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Annuaire de l'École pratique des hautes

études (EPHE), Section des sciences


religieuses
Résumé des conférences et travaux
123 | 2016
Annuaire de l'EPHE, section des Sciences religieuses
(2014-2015)

Histoire de la religion et de la pensée dans la Chine ancienne


Histoire de la religion et de la pensée dans la Chine
ancienne
Conférences de l’année 2014-2015

Marianne Bujard

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/asr/1670
DOI : 10.4000/asr.1670
ISSN : 1969-6329

Éditeur
Publications de l’École Pratique des Hautes Études

Édition imprimée
Date de publication : 1 septembre 2016
Pagination : 25-32
ISSN : 0183-7478

Référence électronique
Marianne Bujard, « Histoire de la religion et de la pensée dans la Chine ancienne », Annuaire de l'École
pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses [En ligne], 123 | 2016, mis en ligne le
20 juillet 2017, consulté le 08 juillet 2022. URL : http://journals.openedition.org/asr/1670 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/asr.1670

Tous droits réservés : EPHE


Histoire de la religion et de la pensée dans la Chine ancienne

Mme Marianne Bujard


Directeur d’études

Au cours de l’année, nous avons étudié un ensemble de poteries apotropaïques


placées dans des tombes de défunts de condition moyenne – employés de pré-
fecture, propriétaires fermiers, notables locaux –, souvent des sépultures collec-
tives. Aménagées entre la seconde moitié du premier siècle de notre ère et la fin
du deuxième, ces tombes se situent principalement dans le centre de l’empire et
près des anciennes capitales de Chang’an et Luoyang. Les pots d’une vingtaine
de centimètres de haut en moyenne comportent, écrites à l’encre rouge ou noire,
des recommandations relatives au séjour du défunt dans l’au-delà et des mesures
pour empêcher toute velléité de sa part de retourner parmi les vivants. Dans la
majorité des cas, l’inscription se clôt avec la formule comminatoire empruntée au
vocabulaire juridique et administratif : « qu’il en soit ainsi conformément aux lois
et aux ordonnances » (ru lüling 如律令).
Plusieurs études ont été consacrées par le passé à ces artefacts et ils continuent
de susciter l’intérêt des spécialistes. L’article séminal d’Anna Seidel, « Traces of
Han Religion in Funeral Texts Found in Tombs » (dans Akizuki Kan’ei 秋月觀暎
[éd], Dôkyô to shûkyô bunka 道教と宗教文化, Hirakawa, Tokyo, 1987) est l’une des
études les plus remarquables en langue occidentale. Il nous a semblé utile de rouvrir
ce dossier en prenant en compte, lorsque les données publiées le permettaient, le
contexte archéologique dans lequel ces objets ont été découverts, en particulier leur
emplacement dans la tombe. On a aussi cherché si, durant la période considérée,
le contenu des inscriptions avait connu une évolution significative.
Nous avons pris pour ouvrage de référence l’étude de Zhang Xunliao 張勛燎 et
Bai Bin 白彬 (Zhongguo daojiao kaogu 中國道教考古, vol. 1, Pékin, Xianzhuang
shuju, 2006, plus loin abrégé DJKG) qui réunit 230 pots, dont 91 portent des
inscriptions. En raison de leur forme et de leur emplacement dans la tombe, les
139 poteries non inscrites sont considérées par les auteurs comme des récipients à
valeur apotropaïque similaire à celles qui ont une inscription. Nous avons centré
notre travail sur les pots avec inscriptions. Parmi ceux-ci, onze présentent, en plus
de l’inscription proprement dite, des signes talismaniques formés de segments pris
à des caractères existants mais dont l’arrangement ne correspond pas à des graphies
connues. Leur déchiffrement est loin de faire l’unanimité parmi les spécialistes.
Dans notre corpus, le pot inscrit le plus ancien date de 60 de notre ère, le plus
tardif de 193 ; toutefois certains récipients ne sont pas datés. Tous ont été décou-
verts dans un périmètre relativement limité de la Chine du Nord, essentiellement
dans les provinces actuelles du Henan, Shaanxi, Shanxi, Hebei, Shandong (un pot
seulement dans chacune des deux dernières provinces). Pour chaque objet étudié,
nous nous sommes reportés au rapport de fouilles et à la littérature disponible. Pour
commencer, nous avons mis en évidence la structure courante des inscriptions.

Annuaire EPHE, Sciences religieuses, t. 123 (2014-2015)


Résumés des conférences (2014-2015)

Elles comprennent ordinairement les séquences suivantes, sans que toutes soient
nécessairement au complet ou dans l’ordre donné ici.
Date : la date mentionnée en tête de l’inscription est rarement absente. Dans
sa forme la plus complète, elle indique d’abord l’année exprimée comme la nème de
telle ère ; puis, le mois comme le nème, dont le premier jour correspond à tel binôme
sexagésimal ; puis, le jour comme le nème, correspondant à tel binôme sexagési-
mal ; dans quelques cas, un des douze termes du système hémérologique Jianchu
建除 (Établir-Supprimer) vient compléter la date. Elle est celle du décès, ou de
l’enterrement, ou même du rituel au cours duquel le pot a été placé dans la tombe.
Rituel : l’énoncé du rituel comprend le nom de la divinité supérieure - l’Empereur
du Ciel, Tiandi 天帝 ou le dieu Jaune Huangshen 黃神 – par délégation duquel son
émissaire, shizhe 使者, que l’on peut identifier avec l’exorciste, exécute un rituel
pour « chasser le malheur et éliminer les fautes » chu yang qu zhe 除央 (殃) 去適
(謫) (DJKG, p. 133-136), prévenir les maux liés à l’ouverture de la tombe, voire à
son déplacement. Le « fonctionnaire du district » (xianguan 縣官) remplace parfois
l’exorciste (dans un pot daté de 156 conservé au Japon, DJKG, p. 133).
Annonce : l’exorciste annonce (gao 告) au nom de la famille du défunt l’arri-
vée du nouveau mort, dont l’identité et, parfois, les circonstances de la mort (mort
précoce) sont renseignées.
Destinataires : est énumérée la liste des défunts déjà présents dans la tombe
et celle des membres de l’administration souterraine à qui l’exorciste annonce
l’arrivée du nouveau mort.
Séparation : plusieurs assertions à valeur performative rappellent par diffé-
rentes formules et métaphores la séparation radicale entre le monde des morts et
celui des vivants.
Protection : la mention du dépôt de materia medica (cinabre, arsenic, sulfure
de fer) prophylactiques et démonifuges, que l’on retrouve parfois dans les pots
(quand ils n’ont pas été nettoyés).
Service : la mise à disposition du défunt de serviteurs sous la forme de figu-
rines en plomb ou de racines de ginseng (qui ont l’apparence d’un corps humain)
afin qu’ils exécutent les corvées à sa place ; le défunt reçoit en outre des imitations
de pièces de monnaie en terre cuite, ou de vraies pièces ; ou encore l’inscription
précise les sommes généralement exagérément élevées destinées à acquitter ses
dettes dans l’au-delà.
Absolution : quittance est donnée au défunt, aux vivants, ou aux autres occupants
de la tombe, des conséquences néfastes des fautes qu’ils ont commises par le passé.
Vœux : des vœux de prospérité et d’abondante descendance pour la famille du
défunt sont exprimés.
Formule finale : l’exécution immédiate des dispositions est ordonnée par la
formule ru lüling.
Après avoir lu, analysé et traduit les inscriptions les mieux conservées, nous
avons conclu que la fonction principale des récipients et de leurs inscriptions était
d’assurer la séparation hermétique entre les vivants et les morts. Toute une batterie
de procédés était mise en œuvre pour y parvenir. Le rituel de « confinement » (zhen
鎮) ou de « séparation » ( jie 解) accompli par « l’envoyé céleste », c’est-à-dire

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Marianne Bujard

l’exorciste, agit à différents niveaux, symboliques et matériels. Son efficacité est


en premier lieu garantie par l’autorité que lui confère la divinité supérieure qui
domine le panthéon ; le fonctionnaire se prévaut de la même supériorité en agissant
au nom de l’administration. L’inscription présente en second lieu des assertions
performatives ; celles-ci énoncent les règles qui président au séjour des morts et des
vivants. Souvent rimées, elles visent à délimiter les espaces séparés qu’occupent
d’un côté les morts – le mont Taishan, la tombe, le sombre séjour souterrain (dixia
mangmang 地下茫茫) – et de l’autre les vivants – la capitale Chang’an, la mai-
son, le ciel bleu en haut (shangtian cangcang 上天蒼蒼). La séparation est aussi
obtenue en réaffirmant que les principes ou les chiffres qui régissent les uns et les
autres diffèrent : le yin et le chiffre cinq pour les morts, le yang et le neuf pour les
vivants. Ces oppositions reposent sur une cosmologie, une numérologie ou une
géographie religieuse admises communément et exercent, de ce fait, une contrainte
symbolique tenue pour efficace.
Une section importante des inscriptions est dévolue à la question des fautes
(zhe 謫) commises par le défunt et des conséquences néfastes que celles-ci, non
absoutes, pourraient entraîner pour les vivants et pour les morts voisins du nouvel
arrivé. On s’inquiète aussi des fautes commises par les vivants à l’encontre du
mort et pour lesquelles ce dernier chercherait réparation. Absoudre les uns et les
autres des fautes commises, par le biais du rituel, vise à éviter que le mort ne soit
puni dans l’au-delà et qu’il ne se venge sur les vivants, ou qu’il revienne sur terre
pour demander réparation des fautes dont il s’estime victime de la part des vivants.
C’est encore une fois la séparation entre vivants et morts qui est recherchée ; le
rite affirme la rupture de tout lien d’obligation réciproque qu’aurait pu contracter
l’une ou l’autre partie par le biais d’une faute qu’il faudrait réparer. Ce procédé
de disculpation est souvent immédiatement suivi par l’expression de vœux de
bonheur, d’abondante descendance, de fortune et de paix pour les vivants et du
souhait qu’aucune nouvelle mort ne les affecte. Ces vœux entérinent la relation
d’indépendance dont jouissent les vivants vis-à-vis des morts, chacun s’estimant
désormais quitte envers les autres.
La séparation obtenue, il convient de s’occuper du confort du mort, ce qui
représente d’ailleurs une garantie supplémentaire de sa réclusion. Les offrandes
régulières à destination des morts dans les cultes funéraires recherchent le même
résultat. Pour lui éviter les tâches routinières et les corvées dans l’au-delà, on met
à son service des substituts sous la forme de figurines de plomb déposées dans les
pots ou à l’extérieur. Une inscription datée de 147 de notre ère assure : « Ces servi-
teurs sont fort capables, ils savent décortiquer le riz et faire la cuisine, conduire un
char et tenir un pinceau » (DJKG p. 142-143). On trouve aussi mention de pièces de
monnaies dans les inscriptions, et parfois elles sont en effet déposées dans le pot
ou ailleurs dans la tombe. L’occurrence datée de 193 fait état d’un véritable trésor
à disposition du mort, « mille livres d’or jaune » (huangjin qian jin liang 黃金千
斤兩) (DJKG, p. 170-172) ; le défunt peut être encore doté d’une rente permanente
qui le met à l’abri du besoin et rassure les autres occupants de la tombe quant
au risque d’accueillir un potentiel solliciteur : « Aussitôt que le pot arrivera, que
tous les défunts soient en paix, le chef de clan (qui arrive dans la tombe) perçoit

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Résumés des conférences (2014-2015)

lui-même une rente d’impôts souterrains de 20 millions de pièces » (DJKG, p. 181-


183). Ces dépôts renvoient à la vision d’un au-delà calqué sur le monde réel. Après
la mort, perdureront obligations, impôts et corvées multiples, semblables à ceux
qui accablent l’homme Han.
Les principes de la cosmologie corrélative fournissent à l’exorciste les moyens
de faire de la tombe un espace parfaitement sécurisé. En multipliant les éléments
protecteurs qu’il dispose de façon à faire du séjour souterrain un microcosme, il
renforce l’efficacité du confinement. Dans plusieurs sépultures, les pots ont été
placés aux quatre orients et au centre, les materia medica qu’ils contenaient cor-
respondant par chacune de leur couleur respective et la quantité de matière déposée
(parfois des erreurs sont commises) aux valeurs admises pour les cinq points de
l’espace en terme de nombre, de couleur, de saison et de binôme sexagésimal).
L’une des tombes d’un cimetière découvert près de la ville de Sanmenxia au Henan
en 1998, appartenant à un lignage puissant et datée de la fin des Han orientaux
(fin du deuxième siècle de notre ère), est un modèle de redondance rituelle. Dans
cette sépulture abritant au moins deux défunts, cinq pots étaient disposés dans
de petites cavités ménagées dans le sol pour les maintenir en position verticale,
et placés aux quatre orients et au centre de l’espace. Un premier pot était posé à
l’ouest, à l’entrée de la chambre funéraire principale, un autre au centre de cette
chambre, un troisième au nord, dans son angle nord-est, un quatrième à l’est,
dans la chambre arrière où se trouvait un cercueil, enfin un cinquième au sud, à
proximité de l’entrée de la chambre annexe attenante, où reposait un autre cercueil.
A l’intérieur de chaque pot, on a découvert des restes de matières auxquelles on
prêtait des vertus démonifuges, mais disposées de façon telle que la couleur et la
quantité de matière déposée dans chacun des récipients correspondent aux couleurs
et aux nombres respectifs de chaque orient et du centre. En plaçant les pots et leur
contenu dans des points appropriés de l’espace sépulcral, et par le jeu des deux
systèmes d’engendrement et de domination des cinq agents les uns sur les autres,
la tombe et les défunts qui y reposaient se trouvaient protégés de tous les souffles
néfastes associés aux orients. Par exemple, le pot placé à l’est, qui correspond
au printemps et au bois, au binôme Jiayi, à la couleur verte et au dragon, porte
l’inscription suivante :
L’Est [agent Bois], le binôme sexagésimal Jiayi, le Dragon divin vert et 9 onces
[erreur pour 8] d’arsénopyrite [de couleur verte] contrôlent le Centre [agent Terre],
de sorte que la mère [agent Eau, qui engendre le Bois et que domine la Terre] veille
sur son fils [agent Bois] afin qu’aucun malheur ne survienne. Que cela prenne effet
dès maintenant conformément aux lois et aux ordonnances ! (东方、甲乙、神青龙,
曾青九两,制中央,令母守子,稠(祸)不起,从今日始,如律令).
Le texte en appelle ici aux cycles de domination (xiangsheng 相勝) et d’engen-
drement (xiangsheng 相生) des cinq agents naturels de la cosmologie chinoise
traditionnelle : l’Eau domine le Feu, le Feu domine le Métal, le Métal le Bois, le
Bois la Terre, la Terre l’Eau, etc. ; et le Bois engendre le Feu, le Feu la Terre, la Terre
le Métal, le Métal l’Eau, l’Eau le Bois, etc. Dans l’inscription relative à l’Est (agent
Bois) traduite ici, il s’agit pour le Bois (agent qui domine la Terre) de neutraliser le
pouvoir de nuisance de la Terre sur l’Eau qui, en tant que génitrice du Bois, pourra

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Marianne Bujard

exercer librement son pouvoir bénéfique sur lui1. Le dragon, créature emblématique
de l’est, et l’arsénopyrite de couleur verte renforcent le dispositif de protection de
l’agent Est sur le Centre. Le premier par son évocation dans l’inscription, le second
par sa présence matérielle dans le pot. Chaque pot et son inscription exercent, selon
la même logique, un contrôle sur l’orient qu’ils dominent et concourent ensemble
à faire de la tombe un espace hautement surveillé.

DOMINATION
E ►
N Bois (Est, Printemps, Vert) → Terre → Eau → Feu → Métal
G
E
N Feu (Sud, Eté, Rouge) → Métal → Bois → Terre → Eau
D
R Terre (Centre, Jaune) → Eau → Feu → Métal → Bois
E
M
E Métal (Ouest, Automne, Blanc) → Bois → Terre → Eau → Feu
N
T
Eau (Nord, Hiver, Noir) → Feu → Métal → Bois → Terre

L’exorciste cependant ne suffit pas à contenir seul les maléfices que pour-
raient provoquer les morts. Dès le premier quart du deuxième siècle, sur un pot
daté de 122 (DJKG, p. 107-109), un Préfet du Tertre (Qiuzheng 丘丞) se présente
comme l’alter ego de l’administrateur de la capitale qui régit les vivants ; ce Préfet
du Tertre est le premier fonctionnaire souterrain de notre corpus, mais il n’est pas
encore secondé par d’autres employés ou accompagné de puissances tutélaires.
Une inscription de 147 et rédigée pour le compte de la famille Jia compte déjà une
administration plus fournie (DJKG, p. 142-143). Destinée à une morte de 24 ans,
donc une malemort susceptible de chercher réparation d’une vie si brève auprès des
vivants, l’inscription décrit une administration en charge des défunts composée de
deux départements distincts : l’un s’occupe des registres des vivants et des morts
sous la direction en haut d’un Maître du Destin (Siming 司命) et en bas d’un Maître
des Registres (Silu 司錄) ; l’autre département, sous la responsabilité du Préfet
du Songshan (Songgao zhang 嵩高長), le Pic du Centre situé près de la capitale
Luoyang où séjournent les âmes (soit un lieu équivalent au mont Taishan dans l’est
de l’empire), secondé par des Patrouilleurs des chemins (Moshang youjiao 陌上
游徼), s’occupe de surveiller les âmes des défunts et les empêcher de quitter le
séjour des ombres. Cette inscription mentionne encore un émissaire du Souverain
de la Tombe (Muhuang shizhe 墓皇使者), qui est peut-être le correspondant dans
le monde souterrain du Tiandi shizhe, l’envoyé de l’Empereur du Ciel, identifié à

1. Je remercie Marc Kalinowski qui a démêlé la complexité de la procédure exposée ici.

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Résumés des conférences (2014-2015)

l’exorciste. Alors que ce dernier communique avec le département en charge des


registres des vivants, qui sont dans ce cas les descendants de la morte, l’émissaire du
Souverain de la Tombe s’adresse aux services de police et de sécurité. Par la suite,
l’administration souterraine et le panthéon en charge des morts prolifèrent jusqu’à
saturer la tombe d’agents affectés à des espaces particuliers. Un pot conservé au
Japon, probablement découvert au Shaanxi et daté de 175, en témoigne :
[L’émissaire de l’Empereur du Ciel ?] annonce au Préfet du Tertre, au Comte de la
Tombe (Mubo 墓伯), aux fonctionnaires souterrains à 2000 piculs, au Haut de la
Tombe, au Bas de la Tombe, au Centre de la Tombe, au Grand [lacune], à Gauche
de la Tombe et à Droite de la Tombe, au Libateur de la Porte des Âmes (Hunmen
Jijiu 云(魂)門[蔡] 祭酒), aux Anciens du Haoli (Haoli Fulao 蒿里父老)… (DJKG,
p. 162-164).
Mais d’autres exemples révèlent des procédures différentes. Un pot de 156,
découvert près de Luoyang en 1980 (DJKG, p. 150-153) met en scène l’envoyé
de Tiandi agissant de lui-même, sans passer par l’administration et les instances
infernales ; il exorcise la tombe par son art propre et sa connaissance des noms
des démons. Il invoque les divinités coutumières telles que le Comte du Vent, le
Maître de la Pluie. Pas de bureaucratie infernale dans cette inscription.
On conclura provisoirement que notre corpus d’inscriptions témoigne non seu-
lement d’une évolution chronologique allant vers la complexification des panthéons
souterrains, mais encore de la coexistence de plusieurs traditions exorcistes, avec
des points communs et des emprunts. Dans les exemples plus anciens, l’exorciste
agit au nom de la divinité suprême mais sans intermédiaire supplémentaire et
avec les moyens à sa disposition (materia medica, serviteurs funéraires, panthéon
restreint). Dans un développement plus tardif, l’exorciste procède par l’intermé-
diaire d’une administration à laquelle il s’adresse au nom d’une divinité supérieure
(Huangdi, Tiandi, Beidou) afin de s’en faire obéir. Cette administration en vient à
s’interposer, en quelque sorte, entre la divinité supérieure et l’exorciste. D’autres
pratiques sont ancrées dans une tradition cosmologique savante – les cinq agents,
le yin et le yang et agissent selon un mode performatif, tout en ayant recours aux
materia medica et aux savoirs médico-pharmaceutiques.
Il faut enfin remarquer que les puissances souterraines sont des fonctionnaires et
des divinités pourvues de titres de noblesse ou de fonctions administratives. D’un
côté, l’exorciste agit au nom des divinités souveraines Tiandi, Huangdi, Beidou,
Huangshen, et de l’autre côté, il s’adresse à une bureaucratie souterraine, organisée
sur le modèle de l’administration de l’empire, en particulier de son administration
territoriale.
Les pots inscrits que nous avons étudiés ne sont pas les seuls supports des
messages adressés à l’administration souterraine. Des documents antérieurs de
plus de deux siècles font déjà état d’un Maître souterrain (Dixia zhu 地下主) et de
son administration auxquels est adressée la liste des biens déposés dans la tombe
(tombes de Mawangdui et Fenghuangshan de la première moitié du deuxième siècle
avant notre ère). Pour la période étudiée, nous avons encore pris en compte des
textes gravés sur des pierres en forme de têtes de béliers, sur des pierres carrées
et sur un disque. Les béliers découverts dans deux tombes collectives de grandes

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Marianne Bujard

dimensions à Mixian au Henan ont été déposés, pareillement aux pots de la sépul-
ture de Sanmenxia, dans les quatre orients et le centre, mais ils ne portent pas
d’inscription. On peut cependant les rapprocher d’autres béliers de pierre provenant
d’une tombe dans la province de l’Anhui et publiés au début du xxe siècle par Xu
Naichang 徐乃昌 (1869-1943) (DJKG, p. 218-223). Leurs inscriptions sont très proches
de celles des pots apotropaïques, mais elles prévoient un procédé supplémentaire
pour éviter les pollutions liées à la mort. L’inscription (lacunaire) dit en substance :
Si le mort voulait se manifester à nouveau, il faudrait d’abord que le bélier de pierre
tourne la tête, que ses pattes [se meuvent], et seulement alors, on répondra à l’appel
du mort. Pour ceux qui ne le croiraient pas, le bélier de pierre en est la preuve.
Conformément aux lois et aux ordonnances.
Quant aux inscriptions sur les pierres carrées, elles décrivent la tombe comme
une véritable prison gardée par des dieux geôliers tandis que sur le disque de pierre,
l’Empereur du Ciel ordonne aux Cinq Empereurs de couleur de veiller chacun
sur l’orient qu’il contrôle selon le cycle de domination des cinq agents mentionné
plus haut.
Les dernières conférences ont été consacrées à la traduction d’un autre corpus
de documents funéraires, les contrats fonciers (maidi juan 買地卷), soit des contrats
dûment rédigés qui garantissent que la parcelle de terre occupée par le défunt est
bien son entière propriété. De tels documents sont écrits sur des supports variés :
jade, plomb, fer, brique, pierre, tuile, bois, papier, parmi lesquels se trouvent nombre
de faux. Pour la période Han, treize pièces sont tenues pour authentiques et ont été
rédigées entre 81 de notre ère et la fin du deuxième siècle2. Les contrats destinés
à la bureaucratie souterraine présentent un texte relativement standard qui com-
prend la date de la transaction, le nom de l’acquéreur, qui est le défunt, le nom du
vendeur ou des vendeurs qui pourraient être pour certains savants les occupants
des tombes voisines, le montant de la vente et son quitus, le bornage du terrain
défini par les chemins ou par les propriétés mitoyennes ou marqué par des pierres,
et l’affectation au service du défunt en qualité d’esclaves des cadavres se trouvant
précédemment dans la parcelle. Les contractants et leurs garants scellaient la
transaction avec une mesure d’alcool.

2. Lu Xiqi 魯西奇, Zhongguo gudai maidi juan yanjiu 中國古代買地卷研究, Beiming yanjiu
碑名研究, Zheng Zhenman 鄭振滿 éd., Xiamen, Shehui kexue wenxian chubanshe, p. 21-77.

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