La Clef Et La Croix - Eric Giacometti Jacques Ravenne
La Clef Et La Croix - Eric Giacometti Jacques Ravenne
La Clef Et La Croix - Eric Giacometti Jacques Ravenne
Romans :
Le Rituel de l’ombre, Fleuve noir, 2005.
Conjuration Casanova, Fleuve noir, 2006.
Le Frère de sang, Fleuve noir, 2007.
La Croix des assassins, Fleuve noir, 2008.
Apocalypse, Fleuve noir, 2009.
Lux Tenebrae, Fleuve noir, 2010.
Le Septième Templier, Fleuve noir, 2011.
Le Temple noir, Fleuve noir, 2012.
Le Règne des Illuminati, Fleuve noir, 2014.
L’Empire du Graal, Lattès, 2016.
Conspiration, Lattès, 2017.
Le Triomphe des ténèbres, Lattès, 2018.
La Nuit du mal, Lattès, 2019.
La Relique du chaos, Lattès, 2020.
Résurrection, Lattès, 2021.
Marcas, Lattès, 2021.
669, Lattès, 2022.
Le Royaume perdu, Lattès, 2022.
Le Graal du Diable, Lattès, 2023.
Nouvelle :
In nomine, Pocket, 2010.
Essai :
Le Symbole retrouvé : Dan Brown et le Mystère maçonnique, Fleuve
noir, 2009.
Bonne lecture,
Éric et Jacques
I
Suisse
De nos jours
Haute Provence
Valensole
De nos jours
Paris
Quartier latin
Octobre 1809
Valensole
De nos jours
Paris
Quartier latin
Octobre 1809
Moustiers-Sainte-Marie
De nos jours
Deux heures plus tard, Antoine était assis dans le hall d’accueil de
son hôtel à Moustiers-Sainte-Marie. Il s’était changé et attendait la
voiture de la gendarmerie qui devait l’emmener à la gare. Il était
d’excellente humeur. Non seulement sa mission avait réussi, mais en
plus il pouvait rentrer à Paris par le dernier TGV et retrouver Alice ce
soir.
Dehors il faisait déjà nuit. Un SUV bleu se gara devant la porte
vitrée de l’hôtel. Antoine reconnut le museau mafflu de la 5008 en
dotation dans la gendarmerie. Un officier de haute stature, à l’allure
sportive, sortit de la Peugeot et entra dans l’hôtel d’un pas vif.
Antoine se leva pour aller à sa rencontre, son sac à la main.
— Capitaine… il ne fallait pas vous déplacer. Vous devez avoir du
boulot avec le comte et ses amis.
L’officier lui serra la main avec effusion.
— La DGSI a été prévenue. Je vous transmets leurs félicitations,
von Saltzman va être expédié en garde à vue à Nice avec son garde
du corps. Les autres ont été relâchés. En revanche sa femme s’est
évaporée dans la nature.
— L’important c’est d’avoir attrapé le grand patron.
— Oui… le juge d’instruction se rendra demain à Nice pour
l’interroger.
— Formidable, dit Antoine en consultant sa montre. On file à la
gare ? Je taperai mon rapport dans le train et je l’enverrai dans la
foulée.
Une expression embarrassée apparut sur le visage du gendarme.
— Changement de programme. Je suis désolé. Vous êtes attendu
à Nice demain. Le juge veut s’entretenir avec vous.
— C’est une blague ?
— Non. Les avocats de Saltzman ont été prévenus, ce sont des
pitbulls. Le juge veut connaître les détails de l’arrestation par le
menu, histoire de ne pas relâcher votre templier dans la nature pour
vice de procédure.
Antoine se rembrunit, il n’avait pas vraiment le choix.
— Reprenez votre chambre. On vous déposera demain matin à la
gare. Un billet de train en première et un hôtel à Nice ont été
réservés par votre hiérarchie.
— Un hôtel… pourquoi ? demanda Marcas irrité.
— Le juge veut vous avoir sous la main pendant deux jours.
— Comme si je n’avais que ça à faire…
— Ne faites pas cette tête, commissaire, Nice est une belle ville,
surtout en cette saison. Il y a pire pour poireauter.
— Si vous le dites…
Antoine salua le capitaine et retourna à la réception pour
récupérer sa chambre. Avant de monter, il s’assit sur l’un des
canapés de l’accueil. Plus question de remonter à Paris. Lui qui
comptait retrouver Alice et lui faire la surprise. Depuis qu’elle avait
perdu l’enfant quatre mois plus tôt, il la sentait différente. Il pouvait
lui proposer de le rejoindre à Nice pour le week-end, c’était dans
trois jours. De mémoire, elle n’avait pas ses enfants. Il lui envoya un
texto pour lui expliquer la situation.
Antoine attendit sa réponse et contempla la salle de réception pas
franchement joyeuse. Il espérait que celle de Nice serait plus
agréable. Au vu du succès de l’opération, sa hiérarchie pouvait se
permettre de lui offrir un établissement un peu plus haut de gamme.
Son portable vibra. Alice : Excellente idée, mais pas avant
vendredi. Suis sur un flag impossible de te parler. Enquête en cours.
Dégote-nous un chouette hôtel.
Antoine avait l’habitude. Avoir pour compagne une capitaine de
police de la crim’ présentait quelques inconvénients. Quand elle était
sur une affaire, elle pouvait ne pas donner signe de vie pendant
plusieurs jours. Il répondit : C’est la République qui invite… ce ne
sera pas un palace.
Son téléphone vibra presque aussitôt : Cherche le nouveau proprio
de l’hôtel de la Clef étoilée, t’ai toujours dit que le nom évoquait un
palace. Dis que tu viens de la part de Tristan Marcas ! Plaisanterie
mise à part j’ai du taf. Te laisse choisir. Baisers.
Antoine envoya une réponse et verrouilla son téléphone.
Nice… La Clef étoilée. Bon sang ! Il saisit l’allusion. Comment n’y
avait-il pas pensé plus tôt ? L’occasion rêvée de retrouver la piste de
Tristan. Voilà qui allait l’occuper pendant cette parenthèse, entre
deux entrevues avec le juge. Et dire qu’il avait laissé tomber la
recherche de son aïeul quelques mois plus tôt.
Il consulta les archives photo de son smartphone, puis cliqua sur
l’onglet Tristan. Par précaution il avait photographié toutes les pages
du journal quatre mois plus tôt afin de l’avoir sous la main. Il
connaissait son contenu par cœur. Le récit passionnant débutait en
1937 pendant la guerre civile espagnole et se poursuivait durant la
Seconde Guerre mondiale. Si Antoine n’avait pas vécu lui-même des
enquêtes hors du commun, il n’aurait jamais pu prendre au sérieux
les écrits de son ancêtre. Il y était question de la découverte de
reliques inestimables, de swastikas millénaires aux pouvoirs
immenses, d’un saint suaire retrouvé dans un monastère italien. Des
récits insensés. Antoine ne croyait pas à la transmission
généalogique, mais il devait reconnaître que ces histoires faisaient
étrangement écho à son parcours mouvementé et ses enquêtes hors
normes. Le récit s’interrompait en 1944, la seconde moitié du journal
avait été arrachée. Il ne disposait donc d’aucun élément sur la vie de
son ancêtre et ses activités après la guerre. Antoine était ressorti à
la fois exalté et frustré de sa lecture.
Il n’avait aucun indice si ce n’était un curieux détail. Un court
passage pour le moins énigmatique, rédigé sur le recto de la
dernière de couverture du journal. Tristan cliqua sur la photo de la
page. Le carton était jauni, fripé et écorné sur les bords, mais
l’écriture restait nette.
Nice. Hôtel de la Clef étoilée.
À l’ombre de Jean-Baptiste de la croix. Le sang de Vénus. Punctus.
Hélas, après une recherche rapide sur le net, il n’avait rien trouvé
sur cet hôtel. Il n’existait plus, probablement démoli par la fièvre
immobilière de la ville. Il avait aussi planché sur la Clef étoilée. Une
expression qui pouvait rappeler une symbolique maçonnique mais
qui en fait ne correspondait à rien. Quant à l’ombre de Jean-Baptiste
de la croix, excepté le célèbre saint il n’y avait pas grand-chose à
trouver sans autres éléments d’explication. Et pour le sang de
Vénus, à part l’existence d’un tableau d’un obscur peintre français du
e
xix siècle, aucun épisode de la mythologie grecque ou romaine n’y
faisait référence.
Ce qui était devenu une obsession avait fini par perdre de son
intérêt au bout de quelques semaines. Comme si le fait de détenir le
journal suffisait à satisfaire la curiosité d’Antoine, qui était allé lui
rendre hommage sur sa tombe. La boucle était bouclée. Au fil des
semaines, Tristan, Laure et l’hôtel s’étaient enlisés dans les sables de
sa mémoire.
Et voilà que le destin ressuscitait Tristan en lui offrant un séjour
tous frais payés à Nice. Son irritation du moment fit place à un
sentiment d’exaltation. Le texte énigmatique dansait toujours sous
ses yeux.
Nice. Hôtel de la Clef étoilée.
À l’ombre de Jean-Baptiste de la croix. Le sang de Vénus. Punctus.
Cette fois il avait besoin d’aide pour retrouver la trace de l’hôtel et
de ses spectres. L’aide d’une femme vivant justement à Nice à qui il
avait pensé quelques mois plus tôt, après avoir lu le journal, mais il
n’avait pas osé la déranger. Il parcourut son répertoire et composa le
numéro personnel de Maître Clarisse Lancry. Les notaires n’étaient-ils
pas les meilleurs experts pour chercher des fantômes ? Excepté les
médiums, la seule profession habilitée à parler au nom des morts.
7.
Paris
Les Tuileries
Octobre 1809
Florence
San Miniato al Monte
De nos jours
Paris
Bord de Seine
Octobre 1809
Jamais Bartolomeo n’aurait cru qu’il y avait autant d’eau dans son
corps. Son front suintait, ses aisselles ruisselaient. Toute sa peau
était souillée de sueur qui convergeait vers son entrejambe qui le
démangeait horriblement. Il avait beau serrer les cuisses, sa peur
était telle qu’une rigole âcre et puante gouttait jusqu’au sol.
— Arrêtez, je vous en supplie.
— Arrêtez quoi ? demanda la Main de sang. Je n’ai même pas
commencé.
Bartolomeo se tortilla pour cacher ses parties génitales. Au début
de l’interrogatoire, un sbire l’avait forcé à se déshabiller, l’obligeant à
rester nu sur sa chaise. Jamais le jésuite n’avait connu pareille
humiliation. Depuis, il se liquéfiait.
— Pourquoi ne me posez-vous pas de questions ? demanda le
prêtre.
Le gentilhomme prit un air étonné.
— Pourquoi ? As-tu quelque chose à avouer ?
Bartolomeo tenta de retenir ses entrailles. Cette fois, il en était
sûr. On l’avait livré à un fou. Depuis une heure, il ne l’avait interrogé
sur rien, ni sur sa présence à Paris, ni sur son arrestation. Aucune
question. Un fou qui avait dégainé son couteau de chasse pour le
poser sur la table, avant de fixer Bartolomeo sans un mot. Depuis, le
jésuite n’était plus qu’une souillure de sueur et d’urine.
— J’ai beaucoup chassé avant la Révolution. Surtout le cerf.
Bartolomeo eut un sursaut d’espoir. Il ne s’était pas trompé. Cet
homme était un ancien aristocrate. Peut-être que…
— Jamais je n’ai tué une bête au fusil, de loin, comme un assassin
dissimulé derrière un bosquet. C’est une chasse indigne, sans risque.
J’ai toujours affronté le gibier à l’épieu. Comme mes ancêtres…
— Pensez à Dieu, à votre roi, aidez-moi.
— Juste avant qu’on le frappe, qu’on enfonce le fer dans sa chair,
le cerf se retourne et subitement on voit son regard.
— Je vous en supplie, vous avez du sang noble dans les veines !
— Dans ce regard, on voit la mort qui vient.
Brusquement l’ancien aristocrate saisit le visage du prêtre entre
ses mains.
— Et c’est ce que je vois dans tes yeux éperdus.
Le jésuite voulut hurler, mais une poigne rapide enserra sa gorge.
— Mais mourir n’est rien, c’est la manière dont on meurt qui
importe. Et dans ton regard je vois déjà le moment où tu me
supplieras de t’achever et où je dirai non.
— Pas ça !
— Sais-tu pourquoi la lame est recourbée ?
Surpris par la question, le prêtre fixa le couteau avec un regard
effaré.
— Quand on vient de tuer un cerf, il faut tout de suite le vider de
ses excréments pour qu’ils ne corrompent pas la chair.
La Main de sang se leva et approcha la lame du ventre du jésuite.
— Et pour ça, il faut inciser lentement pour ne pas déchirer les
intestins.
Le prêtre sentit son ventre le lâcher.
— Pitié…
La pointe se ficha juste au-dessous du nombril.
— Inciser. Lent et profond.
À ce dernier mot, le jésuite s’évanouit. Une odeur violente monta
du sol. La Main de sang rengaina son arme et frappa à la porte.
— Appelez le ministre.
Il se tourna vers Bartolomeo qui venait de s’effondrer dans ses
souillures.
— Maintenant, il dira tout ce qu’il sait.
10.
Nice
De nos jours
Paris
Bord de Seine
Octobre 1809
Nice
De nos jours
Paris
Rue de Rivoli
Octobre 1809
Nice
Archives départementales des Alpes-Maritimes
De nos jours
Paris
Île de la Cité
Octobre 1809
Milan
De nos jours
La Malmaison
Octobre 1809
Nice
De nos jours
La Malmaison
Octobre 1809
Florence
De nos jours
La Malmaison
Octobre 1809
Nice
De nos jours
Paris
Louvre
Octobre 1809
Nice
Fondation Varnese
De nos jours
Paris
Quartier de la chaussée d’Antin
Octobre 1809
Fondation Varnese
De nos jours
Paris
Rue de Nevers
Octobre 1809
Quartier latin
Nice
De nos jours
Paris
Le Louvre
Octobre 1809
Nice
De nos jours
Paris
Quartier de l’Arsenal
Octobre 1809
Bois sans soif habitait une cabane d’une seule pièce, construite en
bois, à l’entrée de l’entrepôt. À l’intérieur trônait près d’un grabat un
tonneau de vin. Le soiffard devait se lever la nuit pour s’adonner à
son vice. Sous le robinet de buis, un pichet était rempli à moitié.
— Du vin d’Anjou. Le meilleur ! Il m’en reste presque plus, mais je
vais quand même t’en tirer une rasade. Tu m’en diras des nouvelles !
Tiens, regarde près de la porte, les affaires de Gransault sont là.
Étienne se précipita, défit le nœud et répandit le contenu du sac
sur le sol en terre battue. À sa stupéfaction, ce fut une soutane qui
tomba, suivie d’une veste d’uniforme. Il regarda le fond du sac, mais
il n’y avait plus rien.
— Par tous les saints, c’est quoi ça ?
— Si on te le demande, tu diras que tu ne sais pas.
D’une main leste, Radet fouilla les poches de l’uniforme. Il ne
trouva qu’un flacon en verre teinté dont il dévissa le bouchon. Une
odeur amère d’ail lui frappa les narines. Du phosphore. Combiné à
de l’arsenic, le mélange était mortel. Décidément, ce Gransault avait
bien des talents cachés. On lui avait donc envoyé un meurtrier de
sang-froid. Ce qui signifiait que ses commanditaires allaient
sûrement recommencer.
— On devrait prévenir la police, ça sent pas bon.
Étienne fouilla l’uniforme. Dans une des poches intérieures, il
sentit un objet métallique.
— Sers-moi un verre de vin.
Une fois Bois sans soif le dos tourné, il sortit une clef. C’était une
clef ancienne, à l’anneau piqué de points de rouille et à la tige
noircie. Le motif du panneton ressemblait à un peigne aux dents à
moitié brisées. Il la glissa dans sa veste, mais pas assez vite pour
que Bois sans soif ne s’en aperçoive pas.
— Hé, tu as pris quoi ?
— Une vieille clef, ça peut toujours servir.
Son hôte le regarda avec méfiance.
— Une soutane, un uniforme, un flacon, une clef, moi je dis qu’il
faut prévenir la Rousse. Y a peut-être de l’argent à se faire.
— Et quelques années de cachot à se ramasser en prime.
Comment tu vas expliquer aux sbires de Fouché que tu caches les
frusques d’un suspect ? Et si la soutane, l’uniforme appartenaient à
des hommes que Gransault a tués, tu y as pensé ?
— Par la mort de Dieu !
Étienne ramassa le sac où il enfourna les déguisements du
Vendéen.
— Je vais t’en débarrasser ! Je les jette dans la Seine dès que je
suis sur le pont. Ni vu ni connu.
Incrédule, Bois sans soif répéta :
— N’empêche, y a peut-être de l’argent à se faire.
Radet jeta au sol ce qui lui restait de pièces d’argent.
— Tiens, prends ça. Et maintenant, file dehors. Fais le tour de la
cabane et, s’il n’y a personne alentour, reviens toquer à la porte.
Trois fois.
Bois sans soif rafla les pièces et se précipita dehors.
Radet n’avait plus le choix. Un ivrogne finit toujours par parler. Il
s’approcha du tonneau, fit sauter le bouchon et vida le contenu du
flacon dans le vin d’Anjou. Au bruit, il ne restait plus que quelques
litres à peine. On toqua à la porte. Trois fois. Étienne referma le
tonneau et sortit. Bois sans soif l’attendait, le regard poisseux et
l’haleine lourde.
— J’espère que je vais pas avoir de problèmes.
Radet lui posa la main sur l’épaule.
— Fais-moi confiance. Désormais, tu n’auras plus jamais de
problèmes.
32.
Toscane
De nos jours
Paris
Quartier de Saint-Germain
Octobre 1809
Cimetière de l’Est
Nice
De nos jours
Paris
Rue Galande
Octobre 1809
Badia a Passignano
De nos jours
La Malmaison
Octobre 1809
La Malmaison
Chemin de Paris
Comme Étienne levait les yeux, il aperçut une silhouette assise sur
le bord du chemin. Botté de cuir fauve, enfoui dans une pelisse
noire, l’inconnu leva vers lui un regard que Radet reconnut aussitôt.
La Main de sang.
— Alors, général, vous voyagez en votre seule compagnie ? Voilà
qui doit être d’un ennui mortel !
Étienne n’hésita pas. Il porta la main à son arme.
— Que faites-vous ici ?
— J’exécute un contrat.
Radet sortit son pistolet.
— Un contrat très bien payé, d’ailleurs. De quoi voyager bien et
loin.
— Vous quittez Paris ?
— Après pareil contrat, il me paraît difficile d’y rester.
Le général avait compris.
— Et comment comptez-vous me tuer ? Comme ce malheureux
jésuite ? En me noyant ?
En s’approchant, Étienne vit que son adversaire tenait entre ses
mains un lacet de cuir bruni de sang.
— À moins que vous ne préfériez l’étranglement ? Mais si vous
êtes encore un homme d’honneur, placez-vous à vingt pas de moi.
Une seule balle chacun et nous verrons bien quelle vie le destin
tranchera.
La Main de sang se leva nonchalamment.
— Le problème est que je n’ai pas de pistolet. Juste ça…
Du regard, il désigna le lacet.
— Et que je viens de m’en servir à l’instant. Regardez dans le
fossé.
Radet s’y précipita. La bouche encore ouverte, le notaire Pélisson
gisait dans la boue.
— Ce petit tabellion voulait à tout prix que je lui fournisse votre
cadavre. Il m’a payé, mais j’ai commis une entorse au contrat : il y a
bien un cadavre, mais c’est le sien.
Étienne regardait le mort. C’était ce Pélisson qu’il avait vu à la
tenue de la Malmaison. Ceux qui voulaient sa mort étaient plus
proches qu’il ne le croyait. Il était vraiment temps de quitter le pays.
— Quand on trouvera le corps, les loups auront fait leur œuvre.
Nul ne pourra l’identifier.
— Pourquoi l’avez-vous tué plutôt que moi ?
La Main de sang éclata de rire.
— Il m’avait déjà payé. Et vous avez un trésor à trouver.
— Qui vous a mis au courant ? s’exclama Radet stupéfait.
— Le ministre de la Police tient à ce que vous restiez vivant. Qui
d’autre sinon pourrait découvrir le trésor de Sixte IV, sans doute
dissimulé dans une des caches de l’ordre du Temple ?
Radet frissonna malgré lui. La Main de sang savait tout.
— Fouché n’aimerait pas que vous échouiez. L’Empereur non plus.
Étienne regarda le cadavre de Pélisson dans la boue. S’il ne
trouvait pas ce trésor, il risquait fort de finir comme lui. La Main de
sang n’échouait jamais.
— Bon séjour à Rome, général Radet.
38.
Aéroport de Nice
De nos jours
Région de Rome
Colline de Frascati
Octobre 1809
Rome
Via Latina
Le jet filait vers l’est et, dans son sillage, les nuages reflétaient les
dernières lueurs d’un soleil pressé de disparaître. Antoine se pencha
vers le hublot, pensant à Alice. Il était écartelé entre l’envie de
résoudre l’énigme du tableau et celle de la retrouver le plus vite
possible à Nice. Il ne pouvait pas la laisser tomber. Il sentait qu’elle
ne le lui pardonnerait pas. C’était même une certitude.
— J’ai trouvé.
L’héritière Varnese sortit une tablette tactile de l’un des panneaux
de rangement situés sur le côté.
— Tenez, il y a un stylet avec. Vous voulez l’accès au mind
mapping ?
— Pardon ?
— Un logiciel qui permet de classer toutes vos informations par
arborescence. Un peu comme une recherche sur le net. Vous cliquez
sur une information qui donne un lien avec une autre info et ainsi de
suite. Mais vous pouvez voir toute la chaîne. Ça fait gagner du temps
et c’est idéal pour le brainstorming.
— Je déteste les mots qui finissent en ing.
— Ça s’appelle aussi une carte heuristique. Un procédé qui permet
de faire des recherches par approches successives et
complémentaires.
— Montrez-moi, demanda Antoine, sceptique.
Il n’osa pas ajouter : au point où j’en suis.
Il ne fallut qu’un bref quart d’heure pour qu’il se saisisse du
logiciel. C’était effectivement enfantin. On inscrivait un terme dans un
rectangle central, puis on en associait d’autres tout autour qui étaient
eux-mêmes reliés à d’autres mots. Il posa au centre l’énigme du père
de Giulia.
Dans l’œil de l’éléphant.
Il fallait peut-être se concentrer sur cet animal. La voix du
commandant de bord résonna à nouveau.
— Nous arrivons dans un quart d’heure.
Antoine élimina les hypothèses qui ne collaient pas. D’abord
l’absence d’éléphant ou de personnage en rapport avec l’animal dans
le tableau. Puis l’hypothèse avortée d’un lien avec la statue
d’éléphant commandée par Napoléon en hommage à Hannibal.
Il se concentra sur ce dernier. Le lien avec l’éléphant était évident.
Il tapa ensuite sur son smartphone les noms des deux conquérants
sur le moteur de recherche. Plusieurs sites expliquaient la fascination
de l’Empereur pour l’illustre guerrier de l’Antiquité. Une image retint
son attention. Un autre tableau de David. Le célèbre Bonaparte
franchissant le Grand-Saint-Bernard. Un expert expliquait que le nom
d’Hannibal était gravé sur un rocher dans le tableau.
Antoine zooma sur la partie inférieure de l’œuvre. Le nom de
l’ennemi de Rome y était inscrit. Encore un lien entre les deux
hommes.
Il reprit la tablette et compléta la carte heuristique avec ces
éléments.
Giulia avait posé son cigare et se pencha vers lui.
— Je vois que mon logiciel vous amuse. Qu’avez-vous relevé ?
— Hannibal est le nom qui se retrouve avec le plus de
ramifications. Mais ma mémoire concernant cette période historique
vacille un peu. Je sais qu’il a voulu envahir Rome en passant par les
Alpes avec des éléphants. Mais il a été battu par les légions romaines.
Il semble que…
Il stoppa net sa phrase. Une idée avait jailli. Il se pencha sur la
toile du sacre, l’œil brillant.
— Et si…
— Que se passe-t-il ? demanda Giulia.
— Je vous ai dit que David avait représenté Jules César sur la toile.
Juste derrière l’Empereur, un clin d’œil du peintre. J’ai un trou. Ce
n’était pas lui qui avait battu Hannibal ?
Giulia secoua la tête.
— Vous devriez réviser vos leçons d’histoire. Un siècle sépare
Hannibal de César. Tous les enfants italiens savent ça.
Antoine grimaça. C’était trop beau. Mais il ne s’avoua pas vaincu. Il
prit son smartphone et se plongea dans un résumé de la vie
d’Hannibal. Rien de probant n’apparaissait. Son hypothèse semblait
tomber à l’eau. Cette fois il se sentait vraiment découragé. L’énigme
lui résistait.
— Je crains de ne pas vous être d’une grande utilité, murmura-t-il,
ou du moins pendant le temps de vol qu’il nous reste. À l’évidence,
Tristan et votre père possédaient le don de concocter des énigmes
indéchiffrables.
— Allons. Les plus grands conquérants ont connu des revers avant
de triompher. Napoléon le premier. Hannibal et César aussi.
— Je n’ai pas la prétention de me comparer à ces grands hommes.
Mes parents m’ont appris l’humilité.
— C’est peut-être ça le problème de votre classe sociale. L’humilité
mal placée. Ne le prenez pas mal, mais mon père nous a enseigné
que notre famille était au-dessus du lot dès notre plus jeune âge. Je
ne sais pas pour Hannibal, mais Napoléon descendait des Bonaparte,
une famille aristocratique de Corse, et César de la lignée des Julii.
Ces derniers faisaient même remonter leur origine à Énée, le
légendaire Troyen fondateur de Rome. Ça vous donne de l’assurance
dans la vie.
— Des familles de kshatriya…, commenta Antoine, mes dés sont
pipés à l’avance.
Par curiosité il retourna sur la fiche d’Hannibal, désabusé.
— Hannibal aussi venait d’une riche famille. Dire qu’il a été à deux
doigts de pulvériser Rome. Et…
À nouveau il s’arrêta net.
— Bon sang !
— Quoi ?
— C’est écrit là. L’arrière-grand-père de Jules César, de l’illustre
famille des Julii, a combattu Hannibal.
— Ce n’est pas si étonnant.
— Il a acquis une réputation de féroce guerrier car il avait tué des
éléphants du Carthaginois. Le chaînon manquant ! Il est là.
— Je ne vois pas.
Marcas était surexcité.
— Vous allez comprendre ! Pour cet exploit il a hérité d’un surnom.
L’éléphant. Caesari en langue carthaginoise. En latin : Caesar1. Qui a
été transmis dans la famille des Julii. César veut dire éléphant !
— Je ne le savais pas, commenta l’Italienne, pensive, et les mots
Tsar et Kayser dérivent aussi de César ! Tous des éléphants…
— Le Jules César de votre tableau. Il faut regarder ses yeux !
Antoine voulut se lever, mais l’avion entamait sa descente.
— Dites à votre pilote de remonter, reprit-il, je dois voir le tableau !
Giulia alluma le micro interne et prévint le pilote.
— Entendu signora, dans quelques minutes.
Marcas compléta sa carte heuristique et la montra à Giulia.
— Je crois que je vais acheter votre logiciel. Ça me rendra service
pour mes prochaines enquêtes.
Rome
Quartier du Pinciano
Octobre 1809
Le jet pencha sur la droite comme s’il faisait une grande boucle,
puis s’inclina à nouveau, obligeant Antoine et Giulia à s’asseoir.
— Commandant, je vous avais dit de rester en l’air.
Le haut-parleur cracha à nouveau la voix du pilote.
— Madame Varnese, nous ne pouvons plus attendre. La tour de
contrôle exige des explications à notre refus d’atterrissage. Seul un
incident grave justifie de rester en altitude. Nous perturbons le trafic
aérien au-dessus de Milan.
— Pas question de descendre pour le moment. Débrouillez-vous,
sinon vous pourrez postuler dans une compagnie low cost.
Un silence s’installa. Pesant. Puis l’appareil reprit de l’altitude.
— Bien, madame Varnese, je vous tiens au courant.
Marcas s’était à nouveau posté devant le tableau et inspectait les
yeux de Jules César.
— L’œil droit est comme obturé par une sorte de pastille. Vous
auriez une pince à épiler ?
— Bien sûr, dans mon sac de voyage.
Elle revint et tendit la pince à Antoine.
— Tenez le smartphone et éclairez-moi.
Giulia s’exécuta. Antoine gratta délicatement la surface de la toile
à l’endroit précis de l’œil, mais il n’arrivait pas à décoller la pastille.
— Donnez-moi ça, dit l’Italienne.
Antoine se poussa et la laissa opérer. Avec dextérité, Giulia finit
par l’isoler et la déposa sur le bout de son doigt, l’air intrigué.
— C’est un micropoint, murmura Antoine en souriant, le punctus
de l’énigme de Tristan.
— C’est-à-dire ?
— C’est comme ça que l’on appelait un microfilm miniaturisé que
les espions utilisaient pendant la Seconde Guerre mondiale et jusque
dans les années 1960 à la CIA et au KGB.
— D’où vous vient cette certitude ?
Il prit la pastille en photo et zooma dessus. On distinguait une
série de minuscules clichés.
— Dans son journal, Tristan évoquait ses activités en tant que
membre des services secrets. J’ai lu qu’il avait utilisé ce procédé lors
de l’une de ses missions. En langage un peu technique, le procédé
s’appelle la stéganographie ou l’art de dissimuler des informations
sur un support en apparence anodin. À la différence de la
cryptographie qui consiste à coder un message.
Marcas observa le micropoint, fasciné, puis le posa délicatement
dans un mouchoir en papier qu’il plia avec soin et mit dans la poche
intérieure de sa veste.
— Et comment peut-on lire ces informations ? demanda Giulia. Ça
doit dater de l’Antiquité votre procédé. Je suppose qu’il faut un
appareil spécial.
— Un microscope suffira. Vous avez ça chez vous ?
— Non, et je ne sais pas où l’on peut en trouver à cette heure
tardive, mais Patrizio, le secrétaire particulier de mon père, va s’en
occuper.
— De l’avantage d’être bien née… Dans la vie il y a des choses
que vous faites toute seule ou on vous mâche le travail nuit et jour ?
Giulia lui offrit un sourire acide tout en tapant un message.
— La richesse vous pose un problème, commissaire ?
Elle s’interrompit pour consulter son smartphone.
— Patrizio va demander à l’un de ses amis professeur de biologie.
Mais on ne l’aura pas avant la fin de soirée et j’ai un cocktail auquel
je dois absolument assister. Il faut montrer que notre famille est
toujours soudée. Voulez-vous m’accompagner ?
— Je n’ai pas de tenue de soirée. Je vais vous faire honte.
— Vous oubliez la fonction première du groupe Varnese… Donnez-
moi vos mensurations, je vais vous commander un complet qui vous
attendra à l’atterrissage. Votre pointure ?
— Pourquoi ? protesta-t-il.
Elle baissa les yeux sur ses pieds avec une grimace de dégoût.
— Vous ne pouvez pas faire injure à nos créations avec ces
choses. Et dire que les Français sont censés être à la pointe de la
mode… Quelle imposture.
— Je suis flic, pas mannequin.
— Eh bien, vous serez un flic élégant.
Rome
Piazza del Popolo
Octobre 1809
Milan
Galleria Vittorio Emanuele II
De nos jours
Institut de France
Bord de Seine
Octobre 1809
Paris
Hôtel de Soubise
Milan
Galleria Vittorio Emanuele II
De nos jours
Rome
Rive gauche du Tibre
Novembre 1809
Milan
De nos jours
Rome
Ancien domaine des Fabiani
Novembre 1809
Durant des siècles, Sant Angelo avait servi d’ultime forteresse aux
papes. Rebâti sur un mausolée antique, c’est là que les pontifes
venaient se réfugier quand ils étaient en danger, défiant la colère du
peuple de Rome ou bravant les assauts des princes et des rois. Un
roc qui avait survécu à toutes les marées mais qui n’avait pas résisté
aux armées de Bonaparte. Dominique Vivant Denon s’était accoudé
à l’un des créneaux qui ceinturaient la plate-forme. Il surplombait
plus de deux mille ans d’histoire. Il avait la même sensation de
vertige qu’au pied des Pyramides quand il avait accompagné le futur
Napoléon. Dix ans s’étaient écoulés depuis et la face du monde avait
changé. Bonaparte avait conquis l’Europe et subjugué le monde.
Vivant contempla le dôme de Saint-Pierre, un pape emprisonné, des
rois détrônés, des princes balayés, tous avaient plié, même
l’Empereur de toutes les Russies qui se prosternait devant le
nouveau César. Il se sentit envahi par un sentiment d’ivresse : celui
de marcher dans les pas d’un géant.
Désormais c’était le monde qui était à portée de l’épée de
Napoléon. L’Empire ottoman, l’Inde… et une fois l’Angleterre rayée
des puissances de la terre, le regard de l’Aigle se poserait sur
d’autres continents. Il apporterait la liberté aux Amériques, au
Brésil… Vivant se retint au parapet. Il devait garder la tête froide et
se concentrer sur sa mission, car pour que ces rêves de conquête
deviennent réalité, il fallait de l’or. Beaucoup d’or.
Du haut de Sant Angelo, le regard de Denon embrassait tout le
Vatican. Le secret du trésor était là. Il le sentait. À portée de main,
quelque part dans une de ces archives qui remontaient à l’ordre du
Temple. Il se retourna. Ses informateurs étaient toujours présents,
penauds et silencieux. Vivant devait agir. S’il tenait Agathe entre ses
mains, ce jeune Italien qui servait de messager avec le reste du
réseau – sans doute la tête pensante – s’était évaporé. Il interpella
le prêtre.
— Alors votre cible est descendue aux enfers ?
— Pardonnez-nous, dottore, mais l’ancien domaine des Fabiani est
un lieu maudit – don Alberto fit un signe de croix –, vous ne
trouverez personne pour vous y conduire. Il faut appartenir au diable
pour y pénétrer.
— Au diable…, répéta Vivant comme si une idée imprévue venait
de le frapper.
Il sortit une bourse et la jeta au prêtre. Aussitôt un concert de
bénédictions éclata de tous côtés.
— Voilà pour toi et tes amis. À partir de maintenant, vous ne
suivrez plus cet Italien. Contentez-vous de surveiller la jeune
Française. Disparaissez.
L’essaim bourdonnant des indicateurs s’évapora comme une volée
de moineaux affamés. Désormais Denon savait où était sa proie et il
était essentiel qu’elle se croie toujours en sécurité. Pour qu’elle ne
bouge plus. Vivant s’était souvenu d’une fresque où l’on voyait un
diable enserrer de ses doigts crochus une âme damnée. Il allait faire
de même et quand il refermerait sa main… En attendant, il devait
prévenir Radet.
Bomarzo
De nos jours
Rome
Cité du Vatican
Novembre 1809
Bomarzo
De nos jours
Radet marchait d’un pas fébrile dans la salle d’étude tel un lion en
cage. Tout le contraire de Vivant Denon qui, assis près d’une des
cheminées, lisait avec attention un volume échappé d’une haute pile
de livres. Avant de quitter Paris, Vivant s’était fait envoyer tous les
livres traitant de l’ordre du Temple présents dans les bibliothèques
impériales. Il en avait rempli une caisse dont il dévorait le contenu
depuis son installation. Près de lui, trois cahiers, ouverts sur une
vaste table, se remplissaient de ses notes de lecture. Radet, que la
lenteur des archivistes à classer les documents dérobés au Vatican
exaspérait, interpella Denon.
— Que marquez-vous dans ces cahiers ?
— Dans le premier, je mets en place une chronologie de l’histoire
de l’ordre depuis sa création jusqu’à son anéantissement par Philippe
le Bel. Deux siècles d’existence.
— Et dans celui-ci ?
— Je m’intéresse aux principaux personnages de la chute du
Temple. De Jacques de Molay, le dernier grand maître, à Guillaume
Nogaret, l’âme damnée du roi. Beaucoup de commentateurs pensent
qu’il a été empoisonné.
— Par qui ?
— Par des templiers épris de vengeance ou par le roi lui-même…
C’était un homme qui savait beaucoup de choses.
Radet se retourna vers les archivistes.
— Nogaret… chaque fois que vous trouvez ce nom-là dans un
document, classez-le dans un registre à part.
— Vous allez le retrouver à toutes les étapes de la procédure,
précisa Vivant. C’est Nogaret qui a rédigé les questions auxquelles
chaque templier devait répondre sous peine de torture.
Étienne montra le dernier cahier.
— Et celui-là ?
— J’y note toutes les références des possessions des templiers en
Europe. Les fameuses commanderies. Le problème c’est qu’il y en a
des centaines de l’Italie à l’Écosse, en passant par le Portugal et
l’Allemagne.
Le général regarda tous les spécialistes qui s’affairaient autour des
piles, des caisses d’archives. Deux siècles d’histoire, des documents
par milliers, des centaines de commanderies disséminées dans toute
l’Europe… Chaque fois qu’il croyait s’en approcher, le secret du
Temple semblait lui échapper plus encore.
Rome
Rive droite
Agathe s’était installée dans un petit salon privé qui servait de lieu
d’essayage. De l’autre côté de la cloison, elle entendait les clientes
découvrir jupons et chapeaux directement arrivés de Paris, comme la
paire de bas qu’elle venait de déplier. Si Paris lui manquait, c’était
uniquement pour la mode. Elle caressa la soie d’un geste
voluptueux, puis entre deux doigts elle palpa la dentelle au point
d’Alençon. Elle en imaginait déjà la douceur sur sa peau. Pour
autant, elle résista à la tentation de les essayer et plongea
délicatement sa main dans l’un des bas. Elle ne fut pas longue à
trouver un papier plié qui était dissimulé tout au fond. C’était une
idée de Scorpione dont une complice travaillait dans le magasin. Par
sécurité, il avait décidé d’un nouveau moyen de liaison indétectable.
Il suffisait à Agathe de venir chercher ses commandes et elle
recevait directement des instructions de son amant. Scorpione savait
que les Français l’espionnaient à l’Hôtel de l’Europe et, désormais, il
ne leur donnait plus à voir et à entendre que le plaisir d’un couple
amoureux. La politique, elle, se faisait derrière des soieries. Agathe
déplia le message, le lut avec attention, puis le déchira
méticuleusement. Elle savait ce qu’elle avait à faire. Vivant Denon
devenait sa cible prioritaire.
Bomarzo
De nos jours
Rome
Castel Sant Angelo
Novembre 1809
Tour Fabiani
Bomarzo
De nos jours
Siméon avait dégagé une table et posé devant lui les sept
interrogatoires que son équipe avait patiemment sélectionnés.
Autour de lui, historiens, paléographes, archivistes et autres hommes
de science avaient le visage tendu par le manque de sommeil et le
regard fiévreux comme s’ils menaient la quête du Graal. Siméon
résuma les conditions de chaque interrogatoire, puis déclara :
— Ce qui est vraiment surprenant, c’est que ces hommes,
pourtant soumis à la menace de la torture, racontent la même
histoire, pratiquement au mot près, comme s’ils la connaissaient par
cœur.
Radet ne commenta pas, mais il pensa à la légende du meurtre
d’Hiram, l’architecte du temple de Salomon : si l’on interrogeait un
frère à Paris, Londres ou Moscou, eux aussi raconteraient
exactement la même histoire comme ces templiers. Surpris, Denon
demanda :
— N’y a-t-il vraiment aucune variation ?
— Quasiment pas, si ce n’est sur les noms propres, mais il est
probable que ce soit simplement une différence de prononciation, vu
que ces templiers sont de pays différents.
Pressé d’en savoir plus, Étienne montra les manuscrits.
— Présentez-nous ce récit.
— Il se passe en Terre sainte, très exactement dans la ville de
Sidon. Un templier, fraîchement arrivé d’Europe, tombe amoureux
d’une jeune aristocrate, Lucia, toujours en habits de deuil et recluse
dans la tour de guet de la ville.
— Pourquoi recluse ? s’étonna Vivant.
— Parce qu’elle est mariée à un homme très jaloux, c’est le maître
du guet de la ville. Lui seul a la clef pour entrer dans cette tour. Un
jour, l’épouse vole la clef à son mari et la jette par la fenêtre au
jeune chevalier qui pénètre ainsi dans la tour.
Le front de Radet se plissa. Cette histoire de femme emprisonnée,
de mari jaloux, de clef dérobée, ressemblait à un vaudeville. Quel
rapport avec la cache qu’ils cherchaient tous désespérément ?
— Une nuit, alors que les amants sont réunis, l’époux trompé les
surprend. Il attend que le templier soit parti et poignarde sa femme.
Désespéré de son propre geste, le mari de blanc vêtu – dit le texte –
monte en haut de la tour et se jette dans le vide.
— Adultère, meurtre, suicide… on dirait une mauvaise pièce de
théâtre, s’exclama le général déçu, comment penser que des
hommes, incarcérés, torturés et promis au bûcher, risquent leur vie à
raconter pareilles balivernes ?
— Peut-être parce que justement c’était plus important que leur
vie, suggéra Denon.
— Enfin, Vivant, vous voyez bien que c’est insensé !
— C’est aussi ce qu’ont dû penser les inquisiteurs et ils n’y ont pas
prêté attention. Du moins au début…
— Et vous prenez pour argent comptant cette folle histoire ?
— Justement parce qu’elle est folle.
Vivant s’approcha d’Étienne et lui parla à l’oreille.
— Mon frère, nous devons l’interpréter en franc-maçons. Tout est
symbole et particulièrement cette légende.
Étienne s’apaisa aussitôt. Depuis qu’ils s’étaient rencontrés, c’était
la première fois que Vivant faisait référence à leur appartenance
commune. Il fit signe à Siméon de continuer.
— À son tour envahi par le désespoir, le jeune templier décide de
se faire ermite. Il revêt une bure couleur sable et disparaît dans le
désert. Sauf qu’au bout de neuf mois, saint François lui apparaît et
lui dit : « Il est temps pour toi de connaître la vérité. Rends-toi là où
est enterrée Lucia et connais ton œuvre. »
Cette fois, même Vivant resta dubitatif. L’histoire prenait une
tournure morbide imprévue. Il remarqua néanmoins que le récit ne
contenait que deux noms propres, Lucia et François. Curieux que
certains templiers, dans leurs témoignages, les aient modifiés.
— Le chevalier se rend donc dans un cimetière, retrouve la tombe
de la jeune assassinée et l’ouvre.
— Il la profane ? s’exclama Radet.
— Non, il l’ouvre avec la clef de la tour, répondit Siméon, mais le
plus important, c’est la suite. Dans le tombeau, il découvre Lucia,
intacte. Elle porte une robe rouge et entre ses jambes il y a un crâne
d’enfant.
Étienne frissonna de dégoût.
— Vous voulez dire que ce crâne, c’est le fruit de leur amour ?
Siméon toussa avant de répondre :
— Oui, général. Entre leur dernière nuit d’amour et la profanation
de la tombe, neuf mois se sont justement écoulés.
— J’avais compris, répliqua Étienne. Et le récit s’arrête là ? Comme
ça ?
Siméon haussa les épaules.
— Oui, il y a juste une inscription en latin sur le crâne : Clavis Fati.
— La Clef du Destin, traduisit Vivant.
Excédé, le général donna un coup de pied dans le montant d’une
table. Un monceau de manuscrits s’effondra au sol. Il les piétina du
talon de sa botte et s’écria :
— Nous ne trouverons jamais rien ! Cette fois, c’est fini !
La voix de Denon répondit calmement :
— Je ne crois pas.
Tour Fabiani
Bomarzo
De nos jours
La nuit enveloppait les bois d’encre noire, donnant l’illusion que les
branches acérées des chênes centenaires griffaient les ténèbres.
Marcas avançait en silence, uniquement guidé par le faisceau de la
lampe torche de l’homme cagoulé devant lui. À intervalle régulier, le
canon d’un pistolet se plaquait contre son dos. Les types étaient
restés muets depuis son enlèvement. Dix minutes plus tôt ils
l’avaient réveillé à coups de gifles et sorti du van sans un mot,
laissant leur voiture sur un chemin de campagne, à la lisière d’un
bois. Il ne savait pas combien de temps il avait été inconscient et
pouvait se trouver à une centaine de kilomètres de son hôtel.
Ils marchaient en silence. Antoine sentait les ronces piquer ses
mollets à travers son pantalon trop fin. Çà et là, des senteurs
douces, boisées et acides jaillissaient : menthe sauvage, thym et un
soupçon d’humus.
Le chemin montait insensiblement. Il n’arrivait pas à se repérer
dans l’obscurité. Ses pieds butèrent plusieurs fois sur des pierres
légèrement déterrées. Les chênes s’étaient changés en pins tout
aussi sombres et hostiles. Antoine crut entendre des gémissements
sourds dans les ténèbres. Des animaux probablement, mais il
n’arrivait pas à les identifier.
Cet enlèvement n’avait aucun sens. Les types auraient pu l’abattre
n’importe où dans ce trou paumé du Latium, personne n’aurait
retrouvé son cadavre avant longtemps. Le centre de l’Italie, le
berceau des Latins, la terre qui avait vu naître un empire et peut-
être celle de son tombeau.
Ils arrivèrent devant l’enceinte d’une propriété privée. Dans le halo
de la torche surgit une grille sombre encastrée dans de hauts murs
de pierres sèches. L’un des inconnus inséra une clef dans une
serrure rutilante.
— Qu’avez-vous fait de Giulia Varnese ?
Aucun des hommes ne répondit alors que la grille s’ouvrait sans
bruit. Antoine intercepta le regard brillant de celui qui tenait la
torche et son sourire, dans la fente qui lui servait de bouche. Il jeta
un œil au ceinturon du type et remarqua sur le côté droit un étui en
cuir dans lequel était inséré le manche d’un couteau large et plat.
Pas de quoi le rassurer. Son seul espoir, les types étaient masqués.
S’ils ne voulaient pas être identifiés c’est qu’ils comptaient le laisser
repartir. Ou pas.
Alors que le faisceau de la torche illuminait encore la grille,
Antoine arrêta son regard sur une plaque de métal qui ornait le haut
des barreaux. La vision fut brève, mais il était certain de ce qu’il
avait entr’aperçu. Une clef.
La grille se referma silencieusement et le trio reprit sa progression.
Devant eux s’offrait une large allée qui semblait entretenue, bordée
de hauts pins minutieusement taillés. Ils longèrent un muret de
pierre qui montait à hauteur d’homme, foulant une pelouse sèche et
éparse.
Le faisceau de la torche dansait devant lui et, pendant une fraction
de seconde, il illumina une silhouette massive sur leur gauche.
L’éléphant de pierre apparut brièvement dans la nuit. Antoine
comprit où il se trouvait et se figea. On l’avait enlevé pour le
ramener dans le parc des monstres.
— Vous auriez pu vous épargner cette peine, lança-t-il, j’ai déjà
fait la balade. C’est plus sympathique pendant la journée.
L’homme au pistolet se pressa contre lui et ouvrit la bouche pour
la première fois.
— Non siamo barbari. Che la morte può essere dolce come un
profumo.
Ses paroles étaient mélodieuses, comme s’il déclamait un poème.
— Ça a l’air très beau. Hélas, je ne comprends pas votre langue,
répondit Antoine d’une voix conciliante.
L’autre ravisseur intervint sur un ton tout aussi bienveillant que
son acolyte.
— Mon ami vous explique que nous ne sommes pas des barbares.
Que la mort peut se révéler aussi suave qu’un parfum.
— Formidable, répondit Marcas, et pourquoi m’avez-vous enlevé ?
— Vous n’allez pas tarder à comprendre, avancez sur votre droite.
Ils laissèrent l’éléphant sur le côté et reprirent leur marche dans
les ténèbres, le halo de lumière électrique éclaboussant le sol. Pour
se rassurer, Antoine songea que Giulia avait dû donner l’alerte, sauf
si elle avait été enlevée par une autre équipe. Ils tournèrent sur leur
droite, marchèrent quelques pas, puis l’homme qui s’exprimait en
français s’arrêta. Il se mit à côté de Marcas et braqua sa torche
devant lui. Un monstre apparut dans la clarté blafarde.
Pas un animal ou une créature mythologique. Non. Un être de
cauchemar. La lampe donnait vie à une créature insensée qui prenait
forme dans le noir. Surplombant un escalier taillé dans la pierre, se
dressait un visage gigantesque sculpté dans la roche ou plutôt le
masque d’un démon, d’une gargouille obèse. Deux énormes trous
noirs en guise d’yeux et une bouche rectangulaire, énorme, garnie
de deux dents sur la partie supérieure. Une bouche suffisamment
haute et large pour avaler un cheval. Une inscription en lettres
rouges était gravée sur la lèvre supérieure, épaisse comme un
boudin.
Ogni pensiero vola.
Le faisceau révélait à l’intérieur de la gueule du monstre une
petite table de pierre circulaire.
— Ce monstre porte plusieurs surnoms, précisa l’homme à la
torche. L’ogre, Gargantua, Saturne, moi je préfère bocca nera. Selon
la légende, il marque l’entrée du premier cercle de l’enfer de Dante.
— L’avantage avec les légendes c’est qu’on leur fait dire n’importe
quoi. Et l’inscription ?
— Toute pensée s’envole. Une analogie pour évoquer l’âme. Nous
sommes tous condamnés à nous… comment dit-on en français… à
nous évaporer. À mourir.
Marcas trouvait cette discussion avec son ravisseur en cagoule qui
citait Dante complètement surréaliste.
— J’avais compris. Et maintenant ? Vous voulez m’envoyer en
enfer ?
— Presque, disons dans une autre dimension. Montez l’escalier.
La pression du pistolet contre ses reins l’incita à obéir et les trois
hommes gravirent les marches pour se trouver juste devant la
bouche de l’ogre. Antoine repensa à la remarque de Giulia sur le
passage dans la gueule du monstre qui faisait délirer les chercheurs
de trésors et de secrets.
— Vous comptez ouvrir le fameux passage secret ?
— Non, dit l’homme qui contourna le visage monumental sur la
droite et se dirigea, en écartant des paquets de ronces, vers un
muret mitoyen.
Ils se retrouvèrent devant une stèle posée sur les moellons. Une
stèle avec une autre inscription. Antoine la reconnut immédiatement.
Tu ch’entri qua con mente parte a parte et dimmi poi se tante
meraviglie sien fatte per inganno o pur per arte.
C’était la même que celle de la sphinge de l’entrée du parc. Mais
cette fois il y avait une clef gravée à l’angle supérieur droit de la
plaque.
— Que vois-tu comme symbole ? demanda l’inconnu.
— Toujours la même clef… Comme celle de la grille, tout à l’heure.
— En effet. Le sésame pour pénétrer dans la caverne aux
merveilles. Essayons donc… Chiave.
Son ravisseur fit courir ses doigts sur l’inscription. Son index
s’arrêta à la lettre c qui s’enfonça. Puis il appuya sur le h, le i.
Antoine avait décrypté le mot qu’il tapait sous ses yeux. Les lettres
sur lesquelles il appuyait étaient gravées dans une typographie
subtilement différente.
Tu ch’entri qua con mente parte a parte et dimmi poi se tante
meraviglie sien fatte per inganno o pur per arte.
Chiave. La clef en italien.
Il y eut deux claquements métalliques à l’angle entre le mur et la
sculpture de l’ogre. Une paroi s’ouvrit dans la pierre et un vent frais
jaillit, laissant entrevoir un passage obscur. Antoine nota que les
montants de la porte étaient recouverts d’une fine languette
métallique sombre avec des encoches usinées. Le mécanisme ne
datait certainement pas de la Renaissance. La torche balaya
l’intérieur du passage dissimulé et laissa entrevoir un couloir étroit
qui s’enfonçait sous la terre.
Antoine sentit l’acier froid du canon contre sa tempe. Ce ne fut
pas le contact de l’arme qui le glaça, mais le geste soudain du
ravisseur qui se tenait devant lui.
Il retirait sa cagoule, très lentement, et son visage apparut en
pleine lumière. Des cheveux broussailleux, un regard acéré. Il se
tenait droit et ne portait plus sa ridicule veste en lin, mais Antoine
l’avait reconnu.
C’était le dingue qui les avait interpellés, lui et Giulia, devant la
statue de l’éléphant. Le type qui détestait les Français et Napoléon.
L’homme lui indiqua l’entrée du passage.
— Je t’avais pourtant averti que ce parc portait malheur, dit
l’inconnu. Tu ne m’as pas écouté. L’héritière Varnese et toi allez en
payer le prix.
— Que lui avez-vous fait ?
— Elle a été déposée dans son tombeau. Il y a même une
épitaphe à son nom.
— Vous l’avez tuée !
Antoine se jeta sur le type, mais l’autre ravisseur le rattrapa par le
col de sa chemise et lui assena un coup de crosse à l’arrière du
crâne, juste sur sa bosse. Pas de quoi l’assommer, mais une violente
douleur irradia dans sa tête. Il en eut le souffle coupé et chuta à
terre sur ses genoux. Celui qui tenait la torche se pencha vers lui,
tendit l’index en direction du passage ténébreux et lâcha d’une voix
douce :
— Sois heureux, tu vas la rejoindre.
Paris
Les Tuileries
Novembre 1809
Pavillon de Flore
Bomarzo
De nos jours
L’air dans le souterrain était frais et sec. Une très légère senteur
d’humus et de moisissure planait dans le boyau aux parois
cimentées à peine assez large pour laisser passer un homme. Marcas
et les deux inconnus marchaient en file indienne, le deuxième
ravisseur braquait toujours son pistolet contre le dos d’Antoine. Le
plafond était bas au point qu’ils devaient se pencher pour ne pas
racler la voûte avec leurs têtes. Marcas marchait, les poings serrés.
Ces tarés ont tué Giulia.
Et maintenant ils comptaient lui réserver le même sort. Dans ce
trou. Ou plutôt dans le tombeau de l’héritière. Aucune goutte de
sueur ne perlait sur son front et sa peau était sèche comme du
parchemin. Antoine avait côtoyé la mort de trop nombreuses fois
dans sa vie pour s’abandonner à son étreinte. Il avançait un pied
devant l’autre, luttant pour tenir la peur en respect. Car il la sentait
venir. Invisible, mais en approche quelque part en face de lui, tapie
au bout de ce souterrain. Prête à le déchiqueter comme un fauve
enfermé et trop longtemps affamé.
Le canon du Beretta se rappela à son bon souvenir alors qu’il
ralentissait le pas. Le couloir se terminait par une trouée d’une forme
vaguement rectangulaire aux bordures déchiquetées. Ils
enjambèrent la butée et pénétrèrent dans un souterrain deux fois
plus large et d’une apparence beaucoup plus ancienne aux parois de
pierres massives et usées par le temps. Le faisceau de la torche
balaya les lieux et révéla un étonnant spectacle. Des deux côtés du
souterrain s’étendaient des cavités en enfilade creusées à même la
roche. L’homme racla l’une des alvéoles avec le manche de sa
torche. Elle était remplie d’ossements.
— Le ventre de la bocca nera remonte aux Étrusques et ses
intestins sont des catacombes. Elles datent de trois mille ans et
s’étendent sur des kilomètres bien au-delà du parc. Personne ne sait
combien de morts sont enterrés ici. La tradition a duré bien après la
disparition des derniers représentants de cette civilisation disparue.
Antoine jeta un œil dans l’une des niches de pierre. Deux
squelettes y étaient enlacés, les os mêlés comme s’ils ne formaient
plus qu’une chimère pétrifiée.
— Riches et pauvres, hommes, femmes, tous reposent ici, reprit le
type aux cheveux broussailleux. Chaque fois que je passe par là je
m’interroge sur leurs existences. Comme nous, ils avaient une
maison, des amis, des personnes qu’ils aimaient. Des enfants. Ils ont
fini ici. Oubliés de tous, pour l’éternité.
Des enfants. Antoine n’écoutait plus son ravisseur. Le visage de
son fils Pierre apparut dans son esprit. Il ne le reverrait plus jamais.
Son rire, ses tristesses. Alice. Son amour, ses baisers. Plus jamais.
C’était cela qui paraissait irréel. Personne ne saurait que son cadavre
pourrissait dans cette nécropole oubliée des hommes. Ils allaient
l’allonger dans l’une des niches, sa chair mêlée aux os de ces
fantômes. Une balle entre les yeux.
Il marcha sur quelque chose de friable, comme une branche
morte. Un craquement résonna sous son talon. Il baissa les yeux,
c’était un os. Un fémur ou un humérus. Il y en avait des centaines
sur le sol, comme des serpents pétrifiés. Il y avait aussi des crânes,
échoués un peu partout.
Antoine sentit son courage s’amenuiser. Il était peut-être vraiment
en enfer.
Le ravisseur qui le précédait ralentit le pas alors qu’il s’engageait
dans un couloir sur leur gauche. Marcas crispa les poings. Il devait
faire au moins une tentative, ne pas se laisser conduire à l’abattoir
sans en connaître la raison.
— Si vous voulez en finir, donnez-moi au moins une explication.
Même les condamnés à mort savaient pourquoi ils finissaient au
peloton d’exécution.
— Tu t’es trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. La
quête des Varnese ne te concernait pas.
— Non seulement elle me concerne, mais sans mon aide les
héritiers en seraient encore à s’étriper entre eux.
— Tu gaspilles ta salive, je ne suis pas ton juge. Continue de
marcher.
Marcher vers ma mort, pensa Antoine. Il l’avait déjà connue. La
mort maçonnique. La cérémonie d’élévation, du passage de
compagnon à celui de maître. Un rituel entièrement dédié à la mort
et à la résurrection, pour devenir plus fort. Allongé à même le
dallage de la loge, devant ses frères et ses sœurs réunis, il avait
éprouvé au plus profond de lui la mort d’une partie de son être. Puis
la résurrection. Le retour à l’orient. La lumière. Une lumière
invaincue.
Antoine se ressaisit, il fallait tenter quelque chose. Il ralentit à son
tour, laissant l’homme au pistolet se rapprocher sans le coller. Il prit
une inspiration, frôla l’une des niches garnies d’ossements et, d’un
geste brusque, se saisit d’un fémur. Il tourna sur lui-même pour
frapper son ravisseur de toutes ses forces. La tête de l’os percuta le
cou du type qui tomba sur le côté, lâchant son Beretta. Marcas
voulut récupérer le pistolet, mais le plus âgé tenta de le ceinturer.
Antoine se dégagea en lui assenant un coup de coude dans les
côtes. Le type tomba à terre le souffle coupé alors que le premier
ravisseur rampait pour récupérer son arme.
C’était trop tard. Antoine avait raté son coup. Il ne pouvait pas lui
reprendre le Beretta. Toute retraite était coupée. Il ramassa la torche
et courut à perdre haleine. Droit devant.
— Prendetelo1 !
Région de Rome
Civitavecchia
Novembre 1809
Bomarzo
Bomarzo
Bomarzo
De nos jours
Bomarzo
Novembre 1809
Bomarzo
De nos jours
— Non ! hurla Giulia, se précipitant vers son père figé comme une
statue.
À la stupéfaction de tous, le patriarche était toujours debout et
Lupo déchargeait son Beretta sur lui.
— Crève !
Varnese ne bougeait pas, comme si les balles passaient à travers
lui. Lupo s’arrêta de tirer, son pistolet était vide.
— Un fantôme…, balbutia-t-il, le regard hébété.
Giulia tendit le bras.
— Il n’est pas…
Elle passa une main sur la joue de son père. Il y eut comme un
éclair bleuté, ses doigts traversèrent son visage de part en part.
Antoine, qui s’était jeté à terre pour éviter les ricochets, venait de
comprendre. Ils avaient devant eux un hologramme d’un réalisme
stupéfiant.
Le notaire adressa un signe au ravisseur qui lui aussi se relevait. Il
appuya sur un bouton du boîtier accroché au mur. Varnese se remit
à parler.
— … ce que vous voyez. Je ne suis pas réel. Et si vous êtes ici,
dans la crypte du temple de l’Éternité, c’est que je suis bien mort.
Remerciez mon ami Bellaquista qui a réalisé mes dernières volontés.
— Le salaud ! explosa Lupo, frappant le notaire d’un coup de
crosse au visage.
— Imbécile, lâcha Bellaquista en tombant à terre, votre père
voulait vous expliquer de vive voix, plutôt que dans une lettre. Il a
beaucoup de choses importantes à vous révéler.
— Tu devrais avoir honte, Lupo, tu lui as tiré dessus. Sur notre
père !
Giulia paraissait sincèrement choquée.
— Elle a raison, écoutons-le, et je vous conseille de rester
tranquilles, dit Salvatore qui braquait cette fois son arme sur
Antoine.
Ce dernier restait fasciné par le degré de précision du personnage
en face d’eux. Il n’avait jamais vu un hologramme d’aussi près. Il se
rapprocha de Giulia pour lui demander de lui traduire les paroles de
son père.
— Mes enfants, pardonnez-moi cette entrée un peu théâtrale,
reprit Gianfranco, cette projection extrêmement coûteuse a été
réalisée avant mon décès. Mais revenir de l’au-delà n’a pas de prix.
Le vieil homme parlait très lentement, ce qui permettait à Giulia
de traduire sans trop de difficulté.
— Je vous dois donc quelques explications. Pour cela il faut
remonter dans le temps. Dans les années 1960 je suis devenu l’ami
d’un homme extraordinaire. Il s’appelait Tristan Marcas. Je l’ai connu
à la fin de sa vie, à Nice quand il possédait son hôtel de la Clef
étoilée. Cet homme avait été un aventurier pendant la Seconde
Guerre mondiale.
Antoine sentit un frisson le parcourir.
— Je ne raconterai pas ses exploits ici, continuait Varnese, mais
Tristan a fait d’importantes découvertes archéologiques pendant les
années 1940, qui ont changé le cours de l’Histoire. À l’époque où je
l’ai connu, il traversait une passe délicate, il avait perdu sa femme,
Laure, depuis deux ans et son hôtel ne marchait pas comme il
l’aurait souhaité. Je venais régulièrement comme client pour mes
affaires sur la Côte d’Azur et, au fil de mes séjours, nous sommes
devenus amis. Cet homme me fascinait avec ses histoires
incroyables. Il avait rencontré Hitler et Mussolini, que j’admirais dans
ma jeunesse…
Giulia baissa le regard. Le rappel des opinions politiques de son
père la troublait. Heureusement, il en avait changé.
— Un jour, alors que j’étais de passage dans son hôtel, un huissier
a débarqué. J’ai découvert que mon ami était couvert de dettes. À
l’époque mes affaires commençaient à bien marcher, je lui ai
proposé de lui avancer une somme conséquente pour éviter la
saisie.
Le mort s’arrêta, laissant Antoine impatient, hypnotisé par ce qu’il
voyait et entendait. Son aïeul reprenait vie.
— Pour me remercier, Tristan m’a offert un coffret avec à
l’intérieur une clef ancienne et une confession révélant l’existence
d’un fabuleux trésor. La clef permettait ouvrir l’endroit où il se
trouvait. Il les avait obtenus, à la fin de la guerre, alors qu’il était
antiquaire en Suisse et les avait gardés toute sa vie en guise d’ultime
aventure. Mais au fil des ans, il avait perdu son énergie. Il me
léguait la quête.
Antoine était stupéfait.
— Au début, reprit Varnese, je n’ai pas cru à cette histoire. Et puis
un jour je me suis décidé à chercher. Cela m’a pris plusieurs années
pour décrypter ce plan qui m’a conduit là où vous vous trouvez
actuellement. Vous imaginez ma surprise et ma joie quand j’ai
découvert les coffres que vous voyez maintenant autour de vous.
Des pièces d’or et d’argent, des joyaux… Un moment unique.
Comme si j’étais entré dans un royaume enchanté avec une clef
magique. Toutefois, seuls trois d’entre eux étaient encore remplis.
Varnese fit une pause avant de continuer :
— Je suis revenu voir Tristan Marcas pour lui faire part de ma
découverte et lui donner une partie de ce trésor, mais il a refusé. Il
était malade et désirait vendre son hôtel afin de revenir à Paris finir
ses jours. Je lui ai alors proposé de le lui acheter. Il a accepté et m’a
demandé de sceller notre amitié par un tableau.
Gianfranco eut un moment de silence comme si l’émotion le
gagnait, puis il reprit :
— L’un de ses amis, un peintre niçois, réalisait une interprétation,
assez surréaliste, du Sacre de Napoléon de David et l’artiste nous y a
représentés. D’un commun accord, il a été acté que le tableau
resterait toujours dans ce qui allait devenir la fondation Varnese.
C’est moi qui l’ai placé dans ma suite. C’est Tristan qui a eu l’idée d’y
dissimuler le microfilm que vous avez trouvé. Même âgé, il adorait
les énigmes et les codes secrets.
Désormais, Antoine savait d’où lui venait sa passion pour les
quêtes ésotériques, comme si l’esprit de son ancêtre s’était réincarné
en lui.
— Nous sommes restés en contact de façon épisodique, puis il a
disparu. Comme s’il avait voulu effacer toute trace de son passage
sur terre. Je ne sais même pas où il est enterré. J’en viens
maintenant à la partie la plus sombre de cette histoire qui vous
concerne, mes enfants.
— C’est pas trop tôt, maugréa Lupo, rien à cirer de ce Tristan.
Antoine lui renvoya un regard meurtrier. Ce type était infect.
Varnese désormais s’exprimait avec une voix plus grave.
— Je veux maintenant vous parler du tragique accident. Vous me
haïrez, mais je dois libérer ma conscience.
Au mot conscience, Salvatore ricana. Décidément, le vieux ne
manquait pas d’air.
— Espèce d’ordure…
Comme s’il lui répondait, son père reprit :
— J’avais acheté la maison de Viterbe pour pouvoir accéder plus
facilement à la cache du trésor qui finançait l’expansion de ma
société. À l’époque, je n’étais pas celui que vous avez connu. Nous
menions une vie de fêtes. Le jour de l’accident, dans l’après-midi,
l’un de nos invités a apporté du LSD et nous en a proposé.
Expérimenter cette drogue était à la mode dans notre milieu. J’ai
accepté et ce fut une expérience incroyable : les monstres de
Bomarzo me sont apparus. Ils me parlaient, disaient que je devais
venir les voir avec ma famille pour les initier aux grands mystères…
Quelques heures plus tard, plus calme, je me croyais en pleine
possession de mes moyens et me suis dit que c’était un signe. Cela
faisait longtemps que je voulais vous montrer à tous le trésor dans la
crypte. Votre mère n’en avait aucune envie, mais j’ai insisté. Ce fut
la plus grande erreur de ma vie.
65.
« On vient de poser les journaux sur mon lit. Sans doute pendant
mon sommeil. À moins que je ne me sois encore évanoui. En France,
le peuple vient de choisir un nouvel Empereur, Napoléon III. Qui
aurait dit qu’un jour, un Bonaparte reviendrait sur le trône ? Pas moi,
qui ai tout fait pour renverser le premier de la lignée, et peut-être y
ai-je réussi ? »
*
Bomarzo
De nos jours
Toscane
Abbaye Badia a Passignano
De nos jours
Nice
De nos jours
ISBN : 978-2-7096-7297-9
www.editions.jclattes.fr
Table
Couverture
Page de titre
Partie I
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Partie II
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Chapitre 48
Chapitre 49
Chapitre 50
Chapitre 51
Chapitre 52
Chapitre 53
Chapitre 54
Chapitre 55
Chapitre 56
Chapitre 57
Chapitre 58
Chapitre 59
Chapitre 60
Chapitre 61
Chapitre 62
Chapitre 63
Chapitre 64
Chapitre 65
Chapitre 66
Chapitre 67
Chapitre 68
Épilogue
Annexes
Remerciements des auteurs
Page de copyright