Analyse de Texte - Gargantua

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Analyse linéaire n°12

Érasme, De l’éducation des enfants (1529)


(extrait)

Au XVIe siècle, les penseurs humanistes cherchaient à redéfinir la place de l’Homme dans
l’univers : son statut, sa relation au monde et aux savoirs. C’est dans ce contexte de refonte des
modèles politiques, sociaux et intellectuels que De l’éducation des enfants fut publié par
Érasme. Figure emblématique de la Renaissance et du mouvement humaniste, théologien
hollandais, savant, cultivé et défenseur des lettres, il fut un des modèles de Rabelais dans la
conception et l’élaboration des méthodes de l’enseignement humaniste.
Dans cet essai, écrit sous forme épistolaire, Érasme feint de répondre aux interrogations d’un
homme fortuné au sujet de l’éducation de son fils. Il propose alors un programme pédagogique
et didactique propre à l’idéal humaniste dont il se fait l’un des porte-parole.

Comment Erasme, par le biais de cet essai, pose-t-il les jalons d’une éducation humaniste
fondée sur le plaisir d’apprendre ?

I – L’élaboration d’un programme éducatif

a) Une complicité nécessaire

• L’extrait s’ouvre sur une marque de double énonciation : le tutoiement employé (« Tu


vas me demander de t’indiquer ») s’adresse au destinataire fictif de la lettre écrite par
Érasme, mais également de façon plus concrète au lecteur. Un rapport de connivence
s’instaure donc dès la première ligne. Cette intimité suggérée sera maintenue tout au
long du passage : « Je ne veux pas te retenir » et permet d’attirer immédiatement
l’intention du lectorat, à la manière d’une captatio benevolentiae (procédé rhétorique
qui consiste rappelons-le à s’attirer la sympathie de l’auditoire).
• Le tutoiement crée en outre un effet d’échange, de dialogue entre l’auteur et le lecteur
qui rend l’ensemble du passage dynamique.
• Sans effet de suspens ou de retardement, Erasme mentionne le sujet de son
propos : « t’indiquer les connaissances qui correspondent à l’esprit des enfants ». Le
champ lexical de l’apprentissage qui parsème les premières lignes de ce passage est
repris tout au long du texte : « connaissances », « esprit », « pratique », « effort », etc.

b) Une argumentation ordonnée

• L’usage du verbe « indiquer » dès la première phrase permet d’établir d’emblée la


dimension argumentative que va prendre le texte. Le connecteur logique utilisé dans la
phrase suivante : « En premier lieu » appuie cette idée. Le propos d’Erasme va être
structuré et vise à convaincre le lecteur de suivre le modèle éducatif qu’il propose.
• Ainsi qu’il l’indique lui-même, la première partie de son argumentation se consacre à
l’étude et la « pratique des langues ». Dans le contexte éducatif de la Renaissance, on
devine que les « langues » renvoient prioritairement aux langues anciennes (latin ET
grec, selon l’idéal humaniste, et éventuellement l’hébreu), mais sans doute aussi aux
langues vivantes qui dominent en Europe (le Français, l’Italien pour ne citer qu’elles).
• En plaçant cet apprentissage en premier, Erasme lui donne aussi l’ascendance sur les
autres possibles disciplines. Le pluriel ici permet d’ailleurs de ne pas avoir à préciser de
quelles langues il s’agit mais de suggérer un apprentissage exhaustif. Cette position peut
être perçue, sinon comme une forme de hiérarchisation dans les domaines de
l’apprentissage, comme une organisation chronologique qui serait en phase avec les
aptitudes de l’élève selon son âge.

c) Un premier argument en faveur du plaisir d’apprendre

• Le parallélisme de construction : « Les tout-petits y accèdent sans aucun effort, alors


que chez les adultes elle ne peut s’acquérir qu’au prix d’un grand effort. » repose sur la
comparaison et l’opposition entre les facultés qu’ont les enfants et celles que perdent
les adultes. Erasme dans ce rapport d’opposition explique l’intérêt d’un apprentissage
commencé dès le plus jeune âge. Son argument semble fondé sur l’expérience.
• L’explication mise en avant est caractéristique de la pensée humaniste : le « plaisir »
d’apprendre par « l’imitation » est naturel chez l’enfant. Cela sous-entend que ce plaisir
se perd chez l’adulte. L’enfant, plus proche des réflexes de la nature, comme le suggère
la comparaison avec les oiseaux (perroquets, sansonnets), est plus apte à acquérir les
bases d’une langue. Erasme associe l’apprentissage au plaisir. L’éducation doit être
fondée sur la curiosité naturelle de l’enfant, et non sur la contrainte.
• On comprend que dans sa conception humaniste de l’éducation, les méthodes
d’enseignements doivent s’adapter à leur cible et non l’inverse.

II – Une vision humaniste

a) L’apologue, support éducatif idéal

• Le second point de l’argumentation d’Erasme est introduit par la conjonction de


coordination et le connecteur logique « Et puis ». Si les charnières de son argumentation
sont visibles, elles permettent au lecteur de suivre avec clarté le déroulé de son propos.
• L’auteur consacre un pan entier de son argumentation à la fable : récit relativement bref
et attrayant porteur d’une morale. Le plaisir que suscitent la lecture et l’étude de cette
forme littéraire sert d’argument majeur comme l’induit le champ lexical de la
séduction : « délicieux », « séduisants attraits », « charment », etc. La principale vertu
des fictions pour les jeunes gens est d’être un moyen d’enseigner en se servant du
vecteur de plaisir au lieu de celui de la contrainte forcée.
• Cette vertu, que le philosophe accorde à la fiction ne se borne pas uniquement dans son
emploi avec le jeune public ainsi qu’il le précise : « charment les oreilles enfantines,
tandis que les adultes y trouvent le plus grand profit ».
• Il fait un lien entre l’étude de la fable et les aptitudes que tout un chacun peut en tirer :
« pour la connaissance de la langue autant que pour la formation du jugement et de la
richesse de l’expression ». Il insiste sur l’importance de la communication et du juste
emploie de la langue. La dimension morale de l’apologue sert pour lui à la « formation
du jugement », donc au développement de l’esprit critique.
b) Plaisir d’apprendre et philosophie

• On remarque l’utilisation de nombreuses questions rhétoriques pour capter l’attention,


provoquer la réflexion de son lecteur, à la ligne suivante et à plusieurs reprises dans la
suite du texte : « Quoi de plus plaisant à écouter pour un enfant que les apologues
d’Ésope qui, par le rire et la fantaisie, n’en transmettent pas moins des préceptes
philosophiques sérieux ? »
• La référence à Esope, écrivain grec, auteur d’un ensemble de fables en prose, fait figure
d’autorité et permet à Erasme de légitimer son propos. Il reprend ce même procédé dans
la mention des aventures d’Ulysse sur l’île de Circé : « L’enfant apprend que les
compagnons d’Ulysse ont été transformés par l’art de Circé en pourceaux et en d’autres
animaux. » On y voit évidemment une référence implicite à Homère, poète grec à
l’origine de l’Illiade (guerre d’Ilion/Troie) et de l’Odyssée (errance
d’Odysseus/Ulysse).
• La double occurrence du substantif « rire » (« par le rire et la fantaisie » ; « Le récit le
fait rire mais ») fait saillir la dimension ludique de l’apprentissage dont Erasme se fait
le garant. Cet élément semble nécessaire dans l’élaboration d’un programme éducatif
de bonne tenue et un medium d’assimilation des leçons (didactiques comme morales) :
la simultanéité du rire et de l’apprentissage est traduite par l’emploi de la locution « en
même temps » (« Le récit le fait rire mais, en même temps, il a retenu un principe
fondamental de philosophie morale »).
• L’accent est porté sur la dimension philosophique de la fable d’une part par
l’interprétation que propose Erasme de l’épisode des compagnons d’Ulysse changé en
pourceaux (en cochons) par Circé : ils se sont laissés emporter par leurs passions au lieu
d’écouter la voix de la raison, celle d’Ulysse (« ceux qui ne sont pas gouvernés par la
droite raison et se laissent emporter au gré de leurs passions ne sont pas des hommes
mais des bêtes »). D’autre part, par le pont qu’il dresse entre cette explication et le
stoïcisme (courant philosophique austère de l’Antiquité). La fable, pour aussi légère et
« amusante » soit-elle, est un support riche d’enseignements qui méritent d’être
exploités.

c) Littérature et visée morale

• La prétérition : « Je ne veux pas te retenir en multipliant les exemples, tant la chose est
évidente. » permet à l’auteur d’introduire ces arguments suivants.
• Erasme laisse de côté l’apologue (autre nom donné à la fable, cf. votre cours), et
convoque successivement, par le biais de questions rhétoriques, les poèmes bucoliques
et la comédie. Ces deux genres littéraires ont en commun avec les précédents d’être nés
pendant l’Antiquité, et d’avoir été exploités par les auteurs latins comme les auteurs
grecs. Rappelons si nécessaire que l’ambition humaniste ne s’attache pas uniquement à
l’étude de textes latins, comme le préconise la scolastique (et la Sorbonne en France),
mais aussi à celle de textes grecs ou hébraïques.
• Là encore les champs lexicaux de l’apprentissage et de la séduction s’enchevêtrent
étroitement, soulignant la nécessité absolue de concevoir l’enseignement comme un
plaisir et pas une punition ou un fardeau : respectivement « exemples », « étude »,
« non-initiés », « philosophie », « instructifs », « savants » ; puis « gracieux »,
« charmant », « impression ».
• Le jeu est même mentionné : « Mais quelle somme de philosophie y trouve-t-on en se
jouant ! » dans la seule phrase exclamative de l’extrait. Cette marque de ponctuation,
soutenue par l’emploi du pronom exclamatif « quelle », traduit l’enthousiasme et la
conviction du philosophe, qui voit dans la méthode ludique la porte d’accès aux
connaissances les plus ardues et précises.
• On peut en outre étendre le parallèle aux visées morales que partagent l’apologue et la
comédie, c’est-à-dire, de faire le jour sur les travers des Hommes pour les inciter à se
corriger. L’auteur l’explicite d’ailleurs dans sa formule : « Fondée sur l’étude des
caractères, elle fait impression sur les non-initiés et sur les enfants ».
• Erasme précise enfin que cette littérature, abondante et diverse, regorge de « sentences
brèves et attrayantes du genre des proverbes et des mots de personnages illustres, la
seule forme sous laquelle autrefois la philosophie se répandait dans le peuple. » Une
comédie vaut une somme de philosophie. Une mine d’aphorismes (proverbes,
sentences, moralités) est ainsi à la portée de tous. Cette pédagogie a le mérite d’être
accessible au plus grand nombre ce qui permet au savoir et à la sagesse de se répandre
largement, ce qui est un des objectifs fondamentaux des humanistes.

En liant étroitement curiosité naturelle, plaisir, et instruction, Erasme pose les jalons d’une
éducation humaniste dont nous sommes les directs descendants. L’étude de genres littéraires
variés en langues diverses, pour en souligner les intérêts philosophiques et intellectuels est
propre au courant humaniste.
On peut établir un lien évident entre ce texte et l’œuvre de Rabelais, Gargantua, dans laquelle
il propose à son tour (chapitre XXIII) un programme éducatif aux couleurs de l’humanisme.
On peut également évoquer l’essai de Jean-Jacques Rousseau L’Emile ou De l’Education, qui
paraîtra deux siècles plus tard, faisant saillir les ramifications humanistes du courant des
Lumières.

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