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Le communisme chinois a tué

la vraie médecine chinoise


Par Philippe Sionneau

C’est en tout cas une idée qui sort très fréquemment de la


bouche de ceux qui généralement n’ont pas un grand
niveau de connaissance dans ce domaine. Je n’ai pas le
souvenir d’avoir entendu Dan Bensky, Nigel Wiseman,
Craig Mitchell ou encore Bob Flaws dire une telle ineptie.

Certes la médecine occidentale et plus exactement le


modèle culturel occidental et en particulier américain ont influencé l’organisation de la
médecine chinoise en Chine. Il est évident qu’elle n’est plus la même que celle de
l’Antiquité, qui était elle-même différente de ce qui s’était pratiqué sous les Tang, les
Song, les Ming, les Qing. Chaque époque a eu son style. Chaque époque influence ses
arts, ses sciences, ses modes, ses tendances sociales, sa médecine… Cependant, dans
le fondement, l’essence de la médecine chinoise est restée la même et s’appuie sur les
mêmes grands principes édictés principalement par le Nèi Jīng (Classique interne), le
Nán Jīng (Classique des difficultés), le Zhēn Jiǔ Jiǎ Yǐ Jīng (Classique de l’ABC de
l’acupuncture et de la moxibustion), le Shén Nóng Běn Cǎo Jīng (La matière médicale
de Shen Nong) et le Shāng Hán Lùn (Traité des lésions du froid)1. Et c’est encore vrai
aujourd’hui.

Même si un courant en Chine mélange médecine orientale et occidentale, un autre


n’utilise que la méthodologie et la matrice de pensée du système médical traditionnel.
Il est évident que le modèle culturel américain et européen a modifié la manière dont
est transmis l’enseignement dans le pays du milieu. Mais il faut souligner que malgré
ces évolutions modernes, la pertinence, la virtuosité, l’expérience des courants
familiaux, individuels, ancestraux sont sans cesse mis à l’honneur. A travers quelques
transformations contemporaines persiste un courant traditionnel très puissant qui au
lieu d’être renié, est célébré.

Pour tous ceux qui médisent le style de la « Chine Pop », je voudrais rappeler cette
vérité : le Maoïsme n’a pas affaibli la médecine chinoise, il l’a sauvée. Pour
comprendre cela, nous devons faire un bref rappel historique. Avant que la médecine
occidentale arrive en Chine vers la fin du 19ème siècle, la médecine était simplement

1
Il est vrai qu’il existe d’autres grands textes remarquables qui contribuèrent à élaborer ce système médical, on
aurait pu évoquer aussi les ouvrages de Sūn Sī Miǎo, de Liú Wán Sù, Lǐ Dōng Yuán, Zhāng Jiè Bīn, Yè Tiān Shì
et beaucoup d’autres, mais ces cinq ouvrages semblent avoir jeté la base de ce qu’est la médecine chinoise.

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nommée « yī » (医 / 醫). A cette époque et bien avant, elle coexistait avec d’autres
systèmes de soins : chamanisme, pratiques médicales religieuses (wū 巫 ou zhù 祝). Et
les frontières entre ces différentes approches n’étaient pas toujours claires. Il y eut une
influence mutuelle entre ces manières d’aborder les soins.

Talisman médical
Tiré du Jiàng Xuě Yuán Gǔ Fāng Xuǎn Zhù
绛雪园古方选注
(Sélections expliquées des anciennes formules du jardin de neige écarlate)
De Wáng Zǐ Jiē 王子接, dynastie Qing, 1732

Talisman porté par le médecin,


censé le protéger des qì épidémiques
lorsqu’il examine un patient malade.

Cependant, il est historiquement avéré qu’au plus tard à l’époque des Printemps et des
Automnes (770-476 av. JC), la médecine « yī » ( 医 ) est devenue un corps
professionnel différent des courants spiritualistes et chamaniques. Elle est devenue
officiellement la médecine des Empereurs et des Etats, bien que subsistaient
activement les autres systèmes de soin. Comme chez nous, l’hégémonie de la
médecine scientifique n’a pas fait disparaître les guérisseurs et autres rebouteux. Donc,
si on respecte l’histoire et si on veut être large, la médecine chinoise a en réalité un peu
moins de 3000 ans, bien qu’elle fut probablement élaborée à partir de pratiques plus
anciennes. Mais même ces trois millénaires sont encore trop généreux. Car nous
savons que la bible de la médecine chinoise, le Nèi Jīng (Classique interne), a été
terminé, affiné, structuré sous la dynastie Han (206 av. JC – 220 ap. JC). C’est à cette
même époque que les cinq mouvements, tels que nous les connaissons aujourd’hui,
furent amenés à maturité et clairement reliés aux théories du yīn yáng, qui constituent
la matrice fondamentale, le langage fondateur de la médecine chinoise. Cette évolution
transparaît d’ailleurs dans les derniers remaniements du Nèi Jīng (Classique interne).

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Et enfin, c’est au même moment que le colossal Zhāng Zhòng Jǐng composa le Shāng
Hán Zá Bìng Lùn 伤寒杂病论 (Traité des lésions du froid et de maladies diverses).
En d’autres termes, le système médical chinois parfaitement organisé et « finalisé » n’a
pas plus de 2000 ans d’existence.

La médecine « yī » (医) est issue du courant de pensée « huáng lǎo 黄老 », celui du


Yì Jīng (Classique des changements), avec le développement de théories
fondamentales telles que yīn yáng, cinq mouvements et qì. Elle se veut rationnelle, en
expliquant les maladies et la guérison comme des processus naturels et en abandonnant
toute idée surnaturelle, magique, religieuse. C’est un peu la médecine « scientifique »
de l’époque ! C’est ce courant médical qui est l’ancêtre de ce que nous nommons
médecine traditionnelle chinoise, mais que nous devrions simplement appeler
médecine chinoise : « zhōng yī » (中医 / 中醫), zhōng 中 signifiant Chine ou chinois,
yī 医 signifiant médecine.

Avec l’avènement en 1949 de la République Populaire de Chine, il y eut en effet un


bouleversement dans la profession tant au niveau de l’enseignement que de la pratique.
Mais pour comprendre ce changement, il faut se remémorer ce qui se passa avant cette
époque cruciale. D’après les historiens, juste avant cette période, la médecine chinoise
était en train de mourir. Les nationalistes et républicains après 1912 tentèrent de la
faire disparaître par la loi. En effet, leur but était de supprimer les symboles liés à
l’ancien régime Impérial pour le remplacer par l’approche scientifique et occidentale.
La médecine chinoise devait donc être remplacée par la médecine moderne. Ce fut une
époque difficile et trouble pour la médecine « yī » (医)…

Jusqu’alors la médecine s’apprenait surtout de maîtres à disciples, souvent dans les


lignées familiales et était même fréquemment pratiquée dans la maison du médecin ou
du pharmacien. Tout était privé, familial. Le début du 20ème siècle (donc bien avant la
République populaire de Chine) vit naître les premières universités, les premiers
hôpitaux de médecine « yī » (医). Mais comme les gouvernements ne soutenaient pas
cette tendance et même s’y opposaient, ce développement fut assez faible et localisé.
Ce n’est que sous l’impulsion de la République populaire de Chine qu’au milieu des
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années 50 furent développés les académies et les hôpitaux uniquement dédiés à ce
qu’on appellera la MTC : « zhōng yī » (中医). La première institution créée par le
ministère de la santé vit le jour le 19 décembre 1955. Après cette date, le
développement du système médical universitaire explosa partout en Chine, dans toutes
les provinces. C’est Zhou En Lai ( 周 恩 来 ) qui ordonna la création des quatre
premiers instituts de médecine chinoise en 1956, à Pékin, Shanghaï, Canton et
Chengdu. En 1960 le nombre de collèges monta à 19. Dans le programme de ces
écoles, les connaissances en médecine chinoise dominaient largement sur celle de la
biomédecine, selon un ratio de 7 pour 3.

On invita les médecins à abandonner leur cabinet privé pour travailler dans les
institutions gouvernementales. Le besoin en soin était important et les acupuncteurs et
autres praticiens devaient se mettre au service de la collectivité. Tout ou presque devait
se passer dans ces nouvelles structures d’Etat. C’est aussi à ce moment-là que pour
chaque grande spécialité : médecine interne, médecine externe, gynécologie, pédiatrie,
ophtalmologie, ORL, massage, acupuncture, etc., on demanda aux experts les plus
réputés de proposer un enseignement officiel pour chaque discipline, afin de rendre
homogène l’enseignement, indispensable pour une organisation universitaire. Cette
réorganisation de l’enseignement et de la pratique de cet art changea quelque peu son
apparence, mais pas son essence. Il est possible que momentanément, cela réduisit
l’étendue de son savoir, de son expérience, de ses techniques. Mais avec la
redynamisation de l’initiative privée, un nouvel essor est en train de s’opérer. J’ai
l’intime conviction que la médecine chinoise sortira victorieuse de cette époque
particulière grâce à l’énorme effort de recherche tant sur le plan théorique que pratique.

Est-ce pour ces raisons que je disais que le communisme sauva la médecine chinoise ?
Non, ce n’est que la description du bonus ! Car le vrai bienfait de cette époque
s’appliqua sur quelque chose de plus grave.

La médecine du pays du milieu fut incontestée jusqu’à la première décennie du


vingtième siècle. Il y eut bien quelques contacts marginaux avec la médecine de
l’ouest mais très isolés et cette dernière était regardée avec suspicion. Jusqu’à cette
époque, la médecine n’était pas dite « chinoise » et était relativement hétérogène,
constituées de nombreux courants de pensées et de pratiques.

Sous l’influence du « semi-colonialisme » occidental, les Républicains firent abdiquer


le système impérial et prirent le pouvoir. Ils trouvèrent que la médecine ancienne,
alliée du système impérial, était incompatible avec l’élaboration d’un nouveau pays
basé sur la connaissance moderne et scientifique occidentale. La médecine chinoise fut
donc attaquée avec sévérité.

Par exemple, en 1914, Wāng Dà Xiè ( 汪 大 燮 ), le ministre de l’éducation du


gouvernement républicain déclara : « [Le gouvernement] est déterminé à éliminer la
médecine chinoise et à empêcher l’utilisation des substances médicinales chinoises »
(“ 余决意今后废去中医 ,不用中药 ”). Autre exemple, en 1929 lors du premier
congrès du comité central de la santé publique du Guomindang à Nan Jing, un groupe
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de responsables mené par Yú Yún Xiù (余云岫) proposa l’abolition de la médecine
chinoise dans les termes suivants : « l’abolition de la médecine de style ancien afin
d’éliminer les obstacles de la médecine et la santé publique ». Même de nombreux
intellectuels du parti communiste condamnèrent la médecine chinoise dans les années
20 et 30. Elle était alors souvent appelée dédaigneusement « la vieille médecine (jiù yī
旧 医 ) » en opposition à la nouvelle médecine (xīn yī 新 医 ) en provenance de
l’Ouest… Yú Yún Xiù dès 1914 dans sa « Révolution en médecine » dit clairement :
« La médecine ne doit pas être séparée en chinoise ou occidentale, mais en nouvelle et
ancienne et rétrograde »…

Yú Yún Xiù
余云岫

L’événement déterminant qui initia l’intérêt des chinois pour la médecine occidentale
fut l’épidémie de peste pneumonique de Manchourie de 1910-1911. Durant cette grave
épidémie d’une maladie infectieuse transmissible, des chinois formés par les
occidentaux conseillèrent de mettre en quarantaine les malades et de brûler les morts.
Dès que ces simples précautions d’hygiène furent appliquées, l’affection diminua
rapidement. A partir de ce moment-là cette médecine venue des étrangers de l’ouest
fut prise au sérieux, sa popularité ne cessa de grandir et fut une concurrente de plus en
plus redoutable pour le système de soin conventionnel local.

Bref, l’époque n’était pas très favorable aux tenants de la « médecine des anciens ».
C’est pourquoi devant le développement dynamique de la médecine occidentale en
Chine, devant la pression des gouvernants et d’une partie de l’intelligentsia, de grands
noms de la médecine chinoise de l’époque élevèrent la voix pour défendre leur art.

La première conséquence, la plus capitale à mes yeux et qui est sans doute la racine de
l’organisation actuelle de la médecine chinoise en Chine, fut que les rivalités des
différents courants médicaux disparurent au bénéfice d’une unification solide. En effet,
depuis l’avènement de l’école des maladies de la tiédeur sous la dynastie Qing, de
nombreux conflits, dissensions, scissions faisaient rage entre les tenants de cette école
et celle du Shāng Hán Lùn (Traité des lésions du froid). Les tensions entre les
différents courants médicaux n’étaient pas nouvelles. Les premières remontent aux
dynasties Song et Yuan. Mais ces luttes ne furent jamais aussi fortes que sous la
dynastie Qing.

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Pour ne parler que de l’époque qui nous concerne, du 19ème jusqu’au début du 20ème
siècle, une guerre sans merci fit rage entre ces deux écoles, affaiblissant l’ensemble de
la profession. On les disait incompatibles comme l’eau et le feu. Et pourtant face au
danger, les praticiens firent taire leurs inutiles querelles pour défendre le bien
commun. Le conflit fit place à une grande unité. La différence d’interprétation des
classiques et de la manière de soigner fut considérée très vite comme inutile, futile
devant l’ennemi commun. On s’attacha davantage à mettre en avant les spécificités de
ce système médical en opposition avec celui venu de l’étranger. On s’aperçut vite à
cette époque que finalement les différents courants médicaux avaient une seule et
même origine et tout le monde travailla à la création d’une autre manière de penser la
médecine chinoise. La lutte entre les différentes écoles de pensées s’éclipsa au
bénéfice de l’unité.

Le deuxième effet de ce combat pour la survie de la médecine chinoise fut la création


de nombreuses associations et organisations nationales où les professionnels se
réunirent pour défendre leurs intérêts, ainsi que la pratique et l’enseignement de leur
système médical. En deux décennies, dans les années 20 et 30, au moins 70 écoles et
90 organisations professionnelles virent le jour. A cette époque, la relation verticale
maître à disciple évolua vers une diffusion des savoirs plus horizontale de professeurs
à élèves, et les praticiens se construisirent une identité commune. C’est à ce moment-là
que « yī » (医) se transforma en « zhōng yī » (中医). On peut même dater précisément
cette transformation. En réaction aux menaces des républicains qui voulaient faire
disparaître la médecine des temps anciens, pour la première fois de leur histoire, les
praticiens s’unifièrent en un seul groupe le 17 mars 1929 à l’occasion d’une
conférence à Shang Haï. A l’issue de ce congrès, une délégation fut envoyée à Nan
Jing pour négocier avec le gouvernement afin d’éviter l’éviction de la médecine de
Chine. Aujourd’hui encore, le 17 mars est le « jour de la médecine nationale » à
Taiwan et à Singapour.

Finalement, les communistes dans les années cinquante ne firent qu’achever un


mouvement antérieur à 1949. Ils officialisèrent l’identité spécifique de la médecine
chinoise, la rendirent homogène, indépendante de la science moderne, l’instituèrent
médecine d’Etat, développant son enseignement, sa pratique hospitalière, sa recherche,
alors qu’au même moment partout dans le monde les médecines traditionnelles
s’affaiblissaient ou disparaissaient. En Inde par exemple, l’Ayurveda fut rabaissée au
statut de médecine complémentaire, auxiliaire. En Chine, même si la médecine
traditionnelle n’eut pas le même support économique que la médecine occidentale, elle
ne fut jamais considérée comme paramédicale mais comme médecine à part entière et
même reconnue plus efficace pour certaines maladies. Son prestige fut conservé, sans
cesse célébré à travers la dextérité de certains fameux praticiens. Selon les estimations
de l’OMS en 2002, la médecine chinoise assume 40% des soins en Chine. Selon des
sources gouvernementales, il existe actuellement dans ce pays 77 institutions
indépendantes de médecine chinoise. Le nombre total de scientifiques et de techniciens
engagés dans ce domaine est de plusieurs dizaines de milliers. Chaque province
possède des instituts de recherche, des services médicaux et des universités spécialisés
en médecine chinoise. Elle est également présente dans les établissements de médecine

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occidentale, les universités d’enseignement général et les instituts de recherche
polyvalents. On estime à plusieurs centaines de milliers les consultations quotidiennes.

La seule chose que certains « puristes » pourraient reprocher aux premiers dirigeants
communistes, et je parle de Mao Ze Dong, Zhou En Lai, Liu Shao Qi, c’est d’avoir
suivi ce que certains médecins chinois de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle
préconisèrent. En effet, des maîtres de renom comme Zhāng Xí Chún 张锡纯 (1860 -
1933) ou Yùn Tiě Qiáo 恽 铁 樵 (1878 – 1935) prônèrent la combinaison de la
médecine chinoise et occidentale. Yùn Tiě Qiáo mit notamment en avant la capacité de
la médecine chinoise à absorber les nouveaux concepts de la médecine occidentale
pour créer une « nouvelle médecine chinoise – 新中医 ». Et bien avant la réforme
médicale orchestrée par le nouveau pouvoir dans le milieu des années 50, la médecine
occidentale fut intégrée dans le cursus des études des étudiants dès le début des années
30. Par exemple, le très célèbre médecin Shī Jīn Mò 施今墨 incorpora anatomie,
physiologie, bactériologie, pathologie dans son institut dès 1932.

Il est évident que ce ne sont pas les « communistes chinois » qui modifièrent la
médecine chinoise, mais plutôt la concurrence de la médecine moderne. Certaines
manières de penser, de pratiquer évoluèrent avec cette influence contemporaine, mais
la « Chine Pop » ne peut pas être accusée d’avoir déformé le système médical chinois.
Au contraire, elle l’a sauvé d’une disparition annoncée. Mao n’a jamais eu l’intention
de faire disparaître la médecine chinoise, dès le départ il a voulu l’intégrer dans le
système de soin, contrairement à ce que voulait faire les Républicains. En 1954, les
praticiens en médecine occidentale eurent même l’obligation d’étudier la médecine
chinoise2. En 1958, elle fut déclarée « trésor national ».

L’autre transformation qui peut être imputée à Mao est le fait d’avoir écarté de
l’enseignement de la médecine chinoise des pratiques jugées superstitieuses. Dans les
faits on a surtout évacué les méthodes qui appartenaient à la médecine chamanique ou
religieuse qui subsistaient avec le courant plus conventionnel de la médecine chinoise,
celui du Nèi Jīng (Classique interne) et du Shāng Hán Lùn (Traité des lésions du
froid). Cela impliqua non pas la disparition mais l’atténuation de l’utilisation de
multiples techniques comme les talismans, les incantations, les rituels magiques, le Yì
Jīng (Classique des changements) médical, certaines notions comme les esprits
démoniaques (guǐ 鬼 ) et les esprits (shén 神 ). Tout cela ne collait pas avec une
structure universitaire et fut mis à l’écart. Ces pratiques continuent cependant à être
employées discrètement partout en Chine, et dans toute l’Asie.

Beaucoup de français qui affirment que la Chine moderne a mis à mal sa tradition
médicale, le font à partir d’une vision fantasmée de la Chine antique. Le plus souvent
ces personnes n’ont aucune connaissance de l’histoire réelle de la médecine chinoise,
de ses différents courants idéologiques. Ils ne pratiquent pas selon les acquis d’une des
grandes écoles anciennes comme celles du Shāng Hán Lùn, des maladies de la tiédeur,

2
Cette initiative cessa à la fin des années 50 mais eut comme résultat d’imposer la médecine chinoise comme
une alliée sérieuse dans le système de soin général.

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de Lǐ Dōng Yuán, de Zhū Dān Xī ou encore de Zhāng Jiè Bīn. Ils ne connaissent ni ces
théories ni leur approche clinique.

Même leur acupuncture n’est pas basée sur l’enseignement du premier et du plus grand
classique de cette spécialité, j’ai nommé le Zhēn Jiǔ Jiǎ Yǐ Jīng (Classique de l’ABC
de l’acupuncture et de la moxibustion). La grande majorité ne pratique que
l’acupuncture, une acupuncture déviante, qui n’a AUCUN lien réel avec une lignée
ancestrale, qui est toujours le fruit d’inventions récentes en France. Sans exception, ils
ne lisent pas le chinois, n’ont aucun lien direct avec la tradition dont ils se réclament et
souvent critiquent les médecins chinois et la pharmacologie chinoise qu’ils ne
connaissent pas. Ils véhiculent des tas de théories fumeuses qu’on ne rencontre qu’en
France et qui font l’étonnement du reste du monde. Pour avoir été souvent invité dans
les congrès internationaux pour donner des conférences, je peux témoigner que les
français sont souvent considérés comme suspects aux yeux des autres…

Ces personnes, porteuses de confusion, doivent savoir que malgré les évolutions
modernes, il demeure en Chine un courant très traditionnel utilisant les concepts et la
sagesse directement tirés des tous premiers classiques originels. De très nombreux
grands experts continuent à maintenir vivace et dynamique la tradition des grands
courants de pensée du système médical chinois. J’émets le vœu que la jeune génération
ne s’accroche pas aux supercheries franco-françaises et s’assure d’étudier la médecine
chinoise « chinoise », avec comme référence absolue les grands classiques qui ont créé
ce système médical. Commençons à étudier la médecine chinoise à la chinoise et
ensuite quand nous la maîtriserons vraiment, nous pourrons peut être proposer
quelques apports personnels. Mais avant de la transformer, soyons humbles, étudions-
là.

Le cas particulier de l’acupuncture


Il faut savoir que l’acupuncture ne cessa de décliner rapidement durant les dynasties
Ming et Qing. De grands maîtres comme Zhāng Jiè Bīn 张介宾 (1563-1640) et Xú Dà
Chūn (1693-1771) 徐 大椿 déplorèrent qu’à leur époque on ne trouvait que peu
d’acupuncteurs célèbres. En outre, face à une pratique peu rigoureuse l’Académie
Impériale interdit en 1822 l’enseignement et la pratique de l’acupuncture. Les
historiens soulignent que ce déclin fut provoqué par l’aversion des aiguilles de
beaucoup de patients, le développement de méthodes plus douces comme le massage
et surtout la préférence de la pharmacologie par l’élite médicale. C’est pourquoi,
aujourd’hui de toutes les grandes spécialités médicales chinoises, l’acupuncture est
celle qui semble la moins bien honorée. Et c’est vrai que l’acupuncture fut
relativement influencée par l’approche didactique de la pharmacologie. Mais ne
jugeons pas trop vite nos confrères chinois qui soignent quotidiennement des centaines
de milliers de patients.

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Session d’acupuncture pratiquée dans la rue en 1934

Il est à noter que face à ce déclin de l’acupuncture, quelques acupuncteurs dans les
années 30 participèrent à un renouveau. Le plus emblématique d’entre eux est Chéng
Dàn Ān ( 承 淡 安 ). Après un voyage au Japon il ouvra le tout premier collège
d’acupuncture en 1933. Son approche de l’acupuncture est complètement basée sur les
grands classiques de cette spécialité, du Zhēn Jiǔ Jiǎ Yǐ Jīng (Classique de l’ABC de
l’acupuncture et de la moxibustion) au Zhēn Jiǔ Dà Chéng (Compendium de
l’acupuncture et de la moxibustion) en passant par les écrits de Sūn Sī Miǎo et d’autres
grands noms de l’acupuncture ancienne. Cependant, il systématisa l’enseignement, le
structura de manière plus moderne, afin de répondre aux besoins de la Chine
contemporaine. Jusqu’alors, il faut le dire, l’enseignement de cet art médical était très
désordonné, familial, horizontal et surtout basé sur l’application des formules
anciennes, des indications traditionnelles des classiques avec plus ou moins de
dextérité. Chéng Dàn Ān initia une première forme de standardisation, d’organisation,
qui influença fortement les générations suivantes.

Chéng Dàn Ān
承淡安

Petit à petit l’acupuncture glissa vers la standardisation de la pharmacologie, ce qui


n’était pas le cas avec Chéng Dàn Ān, dont le style était plus classique. Le représentant
le plus caractéristique de ce courant qui domine actuellement en Chine est Xiào Shǎo
Qīng 肖少卿 de Nan Jing. Son ouvrage le Zhōng Guó Zhēn Jiǔ Chǔ Fāng Xué 中国
针 灸 处 方 学 propose un grand nombre de traitements acupuncturaux dont la

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classification est proche des livres de médecine interne qui utilisent essentiellement la
pharmacologie. Dans la même veine, Lǐ Shì Zhēn 李世珍 , autre acupuncteur hors
pair, dans son Cháng Yòng Xué Lín Chuáng Fā Huī 常用腧穴临床发挥 (Exposé
détaillé de l’usage des points d’acupuncture en clinique) présente les applications des
points selon la différenciation des syndromes utilisée en pharmacologie.

Pour dire vrai, ce que les responsables universitaires ont voulu faire, c’est standardiser
l’acupuncture pour qu’elle rentre plus facilement dans le moule d’un enseignement
universitaire. Cette spécialité a davantage souffert de cette standardisation que de
l’influence de la pharmacologie. Bien qu’intéressante cette démarche a affaibli, peu à
peu, la notion de méridiens et de liaisons dans la pratique de l’acupuncture. On peut
dire que d’un côté ce nouveau style a bouleversé le style ancien, l’a fortement diminué.
C’est vrai. D’un autre côté, il offre une nouvelle voie, un nouveau développement de
cet art. Il n’est pas coupé de ses racines traditionnelles et prouve depuis 50 ans, qu’il
est capable de soigner des centaines de milliers de personnes tous les jours. Il faut à
nouveau comprendre que ce nouveau style ne remplace pas l’ancien mais vient s’y
ajouter.

En outre, les pratiquants d’une acupuncture plus antique, basée sur les méridiens, sur
la palpation du réseau des jīng luò 经络, et l’utilisation des points selon les classiques
anciens, sont de plus en plus nombreux. Le Dr Wáng Jū Yì 王居易 est un exemple de
ce renouveau de l’approche antique. Il est fort à parier que dans une ou deux
générations celle-ci reprendra la place qu’elle mérite. A aucun moment je n’ai dit que
l’acupuncture chinoise contemporaine n’était pas valable. Au contraire je pense que
c’est un outil remarquable, que je soutiens, que je pratique. Mais je reconnais que c’est
le domaine qui a le plus évolué ces quatre derniers siècles.

Wáng Jū Yì
王居易

Conclusion
Le fait qu’aujourd’hui la médecine chinoise ait intégré dans son cursus une partie des
connaissances de la médecine occidentale est-il un danger ? Cette combinaison ne
risque-t-elle pas d’affaiblir ses principes ancestraux ? Pour ma part, je pense que non.
Car la civilisation chinoise a toujours eu cette capacité d’assimiler de nouveaux points
de vue et de les rendre compatibles avec leur système de pensée. Les chinois ont
toujours eu une propension à l’expansion du savoir, en ajoutant à l’ancien le nouveau.

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Or, chez nous, la science moderne tend à remplacer le vieux par le nouveau. Une
expression souligne parfaitement cette aptitude chinoise : « continuité à travers le
changement (tōng biàn 通变) ».

Ce que j’ai pu constater durant mes nombreux séjours en Chine, c’est que les chinois
ont réussi à associer intelligemment ces deux sciences et qu’ils ont même gardé une
place importante pour une pratique plus traditionnelle, plus classique, plus ancienne.
Donc rien n’est renié ou oublié au pays du milieu, on a simplement ajouté un nouveau
développement à la médecine chinoise.

Contrairement à la thèse de certains sinologues américains comme Elisabeth Hsu, je ne


crois pas que la Chine communiste ait inventé une nouvelle médecine chinoise. Elle a
sans doute favorisé une synthèse particulière, comme il y en a eu à d’autres époques
comme celle de la dynastie Song. Mais il est important de comprendre que les
éléments de cette synthèse appartiennent à l’histoire de la médecine chinoise. Même si
divers styles ont été combinés arbitrairement, rien n’a été créé spécialement à ce
moment-là. A plusieurs reprises, le pouvoir impérial tenta d’influer sur la manière
d’organiser ce domaine essentiel au bon fonctionnement de la société. Comment en
serait-il autrement ? Nos universités de médecine ne sont-elles pas dépendantes de nos
états démocratiques ? Il est certain que la synthèse contemporaine de la médecine
chinoise est née de la concurrence de la médecine occidentale au début du XXème
siècle, de son combat contre le danger de son éradication par les nationalistes
républicains à la même époque, et de sa standardisation selon le modèle universitaire
occidental par les communistes dans les années cinquante.

Ce que Mao et ses continuateurs apportèrent en plus est la collaboration avec la


science moderne, avec la médecine occidentale. Certains voient dans cette
collaboration une possible dénaturation de l’esprit de la médecine chinoise. Ceci serait
vrai si les deux systèmes médicaux étaient combinés en permanence et ne pouvaient
pas s’exprimer indépendamment. Or, de nombreux praticiens continuent à pratiquer
une médecine purement chinoise, basée sur les grands classiques. Et on peut même
voir un grand retour vers ce style plus « antique ». Les grands textes sont de plus en
plus réédités, mis à l’honneur, étudiés, commentés, beaucoup de cliniciens utilisent
uniquement les dialectiques traditionnelles comme celles de l’école du traité des
lésions du froid, des écoles de la tonification de la terre, de la nutrition du yīn, de la
tonification tiède, des maladies de la tiédeur, etc.

Toutes les personnes qui en France critiquent la médecine chinoise d’aujourd’hui sont
des personnes, sans exception, qui n’ont pas réussi à s’adapter à ses nouveaux
développements en Chine, et à ses apports massifs de connaissances notamment au
niveau de la pharmacologie et de la pathologie. Comme ils se sentent dépassés, ils
dénigrent par réflexe de défense. Cela ne serait pas très grave s’ils n’avaient pas,
souvent, des responsabilités d’enseignement par le biais desquelles ils polluent l’esprit
des étudiants. Par chance, la médecine chinoise est bien plus résistante qu’eux et leur
génération sera évacuée par la nouvelle qui étudie actuellement en Asie.

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Texte corrigé par Philippe Bazin

Bibliographie :
Zhang Yan Hua (Ethnographic account from contemporary China).
Elisabeth Hsu (The Transmission of Chinese Medicine).
Kim Taylor (Medicine of Revolution: Chinese medicine in Early Communist China
1945-63 et TCM: The Construction of Tradition).
Volker Scheid (Chinese Medicine in Contemporary China: Plurality and Synthesis et
TCM: The Construction of Tradition).

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