102, 157n.103, 157n.105, 227n.194, 229n.202, 238n.233, 239n.235,
161n.119, 176n.7, 177n.9, 178n.11, 194n.71, 240n.238, 244n.245, 247n.253, 258n.286,
196n.79, 207n.125, 208n.131, 210n.141, 258n.288, 264n.310, 264n.311, 270n.332,
215n.155, 218n.164, 224n.183, 224n.187, 288n.55, 294n.74, 295n.77, 302n.94,
256n.282, 260n.296, 275n.12, 293n.71 310n.126, 326n.10
Index nominum 381
Aristote 21b1-2 76
Analytiques Premiers 21b9-d8 71n.79
I, 31 41n.44 22b4 73
Analytiques Seconds 22e3-4 73
II, 5 41n.44 22e7-23a5 76n.99
Catégories 23b4-c1 73n.86
7, 6a36-37 217n.162 33a5-6 75
Métaphysique 35c2 76
Δ, 26, 1024a1-8 137n.37 Banquet
I, 5, 1055b32-1056a6 41n.42 177a5 255n.279
Poétique 190c3-4 143n.62
21, 1457b 31n.8 201c8-9 77
202a2-10 3n.6
Diogène Laërce 210e6-211a5 166
Vies et doctrines des philosophes illustres 216e4-5 351
III, 108-9 216n.158 218d6-7 351
Charmide
Euclide 159c3-160d4 37
Éléments 167b11-c1 257n.284
VII, déf. 2 112n.34 168d3-4 257n.284
Cratyle
Homère 385b10 303
Iliade 388b7-c2 30n.5, 46
VI, 123-143 356 388b13-c2 347n.79, 350
VI, 211 356 390c2-d8 30n.5, 46, 347n.79
VI, 234 356 411b3-c6 29
Odyssée 421d9-427d2 29
XVII, 486 13 429d1-8 105n.5
XVII, 487 14 429d5-6 122n.73
XIX, 163 147 430a8-431e9 29
435d4-436a8 29
Parménide 436a9-e1 29
Fragments et témoignages 437a2-c8 29
DK 28 B7, 1-2 106n.8 438a3-b7 29
DK 28 B8, 3-4 138 438d2-8 29
DK 28 B8, 12-13 141 439a6-b9 30, 50
DK 28 B8, 19-21 141 439c7-440a5 166n.139, 166n.140
DK 28 B8, 22 138 Euthydème
DK 28 B8, 27-28 141 274a7-d3 24n.50
DK 28 B8, 32-33 139 282d8 24n.50
DK 28 B8, 43-5 137n.38 284a5-8 303
284b1-c6 105n.5
Platon 284c6 303
Apologie de Socrate 285d7-286c9 312n.133
19d9-20c3 75 295b1-296c7 75
20d2-23c1 73
384 Index locorum
Protagoras (cont.)
318d5-319a7 71n.81 V, 476c5-8 339
320c1 24n.50 V, 476e6-480a13 21
325c5-d7 72n.82, 76n.98 V, 477a3-4 164n.133
332a4-c3 149n.77 V, 477c6-d6 36, 59n.32
334c7-335c7 343 V, 479a5-7 166
336b7-d5 23 VI, 485a10-b4 28, 144n.65
339e1-2 58n.27 VI, 486c1-d3 37
349b1-6 154n.90 VI, 495b8-496a10 19n.33
352c2-358a1 68n.65 VI, 497c1-2 12
354a5 62 VI, 498c9-d2 76n.99
République VI, 500e5-501c3 16
I, 334c6-9 105n.5 VI, 510b7-8 325, 349n.86
I, 337a4-5 351 VI, 510b8-9 38, 196
I, 338c1-2 319 VI, 510d5-511a2 326n.8
I, 339b7-e8 359 VI, 511c1-2 196
I, 340d1-341a4 314n.137 VI, 511d6-e5 157n.104
I, 342b3-6 36n.24, 281-282n.33, VII, 517a8-c6 18
314n.137 VII, 517d4-518b5 16
I, 346a1-3 36n.24 VII, 518b6-519b8 23n.46
I, 346a6-9 36n.24 VII, 519c7-521b11 16
I, 352e2-353b1 28 VII, 523e3-524d1 276
II, 361a4-5 105n.5 VII, 528e6-529c3 16
II, 365c1-d6 59n.30 VII, 531d9-e3 12n.18
II, 368d1-369a4 33 VII, 533c7-d6 21, 314
II, 370a7-c6 28 VII, 534a2-3 144n.65
II, 370e5-371d8 57n.23 VII, 534e2-535a2 3, 6, 32, 202
II, 374b6-c1 28 VII, 535a6sq 49n.70
II, 376c4-5 37 VII, 539e2-540c9 16
II, 380d1-4 14 X, 596a5-9 325
II, 380d1-5 105n.5 X, 596c4-9 93n.29
II, 380d8-381e7 14 X, 597a4-5 339
II, 382c10-d3 326n.9 X, 597d5 341
III, 392d2-394c6 9 X, 597e10-598b8 340
III, 392d3 297n.82 X, 598c1-4 95
III, 393b7 255n.279 X, 602b6-8 93
III, 394b9-c3 9 Sophiste
III, 410e1-3 76n.99 216a1 283n.38
III, 412e10-413c4 49n.70 216a1-2 8
III, 413c5-414a8 49n.70 216a1-4 78
IV, 421a5-6 105n.5 216a1-236d4 3, 171, 273n.1
IV, 434d6-8 33 216a2-3 10
IV, 436b8-437a3 75 216a3 18
IV, 439e2-440b8 67n.62 216a3-4 11
V, 452e6-453a3 180n.21 216a4 11
V, 454b4-456b11 28 216a5-b6 11
V, 473c2-474b4 42 216a6-b4 14, 356
V, 475d1-480a12 74n.88 216b6 19n.32
Index locorum 387