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LA PERSPECTIVE

MÉTAPHYSIQUE
Collection "Mystiques et religions"

L A PERSPECTIVE
MÉTAPHYSIQUE
par Georges Vallin
Professeur à l'Université de Nancy II

AVANT-PROPOS

de P a u l Mus
Professeur au Collège de France

2 EDITION

DERVY-LIVRES
6, rue de Savoie
PARIS-VI
© Dervy-Livres, février 1977
N° ISBN 2-85076-041-2
PRÉFACE A LA DEUXIÈME ÉDITION

C'est en 1959 que paraissait la première édition de « la Pers-


pective métaphysique » qui constituait la thèse complémentaire
du Doctorat d'Etat de Philosophie que nous avions soutenue
en Sorbonne et à propos de laquelle un auteur affirmait récem-
ment : « Cette thèse de doctorat-ès-lettres est, croyons-nous, la
première d'inspiration guénonienne (1). »
Dans cette préface à la seconde édition, il nous paraît utile
de préciser d'abord les liens qui unissent à l'œuvre de Guénon
le travail que nous poursuivons depuis 20 ans dans le cadre de
l'Université. Guénon a eu l'immense mérite d'ouvrir un espace
intellectuel qui, pour le philosophe que nous étions, apparaissait
radicalement neuf et proprement « révolutionnaire », bien que
et peut-être parce qu'il se place du point de vue de ce qu'il
appelle la Tradition. Rien de moins « conservateur » nous
semble-t-il, que cette ouverture à l'horizon traditionnel tel
qu'il le définit et qui nous contraint à jeter un regard nouveau
sur les productions idéologiques et les tics mentaux du penseur
occidental avec les présupposés et les pulsions qu'ils véhiculent.
La critique marxiste du monde capitaliste ou la critique nietz-
schéenne du nihilisme occidental nous paraissent beaucoup
moins « subversives » que la critique guénonienne du monde
moderne. Mais cette critique peut être située à deux niveaux.
L'appel à la tradition pour contester la modernité peut prendre
la forme d'une condamnation ; le monde moderne apparaît
alors comme une perversion à laquelle il convient de s'opposer
au nom d'une exigence éthique. Un certain « guénonisme »
(mais Guénon n'était sans doute pas plus guénonien que Marx
n'était marxiste) peut conduire à un attachement intempestif et
déraisonnable à des formes passées, et proprement dépassées,

(1) Cf. la préface de R. Amadou au « Symbolisme de la Croix » de


R. Guénon (réédition 10/18, p. 16, note 1. Parmi les ouvrages récents
consacrés à René Guénon nous tenons à signaler le livre de J. Tourniac :
« Propos sur René Guénon » (Edition Dervy-Livres. Coll. Mythes et Reli-
gion).
au nom de la Tradition (2). D'où une pente assez naturelle qui
mène à un traditionalisme proprement réactionnaire et « réac-
tif » (pour reprendre une expression nietzschéenne). Une partie
de l'œuvre guénonienne est visiblement préoccupée de lutter
contre les aberrations de la modernité qu'elle dénonce et qui
apparaissent, pratiquement (sinon en toute rigueur doctrinale)
comme des accidents monstrueux et regrettables qu'il était
possible d'éviter.
Sans doute la vigueur de la condamnation est-elle une instance
nécessaire de la critique, de même que le refus des séductions
du monde est un moment nécessaire dans le cheminement spi-
rituel conduisant le mystique ou le sage vers les diverses formes
du « Divin ». Mais le risque est grand de voir le traditionaliste
se figer dans un réflexe de recul et d'inhibition, dans une néga-
tion d'exclusion, dans une crispation moralisatrice, voire pas-
sionnelle et très occidentale, vis-à-vis de la modernité.
Un deuxième niveau de la critique, analogue au mouvement
de retour vers le monde dans le cheminement spirituel, conduit
le penseur traditionnel à discerner la nécessité du passage qui
mène d'une civilisation traditionnelle à la modernité et à ses
aberrations. Ce deuxième niveau nous paraît devoir prendre de
plus en plus d'importance à mesure que s'accélère la dissolu-
tion des formes que Guénon a si vigoureusement mise en
lumière. Lorsque les aberrations apparentes du « règne de la
quantité » s'inscrivent dans le processus de décomposition
caractérisant la fin du cycle actuel, selon la doctrine tradition-
nelle reprise par Guénon, elles comportent une dimension de
nécessité qui peut conduire à en saisir la secrète justification.
Dans cette optique, les révoltes modernes et contemporaines
contre les formes culturelles, sociales et politiques de type tra-
ditionnel peuvent sembler jouer un rôle indispensable à l'épui-
sement des ultimes possibilités de ce cycle et conditionner, de
ce fait, l'avènement d'un cycle nouveau.
Une sagesse non dualiste, d'inspiration shivaïte (3) ne peut
donc se limiter au mépris ou à la haine moralisatrice de ce qui
est antitraditionnel dans la modernité, mais comporte nécessai-
rement un effort de compréhension et d'ouverture à ses aspects
les plus traumatisants. Sans doute ne s'agit-il nullement pour
le non-dualiste de succomber aux illusions progressistes qui se
trouvent d'ailleurs largement démystifiées actuellement par le
(2) Nous visons ici certaines structures sociales et politiques, et non
les symboles ou les rites, institués par les grandes traditions spirituelles.
Il nous paraît évident que ces symbole-s et ces rites — tels qu'on lies
rencontre par exemple dans la tradition catholique ou dans la Franc-
maçonnerie, constituent, tant que subsistent les conditions de leur exer-
cice, des instruments privilégiés de vie et de réalisations spirituelles pour
l'homme d'aujourd'hui.
(3) Shiva représente comme on sait, dans l'Hindouisme, la fonction
destructrice ou plutôt transformatrice du Divin, opposée à — ou plutôt
complémentaire de — la fonction conservatrice représentée par Vishnou.
cours même de notre histoire. Mais il peut fort bien discerner,
avec les marxistes, un sens de l'histoire, sans tomber pour
autant dans l'illusion qu'il s'agit là d'un progrès. La société
sans classes visée par le marxisme lui paraîtra fondée sur une
forme sans doute métaphysiquement caricaturale de la justice,
mais sur une forme réelle, peut-être la seule qui soit compatible
avec les conditions de la fin de « l'âge sombre (4) ». Il sera
capable également de voir que la lutte contre l'instauration de
cette ultime forme de justice repose peut-être en fait sur la
volonté farouche de conserver un ordre social violent et injuste.
La pensée traditionnelle, envisagée dans la rigueur des arti-
culations théoriques et du langage que nous a légués Guénon
nous paraît aussi éloignée d'un conservatisme réactionnaire
camouflant sa peur du changement et de la perte des privilèges,
derrière le masque d'une défense de la Tradition, que des illu-
sions progressistes qu'il est légitime de dénoncer au nom de
celle-ci.
Le penseur traditionnel qui prend conscience des implica-
tions essentielles du Non-dualisme (ou de ce que nous proposons
d'appeler « la Perspective métaphysique ») peut donc être le
contraire d'un traditionaliste au sens ordinaire de ce terme. Au
nom de l'essence de la Tradition il peut admettre et compren-
dre, toutes illusions abolies, la nécessité de formes nouvelles (5)
aussi bien que l'inéluctable destruction de toutes les formes.
Car il connaît non seulement le caractère finalement illusoire
et métaphysiquement équivalent de toutes les formes (cosmi-
ques, historiques, culturelles) qui sont rigoureusement nulles
au regard de l'Infini, mais il sait voir aussi dans toutes les
formes, et notamment dans les formes culturelles, y -compris
celles qui s'expriment dans une civilisation non traditionnelle,
une manifestation et un reflet du « Principe ». Sans doute
est-il parfaitement légitime dans une telle optique de dénoncer
les contrefaçons et les impostures, mais il est tout aussi néces-
saire, croyons-nous, de comprendre la nécessité de ces dernières
et de renoncer à l'attitude souvent trop rigide et passionnelle
qu'au nom de la Tradition le traditionaliste affiche c o u r a m m e n t
à leur égard (6).

(4) Cf. l'analogie frappante entre la société sans classes vers laquelle
tend le marxisme et le mélange des castes à la fin de l'âge sombre (Kali-
Yuga) selon l'Hindouisme.
(5) Il s'agit ici surtout de formes politiques et sociales. Un Non-dua-
liste ne peut pas ne pas comprendre la légitimité des luttes révolution-
naires visant à supprimer des injustices sociales scandaleuses qui s'abri-
tent, dans beaucoup de pays du tiers monde, derrière des institutions
traditionnelles qui tendent à être littéralement des « superstitions »,
c est-a-dire des survivances mystificatrices.
(6) On pourrait évoquer à ce propos l'e mot de l'Ecclésiaste : « Un
chien vivant vaut mieux qu'un lion mort. » Le Non-dualiste est capable
de discerner, conformément au symbolisme chinois du Yin-Yang, le point
blanc reflétant le « Yang » dans la surface noire du « Yin », qui figu-
rerait ici les ultimes possibilités de la fin de « l'Age sombre ».
La pensée non dualiste nous paraît donc impérativement
comporter une attitude intégrative qui loin de condamner ou de
rejeter « les aberrations » de la modernité, les intègre dans
l'horizon illimité qui est le sien et permet de les cerner d'une
manière à la fois forte et nouvelle. C'est en cela que nous paraît
consister la dimension « subversive » d'une pensée de type tra-
ditionnel telle que nous pouvons avoir le désir et l'ambition de
la faire fonctionner aujourd'hui, après Guénon, dans le contexte
de cette modernité qui constitue notre lot, notre incontournable
destin.
Aussi bien la notion clé que nous voudrions retenir de Gué-
non n'est-elle pas tant celle de tradition, en raison des équivoques
qu'elle permet d'entretenir, que celle de métaphysique, malgré
l'hypothèque qui pèse sur cette dernière. Nous sommes parfai-
tement conscient, en tant que philosophe, de l'insolence dont
témoigne, aux yeux des tenants des idéologies dominantes
d'aujourd'hui, le retour délibéré à cette notion usée et décriée
de « métaphysique ». Mais cette insolence nous paraît plus que
jamais nécessaire et justifiée, car ce qu'à la suite de Guénon
nous appelons « métaphysique » est sans commune mesure
avec ce que la tradition philosophique occidentale, inaugurée
par Aristote, entendra par ce terme. Il convient de rappeler
ici que c'est dans les doctrines non dualistes de l'Asie (Advaîta-
Védanta, Bouddhisme du Grand Véhicule, Taoïsme) que la
« Métaphysique » nous offre ses formulations les plus cohéren-
tes et les plus explicites.
Ce que nous proposons d'appeler « la Perspective métaphy-
sique » nous paraît nouer avec les aspects les plus caractéris-
tiques de la Modernité une relation de mise en lumière réci-
proque qui justifie amplement sa pertinence et son actualité.
Le non-dualisme métaphysique est capable, croyons-nous, de
rendre raison de façon non résiduelle du nihilisme qui se trouve
au cœur de la pensée contemporaine. Dans son optique nous
pouvons comprendre comment notre culture, modelée par l'aris-
totélisme et le monothéisme judéo-chrétien, et fondée sur l'affir-
mation de la réalité de l'ego, a été progressivement contrainte à
mettre en relief le néant ou la puissance de négation à l'état
pur qui se trouve à la racine de l'ego. La Perspective métaphy-
sique nous permet de saisir la nécessité de cette nihilisation
qui est le support ontologique et historique de la dissolution
progressive des formes dont nous parlions plus haut. Elle nous
aide à cerner avec rigueur la présence envahissante de ce néant,
nié et refoulé par les épigones de Nietzsche aussi bien que par
le scientisme structuraliste. Ce que nous disions en 1959 dans
cet ouvrage nous paraît toujours valable : lorsque Sartre, dans
l'Etre et le Néant, identifiait le « Pour-soi » et le « Néant » il
avait visé croyons-nous, le terme du processus de dissolution
qui définit la modernité. Les philosophies actuelles, y compris
la deuxième philosophie de Sartre (7), nous semblent des régres-
sions en deçà de ce nihilisme radical dont Sartre avait vigoureu-
sement esquissé les contours théoriques. Le Non-dualisme nous
aide à cerner la nécessité de cet éclatement de l'homme vers
le bas, analogiquement inverse de l'éclatement vers le h a u t que
visent les techniques spirituelles des sagesses non dualistes.
Réciproquement cette nihilisation de fait, que masquent et
refoulent l'agitation technocratique aussi bien que les délires
progressistes contemporains peut conduire aujourd'hui à une
ouverture naturelle et spontanée au Non-dualisme métaphysique,
au-delà de la fascination parfois douteuse mais significative
qu'exercent de plus en plus, en Amérique comme en Europe,
les doctrines de l'Asie traditionnelle (8). La proximité du Néant
qui se trouve au moins implicitement présupposée par les
doctrines contemporaines de « la mort de Dieu » et de « la
mort de l'homme (9) » constitue une remarquable possibilité
d'ouverture à ce que Guénon appelle le Non-être, c'est-à-dire
à l'Absolu transpersonnel qui se trouve au cœur du Non-dua-
lisme métaphysique (10).
A cet égard les formulations métaphysiques d'un Shankara
ou d'un Nagarjuna nous paraissent plus actuelles que les lita-
nies soporifiques de la scolastique freudo-marxiste. Elles nous
permettent en effet d'envisager de façon bien plus radicale
que celle-ci la démystification des illusions « humanistes » grâce
à une mise en lumière des présupposés idéologiques sur lesquels
se fonde l'ethnocentrisme occidental qui inspire cette scolas-
tique aussi bien que les idéologies auxquelles elle s'attaque.
La philosophie occidentale s'avère actuellement et non sans
raison frappée d'inhibition et de mauvaise conscience devant les
impératifs d'une idéologie politique qui proclame la nécessité
de transformer le monde au lieu de l'interpréter et devant la
toute-puissance des sciences dont la philosophie peut rêver tout
au plus, dans son masochisme et son complexe de culpabilité,
d'être aujourd'hui la modeste servante.
Or nous pensons qu'il est urgent pour la philosophie de
prendre un peu de recul et de liberté en face de ces terrorismes
rassurants et de se tourner, en s'affranchissant de son ethno-
centrisme culturel vers les modèles théoriques élaborés par le
Non-dualisme dans ses formulations les plus caractéristiques.

(7) Dans la « Critique de la raison dialectique ».


(8) Cf. par exemple les œuvres d'A. Watts, notamment « le Bouddhisme
Zen ».
(9) Cf. notre article sur « les deux vides » dans le n° 6 (1969) de la
revue Hermès consacrée à « l'expérience du Vide en Orient et en Occi-
dent ».
(10) Il suffit que ce « néant », objet d'une angoisse refoulée ou d'une
affirmation illusoire, soit contemplé et intégré dans l'Universel, pour
que s'éveille à nouveau le sens du Non-être, ou de l'Infini, envisagé dans
la plénitude de son acception, au-delà des limitations que les théologies
et les ontologies de l'Occident lui ont fait subir.
Une telle ouverture nous semble, redisons-le, s'inscrire tout
naturellement dans la logique du développement de la moder-
nité qui nous invite à connaître les doctrines, formulées avec
dilettantes avides d'exotisme ou d'érudition, formulées avec
éclat et rigueur par les traditions métaphysiques de l'Asie, autre-
ment qu'en amateurs d'exotisme ou d'érudition.
Le philosophe pourra comprendre alors que ce qu'il combat-
tait derrière le mot de « métaphysique », à la suite de Kant,
de Nietzsche ou de Marx, n'était qu'une caricature de cette
« métaphysique » dont il nous paraît urgent de cerner les
modèles théoriques majeurs.
Nous pensons que dans l'approche de ces modèles et dans
l'analyse critique qu'ils nous permettent d'effectuer concernant
les catégories philosophiques ou théologiques de la pensée occi-
dentale, une tâche importante et nouvelle s'offre à la réflexion
philosophique. Nous proposons d'appeler « philosophie compa-
rée » l'ensemble des tâches qui, en fonction de l'approche des
modèles théoriques du Non-dualisme, peuvent se présenter aux
philosophes et à un certain nombre desquelles nous nous
sommes consacré depuis la première édition de la Perspective
métaphysique. La tâche primordiale est évidemment l'analyse
de ces modèles théoriques, à partir de certains textes fonda-
mentaux que nous avons mentionnés au cours et à la fin de
cet ouvrage (11), ainsi que l'inventaire raisonné des erreurs
d'interprétation dans lesquelles risque de tomber notre ethno-
centrisme idéologique.
A partir de cette approche d'ordre général, la philosophie
comparée (12) nous paraît pouvoir s'orienter vers les objectifs
suivants : tout d'abord une mise en parallèle des différentes
expressions asiatiques de la perspective métaphysique, ainsi

(11) Nous nous sommes surtout attaché aux textes indiens, hindouistes
et bouddhiques, dont nous pouvions avoir la version sanskrite. Pour une
approche de ces modèles théoriques et leur interprétation, nous tenons
à mentionner quelques ouvrages importants, parmi d'autres, qui ne figu-
rent pas tous dans notre première bibliographie. En premier lieu l'en-
semble de l'œuvre de R. Guenons ; « l'Absolu selon le Védanta » d'Olivier
Lacombe ; l'ouvrage plus récent de G. Bugault : « La notion de Prajñâ
ou de Sapience selon les perspectives du Mahâyâna ». (Institut de civi-
lisation indienne ; de Boccard.) Dans la même collection, signalons les
textes sanskrits édités, traduits et commentés par L. Silburn et consacrés
au Shivaïsme du Kashmir (notamment le Vijñâna bhairava et le Para-
mârthasara) ainsi que le commentaire, l'édition et la traduction par
J. Varenne de la Mahâ-Narâyana Upanishad. Du même auteur nous
mentionnerons le bel ouvrage sur : « Le Yoga et la Tradition hindoue »,
Edition Retz, qui complète l'excellente approche de M. Eliade : « Le
Yoga : liberté et immortalité », Payot. Pour une approche doctrinale du
Non-dualisme, nous citerons aussi la revue « Les Etudes traditionnelles »
(Ed. Traditionnelles) ainsi que la revue « Etre », dirigée par J. Klein. Parmi
les ouvrages influencés par la pensée de R. Guénon il y a lieu de signa-
1 l'ouvrage de R. Chenique : « Eléments de logique classique », deux
tomes, Dunod, 1975.
(12) Nous développons davantage ces divers points dans un article
à paraître : « Pourquoi le Non-dualisme asiatique ? (elements pour une
théorie de la philosophie comparée) ».
que des comparaisons entre formulations orientales et formula-
tions occidentales de type non dualiste. Il s'agirait alors de
mesurer l'écart entre des expressions plus lacunaires (en cer-
n a n t les raisons des lacunes et des silences éventuels) telles
qu'on peut les rencontrer chez certains présocratiques ou cer-
tains néoplatoniciens et les expressions plus complètes et plus
rigoureuses des formulations asiatiques (13). Un second type
de démarche conduit à une comparaison à l'intérieur d'un
même contexte culturel ou d'une même tradition spirituelle
entre les formulations d'inspiration ou de forme non dualiste
et les doctrines s'opposant à ces dernières. La réfutation du
non-dualisme shankarien par R a m a n u j a (14) peut nous ouvrir
des perspectives nouvelles sur les limitations constitutives du
monothéisme (15) voire sur la naissance de l'ontothéologie
occidentale à partir de la critique aristotélicienne de la théorie
des Idées de Platon.
Enfin la référence aux modèles non dualistes nous apporte
une nouvelle grille de lecture des productions idéologiques de
l'Occident et de leur histoire. C'est ainsi que la dialectique
hégélienne pourra faire figure d'inversion caricaturale de cer-
taines formulations non dualistes, ainsi que la doctrine sar-
trienne du Néant dont nous avons déjà signalé le rôle de véhicule
et de point de départ possibles pour une approche de ces modè-
les. Le Non-dualisme asiatique (théorie de la Manifestation, de
l'Illusion cosmique, etc.) pourra nous éclairer sur le devenir
des systèmes idéologiques de l'Occident et en premier lieu sur
le passage même de la pensée traditionnelle aux diverses étapes
de la modernité. Par rapport à l'Absolu transpersonnel de
l'Advaïta-Védanta ou du Mahâyana, le Dieu personnel du mono-
théisme exotérique fera figure non plus d'objet suprême de la
pensée religieuse en général ainsi que l'ethnocentrisme idéolo-
gique des Occidentaux, chrétiens ou athées, tendait à l'admet-
tre (16) mais comme la première étape de « la mort de
Dieu (17) ». Le Non-dualisme peut être alors le point de départ
d'une véritable philosophie de l'histoire des systèmes philoso-
phiques.
La philosophie comparée, par son analyse des modèles théo-
riques du Non-dualisme, peut nous aider à produire non seule-

(13) Il serait intéressant de développer la comparaison (déjà esquissée


dans notre ouvrage) entre la théorie lacunaire de la matière intelligible
chez Plotin et la doctrine de la Maya dans l'Advaïta-Védânta.
(14) Cf. l'ouvrage cité d'O. Lacombe présentant les deux interpré-
tations shankarienne et rama nu jienne des mêmes textes védantiques
(Upanishads, Brahma-sutras, Gita).
(15) De même, les aphorismes d'Héraclite l'Obscur nous semblent
s'éclairer considérablement à la lumière de certaines formulations boud-
dhiques du Non-dualisme.
(16) Nous préparons dans ce sens un article consacré à la signification
de la critique de Shankara par Ramanuja.
(17) Notre prochain ouvrage sera précisément consacré à « la première
mort de Dieu ».
ment une nouvelle mise en perspective des doctrines et de leur
histoire, mais des problématiques nouvelles concernant les caté-
gories sur lesquelles se fondent les idéologies dominantes suc-
cessives (philosophiques, théologiques, etc.) de notre culture.
Après la révolution copernicienne que constitue l'ouverture
aux modèles non dualistes qui déplacent les limites que l'Occi-
dent assignait à l'ontologie et à la théologie, les rapports
classiques entre la nature et Dieu se trouvent bouleversés (18).
Les tentatives de démystification de l'illusion religieuse d'un
Feuerbach, d'un Nietzsche ou d'un Freud se trouvent alors sans
objet en présence de l'Absolu transpersonnel du Non-dualisme,
à la fois radicalement immanent et transcendant à sa « mani-
festation ». Il y aurait lieu de montrer comment l'antihuma-
nisme résiduel et polémique, qui constitue aujourd'hui l'une
des dernières modes de la pensée philosophique, ne prend tout
son sens qu'à la lumière du Non-humanisme ou du Trans-huma-
nisme c'est-à-dire du dépassement décisif de l'antropocentrisme
occidental que nous offrent les doctrines du Zen, du Taoïsme ou
de l'Advaïta-Védanta.
La philosophie comparée telle que nous proposons de la
définir pourra contribuer à libérer le penseur occidental de son
ethnocentrisme et de son impérialisme idéologique et déboucher
non seulement sur l'élargissement, de plus en plus indispensable
aujourd'hui, de l'horizon culturel de l'historien de la philoso-
phie, mais aussi sur une véritable mutation de la pensée philo-
sophique elle-même, dont Heidegger jusqu'à sa mort nous sem-
ble avoir souhaité l'avènement lorsqu'il appelait le penseur
d'aujourd'hui à se frayer un « chemin vers l'Etre ».

G. VALLIN,
Nancy, le 11 octobre 1976.

(18) Cf. notre article : « Nature intégrale et nature mutilée » dans


le numéro spécial de la « Revue philosophique », janvier-mars 1974, consa-
cré aux « pensées asiatiques et orientales ». Ce numéro spécial que nous
avions été chargé de composer comporte notamment des articles de
F. Schuon, O. Lacombe et H. Corbin. Nous tenons à signaler à cette
occasion l'œuvre importante de H. Corbin (notamment « En Islam ira-
nien », quatre tomes) et « La Philosophie musulmane », Galhmard),
qui constitue une contribution capitale à l'approche des modèles théo-
riques du Non-dualisme. Rappelons aussi les ouvrages de F, Schuon
que nous avons cités dans la bibliographie de la première édition
et auxquels il convient d'ajouter « Logique et Transcendance », Ed. Tra-
ditionnelles, 1970 « Forme et Substance dans les Religions », et une
réédition de « L'Œil du Cœur », Dervy-Livres.
AVANT-PROPOS

Quelque avenir que l'on prédise à une discipline dont le


vigoureux et beau Traité de M. Jean Wahl vient chez nous de
recenser et de renouveler les titres et les chances (1), je ne
doute pas que le livre de M. Georges Vallin ne prenne place
parmi les ouvrages dont cet avenir, à son tour, se fera une
perspective sur le mouvement actuel de la philosophie.
M. Vallin le devra avant tout à la qualité de son travail, dense,
suggestif et qui n'a cédé à aucune tentation de facilité. Comme
M. Wahl en avait déjà donné l'exemple, bien qu'avec d'autres
angles de vue, la métaphysique, ici, ne plaidera jamais la dis-
tance, ni l'inactualité. Elle va de plain-pied à des problèmes
qui sont les nôtres ; mais elle le fait sans cesser de parler son
propre langage, ne s'enrobant ni ne se détendant, comme on
le voit si souvent ailleurs, dans des approches accessoires,
épistémologie, axiologie, psychologie ou sociologie. Elle vient
à l'état pur ; on pourrait insérer le sous-titre De l'Un et du
Multiple. Elle se garde ainsi d'une mode changeante vite
fatale au succès de ceux qui le lui doivent.
A serrer la formule, peut-être faudrait-il écrire plus près
du propos de l'auteur : l'Un (au multiple) ; la minuscule pour
ne pas ériger trop « substantiellement » deux majuscules à
l'entrée de cet exposé du plus strict monisme ; l'ellipse du et
et la parenthèse pour montrer que ce monisme est prégnant,
mais seulement de lui-même. Ces détails ont leur sens, au
moment où l'on fixe, avec le lecteur, la convention de signali-
sation. C'est introduire d'emblée la métaphysique intégrale
que M. Vallin réclame, en fond de tableau, pour ses perspec-
tives critiques et constructives.
Pareille prise de position ne pouvait aller sans quelque
polémique : prendrait-on rang sans cela parmi les philo-
sophes ? Il convient donc de réserver l'appréciation de. cet
aspect de la thèse jusqu'à ce que
tif. Elle restera notoire dans nos annales universitaires par
son rejet du patronage aristotélicien et par un essai de prise
de recul auprès de la tradition orientale, pour mieux juger
de la nôtre. Ce n'est pourtant ni un autre choix ni une rupture.
Elargie par quelques vues qui nous débordent, à l'Est, la ré-
flexion de M. Vallin n'en portera pas moins principalement
sur la tradition occidentale et ses grandes articulations ; il le
faut, car il n'apporte pas un système à substituer aux autres
ni qui prétendrait les accomplir en les dépassant, à la manière
de Hegel. C'est sur leur ordre et leur sens rapportés au tout,
c'est pour un itinéraire parmi eux, bref ce n'est pas sur les
éléments du problème mais pour sa composition d'ensemble
qu'il s'écartera des sentiers battus. Perspective dit très préci-
sément cela.
Il ne s'agissait pas davantage de tourner le dos à la science,
comme on a pu reprocher à Bergson de l'avoir dit un jour.
C'est cependant un point délicat, dans toute comparaison in-
terculturelle, de l'Orient à l'Occident. A ce périlleux tournant
de l'histoire, que la métaphysique note elle aussi, dans son
langage, transhistorique, mais projeté à sa juste place, ou
bien elle ne se formulerait même pas, qui donc, mainte-
nant, saurait aller contre cet acquis massif de l'Occident, de
taille certes à ôter toute signification au critique qui voudrait
se mettre en balance avec lui, pour le nier ? L'œuvre des
siècles est présente, dont la philosophie n'est qu'un aspect et
M. Vallin met clairement en garde contre la tentation de
recourir pour réfuter ou remplacer cette civilisation « à un
syncrétisme puéril et à une vague et superficielle spiritualité
s'entimentale qui est peut-être pire, à certains égards, que la
foi du bûcheron... »
Mais alors, où est la charge ruptive d'une thèse où un
compte rendu de soutenance, noté sur le vif, a cru pouvoir
déceler, contrastant avec un exposé de la philosophie hindoue,
la « condamnation en bloc et en détail de la philosophie occi-
dentale, condamnation d'où réchappent peut-être Platon,
Plotin et Maître Eckhart mais qui fait néanmoins tomber
beaucoup de têtes et des plus illustres » (2) ? Une perspective
peut-elle faire faire tant de dégâts ?
Sans doute la valeur de choc a-t-elle été dans l'emploi du
mot « métaphysique », quand Aristote s 'est vu dénoncé comme
l'ennemi de celle-ci, comme l'instigateur contre Platon, d' une
révolte a n t i - m é t a p h y s i q u e . A p p l i q u é e à l'histoire de la pensée
occidentale, la perspective de M. Vallin r e j e t t e en effet, p a r
r a p p o r t à elle-même, a u r a n g de système second, à contre
perspective, la m é t a p h y s i q u e aristotélicienne, ou ce que l'on
est convenu d ' a p p e l e r ainsi. Ce n'est p a s une s i m p l e a f f a i r e de
mots. Il s'agit n o n de se b a t t r e s u r une m a n i è r e de c o m p t e r les
livres dans les tables d ' A n d r o n i c u s , m a i s bel et bien de r e t i r e r
sa c o m p é t e n c e p r é t e n d u e m e n t ultime à une ϕíλoσoϕíα con-
t r a s t a n t avec la d é m a r c h e p l a t o n i c i e n n e : a l o u r d i e p a r u n e
cosmologie e m p i r i q u e prise a u sérieux, elle m a n q u e l'Un
s u p r ê m e , à ce qu'estime M. Vallin, f a u t e d ' a v o i r su le c h e r c h e r
a u t r e m e n t que de bas en h a u t . D a n s la p l e i n e t r a n s p a r e n c e
d u classisme hellénique, la p h i l o s o p h i e des Idées, elle, avait,
de façon c o m m e n a t u r e l l e , placé cet « E t r e a u d e l à de l ' E t a n t »
à la clef de sa perspective. Voilà ce que H e i d e g g e r paraît,
viser, bien q u ' e n c o r e c o n f u s é m e n t . avec sa n o u v e l l e t e r m i n o -
logie, tandis que J e a n - P a u l S a r t r e o b t i e n t un négatif, r e t o u r -
né, côté néant, m a i s de la sorte à p r o x i m i t é i m m é d i a t e d u
modèle. E n t r e Aristote et ces p r o m e s s e s e n c o r e i n c e r t a i n e s ou
obscures, le gros de la t r a d i t i o n occidentale a p p a r a î t à
M. Vallin c o m m e exclu de la m é t a p h y s i q u e i n t é g r a l e ; il j e t t e
en r e v a n c h e un pont, p a r - d e s s u s les failles culturelles et les
siècles, de P l a t o n et P l o t i n à N â g â r j u n a et Ç a n k a r a , en pas-
sant p a r Maître E c k h a r t et Nicolas de Cues, t r a n s h i s t o r i -
quement.
Est-ce en soi et d é f i n i t i v e m e n t , une « d é v a l u a t i o n de
l'Occident » ? Le m o t a pu être p r o n o n c é d a n s la discussion,
ouverte, p a r d e v o i r d'état, à tous les aspects d u p r o b l è m e ;
on se g a r d e r a de f a i r e d ' u n e seule r é p l i q u e sa conclusion
générale. Le p r o b l è m e reste posé. C e p e n d a n t n'est-ce p a s plu-
tôt là une a f f a i r e occidentale i n t é r i e u r e , q u i p r e n d la suite
d ' u n e longue tradition, p l a t o n i c i e n s contre aristotéliciens, r é a -
listes contre conceptualistes, a u g u s t i n i e n s c o n t r e thomistes, et
cette liste en o m e t ? M. Vallin, on l'a vu, se d é f e n d d ' a p p o r t e r
un n o u v e a u système et n e suggère q u ' u n e perspective. P a r e i l l e
h a u t e u r de pensée est c o u t u m i è r e à l'Inde, t é m o i n cette R â m a
k r i s h n a Mission à qui son f o n d a t e u r a v a i t fixé c o m m e p r o -
g r a m m e de c o n v e r t i r tous les h o m m e s , de p a r le m o n d e , à
leurs p r o p r e s croyances. « L à où n o u s p a r l o n s de système,
observe de son côté, M. L a c o m b e , d a n s son i m p o r t a n t ouvrage,
l'Absolu selon le V é d â n t a , l'Inde p a r l e plus volontiers de vue,
d a r ç a n a , p a r quoi elle p a r a î t d o n n e r plus d ' i m p o r t a n c e à
l'ordre des points de vue métaphysiques, q u ' à leur aménage-
m e n t conceptuel et à leur structure logique. » Mais n u l besoin
d ' a l l e r si loin. Qu'il s'agisse a v a n t tout d ' u n e affaire de fa-
mille, j ' e n retiens c o m m e témoignage un seul fait, mais
topique. P o u r saisir cette perspective que M. Vallin, dans la
lignée de P l a t o n (« le vrai est synoptique ») explicite p a r
l'usage p l u t ô t qu'il ne la définit conceptuellement, p e u t - o n
d e m a n d e r m i e u x que la page où Jules L a g n e a u caractérise
l'esprit platonicien ? « P o u r ces esprits, la philosophie est
v r a i m e n t une méta-physique, un m o u v e m e n t a u delà, un
effort n o n p o u r saisir des réalités qui expliquent bien qu'ana-
logues, celles de la n a t u r e , mais p o u r c o m p r e n d r e d ' u n point
de vue supérieur, la loi m ê m e en vertu de laquelle l'esprit
pose s p o n t a n é m e n t les unes et les autres (4). »
De ce point de vue supérieur, la perspective est faite, du
m o i n s p o u r q u i c o n q u e en a d m e t t r a les prémisses. M. Vallin
se r e t r o u v e de la sorte dans sa famille spirituelle et s'il dé-
couvre à celle-ci un cousinage avec Ç a n k a r a , il n'en renonce
pas p o u r a u t a n t , bien a u contraire, à un « e n r a c i n e m e n t »
historique. On s e r a m ê m e p a r instants plus f r a p p é p a r le
conservatisme r a i s o n n é que p a r a u c u n caractère « révolution-
n a i r e » de ses thèses, q u a n d il loue p a r exemple les controver-
sistes m é d i é v a u x d'avoir su m a i n t e n i r , au delà de leurs dissen-
timents philosophiques une théologie traditionnelle où il re-
connaît un substitut, mais un substitut valable de la perspec-
tive m é t a p h y s i q u e — celle de l'Un s u r le multiple. D'où son
objection à Descartes lorsqu'en dépit de sa profession de foi
celui-ci p a r a i t r e t i r e r sa philosophie sinon sa p e r s o n n e de cet
e n r a c i n e m e n t . « L a m é t a p h y s i q u e est p o u r lui l ' a n t i c h a m b r e
de la p h y s i q u e et n o n son achèvement. L'essentiel est la pro-
m o t i o n d ' u n e science qui nous r e n d r a c o m m e maîtres et pos-
sesseurs de la n a t u r e , tandis que la c h i q u e n a u d e divine se
borne à m a i n t e n i r la m ê m e quantité de m o u v e m e n t dans
l'étendue. C h a c u n sait que l ' h u m a n i s m e a n t i t r a d i t i o n n e l était
en g e r m e dans cette a t t i t u d e f o n d a m e n t a l e . » Verra-t-on
M. Vallin, si attaché a u f o n d e u r o p é e n t r a d i t i o n n e l qu'il
p r e n n e texte avec une S o r b o n n e réticente d'abord, c o m m e on
sait, à Descartes, contre lui et celle qui a u j o u r d ' h u i l'ensei-
gne ? D u m o i n s n'y a-t-il pas eu de sa p a r t désertion vers une
a u t r e tradition, dont l'histoire longue et complexe, n'est ici
m ê m e pas esquissée ; M. Vallin n ' a eu recours — mais avec
justesse et p r o f o n d e u r — qu'à d e u x g r a n d e s écoles de la
pensée indienne, le « nihilisme » dévôt d u b o u d d h i s t e N â g â r -
j u n a et le V é d â n t a i n t é g r a l e m e n t m o n i s t e de Ç a n k a r a .
H i n d o u i s t e ou b o u d d h i q u e , ces vastes e n s e m b l e s doctri-
n a u x sont encore a u j o u r d ' h u i , il est utile de le f a i r e r e m a r -
quer, des r é f é r e n c e s i n d i s p e n s a b l e s à l ' a r r i è r e p l a n d ' u n e in-
t e r p r é t a t i o n un p e u s e r r é e des c o m p o r t e m e n t s f o n d a m e n t a u x
d o n t 300.000.000 d ' H i n d o u s c o n s e r v e n t la t r a d i t i o n ou p o u r
é v a l u e r les substrats d ' u n e é c h a r p e c u l t u r e l l e et p o l i t i q u e d ' u n
d e m i - m i l l i a r d et l a r g e m e n t plus de Chinois, de J a p o n a i s ou
de Viêtnamiens.
N'est-il pas c a r a c t é r i s t i q u e que l'on t r o u v e d a n s la clas-
sique Histoire de la P h i l o s o p h i e de M. E m i l e B r é h i e r p r è s de
d e u x mille pages consacrées à la pensée occidentale, « la phi-
losophie de l'Inde a y a n t droit à 39 pages », dues d ' a i l l e u r s à l a
p l u m e e x p e r t e de P a u l Masson Oursel ? Ici donc p o i n t e
l'Orient, a u delà d u conflit p o u r ou contre P l a t o n . Le p r o p r e
de ces débats intimes est le p e u de n o u v e a u t é q u i se r e t r o u v e ,
d'habitude, d a n s leur principe. Le d i a l o g u e est écrit d ' a v a n c e ,
c h a c u n des partis, a u cours des siècles a y a n t fait le t o u r d e
l'autre. C'est à la r é f é r e n c e i n d i e n n e que l'on doit, e n L'occu-
rence, qu'il n'en ait pas tout à fait été de m ê m e ; l'accueil fait
à la thèse l'a m a r q u é e c o m m e s o r t a n t de l ' o r d i n a i r e .
Outre ses m é r i t e s propres, elle a en effet une a c t u a l i t é
e x t é r i e u r e : elle s ' a d a p t e a u m o u v e m e n t de l'histoire q u i
ouvre ou rénove a u j o u r d ' h u i d ' i m m e n s e s d o m a i n e s c u l t u r e l s
a u t o u r des t r a d i t i o n s occidentales et f a c i l e m e n t en conflit
d'idées avec elles. Qu'elle q u ' e n doive être l'issue, l'histoire
universelle a brisé les t e r m e s que n o u s lui avions i m p o s é s
p o u r la r é d u i r e à la nôtre. M. Vallin n o u s p a r l e d ' u n e « géo-
g r a p h i e » de la m é t a p h y s i q u e e u r o p é e n n e . E n ce d o m a i n e
aussi il est sans d o u t e t e m p s de r e f o n d r e nos atlas.
L ' E u r o p e s'aperçoit ainsi que Ç a n k a r a a bien la c a r r u r e
d ' u n saint T h o m a s , en d o c t r i n e c o m m e d a n s l ' é v é n e m e n t .
Q u a n t a u x philosophes h i n d o u s en général, veut-on un signe
des temps ? Mme S i m o n e de B e a u v o i r n o u s a conté c o m m e n t ,
a v a n t toute discussion, elle s'est t r o u v é e c e r t a i n j o u r mise h o r s
jeu, dans un cercle d'intellectuels a m é r i c a i n s , p a r un a u d i -
toire étonné qu'elle p r é t e n d î t p a r l e r p h i l o s o p h i e sans les
avoir lus (5). L'Asie f a i s a n t le t o u r et n o u s r a t t r a p a n t p a r
l'Ouest : quelle r e v a n c h e de ce m o n d e !
Mais c'est o u v r i r un d é b a t où les t e n a n t s de cet élargisse-
m e n t se t r o m p e r a i e n t en c r o y a n t la p a r t i e gagnée d'avance,
s u r t o u t si l'on s'applique à dégager un a p p o r t p r o p r e m e n t
m é t a p h y s i q u e , à p a r t des autres connotations, religieuses,
esthétiques, éthiques, juridiques, qui font surtout l'incompa-
r a b l e richesse h u m a i n e de ces civilisations, indienne, ira-
n i e n n e ou chinoise classiques. Un a p p o r t que l'on puisse con-
s i d é r e r c o m m e une a d d i t i o n spécifique et originale à notre
philosophie p r e m i è r e , ou c o m m e en constituant l'équivalent
technique. Or, à poser ainsi le problème, est-on certain a priori
que t r e n t e - n e u f pages n ' a i e n t pas été un espace convenable.
non point sans doute dans l'absolu, m a i s p r o p o r t i o n n e l l e m e n t
à ce qui se trouve c o m p r i m é dans les autres chapitres ?
Les m a î t r e s de nos g r a n d e s chaires universitaires de doc-
trine en f o r m u l a n t des réserves sur ce point font sans doute
p r e u v e de m o d é r a t i o n q u a n d ils s'abstiennent de citer cer-
tains spécialistes, c o m m e le professeur A r t h u r Berriedale
Keith, védisant notoire, dans son v o l u m i n e u x ouvrage sur la
Religion et la Philosophie des Védas et des Upanishads. Voici
en effet son verdict, c o n c e r n a n t le f o n d t r a d i t i o n n e l des Upa-
nishads, Saint des Saints du V é d â n t a : « Ces théories ont un
intérêt historique ; en t a n t que philosophie, elles ne m é r i t e n t
pas un i n s t a n t d ' a t t e n t i o n (6). » L a cause est-elle entendue ?
Mais ces d o n n é e s anciennes encore t r o p e m p r e i n t e s de
rituélisme n ' o n t p u m a n q u e r d'être retravaillées, au long des
siècles. D a n s ces recueils disparates, on distingue p a r exemple
un ensemble assez c o h é r e n t de doctrines mises a u n o m du
sage Yajñâvalkya, où a p p a r a î t une différenciation critique
entre le sujet et l'objet, jointe à la découverte « que l'on ne
s a u r a i t saisir n o t r e activité subjective c o m m e un objet pour
n o t r e connaissance, ou du moins pas e x a c t e m e n t a u m ê m e
titre que le c o n t e n u de cette activité ». Est-ce une géniale pré-
f i g u r a t i o n de Kant ? L a doctrine d u Soi (âtman) équivaut-elle
à une unité s y n t h é t i q u e a priori du moi, qui déboucherait sur
la distinction f o n d a m e n t a l e entre p h é n o m è n e s et n o u m è n e s ?
Telle a été l ' i n t e r p r é t a t i o n de P a u l Deussen, historien de la
philosophie et lui-même, à son compte, autorité m i n e u r e de
celle-ci, dans la lignée de S c h o p e n h a u e r .
Or ce sont là des concepts dont la place est bien définie
d a n s l'histoire des systèmes. On ne p e u t les r e t r o u v e r dans les
U p a n i s h a d s ou chez Ç a n k a r a que sous d e u x conditions :
f a i r e de ces expressions p o u r t a n t si caractéristiques n o n
plus un m o m e n t de l'histoire des idées mais l'énoncé d une
vérité éternelle afin de r e n d r e m o i n s s u r p r e n a n t qu'elles
a p p a r a i s s e n t d a n s de vieux livres b r a h m a n i q u e s ,
et les y mettre, p o u r les en f a i r e ensuite sortir. Il suffit
p o u r cela de j o u e r s u r l ' a m b i g u ï t é de c e r t a i n s mots.
C'est à q u o i D e u s s e n n ' a pas m a n q u é . « L ' é t e r n e l l e vérité
a r a r e m e n t r e n c o n t r é une e x p r e s s i o n plus f r a p p a n t e , plus
décisive que la doctrine é m a n c i p a t r i c e q u i est celle de
l ' â t m a n (7). » Kant, donc, vingt-cinq siècles a v a n t l u i - m ê m e ?
Mais « tous les g r a n d s m a î t r e s religieux... aussi bien les plus
anciens que les plus récents... tous ceux p o u r q u i la religion
a la foi p o u r f o n d e m e n t , tous, à leur insu sont disciples de
Kant ». Cette g é n é r a l i s a t i o n r u i n e q u e l q u e p e u le r a p p r o c h e -
ment, aussi bien que le sens de l' « a n t i c i p a t i o n ».
En f a i s a n t à un indianiste, si m o d e s t e q u ' e n puisse être
le rang, l ' h o n n e u r de lui confier la p r é s e n t a t i o n de son livre,
M. Vallin devait s ' a t t e n d r e à ce que r e v i n t s u r le tapis la m é s a -
v e n t u r e de ce philosophe, i n d i a n i s t e d ' a i l l e u r s et d ' u n e réelle
distinction. C'est un a v e r t i s s e m e n t . Mais il ne c o n c e r n e p a s
n o t r e a u t e u r : le plus g r a n d m é r i t e de sa P e r s p e c t i v e m é t a -
physique est j u s t e m e n t d ' a v o i r évité toute m a n i p u l a t i o n a b u -
sive de concepts et la p r é c i p i t a t i o n vers des c o m p a r a i s o n s
transversales, c o m m e celle que son p r é d é c e s s e u r m a l h e u r e u x
avait imaginée. Ici, le tact m é t a p h y s i q u e consiste s a n s d o u t e
s u r t o u t d a n s un juste instinct de ce que p e r m e t t e n t ou
excluent les disciplines parallèles, p o u r n e p a s dire secondes,
à l'instant où celle-ci les d o m i n e ; c'est sous cette r é s e r v e q u e
la m é t a p h y s i q u e , r a m e n é e à sa position la plus i n t i m e et la
plus simple, à ce que l'on p o u r r a i t a p p e l e r son a l g o r i t h m e
ontologique (de l'un a u m u l t i p l e et c o n v e r s e m e n t ) , p e u t - ê t r e
considérée c o m m e la f o r m a l i s a t i o n d ' u n e société q u i se l'est
d o n n é e et p r e n d r e r a n g de la sorte, à titre de signal de l'his-
toire, p a r m i les d o c u m e n t s de celle-ci, a u m ê m e titre que les
m o n u m e n t s archéologiques, p a r exemple, avec lesquels, si
souvent en Asie, elle a de p r o f o n d e s corrélations. C'est la
p r e n d r e c o m m e signe d ' u n e extension h i s t o r i q u e : processus
inverse, et c o m p l é m e n t a i r e , du sien p r o p r e , q u i est la saisie
directe, en c h a q u e époque, de l'intention essentielle q u i la
constitue. M. Vallin se veut — et sans d o u t e est-il — m é t a p h y -
sicien et il f a u t que la m é t a p h y s i q u e « d é p a s s e » l'histoire,
ou qu'elle ne soit pas. Mais en m ê m e t e m p s qu'il e n t r e p r e n d
ce d é p a s s e m e n t , il ne s'en m o n t r e que plus a t t e n t i f à t o u t sai-
sir, à la base, « en situation ». Un système, ou m ê m e , p a r d e l à
ce que ce m o t a t o u j o u r s d'inquiétant, tout a p e r ç u a y a n t u n
sens n'explicite celui-ci q u e dans un e n r a c i n e m e n t a u plus
p r o f o n d d ' u n e t r a d i t i o n culturelle.
D e position en position se grave ainsi un t r a i t de l'histoire,
t r a i t en longueur, a l i g n e m e n t nécessaire, p a r r a p p o r t a u q u e l
d e v i e n n e n t p e r m i s e s les c o m p a r a i s o n s que l'on p e u t alors
l é g i t i m e m e n t a p p e l e r transversales, c'est-à-dire de contenu
à contenu, averties qu'elles sont telles. Les essais de logique
m o d e r n e s , t e n d a n t à r e l i e r des classes n o n syllogistiquement
(au sens scolastique d u mot) f o n t u n certain usage de l'image
de la c a r t e et d u t e r r a i n . On é v o q u e r a n a t u r e l l e m e n t ici la
règle p r e m i è r e de toute visée : décliner la planchette. T a n t
que cet a l i g n e m e n t - l à fait défaut, t a n t que l'on n ' a p a s t r o u v é
le nord, un n o r d c o m m u n à toutes les parties d u p a y s a g e e t
à la carte, a u c u n e o p é r a t i o n ou c o m p a r a i s o n n'est possible,
ni d e la carte a u terrain, n i e n t r e d e u x éléments d u t e r r a i n
p a r l ' i n t e r m é d i a i r e de la carte qui p o u r t a n t n'est là que p o u r
cela. E n va-t-il a u t r e m e n t d e nos c o m p a r a i s o n s « philoso-
p h i q u e s » e n t r e l'Orient et l'Occident ? On p e u t e t j e d i r a i
m ê m e on doit c o m p a r e r n o t r e m o i et l ' â t m a n , m a i s r i e n n e
résulte d ' u n e telle c o m p a r a i s o n t a n t qu'elle p r o c è d e p a r voie
d e confusion conceptuelle, p r o v e n a n t d ' u n e assimilation sé-
m a n t i q u e abusive, c'est-à-dire en fin de compte, d ' u n e inat-
tention culturelle. S a n s doute est-ce une règle de la dialec-
tique a u sens m o d e r n e d u terme, en son contraste avec la dis-
cursivité des idées claires, que t o u t doive de quelque f a ç o n
sortir du chaos, d ' u n chaos qui se r e c o n d u i t s u b t i l e m e n t a u
f o n d de l'histoire. Mais la seule confusion a u sujet de laquelle
cette assertion soit admissible est celle où, a u m o m e n t logique
considéré, se trouve ainsi le m o n d e , et n o n celles que l'on
c o m m e t soi-même. Aussi faut-il un p o i n t fixe, h o r s d'elles
toutes. Mais où p o s e r ce point extrapositionnel, sans e n a p p e -
ler un autre, en d e h o r s et d ' e u x et d e lui ? Nous voilà a u rouet,
dirait Montaigne.
Sera-ce l'Un ? Quel r a p p o r t lui assignera-t-on alors avec
sa « p a r e n t h è s e » cosmique ? L a perspective m é t a p h y s i q u e d e
M. Vallin est-elle de lui à celle-ci, ou l'inverse, ou les d e u x ?
P o u r r e t r o u v e r , sous cet a g e n c e m e n t de mots, l ' a d v a i t a çan-
karien, il suffit que se dissolve le c o n t e n u de cette parenthèse,
c o m m e un reflet, d a n s le r a y o n n e m e n t de la t r a n s c e n d a n c e
qui, d u coup, se t r o u v e n ' ê t r e t r a n s c e n d a n t e à rien, donc im-
m a n e n t e à tout, p r é c i s é m e n t e n ce qu'elle n ' e n f a i t plus r i e n
et le fait ne plus être rien, p o u r elle, tout en nous l a i s s a n t
prisonniers, à n o t r e niveau, de ces a p p a r e n c e s a u x q u e l l e s nous
s o m m e s « a t t a c h é s ». Le m a t é r i e l figuratif diffère plus que la
doctrine : c'est P l a t o n et sa caverne, m o r e indico. D a n s cet
e n c a d r e m e n t historique, les mots significatifs c o m m e n c e n t
à s ' a p p a r i e r , m i e u x certes q u ' e n t r e l ' â t m a n et la « chose en
soi » : « un » et eka, « n o n - d u a l i t é » et a d v a i t a , les oppositions
m ê m e consignées de p a r t et d ' a u t r e d a n s le m o u v e m e n t des
idées, loin de c o m p r o m e t t r e la c o m p a r a i s o n l ' a s s u r e n t a u
contraire, nonnullis m u t a t i s m u t a n d i s , en la c e r n a n t de p a r t
et d'autre. R â m â n u j a dit n o n à l ' a d v a i t a intégral, p o u r a f f i r -
m e r l'authenticité du m o n d e , sans p o u r t a n t diviser Dieu, et
Aristote lui aussi combine les deux, sans double emploi. Ces
controverses d o n t on n ' a t t e n d a i t plus r i e n r e p r e n n e n t une
consistance d a n s cette nouvelle q u a d r a t u r e : p o u r é c l a i r e r
la pensée grecque s u r e l l e - m ê m e p e u t - o n rien lui o f f r i r q u i
lui soit plus c o n v e n a b l e q u ' u n e sorte de p r o p o r t i o n ?
L'Un et le Multiple, l'Un multiple, cela se m o d u l e ; l'Un
(du multiple), l'Un (au m u l t i p l e ) ; ces évaluations, f a c i l e m e n t
habillées en a u t a n t de systèmes sont le j e u m é t a p h y s i q u e à
l'état pur. On voit p o u r t a n t , d a n s le brassage du m o n d e ,
quelles oppositions interculturelles, quels s u b s t r a t s et mo-
m e n t s historiques il connote, quelles i n c o m p a t i b i l i t é s il a à
a p p r i v o i s e r et de quelles irréductibilités enfin, s u r son i n f r a -
s t r u c t u r e g é o g r a p h i q u e , confessionnelle ou r a c i a l e il est la
t r a d u c t i o n abstraite, m a i s vite r e c h a r g é e , en p r a t i q u e , q u a n d
s'ouvre la dispute, de toute la violence globale que p r e n n e n t ,
de civilisation à civilisation, ces conflits culturels tourbil-
l o n n a i r e s d o n t le centre est p a r t o u t et la c i r c o n f é r e n c e insai-
sissable. S u r ce chaos, le t e r m e p o u r une fois n'est pas ici
i m p r o p r e , le m o t le m o i n s coûteux, d a n s l'espoir d ' u n e conci-
liation à longue distance, le m o t qui pèse le moins, d o c t r i n a -
lement, n'est-il pas celui de p e r s p e c t i v e ?
Si une tentative c o m m e celle de M. Vallin oblige p o u r t a n t
à évoquer, e n t r e les pensées, t a n t d ' i n t o l é r a n c e et de m é f i a n -
ces, ce n'est pas s e u l e m e n t p a r c e que n o u s r e n c o n t r o n s celles-
ci de p a r le m o n d e , p a r c e qu'elles y t r a q u e n t de p a r t o u t t o u t e
pensée qui ne leur est pas asservie ; à ce t a b l e a u il est néces-
saire d ' a j o u t e r que l'époque a p e u t - ê t r e , a u t a n t et p l u s que
de b e a u c o u p de p a t i e n c e et d ' i m m e n s e s é q u i p e m e n t s , besoin
de faibles m u t a t i o n s dans c e r t a i n e s de ses m a n i è r e s de v o i r
et de r a i s o n n e r — une c h i q u e n a u d e — m a i s a u bon e n d r o i t
et dans le sens qu'il faut. Une a l t é r a t i o n légère, dans une
f o r m u l e m a t h é m a t i q u e p e u t ouvrir un d o m a i n e n o u v e a u à
la physique. N'y a-t-il p a s de m ê m e , d é j à en place, une mathé-
m a t i q u e et n o n pas s i m p l e m e n t statistique et n u m é r a l e , dans
les sciences h u m a i n e s ? L a psychologie, la sociologie ne sont
plus complètes sans leur analysis situs. Descartes est allé de
la figure a u n o m b r e mis ensemble p a r l'Analytique, ce qui a
fait de lui l'ingénieur d ' u n e civilisation quantifiée. Or il est
de fait — ceci dit sans d é n i g r e m e n t de soi — qu'elle ne nous
r e c o m m a n d e plus a u j o u r d ' h u i , m o r a l e m e n t , a u x civilisations
c o n c u r r e n t e s aussi f o r t e m e n t qu'elle nous avait assuré, dans
un r é c e n t passé, une emprise matérielle sur elles. Nous leur
apparaissons, et elles à nous, mais dans un a u t r e éclairage,
c o m m e fils d'Indigence et d'A p r e t é au gain, P é n i a et Poros,
selon un m y t h e qu'évoque ici l ' é p a u l e m e n t platonicien de
M. Vallin : « Plongée confuse dans la pseudo-totalité du deve-
n i r c r é a t e u r », énonce-t-il. Mais si l'on doit c h e r c h e r quelque
p a r t un « secret » logique de c h a n g e m e n t , ne serait-il pas dans
une r e m o n t é e ? L a clarté, à l'usage, n'était point toute où on
se la p r o m e t t a i t . R e v e n i r donc de Descartes, r e v e n i r du n o m -
bre n o m b r a n t les figures, p o u r m i e u x se p a s s e r d'elles, à la
figure m ê m e , ou du moins, à des n o m b r e s qualitatifs qui
p a r a i s s e n t propres, p a r p e r m u t a t i o n et position, à figurer
plus t o p o l o g i q u e m e n t que s t a t i s t i q u e m e n t des aspects variés,
d o n t unité, p l u r a l i t é et totalité sont les plus simples, mais
n o n p a s les m o i n s prégnants, s u r t o u t si on en saisit, en sous-
œuvre, la psychologie et la sociologie. Une statistique m ê m e
g é o g r a p h i q u e m e n t construite, qui n'est pas fléchée de psycho-
logie n'offre a u c u n e sécurité conjecturale (8). Des n o m b r e s
é n u m é r a t i f s ou m a s s i v e m e n t n o m b r a n t s , c'est-à-dire en der-
nière analyse, additifs et soustractifs, les sciences humaines,
c o m m e a v a n t elles les m a t h é m a t i q u e s pures, en sont venues
a u point où il s'impose d'élucider ce cadre topologique vecto-
riel. P o u r ces restitutions d ' u n e qualité p l u t ô t géométrique
q u ' a r i t h m é t i q u e , p a r delà algèbre et analyse, peut-être la
pensée m o d e r n e n'a-t-elle pas encore tiré tout le p a r t i souhai-
table de cette g r a n d e idée des Figuratifs, avec les mises en
situation qui l ' a c c o m p a g n e n t chez Pascal.
E c h a p p a n t a u x prises cartésiennes ordinaires, la perspec-
tive m é t a p h y s i q u e de M. Vallin m e semble p a r e n t e de ces
p r é o c c u p a t i o n s . Elle j o i n t en effet à un vif sentiment de
l ' e n r a c i n e m e n t historique des doctrines l'entreprise délibérée
de les dépasser, une fois explicitées, vers u n e unité t r a n s h i s t o -
r i q u e q u i p a r cela m ê m e s e r a t r a n s n u m é r a l e .
Toutefois, de tels mots ne sont-ils p a s c h a r g é s de b e a u c o u p
d'exigences et plus r e d o u t a b l e s , p a r surcroît, que nouvelles ?
Va-t-on a u Système des systèmes ? Mais tout système, a u
m o i n s d e p u i s Hegel, ne se donne-t-il p a s c o m m e é t a n t cela, en
s u r m o n t a n t ou en é v a c u a n t les autres, sous p e i n e de n ' e n pas
m ê m e être un ? « Le philosophe, écrit p i t t o r e s q u e m e n t
M. Vallin, s e r a i t un p i è t r e a m a n t de la Sagesse, s'il n ' a v a i t a u
m o i n s l'espoir q u e celle-ci p a r l e r a p a r sa bouche. L a con-
science qu'il p e u t a v o i r de la n o u v e a u t é et de l'originalité de
sa vision d u m o n d e est p r o p o r t i o n n e l l e à la c e r t i t u d e qui
l'habite d ' a p p o r t e r une vérité qu'il croit universelle et qu'il
espère f a i r e p a r t a g e r a u x autres. »
Peut-il exister un S y s t è m e des systèmes, si c h a c u n exige
d'être un point de vue s u r les a u t r e s ? Le privilège de cen-
tréité est alors indivis e n t r e e u x tous. Il est m a l a i s é de f o r m a -
liser cette m a n i è r e de p e n s e r d a n s les t e r m e s de n o t r e logique
classique, m a i s on s'en r a p p r o c h e r a i t p a r d ' a u t r e s voies en
p a r l a n t p a r e x e m p l e de p e r m u t a t i o n circulaire, e x p r e s s i o n
où la figure l ' e m p o r t e s i g n i f i c a t i v e m e n t s u r le n o m b r e . Il y
a toutefois bien d a v a n t a g e et une insistance plus f o r t e s u r
le centre, s u r l ' e n r a c i n e m e n t a u centre, d a n s le r a p p o r t e n t r e
l'Un et le m u l t i p l e d o n t la m é t a p h y s i q u e i n t é g r a l e fait état
et d o n t elle n'est p e u t - ê t r e e l l e - m ê m e q u ' u n a u t r e nom. Ni
simple p e r m u t a t i o n , ni syllogisme classique : u n s c h è m e de
distribution.
Afin d ' a c c o m p l i r p l e i n e m e n t la c o n d i t i o n intellectuelle
posée p a r M. Vallin, on a u r a i t donc besoin d ' u n m o n t a g e
topologistique plus élaboré : ce s e r a i t une espèce de syllo-
gisme t o u r n a n t , d o n t la c o m p r é h e n s i o n s e r a i t stabilisée et
référée a u centre « p r i n c i p a l », t a n d i s qu'il b a l a i e r a i t s o n
extension, c i r c u l a i r e m e n t , p a r positions discontinues. C'est
p o s t u l e r une ontologie n o n a d d i t i v e de l'un, c o m m e tout, et
du m u l t i p l e : l'Un (au m u l t i p l e ) — et r é c i p r o q u e m e n t . Non
point un objet privilégié au-dessus d u reste, m a i s une p e r s -
pective s u r tous, habile à les r a m e n e r à elle. On bloque en
somme, d a n s cette figure t o u r n a n t e , radicale, l'énoncé dis-
cursif, p r o p o s é plus haut, d u d é p a s s e m e n t des n o m b r e s n o m -
brants vers quelque f o r m e ou n o m b r e q u a l i t a t i f s ou figu-
ratifs ; on t e n d p a r c o n s é q u e n t vers une n o t a t i o n de classe,
a u sens de Russell, p r e m i e r style, a d m e t t a n t ses caractéris-
tiques, p a r delà la p a r e n t h è s e n u m é r a l e .
Les d e u x intentions s'éclaircissent réciproquement. L e u r
clef c o m m u n e serait une figure topologique t r a n s n u m é r a n t e .
Mais l ' i n s t r u m e n t élémentaire du calcul métaphysique, l'Un
(au multiple), q u a n d on le r é d u i t p a r exemple à une littéralité
telle que
a (m)
p a r a i t bien é p o u s e r cette exigence et cette règle intérieure de
la perspective m é t a p h y s i q u e telle que l'établit M. Vallin : une
intériorité qui a u r a plutôt à r é s o r b e r qu'à absorber le cercle
de ses extériorités. On t r o u v e r a dans l'ouvrage une f o r m u l e
plus condensée encore : l' « intégration de l'expérience du
m u l t i p l e dans l'expérience m é t e m p i r i q u e de l'Un ». Expé-
rience m é t e m p i r i q u e : saluons cette conciliation de termes
contraires, c'est le protocole m ê m e de la perspective méta-
physique. F o r t e d ' u n e analyse g r a m m a t i c a l e qui a mérité
vingt siècles a v a n t la n ô t r e la qualification de linguistique
rationnelle, la f o r m u l a t i o n sanscrite est ici instructive :
a-dvaita, la non-dualité, n'est point synonyme, sans plus, de
monisme. C'est la dualité dépassée, mais n o n point de façon
relative, p a r r e c o n d u c t i o n du procès, c o m m e chez Hegel, où
thèse et antithèse passent c o n s t r u c t i v e m e n t à la synthèse,
elle-même en r o u t e vers un n o u v e a u procès. Les couples de
la m é t a p h y s i q u e intégrale ne laissent pas à leur suite ce
résidu cosmique, ils s'établissent en équilibre liquidatoire, à
la limite de leur i n t é g r a t i o n ; ils se liquident r é c i p r o q u e m e n t
d a n s l'absolu sans a t t e n d r e l'histoire ou le reste de l'histoire.
C'est p o u r t a n t une dialectique dont les prises sont effectives
à n o t r e niveau, et il f a u t m a l connaître Ç a n k a r a et son onto-
logie, toute accostée d' « illusion » p r a t i q u e (mâyâ) qu'il la
dise, p o u r voir chez lui trace d ' u n idéalisme à la Berkeley ou
pis encore un scepticisme. Dans sa perspective, le m o n d e est
là p o u r ceux qu'il tient, concrétisé ne serait-ce que p a r la
nécessité de d é c o u v r i r un c h e m i n p o u r s'en libérer : com-
p r e n d r e en quel sens il se résorbe dans l'Un, p o u r celui qui
« sait » ainsi (ya e v a m veda). Le salut est donc le terme de ce
processus, dont le caractère d r a m a t i q u e s'accentue encore,
dans la vision que l'Inde a du monde, p a r toute la p r o f o n d e u r
de sa croyance à la t r a n s m i g r a t i o n .
C'est un point où, sans p e r d r e de vue ses g r a n d s répon-
dants occidentaux, Platon, Plotin. Eckhart, Nicolas de Cues,
M. Vallin tire bénéfice de sa f a m i l i a r i t é avec le V é d â n t a
ç a n k a r i e n . L ' I n d e a en effet établi la d i s t i n c t i o n la plus caté-
gorique e n t r e les « voies » ( m â r g a ) p a r où elle a d m e t q u e l'on
puisse d é p a s s e r l'expérience c o m m u n e ; la « m y s t i q u e » n ' e n
est q u ' u n e p a r m i d ' a u t r e s . P o u r nous, p a r l e r d ' e x p é r i e n c e
métempirique semble nécessairement postuler une transcen-
dance, Dieu, le Divin, l'Absolu, et u n r a v i s s e m e n t m y s t i q u e ,
une p e r t e et un a c c o m p l i s s e m e n t de soi en elle. Mais ces vues
s o m m a i r e s , a p p l i q u é e s ici, s e r a i e n t le p l u s i r r é m é d i a b l e des
contre-sens : le contre-sens m é t h o d i q u e ; ce s e r a i t se t r o m p e r
de voie et m a n q u e r d u m ê m e c o u p toute la p e r s p e c t i v e m é t a -
physique. Les trois m é t h o d e s f o n d a m e n t a l e s sont celles des
œuvres, rituelles et m o r a l e s ( k a r m a n ) , celle de la d é v o t i o n
mystique (bhakti) et enfin, d o m i n a n t toute la t r a d i t i o n
b r â h m a n i s a n t e de l ' h i n d o u i s m e , la m é t h o d e d u p u r s a v o i r
(jñâna). Toutes p a r t e n t d ' u n t r o n c c o m m u n , q u e l'on p o u r r a i t
d é f i n i r l'exigence de l ' a u t h e n t i c i t é d e soi. C'est la conviction
(à la fois éthique, ontologique et n o r m a t i v e d ' e s t h é t i q u e ) q u e
l'on n e sait a u t h e n t i q u e m e n t r i e n d ' a u t r e q u e ce q u e l'on est
et fait, d a n s le m ê m e t e m p s q u e l'on D E V I E N T CE QUE L'ON
SAIT AINSI, à l'exclusion de ce que l'on p e u t e n t e n d r e o u
i m a g i n e r d'autre. E n b r e f on d e v i e n t ce que l'on se fait.
L'énoncé initial de cette a c t i o n d u K a r m a n , d a n s l'Inde, est
védique et sacrificiel : on allait a u m o n d e que l'on s'était f a i t
dans et p a r des a c c o m p l i s s e m e n t s rituels. L a d o c t r i n e de la
t r a n s m i g r a t i o n n'est q u ' u n e mise en i m a g e s c o s m i q u e s et
m o r a l i s a n t e s de cette ontologie, j o i n t e à u n e i n v a s i o n d u
folklore h i n d o u d a n s la perspective védique.
L a r a i s o n finale de l ' h i n d o u i s m e , d o n t ce q u i p r é c è d e
a m o r c e la genèse, r e s t e r a donc celle d u salut, p a r d e l à cette
b i g a r r u r e d'existences, p a r d e l à ces e m p i l e m e n t s et ces écrou-
l e m e n t s de m o n d e s a u x q u e l s se c o m p l a î t l ' i m a g i n a t i o n h i n -
doue, en un m o t : p a r d e l à la p a r e n t h è s e d u m u l t i p l e .
On r e j o i n t ainsi l ' é q u a t i o n résolutive, l ' a l g o r i t h m e é l é m e n -
taire, e m b r y o n n a i r e , a (m) et l ' h i n d o u i s m e en t a n t q u e philo-
sophie « intégrale » s ' e n r a c i n e d a n s son histoire. Une vision
unitaire d u m o n d e a t t e i n t e d a n s l'absolu ( b r a h m a n , essence
d e r n i è r e du sacrifice), a u delà de la m y t h o l o g i e v é d i q u e des
H y m n e s passe de l ' I n d u s a u Gange, y r e n c o n t r e a b r u p t e m e n t
l'univers ethnique, linguistique, climatique, zoologique, bota-
nique qui est l'Inde et s'évertue à le m e t t r e e n t r e p a r e n t h è s e s ,
a u t e r m e d ' u n double effort : l ' o r g a n i s a t i o n t y p i q u e de
royaume hindou structuré en castes et l'organisation de
recettes de salut, dominant le folklore tourbillonnaire des
castes et ethnies inférieures, transposé au bas d'une hiérar-
chie surnaturelle ; c'est une hindouisation de l'autre monde,
régi par le savoir transcendant du brâhmane, comme ce
monde-ci l'est, et sur un semblable modèle, par les princes
dont le brâhmane, qui les a sacrés, reste le conseil.
Or tout Hindou admet les trois recettes, tout en se sentant
libre d'en choisir préférentiellement une : celle des œuvres
où se maintient la tradition védique, quitte à l'adapter à des
exigences morales plus complexes et aux perspectives de la
transmigration ; celle de la dévotion, où la part va croissant,
des valeurs surgies du sol ou au contact de civilisations pré-
âryennes dont nous commençons à mieux saisir l'importance
historique ; ou enfin, dominant le tout, comme raison de
celui-ci et sa mise en œuvre ultime, la voie du savoir, ou de
l'éveil, le Parti des Lumières, qui tire celles-ci du Véda. Cette
position maîtresse à la clef de toute une civilisation, définit et
situe le Védânta. Pur Savoir, sous sa double condition, à la
fois logique et, dans la ligne des remarques précédentes,
historique ; rendre compte de la diversité du monde de par
une genèse non additive à l'Absolu, et par la connaissance
authentique de ce dépassement vers l'Absolu en « devenant
ce que l'on sait », s'y égaler intérieurement ; c'est une expé-
rience liquidatoire aussi bien logiquement que psychologique-
ment, de toute position corrélative d'extérieur et d'intérieur.
« Comme un homme dans les bras d'une femme aimée ne
sait plus rien du dehors, rien du dedans, de même ce person-
nage (i-e notre moi profond) embrassé par l'âtman intel-
lectuel ne sait plus rien du dehors, rien du dedans », dit
magnifiquement un texte classique (9). Mais prenons-y garde :
dans le contexte, cette image n'est pas là que comme support
d'une intellection : l'énoncé n'est rien, l'emploi est tout. C'est
énoncer par figure, dans une coloration psychologiquement,
et mieux même physiologiquement réaliste, l'expérience
intellectuelle de la fin de l'expérience, soit précisément l'expé-
rience métempirique de M. Vallin.
« Qu'entendre par connaissance ? demande de son côté
M. Lacombe, qui note le « choc dépaysant » subi par la con-
science empirique « lorsque s'accomplit l'immobile passage
de la représentation discursive à la pure expérience spiri-
tuelle ». Dans l'alignement du jñâna mârga, où M. Vallin
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