Reflexions Sur L Avenement Du Portrait

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DOminic OLaRiu

RéfLexiOnS SuR L’aVènement


Du pORtRait aVant Le XV e SiècLe*

« Le portrait est la représentation d’un individu en son caractère propre »,


explique John Pope-Hennessy à propos de l’apparition du portrait ressem-
blant, qu’il situe à la Renaissance.1 Emblématique de l’orientation usuelle
de la recherche, cette citation montre que le portrait ressemblant est bien
souvent compris comme l’expression du caractère, du tempérament d’une
personne, voire comme la manifestation de l’idée d’individualité, laquelle
aurait été formulée à la Renaissance.
La présente étude emprunte une autre voie. Elle ne propose pas l’avène-
ment de la notion de l’individualité per se à la Renaissance. L’hypothèse
peut être mise selon laquelle la création du portrait ressemblant serait an-
térieure à cette époque ; et le portrait n’aurait pas eu pour inalité d’expri-
mer le caractère d’une personne.
Cette hypothèse revient à attribuer la genèse du portrait individuel au
XIIIe siècle, plus précisément au mouvement artistique ayant donné nais-
sance aux sculptures funéraires des papes. À cette époque également
prend forme une nouvelle conception de l’individualité. Le portrait n’ex-
prime pas en ce temps-là le caractère et la personnalité d’une personne,
mais son degré de ressemblance avec la divinité. La représentation réa-
liste d’une personne doit manifester la vertu de cette dernière. Dans les
pages qui suivent, la notion de « portrait » désigne la représentation res-
semblante d’un individu.

* Cette contribution est issue d’une thèse à partir du XIIIe siècle. Nouvelles approches du
du 3e cycle, menée à bien sous la direction portrait. Berne, Peter Lang 2009. Le lecteur y
des MM. Hans Belting et Jean-Claude trouvera de plus amples données sur les
Schmitt, soutenue le 9 octobre 2006 à l’École thèmes abordés ici.
des hautes études en sciences sociales 1 John Pope-Hennessy, The Portrait in the
(Paris) sous le titre L’Avènement du portrait à Renaissance (Bollingen Series, 35, vol. 12),
partir du XIIIe siècle. Étude d’ histoire, d’anthro- Princeton, Princeton University Press 1989
pologie et d’esthétique sur l’avènement des (1re impression 1966), p. XI : « … portraiture is
représentations ressemblantes de l’ homme en the depiction of the individual in his own
Occident. Elle paraît sous le titre L’Avènement character. » Traduction personnelle.
des représentations ressemblantes de l’ homme

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Ill. 1 : Pietro di Oderisio, Gisant de Clément IV, entre 1268 et
1272, marbre, longueur 158 cm, Viterbe, San Francesco

Plusieurs indices permettent de relever l’existence de représentations


ressemblantes dès le XIIIe siècle. Constatons tout d’abord que plusieurs
textes contemporains soulignent la ressemblance exacte des portraits.
Vers 1260, le philosophe homas d’Aquin insiste sur le caractère authen-
tique des portraits, en les assimilant à l’empreinte d’un cachet dans la cire

2 Par exemple Thomas d’Aquin, Summa rei imago ipsius ut perficiatur ex ipsa rei
theologiae, édition dite « Léonine » (Sancti praesentia ; sicut imago in cera perficitur per
Thomae de Aquino Opera omnia, jussu impressionem sigilii, et imago hominis resultat
Leonis XIII, P. M. edita ; cura et studio in speculo per ejus praesentiam. » « Là où la
Fratrum praedicatorum ; commissio réalité elle-même est présente, l’image n’est
Leonina), vol. 4–12, Rome, Ex typographia pas nécessaire pour tenir sa place ; c’est
polyglotta 1888–1906, Ia, q. 93, a. 6, ad 1 : ainsi que lorsque l’empereur était présent,
« homo dicitur imago Dei, non quia ipse les soldats ne vénéraient pas son image.
essentialiter sit imago, sed quia in eo est Dei Mais l’image est requise avec la réalité,
imago impressa secundum mentem ; sicut quand la présence de celle-ci doit la
denarius dicitur imago Caesaris, inquantum parfaire ; c’est ainsi que l’image dans la cire
habet Caesaris imaginem. » « On appelle n’est produite que par l’impression du
l’homme image de Dieu, non parce qu’il sceau ; de même l’image d’un homme ne se
serait image lui-même par son essence, mais ref lète dans le miroir que si cet homme est
parce que l’image de Dieu a été imprimée en présent. » Traduction par Somme théologique,
lui au plan de l’âme spirituelle, à la façon éd. et trad. Albert Raulin / Aimon-Marie
dont on appelle un denier l’image de César ; Roguet, 4 vol., Paris, Éditions du Cerf 1984.
en tant qu’il porte l’image de César. » IIIa, Les parties Ia, Ia-IIae, IIa-IIae de la Somme
q. 5, a. 4, ad 1 : « ubi est ipsa res per sui théologique furent composées entre 1265 et
praesentiam, non requiritur ejus imago ad hoc 1268 ; la partie IIIa, composée entre 1272 et
quod suppleat locum rei : sicut ubi erat 1273, resta inachevée ; le Supplementum est
imperator, milites non venerabantur ejus l’œuvre de Reginald de Piperno.
imaginem. Sed tamen requiritur cum praesentia

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molle et au relet d’une personne dans le miroir.2 Même s’il est diicile de

Ol ariu
prouver que homas d’Aquin a efectivement vu des portraits réalistes, il
est sûr qu’il s’en faisait du moins une idée très concrète, comme l’atteste
son évocation des portraits idèles d’empereurs antiques et byzantins,
dont il sait qu’ils remplaçaient les souverains en leur absence, en tant que
substituts homologues.3 On trouve ici clairement exprimée la notion de re-
production de l’aspect authentique d’une personne. L’observation n’est pas
négligeable, car elle représente la condition nécessaire à l’exécution des
portraits ressemblants.
Autre érudit important, Pietro d’Abano, dans les premières années du
XIVe siècle rédige un commentaire sur les représentations du visage hu-
main.4 S’interrogeant sur leur raison d’être, il fait directement référence
aux portraits de Giotto, qu’il décrit comme si ressemblants que l’identii-
cation de la personne représentée est possible lors de sa rencontre, même
si seul son portrait a été vu au préalable. Ce faisant, Pietro n’use pas sim-
plement d’un topos, destiné aux éloges du peintre. Il fait preuve plutôt
d’une compréhension aiguë de la notion de reconnaissance comme élé-
ment capital des portraits. Ce sont les mêmes termes qu’emploie, entre
autres, Giovanni Paolo Lomazzo quatre siècles plus tard, pour décrire la
idélité d’un portrait.5 Dans son analyse, Pietro constate, d’autre part, l’as-
pect fortement individualisé du visage humain. Cet intérêt pour les por-
traits mimétiques ne se limite pas à des écrits, comme ceux mentionnés,
mais transparaît également dans les représentations mêmes de l’époque.
Les statues des papes et cardinaux sont non seulement les tous pre-
miers gisants sur le sol italien, mais elles aichent également un réalisme
sans précédent en Occident. Leur caractère détaillé va jusqu’à la représen-

3 Voir la note précédente, Summa theologiae, Storia scientifico-letteraria dello studio di


IIIa, q. 5, a. 4, ad 1. Padova. 4 t. en 1 vol. Padoue, Tipografia della
4 Il s’agit de la 36 e question de l’ouvrage Minerva 1824–1825, t. 3, p. 128–155.
Expositio problematum Aristotelis, achevé par 5 Malgré ses concepts de l’idea et du
Pietro d’Abano en 1310. Pour cet ouvrage- disegno, Lomazzo s’exprime de manière
commentaire de Pietro d’Abano, voir suivante en début du chapitre 51 du livre 6 :
Johannes Thomann, « Pietro d’Abano on Giovanni Paolo Lomazzo, Trattato dell’arte
Giotto », Journal of the Warburg and Courtauld della pittura, scoltura et architettura, Milan,
Institutes, 54, 1991, p. 238–244, p. 239 sq. Voir Paolo Gottardo Pontio 1585 [premièrement
aussi plus loin, Enrico Castelnuovo, « Les paru en 1584], p. 430 : « … l’uso del ritrarre dal
portraits individuels de Giotto ». Pour Pietro naturale, cioè di fare le immagini degli uomini
d’Abano, voir Leo Norpoth, « Zur Bio-, simili a loro si che da chiunque gli vedano sono
Bibliographie und Wissenschaftslehre des riconosciuti per quei medesimi… » ; « ... l’usage
Pietro d’Abano, Mediziners, Philosophen und de portraiturer d’après nature consiste à
Astronomen in Padua », Kyklos. Jahrbuch der rendre les images des hommes ressem-
Geschichte und Philosophie der Medizin, vol. 3. blantes à eux-mêmes de manière à ce qu’ils
Leipzig, Georg Thieme 1930, p. 292–353, soient reconnus par tous ceux qui verront
avec bibliographie ; Francesco Maria Colle, leurs images... » Traduction personnelle.

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Ill. 2 : Gisant de Clément IV, détail, comme ill. 1

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Ill. 3 : Gauche : Pietro di Oderisio, Gisant de Clément IV, entre 1268 et 1272, marbre, longueur
158 cm, Viterbe, San Francesco, détail ; droite : anonyme, Robert le Pieux, entre 1263 et 1267,
pierre, Saint-Denis, Basilique Saint-Denis, détail

tation des moindres détails, autant dans les vêtements que dans les traits
du visage (ill. 1, 2, 3, gauche). Leur modelage particularisé apparaît davan-
tage lorsqu’ils sont comparés avec d’autres igures contemporaines, fran-
çaises par exemple (ill. 3).
L’exactitude de la reproduction de l’habit et des accessoires, pour les
statues italiennes, est conirmée par les objets trouvés dans les sarco-
phages et par les descriptions d’époque : les croix sur le pallium, ou les
épingles ornées de saphirs, dont l’emplacement même sur le vêtement est
conforme aux directives liturgiques (ill. 4).6 L’ouverture de la tombe de
Clément IV († 1268), dévoile, entre autres, la grande bague circulaire, ca-
ractéristique de la statue.7

6 Pour la reconnaissance de la dépouille de medio pectoris, altera in armo sinistro


Boniface VIII, par exemple, et les objets aderant » ; « ... les épingles dorées, embellies
trouvés à cette occasion, voir Alfred A. de saphirs précieux, dont une était attachée
Strnad, « Giacomo Grimaldis Bericht über au milieu de la poitrine, l’autre sur le bras
die Öffnung des Grabes Papst Bonifaz’ VIII. gauche. » Traduction personnelle.
(1605) », Römische Quartalschrift für christliche 7 Carlo Bertelli, « Traversie della tomba di
Altertumskunde und Kirchengeschichte, 61, Clemente IV », Paragone (Arte), 227, janvier-
1966, p. 145–202, p. 193 : « ... spinulae aurae mars, 1969, p. 53–63.
saphirris preciosis ornatae, quarum una in

87
Ill. 4 : Arnolfo di Cambio, Gisant de Boniface VIII, vers 1296–1300, marbre, 87 × 224 cm,
ép. 53 cm, Cité du Vatican, Basilique Saint-Pierre, Grottes du Vatican, détail

Les masques mortuaires


Ces observations une fois faites, la question même de la ressemblance du
visage se pose. On peut y répondre en démontrant l’existence du masque
mortuaire à la in du XIIIe siècle. Démontrer l’existence du masque mor-
tuaire permet en efet de prouver l’intérêt pour la reproduction réaliste du
visage. Il est possible ainsi d’airmer que le masque sert souvent d’« inter-
face » - d’« entre-visage », pour ainsi dire – dans le but de conserver et
transposer les traits du visage à la représentation.
L’existence du masque funéraire, de même que l’existence du concept
d’individualité, est souvent controversée pour la période allant de la in de
l’Antiquité au milieu du XVe siècle. Cette opposition, tient, semble-t-il, en
grande partie à l’inluence dominante de deux historiens de l’art : Giorgio
Vasari et Jacob Burckhardt attribuent tous deux l’apparition de l’em-
preinte mortuaire à la Renaissance.
G. Vasari, dans ses Vies (1568), attribue abusivement son invention à
l’époque d’Andrea del Verrocchio (1435/36–1488), dans le but de magniier
l’art de la Renaissance.8 L’astuce est aisée à démontrer : Vasari ne pouvait
ignorer l’existence du masque mortuaire de Filippo Brunelleschi, mort en
1446. Si la paternité du masque mortuaire doit être attribuée à Verrocchio,

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il faut reconnaître à ce dernier une certaine précocité puisqu’à la mort de

Ol ariu
F. Brunelleschi il n’était âgé que de onze ans. J. Burckhardt, en traitant de
l’art de la Renaissance (1860), airme, lui aussi, que « les masques mor-
tuaires sont exécutés très tôt, dans l’intention de servir lors de l’exécution
d’un buste ».9
Néanmoins, outre plusieurs témoignages écrits, la statue de la reine de
France Isabelle d’Aragon représente un vestige évident du masque mor-
tuaire au Moyen Âge (ill. 5). La reine décède en 1271 des suites d’une chute
de cheval, en Calabre, dans le sud de l’Italie. Un chroniqueur rapporte les
événements : la souveraine, dans sa tentative de traverser un leuve grossi
par les nombreuses chutes de neige, tombe lourdement et se blesse à la
tête.10

8 Giorgio Vasari, Le vite de’ più eccellenti Renaissance versucht, namentlich für die
pittori scultori ed architettori [1568], éd. Extremitäten, doch auch für größere Teile des
Gaetano Milanesi, 9 vol., Florence, Sansoni Körpers. Auch Totenmasken werden frühe
1878–1885, vol. 3, p. 373 : « Dopo, si cominciò al verfertigt mit der Absicht, bei Ausführung der
tempo suo a formare le teste di coloro che Büste davon Gebrauch zu machen. » Traduc-
morivano, con poca spesa ; onde si vede in ogni tion personnelle. L’ouvrage n’a pas été termi-
casa di Firenze, sopra i cammini, usci, finestre e né, et la citation représente le résumé d’un
cornicioni, infiniti di detti ritratti, tanto ben chapitre prévu, rédigé en 1860, et publié à
fatti e naturali, che paiono vivi ». Traduction titre posthume.
dans Giorgio Vasari, Les vies des meilleurs 10 Saba Malaspina, Die Chronik des Saba
peintres, sculpteurs et architectes, éd. et trad. Malaspina, dans Monumenta Germaniae histo-
sous la direction d’André Chastel, 11 vol., rica, Scriptores, 35, Édition de Walter Koller
Paris, Berger-Levrault 19893 [1re éd. en et August Nitschke. Hannover, Hahnsche
langue française 1983], vol. 4, p. 290 : Buchhandlung 1999, liv. 5, chap. 3, p. 231 sq. :
« Andrea avait l’habitude de faire, par ce « Sed instante hyeme, uxor ipsius Philippi, filia
procédé, des moulages d’après nature de Regis Aragonum, quae, licet vir suus non esset
mains, pieds, genoux, jambe, bras, torses, inunctus, Regina tamen Franciae dici poterat,
qu’il gardait sous les yeux et pouvait volens sub Marturannensi civitate superexecre-
commodément copier. C’est à partir de ce scentem pluvialibus imbribus f luvium utero
moment que l’on commença à faire des gravido pertransire, praesumpta quadam virili
moulages mortuaires à peu de frais ; on voit audacia pereundi, equo corruit procumbente de
dans toutes les maisons de Florence, sur les sella ; previa tamen multitudine militum
cheminées, les portes, les fenêtres et les occurrente submersa non extitit, sed propter
corniches, une infinité de tels portraits, si metum casus offensa lethaliter, et in ipso casu
naturels et bien faits qu’ils semblent confracta. Laesusque fuit uterus, antequam
vivants. » perveniret ad lucem, et offensus graviter partus
9 Jacob Burckhardt, Die Kunst der Renais- nondum a maternis visceribus segregatus.
sance in Italien, éd. Horst Günther, Franc- Ajunt enim partum fuisse semestrem, et ideo
fort-sur-le-Main, Insel 1997, [1re éd. 1932, genitricis alvum a conceptionis hora semestri
dans le vol. 6 de Jacob-Burckhardt-Gesamtaus- tempore laborantem ex casu gravius fore
gabe, éd. Emil Dürr / Werner Kaegi / Albert laesam. Quapropter Cusentiam semiviva
Oeri / Felix Stähelin / Hans Trog / Heinrich traducitur, ubi tandem masculino abortivit in
Wölff lin, 14 vol., Stuttgart, Deutsche partu. Nam viro cum multitudine suorum
Verlags-Anstalt 1929–1934], p. 947, § 208 : Procerum convalescentiam eius ibi studiosus
« Abgüsse über den lebendigen Akt als Hilfsmit- expectante vel mortem, Regina ipsa demum
tel des Studiums wurden seit Anfang der persolvit quod a natura receperat, post

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r ÉF l e x iO n S S u r l’av è n em e n t D u P O r t r a i t ava n t l e x v e Si èc l e Le sculpteur, dont il est peu vraisemblable qu’il se trouvât à proximité
lors de l’accident imprévu, n’a pu travailler que d’après une empreinte. Il
a représenté la reine morte, les yeux fermés, avec une lésion au visage. La
blessure se trouve sur le côté gauche du visage et non sur la joue droite, où
un simple éclatement de pierre a fourvoyé de nombreux savants. La joue
tuméiée et la bouche convulsée sont les symptômes typiques d’un trau-
matisme crânien avec un hématome sur l’hémiface gauche. On en conclut
aisément que le moulage funéraire fut en usage après le milieu du
XIIIe siècle.
Or, cette volonté d’aboutir à une ressemblance aussi poussée que pos-
sible avec le modèle, dont témoigne l’emploi d’un masque, se manifeste
jusqu’à la représentation du défunt dans une situation précise.

abortum ; et cum partu, quem a maternis avait six mois et, étant donné que le ventre
visceribus casus violentia secuerat non maternel était fatigué de le porter déjà
completum, in majori tumulatur Ecclesia pendant ce temps depuis son engendre-
Cusentina. Ossa tamen elixa prius et qualibet ment, il fut encore plus grièvement blessé.
carnositate mundata more majorem in C’est pourquoi, la reine, à moitié vivante,
Franciam, relictis in tumulo putribilibus, quae fut portée à la ville de Cosenza, où elle
servando servari non poterant, demandatur. Fit accoucha finalement d’un garçon mort. Or,
sibi sepultura perpulchra digna memoria, tandis que son mari, avec un grand nombre
materiae ac artis concertatione glorifica ; et ad de seigneurs, espérait fortement la conva-
serviendum Altari continue, juxta quod est lescence de celui-ci, mais que ce dernier
hujusmodi regalis sepultura constructa, ordina- mourut, la reine même s’acquitta enfin,
tur perpetuus Capellanus, centumque uncias après le faux accouchement, de ce qu’elle
auri dictus Francorum Dominus pro emendis avait accepté de la nature. Elle fut enterrée
possessionibus, de quarum usufructu possit dans la plus grande église de Cosenza avec
idem vivere Capellanus Cusentino Capitulo son enfant qui, lorsqu’il fut séparé du ventre
elargitur. » « L’hiver mettait encore à rude maternel, n’était pas sain à cause da la
épreuve mais l’épouse de ce même Philippe, chute violente. Les ossements furent
fille du roi d’Aragon qu’on pouvait à juste d’abord bouillis et séparés de la chaire et,
titre appeler reine de France car son mari selon la coutume des ancêtres, transférés en
était déjà oint, tenta de traverser, bien France, mais les restes voués à la putréfac-
qu’elle fût enceinte, le f leuve accru des tion, dont on ne pouvait pas se servir furent
averses non loin du village Martirano. mis dans une tombe. Elle se fit une très
Pendant qu’on s’attendait à ce qu’elle belle sépulture digne de toute mémoire
traverse la rivière avec une audace virile, dans une glorieuse compétition, qui
elle chuta de la selle en tombant vers concernait aussi bien les matériaux que son
l’avant. Alors qu’une grande foule de le savoir-faire. Et pour le service continuel
troupiers accourut tout de suite, elle fut de l’autel, à côté duquel se trouvait la
submergée sans qu’on pût plus du tout la sépulture construite de telle façon royale,
voir. En effet, elle fut heurtée si fort par la fut ordonnée la présence perpétuelle d’un
violence de la chute que la mort devait chapelain. Aussi, ledit seigneur des
l’emporter plus tard. Car par la même chute, Français fit don de cent onces d’or au
non seulement elle fut anéantie, mais aussi chapitre de Cosenza pour l’acquisition de
son enfant blessé, avant qu’il ne parvienne à terres, de l’usufruit desquels pourrait vivre
la lumière. Ainsi le fœtus fut grièvement ce même chapelain. » Traduction person-
heurté avant encore qu’il ne fût séparé du nelle.
ventre maternel. On dit que le nouveau-né

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5 Anonyme, Priant d’Isabelle d’Aragon, vers 1271,
pierre, Cosenza, cathédrale, détail

Les expositions de dépouilles


Les statues vont jusqu’à reproduire un événement particulier de la vie so-
ciale de l’époque, c’est-à-dire l’exposition de la dépouille embaumée sur le
catafalque, lors des cérémonies des obsèques. Ces expositions connaissent
un certain développement au XIIIe siècle, période où les dépouilles des
plus hauts dignitaires, papes, cardinaux et rois sont toujours plus durable-
ment exposées.
Une photographie montre la dépouille embaumée de Jean XXIII, sur la
place Saint-Pierre de Rome, lors de sa translation en la cathédrale en 2001,
soit trente-huit ans après son décès (ill. 6, haut). Le corps lui-même et la façon
dont le catafalque est dressé perpétuent l’ancienne tradition et donnent une
vague idée de la solennité de ces expositions il y a sept cents ans. Le paral-
lèle entre la statue tombale et le corps embaumé est manifeste (ill. 6).
L’exposition de la dépouille et celle de la dépouille en pierre témoignent
d’une revalorisation du corps humain au XIIIe siècle. Elle est liée aux
changements de la conception de l’homme à l’époque scolastique. L’âme
humaine est déinie comme imago Dei, autrement dit en tant qu’image de

91
Ill. 6 : Haut : Dépouille de Jean XIII exposé dans un sarcophage en cristal,
2001 ; les expositions d’autrefois offraient la même apparence. Bas :
Gisant de Clément IV, comme ill. 1

Dieu, créée à la ressemblance, certes imparfaite, de Dieu. L’âme toutefois


possède la capacité de parfaire cette ressemblance à la divinité par une at-
titude vertueuse. L’unité corps âme de l’homme se trouve ainsi soulignée,
et le rôle du corps pour le destin de l’âme dans l’au-delà est présenté
comme décisif.11

11 Voir par exemple Louis-Marie de Tomistico Internazionale, Studi tomistici, 42),


Blignières, « La dignité de l’homme image de Cité du Vatican, Libreria editrice Vaticana
Dieu selon saint Thomas d’Aquin », 1991, p. 199–220.
Antropologia Tomista (Atti del IX Congresso

92
Efet de cette unité insécable, le corps est interprété comme l’expres-

Ol ariu
sion de l’âme et vice versa. Une corrélation y préside. « L’âme est au corps
[…] ce que la cause est à l’efet », explique homas d’Aquin.12 L’efet résul-
tant de ce système théorique semble capital : la vertu de l’âme doit néces-
sairement se manifester dans le corps. homas d’Aquin lui-même prétend
que « la béatitude ou gloire réside d’abord et principalement dans l’esprit,
mais grâce à une certaine surabondance elle est dérivée au corps ».13 Le
caractère individuel du corps de chaque être humain, d’autre part, lui pa-
raît important au point que homas d’Aquin y reconnaît l’une des raisons
de l’individualisation de l’âme correspondante : « Les âmes sont indivi-
dualisées par les efets de l’individualisation et par les éléments compo-
sant les corps, et elles gardent leur individualité même après leur sépara-
tion des corps, de même que la cire conserve l’impression d’un sceau… »14
Dans cette optique, le corps devient la manifestation extérieure de l’ac-
complissement spirituel, et ce dernier se manifeste même principalement
à travers le corps, comme le constate à juste titre André Vauchez.15 Il
n’existe guère de critères physionomiques précis pour déinir cette ap-
proche d’un individu à Dieu. C’est toujours la croyance qui guide. Il semble
important toutefois de noter l’existence, à cette époque, d’une croyance
selon laquelle l’aspect exprimerait l’accomplissement intérieur.
L’exemple le plus connu est la stigmatisation (1224) de saint François
d’Assise. Dès sa disparition, la modiication de la description du miracle
relète le travail de rélexion auquel la société de l’époque s’était livrée
quant à l’efet de l’âme sur le corps. La toute première version, un court
commentaire écrit par Frère Léon témoin du miracle, ne révèle stricte-
ment rien sur un éventuel efet de l’âme sur le corps et se limite au constat :
« La main de Dieu s’étendit sur saint François. »16 Puis, en passant par les

12 Traduction personnelle. Thomas Joannem Vercellensem, dans idem, Opuscules


d’Aquin, Summa theologiae, op. cit. note 2, de saint Thomas d’Aquin, éd. et trad. Jean
IIIa, suppl., q. 80, a. 1, resp. : « anima se habet Védrine / Mathurin Bandel / Jean Fournet,
ad corpus non solum in habitudine formae et 7 vol., Paris, L. Vivès 1856–1858, vol. 2 (1857),
finis, sed etiam in habitudine causae efficientis. p. 50–92, question 108 : « Animae individuan-
Est enim comparatio animae ad corpus sicut tur per individuationem et materias corporum,
comparatio artis ad artificiatum ». quamvis ab eis separatis retineant individua-
13 Thomas d’Aquin, Commentum Sentencia- tionem, sicut in impressione sigilli… »
rum Magistri Petri Lombardi (appelé aussi In 15 André Vauchez, La sainteté en Occident
IV libri Sententiarum Petri Lombardi), dans aux derniers siècles du Moyen Âge. D’après les
Sancti Thomae Aquinatis […] opera omnia, éd. procès de canonisation et les documents
Vernon J. Bourke, 8 vol., New York, Musurgia hagiographiques, Rome, École française de
1948, vol. 6 et 7, IV Sent., d. 49, q. 4, a. 5, Rome Palais Farnèse 1981, p. 509.
quaestiuncula 2. 16 Étienne Gilson, « L’interprétation
14 Traduction personnelle. Thomas traditionnelle des stigmates », Revue
d’Aquin, Responsio ejusdem ad fratrem d’ histoire franciscaine, 2, 1925, p. 467–479,

93
r ÉF l e x iO n S S u r l’av è n em e n t D u P O r t r a i t ava n t l e x v e Si èc l e versions de homas Celano (1229 ; 1247) jusqu’à la légende de Bonaventure
(1263), l’idée selon laquelle l’âme s’extériorise dans le corps de saint Fran-
çois est introduite dans la légende avant d’être progressivement accen-
tuée.17 La dernière version souligne même le rôle de l’accomplissement in-
térieur de François, avec une telle insistance que l’amour spirituel de
François semble être aussi important pour la réalisation des stigmates
que l’apparition séraphique elle-même. C’est l’image intérieure qui cherche
à se frayer une issue au dehors, à s’inscrire dans le corps, dont l’âme est la
forme, et qui par conséquent doit la représenter.18

La ressemblance en tant que principe de la référentialité à Dieu


Selon ce qui précède, l’âme possède une ressemblance avec Dieu : elle est
capable de s’assimiler progressivement à Lui. Le corps, dans son rapport
étroit avec l’âme, devient corrélativement une référence à cette assimila-
tion intérieure à Dieu. Le corps du vertueux peut être reproduit d’une ma-
nière réaliste dans un artefact, ain de renvoyer au créateur divin à travers
cette représentation. « Comme tu étais à l’intérieur », dit l’épitaphe en
s’adressant à la igure tombale du pape Nicolas III († 1280), « ton extérieur
l’exprimait et ton aspect visible était l’image de ta vertu intérieure. »19

p. 469 : « ...et facta est super eum manus collegium sancti Bonaventurae, 5 fasc.,
Domini, per visionem et allocutionem seraphym Quaracchi, Ex typographia collegii S. Bona-
et impressionem stigmatum Christi in corpore venturae 1926–1941, fasc. 5 (1941), p. 555–
suo », dans Frère Léon, « Speculum perfectio- 652, chap. XIII, § 2 sq., ici p. 616 ; voir aussi
nis », ou Mémoires de frère Léon sur la seconde Gerhard Wolf, « Giacomo da Lentini : der
partie de la vie de saint François d’Assise, éd. ‹ malende Notar › oder das Bildnis im Herzen
Paul Sabatier, 2 vol., Manchester, University (um 1230/40) », Porträt, éd. Hannah Baader /
Press 1928–1931. Les différents manuscrits Rudolf Preimesberger / Nicola Suthor, Berlin,
trouvés par Sabatier ne sont pas tous Reimer 1999, p. 156–161, p. 160 ; pour
d’authentiques documents rédigés par le l’interprétation, selon laquelle le corps et les
frère Léon. Voir l’introduction de Rosalind stigmates de saint François sont toujours
Brooke, Frère Léon, Légende antique, dans davantage soulignés dans les biographies,
Scripta Leonis, Rufini et Angeli sociorum s. voir Philippe Faure : « Saint François ou
Francisci, éd. et trad. en langue anglaise l’homme angélique », Connaissance des
Rosalind B. Brooke, Oxford, Clarendon Press religions, vol. 6, n° 2–3, 1990, p. 142–153 ; pour
1990, p. 3–78. les représentations de saint François, voir
17 Pour les biographies, voir Chiara Klaus Krüger, Der frühe Bildkult des Franzis-
Frugoni, Francesco e l’ invenzione delle kus in Italien : Gestalt- und Funktionswandel
stimmate. Una storia per parole e immagini fino des Tafelbildes im 13. und 14. Jahrhundert,
a Bonaventura e Giotto, Turin, Einaudi 1993 ; Berlin, Mann 1992.
idem, Vita di un uomo : Francesco d’Assisi, 19 Traduction personnelle. Gerhart Burian
Turin, Einaudi 1995. Ladner, Die Papstbildnisse des Altertums und
18 Le texte parle par exemple d’« incendium des Mittelalters, 3 vol., Cité du Vatican,
mentis », « embrasement de sa puissance de Pontificio Istituto di archeologia cristiana
pensée » ; Bonaventure, Legenda maior, dans 1941, 1970, 1984, vol. 1, p. 216 : « Qualis eras
Legendae S. Francisci Assisiensis saeculis XIII et intus, foris elucebat, eratque / Ipsa patens
XIV conscriptae (Analecta Franciscana, 10), éd. species probitatis imago latentis. »

94
À ses débuts, le portrait n’aiche pas seulement sa propre ressemblance

Ol ariu
avec le modèle, mais, à travers elle, il manifeste aussi le degré d’aboutisse-
ment spirituel de la personne représentée. Cette pensée se montre dans les
embaumements. Les expositions des dépouilles de hauts dignitaires ex-
posent particulièrement bien l’idée de ressemblance extériorisée de l’âme
(ill. 6). D’une part, elles expriment le caractère sacré du défunt, d’autre
part, l’embaumement réalisé à cette occasion souligne l’importance, dans
le cadre de ces cérémonies, de l’aspect physique et de la ressemblance de
l’individu exposé.
Les dépouilles des papes expriment la sacralité de l’âme, qui s’y était
inscrite auparavant. Du reste, les manuscrits parlent unanimement du
« sacrum cadaver », de la dépouille sainte. Ainsi, dès le troisième quart du
XIIIe siècle, cette qualité sacrale se manifeste dans des miracles se produi-
sant auprès des dépouilles. Clément IV lui-même en est l’objet. Dès le jour
de son décès, « son corps commença à irradier en miracles ».20 Par vénéra-
tion pour les corps des papes, il arrive parfois que les clercs se livrent à
l’injustice en détournant une dépouille ain de la garder, en tant qu’un tré-
sor précieux, dans leur propre église ; ainsi il fut fait pour Clément IV
même.
Ce respect posthume envers les corps morts peut être interprété comme
suit : la mort de l’individu permet d’airmer son caractère sacral ; elle a
marqué un point de non retour dans l’assimilation de chaque individu à
Dieu, et un changement de la situation vertueuse du défunt n’est certaine-
ment plus possible. C’est en ce sens que Peter Brown écrit : « Le saint est un
mort extraordinaire. »21 Ce point paraît important dans le présent
contexte, dans la mesure où les premiers portraits apparaissent dans les
igures tombales.
Quant au deuxième point, à savoir l’importance de l’aspect physique de
la dépouille lors des obsèques, il peut être étayé par une analyse de la fonc-
tion de l’embaumement. Car il ne vise plus simplement à empêcher l’alté-
ration : il a surtout pour objet la conservation de la ressemblance, c’est-à-
dire de l’aspect authentique du « sacrum cadaver ».
À ce titre, le rôle important joué par le visage du défunt lors de ces expo-
sitions est à souligner. Les médecins de l’époque rapportent que toute la
procédure sophistiquée de l’embaumement converge vers la conservation

20 Ibid., p. 155, où est cité d’après la visendum, tangendum et deosculandum


chronique de l’église S. Maria in Gradis à confluere. » C’est moi qui souligne.
Viterbe, rédigé par Hyacinthus de Nobili- 21 Peter Brown, Le culte des saints : son essor
bus : « Die XXIX mensis Novembris miraculis et sa fonction dans la chrétienté latine, Paris,
coruscare coepit : Indeque populi ejus sanctitate Cerf 1984 [1re éd. en langue anglaise 1981], p. 56.
ac miraculis moti ad ejus sacrum cadaver

95
r ÉF l e x iO n S S u r l’av è n em e n t D u P O r t r a i t ava n t l e x v e Si èc l e du visage. Certes, les mains et les pieds restent parfois également nus,
mais c’est la face surtout qui doit être conservée et reconnue. « Les corps
des papes doivent être préparés, résume l’embaumeur Henri de Monde-
ville, parce que leur visage reste découvert. »22
La face joue ici le rôle d’une pars pro toto, exprimant l’individualité
d’une personne, comme l’énonce Pietro d’Abano. Dans le cadre de l’inter-
prétation du corps comme expression de la sainteté intérieure, le visage,
en tant que caractéristique d’un individu, devient simplement le signe de
la perfection intérieure de cette personne. Le visage en tant que démons-
tration du sacré apparaît déjà, une première fois, lors de l’entrée du pape
Alexandre III à Rome (1178), lorsque « tout le monde regarde son visage
comme le visage du Christ ».23
Cette interprétation des traits du visage comme s’ils étaient ceux du
Sauveur se cristallise d’une manière exemplaire dans certains cas d’em-
baumements. En général, comme il vient d’être dit, le visage est laissé
complètement découvert, après avoir été traité avec une essence embau-
mante. Mais la conservation sur une longue durée impose de couvrir le vi-
sage. Il fut remédié à cette contrainte par l’application d’un mince ilm
transparent en tissu ciré, collant à la peau et garantissant la visibilité des
traits authentiques.24 Le caractère sacral du visage, dans le cadre de ces
expositions de la dépouille, se manifeste d’autre part lorsqu’en in des fu-
nérailles il est couvert d’un sudarium, comme le précisent les manuscrits,
plié en trois, par imitation du suaire dans lequel le Christ aurait imprimé
son visage selon la tradition chrétienne. 25 De la sorte, la ressemblance au-
thentique du décédé et le caractère sacral du visage du Christ sont direc-
tement mis en rapport.

22 Henri de Mondeville, Chirurgia, dans Édouard Ier d’Angleterre († 1307) ainsi que,
Julius Leopold Pagel, Die Chirurgie des selon toute vraisemblance, pour Anne de
Heinrich von Mondeville, Berlin, A. Hirsch- Habsbourg († 1281). Je me permets de
wald 1892, traité III, doctrine i, chap. VII : renvoyer aux chap. « Le Liber regalis et
« Alia sunt quae praeparatione indigent, sicut l’embaumement à la cour anglaise » et « ‘La
homines mediocris status, ut milites et barones, propre semblance et figure de ma cordialle
alia facie discooperta, sicut reges et reginae, et chere dame’ : Anne de Habsbourg », dans
summi pontifices et praelati. » Traduction L’Avènement des représentations ressemblantes,
d’Agostino Paravicini Bagliani, Le Corps du op. cit. note *, ainsi qu’à l’article « Körper, die
pape, Paris, Seuil 1997 [1re éd. en langue sie hatten – Leiber, die sie waren. Totenmas-
italienne 1994], p. 156–157. ke und mittelalterliche Grabskulptur », Quel
23 Le liber pontificalis, éd. Louis Duchesne, 2 corps ? Eine Frage der Repräsentation, éd. Hans
vol., Paris, E. Thorin 1886–1892, vol. 2, p. 446. Belting / Dietmar Kamper / Martin Schulz,
« ... oculos omnium vultum eius intuentes Munich, Fink 2002, p. 85–104.
tamquam vultum Iesu Christi cuius vices in 25 Voir par exemple la reconnaissance de la
terris gerit... » Traduction de Paravicini dépouille d’Édouard Ier, Sir Joseph Ayloffe,
Bagliani, Corps, op. cit. note 22, p. 84. « An Account of the Body of King Edward
24 Il en fut fait ainsi, entre autres, pour the First, as it Appeared on Opening His

96
Ol ariu
Jeanne de France, reine sainte
Un dernier exemple devrait illustrer cette valeur sacrée de la ressem-
blance. Au début du XVIe siècle, le rôle du portrait changea en acquérant
un large éventail de fonctions diversiiées. Mais la fonction d’origine main-
tient. Jeanne de France, épouse de Louis XII, devient nonne et fonde l’ordre
de l’Annonciade de Bourges. À sa mort en 1505, un masque mortuaire et
une eigie sont exécutés, selon l’ancienne tradition royale. Mais Jeanne de
France meurt en odeur de sainteté, et les Annonciades conservent le mou-
lage mortuaire de leur fondatrice, réalisé en terre cuite, comme une re-
lique précieuse. Les choses pourtant ne s’en tiennent pas là. Les couvents
des Annonciades créés par la suite ont eux aussi besoin d’une relique de la
fondatrice pour la consécration de leurs monastères. Ainsi, chacune des
nouvelles fondations envoie ses religieuses au monastère d’origine à
Bourges, ain d’en tirer un exemplaire du moulage-type d’origine, destiné
à servir ensuite de relique à la nouvelle maison.26 Quinze à douze mou-
lages furent vraisemblablement tirés de l’empreinte d’origine parmi les-
quels cinq moulages conservés sont connus (ill. 7, 8).27
Ce ne sont donc pas les ossements de Jeanne qui sont transmis aux nou-
veaux couvents ; ce n’est pas non plus une substance entrée en contact di-
rect avec la sainte, mais c’est la ressemblance elle-même, inscrite dans une
ine couche de plâtre, qui est communiquée en tant que relique. En ce sens,
le fonctionnement des masques de Jeanne paraît similaire à celui des an-
ciens acheiropoieta, des images miraculeuses, produites par une impres-
sion et capables de se multiplier par simple contact. Certes, le moulage

Tomb in the Year 1774. By Sir Joseph Ayloffe, Le retour à Rome ou le cérémonial du patriarche
Bart. V.P.S.A. and F.R.S. », Archaeologia : or Pierre Ameil. (Bibliothèque de l’Institut
Miscellaneous Tracts Relating to Antiquity, 3, historique belge de Rome, 36), p. 247, se
1775, Londres, Society of Antiquaries, référant aux dépouilles de cardinaux :
p. 376–413, p. 380 : « The head and face were « … faciem velatam cum velo de serico... »,
entirely covered with a sudarium, or face-cloth « ... le visage couvert d’un suaire en soie... ».
[...] This sudarium was formed into three folds, Traduction personnelle.
probably in imitation of the mapkin wherewith 26 Pour Jeanne de France, voir la chronique
our Saviour is said to have wiped his face when manuscrite de l’Annonciade, conservée à la
led to his crucifixion, and which the Romish bibliothèque Mazarine, Paris : Recueil sur
church positively assures us, consisted of the l’ histoire des Annonciades, Ms. 2426 ;
like number of folds, on each of which the Claude-Charles Pierquin de Gembloux,
resemblance of his countenance was then Histoire de Jeanne de Valois, duchesse d’Orléans
instantly impressed. » Voir aussi les instruc- et de Berry, reine de France, fondatrice de
tions du Liber regalis, le cérémonial royal, l’ordre des Annonciades, Paris, Gaume frères
ibid., p. 387–388. Voir déjà la directive dans 1840 ; Louis de Lacger, « Les masques de la
le cérémonial pontifical (1378–1389) de bienheureuse Jeanne de France, fondatrice
Pierre Ameil, dans Marc Dykmans, Le de l’ordre de l’Annonciade », Revue d’ histoire
cérémonial papal de la fin du Moyen Âge à la franciscaine, 8, 1931, p. 56–74.
Renaissance, 4 vol., Bruxelles / Rome, Institut 27 De Lacger, « Masques », op. cit. note 26,
historique belge de Rome 1977–1985, vol. 4, p. 61–70.

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Ill. 7 : Anonyme, Buste de Jeanne de France, 1505, masque mortuaire,
carton-pâte, Saint-Doulchard, couvent de l’Annonciade

d’origine de Jeanne était une relique par contact direct et il transmit cette
qualité aux exemplaires moulés d’après lui. Mais à regarder les bustes exé-
cutés à l’aide des moulages postérieurs, conservés aujourd’hui dans les
couvents des Annonciades, il apparaît que ces derniers furent peints pour
évoquer l’aspect réel du visage de Jeanne. Une ancienne inscription ac-
compagnant le buste conservé au couvent de Ligny-en-Barrois corrobore
cette supposition : « Le véritable portrait de la bienheureuse Jeanne de France,
fondatris (sic !) des religieuses Annonciades, qui a esté appliqué sur son visage
et apporté de Bourges en l’an 1555 » (ill. 8).28 Il faut supposer que la ressem-
blance des empreintes était aussi importante pour les religieuses que le
fait que le premier moulage eût touché la face de la vénérable fondatrice.
La référence faite, par les mots « véritable portrait [...] appliqué sur son vi-

28 Nicolas Robinet / Jean-Baptiste-Antoine couvent de l’Annonciade fondé à Ligny en


Gillant, Pouillé du diocèse de Verdun, 4. vol., 1555. Les quatre premières religieuses
Verdun, Laurent 1888–1910, vol. 2 (1898), l’auraient apporté [le moulage, N.D.A.] de
p. 413. De Lacger, « Masques », op. cit. Bourges avec elles. Il n’y a aucune raison de
note 26, p. 70 : « L’effigie provient d’un suspecter cette donnée. »

98
Ill. 8 : Anonyme, Buste de Jeanne de
France, 1555, masque mortuaire, divers
matériaux, autrefois Ligny-en-Barrois,
couvent de l’Annonciade

sage », aux images miraculeuses du Christ, empreintes dans de supports


diversiiés, est manifeste. Ces images sont tenues par les croyants comme
des représentations du « véritable » aspect du Christ.

La ressemblance com me renvoi à la vertu


Revenons aux igures de Clément IV et d’Isabelle d’Aragon. La croyance en
la manifestation de leur sainteté, révélée à travers l’aspect individuel, in-
spira leur reproduction idèle. Dans ces cas, ce n’est pas une empreinte, une
relique, qui est intégrée dans un mannequin, mais en l’occurrence c’est la
seule ressemblance des défunts qui est transposée sur les statues. Lors de
leur exécution, l’aspect physionomique n’est pas traduit sur la statue par
une impression, par un contact direct, comme c’était le cas des acheiro-
poieta ; mais ici c’est l’artiste qui est supposé la frapper dans la pierre. En
revanche, la idélité même des représentations renvoie au modèle et à sa
sainteté, et prétend avoir une valeur semblable aux empreintes miracu-
leuses. homas d’Aquin soutient que la présence d’une image peut être
transmise par contact direct et impression, mais aussi par la rélexion
dans un miroir ou par le portrait ressemblant d’une personne.29

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r ÉF l e x iO n S S u r l’av è n em e n t D u P O r t r a i t ava n t l e x v e Si èc l e C’est du reste la seule raison pour laquelle la représentation du visage
déformé d’Isabelle d’Aragon semble avoir été exécutée. Pourquoi aurait-
on moulé les traits déformés d’une reine de France ? L’exécution du monu-
ment fut accordée, après une compétition prestigieuse, à l’artiste ayant
compris la nouvelle conception du portrait ressemblant : le fait que la reine
soit représentée sous son véritable aspect dénote la sacralité d’Isabelle
issue de la ligne généalogique des rois français.
Le portrait ici prétend fonctionner comme les acheiropoieta : bien que
non produit par impression, telles les images miraculeuses, sa ressem-
blance, qu’il partage avec ces dernières, manifeste la sainteté du modèle.
La représentation d’Isabelle devait donc reproduire la blessure, ain de
conserver l’authenticité de l’aspect, une condition requise dans ce système
référentiel à la sainteté intérieure et à la divinité.
C’est pourquoi, le tombeau de Clément IV emprunte des éléments issus
du culte des saints, dans le but de souligner le caractère sacré du corps ex-
posé. La igure est placée en hauteur, comme auparavant les sarcophages
des saints.30 Le baldaquin gothique répète l’agencement de certains reli-
quaires, et certains tombeaux des papes étaient efectivement comparés à
des châsses.31 L’une des expressions les plus évidentes de cette qualité
sainte, que la ressemblance reproduite revendique, réside peut-être dans
le fait que la igure, située au centre de la composition tombale, est incli-
née vers le spectateur, ain de le présenter, à l’instar d’une relique. De la
sorte, c’est la ressemblance elle-même qui semble hissée au niveau de re-
lique.
Récapitulons : le portrait ressemblant semble naître d’une modiication
dans la conception de l’homme au XIIIe siècle, qui accentue la manifesta-
tion de l’âme dans le corps. Les représentations de cette période ne visent
ainsi que des personnes lavées de tout soupçon relatif à leur sainteté ou à
leur grande vertu. Les représentations ressemblantes sont réalisées des
personnes, dont la croyance défend l’excellence intérieure. Témoignage de

29 Voir plus haut, note 2 : Thomas d’Aquin, Wissenschaften 1990, p. 83–105.


Summa theologiae, IIIa, q. 5, a. 4, ad 1. 31 Par exemple en Avignon (Notre-Dame de
30 Voir par exemple le monument de saint Doms), le tombeau du pape Jean XIII
Dominique, exécuté 1265–1266, situé en la († 1334), dont les restes mortels sont
Basilique San Domenico à Bologne et le comparés à « des reliques miraculeuses dans
monument de saint Antoine à Padoue. Les une châsse brillant comme de l’or ». Voir
sarcophages de ces saints furent posés sur Ernst Steinmann, « Die Zerstörung der
des caryatides ou des colonnes pour une Grabdenkmäler der Päpste von Avignon »,
meilleure visibilité. Voir Jörg Garms, Monatshefte für Kunstwissenschaft, 11, 1918,
« Gräber von Heiligen und Seligen », Skulptur p. 145–170, p. 154 sq. ; Gerhard Schmidt,
und Grabmal des Spätmittelalters in Rom und « Typen und Bildmotive des spätmittelalter-
Italien (Actes de colloque, Rome, 4–6 juillet lichen Monumentalgrabes », Skulptur und
1985), Vienne, Österreichische Akademie der Grabmal, op. cit. note 30, p. 13–82, p. 51 sqq.

100
cette dernière idée, les expositions sur le catafalque et les embaumements

Ol ariu
visent tous deux la démonstration de l’apparence d’une personne, tout en
soulignant le caractère sacré du défunt.
Le portrait ressemblant imite l’exposition sur le catafalque en devenant
alors une référence au sacré. Boniface VIII est l’un des premiers à proiter
de ce caractère sacré du portrait, lorsqu’il exige d’être représenté de son
vivant en une posture auparavant réservée aux défunts.32 Enrico Scrove-
gni est un cas intéressant, car ses portraits attestent que le portrait res-
semblant pouvait être revendiqué par un bourgeois, se prétendant ver-
tueux, et que la représentation idèle était susceptible d’être dissociée de
sa fonction sociale antérieure.33 Mais c’est là le sujet d’une autre étude.

32 Pour le monument funéraire de Rome, Istituto storico italiano per il


Boniface VIII, voir Angiola Maria Romanini, Medioevo 2006 ; Valentino Pace, « Una
« Ipotesi ricostrutive per i monumenti presenza marginale : l’immagine di
sepolcrali di Arnolfo di Cambio », Skulptur Bonifacio VIII e i programmi figurativi
und Grabmal, op. cit. note 30, p. 107–128 ; moderni nella Roma trionfante del primo
Julian Gardner, The Tomb and the Tiara. giubileo », Bonifacio VIII (Actes de colloque,
Curial Tomb Sculpture in Rome and Avignon in Todi, 13–16 octobre 2002), Spolète, Centro
the Later Middle Ages, Oxford, Clarendon Italiano di Studi sull’Alto Medioevo 2003 ;
1992 ; ainsi que les études suivantes plus Bonifacio VIII e il suo tempo. Anno 1300 il primo
récentes (avec bibliographie) sur sa Giubileo, éd. Marina Righetti Tosti-Croce,
personne et ses représentations : Enrica Neri Milan, Electa 2000.
Lusanna, « Bonifacio VIII e Firenze : la 33 Pour les représentations d’Enrico
statua e i vincoli del cantiere arnolfiano », Scrovegni, voir notamment Chiara Frugoni,
Medioevo : la chiesa e il palazzo, Milan, Electa L’affare migliore di Enrico. Giotto e la cappella
2007, p. 657–667 ; Bonifacio VIII : ideologia e Scrovegni, Turin, Einaudi 2008 ; La cappella
azione politica (Actes de colloque Rome 26–28 degli Scrovegni a Padova (Mirabilia Italiae), éd.
avril 2004), éd. Comitato nazionale VII Davide Banzato et alii, Modena, Panini 2005,
centenario della morte di Bonifacio VIII, avec bibliographie.

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