La Transfiguration Du Personnage Dans Lorsque J'étais Une Œuvre D'art D'eric Emmanuel Schmitt
La Transfiguration Du Personnage Dans Lorsque J'étais Une Œuvre D'art D'eric Emmanuel Schmitt
La Transfiguration Du Personnage Dans Lorsque J'étais Une Œuvre D'art D'eric Emmanuel Schmitt
Résumé Abstract
Cet article interroge la force The present article focuses on the
évocatrice de deux notions essentielles evocative power of two basic notions in
dans l’écriture d’Eric-Emmanuel Schmitt, the writing of Eric-Emmanuel Schmitt,
à savoir le visible et l’invisible, qui hante which are the visible and the invisible; a
presque tous ses textes notamment duality that haunts almost all his texts
‘Lorsque j’étais une œuvre d’art’. Le particularly in ‘Lorsque j’étais une œuvre
roman relate l’histoire d’un personnage d’art’. The novel portrays the story of a
qui devient une œuvre d’art, un objet character who becomes an object, a work
archétypal d’une beauté sans âme of art, and expresses an external beauty
mesurée et conditionnée par le regard de measured and conditioned by the
l’Autre. Il se libère et connaîtra sa contemplation of the other. He releases
véritable valeur grâce à sa quête de la himself to recognize his true value thanks
spiritualité. L’auteur réussira t-il à to his quest for spirituality. Will the
inscrire son entreprise spirituelle à travers author succeed to anchor his spiritual
cet échange? enterprise through this exchange?
Mots-clés: corps, dualité, archétype, Keywords: Body, duality, archetype,
transfiguration, spiritualité transfiguration, spirituality
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Auteur correspondant
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Nouha REMADNIA
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La transfiguration du personnage dans Lorsque j’étais une oeuvre d’art d’Eric-Emmanuel Schmitt
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Nouha REMADNIA
Derrida, influencé par les travaux de naissance eut lieu sur la plage, devant
Diderot et Jung, il rédige en 1987 sa le chevalet d’Hannibal, lorsque je
thèse de doctorat intitulée «Diderot et la découvris que l’univers est beau, plein,
métaphysique ». Il était très rationnel riche .Hannibal sut en un instant, me
mais il a toujours ressenti un manque, un charger du désir de vivre en donnant le
besoin qui s’éloigne de la nécessité de sens de l’émerveillement ». (24)
justifier tout fait jusqu’en 1989, après Pour répondre à la question centrale
une randonnée au désert algérien à de l’article, nous nous sommes
Tamanrasset où sa vie bascule, entre les appuyées-entre autres- sur la sociologie
deux mondes du rationnel et du spirituel. du corps, qui compose un chapitre de la
L’écrivain se prononce à travers sociologie attachée, plus
l’écriture et affirme : « pour moi c’est la particulièrement à la saisie de la
spiritualité qui m’a permis de combler le corporéité humaine comme phénomène
vide d’une raison asséchée »(19). social et culturel. Elle nous est utile dans
A partir de ce moment, il interroge la mesure où le corps dans Lorsque
dans ses écrits les mystères, la puissance j’étais une œuvre d’art est un objet de
de la croyance, la pensée spirituelle, représentations et d'imaginaires
l’importance de l’intériorité, ce qu’il individuels et collectifs. À travers le
appelle l’invisible. Il affirme dans Le corps de Tazio, refusé, décomposé,
Cycle de l’invisible(20) : exposé, culpabilisé, déguisé et accepté,
« Voici ce que j'appelle l'invisible: le l’auteur révèle une représentation sociale
sens qui n'est pas dans les choses mais d’une époque qui renvoie à l’homme une
que les hommes doivent deviner, image façonnée selon ses agissements et
imaginer ou découvrir ». (21) son contexte culturel.
L’invisible se mesure dans les textes Dès le titre, on perçoit que l’image du
de l’auteur par le biais du visible. Dans personnage focal est soumise à une
tous ses textes, les maux que vivent les double perception, à travers une double
personnages sont liés à un mal physique, situation : « lorsque j’étais une œuvre
matériel et la guérison ne se réalise que d’art » : le déictique « Je » qui marque
quand ils découvrent l’importance de la une situation d’énonciation actuelle et
spiritualité. La souffrance d’Alex, le « l’œuvre d’art », celle qu’il était dans le
musicien virtuose dans Concerto à la passé. Le passage d’une existence à une
mémoire d’un ange(22) après un accident autre très différente entraînera une
terrible qui le transforme en homme aigri dichotomie visible dans le texte: deux
et désespéré, et la déception de l’enfant visions artistiques différentes, deux
Oscar dans Oscar et La Dame Rose(23) à corps, deux fonctions du héros : adjuvant
cause de la leucémie qui lui donne le et opposant, action de chosification puis
pseudonyme de « crâne d’œuf » à humanisation du protagoniste.
l’hôpital, montrant ainsi les ravages du Zeus-Peter Lama, le personnage qui a
cancer sur son apparence. Ce sont des métamorphosé Tazio en un objet d’art,
images décevantes qui poussent ces joue un rôle très important dans le récit.
personnages à chercher à « l’intérieur Cela est indiqué par la symbolique de
d’eux » ce qui donne sens à leur son nom « Zeus » qui signifie le roi des
existence. Tazio, dans le récit en dieux dans la mythologie grecque, il
question, se perd dans la recherche du s’approche avec son caractère d’Adolf
corps idéal, il reste tourmenté tout au Hitler dans La Part de l’autre(25). Zeus
long du récit et ne comprend le danger créateur du nouveau Tazio affirme : « Il
de l’image extérieure que lorsqu’il n’y a qu’un seul titre à cet ouvrage
connaît le sens de l’émerveillement révolutionnaire : Adam-bis. C’est ainsi
devant le peintre Carlos Hannibal. Tazio que je fus baptisé sous les flashes et les
affirme à ce propos : « ma troisième applaudissements»(26).
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l’exception et peut transformer une vie réveillai épuisé, différent. Étranger, Cet
en magnifique destin »(49). assoupissement avait opéré une rupture.
Ce corps rêvé est le piège que va Comme si j’étais passé par un sas qui
finalement combattre Tazio tout au long me conduisait d’une partie de ma vie à
du récit et il ne l’abandonnera que quand une autre»(51). Il rajoute :
il découvre la spiritualité. « N’étais-je pas devenu un
monstre ? Que me reste-t-il d’humain?
III. 3. Le corps-objet Si je n’étais pas moi-même Adam Bis, si
Le corps-objet dans Lorsque j’étais j’étais resté celui d’avant, ne
une œuvre d‘art(50) est l’étape la plus ressentirais-je pas de l’horreur devant
cruciale dans la vie du protagoniste, cet les clichés ?».(52)
état du corps exprime une métaphore sur
la chosification de l’homme au sein de la III.4. Le corps libéré : le rôle de la
société de consommation. Tazio devient spiritualité
après sa métamorphose un tableau Après être devenu un objet d’art, le
immobile, nu, dépourvu de toute protagoniste commence à mesurer
sensation humaine, interdit de manger et l’ampleur de l’erreur qu’il a commise et
de boire régulièrement pour rester mince, regrette sa liberté perdue. Pour oublier
il est exposé dans toutes les compétitions ce drame, il s’enfuit de temps à autre de
photographiques de l’artiste Zeus-Peter la résidence de Zeus-Peter Lama en
Lama, puis vendu au musée national. cachette pour aller contempler la mer et
Cette représentation du corps-objet c’est là où il rencontre Fiona et Calos
réduit le personnage à une apparence Hannibal. Ce dernier est un artiste doué
sujette à des intentions bien déterminées, qui peint l’invisible et réussit par ce biais
Adam-Bis s’érige en preuve d’une réalité à changer la relation que Tazio
absente. entreprend avec le monde qui l’entoure
Même si cette métamorphose le rend et avec lui-même.
célèbre et attire les regards des autres Le corps plein défini par Philippe
autour de lui, cela n’a pas empêché Dubois(53) dans La Rhétorique des
qu’un nouveau malaise surgisse dans sa corps(54) trouve sa résonance dans cette
vie, celui de l’étrangeté : il se sent fin du récit. Le corps rempli de sens et
étranger à lui-même, bizarre et incapable de valeurs, qui se connecte avec les sens
de gérer les exigences de ce nouveau et les émotions et qui noue une forte
corps. L’auteur fait en sorte que chaque relation avec tout ce qui n’est pas vu
étape que connait le corps du mais ressenti, s’instaure à la fin du texte
protagoniste révèle une nouvelle lorsque le protagoniste connait la
dimension d’un malaise omniprésent spiritualité par le biais de l’art de Carlos
jusqu’à ce que le personnage apprenne Hannibal.
lui-même sa véritable valeur. Le corps- Tazio se libère des prismes de son
objet dans ce récit laisse figurer image quand il se concentre sur ses sens,
l’incapacité de s’adapter aux impératifs notamment la vue par la contemplation
de l’image travaillée, industrielle. Cela de la mer, des tableaux magiques
nous dessine un être partagé entre sa d’Hannibal et des couleurs transparentes
réalité humaine et l’image qu’il se forge qu’il voit pour la première fois. Il décrit
pour attirer l’attention d’autrui, le ce moment de révélation en disant: «
décalage entre ce qu’il est vraiment et ce Devant moi, la mer prend ses aises, elle
qu’il doit être. Le lecteur constate est claire, dolente. Elle fait la sieste sous
profondément dans cette partie du récit l’astre brûlant de l’après-midi»(55).
le ridicule et l’insignifiance de la L’ouïe par le bruissement de l’eau et les
transfiguration physique du personnage, frémissements des vagues qu’Hannibal
ce dernier avoue à ce propos : «Je me lui a fait découvrir. Le toucher par la
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Pour toutes ces raisons, la dualité corps des autres, c’est peut être dans ce
(visible/invisible), (corps/spiritualité) nœud-là qu’il faut situer l’origine »(70).
que l’auteur dessine dans presque tous Cette déclaration de l’auteur prouve
ses textes est intrinsèque au sens de clairement qu’il tente de transposer son
l’existence reste significative. Le récit en expérience à ses personnages. Schmitt
question souligne fortement le lien qui est devenu un auteur dramatique pour
unit et oppose à la fois, le corps-image et faire du corps des personnages, un porte-
le corps-sensation du personnage. Tout parole du malaise existentiel et pour
s’y érige comme si Schmitt cherchait à montrer aussi que la guérison ne se fait
travers cette dualité dans l’espace du qu’avec un allant spirituel accompagné
corps, à souligner l’importance de la d’un effort en développement personnel.
spiritualité dans la vie de l’homme. Le La femme stérile dans La femme au
protagoniste du récit Tazio est passé par miroir(71), le corps malade dans Oscar et
plusieurs étapes, toutes gouvernées par la dame Rose(72), le corps défiguré après
la souffrance physique et psychologique un accident d’Alex dans Concerto à la
et il n’a aimé et accepté son corps que mémoire d’un ange(73), le corps d’Yvette
quand il a découvert des forces qui se prête à la prostitution dans
mystérieuses dans l’harmonie ressentie L’Empoisonneuse(74). Le corps sous tous
du monde et les valeurs cachées de la ses aspects de souffrance indique le sens
beauté intérieure, l’invisible. L’auteur de la fragilité liée à la dimension
insiste en quelque sorte sur les organique.
considérations morales liées à la Toutes ces œuvres sont donc nées
spiritualité. Il représente cette dernière suite à la métamorphose spirituelle de
dans le texte comme une sérénité l’auteur, sa découverte intime de la foi
intérieure que le protagoniste acquiert à qu’il a vécue à Mont Tahat à
la fin du texte. Tamanrasset en Algérie en 1989, depuis
L’auteur utilise la technique du cette nuit, ses centres d’intérêts ont
portrait renversé afin de nous permettre changé et il décide de mettre en scène sa
de réfléchir à l’opposition de l’humain et nouvelle vision des choses par la
l’inhumain dans ce texte, entre corps- transfiguration du personnage, il dit à ce
objet soutenu par Zeus-Peter Lama et propos : «A mon retour en France, je me
corps humain voué à l’amour et à mets à lire les poètes et les poétesses
l’acceptation de soi, défendu par Carlos mystiques des grandes religions, de
Hannibal. C’est une dualité qu’il a déjà l’Asie à l’Inde à Jérusalem […] Je pense,
mise en œuvre dans La Part de l’autre(66), comme Bergson, que toutes les religions
Oscar et La Dame Rose(67), La femme au ont à leur origine une expérience
miroir(68), Concerto à la mémoire d’un fondatrice»(75). Il affirme dans le même
ange(69). contexte : « Pour moi, c’est la
Nous avons constaté que le drame spiritualité qui m’a permis de contrôler
intérieur vécu par les personnages de le vide d’une raison asséchée». (76)
Schmitt et qui revient comme un Par-delà, si Nous voulons placer le
leitmotiv dans son espace textuel, puise corps du personnage schmittien par
son essence de la vie de l’auteur, qui a rapport aux deux représentations du
longtemps souffert de sa propre image, il corps définies par Philippe Dubois « le
affirme à ce propos dans l’une de ses corps vide et le corps plein »- qui nous
interviews : ont énormément servis dans l’étude de la
«Je me sentais en exil. Et le premier trajectoire de Tazio- nous devrait le
exil, c’est le corps. J’ai eu du mal à placer certainement dans le corps plein,
m’approprier ce corps. […] Et si je suis celui qui trouve sa plénitude intérieure,
devenu auteur dramatique, si je suis qu’il désire, souffre, se métamorphose
quelqu’un qui met des parole-ès dans les ou se reconstruit. Le corps peint par
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