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11

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D'AUBIGNÉ

LES TRAGIQUES
AGRIPPA D'AUBIGNE

LES TRAGIQUES
ÉDITION NOUVELLE
Publiée d'après le manuscrit conservé parmi les papiers

de l'auteur

AVEC DES ADDITIONS ET DES NOTES

0^
)

CHARLES READ

TOME PREMIER

PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
E. FLAMMARION SUCCESSEUR
Rue Racine, 26 (près de l'Odéon)
t 1,0$
AVANT-PROPOS

Si jamais l'on pouvait en idée personni-


fier un siècle dans un individu, d'Aubigné
serait, à lui seul,le type vivant, l'image

abrégée du sien.
Sainte-Beuve.

ÈME avant de voir le jour, certains

d^ffê \<\
livres ont leur destin : habent sua
ata Celui-ci est, pour sa part, un
À nÈ Y
f ---

à^/^S?* des témoins, une des victimes de la

funeste année 1870-71, de notre guerre étrangère

et de notre guerre civile. La première l'a arrêté au


début de l impression et a sans 'doute avancé la

mort de l'éminent écrivain qui devait être le parrain


il AVANT-PROPOS
de cette édition des Tragiques. La seconde l'a

menacé dans son achèvement même ; car les désas-

treux incendies qui, en découronnant Paris, ont


rendu la Commune à jamais exécrable, ont anéanti
le cabinet et les travaux posthumes de ce premier
éditeur ; et ils n'ont pas épargné non plus celui qui
écrit ces lignes : en un mot, peu s'en est fallu que
tout ce qui devait permettre la continuation de

Vceuvrc ne fut englouti en même temps.


Né dans de telles conjonctures, notre volume
peut, en quelque sorte, se faire à lui-même l'appli-
cation de certains vers de l'auteur des Tragiques, et

dire avec lui :

J'ai vu la Fiance affolée. . .

Voicy le reistre noir foudroyer au tiaveis


Les masures de France... Et de doctes brigands...
Et le fuiieux vice
Et le meurtre public sous le nom de justice...
Les temples, hospitaux, pillés et outragés,
Les collèges détruits par la main ennemie
Des citoyens esmus

// peut dire, hélas ! qu'il a vu, lui aussi,

Eschauffer la besiise civile


A fouler sous les pieds tout l'honneur de la ville. .

Piper les foibles cœurs du nom de liberté...


Courir la multitude aux brutes cruautez...
Moins propre à guerroyer qu'à la fureur civile...

Qu'il a été, une fois de plus, appelé

A juger quelle beste est un peuple sans bride..


AVANT-PROPOS m
Et il peut s'écrier avec une amère douleur :

O France désolée ô France sanguinaire


!
!

Non pas terre, mais cendre !

Tu donnes aux forains (à l'étranger) ton avoir qui s'esgare !

Comment se défendrait-on aujourd'hui de tels

rapprochements ?

Car nos yeux sont tesmoings du subject de nos vers.

Est-ce, en effet, pour son temps seulement que


d'Aubigné semble avoir écrit :

Vous ne semez que vent en stériles sillons,


Vous n'y moissonnerez que volants tourbillons,
Qui, à vos yeux pleurants, folle et vaine canaille,
Feront pirouetter les esprits et la paille !

Et n'a-t- il pas été plus prophète, en vérité, qu'il

ne voulait l'être, lorsque, maudissant Catherine de


Médicis et sa fastueuse création des Tuileries, il

prédisait ces sombres destinées :

. . . des os et des charbons,


Restes de ton palais et de ton marbre en cendre,

associant encore ici, comme par une sorte de


pronostication fatidique, le fatal reistre noir à ces

prodigieuses catastrophes, qui n'étaient que trop


réellement réservées à nos jours ?

Enfin, peut-on lire sans une impression de rage et

de honte rétrospective des vers tels que ceux-ci, qui


semblent dater d'hier :
AVANT-PROPOS
Après se vient enfler une puissante armée,
Remarquable de fer, de feux et de fumée,
Où les reistres, couverts de noir et de fureurs,
I
Départent des François les tragiques erreurs ..

II

M. Prosper Mérimée et M. Ludovic Lalanne, en


publiant leurs éditions nouvelles des Aventures du
baron de Fœneste 8 3 5 ) et des Tragiques (1857),
( 1

regrettèrent de n'avoir pu obtenir communication


des manuscrits de d'Aubigné, conservés chez M. le

colonel Jronchin ,
près de Genève. En effet,

M. Tronchin, plein d'obligeance d'ailleurs, ne se

souciait guère, à cette époque, de mettre ses pré-


cieuses archives à la disposition des chercheurs, dont
il appréhendait quelque peu la curiosité indiscrète,

surtout en ce qui touchait les papiers de d'Aubigné


et ceux du célèbre docteur Tronchin, l'ami de
2
Voltaire, parfois sujets à caution .

Toujours est-il que, quelques années après, en

i863, je fus plus heureux. Je reçus à Bessinges, près

1. Voir, pour tous ces vers, passirn, tome I, p. 40, 45,


5o, Go, 72, 169 et tome II, p. 60, 70, 72, 79, 81,
168, 171.
2. C'est ce que nous avait affirmé M. Sayous, qui d'ail-
leurs connaissait ces papiers, ayant été exceptionnellement
admis à les consulter.
AVANT-PROPOS v

Genève, dans cette belle propriété du colonel Tron-


chin oh sont soigneusement gardées ses archives de

famille, et le meilleur accueil et la plus complète


communication des papiers de d'Aubigné. Dès lors,

il me fut permis de publier pour la première fois un


inventaire exact de ces documents (Bull, de la Soc.
d'Hist. du Protest, franc., XII, 465).

Lorsque, en 1869, MM. Mérimée et Jouaust


eurent formé le projet de donner une nouvelle édi-

tion des Tragiques, je fus prié par eux de voir,

dans un voyage que je faisais alors à Genève, s'il

me serait possible de leur procurer une révision du


texte imprimé, faite sur le manuscrit de Bessinges.

L'autorisation me fut gracieusement accordée et,

comme je n'avais pas le loisir d'en profiter moi-


même, M. Theremin voulut bien, avec une rare
obligeance, se charger d'accomplir cette tâche longue
et minutieuse. Il s'en est acquitté avec un soin et

une promptitude dont nous ne saurions assez le

remercier.

Dès le mois d'avril 1870 on put mettre sous presse


et M. Mérimée qui réservait ses annotations pour la

fin, avait déjà reçu les cinquante-six premières


pages du présent volume, lorsque le fléau d'une
guerre insensée vint tout à coup précipiter notre

pays dans l'abîme des barbaries et des calamités.

C'en était donc fait pour longtemps de semblables


travaux. Cedat toga armis /... M. Mérimée, déjà
vi AVANT-PROPOS
bien malade, quitta Paris le i i septembre, pour
gagner Cannes, où sa santé l'obligeait à chercher
chaque hiver un refuge. Ses jours étaient comptés,
et il ne se faisait aucune illusion. Il succomba en
arrivant, le 2 3 septembre, et le siège de Paris, qui

avait commencé le 19, ne nous permit d'apprendre


sa mort que trois mois après, par un de ces journaux
de Londres qui nous parvenaient irrégulièrement et

longtemps après leur date.


Heureux ceux à qui il a été donné de terminer
leurs jours à temps pour ne pas assister à ce specta-

cle navrant de nos misères ! Comme si ce n'eut pas


été assez des douleurs et des humiliations que nous
avait infligées ce lugubre siège de notre capitale, —
siège conduit Dieu sait comme ! et avec quelle funeste
infatuation ! — il fallut y ajouter les hontes et les

épouvantements d'une autre guerre, — plus quam


civile, — d'un second siège, dont l'histoire serait,
certes, une page digne de la plume vengeresse de
l'auteur des Tragiques /...

III

Pacis artes colère inter Martis incendia : chose


malaisée ! comme le dit d'Aubigné lui-même au
début de ses Mémoires. Si pourtant un ouvrage se
AVANT-PROPOS vu

trouvait approprié à de pareilles circonstances, c'était

bien celui dont les tableaux portaient ces titres d'une


sinistre actualité : Misères, — Princes, — Cham-
bre dorée, — Feux, — Fers, — Vengeances, —
Jugement ! N'étaient-ce pas là, en effet, comme les

rubriques du cycle infernal que nous venions de tra-


verser ?

J'en fus frappé lorsque M. Jouaust, voulant


reprendre le travail interrompu, me demanda de

donner mes soins à cette édition. Ainsi que je l'ai

déjà dit plus haut, la maison de la rue de Lille

où demeurait M. Mérimée ri était plus, le 26 mai


\Sjï, qu'un monceau de cendres : sa belle biblio-

thèque d'érudit et fin connaisseur, qu'il avait léguée


à l'Institut, ses riches collections, ses manuscrits, ses

correspondances inédites de Victor Jacquemont et de


Stendhal, tout était anéanti ! Les matériaux qu'il

avait préparés pour l'annotation des Tragiques, et

auxquels j'avais moi-même apporté ma petite part,

avaient eu le même sort. De mon côté, avec l'Hôtel

de ville, entièrement dévoré par les flammes, j'avais


vu disparaître, non seulement tous les services si

précieux que j'avais à diriger : — Travaux histori-

ques, — Archives, — Etat civil,— Bibliothèque,


— Collections de toutes sortes, destinées au musée
municipal de l'Hôtel Carnavalet, — mais aussi mon
propre cabinet, situé au coin de l'avenue Victoria,

et tout ce qu'il renfermait de livres, d'objets, de


vin AVANT-PROPOS
papiers m appartenant, parmi lesquels se trouvaient

bien des notes bibliographiques et philologiques,

relatives à d'Aubigné, qui me font faute aujour-

d'hui!...
Le principal restait, mais restait seul : c'est-à-dire

la copie de notre volume, qui par bonheur était

demeurée à l'imprimerie, et dont sept demi-feuilles


[soit 56 pages) se trouvaient déjà tirées. C'est donc

là que j'ai commencé ma tâche de réviseur, en sui-

vant les errements qui avaient été adoptés par


MM. Mérimée et Jouaust. Chemin faisant, j'ai

examiné de près les antécédents des Tragiques,


recherché les éclaircissements et les améliorations
que comportait notre édition nouvelle.

IV

D'Aubigné avait son poème « depuis trente-six ans


et plus» sur le métier, et il ne l'avait pas, tant s'en
faut, tenu secret, lorsqu'il se décida en 1 616 à le

publier, sous le voile d'un anonyme transparent et

avec l'aide d'une petite ruse littéraire qui ne devait

tromper personne. Il supposa un abus de confiance


d'un sien serviteur, « le larron Prométhée » , lequel

expose, dans un Avis aux Lecteurs, que s'il a dérobé


son maître, c'est afin défaire bénéficier le public de
AVANT-PROPOS ix

son larcin, en étant les Tragiques de dessous le

boisseau où ledit maître les tenait depuis trop long-

temps. Cette première édition est petit in-4, et il est

probable qu'elle fut faite à Maillé, comme celle de


/'Histoire universelle. En voici le titre :

LES

TRAGIQ^VES

DONNEZ AV PVBLIC PAR


le larcin de Promethée.

A V DEZERT,
PAR L. B. D. D.

M. DC. XVI.

Je ne vois nulle part que l'on ait remarqué et

expliqué ces quatre initiales L. B. D. D., derrière

lesquelles notre auteur se cache... et se cupit ante


videri. L'explication que j'en ai trouvée me semble
d'autant plus incontestable quelle m'a été fournie
par d'Aubigné lui-même. C'est lui, en effet , qui
nous dit dans ses Mémoires (à l'année 1590) qu'à
l'assemblée de Chatellei ault « toutes les aigreurs et
x AVANT-PROPOS
dardez lui furent imputées, et qu'on F appela le

Bouc du dezert, parce que tous dcschargeolnt leurs


haines sur lui». Le Bouc Du Dezert, tel est le

surnom sous lequel il se désigne encore ici lui-même,


et que confirme d'ailleurs le nom de lieu supposé :

Au Dezert.
La préface de cette première édition en promettait
dès lors une seconde avec des compléments. L'auteur

la donna quelques années après, petit in-S, mais


sans date ni lieu d'impression, et il y mit son nom :

LES

TRAGIQVES
CI-DEVANT
DONNEZ AV PVBLIC
par le larcin de Promethée.

Et depuis

AVOVEZ ET ENRICHIS
par le Sr d'Avb:gné.

Cette édition, devenue beaucoup plus rare que la

première, est comme elle en caractères italiques.

Elle a 333 pages et 16 feuillets non paginés, qui


AVANT-PROPOS xi

contiennent, outre /'Avis aux lecteurs et la Préface


en vers, trois sonnets et un remplissage final en prose.
Il y a environ 400 vers nouveaux intercalés çà et là

dans les sept livres, et le poème compte ainsi 9,264


vers \

On ne connaît que ces deux éditions. Cependant


la Bibliotheca exotica de Georges Draud, publiée à
Francfort en 1625, mentionne une seconde édition,
avec augmentation d'une quarte part, remplace-
ment des lacunes de la précédente et plusieurs
pièces notables adjoustées. A Genève, chez les

héritiers et vefvede Pierre de la Rovière, 1623. La


Bibliotheca exotica est une compilation des cata-
logues de librairie des foires de Francfort.

On s'est demandé si ce ne serait pas là une troi-


sième édition, ou si ce titre, pris sur un prospectus

1. M. Lalanne en a compté 8,972 [y compris les 414


de la préface en vers', mais, d'après le décompte qu'il fait
des sept Livres, il y aurait erreur pour le Livre III, lequel
a 1,089 et non 090 vers. Voici — les chiffres, d'après
notre manuscrit : I. Misères, i,5 8o. — IL Princes, 1 , 5 3 o.
— III. Chambre dorée, 1,044. — IV. Les Feux,
1,416.
— Y. Les Fers, 1,564. — VI - Vengeances, 1,122. —
VU. Jugement, 1,218. — Total: 9.274. [V. aux Notes,
p. 186.)
Les Tragiques. — T. I. c
xii AVANT-PROPOS
ou catalogue de libraire de 1623, ne désignerait
pas tout bonnement la seconde édition, celle [sans

date) qui vient d'être indiquée. Cela ne nous parait


pas faire doute : ce n'est point le relevé d'un titre,

c'est une simple annonce de librairie, qui se rapporte


à V édition sans date, et qui nous apprend (ce que
son titre nous laissait ignorer) : le lieu d'impression
(Genève), le libraire (Pierre de la Kovière), et F année
(i6 2 3).

Qui sait, après tout, si Von ne découvrira pas


quelque jour un exemplaire inconnu de cette même
seconde édition, portant exactement le titre libellé

ci-dessus ? En d'autres termes, qui sait si la seconde


édition n'a pas eu deux titres : i° celui (sans date)

que portent les exemplaires jusqu'ici connus; 2 celui

qui aurait été porté tel quel au catalogue transcrit

par Georges Draud (1623) ? Voici un fait qui peut


autoriser cette conjecture :

On ne connaissait jusqu'ici qu'une édition des


Petites Œuvres meslées de d'Aubigné ; on n'en avait
du moins signalé que des exemplaires de i63o. Or,
je viens de constater de visu qu'il y a eu de cette

même édition un premier tirage, ou du moins une


première émission d'exemplaires, avec un titre diffé-
rent et portant la date de 1629. Cette première
émission aura eu lieu avant la mort de d'Aubigné ;

puis le titre aura été modifié l'année suivante.


L'exemplaire de ce premier tirage qui nous permet
AVANT-PROPOS xnr

de faire celle constatation instructive appartient à la


Bibliothèque de Zurich : en exisle-t-il d'autre ? Ce
qu'il y a de plus singulier encore, c'est que le titre

porte : Second Recueil des |


PETITES |

ŒVVRES |
du |
S r d'Aubigné. |
A Genève, |

chez Pierre Aubert, ]


Imprimeur Ordinaire de la

Républi que et Académie. |


M. DC. XXIX.
— Second
|

recueil ! tandis qu'il n'en avait pas paru


de premier. C'est encore là une de ces surprises fa-
milières à d'Aubigné, et peut-être est-ce à cause de
cela qu'on jugea à propos de substituer à ce titre

celui-ci, qui était seul connu : Petites j


ŒVVRES
|
Meslées |
du |
sieur d'Aubigné. |
Le contenu
desquelles se void es pages sui |
vantes la Préface.

|
A Genève |
Chez Pierre Aubert. |
Imprimeur
Ordinaire de la Republi- |
que et Académie |

M. DC.XXX. |
Avec permission et privilège.

Cette constatation explique enfin l'article du


troisième inventaire dressé après la mort de d'Aubi-
gné, où les Petites-Œuvres sont désignées sous l?

titre de Second Recueil du S r d'Aubigné, qui


n'avait pu être compris jusqu'ici, et prouve en outre
que le volume fut imprimé du virant de d'Aubigné,
et non par les soins des héritiers, comme on le

croyait. [V. Sayous, 11, 236, et Heyer, p. 42 ^49-)


Quant à une certaine lettre de Guy-Patin,
demandant le 10 mars 1 6 5 4, qu'on lui envoie « les

Tragiques de M. d'Aubigné, depuis peu réimpri-


xiv AVANT-PROPOS
mes à Genève, m-8 », «7 me paraît hors de doute
qu'il s'agit encore ici de cette même seconde édition,

qui, étant sans date, a pu fourvoyer plus d'une fois

et pendant assez longtemps les amateurs. Ce qui est

sûr, c'est que cette soi-disant réimpression na jamais


l
été signalée .

VI

Un point moins facile à éclaircir, au premier


abord, c'est celui de savoir si d'Aubigné eut ou
n'eut pas la pensée de donner une troisième édition,

et si le manuscrit transmis à ses héritiers, et que


nous publions, eut ou non cette destination. On
remarquera d'abord qu'il porte à la première page
cette mention que Von a pris soin de reproduire sur
notre titre : Donné à l'imprimeur le 5 aoust, qui,

si elle était complète, devrait trancher la question.

Mais à quelle année la rapporter, et, partant, de


quelle édition s'agirait-il? A-t-elle vu le jour? L'état
du manuscrit ne laisse guère supposer qu'il ait passé
par les mains des compositeurs d'imprimerie. Enfin
l'examen du texte même exclut l'idée qu'il ait pu

i . La Bibliothèque historique de Lelong et Fontette


fourmille d'erreurs dans ses articles sur d'Aubigné. Elle
compte, sans y regarder, cinq éditions des Tragiques.
AVANT-PROPOS xv

servir à imprimer soit une troisième, soit la seconde


édition ; car on verra que, s'il renferme des addi-
tions et des variantes, au fond c'est la leçon primi-

tive, le premier jet de V auteur qui subsiste, tel que


dans l'édition de 1616. D'où il faut conclure, ou

qu'il y serait revenu en détail, en préparant sa


troisième édition, — ce qui n'est guère admissible^
— ou qu'il avait écrit la susdite mention à titre de
simple mémento sur son manuscrit, tandis qu'il

envoyait une copie différente de ce manuscrit à son


imprimeur ; soit pour la première, soit pour la

seconde édition. Ce qui rend cette dernière hypothèse


assez plausible à nos yeux, c'est qu'une feuille

volante, qui s'y trouve jointe et qui contient des

errata et addenda, renvoie aux pages de l'édition

de 1616, et que ces errata et addenda ont effective-

ment servi pour l'édition de 1623.


Toujours est-il qu'on lit dans le testament ologra-
phe de d'Aubigné, en date du 24 avril i63o ;

« Je recommande à mes amis. . . la réim-


« pression de mes Tragiques et autres [manuscrits),
« s'ils le trouvent à propos. Et, quant aux mille

« exemplaires qui sont à Kolle, je désire qu'ils

« soient vendus, et leur prix mis à ma succession,

« hormis deux cents desquels je fais don par moitié


« à M. Tronchin et ci La Fosse [son fils Nathan),
« à chacun cent. »

Ainsi il n'avait point fait, mais il souhaitait que


AVANT-PROPOS
ses amis fissent, à ï aide de notre manuscrit, une
réimpression de ses Tragiques. Ils ne jugèrent pas à

propos de réaliser ce vœu *....

VII

La troisième édition (magno pioxima intervallo)

est donc bien celle que M. Lud. Lalanne a donnée


en 1857 dans la Bibliothèque Elzevirienne de
Jannet, après avoir consacré près de deux années à
établir son texte sur les deux éditions publiées du
vivant de l'auteur, et à l'accompagner de notes
historiques et philologiques. C'était là un travail

ardu, considérable, et dont l'accomplissement [ut

un grand service rendu à notre littérature, au public


et aux futurs éditeurs des Tragiques. Car la diffi-

culté extrême que Von avait à se procurer ce poème

1. Le 28 mai i63o, les commissaires chargés de « vi-


siter les escripts de feu M. d'Aubigné rapportent... qu'ils
n'ont point trouvé ce qu'il a augmenté de ses Tragiques,
et madame sa vefve leur a dit qu'elle et que le
les avoit,

défunct les luy avoit donnés pour les envoyer à son frère à
Londres » (Philippe Burlamacchi , établi en Angleterre).
(Heyer, D'Aubigné à Genève, notice et documents inédits.
Genève, 1870,^-8, p. 49.)
Cet envoi a-t-il été fait ? Oui, puisque le volume est
conservé aujourd'hui au British Muséum. (Voir aux Notes,
p. i85, les renseignements que nous donnons à ce sujet.)
AVANT-PROPOS xvn

et celle que l'on éprouvait à sa lecture en faisaient,


pour ainsi dire, une lettre morte; et c'était certes

grand dommage, puisque d'Aubigné mérite d'être

placé, comme le dit M. Lalanne, au premier rang


parmi les prédécesseurs des grands écrivains du
xvn e siècle.

VIII

Ainsi, l'édition que nous avons entrepris de mettre

sur pied est la quatrième. Elle donnera satisfaction


aux connaisseurs, pour qui l'existence d'un manus-
crit laissé par l'auteur, et encore inexploré, était

un desideratum fâcheux; car ce n'est pas pour eux


qu'a été fait le dicton : ignoti nulla cupido. —
Non que ce manuscrit ait apporté à notre texte des

changements d'une grande importance, mais d


nous a fourni, en bien des cas, une lecture meilleure,
et par conséquent un éclaircissement naturel de

certains mots mal déchiffrés et estropiés dans les

éditions antérieures. Parfois aussi, il faut bien le

dire, il risquait de nous induire en erreur, si nous


n'avions pris garde, car c'était l'imprimé qui avait
raison contre le manuscrit. Tant la correction était

et est chose chanceuse avec un auteur tel que celui


des Tragiques / Tant l'écriture et l'orthographe
.

xviii AVANT-PROPOS
étaient chez lui également fantasques ! Son Histoire
universelle est là pour montrer quels furent les fruits

habituels de cette incurable irrégularité *

Je n'ai pas cru devoir recommencer le labeur


d'annotation de M. Lalanne : en venant après lui,

i. Pour tout dire, les Tragiques, dit M. Sayous, ne


«

ressemblent pas mal à un livre qu'auraient impiimé des


ouvriers inintelligens sur un manuscrit inintelligible. »
,

M. Sainte-Beuve avait déjà touché juste en expliquant de


la même façon les étrangères de ce poëme. « Il faut bien
avouer, ajoute M. Sayous, que l'édition de 1623, im-
primée à Genève sous les yeux de l'auteur, revue et aug-

mentée par lui, guère plus débarbouillée que celle de


n'est
1616. » —
Et ailleurs « D'Aubigné ne pouvait souffrir
:

l'épreuve d'une seconde lecture, et cela suffit pour expliquer


les périodes empêtrées, les ellipses inouïes, les digressions,

les sens rompus et mal renoues qui font souvent de telle de

ses pages un dédale inextricable au milieu duquel la pensée


fuit, échappe à la vue et disparaît quelquefois pour ne
plus reparaître. Mais un peu plus au plus loin, et même
épais du labyrinthe, on retrouve tout à coup le poète avec
son vers d'airain, ses hardies et fortes images, son trait de
feu et ses coups de massue. »
Il faut croire que d'Aubigné avait été vertement critiqué
au sujetde ses nombreuses incorrections, car en tèie des
Œuvres meslées, le dernier de ses livres et le mieux
Petites
imprimé de tous (il le fut à Genève en 1629, quelques
mois avant sa mort, comme nous l'avons établi;, il a placé
ce quatrain significatif :

AUX CRITIQUES.
Correcteurs, je veux bien apprendre
De vous, je subiray vos loix,
Pourvu que pour me bien entendre
Vous me lisiez plus d'une fois.
AVANT-PROPOS xix

o/i est désormais et nécessairement son tributaire. Je


me suis attaché de préférence à rectifier quelques
erreurs, à commenter quelques passages non expli-

qués, à compléter certains rapprochements. Le


système adopté de notes renvoyées à la fin du
volume ne se prêtait pas d'ailleurs, comme celui des

notes au bas des pages, à un commentaire courant et

à beaucoup de détails. Or, avec un auteur comme


d'Aubigné , il faut se retenir pour ne pas annoter
à outrance.
Ce poeme étrange des Tragiques, si plein de vie

et de grandeur, a, pour la postérité surtout, un


double inconvénient : c'est, d'une part, un certain

manque de clarté, qui est dans le dessein de l'auteur ;

d'autre part, une forme tout à fait personnelle,

énigmatique, tantôt à force de surabondance et de

prolixité, tantôt à force de concision.

J'évite d'être long, et je deviens obscur.

En outre, la composition pèche sous le rapport de


l'unité et de la suite ; il y règne une sorte de confu-
sion, provenant en partie des nombreux et successifs

remaniements faits à de longs intervalles : c'est un


va-et-vient d'idées et de faits similaires, au milieu

desquels on se noie. Il m'a donc paru que je ferais

une chose éminemment utile, et pour moi-même et

pour nos lecteurs, si je dressais des sommaires qui


permissent de saisir et de suivre le sujet sans désem-
xx AVANT-PROPOS
parer. La lumière jetée sur l'ensemble de l'ouvrage

en éclairerait en même temps les détails. J'ai donc


fait de chacun des sept livres une analyse assez

développée, dans laquelle je me suis appliqué à me


servir ça et là, autant que possible, du texte même
de l'auteur.

IX

Qu.ant au plan général, d'Aubigné a pris soin de


nous le faire connaître dès la première édition, en
l'exposant aux lecteurs par la plume de son pré-
tendu larron de serviteur.
Les sept livres, « dont les titres sont comme autant
de menaces ou d'énigmes »_, ont, dit-il, entre eux
un lien commun, celui « des effets et des causes ».

/. MISÈRES : « tableau piteux du royaume en


général », des calamités et des guerres civiles qui le

désolent.

IL PRINCES : ce sont eux, ce sont leurs vices


et déportements qui ont amené ces calamités et guer-
res civiles. Laideur les traite en conséquence, avec
la liberté de langage qui lui est propre.

III. LA CHAMBRE DORÉE : c'est-à-dire la

Justice, source de toute injustice et de toute corrup-


tion, autre cause et instrument des misères.
AVANT-PROPOS xxi

IV. LES FEUX : peinture des persécutions


exercées contre les partisans de la réforme religieuse.

V. LES FERS : où l'auteur retrace les épreuves


temporelles et les triomphes célestes des religion-

naires.

VI. VENGEANCES : tableau des châtiments


infligés ici-bas par Dieu aux persécuteurs de son
Eglise.

VII. JUGEMENT : peinture des châtiments qui


leur sont réservés après leur vie, ainsi que des béati-

tudes célestes : tableau de la fin du monde et du


jugement dernier.

D'Aubigné a été au-devant du reproche qu'on


pourra lui faire de « passion partizane » ; il avoue
qu'il a voulu « esmouvoir ». — « Nous sommes
ennuyés des livres qui enseignent, se fait-il dire;

donnez-nous-en pour esmouvoir. » Et ainsi a-t-il

fait. Il est incontestable qu'il a déployé une rare


vigueur pour atteindre son but et qu'il y a réussi.

En lisant les Tragiques, on est étonné des traits


originaux et éclatants, des germes de grandes beau-
tés que Von y rencontre fréquemment. Comme l'a
xxn AVANT-PROPOS
très-bien dit M. Lalanne, on sent que le grand
siècle n'est pas encore venu, mais on sent qu'il va
venir. De bons juges ont place notre auteur, comme
prosateur original et pittoresque, très-près de Saint-

Simon, qu'il annonce. Il est de la bonne école, il

est Rabelaisien, dit M. Heyer, c'est-èi-dire franc-


gaulois, ainsi qu'il s'est qualifié lui-même.
Il faut remarquer que, bien que le xvi e siècle eût
pris fin et que Malherbe fût venu lorsque d'Atibi-
gné publia son poème, il appartient essentiellement,
comme poète, au siècle de Ronsard, son maître, et

ce serait un véritable anachronisme, comme l'a fait

observer, M. Sainte-Beuve, que de le ranger, à sa


date, parmi les écrivains du xvn e siècle, tant il

avait conservé la vigueur et le langage de sa jeunesse :

il écrivit jusqu'au bout, comme il s'était battu, à la

vieille huguenotte.
D'Aubigné, c'est en quelque sorte un Ennius de
notre littérature, et, à voir certains rapprochements^
certaines affinités singulières, on est tenté de croirt
que plusieurs de nos grands écrivains ont trouvé
dans son fumier plus d'une perle dont Us ont fait

profit, ci moins que ce ne soient la de ces heureuses


rencontres des beaux esprits.

Déjà, et ci propos de ces fières paroles que l'auteur


des Tragiques met dans la bouche de la Fortune
(t. I, p. i32, v. 23 et suiv.):
Es-tu point envieux de ces grandeurs romaines ?...
AVANT-PROPOS xxm

M. Sayous a remarqué qu'en faisant son propre


portraif, d'Aubignémême coup celui de « a fait du
ce grand Corneille, qui lui ressemble par moment :

tous deux ayant même force de pensée et même

audace de grand cœur. » Combien de ses vers,

combien de ses mots, semblent, en effet, échappés


de la plume de l'auteur du Ciel, jusqu'à celui-ci

qu'on a cru de l'invention de Comédie, et que


nous trouvons déjà créé par le poète des Tragiques
(t. II, p. 41) :

Le mal gaigne le corps, prend l'esprit invaincu '.

Et ne le croirait-on pas de Corneille aussi cet

autre vers, d'une si superbe ironie, et qui est frappé

1. « C'est un vers merveilleux que celui de d'Aubigné à


ses meilleurs moments. On entend déjà Corneille, sujet
comme lui à ces contrastes d'obscurité et de lumière. »
Sayous.) — Ce vers merveilleux (ainsi que l'a fait ressortir
Sainte-Beuve, dès 1828) c'est l'alexandrin, «. l'alexandrin
franc et loyal, comme l'appelle Victor Hugo. » {Tableau
hist. et cri t. de la poésie franc., etc., p. i83.)
Sainte-Beuve avait gardé dans sa mémoire beaucoup de
ces vers si hardis des Tragiques « qu'il qualifiait tout sim-
plement de sublimes, » entre autres celui-ci, au sujet de la
Saint-Barthélémy et « de cette buée de sang qui s'exhale
des carnages » :

A T heure que le ciel fume de sang et d'âmes...

Il le cita encore avec une grande admiration dans une de


de ses dernières Causeries, celle du 20 avril 1869, sur
Mm e
Desbordes-Valmore.
xxiv AVANT-PROPOS
comme une médaille historique à fleur de coin

(t. I, p. 121) :

Ce n'est qu'un coup d'Estat que d'estre bien parjure !

Ailleurs [t. II, p. 112), ce sont de véhémentes


imprécations, rappelant celles de Camille.
Et ces autres vers si cornéliens :

Je voy ce que je veux, et non ce que je puis.

(Tome I, p. 91/
La gloire qu'autruy donne est par autruy ravie ;

Celle qu'on prend de soy vit plus loing que la vie.

(Tome I, p. 141.)

Mais peut-être sera-t-on plus surpris encore des

rapports que Von observe entre d'Aubigné et notre

Virgile français, le doux et harmonieux Racine,


parce que là ils sont plus imprévus, plus invraisem-
blables. Et il ne s'agit pas ici seulement de l'auteur
cTEsther et d'Athalie, puisant son inspiration,

comme Vautcur des Tragiques, aux grandes sources


bibliques, tous deux y trouvant, avec le même souf-

fle, une phraséologie et une éloquence frappantes


d'analogie : témoin leurs invectives contre les

« détestables flatteurs » et l'aveuglement des rois ; les

stances qui terminent la Chambre dorée ; la mort


de Jézabel ; la peste et la faim :

Changeant la terre en fer et le ciel en airain.

Il s'agit de l'auteur des Plaideurs rencontrant, lui


AVANT-PROPOS xxv

aussi, par anticipation , dans la Chicane de la

Chambre dorée, le formidable et si comique dénom-


brement de son Chicaneau [acte I, se. 7) :

Tout interlocutoire, arrest, appoinctement


A plaider, à produireun gros enfantement
De procez, d'interdits, de griefs un compulsoire, ;

Puis le desrogatoire à un desrogatoire,


Visa, pareatis, replicque, exceptions,
Révisions, duplicque, objects, salvations,
Hypotecques, etc. (Tome I, p. 180.)

En maint autre endroit, d'Aubigné , qui dit

quelque part : Deschaussons le cothurne, et rions...

a aussi quelque chose de V accent incisif de notre


grand Molière t. I, p. 98; :

Nos anciens, amateurs de la franche justice,


Avoient de fascheux noms nommé l'horrible vice :

Ils appelloient brigand ce qu'on dit entre nous

Homme qui s'accommode


Ils tenoientpour larron un qui faict son mesnage,
Pour poltron un finet, qui prend son advantage...

Et ailleurs :

Vous estes compagnons du mesfait, pour vous taire.

Il n'est pas jusqu'à Despréaux, son antipode, qui


ne prête à un rapprochement avec notre auteur. Sa

fameuse image du Rhin : Au pied du monde Adule,


rappelle la vision du Vieillard Océan, au livre V
des Tragiques (t. II, p. 109).
Enfin, nos modernes, nos contemporains, qui ont,
XX vi AVANT-PROPOS
et non sans raison, rendu hommage au vieux Ron-
sard, semblent n'avoir pas dédaigné de saluer aussi
et d'étudier son fidèle disciple. Ils ont goûté sa libre

et verte allure, sa facture dégagée et cavalière. On a

déjà fait observer que la fin du livre H (Princes se

retrouve dans les vers de Victor Hugo :

Car lorsque l'aquilon bat ses flots palpitans,


L'océan convulsif tourmente en même temps
Le navire à trois ponts qui tonne avec l'orage
Et la feuille échappée aux arbres du rivage.

Et que le prologue des ïambes d'Auguste Barbier


rappelle ce début (t. I, p. 92) :

Ce siècle, autre en ses mœurs, demande un autre s:v!e.

Lcs mêmes idées naissent des mîmes situations.

Mais ne pense-t-on pas malgré soi à certaines viru-

lentes tirades du drame Le Roi s'amuse, quand


on lit (t. I, p. 97) ces vers :

Vous estes fils de serfs, et vos testes tondues


Vous font resouvenir de vos mères vendues.

et surtout ceux-ci (p. 164 du t. II) :

Vous leur avez vendu, livré, donné en proye


Ame, sang, vie, honneur ! Où en est la monnoye ?...

« Vous avez », dit M. de Saint-V allier,

Terni, flétri, souillé, deshonoré, trhé,


Diane de Poitiers, comtesse de Brézé !
AVANT-PROPOS xxvn

Et Triboulet .

... Au milieu des huées,


Vos mères aux laquais se sont prostituées !

Mêmes sentiments, mêmes procédés d'expression.


D'Aubigné avait dit , au livre des Princes (t. I,

p. 140, v. 2 5), en parlant de l'amiral Coligny,


dont le fils avait abjuré et changé de parti entre les

mains des ligueurs :

11 vid plus, sans colère, un de ses enfans chers,


Dégénéré, lécher les pieds de ses bouchers.

Et encore :

Je vous en veux à vous, apostats dégénères,


Qui léchez le sang frais tout fumant de voz pères
Sur les pieds des tueurs !...
Tome II, p. i65, v. 11.)

Le poète des Châtiments a écrit à son tour :

Prosternez-vous devant l'assassin tout-puissant,


Et léchez-lui les pieds, pour effacer le sang ! (Nox.)

D'Aubigné a eu manifestement, on le voit, sa


part d'influence dans le mouvement qui a, d'une
façon si heureuse, régénéré les lettres françaises, il

y a un demi-siècle. Il a beaucoup prêté aux poètes


de notre temps : c'était prêter à des riches.
Et ce nest pas par les beaux côtés seulement que
nos poètes d'aujourd'hui rappellent notre auteur
huguenot, c'est aussi par ses défauts, tels que
Les Tragiques. — T. I.. î.
xxviii AVANT-PROPOS
métaphores et antithèses baroques, hyperboles et

jeux de mots puérils, accumulations bizarres,


accouplements de termes, que Von donne pour des

nouveautés hardies, et qui ne sont que des archaïs-


mes. C'est ce qu'a, entre autres, très-bien fait
ressortir un de nos meilleurs critiques, un de ceux
qui ont le mieux apprécié d'Aubigné, Eug. Géruzez.
« Ne serait -on pas tenté, ajoute-t-il, d'attribuer à
l'auteur de la Némésis ces deux vers :

J'en ai rougi pour vous, quand l'acier de mes vers


Burinait votre histoire aux yeux de l'univers

ou ces quatre autres :

Prète-moi, Vérité, ta pastorale fronde,


Que j'enfonce dedans la pierre la plus ronde
Que je pourrai trouver, et que ce caillou rond
Du vice Goliath s'enchâsse dans le front.

« L'acier de mes vers», le « vice-Goliath » , voilà


bien les types d'une foule de locutions nouvellement
remises en honneur, comme aussi de ces emjambe-
ments destinés à rompre la monotonie du vers

alexandrin. »

XI

En résumé, les Tragiques sont une œuvre confuse,


exubérante, farouche en quelque sorte, mais étince-
AVANT-PROPOS xxix

lante de sublimes beautés ; ou tous les tons se heur-


tent, toutes les formes se mêlent, l'épopée, la satire,
l'hymne biblique, l'idylle même : c'est comme un
mélange du génie des prophètes et de celui de Juvé-
nal. « Cette prodigieuse sortie contre la corruption
des Valois, les violences de la persécution, les vices

du clergé, de la magistrature et de la cour, est un


chaos et un déluge; mais, parmi cette tourmente,
brillent à chaque instant des éclairs de génie €f
retentissent des accents de sainte colère et d'hé-
1
roïsme . »

Il y a, dans le grand drame lyrique des Hugue-


nots, un trait assez heureux pour peindre une de
ses figures les plus sympathiques, et pour finir, je

l'emprunte volontiers à son auteur, Emile Des-


2
champs , et je l'applique ici à notre soldat-pocte 7
qu'il caractérisera parfaitement :

Diamant brut, incrusté dans du fer '.

Charles Read.

Géruzez, Hist. de la litt. franc., I, 375.


1.
C'est, en effet, le poëte Emile Deschamps
2. (détail
peu connu) qui a introduit dans le poème des Huguenots
le rôle de Marcel. Il avait à ce titre sa part de droits
d'auteur.
3. Dans 1énumération que fait Brantôme des mestres-de-
camp huguenots, on lit « D'Albigny, qui est bon, celui-
:

là, pour la plume et pour le poil car il est bon capitaine


;

et soldat, très sçavant et très éloquent, et bien disant s'il

en fut oneques. »
SOMMAIRE
DES

SEPT LIVRES DES TRAGIQUES

Livre I. — MISERES.

e poëte annonce qu'il va, comme Annibal,


porter la guerre à Rome. Il sait quels pé-
rils il affronte en passant le Rubicon. Se
plaçant sous la protection du Tout-Puissant,
il lui demande secours et inspiration. Il a
t^sit^i —»5sPG*ï dit adieu aux chants d'amour de sa jeu-
nesse; un autre feu l'enflamme l'amour de sa malheu- :

reuse patrie. —
Tableau des misères de la F.ance noyée
dans son sang. C'est une mère épuisée par ses nourrissons
et sur le sein de laquelle s'égorgent ses propres enfants.
Exaction des financiers et justiciers. Tyrannie des rois, qui
se font les loups dévorants du troupeau dont ils devraient
toujours être les bons bergers : ils sont de véritables fléaux
de Dieu. Énumération des crimes et des maux qui émanent
xxxii SOMMAIRE
d'eux. La terre répudie les grands et leur malfaisante in-
fluence ; elle reconnaît les petits comme ses enfants et leur
adresse ses consolations. A quelles misères ceux-ci sont en
proie par le fait de ceux-là ' — Le poëte retrace les tra-

giques et hideux spectacles, les épisodes effroyables dont


ses yeux furent témoins au milieu des guerres civiles la :

désolation des campagnes, les horreurs du meurtre et celles


de la famine. — Se tournant vers le roi de Navarre, il le

conjure de remédier aux malheurs de la France, de panser


ses blessures, lorsqu'il régnera sur elle. — Appels réitérés
en faveur de cet infortuné pays, réduit au désespoir. —
Les calamités qui le frappent sont sans doute des châtiments.
La peste, la guerre, la famine, découlent de deux sources,
personnifiées en ces deux puissances néfastes : Catherine
de Médicis et Charles de Guise, cardinal de Lorraine. Vi-
rulente apostrophe du poëte à celte « Jésabel ». venue de
Florence pour la perdition des Français, qui, vrai suppôt
de Belzébut, comble tous ses déportements par la pratique
de la sorcellerie; et à « ce cardinal sanglant », souillé de
tant de vices, tour à tour instrument et instigateur d'une
criminelle politique. Vision effrayante qu'Henri IV racon-
tait avoir eue au moment de la mort de ce monstre, — sa
belle-mère. — A ces frénésies succède hélas ! une nouvelle
et pernicieuse fièvre, celle du duel, de ce détestable esprit
querelleur par lequel va se décimant la noblesse qui a sur-
vécu jusqu'ici. L'auteur s'accuse d'avoir lui aussi été atteint
de cette folie. Les idées que l'on se fait si faussement au-
jourd'hui de l'honneur et de la vaillance sont mises par lui
en regard de celles d'autrefois. Futilité des motifs qui
portent les gens à s'entre-tuer ; et combien cependant cette
rage est partout répandue, au point que les femmes mêmes
n'en sont pas exemptes ! — Or. à qui la France doit-elle sur-
tout s'en prendre de tout ce qui lui arrive de funeste? A la
« ou plutôt au « loup a ro-
beste étrangère ». au pontife,
main, lequel s'arroge insolemment le droit de dominer sur
les couronnes et de faire de tous les rois autant d'esclaves.

Tel est l'évangile que prêche la nouvelle engeance de


Loyola, en empoisonnant l'homicide couteau ». Le poëte,
DES T R A G I QJU E S xxxm

se faisant l'interprète des sentiments du peuple, dont i! vient


de peindre les misères, se frappe la poitrine et se prosterne
devant le Seigneur, confessant humblement les péchés com-
mis et implorant la miséricorde divine.

Livre II. — PRINCES.

Le poète ne cache pas qu'il va accomplir une tâche bien


répugnante ouvrir « des sépulcres blanchis », mettre à
:

nu « d'horribles charognes » S'il s'est tu jusqu'ici, « de


peur d'encourir le courroux des princes irrités », il se re-
proche cette lâcheté et va, sans plus tarder, parler haut et

ferme ainsi que l'exige sa conscience. Arrière tous les vils


ménagements 11 faut désormais combattre en face et hardi-
!

ment les vices du siècle, à commencer par les flatteurs,


ces serpents venimeux que l'on voit s'insinuant partout :

dans les conseils de l'Etat et dans la chaire ; partout don-


nant le change, et parant de noms rouveaux tous les crimes,
toutes les infamies. Leur honteux commerce excite la ver-
tueuse du poète, qui, flétrissant la « Men-
indignation
terie », va prendre en main le flambeau de la Vérité, dût-

il en être la victime. —
Déguisements et déportements du
roi Henri III. Hypocrisies et impuretés des princes et des

grands. Ils sont d'autant plus coupables que leur rang les
oblige davantage, et qu'iis devraient s'appliquer à repré-
senter Dieu lui-même ici-bas. Mais les iniques conseillers
font les rois iniques. Que de mal ont ainsi commis de mi-
sérables courtisans, l'un prêtre apostat, l'autre moyenneur
vénal, traître de tous les partis ; celui-ci charlatan de cour,
à langue emmiellée; celui-là froid bourreau poussant au
la

carnage et tant d'autres bien connus,


; véritable bande —
de brigands qui s'arrangent pour vivre aux dépens du
pauvre monde et pour s'enrichir de ses dépouilles. Pour
comble d'ignominie, c'est à la clique italienne que profite
xxxiv SOMMAIRE
ce brigandage. O pitoyable France, « qui entretiens et

gardes voleurs », qui gémis sous la verge du « Conseil


tes

sacré qui te dévore » Pauvres fous, vous tous qui « pro-


!

diguez votre vie aux bouches du canon » et qui, glorieuse-


ment mutilés, vous voyez délaissés pour les « bouffons et

les muguets parfumés », apprenez donc ce que valent ces


rois à qui vous vous donnez Ali ils «
! ont appris à ma-
!

chiavéliser » ! —C'est une malédiction sans pareille que


ces princes enfants, ces rois en tutelle, dominés par leurs
caprices, par leurs passions, par les femmes, et dont le règne
n'est qu'une succession de scandales et de hontes. Peinture
des abominations de la cour : on n'y voit qu'entremetteurs
et mignons. — Étrange aberration des Polonais, qui,
maîtres de leur sort, vinrent de si couronne à
loin offrir la
ce méprisable personnage, le duc d'Anjou. Tout conspira
alors à les tromper :eussent-ils donc fait de « leur manteau
royal une couverture à tant d'opprobre et de déshonneur »,
s'ils avaient su tout ce qu'on prit grand soin de leur dissi-
muler à leur entrée dans Paris Cet exemple n'engagera pas
!

d'autres étrangers à nous emprunter quelqu'un de nos


princes : aussi bien joignent-ils à la laideur physique une
laideur morale, une méchanceté plus grande encore. Les
talents que peuvent avoir certains tyrans rendent parfois la
tyrannie un peu moins tolérable. Mais tel n'est pas le destin
des Français, réduits en servitude « sous une femme-hom-
mace et sous un homme-femme. » Celte « femme-hom-
mace », mère indigne, a elle-même corrompu ses trois fils.
— Elle a fait du premier une sorte de sauvage, de furieux,
« n'aimant rien que la chasse et le sang », et préludant par
des habitudes de cruauté aux massacres qui devaient illustrer
son règne. —Elle a fait du second un efféminé, un être
douteux, au menton rasé, aux joues fardées, sans cervelle et
sans front, qui inaugura en un bal la mode des habille-
ments féminins, et qui, renchérissant sur l'Espagne et sur
l'italie, porta buse, crevés, déchiquetures, manchons de
satin, cordons emperlés dans les cheveux, bonnet sans bord,
accoutrement « monstrueux, digne de ses amours ». Chacun
était en peine « s'il voyait un roi-femme ou bien un
DES TRAGIQUES xxxv

homme-reine ». 11 va sans dire que le dedans répondait au


dehors : tout en lui était ruse et intrigue, vice et lubricité,
grâce au lait qu'il avait sucé ;
par plus d'un trait il rappe-
lait Néron, et d'une autre Agrippine
c'était bien le fils :

plût au Ciel que celle-ci eût été la victime d'un tel


monstre, et qu'elle eut ainsi servi à préserver une autre mère,
c'est-à-dire la France Les Senèques de ce temps-ci n'au-
!

raient pas eu à subir toutes ces souffrances et ignominies


qui leur ont été réservées, — Le troisième fils de Catherine
fut par elle et « pour servir à son jeu->, élevé en « fai-
néant. » 11 devint aussi astucieux que lâche.
Pour lui, « ce
n'estqu'un coup d'Estat que d'estre bien parjure. » Jouet de
tous les vents, il trompe, il est trompé traître et assassin ;

de ses amis, sa robe ducale est souillée, couverte de leurs


sang. — Ces princes,rivaux d'impuretés, avaient tous
trois commencé infâme carrière par un commun in-
leur
ceste. Or, en ces derniers temps, le diable a appris à faire
l'ange ; il s'est donné un entourage de beaux esprits, à la

façon de Néron ;on a mis « le masque », c'est-à-dire « le

froc », et voilà ncs gens encapuchonnés, fagotés de cordes,


et qui « s'en vont étalant par la ville leurs processions
grotesques, diffamant le Christ par leurs litanies... » Mal-
heur à toi, roi déguisé qui joue ainsi le cagot ! « Ces cor-
beaux se paisti ont un jour de ta charogne. Dieu t'occira par

eux. » —
En attendant, « tes prêtres », par les rues pro-
menés, « n'ont pourtant pu celer l'ordure de tes nuits » et
l'orgie de tout ce qui te touche et t'environne. Le Louvre
n'est plus qu'un sordide lupanar. Un frisson me prend quand
je songe à ce qu'on en raconte, et je tremble de le répéter!
On parle aussi des vaines terreurs d'un roi à qui le ton-
nerre cause un tel effroi qu'il se cache sous terre, fait

sonner les cloches et qu'on lui administre


a besoin des
clystères d'eau bénite, sans compter tout le reste! Que
n'accusent pas ces frayeurs et ces pratiques insensées ! Hon-
teuses vérités, trop véritables hontes ! » Quels tableaux
souillent de tous côtés nos regards ! On dit qu'il faudrait
les voiler. Non, non ! « La vertu n'est point fille de l'igno-
rance », et il vaut bien mieux (comme l'enseigne saint Au-
xxxvi SOMMAIRE
gustin) mettre mal à découvert « avec sa puanteur et son
le

infection », afin qu'il provoque le dégoût et la haine. Mais


trêve à ces fureurs, et envisageons une autre face de notre
sujet. Supposons un vieux gentilhomme qui s'est appliqué à
instruire et à former diligemment son fils, pour ne se sé-
parer de lui qu'après en avoir fait un adolescent accompli.
Voici le jeune homme équipé; le voilà parti, il débarque à
la cour et pense « être arrivé à la foire aux vertus ». Que

de beaux personnages Que de superbes choses


! Mais dès !

qu'il a entrevu les revers des médailles, que de froissements,


quelles amères déceptions Il voit, au Louvre, entrer ou
!

sortir des gens que la foule escorte et adore. Quel est ce-
lui-ci ? demande-t-il. Et quel est celui-là ? Sont-ce de
vaillants guerriers, d'éminents hommes d'État ? On lui

nomme... d'illustres inconnus, et il n'est pas moins étonné


des réponses qu'on lui fait, que ses interlocuteurs ne le

sont de la naïveté donc permis d'i-


de ses questions. Est-il

gnorer que ce sont là les « mignons du Roi », qu'ils sont


partout au premier rang, et que la Fiance entière est leur
tributaire ? Du même coup, le voilà édifié et indigné. La
colère lui trouble les sens, son sommeil est agité de visions.
La Fortune, « cette mère aux étranges amours », lui appa-
raît en songe elle écarte les rideaux de son lit et, le cou-
;

vrant de baisers, l'appelle son fils et lui tient ce discours :

« Innocent jouvenceau, tu as été mal par ton père. instruit


Il t'a appris à me mépriser, moi, la Fortune, moi, ta mère,

et à me préférer la Vertu, cette sotte qui ne te peut menei


à rien. Vois un peu le sort des Senèque, des Thraséas, des
Coligny. Y a-t-il là de quoi te tenter ? Combien est diffé-
rente la destinée de ceux qui me prennent pour dame et

suivent mes préceptes Suis-les donc, aspire à imiter, sous


!

mes auspices, les mignons vieillis et à les remplacer dans la


faveur royale ». A ces mots, la Vertu qui écoutait à la

porte, ne se contient plus, et entre brusquement pour com-


battre ces odieux sophismes. « Ce n'est pas moi, s'écrie-
t-elle, qui chercherai à t'éblouir, comme fait ici la fausse
Fortune, pour te tromper. Sincères sont mes maximes, et

rude est la voie que je trace : mais ceux qui m'écoutent et


DES TRAGIQUES xxxvu

marchent dans mes sentiers, ceux-là sont des hommes sains.


et forts témoin les Scipion et Coligny, celui-ci grand
:

entre les plus grands et triomphant dans sa mort même.


Choisis donc la bonne part et la vraie gloire. T'y exhorter
plus longtemps, c'est te faire injure. » Le poëte conclut —
en maudissant le séjour empesté des cours, et conjure ceux
qui haïssent le vice d'en fuir le contact. Au milieu de cette
fange, nul ne peut rester exempt de souillure. En se taisant,
on se rend en quelque sorte*complice du méfait et l'on
risque de se trouver impliqué dans le jugement final qui
attend les coupables.

Livre III. — LA CHAMBRE DOREE.

Au plus haut des cieux réside l'Eternel. Les légions des


Anges et des Puissances sont là rangées et l'adorant face à
face, prêtes à exécuter, au moindre signe du Seigneur des
Seigneurs, les commandements divins. Au pied de ce trône
de gloire arrive la Justice, fugitive et toute meurtrie. Elle
peut à peine exhaler sa plainte. « Les humains ont outragé
et déshérité celle que tu avais placée à leur tête comme ta

propre fille, ô Dieu, pour régner sur eux. Elle a recours à


toi ! » La Piété, autre exilée de la terre, s'avance, et, tom-
bant à genoux Ces humains, dit-elle, tes créatures, ce
: «

sont eux qui m'ont chassée » La Paix vient à son tour


! :

« Et moi aussi, ils m'ont expulsée, et ils ont mis en mon


lieu une fausse Paix, qui n'est que la Guerre déguisée. »
L'assemblée des Esprits appuie cette prière et insiste sur la

gravité des désordres qui viennent d'être signalés. « L'Eter-


nel laissera-t-il plus longtemps blasphémer son nom et fou-
ler aux pieds ses lois? » Les Anges lui montrent le cortège
des âmes des martyrs qu'ils ont recueillies au ciel, et cette
vue allume son courroux. Il abaisse son regard sur la terre,
et ce qui le frappe au travers des nues, c'est un palais
xxxviii SOMMAIRE
hérissé de tourelles et pavillons dorés, mais que l'on croit à
tort bâti de pierres et sable : car c'est un édifice élevé avec
la chair et les os des innocents; c'est un vaste sépulcre blan-
chi ; c'est, en un mot, le palais des justiciers —
ou loups
cerviers — parisiens. Là est la Chambre dorée, « de justice
jadis, d'or maintenant parée », et où préside aujourd'hui
«< l'Injustice impudente ». Elle a pour assesseurs, sur les
fleurs de lis, l'Avarice, vieille harpie; l'Ambition, capable
de tout pour dominer; l'Envte, hideuse sorcière; l'Imbécil-
lité,au front vide; la Colère, aux yeux enflammés; la Fa-
veur, aux dés pipés f Ivrognerie, au gosier enroué, aux
;

violences féroces; l'Hypocrisie, faisant trafic de la dévotion;


la Vengeance, au teint noir la Jalousie, tour à tour pâle
;

ou cramoisie; l'Inconstance, aux dehors insaisissables; la


Stupidité, impitoyable brute. Au
bout d'un banc se trouve
la chétive Pauvreté, toute honteuse, et, « pour couronner
cette liste », voici l'Ignorance, « qui n'est la moins fas-
cheuse peste », car tout lui est égal et elle opine du bonnet
ad idem, puis demande après de quoi il s'agissait. Sur un
autre banc se voit, sous les traits d'un colosse africain, un
monstre effrayant : c'est la Cruauté farouche, ayant la Pitié
à ses pieds. A côté d'elle, la Passion, âpre aiguillon des
âmes, qui surprend et dicte les sentences; la Haine, fille de
l'Esprit de parti, qui les impose par la menace; la Vanité»
sottement accoutrée; la Servitude, tète rasée, esclave du bon
plaisir: la Bouffonnerie, perverse courtisane, auprès de la-
quelle rien ne trouve grâce ; la Luxure, aux effrontés dé-
sirs ; la Faiblesse, toujours tremblante et impuissante ; la
Paresse, qui ne « juge que sur l'étiquette » ; 1 ecervelée
Jeunesse, qui juge à l'étourdie et fait couler le sang ; la
« froide et lâche » Trahison, l'Insolence, vile parvenue; la
Formalité, qui fausse et « difforme » tout, digne fille du
Pédantisme. Au dernier coin est « la misérable » Crainte,
blême et marquée du sceau fatal du malheur. Or il ar- —
tiva que c'était tout justement le jour où le roi Henri III
vint à la mercuriale, ce qui permit au Souverain Juge de
mieux voir au grand complet ce sénat, cette cour, on —
peut dire cette « boutique » — de la Chambre dorée. Mé-
DES TRAGIQJJES xxxix

rr.orablo séanceoù éclata toute la lâcheté de ces conseillers,


de ces esclaves du maître. —
Ce palais avait captivé l'at-
tention du Très-Haut par son faste un second château l'at- ;

tira mais celui-là par l'aspect funeste de ses « tours


aussi,
assemblées » et de ses « grilles redoublées ». C'était la
forteresse de « l'Inquisition », l'enfer des malheureux, la
redoutable Bastille. Alors apparaît la cohorte des barbares
persécuteurs, des sombres et inexorables geôliers, des pour-
voyeurs de gibets, des Ferdinand, des Isabelle, des Sixte-
Quint, et l'Eternel vit avec indignation les sanglantes tra-
gédies dont ceux-ci étaient les triomphants auteurs. En
même temps, il introduisit au ciel la légion des martyrs,
leurs victimes. « Tremblez, juges! » car en signant ces ar-
rêts de mort, le vôtre que vous signez. En vain vous
c'est
prétendriez vous en laveries mains doctes brigands ». :

vous êtes bien la race vénale de ces Juifs qui criaient :

« Crucifie » tout en se récusant. Mettez, mettez un gant


!

blanc, bourreaux l'or n'en reste pas moins à vos doigts,


:

et aussi le sang ! —
Ce venin espagnol infectant bientôt
les autres nations, chaque pays devient le théâtre d'horribles

supplices, et partout les bons sont torturés, mis à mort par


les méchants. Le Père céleste a vu ces lamentables tableaux

et a inscrit les noms des saints « en son registre éter-


nel ». Là sera l'inévitable condamnation de leurs juges
meurtriers, quand viendront les grands jours du Juge su-
prême. Puisqu'ils n'ont pas su profiter des avertissements
qu'ils pouvaient lire sur les voûtes mêmes de leur « grand
palais où ont été tracées les annales de Thémis et de
»,
ces plus fameux représentants dans toute l'histoire sacrée et
profane, depuis Moïse et Salomon, Aristide et Cyrus, Catort
et Auguste, Trajan et Charlemagne, jusqu'aux modernes et

aux contemporains. Là se voit aussi le cortège des martyrs


qui vont enfin recevoir la couronne de leur triomphe final,
en même temps que la foudre céleste va frapper leurs
bourreaux devant le trône de gloire. Le poète se donne —
ici carrière pour peindre l'antre de la Chicane et tous ses

agissements. La Basse Normandie, le Comtat, le Poitou,


sont proprement son refuge. La Suisse la Hollande , ,
XL SOMMAIRE
l'Angleterre, l'Ecosse, ont su s'en préserver. Heureux et

digne d'envie est le libre royaume d'Elisabeth ! — Puisque


les marchands de justice à faux poids font la sourde oreille,
il emprunter les accents de David et les forcer d'en-
faut
tendre ce qu'il adresse à ceux qui ne rendent pas la justice,
mais la vendent. Oui, Dieu vous demandera compte de vois
iniquités, de vos mensonges, de vos attentats. Avant qu'il
soit peu, le Seigneur viendra, armé de sa verge de fer: il

vous châtiera ainsi que vous le méritez.

Livre IV. — LES FEUX.

« Jérusalem, ouvre tes portes. » Voici venir la proces-


sion des élus, des fidèles, des champions de la foi. Que
Dieu donne au poète de ne point faillir à sa tâche! Sa
conscience lui est apparue en songe et lui a fait une loi de
tirer de l'oubli les noms de tant d'héroïques martyrs. Entre
eux point de choix : le plus humble est l'égal du plus
illustre. C'est d'abord, ouvrant cette liste des glorieux
confesseurs de Jésus-Christ, Jean Huss et Jérôme de Prague,
dont les cendres jetées au vent furent semences fécondes ;

les pauvres de Lyon, dignes successeurs des Albigeois; en

Angleterre, « Gérard et sa bande », Wiclef, à qui revient


l'honneur d'être le premier des témoins de ce pays ; et
Bainam, et Fricht, Thorb, Bewerlan Sautrée, le grand ,

primat Krammer, « l'invincible Haux », Norris, Anne As-


keuve et Jane Gray, Bilnée, le « vaillant Gardiner », les
trois Agnez, Florent Vénot, les quatorze de Meaux et le

paysan de la forêt paumier d'Avignon, les


de Livry ; le

deux frères de Lyon et les cinq écoliers brûlés dans cette


même ville; la demoiselle de Graveron, la constante Marie,
le conseiller-clerc Anne Du Bourg, la dame de La Caille ;

enfin tant d'autres témoins fiançais et flamands, — d'An-


vers, de Cambray, de Tournay, de Mons, de Valenciennes
DES TRAGIQJJES xu

(ce n'est ici « qu'un indice à un plus gros ouvrage »).


L'Italie et l'infidèle Rome ont eu aussi leur confesseur, un
intrépide « soldat de Christ », Montalchine. Gloire aussi à
ces deux prédicateurs obstinés de l'Evangile, Philippe de
Gastine et Nicolas Croquet, et au Dauphinois Lebrun !

Celui qui inscrit ici ton nom, ô Gastine, eut avec toi pour
maître « notre grand Béroalde », et fut « ton privé com-
pagnon d'escoles et de jeux » puisse Dieu lui donner d'être
« ton compagnon de feux » N'oublions pas non plus ! —
« le martyre secret » des deux filles du ministre Serpon,
« dans la nuit ténébreuse » de la Saint-Barthélémy, mar-
tyre d'autant plus mémorable que les bourreaux étaient les
propres parents des victimes. Il faut aussi rappeler ces
trois Anglais qui allèrent « jusque dans Rome attaquer
l'Antéchrist », et dont deux furent étouffés sans bruit,
tandis que le publiquement martyrisé. Ses
troisième fut
cendres furent fécondes, témoin ce vieillard que trois ans
de prison avaient blanchi, témoin le capucin Lemaigre,
dont la voix prêcha « quarante jours entiers, en la chaire
d'erreur, la pure vérité ». Ajoutons à ces confesseurs du
printemps de l'Église ceux qui ont « esjoui son automne »,
— Une rose d'automne est plus qu'une autre exquise,
— et consignons ici la fière et belle réponse du vieux
Bernard Palissy à ce roi déchu alléguant la contrainte que
lui, roi, subissait et l'exhortant à se soustraire au supplice
par une feinte soumission : « Sire, répliqua le potier, il

est temps de quitter sans regret cette vie, alors que mon
roi avoue qu'il est contraint Mais lui et tous ceux qui !

l'ont contraint ne me contraindront point, car je sais

mourir, et, partant, ne sais point craindre. » Pour le bien


de la France, il eût fallu « que ce potier fût roy, que
ce roy fût potier ». La Bastille alors « n'emprisonnait que
grands » donc elle était digne de servir à un Bernard
:

Palissy de prison et d'échafaud. Elles y eurent cet héroïque


vieillard pour compagnon et pour conseiller, les deux de-
moiselles parisiennes, les deux sœurs que bientôt la cou-
ronne du martyre « para d'angélique beauté ù. — Ainsi
Dieu vit, à cette illustre époque, dix milliers d'àmes
xlii SOMMAIRE
méprisant mort et triomphant des bûchers, pour lui donner
la

gloire, et non seulement des doctes et des grands, mais de


« pauvres abjects saintement ignorants », déployant de
« braves courages >>, sacrifiant pour la vérité la vie et
leurs délices. Mais il vit aussi, blasphémant contre lui, et
opprimant et persécutant les siens, ceux-là qui usurpaient
« le lieu et le nom de l'Église ». Il ne put supporter cette
vue sans en ressentir un violent courroux et sans i< se
repentir d'avoir formé la terre », qu'il abandonna pour
regagner le ciel.

Livre V. — LES FERS.

Dieu ayant « retiré ses yeux de la terre ennemie », elle


se trouva livrée aux ténèbres. Le ciel, au contraire, en voyant
revenir son souverain Maître, rayonna de lumière et de
bonheur. Les séraphins et les chérubins étaient en extase :

au milieu de ces purs esprits se glissa Satan, « desguisé en


ange de lumière ». Dieu le reconnut et l'apostropha « Que :

viens-tu faire ici? D'où viens-tu? Je viens, répond le —


serpent démasqué, de voir la terre et d'y faire mon métier
d'imposteur et de tentateur, redressant contre ton église les
fers après les feux. —
Pourtant tu as éprouvé la constance
de mes saints champions, lesquels ont tué la mort même ;

tu as pu contre leur chair, mais tu n'as rien pu contre leur


âme. — Oui, je le sais. Mais l'épreuve n'est pas complète :

fais succéder aux supplices le repos, à l'adversité la prospé-


rité ; qu'ils fassent à leur tour couler, dans les combats, le
sang de leurs ennemis; que la satisfaction de la victoire, que
le vent de la faveur les excite. Laisse-moi au besoin essayer
du règne de l'argent, de l'octroi des pensions, et tu verras
s'ils ne blasphèment ton nom, jusqu'ici glorifié. Si j'échoue
alors je m'avoue vaincu et confesse que ton Eglise est sainte.
— Soit, dit l'Eternel. Fais donc ton œuvre. Ta ruse et ta
DES TRAGIQUES xmi
peine perdues ne serviront qu'à ma gloire. » — Fendant
l'espace, le démon se précipite vers la France, et arrive en
un tourbillon aux rives de la Seine. Il avise tout d'abord les
préparatifs du superbe palais qu'entreprenait alors Catherine
de Médicis, et qui devait s'appeler les Thuilleries. Dans cette
entreprise il voit la ruine de dix mille maisons, « son œil
ardent découvre du gibier pour soy dans ce palais du Lou-
vre ». Ce sera donc le théàire de ses exploits, et il faut y
dépêcher ses noires légions, celles qui font le sujet de ces
tableaux que l'on voit au Vatican et où se trouvent les triom-
phes de l'Antéchrist. Le ciel s'émeut et veut avoir aussi les
triomphes des siens représentés en de tels tableaux. Des
peintres divins retracent aux yeux des bienheureux martyrs
la « saison des fers, pire que celle des feux », et font
contempler aux pères « l'admirable constance de leur posté-
rité », qui compte bien peu d'infidèles. Le premier de ces
tableaux montre « le hideux portrait de la guerre civile »
dévorant les « doux Français l'un sur l'autre enragés », et
la « d'Amboise) remplie de morts avec son
petite viile »
fleuve ensanglanté, et l'une des victimes attestant le ciel
que
tout ce sang répandu sera vengé. Puis ce sont deux armées
qui en viennent aux mains « en la plaine de Dreux », où la
victoire va de l'une à l'autre, « les deux favorisant, pour
ruyner les deux ». Voici l'?ttaque contre les faubourgs
mêmes de Paris, la bataille de Saint-Denis, où succombe le

connétable, un insigne traitre. D'autres combats succèdent


à ceux-là, parmi lesquels celui de Jarnac, qui voit blesser
d'abord et ensuite assassiner Condé ; Saint-Yrier, Montcon-
tour, etc. Un tableau est consacré à « la pieuse Renée »,
duchesse de Ferrare, digne fille du roi qui « fut dit père du
peuple », et hospitalière à de nombreux fidèles en sa rési-
dence de Montargis. Ici c'est le fait d'armes accompli à
Navarreins, celui de Luçon Sainte-Gemme les exploits de ,

Dupuy-Montbrun, grand succès obtenu à Saint-Gilles,


le

aux bords du Rhône. Ce sont des cruautés peintes au vif


pour mieux émouvoir l'ire du Tout-Puissant l'abominable :

massacre de Vassy, celuy de Sens, ceux d'Agen, de Cahors,


de Tours, d'Orléans, tous ceux enfin que virent dans leur

Les Tragiques. — T. I. G
xliv SOMMAIRE
cours les fleuves de la Loire, dela Seine, de la Garonne et

du Rhône. Ni les victimes du baron des Adrets, ni Mouvans,


ni de Tende, ne sont oubliés, non plus que les massacres
plus anciens de Mérindol et Cabrière, et les combats d'An-
grogne. —
Voici venir enfin « la tragédie qui efface le
reste » et montre comment fut châtiée l'Eglise, « quand sa
paix et sa foi eurent pour fondement la parole du roi » c'est :

nommer la Saint-Barthélemv, cette boucherie à nulle autre


pareille! Deux princes vêtus de noir ils portent le deuil de
Jeanne d'.Mbret) viennent d'entrer dans Paris l'infidèle. Le
jour s'est levé, jour à jamais maudit, où, par ordre d'un
roi bourreau de ses sujets, « la populace armée » va tré- «.

pigner la justice », et où des Français vont immoler d'autres


Français. L'amiral, cette grande figure, ce Caton de nos
jours, tombe sous leurs coups aussitôt que la cloche du
Palais de la Justice a sonné l'heure des iniquités. La cité est
inondée de sang. Le Pont-aux-Meuniers, la Vallée-de-Misère
voient égorger ou jeter à l'eau des milliers de malheureux.
C'est Yverny, la charitable nièce du cardinal Briconnet, c'est
un époux que la mort réunit à son épouse, c'est le vieux
Ramus, la gloire des Écoles, le conseiller octogénaire Chap-
pes, Brion, gouverneur du prince de Conti, etc. Le Louvre
même devient un champ de carnage, champ que la présence,
l'attitude de Néron et de sa cour rendent encore plus hi-
deux. —
Mais en vain le tyran a fait taire sa conscience :

elle se révolte et vient remplir ses nuits de terreurs. Tout


l'épouvante et le glace d'effroi il voudrait se fuir lui-même,
:

et ne le peut. —O toi, Henri de Béarn, qui fus témoin de


ce supplice royal et qui nous en fis le récit, en frémissant à
la pensée de cet horrible tableau, « si un jour, oublieux,
tu en perds la mémoire, Dieu s'en souviendra bien, à ta
honte, à sa gloire » ! —
De Paris, les massacres se sont
étendus à Meaux, à Orléans, aux villes que baigne le Rhône,
à Lyon, à Tournon, Valence; mais Rouen,
Viviers, Vienne,
'Iroyes, Toulouse, Angers, Poitiers, Bordeaux, renchérissent
sur les autres. Dax suit leur exemple. Mais Bayonne, gr-à«e
à son généreux gouverneur, répudie l'ordre qu'on a pu
envoyer à des bourreaux, non à des soldats. Bourges assas-
DES TRAGIQUES xlv

sine avec un soin jaloux tout son petit troupeau. Mais à


quoi bon « courir ville après ville, pour descrire des morts
jusqu'à trente mille » ?... — L'étonnante aventure du jeune
Caumont de la Force doit être ici mentionnée, et celle des
pauvres fidèles préservés par un secours miraculeux, tels que
Merlin, le ministre de l'Amiral, et Reniers, à qui son pro^
pre ennemi Vésins sauva héroïquement la vie, en lui faisant

cette condition sublime, « que du faict de Paris il prendra


la vengeance» ! — Enfin le poète, lui aussi, doit dire qu'il
fut visité « par l'auge consolant des amères blessures », et
que, dans une extase qui dura sept heures, il fit passer de-
vant ses yeux les images qu'il vient de peindre, et bien
d'autres encore; mais il lui fit voir aussi, aux plans plus
éloignés, les compensations et les vindictes de la justice di-
vine. C'est La Rochelle et Sancerre qui résistent noblement
et auxquelles ambassadeurs polonais sont en aide. Le duc
les

d'Anjou, quand il reviendra roi de Pologne, fugitif, pour


succéder à son frère, ne trouvera plus de craintifs agneaux,
mais des lions, qu'on a trompés. La perfidie du
des lions
nouveau tyran rallume guerre, et le tyran d'Espagne
la

I
Philippe II) « contre les François reconjure la France ».
Coutras venge par cinq mille morts les compagnons du Béar-
nais. Paris et le Guisard chassent l'hypocrite renard, lequel
se va venger à Blois ; mais Jacques Clément l'attend à Saint-
Cloud, en la maison, chambre et lieu, et au même mois,
qu'il a, dix-sept ans auparavant, sollicité et résolu la Saint-
Barthélémy. C'est celui à qui son frère avait dit « Messe :

ou Mort! » qui lui succède. 11 eit d'abord vainqueur à Arques


et à Ivry. Paris souffre un long et rude siège. L'engeance

de Loyola forme entre princes et rois une alliance funeste


qui aura longue durée et qui éteindra flambeau luisant de le

la France en repos. Que


de troubles en Europe jusque l'an
1666, qui doit voir l'avènement du grand juge! Le —
poète est exhorté par l'Ange à se consacrer « aux vengeances
de Dieu », à écrire fidèlement les secrets qu'il vient de lui
faire lire dans les étoiles du firmament, à témoigner qu'il
garde mémoire des grâces que Dieu lui fit, alors qu'on l'a-
vait recueilli à Talcy, blessé et mourant. Ecoutant donc cette
xlvi SOMMAIRE
voix de l'Ange, le poëte loue son Dieu et, avant de « dé-
crire ses derniers jugements », il veut ici rapporter libre-
ment encore une vision qu'il a eue. — C'était sur ces côtes
de la Bretagne où viennent aboutir fleuves de France, les

de la Seine àGironde le vieil Océan était lors « tran-


la :

quille et sommeillant ». Tout à coup les vents, les flots


entrent en guerre. « Qu'est-ce donc? s'écria, réveillé en
sursaut, le vieillard Océa n. Pourquoi troubler ainsi mes pro-
fondeurs? » 11 élève la tète, se faisant porter par deux dau-
phins; et croit avoir affaire aux éléments en courroux. Mais
non, les ondes sont ensanglantées, elles rougissent et sa barbe
blanche et sa main. « A moi! dit-il aussitôt, mes filles!
A moi, mes vagues! Repoussez ceci de mon sein qui ne
souffre point de morts. » Que ces fleuves qui l'ont amené
« aillent ailleurs purger leurs cruautés » ! Et la mer se met-
tait en devoir de forcer les fleuves à remonter vers leurs
coupables sources, lorsque le vieillard Océan vit les cieux
s'entr'ouvrir et ses anges fendre l'air pour descendre vers ce
sang, qu'ils recueillent précieusement et portent au palais
du grand Dieu. A cette vue le vieillard Océan change de
langage « Venez, enfants du
: ciel, ô saincts que je repous-
sais ! Ce n'est plus contre vous, c'est pour vous que je me
courrouce! » Puis, s'avançant vers la Loire, il y rencontre
les corps meurtris des martyrs qui couvrent ses bords.
« Ceux-ci je veux garder, dit-il, car ils sont purs, et la terre
n'était pas digne d'être leur tombeau. » Il dit et disparaît.
— Oh! oui, « nos cruautés pussent-elles être ensevelies
dans le centre du monde! Puissions-nous, la tête haute,
porter au front, en face de l'étranger, l'honneur ancien de
France! » Mais vous aussi, étranger, qui tenez en abomi-
nation le nom français, pour Dieu ! faites du moins le
choix « de celuy qu'on trahit et de celuy qui tue ». Et —
maintenant que les Fers sont terminés, prenez haleine pour
ouïr la fin de ce poëme, et « venez savoir comment l'Eter-
nel faict à poinct justice et jugement ».
DES TRAG1QJJES

Livre VI. — VENGEANCES.

Invocation du poëte au Dieu de douceur et de bonté. Il


n'a pas cette sagesse que donnent les années; il n'est encore
qu'un enfant en qui « fleurit un printemps de péché* », il a
besoin de voir purifier sa jeunesse première, afin d'être
digne de sa tâche. —
Qu'on n'attende pas ici de lui des
nouveautés, le Seigneur renvoyait les scribes et les phari-
siens aux enseignements de l'Ancienne Alliance; il fera de
même, montrant d'abord les tyrans du peuple de Dieu et
leurs châtiments, puis ceux de la primitive Eglise, enfin ceux
de notre âge, qui n'ont pas été traités d'une façon moins
exemplaire. —
Voici donc le premier meurtrier, Caïn, et le
premier martyr, Abel; et voici la première vengeance qui
poursuit Caïn. effroyable, implacable. Voici le grand déluge
qui punit la perversité des enfants des hommes; la confusion
des langues qui flagelle leur outrecuidance ; le feu du ciel
qui foudroie leurs abominations. C'est tour à tour Saûl,
David, Absalon, Achitophel et Achab, Jézabel et Athalie ;
c'est le tyran Nabuchodonoror, et son petit-fils Balthasar,
qui viennent témoigner de la céleste justice, de cette jus-
tice qui a pour instruments un Chérub, un Sennachérib,
une Esther, — la force dont elle se joue, — la faiblesse,
qu'elle rend plus p-issante que les puissants. — Passons à
l'Eglise naissante : c'est Hérode, le massacreur des inno-
cents ; Néron, l'incendiaire de Rome; Domitien, le cruel ;

Adrien, le crucificatour ; Sévère, son émule ; Valérien, l'exé-


crable; Maximien, Maximin, Julien, et la bande de leurs
successeurs et imitateurs, dont la méchanceté trouva sa ré-
compense. —
Nous arrivons à ce siècle de la renaissance
évangéiique, qui est le siècle courant, et qui offre aux élus
autant de cruautés et d'épreuves de toute sorte, « qu'aux
troismille ans premiers de l'enfance du monde, qu'aux
quinze cens après de l'Eglise seconde. » L'archevêque de
Cantorbéry, Arundel, qui tourmenta Wiclef et les Lollards;
xlviii SOMMAIRE
le comte Félix, Mesnier (le baron d'Opnède\ le chancelier
du Prat, le conseiller l'Aubepin, l'archevêque de Tours,
Etienne Poncher, l'évêque Castellan, le docteur Picard,
l'inquisiteurLambert, tous rivaux de persécution, ont senti
la rigueur de Dieu. Viennent ensuite ceux qu'il nous a été

donné de voir de nos yeux, un Bezignv, un Cosseins, un


maréchal de Tavannes, un maréchal de Raiz, par-dessus
tout un damné cardinal, celui de Lorraine. Ils ont eu, tous

ces bourreaux couverts de sang, une fin épouvantable et digne


de leurs exploits. — Telle est la justice souveraine, en ses
rétributions tardives, mais infaillibles. Elle assigne à chacun
la part qu'il s'est faite et qu'il a méritée. Combien d'exem-
ples encore tout récents montrent, en traits éclatants, ce
Dieu, juste vengeur, tel qu'il fut en tout temps !

Livre VII. — JUGEMENT.


Le poète demande à l'Éternel de donner force à sa voix,
afin qu'elle puisse prononcer ses arrêts solennels. Quels sont
ceux à qui il est chargé de distribuer la vie ou la mort, la

félicité ou la misère sans fin ? « A vous la vie, à vous qui


par Christ la perciez » : votre place est à sa droite. A vous
la mort, apostats, qui l'avez renié, « vendu, livré, donné
en proie »; qui vous-mêmes êtes à vendre, si déjà vous ne
vous êtes vendus. A la gauche est votre place. Que diraient
vos pères, grand Dieu s'ils vous voyaient courtiser leurs as-
!

sassins, chanter au lutrin et servir la messe ? Oh ! ils n'ont


que trop bien réussi, ceux qui ont travaillé à vous faire
ignorer ou mettre en oubli l'exemple et la mémoiable pa-
role de Louis de Condé, mourant pour Christ et sa patrie!
Ainsi avait été subornée l'enfance de Scanderberg, aban-
donné aux muphtis et vouée par eux à l'adoration de Ma-
homet son bon sens l'emporta et lui fit mépriser le crois-
:

sant pour embrasser la croix et vaincre par elle. Notre


DES TRAGIQUES xlix

siècle, hélas n'a plus « de ces engeances hautes » les


— Or, Dieu
! ;

femmes n'ont plus que des rejetons dégénérés.


s'adresse à eux, et voici en quels termes : «. Allez au feu,
princes félons et persécuteurs de mon héritage ! Et vous,
barbares cités de France, qui vous êtes baignées dans
le sang

de mes brebis, ayez le sort de Jéricho » Dieu se souvient !

surtout des fureurs de Paris contre les siens, et ses « rouges


cruautés » lui seront un jour rendues elle aura à subir et :

les fureurs d'une Ligue et les horreurs d'un siège. Ce seront


là, ô cités criminelles, de faib'es préliminaires des supplices

que l'enfer vous ménage, quand l'Éternel, jugeant et les

corps et âmes », enverra « les bénis à la gloire et les


les

maudits aux flammes » La chair étant la complice de l'es-


.

prit, qu'elle induit en tentation, il faut qu'elle ressuscite


pour Rien ne prévaut là conire les vai-
sentir le châtiment.
nes objections des Sadducéens. Oui, le corps aura, comme
l'âme, sa résurrection. Le ciel en est garant, et les païens
eux-mêmes ont affirmé cette croyance, que partout leurs
œuvres attestent encore à nos yeux
voyez leurs pyramides:

et obélisque?, leurs lois et leurs cime-


usages funéraires,
r
tières sac és. les bustes et les statues, le tombeau de Mau-
sole enfin, celte deuxième merveille du monde. Écoutez ce
que chante le divin Pvmandre et les secrets qu'il révèle
d'Hermès Mercure Trismégiste, c'est-à-diie « trois fois
grand ». Le monde est immortel, et tout ce qui le consti-
tue l'est également, —
que chacun en demeure convaincu.
La terre, en divers lieux, conserve merveilleusement les
corps, et ne voit-on pas tous les ans, près du Caire, au
vingt-cinq mars, le miracle des ossements qui se relèvent et

se meuvent durant trois jours? Soyez donc réjouies, âmes


célestes, par la pensée que vous retrouverez « ces corps par
vous aimés, et qui vous aimeront ». Mais quoi voici la — !

fin des temps, et les prophéties s'accomplissent. La voici, la

résurrection des morts, voyez-la se réaliser. Voici le fils de


l'homme, le fils de Dieu. La trompette du jugement sonne :

les bons sont pleins d'assurance et les méchants tremblent.

Dieu le Père apparaît dans sa splendeur ineffable. Un ange


appelle les nations à son tribunal. Les bourreaux sont pros-
L SOMMAIRE
ternes aux pieds de leurs victimes. Un héraut proclame leur
mort, leur mort éternelle. Qui pourrait fuir alors le doigt
de Dieu? Tout s'élève contre eux et les accuse; les éléments
leur reprochent l'abus qu'ils ont fait d'eux en les faisant
servir à leurs cruautés. — Veuille l'Esprit Saint diriger la
langue du poëte, afin qu'il ne se laisse pas entraîner par la

passion en prononçant ces terribles sentences. Voici donc —


les faits et gestes motivant la condamnation de l'Antéchrist,

voici ses attentats et ses abominations. Il faut maintenant


que tous ses faux et blasphématoires attributs de puissance,
tiares, mitres, bannières, clefs, « chappes d'or et d'argent, et
bonnets d'escarlate, et la pantouffle aussi qu'ont baisée tant
de aux pieds du Christ ils forment
rois », tout cela soit jeté ;

à la gauche un énorme monceau. A la droite ce n'est pas


l'or qui abonde; ce qu'on y voit, ce sont des haillons de
Lazare. 11 occupe la place de ceux qui ont refusé de couvrir
sa nudité, d'étancher sa soif, d'apaiser sa faim. Et ceux qui
ont fait part de leur vêtement, ceux qui ont donné la goutte
d'eau et le morceau de pain, ceux-là sont appelés « au
royaume éternel d'une éternelle paix ». Soudain quel chan-
gement s'opère en eux Et, d'autre part, quelle scène d'é-
!

pouvantement, quand les maudits sont rejetés « au gouffre


ténébreux des peines éternelles » Tout ce que l'on vit ja-
!

mais ici-bas d'effroyables tempêtes ne donne point une idée


des horreurs de l'abîme où ils sont plongés sans retour.
C'est alors, « enfants du siècle, abusés mocqueurs », que
vous expierez vos téméraires bravades et que vous sou-
haiterez en vain une mort désormais impossible. Mais de
tous les tourments que vous endurerez, le pire sera la con-
naissance et la vue des joies incomparables qui seront, dans
le ciel, le partage des élus. —
Tableau des satisfactions et
des félicités sans nombre qui attendent les saints au sé;our
céleste. Le poëte, ébloui lui-même de tant de splendeurs,
tombe en extase.
LES TRAGIQUES
DONNEZ AU PUBLIC PAR LE LARCIN
DE PROMETHÉE

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DONNE A l.'iMPRIMEL'R LE 5 AOUST

Les Tragiques.
AUX LECTEURS

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Ws^*£>2i>< ment taire présent de ce qui n est
pas à luv, comme ayant desrobé pour vous ce
que son maistre vous desroboit à soy-mesme; et,

qui plus est, ce feu que j'ay volé mouroit sans


air; c'estoit un flambeau sous le muy. Mon chari-
table péché l'a mis en évidence : je dy charitable
à vous et à son autheur. Du milieu des extremitez
de la Fiance et mesme de plus loing, notamment
d'un vieil pasteur d'Angrongne, plusieurs escripts
secondoient les remonstrances de vive voix par
lesquelles les serviteurs de Dieu luy reprochoient
le talent caché , et quelqu'un en ces termes :

« Nous sommes ennuyez de livres qui ensei-


4 AUX LECTEURS
gnent ; donnez nous-en pour esmouvoir, en un
siècle où tout zèle chrestien est pery, où la diffé-

rence du vray et du mensonge est comme abolie,


où les mains des ennemis de l'Eglise cachent le

sang duquel elles sont tachées soubs les présents,


et leurs inhumanitez soubs la libéralité. Les Adia-
phoristes , les prophanes mocqueurs, les trafic-

queurs du droict de Dieu, font monstre de leur


douce vie, de leur recompense, et par leur esclat
ont esblouy les yeux de nos jeunes gens, que
l'honneur ne picque plus, que le péril n'esveille

point. » Mon maistre respondoit : « Que voulez-


vous que j'espère parmy ces cœurs abastardis,
sinon que de voir mon livre jette aux ordures avec
celuy de VEstat de l'Eglise, VAletheye, le Kesveille-
matin, la Légende Saincte Catherine, et autres de
cette sorte ? Je gagneray une place au rolle des
fols, et, de plus, le nom de turbulent, de répu-
blicain; on confondra ce que je dy des tyrans pour
estre dit des roys, et l'amour loyal et la fidélité

que j'ay monstrée par mon espée à mon grand


Roy jusques à la fin ; les distinctions que j'apporte
partout seront examinées par ceux que j'offence,
surtout par l'inique Justice, pour me faire déclarer

criminel de leze-Majesté. Attendez ma mort, qui


ne peut estre loing, et puis examinez mes labeurs;
chastiez-les de ce que l'amy et l'ennemy
y peuvent
reprendre, et en usez alors selon vos équitables
AUX LECTEURS 5

jugements. » Telles excuses n'empeschoient point


plusieurs doctes vieillards d'appeler nostre autheur

devant Dieu et protester contre Iuy. Outre leurs


remonstrances, je me mis à penser ainsy : Il y a
trente-six ans et plus que cet œuvre est faict,

assavoir aux guerres de septante et sept à Castel-

Jaloux, où l'autheur commandoit quelques che-


vaux-legiers; et, se tenant pour mort pour les

plaies receues en un combat, il traça comme pour


testament cet ouvrage, lequel encores quelques
années après il a peu polir et emplir. Et où sont
aujourd'huy ceux à qui les actions, les factions et
les choses monstrueuses de ce temps-là sont con-
nues, sinon à fort peu, et dans peu de jours à

nul? Qui prendra après nous la peine de lire les

rares histoires de nostre siècle, opprimées, es-


teintes et estouffées par celles des charlatans ga-
gez? Et qui, sans l'histoire, prendra goust aux
violences de nostre autheur? Doncques, avant le

reste de la mémoire, du zèle et des sainctes pas-


sions esteintes, mon bon, mon violent désir se

changea en courage : je desrobay de derrière les

coffres et dessoubs les armoires les paperasses crot-


tées et deschirées desquelles j'ay arraché ce que
vous verrez. Je failli encor à quitter mon dessein
sur tant de litures et d'abbreviations et mots que
l'autheur mesme ne pouvoit lire, pour la précipi-
tation de son esprit en escrivant. Les lacunes que
6 AUX LECTEURS
vous y venez à regret me despleurent au com-
mencement, et puis j'ay estimé qu'elles contrain-
dront un jour un bon père de ne laisser pas ses

enfants ainsy estroppiez. Je croy mesme que nous


amènerons l'autheur à favoriser une édition se-
conde, où non seulement les deffauts seront rem-
plis, mais quelques annotations esclairciront les

lieux plus difficiles. Vous trouverez en ce livre un

style souvent trop concis, moins poly que les

œuvres du siècle, quelques rythmes à !a reigle de


son siècle, ce qui ne paroist pas aujourd'huy aux
pièces qui sortent de mesmes mains, et notamment
en quelques unes laie tes exprès à l'envi de la mi-
gnardise qui court. C'est ce que j'espère vous
présenter pour la seconde partie de mon larcin.

Ce qui reschautfa mon désir et m'osta la crainte

de Poffence, ce fut de voir les impudents larcins

des chouettes de ce temps qui glanoyent desja sur


le champ fertile avant la moisson. Je vi dans les

quatrains de Mathieu jusques à trois vers de suitte


desrobez dans le Trahie des douceurs de Vaffiic-

iion, qui estoit une lettre esc i i t te promptement à

Madame, de laquelle je vous promets la responce


au recueil que j'espère faire. Ainsy l'amour de
l'Eglise, qui a besoing de fomentations; l'honneur
de celuy que j'offence, auquel je veux oster la né-
gligence de ses enfants, et à ces larrons leur
proye, et puis l'obligation que je veux gagner sur
AUX LECTEURS 7

les meilleurs de ce siècle, sont les trois excuses que


je mets avant pour mon péché. Il vient maintenant

à propos que je die quelque chose sur le travail

de mon maistre et sur ce qu'il a de particulier. Je


l'ay servi vingt et huict ans presque tousjours dans
les aimées, où il exerçoit l'office de mareschal de
camp avec un soing et labeur indicible, comme
estimant la principale partie du capitaine d'estre
présent à tout. Les plus gentilles de ses pièces

sortoient de sa main ou à cheval , ou dans les

trenchées, se délectant non seulement de la diver-


sion, mais encor de repaistre son esprit de viandes

hors de temps et saison. Nous luy reprochions


familièrement cet empereur qui ne vouloit le

poisson de mer que porté de cent lieues. Ce qui


nous fachoit le plus, c'estoit la difficulté de luy
faire relire. Quelqu'un dira : « Il
y paroist en
plusieurs endroits » ; mais il me semble que ce
qui a esté moins parfaict, par sa négligence, vaut

bien encor la diligence de plusieurs. J'en dirois


davantage si l'excessive louange de mon Maistre
n'esioit en quelque façon la mienne. J'ay pris
quelques hardiesses envers luy , comme sur

quelques mots qui sentent le vulgaire. Avant nous


respondre, il foumissoit tousjours le vers selon
nostre désir; mais il.disoit que le bon-homme
Ronsard, lequel il estimoit par dessus son siècle

en sa profession, disoit quelquefois à luy et à


8 AUX LECTEURS
d'autres : « Mes enfants, detîendez vostre mère
de ceux qui veulent faire servante une damoiselle
de bonne maison. Il y a des vocables qui sont
françois naturels, qui sentent le vieux, mais le libre

françois, comme dougé, tenue, cmpour, dôme,


bauger, bouge, et autres de telle sorte. Je vous
recommande par testament que vous ne laissiez

point perdre ces vieux termes, que vous les em-


ployiez et deffendiez hardiment contre des maraux
qui ne tiennent pas élégant ce qui n'est point es-
corché du latin et de l'italien, et qui aiment mieux

dire collauder, contetnner, blasonner, que louer,

mespriser, blasmer. Tout cela c'est pour l'escolier

de Limosin. » Voylà les propres termes de Ron-


sard. Après que nous luy remonstrions quelques
rythmes qui nous sembloient maigres, il nous di-
soit que Ronsard, Beze, du Beslay et Jodelle, ne
les avoient pas voulu plus fécondes; qu'il n'estoit
pas raisonnable que les rythmeurs imposassent des
loix sur les poëmes. Sur quelques autres difficultez,

comme sur les prétérits féminins après les accu-


satifs, et telles observations, il donnoit cela à la

licence et quant à la richesse de la langue.


Toutefois, toutes ses œuvres de ce temps ont pris
les loix du temps. Et, pour les rythmes des simples
aux composez ou des composez aux autres, il n'y
en a que trois ou quatre en tout l'œuvre. Il ap-
prouve cette ligueur, et l'a suyvie au temps qu'elle
AUX LECTEURS 9

a esté establie, sans toutesfois vouloir souffrir que


les premiers poêles de la France en soient méses-
timez. Voilà pour les estoffes des parties. Voicy
pour la matière générale, et puis je dirai un mot
de la disposition.

La matière de i'œuvre a pour sept livres sept

tiltres séparez, qui toutefois ont quelque conve-


nance, comme des effects aux causes. Le premier
livre s'appelle Misères, qui est un tableau piteux
du royaume en gênerai , d'un style bas et tra-
gicque, n'excédant que fort peu les loix de la

narration. Les Princes viennent après, d'un style


moyen, mais satyrique en quelque façon. En
cettuy-là il a esgalé la liberté de ses escripts à celle

des vies de son temps, dénotant le subject de ce


second pour instrument du premier. Et puis il a

faict contribuer aux causes des misères l'injustice,


soubs le tiltre de la Chambre dorée; mais ce troi-
siesme de mesme style que le second. Le quart,
qu'il appelle les Feux, est tout entier au sentiment
de la religion de l'Auiheur et d'un style tragicque

moyen. Le cinquiesme sous le nom des Fers, d'un


style tragicque eslevé, plus poëticque et plus hardy
que les autres, sur lequel je veux conter une no-
table dispute entre les doctes amis de l'autheur.
Rapin, un des plus excellents esprits de son siècle,

blasma l'invention des tableaux célestes, disant


que nul n'avoit jamais entrepris de peindre les
io AUX LECTEURS
affaires de la terre au ciel, bien les célestes en
terre. L'autheur se deffendoit par les inventions
d'Homère, de Virgile, et de nouveau du Tasse,
qui ont feinct les conseils tenus au ciel, les brigues
et partialitez des célestes sur les affaires des Grecs,
des Romains, et, depuis, des chrestiens. Ce débat
les poussa à en croire de tres-doctes personnages,
lesquels, ayant demandé de voir la tissure de
l'œuvre pour en juger, approuvèrent l'invention;
si bien que je garde curieusement des lettres sur
ce subject desrobées à mon maistre incurieux, sur-
tout celle de monsieur de Saincte-Marthe, qui,
aiant esté un des arbitres, dit ainsi : « Vous vous
esgayez dans le ciel pour les affaires du ciel

mesme; j'y a y pris tel goust que je crains vostre


modestie. Au lieu donc de vous descourager, si

vous aviez quelque chose plus haut que le ciel,

vous y debvriez loger ce qui est tout céleste. »

Le livre qui suit le cinquiesme s'appelle Ven-


geances: théologien et historial. Luy et le dernier,
qui est le Jugement, d'un style eslevé tragicque,
pourront estre blasmez pour la passion partizane;
mais ce genre d'escrire a pour but d'esmouvoir, et
l'Autheur le tient quitte s'il peut cela sur les esprits

des-ja passionnez, ou pour le moins aequanimes.


Il y a peu d'artifice en la disposition : il
y pa-
roist seulement quelques episodies comme pré-
dictions de choses avenues avant l'œuvre clos, que
AUX LECTEURS i i

l'autheur appelloit en riant ses apophctics. Bien


veux-je constamment asseurer le lecteur qu'il y en
a qui méritent un nom plus haut, comme escrittes

avant les choses advenues. Je maintien de ce rang


ce qui est à la piaeface :

Je voi venir avec horreur


Le Jour qu'au grand temple d'e:reur...,

et ce qui suit de la stance.

Aux Princes, où tout ce qui est dit du faucon-


nier qui tue son oyseau par une corneille est sur

la moit du Roy Henry Iroisiesme, et puis aux en-


droicts qui dénotent la mort d'Henry quatriesme,
que je monstrerois estre dit par prédiction si les

preuves ne designoient trop mon autheur, vous re-


marquerez aussy bien en la disposition la liberté

des entrées avec exoide, ou celles qu'on appelle


abruptes. Quant aux tiltr.es des livres, je fus cause
de faire oster des noms estrangers, comme au troi-

siesme Ubris, au dernier Dan, aymant mieux que


tout paiiast fiançois.
Or voylà Testât de mon larcin, que le père plein
de vie ne pourra souffrir deschiré et mal en poinct
et le pied usé, comme sont les chevaux d'Espagne
qu'on desrobe par les montagnes; il sera con-
trainct de remplir les lacunes, et, si je fay ma paix
avec luy, je vous promets les Commentaires de
tous les poincts difficiles qui vous renvoyroient à
12 AUX LECTEURS
une pénible recerche de l'histoire ou à l'Onomas-
tic. J'ay encor par devers moy deux livres d'Epi-
grammes françois, deux de latins, que je vous
promets à la première commodité ; et puis des
Polemicques en diverses langues, œuvres de sa jeu-
nesse ;
quelques romans; cinq livres de lettres

missives, le premier de familières pleines de rail-

leries non communes , le second de poincts de


doctrines desmeslez entre ses amis, le troisiesme de
poincts théologaux, le quatriesme d'affaires de la

guerre, le cinquiesme d'affaires d'Estat. Mais tout


cela attendra l'édition de YHistoire, en laquelle
c'est chose merveilleuse qu'un esprit igné et violent

de son naturel ne se soit monstre en aucun point


partisan, ait escript sans louanges et blasmes, fidelle

tesmoing et jamais juge, se contentant de satisfaire

à la question du faict sans toucher à celle du droict.


La liberté de ses autres escrits a faict dire à ses

ennemis qu'il affectoit plus le gouvernement aris-

tocraticque que monarchicque, de quoy il fut ac-


cusé envers Roy Henry quatriesme,
le estant lors
Roy de Navarre. Ce Prince, qui avoit des-ja leu

tous les Tragicques plusieurs fois, les voulut faire


lire encores pour justifier ces accusations, et, n'y
aiant rien trouvé que supportable, pourtant, pour
en estre plus satisfaict, appella un jour nostre Au-
theur en présence des sieurs du Fay et du Pin,
lesquels discouroient avec luy sur les diversitez
AUX LECTEURS i3

des estats. Nostre autheur, interrogé prompte-


ment quelle estoit de toutes administrations la

meilleure, respondit que c'estoit la monarchicque,


selon son institution entre les François, et qu'a-
près celle des François il estimoit le mieux celle

de Pologne. Pressé davantage sur celle des Fran-


çois, il répliqua : « Je me tiens du tout à ce qu'en
dit du Haillan, et tiens pour injuste ce qui en a

esté changé, quand ce ne seroit que la submission


aux Papes. Philippes le Bel estoit souverain et

brave, mais il est difficille que qui subit le joug


d'autruy puisse donner à ses subjects un joug sup-
portable. » J'ay voulu alléguer ces choses pour
justifier ses escripts, esquels vous verrez plusieurs
choses contre la tyrannie, nulle contre la Royauté;
et de faict ses labeurs, ses périls et ses playes, ont
justifié son amour envers son Roy. Pour vous en
montrer son opinion plus au net, j'ay adjousté icy

trois stances qui luy serviront de confession en ce


qui est de la Royauté; elles sont en une pièce qui
paroistra, Dieu aydant, parmi les Meslanges, à la

première occasion. Vers la fin, après la slance qui


commence :

Roy, qui te sieds enfant sur la peau de ton père,

suivent :

Le règne est beau mirouer du régime du monde,


Puis l'aristocratie en honneur la seconde,
i
4
AUX LECTEURS
Suit Testât populaire, inférieur des trois

Tout peut se maintenir en régnant par soy-mesme;


Mais j'appelle les Rois ployez sous un suprême
Tyrans tyrannisez, et non pas de vrais Rovs !

Le Monarque du ciel en soy prend sa justice.


Le prince de l'Enfer exerce h supplice,

Et ne peut ses rigueurs esteindre ou eschauffer.


Le Roy régnant par soy, aussi humble que brave,
Est l'image de Dieu; mais du tyran esclave
Le dur gouvernement, image de l'Enfer.
Celuy n'est souverain qui reconnoist un maistre;
Plus infâme valet qui est valet d'un prestre.
Servir Dieu, c'est régner; ce règne est pur et doux.
Rois de Septentrion, heureux princes et sages,

Vous estes souverains, qui ne debvez hommages,


Et qui ne voiez rien entre le ciel et vous.

Voilà, le plus au vif que j'ay peu, le crayon de


mon maistre. Quant à son nom, on n'exprime
point les noms dans les tableaux ; il est temps que
vous l'oyez par sa bouche, de laquelle vous n'au-
rez point de louanges serviles, mais bien des libres
et franches veritez.
AUX LECTEURS i5

DEUX SONNETS DE DANIEL CHAMIER


l'un pour mettre au devant

DU LIVRE INTITULÉ LES FEUX

POUR LES FEUX

Un mesine esprit de feu fit la saison fertile

Des champions du Christ, qui au feu, qui en l'eau


Et aux fers ont montré ce courage nouveau
Et paisible aux tormenls, et en la nuict facile.

Mesme feu anima cet Angélique style


Qui fait fleurir les morts et revivre au tombeau
Encouragea l'autheur aux mespris du couteau,
Et d'un funeste arrest et de la mort civile.

Tesmoing des saincts tesmoings, vray martyr des martyrs,


Tu te mesle avec eux pour le moins de désirs.
Chacun de vous faict part de l'estat où vous estes,

Et là prend de l'autruy : car, en changeant de sort,

Tu les fais, Aubigné, après leur mort poètes


Ils te font, Aubigné, martyr avant ta mort.
.6 AUX LECTEU RS

SONNET DU MESME
POUR. LES JUGEMENTS

Et vous ne pensiez pas, 6 monstres de nature !

Vous ne le croyiez pas, qu'il y eust dans les deux


Un Dieu qui recerchast, et juste et curieux,

Vos forfaicts, pour en faire une vengeance dure !

Voyez-le, 6 malheureux ! dans la belle peinture


Des tableaux d'Aubigné, et, consequentieux,
Virez, doresnavant sans desmentir vos yeux,
Repeus des doctes traicts de cette portraiture.

Que pensez-vous, meschants? Les bons meurent de peur


Aux foudres de ces vers qui leur font voir l'erreur (sic)

De vos maux et des maux qui vos maux vont suivant.

Braves vers, graves vers, qui d'une voix terrible


Vous crient : O Tyrans! voyez qu'il est horrible
De choir entre les mains de ce grand Dieu rivant.

SONNET
qu'une princesse escrivit a la fin des tragicques

O trop subtil larron, ou bien hardi preneur


;

Non preneur seulement, mais voleur ordinaire;


Non seulement voleur, mais tyran sanguinaire,
Qui, abbaissant autruy, fay gloire de ton heur;
AUX LECTEURS '7

Enchanteur des esprits et violent sonneur,


Qui tonnant nous estonne, et parlant nous faict taire,

Et n'épargnant la main non plus que l'adversaire,

Fay tiens les biens, la vie, l'âme avec l'honneur.

Tu monstres ton enfant, tu fais cacher les nostres ;

Tu prends tout seul le los qu'on partageoit aux autres,


Tu le rends des neuf sueurs maistre, et non pas mignon.

Tu ravis d'Apollon la lyre avec main forte,

Et au lieu qu'en fureur Parnasse nous transporte.


Tu transportes Parnasse au désert du d'Ognon .

Les Tragiques.
^^€S^@

PRÉFACE

L'AUTHEUR A SON LIVRE

jH^A, Livre, tu n'es que trop beau


?jH Pour eslre né dans le tombeau
Duquel mon exil te délivre
^fà. ;

^ Seul pour nous deux je veux périr

Commence, mon enfant, à vivre,


Quand ton père s'en va mourir.
Encores vivray-je par toy,
Mon filz, comme tu vis par moy ;

Puis il faut, comme la nourrice


Et fille du Romain grisou,
Que tu allaicle et tu chérisse

Ton père en exil, en prison.

Pour hardy, ne te cache point ;

Entre chez les Rois mal en poinct ;


PREFACE

Que la pauvreté de ta robbe


Ne te fasse honte ni peur,
Ne te diminue ou desrobe
La suffisance ni le cœur.

Porte comme au Sénat romain

L'advis et l'habit du vilain

Qui vint du Danube sauvage,


Et monstra, hideux, effronté,
De la façon, non du langage,
La mal-plaisante vérité.

Si on te demande pourquoy
Ton front ne se vante de moy,

Dis-leur que tu es un posthume


Desguisé, craintif et discret,

Que la Vérité a coustume

D'accoucher en un lieu secret.

Ta trenche n'a or ne couleur ;

Ta couverture sans valeur


Permet, s'il y a quelque joye,
Aux bons la trouver au dedans ;

Aux autres fâcheux je t' envoyé

Pour leur faire grincer les dents.

Aux uns tu donneras de quoy


Gémir et chanter avec toy,
Et les autres en ta lecture,

Fronçants le sourcil de travers,

Trouveront bien la couverture


Plus aggreable que tes vers.
TREFACE

Pauvre enfant, comment parois-tu


Paré de la seule vertu ?

Car, pour une ame favorable,


Cent te condamneront au feu ;
Mais c'est ton but invariable

De plaire aux bons et plaire à peu.

Ceux que la peur a révoltez


Diffameront tes veritez,

Comme faict V ignorante lie :

Heureux livre qui en deux rangs


Distingue la troupe ennemie
En lasches et en ignorants.

Bien que de moy des-ja soit né

Un pire et plus heureux aisné,

Plus beau et moins plein de sagesse,


Il chasse les cerfs et les ours,

Tu desniaises son aisnesse

Et son partage est en amours.


Mais le second, pour plaire mieux

Aux vitieux, fut vitieux :

Mon esprit par luy fît espreuve

Qu'il estoit de feu transporté ;

Mais ce feu plus propre se treuve

A brusler qu'à donner clarté.

J'eus cent fois envie et remord


De mettre mon ouvrage à mort.

Je voulois tuer ma folie :

Cet enfant bouffon mappaisoit.


PREFACE

En fin, pour la fin de sa vie

II me dcspkut, car il plaisoit.

Suis-je fascheux de me joû>:r

A mes enfants, de les loù'r?


Amis, pardonnez-moi ce vice :

S'ils sont camus et contrcfaicls,

Ni la mère ni la nourrice

Ne trouvent point leurs enfants laids


Je pense avoir esté sur eux

Et père et juge rigoureux :

L'un à regret a eu la vie,

A mon gré chaste et assez beau ;

L'autre ensevelit ma folie

Dedans un oublieux tombeau.


Si, en mon volontaire exil,

Un juste et severe sourcil

Me reprend de laisser en France


Les traces de mon perdu temps,
Ce sont les fleurs et l'espérance,

Et cecy les fruicts de mes ans.


Aujourd'huy abordé au port
D'une douce et civile mort,
Comme en une terre féconde,

D'autre humeur je fay d'autres vers,


Marri d'avoir laissé au monde
Ce qui plaist au monde pervers.
Alors je n'adorois sinon
Limage vaine du renom,
PRÉFACE 23

Renom de douteuse espérance :

Icy sans espoir, sans csmoi,

Je ne veux autre recompense

Que dormir satisfaict de moi.

Car la gloire nous nestallons


Sur Veschaffaut en ces vallons ;

En ma libre-franche retraitte,

Les triomphes des orgueilleux


N'entrent pas dedans ma logeite,

Ni les desespoirs sourcilleux.

Mais, là oii les triomphes vains

Peuvent dresser leurs chefs hautains,


Là où se tient debout le vice,

Là est le logis de la peur ;

Ce lieu est lieu de précipice,

Faict dangereux par sa hauteur.


Vallons d'Angrongne bien heureux,
Vous bien-heureux les mal-heureux,
Séparants des fanges du monde
Vostre chrestienne liberté,
Vous defjendez à coups de fonde
Les logis de la Vérité.
Dedans la grotte d'un rocher

La pauvrette a voulu cacher

Sa maison, moins belle et plus seure ;

Ses pertuis sont arcs triomphants,


Ou la fille du ciel asseure

Un azile pour ses enfants.


2 4 PREFACE
Car je la trouve dans le creux
Du logis de soy ténébreux,

Logis eslcu pour ma demeure,


Ou la vérité sert de jour,
Où mon ame veut que je meure,
Furieuse de sainct amour.
Je cerchois de mes tristes yeux
La vérité aux aspres lieux,

Quand de cette obscure tasniere


Je vis resplendir la clarté

Sans qu'il y eust autre lumière

Sa lumière estoit sa beauté.

J'attache le cours de mes ans


Pour vivre à jamais au dedans :

Mes yeux, de la première veùe,


Bien que transis et esplorez,

L'eurent à l'instant recognuc

A ses habits tout déchirez.


« C'est toy, di-je, qui sceus ravir

Mon ferme cœur à te servir ;

A jamais tu seras servie


De luy, tant qu'il sera vivant.

Peut-on mieux conserver sa vie

Que [de] la perdre en te servant ?

« De ecluy qui aura porté


La rigoureuse vérité
Le salaire est la mort certaine :

C'est un loyer bien à propos :


PREFACE 2 5

Le repos est fin de la peine,


Et la mort est le vray repos. »

Je commençois à arracher
Des cailloux polis d'un rocher,
Et elle tordoit une fonde ;
Puis nous jettions par l'univers,
En forme d'une pierre ronde,
Ses belles plaintes et mes vers.

Quelquefois, en me proumenant,
La verilé m'alloit menant
Aux lieux où celle qui enfante,
De. peur de se perdre, se perd,
Et oit l'Eglise qu'on tourmente
S'enferma d'eau dans le désert.

O désert promesse des deux,


Jnfertille, mais bien-heureux !

Tu as une seule abondance,


Tu produis les célestes dons,
Et la fertilité de France
Ne gist qu'en espineux chardons
Tu es circui, non surpris,
Et menacé sans estre pris.
Le dragon ne peut, et s'essaie :

Il ne peut nuire que des yeux.


Assez de cris et nulle plaie

Ne force le destin des deux.


Quel chasteau peut si bien loger ?

Quel roy si heureux qu'un berger ?


PREFACE
Que/ sceptre vaut une houlette ?

Tyrans, vous craignez mes propos :

J'auray la paix en ma logette,

Vos palais seront sans repos.


Je sens ravir dedans les deux
Mon ame aussy bien que mes yeux
Quand en ces montagnes j'advise
Ces grands coups de la vérité

Et les beaux combats de l'Eglise

Signalez à la pauvreté.
Je voy les places et les champs,
Là où Veffroy des braves camps,
Q<a de tant de rudes batailles

Kapportoient les fers triomphants,


Purent les chiens de leurs entrailles

Deffaicts de la main des enfants.

Ceux cjui par tant et tant de fois

Avaient veu le dos des François


Eurent bras et cœur inutile ;

Comme cerfs paoureux et légers,

Us se virent chassez trois mille


Des fondes de trente bergers.

Là l'enfant attend le soldat,

Le père contre un chef combat,


Encontre le tambour qui gronde
Le psalme esleve son doux ion,
Contre l acquebouze
' la fonde,
Contre la picque le baston.
PREFACE
Là renseigne vololt en vain,
En vain la trompette et l'airin,
Le phifre espouvante au contraire
Ceux-là qu'il debvoit eschauffer :

Ils sentoient que Dieu sçaroit faire

La toile aussi dure que fer.


L'ordre tesmoing de leur honneur
Aux chefs ne rechauffa le cœur ;

Kien ne servit l'expérience

Des braves lieutenants d'e Roy :

Ils eurent peur sans connoissance

Comment ils fuyoient et pourquoy.


Aux cœurs de soy victorieux
La Victoire fille des deux
Et la Gloire aux ailes dorées
Présentent chacune un chappeau ;

Les insolences esgarces


S'esgarent loing de ce troupeau.
Dieu fit là merveille, ce lieu

Est le sanctuaire de Dieu ;

Là Satan n'a Vyvroie mise


Ni la semence de sa main ;

Là les agnelets de l'Eglise

Sautent au nez du loup romain.


N'est-ce pour ouvrir noz esprits ?

N'avons-nous pas encore appris


Par David que les grands du monde
Sont impuissants encontre nous,
PREFACE
Et que Dieu ne veut qu'une fonde
Pour instrument de son courroux ?

// se veut rendre assubjectis,

Par les moiens les plus petits,

Les fronts plus hautains de la terre ;

Et, pour terrasser à l'envers

Les Pharaons, il leur faict guerre

Avec les mouches et les vers.

Les Cirenicns enragez,

Un jour en bataille rangez,


Dcspitoient le ciel et le foudre,
Voulants arracher le soleil ;

Et Dieu prit à leurs piedz la poudre


Pour ses armes et leur cercueil.

Quand Dieu veut nous rendre vaincocurs,


Il ne choisit rien que les cceurs,

Car toutes mains luy sont pareilles,

Et mesmes entre les payens,


Pour y desployer ses merveilles,

Il s'est joué de ses moyens.


L'exemple de Scevole est beau,
Qui, ayant failly du couteau,
Chassa d'une brave parolle
L'ennemy du peuple Komain ;

Et le feu qu'endura Scevole


Fit plus que le coup de sa main.
Contre les tyrans violents
Dieu choisit les cceurs plus bruslants ;
PREFACE 29

Et quand l'Eglise se renforce

D'antres que de ses citoyens,

Alors Dieu affoiblit sa force,

La maudit et tous ses moyens.

Car, quand l'Eternel fît le choix


Des deux des premiers de ses B<oys,

Rien pour les morgues tromperesses


Ne se fit, ni pour les habits :

L'un fut pris entre les asnesscs,

Et l'autre entre les brebis.

O mauvais secours aux dangers


Qu'un chef tire des estrangers !

Heureuse françoisc province


Quand Dieu propice t'accorda
Un prince, et te choisit un prince
Des pavillons de son Juda.
Mal-heur advint sur nos François

Quand nous bastimes sur François


Et s>:s mal-contentes armées
Les forces d'un Prince plus fort :

Hélas! elles sont consumées,

Et nous sur le sueil de la mort.


Autant de tisons de courroux
De Dieu courroucé contre nous

Furent ces troupes blasphémantes :

Nous avons appris cette fois


Que ce sont choses différentes

Que l'Estat de Dieu et des Koys.


3o PREFACE
Satan, ennemi caul et fin,

Tu voyois trop proche ta fin ;

biais tu vis. d'un œil pasle et blesme


Nos cœurs ambitieux jaloux,
Et des-lors lu nous fis nous mesmes
Combattre pour et contre nous.

Les Samsons, Gedeons, et ceux


Qui n' espar gnerent paresseux
Le corps, le hasard et la peine,

Pour, dans les feux d'un chaud esté,

Boire la glace à la fontaine,


Kemenerent la Vérité.

Kend-toy, d'un soin continuel,


Prince, Gedeon d'Israël ;

Boy le premier dedans l'eau vive,

En cette eau trempe aussy ton cœur :

Il y a de la peine oisive
Et du désir qui est labeur.

Bien que tu as autour de toy


Des cœurs et des yeux pleins de foy,
J'ai peur qu'une Dalide fine

Couppe ta force et tes cheveux,


Te livre à la gent Philistine
Qui te prive de tes bons yeux.
Je voi venir avec horreur
Le jour qu'au grand temple d'erreur
Tu feras rire l'assistance ;

Puis, donnant le dernier effort


PREFACE 3i

Aux deux colomnes de la France,


Tu te baigneras en la mort.
Quand ta bouche renoncera
Ton Dieu, ton Dieu la percera,

Punissant le membre coupable;


Quand ton cœur, dcsloyal mocqueur,

Comme elle sera punissable,

Alors Dieu percera ton cœur.


L'amour premier t'aveuglera

Et puis le meurtrier frappera.

Dcsja ta veut' enveloppée


N'attend que le coup du couteau,
Ainsy que la mortelle espée

Suit de près le triste bandeau.


Dans ces cabinets lambrissez,

D'idoles de cour tapissez,


N'est pas la vérité connue :

La voix du Seigneur des Seigneurs


S'escrit sur la roche cornue,

Qui est plus tendre que nos cœurs.

Ces monts ferrez, ces aspres lieux,

Ne sont pas si doux à nos yeux,


Mais l'ame y trouve ses délices ;

Et, là où l'œil est contenté

Des braves et somptueux vices,

L'œil de Vaine y est tourmenté.

Echos, faictes doubler ma voix,

Et m'entendez à cette fois ;


3 2 PREFACE
Mi-cclestes roches cornues,

Poussez mes plaintes dedans l'air,

Les faisant du recoup des nues


En France une autre fois parler.

Amis, en voyant quelquefois

Mon ame sortir de ses loix,

Si pour bravement entreprendre


Vous reprenez ma saincte erreur,

Pensez que l'on ne peut reprendre


Toutes ces fureurs sans fureur.
Si mon esprit audacieux
Veut peindre le secret des deux,
J'attaque les dieux de la terre :

Il faut bien qu'il me soit permis


De fouiller, pour leur faire guerre,

L'arcenal de leurs ennemis.


Je n'excuse pas mes escrits

Pour ceux-là qui y sont repris :

Mon plaisir est de leur desplairc.

Amis, je trouve en la raison


Pour vous et pour eux fruict contraire,

La médecine et le poison.
Vous louerez Dieu, ils trembleront ;

Vous chanterez, ils pleureront :

Argument de rire et de craindre


Se trouve en mes v:rs, en mes pleurs,
Pour redoubler et pour estreindre

Et vos plaisirs et leurs fureurs.


PREFACE 33

Je plains ce qui m'est ennemy,


Les monstrant j'ay pour eux gemy :

Car qui veut garder la justice,


Il faut haïr distinctement
Non la personne, mais le vice,

Servir, non cercher l'argument.


Je sçay que les enfants biens nez

Ne chantent, mais sont estonnez,


Et ferment les yeux débonnaires
(Comme deux des fis de Noé),

Voyants la honte de leurs pères


Que le vin fumeux a noyé.
Ainsy un temps de ces félons

(Les yeux bouchez à reculons)


Nous cachions l'orde vilenie ;

Mais nous les trouvons ennemis;


Et nos pères de la patrie,

Qui ne pèchent plus endormis.


Rend donc, ô Dieu, si tu connois
Mon cœur meschant, ma voix sans voix.
O Dieu ! tu l'esleve au contraire ;

C'est trop retenu mon debvoir ;

Ce qu'ils nont pas horreur de faire,


J'ay horreur de leur faire voir.
Sors, mon œuvre, d'entre mes bras;
Mon cœur se plaint, l'esprit est las

De cercher au droict une excuse :

Je vay le jour me refusant


Les Tragiques. — T. I. 5
.

u PREFACE
Lorsque le jour je te refuse,

Et je m'accuse en t'excusant
Tu es né légitimement,
Dieu mesme a donné l'argument ;

Je ne te donne qu'à l'Eglise :

Tu as pour support l'équité,

La vérité pour entreprise,

Pour loyer l'immortalité.


LES TRAGIQUES

MISERES
LIVRE PREMIER

MISERES

£fni|\>ë§? uisqlt'il faut s'attaquer aux légions de Rome,


Aux monstres d'Italie, il faudra faire comme
Hannibal, qui, par feux d'aigre humeur arrose
Se fendit un passage aux Alpes embrazez.
Mon courage de feu, mon humeur aigre et forte,
Au travers des sept monts fait brèche au lieu de porte.
Je brise les rochers et le respect d'erreur
Qui fit douter Cœsar d'une vaine terreur.
Il vit Rome tremblante, affreuse, eschevelée,
Qui, en pleurs, en sanglots, mi-morte, désolée,
Tordant ses doigts, fermoit, deffendoit de ses mains
A Cœsar le chemin au lieu de ses germains.
38 LES TRAGIQUES
Mais dessous les autels des idoles j'advise
Le visage meurtry de la captive Eglise,
Qui à sa délivrance (aux despens des hazards)
M'appelle, m'animant de ses trenchants regards.
Mes désirs sont des-ja volez outre la rive

Du Rubicon troublé; que mon reste les suive


Par un chemin tout neuf, car je ne trouve pas
Qu'autre homme l'ait jamais escorché de ses pas.
Pour Mercures croisez, au lieu de Pyramides,
J'ay de jour le pilier, de nuict les feux pour guides.
Astres, secourez-moy; ces chemins enlacez
Sont par l'antiquité des siècles effacez,
Si bien que l'herbe verde en ses sentiers accrue

Est faicte une prairie espaisse, haute et drue.


Là où estoient les feux des Prophètes plus vieux,
Je tends comme je puis le cordeau de mes yeux,
Puis je cours au matin, de ma jambe arrosée
J'esparpille à costé la première rosée,
Ne laissant après moy trace à mes successeurs
Que les reins tous ployez des inutiles fleurs,
Fleurs qui tombent si tost qu'un vray soleil les touche,
Ou que Dieu fenera par le vent de sa bouche.
Tout-puissant, tout-voyant, qui du haut des hauts cieux
Fends les cœurs plus serrez par l'esclair de tes yeux,
Qui fis tout, et conneus tout ce que tu fis estre :

Tout parfaict en ouvrant, tout parfait en connoistre,


De qui l'œil tout courant, et tout voyant aussy,
De qui le soing sans soing prend de tout le soucy,
MISERES 3
9

De qui la main forma exemplaires et causes,

Qui preveus les effects dès le naistre des choses;

Dieu, qui d'un style vif, comme il te plaist, escris

Le secret plus obscur en l'obscur des esprits,


Puis que de ton amour mon ame est eschauffée,

Jalouze de ton nom., ma poictrine, embrazée


De ton feu pur, repurge aussy de mêmes feux

Le vice naturel de mon cœur vitieux;

De ce zèle tres-sainct rebrusle-moy encore,


Si que (tout consommé au feu qui me dévore,
N'estant serf de ton ire, en ire transporté
Sans passion) je sois propre à ta vérité.

Ailleurs qu'à te louer ne soit abandonnée


La plume que je tiens, puis que tu Tas donnée.
Je n'escry plus les feux d'un amour inconneu;
Mais, par l'affliction plus sage devenu,
J'entreprens bien plus haut, car j'apprens à ma plume
Un autre feu, auquel la France se consume.
Ces ruisselets d'argent que les Grecs nous feignoient,
Où leurs poètes vains beuvoient et se baignoient,
Ne courent plus icy; mais les ondes si claires,

Qui eurent les saphyrs et les perles contraires,

Sont rouges de nos morts ; le doux bruit de leurs flots,


Leur murmure plaisant, hurte contre des os.

Telle est, en escrivant. nonma commune image;


Autre fureur qu'amour reluit en mon visage.
Sous un inique Mars, parmy les durs labeurs
Qui gastent le papier, et l'ancre de sueurs,
4o
LES TRAGIQUES
Au lieu de Thessalie aux mignardes vallées,
Nous avortons ces chants au millieu des armées,
En délassant nos bras de crasse tous rouillez,
Qui n'osent s'esloigner des brassards despoùillez.
Le luth que j'accordois avec mes chansonnettes
Est ores estoufîé de Pesclat des trompettes :

Icy le sang n'est feint, le meurtre n'y defiaut,


La Mort joue elle-mesme en ce triste eschaffaut;

Le juge criminel tourne et emplit son urne;


D'icy, la botte en jambe, et non pas le cothurne,
J'appelle Melpomene, en sa vive fureur,

Au lieu de l'Hypocrene, esveillant cette sœur


Des tombeaux rafraischis, dont il faut qu'elle sorte,

Eschevellée, affreuse, et bramant en la sorte

Que faict la biche après le faon qu'elle a peidu.


Que la bouche luy saigne, et son front espeidu

Face noircir du ciel les voûtes esloignées;


Qu'elle esparpille en l'air de son sang deux poignées,
Quand, espuisant ses flancs de redoublez sanglots,
De sa voix enrouée elle bruira ces rnots :

« O France désolée ! ô terre sanguinaire !

Non pas terre, mais cendre : ô mère ! si c'est mère


Que trahir ses enfants aux douceurs de son sein,
Et, quand on les meurtrit, les serrer de sa main.
Tu leur donnes la vie, et dessous ta mammelle
S'esmeut des obstinez la sanglante querelle ;

Sur ton pis blanchissant ta race se débat,


Et le fruict de ton flanc faict le champ du combat. »
MISERES 41

Je veux peindre la Fiance une mère affligée,

Qui est entre ses bras de deux enfants chargée.


Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tetins nourriciers; puis, à force de coups
D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage

Dont nature donnojt à son besson l'usage :

Ce voleur acharné, cet Esau malheureux,


Faict degast du doux laict qui doibt nourrir les deux,
Si que, pour arracher à son frère la vie,

Il mesprise la sienne et n'en a plus d'envie;


Lors son Jacob, pressé d'avoir jeusné meshuy,
Ayant dompté longtemps en son cœur son ennuy,
A la fin se défend, et sa juste colère

Rend à l'autre un combat dont le champ est la mère.


Ni les souspirs ardens, les pitoyables cris,
Ni les pleurs réchauffez, ne calment leurs esprits;
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,

Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.


Leur conflict se rallume et faict si furieux
Que d'un gauche malheur ils se crèvent les yeux.
Cette femme esplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;

Elle voit les mutins* tous deschirez, sanglants,

Que, ainsy que du cœur, des mains se vont cerchants,


Quand, pressant à son sein d'une amour maternelle
Celuy qui a le droict et la juste querelle,

Elle veut le sauver, l'autre, qui n'est pas las,

Viole en poursuivant l'asyle de ses bras.


6
LES TRAGIQUES
Adonc se perd le laie t , le suc de sa poiclrine ;

Puis, aux derniers aboys de sa proche ruine,

Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté

Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté;


Or, vivez de venin, sanglante geniture.
Je n'ay plus que du sang pour vostre nourriture ! »

Quand esperdu je voy les honteuses pitiez,


Et du corps divisé les funèbres moitiez;
Quand je voy s'apprester la tragédie horrible
Du meurtrier de soy-mesme, aux autres invincible,
Je pense encore voir ung monstrueux géant
Qui va de braves mots les hauts cieux outrageant,
Superbe, florissant, si brave qu'il se treuve
Nul qui de sa valeur entreprenne la preuve;
Mais, lorsqu'il ne peut rien rencontrer au dehors
Qui de ses bras nerveux endure les effons,
Son corps est combattu, à soy-mesme contraire;
Le sang pur ha le moins : le flegme et la colère

Rend le sang non plus sang; le peuple abat ses loix :

Tous nobles et tous roys, sans nobles et sans roys ;

La masse dégénère en la melancholie ;

Ce vieil corps tout infect, plein de sa discrasie,


Hydropique, faict l'eau, si bien qife ce géant,
Qui alloit de ses nerfs ses voisins outrageant,
Aussy foible que grand, n'enfle plus que son ventre;
Ce ventre dans lequel tout se tire, tout entre,
Ce faux dispensateur des commungs excréments
N'envoyé plus aux bords les justes aliments;
MISERES 4 3

Des jambes et des bras les os sont sans moelle ;

Il ne va plus en haut, pour nourrir la cervelle,

Qu'un chime venimeux, dont le cerveau nourry


Prend matière et liqueur d'un champignon pourry.
Ce grand géant, changé en une horrible beste,
A, sur ce vaste corps, une petite leste,

Deux bras foibles, pendants, des -ja secs, des-ja morts,


Impuissants de nourrir et deffendre le corps;
Les jambes sans pouvoir porter leur masse lourde,
Et à gauche et à droict font porter une bourde.
Financiers, justiciers, qui opprimez de faim
Celuy qui vous faict naisire ou qui detïend le pain,
Soubs qui le laboureur s'abbreuve de ses larmes,
Qui souffrez mandier la main qui tient les armes,

Vous, ventre de la Fiance, enflé de ses langueurs,


Faisant orgueil de vent, vous monstrez vos vigueurs.
Voyez la tragédie, abbaissez vos courages.
Vous n'estes spectateurs, vous estes personages :

Car encor vous pourriez contempler de bien loing


Une nef sans pouvoir luy aider au besoing,
Quand la mer l'engloutit, et pourriez de la rive,

En tournant vers le ciel la face demi-vive,


Plaindre sans secourir ce mal oisivement.
Mais quand, dedans la mer, la mer pareillement
Vous menace de mort, courez à la tempeste :

Car avec le vaisseau vostre ruine est preste.


La France donc encor est pareille au vaisseau
Qui, outragé des vents, des rochers et de l'eau,
44 LES TRAGIQUES
Loge deux ennemis : l'un tient avec sa troupe

La proue, et l'autre a pris sa retraitte à la pouppe.


De canons et de feux chacun met en esclats
La moitié qui s'oppose, et font verser en bas,
L'un et l'autre enyvré des eaux et de l'envie,
Ensemble le navire et la charge et la vie,

En cela le vainqueur ne demeurant plus fort


Que de voir son haineux le premier à la mort,
Qu'il seconde, authochyre, aussy tost de la sienne,
Vainqueur, comme l'on peut vaincre à la cadmeene.
Barbares en effect, François de nom, François,
Vos fausses loix ont eu des faux et jeunes roys,

Impuissants sur leurs cœurs, cruels en leur puissance ;

Rebelles, ils ont veu la désobéissance.


Dieu sur eux et par eux desploia son courroux,
N'ayant autres bourreaux de nous-mesmes que nous.
Les roys, qui sont du peuple et les roys et les pères,
Du troupeau domesticq sont les loups sanguinaires ;

Ils sont l'ire allumée et les verges de Dieu,


La crainte des vivants ; ils succèdent au lieu

Des héritiers des morts ; ravisseurs de pucelles,

Adultères, souillants les couches des plus belles


Des maris assommez, ou bannis pour leur bien,
Ils courent sans repos, et, quand ils n'ont plus rien
Pour soûler l'avarice, ils cerchent autre sorte
Qui contente l'esprit d'une ordure plus forte.
Les vieillards enrichis tremblent le long du jour ;

Les femmes, les maris, privez de leur amour,


MISERES 45

Par Pespais de la nuict se mettent à la fuitte ;

Les meurtriers souldoyez s'eschauffent à la suitte.

L'homme est en proye à l'homme un loup: à son pareil.


Le père estrangle au lict le fils, et le cercueil

Préparé par le fils sollicite le père.


Le frère avant le temps hérite de son frère.

On trouve des moyens, des crimes tout nouveaux,


Des poisons inconnus, ou les sanglants cousteaux
Travaillent au midy, et le furieux vice

Et le meurtre public ont le nom de justice.

Les beiistres armez ont le gouvernement,


Le sac de nos citez; comme anciennement
Une croix bourguignonne espouvantoit nos pères,
Le blanc les faict trembler, et les tremblantes mères
Pressent à l'estomach leurs enfants esperdus,
Quand les grondants tambours sont battants entendus.
Les places de repos sont places estrangeres,
Les villes du millieu sont les villes frontières;
Le village se garde, et nos propres maisons

Nous sont le plus souvent garnisons et prisons.


L'honorable bourgeois, l'exemple de sa ville,

Souffre devant ses yeux violer femme et fille,

Et tomber sans mercy dans l'insolente main


Qui s'estendoit naguère à mandier du pain.
Le sage justicier est traisné au supplice,

Le mal-faicteur luy faict son procès; l'injustice


Est principe de droict ; comme au monde à l'envers,

Le vieil père est fouetté de son enfant pervers.


46 LES TRAGIQUES
Celuy qui en la paix cachoit son brigandage,
De peur d'estre puni, estalle son pillage.
Au son de la trompette, au plus fort des marchez,
Son meurtre et son butin sont à l'ancan preschez,

Si qu'au lieu de la roue, au lieu de la sentence,


La peine du forfaict se change en recompense.
Ceux qui n'ont discerné les querelles des grands
Au lict de leur repos tressaillent, entendants,
En paisible minuict, que la ville surprise

Ne leur promet sauver rien plus que la chemise.


Le soldat trouve encor quelque espèce de droict,

Et mesme, s'il pouvoit, sa peine il luy vendroit.

L'Espagnol mesurait les rançons et les tailles

De ceux qu'il reliroit du meurtre des batailles

Selon leur revenu ; mais les François n'ont rien,


Pour loy de la rançon des François, que le bien.

Encor vous bien-heureux qui, aux vilies fermées,


D'un mestier inconnu avez les mains armées,
Qui goustez en la peur l'alternatif sommeil
De qui le repos est à la fièvre pareil;

Mais je te plains, rusticq, qui, ayant, la journée,


Ta pentelante vie en rechignant gaignée,
Reçois au soir les coups, l'injure et le tourment,
Et la fuitte et la faim, injuste payement.
Le paysan de cent ans, dont la teste chenue
Est couverte de neige, en suivant sa charrue,
Voit galopper de loing l'argolet outrageux,
Qui d'une rude main arrache les cheveux,
MISERES 47

L'honneur du vieillard blanc, picqué de son ouvrage,


Par qui la seule faim se trouvoit au village.
Ne voit-on pas des-ja, dès trois lustres passez,
Que les peuples fuiards des villages chassez
Vivent dans les forests : là chacun d'eux s'asserre

Au ventre de leur mère, aux cavernes de terre;


Ils cerchent, quand l'humain leur refuse secours,
Les bauges des sangliers et les roches des ours,
Sans conter les perdus, à qui la mort propice
Donne poison, cordeau, le fer, le précipice.
Ce ne sont pas les grands, mais les simples paysans,
Que la terre connoist pour enfants complaisants.
La terre n'ayme pas le sang ni les ordures.
Il ne sort des tyrans et de leurs mains impures
Qu'ordures ni que sang. Les aimez laboureurs
Ouvragent son beau sein de si belles couleurs,

Font courir les ruisseaux dedans les verdes prées,


Par les sauvages fleurs en esmail diaprées;
Ou par ordre et compas les jardins azurez

Monstrent au ciel riant leurs carreaux mesurez,


Les parterres tondus, et les droictes allées
Des droicturieres mains au cordeau sont reiglées;
Ils sont peintres, brodeurs, et puis leurs grands tapis
Noircissent de raisins et jaunissent d'espics ;

Les ombreuses forests, leurs demeures plus franches,


Esventent leurs sueurs et les couvrent de branches.
La terre semble donc, pleurante de souci,
Consoler les petits en leur disant ainssi :
48
LESTRAGIQJJES
« Enfants de ma douleur, du haut du ciel l'ire esmeuë,
Pour me vouloir tuer, premièrement vous tuë ;

Vous languissez, et lors le plus doux de mon bien


Va soûlant de plaisir ceux qui ne valent rien.
Or, attendant le temps que le ciel se retire,

Ou que le Dieu du ciel destourne ailleurs son ire,

Pour vous faire gouster de ses douceurs après,


Cachez-vous soubs ma robbe en mes noires forests,

Et, au fond du malheur, que chacun de vous entre


Par deux fois, mes enfants, dans l'obscur de mon ventre.
Les fainéants ingrats font brusler vos labeurs,
Vos seins sentent la faim et vos fronts les sueurs.

Je mets de la douceur aux ameres racines,


Car elles vous seront viande et médecines,
Et je retireray mes bénédictions
De ceux qui vont sucçant le sang des nations :

Tout pour eux soit amer; qu'ils sortent, exécrables,

Du lict sans reposer, allouvis de leurs tables. »

Car, pour monstrer comment en la destruction


L'homme n'est plus un homme, prend réfection
il

Des herbes, des charongnes, des viandes non prestes,


Ravissant les repas apprestez pour les bestes.
La racine douteuse est prise sans danger,
Bonne, si on la peut amollir et manger.
Le conseil de la faim apprend aux dents par force
A piller des forests et la robbe et l'escorce.

La terre sans façon a honte de se voir,

Cerche encor[e] des mains et n'en peut plus avoir.


MISERES 49

Tout logis est exil ; les villages champestres,


Sans portes et planchers, sans portes et fenestres,

Font une mine affreuse, ainsy que le corps mort


Monstre, en monstrant les os, que quelqu'un luy faict tort.

Les loups et les renards et les bestes sauvages


Tiennent place d'humains, possèdent les villages,

Si bien qu'en mesme lieu où, en paix, on eut soing


De reserrer le pain, on y cueille le, foing.

Si le rusticque peut desrober à soy-mesme


Quelque grain recelé par une peine extresme,

Espérant sans espoir la fin de ses malheurs,


Lors on peut voir coupler troupe de laboureurs,
Et d'un soc attaché faire place en la terre

Pour y semer le bled, le soustien de la guerre ;

Et puis, l'an ensuivant, les misérables ysux


Qui des sueurs du front trempoient, laborieux
Quand, subissant le joug des plus serviles bestes,

Liez comme des bœufs, ils se couploient par testes,

Voyant d'un estranger la ravissante main


Qui leur tire la vie et l'espoir et le grain.

Alors, baignez en pleurs, dans les bois ils retournent;


Aux aveugles rochers les affligez, séjournent ;

Ils vont soufflant la faim, qu'ils portent doucement,


Au pris du desplaisir et infernal tourment
Qu'ils sentirent jadis, quand leurs maisons remplies
De démons encharnez, sepulchres de leurs vies,

Leur servoient de crottons, ou pendus par les doigts


A des cordons tranchants, ou attachez au bois
Les Tragiques. — T. I.
7
5o LES TRAGIQUES

Et couchez dans le feu, ou de graisses flambantes


Les corps nuds tenaillez, ou les plaintes pressantes

De leurs enfants pendus par les pieds, arrachez

Du sein qu'ils empoignoient, des tetins asséchez;


Ou bien, quand du soldat la diette allouvie

Tiroit au lieu de pain de son hoste la vie,

Vengé, mais non saoulé, père et mère meurtris


Laissoient dans les berceaux des enfants si petits

Qu'enserrez de cimois, prisonniers dans leur couche,


Ils mouroient par la faim : de l'innocente bouche
L'ame plaintive alloit en un plus heureux lieu

Esclatter sa clameur au grand throsne de Dieu,


Cependant que les Roys, parez de leur substance,
En pompes et festins trompoient leur conscience,
Estoiîoient leur grandeur des ruines d'autruy,
Gras du suc innocent, s'egaiant de l'ennuy,
Stupides, sans gouster ni pitiez ni merveilles,
Pour les pleurs et les cris sans yeux et sans oreilles.
Icy j-e veux sortir du gênerai discours
De mon tableau public ;
je fleschiray le cours

De mon fil entrepris, vaincu de la mémoire


Qui effraye mes sens d'une tragicque histoire :

Car mes yeux sont tesmoings du subject de mes vers.

Voicy le reistre noir foudroyer au travers


Les masures de France, et comme une tempeste,
Emportant ce qu'il peut, embrazer tout le reste.

Cet amas affamé nous fit à Mont-moreau


Voir la nouvelle horreur d'un spectacle nouveau.
MISERES 5i

Nous vismes sur leurs pas une troupe lassée,


Que la terre ponoit, de nos pas harassée.
Là de mille maisons on ne trouva que feux,
Que charongnes, que morts ou visages affreux.
La faim va devant moi : force que je la suive.

J'oy d'un gosier mourant une voix demi-vive ;

Le cry me sert de guide, et faict voir à l'instant

D'un homme demi-mort le chef se débattant,


Qui sur le seuil d'un huis dissipoit sa cervelle.
Ce demi-vif la mort à son secours appelle
De sa mourante voix. Cet esprit demi-mort
Disoit en son patois langue de Perigort :

« Si vous estes François, François, je vous adjure,


Donnez secours de mort : c'est l'aide la plus seure

Que j'espère de vous, le moien de guérir.


Faictes -moy d'un bon coup et promptement mourir.
Les reistres m'ont tué par faute de viande :

Ne pouvant ni fournir ne sçavoir leur demande,


D'un coup de coutelas l'un d'eux m'a emporté
Ce bras que vous voyez près du lict, à costé ;

J'ay au travers du corps deux balles de pistolle. »


Il suivit, en coupant d'un grand vent sa parolle :

« C'est peu de cas encor, et, de pitié de nous,


Ma femme en quelque lieu, grosse, est moite de coups.
Ily a quatre jours qu'aiants esté en fuitte,
Chassez à la minuict, sans qu'il nous fust licite
De sauver nos enfants, liez en leurs berceaux,
Leurs cris nous appelloient, et entre ces bourreaux,
5 2 LES TRAGIQUES
Pensans les secourir, nous perdismes la vie.

Helas ! si vous avez encore quelque envie


De voir plus de malheur, vous verrez là-dedans_

Le massacre piteux de nos petits enfants. »

J'entre, et n'en trouve qu'un, qui, lié dans sa couche,

Avoit les yeux flestris ;


qui de sa pasle bouche

Poussoit et retiroit cet esprit languissant

Qui, à regret son corps par la faim délaissant,

Avoit lassé sa voix bramant après sa vie.

Voicy après entrer l'horrible anatomie


De la mère asséchée : elle avoit de dehors,
Sur ses reins dissipez traisné, roulé son corps,
Jambes et bras rompus; une amour maternelle
L/esmouvant pour autruy beaucoup plus que pour elle,

A tant elle approcha sa teste du berceau,


La releva dessus. Il ne sortoit plus d'eau
De ses yeux consumez ; de ses playes mortelles

Le sang mouilloit l'enfant; point de laict aux mammelies,


Mais des peaux sans humeur. Ce corps séché, retraict,

De la France qui meurt fut un autre pourtraict.


Elle cerchoit des yeux deux de ses fils encore ;

Nos fronts l'espouvantoient. En fin la mort dévore


En mesme temps ces trois. J'eu peur que ces esprits
Protestassent mourants contre nous de leurs cris :

Mes cheveux estonnez hérissent en ma teste ;

J'appelle Dieu pour juge, et tout haut je déteste


Les violeurs de paix, les perfides parfaicts

Qui d'une salle cause amènent tels eftects.


MISERES 53

Là je vis estonné les cœurs impitoyables.


Je vis tomber Peffroy dessus les effroyables.

Quel œil sec eust peu voir les membres mi-mangez


De ceux qui par la fcTîm estoient morts enragez!
Et encore aujourd'huy, sous la loy de la guerre,
Les tygres vont bruslants les thresors de la terre,

Nostre commune mère ; et le degast du pain


Au secours des lions ligue la pasle faim
En ce point, lors que Dieu nous espanche une pluie,

Une manne de bleds, pour soustenir la vie,

L'homme, crevant de rage et de noire fureur,


Devant les yeux esmeus de ce grand bien-faicteur,
Foule aux pieds ses bien-faicts en villenant sa grâce,
Crache contre le Ciel, ce qui tourne en sa face.
La terre ouvre aux humains et son laict et son sein,
Mille et mille douceurs, que de sa blanche main
Elle appreste aux ingrats qui les donnent aux flammes.
Les desgasts font sentir les innocentes âmes.
En vain le pauvre en l'air esclatte pour du pain :

On embraze la paille, on faict pourrir le grain.

Au temps que l'affamé à nos portes séjourne.

Le malade se plaint; cette voix nous adjourne


Au throsne du grand Dieu. Ce que l'affligé dit

En l'amer de son cœur, quand son cœur nous maudit,


Dieu l'entend, Dieu l'exauce, et ce cry d'amertume
Dans l'air ni dans le feu volant ne se consume ;

Dieu scelle de son sceau ce piteux testament,


Nostre mort en la mort qui le va consumant.
u LES TRAGIQUES
La mort en payement n'a receu l'innocence
Du pauvre qui mettoit sa chetive espérance
Aux aumosnes du peuple. Ah ! que diray-je plus?
De ces événements n'ont pas esté exclus

Les animaux privez, et, hors de leurs villages,


Les mastins allouvis sont devenus sauvages,
Faicts loups de naturel, et non pas de la peau.
Imitants les plus grands, les pasteurs du troupeau,
Eux-mesmes ont esgorgé ce qu'ils avoient en garde;
Encor les verrez-vous se vanger, quoy qu'il tarde,
De ceux qui ont osté aux pauvres animaux
La pasture ordonnée. Ils seront les bourreaux
De l'ire du grand Dieu, et leurs dents affamées
Se crèveront des os de nos belles armées :

Ils en ont eu curée en nos sanglants combats;


Si bien que, des corps morts rassasiez et las,

Aux plaines de nos champs, de nos os blanchissantes,


Ils courent forcenez les personnes vivantes.
Vous en voyez l'espreuve au champ de Moncontour.
Héréditairement ils ont, depuis ce jour,
La rage naturelle, et leur race, ennyvrée
Du sang des vrais François, se sent de la curée.
Pourquoy, chiens, auriez-vous, en cette aspre saison,
(Nez sans raison) gardé aux hommes la raison,
Quand Nature sans loy, folle, se desnature ;

Quand Nature, mourant, despouille sa figure;


Quand les humains, privez de tous autres moiens,
Assiégez, ont mangé leurs plus fidelles chiens ;
MISERES 55

Quand sur les chevaux morts on donne des bataille

A partir le butin de puantes entrailles ?

Mesme aux chevaux péris de farcin et de faim,


On a veu labourer les ongles de l'humain,
Pour cercher dans les os et la peau consumée
Ce qu'oublioit la faim et la mort affamée.
Cette horreur, que tout œil en lisant a doubté
De nos sens, desmentoit la vraie antiquité;

Cette rage s'est veùe, et les mères non-meres


Nous ont de leurs forfaicts pour tesmoings oculaires.
C'est en ces sièges lents, ces sièges sans pitié,
Que des seins plus aymants s'envole l'amitié.
La mère du berceau son cher enfant deslie ;

L'enfant qu'on desbandoit autre-fois pour sa vie


Se desveloppe icy par les barbares doigts
Qui s'en vont destacher de nature les loix ;

La mère delfaisant, pitoyable et farousche,

Les liens de pitié avec ceux de sa couche,


Les entrailles d'amour, les filets de son flanc,
Les intestins bruslants par les tressauts du sang,
Les sens, l'humanité, le cœur esmeu qui tremble
Tout cela se destord et se desmesle ensemble.

L'enfant, qui pense encor aller tirer en vain


Les peaux de la mammelle, a les yeux sur la main
Qui deffaict les cimois; cette bouche atfamée,
Triste, sous-rit aux tours de la main bien-aimée :

Cette main s'emploioit pour la vie autrefois,


Maintenant à la mort elle emploie ses doigts,
56 LES TRAGIQJJES

La mort, qui d'un costé se présente effroyable,

La faim, de l'autre bout, bourrelle impitoyable.

La mère, ayant long-temps combattu dans son cœur


Le feu de la pitié, de la faim la fureur,

Convoitte dans son sein la créature aimée,


Et dit à son enfant, moins mère qu'affamée :

« Rend, misérable, rend le corps que je t'ay faict

Ton sang retournera où tu as pris le laict;

Au sein qui t'allaictoit rentre contre nature :

Ce sein, qui t'a nourry, sera ta sépulture ! »

La main tremble en tirant le funeste couteau,


Quand, pour sacrifier de son ventre l'agneau,
Des poulces elle estreind la gorge qui gazouille
Quelques motssans accents, croiantqu'onla chatouille.
Sur l'effroiable coup le cœur se refroidit,

Deux fois le fer eschappe à la main qui roidit ;

Tout est troublé, confus, en l'âme qui se trouve


N'avoir plus rien de mère et avoir tout de louve ;

De sa lèvre ternie il sort des feux aidants ;

Elle n'appreste plus les lèvres, mais les dents,

Et des baisers changez en avides morsures !

La faim achevé tout de trois rudes blessures ;

Elle ouvre le passage au sang et aux esprits.

L'enfant change visage et ses ris en ces cris ;

Il pousse trois fumeaux, et, n'aiant plus de mère,


Mourant cerche des yeux les yeux de sa meurtrière.
On dit que le manger de Thyeste pareil
Fit noircir et fuir et cacher le soleil.
MISERES 57

Suivrons-nous plus avant? Voulons-nous voir le reste

De ce banquet d'horreur pire que de Thyeste ?

Les membres de ce fils sont connus au repas,

Et l'autre, estant deceu, ne les connoissoit pas.

Qui pourra voir le plat où la beste farouche

Prend les petits doigts cuits, les jouets de sa bouche ;

Les yeux esteints, ausquels il y a peu de jours


Que de regards mignons s'embrazoient ses amours;
Le sein douillet, les bras qui son col plus n'accollent :

Morceaux qui saoullent peu et qui beaucoup désolent ?

Le visage pareil encore se fait voir

Vif portraict reprochant, miroir de son miroir,


Dont la reflexion de coulpable semblance

Perce à travers les yeux l'ardente conscience.


Les ongles brisent tout ; la faim et la raison

Donne pasture au corps et à l'ame poison.


Le soleil ne peut voir l'autre table fumante.
Tirons sur cette-cy le rideau de Thimante !

Jadis nos rois anciens, vrais pères et vrais rois,


Nourrissons de la Fiance, en faisant quelquefois
Le tour de leur pais en diverses contrées,
Faisoient par les citez des superbes entrées.
Chacun s'esjouissoit, on sçavoit bien pourquoy :

Les enfants de quatre ans crioient : Vive -le Roy !

Les villes emploioient mille et mille artifices

Pour faire comme font les meilleures nourrices,


De qui le sein fécond se prodigue à l'ouvrir,

Veut monstrer qu'il en a pour perdre et pour nourrir.


8
58 LES TRAGIQUES
Il semble que le pis, quant il est esmeu, voie :

Il se jette en la main, dont ces mères de joie


Font rejaillir, aux yeux de leurs mignons enfants,
Du laict qui leur regorge à leurs roys triomphants,
Triomphants par la paix : ces villes nourricières

Prodiguoient leur substance, et, en toutes manières,


Monstioient au ciel serain leurs thresors enfermez,
Et leur laict et leur joie à leurs roys bien-aymez,
Nos tyrans aujourd'huy entrent d'une autre sorte,

La ville qui les voit a visage de morte :

Quand son prince la foule, la voici de tels yeux


il

Que Néron voyait Rome en Pesclat de ses feux.


Quand le tyran s'esgaie en la ville qu'il entre,
La ville est un corps mort, il passe sur le ventre,

Et ce n'est plus du laict qu'elle prodigue en l'air,

C'est du sang. Pour parler comme peuvent parler

Les corps qu'on trouve morts, portez à la justice,

On les met en la place, affin que ce corps puisse


Rencontrer son meurtrier : le meurtrier inconnu
Contre qui le corps saigne est coulpable tenu,
Henry, qui tous les jours vas prodiguant ta vie

Pour remettre le règne, oster la tyrannie,

Ennemy des tyrans, ressource des vrais rois,


Quand le sceptre des lis joindra le Navarrois.
Souvien-toy de quel œil, de quelle vigilence
Tu cours remédier aux malheurs de la France ;

Souvien-toy quelque jour combien sont ignorants


Ceux qui pour estre Rois veulent estre tyrans.
MISERES 59

Ces tyrans sont des loups, car le loup, quand il entre

Dans le parc des brebis, ne succe de leur ventre


Que le sang par un trou et quitte tout le corps,

Laissant bien le troupeau, mais un troupeau de morts.


Nos villes sont charongne, et nos plus chères vies
Et le suc et la force en ont esté ravies ;

Les pais ruinez sont membres retranchez,


Dont le corps seichera, puis qu'ils sont asseichez.
France, puis que tu perds tes membres en la sorte,

Appreste le suaire et te conte pour morte;


Ton poux foible, inégal, le trouble de ton œil,
Ne demande plus rien qu'un funeste cercueil.
Que si tu vis encor, c'est la mourante vie
Que le malade vit en extrême agonie,
Lors que les sens sont morts, quand il est au rumeau,
Et que d'un bout de plume on l'abeche avec l'eau.
Si tu peux allouvi dévorer la viande,
Ton chef mange tes bras; c'est une faim trop grande.
Quand le désespéré vient à manger si fort

Après le goust perdu, c'est indice de mort.


Mais quoy! tu ne fus oncq si fiere en ta puissance,
Si roide en tes efforts, ô furieuse France !

C'est ainsy que les nerfs des jambes et des bras


Roidissent au mourant a l'heure du trespas.
On resserre d'impost le trafic des rivières,

Le sang des gros vaisseaux et celuy des artères;

C'est faict du corps, auquel on tranche tous les jours


Des veines et rameaux les ordinaires cours.
60 LES TRAGIQUES

Tu donnes aux forains ton avoir qui s'esgare,


A celuy du dedans rude, seiche et avare,
Cette main a promis d'aller trouver les morts,
Qui, sans humeur dedans, est suante au dehors.
France, tu es si docte et parles tant de langues !

O monstrueux discours, ô funestes harangues !

Ainsy, mourant les corps, on a veu les esprits

Prononcer les jargons qu'ils n'avoient point appris.


Tu as plus que jamais de merveilleuses testes

Des cerveaux transcendants, des vrais et faux prophètes;


Toy, prophète, en mourant du mal de ta grandeur,
Mieux que le médecin tu chantes ton malheur.
France, tu as commerce aux nations estranges,
Partout intelligence et partout des eschanges :

L'oreille du malade est ainsy claire, alors

Que l'esprit dit adieu aux oreilles du corps.


France, bien qu'au millieu tu sens des guerres fieres,

Tu as paix et repos à tes villes frontières :

Le corps, tout feu dedans, tout glace par dehors,


Demande la bière et bien tost est faict corps.
Mais, France, on voit doubler dedans toy l'avarice :

Quand nature deffaut, les vieillards ont ce vice ;

Quand le malade amasse et couverte et linceux

Et tire tout à soy, c'est un signe piteux.


On void périr en toy la chaleur naturelle,
Le feu de charité, tout amour mutuelle,
Les déluges espais achèvent de noier
Tous chauds désirs au cœur, qui estoit leur foiïier.
MISERES

Mais ce foùier du cœur a perdu Padvantage


Du feu et des esprits qui faisoient le courage.

Icy marquez, honteux, dégénérez François,


Que vos armes estoient légères autrefois,
Et que, quand Pestranger esjamboit vos barrières,
Vos ayeux desdaignoient forts et villes frontières!

L'ennemy, aussy tost comme entré combattu,


Faisoit à la campagne essay de leur vertu.

Ores, pour tesmoigner la caducque vieillesse

Qui nous osle l'ardeur. et nous croist la finesse

Nos cœurs froids ont besoing de se voir emmurez,


Et, comme les vieillards, revestus et fourrez
De rempars, bastions, fossez et contre-mines,
Fosses-brai's, parapets, chemises et courtines.

Nos excellents desseins ne sont que garnisons,


Que nos pères fuioient comm' on fuit les prisons.
Quand le corps gelé veut mettre robbe sur robbe
Dites que la chaleur s'enfuit et se desrobbe ;

L'Ange de Dieu vengeur une fois commandé,


Ne se destourne pas pour estre appréhendé :

Car ces symptômes vrais, qui ne' sont que présages,


Se sentent en nos cœurs aussy tost qu'aux visages.
Voilà le iront hideux de nos calamitez,
La vengence des Cieux justement despitez.
Comme par force l'œil se destorne à ces choses,
Retournons les esprits pour en toucher les causes.

France, tu t'eslevois orgueilleuse au millieu


Des autres nations, et ton père et ton Dieu,
62 LES TRAGIQUES
Qui tant et tant de fois par guerres estrangeres

T'esprouva, t'advertit de verges, de misères.


Ce grand Dieu void au Ciel, du feu de son clair œil.
Que des maux estrangers tu doublois ton orgueil.
Tes superstitions et tes coustumes folles,

De Dieu qui te frappoit, te poussoient aux idolles.


Tu te crevois de graisse en patience, mais
Ta paix estoit la sœur bastarde de la paix.

Rien n'estoit honoré parmy toy que le vice;

Au ciel estoit bannie, en pleurant, la Justice,

L'Eglise au sec désert, la Vérité après.


L'enfer fut espuisé et visité de près,
Pour chercher en son fond une verge nouvelle,
A punir jusqu'aux os la nation rebelle.
Cet enfer nourrissoit en ses obscuriiez

Deux esprits, que les Cieux formèrent, despitez,


Des pires excréments, des vapeurs inconnues

Que l'haleine du bas exhale dans les nues.


L'essence et le subtil de ces infections
S'affina par sept fois en exhalations,
Comme l'on void dans l'air une masse visqueuse
Lever premièrement l'humeur contagieuse
De l'haleine terrestre; et quand auprès des cieux
Le choix de ce venin est haussé, vitieux,

Comm' un astre il prend vie, et sa force secrette

Espouvante chacun du regard d'un cornette.


Le peuple, à gros amas aux places ameuté,
Bée douteusement sur la calamité,
MISERES 63

Et dit : « Ce feu menace et promet à la terre,

Lousche, pasle ou flambant, peste, famine ou guerre.»


A ces trois s'apprestoient ces deux astres nouveaux.
Le peuple voioit bien ces cramoisis flambeaux,

Mais ne les peut juger d'une pareille sorte.


Ces deux esprits meurtriers de la France mi-morte
Nasquirent en nos temps; les astres mutinez
Les tirèrent d'enfer, puis ils furent donnez
A deux corps vicieux, et l'amas de ces vices
Trouva l'organe prompt à leurs mauvais offices.

Voicy les deux flambeaux et les deux instruments


Des plaies de la France et de tous ses tourments :

Une fatale femme, un cardinal qui d'elle,

Parangon du malheur, suivoit l'âme cruelle.

« Malheur, ce dit le sage, au peuple dont les loix

Tournent dans les esprits des fols et jeunes rois


Et qui mangent matin ». Que ce malheur se treuve
Divinement prédit par la certaine espreuve !

Mais cela qui faict plus le règne malheureux


Que celuy des enfants, c'est quand on voit pour eux
Le diadème sainct sur la teste insolente,

Le sacré sceptre au poing d'une femme impuissante,


Aux despens de la loy que prirent les Gaulois,
Des Saliens François, pour loy des autres lois.
Cet esprit impuissant a bien peu, car sa force

S'est convertie en poudre, en feux et en amorce,


Impuissante à bien faire, et puissante à forger
Les couteaux si tranchants qu'on a veu esgorger
64 LES TRAGIQUES
Depuis les roys hautains eschauffez à la guerre
Jusqu'au ver innocent qui se traîne sur terre.

Mais pleust à Dieu aussy qu'elle eust peu surmonter


Sa rage de régner, qu'elle eust peu s'exempter
Du venin florentin, dont la plaie éternelle,

Pestiféré, a frappé et sur elle et par elle.

Pleust à Dieu, Jesabel, que, comme au temps passé,


Tes ducs prédécesseurs ont toujours abbaissé
Les grands, en eslevant les petits à l'encontre,
Puis encor rabbatu par une autre rencontre
Ceux qu'ils avoient haussez, si tost que leur grandeur
Pouvoit donner soupçon ou mefïïance au cœur :

Ainsy comme eux tu sçais te rendre redoutable,


Faisant le grand coquin, haussant le misérable ;

Ainsy comme eux tu sçais par tes subtilitez,

En maintenant les deux, perdre les deux costez,


Pour abbreuver de sang la soif de ta puissance.
Pleust à Dieu, Jesabel, que tu euss' à Florence
Laissé tes trahisons en laissant ton pais,
Que tu n'eusses les grands des deux costez trahis
Pour régner au millieu, et que ton entreprise
N'eust ruiné le noble et le peuple et l'Eglise :

Cinq cens mille soldats n'eussent crevé, poudreux,

Sur le champ maternel, et ne fust avec eux


La noblesse faillie et la force faillie

De France, que tu as faict gibier d'Italie !

Ton fils eust eschapé ta secrette poison,


Si ton sang t'eust esté plus que ta trahison.
MISERES 65

En fin, pour assouvir ton esprit et ta veuë,

Tu vois le feu qui brusle et le couteau qui tuë;

Tu as veu à ton gré deux camps des deux costez,


Tous deux pour toy, tous deux à ton gré tourmentez,
Tous deux François, tous deux ennemis de la France,
Tous deux exécuteurs de ton impatience,
Tous deux la pasle horreur du peuple ruiné,
Et un peuple par toy contre soy mutiné.
Par eux tu vois des-ja la terre yvre, inhumaine,
Du sang noble françois, et de l'estranger pleine,
Accablé par le fer que tu as esmoulu ;

Mais c'est beaucoup plus tard que tu n'eusses voulu :

Tu n'as ta soif de sang qu'à demi arrosée,


Ainsy que d'un peu d'eau la flamme est embrazée.
C'estoit un beau mirouer de ton esprit mouvant,
Que parmy les nonnains, au florentin convent,
N'aiant pouvoir encor de tourmenter la terre,

Tu dressois tous les jours quelque petite guerre :

Tes compagnes pour toy se tiroient aux cheveux.


Ton esprit, dès lors plein de sanguinaires vœux,
Par ceux qui prevoioient les effects de ton ame
Ne peut estre enfermé, subtil comme la flamme :

Un malheur nécessaire et le vouloir de Dieu


Ne doibt perdre son temps ni l'assiette du lieu,

Comme celle qui vit en songe que de Troye


Elle enfantoit les feux vit aussy mettre en proye
Son pays par son fils, et, pour sçavoir son mal,
Ne peut brider le cours de son malheur fatal,
Les Tragiques. — T. I.
9
66 LES TRAGIQUES
Or ne veuille le Ciel avoir jugé la France
A servir septante ans de gibier à Florence ;

Ne veuille Dieu tenir pour plus longtemps assis

Sur nos lis tant foulez le joug de Medicis !

Quoy que l'arrest du Ciel dessus nos chefs destine,


Toy, verge de courroux, impure Catherine,
Nos cicatrices sont ton plaisir et ton jeu;

Mais tu iras en fin comme la verge au feu,


Quand, au lict de la mort, ton fils et tes plus proches
Consoleront tes plains de ris et de reproches,
Quand l'édifice haut des superbes Lorrains,
Maugré tes estançons, t'accablera les reins,

Et, par toy eslevé, t'accrasera la teste

Encor ris-tu, sauvage et carnassière beste,

Aux œuvres de tes mains, et n'as qu'un desplaisir,


Que le grand feu n'est pas si grand que ton désir!
Ne plaignant que le peu, tu t'esgaie ainsy comme
Néron, l'impitoyable, en voiant brusler Romme.
Néron laissoit en paix quelque petite part;
Quelque coing d'Italie, esgaré à l'escart,
Eschappoit ses fureurs; quelqu'un fuioit de Sylle
Le glaive et le courroux en la guerre avilie ;

Quelqu'un de Phalaris evitoit le taureau,

La rage de Cinna, de Cœsar le couteau;


Et (ce qu'on feint encor estrange entre les fables)

Quelqu'un de Diomède eschappoit les estables;

Le lion, le sanglier qu'Hercule mit à mort,


Plus loing que leur buisson ne faisoient point de tort
MISERES i

L'hydre assiègent Lerna, du taureau la furie

Couroit Candie; Anthée affligeoit la Lybie.

Mais toy, qui, au matin, de tes cheveux espars


Fais voir à ton faux chef branslant de toutes parts,
Et desploiant en l'air ta perruque grisonne,
Les païs tous esmeus de pestes empoisonne :

Tes crins esparpillez, par charmes hérissez,


Envoient leurs esprits où ils sont addressez :

Par neuf fois tu secoue, et hors de chaque poincte


Neuf Démons conjurez descochent par contrainte.
Quel antre caverneux, quel sablon, quel désert,

Quel bois, au fond duquel le voiageur se perd,


Est exempt de malheurs? Quel allié de France
De ton breuvage amer n'a humé l'abondance?
Car, diligente à nuire, ardente à rechercher,
La loingtaine province et l'esloigné clocher

Par toi sont peints de rouge, et chacune personne


A son meurtrier derrière avant qu'elle s'estonne.
O qu'en Lybie Anthee, en Crète le taureau,
Que les testes d'hydra, du noir sanglier la peau,
Le lion nemean et ce que cette fable
Nous conte outrageux. fut au pris supportable !

Pharaon fut paisible, Anthiochus piteux,


Les Herodes plus doux, Cinna religieux :

On pouvoit supporter l'espreuve de Perille,


Le couteau de César et la prison de Sylle;
Et les feux de Néron ne furent point des feux,
Près de ceux que vomit ce serpent monstrueux.
68 LES TRAGIQUES
Ainsy en embrazant la France misérable,
Cett' hydra renaissant ne s'abbat, ne s'accable
Par veilles, par labeurs, par chemins, par ennuis;
La chaleur des grands jours, ni les plus froides nuicts
N'anestent sa fureur ne brident le courage
De ce monstre porté des aisles de sa rage;

La peste ne larreste, ains la peste la craint,

Pour ce qu'un moindre mal un pire mal n'esteint.


L'infidelle, croiant les fausses impostures

Des Démons predisans, par songes, par augures,


Et par voix de sorciers, que son chef périra
Foudroie d'un plancher qui l'ensevelira,

Perd bien le jugement, n'aiant pas connoissance


Que cette maison n'est que la maison de France,
La maison qu'elle sappe, et c'est aussy pourquoy
Elle fait tresbucher son ouvrage sur soy.
Celuy qui d'un canon foudroiant extermine
Le rempart ennemy sans brasser sa ruine,

Ruine ce qu'il hait; mais un mesme danger


Accravante le chef de l'aveugle estranger,
Grattant par le dedans le vengeur édifice,

Qui faict de son meurtrier en mourant sacrifice :

Elle ne l'entend pas, quand de mille posteaux


Elle faict appuier ses logis, ses chasteaux :

Tu ne peux empescher par arc-boutant qui fulcre


Que Dieu de ta maison ne fasse ton sépulcre,

L'architecte mondain n'a rien qui tienne lieu


Contre les coups du ciel, et le doigt du grand Dieu
MISERES 69

Il falloit contre toy et contre ta machine


Appuyer et munir, ingratte Catherine,
Cette haute maison, la maison de Vallois,
Qui s'en va dire adieu au monde et aux François.
Mais, quand l'embrazement de la mimorte France
A souffler tous les coings requiert sa diligence,

La diligente au mal, paresseuse à tout bien,

Pour bien-faire craint tout, pour nuire ne craint rien :

C'est la peste de l'air, l'Erynne envenimée;


Elle infecte le ciel par la noire fumée
Qui sort de ses nazeaux; ell' haleine les fleurs,
Les fleurs perdent d'un coup la vie et les couleurs;
Son toucher est mortel, la pestiféré tue

Les pais tous entiers de basilique veûe;


Elle change en discord l'accord des éléments,
En paisible minuict on oit ses hurlements,
Ses sifflements, ses cris, alors que l'enragée
Tourne la terre en cendre et en sang l'eau changée ;

Elle s'ameute avec les sorciers enchanteurs,

Compagne des démons, compagnons imposteurs,,


Murmurant l'exorcisme et les noires prières;
La nuict elle se veautre aux hideux cimetières,
Elle trouble le ciel, elle arreste les eaux,

Aiant sacrifié tourtres et pigeonneaux,


Et desrobé le temps que la lune obscurcie
Souffre de son murmur', elle attir' et convie
Les serpents en un rond sur la fosse des morts,
Desterre sans effroy les effroyables corps,
-o LES TRAGIQUES
Puis, remplissant les os de la force des diables,

Les faict saillir en pieds, terreux, espouventables,


Oit leur voix enrouée, et des obscurs propos
Des démons imagine un travail sans repos,

Idolâtrant Satan et sa théologie,


Interrogue en tremblant sur le fil de sa vie

Ces organes hideux; lors mesle de leurs tais

La poudre avec du laict, pour les conduire en paix;


Les enfans innocens ont preste leurs moelles,
Leurs graisses et leur suc à fournir de chandelles,
Et pour faire trotter les esprits aux tombeaux
On offre à Belzebuth leurs innocentes peaux.
En vain, Rovne, tu as rempli une bouticque
Des drogues du mestier, et, mesnage magicque,
En vain fais-tu amas dans les tais des defluncts
De poix noire, de canfre à faire tes parfuns;
Tu y brusles en vain cyprès et mandragore,
La cigùe, la rue et le blanc hellébore,
La teste d'un chat roux, d'un céraste la peau,
D'un chat-huant le fiel, 1a langue d'un corbeau,
De la chauve-souris le sang, et de la louve
Le laict chaudement pris sur le poinct qu'elle trouve
Sa tanniere volée et son fruict emporté :

Le nombril frais-couppé à l'enfant avorté,

Le cœur d'un viel crapaut, le foie d'un dipsade,


Les yeux d'un basilic, la dent d'un chien malade
Et la bave qu'il rend en contemplant les flots;

La queue du poisson Ancre des matelots,


MISERES 71

Contre lequel en vain vent et voile s'essaye;

Le vierge parchemin, le palais de fressaye.


Tant d'estranges moïens tu recherches en vain,
Tu en as de plus prompts en ta fatale main :

Car, quand dans un corps mort un démon tu ingères,.

Tu le vas menaçant d'un fouet de vipères;


Il faict semblant de craindre, et, pour jouer son jeu,
Il s'approche, il refuse, il entre peu à peu,
Il touche le corps froid, et puis il s'en esloigne,

Il feint avoir horreur de l'horrible charongne.


Ces feintes sont appas, leur maistre, leur Seigneur,

Leur permet d'affronter d'efficace d'erreur,


Tels esprits que le tien par telles singeries.
Mais toy qui par sur eux triomphes, seigneuries,

Use de ton pouvoir: tu peux bien triompher


Sur eux, puis que tu es vivandière d'enfer;

Tu as plus de crédit et ta voix est plus forte


Que tout ce qu'en secret de cent lieux on te porte.
Va, commande aux démons d'impérieuse voix,

Reproche leur tes coups, conte ce que tu vois,

Monstre leur le succès des ruses florentines,

Tes meurtres, tes poisons, de France les ruines;

Tant d'ames, tant de corps que tu leur fais avoir,

Tant d'esprits abbrutis poussez au desespoir,


Qui renoncent leur Dieu; di que, par tes menées,
Tu as peuplé l'enfer de légions damnées :

De telles voix sans plus iu pourras esmouvoir,


Emploier, arrester tout l'infernal pouvoir :
7 2
LES TRAGIQUES
Il ne faut plus de soing, de labeur, de despence,
A cercher les sçavants en la noire science :

Vous garderez les biens, les estats, les honneurs,


Pour d'Italie avoir les fins empoisonneurs,
Pour nourrir, emploier cette subtile bande,

Bien mieux entretenue, et plus riche, et plus grande


Que celle du conseil, car nous ne voulons point
Que conseillers subtils, qui renversent à point

En discords les accords, que les traistres qui vendent


A peu de prix leur foy, ceux-là qui mieux entendent
A donner aux meschants les purs commandements,
En se servant des bons tromper leurs instruments.
La foy par tant de fois, et la paix violée
Couvroit les faux desseins de la France affolée
Sous les traînez d'accord : avant le pourparler
De la paix, on sçavoit le moien de troubler.
Cela nous fut dépeint par les feux et la cendre,
Que le mal-heur venu seul nous a peu apprendre.
Les feux, di-je, celez dessous le pesant corps
D'une souche amortie, et qui n'aiant dehors
Poussé par millions tousjours ses estincelles,

Soubs la cendre trompeuse a ses flammes nouvelles.


La traistresse Pandore apporta nos malheurs,
Peignant sur son champ noir l'énigme de nos pleurs ;

Marquant pour se mocquer sur ses tapisseries

Les moiens de ravir et nos biens et nos vies;


Mesme escrivant autour du tison de son cœur,
Qu'après la flamme esteinte encore vit l'ardeur.
MISERES 75

Tel fut l'autre moien de nos rudes misères,


L'Achitophel bandant les fils contre les pères;
Tel fut cette autre peste, et l'autre malheureux.
Perpétuelle horreur à nos tristes neveux :

Ce cardinal sanglant, couleur à point suivie

Des désirs, des effects, et pareill' a sa vie,

Il fut rouge de sang de ceux qui au cercueil


Furent hors d'aage mis, tuez par son conseil;
Et puis le cramoisy encores nous avise
Qu'il a dedans son sang trempé sa paillardise,
Quand en mesme subject se fit le monstrueux
Adultère, paillard, bougre et incestueux.
Il est exterminé : sa mort espouvantable
Fut des esprits noircis une guerr' admirable :

Le haut ciel s'obscurcit, cent mille tremblements


Confondirent la terre et les trois éléments.
De celuy qui troubloit, quand il estoit en vie,

La France et l'univers, l'ame rouge ravie


En mille tourbillons, mille vents, mille nœuds,
Mille foudres ferrez, mille esclairs, mille feux :

Le pompeux appareil de cette ame si saincte


Fit des mocqueurs de Dieu trembler l'ame contrainte :

Or n'estant despouillé de toutes passions,


De ses conseils secrets et de ses actions,

Ne pouvant oublier la compagne fidelle,

Vomissant son démon il eut mémoire d'elle,

Et finit d'un adieu entre les deux amants,


La moitié du conseil, et non de nos tourments.
10
74 LES TRAGIQUES
Prince choisi de Dieu qui soubs ta belle-mere
Savourois l'aconit et la cigùe amere,
Ta voix a tesmoigné qu'au point que cet esprit
S'enfuioit en son lieu, tu vis saillir du lict

Cette Royne en fraieur, qui te monstroit la place

Où le cardinal mort l'accostoit face à face,

Pour prendre son congé ; elle bouchoit ses jeux,


Et sa fraieur te fît hérisser les cheveux.

Tels mal heureux cerveaux ont esté les amorces,


Les flambeaux boutte-feux, et les fatalles torches

Par qui les hauts chasteaux jusqu'en terre razez,


Les temples, hospitaux, pillez et embrazez,
Les collèges destruicts par la main ennemie
Des cytoiens esmeus, monstrent Panatomie
De nostre honneur ancien (comme l'on juge aux os
La grandeur des géants aux sepulchres enclos).
Par eux on vid les loix sous les pieds trepignées ;

Par eux la populace à bandes mutinées


Trempa dedans le sang des vieillards les cousteaux,
Estrangla les enfans liez en leurs berceaux,
Et la mort ne connut ni le sexe ni l'aage ;

Par eux est perpétré le monstrueux carnage,


Qui de quinze ans entiers, aiant faict les moissons

Des François, glene encor le reste en cent façons.

Car quand la frenaisie et fiebvre generalle

A senti quelque paix, dilucide intervalle,


Nos sçavants apprentifs du faux Machiavel
Ont parmy nous semé la peste du duel :
MISERES 7

Les grands, ensorcelez par subtiles querelles,


Ont rempli leurs esprits de haines mutuelles,
Leur courage emploie à leur dissention

Les faict serfs de mestier, grands de profession :

Les nobles ont choqué à testes contre testes,


Par eux les princes ont vers eux payé leurs debtes :

Un chacun, estourdy, a porté au fourreau


Dequoy estre de soy et d'autruy le bourreau,

Et de peur qu'en la paix la féconde noblesse,


De son nombre s'enflant, ne refrène et ne blesse
La tyrannie un jour, qu'ignorante elle suit,

Misérable support du joug qui la destruit ;

Le Prince, en son repas, par louanges et blasmes

Met la gloire au duel, en allume les âmes,


Peint sur le front d'autruy et n'establit pour soy
Du rude poinct d'honneur la pestiféré loy,

Réduisant d'un bon cœur la valeur prisonnière


A voir devant l'espée, et l'Enfer au derrière.

J'escris aiant senti avant l'autre combat,


De l'ame avec son cœur l'inutile débat,
Prié Dieu, mais sans foy comme sans repenlance,
Porté a exploiter dessus moy la sentence.
Et ne faut pas icy que je vante en mocqueur
Ce despit pour courage et le fiel pour le cœur :

Ne pense pas aussy, mon lecteur, que je conte


A ma gloire ce poinct, je l'escris à ma honte.
Ouy, j'ay senti le ver réveillant et piqueur
Qui contre tout mon reste avoit armé le cœur :
76 LESTRAGIQJJES
Cœur qui à ses despens prononçoii la sentence
En faveur de l'enfer contre ma conscience.
Ces anciens vrais soldats guerriers, grands conquereurs,
Qui de simples bourgeois faisoient des empereurs,

Des princes leurs vassaux, d'un advocat un prince,


Du monde un règne seul, de France une province;
Ces patrons de l'honneur honoroient le sénat,

Les chevaliers après, et par le tribunat


Haussoyent le tiers estât au degré de leur ville,

Desquels ils repoussoient toute engeance serville.

Les serfs demi-humains, des hommes excréments,


Se vendoyent, se contoyent au roolle des juments,
Ces mal-heureux avoient encores entr'eux-mesme
Quelque condition des extrêmes l'extrême,
C'estoient ceux qu'on tiroit des pires du troupeau,
Pour esbattre le peupl' au dépend de leur peau.
Aux obsèques des grands, aux festins, sur l'arène,
Ces glorieux maraux bravoient la mort certaine
Avec grâce et sang froid, mettoient pourpoinct à part,
Sans s'esbranler longeoient en leur sein le poignard :

Que ceux qui aujourd'hui se vantent d'estocades


Contre-fassent l'horreur de ces viles bravades :

Car ceux-là recevoient et le fer et la mort


Sanscry, sans que le corps se tordist par effort,
Sans posture contrainte, ou que la voix ouïe
Mendiast laschement des spectateurs la vie :

Ainsy le plus infect du peuple diffamé


Perissoit tous les jours par milliers consumé.
MISERES 77

Or tel venin cuida sortir de cette lie

Pour eschauffer le sang de la troupe anoblie :

Puis quelques empereurs, gladiateurs nouveaux,


De ces corps condamnez se firent des bourreaux,

Joint (comme l'on trouva) que les mères volages


Avoient admis au lict des poilus mariages
Ces visages félons, ces membres outrageux
Et convoité le sang des vilains courageux :

On y dressa les naiins; quelques femmes perdues


Furent a ce mesiier finalement vendues :

Mais les doctes escrits des sages animez


Rendirent ces bouchers (quoy que grands) diffamez;
Et puis le magistrat couronna d'infamie
Et atterra le reste en la plus basse lie,

Si bien que ce venin, en leur siècle abbattu,

Pour lors ne put voler la palme de vertu.


On appelle aujourd'hui n'avoir rien faict qui vaille
D'avoir percé premier Tespais d'une bataille,
D'avoir premier porté une enseigne au plus haut
Et franchy devant tous la bresche par assaut;
Se jetter contre espoir dans la ville assiégée,
La sauver demi-prise et rendre encouragée ;

Fortifier, camper ou se loger parmy


Les gardes, les efforts d'un puissant ennemy,
Emploier, sans manquer de cœur et de cervelle,
L'espée d'une main, de l'autre la truelle,

Bien faire une retraïtte, ou d'un scadron battu


Rallier les deffaicts, cela n'est plus vertu.
78 LES TRAGIQJUES

La voici pour ce temps : bien prendre une querelle


Pour un oyseau, ou chien, pour garce ou maquerelle,
Au plaisir d'un valet, d'un bouffon gazouillant
Qui veut, dit-il, sçavoir si son maistre est vaillant;
Si un prince vous hait, s'il luy prend quelque envie
D'emploier votre vie à perdre une autre vie,

Pour payer tous les deux; à cela nos mignons,


Tout riants et transis, deviennent compagnons
Des valets, des laquets quiconque porte espée
;

L'espère voir au sang d'un grand prince trempée;


De celte loy sacrée ores ne sont exclus

Le malade, l'enfant, le vieillard, le perclus;

On les monte, on les arme, on invente, on devine


Quelques nouveaus outils à remplir Lybithyne ;

On y fend sa chemise, on y montre sa peau ;

Despouillé en coquin, on y meurt en bourreau :

Car les perfections de duel sont de faire


Un appel sans raison, un meurtre sans colère,
Au jugement d'autruy, au rapport d'un menteur;
Somme, sans estre juge, on est l'exécuteur.
Ainsy faisant vertu d'un exécrable vice,
Ainsy faisant mesiier de ce qui fut supplice

Aux ennemis vaincus, sont, par les enragés,


De leurs exploits sur eux les Diables soulagés.
Folle race de ceux qui pour quelque vaisselle,
Veautrez l'eschine en bas, fermes sur leur rondelle,
Sans regrets, sans crier, sans tressauts apparents,
Se faisoient esgorger au profit des parents :
MISERES 79

Tout péril veut avoir la gloire pour salaire ;

Tels périls amenoient l'infamie au contraire ;

Entre les valeureux ces cœurs n'ont point de lieu ;

Les anciens leurs donnoient pour tutelaire Dieu


Non Mars, chef des vaillants : le chef de cette peste
Fut Saturne le triste, infernal et funeste.

Le François aveuglé de ce siècle dernier

Est tout gladiateur et n'a rien du guerrier :

On débat dans le pré les contrats, les cedulles.


Nos jeunes Conseillers y descendent des mules ;

J'ay veu les Thresoriers du duel se coiffer,


Quitter l'argent et l'or pour manier le fer;

L'Advocat desbauché du barreau se desrobe,


Souille à bas le bourlet, la cornette et la robbe :

Quel heur d'un grand malheur, si ce brutal excez

Parvenoit à juger un jour tous nos procez !

Enfin, rien n'est exempt : les femmes en colère


Ostent au faux honneur l'honneur de se deffaire ;

Ces hommaces, plustost ces démons desguisez,


Ont mis l'espée au poing, les cottilons posez,

Trépigné dans le pré avec bouche embavée,


Bras courbé, les yeux clos, et la jambe levée ;

L'une dessus la peur de l'autre s'advançant


Menace de fraieur et crie en offensant.

Ne contez pas ces traictz pour feinte ny pour songe.


L'hi>toire est du Poictou et de nostre Xaintonge;
La Boutonne a lavé le sang noble perdu,
Que ce sexe ignorant au fer a respandu.
8o LES TRAGIQUES
Des triomphans martyrs la façon n'est pas telle .

Le premier champion de la haute querelle


Prioit pour ses meurtriers, et voioit en priant
Sa place au ciel ouvert, son Christ l'y conviant.

Celuy qui meurt pour soy, et en mourant machine


De tuer son tueur, voit sa double ruine ;

Il void sa place preste aux abysmes ouverts ;

Satan grinçant les dents le convie aux enfers.


Depuis que telles loix sur nous sont establies,
A ce jeu ont volé plus de cent mille vies :

La milice est perdue, et l'escrime en son lieu

Assaut le vray honneur, escrimant contre Dieu.


Les quatre nations proches de nostre porte
N'ont humé ce venin, au moins de telle sorte,

Voisins qui par leur ruse, au deffaut des vertus,


Nous ont pipez, pillez, effrayez et battus.
Nous n'osons nous armer, les guerres nous flestrissent,
Chacun vaillant a part, et tous en gros périssent.

Voila Testât piteux de nos calamitez,


La vengeance des cieux justement irriiez;

En ce fascheux estât, France et François, vous estes


Nourris, entretenus par estrangeres bestes,
Bestes de qui le but et le principal soing
Est de mettre a jamais au tyrannique poing
De la beste de Romme un sceptre qui commande
L'Europe, et encor plus que l'Europe n'est grande.
Aussy l'orgueil de Rome est a ce poinct levé

Qui d'un prestre, tout roy, tout empereur bravé,


MISERES
Est marchepied fangeux : on void sans qu'on s'estonne,
La pantoufle c rot ter les lis de la couronne ;

Dont, ainsy que Néron, ce Néron insensé


Renchérit sur l'orgueil que l'autre avoit pensé :

Entre tous les mortels, de Dieu la prevoiance


M'a du haut Ciel choisy, donné sa lieutenance :

Je suis de nations juge a vivre et mourir;


Ma main faict qui luy plaist et sauver et périr;
Ma langue, déclarant les edicts de Fortune,
Donne aux ciiez la joie ou la plainte commune;
Rien ne fleurit sans moy ; les milliers enfermez
De mes gladiateurs sont d'un mot consumez ;

Par mes arrests j'espars, je destruits, je conserve


Tout païs, toute gent, je la rends libre ou serve :

J'esclave les plus grands ; mon plaisir pour tous droicts


Donne aux gueux la couronne et le bissac aux roys,
C'est ancien loup romain ne sçeut pas davantage;
Mais le loup de ce siècle a bien d'autre langage :

Je dispense, dit-il, du droict contre le droict ;

Celuy que j'ay damné, quand le Ciel le voudroit,


Ne peut estre sauvé ;
j'authorise le vice,

Je fais le faict non faict, de justice injustice ;

Je sauve les damnez en un petit moment;


J'en loge dans le ciel a coup un régiment;
Je fais de boue un roy, je mets les roys aux fanges
Je fais les saincts, soubs moy obéissant les anges
Je puis (cause première a tout cet universj

Mettre l'Enfer au Ciel et le Ciel aux Enfers.


Les Tragiques. — T. I. i i
82 LES TRAGIQUES
Voilà vostre évangile, ô vermine espagnolle,
Je dis vostre évangile, engeance de Loyolle
Qui ne portez la paix sous le double manteau,
Mais qui empoisonnez l'homicide couteau,
C'est vostre instruction d'establir la puissance
De Rome soubs couleur de poincts de conscience,
Et, soubs le nom menti de Jésus, esgorger
Les rois et les estats où vous pouvez loger :

Allez, preschez, courez, volez, meurtrière trope.


Semez le feu d'Enfer aux quatre coings d'Europe ;

Vos succez paroistront quelque jour, en cuidant


Mettre en Septentrion le sceptre d'Occident.
Je voy comme le fer piteusement besongne
En Mosco, en Suéde, en Dace et en Polongne.
Insensez, en cuidant vous advancer beaucoup,
Vous eslevez l'agneau, atterrant vostre loup.
O prince mal-heureux, qui donne au jesuiste

L'accez et le crédit que son péché mérite !

Or laissons-là courir la pierre et le couteau


Qui nous frappe d'enhaut ; voyons d'un œil nouveau
Et la cause et le bras qui justement les pousse ;

Foudroiez, regardons qui c'est qui se courrouce ;

Faisons paix avec Dieu pour la faire avec nous;


Soyons doux à nous-mesm', et le ciel sera doux;
Ne tyrannisons point d'envie nostre vie,
Lors nul n'exercera dessus nous tyrannie;
Ostons les vains soucys, nostre dernier soucy
Soit de parler à Dieu en nous plaignant ainsy :
MISERES 83

« Tu vois, juste vengeur, les fléaux de ton Eglise,


Qui, par eux mise en cendre et en masure mise,
A, contre tout espoir, son espérance en toy,

Pour son retranchement, le rempart de la foy.

« Tes ennemis et nous sommes esgaux en vice,


Si, juge, tu te sieds en ton lict de justice ;

Tu fais pourtant un choix d'enfans ou d'ennemis,


Et ce choix est celuy que ta grâce y a mis.

« Si tu leur fais des biens, ils s'enflent en blasphèmes,

Si tu nous fais du mal, il nous vient de nous-mesmes;


Ils maudissent ton nom quand tu leur es plus doux;
Quand tu nous meurlrirois, si te benirons-nous.
« Cette bande meurtrière à boire nous convie.
Le vin de ton courroux boiront-iis plus la lie ?

Ces verges qui sur nous s'e^gaient, comm' au jeu,


Salles de nostre sang, vont-elles pas au feu?
« Chastie en ta douceur, punis en ta furie

L'escapade aux agnaux, des loups la boucherie;


Distingue par les deux (comme tu l'as promis)
La verge à tes enfans, la barr' aux ennemis.
« Veux-tu long-temps laisser en cette terre ronde
Régner ton ennemy ? N'es-tu seigneur du monde,
Toy, Seigneur, qui abbats, qui blesses, qui guéris,
Qui donnes vie et mort, qui tue et qui nourris?
« Les princes n'ont point d'yeux pourvoir ces grand' merveilli
Quand tu voudras tonner, n'auront-ils point d'oreilles?
Leurs mains ne servent plus qu'à nous persécuter;
Ils ont tout pour Satan, et rien pour te porter.
84 LES TRAGIQUES
« Sion ne reçoit d'eux que refus et rudesses,
Mais Babel les rançonne et pille leurs richesses;

Tels sont les monts cornus, qui (avaricieux)


Monstrent l'or aux enfers et les neiges aux cieux.
« Les temples du pajen, du Turc, de l'idolâtre,
Haussent au ciel l'orgueil du marbre et de l'albastre,
Et Dieu seul, au désert pauvrement hébergé,
A basti tout le monde et n'i est pas logé!

« Les moineaux ont leurs nids, leurs nids les hyrondelles


On dresse quelque fuye aux simples colombelles ;

Tout est mis à Pabry par le soing des mortels,


Et Dieu, seul immortel, n'a logis ni autels,

« Tu as tout l'univers, où ta gloire on contemple,


Pour marchepied la terre et le ciel pour un temple,
Où te chassera l'homme, ô Dieu victorieux?
Tu possèdes le ciel et les cieux des hauts cieux!
« Nous faisons des rochers les lieux où l'on te presche,
Un temple de l'estable, un autel de la creiche ;

Eux, du temple une estable aux asnes arrogants,


De la saincte maison la caverne aux brigands.
(( Les premiers des chrestiens prioient aux cimetières :

Nous avons faict ouir aux tombeaux nos prières,


Faict sonner aux tombeaux le nom de Dieu le fort,

Et annoncé la vie aux logis de la mort.


« Ta peux faire conter la louange à la pierre ;

Mais n'as-tu pas lousjours ton marchepied en terre?


Ne veux-tu plus avoir d'autres temples sacrez
Qu'un blanchissant amas d'os de morts assenez?
MISERES 85

« Les morts te loùront-ils? Tes faicts grands et terribles


Sortiront-ils du creux de ces bouches horribles?
N'aurons-nous entre nous que visages terreux,
Murmurant ta louange aux secrets de nos creux ?
« En ces lieux caverneux tes chères assemblées,
Des ombres de la mort incessamment troublées,
Ne feront-elles plus resonner tes saincts lieux,

Et ton renom voler des terres dans les deux ?


« Quoy! serons-nous muets, serons-nous sans oreilles,

Sans mouvoir, sans chanter, sans ouïr tes merveilles?


As-tu esteint en nous ton sanctuaire? Non,
De nos temples vivans sortira ton renom.
<r Tel est en cet estât le tableau de l'Eglise :

Elle a les fers aux pieds, sur les gesnes assise,

A sa gorge la corde et le fer inhumain,


Un pseaume dans la bouche et un luth en la main.
« Tu aimes de ses mains la parfaicte harmonie :

Nostre luth chantera le principe de vie ;

Nos doigts ne sont plus doigts que pour trouver tes sons,
Nos voix ne sont plus voix qu'à tes sainctes chansons.
« Mets à couvert ces voix que les pluies enrouent;
Deschaine donc ces doigts, que sur ton luth ils jouent ;

Tire nos yeux ternis des cachots ennuyeux,


Et nous monstre le ciel pour y tourner les yeux.
« Soient tes yeux addoucis à guérir nos misères,
Ton oreille propice ouverte à nos prières,
Ton sein desboutonné à loger nos souspirs
Et ta main liberalle à nos iustes désirs.
86 LES TRAGIQUES
« Que ceux qui ont fermé les veux à nos misères,
Que ceux qui n'ont point eu d'oreille à nos prières,
De cœur pour secourir, mais bien pour tourmenter,
Point de mains pour donner, maisbien pour nous oster,
« Trouvent tes jeux fermez à juger leurs misères;
Ton oreille soit sourde en oiant leurs prières;
Ton sein ferré soit clos aux pitiez, aux pardons ;

Ta main seiche stérile aux bien-faicts et aux dons.


« Soient tes yeux clair-voyans à leurs péchez extrêmes.
Soit ton oreille ouverte à leurs cris de blasphèmes,
Ton sein desboutonné pour s'enfler de courroux,
Et ta main diligente à redoubler tes coups.
« Ils ont pour un spectacle et pour jeu le martyre;
Le meschant rit plus haut que le bon n'y souspire ;

Nos'ciïs mortels n'i font qu'incommoder leurs ris,

Les ris de qui l'esclat oste l'air à nos cris.

« Ils crachent vers la lune, et les voûtes célestes


N'ont-elles plus de foudre et de feux et de pestes?
Ne partiront jamais du throsne où tu te sieds
Et la Mort et l'Enfer qui dorment à tes pieds?
« Levé ton bras de fer, haste tes pieds de laine;
Venge ta patience en l'aigreur de ta peine :

Frappe du ciel Babel : les cornes de son front


Deffigurent la terre et luy ostent son rond. »
PRINCES
LIVRE SECOND

PRINCES

e veux, à coups de traits de la vive lumière,


Crever l'enflé Python au creux de sa tasniere,

Je veux ouvrir au vent PAverne vicieux,


Qui d'air empoisonné fasse noircir les cieux ;

Percer de ces infects les pestes et les roignes,


Ouvrir les fonds hideux, les horribles charongnes
Des sepulchres blanchis : ceux qui verront cecy,
En bouchant les naseaux, fronceront le sourcy.
Vous qui avez donné ce subject à ma plume,
Vous-mesmes qui avez porté sur mon enclume
Ce foudre rougissant acéré de fureur,
Lisez-le, vous aurez horreur de vostre horreur !

I 2
9o LES TRAGIQUES
Non pas que j'aye espoir qu'une pudicque honte
Vos pasles fronts de chiens par vergogne surmonte;
La honte se perdit, vostre cœur fut taché

De la pasle impudence, en aymant le péché.


Car vous donnez tel lustre à vos noires ordures
Qu'en fascinant vos yeux elles vous semblent pures.
J'en ay rougi pour vous, quand l'acier de mes vers
Burinoit vosire histoire aux yeux de l'Univers :

Subject, style inconnu, combien de fois fermée


Ai-je à la Vérité la lumière allumée ?

Vérité de laquelle et l'honneur et le droict,


Connu, loué de tous, meurt de faim et de froid;
Vérité qui, ayant son throsne sur les nues,
N'a couvert que le ciel et traisné par les riies.

Lasche jusques icy, je n'avois entrepris

D'attaquer les grandeurs, craignant d'estre surpris


Sur l'ambiguïté d'une gloze estrangeie,
Ou de peur d'encourir d'une cause légère
Le courroux tres-pesant des princes irritez.

Celuy-là se repend qui dit leurs veritez !

Celuy qui en dit bien trahit sa conscience.


Ainsy, en mesurant leur ame à leur puissance,

Aymant mieux leur estât que ma vie à l'envers,

Je n'avois jamais faict babiller à mes vers


Que les folles ardeurs d'une prompte jeunesse;
Hardy, d'un nouveau cœur, maintenant je m'addresse
A ce géant morgueur, par qui chacun trompé
Souffre à ses pieds languir tout le monde usurpé.
PRINCES 9 F

Le fardeau, l'entreprise, est rude pour m'abbattre,


Mais le doigt du très-fort me pousse à le combattre.
Je voy ce que je veux, et non ce que je puis;

Je voy mon entreprise, et non ce que je suis.

Preste-moi, Vérité, ta pastorale fronde,

Que j'enfonce dedans la pierre la plus ronde

Que je pourray choisir, et que ce caillou rond


Du vice Goliath s'enchâsse clans le front.

L'ennemy mourra donc, puisque la peur est morte.


Le temps a creu le mal ;
je viens en cette sorte,

Croissant avec le temps de style, de fureur,


D'aage, de volonté, d'entreprise et de cœur.
Et d'autant que le monde est roide en sa malice
Je deviens roide aussy pour guerroyer le vice.

Çà, mes vers bien-aymez, ne soiez plus de ceux


Qui, les mains dans le sein, tracassent, paresseux,

Les stériles discours dont la vaine mémoire


Se noyé dans l'oubly, en ne pensant que boire.
Si quelqu'un me repiend que mes vers eschauffez
Ne sont rien que de meurtre et de sang estoffez,
Qu'on n'y lit que fureur, que massacre, que rage,
Qu'horreur, malheur, poison, trahison et carnage,
Je lui responds : Ami, ces mots que lu reprends
Sont les vocables d'art de ce que j'entreprens;
Les flatteurs de l'Amour ne chantent que leurs vices,
Que vocables choisis à peindre les délices,

Que miel, que ris, que jeux, amours et passe-temps,

Une heureuse folie à consumer son temps.


92 LES TRAGIQUES
Quand j'estois fol heureux (si cest heur est folie,

De rire aiant sur soy sa maison démolie;


Si c'est heur d'appliquer son fol entendement
Au doux, laissant l'utile; estre sans sentiment,
Lépreux de la cervelle, et rire des misères

Qui accablent le col du païs et des frères),

Je fleurissons comm'eux de ces mesmes propos


Quand par l'oisiveté je perdois. le repos.
Ce siècle, autrcen ses mœurs, demande un autre style.

Cueillons des fruicts amers desquels il est fertile.

Non, il u'est plus permis sa veine desguiser :

La main peut s'endormir, non l'ame reposer,


Et voir en mesme temps nostre mère hardie,
Sur ses costez jouer la dure tragédie,
Proche à sa catastrophe, où tant d'actes passez
Me font frapper des mains et dire : C'est assez !

Mais où se trouvera qui à langue desclose,


Qui à fer esmoulu, à front descouvert, ose
Venir aux mains, toucher, faire sentir aux grands
Combien ils sont petits et foibles ei sanglants !

Des ordures des grands le poëte se rend sale


Quand peint en Cœ-ar un ord Sardanapale,
il

Quand un traître Sinon pour sage est estimé,


Desguisant un Néron en Trajan bien-ajmé ;

Quand d'eux une Thaïs une Lucrèce est diie,


Quand ils nomment Achill' un infâme Thersue ;

Quand, par un fat sçavoir ils ont tant combattu


Que, souldoiez du vice, ils chassent la vertu.
PRINCES 93

Ils chassent les esprits trop enrichis des grâces


De l'Esprit éternel, qui ont à pleines tasses

Beu du nectar des cieux (ainsi que le vaisseau

D'un bois qui en poison change la plus douce eau),


Ces vaisseaux venimeux de ces liqueurs si belles

Font l'aconite noir et les poisons mortelles.


Flatteurs, je vous en veux; je commence par vous
A desploier les traicts de mon juste courroux :

Serpents qui, retirez des mortelles froidures,


Tirez de pauvreté, eslevez des ordures
Dans le sein des plus grands, ne sentez leur chaleur

Plustost que vous picquez de venin sans douleur


Celuy qui vous nourrit, celui qui vous appuie
Vipereaux, vous tuez qui vous donne la vie.

Princes, ne prestez pas le costé aux flatteurs :

Ils entrent finement, ils sont subtils questeurs,


Ils ne prennent aucun que celuy qui se donne ;

A peine de leurs lacqs voi-je sauver personne ;

Mesmes en les fuiant nous en sommes deceus,


Et, bien que repoussez, souvent ils sont receus.
Mais en ce temps infect tant vaut la menterie,

Et tant a pris de pied l'énorme flatterie,

Que le flatteur honteux, et qui flatte a demi


Faict son Roy non demi, mais entier ennemi.
Et qui sont les flatteurs ? Ceux qui portent les tittres
De conseillers d'Estat; ce ne sont plus belistres,
Gnatons du temps passé; en chaire les flatteurs

Portent le front, la grâce et le nom de prescheurs;


94 LES TRAGIQUES
Le peuple ensorcelé, dans la chaire esmerveille
Ceux qui, au temps passé, chuchetoient à l'oreille,

Si que, par fard nouveau, vrais prévaricateurs,


Ils blasment les péchez desquels ils sont autheurs,
Coulent le moucheron, et ont appris à rendre.
La louange cachée à l'ombre du reprendre.
D'une feinte rigueur, d'un courroux simulé,
Donnent pointe d'aigreur au los emmiellé.
De tels coups son enfant la folle mère touche
La cuisse de la main et les jeux de la bouche.
Un prescheur mercenaire, hypocrite effronié,
De qui Sathan avoit le sçavoir achepté,
A-il pas tant cerché fleurs et couleurs nouvelles,
Qu'il habille en martyr le bourreau des fidelles ?

Il nomme bel exemple une tragicque horreur,


Le massacre justice, un zèle la fureur;
Il plaint un roy sanglant, sur tout il le veut plaindre
Qu'il ne peut en vivant assez d'ames estreindre;
Il faict vaillant celuy qui n'a veu les hazards,
Studieux l'ennemy des lettres et des arts,
Chaste le mal-heureux, au nom duquel il tremble,
S'il luy faut reprocher les deux amours ensemble,
Et fidel et clément il a chanté le roy
Qui, pour tuer les siens, tua sa propre foy.
Voilà comment le diable est faict par eux un ange,
Au chantre et au chanté vergogneuse louange.
Nos princes sont louez, louez et vitieux,
L'escume de leur pus leur monte jusqu'aux ye.ux.
PRINCES 95

Plustot ils n'ont du mal quelque voix véritable;


Moins vaut l'utile vray que le faux aggreable,
Sur la langue d'aucun à présent n'est porté
Cet espineux fardeau qu'on nomme Vérité.
Pourtant suis-je esbahy comment il se peut faire
Que de vices si grands on puisse encore extraire
Quelque goust pour louer, si ce n'est à l'instant
Qu'un roy devient infect, un flatteur quant et quant
Croist, à l'envy du mal, une orde menterie.
Voilà comment de nous la vérité bannie,

Meurtrie et déchirée, est aux prisons, aux fers,

On esgare ses pas parmy les lieux déserts.

Si quelquefois un fol, ou tel au gré du monde,


La veut porter en Cour, la vanité abonde
Des moiens familiers pour la chasser dehors :

La pauvrette soustient mille playes au corps,


L'injure, le desdain, dont elle n'est fâchée,
Souffrant tout à plaisir hormis d'estre cachée.
Je Tay prise aux déserts, et, la trouvant au bord
Des isles des bannis, j'y ay trouvé la mort.
La voicy par la main, elle est marquée en sorte
Qu'elle porte un couteau pour celuy qui la porte.
Que je sois ta victime, o céleste beauté,
Blanche fille du ciel, flambeau d'Eternité ;

Nul bon œil ne la voit qui transy ne se pasme ;

Dans cette pasmoison s'esleve au ciel toute ame.


L'antousiasme apprend à mieux connoistre et voir ;

Du bien vient le désir, du désir vient l'espoir,


96
LES TRAGIQUES
De l'espoir le dessein, et du dessein les peines,

Et la fin met à bien les peines incertaines.

Mais n'est-il question de perdre que le vent


D'un vivre mal heureux qui nous meurtrit souvent,
Pour contenter l'esprit rendre Famé délivre

Des bourreaux, des menteurs qui se perdent pour vivre ?

Doi-je pour mes bastards tuer les amiensffin


De fuir de ma vie une honorable fin ?

Parricides enfants, poursuivez ma misère,

L'honorable mal heur ou Fheur de votre père ;

Mourons, et en mourant laissons languir toin ceux


Qui, en flattant nos roys, acheptent, mal heureux,
Les plaisirs de vingt ans d'une éternelle peine.
Qu'ils assiègent ardents une oreille incertaine,
Qu'ils chassent halletans ; leur curée et leur part

Seront dire, promettre, et un double regard :

Ces lasches serfs seront, au millieu des carnages


Et des meurtres sanglants, troublez en leurs courages ;

Les œuvres de leurs mains (quoy qu'ils soient impiteux)


Feront dresser d'horreur et tomber leurs cheveux,
Transis en leurs plaisirs. O que la plaie est forte

Qui mesm' empuantyt le pourry qui la porte !

Cependant, au millieu des massacres sanglants

(Exercices et jeux aux desloiaux tyrans),


Quand le peuple gémit sous le faix tyrannicque,
Quand ce siècle n'est rien qu'une histoire tragicque,
Ce sont farces et jeux toutes leurs actions ;

Un ris sardonien peint leurs affections,


PRINCES 97

1
Bizarr habits et cœurs, les plaisants se desguisent,
Enfarinez, noircis, et ces basteleurs disent :

Deschaussons le cothurne, et rions, car il faut

Jetter ce sang tout frais hors de nostre eschaffaut,


En prodiguant dessus mille fleurs espanchées,
Pour cacher nostre meurtre à l'ombre des jonchées.

Mais ces fleurs seicheront, et le sang recelé


Sera puant au nez, non aux yeux révélé.
Les délices des grands s'envollent en fumée,
Et leurs forfaicts marquez teignent leur renommée.
Ainsy, lasches flatteurs, âmes qui vous ploiez
En tant de vents, de voix, que siffler vous oyez ;

O ploïables esprits : o consciences molles,


Téméraires jouets du vent et des parolles !

Vostre sang n'est point sang, vos cœurs ne sont point cœurs ;

Mesme il n'y a point d'ame en l'ame des flatteurs ;

Car leur sang ne court pas, duquel la vive source

Ne bransle pas pour soy, de soy ne prend sa course ;

Et ces cœurs, non vrais cœurs, ces désirs, non désirs,


Ont au plaisir d'autruy l'aboy de leurs plaisirs.

Vous estes fils de serfs, et vos testes tondues


Vous font resouvenir de vos mères vendues.
Mais quelle ame auriez-vous? Ce cinquiesme élément
Meut de soy, meut autruy, source du mouvement ;

Et vostre ame, flatteurs, serfve de vostre oreille


Et de vostre œil, vous meut d'inconstance pareille

Que le caméléon : aussy faut-il souvent


Que ces caméléons ne vivent que de vent.
les Tragiques. — T. I. ; 3
98
LES TRAGIQUES
Mais ce trop sot mestier n'est que la theoricque
De l'autre qui apporte après soy la praticque ;

Un nouveau changement, un office nouveau,


D'un flatteur idiot faict un fin macquereau.
Nos anciens, amateurs de la franche justice,
Avoient de fascheux noms nommé l'horrible vice :

Ils appelloient brigand ce qu'on dit entre nous


Homme qui s'accomode, et ce nom est plus doux ;

Ils tenoient pour larron qui faict son mesnage,


Pour poltron un finet, qui prend son advantage ;

Us nommoient trahison ce qui est un bon tour ;

Us appelloient putain une femme d'amour ;

Us nommoient macquereau un subtil personage


Qui sçait solliciter et porter un message.
Ce mot macquerelage est changé en poulets.
Nous faisons faire aux grands ce qu'eux à leurs valets ;

Nous honorons celuy qui entr'eux fut infâme ;

Nul esprit n'est esprit, nulle ame n'est belle ame,


Au période infect de ce siècle tortu,
Qui à ce poinct ne faict tourner toute vertu.
On cerche donc une ame et tranquille et modeste,
Pour sourdement cacher cette mourante peste ;

On cerche un esprit vif, subtil, malitieux,


Pour ouvrir les moiens et desnoùer les nœuds,
La longue expérience assez n'y est experte ;

Là souvent se prophane une langue diserte ;

L'éloquence, le luth et les vers les plus beaux,


Tout ce qui louoit Dieu, es mains des macquereaux
PRINCES 99

Change un pseaume en chanson, si bien qu'il n'y a chose


Sacrée à la vertu que le vice n'expose,

Ou le désir bruslant, ou la prompte fureur,

Ou le traistre plaisir faict errer nostre cœur,


Et quelque feu soudain promptement nous transporte
Dans le seuil des péchez, trompez en toute sorte.
Le maquereau est seul qui pèche froidement,
Qui, toujours bourrelé de honte et de tourment,
Vilainement forcé, pas après pas s'advance,
Retiré des chaisnons de quelque conscience.
Le vilain, tout tremblant, craintif et refronché
Mesme montre en péchant le nom de son péché.
Tout vice tire à soy quelque prix ; au contraire,
Ce vice qui ne sent rien que la gibbeciere,
Le coquin, le bissac, a pour le dernier pris,
Par les veilles du corps et celle des esprits,

La ruine des deux. Le ciel pur, de sa place,


Ne void rien icy bas qui trouble tant sa face ;

Rien ne noircit si tost le ciel serain et beau


Que l'haleine et que l'œil d'un transy macquereau.
Il est permis aux grands, pourveu que l'un ne fasse
De l'autre le mestier et ne change de place,
D'avoir renards, chevaux, et singes et fourmis,
Serviteurs esprouvez et fidèles amis.
Mais le malheur advient que la sage finesse
Des renards, des chevaux la nécessaire addresse,
La vistesse, la force et le cœur aux dangers ;

Le travail des fourmis, utiles mesnagers,

o.u L
>.
ioo LES TRAGIQUES
S'emploie aux vents, aux coups; ils se plaisent d'y estre ;

Tandis le singe prend à la gorge son maistre,


Le fait haïr, s'il peut, à nos princes mignons,
Qui ont beaucoup du singe et fort peu des lions.

Qu'advient-il de cela ? Le bouffon vous amuse,


Un renard ennemy vous faict cuire sa ruse

On a pour œconome un plaisant animal,

Et le prince combat sur un singe à cheval.


Qu'ay-je dit des lions ? Les eslevez courages
De nos rois abbaissoient et leur force et leurs rages,
Doctes à s'en servir ; les sens effeminez
De ceux-cy n'aiment pas les fronts déterminez,
Tremblent de leurs lions ; car la vertu estonne

De nos coulpables rois l'ame basse et poltronne.


L'esprit qui s'emploioit jadis à commander
S'emploie, dégénéré, à tout appréhender.
Pourtant ce roy, songeant que les griffes meurtrières

De ses lyons avoient crocheté leurs tasnieres

Pour le déschirer vif, prévoyant à ces maux,


Fit bien mal à propos tuer ces animaux.
Il laissa le vrai sens, s'attachant au mensonge.
Un bon Joseph eût pris autrement un tel songe,
Et eut dit : Les lions superbes, indomptez,
Que tu doibs redouter, sont princes irritez,

Qui brusleront tes reins et tes foibles barrières,


Pour n'estre pas tournez aux proies estrangeres.
Apprens, Roy, qu'on nourrit de bien divers moiens
Les lyons de l'Affricque ou de Lyon les chiens.
PRINCES soi

De ces chiens de Lyon tu ne crains le courage,


Quand tu changes des rois et l'habit et l'usage.

Quand tu blesses des tiens les cœurs à millions ;

Mais tu tournes ta robbe aux yeux de tes lyons,

Qyand le royal manteau se change en une aumusse,


Et la couronne au froc d'un vilain picque-puce.

Les rois aux chiens flatteurs donnent le premier lieu,

Et, de cette canaille endormis au millieu,


Chassent les chiens de garde ; en nourrissant le vice,

S'assiègent de trompeurs ; l'estrangere malice

Jette par quelque trou sa richesse et ses os.


Pour nourrir aux muets le dangereux repos.
On void soubs tels valets, ou plutost soubs tels maistres,

Du corps traistre les yeux et les oreilles traisties :

Car les plus grands, qui sont des princes le conseil,

Sont des princes le cœur, le sens, l'oreille et l'œil.

Si ton cœur est meschant, ta cervelle insensée,


Si l'ouïr et le voir trahissent ta pensée,
Qu'un précipice bas paroisse un lieu bien seur,
Qu'un amere poison te soit une douceur,
Le scorpion un œuf, où auras-tu puissance
De fuir les dangers et fuir l'asseurance ?

Si quelque prince un jour (sagement curieux


D'ouïr de son oreille et de voir de ses yeux
Ses péchez sans nul fard, desguisant son visage
Et son habit) vouloit faire quelque voyage ;

Sçavoir du laboureur, du rançonné marchand,


Si son prince n'est pas exacteur et meschant ;
102 LES TRAGIQUES
Sçavoir de quel renom s'esleve sa prouesse,

S'il est le roy des cœurs comme de la noblesse,

Qu'il passe plus avant, et, pour se descharger


Du vouloir de connoistre, aille voir l'estranger :

Ou qu'ainsy qu'autrefois ce très-grand Alexandre,


Ce sage Germanie, prindrent plaisir d'entendre,
Espions de leurs camps, soubs habits empruntez,
Dans l'obscur de la nuict, leurs claires veniez;

Desguisez, ils rouoient les tentes des armées


Pour, sans desguisemens, gouster les renommées.
Le prince, defardé du lustre de son vent,
Trouvera tant de honte et d'ire en se trouvant
Tyran, lasche, ignorant, indigne de louange
Du tiers Estât, de noble et au pais estrange,
Que, s'il veut estre heureux, à son heur advisé,
A jamais il voudra demeurer desguisé.
Mais, estant en sa cour, des macquereaux la trouppe
Luy faict humer le vice en l'obscur de sa couppe.
Les monts les plus hautains, qui de rochers hideux
Fendent l'air et la nue, et voisinent les deux,
Sont tous couverts de neige, et leurs cimes cornues

Des malices de l'air, des excremens des nues,


Portent le froid chappeau ; leurs chefs tous fiers et hauts

Sont braves et fascheux, et stériles et beaux;


Leur cœur et leur millieu, on oit bruire des rages
Des tygres, des lyons et des bestes sauvages.
Et, de leurs pieds hydeux aux rochers crevassez,
Sifflent les tortillons des aspics enlassez.
PRINCES io3

Ainsy les chefs des grands sont faicts par les malices
Stériles, sans raison, couverts d'ire et de vices,
Superbes, sans esprit, et leurs seins et leurs cœurs
Sont tygres impuissants et \yons dévoreurs;
En leurs faux estomachs sont les noires tasnieres,
Dans ce creux les désirs, comme des bestes fieres;
Désirs, dis-je, sanglants, grondent en dévorant
Ce que l'esprit volage a ravi en courant.
Leurs pas sont venimeux, et leur puissance impure
N'a soustien que le fer, que poison et qu'injure.

De ce superbe mont les serpents sont au bas,


La ruse du serpent conserve leurs Estats,
Et le poison secret va destruisant la vie

Qui, brave, s'opposoit contre la tyrannie.


Dieu veut punir les siens quand il levé sur eux,
Comme sur des meschants les princes vicieux,

Chefs de ses membres chers; par remède on asseure


Ce qui vient de dehors, la plaie extérieure;
Mais, si la noble part loge un puits enfermé,
C'est ce qui rend le corps et mort et consumé,
Mesme si le mal est en haut, car la cervelle
A sa condition tous les membres appelle.
Princes que Dieu choisit pour du millieu des feux,
Du service d'.Egypte et du joug odieux
Retirer ses troupeaux, beaux pilliers de son temple,
Vous êtes de ce temple et la gloire et l'exemple !

Tant d'yeux sont sur vos pieds, et les âmes de tous,


Tirent tant de plaisirs ou de plaintes de vous!
io 4 LES TRAGIQUES
Vos crimes sont doublez et vos malheurs s'accroissent,
D'un lieu plus eslevé plus haut ains ils paroissent.

Ha que de sang se perd pour un piteux paiement


De ce que vous péchez ! Qu'il vole de tourment
Du haut de vos couppeaux ! Que de vos cimes hautes
Dessus le peuple bas voilent d'ameres fautes !

C'est pourquoy les sueurs et les labeurs en vain,


Sans force et sans conseil délaissent vostre main :

Vous estes courageux, que sert vostre courage?


Car Dieu ne bénit point en vos mains son ouvrage :

En vain tous contristez, vous levez vers les deux


Vos yeux, car ce ne sont que d'impudicques jeux !

Cette langue qui prie est salie en ordures


Les mains que vous joignez ce sont des mains impures
Dieu tout vray n'aime point tant de feintes douleurs,
Il veut estre flechy par pleurs, mais autres pleurs;
Il esprouve par feu, mais veut l'ame enflamée
D'un brasier pur et net et d'un feu sans fumée.

Ce luth qui touche un pseaume a un meslier nouveau,


Il ne plaist pas à Dieu, ce luth est macquereau ;

Ces lèvres qui en vain marmottent vos requestes,


Vous les avez ternies en baisers des-honestes,
Et ces genoux ploiez dessus des licts vilains,

Prophanes, ont ploie parmy ceux des putains.


Si, depuis quelque temps, vos rytmeurs hypocrites,
Desguisez, ont changé tant de phrazes escrittes
Aux prophanes amours, et de mesmes couleurs
Dont ils servoient Sathan, infâmes basteleurs,
PRINCES :o5

Ils colorent encor leurs pompeuses prières


De fleurs de vieux païens et fables mensongères,
Ces escolliers d'erreur n'ont pas le style appris

Que l'Esprit de lumière apprend à nos esprits,


De quell' oreille Dieu prend les phrases flattresses
Desquelles ces pipeurs flechïssoient leurs maistresses.
Courbeaux enfarinez, les colombes font choix
De vous, non à la plume, ains au son de la voix;
En vain vous desploiez harangue sur harangue,
Si vous ne prononcez de Canaan la langue;
En vain vous commandez, et restez esbahis

Que, désobéissants, vous n'estes obéis:


Car Dieu vous faict sentir soubs vous, par plusieurs testes
En leur rébellion, que rebelles vous estes ;

Vous secouez le joug du puissant roy des roys !

Vous mesprisez sa loy, on mesprise vos loix !

Or, si mon sein, bouillant de crève-cœur extrême


Des taches de nos grands, a tourné sur eux-mesme
L'œil de la vérité; s'ils sont picquez, repris,
Par le juste fouet de mes aigres escrits,

Ne tirez pas de là, ô tyrans, vos louanges,


Car vous leurs donnez lustre, et pour vous ils sont anges;
Entre vos noirs péchez n'i a conformité ;

Hommes, ils n'ont bronché que par infirmité,


Et vous, comme jadis 'les bastards de la terre,

Blessez le Sainct-Esprit et à Dieu faictes guerre.

Roys, que le vice noir asservit soubs ses loix,

Esclaves de péchez, forçaires, non pas roys,


•4
, 6 LES TRAGIQUES

De vos affections, quelle fureur despite


Vous corrompt, vous esmeut, vous pousse et vous invite

A tremper dans le sang vos sceptres odieux,


Vicieux commencer, achever vicieux
Le règne insupportable et rempli de misères

Dont le peuple poursuit la fin par ses prières?


Le peuple estant le corps et les membres du roy,
Le roy est chef du peuple; et c'est aussy pourquoy
La teste est freneticque et pleine de manie
Qui ne garde son sang pour conserver sa vie;
Et le chef n'est plus chef quand il prend ses esbats
A coupper de son corps les jambes et les bras.

Mais ne vaut-il pas mieux, comme les traistres disent,

Lors que les accidents les remèdes mesprisent,


Quand la plaie noircit et sans mesure croist,
Quand premier à nos yeux la gangrené paroist,
Ne vaut-il pas bien mieux d'un membre se deffaire
Qu'envoyer laschement tout le monde au suaire?

Tel aphorisme est bon alors qu'il faut curer

Le membre qui se peut sans la mort séparer,


Mais non lors que l'amas de tant de maladies
Tient la masse du sang, ou les nobles parties,
Que le cerveau se purge et sente que de soy
Coule du mal au corps, duquel il est le roy.

Ce roy donc n'est plus roy, mais monstreuse beste,


Qui au haut de son corps ne faict debvoir de teste :

La ruine et l'amour sont les marques à quoy


On peut connoistre à l'œil le tyran et le roy :
PRINCES 107

L'un desbrise les murs et les loix de ses villes,

Et l'autre à conquérir met les armes civiles;

L'un cruel, l'autre doux, gouvernent leurs subjects


En valets par la guerr', en enfants par la paix;
L'un veut estre hay, pourveu qu'il donne crainte;
L'autre se faict aymer, et veut la peur esteinte ;

Le bon chasse les loups, l'autre est loup du troupeau;


Le roy veut la toison, l'autre cerche la peau;
Le roy faict que la voix du peuple le bénie,
Mais le peuple en ses vœux maudit la tyrannie.
Voicy quels dons du ciel, quels thresors, quels moyens,
Requeroient en leurs roys les plus sages payens.

Voicy quel est le roy de qui le règne dure,


Qui establit sur soy pour royne la nature,
Qui craint Dieu, qui esmeut pour l'affligé son cœur,
Entrepreneur, prudent, hardy exécuteur,
Craintif en prospérant, dans le péril sans crainte,
Au conseil sans chaleur, la parolle sans feinte;
Imprenable aux flatteurs, gardant l'ami ancien,
Chiche de l'or public, tres-liberal du sien;
Père de ses subjects, amy du misérable,
Terrible à ses haineux, mais à nul mesprisable ;

Familier non commun, aux domesticques doux;


Effroyable aux meschants, équitable envers tous;
Faisant que l'humble espère et que l'orgueilleux tremble,
Portant au front la crainte et l'amour tout ensemble,
Pour se voir des plus hauts et plus subtils esprits

Sans haine redouté, bien aymé sans mespris ;


io8 LES TRAGIQUES
Qu'il ait le cœur dompté, que sa main blanche et pure
Soit nette de Pautruy, sa langue sans injure;
Son esprit à bien faire emploie ses plaisirs;

Qu'il ai-reste son œil de semer des désirs;


Debteur aux vertueux, persécuteur du vice,

Juste dans sa pitié, clément en sa justice.


Par ce chemin l'on peut, régnant en ce bas lieu,-

Estre dieu secondaire, ou image de Dieu.


Ça esté, c'est encor une dispute antique,
Lequel, du roy méchant ou du conseil inicque,
Est le plus supportable : Hé ! nous n'avons de quoy
Choisir un faux conseil et un inicque roy!
De ruiner la France au conseil on décide;
Le François en est hors, l'Espagnoly préside;
On foule l'orphelin, pauvre y est vendu;
le

Point n'y est le tourment de la vefve entendu;


Du cerveau féminin l'ambitieuse envie
Leur sert là de principe et de tous est suivie;

Là un prestre apostat, prevoiant et ruzé,


Veut, en ploiant à tout, de tous estre excusé;
L'autre, pensionnaire et valet d'une femme,
Employé son esprit à engager son ame;
L'autre faict le royal, et, flattant les deux parts,

Veut trahir les Bourbons, et flatter les Guisards.

Un charlatan de cour y vend son beau langage,


Un bourreau froid, sans ire, y conseille un carnage;
Un boiteux estranger y bastit son thresor,
Un autre faux François trocque son ame à l'or;
PRINCES 109

L'autre, pour conserver le profitable vice,

Ne promet que justice, et ne rend qu'injustice.


Les princes là dessus achètent finement
Ces traistres, et sur eux posent leur fondement.
On traitte des moiens et des ruses nouvelles
Pour succer et le sang et les chiches moelles
Du peuple ruiné; on fraude de son bien
Un François naturel pour un Italien;
On traitte des moiens pour mutiner les villes,

Pour nourrir les flambeaux de nos guerres civilles,

Et le siège estably pour conserver le Roy


Ouvre au peuple un moien pour luy donner la loy ;

Et c'est pourquoy on a pour cette commedie


Un asne italien, un oiseau d'Arcadie,
Ignorant et cruel, et qui, pour en avoir,
Sçait bien ne toucher rien, n'oùir rien, ne rien voir.

C'est pourquoy vous voyez sur la borne de France


Passer à grands thresors cette chiche substance
Qu'on a tiré du peuple au millieu de ses pleurs.

François, qui entretiens et gardes tes voleurs,


Tu sens bien ces douleurs, mais ton esprit n'excède
Le sentiment du mal pour trouver le remède;
Le conseil de ton Roy est un bois arrangé
De familiers brigands où tu es esgorgé.
Encor la tyrannie, aux François redoutable,
Qui s'est lié les poings pour estre misérable,
Te faict prendre le fer pour garder tes bourreaux,
Inventeurs de tes maux journellement nouveaux.
1 io LES TRAGIQUES
Au conseil de ton Roy, ces poincts encor on pense
De te tromper tousjours d'une vaine espérance;
On machine le meurtre et le poison de ceux
Qui voudroient bien chasser les loups ingénieux;
On traitte des moiens de donner recompense
Aux macquereaux des roys, et, avant la sentence,
On confisque le bien au riche, de qui l'or

Sert en mesme façon du membre de castor;


On reconnoist encor les bourreaux homicides,
Les verges des tyrans aux despens des subsides,
Sans honte et sans repos, les serfs plus abbaissez,
Humbles pour dominer, se trouvent advancez
A servir, adorer. Une autre bande encore,
C'est le conseil sacré qui la France dévore.
Ce conseil est meslé de putains et garçons,
Qui, doublans et triplans en nouvelles façons

Leur plaisir abbruty du faix de leurs ordures,


Jettent sur tout conseil leurs sentences impures.
Tous veillent pour nourrir cet infâme traffic,

Cependant que ceux-là qui, pour le bien public,


Veillent à l'équité, deffendent la justice,

Establissent les loix, conservent la police,


Pour n'estre des malheurs coulpables artisans,

Et pour n'avoir vendu leur ame aux courtisans,


Sont punis à la Cour, et leur dure sentence
Sent le poix inesgal d'une injuste balance.
Ceux-là qui, despendants leurs vies en renom,
Ont prodigué leurs os aux rages du canon,
PRINCES m
Lorsque ces pauvres fols, esbranchez de leurs membres,
Attendent le conseil et les princes aux chambres,
Ils sont jettez arrière, et un bouffon bavant
Blessera le blessé pour se pousser devant.

Pour ceux-là n'i a point de finance en nos comptes,


Mais bien les hoche-nez, les opprobres, les hontes,
Et au lieu de l'espoir d'estre plus renommez,
Ils donnent passe-temps aux muguets parfumez.
Nos princes ignorants tournent leurs louches veùes,
Courants à leurs plaisirs eshontez par les rues,

Tous ennuyez d'ouïr tant de fascheuses voix,


De voir les bras de fer et les jambes de bois,

Corps vivants à demi, nez pour les sacrifices

Du plaisir de nos rois, ingrats de leurs services.


Prince, comment peux-tu celuy abandonner,
Qui pour toy perd cela que tu ne peux donner ?

Misérable vertu pour néant désirée,


Trois fois plus misérable et trois fois empirée,
Si la discrétion n'apprend aux vertueux
Quels roys ont mérité que l'on se donne à eux :

Pource que bien souvent nous souffrons peines telles,

Soustenans des plus grands les injustes querelles,

Valets de tyrannie, et combattons exprès


Pour establir le joug qui nous accable après.
Nos pères estoient francs; nous qui sommes si braves,
Nous lairrons des enfants qui nous seront esclaves !

Ce thresor précieux de nostre liberté


Nous est par les ingrats injustement osté.
H2 LES TRAGIQUES
Les ingrats, insolents à qui leur est fidelle,

Et libéraux de crainte à qui leur est rebelle,


Car à la force un grand conduit sa volonté,

Dispose des bien-faicts par la nécessité,

Tient l'acquis pour acquis, et pour avoir ouy dire


Que le premier accueil aux François peut suffire,

Aux anciens serviteurs leur bien n'est départi,


Mais à ceux qui sans dons changeroient de parti.

Garder bien l'acquesté n'est une vertu moindre


Qu'acquérir tous les jours et le nouveau adjoindre
Les princes n'ont pas sceu que c'est pauvre butin
D'esbranler l'asseuré pour chercher l'incertain;
Les habiles esprits, qui n'ont point de nature
Plus tendre que leur prince, ont un vouloir qui dure
Autant que le subject, et en servant les rois

Sont ardens comme feu tant qu'il trouve du bois.


Quiconque sert un Dieu dont l'amour et la crainte

Soit bride à la jeunesse et la tienne contrainte,


Si bien que vicieux, et non au vice né,

Dans le seuil du péché il se trouve estonné ;

Se polluant moins libre au plaisir de son maistre,


Il n'est plus aggreable, et tel ne sçauroit estre.

Nos rois, qui ont appris à machiaveliser,


Au temps et à l' Estât leur ame déguiser,
Ploient la piété au joug de leur service,
Gardent religion pour ame de police.
O quel malheur du ciel, vengeance du destin,
Donne des roys enfans et qui mangent matin !
PRINCES i i 3

O quel phœnix du ciel est un prince bien sage,


De qui l'œil gratieux n'a forcené de rage,
Qui n'a point soif de sang, de qui la cruauté
N'a d'autruy la fureur par le sceptre hérité !

Qui, philosophe et roy, règne par la science,

Et n'est faict impuissant par sa grande puissance !

Ceux-là régnent vraiment, ceux-là sont de vrais roys,

Qui sur leurs passions establissent des loix,

Qui régnent sur eux-mesme et d'une ame constante,


Domptant l'ambition, volage et impuissante.
Non les hermaphrodits (monstres effeminez),
Corrompus bourdeliers, et qui estoient mieux nez
Pour valets de putains que seigneurs sur les hommes;
Non les monstres du siècle et du temps où nous sommes :

Non pas ceux qui soubs l'or, soubs le pourpre royal,


Couvent la lascheté, un penser desloyal,
La trahison des bons, un mespris de la charge
Que sur le dos d'un Roy un bon peuple décharge :

Non ceux qui sourirent bien les femmes avoir l'œil


Sur la saincie police et sur le sainct conseil,

Sur les faits de la guerre et sur la paix esmeùe


De plus de changements que d'orage la nue.
Cependant que nos Roys, doublement desguisez,
Escument une rue en courant, attizez
A crocheter l'honneur d'une innocente fille

Ou se faire estallons des bourdeaux de la ville,

Au sortir des Palais le peuple ruiné


A ondes se prosterne, et le pauvre estonné
Les Tragiques. — T. I. i5
ii 4 LES TRAGIQUES
Coule honteusement, quand les plaisans renversent

Les foibles à genoux, qui sans profiter versent


Leurs larmes en leur sein, quand l'amas arrangé
Des gardes impiteux afflige l'affligé.

En autant de mal-heurs qu'un peuple misérable


Traîne une triste vie en un temps lamentable,
En autant de plaisirs les Roys voluptueux,
Yvres d'ire et de sang, nagent luxurieux
Sur le sein des putains, et ce vice vulgaire
Commance désormais par l'usage à desplaire :

Et comme le péché qui le plus commun est

Sent par trop sa vertu, aux vicieux desplaist :

Le Prince est trop atteint de fascheuse sagesse


Qui n'est que le ruffien d'une sale Princesse :

Il n'est pas galand homme et n'en sçait pas assez

S'il n'a tous les bourdeaux de la Cour tracassez;

Il est compté pour sot s'il eschappe quelqu'une


Qu'il n'ait jà en desdain pour estre trop commune;
Mais pour avoir en Cour un renom grand et beau,
De son propre valet faut estre macquereau,
Esprouver toute chose et hazarder le reste,

Imitant le premier, commettre double inceste.


Nul règne ne sera pour heureux estimé
Que son Prince ne soit moins craint et plus aymé ;

Nul règne pour durer ne s'estime et se conte


S'il a prestres sans crainte et les femmes sans honte,

S'il n'a loy sans faveur, un Roy sans compagnons,


Conseil sans estranger, cabinet sans mignons.
PRINCES i i 5

Ha ! Sarmates razez, vous qui, estans sans Roys,


Avez le droict pour roy, et vous-mesmes pour loix,

Qui vous liez au bien, qui esloignez le vice

Pour amour de vertu, sans crainte du supplice,


Quel abuz vous poussa, pour venir de si loing
Priser ce mesprisé, lorsqu'il avoit besoing
Pour couvrir son malheur, d'une telle advanture ?

Vostre manteau royal fut une couverture


D'opprobre et deshonneur, quand les bras desploiez
Vengeoyent la mort de ceux qui moururent liez.

Ha ! si vous eussiez eu certaine connoissance


D'un féminin sanglant abattu d'impuissance,
Si vous n'eussiez ouy mentir les séducteurs
Qui pour luy se rendoient mercenaires flatteurs,
Ou ceux qui en couvrant son orde vilenie
Par un mentir forcé ont rachepté leur vie,

Ou ceux qui, vous faisant un cruel tyran doux,


Et un poltron vaillant, deschargerent en vous
Le faix qui leur pesoit, vous n'eussiez voulu mettre
Vos loix, vostre couronne, et les droicts, et le sceptre

En ces impures mains, si vous eussiez bien veu,


En entrant à Paris, les perrons et le feu
Meslé de cent couleurs, et les cahots estranges

Bazes de ces tableaux, où estoient vos louanges.


Vous aviez trouvé là un augure si beau,
Que vous n'emportiez rien de France qu'un flambeau
Qui en cendre eust bien tost vostre force réduitte,
Sans l'heur qui vous advint de sa honteuse fuitle.
n6 LES TRAGIQJJES

Si vous eussiez ouy parler les vrais François,

Si des plus éloquents les plus subtiles voix


N'eussent esté pour vous feintes et mercenaires,
Vous n'eussiez pas tiré de France vos misères,

Vous n'eussiez pas choisi, pour dissiper vos loix,


Le monstre dévorant la France et les François.

Nous ne verrons jamais les estranges provinces


Eslire à leur malheur nos misérables Princes :

Celuy qui sans mérite a obtenu cet heur


Leur donne eschantillon de leur peu de valeur;
Si leur corps sont lépreux, plus lépreuses, leurs âmes
Usent sans sentiment et du fer et des flammes,
Et si leurs corps sont laids, plus laid, l'entendement
Les rend sots et meschants, vuides de sentiment.
Encor la tyrannie est un peu supportable,
Qu'un lustre de vertu faict paroistre agréable.
Bien-heureux les Romains qui avoient les Césars

Pour tyrans amateurs des armes et des arts :

Mais mal-heureux celuy qui vit esclave infâme


Soubs une femme hommace et soubs un homme femme :

Une mère douteuse, après avoir esté


Macquerelle à ses fils, en a l'un arresté
Sauvage dans les bois, et, pour belle conqueste

Le faisoit triompher du sang de quelque beste.


Elle en fit un Esau, de qui les ris, les yeux,
Sentoyent bien un tyran, un chartier furieux ;

Pour se faire cruel, sa jeunesse esgarée


N'avoit rien que le sang, et prenoit sa curée
PRINCES 117

A tuer sans pitié les cerfs qui gemissoient,


A transpercer les daims, et les fans qui naissoient,
Si qu'aux plus advisez cette sauvage vie
A faict prévoir de luy massacre et tyrannie.
L'autre fut mieux instruict a juger des atours
Des putains de sa Cour, et plus propre aux amours ;

Avoir ras le menton, garder la face pasle,


Le geste efféminé, l'œil d'un Sardanapale :

Si bien qu'un jour des Rois ce doubteux animal,


Sans cervelle, sans front, parut tel en son bal :

De cordons emperlez sa chevelure pleine,


Sous un bonnet sans bord faict à l'Italienne,

Faisoit deux arcs voûtez ; son menton pinceté,


Son visage de blanc et de rouge empasié,
Son chef tout empoudré, nous montrèrent ridée
En la place d'un Roy, une putain fardée.
Pensez quel beau spectacle, et comm' il fit bon voir
Ce Prince avec un buse, un corps de satin noir
Coupé à PEspagnolle, où des dechiquetures
Sortoient des passemens et des blanches tireures ;

Et affin que l'habit s'entresuivist de rang,


Il montroit des manchons gauffrez de satin blanc,
D'autres manches encor qui s'estendoient fendues,
Et puis jusques aux pieds d'autres manches perdues.
Ainsy bien emmanché, il porta tout ce jour
Cet habit monstrueux, pareil à son amour :

Si qu'au premier abord, chacun estoit en peine


S'il voioit un Roy femme ou bien un homme Royne.
1,8 LES TRAGIQUES
Si fut-il toutesfois allaicté de poisons,
De ruzes, de conseils secrets et trahisons,

Rompu ou corrompu au trictrac des affaires,

Et eut encor enfant quelque part aux misères.


Mais de ce mesme soing qu'autrefois il presta

Aux plus estroicts conseils où jeune il assista,

Maintenant son esprit, son ame et son courage


Cerchent un laid repos, le secret d'un village
Où le vice triplé de sa lubricité

Misérablement cache une orde volupté,


De honte de l'infâme et brute vilenie

Dont il a pollué son renom et sa vie.

Si bien qu'à la royalle il vole des enfans,

Pour s'eschauffer sur eux en la fleur de leurs ans,


Incitant son amour autre que naturelle,

Aux uns par la beauté et par la grâce belle,


Autres par l'entregent, autres par la valeur,

Et la vertu au vice haste ce lasche cœur :

On a des noms nouveaux et des nouvelles formes

Pour croistre et desguiser ces passe-temps énormes.


Promettre ou menacer, biens et tourmens nouveaux
Pressent, forcent après les lasches macquereaux.
Nous avons veu cela, et avons veu encore
Un Néron marié avec son Pythagore,
Lequel aiant fini ses faveurs et ses jours,
Traîne encor au tombeau le cœur et les amours
De nostre Roy en deuil, qui, de ses aigres plaintes,
Tesmoigne ses ardeurs n'avoir pas esté feintes.
,

PRINCES i 19

On nous faict voir encor un contract tout nouveau,


Signé du sang de d'O, son privé macquereau.
Disons, comme l'on dist à Néron l'androgame :

Que ton Père jamais n'cust connu d'autre femme !

Nous avons veu nos grands en" débat, en conflict


Accorder, reprocher telles nopces, tel lict ;

Nous avons veu nos Rois se desrober des villes,


Néron avoit comm' eux de petits Olinvilles
Où il cachoit sa honte, et eut encor comm' eux
Les Chicots en amour, les Hamons odieux :

Ils eurent de ce temps une autre Catherine ;

Mais nos Princes, au lieu de tuer Agrippine,


Massacrent l'autre mère, et la France a senti

De ses fils le couteau sur elle appesanti ;

De tous ces vipereaux, les mains luy ont ravies


Autant de jours, autant de mille chères vies :

Les Senecques chenus ont encor en ce temps,


Morts et mourans, servi aux Rois de passe-temps.
Les plus passionnez, qui ont gémi fidelles
Des vices de leurs Rois, punis de leurs bons zèles,
Ont esprouvé le siècle, où il n'est pas permis
D'ouvrir son estomach à ses privez amis,
Et où le bon ne peut, sans mort, sans repentance,
Ni penser ce qu'il void, ni dire ce qu'il pense :

On paslit rencontrant ceux qui vestent souvent


Nos sainctes passions, pour les produire au vent.
Les Latiares feints, suppôts de tyrannie,
Qui, cerchant des Sabins la justice et la vie,
120 LES TRAGIQUES

Prennent masque du vrai, et, fardez d'équité,

Au véritable font crime de vérité.

Pour vivre, il faut fuir de son péché la veuë,


Fuir l'œil inconnu et l'oreille inconnue :

Que di-je, pour parler, on regarde trois fois

Les arbres sans oreill' et les pierres sans voix ;

Si bien que de nos maux la complainte abolie


Eust d'un siècle estoufîé caché la tyrannie.

Qui eust peu la mémoire avec la voix lier,

A taire nous forçant, nous forcer d'oublier.


Tel fut le second fils, qui n'hérita du père
Le cœur, mais les poisons et l'âme de la mère.
Le tiers par elle fut nourri en fainéant,
Bien fin, et non prudent, et voulut, l'enseignant
(Pour servir à son jeu), luy ordonner pour maistre
Un sodomite aihée, un macquereau, un traistre.

La discorde coupa le concert des mignons.


Et le vice croissant entre les compagnons
Brisa l'orde amitié, mesme par les ordures,
Et l'impure union par les choses impures ;

Il s'enfuit dépité, son vice avec luv court :

Car il ne laissa pas ses crimes a la cour.

Il coloroit ses pas d'astuce non pareille,

Changea de lustre ainsy que jadis la corneille

Pour hanter les pigeons, le faict fut avoué


Par la confession du gosier enroué ;

On \uy remplit la gorge, et le Sinon infâme


Fut mené par le poing, triomphe de sa femme,
PRINCES 121

Que la mère tira d'entre tous les gluaux


Qu'elle a pour à sa cage arrester les oiseaux :

Ceux qu'il avoit trouvez à son mal secourables,


Et pour luy, et parluy, devindrent misérables ;

Sa foy s'envole au vent, mais il feignit après,

Ce qu'il faisait forcé, l'avoir commis exprès.


C'est pource qu'en ce temps c'est plus de honte d'estre
Mal advisé qu'ingrat, mal-prevoiant que traistre,
Abusé qu'abuseur : bien plus est odieux
Le simple vertueux qu'un double vicieux ;

Le souffrir est bien plus que de faire l'injure.

Ce n'est qu'un coup d'Estat que d'estre bien parjure


Ainsy en peu de temps ce lasche fut commis,
Valet de ses haineux, bourreau de ses amis.
Sa ruse l'a trompé, quand elle fut trompée ;

Il vit sur qui, pour qui il tournoit son espée ;

Son inutile nom devint son parement,


Comme si c'eust esté quelque blanc vestement.
Ils trempèrent au sang sa grand robbe ducale
Et la mirent sur luy, du meurtre toute sale.
Quand ils eurent taché la serve authorité
De leur esclave chef du nom de cruauté,
Il tombe en leur mespris ; à nous il fut horrible

Quand r'appeller sa foi il luy fut impossible.

Il fuit encore un coup, car les lièvres craintifs

Ont débat pour le nom de légers fugitifs.

Nos Princes des renards envient la finesse

Et ne débattent point aux lions de prouesse.


16
122 LESTRAGIQJJES
Il y avoit long temps que dans les Païs-Bas
Deux partis, harassez de ruineux combats,
Halletoient les abois de leur force mi-morte ;

Cestuy-cy print parti, presqu'en la mesme sorte

Que le loup embusqué combattant de ses yeux


L'effort de deux taureaux dont le choc furieux
Verse dans un chemin le sang et les entrailles.

Le poltron les regarde, et de ces deux batailles


Se faict une victoire, arrivant au combat,
Quand la mort a vaincu la mort et le débat.

Ainsy quelque advisé reveilla ceste beste,

D'un desespoir senti luy mit l'espoir en teste,

Mais quel espoir ? encor un rien au prix du bien,


Un rien qui trouve lustre en ce siècle de rien.

On le pousse, on le traîne aux inutiles ruzes ;

Il trame mille accords, mariages, excuses ;

Il trompe, il est trompé, il se repend souvent,


Et ce cerveau venteux est le jouet du vent,
Ce vipère eschautïé porte la mort traistresse

Dedans le sein ami : mais quand le sein le presse,

Le trahy fut vainqueur, et le traistre pervers


Demeure fugitif, banni de son Anvers.
Non, la palme n'est point contenance des membres
De ceux qui ont brouillé les premiers de leurs chambres,
Pour loing d'eux en secret du venin s'engorger,
Caresser un Bathille, en son lict l'héberger,
N'aiant, muet tesmoing de ses noires ordures,
Que les impures nuicts et les couches impures,
PRINCES 123

Les trois en mesme lieu ont à l'envy porté


La première moisson de leur lubricité ;

Des deux derniers après, la chaleur aveuglée


A sans honte hérité l'inceste redoublée,
Dont les projects ouverts, les désirs comme beaux
Font voleter l'erreur de ces crimes nouveaux
Sur les aisles du vent ; leurs poètes volages

Arborent ces couleurs comme des païsages ;

Leur soupper s'entretient de leurs ordes amours,


Les macquereaux enflez y vantent leurs beaux tours
Le vice, possédant pour eschaffaut leur table,
Y déchire à plaisir la vertu désirable.
Si depuis quelque temps les plus subtils esprits
A desguiser le mal ont finement appris
A nos princes fardez la trompeuse manière
De revestir le Diable en Ange de lumière,
Encor qu'à leur repas ils fassent disputer
De la vertu que nul n'oseroit imiter,
Qu'ils recherchent le dos des affectés poètes,
Quelques Sedecias, aggreables prophètes :

Le boutte-feu de Rome en a bien faict ainsy,

Car il païoit mieux qu'eux, mieux qu'eux avoit soucy


D'assembler, de cercher les esprits plus habiles,

Louer, recompenser leurs rencontres gentilles,


Et les graves discours des sages amassez,
Louez et contre-faicts il a recompensez.
L'arsenic ensucré de leurs belles parolles,
Leur sein meurtry de poing aux pieds de leurs idolles,
i2 4 LES TRAGIQUES
Les ordres inventez, les chants, les hurlements
Des fols capuchonnez, les nouveaux régiments
Qui en processions sottement desguisées
Aux villes et aux champs vont semer de risées
L'austérité des vœux et des fraternitez,
Tout cela n'a caché nos rudes veritez.

Tous ces desguisemens sont vaines mascarades


Qui aux portes d'enfer présentent leurs aubades,

Ribauds de la paillarde ou affaictez valets

Qui de processions luy donnent des balets :

Les uns, mignons muguets, se parent et font braves


De clincant et d'or traict; les autres, vils esclaves,

Fagottés d'une corde et pasles marmiteux,


Vont pieds nuds par la rue abuser les piteux,
Ont pour masque le froc, pour vestement des poches,
Pour cadence leurs pas, pour violons des cloches,
Pour vers la letanie; un advocat nommé
A chaque pas rend Christ, chaque fois, diffamé.
Aigle né dans le haut des plus superbes aires,
Ou bien œuf supposé, puis que tu dégénères,
Dégénéré Henry, hyppocrite bigot,
Qui aimes moins jouer le Roy que le cagot,
Tu vole un faux gibier, de ton droict tu t'esloigne.
Ces courbeaux se paistront un jour de ta charongne,
Dieu tirera par eux : ainsy le faulconnier,
Quand l'oiseau trop de fois a quitté son gibier,
Le bat d'une corneille, et la foule à sa veiie,

Puis d'elle (s'il ne peut le corriger), le tue.


PRINCES i 2 5

Tes prestres par la rue à grand troupes conduicts

N'ont pourtant peu celer l'ordure de tes nuicts :

Les crimes plus obscurs n'ont pourtant peu se faire

Qu'ils n'esclattent en l'air aux bouches du vulgaire :

Des citoyens oisifs l'ordinaire discours


Est de solenniser les vices de nos cours :

L'un conte les amours de nos salles princesses,

Garces, de leurs valets autrefois les maistresses.


Tel fut le beau Sénat des trois, et des deux sœurs,
Qui jouoient en commun leurs gens et leurs faveurs,

Trocquoient leurs estallons, estimoient à louange


Le plaisir descouvert, l'amour libre et le change :

Une autre, n'aiant peu se saouler de François,


Se coule à la minuict au lict des Escossois,
Le tison qui l'esveille, et l'embrase et la tiie

Lui faict pour le plaisir mespriser bruict et veiie :

Les jeunes gens, la nuict, pipez et enlevez

Du lict au cabinet, las et recreus trouvez :

Nos Princesses, non moins ardentes que rusées,

Osent dans les bourdeaux s'exposer desguisées :

Soubs le chappron quarré vont recevoir le prix

Des garces du Hulleu, et portent aux maris,


Sur le chevet sacré de leur sainct mariage,
La senteur des bourdeaux, et quelque pire gage,
Elles esprouvent tout : on le void, on le dit,

Cela leur donne vogue et hausse leur crédit :

Les filles de la cour sont galantes honnestes,


Qui se font bien servir, moins chastes, plus secrettes,
i 2 6 LES TRAGIQUES
Qui savent le mieux feindre un mal pour accoucher ;

On blasme celle-là qui n'a pas sçeu cacher :

Du Louvre les retraicts sont hideux cimetières


D'enfants, vuidez, tuez par les Apotiquaires :

Nos filles ont bien sçeu quelles receptes font


Massacre, dans leur flanc, des enfans qu'elles ont.
Je sens les froids tressauts de fraïeur et de honte,
Quand sans crainte tout haut le fol vulgaire conte

D'un coche qui, courant Paris à la minuict,

Vole une sage femme, et la bande et conduit


Prendre, trier l'enfant d'une royne masquée,
D'une brutalité pour jamais remarquée,
Que je ne puis conter, croiant, comme François,
Que le peuple abusé envenime ses voix
De monstres inconnus de la vie entamée :

S'enfle la puanteur comme la renommée :

Mais je croy bien aussy que les plus noirs forfaicts

Sont plus secrètement et en ténèbres faicts :

Quand on montre celuy qui, en voulant attendre

Sa dame au galatas, fut pris en pensant prendre,


Et puis, pour appaiser, et demeurer amis,
Le violeur souffrit ce qu'il avait commis.
Quand j'oy qu'un roy transy, effraie du tonnerre,
Se couvre d'une voûte et se cache soubs terre.
S'embusque de lauriers, faict les cloches sonner :

Son péché poursuivi, poursuit de Festonner.


Il use d'eau lustrale, il la boit, la consomme
En clysteres infects; il fait venir de Rome
PRINCES 1
27

Les cierges, les Agnus que le Pape fournit.

Bousche tous ses conduits d'un charmé grain bénit;


Quand je voy composer une messe complette,
Pour repousser le ciel, inutile amulette ;

Quand la peur n'a cessé, par les signes de croix,


Le brayer de Massé, ni le froc de François,
Tels spectres inconnus font confesser le reste.

Le péché de Sodome et le sanglant inceste


Sont reproches joyeux de nos impures cours.
Triste je trancheray ce tragicque discours
Pour laisser aux pasquils ces effroyables contes,
Honteuses veritez, trop véritables hontes.
Plustot peut on conter dans les bords escumeux
De l'Océan chenu le sable, et tous les feux
Qu'en paisible minuict le clair ciel nous attize,

L'air estant ballié des froids souspirs de bize ;

Plustot peut on conter du printemps les couleurs,


Les fueilles des forests, de la terre les fleurs,

Que les infections qui tirent sur nos testes

Du ciel armé, noirci, les meurtrières tempestes.


Qu'on doute des secrets, nos yeux ont veu comment
Ces hommes vont bravant des femmes l'ornement,
Les putains de couleurs, les pucelles de gestes ;

Plus de frisons tordus des-honorent les testes

De nos mignons parez, plus de fard sur leurs teincts

Que ne voudroient porter les honteuses putains :

On invente tousjours quelque traict plus habile


Pour effacer du front quelque marque virile ;
i 2 8 LES TRAGIQUES
Envieux de la femme, on trace, on vient souiller,

Tout ce qui est humain, qu'on ne peut despouiller.


Les cœurs des vertueux à ces regards transissent,
Les vieillards advisez en leur secret gémissent.
Des femmes les mestiers quittez et mesprisez
Se font pour parvenir des hommes desguisez.
On dit qu'il faut couler les exécrables choses
Dans le puits de l'oubly et au sepulchre encloses,

Et que par les escrits le mal resuscité


Infectera les mœurs de la postérité :

Mais le vice n'a point pour mère la science,

Et la vertu n'est point fille de l'ignorance.


Elle est le chaud fumier sans qui les ords péchez
S'engraissent en croissant, s'ils ne sont arrachez,
Et l'acier des vertus mesme intellectuelles

Tranche et destruit l'erreur et l'histoire par elles.

Mieux vaut à descouvert monstrer l'infection


Avec sa puanteur, et sa punition.
Le bon père affriquain sagement nous enseigne
Qu'il faut que les Tyrans de tout poinct on dépeigne,
Montrer combien impurs sont ceux-là qui de Dieu
Condamnent la famille au couteau et au feu.
Au fil ma fureur se consume,
de ces fureurs
Je ma main quitte la plume,
laisse ce subject,

Mon cœur s'estonne en soy mon sourcil refrongné, ;

L'esprit de son subject se retire eslongné :

Icy je vay laver ce papier de mes larmes ;

Si vous prestez vos yeux au reste de mes carmes,


PRINCES 129

Ayez encor de moy ce tableau plein de fleurs,


Qui sur un vray subject s'esgaie en ses couleurs.
Un père deux fois père employa sa substance
Pour enrichir son fils des thresors de science ;

En couronnant ses jours de ce dernier dessein,


Joyeux il espuisa ses coffres et son sein,
Son avoir et son sang : sa peine fut suivie

D'heur a parachever le présent de la vie.

Il voit son fils sçavant, adroict, industrieux,


Meslé dans les secrets de nature et des cieux,
Raisonnant sur les loix, les mœurs et la police ;

L'esprit sçavoit tout art, le corps tout exercice.

Ce vieil François, conduit par une antique loy,


Consacra cette peine et son fils à son roy ;

L'equippe; il vient en cour : là cette ame nouvelle,


Des vices monstrueux ignorante pucelle,
Void force hommes bien-faicts, bien morgans, bien vestus
Il pense estre arrivé a la foire aux vertus ;

Prend les occasions qui sembloient les plus belles


Pour estaller premier ses intellectuelles :

Se laisse convier, se conduisant ainsy


Pour n'estre ni entrant, ni retenu aussy.

Tousjours respectueux, sans se faire de feste :

Il contente celuy qui l'attaque et l'arreste,

Il ne trouve auditeurs qu'ignorants envieux,


Diffamans le sçavoir des noms ingénieux.
S'il trousse l'epigramme ou la stance bien faicte,
Le voilà descouvert, c'est faict, c'est un poëte;
Les Tragiques. 1
y
i3o LES TRAGIQUES
S'il dict un mot salé, il est bouffon, badin ;

S'il danse un peu trop bien, saltarin, baladin;


S'il a trop bon fleuret, escrimeur il s'appelle;
S'il prend l'air d'un cheval, c'est un saltain-bardelle ;

Si avec art il chante, il est un musicien ;

Philosophe, s'il presse un bon logicien;


S'il frappe là dessus et en met un par terre,
C'est un fendant qu'il faut saller après la guerre :

Mais si on sçait qu'un jour, a part, en quelque lieu

Il mette genouil bas, c'est un prieur de Dieu.


Cet esprit offencé dedans soy se retire,

Et comme en quelque coing se cachant il souspire,


Voicy un gros amas, qui emplit jusqu'au tiers

Le Louvre de soldats, de braves chevaliers


De noblesse parée : au millieu de la nue
Marche un duc, dont la face au jeune homme inconnue,
Le renvoyé au conseil d'un page traversant,
Pour demander le nom de ce prince passant;
Le nom ne le contente, il pense, il s'esmerveille,

Tel mot n'estoit jamais entré en son oreille;

Puis cet estonnement soudain fut redoublé


Alors qu'il vit le Louvre aussy tost dépeuplé
Par le sortir d'un autre au beau millieu de l'onde
De seigneurs l'adorant comm' un roy de ce monde.
Nostre nouveau venu s'accoste d'un vieillard,

Et pour en prendre langue il le tire à l'escart :

Là il apprit le nom dont l'histoire de France


Ne luy avoit donné ne vent, ne connoissance.
1

PRINCES 1 3

Ce courtisan grison, s'esmerveillant de quoy


Quelqu'un mesconnoissoit les mignons de son Roy,
Raconte leurs grandeurs, comment la France entière,
Escabeau de leurs pieds, leur estoit tributaire.

A l'enfant, qui disoit: « Sont-ils grands terriens,


Que leur nom est sans nom pour les historiens? »

Il respond : « Rien du tout, ils sont mignons du prince.


— Ont-ils sur l'Espagnol conquis quelque province?
Ont-ils par leur conseil relevé un malheur,
Délivré leur païs par extrême valeur?
Ont-ils sauvé le Roy, commandé quelque armée,
Et par elle gaigné quelq'heureuse journée ? »

A tout fut respondu : « Mon jeune homme, je croy

Que vous estes bien neuf ce : sont mignons du Roy. »

Ce mauvais courtisan, guidé par la colère,

Gaigne logis et lict; tout vient à lui desplaire,

Et repas, et repos; cet esprit transporté


Des visions du jour par idée infecté,
Void dans une lueur sombre, jaunastre et brune,
Soubs l'habit d'un rezeul, l'image de Fortune,
Qui entre à la minuict, conduisant des deux mains
Deux enfans nuds bandez; de ces frères germains
L'un se peint fort souvent, l'autre ne se void guère,
Pource qu'il a les yeux et le cœur par derrière :

La bravache s'avance, envoie brusquement


Les rideaux: elle accolle et baise follement
Le visage effrayé. Ces deux enfans estranges,
Sautez dessus le lict, peignent des doigts les franges.
i32 LES TRAGIQUES
Alors Fortune, mère aux estranges amours,
Courbant son chef paré de perles et d'atours,

Desploie tout d'un coup mignardises et langue,


Faict de baisers les poincts d'une telle harangue :

« Mon fils, qui m'as esté desrobé du berceau,


Pauvre enfant mal nourry, innocent jouvenceau,
Tu tiens de moy, ta mère, un assez haut courage,
Et j'ay veu aujourd'huy aux feux de ton visage
Que le dormir n'auroit pris ni cœur ni esprits

En la nuict qui suivra le jour de ton mespris.


Embrasse, mon enfant, mal nourry par ton père,
Le col et les desseins de Fortune ta mère;
Comment, mal conseillé, pippé, trahy, suis-tu

Par chemin espineux la stérile Venu ?

Cette sotte par qui me vaincre tu essaies


N'eut jamais pour loyer que les pleurs et les plaies,

De l'esprit et du corps les assidus tourments,


L'envie, les soupçons et les bannissements.

Qui pis est, le desdain : car sa trompeuse attente


D'un vain espoir d'honneur la vanité contente.

De la pauvre Vertu l'orage n'a de port


Qu'un havre tout vaseux d'une honteuse mort.
Es-tu point envieux de ces grandeurs romaines?
Leurs rigoureuses mains tournèrent par mes peines
Dedans leur sein vaincu leur fer victorieux.

Je t'espiois ces jours lisant, si curieux,


La mort du grand Senecque et celle de Thrasée,
Je lisois par tes yeux en ton ame embrazée
3

PRINCES 1 3

Que tu enviois plus Senecque que Néron,


Plus mourir en Caton que vivre en Ciceron,
Tu estimois la mort en liberté plus chère
Que tirer en servant une haleine précaire.
Ces termes spécieux sont tels que tu concluds
Au plaisir de bien estre, ou bien de n'estre plus.
Or, sans te surcharger de voir les morts et vies

Des anciens qui faisoient gloire de leurs folies,


Que ne vois-tu ton siècle, ou n'apprehendes-tu
Les succès des enfants aisnés de la Vertu ?

Ce Bourbon qui, blessé, se renfonce en la presse,

Tost assommé, traîné sur le dos d'une asnesse ;

L'admirai, pour jamais sans surnom trop connu,


Meurtri, précipité, traîné, mutilé, nud;
La fange fut sa voye au triomphe sacrée,
Sa couronne un collier, Mont-Faulcon son trophée,
Void sa suitte aux cordeaux, à la roue, aux posteaux,
Les plus heureux d'entre eux quitte pour les couteaux,
De ta Dame loyers, qui paye, contemptible,

De rude mort la vie hazardeuse et pénible :

Lis, curieux, l'histoire, en ne donnant point lieu,

Parmy ton jugement, au jugement de Dieu.


Tu verras ces vaillans, en leurs vertus extrêmes,
Avoir vescu gehennez, et estre morts de mesmes.
« Encor, pour l'advenir, te puis-je faire voir

Par l'aide des démons, au magicien miroir,


Tels loyers receus; mais ta tendre conscience
Te faict jetter au loing cette brave science;
1
34 LES TRAGIQUES
Tu verrois des valeurs le bel or monnoyé
Dont bien tost se verra le Parmesan payé
En la façon que fut salarié Gonzalve,
Le brave duc d'Austrie et l'enragé duc d'Alve.
Je voys un prince anglois, courageux par excez,
A qui l'amour quitté faict un rude procez;
Licols, poisons, couteaux, qui payent en Savoye
Les prompts exécuteurs; je voy cette monnoye
En France avoir son cours; je voy lances, escus,
Cœurs et nom des vainqueurs soubs les pieds des vaincus.
O de trop de mérite impiteuse mémoire !

Je voy les trois plus hauts inslrumens de victoire,


L'un à qui la colère a pu donner la mort,
L'autre sur Peschaffaut, et le tiers sur le bord.
« Jette l'œil droict ailleurs, regarde l'autre bande,
En large et beau chemin plus splendide et plus grande ;

Au sortir des berceaux ce prospérant troupeau


A bien tasté des arts, mais n'en prit que la peau,
Eut pour borne ce mot : Assez pour gentilhomme.
Pour sembler vertueux en peinture, ou bien comme
Un singe porte en soy quelque chose d'humain,
Aux gestes, au visage, aux pieds et à la main.
Ceux-là blasment toujours les affligés, les fuient,

Flattent les prospérants, s'en servent, s'en appuyent.


Ils ont veu des dangers assez pour en conter,
Ils en content autant qu'il faut pour se vanter;
Lisants, ils ont pillé les poinctes pour escrire ;

Ils sçavent, en jugeant, admirer ou sousrire,


5

PRINCES 1 3

Louer tout froidement, si ce n'est pour du pain;


Renier son salut quand il y a du gain,
Barbets des favoris, premiers à les connoistre.
Singes des estimez, bon eschos de leur maistre :

Voilà à quel sçavoir il te faut limiter,

Que ton esprit ne puisse un Juppin irriter:


Il n'aime pas son juge, il le frappe en son ire;
Mais il est amoureux de celuy qui l'admire.
Il reste que le corps, comme l'accoustrement,
Soit aux lois de la cour, marcher mignonnement,
Trainer les pieds, mener les bras, hocher la teste,

Pour branler à propos d'un pennache la crette,

Garnir et bas et haut de roses et de nœuds,


Les dents de muscadins, de poudre les cheveux;
Fay-toy dedans la foule une importune voye,
Te montre ardent à voir affin que l'on te voye,

Lance regardz tranchants pour estre regardé,

Le teint de blanc d'Espagne et de rouge fardé;


Que la main, que le sein
y prennent leur partage ;

Couvre d'un parasol en esté ton visage,

Jette, comme effrayé, en femme quelque cris,

Mesprise ton efTroy par un traistre sousris,

Fay le bègue, le las, d'une voix molle et claire,

Ouvre ta languissante et pesante paupière;


Sois pensif, retenu, froid, secret et finet :

Voilà pour devenir garce du Cabinet,


A la porte duquel laisse Dieu, cœur et honte,
Ou je travaille en vain en te faisant ce conte.
1 36 LES TRAGIQUES
Mais quand ton fard sera par le temps décelé,
Tu auras l'œil rougi, le crâne sec, pelé.
Ni sois point affranchy par les ans du service,
Ni du joug qu'avoit mis sur ta teste le vice;
Il faut estre garçon pour le moins par les vœux,
Qu'il n'y ait rien en toi de blanc que les cheveux.
Quelque jour tu verras un chauve, un vieux eunuque,
Faire porter en cour aux hommes la perruque;
La saison sera morte à toutes ces valeurs,

Un servile courage infectera les cœurs;


La morgue fera tout, tout se fera pour l'aise,

Le hausse-col sera changé en portefraise.


« Je reviens à ce siècle, où nos mignons vieillis,

A leur dernier mestier vouez et accueillis,

Pippent les jeunes gens, les gaignent, les courtisent.

Eux, autrefois produits, à la fin les produisent,

Faisans, plus advisez, moins glorieux que toy,


Par le cul d'un coquin chemin au cœur d'un Roy. »

Ce fut assez, c'est là que rompit patience


La Vertu, qui, de l'huis, escoutoit la science
De Fortune : si tost n'eut sonné le loquet,
Que la folle perdit l'audace et le caquet.
Elle avoit apporté une clarté de lune,
Voicy autre clarté que celle de Fortune.
Voicy un beau soleil, qui de rayons dorez
De la chambre et du lict vid les coings honorez:

La Vertu paroissant en matrosne vestùe,


La mère et les enfants ne l'eurent si tost veùe
PRINCES IÎ7

Que chacun d'eux changea en Démon décevant,


De Démon en fumée, et de fumée en vent,
Et puis de vent en rien. Cette hostesse dernière
Prit au chevet du lict pour sa place une chaire,
Saisit la main tremblante à son enfant transy,
Par un chaste baiser l'asseure, et dit ainsy :

« Mon fils, n'attends de moy la pompeuse harangue


De la fausse Fortune, aussy peu que ma langue
Fascine ton oreille, et mes présents tes yeux.
Je n'esclatte d'honneur ni de dons précieux ;

Je foulle ces beautez desquelles Fortune use


Pour ravir par les yeux une ame qu'elle abuse :

Ce lustre de couleur est l'esmail qui s'espand

Au ventre, et à la gorge, et au dos du serpent.


Tire ton pied des fleurs soubs lesquelles se cœuvre,
Et avec soy la mort, la glissante couleuvre.
Reçois, pour faire choix des fleurs et des couleurs,
Ce qu'à traicts raccourcis je diray pour tes mœurs.
« Sois continent, mon fils, et circoncis, pour l'estre,

Tout superflu de toy, sois de tes vouloirs maistre,

Serre-les à l'estroict, reigle au bien tes plaisirs.

Octroyé à la nature, et refuse aux désirs;


Qu'elle, et non ta fureur, soit ta loy, soit ta guide,
Que la concupiscence en reçoive une bride :

Fuy les mignardes mœurs, et cette liberté

Qui, fausse, va cachant au sein la volupté.

Tiens pour crime l'excès; sobre et prudent, eslogne


Du gourmand le manger, et du boire Pyvrogne ;
1 38 LES TRAGIQUES
Hay le mortel loisir, tiens le labeur plaisant;
Que Satan ne t'empongne un jour en rien faisant.
Use sans abuser des délices plaisantes,
Sans cercher, curieux, les chères et pesantes.
Ne mesprise laissé, va pour vivre au repas,
Mais que la volupté ne t'y appelle pas.
Ton palais, convié pour l'appétit, demande,
Non les morceaux fardés, mais la simple viande.
Le prix de tes désirs soit commun et petit,

Pour faire taire et non aiguiser l'appétit.

Par ces degrez le corps s'apprend et s'achemine


Au goust de son esprit, nourriture divine.
N'affecte d'habiter les superbes maisons,
Mais bien d'estre à couvert aux changeantes saisons

Que ta demeure soit plus tôt saine que belle,

Qu'elle ait renom par toy, et non pas toy par elle.

Mesprise un titre vain, les honneurs superflus.


Retire-toy dans toy; parois moins, et sois plus.

Prends pour ta pauvreté seulement cette peine,


Qu'elle ne soit pas salle, et l'espargne vilaine.
Garanty du mespris ta saincte probité,

Et ta lente nom de lascheté.


douceur du
Que ton peu soit aisé; ne pleure point tes peines;
Ne sois admirateur des richesses prochaines.
Hay et connois le vice avant qu'il soit venu,
Crains-toy plus que nul autre ennemi inconnu.
N'aime les saletés soubs couleur d'un bon conte :

Elles te font sousrire, et non sentir la honte;


PRINCES i3 9

Oy plus tôt le discours utile que plaisant.


Tu pourras bien mesler les jeux en devisant.
Sauve ta dignité, mais que ton ris ne sente
Ni le fat, ni l'enfant, ni la garce puante.
Tes bons mots n'aient rien de bouffon effronté.
Tes jeux soyent sans fisson, pleins de civilité,
Affin que sans blesser tu plaises et tu ries.

Distingue le moquer d'avec les railleries.

Ta voix soit sans esclat, ton cheminer sans bruit,

Que mesmes ton repos enfante quelque fruict.


Evite le flatteur, et chasse comme estrange
La louange de ceux qui n'ont acquis louange.
Ris-toy quand les meschants t'auront à contrecœur;
Tiens leur honneur à blasme*, et leur blasme à honneur.
Sois grave sans orgueil, ni contraint en ta grâce;
Sois humble, non abject, résolu sans audace.
Si le bon te reprend, que ses coups te soient doux,
Et soient dessus ton chef comme baume secoux :

Car qui reprend au vrai est un utile maistre,

Sinon il a voulu et essayé de l'estre.

Tire mesme profit et des roses parmy


Les picquons outrageux d'un menteur ennemy.
Fais l'espion sur toy plus tôt que sur tes proches,
Reprends le défaillant sans fiel et sans reproches.

Par ton exemple instruis ta femme à son debvoir,

Ne luy donnant soupçon, pour ne le recevoir.


Laisse-lui juste part du soing de la famille.

Cache tes gayetez et ton ris à ta fille;


i
4o LES TRAGIQUES
Ne te sers de la verge, et ne l'emploie point,
Que ton courroux ne soit appaisé de tout poinct.
Sois au prince, à l'ami et au serviteur comme
Tel qu'à l'ange, à toy-mesme, et tel qu'on doit à l'homme
Ce que tu as sur toy, aux costez, au-dessoubs,
Te trouve bien servant, chaud amy, seigneur doux.
De ces traicts généraux maintenant je m'explicque
Et à ton estre à part ma doctrine s'applicque.
« J'ay voulu pour ta preuve un jour te despouiller,

Voir sur ton sein les morts et siffler et grouiller :

Sur toy, race du ciel, ont esté inutilles


Les fissons des aspics, comme dessus les psylles.

Le Ciel faict ainsy choix des siens qui, saincts et forts,


Sont à preuve du vice et triomphent des morts.
Psylle bien approuvé, lève plus haut ta veùe,
Je veux faire voler ton esprit sur la nue,
Que tu voie la terre en ce point que la vid
Scipion, quand l'amour de mon nom le ravit;

Ou mieux, d'où Colligny se rioit de la foulle


Qui de son tronc roullé se jouoit à la boulle,
Parmy ses hauts plaisirs, que mesme en lieu si doux
De tout ce qu'il voioit il n'entroit en courroux.
Un jeu luy fut des rois la sotte perfidie,
Comicque le succès de la grand tragédie.
Il vid plus, sans colère, un de ses enfants chers,

Dégénéré, lécher les pieds de ses bouchers.


Là ne s'estime rien des règnes l'excellence,
Le monde n'est qu'un poix, un atome la France;
PRINCES 141

C'est là que mes enfants dirigent tous leurs pas

Dès l'heure de leur naistre à celle du trespas,


Pas qui foullent soubs eux les beautez de la terre,

Cueillans les vrais honneurs et de paix et de guerre,


Honneur au poinct duquel un chacun se déçoit;

On perd bientost celuy qu'aisément on reçoit,


La gloire qu'autruy donne est par autruy ravie;
Celle qu'on prend de soy vit plus loing que la vie.

Cerche l'honneur, mais non celuy de ces mignons,


Qui ne mordent au loup, bien sur leurs compagnons.
Qu'ils prennent le duvet, toy la dure et la peine;
Eux le nom de mignons, et toy de capitaine ;

Eux le musc, tu auras de la mesche le feu;


Eux les jeux, tu auras la guerre pour ton jeu.
Prenne donc ton courage à propos la carrière,

Et que l'honneur qui faict que tu chasses arrière

La lie du bas peuple, et l'infâme bourbier


Soit la gloire de prince, et non pas de barbier :

Car c'est l'humilité qui à la gloire monte,


Le faux honneur acquiert la véritable honte.
Sache qu'à trop monter, trop bas descendre faut,
Et que se tenir bas faict monter au plus haut.
Ne porte envie à ceux de qui Testât ressemble
A un tiède fiebvreux qui ne sue et ne tremble.
Les pestes de nos corps s'eschauffent en esté,
Et celles des esprits en la prospérité;
L'hyver guérit de l'air les mortelles malices,
La saine affliction nous purge de nos vices.
i
42
LES TRAGIQUES
Cerche la faim, la soif, les glaces et le chaud,
La sueur et les coups; ayme-les, car il faut,

Ou que tes jeunes ans soient l'heur de ta vieillesse,

Ou que tes cheveux blancs maudissent ta jeunesse.

Puis que ton cœur royal veut s'asservir aux roys,

Va suivre les labeurs du prince navarrois,


Et là tu trouveras mon logis chez Anange,
Anange que je suis et que c'est chose estrange)
Là où elle n'est plus, aussy tost je ne suis :

Je l'aime en la chassant, la tuant je la suis :

Là où elle prend pié la pauvrette m'appelle;


Je ne puis m'arrester ni sans ni avec elle :

Je crains bien que, l'aiant bannie de ce Roy,


Tu n'i pourras plus voir bien tost elle ni moy.
Là tu imiteras ces eslevez courages
Qui cerchent les combats au travers des naufrages :

Là est le choix des coeurs et celuy des esprits :

Là moy-mesme je suis de moy mesme le prix.

Bref, là tu trouveras par la persévérance


Le repos au labeur, au péril l'asseurance.

Va, bien-heureux, je suis ton conseil, ton secours,


J'ofîence ton courage avec si long discours. »

Que je vous plains, esprits qui, au vice contraires,


Endurez de ces cours les séjours nécessaires :

Heureux si, non infects en ces infections,


Roy de vous, vous régnez sur vos affections.
Mais, quoy que vous pensez gaigner plus de louange
De sortir impollus hors d'une noire fange,
PRINCES 143

Sans taches hors du sang, hors du feu sans brusler,


Que d'un lieu non souillé sortir sans vous souiller,
Pourtant il vous seroit plus beau en toutes sortes
D'estre les gardiens des magnifîcques portes
De ce temple éternel de la maison de Dieu,
Qu'entre les ennemis tenir le premier lieu;
Plustost porter la croix, les doux et les injures,

Que des ords cabinets les clefs à vos ceintures :

Car Dieu pleut sur les bons et sur les vicieux;

Dieu frappe les meschants et les bons parmy eux.


Fuyez, Loths, de Sodome et Gomorre bruslantes ;

N'ensevelissez point vos âmes innocentes


Avec ces reprouvez : car combien que vos yeux
Ne froncent le sourcil encontre les hauts cieux,

Combien qu'avec les rois vous ne hochiez la teste

Contre le ciel esmeu, armé de la tempeste,


Pource que des tyrans le support vous tirez,
Pource qu'ils sont de vous comme dieux adorez,
Lors qu'ils veullent au pauvre et au juste mesfaire,
Vous estes compagnons du mesfaict pour vous taire.

Lorsque le fils de Dieu, vengeur de son mespris,


Viendra pour vendenger de ces rois les esprits,

De sa verge de fer brisant, espouvantable,

Ces petits dieux enflez en la terre habitable,

Vous y serez compris. Comme, lorsque l'esclat


D'un foudre exterminant vient renverser à plat
Les chesnes resistans et les cèdres superbes,

Vous verrez là dessoubs les plus petittes herbes,


44 LES TRAGIQJJES

La fleur qui craint le vent, le naissant arbrisseau,

En son nid l'escurieu, en son aire l'oyseau,


Soubs ce daix qui changeoit les gresles en rosées,
La bauge du sanglier, du cerf la reposée,
La ruche de l'abeille et la loge au berger,
Avoir eu part à l'ombre, avoir part au danger.
LA CHAMBRE DORÉE

Les Tragiques. 19
LIVRE TROISIÈME

LA CHAMBRE DORÉE

u palais flamboiant du haut ciel empirée


Reluit l'Eternité en présence adorée
Par les anges heureux : trois fois trois rangs de vent
!rè£| Puissance du haut ciel, y assistent servants.

Les sainctes légions, sur leurs pieds toutes prestes,


Lèvent aux pieds de Dieu leurs précieuses testes,

Sous un grand pavillon d'un grand arc de couleurs, .

Au moindre clin de l'œil du Seigneur des Seigneurs,


Ils partent de la main : ce troupeau sacré vole
Comme vent descoché au vent de la parolle,
Soit pour estre des saincts les bergers curieux,
Les préserver du mal, se camper autour d'eux,
J4 8 LES TRAGIQJJES

Leur servir de flambeaux en la nuict plus obscure,

Les défendre d'injure, et destourner l'injure

Sur le chef des tyrans : soit pour, d'un bras armé,


Desploier du grand Dieu le courroux animé.
D'un coutelas onde, d'une main juste et forte,
L'un défend aux pécheurs du Paradis la porte;
Un autre fend la mer; par l'autre sont chargez
Les pauvres de thresors, d'aise les affligez,

De gloire les honteux, l'ignorant de science,


L'abbattu de secours, le transy d'espérance ;

Quelqu'autre va trouver un monarque en tout lieu,

Bardé de mille fers, et, au nom du grand Dieu,


Assuré, l'espouvante; eslevé, l'extermine;
Le faict vif dévorer à la salle vermine.
L'un veille un règne entier, une ville, un chasteau,
Une personne seule, un pasteur, un troupeau.
Gardes particuliers de la troupe fidelle,

De la maison de Dieu ils sentent le vray zèle,


Portent dedans le ciel les larmes, les souspirs
Et les gémissements des bien heureux martyrs.
A ce trosne de gloire arriva gémissante
La Justice fuitive, en sueurs, pantelante,
Meurtrie et déchirée aux yeux serains de Dieu,
Les Anges retirez luy aiant donné lieu.

La pauvrette, couvrant sa face désolée,

De ses cheveux trempés faisoit, eschevelée,

Un voile entre elle et Dieu; puis, soupirant trois fois,

Elle pousse avec peine et à genoux ces voix :


LA CHAMBRE DOREE 149

« Du plus bas de la terre et du profond du vice,

Vers toy j'ay mon recours, te voicy; ta Justice,


Que, sage, tu choisis pour le droict enseigner,
Que royne tu avois transmise pour régner,
La voicy à tes pieds en pièce deschirée.

Les humains ont meurtry sa face révérée :

Tu avois en sa main mis le glaive trenchant


Qui aujourd'huy forcené en celle du meschant.
Remets, ô Dieu! ta fille en ton propre héritage,
Le bon sente le bien, le meschant son ouvrage :

L'un reçoive le prix, l'autre le chastiment,


Affîn que devant toy chemine droictement
La terre cy-après : baisse en elle ta face,

Et par le poing me loge en ma première place. »

A ces mots intervient la blanche Pieté,


Qui de la terre ronde au haut du ciel voûté
En courroux s'envola; de ses luisantes aisles
Elle accrut la lueur des voûtes éternelles :

Ses yeux estincelloient de feu et de courroux.


Elle s'avance à coup, elle tombe à genoux,
Et le juste despit qui sa belle ame affolle

Luy fit dire beaucoup en ce peu de parolle :

« La terre est-elle pas ouvrage de ta main?


Elle se mesconnoist contre son souverain :

La félonne blasphème, et l'aveugle insolente

S 'endurcit et ne ploie à sa force puissante.


Tu la fis pour ta gloire, à ta gloire deffaicts

Celle qui m'a chassé. » Sur ce poinct vinct la Paix,


^o LES TRAGIQUES
La Paix, fille de Dieu : « J'ay la terre laissée

Qui me laisse, dit-elle, et qui m'a deschassée :

Tout y est abbruty, tout est de moy quitté


En sommeil lestargic, d'une tranquillité
Que le monde chérit, et n'a pas connoissance
Qu'elle est fille d'enfer, guerre de conscience,

Fausse paix qui vouloit desrober mon manteau


Pour cacher dessoubs luy le fer et le couteau,
A porter dans le sein des agneaux de l'Eglise

Et la guerre et la mort qu'un nom de paix desguise. »

A ces mots le troupeau des esprits fut ravy :

Ce propos fut repris et promptement suivy


Par les Anges, desquels la plaintive prière

Esmeut le front du juge et le cœur d'un vray Père.


Ils s'ameutent ensemble et firent, gémissants,
Fumer cette oraison d'un pretieux encens :

« Grand Dieu ! devant les yeux duquel ne sont cachées


Des cœurs plus endurcis les premières pensées,
Desploie ta pitié en ta justice, et faicts

Trouver mal au meschant, au paisible la paix.

Tu vois que les géants, foibles dieux de la terre,

En tes membres te font une insolente guerre,


Que l'innocent périt par l'injuste trenchant,
Par le couteau qui doibt effacer le meschant.
Tu voi du sang des tiens les rivières changées,
Se rire les meschants des âmes non vengées,
Ton nom foulé aux pieds, nom que ne peut nommer
L'Atheiste, sinon quand il veut blasphémer :
LA CHAMBRE DOREE i5i

Ta patience rend son entreprise ferme,


Et tes jugements sont en mespris pour le terme.
Ne void ton œil vengeur esclatter en tous lieux

Sur ses tendres agneaux les effroyables feux


Dont l'ardeur par les tiens se trouve consumée,
Et nous sommes lassez d'en boire la fumée.

Ses patiens tesmoings souffrent sans pleurs et cris,

Et sans trouble le mal qui trouble nos esprits.

Nous somrnes immortels peu s'en faut que ne meure


;

Chacun qui les visite en leur noire demeure,


Aux puantes prisons, ou les saincts zélateurs
Quand nous les consolons nous sont consolateurs. »

Là les bandes du ciel, humbles, agenouillées,


Présentèrent à Dieu mil âmes despouillées
De leurs corps par les feux, les cordes, les couteaux,

Qui, libres au sortir des ongles des bourreaux,


Toutes blanches au feu volent avec les flammes,
Pures dans les cieux purs, le beau pays des âmes,
Passent l'œther, le feu, percent le beau des cieux;
Les orbes tournoians sonnent harmonieux ;

A eux se joint la voix des anges de lumière,


Qui mènent ces presens en leur place première :

Avec elles voloient, comme troupe de vents,


Les prières, les cris et les pleurs des vivants,
Qui, du nuage espaix d'une amere fumée,
Firent des yeux de Dieu sortir l'ire allumée.

De mesme en quelques lieux vous pouvez avoir leu,


Et les yeux des vivants pourroient bien avoir veu
i 52 LES TRAGIQUES
Quelque Empereur ou Roy tenant sa Cour planiere
Au millieu des festins, des combats de barrière,
En l'esclat des plaisirs, des pompes; et alors
Qu'à ces princes chéris il monstre ses thresors,
Entrer à l'improviste une vefve esplorée,
Qui foulle tout respect, en deuil démesurée,
Qui conduit le corps mort d'un bien-aimé mary,
Ou porte d'un enfant le visage meurtry;
Faict de cheveux jonchée, accorde à sa requeste
Le trouble de ses yeux ,
qui trouble cette feste.
La troupe qui la void change en plainte ses ris,

Elle change leurs chants en l'horreur de ses cris.

Le bon Roy quitte lors le sceptre et la séance,

Met l'espée au costé et marche à la vengeance.


Dieu se levé en courroux, et au travers des cieux
Perça, passa son chef; à l'esclair de ses yeux,
Les cieux se sont fendus, tremblants, suants de crainte ;

Les hauts monts ont croullé. Cette Majesté saincte,


Paroissant, fit trembler les simples éléments,
Et du monde esbransla les stables fondements.
Le tonnerre grondant cent fois passa la nue :

Tout s'enfuit, tout s'estonne et gémit à sa veùe :

Les Rois espouvantez laissent choir, pallissants ;

De leurs sanglantes mains les sceptres rougissants


La mer fuit et ne peut trouver une cachette;
Devant les yeux de Dieu les vents n'ont de retraitte
Pour parer ses fureurs : l'univers arresté

Adore en frémissant sa haute Majesté;


LA CHAMBRE DOREE i53

Et lors que tout le monde est en frayeur ensemble,


Que l'abisme profond en ses cavernes tremble,
Les chrestiens seulement affligez sont ouïs,
D'une voix de louange et d'un psaume esjouis,
Au tocquement des mains faire comme une entrée
Au Roy, de leur secours et victoire assurée.
Le meschant le sentit plein d'espouventement,
Mais le bon le connut plein de contentement.
Le Tout-Puissant plana sur le haut de la nue
Long-temps, jettant le feu et l'ire de sa veùe
Sur la terre, et voicy, le Tout-Voyant ne void,
En tout ce que la terre en son orgueil avoit,
Rien si près de son œil que la brave rencontre
D'un gros amas de tours qui eslevé se monstre
Dedans l'air plus hautain. Cet orgueil tout nouveau
De pavillons dorez faisoit un beau chasteau,
Plein de lustre et d'esclat, dont les cimes poinctùes,
Braves, contre le ciel mipartissoient les nues.
Sur ce premier objet Dieu tient longuement l'œil,

Pour de l'homme orgueilleux voir l'ouvrage et l'orgueil.

Il void les vents esmeus, postes du grand ^Eole,


Faire en virant gronder la girouette folle.
Il descend, il s'approche, et, pour voir de plus près,
Il met le doigt qui juge et qui punit après,
L'ongle dans la paroy, qui de loing reluisante
Eut la face et le front de bricque rougissante.

Mais Dieu trouva l'estoffe et les durs fondements,


Et la pierre commune à ces fiers bastiments
i 54 LES TRAGIQUES

D'os, de testes de morts ; au mortier exécrable


Les cendres des bruslez avoient servi de sable,
L'eau qui les destrempoit estoit du sang versé ;

La chaux vive dont fut l'édifice enlacé,

Qui blanchit ces tombeaux et les salles si belles,

C'est le meslange cher de nos tristes moelles.


Les poètes ont feint que leur feinct Juppiter
Estant venu du ciel les hommes visiter,
Punit un Lycaon mangeur d'homme exécrable,
En le changeant en loup à sa tragicque table.

Dieu voulut visiter cette roche aux lyons,


Entra dans la tasniere et vit ces Lycaons,

Qui lors au premier mets de leurs tables exquises


Estoient servis en or, avoient pour friandises
Des enfans desguisez ; il trouva là dedans
Des loups cachez aiants la chair entre les dents.

Nous avons parmy nous cette gent cannibale ;

Qui de son vif gibier le sang tout chaud avalle,


Qui au commencement, par un trou en la peau,
Succe, sans escorcher, le sang de son troupeau,
Puis achevé le reste, et de leurs mains fumantes
Portent à leur palais bras et mains innocentes,
Font leur chair de la chair des orphelins occis ;

Mais par desguisements, comme par un hachis,


Oste l'horreur du nom ; cette brute canaille
Faict tomber sans efîroy entrailles dans entraille,
Si que dès l'œuf rompu, Thyestes en repas,
Tel s'abesche d'humain qui ne le pense pas.
LA CHAMBRE DOREE i55

Des tests des condamnez et coulpables sans coulpes


Ils parent leurs buffets et font tourner leurs couppes ;

Des os plus blancs et nets leurs meubles marquetez


Resjouissoient leurs yeux de fines cruautez ;

Ils hument à longs traicts dans leurs couppes dorées


Suc, sang, laict et sueurs des vefves esplorées ;

Leur barbe s'en parfume, et aux fins du repas,


Yvresvont desgouttant cette horreur contre-bas.

De si aspres forfaicts l'odeur n'est point si forte

Qu'ils ne fassent dormir leur conscience morte


Sur des matras enflez du poil des orphelins ;

De ce piteux duvet leurs oreillers sont pleins.


Puis de sa tendre peau faut que l'enfant vestisse
Le meurtrier de son père en tiltre de justice;
Celle qu'ils ont faict vefve arrache ses cheveux,
Pour en faire un tissu horrible et précieux :

C'est le dernier butin que le voleur desrobe


A faire parements de si funeste robbe.
Voilà en quel estât vivoient les justiciers,

Aux meurtriers si bénins, des bénins les meurtriers,


Tesmoins du faux tesmoing, les pleiges des faussaires,
Receleurs des larrons, macquereaux d'adultères,
Mercenaires, vendans la langue, la faveur,
Raison, authorité, ame, science et cœur.
Encor falut-il voir cette Chambre Dorée
De justice jadis, d'or maintenant parée
Par dons, non par raison : là se voit décider

La force et non le droict ; là voit-on présider


i 56 LES TRAGIQUES
Sur un throsne eslevé l'Injustice impudente..
Son parement estoit d'escarlatte sanglante
Qui goutte sans repos; elle n'a plus aux yeux
Le bandeau des anciens, mais l'esclat furieux

Des regards fourvoiants ; inconstamment se vire

En peine sur le bon, en loyer sur le pire ;

Sa balance aux poids d'or tresbuche faussement ;

Près d'elle sont assiz au lict de jugement


Ceux qui peuvent monter par marchandise impure,
Qui peuvent commancer par notable parjure,
Qui d'ame et de salut ont quitté le soucy.
Vous les verrez dépeints au tableau que voicy :

A gauche avoit séance une vieille harpye


Qui entre ses genoux grommeloit, accroupie,
Contoit et racontoit, approchoit de ses yeux
Noirs, petits, enfoncez, les dons plus pretieux
Qu'elle recache aux plis de sa robbe rompue.
Ses os en mille endroicts repoussans sa chair nue,
D'ongles rognez, crochus, son tappi tout cassé,
A tout propos penchant, par elle estoit dressé :

L'Avarice en mangeant est tousjours affamée.


La Justice à ses pieds, en pourtraict diffamée,

Luy sert de marchepied : là, soit à droict, à tort,

Le riche a la vengeance et le pauvre a la mort.


A son costé triomphe une peste plus belle,
La jeune Ambition, folle et vaine cervelle,
A qui les yeux flambants, enflez, sortent du front
Impudent, enlevé, superbe, fier et rond,
LA CHAMBRE DOREE i 57

Aux sourcils rehaussez : la prudente et rusée

Se pare d'un manteau de toile d'or frisée,

Alors qu'elle traficque, et pralicque les yeux


Des dames, des galands et des luxurieux :

Incontinent plus simple elle vest,'desguisée,

Un modeste maintien, sa manteline usée :

Devant un cœur hautain, rude à l'ambition,

Tout servil pour gaigner la domination.


Une perruque feinte en vieille elle appareille;

C'est une Alcine fausse et qui n'a sa pareille,


Soit à se transformer, ou connoistre comment
Doibt la comediante avoir l'accoustrement :

La gloire la plus grande est sans gloire paroistre,


L'ambition se tue en se faisant connoistre.
L'on voit en l'autre siège estripper les serpents,

Les crapaux, le venin entre les noires dents


Du conseiller suivant, car la mi-morte Envie
Sort des rochers hideux et traisne là sa vie.
On connoisi bien encor cette teste sans front,
Poinctùe en pyramide, et cet œil creux et rond,
Ce nez tortu, plissé, qui sans cesse marmotte,
Rid à tous en faisant de ses doigts la marotte.

Là de ses yeux esmeus esmeut tout en fureur


L'Ire empourprée : il sort un feu qui donne horreur
De ses yeux ondoyants, comme au travers la glace
D'un chrystal se peut voir d'un gros rubi la face ;

Elle ha dans la main droicte un poignard asséché


Du sang qui ne s'efface, elle le tient caché
i 58 LES TRAGIQ.UES

Dessous un voile noir, duquel elle est pourvue


Pour offusquer de soy et des autres la veue,

De peur que la pitié ne voile dans le cœur


Par la porte des yeux. Puis la douce Faveur
De ses yeux affettez chacun pippe et regarde,

Faict sur les fleurs de lys des bouquets ; la mignarde


Oppose ses beautez au droict, et aux flatteurs

Donne à baizer l'azur, non à sentir les fleurs.


Comment d'un pas douteux en la trouppe Bacchante,
Estourdie au matin, sur le soir violente,
Porte dans le Sénat un tison enflambé.
Folle au front cramoisy, nez rouge, teinct plombé,
Comment TYvrognerie en la foulle eschauffée ,

N'oiant les douces voix, met en pièces Orphée,


A l'esclat des cornets d'un vineux Evoué,
Bruit un arrest de mort d'un gosier enroué.
Il y falloit encor cette seiche, tremblante,
Pasle, aux yeux chassieux, de qui la peur s'augmente
Pour la diversité des remèdes cercliez;
Elle va trafficquant de péché sur péchez,
A prix faict d'un chacun veut payer Dieu de fueilles,

De mots non entendus bat l'air et les oreilles;

Ceinture, doigts et sein sont pleins de grains bénits,


De comptes, de bougies et de bagues fournis :

Le temple est pour ses fats la bouticque choisie.


Macquerelle aux autels, telle est l'Hypocrisie,
Qui parle doucement, puis sur son dos bigot
Va par zèle porter au buscher un fagot.
LA CHAMBRE DOREE i5 9

Mais quelle est cette teste ainsy longue en arrière,

Aux yeux noirs, enfoncez soubs l'espaisse paupière,


Si ce n'est la Vengeance au teint noir, palissant,

Qui croist et qui devient plus forte en vieillissant ?

Que tu changes soudain, tremblante Jalousie,


Pasle comme la mort, comme feu cramoisie :

A la crainte, à l'espoir tu souhaittes cent yeux,


Pour à la fois percer cent subjects et cent lieux :

Si tu sens l'esguillon de quelque conscience,


Tu te mets au devant, tu trouble, tu t'advance,

Tu enchéris du tout et ne laisses de quoy


Ton scélérat voisin se pousse devant toy.
Cette fresle beauté qu'un vermillon desguise
A l'habit de changeant, sur un costé assize :

Ce fin cuir transparent qui trahit sous la peau


Mainte veine en serpent, maint artère nouveau :

Cet œil lousche, brillant, n'est-ce pas l'Inconstance?

Sa voisine qui enfle une si lourde panse


Ronfle la joue en paume, et d'un acier rouillé
Arme son estomach, de qui l'œil resveillé
Semble dormir encor ou n'avoir point de vies :

Endurcie, au teinct mort, des hommes ennemie,


Pachuderme de corps, d'un esprit indompté,
Astorge, sans pitié, c'est la Stupidité.
Où fuis-tu en ce coin, Pauvreté demi-vive?
As-tu la Chambre d'or pour Phospital, chetifve,
Azyle pour fuir la poursuivante faim ?

Veux-tu pestrir de sang ton exécrable pain ?


160 LES TRAGIQUES
Ose icy mandier ta rechigneuse face,
Et faire de ses lis tappis à ta besace?

Et puis, pour couronner cette liste des dieux,

Ride son frond estroit, offusqué de cheveux,


Présents des courtisans, la chevesche du reste,
L'Ignorance, qui n'est la moins fâcheuse peste :

Ses petits yeux charnus sourcillent sans repos,


Sa grand bouche demeure ouverte à tous propos;
Elle n'a sentiment de pitié ni misère:
Toute cause luy est indifférente et claire;

Son livre est le commung; sa loy, ce qu'il luy plaist :

Elle dict ad idem, puis demande que c'est.

Sur l'autre banc paroist la contenance énorme


D'une impiteuse More, à la bouche difforme,
Ses lèvres à gros bords, ses yeux durs de travers,
Flambants, veineux, tremblants, ses naseaux hauts, ouverts,
Les sourcils joincts, espais, sa voix rude, enrouée :

Tout convient à sa robbe à l'espaule nouée


Qui couvre l'un des bras, gros, et nerveux, et courts;

L'autre, tout nud, paroist semé du poil d'un ours;

Ses cheveux mi-bruslez sont frisez comme laine,

Entre l'œil et le nez s'enfle une grosse veine,


Un pourtraict de Pitié à ses pieds est jette :

Dessus ce thiosne sied ainsy la Cruauté.


Après, la Passion, aspre fusil des âmes,
Porte un manteau glacé sur l'estomach de flammes;
Son cuir tout délié, tout doublé de fureurs,
Changé par les objects en diverses couleurs :
LA CHAMBRE DOREE 161

La brusque, sans repos, brusle en impatience


Et n'attend pas son tour à dire sa sentence.
De morgues, de menace et gestes resserrés

Elle veut rallier les advis esgarés,


Comme un joueur badin qui d'espaule et d'eschine

Essaie à corriger sa boule qui chemine.


La Haine partisane, aussy avec courroux,
Condamne les advis qui luy semblent trop doux,
Menace pour raison, ou du chef ou du maistre :

Ce qui n'est violent est criminel ou traistre.


Encores, en changeant d'un ou d'autre costé,
Tient là son rang la fade et sotte Vanité,
Qui porte au sacré lieu tout à nouvelle guise,
Ses cheveux affricquains, les chausses en valize,
La rotonde, l'empoix, double collet perdu,
La perruque du crin d'un honneste pendu
Et de celuy qui part d'une honteuse place.
Le poulet enlacé autour du bras s'enlace;
On l'ouvre aux compagnons, tout y sent la putain,
Le geste efféminé, le regard incertain :

Fard et ambre partout, quoyqu'en la saincte chambre


Le fard doibt estre laid, puant doibt estre l'ambre.
Maschant le muscadin, le bègue on contrefaict,
On se peigne des mains; la gorge s'y deffaict;

Sur l'espaulle se joue une longue moustache.


Parfois le conseiller devient soldat bravache,
Met la robbe et Testât à repos dans un coing,
S'arme d'espions dorez pour n'aller gueire loing,

Les Tragiques. — T. L 21
,6 3 LES TRAGIQUES
Se fourre en un berlan, d'un procez il renvie,

Et s'il faut s'acquitter faict reste d'une vie;

Le tout pour acquérir un vent moins que du vent.


La Vanité s'y trompe, et c'est elle souvent
Qui, voulant plaire à tous, est de tous mesprisée.

Mesmes la Servitude, à la teste rasée,

Sert sur le tribunal ses maistres, et n'a loy


Que l'injuste plaisir ou desplaisir du Roy.
D'elle vient que nos loix sont ridicules fables
Le vent se joue en l'air du mot « irrévocables ».

Le registre à signer et biffer est tout prest,

Et tout arrest devient un arrest sans arrest.


Voicy dessus les rangs une autre courtisane,
Dont l'œil est attrayant et la bouche est prophane,
Qui n'a de sérieux ni de seur un seul poinct :

Preste, béante à tout, qui rid et ne rid point;


C'est la Bouffonnerie impérieuse, folle :

Son infâme bouticque est pleine de parolle


Qui délecte l'oreille en offensant les cœurs :

Par elle ce Sénat est au banc des mocqueurs.


Il se faut bien garder d'oublier en ce compte
Le front de passereau, sans cheveux et sans honte.
De la chauve Luxure, à qui l'object nouveau
D'une beauté promise a mis les yeux en eau.
Elle a pour faict et droict et pour ame l'idée

Du but impatient d'une putain fardée.


Et que faict la Foiblesse au tribunal des rois !

Car tout lui sert de crainte, et ses craintes de loix.


LA CHAMBRE DORÉE :63

Elle tremble, elle espère ; elle est rouge, elle est blesme ;

Elle ne porte rien et tombe soubs soy-mesme.


Faut-il que cette porque y tienne quelque rang,
La Paresse accroupie au marchepied du banc,
Qui, le menton au sein, les mains à la pochette,
Feint de voir, et sans voir, juge sur l'étiquette?
Quel Démon sur le droict par force triomphant
Dans le rang des vieillards a logé cet enfant?
Quel sénat d'escoliers, de bouillantes cervelles,
Qu'on choisit par exprès aux causes criminelles? .

Quel faux astre produit en ces fades saisons


Des conseillers sans barbe et des lacquais giisons?

La Jeunesse est icy un juge d'advanture,


Au sein déboutonné, qui sans loix ni ceinture

Rit en faisant virer un moullinet de noix,


Donne dans ce conseil sa téméraire voix,
Resve au jeu, court ailleurs, et respond tout de mesmes
Des advis esgarez à l'un des deux extresmes :

Son nom seroit Hebé si nous estions païens :

C'est cet esprit qui meut par chauds et prompts moiens


Nos jeunes Roboams à une injuste guerre.
C'est l'eschanson de sang pour les dieux de la terre.

Là, soubs un sein d'acier, tient son cœur en prison


La taciturne, froide et lasche Trahison,
De qui l'œil esgaré à l'autre ne s'affronte :

Sa peau sert de couleurs, faict des tasches sans compte ;

De voix sonore et douce et d'un ton féminin


La magicque en l'oreille attache son venin,
164 LES TRAGIQUES
Prodigue avec serment, chère et fausse monnove,
Et des ris de despit et des larmes de joye.
Sans désir, sans espoir, a volé dans ce train,

De la plus vile boue au throsne souverain,


Qui mesme en s'y voiant encor ne s'y peut croire,

L'Insolence camuze et honteuse de gloire.


Tout vice fâche autruy, chacun le veut oster ;

Mais l'insolent ne peut soi-mesme se porter.

Quel monstre voi-je encor? une dame bigotte,


Macquerelle du gain, malitieuse et sotte :

Nulle peste n'offusque et ne trouble si fort

Pour subvenir le droict, pour establir le tort,

Pour jeter dans les yeux des juges la poussière,


Que cette enchanteresse, autrefois estrangere.
Son habit de couleur et chiffres bigarré,

Sous un vieil chapperon un gros bonnet quarré :

Ses faux poids, sa fausse aulne et sa reigle tortue


Deschiffrent son a?nigme et la rendent connue,
Pour présent que d'enfer la Discorde a porté,
Et qui difforme tout : c'est la Formalité.

Erreur d'authorité, qui par normes énormes


Oste l'estre à la chose, au contraire des formes.
Qui la hait, qui la fuit, n'entend pas le palais.

Honorable reproche à ces doctes Harlais,


De Thou, Gillot, Thurin, et autres que je laisse,

Immunes de ces maux, hormis de la foiblesse,

Foiblesse qui les rend esclaves et contraincts,


Bien que tordant le col, faire signer des mains
LA CHAMBRE DOREE 1 65

Ce qu'abhorre le sens ; mais qui font de la plume


Un outil de bourreau qui destruit et consume.
Ces plumes sont stilets des assassins gagés,
Dont on escrit au dos des captifs affligés
Le noir Thêta qui tue, et le tueur tourmente.
Cette Formalité eut pour père un pédante,
Un charlattan vendeur, porteur de rogatons,
Qui debvoit de son dos user tous les bastons.
Au dernier coin se sied la misérable Crainte :

Sa palissante veiie est des autres esteinte,


Son œil morne et transy en voyant ne void pas,
Son visage sans feu a le teinct du trespas.

Alors que tout son banc en un amas s'assemble,


Son advis ne dit rien qu'un triste ouy qui tremble :

Elle a soubs un tetin la plaie où le Malheur


Ficha ses doigts crochus pour luy oster le cœur.
Mais encor, pour mieux voir entière la bouticque
Où de vies et de biens l'Injustice trafficque,

L'occasion s'offrit que Henry, second roy,


En la Mercuriale ordonna pour sa loi

Le feu pour peines deùes aux âmes plus constantes.


Là parurent en corps et en robbes sanglantes
Ceux qui furent jadis juges et sénateurs,
Puis du plaisir des rois lasches exécuteurs :

De là se peut la cour, en se faisant esgalle


A Mercure macqreau, dire Mercurialle.
Ce jour nos sénateurs, à leur maistre vendus,
Luy presterent serment en esclaves tondus.
i£6 LES TRAGIQUES
Ce palais du grand juge avoit tiré la veùe
Par le lustre et l'esclat qui brilloit dans la nue.
En voicy un second qui se fit par horreur
Voir de tous empereurs au supresme empereur :

Un funeste chasteau, dont les tours assemblées


Ne monstroient par dehors que grilles redoublées,
Tout obscur, tout puant; c'est le palais, le fort

De l'inquisition, le logis de la mort :

C"est le taureau d'airain dans lequel sont esteintes


Et les justes raisons, et les plus tendres plaintes :

Là mesme aux yeux de Dieu l'homme veut estouffer


La prière et la foi : c'est l'abbregé d'enfer.

Là, parmy les crapaux, en devinant leurs fautes,


Trempent les enchaînés ; des prisons les plus hautes
Est banny le sommeil, car les grillons ferrez
Sont les tappis velus et matras embourrez.
La faim plus que le feu esteint en ces tasnieres
Et la vie et les pleurs des âmes prisonnières.
Dieu, aux funestes jours de leurs actes plus beaux,
Void leurs throsnes levés, l'amas de leurs posteaux,
Les arcs, les eschaffauts dont la pompe estoffée

Des parements dorez preparoit un trophée.


Puis il vid démarcher à trois ordres divers

Les rangs des condamnez de sambenits couverts :

Dessoubs ces parements, les héritiers insignes


Du manteau, du roseau, et couronne d'épines,
Portent les diables peints; les anges en effect

Leur vont tenant la main autrement qu'en pourtraict.


LA CHAMBRE DOREE 167

Les hommes sur les corps desploient leurs injures,

Mais ne donnent le ciel ne l'enfer qu'en peintures;


A leur Dieu de papier il faut un appareil
De paradis, d'enfer et dgemons tout pareil.
L'idolâtre qui faict son salut en image,
Par images anime et retient son courage ;

Mais l'idolle n'a peu le fidelle troubler,

Qui n'en rien espérant n'en peut aussy trembler.

Apres, Dieu vid marcher de contenances graves


Ces guerriers hazardeux dessus leurs mules braves,
Les trompettes devant : quelque plus vieil soudard
Porte dans le millieu l'infernal estendart,

Où est peint Ferdinand, sa compagne Ysabelle,


Et Sixte, pape, autheurs de la secte bourrelle.

Cet oriflan superbe, en ce point arboré,


Est du peuple tremblant à genoux adoré.
Puis au fond de la troupe, à l'orgueil esquipée,
Entre quatre heraux porte un comte l'espée :

Ainsi fleurit le choix des artisans cruels,


Hommes desnasturez, Castillans naturels :

Ces mi-mores hautains, honorez, effroyables,


N'ont d'autre poinct d'honneur que d'estre impitoyables,
Nourris à exercer l'astorge dureté
A voir d'un front tetric la tendre humanité,
Corbeaux courants aux morts et aux gibets en joye,
S'esgaiants dans le sang, et jouants de leur proye.
Dieu vid, non sans fureur, ces triomphes nouveaux
Des pourvoieurs d'enfer, magnificques bourreaux,
,68 LES TRAGIQUES

Et receut en son sein les âmes infinies

Qu'en secret, qu'en public trainoient ces tragédies,

Où le père en l'orchestre a produit sans effroy


L'héritier d'un Royaume et l'unicque d'un Roy.
Les docteurs accusez du changement extresme
Qui parut à la mort du grand Charles cinquiesme,
Marchent de ce troupeau : comtes et grands seigneurs,
Dames, filles, enfans, compagnons en honneurs
D'un triomphe sans lustre et de plus d'efficace,
Font au ciel leur entrée, où ils trouvent leur place.
Tremblez, juges, sachez que le juge des cieux
Tient de chacun des siens le sang tres-pretieux :

Quand vous signez leur mort, cette clause est signée :

« Que leur sang soit pour nous et sur notre lignée. »

Et vous qui le faux nom de l'Eglise prenez,


Qui de faicts criminels, sobres, vous abstenez,
Qui en ostez les mains et y trempez les langues,
Qui tirez pour couteaux vos meurtrières harangues,
Qui jugez en secret, publics solliciteurs,

N'estes-vous pas Juifs, race de ces docteurs


Qui confessoient tousjours, en criant : « Crucifie »,

Que la loy leur défend de juger une vie :

Ou bourreaux ne vivants que de mort et de sang,


Qui en exécutant mettent dans un gant blanc
La destruisante main aux meurtres acharnée,
Pour tuer sans toucher à la peau condamnée ;

Pour faire aussy jurer à ces doctes brigands


Que de leur main sacrée ils n'ont pris que des gants :
LA CHAMBRE DORÉE 169

On en donne un plein d'or, sur la bonne espérance,


Et l'autre suit après, loyer de la sentence.
Ce venin espagnol aux autres nations

Communicque en courant telles inventions :

L'Europe se monstia, Dieu vid sa contenance,


Fumeuse par les feux, esmeus de l'innocence ;

Vid les publicques lieux, les palais les plus beaux,

Pleins de peuples bruiants, qui, pour les jeux nouveaux,


Estaloient à la mort les plus entières vies

En spectacles plaisants et feintes tragédies.


Là, le peuple amassé n'amollissoit son cœur ;

L'esprit préoccupé de faux zelle d'erreur,

D'injures et de cris estouffoit la prière


Et les plaints des mourants; là, de mesme manière
Qu'aux théâtres on v'd s'eschauffer les Romains,
Ce peuple desbauché applaudissoit des mains;
Mesme, au lieu de vouloir la sentence plus douce,
En Romains ils tournoient vers la terre le poulce :

Ces barbares, esmeus des tisons de l'enfer,

Et de Rome, ont crié : « Qu'ils reçoivent le fer! 11

Les corps à demi-morts sont trainez par les fanges,


Les enfants ont pour jeu ces passe-temps estranges :

Les satellites fiers tout autour arrençrez


Etouffoient de leurs cris les cris des affligez.
Puis les empoisonneurs des esprits et des âmes,
Ignorants, endurcis, conduisent jusqu'aux flammes
Ceux qui portent de Christ en leurs membres la croix.
Ils la souffrent en chair, on leur présente en bois.
,
7o
LES TRAGIQUES
De ces bouches d'erreur les orgueilleux blasphèmes
Blessent l'agneau lié plus fort que la mort mesmes.
Or, de peur qu'à ce poinct les esprits délivrez,

Qui ne sont plus de crainte ou d'espoir enyvrez,


Des-ja proches du ciel, lesquels par leur constance
Et le mespris du monde ont du ciel connoissance,
Comme cygnes mourants ne chantent doucement,
Les subtils font mourir la voix premièrement.
Leur prière est muette, au Père seul s'envolle,
Gardans pour le louer le cœur, non la parolle.

Mais ces hommes, cuidans avoir bien arresté

Le vray, par un bâillon preschent la vérité.

La vérité du ciel ne fut onc bâillonnée,


Et cette race a veu (qui l'a plus estonnée)
Que Dieu à ses tesmoings a donné maintefois
(La langue estant couppée) une céleste voix :

Merveilles qui n'ont pas esté au siècle vaines.


Les cendres des bruslez sont pretieuses graines
Qui, après les hyvers noirs d'orage et de pleurs,
Ouvrent au doux printemps d'un million de fleurs

Le baume salutaire, et sont nouvelles plantes

Au millieu des parvis de Sion fleurissantes.

Tant de sang que les rois espanchent à ruisseaux

S'exhale en douce pluie et en fontaines d'eaux,


Qui, coulantes aux pieds de ces plantes divines,
Donne de prendre vie et de croistre aux racines.
Des obscures prisons, les plus amers souspirs
Servent à ces beautez de gratieux zéphyrs.
LA CHAMBRE DORÉE 171

L'Ouvrier parfaict de tous, cet Artisan supresme,


Tire de mort la vie, et du mal le bien mesme :

Il resserre nos pleurs en ces vases plus beaux,

Escrit en son regist éternel tous nos maux.


D'Italie, d'Espagne, Albion, France et Flandre,

Les anges diligents vont ramasser nos cendres :

Les quatre parts du monde, et la terre et la mer,


Rendront compte des morts qui luy plaira nommer.
Ceux-là mesmes seront vos tesmoings sans reproches
Juges, où seront lors vos fuittes, vos accroches,
Vos exoines, délais, de chicane les tours?
Serviront-ils vers Dieu qui tiendra ses grands jours,
Devant un jugement si absolu, si ferme,
Lequel vous ne pourriez mespriser pour le terme?
Si vous sçaviez comment il juge dès-icy
Ses bien-aymez enfants, et ses haineux aussy,
Sachez que l'innocent ne perdra point sa peine,

Vous en avez chez vous une marque certaine.

Dans vostre grand palais, où vous n'avez point leu,


Oyants vous n'oiez point, voyants vous n'avez veu
Ce qui pend sur vos chefs en sa voûte effacée,

Par un prophète ancien une histoire tracée


Dont les traicts par dessus d'autres traicts desguisez
Ne se descouvrent plus qu'aux esprits advisez.
C'est la mutation qui se doibt bien tost faire
Par la juste fureur de l'esmeu populaire,

Accidents tous pareils à ceux-là qu'ont soufferts


Les prestresde Babel, pour estre descouverts
i ?2 LES TRAGIQUES
Non seulement fauteurs de l'ignorance inicque,
Mais sectateurs ardents du meurtrier Dominicque.
C'est le triomphe sainct de la sage Themis,
Qui abbat à ses pieds ses pervers ennemis :

Themis, vierge au teinct net, son regard tout ensemble


Faict qu'on désire et craint, qu'on espère et qu'on tremble :

Elle a un triste et froid, non un rude maintien :

La loy de Dieu la guide et luy sert d'entretien.

On void aux deux costez et devant et derrière


Des gros de cavalliers de diverse manière.
Les premiers sont anciens juges du peuple Hebrieu
Qui n'ont point desmenti leur estât ni leur lieu,

Mais justement jugé. Premier de tous, Moyse,


Qui n'avoit que la loy de la nature apprise,
Puis apporta du haut de Peffroiant Sina
Ce que le doigt de Dieu en deux pierres signa.
Et puis, exécutant du Seigneur les vengeances,
Prend en un poing l'espée, en l'autre les balances :

Phinées, zélateur qui d'yre s'embraza,


Et qui par son courroux le céleste appaisa;

Le vaillant Josué, de son peuple le père,


De l'interdit d'Achan punisseur très severe,
Doux envers Israël; Jephlhé, que la rigueur
De son vœu eschappé fit désolé vainqueur.
Samuel tient son rang, juge et prophète sage,
A qui ce peuple sot, friand de son dommage,
Demande un roy ; luy donc, instituant les roys,

Annonce leurs detfauts, que l'on prend pour leurs droicts.


LA CHAMBRE DOREE ,
7 J

David s'avance après, guères loing de la teste,

Salomon décidant la douteuse requeste.


Là sont peintes les mains qui font mesme serment :

L'une juste dit vrav, l'autre perfidement.


On void l'enfant en l'air par deux soldats suspendre,
L'affamé coutelas qui brille pour le fendre;
Des deux mères le front, l'un pasle et sans pitié,

L'autre la larme à l'œil, tout en feu d'amitié.


De ce roy qui pécha point n'empesche le vice
Qu'il ne paroisse au rang des maistres de justice.
Josaphat, Fzechie et Josias en sont ;

Nehemias, Esdras, la retraitte parfont;


Avec eux Daniel, des condamnez refuge,
Espeluchant les cœurs, bon et céleste juge,
Trouveur des veiitez, inquisiteur parfaict,

Procèdent sans reproche en question de faict.

A la troupe des Grecs, je voy luire pour guide,


Sa coquille en la main, l'excellent Aristide,
Agesilasde Sparte, Ochus l'égyptien;
Thomiris a sa place avec ce peuple ancien ;

Crœsus y boit l'or chaud Crassus, farouche ; beste,


Noie dedans le sang son impiteuse teste ;

Solon législateur, et celuy qui eut dueil

Esbrancher une loy plus qu'arracher son œil;


Cyrus est peint au vif, près de lui Assuere ;

Agatocle se rend dessoubs cette bannière,


Qui, grand juge, grand roy, dans l'argile traitté,

Exerce en son repas la loy d'humilité ;


i
74 LES TRAGIQUES
Puis ferme le troupeau la bande juste et sage

Qui pour cloistre habitoit le sainct Aréopage.


Aussy de ceux qui ont gardé les droicts humains,
En un autre scadron, desmarchent les Romains;
La race des Catons, de justice l'escolle;

Manlius, qui gagna son nom du Capitolle;


Ces Fabrices contents, ces princes laboureurs
Qu'on tiroit de Tarée à les faire empereurs;
Pour autruy et pour soy le très-heureux Auguste,
Qui régna justement en sa conqueste injuste,
Posséda par la paix ce qu'en guerre il conquit ;

Soubs Iuy le Rédempteur, le seul juste naquit.


Les Brutes, Scipions, Pompées et Fabies,
Qui de Rome prenoient les causes et les vies
Des orphelins d' ^Egypte, et des vefves qu'un roi
Des Bactres veut priver de ce que veut la loy.

Justinian se void, législateur severe,


Qui clost la troupe avec Antonin et Severe.
Les Adrians, Trajans, seroient bien de ce rang
S'ils ne s'estoient poilus des fidèles au sang.
J'en voy qui, n'aiants point les sainctes loix pour guides,
Furent justes mondains : ceux-là sont les Druydes.
Charlemaigne s'esgaie entre ces vieux François,
Les Saliens, autheurs de nos plus sainctes loix,
Loix que je voy briser en deux siècles infâmes,
Quand les masles seront plus lasches que les femmes,
Quand on verra les lis en pillules changer,
Le Tusque estre Gaulois, le François estranger.
LA CHAMBRE DOREE 175

De ces premiers Gaulois entre les mains fidelles

Les princes estrangers deposoient leurs querelles,


Les procez plus doubteux, et mesmes ceux en quoy
Ils avoient pour partie et la France et le Roy.
Voicy venir après des modernes la bande,
Qui plus elle est moderne et moins se trouve grande.
Que rares sont ceux-là qui font, au grand besoing,
De l'outragé servir Paddresse du tesmoing!
Vous y voiez encor un vieil juge d'Alsace
Auquel l'amy privé ne peut trouver de grâce
Du perfide larcin que, par un lasche tour,
Ce Daniel second mit de la nuict au jour.

La Bourgogne a son duc qui, de ruse secrette,

Employé un chicaneur pour estourTer sa debte;

Le fraudeur le promit ; voulant appareiller


Ses faussetés, le duc pendit son conseiller.
Le mesme visitant trouve au bout d'un village
Une vefve esplorée, en désastre visage,
Qui luy cria : « Seigneur, mes ausmonniers amis
M'ont donné un linceul, où mon espoux est mis ;

Mais le pasteur avare, à faute de salaire,


Contraint le corps aimé pourrir dans le suaire. »

Le duc prend le curé, luy dénonce comment


Il voulut honorer ce pauvre enterrement ;

Qu'il fit de tous costez, des parroisses voisines


Accourir la prestraille aux hipocrites mines.
Le prince fit aux yeux de Pavare troupeau
Lier le prestre vif et le mort, peau à peau,
i
7 6 LES TRAGIQUES
Front à front, bouche à bouche, et le clergé, qui tremble,

Abria de ses mains ces deux horreurs ensemble.


Où es-tu, juste duc, au temps pernicieux
Qui refuse la terre aux héritiers des cieux?
Encor les nations de ces Alpes cornues
De ces fermes cerveaux ne sont pas despourvùes.

Un S force continent est au rang des anciens,


Et de cest ordre on void les libres Vénitiens.
Le bon prince de Melphe apparoist davantage,
Excellent ornement, mais rare, de nostre aage.
Un indigne mary força de sa moitié
Par larmes le grand cœur, l'honneur par la pitié ;

Un tyran fit sa foy et le coulpable pendre,


Diffamant un renom; lors sceut le prince rendre
Justice entière à Dieu, vengeance à la douleur,
L'honneur à la surprise et la mort au volleur.
Enfin, à train de dueil, le vieil peintre et prophète,
Produit en froid maintien la trouppe de retraitte,

Ceux qui vont reprochants à leur juge leur sang,


Couronnez de cyprez, ensevelis de blanc.
Leurs mains tendent au ciel, et les ardentes veuës
Regardent préparer un throsne dans les nues,
Tribunal de triomphe en gloire appareillé,
Un regard de Hasmal, de feu entortillé.
Des quatre coings sortoient comme formes nouvelles
D'animaux qui portoient quatre faces, quatre aisles ;

Leurs pieds estoient pilliers, leurs mains prestes sortoient.


Leurs fronts d'airain poliz quatre espèces portoient,
LA CHAMBRE DOREE 177

Tournants en quatre endroicts, quatre semblances, comme


De l'aigle, du taureau, du lion et de l'homme ;

Effrayants animaux qui, de toutes les parts

Où en charbons de feu ils lançoient leurs regards,


Repartoient comme esclairs, sans destourner la face,

Et foudroioient au lieu, sans partir d'une place.


Salomon fit armer son throsne droict-disant
Par douze fiers lions de metail reluisant,
Affin que chaque pas apportast une crainte ;

Mais le siège pompeux de la Majesté saincte


Foule aux pieds cent degrez et cent lions vivants,

Qui, à la voix de Dieu, descochent comme vents.

La bande que je dicts paroissoit esblouie,

Et puis tocquer des mains de nouveau resjouie,


Quand au throsne flambant, dans le ciel arboré,
Ils voient arriver le grand juge adoré :

Et, comme elle marchoit soubs la splendeur nouvelle,


Brillante sur leurs chefs, et qui marche avec elle,

Ils relèvent en haut leurs appellations.


Procureurs avouez de seize nations.
Là les foudres et feux prompts au divin service
S'offrent à bien servir la céleste justice.

Là s'avancent les vents diligents et légers


Pour estre les hérauts, postes et messagers.

Là les esprits aislez adjournent de leurs aisles

Les juges criminels aux peines étemelles.


On pense remarquer en cet humble troupeau
Cavagne et Briquemault, signalez du cordeau ;

Les Tragiques. — T. I. 2 3
,
7 8 LES TRAGIQJJES

Mongommery y va appuie d'une lance.


Le très-vaillant Montbrun punit de sa vaillance ;

Et mesmes à troupeau marchent le demeurant


De ceux qui ont gagné leurs procez en mourant.
Encor aux inhumains Nemezis inhumaine
Traine sa forte, longue et très pesante chaîne
Qui loge en son grand tour un Sénat prisonnier,
Que faict trotter devant un clerc, marchant dernier.
Une autre bouche tient une foule de juges
Fugitifs et cerchants leurs cliens pour refuges.
Que dis-je, leurs cliens? la haute Majesté
Les meine aux prisonniers cercher la liberté :

Du pain aux confisquez, aux bannis la patrie,

L'honneur aux diffamez, aux condamnés la vie.

Puis d'un nœud entre deux, d'un pas triste et tardif,


Suyvoient Brisson le docte, et l'Archer et Tardif.
Ils tirent leurs meurtriers, bien fraisés d'un chevestre,

Boucher, et Pragenat, et le sanglant Incestre.


Juges, sergents, curez, confesseurs et bourreaux,
Tels artisans un jour, par changements nouveaux,
Métamorphoseront leurs temples vénérables
En cavernes de gueux, les cloistres en estables,
En criminels tremblants les sénateurs grisons,
En gibet le palais, et le Louvre en prison.
De la fille du ciel telle paroist l'escorte,

A plus d'heur que d'esclat, moins pompeuse que forte :

Avec tels serviteurs et fidèles amis


Rien n'arreste le pas de la blanche Themis.
LA CHAMBRE DOREE 179

Son charriot vainqueur, effroyable et superbe,


Ne foulle en cheminant ni le pavé ni l'herbe,

Mais roulle sur les corps et va faisant un bris,

Des monstres avortez par l'infidelle Ubris,


Ubris, fille d'Até, que les forces et fuittes

N'ont peu sauver devant les poursuivantes Lites,


Que le vray Juppiter decoupla sur ses pas.
Les joyaux de Mammon, à cette fois, n'ont pas

Corrompu les soldats qui font cette jonchée ;

Ce sont les Chérubins par qui fut detranchée


La grand'force d'Assur. Voyez comme ces corps

De leurs boiaux crevez ne jettent que thresors !

Quel grincement de dents et rechigneuses moues


Les visages mourants font soubs les quatre roues !

L'une des dextres prend au poinct du droict pouvoir,


L'autre meine des loix la reigle et le sçavoir ;

Des gauches la plus grande au poinct du faict s'engage


Et va poussant la moindre où est le tesmoignage.
La fille de la Terre et du Ciel met ses poids
En sa juste balance, et ses poids sont ses loix ;

Elle a sous le bandeau sur les choses la veûe,

Mais là personne n'est à ses beaux yeux connue ;

Encor par les présents ne s'ouvre le bandeau ;

Son glaive tousjours prest n'est jamais au fourreau ;

Elle met à la fange et biens-faicts et injures.

Qui tire ce grand char? Quatre licornes pures ;

La vefve l'accompagne et l'orphelin la suit,

L'usurier tire ailleurs, le chicaneur la fuit,


180 LES TRAGIQUES
Et fuit sans que derrière un des fuiards regarde

De la formalité la race babillarde :

Tout interlocutoire, arrest, appoinctement

A plaider, à produire un gros enfantement

De procez, d'interdits, de griefs; un compulsoire,


Puis le desrogatoire à un desrogaloire,
Visa, pareatis, replicque, exceptions,
Revisions, duplicque, objects, salvations,
Hypotecques, guever, déguerpir, préalables,
Fin de non recevoir. Fi des puants vocables
Qui m'ont changé mon style et mon sens à l'envers !

Cerchez-les au parquet, en non plus en mes vers.


Tout fuit, les uns tirans en Basse-Normandie,
Autres en Avignon, où ce mal prit sa vie,

Quand un contre-Antéchrist de son style romain


Paya nos rois bigots, qui luy tenoient la main.
Je crains bien que quelqu'un plus viste et plus habile

Dans le Poictou plaideur cerchera un azyle,


Vous ne verrez jamais le train que nous disons
Se sauver en la Suisse ou entre les Grisons,
Nation de Dieu seul et de nulle autre serfve,
Et qui le droict divin sans autre droict observe.
Ces vices n'auront point de retraitte pour eux
Chez l'invincible Anglois, l'Escossois valeureux :

Car les nobles et grands la justice y ordonnent,


Les estats non vendus comme charges se donnent.
Heureuse Elizabeth, la justice rendant,
Et qui n'a point vendu tes droits en la vendant !
LA CHAMBRE DOREE 181

Et puis que ce nom sainct, de tous bons rois l'idée,

Prend sa place en ce rang, qui luy estoit gardée


Au roolle des martyrs, je diray en ce lieu

Ce que sur mon papier dicte l'Esprit de Dieu.


La main qui te ravit de la geôle en ta salle,

Qui changea la sellette en la chaire Royalle,

Et le sueil de la mort en un degré si haut,

Qui fit un tribunal d'un funeste eschaffaut ;

L'œil qui vit les désirs aspirans à la flamme,


Quand tu gardas ton ame en voulant perdre l'ame,

Cet œil vid les dangers, sa main porta le faix,

Te fit heureuse en guerre, et ferme dans la paix;


Le Paraclet t'apprit à respondre aux harangues
De tous ambassadeurs, mesme en leurs propres langue:

C'est luy qui destourna l'encombre et le meschef


De vingt mortels desseins du reigne et de ton chef,
T'acquit le cœur des tiens, et te fît par merveilles
Tes lions au dehors domesticques oueilles :

Ces braves abbatus au throsne où tu te sieds

Sont les lions que tient prosternez à tes pieds

La tendre humilité. Ton giron est la dôme


De la vierge à qui rend ses armes la licorne.
Tes anticques tableaux predisoient son sçavoir,
Ta vertu virginalle et ton secret pouvoir.
Par cet esprit, tu as repos en tes limites,

Tes haineux à tes bords brisent leurs exercites ;

Les mers avec les vents, l'air haut, moîen et bas,

Et le ciel, partizans liez à tes combats,


,82 LES TRAGIQJJES

Les foudres et les feux chocquent pour ta victoire,

Quand les tonnerres sont trompettes de ta gloire ;

Les guerriers hazardeux perdent, joyeux, pour toy


Ce que tu n'as regret de perdre pour la foy.

La Rose est la première heureuse sans seconde


Qui a repris ses pas, circuisant le monde :

Tes triomphantes nefs vont te faire nommer,


En tournoiant le tout, grand royne de la mer.
Puis, il faut qu'en splendeur neuf lustres te maintiennent.

Et qu'après septante ans (à quoy nos jours reviennent)


Debora d'Israël, Cherub sur les pervers,

Fléau des tyrans, flambeau luisant sur l'univers,


Pour régner bien plus haut, tout achevé, tu quitte

Dans les sçavantes mains d'un successeur d'eslitte


Ton estât au dehors et dedans appuie,
Le cœur soulé de vivre, et non pas ennuyé.
Bien au rebours promet l'Etemel aux faussaires
De leur rendre sept fois, et sept fois leurs salaires.

Lisez, persécuteurs, le reste de mes chants;


Vous y pourrez gouster le breuvage aux meschants :

Mais, aspics, vous avez pour moy l'oreille close.

Or, avant que de faire à mon œuvre une pose,


Entendez ce qui suit tant d'outrages commis.
Vous ne m'escoutez plus, stupides endormis !

Debout, ma voix se tait ; oyez sonner pour elle

La harpe qu'animoit une force éternelle :

Oyez David esmeu sur des juges plus doux ;

Ce qu'il dit à ceux-là, nous l'addressons à vous :


LA CHAMBRE DORÉE 1 83

Et bien ! vous, conseillers de grandes compaignies,


Fils d'Adam qui jouez et des biens et des vies,

Dictes vray, c'est à Dieu que compte vous rendez,


Rendez-vous la justice ou si vous la vendez ?

Plustot, âmes sans loy, perjures, deJoyalles,

Vos balances, qui sont balances inesgalles,


Pervertissent la terre et versent aux humains
Violence et ruine, ouvrages de vos mains.
Vos mères ont conceu en l'impure matrice,
Puis avorté de vous tout d'un coup et du vice ;

Le mensonge qui fut vostre laict au berceau


Vous nourrit en jeunesse et abeche au tombeau.

Ils semblent le serpent à la peau marquettée


D'un jaune transparent, de venin mouchettée,
Ou l'aspic embûche qui veille en sommeillant,
Armé de soy, couvert d'un tortillon grouillant.
A l'aspic cauteleux cette bande est pareille,
Alors que de la queue il s'estouppe l'oreille :

Luy, contre les jargons de l'enchanteur sçavant,


Eux, pour chasser de Dieu les parolles au vent.
A ce troupeau, Seigneur, qui l'oreille se bousche
Brise leurs grosses dents en leur puante bouche :

Prend la verge de fer, fracasse de tes fléaux

La machouere puante à ces fiers lionceaux.

Que, comme l'eau se fond, ces orgueilleux se fondent ;

Au camp leurs ennemis sans peine se confondent :

S'ils bandent l'arc, que l'arc avant tirer soit las,

Que leurs traicts sans frapper s'envollent en esclats.


184 LES TRAGIQUES

La mort, en leur printemps, ces chenilles suffocque,

Comme le limaçon sesche dedans la cocque,


Ou comme l'avorton qui naist en périssant
Et que la mort reçoit de ses mains en naissant.

Brusle d'un vent mauvais jusques dans les racines

Les boutons les premiers de ces tendres espines ;

Tout périsse, et que nul ne les preine en ses mains


Pour de ce bois maudit reschauffer les humains.
Ainsy faut que le juste après ses peines voye
Desploier du grand Dieu les salaires en joie,
Et que, baignant ses pieds dans le sang des pervers,
Il le jette dans l'air en esclattant ces vers.

Le bras de l'Eternel, aussy doux que robuste,


Faict du mal au meschant et faict du bien au juste,

Et en terre icy bas exerce jugement,


En attendant le jour de peur et tremblement.
La main qui fit sonner cette harpe divine
Frappa le Goliath de la gent philistine,

Ne trouvant sa pareille au rond de l'univers,


En duel, en bataille, en propheticques vers.
Comme elle nous crions : « Vien, Seigneur, et te haste,

Car l'homme de péché ton Eglise degaste. »

« Vien, dict l'esprit, accours, pour deffendre le tien. »

« Vien » , dict l'espouse, et nous avec l'espouse : « Vien. »


NOTES
BIBLIOGRAPHIQUES ET PHILOLOGIQUES

DU TOME PREMIER

Ne quid nimis.

P. xin, 1. 2. — A la Bibliothèque de Zurich. — Il est

probable que cet exemplaire un des premiers distribués,


fut

et qu'il fut envoyé par d'Aubigné lui-même, car le volume

manuscrit que possède le British Muséum (et dont je parle


dans la note suivante) contient, p. 70, parmi les épigram-
mes françaises la suivante
, adressée Aux Seigneurs de
,

Zurich, qui demandaient à l'autheur de ses œuvres pour


leur bibliothèque, avec ses armes et son pourtraict :

Vous trezorizez en louanges


Et des humains et des saints anges,
Si par vos mains nous est rendu
Ce que Heideberg a perdu.
Mais ce thrésor, dès sa naissance.
Prend du Vatican le chemin
S'il n'ha point d'autre résistance
Qu'en papier et qu'en parchemin.
i86 NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
P. xv, note, 1. 7. —
Le tome 1216 des Harleian .mss.,
au British Muséum, a appartenu à Agrippa d'Aubigné. On
lit sur le feuillet de garde « Feu monsieur Dobigni, peu
:

de jours devant sa mort, me commanda de faire tenir se


livre à son très cher et honoré frère, lequel il a prié de garder
en tesmoignage de son affection. » Cette note doit être de
la main de Renée Burlamacchi, sa veuve, et la présence du

volume à Londres atteste que le vœu de d'Aubigné avait


été accompli par elle.

Ce manuscrit des Tragiques contient les trois sonnets,


après la préface « Aux lecteurs», et les additions qui se
rencontrent deuxième édition. A la fin de chaque
dans la

livre est indiqué le nombre de vers qu'il renferme. Ainsi :

Livre I, 1, 3 80 vers. Livre II, i,53o. — Livre III, —


1,044. —
Livre IV, 1,416. Livre V, 1,564. — —
Livre VI, 1,122. —
Livre VII, 1,218. Une autre main
a ajouté : « Et en tout 9,698 », total qui doit être
erroné, car il est en réalité de 9,274. —A la fin du
volume, aux pages 517 et 5 18, on trouve, d'une autre
main que le reste, les trois Additions de notre ms. (Voir
tome II, p. 207.)
Le ms. Harléien peut donc être considéré comme entiè-
rement conforme au nôtre. Il a été écrit par un copiste,
et on y remarque des corrections de la main de
l'auteur.
Le volume a 5 18 pages in-4, dont les 393 pre-
mières sont occupées par les Tragiques. Après viennent :

le Discours par stances avec l'esprit du feu roy Henry (Voir


ci-après, p. 188, note sur P. 1 3, 1. 17 et deux suites
cYEpigrammes françaises et latines. Il a été acquis par le
comte d'Oxford, vers 171 5, et sans doute d'un nommé
Backford, qui avait formé de belles collections. On lit au
feuillet de garde : « Backford, n° 6 ».

P. 1, I. 4. — Donné à l'imprimeur le 5 aoust. (Voir


P Avant-Propos, p. xiv, § vi.)

Page 5, ligne 4. — Ainsi d'Aubigné, né en 1 5 5 2, avait


vingt- cinq ans quand il commença ses Tragiques. C'est en
,

ET PHILOLOGIQUES 187

1577, alors que, grièvement blessé, il était retenu au lit à


Caslel-Jaloux. 11 les continua par la suite, « à cheval et
dans les tranchées » fp. 7, 1. 8). 11 dit lui-même au début
du livre I (p. 40, v. 2) :

Nous avortons ces chants au millieu des armées.

Les deux ou trois premiers livres purent se trouver ter-


minés avant la mort de Henri III, être lus par Henri IV,
et courir en manuscrit lors de la Ligue, qu'ils contri-
buèrent à ruiner, à ce que rapporte l'auteur en son Hist.
univ. Le reste fut composé ou terminé sous le règne de
Henri IV, ou même plus lard, ainsi que le dénotent les

allusions qu'on
y rencontre à des faits contemporains.
D'Aubigné avait soixante-quatre ans lorsqu'il se décida, en
16 t6, l'année de la paix de Loudun, à publier son poëme
mais en employant le subterfuge d'un larcin de Promé-
thée », c'est-à-dire en supposant la publication faite à son
insu par un sien serviteur, qui lui aurait dérobé son manus-
crit et l'aurait déchiffré tant bien que mal.

P. 6, 1. 4. — Cette « édition seconde » a vu le jour


•Voir l'Avant-piopos, p. 1 1), et certaines lacunes (deffauts
y ont été en effet remplies par d'assez nombreuses additions
(400 vers environ, intercalés çà et là dans les sept livres) :

mais malheureusement l'auteur n'y a pas joint ces « quel-


ques annotations » qu'il annonçait ici et dont il sentait déjà
si bien lui-même l'utilité « pour esclaircir le> lieux les plus
difficiles ». Aussi a-t-il préparé à ses lecteurs, et aux Sau-
maises futurs, de terribles tortures.

P. 6, 1. 18. — Ce
la douceur des afflictions
Traité de
était considéré comme
inconnu qu'il était des
perdu,
bibliographes, lorsqu'en 1 856 M. F.-L. Fréd. Chavannes,
me le signala et m'envoya d'Amsterdam" la copie d'un
exemplaire qu'il avait retrouvé. Je l'ai publié dans le
Bulletinde la Soc. d'Hist. du protest, franc., et à part,
chez Aubry, avec une lettre de M. Lud. Lalanne, qui
préparait alors une édition des Tragiques, et pour qui cette
heureuse découverte était des plus opportunes. — Depuis
lors un autre exemplaire du même opuscule m'a été signalé.
i88 NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Il porte cette rubrique . Imprimé nouvellement,
1601, et
présente des additions et donc une
des variantes. C'est
autre édition, jusqu'ici inconnue. On y trouve deux —
passages du livre IV, et entre autres celui sur Jane Gray
(V. tome II, p. 11), dont deux vers ont été, en effet,
copiés textuellement par P. Marthieu, qui les applique à
Marie Stuart :

Prisonnière ça bas, mais princesse là haut...


Changeant son royal throsne au sanglant échaffaut.
(Tablettes de la Vie et de la Mort, éd. de i6i6,n° 41.)

P. ii,1. 24. — C'est la réitération de cette même pro-


messe déjà faite, mais qui n'a malheureusement été tenue
qu'en partie. Combien eussent été précieux pour nous ces
commentaires de tous les points difficiles » qui nous ren-
voient « à une pénible recherche de l'histoire » Quelle !

lumière nous eût fournie une table « onomastique » faite


par l'auteur !

P. i3, 17.
1. —
Une pièce qui paroistra parmi les Mes-
langes. —
Ces Meslanges n'ont point paru, ou, s'il faut
entendre par là les Petites Œuvres meslées qui furent impri-
mées en 1629, la pièce dont il est question n'y figure point.
Mais d'Aubigné en a inséré neuf stances, qu'il appelle
« Stances du style du siècle », dans le Corollaire de son His-
toire universelle (III, 5 38, etc.). Ce tome III de VHistoire
est de 1620. La pièce entière, en 57 stances ou 354 vers,
se trouve au British Muséum, Harleian mss., n° 1216, et a

été publiée dans le Bulletin de la Société d'Histoire protest.


en 1866, p. 226. Les citations faites ici sont des stances
46, !>o, 52 et 54.

P. i5, 1. 1. — Daniel Charnier, célèbre ministre


huguenot (auteur du grand ouvrage de controverse intitulé:
Panstratia catholica), sur quij'ai publié en 1 8 58 un volume

de biographie documentaire, était né en 564, et fut tué en 1

162 1 par un boulet de canon qui l'atteignit au siège de


Montauban. —
J'avais déjà relevé ces deux sonnets à l'hon-
neur de l'auteur des Tragiques, et constaté, en éclaircissant
ET PHILOLOGIQUES 189

divers passages de d'Aubigné


du Journal de l'Estoile,
et

plusieurs rencontres de Charnier avec d'Aubigné à Paris en


1607 et 1610. On comprend qu'ils se tenaient l'un l'autre
en estime singulière. Plusieurs années après, j'ai découvert
et déchiffré, non sans peine, parmi les brouillons presque
illisibles qui font partie des manuscrits de d'Aubigné con-
servés dans la famille Tronchin, une belle épitaphe latine
dressée en l'honneur de Daniel Charnier par l'auteur des
Tragiques. Semblable à l'éloge de Simon Goulart, Senlisien,
qui termine les Petites œuvres meslées de d'Aubigné (Genève,
i63o), elle est encore inédite, et je la donne ici à titre de

document curieux :

PALAM FIAT ET POSTERIS ET S£CUL1S S.

Chamierus, fidus Pastor et S, Theologise Professor, cum,


GallicaeSynodi mandato et delectu, suscepisset responsiones
intégras ad omnes controversiarum libros quos Cardinalis
Bellarminus $0 sociorum, qui Pontifia Maximo opéras
et

suas 2 5 annorum locaverant, immensis laboribus coegerat,


cum singuli in singulos pugnarent, unus se omnibus compo-
sait. Cumque ab penultima controversia in postremam per-

geret, Mars iniquior eum flagrantem artium studio a pole-


micis litterariis ad obsidionis Montalbanicx pericula et labores
evocavit. Hic juvenibus, quibus in studiis militix sacrx praei-
verat, addens animos, animosus ipse, et inter lormentorum
fumos fulmina se ducem et prsecursorem prœbens, majoris
et

katapultœ globo ictu occubuit.

Th. Ag. Albineus, olim fidus fido comes


in negotiis pro rep. christ!
Coll. collège
Simul exultans m Deo
AT SECCNDUM
AFFECTUS
HUMA
NOS
M. P.
i
9o
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
21, v. 17 à 22.
P. —
Tu déniaises son aisnesse, c -à-d.
tu primes l'ouvrage « déjà né de moi, tout à la fois pire et
plus heureux » tu es publié avant lui.
: Allusion de —
d'Aubigné aux vers (encore aujourd'hui inédits) qu'il avait
composés sept ans auparavant, lorsqu'il était amoureux de
Diane, fille de Salviati, sieur de Talcy. lien fit plus tard un
recueil que, dans ses Mémoires, il appelle son Printemps
comme plus tard aussi il nomma son Hiver un petit
nombre de pièces publiées dans les Petites œuvres meslées,
1629'!. — Il y a dans les Tragiques d'autres allusions à ces
mêmes poésies d'amour, ses premiers-nés, qu'il condamnait
alors. Voir p. 39, v. i5, et p. 90, v. 25; voir
ci-après,
aussi, tome 108, v. i5, un souvenir du temps où il
II, p.

avait été « recueilli à Talcy », presque mourant.

P. 23, v. 17. —
Vallons d'Angrongne. une des vallées
du Piémont, où fuient si cruellement persécutés, en i56o,
les Vaudois qui s'y étaient réfugiés. (Voir ce qui est dit ci-

dessus, p. 3, 1. 11, d'un vieil pasteur d'Angrongne. —


Voir aussi tome II. p. 82, v. 6.)

P. 26, v, i5. — Purent les chiens.. Pour repurent (de


(de paître) : var. de notre ms., au lieu de furent, qui
n'avait pas de sens.

P. 3o, v. 2 5. — Voir ce qui est dit ci-dessus, p. 11,


sur cette stance et sur ce qui suit.

P. 39, v. i5. — Voir la note ci-dessus, sur p. 21,


v. 17322.

P. 40, v. 21. — M. Lalanne nous a signalé, en 1860,


le sonnet suivant, daté de 1576, qu'il venait de trouver
dans un msnuscrit de la Bibliothèque nationale (collect.
Gaignières, 566, 1,4):
La France alaicte encor deux enfans aujourd'hui,
Dont l'un à ses deux mains tient les bouts de sa mère.
Et à grands coups de pieds veut empescher son frère
D'avoir sa nourriture aussi bien comme luy.
,

ET PHILOLOGIQUES 191

Le plus jeune, fasché d'avoir jeusné meshuy


Se deffend, affamé, et tous deux, en cholère,
S'arrachent les deux yeux. Lors,ô douleur amère!
La mère perd son laict et sustance, d'ennuy ;

Elle vole des mains aux cheveux et aux tresses.


Et dit à ses deux fils, les regardant en pièces :
« O malheureux enfans, d'exécrable nature !

Vous m'ostez donc le laict qui vous a alaictè !


Vous polluez de sang mon seing et ma beauté !
Vous n'aurez que du sang pour vostre nourriture. ».

Rapprochant ce sonnet anonyme du passage des Tra-


giques dont il s'agit ici, M. Lalanne n'hésitait pas à l'attri-

buer à d'Aubigné. (Bull, de la Soç. d'Hist. du Protest,


franc., IX, 3
9 3.)

P. 41, v. 6. — Besson, jumeau [bis — son).

P. 42, v. 22. — Discrasie. L'édition Jannet dit en note :

« Probablement dissension, du grec ôtxpaTr^, qui est gou-


:

verné par deux chefs ». M. Mérimée n'admettait pas cette


explication. C'est, en effet, au grec qu'il faut recourir, mais
à celui d'Hippocrate. Le dictionnaire de Littré nous dit
bien « Dyscrasie ô-jjxpasia, ou;, mal xpaaÉç, mélange),
:

mauvais mélange des humeurs, mauvaise constitution. »

P. 4 3, v. 10. —
Bourde, béquille, Dans une épigramme
du Baron de Fœneste (1. II, ch. 5), d'Aubigné joue sur ce
mot. Il l'emploie dans ce sens et dans celui de fadaise (ital.
burla, moquerie, bourle ou bourde). « Bons contes, bourdes
vraies », dit-il encore dans Fœneste (I. 1 1, ch. 14, et préf.
du livre III).

P. 44. v. 9. — Authochyre : manu propria, du grec


â'JTO/stp. (V. aussi tome II, p. 3i, v. 25.

P. 44, v. 10. — Vaincre à la cadméenne, à la façon


de Cadmus, qui tua le dragon, mais vit s'entre-tuer les

hommes nés des dents du monstre qu'il avait semées sur la

terre. (V. aussi tome II, p. 70, v. 28.)


i
92 NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
P. 46, v. 27. — l'argolet, pour argoulet, cavalier armé,
ou carabin, chevau-léger, soldat pillard ; synonyme de coupe-
jarret, dans la Dédicace de la Confession de Sancy.

P. 48, v. 18. —
Allouvis, ayant faim comme des loups.
(Voir aussi p. 5o, v. 5, et p. 59, v. 17.)

P. 49, v. 27. — Crottons, vieux mot, pour cachots.


(V. aussi tome II, p. 46, v. 8; p. 61, v. 22 ; p. 148,
v. 12.)

P. 5o, v. 9. — Cimois, cordons, lisières d'enfant. Voir


aussi p. 5 5, v. 2 5.)

P. 5 5, v. 2. — Partir, pour répartir, partager.

P. 56, v. 25. —
Il pousse trois fumeaux, c'est-à-dire

fumées, ou haleines, respirations. « Les hocquets et^ derniers


fumeaux» (de la vie , dit d'Aubigné dans son Eloge de
Simon Goulart, Petites Œuvres meslées, p. 175.

P. 57, v. 18. — Le rideau de Timante, le voile que le

peintre giec de ce nom jeta sur le visage d'Agamemnon,


pour exprimer qu'il se sentait impuissant à rendre la douleur
du père prêt à sacrifier sa fille.

P. 8, v. 21. — C'est peut-être un des endroits dont il

est question dans l'avis aux lecteurs, p. 10


ci-dessus, :

prédictions de choses avenues avant l'œuvre clos, que l'au-


<•

teur appeloit en riant ses apophéties » (prophéties faites


apiès coup) ; mais il se peut aussi qu'il ait écrit ces vers
« avant la chose avenue », à l'adresse du roi de Navarre,
qui lisait les Tragiques en manuscrit.

P. 59. v. i5. — Au rumeau, c'est-à-dire in extremis ;

familièrement : au bout du rouleau.

59, v. 16.
P. —
On l'abeche avec l'eau. Abéquer,
c'est donner la becquée, on lui met de l'eau aux lèvres
avec un bout de plume. (Voir aussi p. i83,v. 12.)

P. 60, v. 1. — Aux forains : aux étrangers.


ET PHILOLOGIQUES i
9 3

P. 61, v. 28. — Bée douteusement. Baye, reste là,

bouche béante. Du vieux verbe béer, aujourd'hui bayer.

P. 6 3, v. 2. — Lousche : borgne, douteux, obscur


(luscus). Dans ses Instructions à ses filles manuscrit de la

collection Tronchin, encore inédit), d'Aubigné dit, au sujet


de deux livres qu'une dame de Saintonge lui avait fait faire:
« L'autre estoit des cornettes, qu'elle me contraignit d'es-
crire sur l'explication de ce distique qui est aux Tra-
giques :

Ce cornette menace, et promet à la terre


Lousche, pasle, flambant, peste, famine ou guerre . »

Malheureusement d'Aubigné déclare que ces deux livres


ont été perdus.

P. 63, v. 3. —A ces trois... calamités.

P. 63, v. 14. — Parangon, modèle, type de comparai-


son, du grec Trapâysiv.

P. 66, v. 10. — Consoleront tes plains... ou plaints...


pour plaintes.

P. 66, v. i3. — Notre manuscrit supprime ici un vers


qui, répétant le mot teste, triplait la rime féminine. C'était
un rajoutage défectueux de la seconde édition, qui se trouve
ainsi régulai isé. (V. éd. Jannet, p. 56, v. 8.)

P. 68, v. 20. — Accravante, pour aggravante : écra-


sant.

P. 68, v. 2 5. — Arc-boutant qui fulcre : c'est-à-dire


qui étaye, de fulcrum, support.

P. 68, v. 2 5 à 28. — Vers nouveaux fournis par


notre ms.

P. 70, v. 7. — Leurs tais. Aujourd'hui test, ou têt,

crâne. (Voir aussi huit vers plus loin.)

P. 70, v. 19. — Céraste, serpent à cornes, de xspaç.

Les Tragiques. — T. I. 2 5
i
94 NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
P. 7 1
, v. 12. — D'efficace d'erreur : par la vertu,
l'efficacité, le pouvoir de l'erreur.

P. 76, v. 12. — Au roole des juments. Dans le sens


littéral du latin jumenta, bètes de somme, bêtes de joug.

P. 77, v. 9. — Naims, pour nains.

P. 78, v. 26. — Fermes sur leur rondelle, fond de


cuir des haut-de-chausses, ici pour signifier : fermes sur
leur derrière.

P. 79, v. 7 et 8. — Vers nouveaux fournis par notre


ms. Il y avait ici quatre rimes fém. à la suite.)

P. 84, v. 10. — On
dresse quelque fuye. Fuie, refuge,
ou petit colombier pour les pigeons. Du latin fuga.

P. 84, v. 28. — D'os de morts asserrez. Variante de


notre ms. Ailleurs, massacrez.

P. 89, 1. 1 . —
Le prince de Condé (le fils), qui n'aimait
pas d'Aubigné, suggéra au duc d'Epernon de lire les Tra-
giques et lui exposa le sujet du second livre comme écrit pour
luy. « D'où celui-ci jura la mort de l'autheur, comme aussi
elle fut pratiquée de là et d'ailleurs en plusieurs façons. »

(Mém. de d'Aubigné, p. 1 2 3 , éd. Lalanne.)

P. 90, v. 12. — Veritas, sicuti virlus, — laudatur et

alget. (Horace.)

P. 96, v.6. — Et, propler vitam, Vivendi perdere cau-


sas! (Juvénal.)

P. 99, v. 1. — Change un pseaume en chanson. Flori-


mond de Rcemond rapporte que Henri II avait adopté le

psaume Ainsi qu'on oyt le cerf bruire, qu'il chantait à la


chasse, sans doute sur un air de fanfare; que Diane de Poi-
tiers avait pris pour elle, c'est-à-dire pour son royal amant,
le psaume Du fond de ma pensée, qu'elle chantait en volte
(sorte de valse, ;
que la reine avait choisi Ne veuillez pas, à
Sire, qu'elle chantait sur le « chant des bouffons ». Hist.de
!a naissance de l'Hérésie, 1610, m-4, p. 1043.
ET PHILOLOGIQUES i
95

P. 99, v. 11. — Refronché, renfrogné.

P. 10 5, v. 7. — Courbeaux enfarinez : variante, Cor-


beaux.

P. io5, v. 28. — Forçaires, c'est-à-dire forçats.

P. 1 10, v. 8. — M. Lalanne dit ici en note qu'il a du


renoncer à trouver de ce vers une explication satisfaisante.
Il nous semble qu'en voici une plausible et que facilite
d'ailleursune correction due à notre manuscrit selon une :

ancienne croyance populaire le castor poursuivi coupait ,

avec ses dents le sac contenant le parfum auquel en voulait


le chasseur; de même, le riche sauve sa vie au moyen de
son or, qu'il abandonne ou qu'on lui enlève, pour le dis-

tribuer aux courtisans et aux favoris.

P. 11 5, v. 2. — Inadvertance de l'auteur : quatre rimes


masculines se suivant.

P. 1 i5, v. 3. — Vers substitué par notre ms. à celui des


éditions précédentes.

P. 119. v. 8. — De La terre d'Olinville,


petits Olinvilles.
près d'Arpajon Seine-et-OiseHenri III fit bâtir un
, où
château. Ici pour maison de plaisance et de débauche. (Voir
aussi p. 1 18, v. 8.;

101, v. 19.
P. Chicot et Hamon —
le premier, bouf- :

fon aimé de Henri III; le second, austère précepteur de


Charles IX, martyrisé pour cause de religion. Ils sont ici
pris pour types de ceux que les Nérons ont en amour et en
haine.

P. 119, v. 24. — Rara temporum felicitate, ubi sen-


tire qux relis et qux sentias dicere licet. (Tacite, Hist., I.)

P. 124, v. i3. — Marmiteux, gens à l'air piteux,


gueux.

P. 1 2 5 , v. 22. — Des garces du Hulleu, c'est-à-dire de la


rue du Grand ou du Petit-Hurleur (qu'on prononçait Huleu
par corruption , rue, comme celle du Coeur- Volant et autres,
196 NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
consacrée aux filles de mauvaise vie. — Par suite d'une sin-
gulière coquille (ou métathèse), d'où résulte ici une étrange
antiphrase, les trois éditions antérieures portent grâces au
lieu de garces, que donne dûment notre manuscrit, L'errata
de notre texte pour l'édition de 1616 (p. 212) ne relève
pas ce mot (V. ire édition , tandis qu'il corrige le même
mot pareillement estropié (V. ire édition) au vers : Voilà
pour devenir grâce du cabinet ''p. 1 3 5 de notre édit.,

v. 26).

P. 117, v. 6. —« Saint François et frère Macé, son


mignon », sont donnés comme patrons des Cordeliers de
Paris, dans la Confession de Sancy, au livre I, ch. 2, Des
Traditions, et ch. 7, qui traite per ironiam « Des reliques
et dévotions du feu roy » Henri III.

P. 127, v. 11. — Pasquils, brocards très piquants,


épigrammes, placards satiriques, pamphlets. — D'Aubigné
était passé maître sur cet article. — L'Estoile dit pasquiller
pour brocarder.

P. 128, v. i3 à 17. — Vers nouveaux fournis par


notre ms.

P. 128, v. 28. — Carmes, vers, chants, carmina : un


de ces mots du vieux vocabulaire employé par Ronsard et

répudié par Malherbe.

P. 129, v. 17. — MorganSj fiers, arrogants, ayant de


la morgue.

P. 129, v. 27. —
S'il trousse l'épigramme ou la stance

bien faicte. — Vers tout à fait digne de l'humoristique


d'Aubigné et qui lui est bien applicable. Nul ne « troussait »
mieux l'épigramme, le quatrain satirique, le pasquil, à
tout propos. Combien ont couru de quatrains anonymes,
qui étaient de lui! 11 en a semé paiiout dans ses écrits, et
j'en ai rencontré beaucoup d'inédits et de bien salés parmi
ses papiers posthumes. —
On lui a parfois rendu la pareille,
témoin le quatrain, dans son genre, qu'une main inconnue
a anciennement tracé sur la garde d'un exemplaire de l'édi-
ET PHILOLOGIQUES i
97

tion de 1616, appartenant aujourd'hui à M. William


Martin :

La vérité est dans ce livre.


Mais il se faut bien engarder
De la voloir à chascun dire,
Sous peine de trop s'azarder.

P. i3o, v. 4. — Saltain-bardelle : de la force d'un


écuyer de profession dans le sens de saute-tn-selle. Mot
formé de l'italien, comme saltimbanque. Bardelle est une
sorte de selle.

P. 1 3 1 , v. 20. — Rezeul, réseau, vêtement à mailles.

P. 134, v. 19 à 24. — Notrems. donne ces cinq vers


conformément à la seconde édition, tandis que la première
ici qu'un
n'avait seul vers :

Pour sembler vertueux, comme un singe fait l'homme.

P. 137, v. 21. — Les soixante -quatorze vers qui


suivent furent ajoutés à la seconde édition. Ils se retrouvent
dans les Petites oeuvres meslées, p. 161, sous ce titre : Imi-
tation d'un Italien. Reste à savoir quel italien d'Aubigné a
imité.

P. 1 39, v. 6. —
Sans fisson, sans aiguillons, sans dards.
(Voir aussi p. 140, v. 1 2 et tome II, p. 1 68, v. 28). ;

P. 1 5 9, v. 18. — Baume secoux : baume qu'on secoue


sur la tète.

P. 139, v. 22. — Picquons, épines.

P. 140, v. 12 et i5. — Psylles, charmeur de serpents


en Afrique : de ^''jX)»oç.

P. 141, v. 14. — Ici quatre vers de la 2e édition sont


retranchés par notre manuscrit :

Ne porte envie à ceux de qui l'estat ressemble


A un tiède printemps, qui ne sue et ne tremble.
Les pestes de nos corps s'eschauffent en esté,
Et celle des espritz en la prospérité.
)

i
93 NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
P. 141, v. 21. — Ce vers et les sept suivants sont
fournis par notre ms.

P. 142, v. 7. •
— Anange : 'Àviyxr,, la Nécessité.

P. i55, v. 11. — Mettras, matelas. Encore aujourd'hui


en anglais malrass. Voir aussi p. 166, v. 16.

P. 157, v. 8. — Omnia serviliter pro dominatione.


Tacite.)

P. 1 5 7, v. i5. — Notre ms. donne estripper , au lieu


d'estriper. C'est ôter les trippes d'un animal qu'on éventre,
dit bien le Dictionnaire de Trévoux ; mais il a tort d'ajouter
que ce mot vient d'extirpare.

P. i57,v. 22. — Huit vers, supprimés ici dans notre


ms., se retrouvent aux Additions. (V. t. II. p. 1 3 i .)

P. i59,v. 24. — Astorge, dur, insensible, àïtopyo?


Voir aussi p. 167, v. 23; et tome II, p. 87, v. 21;
p. 202, v. 20. )

P. 160, v. 4 :

L'ignorance
Ride son front estroit, offusqué de cheveux,
Présents des courtisans, la chevesche du reste...

Chevesche, aujourd'hui chevèce, espèce de chouette, signi-


fiait aussi dans l'ancien français, tête, capuchon, capuce.
C'est là qu'il faut sans doute chercher le sens de ce vers
très obscur.

P. 162, v. 1. — 1 Berlan, brelan par métathèse.

P. 162, v. 10. — Le vent se joue en l'air du mot


irrévocables... Ne
que d'Aubigné pressentît
semble-t-il pas
la révocation de Virrévocable Edit de Nantes ?

P. i63, v. 3. — Porque, porc au féminin, truie.

164, v. 25.
P. —
Après le nom de Thurin dans l'édi-
tion de 1616 (la première), est un tiret qui laisse le vers
inachevé. Il en est de même des trois vers suivants et du
ET PHILOLOGIQUES 199

premier hémistiche du quatrième, qui se termine par: et


autres que je laisse. Ces blancs ont disparu, sans être rem-
plis, dans la seconde édition ainsi que dans notre manus-
crit.

P. 164, v. 26. — Iinmunes de ces maux : exempts, du


latin immunes.

P. 16 5, v. 5. — Le noir Thêta qui tue. Ce mot Thêta,


que donne notre ms , était omis dans les éditions antérieures
et cette omission rendait le vers faux et inintelligible. Il est

évident que c'est ici le Thêta, lettre initiale de Oàvatoc


la mort), et qui la symbolise.

166, v. 24.
P. —
Sambenitz, san-bénito de l'espagnol', :

sac béni, vêtement expiatoire, sac jaune dont l'Inquisition


affublait ses victimes pour les supplicier.

P. 167, v. 11. — Les édit. antér. et notre ms. portent


quelque plus vieil soldat, ce qui rime mal aujourd'hui avec
etendart. On a admis soudard, que donne une correction
ancienne, faite à la main sur l'exemplaire de la Bibliothèque
de l'Arsenal; mais il eût peut-être été préférable d'adopter
soldart, qui se disait alors. En i6o5 parut un pamphlet
intitulé : CAnti-Soldart.

P. 167, v. 24. — Tetric, sombre, lugubre, tetricus.

P. 168, v. 27. —
Ces doctes brigands... Ne dirait-on
pas, en vérité, que d'Aubigné avait comme un pressenti-
ment de l'invasion ne 1870 et qu'il voulait rimer à Alle-
mands}... Justement un poëte parlait naguère de ces savants
bandits, sans se douter que l'auteur des Tragiques l'avait
prévenu, il y a trois siècles, avec ses doctes brigands.

P. 171, v. 11. — Exoines, excuses légitimes, certificats


d'impossibilité de comparoir en justice.

P. 174, v. 8. — De l'arèe, de la charrue, du labourage,


arare, aratrum.

P. 174, v. 27. — Les lis en pillules changer. Les armes


200 NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
de France changées contre celles des Médicis, qui portaient
d'or à cinq boules (pillules) de gueules.

P. i 7 i , v. i. — Au lieu des quatre vers qui précèdent,


et qui sont de la seconde édition, il n'y avait dans l'édition
de 1 6 1 6 que ce vers-ci, avec cette variante :

Dans ces justes cerveaux, entre ces mains fidèles, etc.

P. 176, v. 2. — Abria, abrita, couvrit. (V. aussi t. II,

P. 1 3, v. 5 )

P. 176, v. 24. — Hasmal, mot hébreu : ambre, e/eo


trum.

P. 178, v. 17. — Chevestre, licou, capistrum.

P. 180, v. 26. — Les dix vers suivants de la 2 e édition


sont absents de notre manuscrit, mais figurent aux Additions
(V. tome II, p. 208).

P.181, v. 3. — Ces huit vers se retrouvent, cités par


l'auteur, dans une « Méditation sur le psaume 84 »,
publiée aux Petites œuvres meslées, p. 35. — Le sixième :

Qui fit un tribunal d'un funeste échaffaut

présente seul une variante : céleste, au lieu de funeste.

P. 181, v, 18. — Oiieilles, pour ouailles, brebis.

181, v. 21.
P. —
Dôme, le tablier, le devant de la
robe d'une vierge, où, selon une légende, vient s'endormir
la licorne (il s'agit ici des armes d'Angleterre). Dorne est

un mot poitevin. (Voir VAvis aux lecteurs, p. 8, 1.


4.)

P. 181, v. 26. — Exercites, armées, exercitus.

^m^P
TABLE DES MATIERES
DU TOME PREMIER

Avant-propos i

Sommaire des sept Livres des Tragiques xxxi

LES TRAGIQUES, donnez au public par le larcin de


Prométhée i

Prométhée aux Lecteurs 3

Deux Sonnets de Daniel Charnier, pour mettre au


devant des livres des Feux et des Jugements i 5

Sonnet qu'une princesse écrivit à la fin des Tragiques. 16


Préface. — L'Autheur à son Livre 19
Livre I. — Misères 3 5

Livre II. — Princes , 87


LivreJII. — La Chambre dorée 145
Notes bibliographiques et philologiques , . . . . »85

^ *** ^
PARIS
IMPRIMERIE DE D. JOUÀUST, L. CERF SUCC-l"

12, RUE SAINTE-ANNE


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