PEP 263 0022h
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Aliénation et clivages
Fabienne Raybaud-Macri
Dans Psychologues et Psychologies 2019/4 (N° 263), pages 032 à 036
Éditions Syndicat National des Psychologues
ISSN 0297-6234
DOI 10.3917/pep.263.0022h
© Syndicat National des Psychologues | Téléchargé le 26/04/2024 sur www.cairn.info par Kaoutar Mouden (IP: 105.68.251.201)
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La sémantique et la sémiologie inscrivent la violence au centre d’un carrefour associatif très riche, où se mêlent les
caractères les plus positifs comme les plus négatifs1. La psychanalyse distingue l’agressivité, la haine, la colère, la
maîtrise, l’emprise, le viol. Lorsqu’il évoque la violence, dans Pourquoi la guerre ? En 1933, S. Freud affirme
qu’une communauté est sous incidence de deux causes : la force contraignante de la violence et les liens émotionnels
entre les membres. La violence conçue comme une force, est du côté des pulsions de mort. Qu’en est-il de ces pulsions
dans le contexte intrafamilial, lorsque la violence exercée attaque le lien, au bénéfice de la désorganisation psychique?
Mon propos s’appuie sur mon expérience Elle évoque les traces physiques - tatouages - chez
d’expertises psychologiques réalisées auprès une adolescente, d’une réelle effraction mise en
des TGI, dans le cadre d’enquêtes préliminaires refoulement, jusqu’à ce que l’auteur du viol soit
de justice. Dans cette clinique d’une unique lui-même frappé d’oubli - maladie Alzheimer.
rencontre, l’analyse se joue dans le temps d’après, Au cœur de la problématique visitée, le concept
elle se spécifie dans l’écrit d’un rapport au d’aliénation s’impose non seulement parce qu’il
magistrat, et parfois d’une citation à comparaître souligne le lien délétère, mais aussi parce qu’il
au procès de la cour d’assises, pour discuter du permet de distinguer ce qui appartient à un autre ;
rapport d’examen. La place du psychologue objet d’autrui, le sujet est dépossédé de son désir
est interrogée, au cœur d’une clinique dont la propre. Ainsi, l’enfant aliéné dans une histoire
singularité nous appelle du côté de l’interdit et familiale qui l’a fait victime peut en abandonner sa
convoque nos imagos parentales. Je propose, au liberté2. Vulnérable, il risque un détachement de
fil d’une étude clinique, d’approcher la délicate lui-même et la perte de son authenticité. Enfin,
question de la prise en considération de la famille j’aborderai l’intérêt de la pluridisciplinarité
et du lien, dans la dramatique situation de violence comme proposition clinique de soin porté à une
sexuelle intrafamiliale exercée sur une mineure. histoire singulière.
ALIÉNATION
A l'origine, aliénation est empruntée au contemporaine ; dans les notions philosophiques
latin aliénato, dans le domaine du droit, puis de Hegel et Marx, il signifie la vulnérabilité et le
le mot connaît une nouvelle carrière à l'ère détachement de lui-même, de l'être humain. Plus
largement, le mot vient à signifier la perte par l'être comme à la psychiatrie, incluant la démence et la
humain de son authenticité. H. Maldiney3 définit psychose. Selon J. Lacan4, la première opération
l'aliénation comme ce qui appartient à un autre, psychique est de se désaliéner du désir maternel,
ce qui est aux mains des autres, objet d'étude et pour s'inscrire dans une histoire. Ce mouvement
de soins. L'aliéné est celui qui est dépossédé ou d'aliénation/désaliénation est une opération
n'a pas accès à son désir propre ; il se trouve symbolique liée à la mère, en tension dialectique
condamné à se soumettre au désir des autres. avec la séparation, symbolisée par la fonction
Dans l'étymologie, le terme touche à la juridiction psychique paternelle.
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fellation à un homme, dans l'enceinte scolaire, expliquant cela par son désir de s'apprêter et de se
lorsqu'elle avait environ 8 ans. Elle précise qu'elle maquiller de façon appuyée. Toutefois, elle associe
aurait ouvert une porte dans la cours de récréation le maquillage à l'idée de se masquer derrière quelque
et vu là, assis sur un banc, ce vieil homme qui aurait chose, ajoutant : je me cache de l'intérieur, physiquement.
exigé une fellation. Tout cela est rapporté comme Son maquillage serait une face visible d’elle-même,
dans un rêve, et personne dans la cour de l'école, affichée comme au carnaval, et représentant une
ne se serait rendu compte de rien. Tana et sa sœur protection qui l'aurait rassurée depuis sa petite
vivent chez leur mère. Le couple parental, séparé enfance. Et, se cacher de l'intérieur laisse penser à une
depuis plusieurs années, a deux filles ; le père vit défense anti-agression. Lorsque Tana énonce : je
chez sa propre mère. Le grand-père maternel ne peux sortir au naturel, nous entendons que cette
représente une personne d'une haute importance question de maquillage et de masque fait trace dans
pour la plaignante, laquelle entretient de bonnes sa psyché comme un voile, un besoin de se montrer
relations avec sa grand-mère maternelle. autre. Qu'est-ce qui la pousserait à vouloir cacher
quelque chose? Et qu'est-ce qui serait rassurant de
Lors de l’examen psychologique, un deuxième cacher ? Pour protéger qui ?
dévoilement advient à travers les éléments portés
à ma connaissance : Tana se souvient avoir réalisé, Je remarque les nombreux tatouages visibles
enfant, le dessin d'une fellation, ce qui aurait fort sur les bras et la gorge de la plaignante : elle dit
choqué sa grand-mère maternelle. Tana aurait en avoir 15 en tout sur son corps, et qu’ils sont
alors consulté un psychologue, il aurait conclu dédiés à son grand-père qu'elle chérit ; pour lui,
qu’elle aurait vu ça à la TV. Tana énonce rapidement elle porte sur son bras droit l’inscription Amour
qu'elle sait pourquoi elle nous rencontre : eu égard éternel. Ainsi, nous sommes amenés à interroger
à ce qui lui serait arrivé. L'adolescente se montre la place que tient ce grand-père - aujourd'hui
polie, à l'aise et elle s'exprime avec facilité. Il déficient - dans la vie psychique de Tana. Serait-il
semble qu'elle ait un désir de dire beaucoup la ce vieil homme apparu un jour au milieu de ses
concernant et elle se livre facilement à propos de sa huit ans ? Elle évoque brièvement la maladie du
personnalité. Elle se décrit posément comme une grand-père, comme une défense contre quelque
jeune fille impulsive et colérique. Elle pense avoir chose du savoir, de l’éprouvé. Les éléments qu'elle
une bonne mémoire, se souvenant d'évènements livre sur les tatouages qui lui seraient dédiés, et ses
marquants alors qu'elle était à l'école maternelle. énonciations fortes, telles que : il est ma vie, laissent
entendre que ce grand-père serait détenteur manière indélébile sur son corps, telles des traces
de quelque chose de si important qu'il serait que pourraient laisser dans la psyché d'une enfant,
nécessaire de protéger et de révéler à la fois, de une expérience traumatisante non élaborée.
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et Imaginaire. Les traces dans le corps sont à
percevoir chez Tana, comme la résultante d’une
Chaque tatouage aurait une vertu protectrice dynamique psychique consistant en l’écrasement
et anticipatrice de dangers éventuels. Ils lui du Symbolique par l’Imaginaire. Si l’oubli, le
donneraient ce message : n'abandonne jamais, qu'elle refoulement de l’acte est en œuvre dans la psyché
invoque dans ses moments de désespoir. de Tana, l’Imaginaire vient à occuper une place
toute, c’est pourquoi l’ancrage - encrage - est à la
S.Wiener6 précise qu’il est désir de constituer un fois un lieu de mémoire et un lieu d’identification
lieu de mémoire, une sorte d’archive corporelle, à la chose : l’Imaginaire signe l’aliénation, la
le répertoriant comme un lieu privilégié de fiction dépossession.
FIGURES D’ALIÉNATIONS
A l’adolescence de Tana, quand le grand-père est d'une toute puissance qu'elle ne sait définir, et
tout oubli - Alzheimer -, elle marque son corps de qu'elle ne peut élaborer puisqu’il serait aujourd'hui
signes invoquant et convoquant ce parent au lieu dans l'incapacité de se souvenir. Sa narration,
topologique de l’acte. empreinte de dévoilements et de défenses
psychiques à l'œuvre, laisse percevoir l'expression
Selon Lacan, la fonction érotique, c’est cette d'un secret.
monstration sur le corps, attrait phallique8.
Par ailleurs, Tana se dit croyante et non pratiquante.
Toutefois, concernant Tana, la monstration Elle aurait été baptisée chrétienne catholique et
érotique vient à se tisser dans son histoire avec parle de la religion en terme de protection. Elle a
sa manière de se dire au quotidien : ne point autour de son cou une grande croix qu'elle porte
abandonner la lutte - indéfinie-, accéder à ses comme un signifiant je crois, en la protection de
désirs de devenir esthéticienne, avoir une relation cet objet de culte. Après avoir exprimé fortement
amoureuse stable… Tana aurait eu besoin de ce besoin de se faire tatouer, elle banalise l'acte,
marquer sa peau, de faire trace de quelque énonçant que sa sœur aussi aimerait cela, et
chose en protection d'une plausible effraction qu'elles ont toutes deux bien de la chance d'avoir
psychosomatique, qu'elle ne nomme pas, et de des parents permissifs et compréhensifs.
convoquer son grand-père maternel comme figure Il y aurait psychiquement une annulation de son
6 Wiener, S. 2016. Le tatouage, quand Eros se fait lettre. Journal français de psychiatrie. Erès, 2006/1 no 24 | pages 37 à 39
7 Lacan, J. 1964. Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Paris, Le Seuil, 1973.
8 bidem
discours précédent, une tendance à minimiser leurs filles. Comment la massivité des tatouages de
celui-ci, en défense à ce qu'elle aurait perçu Tana et le sens qu'elle leur donne n'auraient pas
inconsciemment comme un trop dévoilé. interrogé ses parents ? Tous ces éléments évoquent
des réminiscences récentes d’une expérience
La permissivité des parents, qu'elle évoque, choquante qu'elle aurait vécue dans d'autres
questionne sur l'attention de ceux-ci vis à vis de circonstances que celles qu’elle décrit.
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corps - à un Autre, Acte. amoureuses : violences de l’acte, soumission à des
Les tatouages de Tana signeraient une identification hommes plus âgés, maltraitances… tout se joue
de son corps aux repères qui lui sont déniés, dans dans la répétition.
une aliénation aux femmes de sa famille - le dessin
et les tatouages banalisés. Nous pensons qu’il y a chez Tana ce désir
inconscient de se faire tatouer, pour effracter
Au moment du remaniement adolescent, le le regard de l’autre, utilisant dès lors le corps
tatouage manifesterait le désir de porter atteinte comme scène de théâtre - acting out : monstration
au corps de la dette, au corps inentamé donné par d’un indicible advenu et rendu à l’aveuglement.
la mère ; dans le cas bien particulier de Tana, nous L’encrage comme jeter l’ancre dans cet Autre
pouvons également y percevoir un mouvement qu’est le regard.
inconscient, un engagement à se désaliéner de la
nous avons observé chez Tana - déni de l’acte et singularité du destin pulsionnel inscrit entre corps
des traces du côté de l’ascendant maternel ; père et psyché. Proposant une étude sémantique du mot
infantile. Dans le premier temps de la constitution catastrophe, l’auteur note que celle-ci peut être
du traumatisme, sa dimension délétère, le clivage, pensée comme la disparition d’une forme stable.
le maintient dans un lieu hors psyché, du moins La catastrophe de symbolisation serait alors une
dans l’enfance. modalité qui rend compte d’un coup de théâtre au
Dès l’adolescence, avec la sexualisation du sein de la vie psychique, dont la scénarisation sur
traumatisme, celui-ci prend sens dans l’économie la scène projective, que l’on peut penser comme
psychique génitale. P. Roman interroge, dans le une nouvelle scène du traumatisme, informe de
contexte des affections psychosomatiques, la ses effets sur la dynamique de la vie psychique.
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l’accompagnement d’un enfant, d’un adolescent sur le mode de la liaison non-symbolique, s’inscrit
pris dans de tels conflits. Nous voyons apparaître le dans le champ de la souffrance, des pathologies
caractère intéressant d’une articulation dynamique narcissiques-identitaires, qui mettent en difficulté
de la clinique et du judiciaire dans la perspective la fonction subjectivante du moi, celles qui sont
thérapeutique - chacun respectant la fonction à l’origine du manque à être et résultent d’états
de l’autre. Une piste de travail clinique consiste traumatiques primaires.
à inviter l’enfant, l’adolescent, à s’exprimer par
et avec des productions projectives : verbales, D’après R. Roussillon12, ces pathologies servent
sensori-motrices - théâtre -, textuelles. Enfin, nous de rempart dans une organisation défensive
notons l’importance de la bonne connaissance de contre les effets d’un traumatisme primaire
ces problématiques par les acteurs de terrain pour clivé, dont la trace mnésique tente de faire surface
repérer les enjeux sans être englués et aveuglés par par la contrainte de répétition. L’expérience
les manifestations en faux-self et les adaptations traumatique étant pré-subjective, irreprésentable,
pathogènes, mais aussi pour entendre le discours cette tentative génère des situations en impasse.
des familles dans ce qu’il peut représenter de la Nous nous sommes attachés à une approche
banalisation ou de la normalisation. C’est une sorte qui précise l’effondrement, le clivage, et qui met
de mise en abîme car cela défait toute certitude l’accent sur l’aliénation. Dès lors nous soulignons
que proposerait une vision de la réalité, pour aller l’intérêt d’une clinique pluridisciplinaire soutenue
explorer du côté du langage de l’inconscient. Cette et créative dans ses propositions. n
clinique, qui, comme le conçoit P. Roman, se révèle