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OBJET D’ÉTUDE : La littérature d'idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle

Œuvre intégrale : Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la


citoyenne
Texte du parcours associé : Écrire et combattre pour l’égalité

Lecture linéaire 1 Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne,


« LES DROITS DE LA FEMME » de « Homme, es-tu capable d’être juste ? » à « pour ne rien
dire de plus »

Homme, es-tu capable d’être juste ? C’est une femme qui t’en fait la question ; tu ne
lui ôteras pas du moins ce droit. Dis-moi ? Qui t’a donné le souverain empire d’opprimer mon
sexe ? Ta force ? Tes talents ? Observe le créateur dans sa sagesse ; parcours la nature dans
toute sa grandeur, dont tu sembles vouloir te rapprocher, et donne-moi,[si tu l’oses], l’exemple
de cet empire tyrannique.
Remonte aux animaux, consulte les éléments, étudie les végétaux, jette enfin un coup
d’œil sur toutes les modifications de la matière organisée ; et rends-toi à l’évidence quand je
t’en offre les moyens ; cherche, fouille et distingue,[ si tu peux], les sexes dans
l’administration de la nature. Partout tu les trouveras confondus, partout ils coopèrent avec un
ensemble harmonieux à ce chef-d’œuvre immortel.

L’homme seul s’est fagoté un principe de cette exception. Bizarre, aveugle, boursouflé
de sciences et dégénéré, dans ce siècle de lumières et de sagacité, dans l’ignorance la plus
crasse, il veut commander en despote sur un sexe qui a reçu toutes les facultés intellectuelles ;
il prétend jouir de la Révolution, et réclamer ses droits à l’égalité, pour ne rien dire de plus.
OBJET D’ÉTUDE : La littérature d'idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle
Œuvre intégrale : Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la
citoyenne
Texte du parcours associé : Écrire et combattre pour l’égalité

Lecture linéaire 2 : Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la


citoyenne, « Préambule » de « Les mères, les filles, les sœurs » à « citoyenne »

Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la Nation, demandent à être
constituées en Assemblée nationale. Considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des
droits de la femme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des
gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels,
inaltérables et sacrés de la femme, afin que cette déclaration constamment présente à tous les
membres du corps social leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs, afin que les
actes du pouvoir des femmes et ceux du pouvoir des hommes, pouvant être à chaque instant
comparés avec le but de toute institution politique en soient plus respectés, afin que les
réclamations des citoyennes, fondées désormais sur des principes simples et incontestables,
tournent toujours au maintien de la Constitution, des bonnes mœurs et au bonheur de tous.

En conséquence, le sexe supérieur en beauté comme en courage dans les souffrances


maternelles reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être suprême, les droits
suivants de la femme et de la citoyenne.

Article premier.

La femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits. Les distinctions sociales ne
peuvent être fondées que sur l’utilité commune.

Article II

Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles
de la femme et de l’homme : ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et surtout la
résistance à l’oppression.
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Œuvre intégrale : Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la
citoyenne
Texte du parcours associé : Écrire et combattre pour l’égalité

Lecture linéaire 3 Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne,


« Postambule » de « Femme, réveille-toi » à « vouloir ».

Femme, réveille-toi ; le tocsin de la raison se fait entendre dans tout l'univers ;


reconnais tes droits. Le puissant empire de la nature n'est plus environné de préjugés,
de fanatisme, de superstition et de mensonges. Le flambeau de la vérité a dissipé tous
les nuages de la sottise et de l'usurpation. L'homme esclave a multiplié ses forces, a eu
besoin de recourir aux tiennes pour briser ses fers. Devenu libre, il est devenu injuste
envers sa compagne. Ô femmes ! Femmes, quand cesserez-vous d'être aveugles ?
Quels sont les avantages que vous recueillis dans la révolution ? Un mépris plus
marqué, un dédain plus signalé. Dans les siècles de corruption vous n'avez régné que
sur la faiblesse des hommes. Votre empire est détruit ; que vous reste t-il donc ? La
conviction des injustices de l'homme. La réclamation de votre patrimoine, fondée sur
les sages décrets de la nature ; qu'auriez-vous à redouter pour une si belle entreprise ?
Le bon mot du Législateur des noces de Cana ? Craignez-vous que nos Législateurs
français, correcteurs de cette morale, longtemps accrochée aux branches de la
politique, mais qui n'est plus de saison, ne vous répètent : femmes, qu'y a-t-il de
commun entre vous et nous ? Tout, auriez-vous à répondre. S'ils s'obstinent, dans leur
faiblesse, à mettre cette inconséquence en contradiction avec leurs principes ; opposez
courageusement la force de la raison aux vaines prétentions de supériorité ; réunissez-
vous sous les étendards de la philosophie ; déployez toute l'énergie de votre caractère,
et vous verrez bientôt ces orgueilleux, non serviles adorateurs rampants à vos pieds,
mais fiers de partager avec vous les trésors de l'Être Suprême. Quelles que soient les
barrières que l'on vous oppose, il est en votre pouvoir de les affranchir ; vous n'avez
qu'à le vouloir.

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Œuvre intégrale : Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la
citoyenne
Texte du parcours associé : Écrire et combattre pour l’égalité

Lecture linéaire 4 : Voltaire, Extrait du chapitre 19 , Candide ou l'optimiste 1759.

« Le nègre de Surinam »

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que
la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme
la jambe gauche et la main droite. "Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu
là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ? - J'attends mon maître, monsieur
Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. - Est-ce M. Vanderdendur, dit
Candide, qui t'a traité ainsi? - Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un
caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et
que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir,
on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez
du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de
Guinée, elle me disait : "Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront
vivre heureux ; tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la
fortune de ton père et de ta mère." Hélas! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont
pas fait la mienne. Les chiens, les singes, les perroquets sont mille fois moins malheureux que
nous. Les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les dimanches que nous
sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces
prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m'avouerez qu'on
ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible.

- Ô Pangloss ! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette abomination ; c'en est fait, il faudra
qu'à la fin je renonce à ton optimisme. - Qu'est-ce qu'optimisme ? disait Cacambo. - Hélas !
dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal." Et il versait des
larmes en regardant son nègre, et, en pleurant, il entra dans le Surinam.

OBJET D’ÉTUDE : Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle


Œuvre intégrale : Balzac, La Peau de chagrin, 1831
Parcours associé :« Les romans de l’énergie : création et destruction »

Lecture linéaire 5 : Balzac, La Peau de chagrin, 1831. Chapitre 1 « Le talisman » de « au premier


coup d’œil » jusqu’à « égaré dans sa route »

Au premier coup d’œil les joueurs lurent sur le visage du novice 1 quelque horrible mystère :
ses jeunes traits étaient empreints d’une grâce nébuleuse 2, son regard attestait des efforts trahis, mille
espérances trompées ! La morne impassibilité du suicide donnait à son front une pâleur mate et
maladive, un sourire amer dessinait de légers plis dans les coins de sa bouche, et sa physionomie
exprimait une résignation qui faisait mal à voir. Quelque secret génie scintillait au fond de ses yeux,
voilés peut-être par les fatigues du plaisir. Était-ce la débauche 3 qui marquait de son sale cachet 4 cette
noble figure jadis pure et brûlante, maintenant dégradée? Les médecins auraient sans doute attribué à
des lésions au cœur ou à la poitrine le cercle jaune qui encadrait les paupières, et la rougeur qui
marquait les joues, tandis que les poètes eussent voulu reconnaître à ces signes les ravages de la
science, les traces de nuits passées à la lueur d’une lampe studieuse. Mais une passion plus mortelle
que la maladie, une maladie plus impitoyable que l’étude et le génie, altéraient cette jeune tête,
contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce cœur qu’avaient seulement effleuré les orgies, l’étude
et la maladie. Comme, lorsqu’un célèbre criminel arrive au bagne, les condamnés l’accueillent avec
respect, ainsi tous ces démons humains, experts en tortures, saluèrent une douleur inouïe, une blessure
profonde que sondait leur regard, et reconnurent un de leurs princes à la majesté de sa muette ironie, à
l’élégante misère de ses vêtements.

Le jeune homme avait bien un frac de bon goût, mais la jonction de son gilet et de sa cravate
était trop savamment maintenue pour qu’on lui supposât du linge. Ses mains, jolies comme des mains
de femme, étaient d’une douteuse propreté ; enfin depuis deux jours il ne portait plus de gants ! Si le
tailleur et les garçons de salle eux-mêmes frissonnèrent, c’est que les enchantements de l’innocence
florissaient par vestiges dans ses formes grêles et fines, dans ses cheveux blonds et rares,
naturellement bouclés. Cette figure avait encore vingt-cinq ans, et le vice paraissait n’y être qu’un

1
Personne sans expérience (ici, au jeu)
2
Diffuse
3
Usage excessif des plaisirs
4
Petit objet en métal ou en pierre, gravé d’initiales ou d’emblèmes que l’on imprime sur de la cire pour fermer
une lettre ou marquer un document officiel
accident. La verte vie de la jeunesse y luttait encore avec les ravages d’une impuissante lubricité. Les
ténèbres et la lumière, le néant et l’existence s’y combattaient en produisant tout à la fois de la grâce et
de l’horreur. Le jeune homme se présentait là comme un ange sans rayons, égaré dans sa route.

Parcours associé :« Les romans de l’énergie : création et destruction »


OBJET D’ÉTUDE : Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle
Œuvre intégrale : Balzac, La Peau de chagrin, 1831
Lecture linéaire 6 : Balzac, La Peau de chagrin, 1831. Chapitre 1 « Le talisman », de «
Retournez-vous » jusqu’à « plein d’amères dérisions ».

-Retournez-vous, dit le marchand en saisissant tout à coup la lampe pour en diriger la


lumière sur le mur qui faisait face au portrait, et regardez cette PEAU DE CHAGRIN, ajouta-
t-il.
Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant au-
dessus du siège où il s’était assis un morceau de chagrin accroché sur le mur, et dont la
dimension n’excédait pas celle d’une peau de renard ; mais, par un phénomène inexplicable
au premier abord, cette peau projetait au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le
magasin des rayons si lumineux que vous eussiez dit d’une petite comète. Le jeune incrédule
s’approcha de ce prétendu talisman qui devait le préserver du malheur, et s’en moqua par une
phrase mentale. Cependant, animé d’une curiosité bien légitime, il se pencha pour la regarder
alternativement sous toutes les faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière
lucidité5 : les grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien brunis, les
rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à des facettes de grenat 6,
les aspérités de ce cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement
la lumière. Il démontra mathématiquement la raison de ce phénomène au vieillard, qui, pour
toute réponse, sourit avec malice7. Ce sourire de supériorité fit croire au jeune savant qu’il
était dupe en ce moment de quelque charlatanisme8. Il ne voulut pas emporter une énigme de
plus dans la tombe, et retourna promptement la peau comme un enfant pressé de connaître les
secrets de son jouet nouveau.
– Ah ! ah ! s’écria-t-il, voici l’empreinte du sceau que les Orientaux nomment le
cachet de Salomon9.
– Vous le connaissez donc ? demanda le marchand, dont les narines laissèrent passer
deux ou trois bouffées d’air qui peignirent plus d’idées que n’en pouvaient exprimer les plus
énergiques paroles.

5
Brillance
6
Pierre fine rouge sombre
7
Désir de tromper, caractéristique du malin, du Diable
8
Tromperie
9
Etoile à six branches que Salomon, roi d’Israël, selon la tradition, portait sur une bague
– Existe-t-il au monde un homme assez simple pour croire à cette chimère 10 ? s’écria le
jeune homme, piqué d’entendre ce rire muet et plein d’amères dérisions.

OBJET D’ÉTUDE : Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle


Œuvre intégrale : Balzac, La Peau de chagrin, 1831
Parcours associé :« Les romans de l’énergie : création et destruction »

Lecture linéaire 7 Balzac, La Peau de chagrin, 1831. Chapitre 3 « l’agonie », de « -Pauline,


viens ! » à « Il est à moi, je l'ai tué, ne l'avais−je pas prédit ? »

Le dénouement

-Pauline, viens ! Pauline !


Un cri terrible sortit du gosier de la jeune fille, ses yeux se dilatèrent, ses sourcils
violemment tirés par une douleur inouïe, s'écartèrent avec horreur, elle lisait dans les yeux de
Raphaël un de ces désirs furieux, jadis sa gloire à elle ; mais à mesure que grandissait ce désir,
la Peau, en se contractant, lui chatouillait la main. Sans réfléchir, elle s'enfuit dans le salon
voisin dont elle ferma la porte.
− Pauline ! Pauline ! cria le moribond en courant après elle, je t'aime, je t'adore, je te
veux ! je te maudis, si tu ne m'ouvres ! je veux mourir à toi !
Par une force singulière, dernier éclat de vie, il jeta la porte à terre, et vit sa maîtresse à
demi nue se roulant sur un canapé. Pauline avait tenté vainement de se déchirer le sein, et
pour se donner une prompte mort, elle cherchait à s'étrangler avec son châle. − " Si je meurs,
il vivra ! " disait−elle en tâchant vainement de serrer le nœud. Ses cheveux étaient épars, ses
épaules nues, ses vêtements en désordre, et dans cette lutte avec la mort, les yeux en pleurs, le
visage enflammé, se tordant sous un horrible désespoir, elle présentait à Raphaël, ivre
d'amour, mille beautés qui augmentèrent son délire ; il se jeta sur elle avec la légèreté d'un
oiseau de proie, brisa le châle, et voulut la prendre dans ses bras.
Le moribond chercha des paroles pour exprimer le désir qui dévorait toutes ses forces ;
mais il ne trouva que les sons étranglés du râle dans sa poitrine, dont chaque respiration
creusée plus avant, semblait partir de ses entrailles. Enfin, ne pouvant bientôt plus former de
sons, il mordit Pauline au sein. Jonathas se présenta tout épouvanté des cris qu'il entendait, et

10
Illusion, mensonge
tenta d'arracher à la jeune fille le cadavre sur lequel elle s'était accroupie dans un coin.
− Que demandez−vous ? dit−elle. Il est à moi, je l'ai tué, ne l'avais−je pas prédit ?

OBJET D’ÉTUDE : Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle


Œuvre intégrale : Balzac, La Peau de chagrin, 1831
Parcours associé :« Les romans de l’énergie : création et destruction »

Lecture linéaire 8: L’Education sentimentale, Flaubert, 1869 1ère partie, Chapitre 4

L’Éducation sentimentale, publiée en 1869, nous peint le parcours de Frédéric Moreau, jeune homme de
Nogent qui fera l’apprentissage de la vie à Paris entre espoirs et déception tant sentimentales que
professionnelles. Le personnage de Frédéric peut se lire en miroir du destin de Raphaël et ses tentatives avec la
femme sans cœur. En effet, Fréderic est tombé éperdument amoureux de Madame Arnoux, une femme plus âgée
sans rien entreprendre toutefois. Il vient de sortir de chez elle et croit, pour la première fois, être aimé en
retour.

Il quitta ses amis ; il avait besoin d’être seul. Son cœur débordait. Pourquoi cette main
offerte ? Était-ce un geste irréfléchi, ou un encouragement ? « Allons donc ! je suis fou ! »
Qu’importait d’ailleurs, puisqu’il pouvait maintenant la fréquenter tout à son aise, vivre dans son
atmosphère.
Les rues étaient désertes. Quelquefois une charrette lourde passait, en ébranlant les pavés. Les
maisons se succédaient avec leurs façades grises, leurs fenêtres closes ; et il songeait dédaigneusement
à tous ces êtres humains couchés derrière ces murs, qui existaient sans la voir, et dont pas un même ne
se doutait qu’elle vécût ! Il n’avait plus conscience du milieu, de l’espace, de rien ; et, battant le soi du
talon, en frappant avec sa canne les volets des boutiques, il allait toujours devant lui, au hasard,
éperdu, entraîné. Un air humide l’enveloppa ; il se reconnut au bord des quais.
Les réverbères brillaient en deux lignes droites, indéfiniment, et de longues flammes rouges
vacillaient dans la profondeur de l’eau. Elle était de couleur ardoise, tandis que le ciel, plus clair,
semblait soutenu par les grandes, masses d’ombre qui se levaient de chaque côté du fleuve. Des
édifices, que l’on n’apercevait pas, faisaient des redoublements d’obscurité. Un brouillard lumineux
flottait au-delà, sur les toits ; tous les bruits se fondaient en un seul bourdonnement ; un vent léger
soufflait.
Il s’était arrêté au milieu du Pont-Neuf, et, tête nue, poitrine ouverte, il aspirait l’air.
Cependant, il sentait monter du fond de lui-même quelque chose d’intarissable, un afflux de tendresse
qui l’énervait, comme le mouvement des ondes sous ses yeux. À l’horloge d’une église, une heure
sonna, lentement, pareille à une voix qui l’eût appelé.
Alors, il fut saisi par un de ces frissons de l’âme où il vous semble qu’on est transporté dans
un monde supérieur. Une faculté extraordinaire, dont il ne savait pas l’objet, lui était venue. Il se
demanda, sérieusement, s’il serait un grand peintre ou un grand poète ; — et il se décida pour la
peinture, car les exigences de ce métier le rapprocheraient de Mme Arnoux. Il avait donc trouvé sa
vocation ! Le but de son existence était clair maintenant, et l’avenir infaillible.

OBJET D’ÉTUDE : Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle


Œuvre intégrale : Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, 1991
Parcours associé : Parcours « Crise personnelle, crise familiale »
Lecture linéaire 9 : Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, 1991, Prologue

LOUIS. – Plus tard‚ l’année d’après


– j’allais mourir à mon tour –
j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que je mourrai‚
l’année d’après‚
de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚
de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini‚
l’année d’après‚
comme on ose bouger parfois‚
à peine‚
devant un danger extrême‚ imperceptiblement‚ sans vouloir faire de bruit ou commettre un
geste trop violent qui réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt‚
l’année d’après‚
malgré tout‚
la peur‚
prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚
malgré tout‚
l’année d’après‚
je décidai de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces et faire le
voyage‚ pour annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision
– ce que je crois –
lentement‚ calmement‚ d’une manière posée
– et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours été un
homme posé ?‚
pour annoncer‚
dire‚
seulement dire‚
ma mort prochaine et irrémédiable‚
l’annoncer moi-même‚ en être l’unique messager‚
et paraître
– peut-être ce que j’ai toujours voulu‚ voulu et décidé‚ en toutes circonstances et depuis le
plus loin que j’ose me souvenir –
et paraître pouvoir là encore décider‚
me donner et donner aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore que
je ne connais pas (trop tard et tant pis)‚
me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion d’être responsable de moi-même et
d’être‚ jusqu’à cette extrémité‚ mon propre maître.

OBJET D’ÉTUDE : Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle


Œuvre intégrale : Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, 1991
Parcours associé : Parcours « Crise personnelle, crise familiale »
Lecture linéaire 10 : Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, 1ère partie, scène 1
SUZANNE. -C’est Catherine.
Elle est Catherine.
Catherine c’est Louis.
Voilà Louis.
Catherine.

ANTOINE - Suzanne, s’il te plaît, tu le laisses avancer, laisse-le avancer.

CATHERINE - Elle est contente.

ANTOINE - On dirait un épagneul.

LA MERE - Ne me dis pas ça, ce que je viens d’entendre, c’est vrai, j’oubliais, ne me dites pas ça, ils ne se
connaissent pas. Louis tu ne connais pas Catherine ? Tu ne dis pas ça , vous ne vous connaissez pas, jamais
rencontrés, jamais ?

ANTOINE - Comment veux-tu ? Tu sais très bien.

LOUIS - Je suis très content.

CATHERINE - Oui, moi aussi, bien sûr, moi aussi. Catherine.

SUZANNE -Tu lui serres la main, il lui serre la main. Tu ne vas tout de même pas lui serrer la main ? Ils ne vont
pas se serrer la main, on dirait des étrangers.
Il ne change pas, je le voyais tout à fait ainsi,
tu ne changes pas, il ne change pas, comme ça que je l’imagine, il ne change pas, Louis,
et avec elle, Catherine, elle, tu te trouveras, vous vous trouverez sans problème, elle est la même, vous allez vous
trouver.
Ne lui serre pas la main, embrasse-la.
Catherine.

ANTOINE - Suzanne, ils se voient pour la première fois !

LOUIS - Je vous embrasse, elle a raison, pardon, je suis très heureux, vous permettez ?

SUZANNE - Tu vois ce que je disais, il faut leur dire.

LA MERE - En même temps, qui est-ce qui m’a mis une idée pareille en tête, dans la tête ? Je le savais. Mais je
suis ainsi, jamais je n’aurais pu imaginer qu’ils ne se connaissent,
que vous ne vous connaissez pas,
que la femme de mon autre fils ne connaisse pas mon fil,
cela, je ne l’aurais pas imaginé,
cru pensable.
Vous vivez d’une drôle de manière.

Catherine - Lorsque nous nous sommes mariés, il n’est pas venu et depuis, le reste du temps, les occasions ne se
sont pas trouvées.
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Œuvre intégrale : Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, 1991
Parcours associé : Parcours « Crise personnelle, crise familiale »
Lecture linéaire 11 : Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, 1991, partie scène 2 de « je suis
un peu brutal ? » à « je te tue »

ANTOINE. — Je suis un peu brutal ?


Pourquoi tu dis ça ?
Non.
Je ne suis pas brutal.
Vous êtes terribles, tous, avec moi.

LOUIS. — Non, il n’a pas été brutal, je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

ANTOINE. — Oh, toi, ça va, « la Bonté même » !

CATHERINE. — Antoine.

ANTOINE. — Je n’ai rien, ne me touche pas !


Faites comme vous voulez, je ne voulais rien de mal, je ne voulais rien faire de mal,
il faut toujours que je fasse mal,
je disais seulement,
cela me semblait bien, ce que je voulais juste dire
– toi, non plus, ne me touche pas ! –
je n’ai rien dit de mal,
je disais juste qu’on pouvait l’accompagner, et là, maintenant,
vous en êtes à me regarder comme une bête curieuse,
il n’y avait rien de mauvais dans ce que j’ai dit, ce n’est pas bien, ce n’est pas juste, ce n’est
pas bien d’oser
penser cela,
arrêtez tout le temps de me prendre pour un imbécile !
il fait comme il veut, je ne veux plus rien,
je voulais rendre service, mais je me suis trompé,
il dit qu’il veut partir et cela va être de ma faute,
cela va encore être de ma faute,
ce ne peut pas toujours être comme ça,
ce n’est pas une chose juste,
vous ne pouvez pas toujours avoir raison contre
moi, cela ne se peut pas,
je disais seulement,
je voulais seulement dire
et ce n’était pas en pensant mal,
je disais seulement,
je voulais seulement dire...

LOUIS. — Ne pleure pas.

ANTOINE. — Tu me touches : je te tue.

Lecture linéaire 12 : Jean Racine, Phèdre, IV, 2, 1677

HIPPOLYTE — D’un amour criminel Phèdre accuse Hippolyte !


Un tel excès d’horreur rend mon âme interdite ;
Tant de coups imprévus m’accablent à la fois,
Qu’ils m’ôtent la parole, et m’étouffent la voix.

THÉSÉE — Traître, tu prétendais qu’en un lâche silence


Phèdre ensevelirait ta brutale insolence :
Il fallait, en fuyant, ne pas abandonner
Le fer qui dans ses mains aide à te condamner11 ;
Ou plutôt il fallait, comblant ta perfidie12,
Lui ravir tout d’un coup la parole et la vie.

HIPPOLYTE — D’un mensonge si noir justement irrité,


Je devrais faire ici parler la vérité,
Seigneur ; mais je supprime un secret qui vous touche.
Approuvez le respect qui me ferme la bouche,
Et sans vouloir vous-même augmenter vos ennuis,
Examinez ma vie, et songez qui je suis.
Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes ;
Quiconque a pu franchir les bornes légitimes13
Peut violer enfin les droits les plus sacrés :
Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés ;
Et jamais on n’a vu la timide innocence
Passer subitement à l’extrême licence14 .
Un jour seul ne fait point d’un mortel vertueux
Un perfide assassin, un lâche incestueux.

11
Rejetée par Hippolyte, Phèdre lui a arraché son épée pour tenter de se suicider mais fut retenue par sa servante.
12
Déloyauté, manque de parole, trahison.
13
Limites fixées par la loi, et donc moins importantes que « les droits les plus sacrés » (v. 19) comme le mariage.
14
Débauche, dépravation.
OBJET D’ÉTUDE : Le théâtre du XVIIe siècle au XXIe siècle
Œuvre intégrale : Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, 1991
Parcours associé : Parcours « Crise personnelle, crise familiale »

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