0% ont trouvé ce document utile (0 vote)
14 vues26 pages

La Foi Chrétienne, Ressource Pour Vivre Les Questions de Société

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1/ 26

Document généré le 18 avr.

2024 18:14

Théologiques

La foi chrétienne, ressource pour vivre les questions de société


Geneviève Médevielle

Volume 14, numéro 1-2, automne 2006 Résumé de l'article


Pour répondre aux grands défis de la société actuelle, la foi chrétienne
Les lieux de la théologie aujourd’hui peut-elle nous aider à inventer, orienter et organiser une vie morale? À la
lumière de la confrontation de l’Église de France à la délicate question de
URI : https://id.erudit.org/iderudit/014312ar l’accueil des étrangers illégaux, l’auteure revisite les trois modèles d’éthique
DOI : https://doi.org/10.7202/014312ar théologique disponibles dans les débats postconciliaires: l’éthique autonome,
l’éthique de la foi et l’éthique communautarienne de la vertu. Forces et limites
de ces modèles d’implications sociales de la foi supposent la catégorie de
Aller au sommaire du numéro
l’intégralisme de la foi.

Éditeur(s)
Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de Montréal

ISSN
1188-7109 (imprimé)
1492-1413 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet article


Médevielle, G. (2006). La foi chrétienne, ressource pour vivre les questions de
société. Théologiques, 14(1-2), 81–106. https://doi.org/10.7202/014312ar

Tous droits réservés © Faculté de théologie et de sciences des religions, Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
Université de Montréal, 2006 services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique
d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.
https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.


Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de
l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à
Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.
https://www.erudit.org/fr/
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 81

Théologiques 14/1-2 (2006) p. 81-106

La foi chrétienne, ressource pour vivre


les questions de société

Geneviève MÉDEVIELLE
Faculté de théologie et de sciences religieuses
Institut Catholique de Paris

Introduction
L’espace d’interrogation que je suis chargée d’ouvrir par ce texte concerne
la possibilité de penser la foi chrétienne comme ressource pour vivre les
questions de société. Cette question est familière à la théologienne moraliste
que je suis. Elle l’est aussi au théologien en quête de fonder une théologie
politique pour aujourd’hui. De fait, c’est une des questions fondamentales
que la théologie contemporaine se doit de réfléchir. Mais c’est en mora-
liste que j’affronterai la question, puisqu’elle touche les terrains de l’éthique
théologique et de ses modèles disponibles pour rendre compte de la perti-
nence de la foi dans nos sociétés pluralistes et sécularisées.
Depuis le concile de Vatican II, la théologie morale, dans ses dimensions
tant fondamentale que sectorielle touchant à la vie sociale, n’a cessé de
tenter de rendre raison à l’affirmation que la foi a des ressources pour
résoudre les grands défis qu’affrontent nos sociétés. Mais elle l’a fait dans
un contexte où l’on pouvait encore compter sur une certaine culture chré-
tienne. Or, aujourd’hui, le soupçon né avec l’Aufklärung sur le fait que le
christianisme aurait fait son temps pèse à nouveau très fort en morale. Ce
soupçon relayé par des philosophes tels que Alain Badiou, André Comte-
Sponville ou Luc Ferry s’exprime de la façon suivante : les formes éthiques
de la vie pourraient être complètement indépendantes des formations reli-
gieuses1. Il ne resterait alors au moraliste catholique que deux options, soit

1. Le débat entre Habermas et le théologien Jean-Baptiste Metz est à cet égard signifi-
catif (voir Habermas 1994).

© Revue Théologiques 2006. Tout droit réservé.


07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 82

82 geneviève médevielle

se rallier à l’éthique procédurale2 de nos sociétés sécularisées pour être réso-


lument moderne, mais avec le risque d’y laisser sa spécificité, soit prendre
la position réactionnaire et nostalgique d’une éthique communautarienne
critique et contre-culturelle, mais alors ce serait d’avance avoir renoncé à
engager un débat éthique avec la culture.
On peut percevoir que le positionnement par rapport à cette question
engendre des manières de faire de la théologie qui ne sont pas anodines pour
la définition même de la théologie. Si la théologie morale a pour vocation
d’éclairer et de servir l’agir humain à partir de la foi, il importe de prendre au
sérieux, d’une part, l’horizon culturel, politique et social dans lequel elle se
pense : un espace public désormais pluraliste et, d’autre part, la foi même
comme source originale d’éclairage du sens de la vie et des pratiques.
Mais cette question passionnante est difficile, car nous manquons cruel-
lement de modèles adéquats pour penser la foi comme ressource telle que
nous la vivons concrètement. J’en veux pour preuve une recherche que je
mène depuis ma contribution à la rédaction en 1996 de la Lettre aux catho-
liques de France, adoptée par l’assemblée plénière des évêques de France,
sur la proposition de la foi (voir Conférence des évêques de France 1996).
Cette lettre était censée apporter aux communautés chrétiennes un outil pour
entrer dans une intelligence évangélique de la situation de la foi et dire la
tâche de l’Église dans la société à l’entrée du troisième millénaire. La bonne
réception de cette lettre dans l’Église et la société en France vient de ce qu’elle
présentait, au cœur d’une crise sans précédent de la transmission et de la cul-
ture, une figure de l’Église, ouverte au pluralisme et au dialogue, dépendante
d’autrui et vulnérable, placée dans l’écoute et fidèle à la foi qui la constitue.
Une Église qui a cessé de se penser comme l’institution autosuffisante dont
l’appartenance se faisait à partir de la conformité à la définition objective et
juridique de l’ecclésiologie sociétaire. Une Église qui, parce qu’elle interprète
le présent comme chance, pense pouvoir contribuer au vouloir-vivre de notre
société en faisant résonner les grandes affirmations de la foi : la valeur absolue

2. Les débats des comités d’éthique ont souligné qu’on ne pouvait pas se contenter d’une
éthique « discuteuse appuyée à un relativisme moral ». Ils ont alors mis en valeur une
éthique de délibération collective capable de désigner un noyau consensuel. Cette
éthique procédurale trouve son origine dans les réflexions de Max Weber (Le savant
et le politique) sur l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. Aujourd’hui
elle trouve une expression théorique dans l’éthique communicationnelle de J.
Habermas. Des points de vue méthodologique et pragmatique, l’éthique procédurale
centre le débat éthique sur la justification sociale des normes abandonnant aux convic-
tions personnelles les critères de bien et de mal auxquels elle substitue ceux de right
(convenable) et de wrong (non-convenable) pour l’individu ou le groupe.
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 83

la foi chrétienne, ressource pour vivre... 83

de toute personne humaine, l’option radicale pour les pauvres, la quête de


l’amour, du pardon et de la réconciliation au cœur de la violence, jusqu’au
delà du mal (Conférence des évêques de France 1994, 47-48).
Or, je me rends compte aujourd’hui que nous ne sommes sans doute
pas allés assez loin dans la réponse à apporter à la question de la foi comme
ressource dans notre société postmoderne. Nous osions écrire, à partir du
déchiffrement des comportements croyants, que la foi a un réel impact sur
la société. Mais nous le disions sous la modalité de la conviction : « Nous
ne pouvons pas nous résigner à une totale privatisation de notre foi, comme
si l’expérience chrétienne devait rester enfouie dans le secret des cœurs,
sans prise sur le réel du monde et de la société. Notre Église n’est pas une
secte. » (Conférence des évêques de France 1996, 34)
En ce qui me concerne, dans le concert du débat international des
moralistes, partagés entre libéraux et communautariens, je n’arrivais pas à
dégager l’originalité du positionnement de cette Église immergée dans un
monde pluriel qui, sans renoncer aux meilleurs fruits de la Modernité, sait
qu’elle ne peut renoncer à être une instance de discernement critique et de
proposition. Les outils, modèles, catégories et théories que nous utilisons
pour dire l’impact social de la foi chrétienne ne sont pas anodins. Marqués
au sceau historique d’un contexte culturel et d’une philosophie politique qui
ne s’énoncent pas toujours, ces outils peuvent nous priver de rendre compte
adéquatement de l’expérience croyante ou peuvent nous faire généraliser
indûment des données très contextuelles. C’est comme cela que je m’ex-
plique la difficile entrée en dialogue de la philosophie et de la théologie
françaises avec les libéraux et les communautariens très marqués par le
contexte nord-américain (voir Berten et al. 1997, 1-19).
La catégorie qui me paraît la plus apte à rendre compte du paradoxe
d’une foi privatisée par la sécularisation, mais revendiquant un impact sur
la société est celle de « l’intégralisme » de la foi. Reprise d’une catégorie
classique en histoire et en sociologie des religions, la notion d’intégralisme
de la foi a l’avantage de rejoindre ce que tout spirituel habitué au discer-
nement des esprits sait, que la foi est « intégrale » parce qu’elle joue comme
instance critique et principe de discernement dans tous les domaines de la
pensée et de l’activité du croyant3. La définition de l’intégralisme de la foi,
3. La foi est intégrale parce que :
... la vie, la vie humaine, la mienne et celle du monde, prennent un sens renouvelé
lorsqu’on fait le choix de croire chrétiennement. La vie et le monde ne sont en effet
alors plus aussi opaques qu’ils apparaissaient l’être auparavant. À plus forte raison
ne sont-ils pas absurdes : nous allons quelque part, nous sommes attendus, il y a une
Maison, l’espérance est possible, et pour éternellement. (Doré 2003, 127)
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 84

84 geneviève médevielle

si on la prend à partir de ce versant proprement théologique, est para-


doxale. On a pris en effet l’habitude, dans la société sécularisée, de lier his-
toriquement intransigeantisme et intégralisme 4 . Or, les réalités que
recouvrent ces deux termes ne sont pas identiques.

L’intransigeantisme traditionnel, nous dit le sociologue Jean-Marie Donégani,


trouvait sa source dans cette auto-compréhension de l’Église comme société
parfaite, inégale et hiérarchique et dans cette perception de la modernité
comme empoisonnée par l’idée d’autonomie de la raison et de la séparation
des sphères. L’intégralisme d’un autre côté, c’est cette conviction que l’essence
de la foi chrétienne est de concerner toute la vie de l’homme, d’embrasser
toutes les dimensions de son être et non pas seulement l’activité rituelle ou
les croyances concernant le sacré reléguées dans la sphère privée. (1999, 52)

Pour montrer à quelles conditions cette catégorie de la foi intégrale peut


nous aider à penser la capacité de la foi à inventer, orienter et organiser une
vie morale et politique je partirai, en bonne moraliste, d’un cas. Il s’agira de
la confrontation de l’Église de France à la délicate question de l’accueil des
étrangers illégaux sur le territoire français. Cet exemple a le mérite d’expo-
ser la situation paradoxale d’une Église minoritaire dans la société post-
moderne qui, contrairement à toutes les attentes de l’Aufklärung, se risque
encore, au nom de sa foi, à une parole publique et à des actions dans le
champ social et politique. À la lumière de cette expérience de la foi vécue,
j’examinerai les trois modèles d’éthique théologique disponibles dans les
débats postconciliaires : l’éthique autonome, l’éthique de la foi et l’éthique
communautarienne de la vertu. J’évaluerai leurs forces et leurs limites pour
rendre compte des implications sociales d’une foi intégrale.

1. La foi à l’œuvre dans l’accueil de l’étranger dans l’Église de France

1.1 Une situation conflictuelle entre la mission de l’Église et la société


politique
Commençons par constater que, totalement absente du débat public il y a
trente ans, la question de l’immigration et de l’accueil de l’étranger a surgi

4. Le catholicisme de la fin du XIXe siècle, en lutte constante avec la société libérale et sa


philosophie, s’exprime très clairement dans les encycliques de Léon XIII et dans celle de
Pie X, E supremi apostolatus (Pie X s.d., 35s.) quand l’Église se comprend comme une
contre-société engagée dans une lutte finale et apocalyptique avec la société moderne et
dessine l’utopie intégrale d’un ordre nouveau opposé au libéralisme et au socialisme.
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 85

la foi chrétienne, ressource pour vivre... 85

dans l’actualité française pour s’affirmer comme un enjeu politique et social


de première importance. Il n’est pas exagéré de dire que la question est
devenue le symptôme des angoisses du pays en ce temps de crise. Que l’on
parle du malaise des banlieues, de la difficile intégration de certaines com-
munautés maghrébines, de l’échec scolaire, du chômage, de la paupérisation
d’un million d’enfants en France, de la montée de l’islam, du port du fou-
lard par les jeunes filles musulmanes, de la montée du racisme, des succès
du Front National, on croise toujours la question de l’accueil de l’étranger
comme « problème » social et politique. Le débat public longtemps can-
tonné dans des oppositions simplistes entre partis de gauche et de droite,
entre générosité et répression, entre naïveté et réalisme, entre responsabi-
lité et conviction s’est élargi aux religions. Il reste très passionnel, car l’ac-
cueil de l’étranger est vécu comme une épreuve.
Le débat public est d’autant plus vif que tout rôle public et toute fonc-
tion sociale d’une religion sur le territoire français sont régis par le principe
de laïcité. La laïcité, comprise au sens de Jaurès et des pères fondateurs de
la IIIe République, tend à sceller un accord social sur un certain nombre de
valeurs fondamentales pour le vivre-ensemble en s’interdisant de les réduire
à une quelconque univocité philosophique ou religieuse. Elle est de fait
compatible avec l’accueil dans l’espace public de religions ou de spirituali-
tés faisant appel à des données extérieures à la société civile, car la laïcité
admet le pluralisme. D’un point de vue positif, elle peut alors ouvrir des
possibilités aux croyances, parce qu’elle implique le partage de l’espace
public et la confrontation, au sein de cet espace, de différentes formes de
convictions concernant tous les aspects de la vie. Elle peut aussi offrir à
chacun la possibilité de se frayer sa propre voie éthique en n’étant tenu par
aucun système de prescription particulier et en conjuguant à sa guise les
valeurs ou intuitions positives venant des divers groupes présents dans
l’espace public. Mais dans le même temps, et cette fois-ci de manière néga-
tive, on ne saurait nier que, tout en élargissant les horizons et en favorisant
le pluralisme, la laïcité crée les conditions d’une crise fondationnelle des
valeurs, qui se trouvent déliées de tout ordre spirituel commun. De fait, la
libération des croyances et de l’éthique de toutes formes de disciplines impo-
sées n’est possible qu’à partir de l’invitation à ne pas mélanger spirituel et
politique.
La crise est encore plus grave quand cette démarche laïque est conju-
guée à celle de la sécularisation de la société, qui refuse d’en appeler à des
registres de légitimité qui ne sont pas ceux selon lesquels fonctionne la
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 86

86 geneviève médevielle

société civile et politique. Les croyances religieuses sont exclues de la sphère


publique et remises à la conviction privée. Seule la raison publique qui pré-
side à la sélection des arguments éthiques admis dans la société peut définir
les normes nécessaires au vivre-ensemble.
C’est en fonction de cette place de la religion au sein de la société fran-
çaise que depuis une dizaine d’années l’Église de France est confrontée
directement à la question de l’accueil de l’étranger. Elle y est confrontée
par de nombreuses grèves de la faim qui se sont déroulées dans des locaux
d’Église5, par des occupations d’églises et par la question que se sont posée
des communautés chrétiennes : pouvaient-elles et devaient-elles apporter
leur soutien aux étrangers « sans-papiers », « déboutés du droit d’asile »
qui veulent entrer et rester sur le territoire français ? Or, en rigueur de
terme, c’est à l’État qu’appartient le droit de recevoir sur son territoire
l’étranger, qu’il prétende au statut de réfugié ou d’immigrant. Politiquement,
le « droit d’accueil », fondé éthiquement sur le respect universel des droits
de l’homme6, est lié au seul « droit d’asile » qui n’est pas illimité. L’accueil
de l’immigrant n’est pas de l’ordre d’un tel droit. Cet accueil est guidé par
des exigences et des intérêts discernés par l’État7.

5. Une des plus longues grèves, début 1992, a eu lieu dans la paroisse Saint-Joseph des
Nations à Paris. Elle a duré six mois. Elle a coûté pendant trois mois deux postes
salariés à temps complet du Secours Catholique, cinq à six bénévoles à fort investis-
sement et 600 000 francs pour l’hébergement et un premier reclassement des per-
sonnes qui ont pu être régularisées.
6. Nous n’ignorons pas que le monde anglophone et francophone d’Amérique du Nord
préfère à la formule classique et historique des « droits de l’homme » celle des « droits
humains » pour éviter toute connotation sexiste à l’emploi du mot « homme ». Le
concept est alors décontextualisé de son milieu politique, idéologique et occidental
pour privilégier une approche plus « universalisable » à toute personne humaine.
Pourtant, s’il s’agit bien de vérifier l’universalité de ces droits, c’est bien à partir de
l’expression contingente et relative de l’idéal social donné d’une époque qu’il convient
de se prononcer. C’est pourquoi, dans le contexte philosophique et historique français,
la restitution précise du concept inaugural et séminal « droits de l’homme » nous
semble plus adéquate pour rendre compte de l’enjeu de fondation qui s’est joué dans
une généalogie des droits.
7. Du côté des exigences, il y a la requête d’intégration harmonieuse des populations et
celle de la sauvegarde du bien commun, d’une identité culturelle et d’une politique res-
pectueuse des valeurs de la démocratie et des droits de l’homme. Du côté des intérêts,
il y a tout lieu de privilégier ceux qui pourront participer activement au bien commun.
C’est ce qui légitime les privilèges accordés en France à certains étrangers dès lors
qu’ils apportent des performances sportives ou des compétences techniques, scienti-
fiques ou économiques.
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 87

la foi chrétienne, ressource pour vivre... 87

1.2 L’Église se risque à agir au nom de sa foi


C’est pourtant bien dans ce contexte de foi privatisée par la société séculière
que l’Église de France se risque à agir au nom de sa foi. Elle se risque à
entrer dans le débat public par les prises de parole publiques du Comité
épiscopal des Migrations et du Service national de la Pastorale des
Migrants. Le 28 avril 2003, les évêques présidents de Justice et Paix, de la
Commission Sociale de l’épiscopat et du Comité Épiscopal des Migrations
prenaient position sur le droit d’asile. Ils s’adressaient aux citoyens et aux
parlementaires afin que les débats qui devaient avoir lieu à l’Assemblée
nationale sur cette révision du droit d’asile honorent mieux le troisième
terme de la devise de la République, la fraternité. Pour entrer dans ce débat,
les évêques n’avaient pour toute légitimité que leur citoyenneté française.
C’est comme simples citoyens, animés par leur foi religieuse, qu’ils ont pris
la parole. En insistant sur la fraternité universelle, les évêques invoquaient
la valeur républicaine qui pouvait être légitimée par la révélation chré-
tienne. Le 29 septembre dernier, Monseigneur Jean-Luc Brunin, président
du Comité épiscopal des Migrations, invitait l’ensemble des agents de la
pastorale des migrants en France « à prendre toute initiative utile à la sen-
sibilisation des responsables politiques et à la conscientisation d’une opinion
publique largement indifférente à ces questions » (2004, 179) et il précisait :
Si l’Église se doit d’intervenir dans le débat qui s’ouvre, elle ne le fait pas
pour faire la leçon aux responsables politiques, ni pour légiférer à la place du
législateur. Elle le fait à partir de la tradition croyante dont elle est porteuse
et au nom de l’expérience vécue par de nombreux chrétiens engagés auprès
des migrants dans des associations humanitaires et des organisations de soli-
darité, confessionnelles ou non. L’Église souhaite, comme les évêques le rap-
pelaient déjà dans leur Lettre aux catholiques de France en 1996, participer
loyalement au débat sur tout ce qui contribue au vivre-ensemble. (181)

Enfin, si l’Église se risque à une parole libre sur la présence des étrangers
en France, ce n’est pas seulement pour être fidèle aux valeurs de sa tradition.
Elle s’y risque parce que c’est son identité et sa mission qui sont en cause
dans l’accueil de l’étranger. En faisant place à l’étranger, il ne s’agit pas seu-
lement de mettre en œuvre une éthique de la solidarité à la suite du Christ
qui s’est fait proche des petits, des pauvres et des exclus. Cette exigence
vigoureuse ne s’apparente pas à une simple obligation morale qui découle-
rait de la foi, elle constitue une donnée fondamentale de l’identité même de
la foi. C’est là sans doute un des points d’argumentation le plus original et
le plus vigoureux du texte du Comité épiscopal des Migrations sur Un
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 88

88 geneviève médevielle

peuple en devenir (1995). Il s’agit plus fondamentalement de vivre et de


comprendre la « catholicité » de l’Église confessée dans le Credo. L’accueil de
l’étranger est une véritable clé pour ouvrir à l’intelligence du principe catho-
lique du christianisme. Cette catholicité se décline dès l’origine comme com-
munion universelle et comme évangélisation de tous les peuples.
L’Église se risque aussi par ses actes, lorsque de nombreux chrétiens
engagés auprès des migrants dans des associations humanitaires et des orga-
nisations de solidarité, confessionnelles ou non, soutiennent, encouragent
et accueillent les « demandeurs d’asile », les « sans-papiers » et les déboutés
du droit d’asile qui attendent sur le territoire français ou qui ne peuvent pas
retourner chez eux8. Au regard de la loi qui veut qu’on reconduise aux
frontières ces étrangers « sans-droits », certains chrétiens entrent dans l’illé-
galité et la « désobéissance civile » au nom même de la fidélité à leur foi
qui leur commande d’aimer et de servir Dieu dans les plus petits des frères.

1.3 Un manque de théorisation commune pour rendre compte de cet


engagement

Or, cet engagement de l’Église au nom de la foi est largement controversé


tant à l’intérieur de l’Église qu’à l’extérieur. Ad intra, les catholiques sont
divisés entre ceux qui pensent que la foi leur commande le devoir de soli-
darité envers les plus pauvres quels qu’ils soient, et les autres qui, au nom
de la distinction entre le spirituel et le temporel, refusent l’entrée de l’Église
en politique. Ce serait pour ces derniers soit tomber dans l’idéologie poli-
tique et la manipulation d’un tel discours éthique, soit ne pas respecter le
principe de laïcité. Ad extra, du côté de l’opinion publique, certains s’en-
flamment et s’indignent lors des expulsions de clandestins des églises occu-
pées. Pour eux, c’est comme si la communauté ecclésiale avait failli à son
droit d’asile9 et à son éthique de solidarité vis-à-vis des étrangers. Les clan-
destins, la plupart du temps non-chrétiens, attendent de bénéficier du

8. De nombreux exemples pourraient être signalés par les acteurs du Secours Catholique
tel le soutien apporté aux migrants illégaux de la région de Sangatte de 2000 à 2002
et à Nanterre en 1993 où 600 personnes tziganes de Roumanie, installées sur un ter-
rain vague et n’appartenant pas aux catégories pouvant bénéficier du droit d’asile,
étaient menacées d’expulsion en plein hiver par la police. Pour éviter la violence des
affrontements et trouver la médiation des négociations, le Secours Catholique s’est
interposé et a joué la protection des hommes en fuite.
9. Sur la négation juridique de l’asile religieux depuis la loi du 9 décembre 1905, voir
Ségur 1995.
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 89

la foi chrétienne, ressource pour vivre... 89

devoir d’accueil étroitement lié aux valeurs partagées par la communauté


de foi chrétienne, sans se rendre compte qu’au sein de la société civile plu-
raliste ces valeurs sont facultatives et n’ont aucune puissance normative.
Du côté du monde politique et des autorités civiles on se méfie, voire on
s’insurge contre l’irresponsabilité d’une Église qui entre sur le terrain de
l’illégalité. Au mieux, on reconnaît qu’il peut exister une opposition entre
l’éthique de responsabilité du gouvernement qui est de reconduire les clan-
destins à la frontière et l’éthique de conviction des chrétiens qui est de
prêter assistance au frère en détresse. En plus de toutes ces raisons avouées
publiquement, il ne faudrait pas oublier, sous peine de naïveté, les motifs
inavouables qui reposent la plupart du temps sur des facteurs psycholo-
giques : refus de toute autorité normative ou peur de l’autre, tout parti-
culièrement de l’étranger.
Finalement, dans un contexte de peur qui stimule les replis identitaires,
exhorter à l’accueil de l’étranger au nom de la foi évangélique, comme le
fait la pastorale des migrants, peut être interprété comme une provocation
politique. Mais ne pas les accueillir semble relever du contre-témoignage de
cette même foi. Quoi qu’elle fasse, aux yeux de l’opinion publique, l’Église
semble n’avoir de choix qu’entre la « désobéissance civile » ou la culpabi-
lité à l’égard d’un silence ou d’une passivité qui seraient contraires à l’É-
vangile. Quoi qu’elle dise, son discours reste largement incompris. Mais le
problème de fond pour la théologienne que je suis est que l’Église ne semble
pas avoir de modèle théorique unanimement acceptable pour justifier com-
bien sa foi peut être une véritable ressource pour le vivre-ensemble.
Cette difficulté nous met au cœur des débats contemporains de la théo-
logie morale. Comprendre adéquatement qu’un agir chrétien ne peut pas
être séparé de ses racines théologales et que la foi, comprise dans sa force
d’éclairage et de renouvellement de la vie, ne saurait être purement et sim-
plement privatisée relève de la tâche de cette discipline. En revanche, il
n’est pas évident que les différents modèles disponibles dans les débats
postconciliaires aient tous la même pertinence heuristique pour décliner
cet intégralisme de la foi et pour éclairer le type de rapport Église-monde
possible dans le contexte de la postmodernité.

2. Une vision intégrale faible de la foi : la foi « âme de l’engagement » et


l’autosécularisation de l’Église
Le premier modèle qui s’est attaché à rendre compte de la foi comme res-
source pour une Église en voie de sécularisation a été celui de l’éthique
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 90

90 geneviève médevielle

autonome10. C’est lui qui, juste après le concile de Vatican II, a permis à
l’Église de se comprendre en régime de modernité. Pleinement en rupture
avec une vision intransigeante des rapports Église-monde, il soulignait la
nécessaire distinction entre foi et politique et entre temporel et spirituel.
Ce faisant, ce modèle, en revendiquant l’apport précieux de la foi comme
âme de l’engagement dans le monde, n’abandonnait pas la prétention inté-
grale de la foi.
Le modèle de l’éthique autonome correspond aux positions théorisées
par Jacques Maritain dans son livre L’humanisme intégral (1936). Avec la
distinction entre le plan temporel où le croyant agit en tant qu’homme et le
plan spirituel où celui-ci agit comme chrétien, Maritain allait donner des
clés théoriques pour penser un impact pluriel de la foi des chrétiens dans le
champ social et politique par médiation des consciences individuelles. Il
allait donner une grande chance au ralliement des catholiques à la défense
des droits de l’homme en soulignant que la reconnaissance et la formulation
de ces droits pouvaient faire l’objet d’une entente pratique entre croyants et
incroyants alors même que l’accord rationnel sur leur fondement pourtant
nécessaire devenait impossible, voire insurmontable. Au croyant de fonder
en conscience l’éminente dignité de tout homme à partir de sa foi. C’est le
paradoxe de l’intégralisme de la foi chrétienne que de prétendre asseoir la
valeur universelle de tous les êtres humains sur un fondement particulier :
celui de la Révélation. Sur le plan éthique, cette option faisait de la morale
des chrétiens une éthique rationnelle « informée » par la foi11.

10. Ce courant théologique est largement identifié aux travaux d’Alfons Auer, Josef Fuchs,
Bruno Schüller, Charles Curran et Richard McCormick, même si chaque théologien
a sa manière propre de répondre à la question de la spécificité de la morale chré-
tienne. Chacun invite à lire la sécularisation non comme une épreuve, mais comme une
chance pour la morale chrétienne appelée à défendre et à promouvoir l’humanité de
l’être humain.
11. On peut retenir le titre de l’ouvrage de Richard M. Gula (1989) comme exemplaire
de la compréhension des débats post-Vatican II en théologie morale catholique :
Reason Informed by Faith. Foundations of Catholic Morality. Notons qu’avec cette
définition large et générale d’une « éthique rationnelle informée par la foi », il n’est
absolument pas évident de savoir comment se fait cette « information », et encore
moins à partir de quel type d’articulation la foi peut-elle « informer » le raisonne-
ment éthique rationnel. Cette définition ne dit pas non plus comment comprendre la
foi. S’agit-il de la foi (fides quae) comme adhésion à des contenus, ceux du message
chrétien et/ou de la doctrine ? Ou bien de la foi comme expérience de la rencontre de
Dieu qui engage le croyant à suivre le Christ (fides qua) ? En fait la question n’a pas
été clarifiée.
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 91

la foi chrétienne, ressource pour vivre... 91

2.1 Force de l’éthique autonome pour une Église dans la sécularisation

La grandeur du modèle de l’éthique autonome, c’était son aptitude à pen-


ser « l’expérience commune éthique » entre croyants et non-croyants et de
souligner l’universalité de l’éthique chrétienne, comme l’écrivait Xavier
Thévenot, lorsque « tout ce qui se commande au nom du Dieu de Jésus-
Christ doit pouvoir se justifier du point de vue de la vérité de l’homme, et
tout ce qui est prescrit par la raison droite doit pouvoir montrer sa cohé-
rence avec la vérité de la foi chrétienne » (1992, 15). Dans les débats entre
théologiens, ce côté théologal de l’éthique autonome n’a pas toujours été vu
avec justice12. En assimilant ce concept d’autonomie, ces théologiens
n’avaient pas à invoquer la révélation pour justifier leurs principes lors-
qu’ils se retrouvaient au coude-à-coude avec ceux qui ne partageaient pas
leur foi. Les normes morales n’ont pas besoin de l’autorité de leur fonde-
ment théologique pour être rationnellement démontrables. Éthique uni-
verselle, que tout homme peut découvrir par la raison, l’éthique autonome
reconnaissait alors que le caractère chrétien de la morale n’était pas à
découvrir dans un contenu normatif spécifique13, mais plutôt dans le fait
que la foi réinscrit les motivations éthiques dans sa propre logique14. On
vérifie encore une fois, par cette conception du rôle de la foi, la rupture
caractéristique du catholicisme postconciliaire avec l’intransigeantisme.
L’éthique autonome se laisse interroger par les questions de l’homme

12. On leur a reproché d’avoir consacré l’œuvre de la sécularisation en promouvant le


concept d’autonomie de Kant, alors même que chez cet auteur, comme l’a bien démon-
tré François Marty, c’est de l’intérieur même de l’acte de décision morale que se fait
le passage à la question théologique (voir Marty 2002).
13. On trouve cette position exprimée tout particulièrement chez Joseph Fuchs :
Notre réponse à la question posée au sujet du caractère chrétien de la morale caté-
goriale des chrétiens, c’est-à-dire du comportement concret, s’énonce fondamen-
talement de la manière suivante. Si nous faisons abstraction de l’élément décisif et
essentiel de la moralité chrétienne, de l’intentionnalité chrétienne (comme aspect
transcendantal), la morale chrétienne est fondamentalement et essentiellement
humaine dans sa détermination catégoriale et sa matérialité. C’est donc une morale
d’authentique humanité. (1973)
On trouverait des positions similaires avec des nuances propres à chaque auteur, chez
F. Böckle, B. Schüller et J.-M. Aubert.
14. C’était clairement la position adoptée par le philosophe chrétien Jean Lacroix lorsqu’il
dit qu’avec la foi chrétienne « la morale humaine n’est aucunement modifiée. Elle
conserve ses difficultés et ses espoirs. Elle est seulement ouverte et, suivant un mot de
Ricœur, interpellée. Elle reste la même, et cependant reçoit une nouvelle dimension,
verticale. Le christianisme ne transforme pas la morale, il la situe » (1966, 115).
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 92

92 geneviève médevielle

moderne et se laisse toucher par les valeurs et principes de l’ethos moderne


tout en laissant à la foi son pouvoir d’inspirer les réponses aux défis
éthiques rencontrés.
Sans apporter des solutions spécifiques, la foi peut donner un contexte
dans lequel vivre sa vie éthique, une intentionnalité religieuse spécifique, que
ce soit la vision béatifique, une finalité propre — celle de faire la volonté de
Dieu (Schüller 1971, 106) —, ou encore un éclairage particulier sur la vie
et le monde capable de conférer un sens achevé à la décision éthique. Pour
exprimer cela autrement, la foi conserve une signification historique, pré-
sente, en ce qu’elle est une forme, un langage, un corps d’expression, une
symbolique qui s’adresse au cœur du croyant et lui permet de fonder le
« sens » des valeurs et des normes éthiques auxquelles il se réfère pour
mener sa vie éthiquement. Ce qui laisse supposer que la foi peut fonction-
ner dans cette éthique autonome comme venant conférer à l’agir éthique
une « plénitude » de sens. Ainsi, défendre la dignité de tout être humain à
la suite du Christ, entraîne à voir que, pour le croyant, la vérité de l’humain
est référée à une figure d’humanité à laquelle nous sommes appelés par
Dieu en Jésus Christ. Le théologien allemand Dietmar Mieth écrivait à ce
sujet que l’originalité chrétienne d’une telle éthique :
... réside plutôt dans l’exigence décisive dont elle témoigne à partir du
contexte de l’annonce du salut de l’homme et qu’elle porte au cœur des signi-
fications humaines de l’existence et dans les indications normatives qui leur
correspondent. La pratique concrète de l’amour chrétien du prochain ne
s’affronte ainsi pas uniquement au « texte » que représente la situation de
détresse à laquelle il s’agit de vouer ses forces pour la transformer, mais éga-
lement au «contexte» de la signification du salut. (1978, 102)

2.2 Un modèle éclairant pour comprendre des manières encore actuelles


de se situer dans l’engagement sociopolitique
Lorsque les évêques de France entrent dans le débat public sur l’accueil de
l’étranger comme simples citoyens, ils demeurent en partie façonnés par
ce modèle qui accepte que l’Église institution ne pèse pas directement sur
la sphère politique, mais que des croyants puissent donner une inspiration
chrétienne à la vie démocratique dès lors qu’on en respecte les lois. Leur
appel à la mise en œuvre du droit d’accueil de l’étranger à partir d’une valeur
unanimement reconnue dans l’espace public, la fraternité, est typique de ce
modèle autonome. La foi motive la prise de parole, elle légitime en pro-
fondeur le non-arbitraire de cette valeur par l’appel à la fraternité en Christ.
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 93

la foi chrétienne, ressource pour vivre... 93

Mais la foi n’est pas obligée de se dire explicitement dans la prise de parole
des chrétiens lorsque celle-ci s’inscrit dans le débat public.
Dans l’ensemble, bon nombre de militants chrétiens engagés dans le
monde associatif non-confessionnel et qui y défendent la dignité de toute
personne humaine appartiennent aussi à ce modèle. Ils revendiquent cette
défense de l’humain au sein de la société civile comme le critère de ce qui
est chrétien. Mais, ils n’ont pas besoin que ceci soit identifié par la société.
Ils acceptent sous prétexte de sécularité, d’ouverture et de participation au
monde de consentir à « l’aphasie de la foi en matière éthique » (Manaranche
1968, 8) tout en conservant la plupart du temps en leur cœur un fidéisme
muet. Pourtant, c’est bien la foi chrétienne qui demeure l’âme des motiva-
tions de leur engagement social ou politique.
Cette manière de voir est venue pour une grande part, dans le champ
catholique, d’un souci, exprimé par le concile de Vatican II, d’un appel au
« témoignage d’une foi vivante et adulte » dont la « fécondité doit se mani-
fester en pénétrant toute la vie des croyants, y compris leur vie profane, et
en les entraînant à la justice et à l’amour, surtout au bénéfice des déshéri-
tés » (Gaudium et Spes, § 21,5 ; voir Concile de Vatican II 1965). En entrant
dans cette stratégie de « participation au monde », il n’était plus possible de
répondre par des théories ou des protestations dogmatisantes aux ques-
tions que posaient les faits sociaux. On prenait conscience que la partici-
pation au monde conditionne en partie l’intelligence de la foi15. La tendance
a été alors de lier foi et engagement social par le biais d’une simple relec-
ture opérée dans l’après-coup. Cette relecture donnait un sens à l’engage-
ment des militants, mais elle ne permettait plus de mesurer la portée
pratique de la foi en tant qu’elle détermine des engagements et une orga-
nisation originale de la vie sociale.

2.3 Limites de cette éthique autonome


Mais finalement, tout en prétendant sauvegarder la réalité de la foi et son
impact en éthique, l’éthique autonome peut la compromettre en en faisant
une détermination adventice venant s’ajouter de l’extérieur à ce que toute

15. Il fallait, comme l’écrivait Michel de Certeau :


... s’enfoncer dans les questions pour y déceler non seulement une situation de fait
mais une situation de la foi liée à la condition historique de notre relation avec le
Dieu véritable. Tel est le témoignage attendu des chrétiens invités à s’engager déli-
bérément dans les tâches humaines, d’une manière libre et responsable, pour y
faire le type d’expérience dont Vatican II leur indique déjà la signification spiri-
tuelle. (1966, 531)
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 94

94 geneviève médevielle

éthique séculière peut découvrir en raison. L’humain et le chrétien deviennent


éthiquement indiscernables. Cette solution a eu sa force dans une culture
encore chrétienne. Dans un monde où les pratiques chrétiennes s’étaient
sédimentées progressivement dans l’ethos ambiant, il n’était pas difficile
de voir que bien des incroyants consonnaient avec les exigences éthiques
chrétiennes ou que celles-ci ne faisaient qu’exprimer une même conscience
de l’humain. Mais aujourd’hui, dans une société postmoderne pluraliste
où les sujets sont fragilisés par l’anomie ambiante, un tel modèle ne permet
pas d’assurer que la raison communicationnelle présidant à la sélection des
arguments admis dans l’espace public pour l’adoption des normes ne se
trompe pas. Que devient alors le concept de dignité de la personne humaine
puisqu’il n’y a plus de lien entre normes et valeurs ?
En effet, si les valeurs communes, éprouvées historiquement, ne man-
quent pas16, les ordres axiologiques de la culture pluraliste sont devenus
libres de toute légitimation proprement religieuse17, voire de légitimation
philosophique unanime18. Parce que les valeurs sont désormais détachées de
tout fondement unitaire, elles peuvent être légitimées de façons plurielles et
sont remises à la conviction privée. Mais ces légitimations plurielles dévoi-
lent que, sous l’accord tacite de leur reconnaissance sociale, quand elle
existe comme dans le cas de la défense de la dignité humaine, l’apparente
unanimité des valeurs cache des anthropologies différentes et un contenu

16. Les débats en bioéthique montrent qu’il y a un noyau dur de valeurs consensuelles qui
correspondent à l’ethos des droits de l’homme (voir Fagot-Largeault 1992).
17. Voir Morin 1990 pour une vision nuancée et complexe de l’histoire des valeurs euro-
péennes au sein d’une dialogique culturelle réactivée à chaque époque entre les
influences gréco-latine, judéo-chrétienne et de la Raison moderne.
18. Ainsi la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 n’explicite plus aucun
fondement, alors que celle de 1789 reconnaissait encore le « droit naturel » comme
légitimation du « non arbitraire » de la déclaration. En 1948, l’obligation éthique de
respecter la personne est à la mesure de ce dont il est fait mémoire : l’expérience his-
torique d’un régime de mort et de barbarie qui correspond au déni de la dignité de
tout être humain. C’est par la médiation de l’expérience négative et de sa mémoire que
l’humanité entend fonder les droits de l’homme sur la « foi » en la dignité de la per-
sonne humaine. S’ouvre là un moyen d’attester l’humain dans son universalité sans se
référer à un fondement transcendant. La reconnaissance des droits de l’homme se
fait indirectement par l’expérience même de leur déni au cœur de la barbarie, du
génocide et de la terreur. Il s’agit là d’un jugement moral de la sagesse pratique qui,
sur fond d’horreur historique, discerne les chemins qui conduisent à la vie et ceux qui
conduisent à la mort.
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 95

la foi chrétienne, ressource pour vivre... 95

prescriptif différent19. Le pluralisme éthique doublé d’un pluralisme anthropo-


logique, parce qu’il se pense sur le plan d’une raison communicationnelle et
sur le plan démocratique, signe alors l’impossibilité de désigner ce que peut
être absolument l’humain pour notre société. Dans ce cas, où le rapport à la
confession de foi n’est pas déterminant pour le contenu normatif de l’éthique,
la tradition éthique chrétienne n’est plus, pour parler comme Jean-Marc Ferry,
qu’un « archivage quelque peu crypté des intuitions éthiques les plus profon-
des de l’humanité » (2002, 13). Au bout du compte, le paradigme de l’éthique
autonome n’arrive pas à redonner une pertinence culturelle à la foi chrétienne
en tant que contribution originale au débat pluraliste des éthiques, puisque
ce qui triomphe, c’est une sagesse commune ou une rationalité scientifique.
Critiqué parce qu’il a correspondu de fait à une « autosécularisation »
de l’Église, ce modèle, où l’intégralisme de la foi se joue sous un mode faible,
demande d’être dépassé au nom même de la consistance de l’éthique dans
une société pluraliste postmoderne. Quand le consensus public sur les
valeurs ne permet pas de dire véritablement et unanimement ce qu’est l’hu-
main, la foi chrétienne ne peut pas être ravalée au rang d’une simple opinion
entièrement contextualisée. La vérité de l’humain, confessée dans la foi,
relative à une expérience, à une parole et à une relation ne saurait être tenue
pour relative par le croyant. Elle demande d’être attestée, parce qu’elle est
reconnaissance d’une filiation croyante qui préserve le croyant du fantasme
d’être à lui-même sa propre origine. D’où le nouvel impératif pour l’Église,
de témoigner et de prendre la parole dans un nouveau procès de socialité.

3. Une vision intégrale forte de la foi pour une Église minoritaire : la foi
comme règle de vie et style de vie

L’éthique de la foi et l’éthique communautarienne de la vertu sont les deux


modèles qui correspondent à cette attestation. Tous deux partagent une
vision intégrale de la foi, cette fois-ci forte, refusant la privatisation de la foi
de l’Église. Mais c’est leur appréciation du temps présent qui les différencie.
Le premier modèle me semble encore se penser en fonction d’un contexte
moderne, alors que le second se situe explicitement dans le contexte de la
postmodernité.

19. Le cas exemplaire peut être le débat autour du respect de la personne humaine en fin
de vie avec l’option de l’euthanasie ou celle des soins palliatifs. Chacun défend dans le
débat public des visions de l’homme fort différentes à travers ces deux normes d’action.
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 96

96 geneviève médevielle

3.1 Le modèle de l’éthique de la foi : la foi comme règle de vie

Le modèle de l’éthique de la foi est né en réaction à l’interprétation du rap-


port foi-éthique du modèle autonome qui venait miner le contenu spécifique
d’un comportement chrétien et le rôle social de la foi (Ratzinger et Delhaye
1979). Il s’agissait alors, pour les chefs de file de ce courant tels que Philippe
Delhaye et Joseph Ratzinger, d’insister sur la contribution spécifique de la
foi chrétienne, capable d’instituer de la loi et des repères éthiques pour des
libertés qui s’engagent à la suite du Christ. Contre le danger d’une auto-
sécularisation de l’Église qui risquait de ne plus dire autre chose que ce que
le monde pouvait tenir, il fallait revenir à une vision intégrale de la foi per-
mettant de rendre compte que la personne que vise l’acte de foi est une
personne unifiée et non clivée dans une pluralité de rôles indépendants les
uns des autres. La foi ne saurait être cantonnée dans le culte et la prière. Elle
comporte des exigences éthiques et sociales, parce qu’elle concerne la vie de
l’homme dans toutes ses dimensions. Contre une rationalisation de
l’éthique, il fallait revenir à ses sources scripturaires, car la foi évangélique
a toujours été, à travers les cultures traversées, source de discernement des
pratiques.
La thèse principale de ce courant, c’est que certaines solutions éthiques
ne peuvent être comprises en dehors du cadre de la foi au Christ. Car la foi,
comprise selon la formule de Lumen Gentium, §25 : « fides credenda et
moribus applicanda », n’est pas seulement une adhésion de l’esprit à Dieu.
Elle est une règle de vie, une exigence évangélique qui s’étend aux actions
et à la praxis. Celui qui est informé par la méditation des Écritures, la pra-
tique liturgique et la vie communautaire peut trouver dans l’événement ce
que la vie de la foi doit lui inspirer à ce moment-là. Comme l’a écrit H.U.
von Balthasar, c’est « Jésus-Christ » lui-même comme révélateur de l’amour
divin trinitaire qui est la norme. « C’est du point de vue du Christ, c’est-à-
dire de la foi, que le chrétien arrêtera les options profondes de sa vie. »
(1979, 73) Ce faisant, « Les valeurs fondamentales de l’homme, qu’elle
connaît en portant le regard sur l’exemple de Jésus-Christ, la foi les sous-
trait à toute manipulation » (Ratzinger 1979, 129).
On mesure la force éthique de cette posture théologique. Face à la rai-
son communicationnelle de l’éthique procédurale, incapable de lier une
norme à une valeur éthique sûre, l’éthique de la foi permet de rétablir le
lien. Là où il n’y a plus d’unanimité, elle souligne que tous les grands défis
éthiques d’aujourd’hui — euthanasie, clonage, avortement, développement
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 97

la foi chrétienne, ressource pour vivre... 97

durable, respect des droits humains — ne sauraient être traités sans l’éclairage
des convictions religieuses qui considèrent l’homme dans sa finitude, ses
peurs, ses angoisses et ses espoirs. Avec un tel modèle, une définition de la
« vie bonne » en soi est alors possible. Une dissidence morale dans les
grands débats éthiques redevient pensable, puisque la foi dessine un certain
visage de l’humanité référé à l’icône du Christ. Alors que la religion, selon
le schéma évolutionniste classique de la Modernité, est censée disparaître
de la scène publique, l’éthique de la foi sait la nécessité de recouvrer les
richesses de la tradition ecclésiale non seulement pour maintenir une iden-
tité chrétienne, mais aussi pour assurer une vision de l’humain non sujette
au relativisme.
Lorsque Monseigneur Brunin revendique d’intervenir dans le débat
public autour de l’accueil de l’étranger, il le fait dans cet esprit, au nom de
la tradition de la foi chrétienne qui commande d’aimer et de servir Dieu
dans le frère, de vêtir les pauvres, de nourrir les affamés et de libérer les pri-
sonniers. Évêque de la jeune génération, il n’appartient plus au modèle
autonome de ses prédécesseurs. Se référer à la tradition, c’est alors défendre
la mémoire prophétique de Jésus Christ. Une mémoire qui invite à mettre
en œuvre la foi caritative, véridiction de l’amour de Dieu servi dans les
frères à la manière de Jésus.
La critique majeure qu’on peut adresser à ce modèle, ce n’est pas le
risque d’intransigeantisme et de dérive conservatrice que certains théolo-
giens de tendance libérale ont cru y discerner. C’est plutôt sa difficulté à
désigner le présent et les contraintes qu’il impose au témoignage de la foi.
Finalement, qu’il s’agisse de l’éthique autonome ou de l’éthique de la foi,
on ne se préoccupe guère de savoir s’il y a des sujets capables de responsa-
bilité et de discernement. En se prononçant massivement sur la vérité de la
norme, l’éthique de la foi fait comme si l’on pouvait présupposer qu’exis-
tent des sujets suffisamment construits et autonomes pour comprendre et
saisir cette vérité qui était en jeu, alors que dans un contexte postmoderne,
ce qui manque, ce sont les sujets pour la mettre en œuvre. À l’heure où nous
diagnostiquons toute la fragilité des libertés qui doivent apprendre à se
repérer dans le pluralisme ambiant et toute la place de l’individu dans l’ins-
cription du sens, il est important, si l’on veut penser de manière réaliste la
foi comme une ressource pour l’agir, de prendre en compte le problème que
pose la généalogie du sujet moral au cœur de la communauté chrétienne.
C’est tout l’intérêt du dernier modèle, celui de l’éthique communautarienne
de la vertu.
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 98

98 geneviève médevielle

4. L’éthique communautarienne de la vertu : la foi comme style de vie

Ce modèle, qui se situe dans la lignée confessante et attestataire du précédent,


le radicalise. Il s’agit bien d’une éthique de la foi dont le rôle est de rappeler
que la vie morale n’est pas seulement la résolution de cas concrets, mais
bien plus une question de la configuration de la vraie vie20 à la suite du
Christ. Représenté emblématiquement par le travail du théologien protes-
tant nord-américain Stanley Hauerwas, ce modèle a le mérite de vouloir
penser et promouvoir une éthique confessante enracinée sur la dimension
communautaire. La grande question que Hauerwas reprend de son maître
Gustafson est la suivante : « Qu’est-ce que cela change pour la vie éthique
lorsqu’on la pense théologiquement ? » La foi engendre-t-elle un modèle
de vie, des attitudes et des comportements ? Aux yeux de Hauerwas, ce
qu’il est important à discerner, c’est que la vision chrétienne du monde est
liée à un type de « caractère », de personnalité, elle-même dépendante des
récits portés par la tradition. Car, de son dialogue avec le philosophe
MacIntyre, Hauerwas sort convaincu que mener sa vie morale ne relève
pas que d’une aptitude à penser clairement et à faire des choix rationnels.
C’est une manière de voir le monde et d’être-au-monde. La question fon-
damentale pour envisager la moralité et le façonnement d’une personnalité,
d’un sujet, est donc de savoir de quelle histoire sa vie fait partie. À quelle
communauté de souvenir, à quelle pratique engagée, et à quel dessein a-t-
il part ? Car des sociétés différentes produisent des projets de vie différents,
des visions de vie bonne dissemblables, des types de sujets représentatifs
divergents et des vertus distinctes. On comprend alors que le type de tra-
dition et de communauté où le sujet reçoit son identité fera toute la diffé-
rence du caractère. D’où l’insistance mise sur la nécessaire position
contre-culturelle de l’éthique communautaire face au monde. Une éthique
critique et de résistance, parce que fondée sur le récit et la mémoire dan-
gereuse de la Passion et de la résurrection de Jésus Christ.

20. L’expérience des dissidents de l’Est européen dans les années 1970 est un bon exemple
de ce rappel, en contexte non religieux. V. Havel et les signataires de la Charte 77 ont
montré que leur indignation face au mensonge de la société communiste n’était pas sans
objectivité. Car ce qui pouvait la mouvoir et impliquer les dissidents jusqu’au prix du
sang, c’est la capacité du sujet à vivre tout simplement sa vie d’homme en communauté
avec d’autres. En effet, cette indignation éthique naît, pour les dissidents de l’Est, à par-
tir de l’expérience historique de l’impossibilité d’assumer toute vie sociale autonome,
c’est-à-dire la liberté et la responsabilité de sa propre vie. Et par contraste, ce déni de
la « vraie vie » la désigne comme valeur inconditionnelle à respecter.
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 99

la foi chrétienne, ressource pour vivre... 99

Ce modèle « sectarien » ne manque pas de force pour le soutien des


libertés éthiques fragiles de la postmodernité. Il insiste sur un point qu’au-
cun théologien ne devrait pouvoir contester : la nécessité de l’ethos com-
munautaire et de la tradition avec leurs récits et leurs exempla pour former
l’identité des chrétiens, tant individuellement que communautairement.
Voir la foi comme style de vie, comme force d’unification et de cohérence,
parce qu’elle permet au sujet d’échapper au seul débat avec lui-même et
au relativisme possible d’une pluralité de références éthiques dans la société,
ne manque pas de pertinence. À cela vient s’ajouter de manière paradoxale
un service de la société quand la communauté reste fidèle à sa vision spé-
cifique du monde et que, par le témoignage, rendu jusqu’au sacrifice de soi,
du service de l’amour, de la justice et de la fraternité, elle peut nourrir les
combats de la société civile21. Ce modèle ne manque pas de force non plus
pour penser que la religion n’est pas réductible à une simple hétéronomie
qui s’opposerait à l’autonomie discursive de l’argumentation éthique. La
religion, parce qu’elle est portée par des récits, appelle la possibilité de la
discursivité. Les illusions libérales de l’universalisme et de la neutralité des
éthiques procédurales empêchent de voir que la rationalité éthique n’est
jamais libérée de particularisme. Qu’elle soit théorique ou pratique, la ratio-
nalité est un concept qui a une histoire. Et la tradition n’est pas forcément
l’ennemie de la raison. Dire ou croire cela serait céder à une conception
rationaliste et instrumentale de la raison.
Comme les deux précédents modèles, celui-ci nous permet de com-
prendre certaines manières de se situer dans les communautés chrétiennes et
dans la société. Lorsque les étrangers sans droits et sans papiers viennent
demander à l’Église refuge et asile en vertu de sa tradition d’accueil, de fait,
l’Église se voit attribuer le rôle de communauté prophétique nourricière
d’une conception de la défense des droits de l’homme en « excès » sur son
application juridique. De même, lorsque des chrétiens ou des communautés

21. Le service de la société a été explicité en Linbeck 2002. Enracinée sur une ecclésiolo-
gie sectarienne, ce modèle développe la pertinence sociale d’une communauté lors-
qu’elle reste fidèle à sa vision spécifique du monde et à ses valeurs propres. Il en va
de la mission de l’Église de témoigner jusqu’au sacrifice du service de l’amour, de la
justice et de la fraternité. L’enclave sectarienne de l’Église est alors un lieu d’attesta-
tion qui peut nourrir les combats de la société civile. Linbeck va même jusqu’à dire
que les sociétés démocratiques séculières peuvent prendre appui sur ces enclaves com-
munautaires dans la mesure où celles-ci encouragent leurs membres « à se préoccuper
des autres et non de prérogatives et de droits individuels », et les poussent « à un sens
des responsabilités pour la société au sens large » (2003, 169).
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 100

100 geneviève médevielle

entrent dans la désobéissance civile au nom de leur foi en accueillant des


sans-papiers et constituent alors des enclaves dissidentes porteuses d’un cer-
tain visage de l’humain, ils témoignent de la fécondité sociale de cette vision
intégraliste de la foi.
Mais, là encore ce modèle n’a pas manqué de critiques22. Je me conten-
terai d’en souligner deux qui concernent plus particulièrement notre propos.
La première critique à relever concerne la communauté d’appartenance du
sujet croyant dans la société postmoderne. À moins de vivre dans un ghetto,
le sujet croyant n’appartient jamais à une seule communauté. C’est bien
cela le drame des sujets postmodernes : arriver à se repérer dans cette plu-
ralité de sphères de vie. Or, la position communautarienne, qui met en valeur
l’appartenance du sujet à une communauté ecclésiale bien déterminée, risque
d’oublier que nous sommes « empêtrés dans une pluralité de récits, d’his-
toires et de traditions » dont il faut pouvoir rendre compte. Dans un tel sys-
tème, demeure alors ouverte la question proprement éthique du lien entre
l’objectivité d’une éthique fondée sur la foi et l’intention de vie du sujet. La
deuxième critique concerne le visage sectarien que prend l’Église dans ce
modèle communautarien. Si cette éthique narrative de la vertu rend bien
compte du spécifique chrétien, et si elle voit très nettement qu’un renou-
veau de la théologie morale par la tradition de la vertu doit s’engager dans
une orthopraxie d’émancipation sociale vraie, elle ne saurait prendre le
visage d’une spécificité totalitaire coupée de toute discussion publique. Il
ne faut pas oublier que dans la particularité du récit évangélique est inscrit
un appel à l’universel.

Conclusion
Pour conclure, je ferai trois remarques en direction du thème du présent
numéro.
Les moralistes qui se sont affrontés dans des débats parfois violents
depuis le concile n’ont pas failli à leur responsabilité en prenant pour tâche
de défendre que la foi chrétienne rend possible la conduite et la gestion
consciente et responsable des questions de société. Les trois modèles exa-
minés s’accordent tous sur ce point. Mais, il faut préciser que le mot « foi »
ne saurait s’entendre exclusivement comme un corpus de propositions qu’il

22. Pour n’en citer que quelques-unes adressées à Hauerwas : Lammers 1993, 57-77 ;
Delkeskamp-Hayes 1995, 48-64 ; Lange 1992, 192-199 ; Müller 1999, 50-52.
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 101

la foi chrétienne, ressource pour vivre... 101

suffirait de tenir pour vraies. La foi se rapporte à la vie et propose de faire


vivre en ce monde ceux qui s’y ouvrent et la pratiquent. Elle est un style de
vie à la suite du Christ qui pousse l’humanité à ne pas désespérer de la vie.
Voilà pourquoi, une théologie morale responsable devrait toujours pou-
voir dialoguer avec sa culture et son temps dans un souci d’ouverture à
l’universalité de l’humanité.
Les moralistes qui ont rendu raison de l’intégralisme de la foi dans une
société qui risquait de la privatiser n’ont pas manqué à leur responsabilité
quand bien même aucun de leur modèle serait pleinement satisfaisant pour
nous aujourd’hui. Ils nous laissent la leçon que tout effort théologique cor-
respond à un acte de discernement inscrit dans une époque, dans des pro-
blématiques propres correspondant à une culture et à une société données.
Ils nous enseignent le devoir de continuer à notre tour de risquer notre
propre interprétation.
Dans ce risque, nous ne sommes pas de simples inventeurs. Ceux qui
nous ont précédés nous laissent des points d’attention à ne pas négliger si
nous voulons honorer les divers publics de la théologie. Trois points forts
peuvent être retenus de notre parcours.
– L’exigence éthique est rationnelle et universelle. Dieu ne commande
rien d’absurde ; nous devons, en principe pouvoir compter sur l’in-
telligibilité de ce que nous annonçons du côté de ceux auxquels nous
nous adressons même s’ils ne sont pas chrétiens. C’est notre devoir de
le manifester.
– Nombre d’exigences et de convictions éthiques nous ont été révélées
dans le cadre de l’Alliance ; notre chemin vers l’éthique n’est généra-
lement pas celui de la libre élaboration théorique. La vulnérabilité à
l’exigence éthique, pour rationnelle qu’elle soit, est le plus souvent
créée en nous par la foi et se rend connaissable dans le cadre de la
cohérence de la révélation. Le chrétien doit donc s’attendre à ne pas
être compris de tous.
– Dans un monde postmoderne au pluralisme exacerbé, la possibilité
d’un agir conforme à l’Évangile doit être suscitée dans le cadre d’une
communauté qui forme des sujets et qui sait qu’il est déraisonnable
de compter sur les seules forces d’un raisonnement pour convaincre
chacun là où son existence est mise en jeu au plus profond. C’est par
une symbolique, une rhétorique, une herméneutique des Écritures,
etc., en s’appuyant sur la fraternité d’une communauté que le sujet
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 102

102 geneviève médevielle

postmoderne fragilisé pourra se laisser atteindre par la beauté de la


vérité.
C’est au prix de l’articulation entre ces trois points forts que le mora-
liste pourra penser la foi chrétienne comme ressource pour vivre les ques-
tions sociales de notre temps et exercera son service de la vie de l’Église et
de la mission auprès de nos contemporains.

Références
Berten, A., P. Da Silveira et H. Pourtois, dir. (1997), Libéraux et com-
munautariens, Paris, Presses universitaires de France (Éthique et philo-
sophie morale 1).
Brunin, J.-L. (2004), « Au cœur d’une politique migratoire, le primat de
l’humain » / message aux membres du réseau de la Pastorale des
Migrants, Documentation catholique, 15 février 2004, n° 2308, p. 179-
180.
Certeau, M. de (1966), « De la participation au discernement. Tâche chré-
tienne après Vatican II », Christus, 52, p. 518-537.
Comité episcopal des Migrations (1995), Un peuple en devenir. L’Église
et les migrants, Paris, Atelier.
Concile de Vatican II (1965), Constitution pastorale Gaudium et Spes sur
l’Église dans le monde de ce temps, accessible sur le Web à : <www.vatican.
va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/documents/vat-ii_cons_
19651207_gaudium-et-spes_fr.html>.
Conférence des évêques de France (1994), Proposer la foi dans la société
actuelle, t. I / rapport présenté par Mgr C. Dagens à l’assemblée plénière
de Lourdes 1994, Paris, Cerf (Documents des Églises — Public large).
——— (1996), Proposer la foi dans la société actuelle, t. III : Lettre aux
catholiques de France / rapport dirigé par Mgr C. Dagens et adopté par
l’assemblée plénière des évêques de France, Paris, Cerf (Documents des
Églises — Public large).
Delkeskamp-Hayes, C. (1995), « Towards a Non-Ecumenical Interchange :
Engelhardt, Hauerwas and Ramsey on Christian Bioethics », Christian
Bioethics, 1/1, p. 48-64.
Donégani, J.-M. (1999), « Une désignation sociologique du présent comme
chance », dans H.-J. Gagey et D. Villepelet, Sur la proposition de la
foi, Paris, Atelier, p. 39-58.
Doré, J. (2003), La grâce de croire, t. II : La foi, Paris, Atelier.
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 103

la foi chrétienne, ressource pour vivre... 103

Fagot-Largeault, A. (1992), « La réflexion philosophique en bioéthique »,


dans M.-H. Parizeau, Les fondements de la bioéthique, Bruxelles, De
Boeck Université, p. 13-17.
Ferry, J.-M. (2002), Valeurs et normes. La question de l’éthique, Bruxelles,
Éditions de l’Université de Bruxelles.
Fuchs, J. (1973), Existe-t-il une morale chrétienne ?, Gembloux, Duculot.
Gula, R.M. (1989), Reason Informed by Faith. Foundations of Catholic
Morality, New York, Paulist.
Habermas, J. (1994), « Israel oder Athen : Wem gehört die anamnetische
Vernunft ? Johann Baptist Metz zur Einheit in der multikulturellen
Vielfalt », dans J.-B. Metz, Diagnosen der Zeit, Düsseldorf, Patmos,
p. 51-64.
LACROIX, J. (1966), « Morale, métaphysique et religion », Recherches et
débats, 55, p. 102-118.
Lammers, S.E. (1993), « On Stanley Hauerwas. Theology, Medical Ethics
and the Church », dans A. Verhey et S.E. Lammers, dir., Theological
Voices in Medical Ethics, Grand Rapids, Eerdmans, p. 57-77.
Lange, D. (1992), Ethik in evangelischer Perspektive, Göttingen,
Vandenhoeck & Ruprecht.
Linbeck, G. (2002), « Ecumenism and the Future of Belief » [1968], dans J.
Buckley, dir., The Church in a Postliberal Age, Londres, SCM Press,
p. 91-105.
——— (2003) [1984], La nature des doctrines, Paris, Van Dieren.
Manaranche, A. (1968), Y-a-t-il une éthique sociale chrétienne ?, Paris,
Seuil.
Maritain, J. (1936), L’humanisme intégral. Problèmes temporels et spiri-
tuels d’une nouvelle chrétienté, Paris, Aubier.
MARTY, F. (2002), « Dieu aux frontières de l’éthique », dans le collectif Dieu
a-t-il sa place dans l’éthique ? / actes de la journée d’étude « Dieu a-t-il sa
place dans l’éthique ? » organisée par la Fondation Ostad Elahi —
Éthique et solidarité humaine, Paris, 28 octobre 2000, Paris,
L’Harmattan (Logiques du Spirituel), p. 13-25.
Mieth, D. (1978), « Autonomie. Emploi du terme en morale chrétienne fon-
damentale », dans C.J. Pinto de Oliveira, dir., Autonomie. Dimensions
éthiques de la liberté, Fribourg / Paris, Éditions universitaires de Fribourg
/ Cerf, p. 85-103.
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 104

104 geneviève médevielle

Morin, E. (1990), « L’invention de l’Europe », dans Les Cahiers Français,


244 : La France et l’Europe, janvier-février, Paris, La documentation
française, p. 12-18.
Müller, D. (1999), L’éthique protestante dans la crise de la modernité, Paris
/ Genève, Cerf (Passages) / Labor et Fides.
Pie X (s.d.), E supremi apostolatus, dans Actes de S.S. Pie X, Paris, Bonne
Presse, vol. 1, p 30-48.
Ratzinger, J. (1979), « Foi, éthique et Magistère », dans J. Ratzinger et
P. Delhaye, Principes d’éthique chrétienne, Paris, Lethielleux, p. 103-137.
Ratzinger, J. et P. Delhaye (1979), Principes d’éthique chrétienne, Paris,
Lethielleux.
Schüller, B. (1971), « Die Bedeutung des natürlichen Sittengesetzes für den
Christen », dans G. Teichtweier et W. Dreier, dir., Herausforderung
und Kritik der Moraltheologie, Würzburg, Echter.
Ségur, P. (1995), « Le droit d’asile religieux : un droit moribond ? », dans le
collectif Droit d’asile, devoir d’accueil. VIIIe Colloque de la Fondation
Jean Rodhain, Lourdes 16-19 novembre 1994, Paris, Desclée de
Brouwer, p. 87-122.
THÉVENOT, X. (1992), Compter sur Dieu. Étude de théologie morale, Paris,
Cerf (Recherches morales).
VON BALTHASAR, H.U. (1979), « Neuf thèses pour une éthique chrétienne »,
dans J. RATZINGER et P. DELHAYE, Principes d’éthique chrétienne, Paris,
Lethielleux.

Résumé

Pour répondre aux grands défis de la société actuelle, la foi chrétienne peut-
elle nous aider à inventer, orienter et organiser une vie morale ? À la lumière
de la confrontation de l’Église de France à la délicate question de l’accueil des
étrangers illégaux, l’auteure revisite les trois modèles d’éthique théologique
disponibles dans les débats postconciliaires : l’éthique autonome, l’éthique de
la foi et l’éthique communautarienne de la vertu. Forces et limites de ces
modèles d’implications sociales de la foi supposent la catégorie de l’intégra-
lisme de la foi.
07 Théologiques_14-2 (p81-106) 11/9/06 10:26 AM Page 105

la foi chrétienne, ressource pour vivre... 105

Abstract

In response to the great challenges of contemporary society, how can


Christian faith help us to invent, direct and organise moral life ? In light of
the confrontation of the Church of France towards the delicate situation of
illegal immigrants, the author reviews three models of theological ethics that
emerged during the post-conciliatory debates : autonomous ethics, ethics of
faith and community ethics of virtue. The strengths and limitations of these
models of social implications of faith imply the category of integralism of
faith.

Vous aimerez peut-être aussi