Saisons Sauvages - Kettly MARS
Saisons Sauvages - Kettly MARS
Saisons Sauvages - Kettly MARS
SAISONS SAUVAGES
ROMAN
MERCVRE DE FRANCE
À Roland, voyageur d'éternité.
1
Combien de temps vais-je devoir encore patienter ? Bientôt deux heures
depuis que j'attends d'être reçue. Je ne peux tout simplement pas me lever et
partir puisque j'ai volontairement renoncé à mon libre arbitre. Depuis la
minute où j'ai mis les pieds dans ce bâtiment, mon temps, mon humeur, ma
vie dépendent de la fantaisie du secrétaire d'État. Il n'est pas question que je
cède à mon envie croissante de foutre le camp de cette salle d'attente du palais
des ministères alors que j'ai enfin obtenu, après force démarches et faux
espoirs, la faveur d'être reçue par Son Excellence.
J'ai hâte de rentrer chez moi. Un peu avant de laisser la maison, je suis
tombée sur un journal qu'écrivait Daniel. Il nichait dans le double fond d'une
boîte à chapeau posée tout en haut d'une armoire de son bureau. Juchée sur
une chaise, je fourrageais dans les étagères du meuble à la recherche d'une clé
égarée quand la boîte est tombée à mes pieds, me révélant son mystère. J'ai
tenu le journal un instant dans ma main, sans comprendre. Il me faisait un peu
peur, comme un intrus dans mon sein. Je me suis retournée instinctivement
pour voir si personne ne m'observait. J'ai hâtivement feuilleté de la pointe du
pouce les pages recouvertes de l'écriture serrée de Daniel. Il n'en a rempli
qu'une vingtaine. Ses premières notes datent d'octobre dernier. Neuf mois déjà
et je n'en savais rien.
Il fait chaud malgré le ventilateur qui brasse l'air au plafond. Presque tous les
employés du ministère sont partis. La secrétaire du secrétaire d'État s'en va à
son tour. Elle me regarde d'un air indéchiffrable en recouvrant sa machine à
écrire et me dit de ne pas m'inquiéter, que je verrai le secrétaire d'État. Daniel
est en prison depuis deux mois et un jour exactement. Wenceslas Lamy et
Hubert André, deux collègues du journal, également membres de l'UCH1, ont
été coffrés le même jour que lui. Michel-Ange Lefèvre, le secrétaire général du
parti, s'est mis à couvert. Il n'y aura pas de procès, pas de jugement ni de
condamnation. Daniel sera libéré ou exécuté après une étape de tortures et de
pourrissement dans sa geôle. Dans le second cas, je ne saurai ni le jour de sa
mort ni dans quelle fosse commune sera balancé son corps. La justice n'a pas
de temps pour les communistes empêtrés dans leurs théories et leurs luttes
pacifiques. Ils sont des insectes nuisibles que la dictature écrase. Les autres, les
kamoken, les putschistes, sont traqués impitoyablement, dépecés par la foule
ou exécutés sur la place publique. Qui frappe par l'épée… Leurs cadavres enflés
restent parfois des jours la proie des mouches et des curieux fascinés et
terrorisés. Mais au moins leur deuil peut-il être fait. Le plus dur est
l'incertitude de la mort, l'attente, comme une blessure qui ne cicatrise pas et
tue la vie, goutte à goutte. Certains parents et amis pensent que Daniel a tort
de provoquer le gouvernement dans ses articles où il dénonce les violations de
la Constitution et le mépris absolu des droits des citoyens. Ils lui reprochent
aussi de propager des idées communistes dangereuses. Ils ont peut-être raison.
Mais aujourd'hui, je n'ai pas le temps de penser. Il me faut frapper à toutes les
portes, sonner à toutes les cloches, avaler mon orgueil et ma peur pour
solliciter son élargissement. Pour prier qu'on le libère, qu'on le rende à ses deux
enfants. Incroyablement, ce miracle est parfois possible. Je vais attendre. Deux
heures, quatre heures encore s'il le faut.
Je n'ai aucune nouvelles de Daniel. On m'a dit qu'il est encore vivant. On,
c'est n'importe qui avec une miette d'information, un brin d'espoir. On, c'est
une connaissance dont le cousin emprisonné à Fort-Dimanche aurait réussi à
glisser un billet à l'extérieur donnant les noms de quelques survivants, cela fait
déjà une semaine. On, c'est un jardinier de la prison, le cousin du mari de ma
bonne, il saurait que Daniel loge dans l'aile droite du bâtiment, dans une
cellule où six hommes dorment à tour de rôle sur le seul lit de la pièce. Chaque
information se paie en espèces ou en insomnie.
1
Union des communistes haïtiens.
↵
2
Le secrétaire d'État lui-même m'introduit dans son bureau. Le froid de la
pièce me saisit dès la porte. Il doit faire cinq degrés de moins que dans la salle
d'attente. Comment peut-on vivre dans cette ambiance glaciale ? Le mobilier
est lourd et solennel. Du bois partout, massif et sombre. Il y règne un ordre
soigné. Une lampe au néon jette un rond de lumière criard sur un coin du
bureau. La paume du secrétaire d'État est glacée et sèche, sa poignée de main
sans âme. Il porte un complet-veston bleu sombre, une chemise blanche et une
cravate rouge. Un accoutrement banal. Un peu plus grand que la moyenne, sa
peau noir foncé cache son âge. Milieu de la quarantaine, je dirais. Des yeux
globuleux derrière des verres épais, des lèvres bombées, un nez fort dont les
narines vous regardent comme une autre paire d'yeux vides. Ses cheveux
laineux grisonnent à ses tempes. Un visage sans aucune beauté, qui ne livre
aucun secret. Un léger embonpoint se devine sous sa veste. Je ressens soudain
un besoin pressant d'uriner, sûrement à cause du froid. La secrétaire a
verrouillé la porte de la toilette de la salle d'attente en partant, je me retiens
depuis pas mal de temps.
« Asseyez-vous… , madame Leroy.
— Merci… , Excellence. »
Un moment passe. J'attends que le secrétaire d'État m'adresse la parole. Il ne
semble pas pressé. Il me regarde à la dérobée en faisant une drôle de tête,
comme s'il avait vu un fantôme, mais il se recompose bien vite. J'ai cru voir
ensuite le frisson d'un sourire sur ses lèvres. Assise sur mes fesses, la pression
contre ma vessie est plus douloureuse. Je me redresse pour que le poids de mon
corps repose davantage sur mes cuisses.
« Je… j'ai été convoqué en urgence par le président de la République… »
Il s'exprime finalement avec le ton de quelqu'un qui me parlerait du temps
qu'il fait. Je suppose que l'information tient lieu d'excuse pour mes quatre
heures et dix minutes d'antichambre. Mais je ne suis pas dupe. Cette attente
délibérée et calculée définit clairement le scénario. Il me tient à sa merci. Son
pouvoir peut me sauver ou me détruire. Je suis dans la pire situation où peut se
retrouver un citoyen du pays. En butte à la colère légitime de l'autorité absolue
provoquée, à contre-courant de la « révolution en marche », dans le camp des
traîtres à la cause. Une porte ouvre juste derrière le fauteuil du secrétaire d'État.
C'est sûrement par là qu'il entre et sort du palais des ministères sans se faire
voir de la faune qui poireaute à longueur de journée devant son bureau. La
porte à ma gauche doit être celle d'une toilette. Le secrétaire d'État tire un
carnet et un stylo d'un des tiroirs de son meuble de bureau. Il m'observe
attentivement sans me donner l'impression de me regarder. Je joue au même
jeu.
« Hmmm… j'ai accepté de vous recevoir ici, madame, suite à l'intervention
de mon ami, le docteur Xavier. » Le secrétaire d'État prend une pause. « Un
excellent interniste, le docteur Xavier, il me dit sur le ton de la confidence. Un
homme à qui je dois beaucoup, beaucoup… il m'a sauvé la vie. D'ordinaire je
ne reçois pas ce genre de… doléances. Mais, exceptionnellement… Nom et
prénom de votre… époux ? »
Son ton change. Le soupçon de douceur dans sa voix m'effraie. Mon cœur
veut forcer le passage et sortir de ma poitrine.
« Leroy… Daniel, je dis dans un souffle.
— Âge ?
— Trente-neuf ans.
— Profession ?
— Professeur de philosophie, de droit… et d'histoire.
— Et encore ? » me demande le secrétaire d'État en levant un sourcil. Sa
voix devient dure. Pour la première fois depuis que je suis dans la salle, il
cherche mon regard.
Je soupçonne cette particularité du secrétaire d'État de changer de sujet de
conversation et de ton de façon déroutante. Comme un coureur qui se déplace
en zigzaguant. Sûrement une technique d'interrogation devenue seconde
nature. En fait, il sait tout de Daniel. Son âge, ses parents, sa situation
financière, ses chaires à l'université, ses articles de journaux qui critiquent le
gouvernement, la couleur de sa peau, la date de notre anniversaire de mariage,
les prénoms de nos enfants, tout. Son travail est de tout savoir de tous les
Daniel qui mettent des grains de sable dans la mécanique du pouvoir, et de les
réduire au silence.
« Journaliste… j'ajoute d'une voix affaiblie.
— Rédacteur en chef du journal d'opposition Le Témoin et numéro deux de
l'UCH », complète le secrétaire d'État, l'air de rien.
Une barre de douleur me martyrise le bas-ventre. Ma vessie n'en peut plus.
Mais je n'ose pas demander au secrétaire d'État d'utiliser sa toilette
personnelle. Je n'ose pas lui rappeler que j'ai un corps, un appareil urinaire,
une vulve. Le chuintement du jet de l'urine lui parviendrait peut-être. Je ne le
veux pas m'imaginant dans la pièce à côté, vulnérable et dénudée. Cette
fonction de ma féminité me semblerait dans cet instant une faiblesse, une
menace contre mon propre corps. Je n'aurais pas dû venir seule à cette
audience. Mon front devient moite malgré l'air conditionné. Le docteur Xavier
m'a recommandé de ne pas me faire accompagner et de garder ma démarche
aussi secrète que possible. Tout ce qui concerne les prisonniers politiques doit
se traiter avec un maximum de discrétion.
« Depuis combien de temps votre époux a-t-il… disparu ?
— Deux mois et un jour. »
Mais j'aurais voulu ajouter ce que le secrétaire d'État n'ignore pas, que
Daniel n'a pas disparu, qu'il a été emmené par trois hommes alors qu'il rentrait
à la maison à la tombée de la nuit, qu'ils se sont engouffrés dans notre voiture
qui n'a toujours pas été retrouvée. Des témoins auraient vu la scène mais
aucune enquête ne sera ouverte et personne ne témoignera. Le secrétaire d'État
dépose le stylo, se cale contre le dossier de son fauteuil et soupire. J'ai perdu la
notion du temps. Il doit faire presque nuit dehors. Les enfants m'attendent.
Depuis l'arrestation de Daniel ils font l'apprentissage de l'inquiétude, ils
deviennent grands avant leur temps. Seul le docteur Xavier sait où je me trouve
à cette heure. Mes muscles pelviens sont douloureux tant je les contracte pour
retenir l'eau qui cherche sa route hors de mon corps.
« Savez-vous où se trouve actuellement votre époux, madame ? »
La voix du secrétaire d'État est redevenue douce et grave.
« Non… Excellence.
— Vous mentez, madame ! » Le secrétaire d'État sourit et son nez s'aplatit
jusqu'à toucher sa lèvre supérieure. Il me montre ses dents longues, régulières
et d'une blancheur extrême. Un sourire carnassier qui met un peu de beauté
dans ce visage ingrat.
Mon cœur bat la chamade. Je me sens comme un enfant pris en flagrant
délit de dissimulation. Que faire ? Je dois lui dire la vérité. Puisque je n'ai pas
d'autre recours.
« C'est… c'est que je ne peux faire confiance à la rumeur, Excellence.
— Et que dit la rumeur, madame ?
— Que Daniel… que mon mari se trouve au Fort-Dimanche.
— Au Fort-Dimanche… évidemment », lâche le secrétaire d'État dans un
long soupir. Il prend note. « La rumeur dans notre pays, voyez-vous, madame,
est une arme à double tranchant, une arme impitoyable. Elle vous libère et
vous condamne. Elle vous coûte de l'argent. Elle peut vous apporter du
bonheur mais jamais pour longtemps. Elle vous rend vulnérable. À quelle
adresse habitez-vous ? » Son ton redevient neutre.
« 16, rue des Cigales…
— Êtes-vous venue dans votre voiture ?
— Non… je suis arrivée en taxi… on ne sait toujours pas où se trouve la
voiture de mon…
— Bon ! … Je vois ! … » coupe le secrétaire d'État agacé.
D'un geste discret, il presse sur un bouton fixé sous la table devant lui et une
sonnerie résonne dans les profondeurs du ministère. Quelques secondes après
la porte derrière le fauteuil s'ouvre et paraît un homme jeune, grand et mince,
au teint rougeaud, un grimaud aux yeux étrangement cernés. Il est en manches
de chemise et porte un pistolet dans un étui de cuir attaché à son flanc droit. Il
s'approche, me regarde à la dérobée et se tient silencieusement à côté du
secrétaire d'État.
— Jocelyn, conduisez Mme Leroy chez elle. 16, rue des Cigales.
— Oui, Excellence.
— Madame, ne vous fiez pas aux rumeurs… , me dit le secrétaire d'État en
guise d'au revoir.
— Merci… Excellence. »
J'hésite à me lever. Je suppose l'audience terminée, elle n'a duré qu'une
dizaine de minutes après plus de quatre heures d'attente. L'instant est malaisé.
Le secrétaire d'État reste assis, il semble soudain très fatigué. Jocelyn se dirige
vers la porte de sortie du bureau et je le suis en essayant de marcher le plus
naturellement possible. Le regard du secrétaire d'État brûle ma nuque, mes
omoplates, mes fesses, mes mollets. Dehors quelques rares passants longent la
rue Saint-Honoré. Plus bas, sur la rue de l'Enterrement, les marchandes de
manger ont déjà installé leurs étals illuminés par des petites lampes à kérosène.
La façade ouest du palais national, à une cinquantaine de mètres, est illuminée
a giorno et des soldats bougent d'un poste à l'autre. Derrière moi, la masse
g g p
sombre des Casernes Dessalines se détache comme un sphinx sur le fond de
l'ombre. Il y a plein de prisonniers dans cette bâtisse, entre ces murs épais des
hommes et des femmes souffrent et agonisent. Je monte dans une longue
voiture noire garée devant le ministère, le dénommé Jocelyn m'ouvre une des
portes arrière. Une silhouette surgie de nulle part s'installe sur le siège avant, à
côté du chauffeur. Du palais des ministères à ma maison, le trajet dure une
vingtaine de minutes. Je souffre le martyre à chaque fois que le véhicule passe
dans une ornière. Je crains plus que tout de me laisser aller sur la banquette. Le
trafic est plutôt clairsemé sur l'avenue John Brown. Nous arrivons enfin.
Jocelyn descend m'ouvrir la portière, l'autre passager ne bronche pas. Je
grimace un sourire de remerciement. La voiture démarre en trombe en
soulevant un épais nuage de poussière. Je réalise à cet instant que le secrétaire
d'État ne m'a fait aucune promesse, qu'il ne m'a donné aucun rendez-vous,
que je ne sais toujours rien du sort de Daniel. Quant à son attitude envers moi,
elle me déconcerte. Ma présence semblait le laisser indifférent mais j'ai surpris
des lueurs fauves dans certains de ses regards. J'ai la sensation d'un corps
étranger m'obstruant la trachée, je ne peux pas déglutir. La douleur au bas-
ventre s'étend à mes jambes, elle me paralyse, je fléchis un peu le buste. Vais-je
m'accroupir et uriner sur la terre battue du trottoir comme le font les
marchandes de légumes ambulantes ? Personne en vue. La maison est
silencieuse. Il y a le black-out maintenant. Derrière les rideaux du salon brille
le halo d'une lampe à kérosène. Tout est calme, la brise tiède du soir traîne un
entêtant parfum d'ylang-ylang. Un orage gronde au loin, il pleuvra peut-être.
Je ferme les yeux et inspire profondément. Ce n'est qu'un autre soir à Port-au-
Prince, les ramures vibrent de la stridulation des grillons comme tous les soirs à
Port-au-Prince. L'été répand un souffle végétal chaud. Daniel va rentrer dans
un moment, sentant la craie et la cigarette. Je devine les têtes penchées de
Marie et Nicolas sur leurs cahiers, Nicolas feint de travailler mais toute son
attention se concentre sur le chat à ses pieds. La fin de l'année scolaire
approche. Je me force à faire un pas pour ouvrir le portail et sens, impuissante,
l'urine tiède glisser le long de mes jambes et imbiber mes chaussures.
3
Plus d'une heure après son départ, il ressentait encore la présence de Nirvah
Leroy entre les quatre murs de son bureau. L'électricité que dégageait la femme
s'estompait enfin, le laissant mentalement épuisé. Il n'arrivait pas à se
concentrer sur les documents alignés devant lui. Il se croyait pourtant aguerri
aux combats de la chair, maître de ses pulsions et blasé de tant de corps
juvéniles offerts chaque jour pour prix de sa miséricorde ou de sa protection. Il
connaissait des femelles de toutes nuances d'épiderme qui se donnaient à lui
pour rien, pour toucher seulement à son pouvoir. Il visitait en habitué ces
bordels à la sortie sud de la ville dont les hôtesses étaient de belles bougresses à
la peau claire et à la chevelure abondante venues de la République
dominicaine, de l'autre côté de l'île. Carrefour, lieu de tous les plaisirs, oasis au
flanc sud de la capitale qui perdait lentement ses charmes bucoliques pour
devenir le havre des nuitards, des commerçants, des hôteliers et le refuge de
milliers de citoyens de l'arrière-pays lâchés par camions sur le Champ-de-Mars
afin de manifester ponctuellement leur soutien à la souveraineté nationale et ne
pouvant se payer le trajet du retour. Mais cette femme ne ressemblait à aucune
autre. Il en avait eu la conviction rien qu'en posant les yeux sur elle. Une
femme pour laquelle un homme se damne. Son parfum de mangue mûre
flottait encore dans l'air. Il en salivait. Elle exhalait force et fragilité,
raffinement et libertinage, sérénité et vertige. Elle cachait derrière son regard
innocent un monde secret de classe, de caste, de chuchotements, de rires
discrets. Un monde hautain et inaccessible. Un monde hypocrite et corrompu.
Elle gardait sous sa peau la clé ouvrant sur des voyages en terre interdite.
Pendant les quelques minutes passées en sa présence, le secrétaire d'État avait
atteint des extrêmes d'irritation et d'exaltation. Elle venait à lui parce qu'elle
connaissait peut-être pour la première fois de sa vie les affres de la détresse.
Parce qu'elle comprenait enfin que le vent avait tourné et que la suprématie
avait changé de couleur et de camp. Elle venait le supplier, sans pudeur,
oubliant que dans d'autres circonstances il aurait fait l'objet de son mépris, ou
pire, de son indifférence. Elle l'avait attendu plus de quatre heures d'horloge,
désespérant peut-être de ne pas le voir. Sous son flegme de façade, il avait senti
le tremblement de sa chair, perçu le halètement de son âme. Elle cachait mal sa
peur, elle souffrait depuis de longues semaines, elle n'en dormait plus la nuit.
L'argent devait commencer à lui manquer puisque le compte en banque de son
mari était bloqué à la Banque royale du Canada, ses biens mis sous séquestre à
l'exception de sa résidence. Daniel Leroy… cet apprenti communiste avait cru
pouvoir jouer au plus malin avec les services d'intelligence de son ministère. Il
les doublait, prétendant adhérer à l'UCH et être un opposant agissant à visière
levée, alors qu'il fomentait dans l'ombre des projets vicieux, semant la
confusion et la révolte dans les têtes des paysans et des jeunes, minant les bases
de la révolution. Il manigançait même un coup d'État. Ils veulent tous être
présidents. Hmmm… Quand on possède une aussi belle femme, Leroy, il est
dangereux, extrêmement dangereux de se frotter à la politique. Après
probablement de nombreuses démarches infructueuses, Mme Leroy venait faire
appel à son pouvoir. Son pouvoir. Une drogue dont il ne pouvait plus se passer
à présent. Il en recherchait la mesure dans le regard des prévenus qu'il
interrogeait, dans celui des prisonniers en sueur et en sang qui le suppliaient
d'arrêter une séance de torture. Il gardait une collection de mouchoirs tachés
du sang de jeunes vierges qu'il dépucelait en les violant. Il était aujourd'hui
l'un des hommes les plus puissants et les plus craints du pays et il venait d'en
avoir l'ultime certitude dans la présence désespérée de cette femme assise en
face de lui et remettant son sort entre ses mains. Une femme qui symbolisait
une nation divisée, une histoire mal partie, le bien-être et les privilèges pour un
petit nombre insolent et un héritage de mépris pour toute une majorité
d'hommes et de femmes, depuis trop longtemps. Tout lui était possible
aujourd'hui, il commandait à l'argent, il corrompait, achetait les consciences,
persécutait, prononçait des sentences et des acquittements dans un pays bricolé
où les lois changeaient chaque jour de visage. Le secrétaire d'État n'en revenait
pas d'être désormais l'artisan du destin de cette visiteuse venue d'un monde
dont il ne connaissait que la porte fermée. Elle incarnait ce qu'il méprisait le
plus, ce qu'il voudrait voir disparaître de cette terre, tout ce qui avait empêché
des générations d'hommes et de femmes comme lui d'atteindre la plénitude de
leur humanité. Elle représentait aussi ce qu'il désirait le plus au monde, pour
lequel il donnerait jusqu'à sa vie. Le velouté de sa peau, son nez droit, les longs
cils ombrant ses grands yeux humides, sa bouche rouge, presque mauve, ses
cheveux droits, si noirs, serrés dans un chignon qu'il imaginait en désordre sur
ses épaules nues et caressant ses seins dont les mamelons devaient avoir le
pourpre fatal de ses lèvres. Il l'aurait giflée, déshabillée en public, humiliée,
pour toutes les fois où celles de sa race avaient ignoré son existence, dénié son
intelligence. Il l'aurait mordue jusqu'au sang pour le mépris subtil ou arrogant,
pour les clubs fermés, les postes inaccessibles, l'oligarchie. Il l'aurait caressée
toute une nuit, la baignant de ses larmes, en lui demandant pardon de tant de
haine. Il l'aurait prise brutalement, sans un mot, s'enivrant de ses plaintes,
savourant au moment de jouir la déroute au fond de ses yeux. Il ne s'était pas
levé pour lui dire au revoir parce qu'à ce moment-là son corps tourmenté
avouait à Nirvah Leroy tout ce que ses lèvres lui taisaient. Parce qu'il bandait
comme on bande à vingt ans, quand le sang ne connaît point la défaillance.
4
« 3 octobre 1962 — Je confie aux pages de ce journal l'angoisse qui m'habite
de plus en plus au constat des sombres nuées recouvrant d'un voile funeste le
ciel de mon pays, depuis l'avènement au pouvoir suprême il y a cinq ans du
docteur François Duvalier. Un médecin de campagne, un praticien humble,
modeste et effacé. Ethnologue et idéologue engagé qui connaît bien l'âme et la
mentalité de l'Haïtien, toutes couches sociales confondues. Un homme dont la
majorité des citoyens attendait clairvoyance et vision progressiste. Jusqu'à ce
qu'il se révèle un maître dans l'art de la dissimulation. Un être fêlé de la tête,
possédé d'une mégalomanie aiguë que ses ennemis s'acharnent à exacerber en
essayant de le renverser du pouvoir. Pour porter fruit, tout combat contre cette
dictature naissante nécessite du temps et des techniques appropriées. Les
assauts de front n'aboutissent qu'à sacrifier inutilement des vies et justifier une
cruauté sans limites. Un travail souterrain préalable doit être réalisé dans le
pays profond comme dans les grandes villes. Des foyers de dissidence doivent
être allumés sur tout le terroir, dans la plus grande clandestinité. Tâche à
laquelle je m'attelle et que je coordonne depuis environ trois ans. Très peu de
gens le savent, même au cœur de mon réseau. Notre seule chance de réussite
réside dans l'étanchéité de nos cellules. Même ma femme ignore mes vrais
desseins. La propagande et la lutte armée spontanée que préconise l'opposition
de droite ne les mèneront nulle part, elles ne font que durcir la répression. Si
Cuba a porté Fidel Castro au pouvoir il y a trois ans et renversé le régime
corrompu de Batista, c'est parce que cette révolution est d'abord le fruit d'une
prise de conscience des forces vives de l'île suivie de la lutte armée qui s'est
étendue sur plus de cinq années. Une gageure que seul le communisme a pu
relever dans l'histoire de ce siècle. Ici, la tentative avortée de débarquement en
juillet 58 de Pasquet, Perpignan et Dominique a donné à Duvalier l'occasion
d'officialiser l'existence des cagoulards qui terrorisaient la population en créant
le corps des Volontaires de la sécurité nationale. Les macoutes. »
« 5 octobre 1962 — En évacuant de moi cette peur qui paralyse
progressivement chaque citoyen de mon pays, en lui donnant sur ces feuillets
de papier un visage, une histoire, peut-être arriverai-je à la surmonter, à la
démystifier et trouver ainsi le courage de continuer la lutte. La gauche
haïtienne se défend contre les assauts multiples du duvaliérisme. Beaucoup de
communistes sont tombés et tomberont parce qu'ils ont cru et croient encore
pouvoir opposer l'arme de la parole et du droit à la folie. Certains marxistes
haïtiens se sont laissé envoûter par le chant des sirènes de Duvalier et sont
aujourd'hui les fers de lance de son pouvoir, au cabinet des secrétaires d'État, à
l'université où des jeunes nouvellement convertis au duvaliérisme sévissent
contre leurs condisciples réfractaires avec une ardeur haineuse. D'autres encore
trouvent un équilibre dans l'ambiguïté et le marronnage. Mais il y a une
gauche encore debout, des intellectuels, des jeunes, des syndicalistes, des
Haïtiens du fin fond du pays qui refusent l'absurdité et la folie de la dictature
en train d'hypothéquer notre avenir pour des années, voire des décennies. Le
moment est arrivé aujourd'hui de donner des armes à notre combat et à nos
bras. Nous nous lèverons de l'intérieur. Les quelques tentatives de
renversement venues d'ailleurs ont pitoyablement échoué. Les militaires
dominicains ont trop d'accointances et d'affinités avec ceux d'Haïti pour se
faire sérieusement complices de rebelles haïtiens. La CIA se joue de nos jeunes
compatriotes exilés et les envoie se faire massacrer en leur donnant de fausses
garanties. Ils respectent un pacte tacite avec Duvalier. Communistes contre
rebelles. Quand comprendront-ils que l'élan doit venir de nos propres entrailles
et non des Blancs américains qui nous manipulent comme des pions dans le
bassin de la Caraïbe qu'ils contrôlent pour leurs intérêts propres ? Monroe a
décidé du destin de l'Amérique depuis plus d'un siècle. Tant que nous sommes
à nous entre-tuer le contrôle est plus facile. Si Duvalier a pu mettre à exécution
le projet de se faire réélire l'année passée pour un nouveau mandat de six ans,
avant même la fin de son premier mandat, plus rien ne l'arrêtera dans sa folie
dominatrice. Personne ne voulait y croire, personne n'a su l'en empêcher. Nous
avons compté sur les Américains, sur le bon Dieu, sur la mauvaise santé du
Président pour le contrer dans ses desseins. Pitoyable ! Entre l'attentisme
théorique et la lutte pacifique de la gauche et les coups de boutoir forcenés de
la droite, nous laissons pleine marge à la dictature. Le temps presse. Sa
prochaine ambition est la présidence à vie. Mes camarades pensent que mes
prédictions sont apocalyptiques, que je suis un oiseau de mauvais augure. Mais
j'en suis convaincu, Duvalier ira jusqu'au bout de cette logique, il en franchit
les étapes de façon systématique. Il doit être arrêté. »
5
Soixante-douze marches d'escalier. J'ai gardé de mon enfance l'habitude de
compter les marches des escaliers que je gravis. Arrivée sur le palier, je me suis
arrêtée un moment pour reprendre mon souffle. Je n'ai rencontré personne sur
mon chemin. Bizarre. L'escalier débouchait sur un bureau. J'y pénétrai. Il y
avait à intervalles plus ou moins réguliers sur les carreaux jaunes et rouges du
parquet des petits tas d'une matière grisâtre et molle ressemblant à de la crotte
fraîche de volaille. Je devais veiller à ne pas me salir les chaussures. Toujours
personne en vue. Je ressentais pourtant l'étrange impression que du monde
respirait tout près de moi. Après quelques minutes d'indécision je m'approchai
d'un des bureaux, me haussai sur la pointe des pieds pour jeter un coup d'œil
derrière la table. Une femme aux cheveux ébouriffés surgit de dessous le
meuble et me demanda ce qui m'amenait au ministère. Elle ouvrait et fermait
les bras dans un geste ample. Je crus voir un œuf sous sa chaise. Du bureau d'à
côté provenait un bruit de papier fin froissé. Un œuf roula jusqu'à mes pieds.
Je déclinai la raison de ma visite, je venais assister au procès du chef du
syndicat des chasseurs de pintades de la région métropolitaine. La secrétaire
m'indiqua de prendre trois fois à gauche et de continuer jusqu'à la porte au
fond du couloir. Daniel m'attendait là. Quelque chose m'intrigua dans la façon
d'être de la femme aux cheveux ébouriffés, peut-être le port de sa tête, son cou
incliné en avant ou sa façon brusque de changer l'orientation de son regard qui
provoquait le frémissement de son double menton. Pourquoi Daniel
m'invitait-il en ce lieu la nuit ? L'immeuble faiblement éclairé ressemblait plus
à un dancing qu'à un bâtiment administratif. J'ai tourné trois fois à gauche et
longé le couloir indiqué mais au fur et à mesure de ma progression la porte vers
laquelle je me dirigeais semblait reculer. Pourtant j'entendais la rumeur de voix
innombrables au bout de l'allée, un tohu-bohu étouffé. Je posai enfin la main
sur la poignée. Une petite pancarte accrochée au beau milieu de la porte portait
en lettres minuscules l'inscription À mort les héros. Un homme entrebâilla la
porte comme s'il avait deviné ma présence.
« Que cherchez-vous, madame ?
— Je dois assister au procès du chef du syndicat des chasseurs de pintades de
la région métropolitaine.
— Vous avez frappé à la mauvaise porte… la salle du procès se trouve trois
corridors à droite, juste à côté de l'amphithéâtre jaune.
— Mais on vient juste de me dire…
— Vous vous trompez, madame, me dit-il avec un brin d'énervement. Voyez
vous-même », il ajoute, en ouvrant largement la porte.
Deux hommes et deux femmes nus couchés sur un lit se passent
généreusement de la crotte de volaille sur le corps. Il y en a partout, en couches
épaisses sur le plancher et les murs. Je reconnais l'un des hommes, le secrétaire
d'État. Il s'apprête à prendre en levrette sa secrétaire quand ses genoux
dérapent sur un tas de merde, il tombe sur les autres qui s'esclaffent. Le
secrétaire d'État s'aperçoit de ma présence et crie au portier :
« Amenez-la moi ! Amenez-la moi vite que je l'encrotte ! »
Je file aussi vite que le peuvent mes jambes. L'odeur nauséabonde me
poursuit partout. Je me souviens des nouvelles instructions et prends trois
corridors sur ma droite, je dois trouver l'amphithéâtre jaune. Ah, le voilà ! Je
suis sauvée ! Je frappe avec véhémence sur la porte à côté portant l'inscription :
I C I — 2 2. La porte cède sous ma main. Je fais juste un pas, mon pied glisse,
il y a du caca de volaille sur le seuil de la pièce, et j'atterris cette fois dans le lit
du secrétaire d'État avec les trois autres. Plus moyen de me dérober.
« Encrottez-la, tout de suite ! C'est un ordre ! » Le secrétaire d'État debout
arbore une érection glorieuse.
En deux minutes je suis nue et badigeonnée de merde d'oiseau de la tête aux
pieds. Quelle volupté ! Quel bonheur ! Une douce électricité sous mon
épiderme donne un surplus d'acuité à tous mes sens. Des tintements soyeux
me ravissent les oreilles. L'onguent dont on m'enduit la peau dégage tout à
coup un parfum musqué et aphrodisiaque, un mélange de vétiver et de jasmin.
Je me sens comme une chatte en chaleur. Je ne sais lequel des deux hommes me
sodomise violemment, peut-être les deux. En déchargeant, il hurle un seul
mot : TAKWÈT ! ! ! et déclenche simultanément en moi un orgasme
fulgurant, j'en tremble pendant cinq bonnes minutes. Je ne voudrais pas partir,
mon corps détendu va sombrer dans une agréable léthargie, mais je fais un
effort surhumain pour m'arracher de ma torpeur. Daniel m'attend. Profitant
du sommeil des autres, je m'enfuis. En traversant à toute vitesse un corridor,
une femme me fait signe d'entrer. Sans réfléchir, je m'engouffre dans une
ouverture qui semblait m'appeler.
Le remous des voix m'agressa sur le seuil même de la pièce. Une cacophonie
aiguë, irritante, ponctuée des mots la voilà, la voilà, comme un refrain
lancinant. Je vis enfin Daniel. Il se tenait debout sur une banquette, face à une
juge assise derrière un pupitre surélevé. Il tenait un œuf en équilibre sur sa tête
pendant qu'il lisait l'un des Cahiers de prison d'Antonio Gramsci. Sur sa gauche
siégeait l'assemblée des jurés et sur sa droite la confrérie des avocats, procureurs
et autres membres de la basoche. L'assistance occupait des sièges de part et
d'autre de l'allée principale. La juge au pupitre ressemblait de façon frappante à
la femme de la réception. Même inclinaison de tête, mêmes mouvements
furtifs des yeux qui faisaient vibrer son double menton volumineux. De temps
à autre elle écartait ses bras et les manches de sa toge noire brassaient l'air
autour d'elle. À mon entrée, elle abattit son marteau de bois avec force sur son
pupitre.
« Silence dans la salle ! takwèt, takwèt… Silence dans la salle ! Le procès
touche à sa fin ! »
La rumeur s'apaisa un moment, tous les regards se dirigèrent vers moi. La
juge dit encore.
« Les jurés ont-ils terminé leurs délibérations ? Je vous rappelle que nous
jugeons le sieur Daniel… heu… Daniel… takwèt… takwèt… enfin, que nous
jugeons le dissident ici présent… takwèt… pour crime de haute trahison, délit
de chasse sauvage des pintades de la république et consommation abusive
d'œufs de pintades. Takwèt… takwèt.
p
— Oui, votre Honneur ! Les jurés ont terminé leurs délibérations. »
J'ai l'impression de connaître la femme. Elle tient une cigarette entre ses
dents. Je l'observe de plus près et reconnais avec stupeur Arlette, la sœur aînée
de Daniel. Elle est drôlement maquillée pour la circonstance. Une épaisse
couche de fond de teint blanc et du rouge à lèvres sanglant qui déborde sur ses
joues. Tiens ! Elle a le nez en bec d'aigle, je ne l'avais jamais remarqué
auparavant. Un petit chapeau de clown se dresse comme une pyramide sur sa
tête, comme une crête. Finalement, elle ressemble drôlement à une pintade.
— Alors, je vous écoute… takwèt… takwèt, répond la juge.
— Nous confirmons le crime de haute trahison de Daniel… heu…
Daniel… heu… enfin… Daniel, ainsi connu, pour complot et génocide des
pintades de la république. Nous réclamons pour lui la peine capitale. Et
comme il a déposé d'innombrables œufs de pintades aux pieds de cette femelle,
nous demandons pour elle également la peine de mort ! » Arlette se tourne
brusquement vers moi et me pointe du doigt. Nous exigeons qu'elle subisse le
même sort que lui… la mort par ouverture de la carotide avec un couteau de
boucher !
Transie de peur, je ne peux bouger. Le grotesque de la situation m'étouffe.
Daniel me regarde, me tend la main à distance. Un cri déchirant sort de sa
poitrine.
« Nooooon ! » Et il lance de toutes ses forces l'œuf qui se trouvait sur sa tête
dans la direction de sa sœur. Il la manque de peu et l'œuf va s'écraser sur la
poitrine d'un juré.
De l'assistance monte une immense clameur. « Le boucher ! Le boucher ! »
Tous réclament la venue du bourreau.
« Qu'on fasse venir… takwèt… takwèt… le boucher ! »
La juge est au bord de l'hystérie, elle ne tient plus en place. Elle frappe à
tour de bras son marteau sur son pupitre. La porte de la salle s'ouvre alors avec
fracas et au lieu du boucher paraît le secrétaire d'État sautillant, armé d'un
fusil-mitrailleur. Il porte son veston bleu, sa chemise blanche et sa cravate
rouge. Je remarque la nudité du bas de son corps, ses jambes maigres
recouvertes de plumes noires tachetées de blanc. Le secrétaire d'État fait feu
dans la salle. La panique soulève un tourbillon dans le tribunal. Des plumes
flottent dans l'air, du sang gicle. Les occupants de la salle, la juge, les jurés, les
avocats, tous s'élèvent d'un même mouvement d'ailes et s'enfuient par la
fenêtre dans un vacarme assourdissant… takwèt… takwèt… un grincement de
mécanique rouillée. Quelques oiseaux atteints à mort gisent sur le plancher. Je
cherche Daniel des yeux. Il a disparu, emporté par les pintades. Le secrétaire
d'État s'approche de moi, le regard triomphant. Le fusil-mitrailleur en
bandoulière sur son épaule, il me prend dans ses bras et nous valsons à travers
la pièce, de temps à autre nous trébuchons sur des corps inanimés et son arme
me frappe les côtes.
Je dégage le genou de Nicolas coincé contre mon flanc. Mon Dieu, quel rêve
affreux ! J'allume la lampe de chevet. Trois heures vingt du matin. Le bras de
Marie déborde du matelas et pend jusqu'au plancher. Tous les trois nous
tenons à peine sur le lit mais notre chaleur partagée est le meilleur remède
contre l'angoisse de nos nuits. Tant que nos peaux se touchent, les spectres de
l'ombre se tiennent à distance. Marie et Nicolas me rejoignent chaque soir
j g q
dans mon lit depuis que Daniel est loin de nous. Je pense au journal de Daniel.
Je l'ai glissé sous le matelas. Il m'attire comme un aimant. Il y a l'odeur de
Daniel dans ses pages, sa sueur, ses insomnies, lorsque je les feuillette il y a un
cœur qui bat très fort dans mon sexe.
6
« J'ai frappé à toutes les portes, Roger. Depuis que Daniel est en prison, il ne
se passe un jour sans que je ne fasse une démarche, que je ne sollicite un
entretien. Le recteur de l'université…
— Bah… celui-là ! Il ne lèvera pas le petit doigt… la révolution lui a bouffé
les couilles. Les hauts fonctionnaires de l'État meurent tous de frousse. Chacun
s'accroche à son job, sans faire de vagues. Au fond, je ne peux pas les blâmer,
au vu de la vindicte brutale et insensée qui frappe la moindre velléité de
contestation des actions du gouvernement. En fait, depuis Duvalier, la notion
de gouvernement remplace celle de l'État. Donc, Duvalier étant le chef du
gouvernement, c'est lui l'État.
— J'ai été reçue par l'évêque de Port-au-Prince… je compte sur lui pour… »
Roger m'interrompt en soupirant.
« Mais tu n'as rien compris, Nirvah. Cet évêque n'a pas plus de pouvoir
qu'un nouveau-né. L'Église connaît la même détresse que tous les autres
secteurs du pays. Duvalier se déclare investi des pleins pouvoirs par les forces
tutélaires… par le diable… ce fou a annoncé qu'il va faire trembler le pays sur
ses bases. Moi, je le prends au sérieux. Il y a plein de macoutes en soutane. La
dictature est en train de mettre l'Église sous sa coupe sous prétexte de
l'indigéniser. Le sacro-saint chrétien n'inspire plus aucun respect, aucune
crainte. Les ecclésiastiques qui résistent sont emprisonnés ou expulsés. Certains
doivent même faire semblant de composer avec le pouvoir pour apporter de
l'aide aux persécutés ». Roger soupire de nouveau.
« Qui as-tu vu d'autre ? me demande-t-il.
— Le président du Sénat, Maître Boniface, l'ancien juge à la Cour de
cassation, tu te souviens, l'ami de notre père… Mais rien… rien. Je ne suis pas
plus avancée. Je me heurte à des murs, à des silences. C'est comme si tout le
monde me fuyait, que je souffrais d'une maladie repoussante et contagieuse…
Et puis hier, j'ai vu le secrétaire d'État… »
Je repense à ma visite de la veille. Je voudrais que ce soit un événement déjà
lointain, à détacher de mon présent et à reléguer au rayon des mauvais
souvenirs, tout comme ce rêve horrible d'hier soir. Pourtant je sens qu'elle aura
des suites, cette rencontre, que ce secrétaire d'État est entré dans ma vie alors
qu'il ne fallait pas. En m'adressant à cet homme j'ai suscité des réactions dont
je ne peux absolument pas prévoir les incidences sur mon avenir et celui des
miens. Je dois rester optimiste et prier que Dieu me fasse miséricorde.
« Oui… Roger semble extrêmement préoccupé. Je comprends. Mais ce
secrétaire d'État… ce porc. Je ne boirais pas un verre d'eau de sa main, même
si je devais crever de soif ! Sais-tu qu'il dirige parfois lui-même des séances de
torture ? Il paraît qu'il a fait climatiser une salle au service des recherches
criminelles pour faire son sale boulot. Sais-tu qu'il a ordonné le massacre de
dizaines d'innocents après la tentative d'enlèvement de Jean-Claude et Ti
Simone Duvalier ? »
Nous savons tous ce qui se passe depuis cette maudite année 1957. Mois
après mois, nous avons vu les tentacules d'une dictature se resserrer sur nos
vies, mais c'était toujours la vie des autres. Nous ne prenons la vraie mesure de
l'horreur qu'au moment d'être happé par la mâchoire de cette folie absurde du
pouvoir. Avant, ce sont des rumeurs, des chuchotements, un enfer à l'autre
bout de notre quotidien, que nous préférons oublier ou nier. Mais quand nous
touchons cette réalité pour de vrai, le sol se dérobe sous nos pieds.
— Oui… on me l'a dit. Mais que faire, Roger ? Il est ma dernière chance.
Le docteur Xavier m'assure qu'il a déjà fait libérer des prisonniers politiques…
il est tout-puissant.
— Hmmm… mais sait-on à quel prix ? Il y a toujours un prix à payer avec
ce genre d'homme. Y as-tu pensé ? J'ai peur pour toi, Nirvah. Je frémis à l'idée
de ce type respirant le même air que toi. Je n'aime pas du tout te savoir
redevable de cet individu.
— J'ai peur aussi. Mais ne t'en fais pas… je sais prendre soin de moi. Ce
silence autour de Daniel va me rendre folle, Roger, folle à lier. J'en perds le
sommeil. Je n'ai pas de nouvelles sûres de lui depuis son arrestation, voilà plus
de deux mois maintenant.
— Hmmm… oui… je te comprends. Le beau-frère de Michel, mon associé,
est un major dans la marine. Il m'a promis de faire une intervention, mais je
n'ai pas grand espoir. Les militaires ne sont pas en odeur de sainteté auprès du
Président, ces temps-ci. Jean-Édouard Malbrun, mon ami le colonel, on l'a
foutu en taule avant-hier. Il me parlait le mois dernier de ses déboires, il avait
peur. Il y a deux jours, le capitaine Max Oriol et le colonel René Jeanty sont
passés en cour martiale pour haute trahison, ils seront fusillés demain à l'aube.
François Duvalier souffre d'une paranoïa de complot qui est en train de nous
coûter la vie des meilleurs hommes du pays. Quelle catastrophe ! Comment
l'arrêter ?
— Et Myrna ? Comment vont les enfants ? je lui demande, pour alléger le
poids des mots que nous nous disons.
— Elle va bien… elle s'inquiète aussi pour toi… les enfants se portent bien
aussi. Samedi nous fêtons l'anniversaire de Carole, j'attends Marie et Nicolas
vers trois heures…
— Ah ! C'est vrai ! Ma filleule aura… treize ans, déjà ! Bien sûr, nous y
serons.
— As-tu de l'argent ? » me demande Roger, de but en blanc, mais un peu
gêné.
Les larmes me viennent aux yeux. Je reconnais là mon frère, sa sensibilité, sa
délicatesse. Ses affaires ne marchent pas trop fort. Je détourne un peu la tête.
« Oui… il m'en reste encore un peu. Mais si Daniel ne revient pas bientôt…
on a posé les scellés sur le journal après avoir tout saccagé… nos employés sont
au chômage.
— Fais-moi signe… ne te gêne pas… je t'aiderai comme je peux…
— Roger… j'ai retrouvé… par accident… un journal que Daniel a tenu
pendant quelques mois, il l'écrivait encore jusqu'à la veille de sa… Je ne trouve
jamais les mots pour dire l'absence de Daniel.
— Ah oui ? fait Roger, les yeux étonnés. L'as-tu lu ?
— Non… enfin… quelques pages seulement. Ma trouvaille ne date que
d'hier.
— Et de quoi parle-t-il ?
— De Duvalier… et des nuages noirs qui sont venus avec lui. » Roger me
paraît tellement tendu que je n'ose pas lui avouer que Daniel fomentait un
coup d'État armé pour renverser Duvalier.
« Quoi ! ? Brûle-le, Nirvah ! Détruis-le immédiatement ! » La voix de Roger
malgré son ton bas arrive à rendre un sentiment de panique qui m'agace, sa
peur grandit à une vitesse croissante. « Ne garde rien dans cette maison qui
puisse te porter préjudice, à toi et aux enfants. Tu me comprends, Nirvah ?
— Oui », je réponds, à la fois convaincue et désespérée.
Roger et moi chuchotons, par réflexe, pas instinct de conservation. Certains
mots ici ont le pouvoir de réveiller le sang et la détresse. Pourtant il n'y a
personne dans la pièce. Mes enfants sont partis à l'école, Yva est à son fourneau
dans la cuisine et le garçon de cour est en train de laver le feuillage des arbres
sur le devant de la maison à l'aide d'un tuyau d'arrosage. Le parfum de la terre
mouillée monte comme une prière. Je ferme les yeux et m'imprègne de cet
instant, de cette odeur aussi têtue que l'enfance. Quand j'étais petite fille, je
rêvais de pouvoir arrêter le temps rien qu'en pressant sur un bouton, de
pouvoir faire qu'une sucette à la menthe ou une crème glacée dure une
éternité. La poussière de la rue dévore tout, les feuilles des arbres, les pierres
aux murs, le bois des meubles. Elle s'infiltre partout, dans nos chaussettes, sous
nos draps, dans notre intimité, elle nous persécute, nous espionne, comme ces
oreilles que nous ne voyons pas et qui nous trahissent. Il faut chaque jour, deux
fois, trois fois, arroser, baigner la rue devant notre portail pour avoir un peu de
répit. Les voisins en font de même. Daniel a fait le pied de grue plusieurs fois
au ministère des Travaux publics, il a même collecté la signature de tous les
riverains au bas d'une pétition pour demander aux autorités d'asphalter notre
rue, l'une des dernières de ce quartier à attendre encore une couche de bitume.
Daniel et ses illusions. Je savais que cette démarche n'aboutirait pas mais je ne
lui ai rien dit pour qu'il ne me traite pas de défaitiste. Nous ne parlions plus de
la poussière car le sujet initiait à chaque coup une dispute. Daniel et ses grands
mots. Malgré tous ses diplômes et son érudition, il n'arrivait pas à comprendre
les mécanismes souterrains qui font marcher notre pays. Cette rue sera
asphaltée pour une raison n'ayant rien à voir avec le bien-être et les droits
citoyens de ses habitants. Lorsqu'un officiel du gouvernement, un grand
zotobré ou leur maîtresse viendra y habiter, peut-être aurons-nous la chance de
voir un chantier mis en route.
Roger est parti ouvrir son magasin en ville. Je reste assise, les paumes
tournées vers l'extérieur, avec le sentiment de quelque chose à faire pour
Daniel. Je n'ai pas trouvé le courage de brûler le journal mais j'éprouve de la
réticence à y retourner. Comme si en le lisant je tenais une arme dangereuse
avec laquelle je pourrais me faire mal. Je me promets de le détruire dès que j'en
aurai terminé la lecture. Nul n'est à l'abri d'une descente de police, surtout pas
moi. Finalement, je vais réserver cette lecture à la nuit, quand plus personne
n'est debout dans la maison.
Au cours de mes journées, si je reste inactive cinq minutes je culpabilise. À
qui raconter ma désespérance ? Comment sortir Daniel de son trou ? Par-delà
q p
le mur de clôture, sur ma droite, monte un énorme éclat de rire. Un rire gras,
qui roule, gronde, bouillonne pour fuser d'entre deux seins énormes. Un rire
sans complexe, sans vergogne. Un rire qui me prend toujours par surprise. Le
rire de Solange, ma voisine. Depuis six mois environ, elle loge dans une
maisonnette sur l'immense propriété d'à côté. Une vieille bicoque appartenant
à un célibataire qui y vivait seul jusqu'à sa mort l'an passé. Yva, ma cuisinière,
m'a confié une fois, en roulant des yeux mystérieux, que Solange est une
putain et une manbo, que Solange reçoit des macoutes dans sa maison, que
Solange est dangereuse. J'irai voir Solange cet après-midi.
7
Solange est l'une des dernières personnes de la rue des Cigales à avoir vu
Daniel vivant. J'ai tremblé quand elle me l'a dit. Elle vit là, à côté de chez moi
et je ne me doutais pas que depuis deux mois nous partagions une telle
émotion. Soudain cette femme n'est plus une inconnue. Elle m'a reçue sans
façon, très décomplexée devant sa bourgeoise de voisine. Moi, une fois chez
elle, j'ai perdu mes moyens. Au bout du compte, au lieu de m'épancher, je l'ai
écoutée pendant près d'une heure me raconter sa vie.
« Je savais que tu finirais par venir me voir, Voisine. Nous avons des choses à
nous dire mais je n'ai pas osé frapper à ta porte. On ne m'apprécie pas trop
dans le quartier… hmm… il est vrai que je ne réponds pas tout à fait aux
critères des résidents… mais aujourd'hui les choses ont changé, le pays
appartient à tout le monde. Je fais semblant de ne pas comprendre l'allusion.
Ils l'ont emmené pratiquement sous mes yeux, ton homme, elle me dit. La nuit
venait juste de tomber. Il rentrait à l'heure habituelle, moi je fumais une
cigarette, sur ce perron, là même, comme aujourd'hui. Trois hommes
l'attendaient depuis un bon moment au coin de la rue, sous le kénépier de
Mme Pierresaint. Moi je les flaire à belle distance, les macoutes, je les connais
bien, crois-moi. » Solange glousse. Elle soulève un bras et se gratte le creux de
l'aisselle avec les ongles peints en rouge de sa main libre. Ça fait un crap crap
agaçant. Solange porte une bague ornée de fausses pierres à chacun de ses
doigts. « Bien sûr, je ne pouvais pas savoir qu'ils venaient pour ton mari, et
puis, qu'aurais-je bien pu faire ? » Elle arrête son grattage et se renifle le bout
des doigts. « Ils se sont glissés dans la voiture avant qu'il ne prenne la courbe
pour entrer chez toi. Avec une arme, l'un deux lui a ordonné de faire demi-
tour. Il a jeté un coup d'œil vers sa maison et est reparti avec eux. Voilà.
Pourquoi en veulent-ils à ton mari ?
— Il écrivait des… choses contre le gouvernement…
— Dieu soit loué ! Je ne sais ni lire ni écrire. » Et Solange part de cet éclat de
rire qui ébranle ses seins énormes. « À quoi lui a servi de tant savoir ? Il ne faut
pas trop lire de livres, c'est inquiétant pour les autres. »
Je me tais devant autant d'ignorance heureuse mais ne trouve pas encore la
force de partir. J'observe la femme comme je découvrirais un oiseau à tête
humaine sur une branche basse de mon jardin. Solange est une jolie laide. Ses
arcades sourcilières proéminentes et ses sourcils en broussaille coiffent deux
grands yeux marron clair, un attribut plutôt rare chez une femme à la peau si
foncée. Ses cheveux crépus repassés au fer chaud descendent très bas et en
pointe sur son front. Un signe mystique chez nous. Elle est coiffée. Elle respire
de grands coups d'air bruyants dans ses narines évasées. Son sourire est fendu
jusqu'aux dents de sagesse. Une ossature puissante, une cambrure de reins
presque à angle droit et des fesses énormes qui parlent tous les langages du
plaisir. Un vrai chwal angle, un cheval anglais comme on appelle ici ces femmes
grandes et plantureuses. Sa rangée de dents supérieure est séparée au milieu par
une fente très large qui surprend quand on la voit sourire pour la première fois.
En la regardant parler, je ne pouvais détacher mes yeux de ce filet de gencive
qui descend à mi-chemin de la fente entre ses deux premières incisives. Elle vit
dans sa maison avec Ginette, une petite restavèk d'une dizaine d'années et
Krémòl, son jeune frère un peu dérangé de la tête.
« Je suis du Sud, je viens de Saint-Louis. Je suis arrivée encore gamine à
Port-au-Prince avec ma mère qui fuyait les coups de rigwaz de mon père. Je vis
de mon corps depuis mon plus jeune âge. J'ai toujours refusé de faire la bonne
chez Madame, de laver les caleçons de Monsieur, de leur apporter le café au lit.
Je suis une… bouzen et une manbo. On te l'a dit, Voisine ? »
Solange me regarde derrière la fumée de sa cigarette. Elle me provoque, me
poursuit dans mes retranchements. Elle veut savoir si je vaux la peine de son
amitié.
« Non… », je mens, sans savoir pourquoi.
Elle n'est pas dupe. Cette femme me déroute. Elle doit avoir autour de
trente ans, mais on dirait qu'elle a déjà vécu plusieurs vies. Ses gestes, ses
mimiques et ses mots semblent plus vieux qu'elle.
« Oui… c'est vrai, fait-elle en lâchant la fumée par ses narines. Mes clients
sont pour la plupart des macoutes. Tu sais pourquoi ? »
Cette manie de poser des questions… elle n'attend même pas de réponse.
Qu'est-ce que je fais ici dans la compagnie d'une femme qui fraye avec des
macoutes ? Je les hais, les macoutes. Ils ont emmené Daniel. Solange parle, elle
parle. Son timbre de voix chaud et sensuel, une voix de gorge, me réconforte
d'une étrange façon. J'oublie ma vie un moment. Solange répond elle-même à
sa question.
« Parce que Déméplè m'a réclamée. Il m'a fait prendre l'asson. Les macoutes
savent que je suis manbo, ils viennent s'acheter des pwen, des pouvoirs
magiques. Maintenant, je me suis mise à mon compte. Je ne trime plus dans
les cafés. Fini les passes à cinq gourdes. Aujourd'hui je donne des consultations,
c'est cinquante gourdes, ou rien. Je baise seulement pour mon plaisir ou quand
Déméplè l'exige pour réussir un traitement. »
Le rire de Solange dans les grands arbres de la cour. On dirait que le soleil
tape plus fort quand elle rit. Je relève la tête.
« Déméplè ? » je ne peux m'empêcher de demander. À ma connaissance ce
qualificatif créole désigne un individu de nature imprévisible, ayant un sale
caractère. Il n'est pas un nom propre.
« Oui… Déméplè… mon lwa, c'est bien son nom… il sort et entre à sa
guise dans ma tête. Un esprit capricieux, ombrageux… un nago. Il m'a
réclamée. Un beau jour, je suis tombée malade. Malade comme un chien. Je ne
pouvais plus travailler, plus me nourrir. Une grande faiblesse s'était installée à
l'intérieur de mes os. J'ai commencé à dépérir, mes seins sont tombés, mon
derrière a fondu. Aucun remontant ne faisait d'effet, les docteurs à l'hôpital se
désintéressaient de moi. J'ai perdu ma clientèle. Une bouzen malade est une
bouzen morte, Voisine. J'ai effectué pèlerinage sur pèlerinage, neuvaine sur
neuvaine, j'ai monté la pente jusqu'à la grotte de la vierge miraculeuse de
Désermites sur mes deux genoux. Des bons prochains m'ont recueillie car
j'avais perdu connaissance en cours de route. Et puis, Déméplè m'est apparu
en rêve. Il tenait un asson dans sa main droite et son sexe dans la main gauche.
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Un sexe énorme, énorme, Voisine. Un membre dont je n'avais jamais vu de
pareil dans toute ma carrière de bouzen. Déméplè est monté comme un âne. Il
m'a ordonné de m'agenouiller devant lui, de poser le front sur son énormité,
ma main droite sur l'asson et de réciter sept fois le Notre-Père. J'ai eu peur, pas
du sexe, c'est mon affaire, mais de l'asson. Je comprenais vaguement qu'il
cherchait à me faire prendre l'asson, à m'initier dans mon sommeil. Il m'offrait
de servir les esprits. J'ai refusé de m'exécuter. Devenir manbo, moi ? Je ne
savais rien, ou presque rien, de ces histoires. J'avais d'autres ambitions dans la
vie. Mais je ne comprenais pas encore que c'était ça ou mourir. »
Je n'en croyais pas mes oreilles, je n'en revenais de me voir assise sur le
perron de Solange qui fumait cigarette après cigarette et me racontait une
histoire grotesque. Mais elle avait vu Daniel emmené au crépuscule par des
hommes armés. Elle gardait dans sa mémoire une image de Daniel vivant. Je
suis restée à l'écouter.
« Déméplè m'a poursuivie sans relâche… il revenait régulièrement dans mon
sommeil, comme un madichon, un pichon, une persécution. J'en devenais
obsédée. Et puis, hop, il a disparu de mes nuits, il a cessé ses demandes. J'étais
soulagée mais j'allais de plus en plus mal. Alors, un soir, sentant ma dernière
heure arriver, j'ai parlé à Déméplè, je lui ai promis solennellement que s'il
revenait je lui obéirais, que je prendrais et l'asson, et le sexe, que je serais sa
servante. Et il m'a redonné la vie. Je suis devenue manbo dans mon sommeil.
Et depuis lors mes affaires marchent bien. Tu ne me crois pas, Voisine. Mais
c'est la vérité vraie. »
8
« 7 octobre 1962 — Je suis bien conscient que ce cahier peut signer ma
condamnation sans appel. Je n'y consignerai aucune information pouvant
mettre en danger la vie de mes camarades. S'il tombe d'ailleurs entre des mains
ennemies c'est que j'aurai échoué dans mes projets. Moi je suis prêt à mourir
pour la cause de la liberté, de la dignité et du progrès tout en étant possédé
d'une immense rage de vivre. Mais vivre comme nous le faisons aujourd'hui ne
vaut pas la peine. Avec le recul, je comprends maintenant ce feu précoce dont
brûlait mon ami Jacques Stephen Alexis. Ce feu heureusement transmis aux
générations futures dans les pages de ses romans. Il aimait son pays avec
passion et orgueil, un orgueil qui le rendait parfois arrogant. On lui reprochait
souvent son arrogance. Juste avant de rentrer définitivement en Haïti, je l'ai
rencontré à Paris à quelques réunions de jeunes du parti communiste français.
De petite corpulence, il trouvait moyen d'occuper tout l'espace de sa présence.
Quand il se déplaçait, ses pieds ne semblaient pas toucher terre. Je n'oublierai
jamais sa fougue et sa sincérité même si je n'ai jamais compris comment il a pu
se perdre en 1958 dans cette querelle de clocher avec René Dépestre. Une
polémique qui a brûlé dans les colonnes du Nouvelliste pendant plus d'un mois
et a causé un grand tort à la gauche. Au cours de cette cabale autour d'une soi-
disant légitimité d'Alexis ou de Dépestre pour diriger la nouvelle branche
haïtienne de la SAC1, les rancœurs politiques sont sorties de l'ombre, âpres et
tenaces. Où était le pouvoir de dépassement de soi de ces deux meneurs de
conscience ? Se rendaient-ils compte qu'ils ne faisaient que la part belle à
Duvalier installant son entreprise de démolition nationale ? Mais c'est peut-être
plus facile à dire… La mort atroce de Jacques l'an dernier m'a ravagé. »
« 9 octobre 1962 — Nirvah, ma femme aimée, ne sait rien de mes actions
souterraines. Elle trouve absurde ma militance. J'ai surpris parfois dans ses
regards un étonnement mêlé d'une ironique condescendance. Mon refus du
statu quo l'indispose. Nirvah a grandi dans la gêne. La faillite financière et le
suicide de son père ont laissé sa famille dans le désarroi. Elle a connu une sorte
de misère dissimulée, elle a vécu de faux-semblants, s'identifiant à une classe
dont elle n'avait que les attributs extérieurs. Une mulâtresse n'ayant pour toute
lettre de noblesse que sa grande beauté. Par réaction, elle s'est portée en faux
contre la bourgeoisie traditionnelle qui l'a rejetée. Et c'est cela qui m'a tout de
suite plu en elle. Elle n'avait pas l'arrogance et la dureté que donne l'argent.
J'étais amoureux fou d'elle. Mais j'ai compris bien vite que Nirvah m'a épousé
à dix-sept ans pour se mettre définitivement à l'abri du besoin et retrouver sa
place dans une société dont elle se voulait à part entière tout en la méprisant.
Nirvah est un être hybride, bourgeoise quand elle veut, peuple quand elle en a
envie. Un mélange qui sait être délicieux. Je ne doute pas de son amour pour
moi mais ce que j'ai pris pour de la révolte et de l'empathie pour la réalité
haïtienne n'était en fait que le masque couvrant son malaise existentiel. Nirvah
ne se retrouvait pas dans mon combat et dans mes ambitions. Blessé au début,
j'ai appris à l'aimer pour ce qu'elle est, une femme extrêmement intelligente,
d'une intelligence pratique, terre à terre, réaliste. Elle élève nos enfants avec
une certaine sévérité qu'elle a héritée de son enfance. Une femme charnelle.
Elle est arrivée vierge au mariage et malgré la découverte des plaisirs sensuels
avec moi je sens encore dans sa chair une curiosité inassouvie, l'intuition de
plus sublimes éblouissements. Je donnerais tant pour toucher avec elle à ce ciel
dont elle languit sans le savoir elle-même. Marie et Nicolas nous sauvent en
reconstruisant pour nous chaque jour le lieu de l'amour.
Discuter avec mes camarades, élaborer des plans, des codes secrets, monter
des réseaux et des cellules, partager notre exaltation et nos rêves, c'est bien.
Mais à qui confier mes doutes, mes insomnies ? Nirvah est une survivante, elle
sait se protéger de la peur en niant l'existence de ce qui l'effraie. Tout cela se
passe dans son inconscient. Et c'est peut-être mieux ainsi, je trouve dans son
corps d'eau calme le havre qui me sauve. Avec elle je peux rire et être l'époux et
le père dont ma famille a besoin. Avec les autres, je dois toujours mesurer mes
paroles et mes opinions. Michel-Ange Lefèvre, secrétaire général de l'UCH,
mon ami, ne sait rien non plus de mon travail avec les camarades de l'intérieur.
Je le laisse dans l'ignorance pour garantir le plus de crédit à ma couverture. Il y
a toutefois une exception à la règle, Dominique, avec laquelle j'arrive parfois à
trouver une harmonie de langage, une communauté de pensée. Même si elle
est viscéralement anti-communiste et ne veut en rien s'impliquer dans mes
activités secrètes, elle me conseille et arrive parfois à me faire appréhender les
problèmes haïtiens sous des angles inattendus. J'ai arrêté depuis longtemps de
voir en elle une femme qui pourrait être désirable parce que Dominique… est
Dominique. »
« 17 octobre 1962 — Commémoration du cent cinquante sixième
anniversaire de la mort de l'empereur Jacques Ier. Le crime fondateur de la
nation haïtienne. Le parricide originel. Une date à enlever plutôt de nos
annales. Un jour de deuil. Ce crime et son contexte devraient être étudiés
objectivement dans les écoles et les universités et non pas célébrés. Il y a tant de
choses à faire ici, tout est à reconstruire. Les têtes d'abord. Notre salut demeure
l'éducation, encore et toujours. Le gouvernement a mis en scène une grande
démagogie au Pont-Rouge ce matin. Duvalier ne rate pas une occasion de
frapper l'imagination du peuple. Le houngan Cyprien Bonaparte a célébré un
service religieux sur l'emplacement du mausolée du Pont-Rouge au cours
duquel il a invoqué l'esprit de Dessalines devant tout le gouvernement, le corps
diplomatique et d'autres personnalités militaires, religieuses et civiles réunis.
Trois tambours asòtò ont accompagné ses invocations dans l'éther. Dessalines
parlant alors par la voix du prêtre en transes a prédit à François Duvalier une
présidence tumultueuse mais pérenne. Il lui a ensuite rappelé que son assassinat
avait été fomenté en 1806 par des généraux autant noirs que mulâtres
insatisfaits de sa politique agraire et de la distribution des habitations encore
viables après le massacre des colons français. Question de lui recommander de
n'avoir confiance en personne. L'empereur est enfin parti dans un souffle
sulfureux en enjoignant au médecin-président d'être aussi rusé que la pintade,
aussi cruel que le chacal et aussi insaisissable que l'ombre. »
« 25 octobre 1962 — Depuis l'arrivée au pouvoir de Duvalier, l'être haïtien
conscient, je veux dire l'homme sensé qui peut réfléchir et analyser en prenant
du recul, devient méfiant. Il se passe ici quelque chose de nouveau et de
mauvais. Des forces ou des esprits rétrogrades et sauvages occupent les espaces
du pouvoir. En réaction, nous retournons au stade de marronnage primitif. »
Je lis les mots de Daniel, enfermée dans son bureau, avec le sentiment de
commettre une faute, une grave indiscrétion. Même si ces mots racontent
notre vie, nos grands malaises accolés à nos petits bonheurs et l'attente de
lendemains que nous colorions chacun de teintes différentes. La Nirvah que je
lis dans les mots de Daniel ne me ressemble pas, ou si peu. Je l'ai épousé par
amour et je ne suis pas insensible à la misère de mon pays. Mais peut-on me
reprocher de vouloir vivre paisiblement, d'élever mes enfants et de goûter aux
plaisirs simples de la vie ? Marie et Nicolas dorment déjà dans mon lit, je ne
vais pas leur révéler l'existence de ce journal. Le principe du silence s'applique
entre conjoints, entre parents et enfants, entre patrons et domestiques, entre
employeurs et employés et ce jusqu'au plus bas échelon de la société. Une
façon de se protéger l'un l'autre. Mon esprit revient sans cesse au journal,
pourtant je redoute ces confidences qui ne m'étaient pas destinées.
« 29 octobre 1962 — La violence d'état est omniprésente, mouvante et
multiforme. Elle repose sur la milice armée qui ne connaît qu'un seul principe,
la terreur. Une terreur sans précédent dans notre culture politique, établie dès
la genèse de la présidence de Duvalier. Yvonne Hakime-Rimpel a payé de son
corps cette nouvelle violence. Une femme brisée qui se terre aujourd'hui dans
le silence pour protéger sa vie et celle de ses proches. Tous ceux dont la tête
émerge seront décapités. Déjoiste convaincue lors des élections de 1957, cette
femme n'avait pas peur des mots et est allée jusqu'à invectiver dans son journal
L'Escale le généralissime Antonio Thompson pour ses manipulations cousues
de fil blanc des élections en faveur du médecin de campagne. L'erreur de Mme
Hakime fut de sous-estimer l'être infernal qui se trouvait sous le masque
bonhomme et fragile de Duvalier. Après lui avoir fait subir des sévices
innommables, les sbires du Président lui ont tiré une balle dans la tête et l'ont
laissée pour morte. Comment elle a survécu, nul ne sait, mais on prétend que
le chef macoute qui devait l'achever a eu pitié d'elle et a fait semblant de lui
éclater la cervelle en tirant au-dessus de sa tête. Simone Hakime a payé parce
qu'elle n'acceptait ni la dictature ni ses exactions et qu'elle le criait avec les
moyens dont elle disposait. On m'a même rapporté que des gamins sont
torturés aujour-d'hui, des vieillards aussi. Quand je pense à Nirvah et aux
enfants je frémis. Je dois trouver le moyen de leur faire quitter le pays pour
quelque temps. »
2
SAC : Société africaine de culture.
↵
9
La nuit tombait. Il m'attendait dans ma maison, dans mon salon, assis dans
un fauteuil, juste à côté d'une table sur laquelle trône un vase à fleurs vide et
une photo de Daniel et moi entourés des enfants. On était vendredi. Huit
jours après ma visite au ministère. J'espérais et redoutais à la fois de le revoir.
J'aurais préféré ne plus croiser son chemin de toute ma vie tout en sachant
qu'il était le seul lien ténu entre Daniel et moi. Je revenais de visiter la mère de
Daniel, mon moral au plus bas. S'il ne revient pas, elle va crever, la vieille. Les
sœurs et le frère de Daniel visitaient aussi leur mère. Ils vivent entre eux
comme chiens et chats, s'aiment et se détestent avec la même passion. Chacun
suggérait une démarche, sans trop y croire. Je percevais un certain sentiment de
rancœur envers Daniel qui me mettait mal à l'aise. Mais je les comprenais,
qu'ils l'admettent ou non, le fait qu'il soit en prison venait perturber
profondément la routine de leurs vies. Nous étions devenus une famille à
l'index. Je n'ai évidemment rien dit du journal de Daniel et de ses projets à
cette famille désemparée. Cet après-midi-là, nous avons fait le tour de
l'actualité, le couvre-feu de dix heures du soir jusqu'à quatre heures du matin,
la censure de la presse ne pouvant diffuser que les communiqués du
gouvernement, les tracts qui circulent, la hausse démesurée des taxes. Et
Daniel, dans tout ce merdier politique ? Que vont devenir ces hommes et ces
femmes oubliés dans les mouroirs du gouvernement ? Bon… on fait ce qu'on
peut… Il n'y a qu'à attendre, espérer. Certains en sont revenus. Comme
untel… ou unetelle… Et tous ceux qui ne sont pas revenus ? Pour eux, qui
blâmer, la malchance, la déveine ? Sur le chemin du retour, au Pont-Morin, je
suis entrée à la chapelle Saint-Louis-Roi-de-France, ma tête lourde comme un
melon d'eau de la vallée de l'Artibonite. Aucune prière ne m'est venue mais
pendant quelques minutes j'ai attendu que Daniel sorte des murs de l'église, de
l'autel ou de la chapelle ardente.
Je me suis doutée de sa présence quand j'ai vu les deux hommes postés
devant la maison. J'ai aussi reconnu la grande voiture noire, une américaine.
C'est fou ce que mon cœur a battu fort, fort à me faire mal. Le véhicule
stationnait de l'autre côté de la rue, Jocelyn et ses yeux enfumés au volant.
Mais qui l'a laissé entrer ? Probablement Auguste, mon garçon de cour.
Pourquoi a-t-il fait pénétrer un étranger dans ma maison ? Alors que mes
enfants sont là ? Mes ordres sont pourtant formels, nul ne pénètre ici sans mon
autorisation préalable. Nirvah chérie… honnêtement, Auguste aurait-il pu
empêcher le secrétaire d'État de s'installer dans la maison ? Ce secrétaire d'État
macoute entouré d'une armée d'ombres ? Je suis entrée par la porte de derrière.
À l'office, les enfants regardaient les dessins animés à la télé. Betty Boop égarée
dans la forêt, robe moulante et talon aiguille, courait éperdue et était sur le
point de se faire dévorer par la tête monstrueuse de Louis Armstrong roulant
deux globes oculaires énormes dans un coin de l'écran en chantant un blues
angoissant. Mais de quelles cruautés ne nourrit-on pas les enfants à la
télévision ? Nicolas, sans détourner son regard de l'image, m'annonça qu'un
monsieur m'attendait au salon. Marie a fait les yeux ronds. « Qui c'est ? » Je les
rassure d'un signe de la main. Tout va bien. Ils retournent bien vite au petit
écran. Aujourd'hui Auguste a cueilli un plein panier de mangues du jardin. En
entrant à l'office l'arôme envahissant des fruits mûrs m'a soûlée. J'ai
l'impression de vivre un rêve éveillé. L'odeur douce et lourde des mangues
mûres dans la chaleur de la cuisine et le parfum froid de la mort qui rôde dans
mon salon.
« Bonsoir, Excellence… quelle surprise vous me faites ! Vous auriez dû me
prévenir… » Je m'approche et lui tends la main.
« Madame Leroy, répond-il en se levant. Pardonnez mon intrusion dans
votre foyer. Vos enfants m'ont dit que vous n'alliez par tarder à rentrer. Des
gosses charmants… J'ai préféré attendre pour vous apporter la nouvelle moi-
même. Votre époux va bien. Je lui ai parlé il y a quelques jours. »
Le secrétaire d'État s'adresse à moi mais ses yeux ne quittent pas mon cou, le
creux à la base de mon cou. Il semble fasciné par ce point.
« Mais, asseyez-vous, Excellence… Il va bien, vous dites ? »
Je me sens déséquilibrée, comme délestée brusquement d'un poids très lourd
sur ma tête.
« Hmmm… assez bien. J'ai passé des ordres pour qu'il ne soit plus…
rudoyé. » La voix du secrétaire d'État ne laisse passer aucune émotion. Il fait
maintenant des yeux le tour de la pièce.
Ai-je bien compris ? Le secrétaire d'État est-il en train de me parler de
sévices, des ordres qu'il a donnés pour que Daniel ne soit pas torturé ?
Pourquoi cette nouvelle me surprend-elle ? Je sais que les prisonniers subissent
la torture, que la plupart n'en survivent pas. Mais de me l'entendre dire avec
cette froideur, ce détachement, me fait prendre conscience de la réalité, de ma
réalité. Que sait le secrétaire d'État des véritables menées de Daniel ? Jusqu'à la
découverte du journal l'autre jour, j'avais toujours cru moi-même que son
action s'arrêtait à ses prises de position sur son hebdomadaire et aux actions
publiques posées dans le cadre de son parti. Si les services concernés ont jugé
bon de l'arrêter alors qu'il était relativement toléré jusqu'ici, je dois conclure
qu'il a été trahi.
« Merci… », je réponds.
Le secrétaire d'État n'ajoute plus rien. Il a chaud, de la sueur perle à son
front. Ses yeux sont encore plus globuleux que dans mon souvenir. Il respire
fort. J'allume le ventilateur au plafond.
« Désolée… il fait vraiment chaud dans cette pièce.
— Non… ça va… » Mais je le sens soulagé. « Vous habitez depuis
longtemps cette rue ? me demande-t-il.
— Oui… depuis notre mariage. Nous sommes parmi les premiers
riverains…
— Vos enfants… ils sont déjà bien grands. Vous vous êtes mariée jeune. » Il
me regarde, essayant de deviner mon âge.
« Oui… j'avais dix-sept ans.
— Et vos enfants, quel âge ont-ils ?
— Marie, l'aînée, court sur ses quinze ans. Nicolas a onze ans.
— Hmmm… »
É
Après ces quelques mots, le secrétaire d'État satisfait s'installe dans un
mutisme confortable. Son regard s'attarde à présent sur mes pieds nus dans
mes sandales, comme si toute ma vie tenait dans mes pieds. Il y a de la
poussière sur mes orteils, j'aurais dû les laver avant d'entrer au salon.
« Comme ils sont blancs…
— Pardon ?
— Vos pieds… »
Je comprends à peine les mots chuchotés par le secrétaire d'État qui observe
attentivement mes pieds. A-t-il parlé de la blancheur de mes pieds ? Et
pourquoi de mes pieds ?
« Je ne…
— Non… rien », il me répond en détachant à contre-cœur son regard du
bas de mon corps.
Les sons de la télévision nous parviennent depuis l'office. Le parfum sucré
des mangues mûres glisse jusqu'à nous. La vie coule emportant les bruits et les
odeurs du quotidien, mes enfants attendent le retour de leur père et il y a une
bulle de silence dans laquelle je me trouve avec le secrétaire d'État, une bulle
qui flotte et m'aspire au passage.
Les mots me démangent pourtant les lèvres, je voudrais lui demander plus
d'informations sur Daniel, sur sa détention, sur sa santé, son alimentation, ses
rêves. Je voudrais savoir quand il sera libéré. Mais devant le silence du
secrétaire d'État, ces questions me paraissent incongrues, presque indécentes.
Sa présence sous mon toit devrait être un gage de la sécurité de Daniel.
« Savez-vous si… quand Daniel sortira de prison, Excellence ? »
Je n'ai pas pu retenir les mots. Je ne vis que pour ce jour, ce moment où
Daniel franchira encore le seuil de notre maison. Sinon, tout va rester en
suspens, la poussière, nos rires, le soleil et le goût de vivre. Cette épreuve est
au-dessus de mes forces. Le secrétaire d'État sort de sa béatitude. Il me regarde
avec l'air d'un parent à la fois excédé et touché par l'innocence d'un enfant.
Une expression fugace. Les mots qu'il dit ensuite sont presque méprisants.
« Il ne sortira pas de sitôt, madame, je ne vous mentirai pas. Il doit répondre
à des questions… beaucoup de questions. Votre mari a fait distribuer des tracts
par des écoliers… il sème le virus du communisme chez les plus jeunes… dans
la paysannerie… il leur pollue le cerveau avec des idées marxistes… il est en
train de saboter l'avenir du pays… Mais le pire, l'impardonnable est qu'il a cru
pouvoir jouer double jeu avec nous. Se servant de son parti comme paravent
pour mener librement des activités criminelles. Ignoriez-vous cela, madame ? »
Je ne réponds pas à cette question qui ressemble plutôt à un piège. Je pense
au journal caché sous mon matelas. Mon cœur bat la chamade. Daniel a-t-il
avoué sous la torture ? A-t-il dénoncé ses camarades ? Je crois qu'il se laissera
mourir plutôt que de trahir ses compagnons. Je fais celle qui ne comprend rien.
Je persiste dans mon questionnement et m'étonne de mon audace.
« Hmmm… mais quelles sont ses chances, Excellence ? Sera-t-il jugé ?
— Cela ne dépend pas de moi, madame. Mon pouvoir a des limites. Je peux
seulement vous assurer d'un traitement favorable. Pour le moment. Il y a des
hautes autorités qui lui en veulent… beaucoup. L'instruction et la gestion de
son dossier prendront du temps, beaucoup de temps. » Il me répond en
regardant encore mes pieds.
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Je réfléchis à grande vitesse. Les choses sont quand même un peu plus claires
à présent. Daniel est vivant et grâce au secrétaire d'État il sera épargné de
sévices corporels. Jusqu'à nouvel ordre. Je l'espère. Une voiture passe dans la
rue et quelques secondes plus tard, imperceptiblement, la poussière soulevée
par les pneus s'infiltre par les fenêtres du salon qui donne sur la façade
principale de la maison. Le secrétaire d'État éternue par deux fois. Je souris,
gênée.
« Ah… cette poussière. Je lui fais sans arrêt la guerre mais elle a toujours
raison de moi. »
Les meubles, les fleurs séchées dans leurs pots, les miroirs sont nimbés de
poussière. Épousseter les pièces sur l'avant de la maison c'est comme
transporter de l'eau dans une passoire.
« Je vois… », dit sombrement le secrétaire d'État en tirant un mouchoir de
la poche intérieure de son veston. Il a l'air malade tout d'un coup.
« Puis-je vous offrir un rafraîchissement, Excellence ? je lui demande,
retrouvant mes réflexes d'hôtesse.
— Non, merci. Je vais partir. Je vous remercie de votre accueil… N'avez-
vous besoin de rien, madame ?
— Si je n'ai besoin de rien ? » Je reprends machinalement la question en
regardant le secrétaire d'État. J'ai mis une bonne seconde pour comprendre
qu'il m'offrait quelque chose, mais quoi ? De l'argent ? Sans doute. « Non…
merci. Vous faites déjà beaucoup pour moi et ma famille… »
Il a recommencé à transpirer, malgré le ventilateur. Il se lève sans dire un
mot de plus, sans un au revoir, sans que je sache s'il me donnera encore signe
de vie.
Je raccompagne le visiteur jusqu'à la barrière. J'ai encore plein de choses à
lui dire. Je voudrais écrire un mot à Daniel et demander au secrétaire d'État de
le lui faire parvenir. Je voudrais obtenir un permis spécial de visite à Fort-
Dimanche, ces autorisations qu'on ne donne qu'au compte-gouttes, à ceux qui
ont des relations très haut placées. Mais je n'ose pas. Pas encore. Je le regarde
entrer dans sa voiture. Il se met à l'avant, à côté de son chauffeur et ses deux
gardes du corps s'installent sur la banquette arrière. Il reviendra.
10
Le secrétaire d'État avait décidé de la surprendre en la visitant chez elle, dans
la maison de Daniel Leroy. Il tomberait dans son univers sans prévenir, comme
une pluie du milieu du jour sous un soleil éclatant. Elle serait sûrement
désarçonnée par cette entrée en matière abrupte, elle devait plutôt s'attendre à
ce qu'il la convoque à son bureau. Pensait-elle, depuis son passage au ministère,
que sa démarche avait été vaine et qu'il ne lui donnerait plus signe ? Se doutait-
elle de cette tornade qu'elle avait soulevée sous sa peau ? Depuis une semaine il
rongeait son frein, calculant le meilleur délai pour la revoir sans lui laisser
deviner son impatience. Depuis une semaine, le secrétaire d'État avait envahi
par son imagination obsédée l'univers virtuel de la femme et ce soir-là il prenait
d'assaut son quotidien, les quatre murs qui la gardaient. Il était entré dans la
demeure, habité d'une sorte de ferveur profanatrice. Un sentiment exaltant de
pouvoir total qui ne le quitta pas tout le temps de sa visite. Il contrôlait
parfaitement la situation. Il avait pénétré dans l'intimité d'un dissident nommé
Daniel Leroy et le destin de sa femme, de ses enfants, de ses domestiques et de
son chat dépendait de ses appétits à lui. Les jours à venir s'annonçaient
gratifiants à bien des niveaux de sa vie. Aucune barrière ne l'arrêterait pour
atteindre cette femme, pour devenir maître de ses mystères.
Ses enfants étaient beaux, comme il s'y attendait. Des petits-bourgeois
mulâtres grandissant dans un cocon qui venait de se fissurer. Ils l'avaient
regardé avec une certaine méfiance mais sans grand intérêt. L'adolescente
ressemblait de façon frappante à sa mère sauf qu'elle devait déjà la dépasser
d'une tête. Une merveille de femme en herbe. Le garçon avec ses lunettes aux
verres épais lui sembla l'héritier intellectuel de la maison, il serait probablement
un rat de bibliothèque, un dévoreur de livres et d'idées, comme son père. Le
secrétaire d'État pensa à sa femme et ses deux filles, occupées à changer de
classe, à prendre conscience des nouveaux et abondants privilèges qu'il leur
apportait. Leurs rapports intimes se résumaient depuis bien longtemps à la
gestion de leur confort matériel. Il méprisait son épouse qui sous son apparente
humilité de dévote couvait un appétit vorace des biens de la terre. Voilà
longtemps qu'elles ne lui ouvraient plus aucun monde, qu'elles n'étaient que
des bouches assoiffées de toujours plus de luxe et de confort. Il aima
l'atmosphère de la maison de Daniel Leroy, la lumière atténuée par les rideaux
qui gardaient toutes les fenêtres, la patine de la mosaïque du parquet et ce
parfum flottant de mangue mûre qui montait du plus profond de l'été.
Des ombres hostiles habitant l'espace avaient essayé de le repousser, une
oppression sur sa poitrine l'avait un instant inquiété. Sa vieille maladie allait-
elle ressurgir en cet instant crucial et l'humilier sous les yeux de la femme ?
Rien n'était arrivé, heureusement. Il avait l'habitude de combattre son mal, de
résister à ses assauts. Il avait bousculé le spectre de Daniel Leroy déambulant
dans les couloirs de la maison et qui tentait de le débouter. Sa victoire se
confirmait sur les plans visibles et invisibles. Mais quelle chaleur dans ce salon
où elle l'avait reçu ! Un véritable avant-goût de l'enfer dont il avait souffert et
joui en même temps. Pour la posséder, il franchirait volontiers les portes de la
damnation. Mais comment pouvaient-ils vivre enveloppés de cette poussière ?
Une petite demeure cossue et coquette, exquisement meublée, perdue dans un
paysage lunaire. Cette rue des Cigales avait un quelque chose d'irréel avec toute
cette poudre de misère grise accrochée aux arbres, aux feuillages, aux façades
des maisons, jusqu'aux pylônes et aux fils électriques. Quel piètre bourgeois il
faisait, ce Daniel Leroy ! Laisser sa famille vivre dans ces conditions, laisser une
femme comme Nirvah supporter cet environnement… S'il avait vraiment
voulu, il aurait trouvé le moyen de soudoyer une autorité quelconque au
ministère des Travaux publics pour que sa rue soit asphaltée. On finit toujours
par trouver satisfaction ici, il faut les bons contacts, la bonne intelligence. Un
intellectuel, voilà ce qu'il était Leroy, un bretteur de duels philosophiques, un
scribouillard d'articles subversifs qui ne se souciait pas du bien-être de sa
famille. Un mulâtre sans ambition, finalement. Les pires. Ils croient avoir les
mains pures. Les vrais mulâtres s'occupent de faire fructifier leur fortune.
Depuis qu'il était en poste, le secrétaire d'État avait eu à contracter des affaires
marginales avec des bourgeois mulâtres argentés dont le souci était
d'augmenter leurs avoirs et, ceux-là, ils savaient reconnaître l'autorité, ils
maniaient bien le compromis, ne reculaient pas devant la compromission
même pour arriver à leurs fins. Tandis que les soi-disant intellectuels se voulant
incorruptibles comme Daniel Leroy lui paraissaient pitoyables. Ils ne lui
inspiraient aucune estime. Il les méprisait.
Ses pieds. Il avait gravé dans sa mémoire la vie des pieds de Nirvah Leroy, la
délicatesse de ses talons et de ses chevilles, le léger duvet ombrant ses mollets.
La poussière salissant ses orteils l'avait touché au plus profond de lui-même, il
l'aurait léchée avec dévotion. Elle portait des ongles de pieds carrés, sans vernis,
des pieds indécents de nudité. Il avait sombré dans leur univers, se retenant
difficilement de les toucher. Et puis il y avait tout d'elle-même, ce grain de
beauté à la base de son cou, tout près de sa jugulaire qui palpitait et lui
rappelait d'autres pulsions intimes de cet être qu'il voulait posséder comme une
chose, un objet de grand luxe, une lune inaccessible. Il y mettrait le prix qu'il
faudrait, rien ne serait négligé pour son bien-être. Il y mettrait aussi la force
qu'il faudrait. Il serait une brute, un cynique puisqu'elle ne céderait que par la
force, puisque lui ne jouissait que par la force. Il lui mentirait sans vergogne à
propos de la situation de son mari pourrissant au Fort-Dimanche, pour qu'elle
ait besoin de lui totalement, désespérément.
11
« Qu'est-ce qui se passe à la rue des Cigales ? C'est quoi ce bordel ? »
Arlette souffle un nuage épais de fumée et secoue rageusement sa queue-de-
cheval. Elle vient d'arriver chez moi et déjà elle laisse couler son venin. Arlette
est une femme dont la proximité intoxique et épuise. Ça se voit qu'elle ne dort
pas. L'insomnie la rend acariâtre et lui laisse des cernes autour des yeux. Une
semaine après l'arrestation de son frère, elle s'est vue mettre à pied à la
direction générale du ministère des Affaires étrangères où elle occupait depuis
quelques années le poste de directeur adjoint du protocole. Sans préavis ni
explication. Le major de l'armée dont elle est la maîtresse figure sur la liste des
militaires qui tomberont bientôt en disgrâce. Maggy m'a fait cette confidence
mais, pour éviter tout échange fâcheux, je prétends l'ignorer. Arlette ne m'a
jamais aimée. Elle trouve que Daniel mérite mieux que moi.
« Il est évident que la rue va être asphaltée, répond Sylvie agacée. On
construit des trottoirs… »
Les deux sœurs sont aux antipodes des bonnes manières. Sylvie est douce,
une femme sensible, qui possède tout le tact faisant défaut à Arlette.
« Je ne sais pas comment tu as pu vivre tant d'années dans cette foutue rue.
Nous allons enfin arrêter de nous taper des allergies quand nous venons en
visite chez toi…
— Tu m'en vois ravie, Arlette, je lui réponds.
— Tu n'as pas perdu tes bonnes manières, remarque Sylvie.
— Je dis ce que je pense, Sylvie, tu le sais depuis longtemps, puisque tu es
mon aînée. Mais dis-moi, ajoute Arlette s'adressant à moi, qui fait asphalter la
rue ?
— Le ministère des Travaux publics…
Je sais que ma belle-sœur ne va pas se satisfaire de cette explication.
— Ça, je l'ai compris, chérie. Je veux plutôt savoir qui est le gros zouzoune
qui vient d'emménager dans ta rue. Depuis le temps que Daniel se bat pour
vivre dans un environnement plus sain… perdant son temps à écrire des lettres
au secrétaire d'État machin et à faire signer des pétitions dans le quartier…
quelle ironie que cela arrive alors qu'il est en prison. À croire qu'on attendait
de le foutre en taule pour couvrir de bitume cette foutue rue ! Alors c'est qui,
Nirvah ?
— Daniel trouvera la rue asphaltée quand il reviendra, commente Sylvie
avec philosophie ». Le soupir qui ponctue sa phrase trahit toutefois son doute
et son angoisse.
« Le retour de Daniel, hmmm… c'est une autre histoire, Sylvie. » Arlette se
penche pour écraser sa cigarette dans le cendrier. L'ongle de son index droit
taché de nicotine brille comme de l'ambre. « Nirvah, tu ne m'as toujours pas
dit pour qui on asphalte la rue.
— Je l'ignore, Arlette. Je ne suis pas tout à fait sûre, mais apparemment il
n'y a pas de nouveaux résidents dans le quartier. Peut-être qu'un personnage
important a fait l'acquisition des deux terrains vides qui restent, avant le
carrefour. Mais, quel que soit le motif qui a fait ouvrir ce chantier, je ne vais
pas m'en plaindre, crois-moi. Cette poussière allait finir par me rendre folle.
— Même si on le fait pour un chef macoute, un de ces gros porcs noirs avec
des lunettes noires ? Cela ne te dérangerait-il pas d'avoir un VSN1 comme
voisin ? Dis, tu t'en foutrais, Nirvah ? »
Le sourire d'Arlette est aussi vicieux que ses mots. Je regarde alentour pour
vérifier si Auguste ne nous écoute pas. Est-ce qu'elle sait que le secrétaire d'État
m'a visitée ? La nouvelle est-elle arrivée si vite jusqu'à la famille Leroy ? Non…
non, probablement pas, je crois plutôt qu'Arlette se contente d'être elle-même.
« Des macoutes, il y en a de tous épidermes, Arlette. Mulâtres, grimauds,
griffes, marabouts, noirs, très noirs… Le pouvoir n'a pas de couleur ni de tour
de taille.
— Tiens, tiens ! Tu les connais donc si bien ? Compliments, ma chère. Moi,
je n'ai malheureusement pas le privilège de fréquenter des macoutes. Mais… je
ne comprends pas qu'avec de telles relations de sa femme Daniel soit encore en
prison… »
Arlette persifle et j'ai envie de la gifler. Je ne sais que penser. A-t-elle eu vent
de ma visite chez le secrétaire d'État ou de sa venue ici ? J'ai peur, mais je ne
vais pas me laisser démonter par ma belle-sœur.
« Arlette ! Il y a des moments où tu dois apprendre à fermer ta grande
gueule ! » Sylvie, excédée, me devance. « Tu n'as aucun respect pour la maison
de Daniel, pour sa femme et ses enfants… Tu ne penses qu'à toi, à tes propres
malheurs. Tu… tu… tu es fielleuse !
— Laisse-la dire, Sylvie. Si cela peut lui faire du bien. Arlette est pareille à
elle-même, elle en veut au monde entier, aux femmes, aux macoutes, à
Daniel…
Je n'ai pas pu me retenir de lui lancer cette pique, je respire mieux. L'effet
est immédiat.
« Alors là, ç'en est trop ! Je ne te permets pas d'avoir des opinions sur mes
sentiments pour Daniel, Nirvah. Je suis sa sœur, tu comprends ? Sa sœur ! Toi
tu ne seras jamais que sa femme, il peut te quitter quand il veut, il peut
changer de femme quand il en a envie… tu n'es pas de son sang. Après toutes
ces années, je ne vois toujours pas ce que Daniel peut bien te trouver
d'intéressant… à part d'être une mulâtresse. Tu refuses de travailler, Madame
est une femme au foyer ! Un homme qui a fait des études supérieures en
France, qui a côtoyé de grands hommes ! Tu n'es qu'un beau petit cul, sans
aucune cervelle et sans le sou. Finalement, tu ne lui as apporté que de la
déveine, à Daniel ! Viens Sylvie, je te ramène chez toi ! » Arlette se lève,
cherche rageusement dans son sac les clés de sa voiture et fait signe à Sylvie
avec son trousseau de la suivre. Elles s'en vont. Sylvie n'a pas de voiture, le
visage désolé elle m'embrasse à la hâte et suit sa sœur.
3
VSN : Volontaires de la sécurité nationale.
↵
12
Je sais qui fait asphalter la rue. Je l'ai compris tout de suite sans vouloir le
croire de prime abord. L'énormité de la chose m'a désarçonnée un bon
moment. Mais je n'ose traduire en idées précises la signification de ce fait qui
n'est pas un acte posé à la légère. Le secrétaire d'État Raoul Vincent ne pose
pas d'actes à la légère. Ma santé et mon bien-être ne sauraient l'intéresser rien
que par amour du prochain. Je commence à comprendre le sens et la
profondeur du mot pouvoir dans mon pays. Le pouvoir au service des
pulsions, de l'instinct et de la luxure. Mon avenir proche s'amasse comme les
nuages noirs d'un orage. Il n'est pas revenu chez moi depuis plus d'un mois.
Peut-être est-il en voyage ? En général, un secrétaire d'État ne s'absente pas
aussi longtemps. Je n'ai donc pas de nouvelles sûres de Daniel. Le temps passe
et l'espoir tel un fil d'or s'étire à l'infini, précieux et tellement fragile. J'ai
demandé au docteur Xavier d'aller le voir, de lui parler, sans mentionner mon
nom, juste pour savoir les nouvelles de Daniel. Quand je l'ai revu, le docteur
n'avait pas grand-chose à me dire. Le secrétaire d'État ne l'avait point reçu.
Marie et Nicolas ont réussi leur année scolaire, Nicolas avec la moyenne
juste, pour la première fois de sa vie d'écolier. Que pouvais-je lui demander de
plus dans une telle situation ? Ils vont partir à Paillant passer près de trois mois
de vacances avec ma mère. Leurs copains du quartier viennent chez nous moins
souvent. Cela leur fera du bien de laisser la maison, d'oublier l'attente, de ne
pas sursauter à chaque fois que s'ouvre le portail de la maison. J'ai l'impression
que ce sont eux qui me protègent. Ils sont moins exigeants, plus serviables. Ils
se chamaillent moins souvent, mais le questionnement au fond de leurs yeux
m'est insupportable. Je sais qu'ils se font aussi du souci pour l'argent dont nous
avons besoin pour vivre. Marie m'a demandé l'autre soir si Daniel et moi
avions des économies. L'énergie que je dépense à essayer de leur faire une vie
normale m'épuise.
13
« 1er novembre 1962 — La Toussaint. Grand-messe à la cathédrale assistée
par la première dame de la République, Manman Simone, femme au visage
hermétique. Le sphinx du palais national. On dit que sa famille descend des
Indiens de l'époque précolombienne qui habitaient à Yaguana, dans le caciquat
du Xaragua, aujourd'hui la région de Léôgane. Sa peau claire, son faciès plat et
ses yeux un peu bridés porteraient à le croire. Quand cette infirmière épousa
un petit médecin de campagne dans la chapelle Saint-Pierre de Pétion-Ville, en
1939, elle ne se doutait sûrement pas qu'elle liait son destin à celui d'un
homme qui allait donner un cours sinistre à l'histoire de ce pays. Manman
Simone sait être généreuse avec les pauvres. Des mendiants, des handicapés,
des sans-abri, toute cette humanité qui habite la boue de la Croix-des-Bossales
et de La Saline a reflué vers la cathédrale pour l'occasion. Même la Cité de
l'Exposition, cet espace de rêve dont le Président Estimé dota la capitale pour
son cent cinquantenaire, perd de ses attraits et se couvre de boue après chaque
pluie. La messe fut concélébrée par deux prêtres qui sympathisent encore avec
le pouvoir. L'Église a commis l'erreur de croire que François Duvalier ne
pourrait pas se maintenir au pouvoir. Certains prêtres ont lancé des piques du
haut de leurs chaires, ils ont provoqué même. Il n'en fallait pas plus au docteur
président pour exercer sa vindicte contre les hommes en robe, haïtiens comme
étrangers. Il les intimide, les persécute, les fout à la porte du pays, soutane sur
le corps. Il rêve à son clergé indigène et menace par ambassadeur interposé de
faire du vaudou la religion officielle d'Haïti. Mais le Concordat lui lie les
mains. Le Vatican ne bronche pas. Pendant ce temps catholiques et
vaudouisants se livrent une guerre larvée tandis que le mouvement protestant
s'insinue sournoisement dans l'arrière-pays. Le fanatisme religieux doit être
vivement combattu en Haïti comme n'importe quel fléau. Entre messianisme
débilitant et populisme mystificateur le peuple est pris au piège. L'avenir se
joue maintenant, il faut sortir la masse de l'ignorance et de la misère sinon nos
enfants et nos petits-enfants en paieront le prix. Nirvah qui me sait un athée
convaincu serait bien étonnée de savoir que je collabore activement avec des
amis prêtres pour faciliter l'accueil et la couverture de jeunes activistes. Ils
reviennent un par un d'Europe de l'Est, de Moscou, pour transmettre aux
jeunes de l'intérieur leur savoir en activités de guérilla, de subversion et de
déstabilisation. Ces religieux m'ont étonné et ont gagné mon estime en me
prouvant leur capacité de mener des actions clandestines avec des citoyens ne
professant pas leur foi. »
« 5 novembre 1962 — Dominique est mon amie et ma confidente. Une
petite-bourgeoise réactionnaire, érudite et scientifique. Il n'y a rien de plus
exaspérant qu'une femme qui se sait intelligente. Dominique souffre d'une
immodestie irritante mais le regard froid qu'elle peut jeter sur les choses, ses
analyses et ses déductions m'imposent le respect. Nous passons souvent des
heures à discuter sur la réalité du pays, sur la gauche haïtienne dont elle
connaît bien l'histoire. Nous n'avons jamais fait l'amour. Il y a eu tout au long
de nos années d'amitié quelques moments de trouble qui auraient pu passer
pour l'appel de la chair. Mais de savoir ce potentiel inexploré de plaisir entre
nous renforce notre complicité. Dominique compense sa réserve hautaine par
un intellectualisme forcené. Nirvah, par contre, sait se donner à l'amour avec
ce qu'elle a de plus profond et de plus secret. Mais je l'aime bien, Dominique.
Elle m'a mise en garde contre Michel-Ange Lefèvre. « C'est un vendu », m'a-t-
elle dit péremptoirement. J'ai du mal à le croire, cet homme a connu à deux
reprises les geôles de Duvalier. L'UCH est le paravent idéal pour mon action.
En dehors de mes occupations évidentes, j'ai pu monter et former des micro-
réseaux de jeunes en province, leur inculquer des connaissances et des
méthodes de vulgarisation des principes du communisme. L'avenir appartient
aux jeunes. Il est vrai que Michel-Ange me questionne ces temps-ci avec
insistance sur mes activités extra UCH. »
« 11 novembre 1962 — S'il n'est pas arrêté, Duvalier établira sur Haïti une
tyrannie aussi féroce et aussi longue que celle de Rafael Trujillo. Armée et
police politique, les deux hommes utilisent les mêmes principes pour terroriser.
Trujillo, à la différence de Duvalier, a maintenu une stricte politique
d'alignement sur les États-Unis dont les méthodes gênèrent même parfois
certains responsables. Un secrétaire d'État américain a dit de lui : “C'est peut-
être un fils de pute, mais c'est notre fils de pute.” Ils l'ont quand même écrasé
en mai dernier, leur fils de pute, après trente ans de pouvoir absolu. Il était
devenu plus dans leur intérêt de l'éliminer que de le garder à la tête de la
République dominicaine. Le médecin-président a dû prendre un coup à
l'annonce de l'assassinat de son compère. Plus méfiant, il joue avec les
Américains et aussi avec les Haïtiens à un petit jeu de marronnage. Il poursuit
impitoyablement les communistes et on lui fout la paix, on fait le sourd aux
cris qui montent de l'île. Dans le contexte de la guerre froide, les Américains ne
pouvaient pas souhaiter mieux. Cependant, pour jeter le trouble dans les
esprits, Duvalier couve une aile marxiste dans son gouvernement, la gauche du
Président. »
« 17 novembre 1962 — J'ai longuement discuté avec Michel-Ange à propos
du prochain édito. Je dois réagir, alerter l'opinion nationale et internationale.
C'est aussi un aspect de ma stratégie de lutte, crier haut et fort, gueuler même,
pour garder mon statut d'opposant-journaliste-intellectuel-inoffensif. Aux yeux
de certains nous passons pour un parti communiste de salon, un club
d'excentriques. Je suis en quelque sorte la preuve qu'il existe encore une soi-
disant liberté d'expression en Haïti. L'administration Kennedy ne s'embarrasse
pas de carotte dans ses relations avec Duvalier. De temps en temps elle brandit
son bâton et le dictateur doit mettre un frein à ses pulsions sanguinaires.
Toutefois cette politique d'intolérance apparente et de compromission dans les
faits me trouble au plus haut point. Nous avons fait distribuer quelques tracts
pour tenter une énième fois de réveiller les esprits endormis. L'apathie générale
est lourde et démoralisante. La propagande duvaliériste est une insulte à
l'intelligence. Des dizaines d'hommes et de femmes disparaissent chaque
g p q
semaine dans toutes les classes sociales de la république. La semaine dernière
Duvalier s'est rendu au Fort-Dimanche et sur sa demande plusieurs prisonniers
ont été tirés de leurs cellules, ligotés à des poteaux et fusillés sans autre forme
de procès. Certains furent ses amis. Avant leur exécution, le Président a tenu à
faire un brin de conversation avec eux. Michel-Ange a trouvé le ton de mon
article trop véhément. Il m'a recommandé la prudence. »
« 3 décembre 1962 — Anniversaire de Marie, la prunelle de mes yeux. Elle a
quatorze ans aujourd'hui. Je suis tellement fier d'elle, si belle et si intelligente.
Nirvah prend parfois ombrage de ma relation avec Marie. Peut-elle me faire un
tort d'aimer ma fille et de le lui dire dès que j'en ai l'occasion ? J'aime autant
Nicolas, une sorte de complicité mâle grandit entre nous au fur et à mesure
qu'il sort de la petite enfance. Mais une fille donne un autre genre d'amour à
son père. Elle est déjà une petite femme qui sait me faire marcher. Marie est
jalouse de la présence de Dominique dans ma vie alors que Nirvah s'en
accommode. Dominique… même son prénom en dit long sur sa personne. Ni
homme ni femme. Un être étrange, fidèle, orgueilleux au superlatif. Nous
avons grandi ensemble, nos parents avaient prévu nos fiançailles depuis le
berceau. Il était logique que j'épouse Dominique, tout nous prédestinait.
Même parcours, études de sociologie et d'anthropologie en France pour elle, de
droit et d'économie pour moi. Dominique ne prenait pas ombrage de mes
amours de jeunesse, elle savait que je lui reviendrais toujours. J'ai dévié de la
voie tracée pour moi. Je ne voulais pas d'une vie petite-bourgeoise programmée
vingt ans à l'avance alors que je venais d'un pays où la faim et l'ignorance
poussaient des hommes et des femmes à se renier. Dominique, désabusée,
épousa un professeur de musique français dont elle divorça huit mois plus tard.
Nous voilà tous les deux vivant en Haïti. Elle considère Marie, sa filleule,
comme la fille qu'elle n'a pas eue. »
« 7 décembre 1962 — Nirvah est partie à Paillant au chevet de sa mère
malade. En son absence Marie et Nicolas sont plus ouverts, plus libres d'être
eux-mêmes. Nous sommes trois complices dans la maison et nous trouvons
dans les petites tâches quotidiennes des occasions de rire et de nous toucher,
au-delà des mots. Nirvah se soucie peut-être trop de la bonne éducation de nos
enfants, elle ne prend pas suffisamment le temps de les aimer, de les aimer sans
rime ni raison. »
14
Posséder Nirvah hantait le secrétaire d'État. Il voulait retourner dans la
maison de la rue des Cigales pour ressentir le même émoi qui lui avait donné
froid aux extrémités. Quelque chose l'avait remué dont il ne comprenait pas la
raison. Rien à voir avec les frissons ambigus d'horreur et de plaisir qui le
traversaient aux cris des torturés, ni la joie sombre qu'il trouvait dans la
possession de corps inconnus qu'il violait souvent. Une dimension neuve
s'ouvrait pour lui, comme un havre de pureté où il connaîtrait la vraie paix. Il
languissait déjà de cette femme et de ses deux beaux enfants. Pourtant il savait
que la famille Leroy pourrait lui coûter son pouvoir, sa puissance et son argent.
Cette folie germant en lui le rendrait vulnérable, ce serait enfin livrer la faille de
sa carapace que ses ennemis cherchaient. Il se connaissait des rivaux acharnés
qui avaient déjà fait rouler plus d'une tête. Les amis tombés en disgrâce avant
lui avaient connu des sorts plus ou moins graves. Certains gonflaient la feuille
de paie du Grand Conseil Technique, entité administrative où étaient mis en
dépôt les vieux gêneurs qui devaient s'estimer heureux d'un traitement humain
quoique assez humiliant. D'autres vivaient l'exil. Quelques-uns connaissaient le
pire, l'emprisonnement. Il ne tiendrait pas longtemps enfermé dans les geôles
de la dictature, de cela le secrétaire d'État était sûr.
Raoul Vincent était l'un des rares secrétaires d'État du gouvernement
capable de demander directement au président de la République de gracier un
prisonnier politique. Un privilège suprême. Ses rares interventions dans ce sens
lui avaient valu des reconnaissances éternelles ainsi que des inimitiés et des
rancunes. Le pouvoir était divisé en clans qui se livraient une guerre terrible et
sans trêve, où tous les coups étaient permis. Même la famille présidentielle ne
faisait pas exception, scindée en deux camps réfugiés sous l'aile du chef de
l'État ou de la Première dame. Le sang des représailles après la tentative
d'enlèvement des enfants du dictateur n'avait pas encore tout à fait séché dans
les rues de Port-au-Prince et même si la révolution avait triomphé encore une
fois, elle laissait dans les rangs de ses fils des brèches de chair, d'os et de sang,
des tas de morts, des échos de tortures, le froid de la violence, des haines tues et
ruminées.
Le secrétaire d'État mulâtre Maxime Douville siégeait depuis six mois au
conseil des secrétaires d'État. Quelques semaines auparavant, le jour du rapt
avorté, son oncle maternel, général retraité de l'armée, avait été arraché de la
véranda de sa maison du quartier Tête-de-l'Eau, à Pétion-Ville, et abattu
comme un chien dans la rue, sans autre forme de procès. Sous le prétexte que
la machination devait sûrement provenir d'hommes ayant une formation
militaire. Une bonne dizaine d'officiers à la retraite avaient ainsi perdu la vie.
Douville demeurait pourtant plus que jamais membre du gouvernement,
sacrifiant au duvaliérisme sa douleur et ses convictions. Sa condition de
mulâtre lui conférait au sein du cabinet ministériel un atout particulier. Lui et
quelques autres de sa couleur occupant des postes importants au gouvernement
ou au Parlement étaient la preuve vivante que le maître mot du pouvoir était
fidélité. Peu importaient l'épiderme et la condition sociale, l'homme ou la
femme qui défendait les intérêts de la révolution avec le plus d'acharnement,
d'ingéniosité dans la corruption ou de cruauté dans l'anéantissement des
ennemis se voyait bien vite propulsé dans le cercle des fidèles généreusement
gâtés par le pouvoir. Fidélité qui faisait qu'on acceptait tout pour faire marcher
la cause, même l'assassinat de proches parents. Maxime Douville nourrissait
envers Raoul Vincent une haine pure comme un diamant. La vision du
pouvoir était une chose et le secrétaire d'État Raoul Vincent une autre. Un
nègre hautain et vicieux dont tant de collaborateurs du Président se méfiaient.
Un être sombre, imprévisible, super-stitieux, insondable qui gardait encore la
confiance de Papa Doc. Il était parmi ceux de la première heure, les purs et
durs, les intouchables. Raoul Vincent avait résisté à plusieurs vagues de renvoi
des anciens partisans de Duvalier. Il connaissait bien les antichambres du
pouvoir. Mais son heure viendrait, il finirait par tomber, par commettre une
erreur fatale. Maxime Douville en était persuadé puisqu'il se faisait fort de
trouver l'élément qui serait à l'origine de sa chute. Lui, il appartenait à la
nouvelle vague des hommes du pouvoir, les intrépides qui inoculaient du sang
neuf au duvaliérisme. Un mariage dans la parentèle de la Première dame de la
République lui avait ouvert la route dans le dédale des intrigues du Palais pour
se retrouver à la tête du ministère des Finances et des Affaires économiques. Il
engraissait les comptes en banque des membres de la famille présidentielle,
plaçait leur fortune, leur servait de prête-nom. Il rançonnait sans vergogne les
commerçants du centre-ville et du bord de mer pour des projets de
développement bidon, jonglait avec les taxes, accordait faveurs et contre-
faveurs pour plaire à ses maîtres. La Première dame de la République ne jurait
que par ses yeux. Sa position se renforçait de jour en jour, la révolution ayant
besoin tout de même de se prémunir devant l'incertitude de l'avenir. Car la
clique au pouvoir n'oubliait pas la fragilité de Papa Doc qui avait failli passer
l'arme à gauche lors d'une crise cardiaque, moins de deux ans après sa prise de
pouvoir.
Raoul Vincent savait qu'il ne pourrait faire sortir Daniel Leroy de prison.
Plus que les kamoken empêtrés dans leur soif de conquête et de pouvoir et qui
se faisaient attraper sans trop de problème, Leroy était l'ennemi véritable de la
révolution duvaliériste. Un homme éminemment intelligent, bien formé,
charismatique, qui savait travailler dans l'ombre en prenant son temps. Si le
communisme avait une chance de triompher par les armes sur la terre d'Haïti
comme à Cuba, Daniel Leroy était l'un de ceux à pouvoir réaliser cette
prouesse en admettant que le temps lui soit donné. Il y avait aussi trop de
choses personnelles s'élevant entre lui et cet homme. Libérer un opposant
mulâtre serait l'occasion pour ses adversaires de le prendre en défaut. Il aimait
déjà la femme du dissident. Il voulait la protéger, la gâter, contrôler sa vie,
connaître le parfum de sa bouche, jouir de son corps. Daniel se tenait entre lui
et son bonheur. Il n'y avait pas de place pour eux deux dans la vie de Nirvah.
Qu'il demeure là où il se trouvait. Le secrétaire d'État avait la conscience
tranquille puisque Daniel était l'auteur de son propre malheur. Le prisonnier
devait connaître les conséquences presque inévitables des activités qu'il menait.
Il s'était fait piéger sans le savoir. L'arroseur arrosé. Alors Raoul Vincent allait
p g
jouer serré, se surveiller encore plus, défaire les filets autour de ses pieds pour
continuer à jouir du pouvoir et pour connaître le goût de la bouche de Nirvah
Leroy.
15
On frappait à la barrière. Je lisais dans mon lit à la lumière d'une lampe à
gaz quand j'ai entendu le choc répété d'un objet métallique contre le fer du
portail. Le cahier couvert de toile grise m'a brûlé les mains comme du feu, je
l'ai vite retourné sous le matelas. Lire le journal de Daniel me déstabilise. Je
crains les mots qui viennent, je ne peux jamais prévoir ma prochaine
découverte. Et pourtant j'ai soif d'en savoir plus. Des fois, je saute les pages
pour en finir, pour me défaire au plus vite de cet objet qui m'attire et m'effraie
à la fois. D'autres fois, je relis certains passages jusqu'à les connaître par cœur.
Dans ces moments, j'ai l'impression d'arrêter le temps, de sauver une heure,
une nuit des mâchoires de la bête venue dévorer nos vies. J'ai envoyé Auguste
voir qui c'était. Il est revenu me dire que le secrétaire d'État me demandait,
qu'il attendait dans sa voiture, dans la rue. Le secrétaire d'État est revenu un
mois et dix jours après sa première visite. Autour de huit heures du soir, après
une violente averse qui avait provoqué le black-out dans une partie de Port-au-
Prince. Je suis restée deux minutes la tête vide, debout au milieu de ma
chambre, ne pouvant rattacher mes pensées l'une à l'autre. Je pouvais choisir de
ne pas le recevoir. Je pouvais arrêter une bonne fois pour toutes cette relation
ambiguë et périlleuse pour moi. Mais le pouvais-je vraiment ? De temps en
temps le pouvoir s'acharnait sur les parents d'opposants emprisonnés, les
persécutait, le secrétaire d'État serait un gage de sécurité. Je savais aussi que je
ne devais pas le recevoir. Mais… Daniel. La répression du régime a augmenté
d'un cran depuis quelques semaines. Des écoliers, des étudiants disparaissent
chaque jour. La rumeur se fait de plus en plus insistante. Le médecin-président,
le Papa Doc à l'air souffreteux va se faire élire président à vie l'année prochaine.
Il nettoie le terrain à coups de rafale d'armes automatiques. Daniel avait donc
vu juste. La propagande est à son paroxysme. Les macoutes sanctionnent dans
le sang la moindre velléité de contestation, la moindre phrase suspecte. C'est le
délire. Deux parlementaires ont eu le courage ou la folie de s'opposer au projet,
ils ont été physiquement éliminés. Personne ne s'élève pour condamner cet acte
odieux. La répression contre le clergé se durcit, parfois les hommes de robe
sont enlevés de leurs résidences et conduits directement à l'aéroport.
Hmmm… je n'aurais jamais cru que Daniel collaborait avec des gens d'Église,
lui qui ne croit ni en Dieu ni au diable et qui souvent les accusait
publiquement d'être des antennes de gouvernements étrangers. Daniel a joué le
double jeu sur toute la ligne. Finalement, connaissais-je vraiment cet homme
qui dormait dans mon lit depuis quinze années ? Communiste est le mot de
passe, qui explique tout, justifie tout. Nous sommes déjà devenus des zombies.
Pour vivre une vie en apparence normale, il ne faut pas avoir d'opinion, il ne
faut pas se révolter contre l'arbitraire, contre le terrorisme d'État. Il ne faut
même pas chercher à savoir ce qui se passe. C'est la paix macoute, la paix
sauvage. Cette situation condamne les personnes déjà emprisonnées. On les
oublie, il y a d'autres dissidents à maîtriser, d'autres kamoken à traquer dans les
mornes du pays profond.
La poignée de main du secrétaire d'État est glacée, il m'attendait dans l'air
climatisé de la cabine de son véhicule. Il n'a pas voulu s'asseoir dehors sous la
véranda, pourtant il y fait bien meilleur qu'au salon qui est la pièce la plus
chaude de la maison. Je crois qu'il veut éviter les indiscrétions ou bien il pense
à sa sécurité. Il a peut-être raison mais sa voiture dehors ne passera sûrement
pas inaperçue. Et d'ailleurs, ce serait plutôt à moi de m'inquiéter des
indiscrétions et des ragots. C'est moi la femme, celle par qui le scandale arrive.
La rue des Cigales étrenne une peau neuve depuis avant-hier. Il ne reste que
quelques piles de gravier et un rouleau compresseur à emporter. La pluie telle
une bénédiction a lavé les kénépiers, les manguiers, les touffes de
bougainvillées et leurs charges de fleurs qui se mouraient sous la poussière. Les
feuillages exhalent un parfum vert et neuf comme l'enfance. Les façades des
maisons respirent un souffle heureux. Le secrétaire d'État installé au salon
ressemble à un familier passé faire une visite de quartier. Nous bavardons un
moment de choses et d'autres. Pas un mot sur sa longue absence. Aucun
commentaire de ma part à propos des travaux de la rue. À la fois si peu et déjà
tellement de choses nous fabriquent une étrange complicité. La chaleur épaisse
nous colle à la peau, la pluie a saturé l'air d'humidité.
« Je suis passé vous demander, madame, d'arrêter de poser des questions sur
la situation de votre époux. »
Je crois avoir mal entendu. J'en oublie le protocole ridicule et guindé de nos
échanges.
« Quoi ? Quoi ?
— Oui… je vous demande d'arrêter de chercher à vous informer sur Daniel
Leroy. Vous vous compromettez, vous et ceux à qui vous posez ces questions.
Cela peut aussi… irriter certaines personnes. Et cela ne changera rien à la
situation du détenu. »
J'ai du mal à contenir ma colère.
« Monsieur le secrétaire d'État, mon mari, le père de mes enfants, est
emprisonné depuis bientôt quatre mois, je n'ai pas un mot de lui, pas une
ligne, et je ne devrais pas frapper à toutes les portes pour avoir de ses
nouvelles ? Pour essayer de savoir s'il est vivant ? Parce que cela peut irriter
certaines personnes ? Mais quelles sortes de monstres dirigent donc ce pays ? »
Le secrétaire d'État transpire à grosse gouttes, il étouffe, pourtant il n'enlève
pas son veston bleu qu'il porte sur sa chemise blanche avec sa cravate rouge. De
temps en temps il ferme les yeux et cherche de l'air. Je ne lui offre pas de le
débarrasser du vêtement. Je ne peux pas le soulager avec le ventilateur du
plafond, il n'y a pas d'électricité en ce moment. La mèche de la lampe à
kérosène posée sur une table de coin du salon est défectueuse et tousse
d'infimes étincelles de temps à autre. Qu'il s'en aille si la chaleur l'incommode
tellement.
« Je n'ai pas à partager d'opinion avec vous sur les motivations politiques du
gouvernement, madame, dit-il finalement, mais je vous réitère mon conseil.
Cessez ce que vous faites. N'importunez pas les gens avec vos questions. Des
rapports sont envoyés sur vos démarches. Pensez à vos enfants.
— Et à qui dois-je m'adresser, alors ? je lui lance la question comme une
gifle.
— À moi, rien qu'à moi… , fait-il avec un vague sourire qui augmente mon
irritation.
— Alors dites-moi pourquoi la voiture de Daniel a-t-elle été vue dans les
rues de Port-au-Prince conduite par un macoute notoire ?
— Parce que, madame, ce fait rentre dans le cours normal des choses… cette
voiture est considérée comme un butin de guerre, la récompense légitime du
dévouement d'un partisan fidèle à la cause de la révolution… Savez-vous
conduire, madame ? »
Je ne réponds pas à la question du secrétaire d'État. Il doit sûrement savoir
que je conduis. La rage m'étouffe mais je dois l'avaler. Je suis prise au piège
dans ma propre maison. Les deux énormes yeux du secrétaire d'État dans la
pénombre, ses lèvres épaisses, ses narines et leurs poils qui semblent m'aspirer,
la peau noire du secrétaire d'État qui transpire, son souffle dans mon salon.
Mon Dieu ! … Si Arlette pouvait nous voir. Non, je dois… je vais me réveiller
de ce mauvais rêve. Je porte des escarpins aux pieds pour le recevoir, il ne se
repaîtra pas ce soir de leur nudité. Que me veut-il ? Pense-t-il vraiment
m'aider ? Où tout cela va-t-il me mener ? Cet homme est en train de
compromettre ma réputation en me visitant. Il le sait. Toute la rue des Cigales
doit le savoir maintenant. Il trace autour de moi des cercles de plus en plus
fermés. Il ne m'a donné aucune nouvelle de Daniel.
— Avez-vous des nouvelles récentes de mon mari ? Je… je voudrais lui écrire
un mot. Pourrez-vous… ?
— Non… je ne pourrai rien lui transmettre de votre part, ni à vous du sien.
Il est placé en isolement. Je sais seulement que votre époux est encore en vie.
Vos enfants aiment-ils la campagne, madame ? »
L'alarme dans mon ventre. Il sait que Marie et Nicolas sont partis à Paillant
chez ma mère. Sa question anodine n'est qu'un rappel de son omniprésence
dans ma vie, de son pouvoir sur nos vies. J'ai soudain peur, il sait aussi que je
suis seule dans la maison, à sa merci. Le secrétaire d'État fait le geste de s'en
aller, je respire. Il se met debout et moi aussi. Mais il ne bouge pas vers la
porte, il me fait face, sa main droite se soulève pour me dire au revoir mais va
plutôt se poser sur ma nuque, je sens ses doigts glisser sur mon cuir chevelu.
Tout mon corps se contracte dans un refus absolu du toucher de cet homme,
de sa sueur, de son odeur. Il rapproche son visage du mien. J'essaie de reculer.
Sa poigne sur mon cou est ferme, je sens déjà son souffle sur ma joue. Une
grimace lui tord alors soudainement la bouche, il ferme les yeux puis il
s'écroule tout d'un coup à mes pieds. La foudre tombant sur la maison ne
m'aurait pas plus choquée.
Je regarde hébétée le secrétaire d'État se convulser sur les carreaux du salon,
comme un poulet dont Yva vient de trancher le cou. Dans sa chute, sa jambe
gauche s'est repliée sous sa fesse. Sa tête est coincée entre le fauteuil et la table à
côté. Sous le pan ouvert de sa veste paraît un énorme pistolet dont je n'avais
jamais deviné la présence. Son corps est traversé de spasmes de plus en plus
violents pendant que l'écume lui monte à la bouche, glisse à la commissure de
ses lèvres. Mon cœur va arrêter de battre, je vais avoir une congestion cérébrale,
un infarctus, je meurs de peur. Je dois réagir. Appeler de l'aide. Mais je ne veux
É
j p J g pp j
pas des hommes du secrétaire d'État dans ma maison ni de la curiosité
d'Auguste et d'Yva autour de moi. Je tente de libérer sa jambe coincée. Le
membre est lourd et raide, il ne se dégage pas. Les pupilles voilées du secrétaire
d'État me regardent sans me voir. À chaque mouvement du corps, le canon de
son arme frappe le sol, cop cop cop. Et si le pistolet partait ? De l'eau, je dois
l'arroser d'eau, je l'ai vu faire dans mon jeune âge pour ma cousine Alberte qui
souffrait d'épilepsie. Je cours à l'office et ramène une grande carafe d'eau
fraîche dont j'asperge avec force le visage et la poitrine du secrétaire d'État. Un
spasme plus violent que les autres et il se calme peu à peu.
Il est parti, encore confus. Tout cela n'a duré qu'une vingtaine de minutes.
Un moment irréel. Je lui ai prêté un maillot de corps de Daniel pour remplacer
sa chemise trempée parce qu'il tremblait de froid. Le secrétaire d'État fuyait
mon regard et j'ai détourné la tête pendant qu'il s'habillait. Nous n'avons pas
échangé un mot jusqu'à ce qu'il s'en aille.
16
Elle devait être protégée. Elle portait sûrement une garde invisible ou un
talisman, sinon il ne comprenait pas la raison de cette décharge électrique
quand il avait posé la main sur elle. Un croisement d'énergies l'avait terrassé.
Une expérience qui relevait forcément du mystique. Personne ne lui ferait
croire qu'il avait seulement succombé à un coup de chaleur. Il n'avait jamais
rien ressenti de pareil, de toute sa vie. Le contact de la peau de Nirvah Leroy
lui ouvrait le monde des morts et celui des vivants. Durant tout le temps passé
dans la maison, une lourdeur de son être entier avait tenté d'engluer ses
pensées, de maîtriser sa volonté. Il avait livré un combat silencieux contre des
forces qui lui compressaient la tête. Il ne saurait dire si ces forces venaient de la
femme elle-même ou bien des rémanences de Daniel Leroy lui lançant un
ultime assaut. Mais lui ou elle, quelque chose opposait une farouche résistance
à sa présence. Le combat avait été mortel, il croyait que son cœur allait flancher
à tout moment. Mais le besoin de Nirvah le retenait dans la maison, au-delà
même de l'instinct de survie. Il acceptait d'affronter la mort pour la posséder.
Quel esprit servait-elle ? Bossou, le terrible lwa à la fulgurance de l'éclair ?
Marinette, la puissante et violente femme de Ti Jean Petro ? Plus probablement
Baron… ou les Guédés, les esprits des morts, ces redoutables lwa petro,
gardiens des cimetières, puisqu'il avait chuté jusqu'en leurs limbes. Nombre de
ces mulâtres intellectuels, évolués et très chrétiens fréquentaient aussi les
houngans et les manbos. Le secrétaire d'État était bien placé pour le savoir
puisque ces prêtres et prêtresses étaient des adjoints précieux des services
d'intelligence. Aussitôt qu'un individu, un groupe, de quelque provenance
sociale et politique que ce soit, faisait appel à leurs services pour obtenir des
pwens, pouvoirs ou protection pour une entreprise même non spécifiée, cette
information était rapportée en haut lieu. Les agents du bureau de sécurité
s'intéressaient alors de très près à ces personnes et en cas de suspicion
d'activités sub-versives leur fondaient dessus sans qu'elles puissent comprendre
ce qui leur arrivait. Le secrétaire d'État savait aussi que de rester trop
longtemps dans la chaleur poisseuse de ce salon le rendrait malade même s'il
prenait régulièrement ses médicaments. Mais sa soi-disant épilepsie dépassait
l'entendement des médecins, il le savait, elle ne relevait pas seulement de la
science médicale. Une affaire de naissance, un héritage de pouvoir qui se
retournait parfois contre lui. Il n'oubliait pas que cela faisait plus d'une année
qu'il aurait dû offrir une cérémonie sacrificielle à Sogbo. Il devait retourner aux
Chardonnières, dans son patelin, parmi les siens, à la source de sa force.
L'énormité de ses charges politiques le tenait loin de ses devoirs mystiques. Il
devenait vulnérable. La combinaison de tous ces facteurs s'était traduite par un
échec. Le secrétaire d'État bouillonnait de rage, de dépit, contre lui-même,
contre Nirvah Leroy. Elle devait rire de lui. À présent qu'elle connaissait sa
faiblesse, elle pourrait se faire l'illusion de pouvoir le dominer. Il se promit
d'être plus dur avec elle, de remettre les pendules à l'heure.
Elle l'avait aspergé d'eau pourtant. Sans son geste, il ne serait pas revenu du
séjour des ombres. Et cette eau le ramenant à la vie scellait entre la femme et
lui un pacte de vie et de mort. Se doutait-elle des conséquences de son geste ?
En rappelant son souffle vital par l'offrande de l'eau sur son corps, elle l'avait
elle-même cherché et trouvé. Comme la première fois, quand elle était venue
lui demander son aide à son bureau du ministère. Plus aucun doute dans son
esprit. Les signes étaient clairs. Quelque chose se construisait entre eux deux,
quelque chose de bizarre et de terriblement excitant. Il en était de plus en plus
obsédé. Ses sentiments envers Nirvah Leroy l'effrayaient. Son sentiment de
reconnaissance l'effrayait. Pour Papa Doc, le chef suprême de la république des
nègres libres, toute reconnaissance est lâcheté. Il le rappelait à qui voulait
l'entendre. La gratitude n'est que faiblesse parce qu'on en veut toujours à celui
qui nous soulage d'une misère où nous n'aurions pas dû nous retrouver au
prime abord et pour laquelle ce bon prochain devait sûrement compter une
part de responsabilité. Pourquoi d'ailleurs nous aiderait-il, si ce n'était pour se
soulager du sentiment de culpabilité qui lui collait à la peau ? Le principe
duvaliériste de survie est de mordre la main de qui vous secourt, de lui manger
tout le bras même, s'il le faut. Était-il lâche de s'émouvoir en pensant qu'il
devait la vie à Nirvah Leroy ? Oui, puisqu'en lui étant reconnaissant il
s'apitoyait sur lui-même, un état qui le débilitait. Il décida de lui offrir un
bijou, une petite chose de très grande valeur comme les femmes les aiment. Un
bijou pour parer sa beauté, de l'or pour reposer dans la chaleur et le parfum de
sa peau, des pierres précieuses pour soulever des étincelles sous ses paupières et
accrocher des étoiles à ses rêves.
17
« 12 décembre 1962 — Le gouvernement a mis en grande pompe au bilan
de ses réalisations l'asphaltage de la grand-rue rebaptisée boulevard Jean-
Jacques Dessalines. Comme si ces investissements constituaient une faveur
personnelle du chef de l'État à son peuple. Quand je sais, comme beaucoup
d'autres le savent, que ces travaux ont été financés par des bons d'État que
l'industriel Kurt Bloomfeld a dû acheter sous forte pression. Duvalier-Ville,
même scénario. L'érection de cette cité moderne sans utilité économique et
stratégique fut un prétexte d'enrichissement outrancier. Géniale cette trouvaille
des conseillers zélés du Président, la « contribution volontaire ». On rançonne
les commerçants et les entrepreneurs du pays. L'alternative n'est pas
compliquée, la menace de pillage de magasins pour les commerçants haïtiens,
d'expulsion et de confiscation des biens pour les étrangers. Et ils doivent en
bonus écrire des lettres ouvertes de félicitations et de remerciements dans la
presse au médecin-président pour son dévouement au peuple haïtien. Les
fameuses lettres d'allégeance. Certains s'empressent de les écrire pour avoir la
paix, tant pis pour leurs consciences que la dictature est en train de
phagocyter ; d'autres marronnent, prétendent le contraire de leurs sentiments,
dansent avec le diable pour ne pas se faire manger. Au final, ils veulent tous
vivre. Nous voulons tous vivre.
Chaque père ou mère de famille haïtienne entretient des relations
privilégiées avec son macoute, son protecteur qui n'est pas plus méchant qu'un
autre, pourvu que son pouvoir ne soit pas mis en question. Comment les
intellectuels arrivent-ils à gérer leur conscience ? Qui saura dans dix ans ou
dans vingt ans qu'au-dedans de nos cœurs nous nous consumions de rage
impuissante ? Nous développons à notre insu un seuil de tolérance qui s'adapte
aux étapes de notre descente aux enfers. L'enfer devient familier. On apprend à
le gérer. Nous essayons de le conjurer en priant, en faisant pénitence. Nous
sommes pitoyables. Est-il impossible de venir à bout du monstre ? Beaucoup
sont tombés dans ce combat mais il nous faudra être plus intelligents, plus
persévérants, avoir plus de foi que ceux-là. Mes compatriotes s'en allant du
pays par dizaines ont-ils plus de courage ? Partir ou rester ? Quel est le pire ou
le meilleur des choix ? Comment ne pas partir quand c'est le seul moyen
d'échapper à une mort certaine ? Je ne m'en irai pas car partout ma conscience
ira avec moi. La doctrine et l'idéologie duvaliériste sont pourries jusqu'à l'os,
elles ne sont plus que des opportunismes grossiers. Les idées n'ont pas tenu
longtemps parce qu'elles n'ont pas trouvé un terreau sain où se greffer.
Duvalier et ses âmes damnées entretiennent la confusion sur le vrai visage de ce
pouvoir fasciste dont le but est le pouvoir pour lui-même et par lui-même. »
« 18 décembre 1962 — Nirvah croit dur comme fer que Dominique et moi
avons été amants. Je suis allé voir Dominique jeudi dernier. J'avais besoin de
lui parler. Je suis toujours un peu sombre aux abords de Noël. Il serait temps
d'arrêter cette tradition grotesque. Fêter Noël ici est simplement scandaleux.
Heureusement que Marie et Nicolas ne croient plus depuis longtemps à cette
farce. Le centre-ville et le bord de mer brillent de mille feux, les vitrines des
magasins regorgent d'articles alléchants, les rues bondées drainent une foule
d'acheteurs enfiévrés. Mais sous cette euphorie de surface la grande masse des
miséreux porte encore plus lourdement le poids de sa misère. Il fait plus mal
d'être gueux à Noël.
Du sang doit couler pour que les ténèbres s'éloignent. Du sang coupable
comme du sang innocent. Même si ma détermination fléchit certaines fois, je
ne doute pas de ma volonté et de mon courage. Dominique sait m'écouter et
certaines fois elle arrive même à faire sortir ma colère. À me remettre sur mes
deux pieds. Je me demande si au final elle ne serait pas lesbienne ou carrément
frigide. Depuis son divorce je ne lui ai pas connu d'amants. À moins qu'elle ne
m'ait bien dissimulé certains coins de sa vie. Qui sait, peut-être entretient-elle
des liaisons passagères avec quelques-uns de ses étudiants de la faculté
d'ethnologie ? Elle vit de ses rentes et enseigne pour le plaisir. Dominique
habite seule la grande maison de famille dont elle a hérité et peut mener la vie
la plus débridée sans que personne ne le sache. Et ce serait son droit le plus
entier. Ce jour-là j'ai senti chez elle une réserve inhabituelle. Elle m'a offert un
martini avec des glaçons et une rondelle de citron, comme je l'aime, et ensuite
elle m'a laissé faire la conversation. Elle était ailleurs. Elle ne disait rien mais
me regardait beaucoup plus intensément qu'à son habitude. Son regard brillait
d'un feu secret, causé peut-être par la fatigue ou le manque de sommeil. Ou le
désir ? Dominique semblait vouloir lire en mon âme et cela me gêna un peu.
Comme la nuit tombait, je décidai de rentrer chez moi. Je remportais avec moi
la même dolence. Elle m'a raccompagné jusqu'au portail sans dire un mot.
J'étais troublé. Je suis parti avec un sentiment de frustration. Si elle avait fait
un geste, un seul, j'aurais épuisé dans son corps toute la frustration qui me
ravageait. »
18
Vers la fin de l'année dernière, j'ai remarqué que Daniel recherchait de plus
en plus souvent la solitude, il restait parfois travailler jusqu'au matin dans son
bureau. Ses sorties hors de Port-au-Prince se faisaient aussi plus fréquentes.
Sous le prétexte d'offrir des cours gratuits d'histoire dans des écoles en
province. J'ai cru un moment qu'il courait après une nouvelle aventure. Je
n'avais donc rien compris. Ses sorties en dehors concernaient ses activités
révolutionnaires et la préparation d'un soulèvement contre la dictature de
Duvalier alors que je les imputais à quelque liaison loin de la capitale. N'eût-il
pas mieux valu qu'il s'agisse d'une histoire de femmes et de fesses ? Les
conséquences en seraient certainement moins dramatiques. Et pourquoi Daniel
pensait-il que je ne pouvais m'intéresser à sa vie politique ? Me croyait-il aussi
vaine ? Il n'a jamais voulu comprendre et accepter mes points de vue sur ce qui
se passe ici. Moi je connais une autre face de la vie, j'ai grandi à la dure, à
entretenir des faux-semblants pour subsister et trouver ma place dans cette
société. Tout le pays vit de faux-semblants. Je ne pouvais me payer le luxe de
rêver. Je ne sais pas ce qui peut nous défaire de la mentalité d'anciens colonisés
qui nous entrave encore, mais le communisme ne me semble pas la solution.
Finalement, il aurait mieux valu que je ne découvre jamais ces notes de Daniel.
Il y a des choses qu'il est mieux d'ignorer. Je balance entre l'envie de mettre au
feu le journal ou celle de continuer sa lecture qui m'enlève depuis quelques
jours le peu de sommeil qui me reste. Je suis beaucoup plus en danger que je ne
le croyais. Je comprends maintenant pourquoi Dominique est partie deux jours
après l'arrestation de Daniel, alors qu'elle ne devait s'en aller que deux mois
plus tard. La maison sans Daniel devait lui paraître aussi vide que sa propre vie.
Quand elle m'a suggéré de quitter le pays avec les enfants, j'ai trouvé sa
réaction excessive. Daniel n'avait fait qu'écrire quelques articles dans le journal,
ce ne serait qu'une incarcération pour l'intimider. Mais il y avait bien plus que
cela. Pourquoi ne m'en a-t-elle rien dit ? Ignorait-elle mon ignorance des
projets de Daniel ? Et moi ? Que vais-je devenir ? Dois-je accepter les avances
du secrétaire d'État ?
« 20 décembre 1962 — Je dis à Dominique : “Crois-tu que j'aie raison de
vouloir arracher le mal par la force ?” Je revenais encore une fois à mes doutes.
J'avais tant répété aux jeunes camarades que la révolution ne pouvait se faire
avec une poignée d'intellectuels et de journalistes. La révolution devait être
l'œuvre du peuple qui trouve sa lumière dans les syndicats, les partis politiques,
les organisations paysannes. Telles sont les armes de la lutte pacifique d'un
monde qui a droit à la parole, cette parole qui nous écarte de la bête. Le
problème d'Haïti n'est pas, et n'a jamais été, celui d'un homme, d'un chef
d'État, aussi outrageusement dictateur qu'il soit. Et pourtant j'allais faire fi de
mes convictions pour extirper le mal par le mal. Je me rappelle, Dominique
m'a répondu : “As-tu peur ?” Elle m'a dit encore : “As-tu peur d'échouer ou de
réussir, Daniel ? — J'ai peur du sang, Dominique. Duvalier garde le pouvoir
par le sang. Son pouvoir est de sang.” Après une minute de réflexion,
Dominique a ajouté : “On ne peut soigner un malade de la fièvre s'il a une
veine ouverte.” Je l'ai regardée. Une charge de tendresse a glissé sous ma peau.
Elle est plus apte à être un meneur d'hommes que moi. Son pouvoir de
clairvoyance n'arrête pas de m'étonner. Elle sait transformer le doute en
énergie. Dominique, bourgeoise bon teint dont la thèse de sociologie portait
sur les mouvements ayant contribué à la genèse d'une gauche haïtienne, m'a
toujours rappelé ce que doit être un combattant de gauche dans notre pays.
Hors de la polémique et des salles de conférences. Elle m'a rappelé que pour
toucher la masse qui peut tout faire changer j'avais des outils comme le créole,
le vaudou, l'odeur de la terre, les quartiers de lune, les chenilles détruisant les
épis de maïs, les bestioles qui bouffent la plante des pieds des paysans, les
saisons de pluie. Elle me rappelait l'héritage de théoriciens de gauche comme
Christian Beaulieu qui avait depuis les années trente prôné l'enseignement des
masses rurales par le créole. Je pensais alors à mes années d'université. À mes
discussions avec des camarades étudiants comme moi, à Paris. Le monde
changeait, les peuples des anciennes colonies se réveillaient. Nous appartenions
d'une certaine façon à ce changement mais des chaînes entravaient encore nos
esprits. Je retrouvais mon rêve pour Haïti et une force mue par la pureté de
mon amour pour ce pays. Des années avaient passé et mon rêve saignait. Le
monde ne changeait pas, parce qu'il y avait plusieurs mondes. Trop de mondes.
Dominique m'a annoncé aujourd'hui sa décision de quitter le pays dans
quelques mois. Elle avait envoyé des offres de service à quelques universités au
Canada et attendait leurs réponses. Qui seraient sûrement positives vu ses
qualifications et la politique agressive d'immigration du Québec depuis
quelques années. Je ne savais que sentir, que penser. Pourquoi ne m'avait-elle
pas mis au courant de cette décision majeure pour sa vie ? Je comprenais
maintenant la raison de son étrange attitude la dernière fois que nous nous
étions vus. Je ne pouvais pas la décourager dans son projet, ce ne serait que de
l'égoïsme de ma part. J'avais une famille pour me soutenir, Dominique n'avait
personne. C'était peut-être mieux ainsi. Dominique allait me manquer. Mais je
me servirais de ce manque pour m'endurcir davantage, me défaire de toute
sensiblerie. Je dois faire le vide autour de moi. Nirvah et les enfants partiront à
la fin du premier trimestre de l'année qui vient, dès que l'envoi clandestin des
armes sera effectué… »
19
Maggy contemple la parure, sort les pendentifs de leur écrin et les tient
devant ses yeux.
« Merde ! C'est beau ! Il n'y a pas à dire, c'est foutrement beau ! Il te l'a
envoyée ici ?
— Oui… par Jocelyn… son chauffeur. »
Les mots se taisent un moment. Maggy et moi sommes comme Alice
découvrant le sentier menant à un pays d'effrayantes merveilles. Le secrétaire
d'État a fait asphalter la rue des Cigales, pour que la poussière ne l'incommode
pas quand il me visite. Je l'ai bien compris. Mais je peux prétendre n'y être
pour rien, que l'État a exécuté un travail longtemps attendu. En fait, nous
n'avons pas échangé un mot à ce sujet, lui et moi, la dernière fois qu'il était ici.
Cet épisode est venu constituer le premier élément d'une série de non-dits qui
se construit entre nous. Mais aujourd'hui ces bijoux rompent le fragile
équilibre de l'innocence maintenu jusque-là. Ils me parlent directement,
m'interpellent, ils cherchent mon cou, mes lobes d'oreilles, mon poignet pour
y prendre demeure, comme les tentacules d'une bête redoutable. Maintenant
un homme parle à une femme un langage de convoitise et de possession. Le
secrétaire d'État fait abstraction de tout ce qui nous éloigne, il oublie Daniel, il
ignore mes enfants, la politique, les ennemis, les mulâtres. Il pose son sceau sur
le dossier de Mme Leroy et se l'accapare. Des bijoux d'une telle splendeur
offerts à une femme que l'on veut sienne marquent une étape décisive dans sa
conquête, je devrais plutôt dire dans sa capture. Le secrétaire d'État connaît la
valeur de l'argent. Il ne le dépense pas pour plaisanter, l'argent achète
l'impossible, le rêve, le plaisir profond. Ces bijoux portent aussi la promesse
d'autres trésors, d'une certaine largesse présageant pour moi d'un confort
matériel rassurant. Le secrétaire d'État veut jouer le jeu selon les règles de l'art.
Chaque maîtresse a son prix, son standing. Je suis un objet haut de gamme. Il
me flatte en me le disant avec ces babioles onéreuses. La parure brûle d'un feu
froid, l'éclat des diamants marié au mystère bleu des saphirs. Les pendants, le
collier, le bracelet et la bague semblent occuper tout le lit, une nouvelle source
de lumière absorbant celle du matin. Est-il trop tard pour reculer ? Puis-je
effacer d'un coup de chiffon ces dernières semaines de ma vie ? Tout ce qui
vient de cet homme porte une charge d'autorité déroutante.
Maggy se sent happée par la magie se dégageant des joyaux, je le vois. J'ai
ressenti la même chose en ouvrant ce paquet emballé de papier ordinaire. Le
secrétaire d'État est un maître de la discrétion. Maggy déjeune avec moi tous
les dimanches, depuis l'absence de Daniel. J'avais hâte de sa présence pour lui
mettre ces choses sous les yeux. L'histoire que je lui ai racontée lui a coupé le
souffle, le secrétaire d'État s'écroulant à mes pieds alors qu'il voulait franchir le
seuil de mes lèvres. Elle aurait cru à une blague, s'il n'y avait eu ces bijoux dont
la lumière lui dévore les pupilles. Ils lui confirment plus que toute autre preuve
cette histoire abracadabrante d'un prince qu'aucun baiser ne tirera de son
sortilège de laideur. Un conte de fées sans coup de baguette final. Le crapaud
restera crapaud, les pierres précieuses et l'or ne pourront faire disparaître par
enchantement les hideurs de mon réel.
Maggy est une belle Noire, une femme qui a de la classe. Elle est ma
meilleure amie, au grand dam de ma belle-sœur qui ne comprend pas notre
amitié. Plus d'une fois, elle m'a reproché mes fréquentations. C'est à ces petits
détails que Arlette évalue mon niveau de raffinement, mon extraction. Pour
elle, je ne suis qu'une vulgaire petite mulâtresse, sans classe et sans dot, qui a
ensorcelé son frère. Sans ses idées communistes, Daniel n'aurait jamais trouvé
intérêt à ma personne. Je ne connais pas l'étiquette bourgeoise, les règles de
savoir-vivre et d'hypocrisie de la haute. Je fais partie de cette classe déchue qui
a connu des revers de fortune, des mauvaises spéculations politiques ou, pis,
des mésalliances. Cette classe de bourgeois ne possédant qu'un nom, beaucoup
d'orgueil, une grande villa vétuste parfois et des femmes à la recherche de
mariages capables de leur assurer une stabilité économique, à défaut de leur
redorer le blason. Il ne manque pas de bons partis dans la classe moyenne noire
aspirant à cette étape suprême de réussite, un mariage avec une mulâtresse,
même démunie. En somme, j'ai tous les défauts du peuple, hormis la couleur.
Moi je sais qui je suis, je connais ma valeur même si je ne vais pas boire des
cocktails avec les bourgeois des clubs fermés. Maggy sent toujours bon. Sa
folle, sa touffe de faux cheveux, ne quitte jamais le haut de son crâne et saute à
chaque mouvement de sa tête. Ses ongles très longs portent généralement le
même carmin que ses lèvres. Elle ne restera pas longtemps veuve, Maggy,
même si la mort d'Henri l'année dernière l'a dévastée. Ce n'est pas le genre de
femme qui peut vivre sans homme. Elle travaille dur toute la journée à
manipuler fer chaud et lisseuse dans son salon de beauté. La nuit il lui faut
dans son lit la rude tendresse d'un homme et sa dureté bien calée contre la raie
de ses fesses.
« Alors ? je lui demande.
— Hmmm… »
Elle prend le petit rectangle de bristol blanc qui accompagne l'envoi. Juste
deux mots y sont tracés en lettres minuscules, avec gratitude. Pas de date, pas de
signature, pas de trace. Le cadeau d'un homme de l'ombre, d'un être inconnu
et puissant qui a jeté son dévolu sur moi.
« Mais pourquoi il ressent de la gratitude envers toi ? questionne Maggy.
— Je suppose que c'est pour l'eau dont je l'ai arrosé l'autre soir, pendant
qu'il crevait sur mon parquet… Mais c'est aussi un prétexte. Alors ? je répète.
— Bon… tu connais ma fascination pour les bijoux, Nirvah… je donnerai
beaucoup pour posséder de pareilles merveilles, mais tout cela me fait un peu
peur… qu'est-ce qu'il veut vraiment ?
— On est des grandes filles, Maggy. Tu sais bien ce qu'il veut. Il veut des
droits sur moi et sur ça, je fais, en lui désignant le bas de mon ventre.
— Et Daniel, dans tout ça ?
— En fait, c'est cela mon problème. Je veux bien me boucher le nez pour
boire la médecine du secrétaire d'État, mais je n'ai pas pour autant de garantie
que Daniel en profitera.
— Et si jamais Daniel s'en sort, dit Maggy pensive, il saura sûrement que tu
as… reçu le secrétaire d'État chez toi. Daniel est-il le genre d'hommes à
ç g
accepter tel… compromis ? Ne t'en voudra-t-il pas ? »
Daniel devra apprendre à faire des compromis. Coucher ou pas avec Raoul
Vincent n'est pas un choix innocent pour moi. C'est une urgence et je dois
décider de son opportunité pour ma survie et celle des enfants.
« Je vais lui renvoyer son cadeau », je dis à Maggy en guise de réponse à sa
question.
Elle me jette l'un de ses coups d'œil à cent mille à l'heure, puis reporte son
regard sur le scintillement des pierres.
« Oui… tu as peut-être raison… , soupire-t-elle. La situation commence à
prendre des proportions hors de contrôle. Ce secrétaire d'État se croit tout
permis. Il se pointe chez toi sans y être invité et il s'arroge des droits. Il fait
asphalter ta rue, du moins nous le pensons. Mais ces bijoux, c'est un peu fort.
Un homme de bien saurait qu'on ne fait pas ce genre de cadeaux à une femme
mariée.
— Maggy chérie, laissons les principes de côté. Je suis dans un merdier
plutôt exceptionnel, tu en conviendras. Moi je comprends bien que le
secrétaire d'État Raoul Vincent est en train d'acheter mes faveurs. Et je vois
aussi qu'il est disposé à payer cher pour les obtenir. La question est de savoir si
je marche dans sa logique ou pas et de mesurer les conséquences dans les deux
cas. Pour le moment, l'idée de baiser avec ce type m'est insupportable. Mais j'ai
fait appel à lui pour sauver Daniel et d'une certaine façon je savais que j'avais
frappé à la porte du diable… »
Mon amie ouvre grand les yeux, elle ne me connaissait pas ce côté si
pragmatique. Je dois grandir vite, Maggy. Chaque jour qui passe éloigne
Daniel de moi, de mes enfants. Chaque jour qui passe détruit un peu de ce que
nous avons bâti jusqu'ici et qui était déjà assez fragile. Il me reste très peu
d'armes pour lutter. Je n'ai que ma peau, mon corps, mon sexe. Mais je pourrai
toujours les laver après, comme la faïence ils seront encore plus beaux.
20
Le besoin de Daniel me dévore la vie. Je n'en peux plus d'être seule. Il
manque à mon corps quelque chose d'essentiel, comme le sel ou l'eau.
L'angoisse et la peur ont fini par tuer les élans de ma chair alors qu'aux
premiers jours de sa disparition j'étais tenaillée du désir constant de Daniel. Je
n'en dormais plus la nuit. Je mange sans faim maintenant. Je n'ai plus besoin
de me sentir belle. Daniel devra réapprendre mon corps, rallumer ma peau et
mon sexe avec ses mains et sa bouche. Mais dans quel état va-t-il me revenir ?
Je lui en veux mais je sais que je ne lui garderai pas longtemps rigueur. Il savait
me faire aimer la vie. Nos moments d'harmonie profonde valaient bien ces
jours où nous nous réveillions comme deux étrangers échoués sur une île
déserte. Avec lui tout était plus intense, plus vrai. Son enthousiasme mettait
une sorte de profondeur aux choses les plus simples. Et nos rires complices
allégeaient les jours les plus sombres. Mais je n'ai jamais pu comprendre cette
colère qui bouillonnait en lui, son refus de laisser faire, de vivre simplement
avec sa femme et ses enfants sans tenter de se battre avec des armes dérisoires
contre le mal absolu. Alors qu'il voyait d'autres tomber, être dévorés. Pourquoi
nous faire cela, à moi et aux enfants ? Si tu reviens, Daniel, je te couverai, te
cacherai, je te ligoterai s'il le faut, pour taire ces mots qui nous déchirent. La
poussière est partie de la rue des Cigales mais elle demeure sur mon visage, au
fond de ma gorge, dans les creux de mon corps. Je me sens grise, desséchée.
L'angoisse ne me lâche pas, le temps n'est plus qu'attente, rien que de l'attente.
Je me refuse tout répit, je ne réponds pas aux invitations des amis qui veulent
me faire changer d'air, m'emmener à la plage à Arcachon, à Montrouis ou en
balade à Kenscoff, ces lieux où il fait bon vivre. Je veux rester entière à mon
malheur tant que Daniel n'est pas rentré chez lui, tant qu'il souffre et
désespère.
Je pense au secrétaire d'État. Au secrétaire d'État en convulsion sur mon
plancher. Quelle incongruité. Comment le regarder dans les yeux encore ? Un
bourreau malade du grand mal. Un bourreau qui ne tolère pas la chaleur, ici en
Haïti. Quelle ironie ! À chaque fois que je pense à lui je suis envahie d'un
immense dégoût. Va-t-il m'en vouloir de connaître sa faiblesse ? Il me fait peur,
il me dégoûte. Mais il est ma seule planche de salut. Va-t-il revenir chez moi ?
Bien sûr qu'il va revenir. Je ne suis pas de taille à lui résister, à le manipuler, à
contrer ses desseins. Je possède quelque chose dont il a besoin, je suis quelque
chose qu'il convoite. Le rapport de force joue en sa faveur cependant, il est
tout-puissant. Mais s'il n'y a qu'une seule chance je dois la prendre. Pour
Daniel, pour Marie et Nicolas. Je ne lui ai pas retourné la parure, en cas de
coup dur je pourrai toujours l'échanger contre du cash rapide chez un
brocanteur.
Le rire de Solange s'est élevé dans l'air, a roulé comme un orage pour
s'estomper en petits spasmes inégaux et j'ai eu l'envie de me retrouver près
d'elle. Avec Solange je n'ai rien à prétendre, je n'ai pas besoin de feindre d'être
forte, je n'ai même pas besoin de parler et je crois que je pourrais pleurer sans
aucune honte. Auprès d'elle je ne ressens pas le besoin de comprendre, je n'ai
plus de questions. Avec Solange je sais qu'il y a la vie et qu'il faut la vivre.
« Hmmm… la rue des Cigales s'est fait une nouvelle jeunesse, Voisine. En
es-tu heureuse ? »
Je ne lui réponds pas. Sa question n'est qu'une introduction au reste de sa
pensée. Elle tire de derrière son oreille une moitié de plume de poule n'ayant
plus que quelques fibres à son extrémité. Elle se l'introduit dans la bouche pour
l'humecter de salive puis se la glisse dans le tuyau de l'oreille droite et d'un
mouvement giratoire rapide de l'instrument tenu entre le pouce et l'index se
donne un plaisir intense. J'entends pendant une bonne minute le chant de la
plume brassant le cérumen. Même manège pour l'oreille gauche. Satisfaite,
Solange émet avec sa gorge quelques couinements qui la font ressembler à une
dinde. La plume de poule retourne ensuite à son poste.
« Les foufounes des femmes, continue-t-elle, c'est comme la faïence. Une
fois lavées, elles redeviennent neuves. Nous ne gardons pas de trace, pas de
marque dans nos corps. Tu me comprends ? »
Je suis saisie de l'analogie dont fait mention Solange car j'y pensais un
instant plus tôt. Je comprends tellement bien son allusion mais n'acquiesce
point. Je fais des yeux le tour de la propriété. Mon regard s'attarde sur les
chênes, les acajous, l'énorme mombin et ses minuscules fruits jaunes. Ils
semblent avoir poussé la veille, pendant la grosse pluie, leurs feuillages délivrés
de la poussière luisent sous le soleil. À ma première visite je n'avais pas
remarqué toute cette volaille picorant un peu partout dans les herbes, des coqs,
des poules et leurs poussins. Tout au fond de la propriété, faisant bande à part,
une famille de pintades se chamaille en lâchant des cris métalliques. La vue de
leurs faces blanches aux reflets bleutés, leurs barbillons rouges, leurs cous nus
me fait frémir. Malgré leur belle robe grise tachetée de perles blanches, je
trouve ces oiseaux bas sur pattes d'une laideur repoussante. Les macoutes
portent en effigie sur leurs uniformes cet animal détestable. Comme lui, ils
sont ombrageux et insaisissables. On dit qu'au temps de la colonie les pintades
sauvages symbolisaient les esclaves en fuite, les marrons. Mais à quel maître
nous dérobons-nous encore un siècle et demi plus tard ? Quand donc notre
nation arrêtera-t-elle de se fuir ? Je me demande si Solange les garde par
solidarité au régime ou si elle les apprête des fois à la sauce créole.
« La dernière fois que tu es venue chez moi la poussière nous mangeait la
prunelle des yeux. Aujourd'hui tout est propre et frais. Les miracles, c'est pas
fait pour les chiens mais bien pour les chrétiens vivants… N'est-ce pas vrai,
Voisine ? »
Solange me débite ses phrases sibyllines en me regardant au travers de la
fumée de la cigarette qu'elle vient d'allumer. Elle épie mes réactions. Sait-elle ?
Bien sûr qu'elle sait pour les visites du secrétaire d'État, pour l'asphaltage de la
rue aussi. C'est une femme d'instinct. Elle doit penser que je couche avec lui.
Je ne crains pas son opinion. Je veux seulement qu'elle sache qu'à ce moment
de ma vie je ne connais pas les limites que je peux franchir pour retrouver mon
homme vivant.
« Il n'est pas mon amant, Solange. Pas encore. Il me faut plus que de
l'asphalte… »
p
Le rire de Solange s'en va jusqu'à la lisière des nuages.
« Toi, tu es bien plus forte que tu n'en as l'air, Voisine. Les propriétaires de la
rue des Cigales sont tous contents, le loyer des maisons va sûrement augmenter
mais ils te traitent déjà de tous les noms. Lequel t'a offert son aide ? »
Donc ils savent. Ils me condamnent. Je ne croyais pas que mon malheur
prendrait tant de formes, me poursuivrait de tant d'aiguillons, je dois à présent
compter avec l'opinion des bonnes gens de la rue, de la ville bientôt. Solange
comprend ma tranquille stupeur.
« Je l'ai connu… dans le temps, elle ajoute. Quand il n'était encore
personne. Fais attention à toi, Voisine… il… le secrétaire d'État est un
homme… particulier dans son plaisir.
— Ça veut dire quoi, Solange ? »
Je sens une alarme sonner dans ma tête.
« Il aime les femmes autant que les hommes. Je suis sûre que tu l'ignorais. »
Le sang se retire de mon corps et revient se jeter avec fracas derrière mon
front. Ma descente en enfer ne fait donc que commencer.
« Oui… je l'ignorais…
— Je ne sais pas s'il a changé depuis… peut-être bien… mais tu sais, ces
gens-là ne changent pas… »
Solange passe à d'autres sujets de conversation. Elle me parle de sa nuit avec
Déméplè, de ce client qui avait irrité le lwa avec ses ambitions démesurées, du
bal animé par l'ensemble de Webert Sicot au Palladium au cours duquel des
macoutes avaient échangé des coups de feu et tué une jeune fille. Moi je suis
dans un trou noir et je tends les mains pour chercher des parois à ma peur.
Un homme au corps sec, sourcils broussailleux et favoris en triangle, franchit
la petite barrière de bois qui mène chez Solange. Il a l'air suspect et ne semble
pas apprécier de me voir causant avec la manbo. Il porte des lunettes aux verres
presque noirs et un pistolet à son côté.
« Bon, je te laisse, Voisine… je vais faire un travail… un de ces jours il
faudra que je te prépare un bain de feuilles. Je le ferai quand Déméplè sera
dans ma tête. »
Je la regarde, étonnée. Elle me fait un clin d'œil en s'en allant.
« Oui… un bain pour chasser la déveine, les pichons… le mauvais air. Pour
toi, ce sera gratuit… »
21
Maggy m'a traînée au cinéma Paramount. Elle a fini par me convaincre de
l'accompagner. Elle m'a fait croire que je lui rendais service, au lieu du
contraire. C'est dimanche. Je me suis mis du rouge sur les lèvres, une petite
robe de coton de soie blanc, au chic sobre, et aux oreilles les pendentifs du
secrétaire d'État. L'envie m'a prise de les porter, ces pendentifs, une soudaine
impulsion. J'ai relevé ma chevelure dans un chignon haut pour les mettre plus
en valeur. Je me suis dit que l'éclat des pierreries me réveillerait de l'ombre où
je m'enlisais. Ou était-ce que je voulais déjà m'habituer à cette autre face de
moi-même, à cette femme qui allait ouvrir sa maison et son corps au secrétaire
d'État Raoul Vincent ? Maggy jeta un rapide coup d'œil étonné aux joyaux
scintillant de part et d'autre de mon visage et ne fit aucun commentaire. Je lui
en fus reconnaissante. L'électricité du bijou pénétra sous ma peau, comme un
virus. Dans la rue je me suis sentie une autre femme, m'attendant à ce que
chaque personne que je croise découvre sur mon visage l'empreinte du désir du
secrétaire d'État. Un sentiment qui me troubla au plus profond de mon être.
Maggy et moi avons choisi la séance de cinq heures, pour ne pas rentrer trop
tard. On passait Ascenseur pour l'échafaud, un film datant de quelques années
déjà. Une histoire intense. Un crime presque parfait qui se déconstruit et
tourne à l'horreur. Un suspense oppressant et bien dosé. J'adore Jeanne
Moreau. J'ai erré avec elle dans les rues de Paris, attendant les nouvelles de son
amant. J'ai ressenti son angoisse, ses doutes alors que les secondes, les minutes
et les heures passaient et qu'il ne venait pas à leur rendez-vous. J'ai regardé sans
les voir les vitrines des magasins, comme elle mes yeux ne cherchaient qu'un
visage, mes oreilles n'attendaient qu'une voix pour recommencer à vivre
pleinement.
Maggy n'a pas aimé le film, parce qu'il est en noir et blanc et trop cérébral.
Elle préfère les histoires comiques ou les grandes aventures genre Autant en
emporte le vent. Maggy fut la petite amie de mon frère Roger quand ils étaient
au lycée. Notre amitié a traversé les épreuves du temps. Elle connaît le tout
Port-au-Prince, côté chambre à coucher, grâce au bavardage des femmes qui
fréquentent son studio de beauté. Son mari est mort l'année dernière d'une
maladie bizarre, on prétend qu'il aurait été lentement empoisonné par son
associé. Mais en Haïti, littéralement personne ne meurt de mort naturelle. Sans
la jalousie ou la méchanceté de l'Autre, nous serions tous immortels. Maggy
travaille dur pour élever sa fille. Elle comprend ma situation. Elle connaît bien
l'épouse du secrétaire d'État qui vient régulièrement faire ses teintures à son
studio. Une femme toujours couverte de bijoux en or mais d'une grande piété,
m'a-t-elle dit. Elle fait souvent des dons aux pauvres. Pour la première fois
depuis que je la connais, je l'ai vu désemparée devant ma situation. Elle a peur
pour moi.
Quand nous sommes sorties de la salle de cinéma, il ne faisait plus jour mais
pas encore nuit. J'aime ces longues journées du mitan de l'année qui n'en
finissent pas de s'en aller. L'air était doux. J'ai été étonnée de voir tant de
monde devant le Paramount, des femmes heureuses dans leurs robes décolletées
au bras de leurs compagnons fraîchement rasés, des jeunes à leurs premiers
rendez-vous, des enfants turbulents, des marchands de friandises, des taxis et
leurs cordons rouges pendant aux rétroviseurs. Le hall du cinéma fleurait un
mélange de parfum capiteux et de bonbon à la menthe. J'ai trouvé étrange que
la vie continue, que les néons du cinéma jettent des rais jaunes et verts sur les
choses et les gens venus se détendre. Alors que Daniel croupit au Fort-
Dimanche. Maggy m'a proposé d'aller prendre un verre au Rex Café mais j'ai
préféré rentrer.
Debout sur le trottoir, nous attendons un taxi. La brise soulève la jupe
évasée de Maggy alors que deux jeunes garçons passent tout près de nous. Ils
sifflent. Nous éclatons de rire. Je sens le poids d'un regard sur mon visage, je le
cherche ce regard, le trouve, il arrête mon rire en plein vol. Raymond, le frère
de Daniel, et Marlène sa femme arrivent en face de moi, ils m'observent, des
reproches pleins les yeux. Je feins de ne pas les voir. Un taxi s'arrête, je m'y
engouffre avec mon amie.
22
« 10 janvier 1963 — Dominique vient moins souvent à la maison et je ne
suis pas retourné chez elle. J'anticipe déjà le moment où je vais entrer dans la
clandestinité totale. L'inaction et la tension me tuent à petit feu. Cette année
1963 sera celle de la grande offensive duvaliériste vers le pouvoir suprême, la
présidence à vie. Malgré le froid des Américains qui ont réduit de plus de
moitié leur aide au pays. On n'a qu'à voir qui Duvalier a mis à côté de lui au
dernier cabinet ministériel pour s'en convaincre. Des idéologues purs et durs,
des as de la propagande comme Maurice-Robert Badette à l'Éducation, Jean-
André Colbert aux Affaires sociales et Simon Porsenna à l'Information et à la
Coordination. Raoul Vincent à la Sécurité publique, en d'autres termes à la
tête de la police politique, est maintenu. Des accords commerciaux ont été
signés avec la Tchécoslovaquie et la Pologne. On dit merde à l'Oncle Sam. »
« 13 janvier 1963 — Je n'ai pas voulu en croire mes yeux en lisant sur Le
Nouvelliste la lettre dans laquelle Yvonne Hakime apporte un démenti public à
un article paru une semaine plus tôt dans un numéro de Paris Match. Elle a nié
avoir jamais été violée et battue à mort par des sbires du gouvernement. Elle a
nié que son passeport ait été utilisé comme pièce de chantage pour assurer son
silence. Elle a nié que sa fille ait été convoquée au grand quartier général et
menacée par l'un des militaires mêmes qui l'avaient visitée ce fameux soir de
janvier 1958. Yvonne Hakime a tout nié. Il n'y a pas eu de levée de boucliers
ni de la droite, ni de la gauche, ni de nulle part. La corruption des esprits est
totale. Le journaliste français qui avait déterré l'histoire de cette femme ne
savait pas le tort qu'il lui causerait. Cette malheureuse subissait toujours,
quatre ans plus tard et dans la solitude, la persécution du gouvernement. Je vais
écrire un papier ce soir même, une réponse en solidarité à cette femme. »
« 21 février 1963 — Ma demande de visa de sortie pour Nirvah et les
enfants n'est toujours pas agréée. Elle ne le sera probablement pas. Tant que les
miens sont ici, je suis lié pieds et poings. La frontière sera la dernière ressource
à envisager si avant fin avril je n'obtiens pas ces visas. »
« 3 mars 1963 — Mon informateur est formel. Michel-Ange Lefèvre
travaille pour le gouvernement. Il est attaché aux services secrets que dirige
Raoul Vincent. La nouvelle ne m'a pas surpris, je percevais de l'homme des
signaux troubles depuis quelque temps. Il a bien joué son rôle. Maintenant je
dois savoir ce qu'il sait exactement. J'ai passé l'information à travers toutes les
antennes. Nous mettons tout en veilleuse. Arrêt total des activités. Je vais
attendre les suites qui ne devraient pas tarder. Sinon je continue ma vie de
professeur et de directeur de journal d'opposition. Mes jours sont fragiles et
pourtant ma force et ma conviction se raffermissent avec la perspective du
danger qui me menace. »
« 8 avril 1963 — Je suis resté plus d'un mois sans consigner un mot dans ce
journal, terrassé par une hépatite virale qui a failli m'emporter. Le docteur
Xavier m'a soigné avec compétence et dévouement. Cet homme proche de
notre famille remplace mon père dont il fut le meilleur ami. Je vais beaucoup
mieux à présent, quoique encore un peu faible. Marie, ma petite infirmière,
trompait parfois la vigilance de sa mère pour venir à mon chevet, malgré les
ordres du médecin qui m'avait mis en quarantaine dans ma chambre. Nirvah
est fatiguée, il lui faut de bonnes vacances. Je m'en veux de négliger ma vie de
famille. Je ne souhaite que les savoir loin d'ici, en toute sécurité. »
« 11 avril 1963 — Encore un coup d'État raté par des militaires. Trois
conjurés ont pu prendre asile dans une ambassade. Un quatrième militaire,
apparemment non impliqué dans le complot, a été assassiné par un collègue
zélé. J'avoue que tout ce brassage m'arrange en attirant l'attention du
gouvernement sur d'autres terrains de menace. Mon contact dans l'armée est
toujours en poste. Les consulats et ambassades débordent de citoyens qui se
mettent à couvert volontairement, sans même avoir reçu de menaces. C'est un
temps où il n'est pas bon d'être le parent éloigné ou l'ami de X ou Y. Les
relations du gouvernement de Duvalier sont au plus mal avec l'administration
Kennedy. La rumeur est persistante d'une prochaine destitution de Duvalier
par les Américains. »
« 17 avril 1963 — Le choc. Je ne m'attendais vraiment pas à celle-là. Le chef
de cabinet du secrétaire d'État de l'Information et de la Coordination est venu
à mon bureau hier matin me proposer le poste de rédacteur en chef du
quotidien Le Palmiste, organe officiel du gouvernement. Ils ne sont pas allés par
quatre chemins. Un drôle de piège. Quel rôle y joue Michel-Ange ? Je ne sais
toujours pas si mon réseau a été découvert. Est-ce une tentative de
récupération pure et simple, comme Duvalier sait si bien le faire ? Puisque je
prétends adhérer à ce parti communiste bidon et que j'ai pu m'exprimer si
longtemps en toute impunité, l'heure venait pour moi de payer de
reconnaissance. Le médecin-président contrôle une gauche personnelle qu'il
voudrait me voir rejoindre. Une aile gauche populiste, de cette gauche
corrompue par les luttes de classes et de pouvoir en 1946. Une gauche
réactionnaire, devenue droite prolétarienne et prisonnière d'une idéologie de
couleur mortifère. Duvalier croit-il vraiment que je vais me laisser embobiner
par son discours populiste anti-bourgeois ? Non, je ne le crois pas. Il y a autre
chose. Il y a bien plus que cela. Je dois réfléchir vite, consulter ma base. Je dois
en parler à Dominique. »
« 23 avril 1963 — Le chef de cabinet m'a accordé huit jours de réflexion
pour répondre à sa proposition. Par une étrange coïncidence, ce délai expire le
25 avril, dans deux jours. Les camarades sont formels, quelque chose se prépare
contre nous. Les jours qui viennent nous enseigneront les autres décisions à
prendre. Selon Dominique, je dois ou bien accepter ce poste, ou bien quitter le
pays avant la fin du délai qui m'est accordé. Prendre l'exil volontaire comme les
autres, dans quelques heures. Le gouvernement de François Duvalier sera illégal
q q g ç g
à partir du 25 avril de cette année. En dépit des simagrées de réélection par les
députés l'an passé, sur les plans constitutionnel et légal ses six ans de mandat
expirent ce jour-là. Mon prochain éditorial le rappellera au peuple haïtien et au
monde et sera aussi ma réponse à l'offre du gouvernement. »
23
La génératrice déjà installée ronronnait sourdement quand je suis rentrée de
chez le dentiste. Le soleil était brûlant comme il peut l'être en saison de pluie,
un soleil nimbé de particules d'eau qui m'avait collé à la peau sur tout le
chemin. L'énorme machine semblait vivre, avec du sang, des nerfs et des crocs.
Sous le hangar un technicien en terminait la mise au point. À l'intérieur de la
maison, je suis tombée sur deux hommes en bleu de travail montés sur des
escabeaux qui prenaient des mesures au haut des murs avec des décamètres
articulés. D'un coup d'œil j'ai compris. La fourgonnette devant la maison
m'avait mise en alerte. Quatre climatiseurs d'air encore empaquetés attendaient
à l'ombre de l'amandier, devant les dépendances. Voilà pourquoi il ne venait
pas, le secrétaire d'État, il préparait son plaisir, s'assurant que la chaleur ne
viendrait pas encore une fois le projeter au sol, sous mes yeux, les quatre fers en
l'air. Je prévoyais tout cela mais les formes que prenait cette lente prise d'assaut
me désarçonnaient. Le piège se refermait sur moi, j'ai paniqué. Un élancement
m'a pris à la mâchoire car l'effet de l'anesthésie s'estompait. Auguste me
regardait, une lueur d'intelligence dans l'œil. Yva surveillait mes réactions tout
en vaquant à ses occupations. La rage de l'impuissance m'a soulevée comme
une houle. Je me suis mise à hurler, à dire « Foutre ! Merde ! Saloperie !
Caca ! ». J'ai agoni d'injures tous ceux qui se trouvaient là. Rien ne pouvait me
retenir. Ma colère m'étouffait, il fallait que je l'évacue ou bien je tombais au
sol, dents serrées. J'en voulais à Auguste, pour ces étrangers dans ma maison,
pour mes nuits sans sommeil, pour le secrétaire d'État, pour Daniel. Il me
foutait la poisse, c'est lui qui avait laissé entrer le secrétaire d'État la première
fois, comme un ver dans le fruit de ma vie. Qui sait les vraies raisons de sa
présence ici ? N'était-il pas un espion dans notre sein ? Un macoute déguisé ?
Je n'ai jamais aimé son air sournois. Mon Dieu, aidez-moi ! Je ne contrôle plus
ma vie. Des gens décident pour moi. Et tous ces soi-disant techniciens, qui
étaient-ils vraiment ? Comment pouvaient-ils envahir mon foyer, mon intimité
sans ma permission ? Mais que vont penser les enfants à leur retour de
Paillant ? Papa est en prison et nous dormons au frais. Papa est bouffé par la
vermine mais nous ne souffrons plus du black-out. Qui va payer la
consommation de carburant ? L'entretien de ces engins ? Comment expliquer à
Daniel, quand il reviendra, ces transformations au-delà de nos moyens ?
Qu'est-ce qu'il est en train de manigancer, le secrétaire d'État ? La rue des
Cigales, d'abord, les bijoux ensuite et maintenant génératrice et climatiseurs
d'air dans ma maison. Il ne me laisse même plus l'option du refus. Il envahit
mon espace vital, décide de mes besoins. La rue asphaltée, passe encore, elle est
à tout le monde, je n'ai aucun droit particulier sur ce bien public. Elle profite à
toute une communauté. Les bijoux… pourraient représenter l'hommage d'un
admirateur et un soi-disant geste de gratitude. Mais là, il va trop loin, il touche
à mon environnement direct, ma maison, mon refuge, mon dernier
retranchement. Le secrétaire d'État telle une araignée maléfique tisse sa toile
autour de moi. Sait-il que Daniel ne reviendra plus ? C'est cela, Daniel est
mort, sinon il ne prendrait pas possession de sa maison sans vergogne. J'ai
besoin de pleurer, mais les larmes ne coulent pas. Depuis des semaines je sens
que des larmes m'empoisonnent le corps, me dévorent la gorge, elles me
refusent la grâce de me délivrer. Je dois croire que Daniel est vivant et qu'il
m'est possible de le maintenir en vie en acceptant cet homme.
Je me suis calmée quand j'ai mis fin violemment aux services d'Auguste. Je
ne pensais pas aux conséquences de mon geste, cet homme était comme une
tumeur dont je devais me débarrasser. C'était une question de survie. Je
commettais sûrement un abus en mettant au chômage un père de neuf enfants
mais mon énervement ne voulait pas entendre raison. Les techniciens
m'observaient d'un air circonspect tout en continuant leur travail. Ma crise
d'hystérie les avait probablement impressionnés. J'ai demandé à celui qui
semblait le chef d'équipe le nom du commanditaire de ces services.
Évidemment il le savait, le secrétaire d'État Vincent, m'a-t-il répondu en
consultant quand même son bon de commande, se demandant à quel petit jeu
je jouais. Évidemment mon opinion lui importait peu, il ne pouvait pas ne pas
installer ces appareils. Je ne trouve pas d'issue, ni dans ma tête ni autour de
moi.
24
Arlette venait en éclaireuse. Après notre dernière altercation, je ne pensais
pas qu'elle reviendrait si tôt à la maison. Elle s'amena à l'improviste, en fin
d'après-midi, avec Nicole et Ghislaine, ses meilleures amies. Elle n'avait
probablement pas pu convaincre Sylvie de l'accompagner dans cette
reconnaissance des lieux. Que savait-elle ? Avait-elle finalement eu vent des
visites de Raoul Vincent ici ? Dès son entrée dans la maison elle chercha des
yeux d'éventuels changements, du neuf, de quoi confirmer les ragots qui
circulaient sûrement déjà dans la ville. La génératrice peinte d'un vert criard ne
lui échappa pas même si elle fit semblant de ne pas voir la grosse machine
reposant sous le hangar. Arlette ne s'intéressait pas particulièrement à mon sort.
Enfin, un peu, puisqu'il était lié à celui de Daniel. Mais elle voulait surtout
trouver d'autres raisons de m'en vouloir, de justifier sa méfiance envers moi.
Pendant un moment nous avons parlé de la chaleur qu'il faisait. Ici à Port-
au-Prince les mois de canicule paraissent toujours plus torrides que ceux de
l'année précédente. Comment leur survivons-nous ? En allant passer les
semaines les plus dures à la campagne ou en montagne. Nous avons ensuite
commenté les tendances de la mode, les robes princesses qui amincissent la
silhouette, le port du pantalon de plus en plus courant chez les femmes. Il y
avait aussi ce magasin de chaussures à la rue du Centre, chez Vitiello, et son
nouvel arrivage de modèles italiens. Il fallait voir les sandales en cuir et les
escarpins vernis à talon aiguille. Le dernier cri. Yva nous a servi du jus d'orange
frais. Mais il y avait d'autres mots en route, des mots impatients, rusés,
cherchant le moment propice pour se faufiler entre nous.
« Je sais qui a fait asphalter la rue, Nirvah… Un ami au ministère des
Travaux publics m'a confirmé qui a demandé, je devrais plutôt dire qui a
ordonné, au secrétaire d'État Philibert d'exécuter ce travail. »
Finalement nous y voilà. Une attaque frontale. Arlette n'y va pas par quatre
chemins. Elle tire ensuite une longue bouffée de sa cigarette qu'elle relâche en
inclinant sa tête en arrière. Nicole roule nerveusement entre son pouce et son
index les perles de son collier. Ghislaine croise et décroise ses jambes en
tapotant son chignon. En les invitant à s'asseoir sous le patio tout à l'heure, je
me suis promis de ne pas me laisser énerver ni prendre à leur jeu. Je vais être
une hôtesse accueillante et patiente. Et je vais mentir, sans vergogne, sans
pudeur ni remords. À partir d'aujourd'hui, je vais apprendre à dire le contraire
de ma pensée, à construire autour de ma vie un écran derrière lequel je serai à
l'abri des oiseaux du genre d'Arlette.
« Tu es décidément bien informée, Arlette. J'ignore toujours à qui je dois ce
cadeau de Noël avant l'heure et toi tu le sais déjà. Hmmm… Dois-je penser
que tu avais les moyens et les contacts pour faire asphalter la rue des Cigales
depuis tout ce temps ? Et tu n'as rien fait ? En tout cas, tous les riverains de la
rue des Cigales garderont une reconnaissance éternelle à ce… à cette
personne…
— Tu ne souhaites pas savoir de qui il s'agit ? » Arlette feint de ne pas
comprendre mes sous-entendus et m'observe avec une attention extrême.
« Je sais que tu brûles de me le dire, Arlette. Qui c'est ?
— Le secrétaire d'État Raoul Vincent. Tu le connais ?
— Oh ! » fait Nicole en sursautant, comme si elle avait entendu prononcer
le nom de Belzébuth. Quelle mauvaise comédienne.
Je réponds tranquillement à Arlette :
« Je le connais de nom… comme tout le monde.
— Il est le chef de la police politique de Duvalier, en d'autres termes l'un
des hommes les plus puissants du moment. Ne trouves-tu pas étrange qu'il
fasse asphalter la rue des Cigales alors que Daniel est en prison ? »
Je feins de réfléchir à la question.
« Cela peut paraître étrange, en effet… mais pourquoi veux-tu lier les deux
faits ? Le secrétaire d'État… Vincent… a sûrement des raisons personnelles de
s'intéresser à cette rue.
— Comme… une nouvelle maîtresse ? lâche Ghislaine avec une perfide
douceur.
— Pourquoi pas ? je réponds calmement en les regardant chacune à son
tour. Le cul, quand on sait s'en servir, est utile parfois… »
25
Le secrétaire d'État allume lui-même le climatiseur du salon. Il vérifie
l'installation, suit des yeux le parcours du câble électrique sortant de l'appareil
jusqu'à la prise de courant et hoche la tête avec satisfaction. Je n'y ai pas touché
depuis trois jours que cette boîte pend au mur, ni à celle-là, ni à celles des
chambres à coucher. Manipuler les manettes pour faire fonctionner ces
appareils serait comme une trahison de mon orgueil mais j'ai quand même
apprécié qu'il se soit soucié du confort de tous les membres de la famille. Le
secrétaire d'État s'assied ensuite et ferme les yeux, semblant jouir du
ronronnement léger du moteur de l'appareil qui est en train d'abaisser la
température de la salle. À croire qu'il oublie ma présence dans la pièce. Sa
respiration devient plus lente, plus régulière. Il n'a fait aucune allusion à son
malaise de la dernière visite, c'est comme si rien n'était arrivé. S'il pense que je
vais lui demander des nouvelles de sa santé, il peut toujours attendre. L'air frais
du salon augure d'une nouvelle étape dans ma relation avec cet homme. J'ai
passé la semaine redoutant sa venue prochaine et l'espérant à la fois. Il n'y avait
plus aucun doute qu'il reviendrait dans cette maison, je me demandais
seulement quelle serait sa nouvelle victoire. On est samedi aujourd'hui. Pour la
première fois je vois le secrétaire d'État en manches de chemise et pantalon de
toile. Il est encore plus mal foutu sans le camouflage du veston. Un pistolet de
petite dimension est glissé dans sa ceinture. La disproportion entre le haut et le
bas de son corps est grotesque. Son estomac tire un peu sur les boutons de la
chemise, ses genoux se touchent, il est kounan.
« Et si on devenait amis, vous et moi, madame Leroy ? »
Le secrétaire d'État me parle alors qu'il a encore les yeux fermés, il semble
renaître avec le froid qui augmente. Je suis irritée qu'il me parle comme si je ne
me trouvais pas dans la pièce, comme si ses paroles n'étaient que pure
formalité. Ces mots déclenchent aussi une panique sourde dans mon estomac.
Ils me mènent inexorablement vers un point de non-retour. Quelle sorte
d'amitié me propose-t-il là ? N'a-t-il pas le courage d'appeler les choses par leur
nom ? Je refuse de jouer aux petits jeux de l'amour et du hasard avec lui. Il faut
qu'il me dise clairement le fond de sa pensée. Je ne vais pas accepter une
relation dont les conditions ne sont pas clairement exprimées. Je me dois au
moins cela. Cet homme devra me dire qu'il veut me posséder, dans ma maison
qui est celle de Daniel, alors que mon mari emprisonné au Fort-Dimanche est
à sa merci. Il doit être clair entre nous que je me soumets à son désir, que
j'accepte la profanation de mon foyer sachant que c'est le prix à payer pour
sauver Daniel. Je ne vais pas lui faire cadeau de l'illusion d'une conquête. Il
n'aura pas besoin de me forcer, ce serait une peine perdue, je ne fais pas le
poids devant lui. Mais il n'aura pas ma connivence.
« Ne le sommes-nous pas déjà, Excellence ? » La hardiesse et le ton de ma
réponse tirent le secrétaire d'État de son apathie. J'enchaîne aussitôt. « Sinon,
comment expliquer… certains changements dans mon environnement ?
Ê
Comment expliquer ce cadeau… outrageusement précieux ? Êtes-vous aussi
généreux avec les épouses de tous les opposants emprisonnés ?
— Une femme de tempérament… », fait-il en souriant. Il m'observe alors
que ses paupières sont presque closes. « Détrompez-vous, madame, vous êtes,
pour le moment, la seule femme de dissident à jouir du… privilège… de ma
générosité.
— Vous m'en voyez flattée, Excellence. »
Le secrétaire d'État ignore mon ironie.
« Appelez-moi Raoul, madame.
— Si vous le voulez… Raoul. »
Le secrétaire d'État se lève et va lentement vers la table d'angle qui porte
notre tourne-disque. Il choisit dans le lot de disques un trente-trois tours qu'il
dépose sur le plateau. Il commande ensuite au bras mécanique et l'aiguille
vient se déposer sur le vinyle avec un faible chuintement. Chopin. Les valses
favorites de Daniel. Je voudrais m'enfuir, mais les quatre murs de cette pièce
sont soudain ceux d'une prison.
« J'aime les femmes de tempérament, Nirvah. Point n'est besoin de rôder
autour du pot avec elles. Je vous le dis tout de suite, je vous veux. Je vous ai
voulu dès que vous avez franchi le seuil de mon bureau, au ministère. Je ne
pouvais croire en ma chance. Votre mari est un imbécile qui se fait enfermer à
Fort-Dimanche alors qu'il possède une femme comme vous. Un imbécile qui
se bat contre des moulins à vent. Il a des idées… hmmm… le pauvre fou. »
Le secrétaire d'État réfléchit un instant, et quand il continue sa voix a la
dureté du métal.
« François Duvalier va être nommé président à vie dans quelques mois. 1964
sera l'année de la victoire totale. Les spécialistes de la loi au Parlement
travaillent à modifier la Constitution du pays à cette fin et tant pis pour les
mécontents. Il sera plébiscité par référendum… une formalité… et plume ne
grouillera dans ce pays, pardonnez-moi l'expression, madame. Ils ne font pas le
poids, ces communistes infiltrés. Tenez… l'UCH, cette Union des
communistes haïtiens à laquelle adhère votre mari… un montage, un
laboratoire de contrôle de l'opposition, du théâtre. Son secrétaire général,
Michel-Ange Lefèvre, est notre homme, nous l'avons récupéré. Ce parti
communiste a été fabriqué de toutes pièces. Du beau travail. Il reçoit des
subventions régulières de mon ministère. Daniel Leroy, et les autres avec lui,
des jeunes, des adolescents encore, ont poursuivi leurs convictions jusqu'au
sacrifice, pour rien. Ils ne jouaient qu'à un jeu dangereux d'illusions. Les naïfs,
ils se sont fait baiser de belle manière. Vous êtes à présent l'une des rares
personnes à le savoir et je vous saurais gré de garder secrète cette information
car elle met votre vie en danger. Votre cher époux croyait se jouer de nous. Il
pensait pouvoir se cacher derrière l'UCH pour comploter contre le
gouvernement, armer les jeunes, soulever l'arrière-pays. Son plan était
intelligent je l'avoue. Il nous a trompés longtemps. Mais son projet n'aurait pu
aboutir. Nous contrôlons toutes les sources d'agitation potentielle, écoles,
universités… églises… syndicats… Nos agents sont présents dans les gaguères,
dans l'enceinte des stades, les lupanars. Chaque jour, plus d'hommes et de
femmes de toutes les classes sociales s'enrôlent dans les rangs des VSN pour
s'infiltrer dans les foyers, les alcôves, les dispensaires médicaux et j'en passe. Ils
y p j p
travaillent nuit et jour. Comme une volée de pintades, ils traversent en tous
sens le territoire, repérant de loin tout bruit insolite, tout mouvement suspect.
On aurait tort de sous-estimer leur efficacité. Comme ces oiseaux aux corps
trapus qui courent pourtant si vite, ils sont les véritables sentinelles de la
révolution. La résistance sera balayée aussi facilement qu'un fétu de paille.
Nous n'avons peur de rien, pas même des Américains. Duvalier a foutu à la
porte du pays cet ambassadeur états-unien qui avait osé lui offrir un million de
dollars pour abandonner le pays avec sa famille. Il n'a eu que vingt-quatre
heures pour foutre le camp. L'impertinent ! John Kennedy a envoyé ses
destroyers mouiller dans nos eaux, une tactique que d'autres ont utilisée avant
lui, tout au long de notre histoire. Mais il en faut plus pour intimider les fils de
Dessalines que nous sommes. Une femme comme vous rend les hommes fous,
madame, fous de vous posséder. J'aime voir vos veines courir sous la
transparence de votre peau. J'imagine le désordre de vos cheveux soyeux dans
l'ardeur de l'amour. Vos lèvres sont faites pour s'enrouler autour de la
jouissance d'un homme, vos yeux laissent des traces de feu sur ma peau. J'ai
mal de vos mains. La cambrure de votre corps me donne froid aux reins. Vous
êtes une femme dont je n'aurais même pas osé rêver, une femme qui ne regarde
pas deux fois un homme comme moi. Et voilà que vous tombez dans mes
mains, de votre propre gré, comme une manne du ciel. Je ne vous ferai pas de
mal, Nirvah. Tant que vous ne m'y obligerez pas… »
L'émotion et le cynisme du secrétaire d'État m'ébranlent. Michel-Ange
Lefèvre… Il n'est pas revenu ici depuis l'emprisonnement de Daniel. Un
homme avec qui il passait souvent de longues heures à discuter sous le patio,
derrière la maison. Un homme que Daniel respectait, qu'il aimait comme un
père. Je l'écoutais parfois parler de ce temps, il y a une vingtaine d'années, où
des hommes comme Étienne Charlier et Anthony Lespès, poursuivant le travail
commencé par Jacques Roumain, militaient au sein du premier parti socialiste
en Haïti. Lors, les hommes de conviction menaient leurs combats à visière
levée contre les gouvernements et les corruptions de la bourgeoisie marchande.
Plus maintenant, se lamentait-il. Avant, les relations entre le pouvoir et les
communistes n'étaient pas aisées, ils connaissaient parfois la prison, mais ils
représentaient à l'époque une force qu'on pouvait difficilement museler.
Lefèvre nous parlait d'articles de journaux publiés dans La Nation, véritables
pièces d'anthologie. À l'occasion, il déclinait quelques vers d'Anthony Lespès.
Daniel buvait ses mots. Mais pourquoi, lui avais-je une fois demandé, avait-il
fondé son propre parti et ne militait-il pas avec cette gauche qui se voulait
l'héritière de la première mouvance communiste en Haïti, celle des Roumains
et consorts ? « Parce que je prônais l'ouverture, un dialogue avec le pouvoir, au
lieu d'encourager cette tendance à la clandestinité et au marron-nage dont ne
peuvent se défaire nos politiciens de la gauche haïtienne », me répondit-il. Je
comprends à présent de quelle ouverture il parlait. Qu'est-ce qui peut faire
changer autant un homme ? Après l'arrestation, j'ai brûlé Gouverneurs de la
Rosée, Le Capital, Les Clés de la lumière, Compère Général Soleil et tout un tas
d'autres livres et de revues que Daniel gardait dans des rayons secrets de sa
bibliothèque. Il n'y a donc aucun espoir, les racines de la dictature s'enfoncent
chaque jour plus loin dans la terre d'Haïti. J'ai du mal à prendre la mesure de
la profondeur de la situation où je me retrouve. Le désir de cet homme est
p j
d'une aveugle intensité. Avec moi il va enfin accomplir son plus profond
fantasme, dominer et posséder une mulâtresse. Il va baiser la bourgeoisie,
renverser avec son sexe et son pouvoir toutes les barrières du mépris et de
l'exclusion. Voudra-t-il jamais que Daniel me revienne ? Quelle vie pourrai-je
reprendre avec mon mari quand ce cauchemar sera terminé ?
« Et Daniel, dans tout cela, Exc… Raoul ? Est-il encore maître dans sa
maison ? L'avez-vous déjà exécuté ? Pour quelle raison accepterais-je alors de
vous accorder mes faveurs ? À cause de la peur brute de votre vengeance si je
me refusais ? »
Le secrétaire d'État devient la proie d'une vive irritation. Son regard ne me
lâche pas, dur et exaspéré. Je m'attends à un éclat de colère. Je remarque que
toute allusion à Daniel suscite chez lui un état de nervosité qu'il contrôle mal.
Il se met debout et m'observe, je reste assise et ne baisse pas les yeux sous le
poids de son regard. Le secrétaire d'État retire son portefeuille d'une poche de
son pantalon. Il cherche un peu et tire un papier plié, un billet, qu'il me tend.
Je ne comprends pas, je prends la note et la déplie, mes mains tremblent un
peu. Je dois regarder de près pour déchiffrer quelques mots écrits au crayon sur
une feuille un peu sale de cahier d'écolier. C'est Daniel, je reconnais ses lettres,
le moulé de ses mots. Daniel qui souffre, qui est vivant. Je devine plus que je
ne lis, mon cœur bat trop fort « chérie… pense à toi… nos enfants… tout faire
pour sortir bientôt… ma santé fragilisée… espère te revoir… prends courage… »
Enfin, une goulée d'air frais, enfin de l'eau pour ma soif ! Je voudrais rire et
pleurer à la fois. Je voudrais être seule pour savourer cet instant. Le secrétaire
d'État est debout devant moi, il se gratte la gorge. Pendant une minute j'ai
oublié sa présence et jusqu'à son existence. J'entends un bruit métallique et je
relève la tête. Mon visage se trouve vis-à-vis de son bas-ventre. Sa ceinture est
débouclée et il défait avec peine les boutons de sa braguette distendue. Je
cherche son visage, son œil est fixe, il salive abondamment, la commissure de
ses lèvres en est mouillée. Le pantalon et le caleçon tombent à ses pieds, telle
une sentence. Il n'y a aucune équivoque sur ce qu'il attend de moi. Avec le
secrétaire d'État ce sera donnant donnant. La vie de Daniel contre la jouissance
de mon corps. Son désir impatient cherche déjà le chemin de ma bouche. Son
halètement me parvient, fondu dans l'Allegro appassionato de Chopin. Je ne
reconnais pas la voix enrouée du secrétaire d'État quand il me dit : « À
genoux… Nirvah. » Il n'y a plus d'issue pour moi. Je glisse sur mes genoux. À
ce moment me vient à l'esprit l'image de Solange agenouillée dans son rêve
devant Déméplè. Mais moi, je ne suis pas en train de rêver.
26
Il était épuisé ce matin-là, vidé de toute sa substance, les jambes en coton et
la tête habitée de grandes taches de lumière. Il était heureux comme il ne l'avait
jamais été de toute sa vie. Rentré chez lui au petit matin, il n'avait pas regagné
sa chambre, il préférait l'atmosphère de son bureau d'où il pouvait voir poindre
l'aube au coin d'une fenêtre. Son lit, son repos, la température de son corps, ses
secrets les plus intimes, ses sanglots n'appartenaient plus à cet endroit. Ils se
trouvaient à la rue des Cigales, auprès de Nirvah Leroy. Sa femme et lui
faisaient chambre à part depuis quelques années. Il ferait volontiers maison ou
vie à part aujourd'hui. Les soubresauts de son sexe épuisé mais têtu de désir
tenaient vivaces en lui les images de sa nuit. En trois fois il l'avait aimée. Elle
avait réveillé sa force, ses vertes années. Il brûlait du souvenir de ses lèvres
humides de son sperme quand il avait joui dans sa bouche, quand il était mort
et revenu à la vie dans sa bouche. Il sentait encore sous ses mains le grain de sa
peau moite d'amour. Il entendait les plaintes qu'il avait fini par lui arracher au
bout de la nuit tellement il l'avait caressée. Il avait attendu ce moment où le
corps brisé de Nirvah ne résistait plus et avait cédé malgré elle à l'aiguillon du
plaisir. Un éclair lui traversa la tête quand il pensa aux pieds de Nirvah. Il
devait protéger ses pieds. Elle ne les abîmerait plus à marcher dans les rues
poussiéreuses de Port-au-Prince, à faire ses courses dans des taxis où elle se
faisait piétiner. Il allait lui offrir une voiture neuve, l'une de ces petites
japonaises qui venaient d'arriver au pays. Toutes les bourgeoises en raffolaient.
Une Contessa. Un écrin pour sa beauté. La révolution avait ravi son véhicule, il
lui en donnerait un autre sur les fonds du ministère, ce ne serait que justice.
Pourtant une alarme résonnait de temps à autre à ses oreilles. Il tentait de
l'ignorer, de la chasser. N'était-il pas Raoul Vincent, secrétaire d'État
omnipotent du gouvernement tout-puissant de Duvalier ? Un homme en qui
le chef de l'État avait toute confiance ? Qui avait pouvoir de vie et de mort sur
chaque citoyen de ce pays ? Cette femme lui revenait de droit, puisqu'il la
voulait. Il la méritait. Pour toutes les fois où il avait oublié d'être un homme.
Pour le reste il s'arrangerait. Aucun obstacle ne l'avait jamais arrêté auparavant,
quand il s'agissait de garantir la sécurité du pays et de son chef. Quand il devait
assurer la stabilité du pouvoir, il ne connaissait ni scrupules, ni états d'âme, ni
doutes. À ses yeux, une vie n'avait aucune espèce d'importance devant l'intérêt
suprême de l'État. Pourquoi les choses changeraient-elles ? Il s'agissait à présent
de sa stabilité physique et mentale. Il était venu le temps de penser à lui-même.
Depuis qu'il avait rencontré Nirvah Leroy, il comprenait qu'une vie, une seule,
pouvait faire toute la différence. Une vie était en train de lui ravir sa force, sa
méfiance, son cynisme. Cette vie venait de lui faire goûter au bonheur. Raoul
Vincent savait que la vie ne faisait pas de tels cadeaux sans exiger un prix élevé,
un prix de sang. Le sang de Daniel Leroy. Le sang des hommes qu'il devrait
encore assassiner pour garder son pouvoir, pour inspirer la peur, pour nourrir la
dictature. Pour garder Nirvah. Son sang à lui, peut-être. Le sang de Nirvah.
Non ! Jamais il ne permettrait qu'on lui fasse du mal, que l'on touche à un seul
de ses cheveux. Qu'un homme la regarde par deux fois et il l'étranglerait de ses
propres mains. Il voulait la vie pour Nirvah, et tout ce qui était beau, pour la
rendre encore plus belle. Il la voulait heureuse. Elle finirait bien par oublier
Daniel Leroy. Il lui offrirait des fleurs, des parfums, de la musique et des fruits.
Des livres aussi, elle lui avait dit aimer beaucoup la lecture. Il s'arrangerait pour
lui devenir indispensable. Pour lui donner confiance et protection. Elle était
une femme intelligente, volontaire, qui n'avait pas peur de prendre ce dont elle
avait besoin pour vivre. Une survivante, voilà ce qu'elle était. Le genre de
femmes qu'il aimait, qui n'avait pas le temps de faire de chichis avec
l'existence. Une femme qui ne se mentait pas, qui n'avait pas peur de regarder
la vie dans les yeux. Une femme dont un homme avait besoin pour ne jamais
faiblir, qui pouvait susciter en lui des ressources inépuisables. Le temps était
avec lui, son allié et son complice. Il s'assurerait du bien-être de ses enfants. Il
ferait en sorte que tous ses besoins, du plus important au plus insignifiant,
soient satisfaits. Il lui faudrait trouver de l'argent, beaucoup plus d'argent pour
répondre à toutes ses exigences. Il s'arrangerait. Il n'avait jamais accordé
d'importance à l'accumulation de sous, il se contentait de vivre bien et de gérer
les fonds à sa disposition au mieux des intérêts de son gouvernement. Il
habitait, dans le quartier Peu-de-Choses, la même maison de famille, qu'il avait
fortifiée, contrairement à certains de ses collègues qui se faisaient construire des
résidences princières sur les hauteurs de Port-au-Prince. Bien sûr, sa femme
adorait l'argent et lui en réclamait de plus en plus souvent, des sommes de plus
en plus importantes. Il devait faire des accrocs dans la gestion de son ministère
pour la satisfaire, pour avoir la paix. Maintenant les choses allaient changer. Il
allait se payer les services qu'il rendait à la cause à leur juste valeur. Comme le
faisaient presque tous les autres. Finalement, à quoi lui servait tout ce pouvoir
sans l'argent ? Et s'il tombait en disgrâce demain, de quoi vivrait-il ?
Qu'adviendrait-il de Nirvah ? Il allait exiger des pots-de-vin, des commissions
pour faciliter des passations de contrat, il vendrait ses faveurs, sa protection
aurait désormais un prix, il inventerait des projets bidon pour obtenir des
fonds. Il était un vieux de la vieille. Il s'arrangerait.
27
Me laver. Me laver longuement et profondément, me défaire de cette
souillure qui n'est pas seulement dans ma chair mais aussi dans mon âme.
Laisser couler une eau claire et neuve sur l'impuissance et la rage de mes mains.
Nettoyer ma mémoire des gestes, des odeurs et des bruits de la nuit qui ne me
quittent pas. Me laver de ce plaisir arraché de force à mon corps. Un besoin qui
tourne à l'obsession. Je ne supporte plus de respirer dans ma peau. Solange…
Oui, je dois voir Solange. Contre toutes mes convictions, contre toute
rationalité naît dans mon âme le besoin de me faire toucher par cette femme,
de la laisser verser l'eau dont ma peau a besoin pour retrouver un peu de
sérénité.
J'ai compris au bout d'un moment que Déméplè visitait Solange ce matin-
là. Un foulard de soie rouge serrait sa tête, elle portait un caraco bleu de
paysanne liseré de ric-rac multicolore aux manches et à l'ourlet et ses yeux de
miel n'ont pas souri en me voyant arriver. Elle vaquait à des occupations
imprécises et fumait une cigarette après l'autre. Par moments, elle prenait une
lampée d'une bouteille de trempé posée à même le sol. Il m'a semblé aussi que
ses gestes étaient plus lents que d'habitude, comme si elle les exécutait sous la
dictée d'une voix perceptible d'elle seule. Elle donnait des ordres à la petite
Ginette et la rabrouait vertement lorsque l'enfant ne suivait pas ses instructions
à la lettre. Krémòl, son frère, lançait des grains à la basse-cour. Je suis restée un
long moment à les observer, ne sachant comment dire à Solange le motif de ma
visite. Puis, elle s'est retournée tranquillement vers moi et m'a demandé de but
en blanc :
« Tu viens pour le bain, Voisine ? C'est un bon jour, tu sais, la… la personne
est avec moi. »
Est-ce que Solange m'espionne ? A-t-elle un moyen de savoir ce qui se passe
à l'intérieur de ma maison ? Peut-elle lire dans ma tête ? Prend-elle sur ma peau
l'odeur de l'homme qui s'est forcé en moi toute la nuit ? A-t-elle le moyen de
voir la marque de ses dents de prédateur sur mon corps ? J'ai envie de rentrer
chez moi. Toute ma détermination fond sous l'impression d'être cernée de tous
côtés par des regards inquisiteurs. Je ne contrôle plus ma vie, une sensation qui
se mue lentement en panique. Aucun mot ne sort de ma bouche.
« N'aie pas peur. Je ne te ferai aucun mal. Mais tu dois vouloir toi-même.
Est-ce que tu veux le bain ? » Solange s'énerve un peu. Déméplè est impatient,
elle me l'avait dit.
« Oui… , je réponds finalement.
— Bon… alors attends-moi ici, je vais faire chauffer de l'eau. »
Je suis assise sur une chaise basse, dans une petite pièce au sol en terre
battue, un badji. Je ne crois pas aux vertus du bain que je vais prendre. Je me
trouve tout à fait pitoyable, attendant les gestes d'une femme qui ne sait ni lire
ni écrire, qui prépare des simples et monte des pwens pour les macoutes.
Solange vit de la crédulité des hommes et des femmes désemparés. Pourtant je
suis là, passive, à l'attendre, suis-je en train de me punir ? Ai-je perdu toute
estime de moi-même ? Me reviennent les mêmes sensations qui me
terrorisaient quand, petite fille, j'allais à confesse. Des images saintes décorent
les murs du badji de Solange, des vierges à la peau noire et d'autres à la peau
blanche. Des bougies brûlent aux quatre coins de la pièce. Une grande bassine
à côté de moi dégage un parfum profond, mélange de basilic, de citronnelle,
d'oranger, de zèbaklou et de plein d'autres feuilles que Solange a cueillies dans
la cour, l'une après l'autre, une bougie allumée dans une main. Solange
termine ses préparatifs en lâchant dans l'eau du bain le contenu d'un flacon
qu'elle a pris sur une étagère chargée de bouteilles et de statuettes votives.
« Le tafia, c'est pour Déméplè, elle me dit avec sérieux. Il le boira dans ton
corps. Déshabille-toi, Voisine, elle ajoute. Enlève tout. »
Je m'exécute et me rassois sur la petite chaise dont la paille me pique les
fesses. Solange prend une timbale en aluminium, la trempe dans la bassine et
verse très lentement le liquide sur ma tête. L'eau coule sur mon corps et se perd
dans la terre battue sous mes pieds. Le parfum des feuilles, la lumière des
bougies, l'odeur du tafia, les images des vierges noires et blanches. La main de
Solange qui glisse sur mes cheveux, mon visage, mon cou, les feuilles qu'elle
applique sur mes épaules, mes seins, mon ventre. Entre mes cuisses. Solange et
son chant qui accompagne l'eau sur ma peau, timbale après timbale. Il se passe
soudain une chose étrange. Ce n'est plus Solange qui me touche, c'est
Déméplè, c'est Dantòr la vierge noire, Fréda la vierge blanche, c'est le bon
Dieu avec tous les saints et tous les anges. La délivrance. Comme le nouveau-
né qui s'engage enfin vers la lumière après mille douleurs, les larmes sont
sorties de mon corps. Un flot de larmes. Une marée brusque qui m'a surprise
mais que je ne pouvais ni ne voulais retenir. L'eau de mes yeux mêlée à l'eau au
parfum épicé des feuilles, en offrande à la douleur. Des sanglots me secouaient
toute, de plus en plus violents. Un orgasme de l'âme, libérant pour quelques
instants les ombres accumulées autour de ma tête. J'ai pleuré pour la première
fois depuis la disparition de Daniel.
28
J'ai brûlé les pages, une à une. J'ai même brûlé les pages vierges, et la
couverture tendue de toile grise. Comme pour effacer l'absence. Pour conjurer
la disparition. Pendant quelques minutes, pendant que les feuillets de papier se
tordaient sous la morsure de la flamme, la vie est redevenue comme avant,
insipide, prévisible et merveilleuse. Une succession de jours rythmés par le
chant du coq au petit matin, la cueillette des fruits de mon jardin, le menu du
déjeuner à préparer, la santé de Marie et Nicolas et les conversations avec
Daniel où nous étions comme deux astres orbitant autour d'un même soleil
sans jamais nous toucher. Ce petit carnet n'a jamais existé, je n'ai pas lu ces
mots qui essaient d'expliquer à quelqu'un d'autre que moi-même les raisons de
l'impensable. Des mots qui sont tombés comme un gros orage sur ma vie et
qui laissent derrière eux un mauvais temps tenace. Je regarde dans les arbres, il
fait pourtant beau, la lumière m'ouvre les bras. Je me glisse dans son
immensité, loin, très loin d'ici. Depuis l'absence de Daniel, je vis dans deux
dimensions à la fois. L'ombre et la lumière. La chute de l'une à l'autre
m'ébranle souvent. Un choc physique que j'apprends à maîtriser, un grand
frisson, une soudaine apnée. Les feuilles des acajous caressés par la brise
dessinent des mouvements lumineux sur le sol. Un mouvement incessant
comme celui d'un fleuve. La fumée m'a un peu irrité les yeux. C'était la même
chose quand Daniel fumait son cigare dans la maison. Il avait fini par accepter
de ne fumer que dehors. Les enfants me manquent. Ils doivent s'amuser à
Paillant. Je le voudrais. Je voudrais que n'existe aucune ombre à leur soif de
vivre.
L'histoire de Daniel s'arrête là. Toute son histoire tient dans ce monticule de
cendre au fond d'une marmite en fer-blanc. Je tombe dans la dimension où il
fait noir. La lumière disparaît, on dirait que quelqu'un a manipulé un
interrupteur. Les funérailles de Daniel. Je viens de chanter les funérailles de
Daniel. Son corps s'est désintégré, même ses os ont cédé au brasier. Ces cendres
me font veuve. Je suis veuve et honnie. Arlette disait vrai, je n'ai apporté que le
malheur dans la vie de son frère. Et pour cela je devrais expier. Me recouvrir la
tête de ces cendres et m'immoler sur le même bûcher que Daniel comme les
veuves en Inde. Comme ce serait bon d'en finir, de ne plus rien sentir, de
n'avoir plus peur, de laisser le monde avec ses problèmes, ses ennuis. Je ne suis
pas une Indienne, ce fleuve de lumière qui coule sur ma peau n'est pas le
Gange. Tout ce qui se trouve sous mes yeux en cet instant me crie de vivre, de
tenir bon pour Marie et Nicolas.
29
« Marie ! Marie ! Viens voir ! Il y a un appareil qui refroidit l'air dans ma
chambre ! »
Nicolas cherche sa sœur pour lui montrer sa découverte. Marie se laisse
entraîner, à la fois ravie et perplexe. Mes enfants sont rentrés de Paillant
bronzés, le regard encore habité de grands espaces sereins, du chant des grillons
et de la brume le soir dans les pinèdes. Ils me paraissent plus grands après
seulement dix semaines d'absence. Ils se sont émerveillés de voir la rue des
Cigales dans sa robe neuve de bitume. Quand ils ont franchi le pas de la porte,
j'ai ressenti malgré ma joie de les revoir une immense fatigue dans tout mon
corps. Ils revenaient vivre la même attente, la même peur sans visage. Quelques
jours avant la fin de leur séjour chez ma mère, j'ai pris soin de leur faire dire
dans une lettre que Daniel n'était toujours pas rentré chez lui, une façon
d'atténuer la déception du retour au bercail. Plus que Daniel, c'est eux que j'ai
le sentiment de tromper, de trahir. Daniel pourrait comprendre les détours
inexorables de ma vie en son absence mais que dire d'autre à ces innocents,
comment les protéger sinon avec des mensonges ? À table, Marie m'a posé la
question que je prévoyais, pour laquelle ma réponse attendait.
« D'où nous viennent toutes ces choses, Manman ?
— Heu… tu veux dire… les climatiseurs et la génératrice ?
— Et la petite voiture aussi. Elle est neuve n'est-ce pas ? »
Marie attend ma réponse, les yeux bien écarquillés et le coin de la bouche
légèrement pincé.
« Oui… elle est neuve. Une belle voiture, n'est-ce pas ? Ils nous ont été
offerts par un ami de la famille… quelqu'un qui connaît ton père. Il pense que
l'air conditionné nous soulagera. Il a aussi obtenu des autorités publiques que
l'on nous remette une nouvelle voiture… pour remplacer celle qui a été… »
Marie me regarde sans me voir, comme si ma réponse était écrite sur le mur
derrière moi. Je sens l'alerte qui traverse son âme, son malaise, même si elle ne
saurait définir les sensations qui l'habitent. Je les reçois pour elle. Que
comprend ce regard de presque quinze ans à la soudaine aisance qui l'entoure ?
En avions-nous besoin ? Qui va s'occuper de gérer ce nouveau confort ?
Pourquoi tout semble aller bien alors que son père n'est pas là ? Je ne peux
répondre à ses questions, je ne peux dire à Marie que des fois la vie nous
impose des épreuves qui paraissent au-dessus de nos forces. Que je suis en train
de vivre une épreuve presque au-dessus de mes forces mais que je ferai tout
mon possible pour que Nicolas et elle ne voient pas leur innocence bouffée par
une amertume sans rime ni raison. Je voudrais prendre Marie dans mes bras,
revenir à l'enfance, lui donner à boire le lait de mes seins, la nourrir de mes
mots et de la chaleur de ma peau. Comme avant, quand il n'y avait pas de
doutes, quand nous croyions que la vie se déroulerait comme un long fleuve
tranquille, sans maladie, sans violence et sans dictature macoute. Je dois parler
à Marie, je ne voudrais pas laisser cette épreuve nous éloigner l'une de l'autre
dans ce moment où elle devient tranquillement une femme. Je devrai lui dire
que la vie permet parfois qu'un père ne soit plus là, du jour au lendemain, qu'il
soit mort alors qu'il respire encore, qu'un morceau de soleil se casse et qu'il
fasse sombre brusquement sur un côté des jours, qu'un secrétaire d'État
surgisse de cette pénombre et fasse tourner à l'envers les aiguilles de nos
montres.
« Il doit être très riche, ce monsieur, commente Nicolas.
— Est-ce un homme ? » demande encore Marie. Pourtant j'ai bien parlé au
masculin de ce bienfaiteur.
« Oui… c'est un secrétaire d'État du gouvernement… il est venu une fois
ici… vous l'avez vu… il m'a attendu au salon.
— Ah ! ce monsieur… je me souviens de lui, il a des yeux comme un
crapaud… » Nicolas ouvre grand les yeux. « C'est quoi un secrétaire d'État,
Manman ?
— Un personnage important, qui s'occupe des affaires du pays.
— Tu dis qu'il connaît Papa ?
— Oui… il m'a même donné de ses nouvelles car il l'a vu personnellement
là où… à la…
— À la prison ! » dit Nicolas pour abréger.
L'innocence cynique de Nicolas me blesse et pourtant je bénis cette candeur
qui le protège comme une armure. Une armure bien faible. Je voudrais
tellement que les épines de la vie ne t'effleurent jamais, mon fils, mais
comment reconnaîtras-tu l'odeur du sang si tu n'as jamais été blessé ? Mon fils
parle de la prison comme il parlerait d'un ennui passager. La prison c'est
sûrement un endroit où l'on doit s'ennuyer de sa maison, de sa famille, pour
un certain temps, sans plus. La prison c'est une punition comme aller à genoux
dans un coin, ou être privé de dessert.
« Est-ce qu'il va nous laisser voir Papa à la prison ? »
Marie fait déjà des compromis dans sa tête, elle calcule. Un homme aussi
important qui se prend d'amitié pour nous doit pouvoir au moins satisfaire la
soif de nos yeux. Pourtant elle ne m'avait jamais exprimé auparavant le désir de
visiter son père en prison. Marie comprend beaucoup plus de choses que je ne
pense.
« Je l'espère… ma chérie, un de ces jours… mais c'est difficile pour les
familles de visiter les prisonniers politiques…
— Tu le connaissais avant, ce monsieur ?
— Non… Marie, mais lui et ton papa se connaissent…
— Ça veut dire qu'ils sont amis ? »
Amis… Hmmm. Marie, Marie… les mots ont perdu de leur sens
aujourd'hui, ils ne sont plus que des sons vides. Tu devras les réapprendre et
chacun te blessera au plus profond de toi-même. Ce sera à toi de les recréer,
avec ta force et ton amour de la vie.
« Ils le sont… un peu… oui, je réponds à ma fille en évitant son regard.
— C'est quoi un prisonnier politique ? » Nicolas dévore à belles dents une
mangue mûre dont le jus dégouline de ses coudes.
« Quelqu'un que l'on met en prison parce qu'il n'est pas d'accord avec la
façon des… des chefs de diriger le pays. Je te l'ai déjà dit, mon ange. Fais
attention, Nicolas, tu salis tout ! Et je ne veux surtout pas que tu ailles répéter
j p q p
ces choses au-dehors. Nos affaires de famille ne concernent que nous. Ne
l'oublie jamais. Tu me comprends, Nicolas ? »
Nicolas fait oui de la tête.
« Est-ce qu'il reviendra ici, le… secrétaire d'État ?
— Sûrement, Marie… pour nous donner des nouvelles de Papa. Il me l'a
promis… »
30
Et puis les vacances d'été se sont terminées. Marie et Nicolas sont rentrés de
Paillant juste avant le passage du cyclone Flora. Un ouragan d'une force que je
n'aurais jamais imaginée possible. Port-au-Prince violentée s'est tordue pendant
des heures comme une femme en couches, mais elle n'a enfanté que cadavres et
désolation.
À chaque fois que je pensais à Daniel en prison dans ce chaos de pluie et de
vent, écoutant le chant fou de la nature, glacé et seul, je me retenais de me
cogner la tête contre les murs de la maison. Flora s'en est allé. Noël a passé, le
jour de l'An aussi. Le carnaval est arrivé avec ses refrains endiablés exigeant le
pouvoir à vie pour le souverain. Le peuple n'attendait que cela, que son chef
soit nommé à vie, pour l'éternité même, puisqu'il se dit immortel et le
représentant de Dieu sur terre. Ce que le peuple veut, Dieu le veut. Tout le
reste vient naturellement. Les mois derniers un vent de folie a soufflé sur tout
le pays. Enlèvements, emprisonnements, déportations, exécutions. Tous les
jours, toutes les nuits. Dans le plus grand secret, dans le plus grand mutisme.
Nul n'est à l'abri, même ceux du sérail. De temps en temps la révolution
dévore l'un de ses fils, semant le trouble et la confusion dans le cercle des
proches. Alors les autres doivent asseoir leur allégeance par encore plus de
cruauté. On rivalise de zèle sanguinaire, on trahit ses amis. Les diatribes à la
radio annonçaient les couleurs. Les colonnes des journaux ne parlaient que du
prochain raz-de-marée, de la victoire suprême. Pendant que les hommes de
main du pouvoir nettoyaient le pays des éléments indésirables, la propagande
échauffait les esprits des partisans.
Le secrétaire d'État avait raison, François Duvalier a été nommé président à
vie lors d'un référendum dont les bulletins n'offraient qu'un seul choix, une
seule option, le oui, comme un long cri d'assaut. Trois jours de bamboche
populaire ont marqué la victoire de la révolution.
Daniel Leroy a été enlevé par des tontons macoutes parce qu'il écrivait des
articles dénonçant les violations des droits de la personne, les viols de la
Constitution, les kadejak sur les femmes, les enfants et les biens d'autrui. Il est
emprisonné au Fort-Dimanche où chaque jour des hommes meurent de
privations, de torture, de maladie et de désespoir. Cette douleur, ce manque, ce
chagrin sont devenus des ingrédients mélangés à mon sang. Ils m'habitent, je
ne peux m'en défaire, ils m'enlèvent le droit à la vie, à dormir tranquille, à rire
et à connaître le bout de mon désarroi. Je vis un désespoir froid qui s'est
transformé en cellules de mon corps. L'image de ma vie est trouble, j'attends
qu'elle redevienne nette, quand Daniel sera libéré. La dictature dévore la vie
saine comme un cancer, elle semble immortelle, éternelle, prenant tous les
jours plus de force, plus d'audace, se grisant de son propre pouvoir. Chaque
homme ici est un chef, et la société est prise dans les mailles d'un réseau de
chefs de tous niveaux qui surveillent jusqu'au souffle des citoyens.
É
Je suis la femme de Daniel Leroy et la maîtresse d'un secrétaire d'État
macoute. Il y a peu de temps, si on m'avait dit qu'une femme de ma
connaissance et de ma condition avait accepté un tel compromis, je l'aurais
sûrement traitée de lâche, de vénale et d'autre chose encore. C'est vrai je suis
lâche, j'aurais pu me battre, refuser, crier au scandale. Mais j'aurais été seule,
tout à fait seule. Seule face à la peur. J'aurais pu disparaître, me faire torturer et
violer, comme il y a quelques années, au tout début de la dictature, cette
journaliste, mère de cinq enfants. Daniel en a parlé dans son journal. Elle a été
arrachée de sa maison par des hommes en cagoule, sous les yeux de sa
progéniture, battue et violée puis laissée pour morte dans les terrains vagues de
cet endroit qu'on appelle Delmas, un pays perdu habité par les bayahondes où
ils vont jeter les dépouilles de leurs victimes. Elle doit la vie à un miracle. Je ne
suis pas aussi brave que cette femme. Sa bravoure ne lui a servi à rien non plus.
Mais, elle et moi, nous avons dû faire face à la peur avec des armes différentes.
Maintenant la peur couche dans mon lit, je la baise, lui donne du plaisir, je
profite de ses largesses. En me soumettant au secrétaire d'État je garde Daniel
en vie. Pour le reste, pour demain, je ne sais rien. Je ne suis sûrement pas la
seule dans cette situation mais les autres je m'en fous. Je ne trouve aucun
soulagement ni de satisfaction à savoir que d'autres connaissent un sort pareil
au mien. C'est de moi qu'il s'agit. C'est moi qui deviens folle certains jours.
C'est moi qui dois fermer mes yeux, ma peau, mes oreilles à la condamnation
de l'opinion. C'est moi qui ouvre mes jambes et ma bouche au plaisir du
secrétaire d'État, un plaisir qui devient plus exigeant, plus vorace avec les jours
et les semaines qui passent. Dans l'ombre glacée de ma chambre, le secrétaire
d'État me couvre de son appétit, il me dévore. Cette situation est pour lui un
aphrodisiaque divin qu'il peut doser selon son humeur. Mais mon sexe est de
faïence, il ne garde pas la trace de l'infamie, il est comme neuf une fois que je
le lave.
31
Ziky… est-ce toi ? Est-ce bien toi, Ziky ? Viens ! … J'ai senti ta présence…
tu es là… je ne suis pas en train de rêver. Tu te glisses toujours dans la brise
parfumée de fleurs d'orangers. Mais d'où tu sors ? Ça fait si longtemps… nos
petits jeux de nuit m'ont manqué, tu sais. Tu avais peur de venir chez nous,
comme les autres ? Mais toi, tu peux me visiter quand tu veux, Ziky, moi seule
peux te voir. Tu n'as rien à craindre, au moindre bruit, tu te caches dans ma
tête, comme avant. Non… je ne dors pas. Je ne dors plus beaucoup. Tellement
de choses se sont passées. Viens… couche-toi là, à côté de moi, je veux te sentir
tout près de moi. Est-ce que tu as froid ? Oui… c'est vrai… l'air est plus frais
dans ma chambre maintenant. Une longue histoire. Je ne comprends plus rien,
Ziky, les autres ont peur de venir chez nous, et nous, nous avons peur de rester
chez nous. Il se promène des choses dans la maison, comme des ombres, des
mains, des frôlements. Partout où je me trouve des regards me suivent. Il y a
comme une menace dans le bruit des voix dans la rue, dans un pneu de voiture
qui éclate, dans le grincement du portail quand il s'ouvre ou se ferme, dans
chaque petit rien qui semble maintenant contenir un surgissement, une hideur.
Daniel est partout et nulle part. Il m'arrive encore de le croire à son bureau, de
prendre parfois l'odeur du cigare qu'il fume tous les soirs sous la véranda.
Maman ne me parle pas beaucoup, elle croit peut-être que je ne comprends pas
ce qui se passe. Yva m'a raconté la vie dans les prisons. Ce jour-là j'ai passé une
nuit blanche. J'ai eu quinze ans avant-hier, cela fait trois ans depuis mes
premières règles. Je ne suis plus une gamine, Ziky. C'est bien la première fois
que j'ai eu envie de pleurer le jour de mon anniversaire. Je ne voulais pas de
gâteau, Maman en a acheté un quand même, comme si ce gâteau pouvait
remettre les jours à leur place d'avant. J'ai dû souffler sur les bougies mais je lui
aurais crié plutôt ma colère et ma soif de comprendre. Je voudrais qu'elle me
parle de Daniel, de la prison, de sa peur. Je veux savoir s'il souffre vraiment, s'il
pense à nous. Est-ce que Daniel va mourir ? Va-t-il nous revenir ? Je voudrais
qu'elle me dise ce que ce secrétaire d'État vient vraiment faire chez nous.
Pourquoi ce bienfaiteur prend-il la place de Daniel ? Je ne veux pas d'autre
père, il ne sera jamais Daniel. Maman croit qu'il est un grand zotobré, est-ce
qu'il va nous laisser visiter Daniel en prison ? J'ai le droit de savoir. Mais elle
me raconte des trucs qui ne m'intéressent pas, des histoires de petite fille,
comme si tout allait bien. Je veux la vérité, cette vérité qu'elle chuchote
souvent avec les grands. Et le reste du temps elle brasse dans sa tête des idées
qui lui font le regard absent. Viens, glisse-toi sous la couette, tout près de moi.
Tu m'as manqué, mon ami. J'ai cru que toi aussi tu m'avais abandonné. J'ai
mal dans mon cœur. Il est dur comme une pierre dans ma poitrine, mon cœur.
Pourquoi ? Parce que Daniel est parti. Il est en prison, Ziky. Et les filles à
l'école m'évitaient comme si je sentais mauvais. Pas toutes les filles mais il y en
a beaucoup qui me regardaient comme cela, leurs regards m'enfonçaient sous la
terre. Maman a eu une bonne idée de nous changer d'école, Nicolas et moi. Il
y a des filles et des garçons dans mon nouveau collège. Avec les garçons le
courant passe mieux et ils m'apprennent des choses. Il n'a rien fait, Daniel, il
n'a pas volé, il n'a tué personne. Pourquoi le gardent-ils en prison depuis tout
ce temps ? Mais tu ne saurais pas me répondre, Zicky. Je ne t'en veux pas. Je ne
traverse plus à pied la rue des Cigales. J'ai honte, à toi je peux le dire. Pourquoi
j'ai honte ? Je n'en sais trop rien… je n'ai plus de père, il y a un homme qui
dort dans le lit de ma mère. Un soir Daniel n'est pas rentré et depuis je ne suis
plus la même. Voilà toute l'histoire. Et puis des tas de soirs sont tombés depuis
ce soir-là. J'attends. Mais à chaque jour qui passe je perds un peu plus
confiance, je me dis que Daniel ne reviendra peut-être pas et je hais tout le
monde. Sauf Nicolas, et toi. J'en veux aux professeurs qui ont pitié de moi, ils
me donnent envie de pleurer. J'en veux à ma copine Alice parce que ses parents
lui interdisent de venir chez moi. J'en veux à ma mère. Elle est comme un
fantôme, elle n'a plus de substance, elle déambule dans la maison avec l'air de
chercher quelque chose, mais elle ne trouve jamais rien. Elle me parle comme
si tout allait bien, comme s'il n'était rien arrivé. Elle se maquille à présent.
Mais rien ne va, Ziky ! Je voudrais m'en aller loin d'ici. Mais je ne le peux pas.
Alors je vis dans mon univers à moi, à ma façon. Je ne veux plus entendre de
mensonges. « Il reviendra, Daniel… Tout va bien se passer… sois patiente,
Marie. Il faut prier pour ton père, Marie. »
C'est drôle Ziky, je me sens comme une naufragée sur une île. Même quand
je suis entourée de monde, je suis seule et personne ne le voit. Je ne les laisse
pas venir sur mon île. Quand je suis là-bas, je peux mieux comprendre tout ce
qui se passe autour de moi. De là-bas, je vois mieux les mensonges. Je les
apprends et je les dis à mon tour. Je dis que tout va bien pour moi, alors que
c'est faux. Je dis que je vais à l'école mais souvent je sèche mes cours. Je n'ai
plus peur de rien. Il y a comme une grande liberté qui m'habite, j'ai le droit de
penser comme je veux, de vivre comme je veux, sur mon île rien n'est défendu.
Depuis que Daniel n'est plus là, tout m'est permis. Je n'ai peur que de moi-
même parce que je peux faire n'importe quoi, déambuler toute seule dans la
rue, me laisser toucher par des garçons que je ne connais pas, boire de la
liqueur de rhum de maman le soir avant de me coucher. Tout est vide et tout
est plein à la fois. Peut-être me comprendras-tu, Ziky. Peut-être me diras-tu
pourquoi je me sens comme je me sens. J'accepte de l'argent du secrétaire
d'État sans que Maman ne le sache, c'est à toi seul que je le dis. Il me donne
beaucoup d'argent, c'est pour t'amuser avec tes amis, qu'il me dit. Mais ne le
raconte pas à ta mère, qu'il me dit, avec un drôle de regard. Je sais que c'est
mal, mais je le prends quand même. C'est mon petit secret, tout comme les
secrets que Maman ne me dit pas. Il a pris la place de Daniel. Il nous donne
tout, l'argent, la nourriture, les meubles, la voiture. Mes ex-copines bavent de
jalousie quand elles me voient passer dans la petite voiture de Maman. Je me
suis fait de nouvelles amies. Le secrétaire d'État nous a menti. Nous ne sommes
jamais allés voir Daniel dans sa prison. Il n'aime pas Daniel. Moi je lui prends
de l'argent et je lui souris. Il est affreux, le secrétaire d'État. Il me fait peur,
mais je ne lui laisse pas voir. Je lui raconte des mensonges. Il touche le corps de
ma mère. Quand il la touche, il me cherche des yeux. Au début, une sorte de
colère bouillonnait en moi et je détournais le regard. Ou bien je sentais mon
sang courir plus vite dans mes veines, j'avais chaud et froid dans tout mon
g p j
corps. Mais je ne ressens plus rien à présent, je soutiens son regard quand il lui
plaque la main sur la fesse. Si ça lui plaît qu'il la touche, alors ça m'est égal.
Mais qu'elle ne vienne pas prendre son petit air de martyr après. C'est des
mensonges, Ziky. Une fois j'ai regardé par le trou de la serrure. Ils font l'amour
tout le temps. Dès qu'il arrive dans la maison, ils s'engouffrent dans la
chambre. Il est toujours pressé d'arriver et de partir. Je sais ce qu'ils font.
Nicolas m'a demandé pourquoi ils s'enfermaient dans la chambre, je lui ai dit
qu'ils priaient pour Daniel. Il croit tout ce qu'on lui dit, mon petit frère. Je
dois le protéger. Depuis que Daniel est parti il mouille son lit, je ne le dis pas à
ses cousins, ils riraient de lui.
Nous avons une nouvelle voiture, je te l'ai dit, n'est-ce pas ? Celle de Papa a
disparu le même jour que lui. Maman nous emmène en promenade certains
après-midi. Une fois, je l'ai vue pleurer pendant qu'elle conduisait sur le
boulevard. J'aime aller au bord de mer à la tombée du soir. Il y a le parfum de
la mer qui emplit la voiture. Et aussi il y a Daniel qui est là, il nous emmenait
souvent à la Cité de l'exposition. Et il nous lançait des devinettes. Et ma mère
riait, en passant son bras autour de ses épaules. J'aime voir toutes les lumières
du bord de mer. Je penche la tête sur le rebord de la fenêtre de la voiture et je
regarde en haut les lampadaires et leurs lumières qui filent, on dirait qu'ils
deviennent un seul ruban de lumière qui s'en va, qui s'en va, il pourrait monter
jusqu'au ciel, et m'emporter avec lui. Ils me donnent le vertige. Et je sens aussi
la mer et tout son bleu qui dort. Je m'imagine ma petite île perdue quelque
part sur cette grande étendue mouvante.
Nicolas et moi, nous allions parfois passer la nuit avec Maman, quand nous
avions peur. Nous n'y allons plus. Il dort avec elle à présent, Ziky. Quand je
n'arrive pas à dormir, je bois de la liqueur de rhum, j'ai remplacé une bouteille
que j'avais entièrement bue. Maman n'a rien vu. Elle nous a dit de ne pas nous
inquiéter, que le secrétaire d'État nous protégera. Il est très puissant, il porte
toujours une arme sur lui. Elle nous a dit que s'il s'en allait de la maison, les
macoutes nous enfermeraient peut-être en prison. Je ne veux pas aller en
prison, Ziky. Je préférerais mourir. Mais tu es là ce soir, et j'ai tellement envie
de vivre. Viens, mets ta main là, entre mes cuisses, comme tu le faisais
autrefois. Touche l'endroit où je tremble. Ta main me brûle comme un feu
froid. Ne reste plus si longtemps loin de moi. Je t'attendrai dans chaque rayon
de lune. Oui… Ziky… continue… ne t'arrête pas…
32
Raoul fréquente ma maison. Toute la ville le sait. J'ai perdu la plupart de
mes amis à cause de cela, et je m'en suis fait plein d'autres à cause du même.
Des nouveaux amis qui jouissent du confort de mon foyer, de l'hospitalité de
ma table, qui me demandent parfois dans le creux de l'oreille de dire un mot
en leur faveur, pour se défaire d'un persécuteur, pour éjecter manu militari un
locataire récalcitrant, pour un amant, un fils ou un père en prison.
L'arrestation de Daniel a placé notre famille dans un groupe social particulier.
Nous ne sommes pas partisans du duvaliérisme, loin de là, nous en serions
plutôt des victimes, mais par l'un de ces détours folkloriques du destin nous
survivons grâce au support d'un baron du régime. Cette même dictature qui a
brisé mon foyer me fournit protection et recours contre l'arbitraire, les
représailles systématiques subies par les parents d'opposants, les fouilles de nuit
qui terrorisent les citoyens. Port-au-Prince est une ville à deux visages, une ville
traîtresse. Elle est belle, mutine, éclatante sous les giclées de couleurs des
massifs de bougainvillées et de lauriers, sereine après les ondées inattendues du
milieu du jour, offrant ses balcons et ses dodines à la douce lumière des après-
midi langoureux. Elle dévore aussi à belles dents ses proies humaines, ville
prédatrice qui mugit chaque soir au cœur du palais national pour annoncer le
couvre-feu, l'heure de toutes les terreurs.
J'ai rejoint le club des maîtresses de macoutes, de celles qui jouissent de
privilèges évidents mais qui connaissent aussi la précarité de leur position dans
cette Haïti où le pouvoir joue sans cesse à une macabre chaise musicale. Après
être passée par de douloureuses phases de détresse, j'ai arrêté d'avoir honte, de
fuir le regard des autres, de me torturer, de me condamner. Entre la gêne et le
confort, j'ai finalement fait mon choix. À chacun le sien. Raoul est l'amant
typique par excellence, son pouvoir et sa fortune se mesurent au bien-être de sa
maîtresse attitrée. Je ne pouvais demander plus, vu ma situation. Une
mulâtresse dans le besoin flétrit bien vite et avant longtemps elle doit se vendre
au rabais. Il n'est pas question de retourner en arrière. Je ne peux rien contre la
misère morale mais la misère tout court, je n'en veux plus. Je me suis découvert
un goût pour le défi, pour la provocation même. Je m'assume. Je ne suis plus la
petite Nirvah bon chic bon genre qui vivait tranquillement dans l'ombre de
Daniel Leroy. Je laisse derrière moi une traînée de parfum capiteux et de
bravade. Les femmes qui me condamnent doivent sûrement fantasmer sur mes
rapports avec Raoul-la-Bête. Et certains mâles, j'en suis sûre, malgré leur soi-
disant dégoût et leur condamnation, donneraient cher pour goûter à celle qui a
su gagner les faveurs de l'un des hommes les plus puissants du pays. Je n'ai pas
choisi les circonstances dans lesquelles je me retrouve. Je dirais même que, dans
une certaine mesure, Daniel est responsable de ce qui nous arrive. Exalté par la
défense de causes justes, avait-il pensé à notre vulnérabilité ? Avait-il pris la
mesure de ce pouvoir qui ne recule devant aucun obstacle ? Les gosses et moi,
ne sommes-nous pas aujour-d'hui victimes de la présomption de Daniel, de sa
légèreté ? Mais je l'aime trop pour lui garder des pensées rancunières. Des
volontés au-delà de nos forces ont décidé de la tournure de nos vies. Nous
avons été séparés avec une violence inouïe, Daniel, tu as disparu de nos vies du
jour au lendemain, sans un au revoir. Je devais y faire face en sollicitant mon
instinct de survie.
Les proches de Daniel sont aussi divisés en deux camps à mon propos. Ceux
qui ont tiré un trait sur mon existence et les autres qui s'abstiennent de juger,
par amitié ou par intérêt. On ne sait jamais, il est toujours bon d'avoir accès à
l'autorité, une question de survie. Dieu merci, Arlette ne met plus les pieds à la
rue des Cigales. C'est la seule bonne chose qui me soit arrivée depuis un bout
de temps. Elle raconte partout que je couche avec un macoute dans le lit de
Daniel. Facile. D'abord, Raoul a fait changer le lit et l'ameublement de la
chambre à ma demande, et ensuite elle n'a pas levé le petit doigt pour sortir
son frère de l'enfer. Il paraît que son amant, le major, a pris l'exil. Le plus dur
pour moi furent les mots de mon frère Roger. Il ne m'a pas jugée, il m'a même
dit qu'il comprenait ma situation mais qu'il ne viendrait plus chez moi tant
que le secrétaire d'État serait mon hôte. Je vais le visiter moi-même de temps
en temps et j'emmène Marie et Nicolas. Il ne faudrait surtout pas que les
circonstances de ma vie m'éloignent de mon seul parent proche.
Le secrétaire d'État est entré dans notre demeure comme la pluie par une
fenêtre ouverte. Comment pouvais-je le faire sortir ? Nous allons mieux,
matériellement. Même mieux que quand Daniel prenait en charge notre
famille. Le secrétaire d'État pourvoit à tous nos besoins, il laisse chaque
premier lundi du mois une enveloppe sur ma coiffeuse, toujours du liquide.
J'apprécie sa discrétion. L'hypothèque à la banque est honorée chaque mois,
l'écolage des enfants payé régulièrement. Ma cassette à bijoux est devenue plus
lourde au fil des semaines. Et en plus de cela, il ne rate jamais une occasion de
nous offrir des petits présents, des marques d'attention, des gâteries pour
mettre de la douceur sur nos jours. Au milieu de notre malheur, nous n'avons
pas à souffrir de toutes sortes de privations et d'humiliations. Et tant pis pour
ceux qui pensent que nous devrions crever de faim en plus.
Daniel sera libéré dans un an, ou deux, ou peut-être plus. Selon Raoul. Il
n'aime toujours pas me parler de Daniel, je dois lui arracher chaque
information par la force ou la persuasion. S'il pouvait par un tour de magie
effacer son souvenir de ma mémoire il serait l'homme le plus heureux du
monde. Mais connaît-il parfois le poids du remords ? Que ressent-il à voir mes
enfants grandir sans la présence de leur père ? Comment peut-il pénétrer dans
cette maison et profiter de la famille d'un homme qui désapprend chaque jour
à être un homme ? Nirvah… Nirvah, est-ce qu'un individu comme Raoul, un
tortionnaire, un cynique dévoué à une cause sanguinaire peut éprouver des
sentiments comme la pitié, la compassion, la culpabilité ? Tu sais bien que non.
Si tu veux oublier sa vraie nature, pour garder un semblant de raison dans ta
tête, vas-y, fais-le. Mais ne te laisse jamais aller à croire que Raoul est devenu
bon parce qu'il est bon pour toi. Il n'a aucun état d'âme concernant ton mari.
Daniel peut bien crever en taule ce n'est pas le secrétaire d'État qui lèvera le
petit doigt pour l'empêcher. Il t'a achetée, tu es son objet le plus précieux et il
brisera tout obstacle entre lui et son bien-être. Jusqu'à ce jour, je n'ai pas pu
visiter Daniel au Fort-Dimanche. Cette faveur lui est refusée et Raoul m'a dit
ne pas pouvoir contrevenir à cette décision. Il a accepté de lui transmettre une
lettre de ma part, une seule fois, c'était encore à nos débuts. Aurait-il couru le
risque de me mettre en présence de Daniel ? Sûrement pas. Sous le coup de
l'émotion, qui sait quel aveu j'aurais fait à mon mari ? Aurait-il couru le risque
de me mettre sous les yeux un remords vivant, rendu à l'état de loque
humaine ? J'en doute. Je n'ai plus de contact, je n'ai que sa parole me
confirmant que mon mari vit encore. Même la rumeur semble avoir déjà
oublié son existence. Raoul a promis de faire installer le téléphone chez nous.
Certains jours je me réveille avec la certitude que Daniel est mort, que
Raoul m'enveloppe dans un grand tissu de mensonges depuis tous ces mois,
pour faire durer son plaisir, pour profiter cyniquement de moi. Ces jours-là,
l'ancienne Nirvah se réveille, celle qui ne saurait faire confiance à un homme
du pouvoir, celle qui ne saurait accepter un compromis cousu de fil blanc. Je
sais que Raoul se joue de moi. Mais tout de suite ma raison trouve des
arguments pour justifier ma passivité et ma tolérance. Il fait bon vivre à Port-
au-Prince. La rue des Cigales est devenue belle, elle croule sous les fleurs,
envolée la poussière. La musique, le soleil, la mer et l'amour sont à portée des
cœurs. Raoul m'emmène parfois manger dans des restaurants chics, chez Dan
Allen ou au Vert Galant le personnel lui réserve toujours des tables discrètes. Il
fait si bon danser dans les jardins de l'hôtel Beau Rivage. Je raffole de
l'orchestre d'Issa El Saieh, la rumba me fait rêver. Raoul danse bien et quand il
me tient dans ses bras son corps est traversé de frémissements qui se glissent
sous ma peau. Pourquoi bouleverser la routine des jours ? Pourquoi priver ma
soif d'exister de précieuses gouttes de vie ? Pourquoi énerver Raoul ? Et s'il
disait vrai ? Il y a plein de prisonniers politiques qui croupissent depuis des
années dans les geôles de la dictature. Et si Raoul se lassait de mes jérémiades et
me quittait ? Il me veut forte, à la hauteur des épreuves de ma vie. Tant de fois
j'ai été sur le point de lui demander si Daniel était encore en vie. Tant de fois
j'ai voulu lui crier mes doutes, lui dire que je n'avais en lui aucune confiance,
qu'il me faisait horreur. Je me suis à chaque fois retenue. Au fond de moi, je
crains que finalement, un jour, il ne me dise que oui. Oui, il est mort, ton
Daniel, une balle dans la nuque. On l'a foutu dans un trou, un charnier, sur le
grand terrain vague, derrière Fort-Dimanche. Il n'a que les cabris pour lui tenir
compagnie et lui bêler quelques prières. Il est mort en te laissant avec tes deux
gosses à élever, avec ta belle Marie et son corps de femme à nourrir et à
préserver de la convoitise des prédateurs, avec ton surdoué de fils à qui tu ne
pourras payer une scolarité décente, avec ton chagrin qui s'est égaré dans les
divagations de la volupté et avec l'opinion des bonnes gens pour t'ensevelir, toi
aussi. Moi, je fous le camp, ma belle. J'en ai ras le bol de tes remords et de tes
pleurnicheries. Que ferais-je, lors ? Je vis dans l'attente, dans une expectative
tranquille que je ne veux bouleverser. Je préfère ne pas savoir, pas maintenant.
Tant que Daniel reste en dehors de notre relation, j'obtiens de Raoul ce que je
veux. Et nous restons vivants.
J'ai discrètement enlevé de ma chambre tout ce qui rappelle Daniel. J'ai fini
par comprendre que pour ce gouvernement l'oubli est la tactique pour écarter
les opposants. Leur disparition totale provoque parfois des protestations ou des
articles de journaux à l'étranger. Ils sont gardés en prison le plus longtemps
possible afin de leur casser les ailes, les zombifier, pour qu'ils abandonnent
p p q
toute velléité de récidive à leur sortie. Raoul m'a certifié que le mois dernier il a
fait élargir deux dissidents de ses amis arrêtés depuis près de quatre ans. Mais
lui aussi doit faire attention, tout en jouissant des pleins pouvoirs, il prend ses
précautions pour ne pas passer pour un renégat. Les ennemis, les envieux, les
rivaux en veulent à sa toute-puissance et n'attendent qu'un faux pas. Il évolue
dans un monde tissé d'intrigues, de coups bas. Les choses ne sont faciles pour
personne, partisans comme ennemis. La délation est devenue le sport national.
De plus, le fou au pouvoir obéit souvent à d'occultes pulsions ou à de simples
lubies et peut faire disparaître du jour au lendemain son serviteur le plus fidèle.
Raoul peut toutefois s'assurer que Daniel soit relativement bien traité. Il m'a
dit qu'il avait été hospitalisé par deux fois parce qu'il faisait la grève de la faim.
Cette pensée m'est insupportable.
Les enfants ne le sont plus tout à fait. Marie est une belle jeune fille de seize
ans, elle a hérité du corps plantureux de ma mère et du teint chaud de Daniel.
Avec ses longs cheveux cannelle, elle donne toujours l'impression de sortir du
soleil. Je n'en reviens pas de la voir tellement transformée, rien qu'en deux ans.
Elle aime sortir, aller danser et s'amuser. Je la laisse faire, elle a besoin d'oublier.
Notre maison est devenue le point de rencontre d'un petit groupe de filles et de
garçons qui sont les camarades de Marie. Des rejetons de familles duvaliéristes
pour la plupart. Chez nous il y a la télé, la clim, des collections de magazines,
les derniers disques des Beatles, de Johnny Hallyday ou de Dick Rivers, la
musique qui fait rêver les jeunes. Marie ne parle presque plus de son père. Mais
je sais qu'elle ne l'oublie pas. Elle attend comme moi son retour. Elle craint
comme moi son retour. Je voudrais tellement être plus proche d'elle, connaître
les mouvements de son cœur, ses espoirs, ses doutes. Il arrive que nous
échangions un regard et que dans ce regard passe l'aile d'une angoisse. Trop de
non-dits se dressent entre nous. Les mots que je voudrais lui dire sont des
tessons de verre qui me lacèrent la langue. Saurons-nous jamais reprendre notre
vie d'avant, retrouver notre complicité d'avant ? Cette blessure pourra-t-elle
jamais se refermer ?
Nicolas a grandi à mon insu. Je ne le connais pas bien mais l'amour entre
nous se passe de compréhension. Une sorte d'amour muet, instinctif, n'ayant
rien à voir avec les douleurs du quotidien. Il demeure timide avec les étrangers.
Il est toujours aussi affectueux et ses caresses me surprennent aux moments les
plus inattendus. Il a beaucoup moins d'amis que sa sœur. J'ai craint longtemps
le jugement de mes enfants, mais leur amour pour moi transcende la cruauté
de la vie. Nous n'avons jamais parlé ouvertement de Raoul ni de sa présence
dans notre foyer. Quand il fallait le faire j'ai estimé qu'ils étaient encore trop
jeunes pour comprendre, du moins, c'est la raison que je me suis donnée pour
excuser ma lâcheté. Maintenant qu'ils sont plus grands, cela ne servirait plus à
grand-chose. Nous ne pouvons pas défaire ce qui est fait, nous ne pouvons pas
revenir sur le passé. Mon fils dessine. C'est fou ce qu'il est doué. C'est venu
comme ça, un jour il s'est mis à dessiner et il n'a plus arrêté. Raoul lui paie des
cours, il attire déjà l'attention des connaisseurs. Daniel sera fier de lui. Raoul
est comme une sorte d'oncle pour Marie et Nicolas. J'ai découvert un autre
homme en lui. Il n'est pas le personnage rustre qu'il paraît. Sa culture générale
est vaste, il a beaucoup voyagé. Il déteste la vulgarité. J'aime ces longs
moments, après l'amour, où il me raconte ses voyages, ses expériences de la vie.
p y g p
J'arrive alors à oublier qui il est aujourd'hui. La lecture reste son passe-temps
favori même s'il n'a plus beaucoup de temps pour lire. Il est aussi un helléniste
amateur, tout ce qui touche à l'Antiquité grecque le passionne. Il m'a offert
récemment une superbe édition illustrée de L'Iliade et de L'Odyssée en trois
tomes. Marie ne l'aime pas, elle le méprise, elle dissimule bien mais elle ne me
trompe pas. Raoul lui a promis un voyage à New York cet été si elle réussit son
année scolaire. Il a un faible pour Nicolas et le gâte beaucoup. Il me demande
toujours de veiller de près aux fréquentations des enfants. Je n'ai pas oublié ce
que m'a dit Solange une fois à propos du jardin secret de Raoul. Mais je ne
peux croire que cet homme que je connais soit attiré par les hommes, encore
moins par les enfants. Il ne semble jamais avoir assez de mon corps, même
après tout ce temps. Son désir pour moi se manifeste dès qu'il met les pieds
dans la maison. Raoul n'encombre pas notre vie, il sait rester discret, et
pourtant il est omniprésent en notre demeure, s'occupant de tout, allant au-
devant de nos besoins. Parfois, à la tombée du soir, il nous emmène en
promenade au Bicentenaire. J'aime ces longues balades sur le boulevard Harry-
Truman, depuis La Saline, jusqu'à l'entrée de Carrefour. Le parfum de la mer
m'enivre et m'emporte bien loin. Le ballet langoureux des cocotiers est si beau.
Il y a toujours plein de lumières dans le vieux Port-au-Prince et sur le bord de
mer. Le casino ouvre ses portes tous les soirs, les restaurants ne chôment pas,
Africana… Sunset Chalet où nous allons boire de la crème glacée. Les hôtels
reçoivent un flot régulier de touristes venus jouir du soleil et des plages d'Haïti.
Je me souviens de l'inauguration de la Cité de l'Exposition, je devais avoir dix-
huit ans, c'était sous le gouvernement d'Estimé. Daniel et moi venions de nous
marier. Nous vivions un amour fou. Raoul nous visite deux ou trois fois par
semaine, ces soirs-là il dort avec moi. Mon lit est froid quand il n'est pas là.
J'arrive à croire parfois que tout va pour le mieux et dans ces moments je
retrouve l'infinie douceur des jours.
33
Les hommes me dévorent des yeux, les vieux surtout, ceux qui ont l'âge de
Daniel. Ils me suivent du regard partout où je vais et leurs œillades me font
vivre avec plus d'intensité. Ils me donnent chaud sous la peau. Je voudrais que
le monde entier m'adore, comme Daniel m'adorait. Je voudrais être une star de
cinéma et avoir à mes pieds des hordes de fans en délire. J'ai lu dans Nous Deux
qu'à mon âge BB avait tourné son premier film et connaissait déjà le succès.
Pourquoi pas moi ? Mais ici il ne se passe rien, si je vivais ailleurs, à Paris ou à
New York, peut-être… Les filles de mon âge sont bien pâles à côté de moi. Mes
copains du collège me disent un mélange d'ange et de démon. C'est vrai que je
suis belle, je ressemble physiquement à maman, mais là s'arrête toute
ressemblance. Autrement, il n'existe que des malentendus entre nous deux.
Je couche avec Raoul depuis mes quinze ans. C'est arrivé un jour où je
gardais le lit à cause de la grippe. Raoul est passé à la maison par hasard,
maman faisait des courses dans sa petite voiture. Il est entré dans ma chambre
prendre de mes nouvelles, m'a demandé comment ça allait à l'école, et il est
ressorti. Trente secondes après il revenait en trombe dans la pièce, les yeux fous,
les mains en feu. Il s'est jeté sur moi comme une brute. Je me suis débattue, je
l'ai repoussé des ongles et des dents. Nous nous sommes battus, sans un mot,
sans une plainte. Il soufflait comme un bœuf. De la salive dégoulinait de son
menton. Il m'a giflée à deux reprises, ma tête bourdonnait autant qu'une
ruche, j'ai pris pour la première fois le goût du sang dans ma bouche. Il a eu
raison de moi, j'ai fini par céder, mes forces ne tenaient plus. Il m'a fait mal et
j'ai saigné. Après je suis restée prostrée, incapable de bouger. Avec son
mouchoir blanc, il a essuyé le sang et la bave qui coulaient d'entre mes jambes
et l'a remis dans sa poche. Il m'a ensuite demandé pardon, il paraissait encore
plus effrayé que moi. Tout s'est passé si vite, un assaut brutal et inattendu, un
éclair de douleur, puis rien.
Pendant quelques jours j'ai cru que ma douleur et ma honte se lisaient sur
mon visage, que tout le monde pouvait les voir et me condamner. Me
condamner de quoi ? C'est drôle, mais j'avais l'impression d'être coupable de
quelque chose. Raoul Vincent m'avait fait mal et je m'en voulais. Je semblais
mériter ce qui m'arrivait. Comme je méritais d'avoir un père en prison. Sinon,
pourquoi toute cette poisse dans ma vie ? Un courant m'emportait que moi
seule connaissais. Il me fallait m'agripper à quelque chose, résister au courant.
Je me suis accrochée à Raoul. Je ne suis pas allée vers ma mère, elle n'a rien
deviné, rien compris. Et je lui en ai voulu de n'avoir pas entendu les cris de
mes yeux. Maman était parvenue à un équilibre négocié avec elle-même, elle
avait décidé de croire que la vie n'était pas si mal, qu'elle pourrait vivre sans
trop grand souci dans l'ombre fraîche de sa maison de la rue des Cigales. Elle
appliquait le principe de la paix macoute. Tant que tu n'emmerdes pas ces
messieurs à faire des grèves ou des invasions ou à distribuer des tracts, les
chances de blessures sont minces. Daniel, lui, n'acceptait pas ce principe.
J'entendais parler de disparitions d'écoliers ou d'étudiants, mais moi j'avais eu
ma part de douleur, je la vivais dans le plus secret de ma chair. Les jours passent
avec leurs petits plaisirs, leurs mitrailles dans la nuit, on ne fait pas de vague.
En attendant Raoul comblait sa vie, dans la fausse attente de Daniel. Pourquoi
lui dire que le secrétaire d'État m'avait violée ? Je ne voulais pas voir la déroute
de ma mère, elle masquait déjà si mal sa défaite à mes yeux. Il y aurait eu trop
de confusion dans notre atmosphère. Elle vivait deux vies, l'une où elle
attendait Daniel et l'autre où elle jouissait d'être la maîtresse du secrétaire
d'État. Je me retrouvais à l'intersection de ses deux existences, un espace neutre
où nos sentiments s'ignoraient, où nous parlions de robes, de sorties, de notes
d'école, de messes du dimanche et de rentrer tôt les jours de couvre-feu. Moi je
savais très bien les contours de mon existence et je devais lutter chaque jour
pour qu'ils ne se referment pas sur moi et ne me broient. Et le temps passait.
J'en arrivais à me demander si j'avais été vraiment violée. Avais-je imaginé cette
scène, vraiment entendu ces halètements emportant ce qui me restait
d'innocence ? Mon innocence… il me semble que je l'ai perdue il y a des
années-lumière. Ziky ne vient plus se glisser comme un parfum d'oranger sous
ma fenêtre. Ce petit ami que mon enfance avait imaginé me paraît à présent
tellement lointain et dérisoire. Je suis restée longtemps dans une sorte de
brouillard, me posant sans arrêt des questions sur moi-même. Me demandant
comment je me sentais, si j'étais censée vivre encore, comment le soleil pouvait
continuer de se lever chaque matin et s'en aller dormir le soir, après ce qui
m'était arrivé. Mais voilà. C'était fini. Les jours passaient et le soleil manfoubin
suivait son chemin, de l'aurore au crépuscule. Je n'étais plus la même et je n'en
étais pas morte. C'était cela être femme ? Le grand mystère des adultes ? Plutôt
décevant la première fois. La deuxième fois fut moins pénible, je ne me suis pas
battue et Raoul m'a caressée comme une enfant, m'a dorlotée comme un bébé.
Sa présence, son odeur me terrorisaient mais quand je fermais les yeux tout
allait bien, j'écoutais uniquement les échos de mon corps emplissant ma tête.
Un long soupir est monté de ma peau en me libérant. Et j'ai appris à aimer ce
qu'il me faisait, au fur et à mesure de nos rencontres mes mains allaient au-
devant de ses désirs. J'étais une bonne élève comme les aiment les professeurs.
Et puis j'ai compris que je pouvais le contrôler avec mon corps. Finalement les
hommes, ce n'est pas si terrible. Dire que j'avais tellement peur de M. le
secrétaire d'État. Toute cette réputation qu'on lui fait, moi je n'en vois pas la
raison. Si je ne vais pas le retrouver à l'un de nos rendez-vous il est malheureux
pendant des jours. Si je veux obtenir quelque chose de lui, je ne lui parle pas
pendant un bout de temps, je lui fais la tête, il finit toujours par céder. Des fois
maman me demande de ne pas être aussi désagréable avec lui, la bonne blague.
Il est jaloux de moi, de mes copains qui viennent à la maison. J'organise de
temps en temps des petites fêtes, ça lui déplaît. J'ai un petit ami qu'il déteste, il
me met en garde contre lui, il connaît sa famille, des parvenus qu'il me dit.
Moi je l'aime bien Anthony, il est beau, il me fait rire et il aime s'amuser
comme moi.
Je pense parfois à Daniel. Penser à lui ouvre un trou énorme dans ma
poitrine. Je refuse d'imaginer sa vie. Se peut-il que nous vivions dans le même
pays ? Raoul m'a promis de faire tout son possible pour le libérer. Je n'y crois
pas, il veut nous garder, maman et moi et Nicolas, pour lui seul. Nous avons
p g p
tous trahi Daniel, dans nos corps, dans nos pensées, avec nos gestes, même la
maison l'oublie un petit peu plus à chaque jour qui passe.
34
Raoul Vincent n'aimait pas le garçon. Il n'aimait pas son regard trouble, son
beau visage inexpressif, sa réserve qui pouvait passer pour de l'arrogance ou du
dédain. Il n'aimait pas sa puberté fragile, ses longs membres grêles, ses cheveux
paille de maïs, Nicolas n'était pas une vraie graine d'homme. Avec Marie il
avait su dès le départ à quoi s'en tenir. La petite flamme de défi au fond de ses
yeux en disait long sur sa nature profonde. Une gamine gâtée par son père que
Nirvah n'avait pas su retrouver quand l'épreuve les avait frappées. La révolte de
Marie trouvait un exutoire complexe dans sa mère qui symbolisait à ses yeux
toute l'injustice du monde. Il avait été facile pour Raoul de jouer sur cette
corde sensible pour arriver à ses fins avec l'adolescente. Marie tenait de l'ange
et du démon, une jeune rebelle, une survivante qui parait et rendait les coups.
Elle lui ressemblait, d'une certaine façon. Elle lui inspirait de l'audace et
renouvelait en lui le goût de la conquête. Depuis la sujétion de Marie il
habitait le toit du monde. Nicolas, lui, demeurait une énigme. Sa révolte restait
intérieure. Asthmatique et fragile, il ne semblait pas vouloir sortir de l'enfance
malgré ses treize ans. C'était peut-être sa façon de fuir sa réalité. Replié sur lui-
même, il habitait un univers secret. Le garçon regardait vivre Raoul dans
l'intimité de sa mère, l'observait à distance, lui parlait rarement ou par
personne interposée, mais aucun échange réel n'avait eu lieu entre eux depuis
qu'il fréquentait la maison de la rue des Cigales. Ce qui déroutait surtout
Raoul était de ne pas savoir ce que le garçon pensait vraiment de lui. Le
secrétaire d'État réagissait mieux face à un ennemi, il comprenait la haine et
savait l'exploiter. Mais l'indifférence le dérangeait et l'irritait. Pour Nirvah, il
avait fait l'effort de s'intéresser à Nicolas. Il lui avait offert un vélo que le
garçon peu sportif n'utilisa jamais et un bracelet-montre dernier modèle que le
gamin ne porta jamais non plus. Nicolas ne réagissait que lorsqu'on
s'intéressait à ses croquis, à ses dessins, sa seule passion. Son talent de
dessinateur s'affirmait de plus en plus. Raoul Vincent lui payait des cours chez
un peintre connu et assez excentrique et lui fournissait largement le matériel
dont il avait besoin. Il le faisait pour Nirvah dont Nicolas était la grande
faiblesse. Elle aimait ce garçon d'un amour démesuré tout en exigeant de lui
qu'il réponde à des principes d'éducation d'une trop grande sévérité. Elle
l'étouffait, l'empêchait de devenir un homme, un vrai, pensait le secrétaire
d'État. Raoul Vincent était sûr de ne plus désirer d'homme. D'ailleurs Nicolas
n'en était pas encore un avec ses treize ans frêles et son acné juvénile. Pourtant
le gamin lui rappelait étrangement cet adolescent qu'il avait été et qui s'était
trouvé désemparé devant la vie. Même si leurs histoires ne présentaient pas
beaucoup de similitudes, elles avaient en commun l'adolescence livrée à la
cruauté et l'incertitude des jours. Le secrétaire d'État avait fait une croix sur ce
temps de sa prime jeunesse où des hommes l'avaient initié au plaisir charnel,
presque à son corps défendant. Un oncle voulant rendre service à son père
l'avait introduit auprès d'un personnage respecté de la société port-au-
princienne pour lui demander de parrainer le jeune garçon qu'il était lors,
brillant à l'école mais à l'avenir handicapé par la pauvreté. Le personnage tint
parole, Raoul Vincent suivit ses classes secondaires dans une école
congréganiste privée de la capitale et passa ses examens de terminale avec
succès. Il avait payé de son corps les largesses de son bienfaiteur qui l'avait
introduit dans un club fermé d'homosexuels. Parmi lesquels se trouvaient des
brutes et des pervers. Ceux-là ne pourraient plus raconter leurs prouesses avec
ce jeune pubère aujourd'hui secrétaire d'État tout-puissant, leurs lèvres à jamais
scellées dans la mort. Les survivants qui s'en souvenaient encore faisaient le
choix de l'amnésie et s'arrangeaient pour se faire oublier de la vindicte de
l'homme fort de Duvalier. C'est vrai, il avait aimé des hommes et jusqu'au
début de la vingtaine le plaisir charnel ne lui provenait que de ses échanges
ambigus avec des corps pareils au sien. À force de volonté et soutenu par sa
grande ambition, il avait réussi à surmonter ce penchant, à refouler ces élans
qui ne seyaient pas à ses projets d'avenir et à l'image de virilité d'un homme
fort. Le jeune avocat fougueux et opportuniste qui avait trouvé dans la
révolution de 1946 l'occasion en or de faire ses premières armes et de se
positionner dans la politique avait découvert avec voracité le goût des femmes,
même s'il s'étonnait lui-même de ne pouvoir en jouir que dans la violence.
Oui, Raoul Vincent ne désirait plus les hommes, il ne s'adonnait plus à cette
pratique dont il cachait la honteuse mémoire comme un stigmate. Et
justement, comme Nicolas n'était pas un homme, la chaleur qui montait dans
ses phalanges, les frémissements qui lui parcouraient l'aine quand son regard
croisait celui du garçon dans la maison ne pouvaient provenir de cette ancienne
exigence qu'il avait maîtrisée depuis si longtemps. Il imputa ses réactions à
d'incertains sentiments paternels mêlés de curiosité devant ce jeune bourgeois
ne sachant rien de la vie, de la vraie vie du petit Haïtien qui naissait avec toutes
les chances contre lui. Ses yeux de myope noyés sous des verres épais lui
faisaient vaguement pitié. Ce ne pouvait être que cela et rien d'autre.
Tout commença quand Nicolas lui demanda un soir s'il pouvait l'aider à
traduire un texte pour son devoir de grec du lendemain. Cette sollicitation le
prit au dépourvu. Pourquoi lui ? Pourquoi maintenant ? L'enfant paraissait
vraiment embêté, cette demande avait dû lui coûter. Raoul chercha Nirvah des
yeux et elle lui sourit, l'encourageant à y répondre. Nirvah s'en voulait souvent
de la froideur de Nicolas envers Raoul. Le geste de son fils signifiait peut-être
qu'il grandissait et se débarrassait de sa rancune refoulée envers l'homme qui
pour des raisons confuses prenait la place de son père. Le geste de l'enfant la
soulageait un peu de sa conscience. Nicolas avait tellement besoin d'un père,
d'un modèle, si Raoul voulait lui donner un peu d'attention il pourrait jouer
même temporairement ce rôle, se disait Nirvah. Raoul aimait le grec. À
l'époque de ses humanités il lisait le latin et le grec dans le texte et prenait un
orgueilleux plaisir à se plonger dans l'histoire de la Grèce antique, ses dieux et
ses mythes, ses héros et ses philosophes auxquels il s'identifiait souvent.
Le secrétaire d'État acquiesça finalement à la demande du garçon. Ils
s'isolèrent dans une petite salle attenante au salon pour travailler loin du bruit
de la maison. Raoul retrouvait sur un fond de sensations confuses les premières
notions de cette langue qui avait apporté à la civilisation occidentale la
philosophie, l'art et l'architecture, la musique, la médecine, les mathématiques
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et l'astronomie. Il se souvint de la citation d'André Chénier coiffant le premier
chapitre de son manuel de grec de classe de seconde : « Une langue sonore, aux
douceurs souveraines, le plus beau qui soit né sur des lèvres humaines. » Raoul
éclaira pour Nicolas des éléments de grammaire. Il lui expliqua avec patience et
en termes simples l'usage du réel, de l'irréel, de l'éventuel, du potentiel et du
répétitif dans la conjugaison grecque.
Le gamin, sans le savoir, le ramenait à un temps de frayeurs et
d'émerveillements, de découvertes et de douleurs. Nicolas était un enfant
extrêmement intelligent que sa nature craintive handicapait. Il fallait seulement
le mettre en confiance pour que sorte le meilleur de lui-même. Raoul Vincent
le comprit et usa d'un grand tact pour ne pas le braquer. Nicolas demeura
toutefois nerveux tout le temps que dura la leçon, essayant de se tenir le plus
loin possible de Raoul. Ils passèrent près de deux heures ensemble.
Éromène… Ce mot ne quittait pas la tête du secrétaire d'État pendant qu'il
observait Nicolas occupé à mettre son devoir au propre, penché sur son cahier.
Le temps semblait avoir fait un bond en arrière. Tout lui revenait, son
adolescence, ses rêves, ses troubles, l'ambiguïté étouffée, la révolte avalée. Il se
retrouvait dans l'innocence de Nicolas et des sensations oubliées le
submergèrent avec une force nouvelle. La petite lampe de bureau jetait une
lumière dorée sur les cheveux châtains du garçon, soulignait ses cils épais.
Raoul s'émut de ses ongles rongés, de ce tic qui lui faisait mordre sa lèvre
inférieure pour s'appliquer. La même chaleur monta à ses phalanges, le même
fourmillement le reprit à l'aine. Il dévorait l'enfant des yeux. Il en avait la gorge
sèche. Éromène. Le garçon d'amour. L'évidence s'imposa à lui avec une
brûlante urgence. Il ferait de Nicolas son garçon d'amour, comme dans la
noble tradition de l'aristocratie grecque. Il serait son Éraste. Son mentor. Son
papa d'amour. Il lui enseignerait la vie, la politique, le plaisir, lui inculquerait le
goût du beau, de la qualité. Il fallait un homme pour sortir l'homme de cet
enfant, pour le retirer de cette sorte de gynécée que constituaient son foyer et
les deux femmes qui l'y couvaient. Pendant plusieurs siècles, de la Crète à
Sparte, d'Athènes aux îles de la mer Égée, de l'Anatolie jusqu'aux littoraux de
Sicile, du sud de la France, de l'Espagne et de l'Afrique du Nord la pratique de
l'amour intergénérationnel fut le médium pédagogique par excellence de l'élite
des garçons de douze à dix-huit ans. Raoul Vincent revoyait les images gravées
sur les amphores, les coupes ou les bas-reliefs antiques montrant de jeunes et
beaux garçons couchés à côté de leurs maîtres qui assuraient jusqu'à leur sortie
de l'âge pubère leur éducation à tous les niveaux. Un éromène accompagnait
son éraste dans les gymnases, les symposiums, les festivals et les banquets
spécialisés. L'adolescent portait une tunique qui lui arrivait à mi-cuisse et sous
laquelle il allait nu. Il dégourdirait Nicolas, lui communiquerait l'assurance qui
lui manquait tant. Raoul Vincent eut peur un instant. Un doute, comme un
lourd nuage, passa dans le ciel de son bonheur anticipé. Était-il repris par le
démon de l'homosexualité, envers un enfant en plus ? Subissait-il de nouveau
ces pulsions qui le dégoûtaient et le fascinaient à la fois au temps de ses vertes
années ? Avait-il le besoin inconscient de faire subir à cet innocent les mêmes
traitements qu'il avait subis ? Non… tout cela était loin. Loin de lui les plaisirs
abjects, la promiscuité, la luxure, la violence. Loin de lui tout esprit de
vengeance. S'agissait-il de pédérastie alors ? Peut-être… mais au sens noble du
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terme. Plutôt un échange intergénérationnel pour le grand rite de passage vers
l'éloquence, la force physique, la connaissance. La pénétration sexuelle entre un
éraste et son éromène était assez rare. Ils s'adonnaient en revanche à des
attouchements et à des rituels érotiques qui les menaient à l'extase de manière
bien plus raffinée. Les Grecs avaient élevé cette tradition au rang de vertu
civique et établi une codification minutieuse de la question. Platon, Socrate et
bien d'autres philosophes de la Grèce classique ont laissé des pages de
commentaires sur sa pratique et son utilité dans la société. Même leurs dieux
s'y livraient. Zeus kidnappa Ganymède et en fit son compagnon de plaisir.
Achille et Patrocle étaient amants. Héraclès prit pour éromène son neveu
Iolaus, jeune compagnon d'aventures qui l'aida à couper l'une après l'autre les
neuf têtes de l'Hydre. Raoul ressentait désormais une grande tendresse envers
l'adolescent. Il ne lui voulait que du bien. Mais il devrait commencer par
l'apprivoiser, le mettre en confiance, subtilement réveiller en lui la conscience
de son sang, susciter la curiosité de son sexe. Sans aucun doute la nature
commençait déjà à se manifester dans son corps à travers ses rêves et ses
raideurs du petit matin. Il pensait déjà au moyen de passer du temps avec lui,
dans l'intimité de leur nouvelle relation. Raoul promit à Nicolas de lui
accorder une heure deux fois par semaine, pendant deux ou trois semaines,
pour revoir avec lui les éléments de base et les généralités du grec afin de le
remettre au niveau de la classe. Au bout de ces séances, Raoul se faisait fort de
gagner la confiance de Nicolas, de le troubler assez et de le rencontrer hors de
la maison. Ne crains rien, mon petit. Je t'apprendrai l'amitié, la vraie, celle qui
unit les hommes pour la vie. Je comprends tellement bien les mouvements de
ton âme. Je saurai te libérer de la peur. Je t'amènerai sur les rives de la
jouissance et tu en feras de même pour moi. Tu seras mon garçon d'amour. Et
moi, ton papa d'amour.
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Maggy enfourne sa dernière bouchée de pain-patate, les sourcils froncés. Elle
prend ensuite une gorgée de Cola, s'essuie la bouche avec sa serviette, elle rote,
soupire et se penche en arrière pour faire balancer la dodine. Les bracelets à ses
poignets tintinnabulent. Voilà, elle va me parler, la lumière est propice.
« On dit de drôles de choses en ville, Nirvah… au sujet de ta famille…
— Maggy chérie… je suis devenue insensible aux ragots… tu le sais, sinon
je serais déjà morte. Mais je suis d'accord avec toi, je vis une drôle de vie… »
Je m'attendais un peu à ces mots, le visage de mon amie me dit depuis son
arrivée qu'elle couve des pensées sombres. Comme je voudrais ne pas les
entendre ! Mon détachement ne la convainc pas, quelque chose la tracasse
vraiment. On est dimanche après-midi, Maggy a déjeuné avec moi comme
presque tous les dimanches. Nous avons arrosé d'une liqueur au rhum notre
pudding de patates douces qu'Yva a réussi à la perfection. Une douce lassitude
m'alourdit les paupières, j'ai les jointures molles. La maison est en paix, Marie
pique-nique à la Mer Frappée avec ses copains et Nicolas passe la journée avec
ses cousins, chez son oncle Roger. Raoul nous visite très rarement le dimanche.
Pourquoi venir déranger la sérénité de mon dimanche après-midi avec des
racontars ? Mais Maggy ne se taira pas, il vient toujours un temps où certains
mots doivent être dits et pas d'autres.
« Tu me connais, Nirvah… bien que mon salon de beauté soit un haut lieu
de ragots, je prends toujours ces histoires avec distance et circonspection. Cela
ne m'amuse même plus de voir ces bonnes femmes se badigeonner les unes et
les autres de fiel et de merde. Mais cette fois… je crois que tu devrais prêter
attention. Il s'agit de tes enfants… »
L'alarme. Je me redresse sur ma chaise longue.
« Qui parle de mes enfants ? »
L'aigu soudain de ma voix.
« Hmmm… on dit que… Raoul… abuse de Marie et peut-être même… de
Nicolas… dans ta maison. Ça m'a fait l'effet d'une bombe, Nirvah. Je te jure !
J'ai dû arrêter de travailler pendant quelques bonnes minutes et boire un peu
d'eau froide pour me reprendre. Tes enfants sont mes enfants. Nicolas est mon
filleul. Il faudrait que…
— Arrête… arrête, Maggy. Ai-je bien compris ? On prétend que Raoul
couche avec Marie et Nicolas ? Ici ?
— Oui… c'est ce qui se dit… du moins c'est ce que j'ai entendu bien
clairement de la conversation de deux clientes qui se faisaient une manucure. »
Je pars d'un grand éclat de rire. Il me faut rire pour évacuer cette charge
d'émotions violentes qui m'enserre la gorge comme les mains d'un assassin
essayant de m'étrangler. Maggy me regarde, troublée, elle sourit à son tour,
déroutée, elle ne s'attendait pas du tout à ma réaction. Je m'arrête enfin.
« Tu as bien fait de m'en parler, Maggy. Tu vois jusqu'où peut aller la
perversité des Haïtiens ? Au fond, c'est ce qu'ils voudraient, ils voudraient me
voir détruite, ils se réjouiraient de me savoir anéantie. J'ai résisté aux coups du
sort et on ne me le pardonne pas. Il me faut mordre la poussière. Voilà
pourquoi ils s'attaquent à mes enfants, ce que j'ai de plus précieux. Mon Dieu !
…
— Bon… en tout cas, fais quand même attention, Nirvah. Raoul n'est pas
un saint. À cause des circonstances… tu es bien obligée de… le fréquenter…
mais nous connaissons sa réputation. Mais toi, n'as-tu jamais rien remarqué de
suspect dans ses rapports avec eux ?
— Non… Maggy. Rien… rien du tout. Raoul est plutôt sévère avec Marie,
il se soucie beaucoup de ses fréquentations. Je lui ai même demandé une fois,
pour rire, s'il n'était pas un peu jaloux de ma fille. Elle ne l'aime pas, elle lui
fait sentir à sa façon qu'il n'est pas le bienvenu dans la maison. Raoul essaie de
se faire accepter en lui offrant toutes sortes de petits cadeaux. Ce n'est pas facile
de gérer cette situation. Tu ne me croiras pas Maggy, même Nicolas accepte
Raoul un peu plus à présent. Raoul l'a aidé pendant trois semaines à mettre
son grec à niveau. Depuis lors leurs échanges dans la maison sont beaucoup
plus détendus. Nicolas s'ouvre un peu plus à son environnement,
probablement un effet de l'adolescence. Il grandit tellement vite ! Il était temps
que diminue cette tension qui nous pesait tous dans la maison. T'ai-je dit que
Raoul paie aussi des leçons de dessin à Nicolas deux fois par semaine.
— Ah oui ? fait Maggy perplexe. Qui lui donne ces leçons ?
— Oh… un peintre, une espèce d'original bourré de talents, il n'habite pas
très loin d'ici. Nicolas peut se rendre à pied à son atelier, ça lui prend vingt
minutes de marche.
— Hmmm… enfin… j'espère que tu as raison de ne pas t'inquiéter,
Nirvah… moi j'ai déjà entendu plusieurs cas de pères ou de beaux-pères qui
ont abusé de jeunes enfants dans leurs foyers même.
— Mais où, quand, comment, Maggy ? je hurle. Je suis toujours là quand il
vient ici ! »
Maggy me regarde, l'œil vide, à court d'arguments. Mais elle reprend bien
vite :
« Qui peut savoir toutes les combines que peut élaborer un esprit… pervers ?
Tu sors de la maison de temps en temps, quand même. Tu… aimes bien
parfois aller te recueillir à l'église et les vendredis après-midi tu passes au moins
deux heures au salon de beauté… tu fais des courses ponctuellement. Je le sais,
Raoul le sait. Peut-être bien qu'il les attire ailleurs. Je l'admets… c'est dingue,
mais…
— Non… Maggy. Raoul est hyper occupé. Il n'a pas le temps de courir
après des gamins.
— Alors tu devrais peut-être lui faire part de ces rumeurs, question de voir
sa réaction.
— Tu… tu crois donc cette… cette horreur… possible ?
— Je n'en sais rien, ma chérie. Mais tout est possible en ce bas monde.
J'espère de tout cœur que ce ne sont que des ragots de bonnes femmes
vicieuses. Mais… toi seule peux protéger tes enfants. »
J'inspire profondément pour refouler mes larmes. Mon amie est soulagée de
s'être débarrassée de ces mots. Il fallait qu'elle m'avertisse, maintenant sa
conscience est libérée, elle somnole sur sa dodine mais je la sens toujours
tendue.
Passé le choc de la nouvelle, je reste un instant sans réaction, l'esprit vide,
dépaysée. Comme une clé, les mots de Maggy ouvrent une boîte enfouie en
moi. Mon plaisir avec Raoul. Ma douce honte. Ce plaisir qu'il m'a injecté nuit
après nuit, dans le froid de la chambre, en prenant possession de l'endroit et de
l'envers de mon corps, en me violentant souvent. Les dimensions
insoupçonnées de la volupté que j'ai trouvées dans la soumission à cet homme.
Jusqu'à sa laideur qui soulève des frissons de lubricité sous ma peau. Jusqu'à ses
odeurs qui m'enivrent avant même qu'il ne me touche. Raoul m'a appris à être
une femme, à rechercher la satisfaction de ma chair, à la lui réclamer, à cor et à
cri, jusqu'au grand saut dans l'inconnu. Il me dit des mots à me faire pâlir de
honte, des mots qui me dévorent le corps. Je ne savais pas qu'une telle
jouissance était possible, je n'y croyais pas. Moi, je me contentais des
soubresauts de joie que m'apportaient mes amours d'adolescente. Jusqu'à
l'arrivée de Raoul dans ma vie, je ne connaissais des plaisirs érotiques que ceux
que j'avais découverts à l'horizon de mes dix-sept ans, en épousant Daniel. Je
lui donne tout, à Raoul. J'ai accepté de ternir ma réputation, de perdre des
amis chers, de passer pour une renégate aux yeux de la société. Pourquoi a-t-il
besoin en plus de profaner l'innocence de mes enfants ?
Je me rappelle Solange et son offre saugrenue de cadenasser Marie et Nicolas
avec des simples, de rendre leurs corps inaccessibles. C'était au tout début de
l'arrivée de Raoul dans ma vie. Je visitais Solange et, de but en blanc, elle
m'avait proposé de faire un travail sur les enfants, pour les mettre à l'abri des
convoitises, qu'elle disait. Elle n'avait cité aucun nom mais je savais qu'elle
pensait au secrétaire d'État. Encore un gouffre sous mes pieds. Je n'aurais
jamais accepté de soumettre mes enfants à ce genre de traitement. Parce que je
n'y crois pas et aussi parce que je me sentais capable de les défendre moi-
même. Même si je fréquente le lakou de Solange, je ne veux pas me laisser
prendre au piège de ses croyances, malgré leur attraction. Je dois garder la tête
froide. Daniel ne me le pardonnerait pas. Solange connaît bien l'âme humaine,
elle observe chaque jour ses pulsions, ses convoitises, ses errances et ses
perversités. Elle a pressenti un danger inhérent à la proximité de Raoul dans
notre vie. Et si elle avait raison ? Maintenant que Maggy me raconte ce qui se
dit sur nous, j'ai froid. Je dois garder mon calme, ces histoires ne sont que
tripotages, méchancetés, médisances, malhonnêtetés, des saloperies, rien de
plus. D'ailleurs, qui pourrait savoir ce qui se passe chez moi ? Cette
information ne pourrait venir que de Raoul lui-même. Raoul ? Abuser de mes
enfants et le raconter en ville ? Il y a aussi le personnel de maison. Tinès peut-
être, le remplaçant d'Auguste ? Il l'a mis à mon service pour gérer le
fonctionnement et l'entretien de la génératrice, entre autres choses. J'ai
compris qu'il voulait surtout avoir des yeux et des oreilles à l'intérieur de ma
maison, savoir les entrées et sorties, les visiteurs. J'ai fait celle qui ne
comprenait pas. Qu'attendre de moins d'un secrétaire d'État à la Défense et à
la Sécurité publique, le chef de la police politique du gouvernement ? Tinès est
sans couleur, il fait son travail, la maison est propre et son regard fuyant. Toute
fuite viendrait forcément de lui. Yva m'est dévouée, j'en suis sûre. Les enfants
eux-mêmes se seraient-ils confiés à… mais qu'est-ce que je raconte ? Pas
q q j
question d'entretenir dans ma tête les méchancetés de personnes aigries. Marie
et Nicolas vont bien. Raoul respecte mes enfants.
Je n'ai pas vu venir la vague de nausée. Mon estomac s'est tordu sous l'effet
d'un spasme brutal et ma bouche brusquement remplie de bile m'annonçait un
désastre imminent. J'ai couru jusqu'à la toilette, la main pressée sur mes lèvres,
mais je n'ai pu retenir mon déjeuner qui remontait par jets violents et se
répandait sur les carreaux du parquet.
36
Le secrétaire d'État avait tout préparé, tout planifié. Depuis quatre semaines
environ, il avait sans aucune difficulté convaincu son ami le peintre Wilhelm
Saint-Amand de lui permettre de discuter avec Nicolas pendant l'heure du
cours de dessin. Saint-Amand qui devait au secrétaire d'État plus d'une faveur
ne se fit pas prier. Les deux hommes se comprirent à demi-mot, dans un seul
regard. Une salle de la maison fut totalement réaménagée en prévision de ces
rencontres éducatives. La pièce située au cœur de la vieille demeure en bois se
trouvait à l'abri des ardeurs du soleil, elle gardait toute la journée une agréable
fraîcheur et baignait dans une lumière douce. Les feuillages de manguiers et
d'acajous arrivant jusqu'aux fenêtres bruissaient doucement à chaque levée de
brise. Des gravures représentant des images de l'Antiquité grecque ornaient à
présent les murs repeints de vert menthe. Elles montraient de beaux garçons
aux cheveux bouclés se livrant nus à des joutes sportives où assistant à des
festins, buvant et mangeant, allongés auprès d'hommes barbus évidemment
plus âgés. Le secrétaire d'État s'était donné beaucoup de mal pour trouver ces
images et les faire agrandir.
À la première visite supposée fortuite du secrétaire d'État chez le professeur
de dessin, Nicolas se raidit un peu, malgré tout le travail de préparation de
Raoul durant leurs tête-à-tête autour des règles de grammaire et de
composition grecque. Nicolas était tiraillé par des forces de même poids. La
force des ombres où sa vie avait basculé depuis l'absence de son père. Des
ombres où son corps, son esprit, ses élans s'engluaient. Sa seule bouée de
sauvetage dans ce monde confus était sa mère. Mais survenait depuis quelque
temps la force d'optimisme qui éclatait dans les mots de Raoul Vincent, dans la
confiance que cet homme avait en lui, dans le monde immense qu'il lui
ouvrait, loin des mesquineries et des frayeurs quotidiennes. Une force de
rédemption que ses doutes et ses troubles n'ébranlaient point. Nicolas vivait
comme sa mère, comme Marie, un temps d'ombre et de lumière sans savoir
que la lumière qui le sauvait de lui-même tombait d'une étoile noire.
À force de tact et de savoir-faire, Raoul convainquit une première fois le
garçon de le rejoindre dans la chambre et d'y passer avec lui un moment à
converser comme un père et son fils. Il lui parla de son travail, de ses lourdes
responsabilités, il lui raconta l'histoire d'Haïti, la vraie, pas celle reproduite
dans des manuels trafiqués par de faux historiens. Nicolas buvait les paroles du
secrétaire d'État, sub-mergé par l'intérêt que lui portait cet homme si
important devenu son ami. Raoul lui prédit déjà une carrière de médecin ou de
juriste et, pourquoi pas, un avenir au sein de l'actuel gouvernement qui était là
pour durer encore des décennies. Chaque rencontre voyait tomber un peu de la
méfiance de l'enfant. Chaque rencontre était l'occasion d'une petite victoire du
secrétaire d'État, un effleurement, un mot ambigu chuchoté à l'oreille, une
confidence arrachée à l'enfant sur ses fantasmes d'adolescent. Pour s'amuser,
Raoul lui demandait parfois de décrire avec ses propres termes les scènes
reproduites sur les gravures ornant les murs de la chambre ; il jouissait alors, le
cœur battant, des mots trébuchants sortant de la bouche aimée et tant désirée.
L'homme sentait dans sa chair et son sang que ce jour-là serait le bon. Il
pensait le garçon prêt à passer à une étape décisive de son apprentissage, à
franchir le seuil d'une nouvelle saison. Tout dans la lumière du jour, dans la
légèreté de l'air, même dans le chant des vendeurs ambulants en bas dans la rue
lui disait que la configuration cosmique de l'instant leur était favorable. Des lys
blancs, symboles de pureté, dégageaient un parfum enivrant dans un vase posé
sur une commode antique appuyée sur le mur du fond de la chambre. À côté
des fleurs, trois cierges blancs brûlaient dans un candélabre en bronze. Le
secrétaire d'État avait usé de patience, il avait à grand-peine freiné la faim de
ses mains, contrôlé l'avidité de ses lèvres, soumis les élans de son corps pour
apprivoiser le garçon et gagner sa confiance et son amitié. Il ne fallait surtout
pas le brusquer. Il lui avait fait jurer de garder secrète leur amitié particulière
que les femmes ne comprendraient certainement pas. Le secrétaire d'État
dansait sur un fil et connaissait le vertige et l'euphorie du funambule. Il se
sentait aussi l'âme d'un jongleur, jouant sur plusieurs fronts, se démultipliant
pour satisfaire ses fantasmes. Le bel édifice de ses rêves pouvait basculer en un
instant. À cause d'une simple défaillance il pouvait tout perdre, Nirvah, Marie,
Nicolas et la maison de la rue des Cigales. Sa vie. À jouer à ce jeu, le secrétaire
d'État brûlait de l'attente et de l'électricité du plaisir retenu. Chaque conquête
qu'il concrétisait dans la famille Leroy le rendait plus puissant, plus audacieux,
plus beau. Et ce petit jeu le transportait, le faisait aimer Marie avec plus de
fougue, le tenait éveillé la nuit, même lorsqu'il couchait dans le lit de Nirvah.
Il s'enivrait de penser au garçon dormant paisiblement dans sa chambre, à
quelques mètres, à portée de ses mains fébriles.
Le secrétaire d'État se déshabilla et avec des gestes d'une infinie tendresse
aida Nicolas à retirer ses vêtements. Il replia ensuite soigneusement le couvre-lit
au crochet blanc cassé, d'une exquise délicatesse. Assis sur le bord du lit, il
installa le garçon à cheval sur ses cuisses, lui faisant face. Sur la table de chevet
se trouvaient une bouteille de vin rouge, une coupe en argent, un flacon
d'huile d'amande douce et un mouchoir de poche d'une blancheur bleutée.
Raoul allait réaliser la promesse faite tant de fois au garçon et qu'il avait amené
celui-ci à anticiper. Dans la bonne tradition des fils des nobles familles
grecques, son mentor allait aujourd'hui lui faire connaître de ses mains
paternelles l'extase sublime. Le front moite, le souffle court, le secrétaire d'État
remplit de vin la coupe, la porta aux lèvres du gamin et lui en fit prendre une
gorgée, puis une autre. Il ne quittait pas Nicolas des yeux. Il avala le restant du
vin et s'enduisit ensuite lentement la paume de la main droite d'un peu d'huile
d'amande douce. L'homme déglutit plusieurs fois de suite, un flot de salive
incessant lui envahissait la bouche.
Les secondes s'envolèrent, légères, comme des ailes de papillon ivre de
lumière. Quand dans un long frisson étonné le garçon atteignit pour la
première fois le pic de la volupté, Raoul Vincent fou de bonheur s'empressa de
recueillir le précieux nectar dans son mouchoir à la blancheur immaculée.
37
Près de quinze jours sans nouvelles de Raoul. Sans nouvelles de Daniel. Je
m'inquiète. Depuis quelques semaines le secrétaire d'État fait de fréquents
déplacements en province. Un mouvement de guérilla a été repéré dans le sud-
ouest du pays, il me l'a confié la dernière fois que nous nous sommes vus. Une
grande traque est déclenchée. Pourvu qu'il ne tombe pas malade à voyager sur
des routes défoncées et à vivre dans ces conditions précaires, sans confort et
dans la chaleur. Encore une nouvelle tentative de renverser la dictature qui va
finir dans le sang et qui va durcir la répression partout dans le pays. Les paysans
reçoivent des renforts de machettes. Excités par les hommes armés venus de
Port-au-Prince, ils vont partir sur la trace d'individus qu'ils ne connaissent pas,
qui leur veulent peut-être du bien mais dont ils ont peur. Ils vont tuer parce
qu'ils n'ont pas d'autre alternative, tuer ou être accusés de complicité. Ils
redoutent encore plus la cruauté des hommes du pouvoir que les armes des
envahisseurs. Même si les macoutes leur volent leurs terres, leurs titres de
propriété, leur force de travail, leurs femmes. Ils se retrouvent défenseurs d'une
cause qui leur est fatale mais qui excite dans leurs têtes un patriotisme perverti.
Ils défendent le territoire… la patrie. Qu'ont-ils ces jeunes envahisseurs à
courir après le martyr ? Ils ressemblent à Daniel, assoiffés de justice mais d'une
si grande naïveté devant la perversion humaine. Ils sont le plus souvent trahis
par leurs propres frères de combat, ou encore menés en bateau par les services
secrets américains. Raoul est bien placé pour le savoir. Les Américains jouent à
un petit jeu cynique, prétendant soutenir le gouvernement du dictateur dans sa
chasse contre les communistes et entraînant en même temps dans des camps en
Floride des jeunes hommes qui viennent se faire charcuter dans nos mornes par
des machettes cannibales. Je me demande quel sort aurait été meilleur pour
Daniel, pourrir en prison ou se faire traquer à mort par les macoutes dans les
mornes ? La mort lente ou la mort violente ? Le connaissant, il aurait sûrement
préféré tomber les armes à la main. Mon Dieu, vous ne lui avez même pas
laissé le choix de sa douleur !
Depuis que Maggy m'a parlé des rumeurs sur les soi-disant agissements de
Raoul avec mes enfants, je ne l'ai pas encore revu. Je regarde Marie avec
d'autres yeux. Est-il possible qu'elle subisse l'outrage de cet homme et ne m'en
parle pas ? Qu'y a-t-il dans ces grands yeux innocents que je ne lis pas ? Est-il
possible que Nicolas soit blessé si profondément dans son corps et dans son
âme et que je n'en sache rien ? Sûrement pas, je l'aurais senti dans la fêlure de
leurs rires, mon cœur aurait perçu les sanglots de leur enfance flétrie.
Comment aurais-je pu faillir si piteusement à mon devoir de protéger ma
progéniture ? Je vais confronter Raoul. C'est le seul moyen d'en finir avec ce
doute que Maggy a introduit dans ma tête. Je ne lui en veux pas, à Maggy,
mais je n'avais vraiment pas besoin de ce poison dans ma vie. J'en deviens
obsédée, malade. Comment vais-je faire ? Avec quels mots lui demander s'il
abuse de mes enfants sous mon toit ? Raoul, est-ce que tu forces Marie et
Nicolas à des relations perverses et dégradantes ? Raoul, es-tu en train de
traumatiser mes enfants ? Raoul est-ce que tu me trompes avec mes enfants ?
Hmmm… Mon Dieu ! Est-ce possible que j'en sois arrivée là ? Quelle sera sa
réaction ? Il est parfois violent et de façon tellement imprévisible. Comme cette
fois, il y a plus d'un an, où je lui ai parlé du local saccagé du journal qui avait
été investi par des clochards. Raoul avait haussé les épaules comme pour me
dire que tout cela rentrait dans le cours naturel des choses, que ce local
squattérisé servirait d'exemple à tous ceux, communistes ou pas, qui
prétendaient contester la légitimité du pouvoir. Ce jour-là, je n'ai pu me
contrôler, avec des mots que je ne maîtrisais plus, je lui ai craché mon dégoût
et ma répulsion au visage. Alors que j'étais encore sous l'effet de la gifle
magistrale qu'il m'avait assénée, Raoul était parti de la maison en pleine nuit.
Je ne l'avais plus revu pendant une semaine. J'ai eu peur qu'il ne revienne plus
chez nous. La vie ne serait plus vivable sans cette présence conflictuelle dans
nos existences. Comment pourrais-je faire face à mes obligations financières
sans Raoul ? Je n'ai pas un sou vaillant en mon nom. Comment affronter la
dureté des jours et la méchanceté des autres sans sa présence redoutable tel un
chien de garde devant ma porte ? Comment vivrais-je mes nuits dans ma
chambre glacée sans son désir lourd et les joies obscures qu'il m'apporte ?
38
Jocelyn engagea la voiture dans l'entrée ouest, pavée de pierres rondes
encadrées de briques de terre cuite, et se gara au bout de l'allée, devant la baie
vitrée des locaux administratifs. Les deux gardes du corps descendirent de
voiture avec diligence et l'un deux ouvrit la porte arrière. Ayant mis pied à terre
pour s'extirper du véhicule, Raoul Vincent eut le sentiment d'un poids
contraire voulant le refouler à l'intérieur. Cette sensation le contraria à
l'extrême. Elle venait défaire toute l'assurance qu'il ramenait de son bref séjour
à Chardonnières, son patelin au sud du pays, durant lequel il avait offert une
grande cérémonie sacrificielle aux lwa de sa famille et à Sogbo en particulier.
Un taureau noir, une maconne de cabris, quelques cochons noirs et pléthore de
volailles étaient tombés en trois jours durant lesquels le tambour ne cessa
pratiquement jamais de résonner. Cette formalité remplie, le bain de chance
reçu et le pwen renouvelé par son oncle le houngan, Raoul Vincent était reparti
emportant avec lui une solide illusion d'invincibilité. Pas pour longtemps,
hélas. Il venait de le constater. L'ennemi veillait. Des forces antagoniques
puissantes tentaient de lui barrer le chemin. Mais il vaincrait. Il en fallait
beaucoup plus pour l'ébranler. Dieu seul sait s'il voulait vivre, et vivre
longtemps. Il pensa à Nirvah, à Marie et à Nicolas. Sa vraie famille. Ses
occupations récentes le tenaient loin de ce petit monde devenu indispensable à
son équilibre. Mais il savait que de longues années de bonheur l'attendaient
auprès d'eux. Le secrétaire d'État caressait un projet dont la seule pensée le
comblait de félicité. Il deviendrait l'époux légitime de Nirvah Leroy. Deux
obstacles seulement devraient être franchis pour y parvenir. D'abord se séparer
légalement de son actuelle épouse (ne l'étaient-ils pas de fait ?). Avec ses
relations dans le monde judiciaire et son pouvoir politique, cela se ferait en six,
quatre, deux. Pour ce qui est de Daniel Leroy, ou bien il crèverait en prison, ou
bien il se chargerait de mettre fin à ses souffrances. Dans les deux cas, Nirvah
s'en porterait mieux, il le savait. Un rêve trop beau… mais pas impossible.
Nirvah était la femme qu'il lui fallait, la plus belle mulâtresse du pays avec ses
deux superbes enfants en bonus. Pourquoi pas ? Même François Duvalier
caressait le rêve secret de marier ses deux filles à des mulâtres ou même à des
Blancs. Sinon pourquoi tout ce charivari autour de Mohamed Fayed, cette
espèce d'homme d'affaires arabe pour qui on déroulait depuis quelques
semaines le tapis rouge dans toute la capitale ? Ce soi-disant millionnaire
tombé de nulle part avait ses entrées et sorties au palais, il se déplaçait avec une
escorte militaire, Marie-Denise Duvalier était déjà folle de lui et Manman
Simone traitait son futur gendre aux petits oignons. François Duvalier lui avait
offert les clés de la ville, la nationalité haïtienne et les douanes du pays. Le
secrétaire d'État Vincent avait dans la plus grande discrétion questionné des
sources diplomatiques afin d'obtenir des informations sur le nouvel hôte de la
famille présidentielle, jusqu'à présent rien n'en était sorti. C'était bien la
É
première fois qu'il voyait le chef de l'État agir avec tant de légèreté. Mais
personne n'oserait le ramener à la raison.
Raoul Vincent n'était pas venu au palais national depuis une quinzaine de
jours. En le nommant chef civil de la commission spéciale chargée des
représailles contre les kamoken, le Président lui avait demandé
personnellement de tracer un exemple sanglant à Jérémie après la tentative
d'invasion des jeunes bourgeois rebelles de Jeune Haïti. Il lui avait
recommandé de frapper l'imagination de tout le pays et d'en faire un
événement que nul n'oublierait, même dans cent ans. Raoul Vincent avait
orchestré l'exécution brutale de plusieurs familles ayant un lien avec les
envahisseurs. Après son passage, la horde vengeresse de Duvalier laissa la
Grande-Anse exsangue. La dissidence mulâtre avait été étouffée dans l'œuf.
Quand il n'était pas en mission à l'intérieur du pays, le secrétaire d'État
venait chaque jour au palais national, pour les questions de la plus haute
importance relatives à sa charge de responsable de la sécurité du territoire. Il
rencontrait le chef de l'État, la plupart du temps seul, pour lui rendre compte
religieusement de l'état d'esprit des citoyens et ne rien lui cacher des complots
qui se tramaient pour renverser son gouvernement. Même quand la santé du
Président était visiblement défaillante, il tenait à évaluer lui-même les forces en
présence et comme sur un échiquier immense faire bouger les pièces humaines
à travers cette Haïti dont il se voulait le maître absolu. L'obsession du docteur-
président était la multiplication des macoutes. Ce corps paramilitaire était sa
chose, sa créature, qu'il avait façonnée avec l'amour et la patience d'un orfèvre.
Ne répugnant pas à faire appel pendant un temps à un détachement de
marines américains pour donner à ses pintades une formation militaire et leur
inculquer un code de fidélité. Il avait tout de même dû prendre des mesures
extrêmes pour expulser du pays ce colonel des marines qui avait perdu le sens
de la mesure et se croyait au-delà de son autorité. Avec ses hommes et femmes
habillés de l'uniforme de gros bleu, Duvalier ne craignait rien. Ils portaient la
toile rude de Papa Zaka et symbolisaient la force tellurique du dieu paysan.
Duvalier utilisait contre le peuple le côté sombre de ses propres croyances pour
le tenir dans un état d'effroi et d'obéissance. Houngans et manbos étaient
devenus des auxiliaires précieux du pouvoir, convoqués souvent en
consultation au palais national au même titre que les maires, préfets de police
et chefs de sections rurales. Le culte familial vaudou aux rituels séculaires et
rassembleurs n'était plus qu'une vaste entreprise de sorcellerie cultivant la
méfiance et la trahison. Le corps des macoutes grossissait de jour en jour. Il la
préférait à l'armée et aux militaires, engeance portée sur le complot et les coups
d'état. Duvalier se savait invincible tant que s'étendrait sur tout le pays
l'emprise de ces hommes et femmes qui lui étaient dévoués corps et âmes, qui
étaient prêts à verser leur sang pour lui sans sourciller. Même s'il devait
s'épuiser à résoudre les conflits de toute nature qui tenaient les plus grands
zotobrés macoutes dans une sorte de rivalité à la violence contenue par la seule
autorité du chef suprême. Quand Duvalier devait trancher un différend pour
calmer ses enfants turbulents, il se sentait la sagesse et la puissance du roi
Salomon. Le secrétaire d'État était, après Papa Doc, celui qui pouvait prétendre
à une certaine autorité sur les chefs macoutes des neuf départements
géographiques du pays. Il partageait avec le Président la préoccupation de leur
existence même.
De part et d'autre de l'allée s'étendaient les vastes pelouses manucurées
bordées de massifs de buis taillés bas que le secrétaire d'État voyait tous les
jours. Il entendit dans le sous-bois, près du mur de clôture, le criaillement
angoissant des pintades du Président. Le chef de l'État voyait dans ces oiseaux à
l'air de vautour, aux têtes hideuses, caractérisés par leur ruse, leur nervosité et
leur vivacité, le symbole vivant du pouvoir duvaliériste. Féru de mythologie,
Duvalier, comme les Abyssiniens ou les Byzantins, des millénaires avant lui,
croyait peut-être dans les vertus d'éternité de l'oiseau nègre1 mystérieux. Deux
employés du palais prenaient soin exclusivement de la santé et du bien-être de
ces icônes au sang chaud.
Sur la gauche, l'allée prenait une courbe pour longer la façade principale du
palais, sur la droite elle conduisait vers les grands jardins arrière dont une large
surface était en train d'être transformée en quartiers de la garde présidentielle.
Le chantier grouillait de chaleur et de bruit. Il fallait des armes autour du
Président. La quarante-huitième compagnie des forces armées d'Haïti occupait
depuis quelque temps toute l'aile ouest du premier étage transformée pour
l'accommoder. Le Président voulait à sa disposition, jour et nuit, les rapports
des activités du corps spécial d'intelligence militaire. Les macoutes portaient
aussi des armes, ils avaient accès à presque tous les bureaux de l'endroit. Ce
jour-là, le secrétaire d'État retrouva la même effervescence contrôlée qui
caractérisait la vie diurne du palais, mais les murs épais et hauts dégageaient
une étrange impression, comme celle que ressentent ceux qui entrent en ces
lieux pour la première fois. L'émerveillement devant la majesté et la beauté de
l'immeuble en même temps que le sentiment d'un danger invisible mais
omniprésent. Papa Doc lui-même avait attendu trois mois, après sa
proclamation comme président d'Haïti, avant de prendre logement avec sa
famille dans cette demeure écrasante. Il lui avait fallu tout ce temps pour
exorciser des couloirs les esprits de toute nature convoqués par ses
prédécesseurs et y installer les siens.
Profitant de sa mission dans la Grande-Anse, le secrétaire d'État avait
effectué sa visite mystique à Chardonnières. Pourtant il ressentit sur ses épaules
le poids des colonnes et des trois dômes imposants de la maison présidentielle,
le poids de toute la beauté de cet édifice dont chaque couloir recelait pour lui
des menaces muettes. Il s'assura de poser d'abord le pied gauche sur le seuil de
la salle d'accueil de l'administration et pénétra dans l'immeuble, l'œil aux
aguets.
4
Appellation tirée du livre du même nom de Jean-Marie Lamblard.
↵
39
« Une poulette a crevé hier matin dans ma cour. Sans raison apparente. Elle
picorait, tranquille, avec les autres bestioles et soudain elle s'est mise à
tournoyer sur elle-même, une fois, deux fois, trois fois et blip ! elle tombe à la
renverse, raide morte. J'ai bien dit sans raison apparente, mais il y a toujours
une cause profonde à ces choses-là, Voisine. Un chien sait pourquoi il se met à
hurler au beau milieu de la nuit… et si les feuillages pouvaient parler ils
diraient la raison des frissons qui les traversent parfois sans aucun souffle de
vent. Les bêtes et les arbres peuvent capter des vibrations qui nous échappent.
Hmmm… Sais-tu ce que cela veut dire, Voisine, une poule qui crève dans ma
cour, comme ça, l'air de rien ? »
Bien sûr que je l'ignore. Et je m'en fous. Et puis je ne vais pas faire un
événement d'une pauvre bête qui trépasse de fièvre ou d'indigestion. Pourquoi
est-ce que je viens voir Solange alors que ses inévitables questions m'agacent
tellement ? Pourquoi me vient le besoin de lui parler quand je ne crois pas en
ce qu'elle croit ? Qu'est-ce qui fait que je me sens apaisée après l'avoir visitée ?
Voilà que je deviens comme elle, à me poser aussi des questions inutiles
auxquelles je ne répondrai pas. Une avalanche de questions me tourmente
depuis quelque temps. Dès que mes mains ne vaquent pas à des tâches
domestiques, dès que je me retrouve seule, elles envahissent mon silence,
insistantes, impudiques, mesquines, triviales, jetant le trouble en mon âme.
Solange est celle qui comble le mieux mes silences. Quand les enfants ne sont
pas là, quand je ne reçois aucune visite, l'atmosphère de la maison m'oppresse
jusqu'au malaise physique. J'ai envie de fuir, de me fuir. Je viens partager mes
secrets tourments avec Solange. Elle les tourne en questions, en illuminations,
elle leur donne sens et profondeur, elle les peint de la couleur de l'oubli. Pour
un temps. Solange sait mettre mes silences en sursis. Mais aujourd'hui je
pressens que je ne trouverai pas de répit à mon mal-être, au contraire. La
première question de Solange confirme mes appréhensions. Je n'aurais pas dû
venir la voir.
« Je ne sais pas, Solange. Ta poule est morte de vieillesse… ou bien elle s'est
étranglée en avalant un caillou, qu'en sais-je ? »
Il y a beaucoup d'empathie dans le regard de Solange. Elle allume la dernière
cigarette d'un paquet qu'elle froisse ensuite en boule dans sa main. Le
crissement du papier cellophane. L'arôme de la première bouffée bleue du
tabac autour de ma tête. Daniel et les jours d'avant. Pendant une seconde je
voyage loin, bien loin d'ici.
« Ce n'est pas sans raison que je garde toute cette volaille autour de moi,
Voisine, que je les nourris. Je n'y touche jamais. Je ne tue que les bêtes que je
fais acheter au marché. Ces animaux que tu vois là sont comme des
paratonnerres. Quand la mort, le malheur, la déveine et les mauvais esprits
visitent un lieu, ils restent un premier temps à l'affût, retirés dans les recoins
des demeures, attendant le moment de pénétrer l'intimité des chrétiens-
vivants. Mais même quand leur mission est de toucher les humains, ils ne
résistent pas à la pulsion de foncer sur les petites vies qui bougent autour d'eux,
sur tout sang qui palpite. Les animaux sont souvent leurs premières victimes.
Non… cette bête est morte pour nous avertir… que le malheur rôde autour de
nous… qu'il va frapper autour de nous. Une chose pareille ne serait jamais
arrivée à l'une de mes pintades, elles sont trop méfiantes. Cette poulette aimait
passer sous ta clôture… pour explorer ton jardin. Quand elle est tombée, elle
revenait de chez toi, je l'ai vue, Krémòl l'a vue aussi. N'est-ce pas, Krémòl ? »
Le frère de Solange acquiesce avec un sourire indéfinissable.
« Donc, elle s'est sacrifiée pour nous ? Elle a fait une mauvaise rencontre
dans ma cour ? Oh Solange, je t'en prie ! Garde ces histoires à dormir debout
pour tes clients. La mort ne nous épie-t-elle pas tous depuis le jour où nous
sortons du ventre de notre mère ?
— Tu as peur, Voisine ? Tu préfères ne pas me croire pour éloigner ta peur ?
— J'ai peut-être peur, comme cela arrive à tout le monde. Mais je ne vais
pas voir l'aile de la mort dans un anolis qui change de couleur ou une poule
qui trépasse.
— Et pourtant ce sont des signes bien réels, Voisine. Et il y a des gestes à
faire pour conjurer le malheur ou la déveine quand ils nous menacent. As-tu
des nouvelles de ton… mari ? »
Pourquoi Solange me parle-t-elle de Daniel, en ce moment ? Sait-elle
quelque chose de sa situation ? Avec tous ces macoutes qui fréquentent sa
maison, elle doit certainement avoir des informations fiables sur un tas de
choses. Aucun signe de Raoul depuis deux semaines. Voilà, Daniel est mort en
prison. Et Raoul ne trouve pas le courage de venir chez moi. Il craint peut-être
que je ne le lise dans son regard, que je ne respire sur sa peau, dans son froc,
l'odeur de la mort de mon mari. Ou bien serait-ce qu'il se doute que je sais
qu'il a abusé de mes enfants ? Finalement, il n'en peut plus de nous mystifier. Il
s'est lassé de ce petit jeu sadique. Comme je le craignais il est parti, sans dire au
revoir, sans me donner le temps de lui cracher ma haine. Oui, son absence le
condamne. C'est comme s'il avait signé de son nom ces infamies. Que vais-je
faire ?
« Non… aucune nouvelle. Et toi ? As-tu appris quelque chose ? Ne me cache
rien, Solange… je veux… je dois savoir.
— Je te sais assez forte pour encaisser les mauvaises nouvelles… Mais je ne
sais rien… je sais seulement ce que cet animal mort m'a appris hier, et j'y crois
dur comme fer. Sois veillative. Il y a un nuage sombre au-dessus de ta maison.
Libre à toi de ne rien faire… Je t'ai gardé un panier de goyaves mûres. Cette
année l'arbre a donné une récolte folle, à croire qu'il n'en finirait pas de jeter
ses fruits. Ginette ira l'apporter à ta cuisinière. Celle-là, je ne peux pas la sentir,
Voisine. Quand on se croise dans la rue elle me donne l'impression de voir le
diable en personne. Un jour je finirai par lui faire vraiment peur, elle saura qui
est Solange… Ha, ha, ha ! Les goyaves sont succulentes. Tu en feras de la
confiture et de la gelée. Elles sont belles, charnues et parfumées, comme toi
Voisine. Ha, ha, ha ! »
J'avais besoin d'entendre ce rire. Le rire de Solange qui connecte le frisson
des feuillages, l'ombre de la mort et le parfum des goyaves mûres.
É
Quand je suis rentrée chez moi, la voiture du secrétaire d'État stationnait
devant mon portail. Jocelyn aux yeux de fumée et les deux gardes du corps
bavardaient tranquillement dans la rue.
40
Au premier coup d'œil j'ai vu que Raoul allait mal. Le teint cireux, il
respirait lourdement. Le climatiseur de la chambre soufflait un vent glacial. Il
était revenu chez moi, c'est là qu'il venait chercher le soulagement dont ses os,
sa chair et son esprit avaient besoin. Il sentait l'odeur crue et poisseuse du sang.
Tout le sang versé sous ses ordres. Ce sang l'étouffait, le brûlait et tous les
climatiseurs du monde n'y pourraient rien. Il m'attendait, couché dans le lit,
les oreillers appuyés contre le mur pour relever son buste. Quand je suis entrée
dans la chambre son regard s'est allumé. Sa serviette de cuir se trouvait à la
place où il la déposait toujours, sur la commode à l'entrée de la pièce. Son
pantalon et son veston étaient soigneusement pliés et placés, comme
d'habitude, en travers du dossier du fauteuil, à côté du lit. Le pistolet, dans son
étui, reposait sur la table de chevet, à portée de sa main. D'un signe de la tête il
m'a appelée. Mes jambes ont tremblé, je m'approchais d'un lion blessé. Je me
suis assise sur le rebord du lit, en lui faisant face.
Que dire à cet homme qui venait déposer à mes pieds ses armes fatiguées et
son esprit tourmenté ? Je titubais, mes pieds emmêlés dans la mangrove de mes
sentiments. Ma langue pesait comme du plomb dans ma bouche. Où était
passée ma rage ? Où se terraient toutes les questions que je ruminais depuis
tant de jours ? Quand obtiendrais-je les explications qu'il fallait pour calmer
mes peurs et désamorcer mes silences ? Même dans cet état de faiblesse Raoul
me faisait peur. Un lion blessé ne perd rien de sa dangerosité. Je ferais mieux
d'attendre, de trouver un moment plus propice pour aborder la question des
enfants, pour effacer cette obsession de ma tête. Une autre fois, quand il ira
mieux. Non. Nirvah, il faut parler maintenant. Vomis ta rage maintenant.
Accule-le maintenant, pendant qu'il est fatigué et démoralisé. Tu ne peux
repousser plus longtemps cette confrontation. Qui sait, il va partir encore pour
des jours ou des semaines. J'ai écouté parler le secrétaire d'État, sa main froide
caressant mon genou. Il me racontait ses trois dernières semaines à parcourir
des routes défoncées et à patrouiller les sections rurales du sud-ouest, pour
rameuter les partisans, galvaniser les troupes, exciter les passions. Jour après
jour, dans les mornes, à travers champs, les militaires avaient donné la chasse
aux envahisseurs. Malgré leur résistance farouche, il en tombait sans cesse. Des
paysans et des macoutes aussi tombaient. Parallèlement aux rebelles traqués, la
vengeance du pouvoir menacé s'exerça sur leurs familles dès le début de la
traque. À Jérémie, les parents des kamoken payèrent de leurs vies l'outrage de
leurs rejetons. Le secrétaire d'État me décrivait l'horreur, les cris, la couleur du
sang versé sous la lune, les pleurs des innocents. Sous ses paupières fermées il
revoyait les exécutions sommaires, les militaires en chasse, un hallali macabre.
Au fur et à mesure de sa narration, il semblait plus calme, la vie revenait dans
ses membres, la caresse de sa main sur mon genou devenait plus précise. La tête
me tournait. Je n'en pouvais plus d'entendre ce récit lugubre. Il me
transmettait son fardeau comme un poison qui se glissait lentement sous ma
peau, une intoxication. J'avais aussi mon lot de malheurs qui me suffisait.
Pourquoi devais-je soulager cet homme du poids de crimes qu'il avait choisi de
commettre ? Et le premier crime, celui qui nous liait, l'emprisonnement
arbitraire de Daniel, la mort lente de Daniel ? Pourquoi ne m'en parlait-il
jamais ? Il y a du bruit dans la maison, j'entends le rire de Marie qui parle au
téléphone. Elle était donc là, seule dans la maison, avec Raoul ? Est-ce qu'ils se
sont vus ? Se sont-ils parlés ? Mais qu'est-ce qu'elle fait à la maison, à cette
heure, Marie ? Elle devrait être à l'école. Cela leur est-il déjà arrivé de se
rencontrer par hasard dans la maison ? Maggy, pourrais-tu avoir raison ? Raoul
n'a pas le droit de poser les yeux sur Marie en mon absence ! Un voile rouge
d'adrénaline me libère.
« Raoul… »
Le secrétaire d'État ne m'entend pas. Il garde les paupières fermées. Le visage
apaisé il continue de me caresser le genou. Je me lève brusquement du lit qui
continue de tressauter un moment. Je hausse le ton, je tremble, je crie. Raoul
me regarde, surpris de mon mouvement.
« Raoul, je veux savoir aujourd'hui si Daniel est mort. Je comprends que ce
petit jeu t'amuse, mais il ne peut durer plus longtemps. Je n'en peux plus. Je
veux savoir ! Je n'en peux plus de cette morbide incertitude. Je ne peux me
mentir plus longtemps. Tu vas aussi me dire si… si ces bruits qui courent sur
toi et mes enfants sont vrais. Raoul, tu vas me dire, et maintenant, si tu abuses
de mes enfants, des enfants de Daniel qui n'est pas là pour les défendre… »
Je ne peux prononcer un autre mot. Je dois m'appuyer contre la commode
pour ne pas tomber, je tremble de l'intérieur. Des larmes impuissantes me
coulent des yeux. Je tremble de plus en plus de colère. Je suis en colère d'avoir
autant peur. Il ne dit rien. Réveillé de sa torpeur, il regarde devant lui, comme
s'il cherchait ses mots. Il ne s'attendait pas à cette sortie de ma part, la première
depuis tout ce temps. Dis-moi quelque chose, Raoul. Sors de ce silence. Sors-
moi de ce silence où je m'enlise. Ce silence qui ne veut plus me fournir d'alibi,
qui refuse d'être mon complice plus longtemps. Il est plein d'ombres mon
silence, il tue les poules de Solange. Aie le courage d'être ce que tu es, une
brute, un cynique, une bête sauvage. Donne-moi le courage de me regarder en
face, de reconnaître ma dérive. Il n'est pas trop tard pour moi de me reprendre,
d'accepter ma défaite et de sauver la vie de mes enfants. Toi devant qui tant
d'hommes ont tremblé, aie le courage de me dire la vérité que j'attends, même
si elle va m'anéantir. Tu crains que je ne me relève, que je ne me déprenne de
toi et continue de vivre ? On ne quitte pas le secrétaire d'État Raoul Vincent ?
Je la connais cette histoire de macho. Depuis que tu fais la pluie et le beau
temps en Haïti nulle femme ne t'a tourné le dos. Oserai-je ? Le pari vaut la
peine d'être pris, ne crois-tu pas ? Mais tu ne t'y risqueras pas. Tu n'es pas bon
joueur, tu ne crois qu'en la force. Car je me relèverai. Je suis une femme forte,
tu le sais, Solange le sait. J'ai sept vies. Mon sexe est de faïence. Je pourrai
recommencer une autre vie. Dis-moi que tu m'as bafouée depuis le
commencement, que tu m'as donné du plaisir comme prix de ton mépris et de
ta vengeance. Alors on sera quitte aujourd'hui. Merci pour le plaisir. Tu l'as eue
ta vengeance. Elle me laissera dans la bouche et entre les cuisses le dégoût
profond de moi-même. Je laverai chaque jour ma fente avec de l'eau et du
savon et des feuilles de petit-baume. Mon sexe est de faïence. Libère-moi,
Raoul.
Raoul se lève enfin. Il me regarde et sourit. Un sourire froid comme la glace,
brûlant comme une gifle, j'en ai chaud au visage. Il retire son pantalon du
dossier du fauteuil et l'enfile lentement.
« Les femmes sont toutes des salopes, Nirvah. Je l'ai toujours su et tu ne fais
malheureusement pas exception à la règle. Des salopes… quels que soient leur
classe sociale, leur fortune ou leur pauvreté, la couleur de leur peau, leur âge,
leur profession. Ma femme est une salope, et mes deux filles aussi qui ne
pensent qu'à se caser avec un compte en banque. Ta jolie Marie est une
superbe petite salope. J'ai baisé des salopes toute ma vie. J'avoue que tu es l'une
des plus gratifiantes, en vérité. Mais j'ai commis une erreur en croyant que tu
es une salope qui s'assume et sait tirer profit des circonstances dans lesquelles la
vie la place, au lieu de les subir. Une salope qui connaît le prix à payer pour
sauver sa peau. Mais non… tu penses pouvoir gagner sur tous les fronts. Le
plaisir, l'aisance, la sécurité et la bonne conscience. La vie n'est pas faite ainsi,
Nirvah. Ah non ! Chaque chose a son prix. Tu ressembles à ma femme… âpre,
gourmande, jouisseuse, mais tellement hypocrite. Sous son déguisement de
dévote toujours harnachée d'un rosaire, elle n'a qu'un intérêt dans la vie,
l'argent et tout le plaisir qu'il lui donne. Elle se fout de moi, de mes ennuis, de
mes maîtresses, des ennemis qui me menacent tant que l'argent coule à flots
dans ses mains. »
Les mots de Raoul me cinglent. Il s'adresse à moi sur un ton mesuré et
méprisant. Mais ses paroles opèrent sur moi un effet inattendu. Sous l'aiguillon
de son mépris ma peur disparaît. Les masques tombent. Je n'ai rien à perdre. Je
dois le pousser à me dire la vérité que j'attends.
« Maintenant que tu m'as bien signifié ton dégoût, vas-tu enfin répondre à
mes questions, Raoul ? »
Mon calme me surprend. Le secrétaire d'État va passer son veston. Il me
répond, le bras levé pour faire glisser une manche.
« Tu te trompes, Nirvah… je ne ressens nulle aversion envers toi. Une pointe
de déception, peut-être. Je te désire toujours autant et je reviendrai te prendre
dans ce lit même, autant de fois que j'en aurai envie. Et toi aussi, tu en auras
envie, tu es faite comme cela, tu ne le savais seulement pas… Après cette
conversation nous serons de meilleurs amants, crois-moi. Est-ce que tu te
soucies vraiment du sort de ton mari ? Peut-être bien… j'ai toutefois mes
réserves sur la question. Mais je te sais une femme très intelligente. Que Daniel
Leroy soit mort ou pas, qu'est-ce que cela change à ta situation ? Il n'aurait
jamais dû se faire jeter dans ce mouroir qu'on appelle Fort-Dimanche. Là finit
une histoire et commence une autre. Une histoire de survie. Tu l'as bien
compris. Je te donne tout, protection, plaisir et argent. Je ne te demande en
retour ni gratitude ni déférence, juste un peu de décence. Ma protection et
mon argent, tu ne les as obtenus que parce que j'ai vu en toi une femme qui
connaît le prix de sa peau, le prix de son sexe et me les fait payer. Alors ne viens
pas aujourd'hui pleurnicher parce que quelques ragots te sont parvenus.
— Il ne s'agit pas de ragots, Raoul. Marie, Nicolas… il s'agit d'eux. Dis-
moi… »
Raoul pousse un cri de rage, son visage se déforme, ses yeux semblent
vouloir sauter de leurs orbites. Il me saisit par le bras et me traîne brutalement
dans la salle de bains, devant le grand miroir au-dessus de lavabo. Il se tient
derrière moi, collé à moi, en me tenant par le cou et le bras, il m'oblige à me
regarder dans la glace. Il me parle dans le creux de l'oreille.
« Je n'aime pas les hommes, mais j'en ai connu dans ma vie. Je me suis
prostitué avec des hommes pour sortir de la crasse, de l'anonymat, pour payer
mes études, parce que j'avais des ambitions. Ils se sont amusés de moi, me
passant d'une paire de fesses à l'autre, d'une paire de couilles à l'autre. Mais
aujourd'hui ils me craignent… J'en ai fait trucider quelques-uns avec grand
plaisir, tu ne peux pas savoir. Ton fils… ton fils ne m'intéresse pas. Il ressemble
trop à son père, un petit mulâtre de merde. Il ne me fait pas bander. Voilà pour
Nicolas. »
Raoul brûle d'une colère rouge. Il me serre le bras et la douleur est
insupportable. Ses deux yeux dans le miroir me dévorent la vie.
« Tu me fais mal, Raoul ! Lâche mon bras ! … Lâche-moi, je te dis ! Aïe !
— Je ne vais pas te lâcher. Tu vas m'écouter, Nirvah, puisque tu attends des
réponses. Parlons de Marie, veux-tu ? Tu te demandes si je l'ai baisée ? Si je lui
fais ces choses que tu voudrais pour toi seule ? Serais-tu jalouse, des fois ? Il est
temps de lire en ton âme, mon amour. Tu ne peux supporter l'idée d'une rivale
sous ton propre toit, de ton propre sang ? Pourquoi pas ? À vous deux, vous
êtes plus sûres de me garder. La mère et la fille, la fille et la mère… un piège
érotique rare… un plaisir réservé aux dieux. Je suis un mortel comblé. Marie
est aussi douce, aussi chaude que toi, peut-être un peu plus audacieuse. Elle
m'a surpris. Aujourd'hui les filles n'ont pas froid aux yeux, tu sais. Alors ? Tu
me crois, Nirvah ? Est-ce que je te mens, ou est-ce que je te dis la vérité ?
Demande à Marie, si tu l'oses. Comment as-tu pu ne pas voir une chose aussi
énorme se passant là, sous tes yeux ? Ou bien est-ce qu'il n'y a rien à voir ? Est-
ce que tu peux imaginer Marie ouverte, pâmée, dansant sous mes reins ? Est-ce
que je la force, est-ce que je dois la brutaliser, ou en veut-elle aussi ? En
redemande-t-elle, comme toi ? Les gringalets imberbes qu'elle traîne ici ne
peuvent sûrement pas satisfaire cette fougue qu'elle tient de toi. Que décides-
tu ? Me croire ou pas ? Quelle est ta vérité ? As-tu prétendu ne rien voir ?
Essaies-tu de me faire le coup du chantage aux émotions ? Moi, je ne te dirai
rien. Je ne joue pas à ces petits jeux-là. Remarque, Marie n'est pas venue à toi
non plus. Quelle est ta vérité, Nirvah ? Es-tu une vraie salope, comme je les
aime ? »
Raoul dit ses derniers mots en hurlant. Je suis assourdie. J'étouffe. Mon
oreille est mouillée de la salive qu'il a laissée échapper sous l'intensité de la
colère. Je n'aurais pas dû le provoquer et l'accuser. Il est un maître dans l'art de
la confusion. Peut-être ne sait-il même plus ce que veut dire le mot vérité. Je ne
peux mettre de l'ordre dans mes pensées. J'essaie de me libérer de sa poigne
mais il me tient dans la même position, clouée au lavabo. Ses mains se
promènent à présent sur mon corps avec fébrilité. Il tremble dans mon dos. Je
sens faiblir mes genoux. Son sexe durci est collé à mes fesses comme un aimant.
Cet émoi qui me prend par spasmes au ventre. Je ne veux pas lui céder mais je
ne pourrai pas dire non à mon corps. Raoul se détache de moi enfin. Je me
retourne vers lui, lui tends mes bras, croyant qu'il va m'enlacer, que nous allons
y q q
tomber sur les carreaux de la salle de bains et nous prendre avec toute cette rage
qui nous fait si mal. Mais il s'éloigne en regardant sa montre. Sans un regard il
me laisse, récupère dans la chambre son arme et sa serviette en cuir et s'en va.
41
Au conseil des secrétaires d'État cet après-midi-là régnait une tension d'un
cran plus élevée que d'habitude. Assis autour de la table de conférence, les
hommes du gouvernement attendaient l'arrivée du Président avec une fébrilité
contrôlée. Le chef de l'État commençait souvent ces réunions avec une heure
de retard, parfois plus. Il y avait son diabète à gérer, les solliciteurs à recevoir,
les querelles et conflits de pouvoir entre chefs macoutes à trancher, du courrier
important en souffrance à traiter avec sa secrétaire très particulière, des rivalités
au sein même de sa famille qui nécessitaient son intervention personnelle. Il
devait entretenir les passions, monnayer les fidélités, sévir contre les excités. Il
parlait beaucoup au téléphone, l'instrument lui était particulièrement cher.
Pendant ce temps d'attente les secrétaires d'État échangeaient des
commentaires sur les derniers événements, essayaient de se soutirer l'un l'autre
des informations de dernière minute leur permettant de bien présenter leurs
dossiers au conseil ou de glisser de fausses données pour accélérer la chute d'un
homologue au bord de la disgrâce. La fin de cette année 1964 s'annonçait
difficile. Le pays se remettait péniblement des ravages des cyclones Flora en
octobre 1963 et Cleo en août de l'année suivante, moins d'un an plus tard. La
famine et la sécheresse sévissaient dans le Nord-Est.
Des inimitiés notoires existaient entre certains membres du gouvernement,
des tensions et même des haines entretenues par le chef suprême pour mieux
gérer ce petit monde dont il se méfiait assez. Certains secrétaires d'État ne
restaient parfois pas plus d'un mois en poste, tandis que d'autres semblaient
éternels, allant d'un ministère à l'autre, dansant jusqu'au vertige une valse
permanente d'intrigues et d'influences.
Le secrétaire d'État Raoul Vincent exécrait la salle du conseil des secrétaires
d'État. Et les conseils aussi. Il trouvait la pièce ennuyeuse. Le parquet en
marqueterie de cèdre, les sièges droits capitonnés de velours vert, le plafond
relevé de moulures et l'immense lustre de cristal, tout ce style Louis-quelque-
chose lui paraissait rébarbatif et incongru. Les rideaux de brocart tissés aux
armes de la république ornant les fenêtres étaient d'un mauvais goût pesant.
Souvent, en pleine réunion, son esprit enjambait la terrasse, courait léger sur la
pelouse, traînait un instant dans l'entrelacement des lianes tombant de la
pergola des jardins de la façade est, contournait la réplique de la Vénus de Milo,
traversait le Champ-de-Mars en direction du Chemin des Dalles, se faufilait
dans les ruelles du haut de la ville et retrouvait à la rue des Cigales la chaleur
du corps de sa Vénus à lui. Il préférait ses rencontres intimes avec le Président
dans son bureau privé, sous l'œil de Paul VI, Lyndon B. Johnson et de Martin
Luther King enfermés dans leurs cadres, seuls témoins de leurs conversations.
Les courtisans et familiers devaient laisser le bureau quand il arrivait, à
l'exception parfois de la secrétaire très privée. Cette dernière ne le portait pas
dans son cœur mais le respectait, sachant son importance aux yeux du
Président. Elle savait aussi que le secrétaire d'État connaissait sa liaison avec
Gérard Daumec, jeune page à la verve poétique, rédacteur professionnel de
discours, toujours fourré dans les coulisses du palais et que le chef de l'État
aimait comme un fils. Un serpent, un intrigant dangereux que Raoul Vincent
tenait à l'œil. Duvalier recevait le secrétaire d'État Vincent dans sa robe de
chambre rouge vin, sa casquette sur la tête, tenue qu'il ne quittait que pour
accueillir les diplomates et pour assister aux réunions officielles. Son pistolet-
mitrailleur reposait toujours sur un coin de son bureau, à portée de main, pour
parer à toute crise de folie subite d'un fidèle serviteur.
L'ordre du jour du conseil prévoyait comme seul point des discussions
l'opportunité de libérer un certain nombre de prisonniers politiques. Pour
ménager ses nouvelles relations avec ses voisins américains, le chef de l'État
jugeait le moment opportun de faire un geste d'éclat en accordant la clémence
présidentielle à quelques opposants du pouvoir emprisonnés. Il avait aussi
besoin d'argent. Une décision qu'il prenait bien à contrecœur. Après
l'assassinat du président Kennedy, le nouveau gouvernement des États-Unis
apportait un soutien non voilé à la politique anticommuniste de Papa Doc.
Des lobbyistes d'un genre nouveau assuraient la liaison entre le palais national
et les officines de la politique américaine où se prenaient les grandes décisions.
Car en dehors des motifs politiques, l'attitude conciliatrice américaine visait à
assurer qu'aucun marché, aussi petit soit-il, n'aille à la concurrence.
L'antiaméricanisme du gouvernement haïtien n'était qu'un écran de fumée, la
coopération économique reprenait timidement mais pas suffisamment. Le
Département d'État exerçait une certaine pression sur le gouvernement haïtien
afin qu'il fasse preuve d'un minimum d'action démocratique. Il fallait parer
aux assauts de l'opposition et des regroupements de toutes origines qui
dénonçaient les violations des droits de l'homme dans les pays d'Amérique
latine et de la Caraïbe et condamnaient la politique américaine en Haïti.
Chaque secrétaire d'État gardait bien cachée dans son cartable une liste de
noms de prisonniers politiques qu'il souhaitait soumettre au Président en
faisant ressortir le bien-fondé de sa recommandation. Certains d'entre eux
attendaient cette opportunité depuis de longs mois. Des amis, des parents, des
intermédiaires sollicitaient leur intervention en haut lieu pour obtenir
clémence ou tout simplement confirmation d'un statut existentiel. L'exercice
de ce matin demandait un doigté particulier de chaque homme autour de la
table, car il leur fallait essayer d'obtenir satisfaction sans donner l'impression
d'une trop grande attente.
Le secrétaire d'État Raoul Vincent se trouvait assis vis-à-vis de son
homologue des Finances et Affaires économiques, Maxime Douville, son rival
par excellence. Les deux hommes se regardent à la dérobée. Douville a perdu
des membres de sa famille lors des vêpres jérémiennes. Il comptait au nombre
des treize jeunes envahisseurs de Jeune Haïti un cousin au deuxième degré.
Toute la famille de ce dernier a été exterminée, sept membres en tout. Il n'en
veut pas à François Duvalier, ni aux macoutes, encore moins aux militaires.
Toute sa haine se porte sur l'homme assis de l'autre côté de la table, le principal
exécuteur des basses œuvres de la dictature. Cet homme qui est aujour-d'hui
l'amant de Nirvah Leroy, l'une des plus belles mulâtresses du pays. Une femme
qui alimente les fantasmes de tous les hommes dignes de ce nom. La porte de
la prison ne s'était pas refermée sur Daniel Leroy que ce grossier et détestable
p p yq g
personnage prenait d'assaut sa maison et son épouse. Tous les mêmes, ces
nègres. Leur humanité n'est légitimée que par la présence d'une femme à la
peau claire dans leur lit. Mais il y a pire. On prétend même qu'il se fait la fille
de Leroy. Trop c'est trop ! Il le paiera très cher. Douville avait commencé à
mettre en place un système de contrôle financier très serré du ministère dirigé
par Raoul Vincent. Il savait au centime près les sommes détournées par ce
dernier, les combines pour justifier des débours importants. Douville savait que
des irrégularités dépassant de loin la marge admise dataient de l'époque où le
secrétaire d'État Vincent avait commencé à jouir des faveurs de Nirvah Leroy.
La plaisanterie durait depuis trop longtemps. Même si Vincent se cachait sous
l'aile du chef de l'État, lui Douville saurait l'en déloger. Avant longtemps la tête
de l'impudent allait tomber, c'était Vincent ou lui-même, il le jurait sur les
cendres de sa mère.
Le chef de l'État arrive enfin dans la salle du conseil, complet veston noir,
chemise blanche, cravate grise, lunettes rondes en écaille, chétif et sombre,
flanqué de son garde du corps, une baraque portant à bout de bras une courte
mitraillette. Il passera toute la séance sur ses deux pieds, derrière le Président.
Tous les secrétaires d'État se lèvent pour l'arrivée du chef sur fond de
grincement de chaises. Le Président salue d'un vague geste de la main les
hommes autour de la table et s'assied. Raoul Vincent se tient à sa droite. Sans
préalable, le Président s'adresse à l'homme sur sa gauche en lui demandant de
lui communiquer le nom de ses candidats à l'élargissement. Il prend note,
hoche la tête, sourit, marmotte de temps en temps quelques mots et passe au
suivant. Le secrétaire d'État Raoul Vincent sera la dernière personne à opiner
sur les choix des secrétaires d'État du fait de son poste de chef de la sécurité.
Douville avait fait son travail, avait distribué promesses et menaces voilées à
qui il fallait. La simple perspective d'une tournée des inspecteurs du ministère
de l'Économie et des Finances dans leurs fiefs avait suffi à persuader la plupart
des hommes du gouvernement de donner satisfaction à leur collègue. D'autres,
plus rares, soutenaient la demande d'élargissement de Daniel Leroy par
principe et solidarité. Le seul nom commun à toutes les listes est donc celui de
Daniel Leroy. Ils sont tous au courant de la relation du secrétaire d'État
Vincent avec l'épouse du dissident communiste. Certains le détestent
davantage à cause de cela, d'autres lui concèdent une certaine admiration. Tous
les hommes présents connaissent les sentiments que se vouent les deux
secrétaires d'État les plus forts du gouvernement. Voilà pourquoi ils n'ont pas
osé refuser à Douville d'appuyer la candidature de Leroy. Vincent ne leur a rien
demandé. Ils savent aussi que Vincent pèsera de tout son poids pour maintenir
Leroy en taule, pour garder sa femme. Mais devant ce front inattendu, il devra
faire marche arrière et aller dans le sens de l'écrasante majorité. Si Vincent a un
brin d'intelligence, ce dont ils sont sûrs. Le chef de l'État aussi savait pour
Vincent et Nirvah Leroy. Si Raoul Vincent allait à l'encontre du choix de tous
les secrétaires d'État, il se mettrait en position difficile car sa motivation serait
trop évidente. Ils connaissent tous la pudeur du chef de l'État qui, tout en
vivant au cœur du palais national avec sa secrétaire privée une brûlante passion
qu'il croit secrète, ne voudra certainement pas cautionner une affaire de fesses
aussi flagrante.
À
Le tour de table est fait. À chaque fois que revient le nom de Daniel Leroy,
Maxime Douville jubile intérieurement et épie les réactions de Raoul Vincent.
Le visage de celui-ci demeure impassible. Il est fort, se dit Douville, mais il
devra céder. Il ne reste plus que le secrétaire d'État Vincent à se prononcer.
Les salauds ! Ils se sont laissé convaincre par Douville. Ils veulent
m'ensevelir. Voilà… c'est le commencement de la fin. Il y a un an, une chose
pareille n'aurait pas été possible. Philibert aussi me lâche, lui qui me doit tout,
même sa place de secrétaire d'État des Travaux publics autour de cette table.
Arsène… Vérélus… Badio… Les salauds ! Les fils de chiennes ! Mon pouvoir
est aujourd'hui mis à l'épreuve, devant le Président. Ils veulent me donner une
leçon. Je dois logiquement demander la grâce de Daniel Leroy. Ils veulent que
je m'efface de la vie de Nirvah. Une façon de venger les mulâtres qui ont péri à
Jérémie. Douville m'en veut à mort, rien de nouveau sous le soleil. Mais il est
hors de question que Daniel Leroy sorte de prison. Je ne suis pas prêt à lui
rendre sa liberté. Nirvah ne peut pas encore gérer cette situation. Les choses
devront se faire en douceur, quand le moment sera venu. Je savais que je
devrais me battre pour cette femme. Que chaque moment passé avec elle serait
payé de mes angoisses comme de la joie la plus pure. Ils ne savent pas que sans
cette femme je deviens un fauve, que l'acte posé aujourd'hui les met tous en
grave danger. La bête acculée ne peut que tuer. J'ai besoin de Nirvah et ce n'est
pas cette poignée de faux jetons autour de la table qui pourra me la ravir.
J'aurais dû abréger les jours de Leroy en prison, pendant qu'il en était encore
temps. J'ai trop hésité. Je me suis ramolli. Aujourd'hui il est trop tard pour le
faire. Tout ce qui lui arrive à présent portera ma signature. Cette femme a
ébranlé mon centre de gravité. Je ne tiens pas debout sans elle.
« Alors, Secrétaire d'État Vincent ? nasille François Duvalier. Pourriez-vous
nous éclairer sur votre point de vue concernant la libération du citoyen Daniel
Leroy… »
Un ange passe. La voix du secrétaire d'État Vincent est détachée mais ferme.
Il se place au-dessus de ses homologues par son assurance et son flegme. Il parle
sans émotion de Daniel Leroy, comme d'un homme qu'il ne connaît pas.
« Hmmm… Merci, Excellence… hmmm… contrairement à l'opinion de
mes collègues ici présents… je vote en faveur du maintien du professeur Daniel
Leroy en réclusion. Mon avis est motivé par le fait de l'influence, je dirais
même de l'aura, du citoyen Leroy sur les jeunes de ce pays, écoliers et
universitaires qu'il envoie sans états d'âme à la boucherie… Nous savons aussi
que le citoyen Leroy fomentait un coup d'État dont nous n'avons pas encore
fini de cerner l'ampleur. » Le secrétaire d'État s'interrompt et fait rapidement
des yeux le tour de la table. Il s'arrête une seconde sur Maxime Douville qui
détourne le regard, gêné. « De plus… poursuit-il, cette influence s'étend sur le
secteur syndical dont les têtes de pont ont entretenu avec lui des relations
régulières, et documentées, qui mettent en danger, à court et à moyen terme,
notre industrie naissante, la sécurité des vies et des biens de notre pays et la
pérennité de la révolution duvaliériste. Mon collègue le secrétaire d'État des
Affaires sociales peut en témoigner… » Raoul Vincent tire un document de sa
serviette de cuir. « Excellence, j'ai ici le rapport de surveillance… »
42
« Non… Anthony… ne me touche pas…
— Allons, Bébé… laisse-toi faire. Ton petit Thony te le demande. Ça fait
plus d'une heure que tu es là, Marie. Dois-je te supplier ?
— Pas la peine, Thony… je ne veux pas que tu me touches.
— Mais enfin, chérie… regarde dans quel état tu m'as mis… tu ne peux pas
me laisser comme ça, Bébé…
— Bas les pattes, Thony. Une autre fois… Ce matin je ne pourrai pas, aussi
simple que cela. »
Thony fait la moue. Dieu, ce qu'il est mignon quand il a envie de moi !
Toutes les filles me jalousent. Thony a tout pour plaire, il est beau, grand,
musclé, amusant, et quand il sourit je fonds dans ma culotte. J'ai séché mes
cours ce matin pour le retrouver dans sa chambre. Thony a passé son bac
depuis deux ans maintenant. Il attend toujours de partir étudier le droit en
France, mais comme sa famille a eu quelques démêlés avec le pouvoir, son nom
ne descend toujours pas du palais national au bureau de l'Immigration. Ce
matin, contrairement aux autres fois, je reste froide à ses avances. Mon corps
ne réagit pas.
« Pas aujourd'hui, Thony… je ne suis pas en forme… pas dans mon assiette.
— Hmmm… Bébééé… rien qu'un instant… j'ai tellement envie de toi…
tu n'as besoin de rien faire… laisse-toi aller seulement, O.K. ? »
Au lieu de me flatter, l'insistance d'Anthony m'agace au plus haut point. Je
n'ai jamais su résister à ses avances, jusqu'à ce matin. Il finit toujours par avoir
raison de moi. Même s'il ne me satisfait pas, j'aime lui faire plaisir. Là,
maintenant, ma peau, ma bouche ne veulent pas céder. Thony frotte sa
braguette contre ma cuisse et son geste porte mon agacement à son comble. Je
ne suis pas une chienne en chaleur, tout de même. Il ne peut donc pas
comprendre que je n'aie pas envie de faire l'amour en ce moment ? Je le
repousse un peu plus fort que je ne le voulais.
« Mais qu'est-ce qui t'arrive, Marie ? crie Thony agacé. Tu veux me faire
marcher ? Ça t'excite tellement de te faire prier ?
— Non… justement, tu ne m'excites pas… je veux juste que tu me laisses
tranquille cette fois, Anthony.
— Merde, alors ! Pourquoi es-tu venue me retrouver dans ma chambre ? il
dit rageusement.
— Pour rester un moment avec toi… pour te parler. Est-ce tellement
difficile à comprendre ? Dois-je t'ouvrir mes jambes à chaque fois que nous
nous voyons ? »
Thony s'étonne de ma question. Il semble y réfléchir. Sa colère tombe un
peu. Il change de tactique.
« Je… je ne le dis pas… moi aussi, j'aime bien ta compagnie, mais tu
paraissais toujours aussi pressée que moi les autres fois… ça marche bien, nous
deux… on est un couple super… tu ne m'aimes plus, c'est ça ?
— Bien sûr que je t'aime… imbécile.
— Alors viens… rien qu'un petit instant. Tu vas voir… je ne serai pas
long. »
Bien sûr que tu ne seras pas long, Thony. Tu ne sais pas faire autrement.
Tous les mêmes, les gars. Vol direct sur la culotte, quelques moulinets et hop !
le tour est joué. Et moi je prétends aimer ça. Je simule la grande passion devant
mes amies. Je leur invente des heures de plaisir torride et elles en bavent
d'envie. Thony ne m'a jamais demandé s'il me satisfaisait au lit, pas une seule
fois. Et moi je ne lui dis rien de mes frustrations. Il croit m'accorder un
privilège que tant d'autres filles rêvent d'obtenir de lui. L'honneur de le faire
jouir. Alors qu'avec Raoul, je demande grâce souvent. Il est vieux, laid, il est
kounan, pourtant il sait comment m'envoyer au septième ciel. Il ne me lâche
pas tant que je n'ai pas joui au moins une fois. Je suis une vraie femme avec lui.
Qui le croirait ? Pas Thony, il me rirait au nez si je lui racontais. Il ne sait rien
de mon petit secret.
Rassasié, Thony repose sur le dos, il fume une cigarette. Une sourde nausée
me monte à la gorge, j'étouffe dans la proximité du tabac qui brûle. Je cours
me laver à la salle de bains, pour enlever de mon sexe le sperme d'Anthony
dont l'odeur âcre me soulève le cœur. Que m'arrive-t-il ? Il se passe quelque
chose dans mon corps. Je ne me suis jamais sentie ainsi avant. Le matin je n'ai
aucune énergie, même après une nuit de sommeil. Je ne peux rien avaler tant
qu'il n'est pas midi. Je ne veux pas de ce qui m'arrive. Je ne veux pas être
enceinte. Déjà deux semaines que j'attends mes règles. Que vais-je faire ? Plus
le temps passe, plus je m'enfonce dans la merde. Pas question d'en parler à
Maman. Pas question de la mêler à mes affaires. Je suis venue ici en fait pour
que Thony m'aide. Il doit me sortir de ce trou.
« Thony… je dois te parler de quelque chose…
— Quoi, Bébé ?
— Voilà… j'attends mes règles depuis deux semaines… »
Thony encore sur les ailes de son orgasme ne me comprend pas. Il me
caresse le dos et me répond distraitement.
« Hmmm… quoi, tes règles ?
— Peux-tu éteindre cette cigarette, s'il te plaît ? Tu me rends malade ! »
L'aigu de ma voix le réveille. Il me regarde, contrarié.
« Qu'est-ce qui ne va pas, Bébé, t'as un problème ? Depuis ton arrivée tu
sembles une bombe sur le point d'exploser. Je ne t'en ai pas donné assez ? Si tu
veux me laisser récupérer un moment, on peut remettre ça. Relaxe.
— Mais je viens de te dire ce qui ne va pas, Anthony ! Toi tu ne penses qu'à
baiser ! Un retard de règles… voilà mon problème. Je crois que je suis enceinte,
Thony… »
Le message est enfin passé. Il se soulève sur un coude et me regarde.
« Tu es sérieuse ?
— Je… je ne sais pas. Je me sens seulement tout drôle, tout le temps. Et mes
règles qui ne viennent pas.
— Hmmm… que vas-tu faire ? »
Voilà mon erreur. Je n'aurais jamais dû lui en parler. Qu'est-ce qui m'a pris ?
Que vas-tu faire ? il m'a dit. Il ne se sent pas concerné.
« J'sais pas… je crois qu'il me faudrait voir un médecin… pour être sûre. Je
voudrais que tu viennes avec moi…
— Moi ? Mais… pour quoi faire ? C'est des affaires de filles… demande à
Caroline ou Julie… tes meilleures amies… je sais pas, moi. » Un soupçon de
panique dans sa voix.
« Mais… j'aimerais mieux que tu m'accompagnes, Thony, pour m'aider à
m'en sortir. Tu ne penses tout de même pas que c'est arrivé par l'opération du
Saint-esprit ? »
Thony se gratte la tête, sa mâchoire se serre. Il se lève, fait quelques pas dans
la chambre. Sa réflexion est intense.
« Et si tes doutes se confirment, que comptes-tu faire ? »
Thony me renvoie encore une fois mon angoisse au singulier. Je ne sais pas
ce qui m'a poussé à lui dire ce que je lui ai dit. Il n'était nullement question
dans ma tête d'avoir un gosse à seize ans, surtout pas dans la situation de ma
famille. Ma mère a bien épousé mon père à dix-sept ans, mais c'était un autre
temps, une autre histoire. Je voulais juste croire, même un instant, que Thony
m'aimait… d'une certaine manière, provoquer sa tendresse. Une fois sa
panique surmontée peut-être reviendrait-il à d'autres sentiments. Je me suis
entendue dire à Thony :
« Cela dépendra de toi… de nous. Nous pourrions l'enlever… ou bien le
garder.
— Pas question de le garder ! » La réponse d'Anthony claque comme une
voile au vent. Le vent qui m'emporte déjà bien loin de cette chambre où je lui
offrais mon corps aux heures dorées de l'école buissonnière. « Je n'ai nullement
l'intention de m'embarrasser d'un enfant dont je ne suis même pas sûr d'être le
père… mes parents ne me le permettraient jamais… ils m'ont assez mis en
garde contre toi… ils savaient bien de quoi ils parlaient, mes vieux. »
Oh, ces mots qu'il ne faut pas dire, qui marquent comme un fer rouge. Je
sais déjà les paroles qui vont suivre. Je fais face à Thony, pour livrer une
dernière bataille, pour que la blessure qu'il va ouvrir à mon flanc ne me tue
point.
« Il n'y a pas dix minutes, tu as lâché ton foutre dans mon ventre. Que tu le
croies ou non, c'est ainsi que l'on fait les enfants, Anthony Placide. Ce serait la
moindre des choses que tu assumes tes responsabilités.
— Mais nous sommes au moins deux à t'arroser de foutre, Marie chérie. »
Sa réponse vive a surgi comme le venin d'un serpent. Je voudrais arracher son
sourire avec mes dents.
« Comment ? Que dis-tu ? » Je joue d'audace, pour qu'Anthony arrête de
parler. J'ai froid soudain. Mais il ne s'arrête pas.
« Ne joue pas à l'étonnée ni à l'innocente, tu sais très bien de quoi je parle,
Marie. Tu t'envoies en l'air avec ce secrétaire d'État macoute, ce soi-disant ami
de ta famille. On dit qu'il est aussi l'amant de ta mère. Quelle famille vous
faites ! Dans ta situation, tu es mal placée pour faire des exigences, encore
moins pour donner des leçons. Tu n'avais qu'à t'arranger pour ne pas tomber
enceinte. C'est plutôt au secrétaire d'État de prendre soin de toi, va le trouver,
il est plein aux as ! »
Anthony a raison. Il est un lâche et un goujat mais il a raison. Je n'étais
bonne que pour son plaisir et j'ai eu tort de n'avoir pas voulu le croire. Tant
q p p j p
que j'étais Marie la jolie petite mulâtresse, Marie aux mains généreuses, il me
montrait comme une belle prise, un morceau de choix. Il jouissait de ma
complaisance, de mes largesses, de mon corps qu'il n'a jamais su satisfaire. Il
devait même se vanter auprès de ses copains de partager la petite amie d'un
secrétaire d'État. Mais tout cela je le savais. Raoul, lui, ne me lâchera pas. Je
ramasse mon sac et je m'en vais en lui disant avec un calme méchant :
« Tu n'es qu'un pauvre type, Thony. Une couille molle. Et tu ne vaux rien
au lit. Tu connaissais donc ma relation avec le secrétaire d'État et tu t'en
accommodais bien. Elle te dérange seulement maintenant que j'ai besoin de
ton aide, maintenant que je te demande d'être un homme. Oui, je vais le
trouver. C'est vrai qu'il est un secrétaire d'État macoute, mais lui il est un
homme, un vrai. »
43
Ils sont arrivés à bord de deux jeeps couleur de nuit. La chaîne du portail a
volé en éclats sous une rafale de mitraillette. Un bruit effrayant qui est resté
suspendu de longues secondes dans les feuillages de la rue des Cigales. Je n'étais
pas encore tout à fait réveillée qu'ils se trouvaient déjà dans la maison. Ils nous
ont alignés contre le mur du couloir qui mène aux chambres, les gosses, Tinès,
Yva et moi. Depuis une demi-heure ils fouillent, ravagent plutôt, toutes les
pièces. Ils parlent fort, se déplacent presque en courant, claquent brutalement
les portes. Il y en a un qui déambule les yeux fous, l'arme au poing, je
m'attends à chaque seconde qu'il se mette à tirer dans tous les sens. Ils ne
trouveront rien. Après l'arrestation de Daniel j'ai fait un autodafé de tous ses
livres, ses magazines, cahiers de notes, même de sa correspondance. Je ne leur
ai pas laissé le prétexte de littérature subversive pour me persécuter. Car cette
descente n'a rien à voir avec Daniel. On règle son compte à la maîtresse du
chef de la police politique. Le message au secrétaire d'État est clair, il ne fait
plus peur. Nicolas tremble, Marie est livide, Yva se tient le ventre, pourvu que
ses boyaux ne lâchent pas. Le garçon de cour ne bronche pas, s'attendait-il à
leur arrivée ? Raoul a confiance en lui, pas moi. Ils sont sept, tous en civil, deux
d'entre eux montent la garde dans la cour. Leur chef est un haut gradé
militaire, il doit avoir l'âge de Daniel, je le connais de vue. Il évite mon regard.
Je ne saurais dire si les six autres hommes sont des macoutes ou des militaires.
En ce qui me concerne, c'est du pareil au même, ils s'entendent bien pour
exécuter leur sale boulot. Le vent a tourné. Cette descente des lieux fracassante
à onze heures du soir passées en dit long sur la situation de Raoul. Je n'aurais
jamais cru cela possible. Son pouvoir s'effrite chaque jour un peu plus. Je le
sens depuis quelque temps à son sommeil cassé, aux mouvements nerveux de
ses mains, à ses silences tourmentés. Il m'a parlé l'autre jour en termes plutôt
vagues de tensions entre lui et certains collègues du gouvernement. Mais il y a
bien plus, j'en suis sûre à présent. La disparition tragique du secrétaire d'État
aux Travaux publics défraie la chronique. Il a brûlé vif avant-hier soir, dans sa
voiture, à Mariani, sur la nationale numéro deux, il se trouvait en compagnie
d'un corps qui n'a pas été identifié. Sa maîtresse, d'après les mauvaises langues.
Forfait d'une femme jalouse ou vendetta politique, toujours d'après les
mauvaises langues. L'enquête est ouverte, on n'en saura peut-être jamais les
résultats mais ces morts sentent l'assassinat, le crime crapuleux. Raoul, que sais-
tu de ce crime ? Entendrai-je jamais un mot de vérité de ta bouche ? Raoul,
dis-moi que tu n'as pas fait brûler Philibert même si tu lui en voulais
tellement. La vie d'un homme n'est-elle que la feuille séchée qui tombe d'un
arbre et que l'on écrase sous les semelles ? Une toile d'araignée qui disparaît
d'un coup de balai ? Une noix d'amande qu'un enfant pulvérise sous une
roche ?
Le vent a tourné, je dois foutre le camp d'ici. Mes tripes me le disent. Les
pas précipités de ces hommes dans la maison résonnent dans ma tête comme
un tocsin. Mes méninges roulent à une vitesse effarante. Il y a comme une
sorte d'urgence qui a pris possession de mon être et m'enfièvre. L'urgence de
vivre, de sauver ma vie et celle de mes enfants. Daniel ne sortira pas vivant de
prison. Maintenant je le sais. Et si jamais il en sort, le fossé entre nous deux
sera infranchissable. La tête de Raoul risque de tomber avant très longtemps.
Les hostilités sont déclenchées contre lui, seul le support du chef de l'État le
maintient encore en place mais il finira bien par le lâcher pour préserver
l'équilibre au sein de ses affidés. Je ne dois pas attendre cette échéance. Voilà en
quelques heures ma vie qui bascule encore une fois. Mais que me veulent-ils,
ces hommes ? Il n'y a pas d'armes et pas d'argent ici. Provoquer Raoul ? Lui
donner la frousse ? Et mes bijoux ? La cassette se trouve dans le tiroir de la
commode qui ferme à clé. Tout à l'heure ils ont fait péter quelque chose dans
la chambre avec une barre de fer. Comment quitter le pays avec les enfants
alors que nous figurons sur la liste noire du service d'immigration ? Cette
autorisation libératrice du palais ne viendra pas. Je ne dois rien dire à Raoul. Il
ne faut pas lui laisser deviner ce qui se passe en moi. Il saura trouver le moyen
d'échapper à ce gouffre qui s'ouvre sous ses pieds. À moi de me sortir du mien.
La frontière, peut-être. J'ai entendu dire que s'ils sont grassement payés, les
militaires en poste des deux côtés de la frontière laissent passer des fuyards.
Mais l'argent, où le trouver ? Raoul me donne de quoi vivre aisément, c'est
tout. Et pour combien de temps encore ? Il me faut bien plus que cela pour
payer mon passage.
La perquisition semble terminée. Ils n'ont évidemment rien trouvé,
puisqu'ils ne cherchaient rien. Mes bijoux tout au plus. Raoul ne serait pas
assez fou pour laisser ici des armes ou des objets compromettants. L'attention
des hommes se porte davantage sur nous à présent. Ils passent et repassent sous
nos yeux, le regard et le souffle lourds. Leur chef se tient au salon, je l'entends
qui discute au téléphone. L'homme au pistolet s'approche de Marie et se plante
devant elle. Il dégage une forte odeur de sueur et de feuilles piétinées de
papayer. Son visage est impassible. Son regard ne lâche pas les yeux de Marie
pendant qu'il promène l'arme sur son cou, sa poitrine, descend jusqu'à son
ventre. Trois autres sbires le regardent faire, en ricanant. Ils ne prêtent
nullement attention à moi et aux autres habitants de la maison, nous n'existons
pas. Le canon de l'arme se trouve à présent entre les cuisses de Marie,
effectuant un mouvement brutal de va-et-vient contre sa vulve. Les battements
de mon cœur m'étouffent. Yva n'arrête pas de sangloter, elle tient Nicolas par
l'épaule d'une main et son ventre de l'autre. Un cri d'horreur me sort des lèvres
pendant que je fais un mouvement vers ma fille. L'homme me regarde et je
m'arrête net. La mort danse dans ses yeux. Il colle son visage à celui de Marie
et lui lèche la joue. Un sanglot secoue violemment Marie, ses traits sont figés
dans une grimace d'horreur. Marie, mon bébé, ferme les yeux, tu es juste en
train de rêver… ce n'est rien qu'un mauvais rêve qu'un peu d'eau fraîche sur
ton visage va bien vite effacer. Les autres sbires voyeurs ont d'un même
mouvement tiré leurs pistolets de leurs étuis et se tiennent plus près de nous,
nous encerclant. Je sens que la situation va rapidement tourner au drame.
Soldats, à vos postes ! L'injonction claque comme un fouet et nous fait tous
sursauter. L'homme devant Marie se retourne lentement, regarde le chef qui se
tient à quelques mètres, le dévisage des pieds à la tête en grimaçant et se
q q g p g ç
détache de ma fille. D'un signe de tête le militaire ordonne aux hommes de
quitter la maison. Marie tombe évanouie.
44
« Une tasse de café ? Un jus de fruit ? »
Dorothy et Lola, deux clientes assidues du salon de beauté de Maggy sont en
visite chez moi pour voir la parure de saphirs et diamants que je vends. Le
premier cadeau de Raoul. Témoin d'un temps où ma vie s'est échappée de
moi. Cette parure est la seule rescapée de la fouille d'hier soir. Elle ne se
trouvait pas dans ma cassette. Trop fatiguée pour la ranger la dernière fois que
je l'ai portée, je l'ai glissée dans une poche de ma robe de soirée que j'ai ensuite
accrochée à un cintre dans l'armoire. Je dois trouver de l'argent pour partir. Je
vais aussi brader tout ce qui peut me rapporter du liquide immédiatement, la
voiture, l'argenterie plaqué or, les trois postes de télé, le congélateur et le
nouveau tourne-disque. La génératrice. Je vendrai la maison même, si je trouve
un acheteur. Maggy m'a tout de suite amené ces deux preneuses, son sens de
l'urgence me réconforte. Je reçois ces dames mais ma tête se trouve ailleurs.
Depuis ce matin Marie va mal, elle brûle d'une fièvre soudaine. Le choc d'hier
soir, sans doute. Raoul m'a appelée au téléphone en fin de matinée sans faire
mention de quoi que ce soit. Comme d'habitude, il a été laconique et sans
émotions, je suis sûre qu'il sait pour hier soir. Je lui ai parlé de l'état de Marie.
Est-ce qu'il craint que le téléphone ne soit sur écoute ? Il s'inquiète surtout
pour Marie. Il ne m'a pas dit s'il viendra nous voir ce soir, en général Raoul
n'annonce pas ses visites.
« Heu… café, merci, répond Lola.
— Moi, si je bois une goutte de café après le déjeuner je passe la nuit
blanche… » Dorothy regarde le cadran de la petite merveille qui lui sert de
montre… « Deux heures trente… je suis très sensible à la caféine… hmmm…
du jus de quel fruit avez-vous là ?
— Des cerises, de mon jardin…
— Ah non ! Surtout pas ! Du poison pour mon acidité ! Je prendrai un verre
d'eau alors… »
Mon Dieu ! Donnez-moi de la patience… les heures qui viennent
s'annoncent difficiles. C'est vrai que mes nerfs sont à fleur de peau mais cette
Dorothy… je plains l'homme qui devra la supporter avec tout son fric.
Elle glousse en parlant, Dorothy. Elle glousse et jette des regards furtifs
autour d'elle. Elle est plutôt venue voir à quoi ressemble la maison de la
maîtresse de Raoul Vincent. Elle m'agace tellement. La nouvelle de la descente
chez moi a fait le tour de la ville. Plusieurs amis m'ont appelée au téléphone
pour savoir si tout allait bien pour nous. Roger est quand même venu me voir,
je lui ai demandé de prendre Nicolas chez lui pour les prochains jours. Pas
encore un mot de la famille de Daniel. Arlette doit jubiler. D'après la rumeur,
Marie et moi avons été violées, des centaines de milliers de dollars saisis. Si je
les avais, tous ces dollars, je ne serais plus ici, pour sûr. Je me suis esquintée ce
matin pour mettre un semblant d'ordre dans la maison, une façon aussi
d'oublier les dernières heures. Sous la véranda, tout paraît à peu près normal.
Dorothy n'arrête pas de raconter des niaiseries. Elle est émoustillée par sa
présence ici. Elle se frotte à quelque chose d'énorme comme elle ne l'a jamais
fait avant. Passer l'après-midi chez la maîtresse de Raoul Vincent, dans ce haut
lieu de perversion ? Ses amies ne vont pas la croire. Il y a de quoi les tenir en
haleine pour quelques jours. Où est-ce que Maggy est allée pêcher cette espèce
d'anguille ? Un cou long et maigre. J'ai vu ses yeux luire intensément en
regardant la parure. Une vraie merveille. Je n'ai pas le temps de la regretter.
Dorothy est la fille aînée d'un riche homme d'affaires de la classe moyenne
noire qui fait son beurre grâce à des contrats juteux avec le gouvernement.
Campêches, huiles essentielles, ciment, ponts et chaussées, il touche à tout. Il
est devenu riche en moins de cinq ans. Il a ses entrées dans tous les cercles,
militaires, macoutes, bourgeois, religieux, un maître opportuniste. Où est
Raoul ? Pourquoi est-ce que je m'inquiète pour lui ? Les nouvelles de Marie
l'ont secoué, je l'ai senti même dans son silence. Pourvu que cette dinde achète
les bijoux. Si la fièvre de Marie ne tombe pas dans une heure, je fais venir le
docteur Xavier. Dès que ces dames seront parties, j'appelle Roger pour lui
demander de garder Nicolas dès aujourd'hui chez lui. Maggy m'a offert de
passer la nuit avec moi. Je ne crois pas que je risque deux descentes
consécutives, mais on ne sait jamais. Sa présence me rassurera, elle me sera utile
pour Marie aussi.
« Et Marie ? » Maggy me demande. Mon amie sent ce qui se passe en moi,
elle comprend la panique qui s'installe et grandit dans mon âme et dans mes
tripes avec les heures qui passent.
« Je lui ai donné des cachets pour la fièvre…
— Hmmm… , fait-elle. Nous parlons à demi-mot à cause des deux autres.
— Alors, elle te plaît, Dorothy ? N'avais-je pas raison de te dire que je
t'emmenais découvrir une vraie merveille ? Je te vois bien avec ce collier, ton
cou est fait pour porter les beaux bijoux. Le bleu est ta couleur préférée, n'est-
ce pas ? » Maggy prend un ton très sérieux de commissaire-priseur, Dorothy la
regarde avec beaucoup d'attention, le sourire figé.
« Bon… oui… un beau jeu… mais j'ai déjà tellement de bijoux… Papa ne
va pas apprécier…
— Tu sauras l'amadouer, j'en suis sûre… , l'encourage Maggy. Tiens, passe
le collier… met les boucles d'oreilles aussi. »
Dorothy ne se fait pas prier. Le froid des bijoux sur sa peau lui communique
un frisson qui la surprend, ses mamelons durcissent, ses mains s'agitent.
« Il est vrai qu'il m'a demandé de l'accompagner la semaine prochaine à une
soirée que va donner un diplomate en poste ici… l'un des ambassadeurs les
plus influents… j'aime être invitée chez les diplomates… on y rencontre
beaucoup d'étrangers. » Dorothy glousse.
« Ah ? fait Lola qui n'avait pas dit grand-chose jusqu'ici, qu'est-ce que tu
reproches aux locaux ?
— Heu… rien… sauf qu'ils manquent souvent de raffinement. » Le ton de
Dorothy est un tantinet dédaigneux.
« Hmmm… tu fréquentes peut-être ceux qu'il ne faut pas. Moi je connais
des Haïtiens de bonne éducation et de grande culture. » Lola n'a apparemment
pas très apprécié la remarque de Dorothy.
« Tu as peut-être raison, Lola, mais avoue qu'ils sont plutôt en minorité ces
compatriotes-là ! Sinon, il n'y a que des macoutes partout où je vais et qui se
croient permis de me faire la cour… les grossiers personnages…
— Pourtant… ton père s'entend bien avec eux… quand il s'agit de faire des
affaires… » Lola est une fille de duvaliériste qui s'assume et Dorothy une petite
jouisseuse ne sachant pas quand se taire.
« Oui… ça tu peux le dire… je me demande comment il arrive à les
supporter. J'assistais à un bal récemment et pour faire plaisir à Papa j'ai dû
danser avec un jeune VSN… il avait pas mal bu et s'est permis de m'inviter à
finir la nuit avec lui… Quel toupet ! Moi, coucher avec un macoute, un Noir
en plus ? Je laisse cela aux putes ! » La colère de Dorothy fait étinceler
davantage les gemmes sur sa peau.
« Oh ! … » Lola et Maggy s'exclament en même temps en me cherchant des
yeux. Dorothy se rend compte de sa gaffe, ou est-ce bien une gaffe ?
Je n'étais pas vexée mais agacée par cette fille au long col.
« Pour faire la pute, ma chérie, il faut être une vraie femme, avec une vraie
chatte entre ses jambes… et savoir s'en servir… le mâle ça se garde avec du
plaisir… tout l'argent du monde ne retiendra pas un homme insatisfait…
macoute ou pas macoute.
— Heu… mais je n'ai pas voulu vous froisser, Nirvah.
— Je ne le suis pas, Dorothy. L'êtes-vous ?
— Non…
— Alors, tout va bien…
— L'occasion est toute trouvée ! » Maggy intervient pour fermer la
parenthèse. « Cette réception tombe bien. Élégante comme tu es, tu trouveras
la robe qu'il faut pour porter cette parure. Tu vas faire un malheur.
— Ma chère… c'est comme si tu savais ! J'ai donné à confectionner une
robe longue pour l'occasion… avec un décolleté en V… hier encore j'étais à
l'essayage… Mme Simon a de véritables doigts de fée… tu la connais ? Elle
confectionne aussi des robes pour les filles du Président… »
Dorothy me glisse un regard en coin. Elle veut bien me faire comprendre
qu'elle est une femme importante, qui connaît du monde, qui fréquente la
crème de la société port-au-princienne. Est-ce que j'ai besoin de cela en ce
moment ? Une mal baisée qui vient me faire son cinéma. Si ce n'était pour
Maggy… Je laisse ces femmes un moment pour aller voir Marie. La fièvre n'est
pas tombée. Je m'angoisse.
« Combien vous demandez pour la parure ? » dit Lola. Finalement une
question qui m'intéresse mais je ne sais pas quel prix proposer.
« Hmmm… cinq mille dollars ! » répond vivement Maggy. Elle m'a
devancée, pressentant mon embarras. Il est vrai que nous ne nous étions pas
mises d'accord sur un prix de départ. Quelle piètre femme d'affaires je fais.
« Cinq mille dollars ! s'exclame Dorothy. C'est… énorme.
— Il en vaut le triple ! confirme Maggy avec conviction. Pendants d'oreilles,
tour de cou, bracelet et bague… cinq superbes pièces. Une véritable aubaine
que je regrette moi-même de laisser passer. Mais si vous faites une offre, Nirvah
peut considérer…
— Deux mille ! » jette Dorothy en serrant les mâchoires.
La garce ! Elle m'offre une bouchée de pain… elle doit se dire que je suis aux
abois. Yva paraît sur la véranda, l'air inquiet. Je lui fais signe d'approcher, elle
se penche et me chuchote à l'oreille :
« Mlle Marie est en train de déparler… il faut venir…
— Trois mille dollars ! lance alors Lola.
— Trois mille ? Affaire conclue ! … je lui réponds en laissant
précipitamment la galerie. Reçois pour moi l'argent de ton amie…
raccompagne ces dames et rejoins-moi dès que tu as terminé », je crie à Maggy.
En m'en allant, j'ai le temps de voir la moue de dépit de Dorothy s'affairant
les bras levés avec le fermoir du collier.
45
Raoul Vincent se demandait combien de soleils se lèveraient avant que la
trappe ne se referme sur lui. Il voulait tenir quelques jours encore, le temps de
trouver assez d'argent. De l'argent pour lui, avant de demander l'asile politique
avec sa famille à l'ambassade du Venezuela, et pour Nirvah, pour qu'elle achète
sa fuite du pays avec ses enfants. Il dansait sur une corde raide, se déplaçant
souvent, ne restant pas plus d'une heure au ministère, se défilant d'un ennemi
qui pourrait se manifester sous des formes imprévisibles. Quand il verrait
Nirvah ce soir il lui dirait que le moment venait de tout laisser derrière elle. En
attendant de partir, elle devrait se mettre à couvert dans une résidence qui ne
soit pas celle de ses parents directs, il le lui demanderait également. Ses
collaborateurs, ses taupes ne savaient rien de la perquisition chez Nirvah Leroy,
l'ordre émanait d'autorités en dehors de leur juridiction. L'ennemi frappait
dans l'ombre et dans le plus grand secret. Raoul Vincent ne contrôlait presque
plus rien au ministère puisqu'il n'avait plus la haute main sur l'argent. Avec
une machiavélique précision, Douville avait lentement verrouillé les vannes qui
approvisionnaient les comptes secrets du ministère de la Défense et de la
Sécurité publique. De nouvelles dispositions venaient enlever au secrétaire
d'État la manipulation sans limites ni contrôle de sommes d'argent
considérables. Il ne tiendrait pas longtemps sans les fonds à distribuer, cet
argent avec lequel il s'achetait la fidélité de macoutes et de gens de toutes
provenances travaillant à sa cause. Il possédait bien un quart de million de
dollars placé à terme dans une banque américaine, mais il ne pouvait pas
encore y toucher. Les quelques milliers de dollars dont il disposait tout de suite
ne le mèneraient pas bien loin. Entre les appétits de sa femme et de ses filles à
assouvir, ses obligations envers Nirvah et les caprices de Marie, il se retrouvait
pratiquement démuni. Il pouvait toujours solliciter un prêt important d'un
Syrien du bord de mer qu'il connaissait, mais il préférait garder cette option en
réserve, la nouvelle se répandrait trop vite. Il devait trouver autre chose.
François Duvalier ne le lâcherait pas, ce n'était simplement pas pensable. Lui
qui avait donné sa vie, avait vendu son âme pour la révolution. Mais il savait
aussi de quelles médisances fielleuses ses ennemis nourrissaient le Président à
son endroit. Duvalier ne le toucherait pas mais il laisserait ses affidés l'abattre.
Lors d'une récente rencontre au palais, il avait effleuré avec lui le sujet des
fonds secrets asséchés de son ministère. Le visage impassible, Papa Doc lui avait
simplement dit de ne pas s'inquiéter car il gardait toute confiance dans le
secrétaire d'État de l'Économie et des Finances pour rétablir la situation
sûrement passagère. Phrase anodine, au relent de verdict. Surtout il devait
garder son sang-froid, rester sur le qui-vive tout en ne paniquant pas. Il ne
voulait pas laisser sa peau dans la partie de chasse lancée contre lui. L'attitude
du Président envers lui changeait depuis quelque temps. Il l'appelait moins
souvent au téléphone, abrégeait leurs rencontres ou en réduisait sensiblement le
nombre. Certains rapports de sécurité ne lui parvenaient plus et les membres
du personnel du ministère à son service arboraient des têtes de naufragés. Un
jour viendrait, bientôt, où le portail du palais national lui serait défendu. L'an
passé, un secrétaire d'État du gouvernement de ses amis tombé en disgrâce
avait vécu cet instant de grand désarroi. Remonté dans sa voiture, il avait obéi à
son instinct de survie en se rendant directement dans une ambassade pour
prendre asile. Lui, Raoul Vincent, ne subirait pas cet ultime affront.
Nirvah. Les brutes avaient osé la toucher, pénétrer chez elle, chez lui. Chez
sa femme et ses enfants. Il imaginait ces porcs immondes fouillant comme de
la boue l'intimité de la maison tiède et douce du parfum de ces trois êtres chers
à son cœur. Lui qui avait ordonné tant d'expéditions nocturnes répressives
contre les ennemis de la révolution ne supportait pas l'idée des bottes brutales
souillant la demeure devenue sienne. Il chassa de son esprit le lourd nuage des
souffrances infligées par sa volonté qui tentait de l'envelopper. Ces histoires-là
appartenaient à un autre monde, se justifiaient par des motifs qu'il n'avait
jamais eu à remettre en question. Il n'allait pas commencer maintenant, sinon
il perdrait sa raison. Il avait failli à sa tâche. Nirvah avait essayé de rester calme
au téléphone mais sa voix tremblait. Il ne savait pas comment réparer ce mal
qu'on venait de faire à une femme qu'il aimait tant, à ces deux enfants dont il
avait la vie à charge. L'impuissance, comme une bile brûlante, montait à la
gorge du secrétaire d'État. La machine qu'il avait créée, dont il avait imaginé la
mécanique et les rouages se retournait contre lui, pour le broyer. On ne pouvait
pas se battre contre ce pouvoir, on pouvait juste tenter de sauver sa peau.
Marie… Ils avaient touché à la peau de Marie, la pire offense. L'humiliant
défi qu'il ne pouvait relever, le temps lui manquait cruellement. Oh ! comme il
éliminerait Douville avec extase ! Il le saignerait et le regarderait mourir,
exsangue, sans jamais le toucher. Quant à ses acolytes, il les laisserait agoniser
de soif. L'un de ses espions lui avait rapporté la visite de Dorothy Desormeaux
chez Nirvah au lendemain même de la descente des lieux. Qu'y était allée
chercher la garce ? Nirvah ignorait-elle que le père de cette petite pute était de
mèche avec Douville pour le faire tomber ? L'opportuniste André Desormeaux
se sentait assez bien souché à présent auprès de la première dame pour
convoiter activement son poste. Simone Duvalier ne jurait que par ses yeux.
Nommé il y a environ cinq mois à la tête des magasins de l'État, il enrichissait
la femme du Président chaque jour davantage avec l'aide de Douville. Toutes
les semaines il lui glissait une petite note sur laquelle figuraient les nouvelles
balances de ses différents comptes en banque, locaux et internationaux. Elle lui
donnera tout ce qu'il voudra. Comme Salomé, elle lui offrira la tête de Vincent
sur un plateau moyennant qu'il continue de danser la danse de l'Or. Mais il ne
s'en irait pas tout seul. D'autres partiraient avec lui. Philibert en savait déjà
quelque chose. Deux autres membres du gouvernement connaîtraient aussi un
sort tragique avant longtemps. Raoul Vincent espérait de tout son cœur que les
dieux lui accorderaient ses vœux.
Il ne pouvait supporter l'idée que Marie souffrait. Cette fièvre soudaine
l'inquiétait au plus haut point, l'émotion seule ne justifiait pas telle chute.
Marie… son ange, sa petite chérie. Au fil des jours il avait découvert en elle la
féminité et l'intensité de Nirvah, mais avec un zeste d'effronterie et de rébellion
qui le stimulait puissamment. Une enfant-femme qui apprenait ses pouvoirs.
Quand il l'avait prise à quinze ans elle était encore vierge dans son corps, mais
Q p q g p
plus dans sa tête. Un viol qu'il n'avait pas prémédité, dont il gardait un goût
imprécis. Il avait craint que cet acte ne lui ferme à jamais les portes de la
maison de la rue des Cigales. Pourtant elle s'était tue et à sa grande surprise
l'avait cherché. Comme pour se faire souffrir. Elle se servait de lui pour
s'immuniser contre le mal qu'il représentait à ses yeux. Un passage initiatique
troublant. Elle avait appris bien vite les gestes de l'amour, découvrant avec
curiosité les plaisirs du corps, mais pour elle ce n'étaient que des gestes.
Contrairement à Nirvah qui savait aimer avec son âme et s'en effrayait souvent.
Marie voulait tout le bon de la vie et elle le voulait tout de suite, frappée à un
âge tendre par son poing dur, elle passa de l'adolescence à l'âge adulte dans
l'espace d'un cillement. Sa mère n'avait pas su trouver les mots pour retenir son
innocence. Marie crachait sur toute innocence. Elle apprenait la trahison et la
confiance, le doute et le mensonge, la fidélité et l'hypocrisie, elle apprenait à les
découvrir chez les êtres, à les exploiter quand il le fallait. Elle avait appris bien
vite que le monde autour d'elle ne faisait pas de cadeau, qu'il lui faudrait se
défendre avec ses propres moyens, son sourire angélique et son cynisme. Et
comme elle avait faim de vivre ! Une faim dévorante qu'alimentaient les
sensations et les plaisirs intenses, les défis à relever. Elle rendait coup pour
coup, déception pour déception, plaisir pour plaisir. Elle jouait aux échecs avec
les pièces de sa vie, un art dont elle acquérait vite les finesses et la haute
stratégie. Et tout cela avec une candeur tellement désarmante. Bien sûr Marie
ne l'aimait pas. Comment pourrait-elle aimer un homme comme lui, vilain et
mal foutu ? Elle s'amusait avec la jeunesse dorée de son âge, les jeunes gars aux
ventres plats et aux têtes vides. Mais elle avait découvert avec lui le vertige du
pouvoir, car à ses pieds il mettait sa vie, son sang, ce qui lui restait de fortune.
En dépensant de l'argent sans compter avec et pour ses amis, elle entretenait
l'illusion de décider du cours des choses. Elle voulait être aimée à tout prix sans
pouvoir elle-même aimer. Une fois, elle lui avait avoué qu'il était le seul
capable de la faire jouir. L'émotion ressentie à cet instant valait bien tous les
paradis perdus. Marie s'enivrait de cette complicité contre-nature, de leurs
échanges muets devant les autres membres de la maison, de l'illusion de le
posséder qu'il lui concédait volontiers. Elle se cachait sous un masque de fausse
maturité pour échapper à ses peurs. Elle vouait à sa mère une haine violente et
un amour désespéré. Nirvah ignorait l'essentiel de l'âme de cette enfant vivant
sous son toit. Et Marie voyait dans sa mère une femme fossile perdue dans un
temps et des sentiments révolus. Quand Marie lui avait demandé l'argent pour
se faire avorter quelques jours plus tôt, Raoul avait eu pour la première fois de
sa vie la sensation d'être complice d'un crime odieux. Et s'il était le père ? Le
souffle ténu du fruit si pur dans le ventre de Marie symbolisait la beauté dont il
rêvait souvent pour lui et l'innocence qu'il n'avait jamais connue. Il l'avait
supplié de garder l'enfant mais elle n'en voulait pas. Elle avait peut-être raison.
Ce petit être viendrait sûrement rompre le fragile équilibre entre Nirvah,
Marie, Nicolas et lui.
Et Nicolas ? Nicolas… le fils qu'il n'avait pas eu mais qu'il commençait à
aimer comme sa propre chair. Nicolas dont il n'avait pas encore fait un
homme. Il tissait au fil des jours avec le garçon des liens d'une exquise subtilité.
Avec Nicolas il vivait un rêve de pureté et de respect. Une étrange amitié. Des
sentiments qui électrisaient le bout de ses doigts quand il touchait le jeune
q g q j
corps imberbe. Oh, comme il tremblait cette première fois où l'adolescent lui
avait laissé le soin de l'emmener vers les cimes de l'Olympe. Avec Nicolas il
voulait aller doucement, savourer l'éveil des sens, franchir avec lenteur les
étapes vers l'éblouissement. Il y avait tant de sensations qui les attendaient,
tellement de plaisirs à explorer. Il avait tant de choses à lui apprendre de la
grandeur et de la petitesse des hommes, depuis l'Antiquité jusqu'au jour
d'aujourd'hui. Il lui enseignerait la méfiance qu'il devait développer et solliciter
autant que son instinct de survie. La méfiance, sa meilleure arme dans un
environnement brutal. Nicolas était un bon élève, friand de récits de voyages,
curieux de savoir à quoi ressemblait le monde au-delà de la ligne d'horizon de
son île. Il devenait plus imaginatif. Son dessin perdait de sa puérilité, son tracé
devenait plus audacieux, plus libre. Raoul pouvait imaginer sa terreur et sa
grande confusion pendant que les fils de chiennes vandalisaient sa maison,
brisaient les faibles fondations de l'assurance qu'il commençait à construire.
Comment revenir à l'équilibre d'avant, remettre à sa place le cours bienheureux
des jours ? Raoul sentit monter dans sa bouche un goût de sang.
46
« Comment va Marie ?
— Pas bien… le docteur Xavier est avec elle… j'attends qu'il termine sa
consultation… merci d'être venu. »
Roger a passé outre sa décision de ne plus mettre les pieds chez moi tant que
Raoul Vincent fréquenterait ma maison. Aujourd'hui que ma famille est en
péril il accourt. Malgré son visage inquiet sa présence me rassure. Roger est un
rayon de lumière contre les ombres qui me cernent. Je réalise combien nos
conversations me manquaient. J'ai l'impression de revenir de loin et en même
temps d'être à l'aube d'un voyage. Tout ce qui bouge autour de moi est
terriblement présent et intense mais se fond dans un flou intermittent. Je suis
moi et plusieurs femmes à la fois. Les bruits me parviennent d'ailleurs, le
roucoulement des pigeons dans les arbres, les rires d'enfants dans la rue des
Cigales, une autre Nirvah les entend et en est touchée jusqu'aux larmes. Je suis
avec Roger et en même temps dans la chambre avec le docteur Xavier, je tiens
la main de Marie. Mon estomac est un nœud serré dans ma poitrine. Roger a
grillé deux cigarettes depuis son arrivée tout à l'heure. Il hésite avant de me
demander encore :
« Nirvah, … comment va-t-elle… vraiment ?
— La fièvre ne la laisse pas… elle délirait tout à l'heure… de temps à autre
elle regarde alentour et ne semble reconnaître personne…
— Mais… c'est si soudain… , dit Roger déconcerté. Couvait-elle quelque
chose ?… une malaria ou la dengue ?…
— Nous saurons peut-être dans un moment… cette maladie tombe mal,
Roger…
— Hmmm… je sais… »
Roger comprend ma situation. Avec Raoul en difficulté ma vie devient
automatiquement en danger. Je suis une cible naturelle pour tous ceux qui lui
en veulent. Je l'affaiblis. De plus je suis la femme d'un prisonnier politique,
tout ce qui m'arrive est en conformité avec ce statut. Je trouve qu'il prend
beaucoup de temps avec Marie. Quand le docteur m'a demandé de laisser la
chambre pour l'ausculter j'ai eu peur. Comme si Marie ne m'appartenait pas,
ne m'appartenait plus. Il y avait brusquement un monde étrange et hostile
entre ma fille et moi qui effaçait les neuf mois où elle avait grandi dans mon
ventre, les longues heures de veille devant son berceau, les petites joies de
l'enfance. Comme j'ai besoin de l'aimer, de défaire tout ce mal dont elle
souffre. Roger attend depuis son arrivée de me demander quelque chose. Une
question horrible qui fait mal comme la lame d'un poignard.
« Nirvah, est-ce que Marie a été violée ?
— Non… Dieu merci. Mais… elle a… elle a… »
Je panique. Trouver les mots pour répondre à mon frère est au-dessus de mes
forces. C'est la première fois depuis hier que je dois décrire avec des paroles ma
révolte et ma douleur. Les dire, c'est revivre cette réalité que je rejette de toute
mon âme. Les dire, c'est vomir cette colère en ébullition dans mon cerveau
mais que je veux contrôler pour faire face à la situation dans laquelle je me
trouve. Je risque de m'effondrer avec ces mots que l'on attend de moi. Que
dois-je dire à Roger ? Que s'est-il passé au juste dans cette maison hier soir ?
Aucun mot ne me vient à l'esprit et à la bouche. Pendant quelques secondes
des fragments d'image me traversent la tête, comme des éclats de miroir au
soleil, sans ordre, tranchants et aveuglants. L'odeur de ces hommes qui ne s'en
va pas de la maison. Le calme de la demeure qui a volé en morceaux avec
l'arrivée de ces sbires. La peur vivante entre les murs. Le regard du docteur
Xavier quand il a pénétré chez nous. Je dois chasser la peur. Il ne s'est rien
passé. L'arme que l'homme promenait sur la peau de Marie est une errance de
mon imagination et je ne peux pas en parler à Roger. Marie n'a pas tremblé de
tout son corps et un filet de bave n'a pas glissé de la commissure de ses lèvres
sur son cou. Mon fils n'a pas pissé dans son pyjama et il ne refuse pas de
prendre une douche. Pour lui, le temps s'est arrêté hier soir avec la première
rafale d'arme automatique dans la nuit. Raoul me dira tout à l'heure que tout
va bien. Marie n'aie pas peur, Raoul nous protégera, il est puissant. Et puis,
même Oncle Roger est là, tu vois, il est revenu chez nous.
« Nirvah ? Ça va ?
— Oui… ça va… non… elle n'a pas été violée… mais elle a eu très peur. »
Je peux sentir le soulagement de Roger. Mais il ne connaît sûrement pas tous
les visages du viol. Ils nous violent, Roger, chaque fois qu'ils nous font chier
dans nos frocs, chaque fois qu'ils ouvrent nos portails à coups de mitraillette,
chaque fois que leur haleine fétide se promène sur nos visages et sur nos seins,
chaque fois qu'ils se rient de nos larmes.
« Je crois que tu devrais quitter le pays, Nirvah. Le… le secrétaire d'État… il
est en mauvaise posture. Ça sent la disgrâce pour lui. Le bruit court avec
insistance. Tu deviens trop vulnérable à présent. Myrna est d'accord. Ta vie et
celle des enfants…
— Pas besoin de te justifier, tu as tout à fait raison. J'y pense sans arrêt,
Roger… J'ai commencé à prendre des dispositions. L'état de Marie vient
retarder mon projet. Je m'inquiète pour elle… »
Je ne partirai pas sans Marie. Je ne veux plus de ruptures dans cette famille.
Daniel n'est plus avec nous mais là où il se trouve il compte sur moi pour
prendre soin de ses enfants. Nous resterons tous les trois ensemble. Je serai leur
père et leur mère. Nous avons seulement besoin d'être ailleurs, de renaître
ailleurs.
« Vos passeports ?
— Ils sont bloqués dans un coffre… à la banque… depuis l'arrestation de
Daniel.
— Hmmm… c'est ce que je pensais. De toute façon, vous ne pourriez pas
voyager par les voies normales. À moins de demander l'asile politique, il ne te
reste que la frontière. Moi je prendrais plutôt cette chance. Les séjours sont
parfois très longs dans les ambassades… le gouvernement met souvent des
mois à délivrer des sauf-conduits.
— Oui… je le pense aussi. Je veux sortir d'ici le plus vite possible. As-tu des
contacts ?
— Je pourrais en trouver… et de ton côté, est-ce que ?… »
É
J p q
Roger pense à Raoul, se demandant si le secrétaire d'État s'occupait de moi.
Je ne dis pas à mon frère que je ne l'ai pas vu depuis plusieurs jours. Que
depuis les incidents d'hier soir nous nous sommes seulement parlé une fois au
téléphone, que je le verrai peut-être ce soir.
« Oui… il fait des démarches… je saurai ce soir… ou demain… Mais toi
aussi, il serait bon que tu essaies de trouver la filière… as-tu une idée de ce que
cela coûte ?
— Non… mais il faut un bon paquet d'argent. Les militaires haïtiens et
dominicains s'entendent très bien dans ce trafic. Ils ont le même appétit. Et
puis il faut graisser les pattes sur tout le chemin. Le plus difficile est de trouver
une voiture tout-terrain et d'atteindre la frontière, la route est mauvaise. Il
faudra prévoir au moins dix mille dollars pour chacun de vous… mais ce n'est
qu'une estimation au hasard.
— D'accord… je vais essayer de les trouver…
— Hmmm… je pense aussi qu'il serait bon que tu changes d'adresse en
attendant… pas chez moi… c'est trop logique de t'y trouver… tu pourrais
peut-être demander à Maggy ou au docteur Xavier…
— Oui… je vais voir… »
Raoul seul peut me procurer cet argent. Je devrai bien lui dire que je pars
d'ici. J'espère qu'il comprendra. Mais où est-il ? Une porte grince, celle de la
chambre de Marie. J'accours vers le médecin, je scrute son visage, je pose la
main sur son bras.
« Docteur… comment va-t-elle ? Puis-je la voir maintenant ?
— Pas maintenant… dans un moment… nous devons d'abord parler,
Nirvah… »
Ce ne sont pas les mots que j'attendais. J'ai froid. Je rejoins Roger sous la
véranda avec le médecin. Je peux sentir la préoccupation du docteur Xavier. Il
me parle en pesant ses mots, je comprends qu'il veut me ménager.
« Voilà… Marie souffre d'une infection à un stade très avancé. Elle doit être
hospitalisée dans l'heure qui vient pour recevoir des soins d'urgence. »
Je ne comprends pas. Marie s'est évanouie quand la brute s'est approchée
d'elle. Sinon, elle se portait bien jusqu'à hier soir. Toute cette émotion l'a
rendue malade, c'est tout… Ai-je bien entendu les explications du médecin ?
J'ai l'impression que les mots se liquéfient dans ma tête.
« De quoi souffre-t-elle, docteur ? » Roger réagit à ma place.
« Je vais demander qu'elle soit examinée en urgence par un spécialiste, mais
je suis presque sûr que l'infection dont souffre Marie provient d'un avortement
mal exécuté… un travail de charlatan… il y a trois ou quatre jours… elle te
cachait sûrement sa fièvre et ses douleurs, Nirvah… elle souffre le martyre
depuis au moins deux jours. Elle doit subir immédiatement un curetage. Il faut
éviter à tout prix que les bactéries n'atteignent d'autres organes. Nous ne
pouvons pas perdre de temps. Chaque minute compte. »
47
Raoul Vincent ne croit pas en la providence. Il croit au hasard et à
l'intelligence qui commande au hasard. Sa propulsion fulgurante à l'un des
postes les plus importants du gouvernement était due à son flair, sa
persévérance et sa cruauté innée qui l'avaient fait prendre le train du hasard en
marche. Une autre page de sa vie va bientôt être tournée et il ne regrette rien.
L'ingratitude de François Duvalier ne l'étonne point, elle est inhérente à son
être profond et l'a maintenu au pouvoir jusqu'à présent. Les états d'âme
sonnent le glas des dictateurs. Probablement qu'à sa place il aurait agi de la
même façon. Le secrétaire d'État ne dort plus depuis quelques jours, il met au
point son plan de sauvetage. Pourvu que son corps tienne le coup, une crise
d'épilepsie viendrait l'affaiblir considérablement dans ce moment où il a besoin
de toutes ses facultés. Il doit penser à tout, à l'intendance de sa maison quand il
sera parti, à la liquidation de leurs trois véhicules, à tous les dossiers
compromettants ou stratégiques à détruire chez lui et à son bureau. La
succession ne sera pas facile pour André Desormeaux. Tout cela sans attirer
l'attention de qui que ce soit. Même sa femme ignore son dessein. Il préfère
attendre la dernière minute et lui ordonner de prendre sine die un sac de
voyage pour elle et pour chacune des filles. Sinon, elle risque de paniquer, de
bavarder à tort et à travers et de lui causer beaucoup de préjudice. Il a surpris
récemment quelques regards inquiets de son épouse et des chuchotements tus à
son arrivée, mais elle n'a pas osé lui demander ce qui n'allait pas. La rumeur a
dû la mettre au parfum de ses déboires. Il n'exclut pas non plus jusqu'à ce
moment la possibilité de laisser tomber sa famille. Si la situation se corse, il
devra sauver sa peau tout seul, elles se débrouilleront bien pour le rejoindre. Le
paquet enveloppé de grossier papier brun est posé sur le bureau, juste sous ses
yeux. Un petit colis à l'air anodin. Il les a comptées jusqu'à la dernière, des
grosses coupures neuves, un peu rigides, aux bords effilés, sentant l'encre
d'imprimerie. Cinq cent mille dollars américains. La clé de toutes les
frontières. La providence n'a pas fait tomber tout cet argent dans ses mains
comme une manne du ciel. La providence s'appelle Maxime Douville, André
Desormeaux et quelques autres ligués contre lui.
Quand il arriva au ministère en fin de matinée, flanqué de son chauffeur et
de ses deux gardes du corps, une vingtaine de solliciteurs l'attendaient devant
son bureau. Des hommes et des femmes accoururent devant lui pour le saluer
avec déférence. Les couloirs du ministère déversaient le même flot de pèlerins
venus se livrer aux pieds du pouvoir sanctificateur. Raoul Vincent huma
l'odeur familière de ces lieux qui étaient devenus sa seconde demeure depuis un
bon bout de temps. Une odeur sucrée de fleurs fanées mêlée à celle du papier et
de la poussière. Il perçut le cliquetis des machines à écrire derrière les légères
parois séparant les bureaux. Il comprit que ces petits détails seraient aussi durs
à extirper de son sang que l'orgueilleuse émotion entretenue par le sentiment
de sa puissance. Le secrétaire d'État ne désirait voir personne et annula une
réunion avec quelques chefs de section venus de Jean-Rabel pour lui faire leur
rapport sur un conflit terrien sanglant qui avait déjà causé la mort de plusieurs
paysans. Il avait pour l'instant d'autres chats à fouetter. Mais la secrétaire
insista pour qu'il reçoive trois hommes qui disaient être en mission urgente
auprès du secrétaire d'État. Il ordonna de les conduire à lui.
Raoul Vincent reconnut avec surprise son ami Hénock Duracin, le parrain
de sa fille aînée, accompagné de deux hommes au teint clair qu'il ne
connaissait pas. Il ne s'attendait pas du tout à voir son compère en ces lieux.
Des liens profonds les avaient unis dans leur jeunesse. La même ambition de
sortir du ghetto et de mettre leur intelligence au service de leur pays les animait
sur les bancs du lycée et plus tard à la faculté de droit. Mais Hénock avait pris
ses distances quand lui s'était joint à la mouvance duvaliériste dès le milieu des
années cinquante. Ils ne se voyaient plus qu'aux anniversaires et aux
enterrements. Le secrétaire d'État savait que Duracin réprouvait tout ce qu'il
était devenu, certains propos imprudents de son ami lui avaient été plus d'une
fois rapportés. Mais il lui avait laissé la vie en souvenir du bon vieux temps,
Duracin n'était rien qu'un avocaillon plaidant des causes minables.
Depuis deux jours, le secrétaire d'État Vincent assurait l'intérimat du
ministère des Affaires sociales. Son collègue souffrant gravement avait pris
l'avion la veille pour se faire soigner à la Jamaïque où il avait de la famille. C'est
à ce titre que les visiteurs désiraient le voir. Les hommes accompagnant
Duracin étaient les émissaires d'une des plus grandes compagnies sucrières de
la République dominicaine contrôlées par des capitaux américains. Comme
l'an dernier, ils transportaient une somme importante représentant la
commission spéciale payée directement au gouvernement haïtien pour
l'embauche de milliers de travailleurs dans les bateys dominicains. Chaque
année, des recruteurs dominicains traversaient la frontière et avec la
bénédiction des autorités locales faisaient passer illégalement des camions
chargés d'Haïtiens jeunes et moins jeunes dans la République voisine pour la
coupe d'une saison de canne qui leur vaudrait des conditions de vie
inhumaines et une rémunération de misère. Mieux que ce qu'ils trouvaient
chez eux. La prospérité grandissante de l'État voisin dépendait en grande partie
de la sueur et du sang des braceros haïtiens. Il incombait au secrétaire d'État
aux Affaires sociales de recevoir cet argent et de le remettre à son destinataire.
Raoul Vincent connaissait l'existence de cette transaction occulte de la
présidence et de bien d'autres impliquant des ressortissants étrangers. Mais il
n'y avait pas accès. Il savait aussi que cet argent revenait intégralement à la
première dame de la République. Mais quel rôle jouait Hénock Duracin dans
cette combine ? Duracin qui faisait de son mieux pour paraître à son aise lui
expliqua qu'un ami ayant des relations d'affaires avec la République
dominicaine était venu chez lui la veille au soir pour lui parler de ces deux
Dominicains qui, ne pouvant trouver le secrétaire d'État aux Affaires sociales,
l'avaient contacté. Ils désiraient rencontrer le remplaçant du secrétaire d'État
absent le lendemain même, sinon ils repartaient avec le magot. Pas question
pour eux de voir quelqu'un d'autre, leurs instructions étaient formelles.
Connaissant sa relation avec Vincent, l'ami de Duracin, s'étant informé du
nom du remplaçant, lui avait demandé de les accompagner auprès du secrétaire
d'État ad interim. Ce commerçant qui ne voulait pas se mêler des affaires se
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traitant en haut lieu espérait toutefois obtenir une commission substantielle en
paiement de sa bonne volonté.
Raoul Vincent observait ses visiteurs avec attention. Les deux étrangers
n'avaient pas dit un mot, ils s'étaient contentés de suivre sans comprendre la
conversation entre le secrétaire d'État et son ami. Ils avaient évidemment froid,
le climatiseur du bureau étant comme d'habitude fixé à une température très
basse. L'un des hommes gardait sur ses jambes un paquet enveloppé de papier
brun. Le secrétaire d'État flairait le piège. Cet argent fou qui s'amenait comme
une délivrance sentait le brûlé, l'alcali, la charogne. Raoul Vincent se foutait
que ce pactole soit le prix de la sueur et du sang de milliers de ses congénères
outrageusement exploités. Il n'avait cure que le gouvernement envoie des fils
du pays se faire traiter comme des animaux chez le voisin. Tout ce qui
l'intéressait était ce paquet que l'homme tenait sur ses genoux comme une tête
de mort. Pourquoi maintenant ? Pourquoi Duracin ? Pour le rassurer ?
Douville savait qu'il était coincé, désespéré. Il lui envoyait cette ultime
tentation par le biais d'un ami, espérant qu'il prendrait la décision fatale.
Douville avait trouvé l'argument massue. S'il gardait cette somme et tentait de
prendre la fuite, ils lui tomberaient dessus comme des charognards sur un
cadavre ouvert au soleil. Mais… la maladie de son collègue avait été brusque et
brutale et personne n'aurait pu la prévoir. Douville et consorts n'auraient pas
pu s'arranger en si peu de temps pour faire livrer cette somme par les
Dominicains au moment même où il était en position de la recevoir. Les
Dominicains gardaient le plus grand secret autour de leurs arrangements et
n'exigeaient aucun reçu contre leur versement. De plus, chaque secrétaire
d'État s'occupait pour la présidence de négociations particulières dont les
autres n'étaient pas au courant, ou exclus. Les ministères fonctionnaient en
compartiments étanches. Certain vendait à prix fort aux universités
américaines du sang et des cadavres de familles indigentes qu'il achetait pour
une pitance, un autre laissait exploiter outrageusement les réserves naturelles
du pays moyennant des commissions non fiscalisées. Tout se passait sans laisser
de traces. Qui sait ? Le hasard encore une fois faisait peut-être bien les choses et
lui offrait une sortie en beauté de son marasme.
Non. Je ne saurais être naïf à ce point. Que toi, Duracin, qui me détestes et
me méprises sois aujourd'hui l'instigateur de cette démarche, cela suffit pour
me révéler clairement le ballet des ombres derrière ton dos. Duracin, tu t'es
laissé manipuler… Incroyable ! Quelles promesses a-t-on dû te faire pour que
tu te laisses convaincre ? Serais-tu aussi devenu esclave de tes appétits et de tous
les complexes que tu as vainement essayé de combattre ? Crois-tu maintenant à
leur farce noiriste, à leur indigénisme récupéré qui justifie l'injustifiable ?
Sûrement pas. Ta volonté et ton âme, mon ami, n'ont pas résisté à la tentation.
Un point c'est tout. Que t'ont-ils promis en retour, de l'argent, du pouvoir ?
Des femmes ? Où est passé le jeune Hénock fougueux qui lisait Anténor
Firmin, Louis-Joseph Janvier, Georges Sylvain et voulait en finir avec
l'arbitraire, le mépris des lois et de la liberté qui gangrènent notre pays ? Qu'est
devenu le jeune croisé impatient de partir en mission de lumière auprès du
peuple maintenu dans l'obscurité et l'ignorance ? Ne voilà-t-il pas que tu
aliènes cette liberté, que tu vends ton intelligence et ton esprit ? Peut-être crois-
tu faire œuvre utile en me détruisant ? Ils ont probablement fait appel à ta fibre
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patriotique pour te convaincre du bien-fondé de supprimer le monstre que je
suis. Sais-tu, Hénock, que tu t'es engagé sur une voie de non-retour ? La
dictature est une maîtresse exigeante et cruelle. Elle est prodigue de confort et
de satisfactions intimes mais elle enchaîne l'âme sans espoir de rédemption. Tu
deviendras comme moi, Hénock, cynique et méchant, s'ils ne t'écrasent pas
avant, comme le cafard que tu es.
Raoul Vincent nota le discret soupir de soulagement d'Hénock Duracin
quand il accepta de recevoir l'argent des envoyés dominicains. Il compta les
billets pendant quinze bonnes minutes et confirma verbalement réception de
cinq cent mille dollars. Il échangea une poignée de main avec les Dominicains
et conclut la rencontre en assurant Hénock Duracin qu'il recommanderait à la
première dame de réserver une gratification substantielle pour le service rendu
par son ami.
Les visiteurs partis, le secrétaire d'État resta assis de longues minutes,
hypnotisé par le paquet contenant l'argent de son salut. La décision s'était
imposée à lui quand il avait pensé à Nirvah, à Marie suspendue entre la vie et
la mort sur un lit d'hôpital. À Nicolas, plus fragile même que les femmes. Ses
informateurs le tenaient chaque heure au courant de l'état de santé de sa
Marie. Il n'avait pas encore vu Nirvah depuis la perquisition, depuis quatre
jours il la laissait sans nouvelles. La prudence lui recommandait de se tenir à
distance. Elle pensait peut-être qu'il l'avait abandonnée. Comme elle devait le
maudire. Il pouvait imaginer son désarroi. Sur qui pouvait-elle compter, sinon
sur lui ? Et ne voilà-t-il pas qu'il ne donnait plus signe de vie ? Que non ! Il
était en ce moment même en train de mettre sa vie en jeu sur une balance
truquée pour les sauver. Peu importe les risques, il devait donner à Nirvah sa
chance de s'en sortir. Il devrait faire vite, battre de vitesse ses ennemis. Il
s'arrangerait pour leur filer entre les doigts. Ce n'était plus qu'une question
d'heures.
48
Saurai-je résister à cette tension qui m'habite nuit et jour ? Depuis quatre
jours mon cerveau fonctionne en dehors de ma tête. Peut-on sombrer
consciemment dans la folie ? Mon crâne est comme une mangue muscat bien
mûre dont Nicolas perce la tête d'un coup de dent et suce tout le jus en la
pressant doucement du bas vers le haut. Mes idées et mes pensées me font mal,
orphelines du reste de mon corps, certaines se transforment en marteau et me
frappent aux tempes. Mais je ne peux pas flancher, je n'ai pas ce droit. Je ne me
suis pas lavée depuis quatre jours. Une odeur de légume pourri monte de mes
aisselles et de mon entrejambe. Marie est entrée en salle d'opérations moins
d'une heure après notre arrivée au centre hospitalier. Les médecins n'ont même
pas attendu les résultats des examens de sang. Malgré l'insistance de Roger et
de Maggy, j'ai refusé de laisser les lieux. Maggy fait le va-et-vient entre la
maison et l'hôpital pour rapporter du linge et des objets de toilette pour Marie,
que ferais-je sans elle ? Les infirmières me forcent parfois à sortir de la
chambre, je vais m'asseoir quinze minutes dans le petit jardin au bout de l'allée
pour m'aérer un peu et je reviens auprès d'elle. Elle va mieux depuis le début
de l'après-midi, la fièvre est tombée et elle transpire abondamment, je dois la
changer souvent. L'administration massive d'antibiotiques en même temps que
l'intervention chirurgicale l'a sauvée d'une mort certaine. Même si elle est très
faible, sa vie n'est plus en danger, m'a dit le docteur. L'étau autour de ma tête
s'est légèrement desserré. Ce soir, à la faveur de la nuit, je vais rentrer à la
maison pour me laver, me changer et prendre le nécessaire pour les gosses et
moi en prévision d'un départ imminent. Je veux garder l'espoir que je trouverai
la force et les moyens d'y parvenir. Je passerai la dernière nuit chez le docteur
Xavier, pas question de dormir à la rue des Cigales. La tension des quatre
derniers jours ne me lâche pourtant pas. Des bribes de phrases tournoient
encore dans ma tête comme des menaces… choc septique… chute de
tension… difficultés respiratoires… inflammation de la rate. Pendant des
heures j'ai gardé dans mes mains celles de Marie froides comme de la glace,
pendant des heures je n'ai pas quitté des yeux son visage au teint grisâtre, ma
Marie si belle.
Je sors respirer un peu, l'urgence de partir m'aiguillonne de nouveau
maintenant que ma fille se trouve hors de danger. Je me réveille à une autre
lutte. L'absence de nouvelles de Raoul depuis bientôt cinq jours me confirme
que notre situation ne s'améliore pas. Ce n'est tout simplement pas normal
qu'il ne se manifeste pas, même par personne interposée. Je sais que Roger a
fait des arrangements en vue de notre départ secret. Il a appris aujourd'hui
d'une source en ville que Raoul s'est enfui alors qu'une autre source affirme
l'avoir vu entrer sous forte escorte au ministère le même jour. Je ne sais plus qui
croire. De toute façon il ne me donne pas de nouvelles. Il nous oublie. Et
l'argent ? Les frais médicaux ont quasiment bouffé celui de la vente des bijoux,
il ne me reste plus grand-chose. Je n'ai pas osé dire à Roger que je ne suis pas
en mesure de payer notre passage. J'espère encore, contre tout espoir, que
Raoul se manifestera. Dans le cas contraire, il faudra que Roger me trouve cet
argent. Je peux aussi demander un emprunt au docteur Xavier sur la maison, à
eux deux ils pourront m'aider à passer ce cap. Ma défaite est totale.
Il y a des questions derrière mes yeux, au fond de ma gorge, au creux de mes
mains que je fuis depuis l'annonce du docteur Xavier de la situation de Marie.
À chaque fois qu'elles veulent s'imposer au champ de ma conscience je
m'écarte sur la pointe des pieds et je les fuis. Elles profitent à présent de mon
relâchement de tension pour se glisser sur ma langue, emplir ma bouche,
jusqu'à m'étouffer. De qui est l'enfant dont Marie s'est fait avorter ? Mais la
question ne commence même pas là. Elle commence par un choc. Avec qui
Marie faisait-elle l'amour ? Depuis quand Marie connaissait-elle le goût de
l'homme ? Pourquoi Marie ne m'a-t-elle pas confié cette part importante de sa
vie ? Pourquoi n'est-elle pas venue à moi quand elle est tombée enceinte ? À
quoi suis-je utile dans l'existence de ma fille ? Pourquoi ai-je toujours eu peur
de lui parler de son corps, de son sexe, de son sang ? Parce que je faisais des
miens un usage qui la blessait ? Mais Raoul ? Suis-je vraiment aveugle ou bien
est-ce que j'ai perdu toute notion de décence ? Raoul pourrait-il être le géniteur
de cet enfant qui n'a pas vu le jour ? Me suis-je livrée à cet homme en lui
vendant ma personne et celle de l'un des êtres qui m'est le plus cher au
monde ? Ce n'est pas ce que je voulais, je cherchais seulement à nous protéger
de la peur et de la misère. Je regarde vers le ciel, vers la lune impassible. Il fait
beau à en pleurer.
Nirvah ! … Une voix étouffée dit mon nom, mais je la reconnais tout de
suite. Je cherche Raoul des yeux, il se tient dans l'ombre d'une grande touffe
d'hibiscus rouges, à l'écart de l'allée où passent de temps à autre des visiteurs de
l'hôpital. Perdue dans mes pensées inquiètes, je ne l'ai pas vu arriver. Des
hommes autour de lui assurent probablement sa sécurité, même si je n'en
aperçois aucun. Je ne pensais vraiment plus le voir, je me disais qu'il
m'enverrait peut-être un émissaire. Sa présence dégage une sorte d'électricité
qu'il communique à l'air autour de moi, au feuillage des hibiscus qui se met à
libérer un entêtant parfum vert, aux poils sur mes avant-bras qui se dressent
jusqu'à me faire mal. Pendant quelques secondes aucun mot ne me vient à la
bouche. Je ne l'attendais plus, je désespérais de le voir, je suis soulagée qu'il soit
venu lui-même, je voudrais avoir un poignard dans la main et le lui enfoncer
dans le ventre encore et encore. Il est revenu, il revient toujours quand je
voudrais qu'il n'ait jamais existé. Il est revenu avec sa force et ses ombres et le
pouls du monde peut recommencer à battre. Raoul me tend la main et m'attire
à lui. Je dois fuir cet homme, il blesse mon âme et subjugue mon sang,
jusqu'en cet instant de déroute. Je suis tellement, tellement fatiguée. Je
m'engouffre dans le havre de sa poitrine pour pleurer des larmes silencieuses et
amères. Le premier mot qu'il me dit :
« Marie ? »
Ce nom dans sa bouche sonne comme un sacrilège. Je me raidis et me
détache de lui. Raoul se méprend sur ma réaction et croit que je n'ose pas lui
donner des nouvelles trop graves. Il me retient par les épaules. Ai-je senti
trembler ses mains ?
« Marie ? Tout… va bien pour elle ?
p
— Presque… je réponds en cherchant ses yeux dans la pénombre. Elle a
passé le cap le plus difficile. Savais-tu la grossesse de Marie ? »
Raoul retient une exclamation, un sursaut de tout son corps. Ma question
ne devrait pas le surprendre pourtant. Je sens intimement qu'il se trouve mêlé à
l'état de Marie. Un lien dont je suis exclue les tient dans une odieuse
complicité. Il va me mentir encore une fois. Je me déteste de lui parler,
d'espérer qu'il me dira qu'il n'a pas touché à elle. Il me demandera d'être forte
et de ne pas me cacher derrière de faux problèmes. Et je vais le croire.
« Oui… je savais. Marie m'a fait jurer de ne rien te dire. Elle ne voulait pas
t'inquiéter. Elle s'en voulait tellement… Marie t'aime, même si elle ne te le
montre pas. Tu aurais eu trop de peine, Nirvah. »
Je ne m'attendais pas du tout à cet aveu. Raoul parle bas, avec douceur, pour
me ménager. C'est moi qui suis estomaquée à présent. Mais qu'est-ce qu'il
raconte ? Marie a parlé à Raoul ? Pourquoi ? C'est moi sa mère, nom de Dieu !
« Il y a une dizaine de jours, poursuit Raoul, Marie m'a appris qu'elle était
tombée enceinte, un accident. Elle voulait de l'argent pour avorter. J'ai tout
fait pour la convaincre de garder cet enfant et de se confier à toi. Mais elle a
refusé absolument. Devant sa détermination, je lui ai donné l'argent pour s'en
défaire. Je ne voulais pas qu'elle s'adresse à un étranger. Pardonne-moi Nirvah,
je n'ai pas eu le courage de t'en parler… je regrette tellement qu'elle ait tant
souffert… j'aurais dû m'assurer qu'elle se rendait chez un médecin
compétent… Ce charlatan serait mort de mes mains si Marie…
— Est-ce toi le père de l'enfant ? »
Je reprends possession de tous mes sens. La peur et l'angoisse refluent de
mon âme. Raoul le sent, je suis de marbre. Ira-t-il jusqu'au bout des aveux ?
Dans la seconde qui suit je vais peut-être mourir.
« Tu n'aurais pas pu t'empêcher de me le demander, n'est-ce pas Nirvah ? »
Je reste indifférente à la pointe d'ironie. À cet instant, je retrouve le Raoul du
mensonge. « Combien de fois ne t'ai-je conseillé de veiller aux fréquentations
de Marie ? Elle entrait et sortait de la maison à sa guise, elle s'habillait comme
une femme, plus qu'une femme. Pour te faire pardonner l'enfance brutalisée de
Marie et les erreurs de son père tu lui as laissé trop de liberté, elle en a fait de la
licence. Tous ces jeunes blancs-becs qui fréquentaient ta demeure, crois-tu
qu'aucun d'eux n'ait ressenti le besoin pressant de trousser ta fille ?
Comprends-tu combien Marie est belle ? Combien elle peut obséder un
homme jusque dans ses derniers retranchements ? »
Le cri sincère de Raoul me dessille définitivement les yeux. Tu es cet homme
qu'elle obsède, Raoul. Je te connais assez. Aucun scrupule ne pourrait freiner ta
luxure. Aujour-d'hui tout est clair. Le tissu de mensonges se déchire enfin. Je
n'ajoute rien, ma colère est froide comme de la glace, elle ne concerne plus que
moi. Elle devra me transporter sur d'autres rives de ma vie où Raoul n'est
point.
« Tu l'aimes tellement ? »
Ma voix tremble un peu. Ma question n'en est pas une mais plutôt un
constat. Raoul sait que j'ai compris, qu'il n'est plus nécessaire de tenter des
manœuvres de confusion. Le temps n'est plus aux palabres, la mort est à nos
trousses. Il regarde sa montre. Il me prend le poignet et me dit des mots que je
n'aurais jamais cru entendre de sa bouche.
j
« Nirvah, je vais demander asile à une ambassade de Port-au-Prince. Ma vie
est en danger. Des proches du Président en veulent à mon pouvoir… je suis
traqué. Je vais disparaître de la cité pour quelque temps, pour très longtemps.
Je suis sûr que les rumeurs te sont parvenues.
— Oui… on en parle. J'ai décidé de partir aussi, mon frère Roger me presse
d'aller vivre ailleurs. » Je ne dis pas à Raoul qu'après ce qui est arrivé à Marie je
partirai, quelles que soient les circonstances, pour toucher des rives où il ne
sera pas. Roger a fait des arrangements pour que nous passions la frontière dans
les prochaines heures.
« Hmmm… très bien. Mais vous devez partir le plus vite possible, demain
même. Ne reste pas chez toi et pars aussitôt la nuit tombée. Dès qu'ils sauront
que je me suis mis à couvert ils viendront après vous. »
Je sens l'acuité de l'urgence que Raoul essaie quand même d'atténuer.
« Mais… Marie ? Elle est encore très faible… et puis je n'ai pas…
— Marie est faible, mais elle est jeune, elle tiendra le coup. Sinon elle
crèvera en prison. Les circonstances ne te laissent pas beaucoup de choix,
Nirvah. Si tu traverses la frontière demain elle pourra continuer de recevoir des
soins en République dominicaine. Le voyage jusqu'à la frontière dure entre
deux et trois heures, la route est malheureusement très mauvaise après les
dernières pluies. Il vous faudra une bonne voiture. Jimani est une ville
importante à seulement trente minutes de route après la frontière. L'essentiel
est de passer de l'autre côté. Tiens, Nirvah, tu as là de quoi payer tout ce dont
tu auras besoin. Cet argent t'ouvrira des passages et t'achètera des consciences.
Ne lésine sur rien. N'aie pas peur. Agis vite. Dis-toi que vos vies n'ont pas de
prix pour moi… »
Raoul fait glisser de son épaule un petit sac en toile noire que je n'avais pas
remarqué et me le tend. Il est assez lourd. Au toucher, il semble contenir des
billets de banque. Je me demande d'où vient tout cet argent, au prix de quel
sang il est marqué. Mais je n'ai pas le temps de me livrer à des débats
intérieurs, je dois sauver ma famille. Raoul s'en va, ses mots je les devine plus
que je ne les entends.
« Je ne sais si nous nous reverrons… mais je ferai tout mon possible pour
vous retrouver. Prends soin de toi et des enfants. Embrasse Nicolas, dis-lui de
ne pas oublier mes conseils. Rappelle à Marie que la vie n'arrête jamais de
recommencer. Adieu Nirvah ! »
Je n'ai pas le temps d'ajouter un mot. Raoul se retourne et se fond dans la
nuit du jardin.
49
« Marie… Marie ?
— Hmmm… »
Marie tourne vers moi son visage qui perd peu à peu de sa lividité. Ce matin
elle a mangé, pas beaucoup, mais son corps commence à reprendre goût au sel
et à la lumière. Elle n'est plus sous perfusion. Une grande joie m'habite qui
chasse par moments l'angoisse de la route qui m'attend.
« Marie chérie… je suis si heureuse… tu vas mieux. Le docteur Xavier te dit
tout à fait hors de danger. Dans quelques jours tes forces seront revenues.
— C'est vrai, je me sens mieux. Quand pourrai-je quitter l'hôpital,
Manman ? »
Mon cœur se serre. Il faut que je dise à Marie qu'elle ne peut plus retourner
chez elle, que ce soir même nous allons laisser derrière nous tous nos repères,
les murs de notre maison, le pourpre de nos bougainvillées, les éclats mouvants
du soleil sur le feuillage de nos acajous, le silence bleu de la lune, le chant des
cigales et l'espoir de revoir Daniel. Je dois trouver la manière de lui expliquer
l'arbitraire du destin. Mais encore un moment, je veux oublier juste un instant
tout ce qui n'est pas la vie courant dans les veines de Marie.
« Tu as fait quelques pas dans la chambre, tout à l'heure, Marie, et à ce
moment-là j'ai revu la petite fille de quelques mois qui avançait vers moi et ton
père, ses deux bras en équilibre. »
Marie et moi n'avons pas parlé de la raison de son hospitalisation. Cela
importait peu devant l'urgence de la sauver. Je me demande quand nous
aurons l'opportunité et la force d'aborder ce sujet. Je voudrais savoir de qui elle
attendait cet enfant tout en étant sûre que cela ne nous avancerait à rien, ne
changerait en rien notre situation. Mais la question m'obsède. Cette grossesse
interrompue doit être le point final d'un long mutisme. Je caresse les cheveux
de Marie et je perçois un léger tressaillement de son corps, comme si le contact
de ma main lui répugnait. Elle n'a pu réprimer ce mouvement qui me rappelle
la profondeur du gouffre entre nous deux. Nos peaux se sont désapprises, nos
regards se sont fuis, nos cœurs ne battent plus sur le rythme du même sang.
Quelque part sur la route nos mains se sont perdues. Marie est comme un mur
peint en blanc, un tableau vierge sur un chevalet, je ne lis aucun signe, ne
décèle le moindre indice. Il n'y a de mots à nous parler qui ne soient piège ou
méfiance. Nous lisons entre nos lignes nos non-dits en faisant semblant de ne
pas les voir. Il y a pourtant tellement d'amour dans cette chambre d'hôpital.
Marie est vivante. Et peu importe qu'elle me méprise ou me condamne. Un
jour, peut-être, réapprendrons-nous les gestes qui pardonnent et guérissent.
Comme des sourdes-muettes, nous nous mettrons l'une en face de l'autre et
lentement nous nous dirons avec nos mains tous les mots que nos lèvres n'ont
pu livrer, jusqu'à épuisement.
« Marie… la situation de Raoul est mauvaise. La nôtre aussi. Il est tombé en
disgrâce. Comprends-tu ce que cela veut dire ? »
Marie fait oui de la tête. Elle me suit attentivement.
« Je ne voudrais pas t'imposer une épreuve pareille alors que tu viens d'être
aussi malade… mais Nicolas, toi et moi, nous devons quitter Haïti dans les
prochaines heures. Nos chances sont bonnes de partir sans tracas, mais le
temps presse.
— Où allons-nous ?
— Hmmm… en République dominicaine. Nous traverserons la frontière en
voiture ce soir. Je vais rentrer à la maison dans un instant pour prendre
quelques effets pour chacun de nous. Nous devrons voyager légers.
— Ce soir, déjà ! »
La nouvelle semble ébranler Marie. Je me demande si elle pourra tenir la
route. Mais il le faudra. Sois forte, Marie.
« Oui… Oncle Roger s'occupe de tout. Cet après-midi nous laisserons
l'hôpital et passerons un moment chez le docteur Xavier. Pour donner le
change. Nicolas s'y trouve déjà. Et puis, à la nuit tombée, une voiture viendra
nous chercher avec un chauffeur. Oncle Roger nous accompagnera jusqu'à la
frontière où nous changerons de voiture.
— Et Raoul ?… »
Pourquoi n'avais-je jamais remarqué avant que Marie dit le nom de Raoul
comme une femme dit le nom de son homme. Avec une pointe de possession,
un soupçon de complicité, comme pour affirmer à la face du monde qu'elle le
connaît nu de corps et d'âme. Mon Dieu, apprenez-moi à me défaire de ces
voix qui parlent le langage de la confusion à mon âme. Libérez-moi de moi-
même.
« Il est passé ici hier soir. C'est lui qui me recommande de partir dès ce
soir… il… il te demande de tenir bon. »
Un long soupir soulève la poitrine de Marie. Elle détourne la tête et fixe le
mur un moment. Elle tourne ensuite son visage vers moi et me pose une
question qui me prend tout à fait de court.
« Nous ne reverrons donc jamais Daniel ? »
Marie, Marie… tu souffres donc de ne pas le voir ? Ta souffrance est un
baume sur mon cœur, moi qui croyais que tu l'avais oublié, que son destin
t'indifférait. Je n'ai pas de réponse à ta question, je n'en ai pas eu depuis le
premier jour où Daniel a été emmené. L'espoir seulement tenait lieu de ciment
pour empêcher l'éparpillement de nos vies. Mais l'espoir se nourrit souvent de
mensonges. L'espoir se prostitue des fois à la force. Je vous ai menti, à toi et
Nicolas, pour vous protéger, je me suis prostituée à la force pour contrer le
malheur qui nous frappait et adoucir notre sort.
« Je souhaite de tout mon cœur qu'un jour nous réunisse enfin. Mais nos
chances de revoir ton père s'amenuisent à chaque jour qui passe, Marie. Je n'ai
pas de nouvelles alors que notre situation à nous se dégrade. Non… je ne sais
pas si nous le reverrons Marie… je ne peux pas te mentir.
— Manman… je suis désolée pour ce qui est arrivé. » Marie soupire.
« Mais tu n'y pouvais rien, Marie. Ceux qui ont privé ton père de sa
liberté… »
Marie m'interrompt, je sens que je l'agace. Elle fait un effort pour me dire
ces mots qui lui coûtent tellement alors que je ne capte pas son message. La
cacophonie muette qui brouille nos échanges n'est pas près de se dissiper. Il
faudra du temps pour nous écouter vraiment.
« Non Manman… je veux parler de l'avortement… de l'hôpital… de tout. »
Marie ne supporte presque plus ma présence à son chevet. Elle veut dormir,
oublier, prendre des forces pour ce voyage vers l'inconnu. Elle va partir d'un
hôpital vers un pays étranger, une autre rupture. Nous allons partir, Marie.
Demain nous serons loin et nous laisserons derrière nous ces années hostiles.
Nous allons apprendre à oublier, oublier la terre d'Haïti, Port-au-Prince, la rue
des Cigales, les macoutes et tout ce qui fait mal dans notre pays qui ne veut
plus de nous. Nous allons découvrir d'autres soleils. Ne sois pas désolée, Marie.
La vie ne fait que commencer, que recommencer. Nous avons survécu à une
longue nuit tombée sur nos vies. Demain une nouvelle aube nous attend.
« Ne sois pas désolée, ma chérie. Il faut oublier. Tout est encore possible si
nous gardons confiance.
— Hmmm… »
Marie me regarde, les yeux à demi fermés. Je vais sortir m'asseoir dehors,
pour attendre. Maggy va arriver pour mettre au point avec moi les ultimes
détails de mes derniers moments en ce pays mien. Chaque minute de cette
journée, de cette attente, est comme une morsure sur ma peau. Une question
m'obsède. Je sais qu'il est en ce moment prématuré, mesquin et inutile de la
poser à Marie, pourtant une curiosité perverse me pousse et je lui cède.
« Marie ?
— Hmmm ?
— De qui il était… l'enfant ? »
Marie me regarde étonnée. Elle fixe un moment le plafond. Me dira-t-elle la
vérité ? Quel était l'ascendant de Raoul sur ma fille ? Gardera-t-elle son secret
pour me protéger ou pour disculper cet homme qui nous a trahies ? Qui est
cette jeune femme sortie de mes entrailles ? Une larme roule au coin de son
œil. Elle me sourit faiblement et me répond en fermant les yeux.
« Ziky… il était de Ziky. Laisse-moi me reposer un peu, Manman. »
50
Je ne suis pas retournée dans la maison silencieuse prendre des vêtements et
quelques objets utiles pour Nicolas, Marie et moi en prévision de notre long
voyage. Roger ne m'attendait pas dans la cour, vérifiant les bornes de la batterie
de sa Taunus qui marchait mal. Je n'ai pas senti des ombres effleurer mes
cheveux quand j'ai poussé le portail, ces ombres qui terrassent les poules
imprudentes de Solange. La lune énorme ne se trouvait pas en équilibre sur la
plus fine pointe de l'araucaria du jardin. Mon pas n'a pas vacillé quand j'ai
respiré jusqu'au vertige le capiteux parfum d'ylang-ylang suspendu dans l'air
argenté. Je n'ai pas cherché longtemps dans le trousseau la bonne clé pour
ouvrir la porte d'entrée en ayant l'impression que ma maison m'était déjà
devenue étrangère, hostile même. Il n'y avait pas une toile d'araignée barrant la
porte de ma chambre après seulement quatre jours d'absence. L'odeur de
Raoul Vincent ne collait pas aux quatre murs de la pièce pendant que je
cherchais en vain dans ma mémoire le parfum du corps de Daniel. Il ne m'a
pas semblé que cent ans s'étaient écoulés depuis son enlèvement. En repartant
trente minutes plus tard, les bras chargés, le carton contenant les dessins de
Nicolas ne m'est pas tombé des mains pendant que je refermais la porte
d'entrée. En ramassant la grande chemise, je n'ai pas aperçu dans le désordre de
couleurs sur les marches de l'escalier un croquis insolite qui se détachait des
autres. Non, je n'ai pas tenu sous mes yeux incrédules ce croquis où Raoul, une
couronne de lauriers autour de la tête, touchait un garçon nu couché à ses
côtés. Ce garçon ne ressemblait pas à s'y méprendre à Nicolas. Toutes ces
choses-là ne sont que le fruit de mon imagination fatiguée et malade.
51
La nuit profonde nous enveloppe. Les phares de la voiture n'éclairent que la
route poussiéreuse. Les cahutes, les bœufs, les champs de maïs et de canne à
sucre se fondent dans une grande masse d'ombre. Seule la senteur
omniprésente de l'humus me rappelle que nous traversons la campagne
solitaire où la sève engrosse les bourgeons, où la pluie gorge les épis et où les
cabris en liberté broutent l'herbe au bord des chemins. Le parfum de nos
vacances d'été à Paillant, notre enfance nourrie de grand air, les longues
journées de juillet et d'août où nous buvions le soleil à pleine bouche. J'observe
le profil de Roger, il est tendu, ma situation et celle des enfants le préoccupent
au plus haut point. Il doit aussi penser à la sienne, à ses enfants et à Myrna qui
ne fermera pas l'œil tant que son homme ne sera pas rentré au bercail. Un
mélange confus de sentiments m'habite. La culpabilité et la peur y
prédominent. Mon Dieu, faites que tout se passe bien ! Je conjure l'angoisse en
pensant à notre réveil le lendemain en territoire dominicain, à la lumière, aux
couleurs, aux visages et aux mots inconnus, à toutes ces choses neuves qui
empliront nos oreilles et nos yeux. Il m'est difficile d'imaginer de vivre toutes
les heures d'une journée sans censurer mes paroles, sans épier l'ombre d'une
menace derrière mon épaule. Pour l'instant, j'ai l'impression de glisser dans un
long tunnel cahoteux. C'est bien la première fois que l'obscurité me rassure.
Dans la cabine du véhicule je me sens comme dans une matrice, à l'abri de la
vindicte d'une dictature qui me poursuit de ses crocs et de ses griffes. Nous
roulons depuis près d'une heure. Roger se tient en avant, à côté du chauffeur.
Marie, Nicolas et moi occupons la banquette arrière. Marie à ma droite se
penche sur moi pour soutenir son corps malmené par les soubresauts incessants
du véhicule traversant les nids-de-poule. Elle serre les dents et ne se plaint pas
mais je sais qu'elle souffre dans son corps encore si fragile de cette expédition
inconfortable. Je crains que tout ce ballottement ne lui vaille une hémorragie.
Le docteur Xavier m'a remis une réserve de médicaments pour les deux
prochaines semaines. Nicolas s'est endormi, lassé de me poser des questions sur
notre destination et d'attendre cette frontière aussi lointaine que le bout de la
nuit. Il n'y a que Roger et moi à échanger quelques mots de temps à autre.
Nicolas… Nicolas… mon fils, mon amour, que ne donnerais-je ce soir pour te
ravoir dans mon ventre, te modeler une mémoire, d'autres yeux, une autre
peau que le malin n'a pas touchée, une nouvelle innocence que la bête n'a pas
convoitée. Que ne donnerais-je pour te faire don d'un autre soleil.
L'homme au volant est un colosse pas très bavard du nom de Beauvais. Il
conduit un tout-terrain en assez bon état. Roger ne le connaissait pas avant la
traversée de cette nuit mais il lui a été recommandé par un ami en qui il a
confiance. Autant que l'on peut faire confiance aux êtres qui se disent nos amis.
La méfiance respire au plus intime de nos existences, j'en sais quelque chose.
De toute façon nous ne pouvons que nous remettre aux mains de Dieu et de la
providence, Roger disposait de trop peu de temps pour s'assurer de la sûreté de
ses contacts. Beauvais est originaire de Hinche, il connaît bien le Plateau
central et la zone frontalière, les routes et les chemins détournés, les passages à
éviter et les circuits qui présentent le moins de danger. Roger est aussi familier
de la région, il y venait chasser souvent dans le temps. Le grand défi est
d'arriver jusqu'à la frontière sans passer par les points de contrôle occupés par
des militaires assistés de macoutes. Beauvais est paraît-il un spécialiste de ce
genre de marathon. Nous avons en tout cas court-circuité le poste de la Croix-
des-Bouquets en faisant un long détour hors de la petite ville, dans des
chemins à peine tracés. Les pneus de la voiture sont mis à rude épreuve et nos
corps aussi.
J'ai remis assez d'argent à Roger pour payer la location du tout-terrain,
l'essence, les frais demandés par notre guide. Roger n'a émis aucun
commentaire en recevant de mes mains une liasse de billets américains tout
neufs. Il a compris que Raoul Vincent assurait l'aspect financier de notre
expédition. J'ai également donné un supplément sub-stantiel à Roger pour les
imprévus en cours de route, si jamais quelque chef improvisé s'avisait de nous
menacer, ou pour payer un éventuel droit de passage à une société de shanpwèl
en expédition nocturne. Il faudra encore payer nos contacts du côté haïtien de
la frontière, officiers d'immigration le jour transformés en passeurs clandestins
la nuit. Des militaires toucheront aussi leur part pour regarder ailleurs. La
frontière ferme à six heures du soir. Au-delà de cette heure, quand la nuit
devient épaisse, commence la traversée des fugitifs qui se paie au prix fort. Ils
nous remettront ensuite à des comparses dominicains. Chaque étape devra être
gratifiée généreusement. Sans pour autant prétendre à aucune garantie de nos
complices qui peuvent décider de nous trahir ou être eux-mêmes trahis. Le sac
de toile noir est encore bien lourd, je n'ai pas pu trouver un moment discret
pour compter les billets, j'ignore le montant qui s'y trouve mais il doit contenir
pas mal d'argent. Raoul a payé très généreusement ses années de sujétion de
nos vies.
Je ne ressens aucun regret à quitter mon pays. La nostalgie, le spleen, Haïti
chérie, tous ces états d'âme de poètes exilés me paraissent ridiculement lyriques
en ce moment. Je bénis les bras de l'exil. Le choix n'est pas le mien. Je fais
partie de ces hommes et femmes, de plus en plus nombreux, qui laissent leur
part d'île, chassés par la haine d'un régime ne tolérant aucune forme de
contestation de citoyens avec un tant soit peu conscience de leurs droits de
vivre dans la dignité et le respect. Chaque kilomètre franchi par la voiture me
désespère en m'éloignant de Daniel et me soulage en dessinant un autre avenir
pour mes enfants. Je ne sais toujours pas si Daniel est vivant. Cette fameuse
ombre de la mort dont m'a parlé Solange provenait-elle de son esprit libéré de
son corps ? D'une certaine façon, j'aurais préféré qu'il soit mort déjà au lieu de
souffrir une lente et interminable agonie dans l'enfer de Fort-Dimanche. Vivre
la douleur de Daniel dans la totale impuissance m'a épuisée pendant trop
longtemps. Et s'il était libéré ? Je refuse désormais d'agoniser sur cette question
fondamentale que je me suis posée ces dernières années jusqu'à la nausée.
Question dont j'ai fait l'alibi de ma défaite. Je vais l'enfermer dans une boîte et
la jeter au fond du lac Azuei, la donner en pâture aux caïmans qui habitent
cette eau secrète. J'ai oublié le goût de Daniel dans ma vie. S'il revenait ce soir
nous serions deux étrangers, deux pays proches, comme Haïti et la République
g p y p p q
dominicaine, mais traversés d'une frontière de silences et de larmes.
Finalement, Raoul Vincent s'est bien joué de moi, de nous. Il a assouvi ses
instincts et ses fantasmes en s'appropriant nos vies. Je me suis laissé faire, la
complaisance accepte tous les compromis, même les marchés de dupes. Raoul
seul ne porte pas tous les torts. Avec lui j'ai découvert une femme en moi que
je ne connaissais pas. Une femme avide. Aveugle. J'ai opté pour le choix le plus
facile. Me soumettre à Raoul Vincent et attendre le retour à une existence déjà
perdue avec la disparition de Daniel. Je n'ai pas cru à l'irréversibilité des jours.
J'ai voulu avoir le meilleur de deux enfers. Mais je devrai combattre tous mes
démons, l'un après l'autre, je veux connaître encore des jours où il fait bon
d'être en vie, goûter sans crainte au bleu des heures sereines. Désormais je
saurai mieux comment regarder la vie dans les yeux, ne pas baisser les
paupières. Je vais regarder Marie dans les yeux et ne pas y voir l'image de ma
défaite et de mes remords. Je veux recommencer à m'aimer, pour pouvoir
mieux l'aimer, s'il n'est pas trop tard.
Près de deux heures de route déjà. Ce n'est pas vraiment une route que nous
suivons, plutôt une piste accidentée, interrompue par intervalles de grandes
mares de boue. Des fois le tout-terrain s'incline à des degrés extrêmes et je
m'attends à tout moment à nous voir basculer sur le côté. Notre conducteur se
concentre pour faire les meilleurs choix. Il informe Roger au fur et à mesure de
notre avancée des endroits où nous nous trouvons, comme s'il les reconnaissait
à leur odeur ou à quelque vibration perçue de lui seul dans le noir absolu.
J'apprends que nous venons de quitter les parages du bourg de Ganthier. Tous
ces longs détours allongent considérablement le voyage. J'ai mal aux reins.
Marie s'est assoupie aussi, toujours appuyée sur mon épaule ankylosée. La
prochaine et dernière étape sera Fonds-Parisien. Ensuite nous commencerons à
longer le lac Azuei, jusqu'à la frontière. Sur cette distance, il n'y a pas d'autre
option que de suivre la seule route disponible, encaissée entre le lac et un long
pan de morne. Le passage le plus difficile.
Je scrute l'obscurité jusqu'à en avoir mal aux yeux, je devrais plutôt me
pencher en arrière et me reposer un peu. Depuis Croix-des-Bouquets nous
n'avons rencontré âme qui vive. Soudain Beauvais ralentit le véhicule et
manœuvre pour se mettre sur le bas-côté. Il va vérifier les pneus de la voiture à
la recherche d'une crevaison. Je le redoutais depuis longtemps mais la nouvelle
accélère les battements de mon cœur. Mes craintes sont confirmées. Le pneu
avant droit a cédé. Il va falloir le remplacer vite. Roger, Beauvais et moi
mettons pied à terre, par mesure de sécurité Marie et Nicolas encore endormis
restent dans la voiture. Nous avons apporté deux torches électriques. Les deux
hommes s'affairent à trouver pneu de rechange, cric et clé de roue. Je me tiens
sur le bord de la route avec l'étrange sensation d'une multitude de mains qui
veulent me happer et m'entraîner dans la nuit derrière moi. La nuit est vivante,
elle a une chair, un souffle, ses odeurs intimes et des millions d'yeux. Roger
tente de me rassurer. Il se tient tout près de moi pendant qu'il éclaire le côté du
véhicule où Beauvais travaille. L'homme transpire déjà à grosses gouttes. Du
silence montent les petits bruits d'un tas de vies minuscules qui habitent
l'herbe.
« Nous ne sommes plus très loin, Roger dit.
— Quel voyage, Roger ! … je ne suis pas près de l'oublier. » Je m'étire. Cette
halte nous était finalement nécessaire pour détendre nos membres douloureux.
Un brusque froissement d'ailes près de nos têtes. Je sursaute.
« Ne t'inquiète pas, Roger dit. Le coin est riche en gibier… il y a des
mares… probablement des poules d'eau ou une volée de pintades alertées par
notre présence…
— Mon Dieu ! J'ai eu peur. »
À la pensée de ces oiseaux dans la nuit un frisson court sous ma peau.
« Nirvah ?
— Oui, Roger. » Pourquoi Roger m'interpelle-t-il ? Je suis juste à côté de lui,
il n'a qu'à me parler. Que va-t-il me dire ? J'ai toujours peur des mots qui
tardent à venir.
« Ce soir, juste avant de partir te retrouver chez le docteur Xavier, un ami est
passé à la maison m'annoncer que le secrétaire d'État… que Raoul Vincent a
été arrêté… en début de soirée… Ils l'ont intercepté alors qu'il tentait de
prendre asile à la résidence de l'ambassadeur du Venezuela, à Musseau…
déguisé en femme. Il portait sur lui une forte somme d'argent, l'argent de la
caisse de l'État… , dit-on. Il est accusé de haute trahison, d'avoir commandité
l'assassinat de trois membres du gouvernement, dont l'un a déjà été exécuté, et
de détournement de l'argent du peuple. Il est cloué… il n'a aucune chance
d'en sortir vivant. »
Un petit rire m'échappe. Le grotesque de la situation est pourtant d'une
infinie tristesse. Raoul Vincent… déguisé en femme ! Quelle fin pitoyable pour
Son Excellence. Je ne sais que ressentir, mais je me rassure en me disant que
ressentir n'est pas un acte volontaire. J'assume la vacuité de mon être. Mon
cœur n'éprouve rien, ni joie ni peine. Pas encore de haine. L'argent que m'a
donné Raoul provient peut-être de la même source… l'argent du peuple. Je
réalise encore que je ne ressens rien de le savoir. Je ne suis pas en mesure d'avoir
des états d'âme, je suis en train de fuir, de tenter de sauver ma peau et celle de
mes enfants. Cet argent questionnable me sauve la vie et je ne vais pas le jeter
dans la savane. Heureusement que je ne peux voir les yeux de Roger, je ne
supporterais pas son jugement.
« Hmmm… Raoul Vincent avait un commencement et une fin… » Je ne
sais trop ce que signifie cette phrase que je dis en guise de réponse à Roger.
Raoul va apprendre à son tour le goût de se voir mourir jour après jour.
J'espère qu'il ne laisse personne à le regretter. Moi je ne le regretterai pas.
Nous repartons, Beauvais a travaillé vite. Je regarde ma montre, nous
voyageons depuis plus de trois heures de temps. Mais Malpasse n'est pas loin
nous rassure Beauvais. Bientôt nous roulerons à côté du lac. L'impatience
d'arriver grandit en moi à chaque minute qui passe. Je ne supporte presque
plus de rester dans la voiture. Est-ce de l'impatience ou un surcroît d'anxiété
maintenant que nous sommes prêts d'atteindre notre but ? Marie et Nicolas
dorment encore. Je vais les réveiller pour qu'ils soient alertes quand viendra le
moment de marcher.
L'air est un brin plus frais dans la proximité du lac. Il nous reste à peu près
un quart d'heure de route jusqu'à notre point de rendez-vous, d'après Roger.
Des roseaux défilent sur notre gauche, au bord du grand étang saumâtre que
nous longeons depuis une dizaine de minutes. Je n'ai jamais vu le lac Azuei en
g p J j
plein jour, en fait je n'ai jamais vu de lac de ma vie. On dit que ses eaux sont
bleues. Eau hybride, fermée sur elle-même, qui tient de la terre et de la mer. Je
devine les frémissements qui rident sa surface. Je laisse dans cette eau sombre
une part de moi-même, ma part d'ombre et d'oubli. Les enfants tout juste
réveillés cherchent à se resituer dans l'espace clos de la voiture qu'ils avaient
quitté le temps d'un rêve. Un voile de poussière vient bizarrement à la
rencontre des phares du tout-terrain. Je sens le sursaut d'alarme de Roger, cette
poussière ne peut pas être soulevée par la brise trop douce, elle provient de
pneus qui roulent vers nous, arrivant dans l'autre sens. Je n'aperçois pourtant
pas de feux de position. L'air devient brusquement plus rare dans la cabine. Au
moment où je me penche pour demander à Roger ce qui se passe, Beauvais
appuie brutalement sur les freins du véhicule dont les pneus patinent
désespérément sur les cailloux de la route, il évite d'un poil l'obstacle qui surgit
sous nos phares en lâchant un Foutre ! violent. L'arrêt brutal du véhicule nous
malmène la colonne vertébrale. Une rafale d'arme automatique éclate au même
moment, remuant les entrailles du lac. Deux jeeps couleur de nuit émergent de
la poussière, en travers de la route étroite.
MERCVRE DE FRANCE
26, rue de Condé
75006 Paris
www.mercuredefrance.fr
© MERCVRE DE FRANCE, 2010.
« Je suis la femme de Daniel leroy et la maîtresse d'un secrétaire d'État macoute.
C'est vrai je suis lâche, j'aurais pu me battre, refuser, crier au scandale. Mais
j'aurais été seule, tout à fait seule. Seule face à la peur. J'aurais pu disparaître, me
faire torturer et violer, comme il y a quelques années, au tout début de la dictature,
cette journaliste, mère de cinq enfants. Maintenant la peur couche dans mon lit, je
la baise, lui donne du plaisir, je profite de ses largesses. En me soumettant au
secrétaire d'État je garde Daniel en vie. Pour le reste, pour demain, je ne sais rien. »
Port-au-Prince, années 1960 : Duvalier et ses tontons macoutes éliminent
systématiquement les opposants au régime. Daniel Leroy, rédacteur en chef du
principal journal d'opposition, vient d'être enlevé. Pour obtenir de ses
nouvelles, son épouse Nirvah se rend chez le secrétaire d'État à la Sécurité
publique, Raoul Vincent. Le redoutable chef de la police est subjugué : pour
assurer la survie de son époux et protéger sa famille, Nirvah se soumet au désir
du fonctionnaire. Devenir la maîtresse officielle d'un homme fort du régime
n'a pas que des désagréments. Encore faut-il supporter le regard inquisiteur des
voisins et les questions muettes de ses propres enfants...
Kettly Mars décrit une période charnière et douloureuse de l'histoire d'Haïti
et tisse ensemble deux histoires : l'intime — le destin de Nirvah et de sa famille
—, et l'universelle — le régime politique dictatorial de Duvalier et ses
exactions.
Kettly Mars est née en 1958 à Port-au-Prince (Haïti) où elle vit toujours.
Elle a déjà publié Fado au Mercure de France.
Le Format epub a été préparé par ePagine / Isako
www.epagine.fr / www.isako.com
à partir de l'édition papier du même ouvrage
Achevé d'imprimer
le 13 janvier 2010.
Dépôt légal : janvier 2010.
ISBN 9782715229464 / Imprimé en France.
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