L'art Et La Manière - Ethnographies Du Travail Artistique
L'art Et La Manière - Ethnographies Du Travail Artistique
L'art Et La Manière - Ethnographies Du Travail Artistique
Marie Buscatto
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INTRODUCTION
L’art et la manière :
Marie Buscatto
ethnographies du travail artistique
Laboratoire Georges Friedmann – CNRS
Université de Paris I Panthéon-Sorbonne
[email protected]
Le travail artistique est un objet difficile à saisir, encore peu étudié malgré le fort
attrait qu’il suscite dans notre société. Souvent placé sous le registre de la « vocation »,
il échappe aux analyses classiques des sciences sociales. Empreint de sentiments pas-
sionnés et d’implications subjectives dans l’accomplissement de l’œuvre, il ne facilite
guère la distanciation. Dans la mesure où il est plutôt fluide, fuyant et parfois même
solitaire, le travail artistique rend difficile la reconstitution de ses principes collectifs
d’action, que la question soit posée en termes de « mondes de l’art » [Becker, 1982], de
« champ artistique » [Bourdieu, 1992] ou de « médiation » [Hennion, 1993].
L’usage d’un regard ethnographique nourrit l’étude du travail artistique selon des
lignes originales. Les douze contributions rassemblées ici examinent ainsi, sous des
angles nouveaux, l’activité subjective et intime de création, les pratiques de profession-
nalisation, le rapport à la vocation, la reconnaissance du « statut » d’artiste, les savoirs
artistiques ou encore les modes collectifs de production d’un son, d’un spectacle ou
d’une œuvre jugée « belle ». Consacré à des ethnographies contemporaines du travail
artistique, ce numéro donne à voir divers mondes de l’art – musique, cinéma, théâtre,
télévision, arts plastiques, cirque, Net Art. Ces textes élaborent, enfin, une discussion
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artistique reste un objet peu abordé de manière autonome au sein de cette discipline
à quelques exceptions tels les travaux concernant le « showbiz » [Daphy, 1994], les
Folies-Bergère [Fourmaux, 2005], les modistes [Monjaret, 1998], les fans d’Elvis Presley
[Segré, 2002], les circassiens [Fourmaux, 2006], le cinéma [Grimaud, 2003] ou les
danses [Terrain, 2000].
Du côté des sociologues, de récents travaux scientifiques se sont intéressés à des
aspects fondamentaux du travail artistique. Ont ainsi été étudiées les trajectoires pro-
fessionnelles des comédien(ne)s [Paradeise, 1998] ou des musicien(ne)s [Coulangeon,
2004], l’émergence d’une « élite artiste » [Heinich, 2005], l’analyse des œuvres d’art
[Péquignot, 2007] ou l’intermittence dans le monde du spectacle [Menger, 2005]. Mais
du fait d’un usage sûr et bienvenu des méthodes « classiques » de la sociologie
– statistiques, entretiens, analyse de documents et archives pour l’essentiel – d’autres
questionnements sont restés dans l’ombre que révèle une pratique ethnographique
intensive.
Quelques travaux anciens avaient engagé une analyse scientifique des professionnels
de l’art basée sur des observations prolongées réalisées in situ. On pense ici aux travaux
d’Antoine Hennion sur les professionnels du disque [1981], d’Howard S. Becker sur
les musiciens de danse [1963 (1958)] ou de Raymonde Moulin [1967] sur les acteurs
du marché de la peinture. Comme l’expliquait alors cette dernière, « en définitive, la
nature particulière du milieu observé m’a imposé de procéder à la façon des ethnologues »
[Moulin, 1989 (1967) : 16]. Ces travaux précurseurs sont cependant restés longtemps
isolés, jusqu’à l’émergence récente de multiples travaux ethnographiques qui ont, en
les prolongeant, renouvelé aussi bien l’étude du travail artistique que les usages de la
méthode ethnographique.
Sociologues et ethnologues ont ainsi élaboré des recherches de type ethnographique
analysant le monde des professionnels de l’art, leurs modes de production des œuvres,
leurs processus de création, leurs pratiques artistiques quotidiennes, leurs réseaux de
collaboration, leurs sensations, émotions ou sentiments subjectifs. C’est ce renouveau,
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entretiens ne donnaient accès qu’à des images lisses et enjouées des relations de travail,
les observations mettent au jour le « spectacle du travail » dans ses dimensions collectives
les plus conflictuelles, dynamiques et hiérarchiques.
Menant l’enquête sur les tournages cinématographiques aux principes hiérarchiques
également très affirmés, Camille Gaudy en repère les processus sexués de répartition
du travail, des métiers et des statuts. Monde d’apparence mixte, le cinéma est en fait
très sexué : quand les hommes évoluent plutôt dans les domaines de la création, de la
technique et de l’autorité, les femmes sont cantonnées aux rôles esthétiques et d’assis-
tanat. Les observations identifient les stéréotypes qui font des « femmes » les dépositaires
« naturels » des rôles intimes, de confidence et de séduction. Si l’usage de ces ressources
« féminines » leur assure un accès à ce monde du travail, il mine aussi les stratégies
contraires qu’elles tentent parfois de mettre en place pour dépasser leur assignation
sexuée.
Les observations, effectuées ici dans des univers très hiérarchisés, ont joué un rôle
majeur dans l’identification des principes collectifs de l’activité artistique. Comme
l’affirme Paul Atkinson à propos de son étude sur l’opéra, « it is the distinctive strength
and contribution of ethnographic fieldwork that it allowed us to understand and document those
social practices that are necessary for the collective production of art culture and performance »
[Atkinson, 2004 : 97].
La valorisation de l’inspiration individuelle, de l’unicité de l’œuvre et du registre de
la « vocation » [Heinich, 2005] tend aussi à masquer ce que des recherches empiriques
identifient sans cesse : les ressorts collectifs, tendus, conflictuels de l’acte créatif. Si
Mademoiselle K, chanteuse pop-rock, apparaît dans les médias comme une artiste
solitaire, son statut d’auteure-compositeure-interprète mettant particulièrement
l’accent sur sa force créatrice individuelle, une chronique serrée de la création de son
premier album en donne une tout autre image. Croisant une analyse musicologique
précise des différentes maquettes ayant marqué la création de l’une des chansons de
son album et une description minutieuse du rôle réciproque des différents acteurs
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Le repérage des sensations, des ressentis ou des stratégies pour masquer les réalités
du métier peut nécessiter une expérience directe de l’activité artistique par le chercheur
[Buscatto, 2005b]. Magali Sizorn, en se mettant « dans la peau » des trapézistes, a
entendu, « vu » et ressenti les manières dont se construisent les corporéités des circas-
siens. Le trapèze évoque légèreté et grâce, image savamment entretenue par les trapé-
zistes à travers leurs sourires et leurs paroles enthousiastes. Mais son expérience directe
de la trapézie a mené l’auteure à identifier leurs stratégies pour déjouer les douleurs,
les blessures, les peurs, pour faire taire leurs sensations négatives, autrement dit pour
mettre au jour les contraintes exercées sur les corps afin de les dompter dans le sens
artistique visé.
Les processus de création artistique peuvent encore être « invisibles » au regard exté-
rieur du fait de leur grande nouveauté, de leur faible lisibilité pour les acteurs eux-mêmes
ou du caractère très éclaté de l’activité, justifiant en retour l’enquête ethnographique de
longue durée. À l’image de la vidéo qui a redéfini les modalités de réalisation, d’exposition
et d’évaluation de ce qui « fait » art, Internet transforme les manières dont certains
créateurs y vivent, y façonnent et y font reconnaître une œuvre d’art. En observant
Mouchette (1996-2006), un projet développé à l’interface d’Internet et des mondes de
l’art contemporain, Jean-Paul Fourmentraux en montre les modes spécifiques de
construction. En suivant de près la construction d’une œuvre d’art sur Internet, l’auteur
en repère les modalités ambivalentes de production, entre technologie informatique, lieu
d’échange interactif et création conceptuelle. L’ambivalence de son inscription clivée
entre le réseau et la scène artistique joue d’ailleurs dans la difficile reconnaissance de
Mouchette (1996-2006) comme œuvre dans les réseaux d’art contemporains.
De 1997 à 2002, Denis Laborde a assisté à l’élaboration et à la création de Three
Tales, un opéra vidéo du compositeur minimaliste contemporain Steve Reich et de la
vidéaste Beryl Korot. Après une description précise du contenu de Three Tales, l’auteur
examine ici le rôle créatif d’un acteur invisible de ce processus et pourtant indispen-
sable à sa mise en musique : Ernst Neisel, le régisseur de l’Ensemble Modern de
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enjeux et questions en raison de leur grande familiarité avec le « terrain ». Mais elle
limite aussi parfois l’enquête proprement dite et/ou l’analyse dans la mesure où elle
produit des préjugés, des convictions, des idées toutes faites liées à cette même posture.
La question n’est plus d’être, ou non, un insider. Il s’agit plutôt de savoir choisir la
posture adaptée au terrain étudié, aux questions posées, d’une part, et de réussir à créer
un bon équilibre entre engagement et distanciation d’autre part. Les débats visant à
asseoir l’une ou l’autre méthode comme « meilleure », dans l’absolu, en dehors des
objets choisis et des questions posées, apparaissent bien stériles et inutilement polémi-
ques. « Chaque méthode a ses avantages et ses inconvénients, mais affirmer que seule l’observation
participante peut rendre compte de la signification d’un univers social ou s’approcher de la “réalité”
de ses membres me semble erroné et contribuer à professer de faux principes méthodologiques »
[Duneier, 2006 : 154].
Les textes de ce numéro d’Ethnologie française exposent ainsi la palette des postures,
des stratégies et des relations d’enquête possibles dans les mondes de l’art afin d’exa-
miner des objets empiriques et des questionnements théoriques originaux. David
Grazian, dans son étude sur les musiciens de blues de Chicago, nous fait « revivre » les
stratégies qu’il s’est évertué à adopter pour construire des positions d’observation
favorables à son enquête. Avec les touristes, les habitués ou le personnel du bar, il
s’engage dans des relations sociales amicales et chaleureuses, créant des liens utiles
jusque dans l’accès aux musiciens. Afin de mieux saisir le rapport intime et social de
ces musiciens entre eux certes, mais aussi avec leur propre pratique musicale, David
Grazian s’initie au blues sur scène, soirée après soirée, découvrant les tensions, les
normes et les plaisirs de ces musiciens soumis à de nombreuses contraintes commerciales
et sociales largement dénigrées.
Magali Sizorn suit le même chemin méthodologique. Elle prend des cours de
trapéziste et cerne alors le douloureux rapport au corps de ces circassiens pourtant si
souriants, leurs stratégies de gestion de cette souffrance dans l’acte créatif visant à la
« dépasser ». Jean-Paul Filiod, lui, s’est plutôt appuyé sur un usage informé de la vidéo
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aussi variés que la religion, l’économie, la parenté, les loisirs et le sport, le travail et les
organisations ou les ségrégations.
Les articles de ce numéro montrent qu’un usage réflexif de la méthode ethnogra-
phique est fécond pour l’étude du travail artistique. L’usage d’observations minutieuses,
répétées et éclatées met en relief de manière renouvelée les principes collectifs orga-
nisant le travail artistique. Sont également identifiés, analysés, interprétés de façon
neuve les tensions, les négociations, les conflits ou les compromis, intimes et sociaux,
privés et publics, qui traversent l’acte créatif, les définitions du statut et de l’identité
d’artiste, la qualification d’un objet comme œuvre ou les processus de hiérarchisation
des mondes de l’art. ■
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