La Transfiguration Du Personnage Dans Lorsque J'étais Une Œuvre D'art D'eric Emmanuel Schmitt

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Journal of Apuleius p 316-329

Volume 09- Issue1- january 2022


La transfiguration du personnage dans Lorsque j’étais une oeuvre d’art d’Eric-
Emmanuel Schmitt
The Transfiguration of the Character in the Novel ‘Lorsque j’étais une œuvre d’art’
by Eric-Emmanuel Schmitt
Nouha REMADNIA*
Doctorante, Université Badji Mokhtar, Annaba (Algérie)
[email protected]

Date de réception: 26/07/2021 Date d’acceptation : 05/12/2021 date de publication :31/01/2022

Résumé Abstract
Cet article interroge la force The present article focuses on the
évocatrice de deux notions essentielles evocative power of two basic notions in
dans l’écriture d’Eric-Emmanuel Schmitt, the writing of Eric-Emmanuel Schmitt,
à savoir le visible et l’invisible, qui hante which are the visible and the invisible; a
presque tous ses textes notamment duality that haunts almost all his texts
‘Lorsque j’étais une œuvre d’art’. Le particularly in ‘Lorsque j’étais une œuvre
roman relate l’histoire d’un personnage d’art’. The novel portrays the story of a
qui devient une œuvre d’art, un objet character who becomes an object, a work
archétypal d’une beauté sans âme of art, and expresses an external beauty
mesurée et conditionnée par le regard de measured and conditioned by the
l’Autre. Il se libère et connaîtra sa contemplation of the other. He releases
véritable valeur grâce à sa quête de la himself to recognize his true value thanks
spiritualité. L’auteur réussira t-il à to his quest for spirituality. Will the
inscrire son entreprise spirituelle à travers author succeed to anchor his spiritual
cet échange? enterprise through this exchange?
Mots-clés: corps, dualité, archétype, Keywords: Body, duality, archetype,
transfiguration, spiritualité transfiguration, spirituality

*
Auteur correspondant

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Nouha REMADNIA

antagoniste se confrontent dans le récit


I- Introduction: en question et donne la tension du mal et
du bien qui cohabitent en toute personne.
Conformément à ce que le titre du La littérature et l’art d’une manière
récit indique Lorsque j’étais une œuvre générale ont en tout temps cherché à
d’art (1), le roman de Schmitt suit le cerner une distinction précise entre
destin d’un jeune homme métamorphosé l’humain et l’inhumain à cause des
en un objet baptisé Adam-bis. Tazio est comportements contre nature que
le personnage-protagoniste du récit, l’homme peut assimiler dans certaines
obsédé par son apparence, « il vit » une circonstances, tels que la monstruosité,
grande douleur intérieure qui le pousse à la barbarie, « devenir un objet, un
se suicider. Il se compare à ses frères, animal » …etc. Les Métamorphoses
nommés les frères Ferilli, ces derniers d’Ovide(3) -à titre d’exemple- et la
sont les mannequins les plus beaux, Métamorphose de Kafka(4), sont deux
célèbres et riches de la ville, ils attirent textes, entre autres, qui montrent que
les médias et font un succès depuis l’Antiquité jusqu’à présent,
incontournable autour de l’image l’homme se heurte contre ses limites,
parfaite. Tazio se croit moche et banal contre ses frontières naturelles. Dans les
devant la célébrité de ses frères. Il deux exemples, le personnage revêt une
rencontre Zeus-Peter Lama, le peau animale et subit la douleur du
personnage qui l’a transfiguré en l’œuvre traitement social, mais la métamorphose
d’art Adam-Bis après qu’il ait tenté de se s’avère par la suite une étape
jeter de la falaise de Palomba Sol. Ils fondamentale dans la prise de conscience
nouent une convention subversive : Zeus du personnage et son évolution.
transforme Tazio en un objet d’art qui Quand nous lisons les écrits de
attire l’attention d’autrui mais au prix de Schmitt, nous avons le sentiment que le
son âme. personnage est à la fois lui-même et son
Ce récit est inspiré du mythe de contraire. Dans presque toutes ses
Faust(2). Faust est un personnage étudié œuvres, l’auteur tente de faire vivre à ses
en théologie, il voulait atteindre une personnages une transfiguration, un
connaissance universelle mais son passage d’un état à un autre qui révèle
manque de moyens financiers le déçoit, une quête de soi. Cela laisse entrevoir
il noue alors un pacte avec le diable par l’évolution des personnages de la perte à
l’intermédiaire du démon la maîtrise de soi, de la monstruosité à la
Méphistophélès qui l’aide à réaliser ses sensibilité (Alex), de la maladie
rêves en échange de son âme. Cette physique à la guérison spirituelle (Oscar),
inspiration revêt plusieurs aspects de l’homme à l’objet (Tazio), de l’artiste
notamment la soumission de l’être à l’homme de guerre (Hitler), de la
humain à ses désirs et à ses faiblesses et femme répudiée par le regard de l’autre à
suscite le débat sur le danger de se noyer celle épanouie (Hanna), d’un juif raciste
dans l’illusion. à celui qui aspire à la paix (Moïse).
Le temps, l’espace et le milieu social Le lecteur se met à réfléchir sur
de Tazio basculent quand il devient l’ambigüité qui s’installe entre les deux
Autre. Le protagoniste se métamorphose facettes de l’homme provenant d’une
en objet dépourvu de tout signe seule unité. Nous tentons de répondre au
d’humanité, exhibé dans les expositions questionnement suivant : comment
de Zeus-Peter Lama et dans les musées, l’auteur inscrit, à travers la dualité du
avec interdiction de parler ou de bouger personnage, ses tendances
jusqu’à ce qu’il décide de s’enfuir et de philosophiques de la spiritualité ?
regagner sa liberté. Le Je et son autre

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La transfiguration du personnage dans Lorsque j’étais une oeuvre d’art d’Eric-Emmanuel Schmitt

Nous nous appuyons, principalement, Par ailleurs, Schmitt répond à la


pour y répondre sur : l’analyse du question qui lui a été posée sur Diderot,
discours selon Dominique Mainguenau, dont il est spécialiste : « est-il bon, est-il
la sociologie du corps selon David Le méchant ?», par : « L’homme est les deux
Breton, les données de l’expérience à la fois, et ce n’est que par un effort
spirituelle de l’auteur lui-même dans La pénible qu’il peut parvenir à favoriser
Nuit de feu(5) et les travaux de Vincent en lui l’être bon au détriment du
Jouve menés sur le personnage, sa mauvais»(15). L’auteur maintient cette
psychologie et ses valeurs dans le récit concomitance chez les protagonistes de
notamment ses deux ouvrages L’effet- ses œuvres de la recherche de la part
personnage dans le roman(6) et La positive et éclairante. Les personnages
poétique des valeurs(7). Nous utilisons de l’auteur semblent au début de
ainsi les écrits de Julien Green qui l’histoire, négatifs, enfermés, pessimistes,
traitent la notion de la spiritualité en superficiels comme Oscar, Hanna,
relation avec la littérature. Chopin, Félix, Tazio, Moïse, Chris et
Dans La Chair et l’invisible(8), un Alex. Mais au fur et à mesure, ils
ouvrage constitué de meilleurs articles affrontent des drames, des maux qui
d’un colloque consacré à Schmitt, soulignent cet espace entre ce qu’ils
Gérard Peylet(9) a écrit un article sur la croient être et ce qu’ils cachent vraiment
dualité du personnage de l’auteur dans à l’intérieur d’eux. L’auteur affirme sur
ses trois récits, La Part de l’autre(10) ce sujet : "Je ne réduis jamais les
Concerto à la mémoire d’un ange(11) et personnages à une de leurs
l’Empoisonneuse(12) en se demandant caractéristiques, ni à la couleur de la
si le monstrueux est le propre de peau, ni à la sexualité, ce n'est pas du
l’humain. tout ce que la société va stigmatiser pour
Dans Le journal de La Part de les réduire, ce qui m’intéresse c’est leur
l’autre(13), l’auteur relate le humanité". (16)
dédoublement du personnage historique Le roman en question cultive cet
Adolf Hitler, un personnage partagé espace, entre un être humain très
entre l’homme fasciné par les beaux arts sensible et un objet d’art imagé et exposé
et l’homme monstrueux. Schmitt y au musée. Tazio interprète un regard
affirme une conviction intéressante : critique de l’auteur, sur ce qu’on appelle
« La décision est prise : après Jésus. actuellement «body art » ou «l’art
Hitler. L’ombre succède à la lumière. corporel»(17), basé sur l’exposition de
Pour avoir étudié la tentation de tout le potentiel corporel y compris les
l’amour dans L’Evangile selon Pirate, je parties intimes du corps humain. Le
me dois d’approcher désormais la protagoniste de Lorsque j’étais une
tentation du mal. Puisque c’est dans œuvre d’art(18) se présente comme un
l’humain et non en dehors de l’humain archétype de la représentation
qu’ont lieu et Jésus et Hitler, mon stéréotypée de l’homme qui vend son
humanisme n’existera qu’au prix de humanité pour gagner une image
cette double poursuite »(14). idéalisée.
Jésus et Hitler, selon l’auteur,
symbolisent le mal et le bien qui II. L’écriture binaire de Schmitt:
incarnent la personne. Schmitt y croit
profondément et affirme clairement que II.1. Le visible et l’invisible:
son humanisme n’existe qu’au prix de
cette double quête du licite et de L’auteur est un philosophe qui a
l’interdit. Ce qui justifie l’hybridité du grandi dans un environnement athée et
personnage qui hante les textes de ses études universitaires ont renforcé cet
l’auteur. athéisme. Il était l’étudiant de Jacques

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Derrida, influencé par les travaux de naissance eut lieu sur la plage, devant
Diderot et Jung, il rédige en 1987 sa le chevalet d’Hannibal, lorsque je
thèse de doctorat intitulée «Diderot et la découvris que l’univers est beau, plein,
métaphysique ». Il était très rationnel riche .Hannibal sut en un instant, me
mais il a toujours ressenti un manque, un charger du désir de vivre en donnant le
besoin qui s’éloigne de la nécessité de sens de l’émerveillement ». (24)
justifier tout fait jusqu’en 1989, après Pour répondre à la question centrale
une randonnée au désert algérien à de l’article, nous nous sommes
Tamanrasset où sa vie bascule, entre les appuyées-entre autres- sur la sociologie
deux mondes du rationnel et du spirituel. du corps, qui compose un chapitre de la
L’écrivain se prononce à travers sociologie attachée, plus
l’écriture et affirme : « pour moi c’est la particulièrement à la saisie de la
spiritualité qui m’a permis de combler le corporéité humaine comme phénomène
vide d’une raison asséchée »(19). social et culturel. Elle nous est utile dans
A partir de ce moment, il interroge la mesure où le corps dans Lorsque
dans ses écrits les mystères, la puissance j’étais une œuvre d’art est un objet de
de la croyance, la pensée spirituelle, représentations et d'imaginaires
l’importance de l’intériorité, ce qu’il individuels et collectifs. À travers le
appelle l’invisible. Il affirme dans Le corps de Tazio, refusé, décomposé,
Cycle de l’invisible(20) : exposé, culpabilisé, déguisé et accepté,
« Voici ce que j'appelle l'invisible: le l’auteur révèle une représentation sociale
sens qui n'est pas dans les choses mais d’une époque qui renvoie à l’homme une
que les hommes doivent deviner, image façonnée selon ses agissements et
imaginer ou découvrir ». (21) son contexte culturel.
L’invisible se mesure dans les textes Dès le titre, on perçoit que l’image du
de l’auteur par le biais du visible. Dans personnage focal est soumise à une
tous ses textes, les maux que vivent les double perception, à travers une double
personnages sont liés à un mal physique, situation : « lorsque j’étais une œuvre
matériel et la guérison ne se réalise que d’art » : le déictique « Je » qui marque
quand ils découvrent l’importance de la une situation d’énonciation actuelle et
spiritualité. La souffrance d’Alex, le « l’œuvre d’art », celle qu’il était dans le
musicien virtuose dans Concerto à la passé. Le passage d’une existence à une
mémoire d’un ange(22) après un accident autre très différente entraînera une
terrible qui le transforme en homme aigri dichotomie visible dans le texte: deux
et désespéré, et la déception de l’enfant visions artistiques différentes, deux
Oscar dans Oscar et La Dame Rose(23) à corps, deux fonctions du héros : adjuvant
cause de la leucémie qui lui donne le et opposant, action de chosification puis
pseudonyme de « crâne d’œuf » à humanisation du protagoniste.
l’hôpital, montrant ainsi les ravages du Zeus-Peter Lama, le personnage qui a
cancer sur son apparence. Ce sont des métamorphosé Tazio en un objet d’art,
images décevantes qui poussent ces joue un rôle très important dans le récit.
personnages à chercher à « l’intérieur Cela est indiqué par la symbolique de
d’eux » ce qui donne sens à leur son nom « Zeus » qui signifie le roi des
existence. Tazio, dans le récit en dieux dans la mythologie grecque, il
question, se perd dans la recherche du s’approche avec son caractère d’Adolf
corps idéal, il reste tourmenté tout au Hitler dans La Part de l’autre(25). Zeus
long du récit et ne comprend le danger créateur du nouveau Tazio affirme : « Il
de l’image extérieure que lorsqu’il n’y a qu’un seul titre à cet ouvrage
connaît le sens de l’émerveillement révolutionnaire : Adam-bis. C’est ainsi
devant le peintre Carlos Hannibal. Tazio que je fus baptisé sous les flashes et les
affirme à ce propos : « ma troisième applaudissements»(26).

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La transfiguration du personnage dans Lorsque j’étais une oeuvre d’art d’Eric-Emmanuel Schmitt

Les mots « Flaches, qu’il souhaite devenir pour être vu. Du


applaudissements », associés à la corps réel au corps fantasmé.
métamorphose corporelle du Dans cette perspective, il semble
protagoniste, montrent que l’objectif de intéressant de se pencher sur la manière
l’artiste est d’atteindre la célébrité et la dont l’auteur esquisse cette double image
notoriété. Ce personnage incarne ce que dans le texte et comment elle gagne de
l’auteur appelle le visible, une forte l’ampleur au fur et à mesure.
présence qui ne se trouve pas dans le Il est à souligner que les objets qui
cœur des choses, mais à l’extérieur, dans symbolisent et renvoient à l’idée de la
l’apparence. Cet artiste ne s’intéresse double image dans le récit en question
qu’à la poursuite des lumières, de sont nombreux et significatifs tels que le
couleurs extravagantes, des formes et miroir, la photographie, les projections,
designs qui attirent l’attention. Tout au l’œuvre d’art, les expositions. Objets
long du texte, son apparition est liée à un indiquant la double perception de
arsenal lexical bien déterminé l’homme, ils reflètent le regard porté sur
« exhibition, body art, exposition, mes soi-même et celui que l’autre porte sur
beautés, provoquer, monter, séduire… » . soi. L’auteur place son personnage dans
Grâce à lui, on entre dans un monde de un monde fortement attiré et marqué par
l’image surestimée et surtravaillée. Il est l’apparence et les lumières qui
temps maintenant de s’interroger sur les l’emprisonnent dans son reflet. Le
conséquences de cette image. protagoniste est défini en fonction des
attentes de la communauté dans laquelle
II.2. Une double image il vit. Cette menace est parfaitement
Le mal psychologique qui tourmente précisée dans l’article « Miroir» de
Tazio dans ce récit et l’a poussé à se l’Encyclopédie des symboles :
suicider vient de la représentation «La signification des miroirs par-delà
mentale du corps désiré. Cette image leur fonction propre provient de
alimente à l’obsession son imaginaire et l’ancienne croyance : l’image et son
revient comme un leitmotiv tout au long modèle sont liés par une correspondance
du texte. Au début, il voulait mourir car magique. Les miroirs peuvent, par
il se sentait banal par rapport à ce qu’il conséquent, retenir l’âme ou la force
voulait être. Ensuite, il subit une vitale de l’homme qui s’y réfléchit » (28).
opération chirurgicale clandestine qui le Au début du texte et dans un moment
métamorphose en œuvre d’art crucial de sa vie, le jeune Tazio montre
extravagante pour se conformer à une un dégoût étourdissant de son image
image mentale idéale, semblable à ses reflétée par le miroir, il affirme :
frères, Les Frères Ferilli. Ils sont «Je bondis aux toilettes et m’étudiai
célèbres, riches et recherchés par les dans la glace. J’y aperçu un étranger. Je
médias pour leur beauté. A la fin du découvris un visage fade sur un corps
texte, quand le protagoniste accepte son fade, un physique si dépourvu
corps en accédant à un niveau plus d’intérêt….Un inconnu complet. Le
intime, à la dimension spirituelle de la sentiment de ma médiocrité m’envahit
vie, il remonte en arrière pour évaluer la comme une révélation. Je ne l’avais pas
dualité qu’il a vécue, il affirme : « mon encore éprouvé ; depuis, il ne m’a pas
corps raconte l’histoire de mes quitté »(29).
erreurs…ces blessures m’ont donné ma Les expressions : « Je m’étudiais dans
deuxième naissance»(27). Le texte de la glace », «Je découvris un visage fade
Schmitt mise sur le pouvoir de l’image sur un corps fade », montrent que la
extérieure qui produit un personnage à révélation reflétée par le miroir est
cheval entre ce qu’il est vraiment et ce douloureuse, décevante pour Tazio, il ne
conforme point à l’image voulue.

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Nouha REMADNIA

Ensuite l’expression : « Depuis, il ne symétrie : le nez, la bouche, le nombril,


m’a pas quitté.. » montre que ce le sexe, toujours au milieu, bien au
sentiment d’être laid persiste longtemps, milieu» (32).
c’est le cliché social que la société lui a Se transformer en objet photographié
attribué, il ajoute : qui répond uniquement à des intentions
« Je me traquai dans les miroirs […] Je bien délimitées laisse transparaître la
scrutai mes traits, je me penchai vers position de Schmitt dans le récit.
mon reflet, j’essayai de me surprendre, L’auteur traite de l’importance du danger
de m’enchanter»(30). du simulacre dégradant la beauté pour
Ce passage montre que Tazio essaie une convention : « je n’étais pour lui
sans cesse de se contempler pour qu’une somme de chiffres qu’il
changer la mauvaise appréciation de son consignait dans son carnet »(33). Cela
corps qui hante son esprit, l’expression laisse entrevoir Zeus-Peter Lama et ses
« j’essayai de me surprendre, de confrères, qui font de l’image corporelle
m’enchanter » souligne le lien étroit une référence ultime, la cause principale
entre le miroir et le personnage. Cela de la perte et l’obsession du protagoniste.
crée en quelque sorte un processus de Le corps refusé de Tazio devient par là
refus et d’acceptation de cette image qui comme un corps qui s’érige en preuve
emprisonne Tazio et le laisse tourmenté. d’une réalité absente afin de répondre à
La glace symbolise le regard de l’autre, des intentions de consommation
source des clichés et de la représentation médiatique.
stéréotypée de l’homme. Nous allons plus loin dans
Contrairement à Narcisse qui se l’imaginaire schmittien pour voir
plonge dans la contemplation de son l’importance de la double image dans la
image, Tazio s’enfonce dans une quête de soi chez l’auteur. Dans La
contemplation qui le menace. Le miroir femme au miroir(34), un récit qui suit le
dévoile dans cette partie du récit le destin de trois femmes représentatives de
décalage entre sa réalité et l’image qu’il trois époques différentes, elles tentent
désire avoir. Le personnage reste d’échapper à l’image reflétée par le
subordonné à ce qu’il reflète même après miroir -qui correspond aux différents
sa transfiguration en œuvre d’art ; la regards des sociétés dans lesquelles elles
fonction qu’assure le miroir à ce moment vivent- pour trouver leur propre image.
du récit sera remplacée par la Nous citons le malheur de Hanna,
photographie, une subordination fragile considérée comme l’une des plus belles
qui incarne la fragilité des apparences, femmes de Vienne, et qui se sent
« Les photographies d’Adam bis étrangère face au miroir qui lui révèle sa
entièrement nu parurent dans les triste réalité qu’elle ignorait jusque là,
journaux» (31). elle dit :
Cette double image, nous la voyons «Au retour de cette entrevue médicale,
devenir par la suite, dans les expositions devant ma glace, j’ai toisé mon corps nu,
d’Adam-Bis par Zeus-Peter Lama, la maigre, osseux, inutile, mes yeux rougis,
reconstitution d’un modèle archétypal. mon nez gros d’avoir pleuré. Mon reflet
En effet, le corps du protagoniste devient me renvoyait ma triste réalité »(35).
une image abusée et violée Dans Un amour à l’Elysée, l’une des
progressivement jusqu’à ce qu’elle nouvelles qui composent le recueil
devienne un tableau façonné selon les Concerto à la mémoire d’un ange »(36), le
normes de Zeus-Peter Lama et de ses lecteur ressent facilement l’importance
amis designers, photographes et donnée à la photographie dans le texte,
maquilleurs. Ils affirment lors de l’une notamment quand le président Morel tire
des expositions d’Adam-Bis : « observe profit de la maladie de sa femme
les pauvres échappées hors de la Catherine, pour sa réélection

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présidentielle. Le personnage se l’autre que le personnage tente de


compose une image irréelle pour dépasser comme c’est le cas de Hanna et
l’adapter et l’imposer aux exigences de Tazio, ou une obsession de soi comme
la société qui fait de l’image une chez Adolf Hitler, ou même un
référence ultime et décisive, nous citons : dédoublement de personnalité, mais dans
« […] Sa dignité, son courage, cette tous les cas, cette image se montre
force incroyable qui le rendait capable impactée par les agissements culturels de
de mener tant de combats l’époque.
monopolisèrent l’attention. Alors qu’on
montre les hommes politiques avec des III. L’évolution de la représentation
sourires à trente-deux dents, on se du corps du personnage
plaisait à le photographier avec les Il convient de nous interroger
lèvres pincées, le front plissé, le regard maintenant sur les effets et les
sombre.»(37) conséquences de cette double image du
Dans La Part de l’autre(38), le personnage dans le récit. Les différentes
personnage principal, Adolf Hitler, formes que prend la représentation du
vérifie quotidiennement son image, acte corps de Tazio interprètent parfaitement
qui montre qu’il est agacé par les enjeux sociaux et psychologiques du
l’avancement de son âge et la fuite du regard que le personnage porte sur lui.
temps, l’auteur affirme à ce propos: « à Du début jusqu’à la fin du récit, cette
son réveil, il vérifiait tout de suite dans représentation du corps ne cesse de
le miroir qu’il était bien Hitler, « Ah ! changer en dévoilant à chaque fois l’état
C’est tous les jours, plus dur. Il d’esprit du personnage. Nous avons
percevait une face blafarde, bouffe, assigné quatre états du corps- esprit du
hirsute, craquelée par les entrailles du protagoniste : le corps rejeté, le corps
drap, un corps flapi, gras, liquide.»(39) fantasmé, le corps-objet et finalement le
Odette Toulemonde, la corps libéré.
lectrice exceptionnelle accablée par les Le corps est défini dans différents
difficultés de la vie change de statut face dictionnaires comme «la partie physique
au miroir, le narrateur dit : des êtres », qui s’oppose à «l’âme »
selon le dualisme cartésien », mais aussi
« Quand elle se surprenait au miroir, comme «objet matériel, physique». Cette
elle apercevait un objet de musée ; la définition se traduit dans le corpus de
mère digne ; triste et bien conservée travail, elle nous dessine une dichotomie
qu’on sort de temps en temps pour une intéressante de différents niveaux dans le
réunion de la famille»(40). Entre texte: Le visible et l’invisible, le moi
ressemblance et dissemblance à leurs collectif et le moi personnel, la
réelles images, les exemples des spiritualité et la matérialité.
personnages de Schmitt que nous avons Cette vision épouse la dichotomie que
donnés partagent le vécu de Tazio. Cette font Philipe Dubois(41) et Yves
image de soi est toujours soumise à une Winkin(42) dans Les Rhétoriques du
double perception, Odette, Hitler, Hanna corps(43) entre « le corps plein » et « le
et Anny sont obsédés, effrayés et corps vide ». Il les définit comme : « La
bouleversés par leur double image. rhétorique du corps signe […] Un corps
L’effet du miroir, de la photo est rempli de sens et de valeurs,
l’envers de soi qui révèle à certains une présupposant la croyance en une
facette de leur vie et de leur identité qui relation motivée du corps à « l’âme », au
était jusque là cachée. En outre, la caractère, au jeu de pensées et
fonction de l’image change selon le d’émotions internes qui l’habitent et qui
contexte de l’œuvre, elle symbolise y auraient laissé leurs traces»(44).
parfois la société, c.-à-d. le regard de

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Le « corps vide », renvoie à un corps personnage. La société, représentée par


«défait de toute relation à toute ces personnes, s’avère être miroir d’un
plénitude intérieure, un corps devenu sens étroit du beau, source de notoriété.
pure surface, sans âme, d’autant plus Carlos Hannibal exprime clairement
abstrait qu’il n’est que matière et à ce cette réalité lors du procès d’Adam-Bis,
titre objet de toutes manipulations […] accusé d'être une œuvre d'art fugitive du
un corps qui n’est plus le vecteur ou la musée national, que Zeus-Peter Lama a
traduction d’aucun sens intérieur. Un vendue. Carlos Hannibal affirme: « Il est
corps hors langage»(45). victime de notre époque. Ou plutôt du
III. 1. Le corps refusé discours que notre époque tient sur elle-
C’est le premier état que connait le même, on nous propose d’acheter des
corps dans ce récit et qui déclenche une biens et des services qui changent ou
série de changements dans ce qui suit. améliorent notre apparence- vêtements,
Le corps vide défini en haut par Dubois, régime, coiffure, accessoires, voitures,
celui dépourvu de tout sens intérieur, produits de beauté, opérations
trouve sa résonnance dans le corps du chirurgicales. Je suppose qu’Adam,
protagoniste au début du récit. Dès les comme tant d’autres, est tombé dans ce
premières lignes du texte, Tazio refuse et piège ». (48)
rejette totalement son physique, il voit III.2. Le corps fantasmé
que son corps est la source de son mal. C’est le modèle idéal qui se trouve
Le refus de ce corps le conduit à se dans la représentation mentale du
concevoir comme un homme maudit et à protagoniste, mais inspiré de la réalité.
tenter de se suicider, il affirme: « J’avais Le milieu social du protagoniste, comme
été conçu par négligence, j’étais né par nous l’avons déjà dit, ne s’intéresse
expulsion, j’avais grandi par qu’aux avantages de la belle image et sa
programmation génétique, bref, je commercialisation, ce qui a poussé le
m’étais subi.»(46), « J’estimais que mon protagoniste à ne pas accepter son corps
père et ma mère m’avaient trahi en me réel.
faisant tel que j’étais »(47). (Le corps Cette image archétypale est incarnée
comme un fardeau quotidien). par différents corps dans le récit, les
Cette représentation corporelle corps qui se représentent comme objet
péjorative d’un homme qui s’apprête à de toutes manipulations selon Dubois,
se jeter de la falaise, laisse entrevoir la tels que le corps d’Adam Bis, l’œuvre
légèreté et la fragilité de l’homme qui d’art que Tazio devient, Les frère Ferrilis,
n’a pas la foi. L’auteur se focalise les photographies extravagantes, l’artiste
clairement, sur l’importance de l’image Zeus-Peter Lama, ses designs, ses goûts
de soi. Il n’y a aucune forme de et les belles jeunes femmes qui vivent
spiritualité ou de sagesse, il ne parle que dans sa résidence, il leur a fait subir
du corps organique, visible, et surtout de plusieurs chirurgies esthétiques pour
la ressemblance et la dissemblance de ce exalter ses convives et orner son château.
dernier au modèle archétypal qui Ces représentations donnent le sens de la
influence le protagoniste et son beauté travaillée, composée. On cite le
entourage. passage suivant révélateur de la beauté
Cette dimension du corps rejeté ne vue par Zeus-Peter Lama :
montre pas seulement la fragilité de « J’ai violé les corps morts pour y
l’homme qui se construit dans les inscrire ma pensée vivante. Sans moi
apparences, mais aussi la superficialité l’humanité ne serait pas ce qu’elle
de la société qui mise sur l’image des est […] Evidemment, après la beauté,
gens. Le corps de Tazio est refusé par c’est la laideur qu’il faut choisir…la
ses parents, ses frères et Zeus-Peter laideur est une bénédiction qui appelle
Lama, l’agent de la transfiguration du

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l’exception et peut transformer une vie réveillai épuisé, différent. Étranger, Cet
en magnifique destin »(49). assoupissement avait opéré une rupture.
Ce corps rêvé est le piège que va Comme si j’étais passé par un sas qui
finalement combattre Tazio tout au long me conduisait d’une partie de ma vie à
du récit et il ne l’abandonnera que quand une autre»(51). Il rajoute :
il découvre la spiritualité. « N’étais-je pas devenu un
monstre ? Que me reste-t-il d’humain?
III. 3. Le corps-objet Si je n’étais pas moi-même Adam Bis, si
Le corps-objet dans Lorsque j’étais j’étais resté celui d’avant, ne
une œuvre d‘art(50) est l’étape la plus ressentirais-je pas de l’horreur devant
cruciale dans la vie du protagoniste, cet les clichés ?».(52)
état du corps exprime une métaphore sur
la chosification de l’homme au sein de la III.4. Le corps libéré : le rôle de la
société de consommation. Tazio devient spiritualité
après sa métamorphose un tableau Après être devenu un objet d’art, le
immobile, nu, dépourvu de toute protagoniste commence à mesurer
sensation humaine, interdit de manger et l’ampleur de l’erreur qu’il a commise et
de boire régulièrement pour rester mince, regrette sa liberté perdue. Pour oublier
il est exposé dans toutes les compétitions ce drame, il s’enfuit de temps à autre de
photographiques de l’artiste Zeus-Peter la résidence de Zeus-Peter Lama en
Lama, puis vendu au musée national. cachette pour aller contempler la mer et
Cette représentation du corps-objet c’est là où il rencontre Fiona et Calos
réduit le personnage à une apparence Hannibal. Ce dernier est un artiste doué
sujette à des intentions bien déterminées, qui peint l’invisible et réussit par ce biais
Adam-Bis s’érige en preuve d’une réalité à changer la relation que Tazio
absente. entreprend avec le monde qui l’entoure
Même si cette métamorphose le rend et avec lui-même.
célèbre et attire les regards des autres Le corps plein défini par Philippe
autour de lui, cela n’a pas empêché Dubois(53) dans La Rhétorique des
qu’un nouveau malaise surgisse dans sa corps(54) trouve sa résonance dans cette
vie, celui de l’étrangeté : il se sent fin du récit. Le corps rempli de sens et
étranger à lui-même, bizarre et incapable de valeurs, qui se connecte avec les sens
de gérer les exigences de ce nouveau et les émotions et qui noue une forte
corps. L’auteur fait en sorte que chaque relation avec tout ce qui n’est pas vu
étape que connait le corps du mais ressenti, s’instaure à la fin du texte
protagoniste révèle une nouvelle lorsque le protagoniste connait la
dimension d’un malaise omniprésent spiritualité par le biais de l’art de Carlos
jusqu’à ce que le personnage apprenne Hannibal.
lui-même sa véritable valeur. Le corps- Tazio se libère des prismes de son
objet dans ce récit laisse figurer image quand il se concentre sur ses sens,
l’incapacité de s’adapter aux impératifs notamment la vue par la contemplation
de l’image travaillée, industrielle. Cela de la mer, des tableaux magiques
nous dessine un être partagé entre sa d’Hannibal et des couleurs transparentes
réalité humaine et l’image qu’il se forge qu’il voit pour la première fois. Il décrit
pour attirer l’attention d’autrui, le ce moment de révélation en disant: «
décalage entre ce qu’il est vraiment et ce Devant moi, la mer prend ses aises, elle
qu’il doit être. Le lecteur constate est claire, dolente. Elle fait la sieste sous
profondément dans cette partie du récit l’astre brûlant de l’après-midi»(55).
le ridicule et l’insignifiance de la L’ouïe par le bruissement de l’eau et les
transfiguration physique du personnage, frémissements des vagues qu’Hannibal
ce dernier avoue à ce propos : «Je me lui a fait découvrir. Le toucher par la
-324-
Nouha REMADNIA

manipulation du sable et celle des outils au Mont Tahat à Tamanrasset, en


naturels qu’Hannibal utilise pour peindre Algérie lorsqu’il est devenu croyant,
l’invisible. Cela exalte Tazio et engendre Schmitt avoue à Réjiane Ereau(59) dans
une force intérieure très puissante. Il dit une interview : « Tour à coups, mon
à ce propos : « en un instant, Carlos intelligence, mon cœur et mon corps se
Hannibal sut me charger du désir de sentent mis en harmonie »(60).
vivre en me donnant le sens de
l’émerveillement»(56). IV- Conclusion:
L’amour de la nature, de l’art et des Dans notre recherche, nous avons
deux personnages Carlos Hannibal et sa travaillé sur le récit Lorsque j’étais une
fille Fiona, jouent un rôle libérateur dans œuvre d’art(61) d’Eric-Emmanuel
cette fin du récit. L’auteur insiste sur le Schmitt afin de répondre à notre
moment immédiat vécu par le interrogation de départ portant sur la
protagoniste, contrairement aux parties relation entre spiritualité et
précédentes du récit, où l’auteur utilise transfiguration de Tazio.
souvent l’analepse et la prolepse pour Il nous paraît important de rappeler ici
montrer les inquiétudes d’un personnage que l’univers fictionnel de l’auteur
qui se projette dans l’avenir à cause de recouvre l’indispensable coprésence du
sa métamorphose ou il remonte dans son rationnel et du spirituel qui se prête à
passé douloureux. La fin du récit peint cette étude. Nous remarquons que d’une
un personnage émerveillé avec un corps- œuvre à l’autre, l’écrivain montre
en reprenant les mots de Dubois- qui l’importance du corps, du simulacre, des
noue une forte relation avec ce qui est choses vues par l’autre et la complexité
ressenti et non pas avec ce qui est vu. Le du phénomène s’établit quand le
corps-image devient un corps-sensations, personnage se rend compte de sa perte
Tazio décrit son bonheur : « Ce matin. dans la recherche de son image et
Nous avons nagé, les enfants et moi, nus, commence à construire l’acceptation de
jusqu’aux rochers du large. Mes rejetons soi et la sérénité intérieure. L’auteur ne
m’entouraient, nous allongions nos manque toujours pas de tisser son
corps dans une eau douce, tendre, tiède, empreinte philosophique autour des
émeraude »(57), « J’éprouvais le bonheur questions : « qui suis-je? », «comment se
d’exister. La joie simple d’être au milieu reconstruire après une perte? ». La
d’un monde si beau»(58). transfiguration vécue par le protagoniste
dans le texte en question, comme celle
Ces passages montrent une évolution d’Alex dans Concerto à la mémoire d’un
psychologique et spirituelle remarquable ange(63), ou d’Oscar dans Oscar et La
du personnage. La spiritualité, en Dame Rose(64), ou Jun dans le Sumo qui
d’autres termes, l’état qui représente le ne pouvait pas grossir(65) n’était qu’une
caractère de tout ce qui est immatériel et réponse à un besoin crucial de l’auteur
ressenti par l’âme, trouve ici sa vocation. de faire vivre à ses lecteurs la
Après une longue quête de soi, Tazio transfiguration intérieure de l’être, de sa
révèle l’émanation d’un principe et de personnalité, de sa vision des choses et
sensations supérieurs. Le langage de la qui décident de toutes les relations
chair laisse la place à des sensations très autour de lui, sa relation à lui-même, à
fortes : acceptation, amour, sérénité, joie l’autre, à l’espace et au temps. Le
et communion avec la nature. Ainsi, langage de la chair qui change quasi
l’effacement du discours organique à la totalement du début et à la fin du texte
fin du récit-qui s’étire sur plusieurs est une manière de dire que la foi, le
pages-se lit comme un retour à spirituel, une fois ressentis, donneront
l’intériorité, un retour vers soi ; un état sens à toutes les autres choses.
magique que l’auteur lui-même a connu

-325-
La transfiguration du personnage dans Lorsque j’étais une oeuvre d’art d’Eric-Emmanuel Schmitt

Pour toutes ces raisons, la dualité corps des autres, c’est peut être dans ce
(visible/invisible), (corps/spiritualité) nœud-là qu’il faut situer l’origine »(70).
que l’auteur dessine dans presque tous Cette déclaration de l’auteur prouve
ses textes est intrinsèque au sens de clairement qu’il tente de transposer son
l’existence reste significative. Le récit en expérience à ses personnages. Schmitt
question souligne fortement le lien qui est devenu un auteur dramatique pour
unit et oppose à la fois, le corps-image et faire du corps des personnages, un porte-
le corps-sensation du personnage. Tout parole du malaise existentiel et pour
s’y érige comme si Schmitt cherchait à montrer aussi que la guérison ne se fait
travers cette dualité dans l’espace du qu’avec un allant spirituel accompagné
corps, à souligner l’importance de la d’un effort en développement personnel.
spiritualité dans la vie de l’homme. Le La femme stérile dans La femme au
protagoniste du récit Tazio est passé par miroir(71), le corps malade dans Oscar et
plusieurs étapes, toutes gouvernées par la dame Rose(72), le corps défiguré après
la souffrance physique et psychologique un accident d’Alex dans Concerto à la
et il n’a aimé et accepté son corps que mémoire d’un ange(73), le corps d’Yvette
quand il a découvert des forces qui se prête à la prostitution dans
mystérieuses dans l’harmonie ressentie L’Empoisonneuse(74). Le corps sous tous
du monde et les valeurs cachées de la ses aspects de souffrance indique le sens
beauté intérieure, l’invisible. L’auteur de la fragilité liée à la dimension
insiste en quelque sorte sur les organique.
considérations morales liées à la Toutes ces œuvres sont donc nées
spiritualité. Il représente cette dernière suite à la métamorphose spirituelle de
dans le texte comme une sérénité l’auteur, sa découverte intime de la foi
intérieure que le protagoniste acquiert à qu’il a vécue à Mont Tahat à
la fin du texte. Tamanrasset en Algérie en 1989, depuis
L’auteur utilise la technique du cette nuit, ses centres d’intérêts ont
portrait renversé afin de nous permettre changé et il décide de mettre en scène sa
de réfléchir à l’opposition de l’humain et nouvelle vision des choses par la
l’inhumain dans ce texte, entre corps- transfiguration du personnage, il dit à ce
objet soutenu par Zeus-Peter Lama et propos : «A mon retour en France, je me
corps humain voué à l’amour et à mets à lire les poètes et les poétesses
l’acceptation de soi, défendu par Carlos mystiques des grandes religions, de
Hannibal. C’est une dualité qu’il a déjà l’Asie à l’Inde à Jérusalem […] Je pense,
mise en œuvre dans La Part de l’autre(66), comme Bergson, que toutes les religions
Oscar et La Dame Rose(67), La femme au ont à leur origine une expérience
miroir(68), Concerto à la mémoire d’un fondatrice»(75). Il affirme dans le même
ange(69). contexte : « Pour moi, c’est la
Nous avons constaté que le drame spiritualité qui m’a permis de contrôler
intérieur vécu par les personnages de le vide d’une raison asséchée». (76)
Schmitt et qui revient comme un Par-delà, si Nous voulons placer le
leitmotiv dans son espace textuel, puise corps du personnage schmittien par
son essence de la vie de l’auteur, qui a rapport aux deux représentations du
longtemps souffert de sa propre image, il corps définies par Philippe Dubois « le
affirme à ce propos dans l’une de ses corps vide et le corps plein »- qui nous
interviews : ont énormément servis dans l’étude de la
«Je me sentais en exil. Et le premier trajectoire de Tazio- nous devrait le
exil, c’est le corps. J’ai eu du mal à placer certainement dans le corps plein,
m’approprier ce corps. […] Et si je suis celui qui trouve sa plénitude intérieure,
devenu auteur dramatique, si je suis qu’il désire, souffre, se métamorphose
quelqu’un qui met des parole-ès dans les ou se reconstruit. Le corps peint par

-326-
Nouha REMADNIA

Schmitt regagne le sens des émotions 12- SHMITT EE Eric-Emmanuel Schmitt


internes, de l’acceptation et de la (2010). L’empoisonneuse, Paris : Ed Albin
maîtrise de soi. Michel .
L’œuvre d’art Adam-Bis qui a été un 13- Idem.
objet de toutes manipulations devient à 14- Op. cit .p.477.
la fin du récit, grâce à la transformation 15-Ibid.
intérieure, un homme doté d’une grande 16- SHMITT EE, Je ne réduis jamais mes
sagesse, son attachement aux choses personnages à une de leurs caractéristiques,
superficielles disparaît, le personnage de https://www.youtube.com/watch?v=al90NVDW
Schmitt gagne le combat contre le dictat KHs. (19 Janvier 2018).
de l’apparence et devient un homme 17- L’art corporel, appelé aussi (body art pour
qualifier un courant avant-gardiste) est un
libre et très heureux. Le roman se
ensemble de pratiques et de dispositifs qui
termine sur cette image où Tazio est en placent le langage du corps au centre d'un travail
parfaite harmonie avec son corps, il dit: artistique. Dans certains cas, l'artiste fait de son
« Jeune j’ai voulu que la beauté soi en corps une œuvre d'art à part entière.
moi, j’étais malheureux, maintenant je 18- Op. Cit.
sais qu’elle partout autour de moi, je 19- Fabien Trécourt, Eric-Emmanuel Schmitt,
l’accepte »(77). Abdenour Bidar Après la mort de Dieu,
Philosophie magazine, Philo Éditions, France,
-Notes numéro27, Mars 2009, p. 31.
1- SCHMITT EE. (2002). Lorsque j’étais une 20- Le Cycle de l’invisible contient huit récits,
œuvre d’art, Paris : Ed Le livre de Poche. indépendants les uns des autres, qui traitent
2- Un mythe très célèbre inspiré d’une histoire principalement des spiritualités. Il se compose
réelle d’un astrologue allemand qui s’appelle de « Milarepa », « Monsieur Ibrahim et les
Johann Faust pendant la fin du 15ème siècle. fleurs du Coran », « Oscar et la dame rose » et «
3-Fameux poème depuis l'Antiquité, il devient L’enfant de Noé ». « Sumo qui ne pouvait pas
un classique de la littérature latine traduit dans grossir » , « Les Dix Enfants que madame Ming
le monde entier et inspire des écrivains depuis n'a jamais eus », « Madame Pylinska et le secret
sa parution. de Chopin »et « Félix et la source
4- KAFKA F. (2000). La métamorphose, invisible » (2019) .Chaque récit du Cycle de
Gallimard, Paris. l’invisible aborde un drame humain et le lie à
5- SCHMITT EE. (2015). La Nuit de feu, ; une religion en montrant comment une sagesse
France : Ed Albin Michel. spirituelle peut nous aider à vivre.
6-VINCENT J. (1998). L’effet-personnage dans 21- Eric-Emmanuel
le roman , ; Paris : Ed PUF coll. Schmitt,https://www.eyrolles.com/Loisirs/Livre/
7- VINCENT J. (2014). La poétique des coffret-eric-emmanuel-schmitt-le-cycle-de-l-
valeurs, ; Paris : Ed PUF coll. invisible-9782226167507/, 2009.
8- PEYLET G. (2016). Eric-Emmanuel Schmitt 22- Op. Cit.
: La chair et l'invisible, ; France : Ed Passiflore. 23- SHMITT EE. (2002). Oscar et La Dame
9- Docteur ès lettres. Professeur de littérature Rose, ; Paris : Ed Le livre de Poche.
française à l'université de Bordeaux-III (en 24- Op. Cit.p. 252.
1989). - Directeur du LAPRIL, Laboratoire 25- Op. Cit.
pluridisciplinaire de recherches sur l'imaginaire 26-Ibid., p.82.
appliquées à la littérature (Université Michel de 27-Ibid., p. 252.
Montaigne-Bordeaux III) (en 2003). 28- CAZENAVE M. (1989). Encyclopédie des
10- SHMITT EE. (2011), La Part de l’autre, ; symboles, ; France : Ed Pochothèque.
Paris : Ed Le livre de poche. 29- Op. Cit, p.21.
11- SHMITT EE. (2010). Concerto à la 30- Ibid., p.34.
mémoire d’un ange, Albin Miche, Paris. 31- Ibid., p.103.
32-Ibid., p. 66.
33- Ibid., p. 67.

-327-
La transfiguration du personnage dans Lorsque j’étais une oeuvre d’art d’Eric-Emmanuel Schmitt

34- SHMITT EE. (2013). La femme au miroir, ; 70-EESchmittl’homme,


Paris : Ed Le livre de poche. https://www.bruxellons.be/XXSpectaclePlus.ph
35- Ibid., p.101. p?spectacle=73&plus=110, 27 Août 2006.
36-Op, Cit. 71- Op, Cit.
37- Ibid., p.176. 72- Op, Cit.
38-Op, Cit. 73- Op. Cit,
39- Op, Cit, p. 359. 74- Op. Cit.
40- SHMITT EE. (2009). Odette Toulemonde et 75- SCHMITT EE. (2017). Plus tard, je serai un
autres histoires, ; Paris : Ed Le livre de poche. enfant, ; France : Ed Bayard. p.114.
41-Philippe Dubois est un professeur belge en 76- Op. Cit.
cinéma et écrivain, il a écrit un bon nombre 77-Op. Cit, p. 288.
d’ouvrages sur le pouvoir de l’image, la
photographie, l’anthropophagisme dans le
Références:
domaine cinématographique.
42- Yves Winkin est un sociologue belge et
1- LE BRETON D. (1992). La sociologie du
professeur à l’Université des sciences de corps, ; Paris : Ed PUF.
l’information et de la communication. 2- CHOPRA D. (2004). Les sept lois spirituelles
43- DUBOIS PH, WINKIN Y. (1992). Les du succès, ; Paris : Ed. J’ai Lu.
Rhétoriques du corps, ; Belgique : Ed Boek . 3- MAINGUENEAU D. (2017). Discours
44-Ibid,p. 62-63. etanalyse du discours, ; Paris : Ed Armand
45- Ibid. Colin.
46- Ibid., p.5. 4- TOLLE E. (2010). Le pouvoir du moment
47- Ibid. présent (guide d’éveil spirituel), ; Paris : Ed. J’ai
Lu.
48-Op. Cit. p.230. 5 SCHMITT EE. (2017). Plus tard, je serai un
49-Op. Cit. p.30 enfant, ; France : Ed Bayard .
50- Op. Cit. 6- SCHMITT EE. (2002). Oscar et La Dame
51- Ibid., p.46. Rose, ; Paris : Ed Le livre de Poche.
52- Ibid. 7- SCHMITT EE. (2011). La Part de l’autre, ;
53- Op, Cit. Paris, Ed Le livre de poche.
54- Op, Cit. 8- SHMITT EE. (2015). La Nuit de feu, ; Paris :
Ed Albin Michel.
55- Op, Cit.p. 247. 9-SHMITT EE. (2009). Le Sumo qui ne pouvait
56- Idem. p. 252. pas grossir, ; Paris : Ed Albin Michel.
57- Op. Cit. p. 249. 10- SCHMITT EE. (2011). «Un amour à
58- Idem. l’Elysée» in Concerto à la mémoire d’un ange, ;
59-Journalise, auteure et réalisatrice Paris : Ed Le livre de poche.
française.Elle est l’une desréalisatrices de 11- SCHMITT EE. (2010), Odette Toulemonde, ;
l’émission de reportages Extraet l'un des auteurs Paris, Ed Le livre de Poche.
12- SHMITT EE. (2019). Félix et la source
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optimisme réaliste (éd. Solar, 2015). 13- DELMEULE F, DUBREIL S, LEFEBVRE
60-https://www.inrees.com/articles/eric- TH. (1993). Du Réel au Simulacre, ; France, Ed
emmanuel-schmitt-un-instant-eternite- L’Harmattan.
transforme/ 13-PEYLETt G, SHMITT EE. (2016). La
61- Op, Cit. chair et l'invisible, ; France : Ed Passiflore.
62-Op, Cit. 14- CULLER J. (2016). Théorie littéraire, ;
63- Op. Cit. France, Ed PUV coll.
64- Op. Cit. 15-GREEN J. (2009). Littérature et
spiritualité, ; Paris : Ed L’Harmattan.
65- Op. Cit. 16- HEBERT L. (2015). L'analyse des textes
66-Op. Cit. littéraires : Une méthodologie complète, ;
67- Op. Cit. France : Ed. Classiques Garnier.
68- Op. Cit. 17- BAKHTINE M. (1987). Esthétique et
69- Op. Cit. théorie du roman, Gallimard, Paris.
18- DUBOIS PH. (1990). Rhétoriques du
corps, ; France : in Encyclopedia Universalis.

-328-
Nouha REMADNIA

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22-JOUVE V. (2014). La poétique des valeurs, ;
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23- JOUVE V. (1992). L’effet-personnage dans
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2- DARREZ et LAURE . (2018). « Eric-
Emmanuel Schmitt invité de Darrez et Laure ».
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ml90.

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