Loi Valeur
Loi Valeur
Loi Valeur
Jean-Marie Harribey
La théorie de la valeur de Marx n’a cessé d’être rejetée depuis son origine. Sa mort fut
maintes fois annoncée, déclarée, et ce par quelques-uns des plus grands noms que compte la
« science économique », de Böhm-Bawerk à Samuelson, en passant par Schumpeter. Situant
la source de la valeur pour le capital dans l’exploitation de la force de travail, elle ne pouvait
manquer de soulever hostilité et dénégations de la part de théoriciens qui ne faisaient pas
mystère de leur adhésion aux finalités du capitalisme et à sa régulation par le marché. Les
difficultés méthodologiques de la transformation des valeurs en prix de production avaient
donné l’occasion de récuser en bloc la théorie de la valeur et de l’exploitation ainsi que
l’ensemble de la critique des rapports sociaux capitalistes qui en découlait. Mais la théorie de
la valeur de Marx avait également été rejetée dès la fin du XIXe siècle au sein même du
mouvement marxiste ou apparenté, sous l’impulsion de Bernstein et Bortkiewicz. Le
renouvellement de la théorie des prix de production apporté par Sraffa1 avait suscité dans les
années 1960-70 un nouvel intérêt pour cette discussion qui s’était soldée par un divorce entre
néo-ricardiens affirmant l’inutilité des valeurs par rapport aux prix et marxistes maintenant les
deux champs théoriques de la valeur et des prix2.
Aujourd’hui, le problème de la transformation se résout mal ou bien par rapport aux
vues de Marx. Il se résout mal si l’on adopte la solution de Seton et Morishima fondée sur la
notion de salaire réel, valeur d’un panier de marchandises, la force de travail étant une
marchandise semblable aux autres. Cette solution ne permet pas en effet de retrouver la
double égalité posée par Marx entre somme des valeurs et somme des prix d’un côté et
somme des plus-values et somme des profits de l’autre. De plus, elle rend inutile la
connaissance des valeurs-travail pour calculer les prix obtenus à partir de la seule matrice des
coefficients techniques de production.
Le problème se résout bien par rapport aux intuitions de Marx si l’on adopte la solution
proposée séparément par Gérard Duménil et Duncan Foley et reformulée par Alain Lipietz3.
Cette fois-ci, la force de travail n’est pas une marchandise comme les autres et le salaire est
monétaire. Celui-ci se définit comme la fraction de la valeur ajoutée que les salariés arrachent
dans la lutte des classes et sa fixation ne dépend pas des prix de production. Il en résulte que
la valeur de la force de travail ne subit pas la transformation, et, par suite, de l’hypothèse
somme des valeurs nettes = somme des prix nets de production, on tire la conclusion que
somme des plus-values = somme des profits et que le taux de profit dépend du taux de plus-
value et de la composition organique du capital exprimée en prix de production.
La théorie de la valeur de Marx, dont le but essentiel, rappelons-le, n’est pas de fournir
une théorie des prix mais une théorie du profit, c’est-à-dire une théorie des rapports sociaux
capitalistes, pourrait être considérée comme achevée car la condition nécessaire et suffisante
du capital est parfaitement établie : il faut et il suffit que le taux d’exploitation de la force de
1
. P. Sraffa [1970].
2
. Voir P. Salama [1975].
3
. G. Duménil [1980] ; D. Foley [1982] ; A. Lipietz [1983].
2
travail soit positif. Eh bien, le débat rebondit. Et il rejaillit par un tout autre biais. Ce n’est
plus la méthodologie de Marx qui est incriminée, ni la logique interne de la loi de la valeur, ce
sont ses conditions historiques de validité. La loi de la valeur fondée sur le travail social
n’aurait plus cours dans le capitalisme contemporain marqué par l’irruption d’une troisième
révolution technique dans laquelle la connaissance deviendrait la principale force productive
de valeur en lieu et place de la force de travail, l’une étant bien sûr déconnectée de l’autre
pour les besoins de la démonstration. Cette thèse constitue l’ossature principale des
théorisations d’un capitalisme appelé « cognitif ». La valeur trouverait sa source dans un
ailleurs de la production, essentiellement en amont de celle-ci et, par extension, dans tous les
actes de la vie hormis… le travail. Le paradoxe est tel que la valeur disparaîtrait mais serait
partout : aussi bien notre temps de chômage que notre respiration, nos émotions, nos amours,
méditations, réflexions seraient créateurs de valeur. Nous voudrions montrer ici l’inanité de
ces thèses qui oscillent entre l’évanescence de la loi de la valeur et l’extension abusive de la
notion de création de valeur.
La clarification de cette question est d’autant plus nécessaire que, parallèlement à la
révolution technique qu’il impulse, le capitalisme bouleverse les rapports sociaux pour leur
donner une configuration susceptible de lui procurer un champ de valorisation nouveau et,
pourquoi pas, quasi infini. Ainsi, la libéralisation accompagnant le régime d’accumulation
financière mondial s’attaque aux services non marchands, aux systèmes de protection sociale
(santé et retraites) et tente de parachever la révolution bourgeoise du droit de propriété en
étendant celui-ci aux ressources naturelles vitales (eau et air notamment) et aux connaissances
qui seront demain à la base de l’activité économique. La mise en pièces de la sphère non
marchande et le recul de la sphère de la gratuité se font, d’une part, au prétexte du parasitisme
des activités publiques non marchandes, et, d’autre part, au nom d’une mauvaise allocation
des ressources si elles sont exemptes de droits de propriété. Il convient donc de réfuter les
assertions aussi brutales que dénuées de rigueur scientifique sur le soi-disant caractère
improductif du travail employé dans des activités non marchandes pour au contraire
démontrer que, primo, si ce travail-là ne produit pas de valeur pour le capital, il n’en produit
pas moins de la richesse, et que, deuzio, la richesse représentée par les ressources naturelles
et intellectuelles doivent échapper à la valorisation capitaliste4.
Aussi, la tâche théorique délicate à accomplir consiste à délimiter et restreindre le
champ de la production de valeur pour le capital à celui au sein duquel est mise en œuvre de
la force de travail soumise au capital, et, simultanément, à retrouver une conception élargie de
la production de richesse sociale, intégrant cette fois l’ensemble des forces de travail créant
des valeurs d’usage. Nous essaierons ici de contribuer au premier aspect5, ayant apporté une
contribution au second dans le cadre d’une communication récente au séminaire MATISSE6.
Bien que la mode de la « nouvelle économie » ait fait long feu, certains théoriciens
croient déceler une nouvelle forme de capitalisme qu’ils appellent « cognitif ». André Gorz
explique dans son dernier livre L’immatériel que la connaissance devient « principale force
productive »7. Selon Antonella Corsani, il se produit « une autonomisation de la sphère de la
4
. Sur ces différents thèmes, voir J.M. Harribey [1997-a].
5
. La première partie du présent texte est une version abrégée d’une communication « Le cognitivisme, nouvelle
société ou impasse théorique et politique ? » au colloque de l’Université de Reims-Champagne-Ardenne « Les
transformations du capitalisme contemporain : faits et théories, Etat des lieux et perspectives », 31 mars, 1er et 2
avril, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/cognitivisme.pdf.
6
. J.M. Harribey [2003].
7
. A. Gorz, L’immatériel, Connaissance, valeur et capital, Paris, Galilée, 2003, p. 13.
3
8
. A. Corsani [2003, p. 57].
9
. K. Marx [1980, tome II, p. 192-193].
10
. « Le travail n’est donc pas l’unique source des valeurs d’usage qu’il produit, de la richesse matérielle. Il en
est le père, et la terre la mère, comme le dit William Petty. » K. Marx [1965-a, p. 571].
11
. A. Corsani [2003, p. 64-65]. Voir aussi P. Dieuaide [2001].
12
. D. Ricardo [1992, p. 289].
4
13
. A. Corsani [2003, p. 59].
14
. J.M. Keynes [1969, p. 223].
15
. Y. Moulier Boutang [2001-a, p. 24], cité par A. Gorz [2003, p. 74].
16
. C. Vercellone [2003, p. 260].
17
. R. Passet [2003, p. 324].
5
On peut adresser les mêmes remarques à A. Corsani quand elle écrit : « Ce ne sont donc
pas le capitalisme industriel et ses fabriques, et encore moins le travail divisé, qui sont la force
du changement, la source de la valeur, mais bien les "fortes volontés, les esprits vigoureux"
libérés des contraintes propres au système féodal. Dans l’analyse de Schumpeter, ces esprits
sont ceux que recèle la figure clé, celle de l’entrepreneur, produit de la bourgeoisie. […] Le
point qui me semble vraiment essentiel c’est le fait qu’en reconnaissant dans l’innovation la
seule source de valeur, Schumpeter soit amené à sortir des schémas méthodologiques sur
lesquels s’est fondée toute l’économie politique et pose le problème d’une théorie de la
production créatrice qui ne peut avoir lieu qu’en dehors de la fabrique et de sa logique
homogénéisante. » 18 Hélas, avec sa théorie du profit, Schumpeter se situe bien en deçà de
Keynes.
Patrick Dieuaide retrouve la notion de cadre de la valeur de Keynes mais sans en
mesurer la portée : « Comme expression d’une nouvelle norme d’ajustement, le changement
organisationnel porterait avec lui les conditions d’une nouvelle fonctionnalité du capital
productif, source de "création de valeur". […] La valeur "nouvellement créée" serait le fait
non pas d’une rationalisation du temps de travail immédiat et parcellisé (comme temps
dépensé en énergie physique ou intellectuelle) mais de gains de temps portés par le mode
d’organisation des entreprises et, plus particulièrement, par le surplus de productivité globale
dégagé de l’action combinée de l’accumulation de capital fixe (de plus en plus immatériel) et
de la collectivité des travailleurs considérée comme telle. La "création de valeur" serait le fait
de conditions techniques et sociales particulières qui réduisent les temps de production et de
circulation des marchandises selon deux modalités principales : par la coopération des
travailleurs entre eux pour concevoir et organiser leurs propres activités ; par l’inclusion des
moments et des conditions de la circulation dans les engagements de production des
entreprises. Ces conditions sont d’une grande portée du point de vue de la dynamique du
capitalisme. »19 P. Dieuaide ne voit pas que les conditions énumérées augmentent la
productivité du travail, c’est-à-dire, de manière tautologique, diminuent la valeur.
18
. A. Corsani [2003, p. 68-70].
19
. P. Dieuaide [2003, p. 237].
20
. K. Marx [1980, tome II, p. 322].
21
. A. Gorz [2003, p. 75].
6
plus être enchaînée à l’appropriation de surtravail d’autrui, mais qu’il faut que ce soit la masse
ouvrière elle-même qui s’approprie son surtravail. Lorsqu’elle a fait cela – et que, par là, le
temps disponible cesse d’avoir une existence contradictoire –, alors, d’un côté, le temps de
travail nécessaire aura sa mesure dans les besoins de l’individu social, d’un autre côté, le
développement de la force productive sociale croîtra si rapidement que, bien que la
production soit désormais calculée pour la richesse de tous, le temps disponible de tous
s’accroîtra. Car la richesse réelle est la force productive développée de tous les individus. Ce
n’est plus alors aucunement le temps de travail, mais le temps disponible qui est la mesure de
la richesse. »22 A l’encontre des théoriciens du cognitivisme, on peut dire que, pour Marx,
c’est la dissociation entre valeur et richesse qui est au cœur de la contradiction du capital dont
il avait bien vu les potentialités d’évolution : « Il donne vie à toutes les puissances de la
science et de la nature, comme à celles de la combinaison et de la communication sociales
pour rendre la création de richesse indépendante (relativement) du temps de travail qui est
affecté. »23
Le développement des forces productives conduit à l’exclusion progressive du travail
vivant du processus de production, ce qui a pour conséquence d’augmenter la productivité du
travail et donc d’abaisser les coûts de production et, à long terme, la valeur des marchandises,
évolution que renforce l’incorporation de connaissances de plus en plus grandes24. Cette
exclusion ne constitue pas une négation de la loi de la valeur en tant que tendance, mais en est
la stricte application. Contrairement aux affirmations les plus fréquentes, la loi de la valeur
n’est pas « caduque »25 dans le champ de l’économie ; elle n’a jamais été aussi valide. Mais,
d’une part, elle n’a pas et n’a jamais eu de validité en dehors de ce champ. L’ « au-delà » de
la loi de la valeur dont parle A. Gorz26 n’a de sens que dans la reconquête de champs dans
lesquels elle ne gouvernerait pas, mais dire que « (l’évolution présente) exige une autre
économie dans laquelle les prix ne refléteraient plus le coût immédiat du travail, de plus en
plus marginal, contenu dans les produits et les moyens du travail »27 est proprement dénué de
signification. D’autre part, il faut distinguer le fait de « l’écroulement de la production
reposant sur la valeur d’échange » 28 au fur et à mesure que l’automatisation progresse, ainsi
que le note à juste titre Marx, et une modification, tout à fait imaginaire, du fonctionnement
interne de la loi de la valeur reposant sur la quantité de travail social. D’ailleurs, lorsqu’il
évoque la société future débarrassée du capital, Marx n’élimine pas du tout la relation entre
travail et valeur : « Après l’abolition du mode de production capitaliste, le caractère social de
la production étant maintenu, la détermination de la valeur prévaudra en ce sens qu’il sera
plus essentiel que jamais de régler le temps de travail et la répartition du travail social entre
les divers groupes de production et, enfin, de tenir la comptabilité de tout cela. » 29
Nous soutenons donc l’idée, contre la plupart des interprétations actuelles, que
l’accumulation du capital entraîne une tendance à la dégénérescence de la valeur mais non
une tendance à une dégénérescence de la loi de la valeur, c’est-à-dire non une dégénérescence
22
. K. Marx [1980, tome II, p. 196].
23
. K. Marx [1980, tome II, p. 194].
24
. Ce point est d’ailleurs confirmé par A. Gorz [2003, p. 47]. Ce qui est curieux, c’est qu’il en tire la conclusion
de l’obsolescence de la loi de la valeur. Il affirme – et là-dessus nous sommes d’accord avec lui – qu’au fur et à
mesure que les coûts unitaires de production et de reproduction s’amenuisent, la valeur tend vers zéro et qu’on
s’achemine vers la possibilité de la gratuité, et, simultanément, il ne voit pas qu’il s’agit tout simplement de
l’application de la règle de l’amortissement s’intégrant tout à fait à l’intérieur de la loi de la valeur, la seule
nouveauté étant que l’amortissement ne s’applique plus uniquement au travail mort contenu dans les
équipements mais au travail de production et de transmission des connaissances qui peut être réparti dans un
nombre quasi infini de produits finals.
25
. A. Gorz [1997, p. 148]. Voir aussi D. Leredde [1997, p. 147-160].
26
. A. Gorz [1997, p. 145].
27
. A. Gorz [1997, p. 148].
28
. K. Marx [1980, tome II, p. 193].
29
. K. Marx [1968-b, tome II, p. 1457.
7
du critère du travail social à l’intérieur de la loi. Le critère (le travail social) et la quantité (de
travail social) doivent être pour cela absolument distingués. Sinon, puisque la loi de la valeur
est l’expression d’un rapport social, de la disparition de la première ne pourrait résulter en
effet que la disparition du second.
30
. M. Hardt, A. Negri, Empire, Paris, Exils Ed., 2000, p. 354-355.
31
. A. Gorz, L’immatériel, op. cit., p. 17.
32
. M. Hardt, A. Negri, Empire, op. cit., p. 357.
8
Il y a au moins une continuité sinon une cohérence dans les thèses du capitalisme
cognitif et de l’« Empire » : au départ est l’évanescence de la loi de la valeur dont découlent la
dilution des rapports sociaux et donc celle des classes ; il ne reste plus qu’à théoriser la
« multitude », faite d’un ensemble de singularités, appelée à remplacer la classe ouvrière, qui
n’aurait eu de réalité que pendant la phase du capitalisme industriel : « La classe ouvrière
industrielle n’a représenté qu’un moment partiel dans l’histoire du prolétariat et de ses
révolutions, au cours de la période où le capital était en mesure de réduire la valeur à la
mesure. »33 Curieusement, Hardt et Negri font comme s’il y avait encore un théoricien
marxiste ou sociologue critique qui identifiait aujourd’hui le prolétariat à la seule catégorie
des ouvriers : la définition qu’ils donnent du prolétariat est juste mais n’a plus rien d’original.
Ils font comme si quelque chose d’autre que la mesure intéressait le capital pour s’accumuler !
Comme si la valeur avait un autre sens pour le capital que celle qui peut se mesurer et
l’agrandir ! Hardt et Negri sont victimes de l’ambivalence du terme « valeur » appartenant au
registre de l’économie – et donc ici du capital – et aussi à celui de la philosophie, de la
politique et de l’éthique quand on parle des « valeurs ». Nous voilà donc au cœur de la théorie
du cognitivisme : le temps de travail ne mesure plus la valeur ; mieux, la loi de la valeur
s’évanouit. Et nous sommes au cœur de la contradiction de cette théorie : parce que les
logiciels ont une valeur qui tend vers zéro, ce qui est l’application stricte de l’esprit et la lettre
de la loi de la valeur, la loi de la valeur ne fonctionnerait plus ! Bien au contraire, la logique
du capitalisme, en poussant le fonctionnement de la loi de la valeur jusqu’à son point ultime,
bute sur une difficulté insurmontable : il n’y a plus de valeur appropriable. A ce point,
répétons-le : la valeur disparaît mais point la loi de la valeur, sauf à l’infini quand, alors, elle
sera devenue totalement sans objet.
Toute apparence de cohérence se dissipe donc quand les théoriciens du cognitivisme
mettent bout à bout la disparition de la loi de la valeur et l’omniprésence du travail.34 La loi de
la valeur disparaîtrait mais tout deviendrait travail et donc création de valeur. Le capitalisme
serait en crise mais il aurait devant lui un potentiel de valorisation infini. La valeur ne serait
plus mais elle serait partout : « toutes les formes de pauvreté sont devenues productives »35,
écrivent Hardt et Negri. Mais de quoi s’agit-il, de quelle valeur parlent-ils ? Veulent-ils
entendre que les chômeurs produisent de la valeur pour le capital ? Ce serait difficile à
expliquer dans une file d’attente de l’ANPE. Suggèrent-ils que tout acte de vie valorise le
capital ? Notre respiration, nos émotions, nos amours, méditations, réflexions, créatrices de
valeur ?36 On est en présence d’une confusion entre création de valeur et conditions de celle-ci
ou bien, dans les termes de Marx, d’une mauvaise appréhension de la relation entre forces
productives et rapports sociaux à l’intérieur desquels elles agissent. Là réside sans doute une
nouvelle forme de fétichisme.
La part grandissante prise par l’accumulation de connaissances dans la constitution et la
mise en œuvre des forces productives et notamment dans la formation et l’emploi de la force
de travail est un fait indéniable. Mais doit-on en tirer la conclusion qu’un détachement se
produit entre l’ensemble des connaissances et l’être humain qui les reçoit, les porte, les
enrichit et, ce faisant, « s’enrichit » lui-même ? De deux choses l’une : ou bien A. Gorz, M.
Hardt et A. Negri élaborent une nouvelle conception du travail social abstrait qui prend en
33
. M. Hardt, A. Negri, Empire, op. cit., p. 83, 315, 483.
34
. A lire attentivement, deux options se dessinent. Pour Gorz, la loi de la valeur disparaît. Pour Hardt et Negri, il
ne s’agit que d’un problème de mesure : la valeur est partout mais n’est plus mesurable. D’où la divergence sur
l’état du capitalisme (crise pour Gorz, dynamique pour Hardt et Negri).
35
. M. Hardt, A. Negri, Empire, op. cit., p. 204.
36
. On peut comprendre alors que beaucoup de théoriciens du capitalisme cognitif soient en même temps des
partisans d’un revenu d’existence (à la place du plein emploi) qu’ils justifient par ces « nouvelles sources de la
valeur ». Si chaque individu a droit de vivre décemment grâce à un revenu garanti, quels que soient les aléas de
son existence, ce n’est pas au nom de cette justification économique peu convaincante mais au nom d’une
exigence de philosophie politique.
9
La difficulté théorique mise en avant par les théoriciens du capitalisme cognitif tient
moins dans un problème de mesure de la valeur que dans l’imputation de la création de valeur
à tel ou tel secteur, à telle ou telle catégorie de travailleurs. Elle est levée si l’on raisonne à
l’échelle de la société : la valeur est créée collectivement et sa mesure en est donnée par la
somme de travail globale ; ensuite, savoir comment elle se répartit en fonction des rapports de
forces est une autre histoire. Mais la loi de la valeur, telle qu’on peut la formuler à travers un
37
. Voir par exemple A. Gorz, L’immatériel, op. cit., p. 33.
38
. A. Gorz, L’immatériel, op. cit., p. 55 et 47.
39
. M. Hardt, A. Negri, Empire, op. cit., p. 330.
40
. Voir G. Duménil, D. Lévy, Economie marxiste du capitalisme, Paris, La Découverte, 2003.
41
. Y. Moulier Boutang, « Capitalisme cognitif et nouvelles formes de codification du rapport salarial », in C.
Vercellone (dir.), Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ?, Paris, La Dispute, 2003, p. 308 ; voir aussi du
même auteur : « L’inconditionnalité du revenu comme mutation décisive du salariat dans le troisième
capitalisme émergent », Ecorev’, Revue critique d’écologie politique, n° 7, décembre 2001, p. 23.
10
modèle correct de prix de production, peut parfaitement rendre compte des contradictions de
la reproduction du capital et des réallocations de l’équivalent monétaire du travail vivant sur
l’équivalent monétaire du travail global. Nous émettons ici la thèse selon laquelle la
contradiction nouvelle du capitalisme est de vouloir transformer l’élément principal
constituant le travail vivant – la connaissance – en capital à valoriser, c’est-à-dire en une
nouvelle forme de travail mort.
42
. Voir R. Herrera [2003] et J.M. Harribey [2004].
43
. Nous avons développé cette argumentation dans J.M. Harribey [1997-b].
11
organique du capital) égale dans toutes les branches, situation à laquelle Ricardo avait cherché
en vain un substitut qui fut inventé de toutes pièces par Piero Sraffa44 avec la marchandise-
étalon.
Le rapport EMTV/EMT qui est dans la réalité toujours différent de 1 mesure le
coefficient de réallocation de l’équivalent monétaire du travail vivant sur l’équivalent
monétaire du travail global. Lorsque ce coefficient est supérieur à 1, la valeur ajoutée nette
enregistrée ou récupérée (et non pas créée) dans une branche est supérieure à l’équivalent
monétaire du travail global qui lui est incorporé ou, ce qui est identique, l’équivalent-travail
global incorporé dans cette valeur ajoutée nette est inférieur à l’équivalent-travail vivant de la
valeur ajoutée nette. Une fraction de la valeur ajoutée nette semble issue d’autre chose que du
travail vivant : le profit miraculeux ne viendrait pas de l’exploitation et la théorie de Marx
serait donc fausse. Cette illusion est le propre de l’abstraction du travail qui n’est que
l’expression de la loi de la valeur dont Marx eut la remarquable intuition même s’il ne la
formula pas correctement.45 La théorie de la valeur, dite théorie de la valeur-travail, est une
théorie des rapports sociaux. On peut même dire que la valeur est un rapport social.46
44
. P. Sraffa [1970].
45
. Pour un complément voir J.M. Harribey [2001-c].
46
. On trouvera en annexe une application numérique.
12
PPB T PPB T
21 22 23 = 11/12 = 13/14 24 = 21/23
Valeur
Prix du Quantité Coefficient de
Ajoutée produit net de travail EM d’1 u. T réallocation
Nette EM d’1 u. TV vivant
(récupérée) EM d' 1 u. TV
PPN 1 PPB EM d' 1 u. T
T PPN . T
=
PPB
31 = 21/1+m 32 = 31/21 33 = 31/24 34 =32.24
Salaires
1 1 1 PPB 1 PPN .T
(m = taux 1+m PPN 1+m 1+m T 1+m PPB
de plus-value)
41 = 21-31 42 = 22-32 43 = 41/24 = 23-33 44 = 42.24
Profits = 42.11/12
m m m PPB m PPN . T
1+m PPN 1+m 1+m T 1+m PPB
51 = 11-21 52 = 12-22 53 = 13-23 54 = 14-24 = 12.51/11
Moyens de
production PPB - PPN T-1 PPB - PPB T (PPB - PPN)
T PPB
Lecture du tableau
1) On fait abstraction pour l’instant des titres des colonnes.
2) On lit la 1ère colonne (cases 11 à 51) comme la décomposition de la production en unités monétaires.
3) La VAN étant créée par le travail vivant, i.e. ici 1 unité de TV, on pose l’ETV de la VAN = 1 (case 22).
4) Salaires et profits sont alors les fractions de cette unité de travail vivant. L’ETV des moyens de production
s’obtient par différence avec la quantité globale de travail qui est connue.
5) On nomme les deux premières colonnes EMTV (de la production, de la VAN, etc.) et ETV (de la production,
de la VAN, etc.). Les deux dernières colonnes sont de la même façon l’EMT et l’ET (de la production, de la
VAN, etc.).
13
6) Une unité de travail vivant équivaut à PPN alors qu’une unité de travail global équivaut à PPB/T. Le
coefficient de réallocation est donc de PPN . T / PPB (case 24).
La réification des rapports sociaux est une pièce essentielle du processus de leur
reproduction permettant l’accumulation capitaliste, et cela particulièrement à l’époque
doublement marquée par l’avènement d’un régime d’accumulation financière et par le
bouleversement des techniques et des connaissances. Le capitalisme appelé cognitif ne
constitue pas de ce point de vue une remise en cause des rapports d’exploitation capitalistes,
au contraire.
14
1/2
A = 1/4 l = [ 3/4 1/4]
1/6 1/3
p = (1 + r) wl[I - (1 + r) A ]-1
3-r − 1+r
[I−(1+r)A] = 41+r 2−r 2
− 6 3
3-r − 1+r
transposée
[I−(1+r)A] = 1+r4 6
− 2 2−r
3
2−r 1+r
[I−(1+r)A] = 1+r 2
adjointe
3
3-r
6 4
2−r 1+r
[I−(1+r)A] = 5-7r 1+r
12
-1
3 2
3-r
6 4
(
(1) : pb = 1+r 2 )
6 − 3 pa − 9 w
2
6 − 3 − 9 w = 6 − 699
Si pa = 1 et w = 49/86 = 0,57, pb =1+r 2 2 1+r 172
Le bien b incorpore 1/20 (soit 5%) de plus de travail que le bien a. Pourtant la branche b
obtient un prix supérieur de 8/43 (soit 18,6%) à celui obtenu par la branche a.
Bibliographie
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