ChoeurPartage GLurton2011
ChoeurPartage GLurton2011
ChoeurPartage GLurton2011
Le Chœur partagé
Le Chant choral en France,
intégration socio-économique d’un monde de l’art moyen
Guillaume Lurton
Thèse dirigée par
Pierre François, Directeur de recherche au CSO (Sciences Po / CNRS)
Membres du jury :
Sommaire iii
Remerciements v
Introduction 1
I Le monde choral 31
1 Ancrages historiques 35
2 Un genre moyen 71
iii
SOMMAIRE
Conclusion 491
Annexes 501
Liste des tableaux 512
Bibliographie 516
iv
Remerciements
Cette thèse doit beaucoup à l’Institut Français d’Art Choral qui a contribué au finan-
cement du travail de terrain. Guillaume Deslandres a joué un grand rôle dans la définition
du sujet de recherche. Je le remercie, ainsi qu’Hélène Fortin et tous les représentants de
l’IFAC. Les enquêtes quantitatives menées en partenariat avec les Missions voix en région
ont grandement enrichi ce travail de thèse. Je remercie le réseau des Mission voix et les
membres des comités de pilotage de ces études pour cette collaboration fructueuse.
J’ai été accueilli à bras ouverts par les acteurs du monde choral à l’occasion de mon
terrain de recherche. Si je ne peux pas tous les évoquer nommément ici, je ne les en remercie
pas moins profondément. Je salue les témoins historiques pour leur accueil chaleureux et les
longs entretiens qu’ils m’ont accordé, et tout particulièrement Stéphane Caillat, Raphaël
Passaquet, Vincent Berthier de Lioncourt, Damien Verdin et Jean-Yves Hameline, pour
leur très grande disponibilité et leur extrême gentillesse. Je suis très reconnaissant à l’égard
de Gilka Béclu-Geoffray qui m’a transmis des écrits de son père, et de Josy Vercken qui
m’a laissé accéder aux archives de son mari.
Réaliser une thèse au CSO est une chance. Au-delà du cadre intellectuel stimulant
et des conditions de travail exceptionnelles, il offre un environnement social et amical
v
REMERCIEMENTS
précieux. Je remercie tous les membres du laboratoire pour les échanges riches, les moments
sportifs et les temps musicaux. Je suis particulièrement reconnaissant envers Christine
Musselin pour l’énergie qu’elle déploie afin de garantir la qualité de cet environnement, et
Denis Segrestin pour sa bienveillance dans la direction du programme doctoral. Je remercie
les chercheurs pour l’attention et la sympathie qu’ils témoignent à l’égard des doctorants,
et en particulier Sophie Dubuisson, Patrick Castel, Jérôme Aust et Emmanuelle Marchal.
Guilhem Anzalone, Pauline Barraud de Lagerie et Yan Dalla Pria sont des amis pré-
cieux dont la présence compte énormément. La cohabitation de bureau avec Felipe Ca-
merati, Dima Younes, Glen Hyman, Giovanni Prete et Damien Krichewski fut toujours
un plaisir. Je salue amicalement les doctorants, anciens doctorants et doctorants invités
côtoyés ces dernières années, et tout particulièrement Fabienne Barthélémy, Pauline Ra-
vinet, Julien Barrier, Lydie Cabane, Cécile Wendling, Philipp Gerlach, Hugo Bertillot,
Fabien Foureault et Simon Paye. Je remercie enfin Annick Heddebault, Martha Zuber et
toute l’équipe administrative pour leur soutien.
Je suis très reconnaissant à l’égard de tous ceux qui ont contribué à l’amélioration de
ce document en se pliant à l’exercice ingrat de la relecture formelle. Thibaut et Pauline ont
été à cet égard d’une efficacité particulièrement redoutable. Merci également à mes parents,
à Pa, à Grégoire, Yan et Guilhem. Je suis enfin redevable du soutien TEXnique d’Antoine
Vernet, de Grégoire et de Thibaut. Je pardonne volontiers à ce dernier de m’avoir fait
sombrer dans les affres de l’écriture musicale en Lilypond sous LATEX.
Ma dette est profonde à l’égard de tous ceux dont l’amitié m’a porté au cours de
ces années exigeantes. J’ai une pensée particulière pour Noémie Guérin dont le soutien
et la présence me furent particulièrement chers. Je remercie tous ceux dont l’amitié a
compté au cours de ces années, et notamment Juliette Allauzen, Philipp Michelüs, Johana
« Pimentinha » Pimenta, Fiona Mc Alister, Edgar Barroso, Maud Orne-Gliemann, Damien
Babet, Servane L’Hopital.
Ma famille a toujours été un soutien indéfectible. Mes parents m’ont offert une présence
sans faille, déterminante au cours de ces derniers mois particulièrement intenses. Je dois
beaucoup à mon frère Grégoire : de l’inspiration puisée dans son expérience chorale à
ses conseils avisés de statisticien. Je le remercie pour son humour féroce et la complicité
renouvelée de chacune de nos retrouvailles. Je remercie Thibaut et Marie-Anne pour leur
soutien toujours attentif.
vi
Introduction
Rassemblement
Trois mille personnes prennent place dans l’amphithéâtre antique d’une petite
ville de Provence. L’ambiance est festive. En fond de scène, des chanteurs entrent
en ordre dispersé, suivis par un chef de chœur au comportement inattendu. Dans le
rond de lumière d’un projecteur, il s’installe face au micro sur le devant de l’estrade.
Il ignore totalement le chœur auquel il tourne le dos. Il s’adresse au public, lève les
bras, donne un départ. C’est le public qui se met à chanter.
Nous sommes aux Choralies, événement phare du mouvement À Cœur Joie qui
rassemble tous les trois ans plusieurs milliers de choristes. C’est la séance quotidienne
de « chant commun » qui précède le concert. Ce soir la pièce de Benjamin Britten
présente des difficultés particulières. Sur scène le chœur pilote soutient le chant de la
foule. Britten est-il fait pour être chanté à 3 000 ? Difficile de saisir un son commun
dans un espace aussi vaste lorsque la musique est complexe et les voix hésitantes.
Peu importe, la soirée se poursuit selon un programme immuable. Après le chant
commun, Roxorloop enflamme le public. Ce jeune Néerlandais réalise chaque soir une
performance de Human Beat box qui provoque immanquablement l’enthousiasme.
Puis vient le concert à proprement parler. La programmation est éclectique. En une
dizaine de jours, nous passons de Carmen, donné en version de chambre sous la
direction de Bernard Têtu, aux Jazz Messengers de Thierry Lallo. Ces productions
professionnelles côtoient les chœurs d’enfants et d’adolescents de la ville de Lyon
— applaudis avec attendrissement lors du concert d’ouverture. Du Chœur natio-
nal des jeunes d’Argentine au chœur La Grâce de Kinshasa, l’éclectisme passe par
l’international et l’ouverture aux cultures extra-européennes.
Le concert fini, le chant continue. Aux terrasses des cafés de la place Montfort,
un chef improvisé se lève et entonne un chant avec ses voisins de table. Très vite,
l’ensemble de la terrasse emboîte le pas. Derrière l’apparente unanimité de la foule
cependant, des césures. Le dernier bar, à gauche au fond de la place, est un point
de ralliement de jeunes. Il chantent aussi mais à part, et un répertoire différent.
Certains habitués regrettent le caractère exclusif de cet espace en marge.
Le public des Choralies n’est pas moins bigarré que le programme des concerts.
Dans les gradins comme sur scène, tout le monde est plus ou moins actif dans le
1
Introduction
monde du chant choral. Chanteurs, chefs de chœurs, qui sont-ils ? Que font-ils ?
Qui côtoient-ils dans le cadre de cette pratique musicale ? Perdons-nous dans le
dédale de ce réseau particulièrement dense. Sylvie1 chante dans un chœur de jeunes
depuis maintenant quatre ans. Comme d’habitude, le programme de cette année
était éclectique : de la chanson française, un peu de « classique » et puis pas mal de
« musique africaine ». Antoine, son chef de chœur, dirige en amateur. Avec Thibault,
il anime également en bénévole un site internet dédié au jazz choral. Thibault est
aussi présent aux Choralies. Il y dirige un concert de son ensemble vocal amateur.
Ce groupe spécialisé dans les harmonisations de thèmes jazz a une activité soutenue.
Le répertoire est difficile et demande un investissement important de la part de ses
chanteurs. Thibault à beaucoup chanté avant de diriger, jusqu’à son service militaire
qu’il a effectué aux chœurs de l’armée française. À quelques années près, il aurait
pu y rencontrer Frédéric. Ce dernier côtoie Antoine dans le cadre de l’activité de
la fédération À Cœur Joie en Île-de-France. Il dirige en amateur et chante au sein
du même groupe semi-professionnel que Benjamin. Celui-ci dirige un ensemble qui
vient d’enregistrer son premier disque avec le soutien de la Fondation Orange. Ce
groupe appartient à la dernière génération des ensembles vocaux professionnels qui
se sont multipliés depuis la fin des années 1970.
On pourrait parcourir à l’envi la trame de ce réseau. Elles est particulièrement
dense et couvre un éventail de pratiques et de situations extrêmement hétérogènes.
On y passe presque sans transition des œuvres les plus exigeantes du répertoire
savant au jazz et aux musiques du monde, de l’amateurisme au professionnalisme
en passant par tous les cas de figure intermédiaires envisageables. Derrière cette
hétérogénéité, une même étiquette, celle des pratiques chorales.
Querelles lexicales
Qu’est-ce que le chant choral ? Un acteur à qui la Direction de la Musique et de
la Danse du Ministère de la Culture confiait à la fin des années 1990 une « mission
d’étude » sur le « chant choral » en France constate en ouverture de son rapport que
« tenter d’y voir clair dans ce terme, c’est ouvrir la boîte de Pandore ». Les termes
en ce domaine sont sujets à ambiguïtés, malentendus et contradictions. Ils suscitent
des débats « passionnés, voire passionnels » [Deslandres, 1998, p. 10].
1. Les prénoms ont été modifiés afin de préserver l’anonymat des personnes rencontrées au
cours du travail de terrain. De même les noms de groupes et de lieux ont été occultés. Quelques
exceptions ont été faites, lorsque les faits évoqués sont publiques et que le rôle historique des
personnes concernées rendent l’anonymat illusoire.
2
Introduction
3
Construction d’un objet hétérogène
4
Introduction
Un monde de l’art
5
Construction d’un objet hétérogène
durkheimien qui, par le biais de la statistique, se donne les moyens d’observer son
objet comme « une chose » et d’en étudier les propriétés sociales [Durkheim, 1990,
p. 8–16]. La nature sociologique de notre regard est autre. Nous adoptons pour notre
part la perspective interactionniste définie par Howard Becker dans Les mondes de
l’art.
Si nous n’avons pas retenu en premier lieu les découpages du monde choral que
semblaient dicter les divisions sociologiques traditionnelles (l’opposition des réper-
toires savant et populaire, la distinction entre amateurisme et professionnalisme),
nous ne les avons pas non plus rejetés a priori et nous nous en sommes remis à
l’observation empirique des chaînes de coopération que désignait la définition orga-
nologique retenue. Dès lors, nous n’avons pu que constater la densité de ces réseaux,
l’intensité de la circulation des acteurs d’un pôle à l’autre du monde choral, la cohé-
rence enfin de l’histoire de ce monde musical et de ces pratiques vocales collectives.
L’observation empirique nous a convaincu de la pertinence de traiter globalement
de l’ensemble de ces « pratiques vocales collectives ».
6
Introduction
Le traitement des chœurs liturgiques est en retrait. Des données ont été collec-
tées. Nous avons rencontré les responsables d’une fédération de chœurs liturgiques ;
plusieurs entretiens ont été réalisés auprès d’acteurs impliqués au sein d’ensembles
ayant vocation à intervenir pendant des offices religieux6 . Cependant, la place qui
leur est accordée ici ne reflète pas leur importance sur le plan numérique et nous
ne serons pas en mesure de rendre compte en détail des enjeux spécifiques à ces
ensembles7 . Nous avons malgré tout veillé à intégrer ce que nous avons pu observer
de leur fonctionnement dans les analyses que nous proposons. Il y sera fait référence
à plusieurs reprises.
L’Éducation nationale
La place du chant choral au sein de l’Éducation nationale n’a pas été approfondie.
La place accordée au chœur dans l’enseignement général est un objet vaste qui obéit
à des enjeux propres. Ce point demanderait à lui seul la réalisation d’un chantier de
recherche à part entière8 . Là encore, cette question ne sera pas totalement délais-
sée. Elle est évoquée en entretien par des acteurs impliqués dans l’élaboration d’une
réflexion sur la prise en charge du chant choral par les politiques publiques. Elle
est déterminante lorsque l’on traite de la professionnalisation des chefs de chœurs.
Ce point transparaît nécessairement dans le cadre des enquêtes par questionnaires
touchant au statut des chefs, et des entretiens ont été réalisés avec des chefs tra-
vaillant par ailleurs dans le cadre de l’enseignement général, de l’école primaire au
lycée. Il sera donc question de l’Éducation nationale, sans que celle-ci ne bénéficie
du traitement indépendant qu’elle aurait sans doute mérité.
7
Objectifs et enjeux théoriques
Un monde méconnu
Le chant choral est l’une des pratiques musicales en amateur les plus répan-
dues en France. Selon les données collectées par le DEP au milieu des années 1990
[Donnat, 1996, p. 179], 13% des Français de plus de 15 ans ont, au cours de leur vie,
chanté dans un groupe, une chorale, une fanfare. Ce taux est le plus élevé de toutes
8
Introduction
les pratiques musicales. Viennent ensuite le piano qui concerne 11% des Français, la
guitare (8%) et la flûte à bec (6%). Les autres instruments de musique représentent
au total 10% de la population. Ces chiffres placent le chœur au rang des pratiques
artistiques dont l’audience est la plus large. Seul le dessin enregistre un taux de
pratique aussi élevé.
L’ampleur démographique de ce monde musical contraste avec la faible attention
qu’il recueille de la part du monde académique. Le relevé des travaux que Danièle
Pistone réalise dans un « État des lieux de la question » consacré à l’Observation des
pratiques musicales [Pistone, 2001] est parlant. Il met en évidence le peu de travaux
consacré au chant choral par comparaison aux autres pratiques musicales9 . La place
du chant choral est également discrète dans les enquêtes INSEE sur les pratiques
culturelles des Français. Les analyses consacrées aux pratiques musicales dans la
restitution des données de l’enquête 1997 se focalisent quasi-exclusivement sur les
pratiques instrumentales [Donnat, 1998, p. 285-290]. Lorsque les pratiques vocales
sont prises en compte, leurs formes ne sont pas clairement identifiées. Dans le cadre
de son étude des pratiques artistiques amateurs [Donnat, 1996], Olivier Donnat dis-
tingue finement parmi les pratiques instrumentales : le piano, la guitare, les « cordes,
vents et bois » et les « autres instruments ». Il se focalise en particulier sur les deux
principaux (piano et guitare). Pour ce qui est des pratiques vocales en revanche, on
oscille entre une catégorie générale (« chant ») et une catégorie plus précise (« cho-
rale et ensemble vocal ») sans que les différences entre les deux soient clairement
explicitées et analysées. Malgré d’une part la différence des logiques d’engagement
entre le chant soliste et les pratiques vocales collectives, malgré d’autre part l’im-
portance quantitative de cette pratique musicale, le chant choral reste relativement
invisible dans ces études, à défaut d’une distinction claire et systématisée.
La finalité de ce travail est en grande partie guidée par cet état de la recherche10 .
9. Les publications recensées y sont organisées par grands domaines musicaux. L’opéra et l’or-
chestre comptent respectivement 47 et 37 références, contre 22 seulement pour le chant choral.
Les travaux universitaires (mémoires de Master, DEA, DESS et thèses) sont proportionnellement
moins nombreux dans la liste des références consacrées au chant choral. On en compte 7 sur l’opéra,
11 sur l’orchestre et 2 pour le chant choral. La place accordée au chant choral dans les travaux du
Département Études et Prospectives du ministère de la Culture est également parlante. Selon le
relevé de Danièle Pistone toujours, 5 publications du DEP sont consacrées à l’opéra, 9 à l’orchestre
et 2 au chant choral.
10. La méconnaissance du monde choral ressentie par les acteurs du milieu a conduit ceux-ci
à susciter des travaux de recherche. L’Institut Français d’Art Choral (IFAC), association dédiée
à l’observation et au soutien aux pratiques chorales a souhaité stimuler la réalisation d’études
consacrées à ce sujet. L’IFAC a contribué à la réalisation de cette thèse dans le cadre d’un contrat de
recherche qui a permis de financer des déplacements pour réaliser des entretiens et des observations
ethnographiques ainsi que d’acquérir de la documentation. Les membres de l’IFAC ont par ailleurs
9
Objectifs et enjeux théoriques
Il s’agit d’explorer un monde musical peu connu et d’en proposer un aperçu glo-
bal. L’enjeu poursuivi est double. Il est d’ordre historique. Il s’agit de retracer les
grandes transformations du monde choral au cours de cinquante dernières année.
Il est d’ordre sociologique. La trajectoire que nous retraçons a pour but d’éclairer
l’état actuel du monde choral.
10
Introduction
la musique d’orchestre — la musique pour chœur n’est que très marginalement pra-
tiquée par des musiciens rémunérés. La professionnalisation d’une frange du monde
choral n’intervient que dans les années 1980 et surtout 1990. Nous chercherons à
expliquer le caractère particulièrement tardif de cette professionnalisation. Les mou-
vements d’éducation populaire et les spécificités de la fédération À Cœur Joie dé-
bouchent sur un développement de la pratique chorale axé sur l’amateurisme et sur
une marginalisation de la musique pour chœur au sein des mondes musicaux pro-
fessionnels. Nous décrirons enfin le mouvement de professionnalisation qui, à partir
de la toute fin des années 1970, transforme profondément la physionomie du monde
choral contemporain.
11
Objectifs et enjeux théoriques
Perspectives théoriques
L’approche beckerienne des mondes de l’art soulève un certain nombre d’enjeux
théoriques. L’attention portée aux chaînes d’interaction est une entrée efficace pour
soulever les enjeux culturels et économiques à l’œuvre dans ce monde de l’art. Les
perspectives théoriques ouvertes par l’exploration du monde choral sont d’autant
plus stimulantes que l’observation de ces pratiques musicales méconnues offre un
matériau original qui permet d’éclairer d’un jour nouveau certains débats.
Sur le plan théorique, notre travail est structuré autour d’une série de fils di-
recteurs. Deux d’entre eux relèvent de la sociologie de la culture et des mondes
artistiques. Il s’agit de la question des hiérarchies symboliques à l’œuvre au sein
du monde choral et de celle des fondements de la coopération au sein d’un monde
de l’art. Deux autres relèvent de la sociologie économique. Nous nous pencherons
d’une part sur la diversité des formes économiques garantissant le fonctionnement du
monde choral et d’autre part sur les relations entre amateurisme et professionnalisme
en son sein.
Un art moyen
Le monde choral demande à être situé dans la sphère des univers artistiques.
La référence aux notions d’art savant et d’art populaire s’impose. Ces notions sont
un cadre structurant pour l’approche des mondes artistiques, tant d’un point de
12
Introduction
vue théorique que sur un plan historique. Les mondes de la musique sont traversés
par ce clivage qui oppose la musique écrite occidentale aux musiques populaires de
tradition orale.
L’analyse sociologique des rapports entre cultures savante et populaire est profon-
dément marquée par l’attention portée aux hiérarchies symboliques et aux rapports
de domination qu’ils sous-tendent. Une telle perspective découle de la lecture de
« l’idéologie » par Marx, pour qui « les pensées de la classe dominante sont aussi,
à toutes les époques, les pensées dominantes » [Marx et Engels, 1972]. Elle trouve
son prolongement dans l’analyse par Bourdieu de la structure des consommations
culturelles [Bourdieu, 1979]. Culture savante et culture populaire sont prises dans
un rapport d’homologie avec une structure sociale de classe qu’elles contribuent à
renforcer. La hiérarchie entre des cultures savante et populaire participe au travail
de « construction de frontières » mené par les individus [Lamont et Fournier, 1992,
Lamont et Molnar, 2002] et contribue ainsi à l’affirmation de mécanismes d’exclu-
sion et de domination.
De telles perspectives ont été nuancées. Ne lire les cultures populaires qu’à l’aune
de la domination symbolique auxquelles elles sont soumises témoigne du caractère
« dominocentré » d’approches qui ne parviennent à rendre compte ni des phénomènes
de résistance à la domination culturelle, ni de l’autonomie des cultures populaires
[Grignon et Passeron, 1989]. L’autonomie des cultures populaires doit être cherchée
dans leur créativité au quotidien [de Certeau, 1990]. Dans la foulée des travaux
fondateurs de Richard Hoggart [Hoggart, 1970], le programme des Cultural studies
est précisément de rendre compte de cette autonomie des cultures populaires dans
une optique compréhensive [Mattelart et Érik Neveu, 2008].
La structuration de l’espace culturel par les univers du savant et du populaire
recouvre également un enjeu d’ordre historique. L’opposition entre le savant et le
populaire ne peut être appréhendé uniquement en termes abstrait. Elle est le fruit
d’une construction historique [DiMaggio, 1982]. À l’échelle des xixe et xxe siècles, un
enjeu majeur est la compréhension de la métamorphose des cultures populaires sous
l’impact de leur massification et de leur industrialisation. Celle-ci à pu faire l’objet
de lectures opposées. Les lectures critiques de Baudrillard [Baudrillard, 1998] ou de
l’École de Francfort insistent sur la dimension aliénante de ces cultures de masses,
quand les travaux des Cultural studies restituent l’autonomie des classes populaires
qui s’en saisissent.
Le monde choral est traversé par cette opposition du savant et du populaire.
Cependant, si le répertoire des chœurs reproduit ce clivage, celui-ci est également
13
Objectifs et enjeux théoriques
brouillé. La frontière entre ces deux pans de la culture musicale est poreuse et
fréquemment remise en cause. Est-elle seulement pertinente pour comprendre les
enjeux de cet espace ? La thèse que nous défendons ici est que le chant choral est un
art moyen. À bien des égards, le monde choral occupe une situation intermédiaire
entre l’univers de la musique savante et celui des musiques populaires. Cette thèse
traverse l’ensemble de notre travail. Nous la développerons en reprenant les deux
enjeux d’analyse que nous venons d’évoquer. D’un point de vue théorique, nous nous
interrogerons sur l’autonomie du chant choral en tant qu’art moyen. D’un point de
vue historique, nous analyserons la construction comme tel du répertoire choral et
nous verrons en quoi ce processus doit être analysé en relation avec la massification
des cultures musicales.
Notre second axe de réflexion sur la nature moyenne du chant choral est d’ordre
historique. Il s’agit d’identifier comment cette position intermédiaire s’inscrit dans
l’histoire du monde choral. Cette nature « moyenne » du chant choral est l’aboutisse-
ment d’une trajectoire particulière que nous retracerons. Par ailleurs, sur la période
que nous étudions, cette dimension a des effets concrets aussi bien dans la trajectoire
de professionnalisation du monde choral que dans les évolution de la prise en charge
de ces pratiques par des dispositifs de politiques publiques.
14
Introduction
Becker définit les mondes de l’art comme des chaînes d’interaction. Une telle
approche pose de façon centrale la question des fondements de la coopération entre
acteurs. Comment les participants à un monde de l’art s’accordent-ils sur les finalités
et les formes de leur activité créatrice ? Pour Becker, les conventions jouent un rôle
déterminant. Elles répondent à deux problèmes. Celui de la coordination technique
entre producteurs d’œuvres d’art tout d’abord. Les conventions déterminent les so-
lutions adoptées collectivement dans le cadre des coopérations entre artistes. Dans
le domaine qui nous intéresse, la question de la maîtrise des conventions d’écriture
musicale et des procédés de coordination entre membres d’un chœur est centrale. Le
second enjeu des conventions est d’expliquer la construction de la valeur symbolique
du produit de l’activité artistique. Pour Becker la compréhension et la valorisation
des œuvres par le public reposent sur sa maîtrise des conventions14 . La notion prend
alors un sens beaucoup plus large qui la rapproche des systèmes de construction de
la valeur de l’économie des conventions [Boltanski et Thévenot, 1991].
Becker est convaincant lorsqu’il s’agit d’identifier les dimensions problématiques
de la coopération entre individus. La façon dont il mobilise la notion de convention
prête en revanche à discussion. Les conventions apparaissent à certains égards comme
une réponse ad hoc. Becker les définit comme « le moyen que tout le monde a adopté
pour résoudre le problème de coordination » [Becker, 2006, p. 78]. Cette boucle
tautologique témoigne d’une approche fonctionnaliste15 . Une telle perspective n’est
pas inutile pour comprendre la stabilité de situations d’équilibre où il y a consensus
sur les conventions16 . Elle ne permet pas en revanche de rendre compte des modalités
de la coopération lorsqu’un tel consensus préalable fait défaut, ni de la façon dont
il est susceptible de se construire.
Le monde choral offre précisément l’exemple original d’un espace où plusieurs
systèmes conventionnels coexistent. La dimension moyenne du chant choral est fon-
damentale. Les pratiques chorales font coexister des systèmes conventionnels issus
à la fois des mondes musicaux savants et populaires. Certains acteurs maîtrisent les
14. Becker propose une théorie du goût artistique qui fait reposer l’appréciation des œuvres sur
un processus d’apprentissage préalable similaire à celui des fumeurs de marijuana [Becker, 1985].
15. Becker assume cette tautologie à travers l’idée d’une boucle d’auto-renforcement des conven-
tions. « Si les personnes concernées font toutes la chose la plus plus probable, elles obtiennent le
résultat voulu et augmentent du même coup la probabilité que la même solution soit adoptée à la
prochaine occasion, ce qui augmentera encore la probabilité d’un choix unanime de cette solution
à l’avenir. . . et ainsi de suite. » [Becker, 2006, p. 78].
16. Cf. [Chazel, 1997] sur cette portée du raisonnement fonctionnaliste et sur ses limites.
15
Objectifs et enjeux théoriques
Si les mondes de l’art font souvent l’objet d’analyses économiques [Moulin, 1997,
Menger, 2009b], celles-ci concernent avant tout les univers professionnels. Les tra-
vaux consacrés aux mondes amateurs ont généralement une portée essentiellement
descriptive [Donnat, 1996] ou centrée sur les enjeux de valorisation symbolique de
l’engagement amateur [Del Col, 1999, Morinière, 2007] souvent dans une perspective
bourdieusienne où la discussion des phénomènes de distinction et de l’indexation des
pratiques sur les appartenances sociales sont prépondérantes [Coulangeon, 2004a].
Si la dimension économique des pratiques artistiques amateurs est abordée, c’est
souvent lorsque celles-ci sont susceptibles de basculer vers le professionnalisme. Les
transformations de la nature économique de l’activité — notamment le processus de
marchandisation de l’activité — sont alors étudiées avec précision [Cukrowicz, 1999,
Coulangeon, 1999a].
Cette situation est révélatrice d’une difficulté à penser l’économie d’un monde
16
Introduction
Cette approche nous permettra d’établir deux résultats. D’une part, l’analyse
des formes de l’économie du monde choral s’inscrit dans la continuité de l’étude de
l’intégration des groupes de chant choral. L’économie d’un chœur n’est que le reflet
de la nature sociale du groupe qui le compose et la diversité des formes économiques
observées fait écho à la diversité des formes d’intégration garantissant la cohésion
des chœurs. Par ailleurs, l’analyse de la diversité des formes économiques permet
d’éclairer une caractéristique essentielle du monde choral qui est le degré d’inégalités
particulièrement élevé dans la distribution des ressources économiques. Nous verrons
que cette situation résulte du cumul de mécanismes créateurs d’inégalités lié à la
coexistence de formes économiques différentes.
17. Polanyi les utilise pour caractériser les grandes évolution de l’organisation de nos sociétés
[Polanyi, 2009]. Elles sont très fréquemment utilisées pour caractériser de grands secteurs de l’éco-
nomie : secteur marchand des entreprises, secteur redistributif encadré par l’État et « tiers secteur »
associatif [Laville, 1999].
17
Objectifs et enjeux théoriques
L’amateur et le professionnel
18
Introduction
Méthodologie
Les objectifs que nous nous fixons, tant sur le plan descriptif que théorique, ont
des conséquences du point de vue méthodologique. Le « pluralisme méthodique »
que Nathalie Heinich appelle de ses vœux pour l’analyse des mondes artistiques
[Heinich, 2006] devient une nécessité. Si la compréhension fine des enjeux culturels
et des mécanismes économiques du monde choral passe par le recours à un matériau
qualitatif conséquent, la volonté de proposer une vision d’ensemble robuste du monde
choral s’appuie sur la mobilisation de données quantitatives.
Terrains qualitatifs
Le projet de recherche initial envisageait avant tout la constitution d’un cor-
pus de données qualitatives. Dans cette optique, nous avons réalisé des campagnes
18. Présente dans des expressions comme « c’est vraiment du travail d’amateur ».
19
Méthodologie
Entretiens
20
Introduction
Ethnographie
Les campagnes d’entretiens ont été complétées par des sessions d’observation
ethnographique. L’observation ethnographique a été mobilisée comme un moyen pri-
vilégié pour comprendre le vécu et le ressenti des acteurs impliqués dans la pratique
21. Ceux-ci ont été organisés soit chez les personnes interrogées, soit dans des cafés ou d’autres
espaces publiques. Quelques entretiens ont pu se dérouler sur les lieux de l’activité des personnes
interrogées (espace associatif dans la sphère amateur, lieu de travail des administrateurs profes-
sionnels ou de membres d’administrations publiques). Ils ont une durée moyenne comprise entre
une heure et demi et deux heures. Les plus court se limitent à une quarantaine de minutes, et
certains peuvent aller au delà de quatre heures.
22. La métaphore du « plan de métro » que l’on est en mesure de reconstituer à partir d’un relevé
des trajets individuelles est particulièrement éclairante pour saisir la logique de cette démarche
[Bourdieu, 1986].
23. Passage de l’amateurisme au professionnalisme, d’un rôle de chanteur à celui de chef de
choeur, prise de responsabilité au sein d’une structure associative. . .
21
Méthodologie
chorale24 .
Nous avons tout d’abord réalisé des observations ponctuelles qui n’avaient pas
vocation à déboucher sur un suivi à long terme des acteurs impliqués. Celles-ci ont
eu lieu dans des contextes divers. Au début de notre terrain, lorsque nous prenions
contact avec un chœur afin de rencontrer des acteurs à interroger, nous assistions
d’abord à une ou deux répétitions. Lorsque cela était possible et souvent à l’in-
vitation spontanée du chef de chœur, ces observations étaient participantes. Nous
avons également observé des événements, qui sans relever de la vie quotidienne d’un
chœur, participent au fonctionnement du monde choral. Nous avons assisté à des
concerts de chant choral, rassemblements de chœurs, stages de chant choral et de di-
rection, réunions d’instances associatives (chœurs, fédérations). . . Outre le matériau
que constituent les notes collectées, ces observations ponctuelles ont été autant d’oc-
casions de recruter des individus pour des entretiens. Le matériau ethnographique
recueilli était alors susceptible d’être confronté aux discours des acteurs25 .
En plus de ces observations ponctuelles, nous avons mené des observations à plus
long terme au sein d’une chorale associative dont nous avons suivi le fonctionnement
pendant six mois. Il s’agissait à l’origine de suivre la participation d’un groupe à
l’édition 2007 des Choralies. Ayant rencontré un chœur de jeunes affilié à la fédération
À Cœur Joie qui envisageait de s’y produire, nous avons envisagé de suivre leur
parcours. Cet ensemble étant en recherche de voix d’hommes pour compléter leur
effectifs, il a été convenu qu’il m’était laissé la possibilité d’observer librement le
groupe pour le besoin de mes recherches, moyennant un renfort dans le pupitre des
ténors. J’ai suivi cet ensemble de façon régulière, de décembre 2005 au rassemblement
des Choralies en août 2006. J’ai assisté à la plupart des répétitions du groupe ainsi
qu’aux événements marquants de son fonctionnement : rassemblements de chant
choral, week-end de répétitions, concerts.
Ce suivi s’est achevé par la participation aux Choralies qui constitue en soi un
second chantier important d’observation. Même si un chœur peut se rendre collec-
tivement aux Choralies — essentiellement pour donner un concert dans le cadre de
24. L’usage des méthodes ethnographiques dans l’analyse du travail de production artistique a
fait l’objet du colloque « Ethnographies du travail artistique », organisé les 21 et 22 septembre 2006
par le laboratoire Georges Friedmann à l’Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, dont certaines com-
munications ont été publiées dans le numéro 38 de la revue Ethnologie française [Buscatto, 2008]
25. Nous avons pu ainsi leur demander de réagir aux moments observés : « Comment s’est pas-
sée la répétition hier ? », « Qu’avez-vous pensé de ce concert ? », « Comment avez-vous vécu ce
rassemblement ? ». . . ou encore de solliciter des explications quant événements observés : « Que
s’est-il passé hier lorsque vous êtes allé parler au chef ? ».
22
Introduction
23
Méthodologie
24
Introduction
Données quantitatives
Notre travail s’appuie également largement sur la mobilisation de données quan-
titatives. Nous avons eu la chance à plusieurs reprises d’avoir des opportunités de
collaboration avec des structures impliquées dans le monde choral qui, de par leur
activité, étaient amenées à produire des données quantitatives éclairant certains
aspects du monde choral.
Les premières données sur lesquelles il nous a été donné de travailler sont le fruit
de la démarche des Missions voix en région27 . Ces structures connaissent depuis la
fin des années 1990 une crise structurelle liée à la remise en cause de leur rôle initial
de formation. Interpellées en 1998 par un inspecteur de la DMDTS leur reprochant
leur méconnaissance du milieu choral [DMDTS, 1998], les Missions voix se sont lan-
cées collectivement dans la réalisation d’un « État des lieux des pratiques chorales
en France ». Elles se sont coordonnées afin de définir un protocole d’enquête trans-
posable d’une région à une autre afin de pouvoir envisager une fusion nationale des
données produites. Un comité de pilotage centralisé a élaboré deux questionnaires
(un pour les chœurs, un pour les chefs de chœur) et fixé des règles communes pour
leur passation. Après que quinze Missions voix aient diffusé le questionnaire auprès
des chœurs recensés sur leur territoire, il a assuré la fusion des données produites et
en a publié les résultats [Babé, 2007]. Nous avons été mis en contact avec le comité de
pilotage au cours de notre première année de thèse. Celui-ci nous a permis d’accéder
aux données et nous a demandé d’en réaliser une lecture sociologique [Lurton, 2007].
L’enquête a permis la création de deux bases de données. La première concerne les
27. Ces structures régionales sont rattachées le plus souvent aux Associations Régionales de
Développement Musical. Elles sont investies d’une mission d’observation et de structuration des
pratiques vocales, par les pouvoirs publics qui les financent — essentiellement les services culturels
des Conseils Régionaux et les Directions Régionales des Arts et de la Culture (DRAC) du ministère
de la Culture. Elles sont les héritières des Centres d’Art Polyphonique, structures de formation
créées au milieu des années 1980 et spécialisées dans la musique pour chœur. Nous reviendrons
plus longuement sur l’histoire et le rôle de ces structures, notamment dans les chapitres 4 sur la
formation des chefs de chœurs, et 8 sur les politiques publiques du chant choral.
25
Méthodologie
Une seconde enquête quantitative a été réalisée au cours de notre thèse en parte-
nariat avec les Missions voix en région. Pour faire suite à ce premier État des lieux,
les Missions voix ont décidé d’approfondir leur connaissance du monde choral par
une étude visant à éclairer l’économie du monde choral amateur. Un nouveau comité
de pilotage auquel nous avons été associé a été formé. Le questionnaire élaboré visait
28. Le questionnaire a initialement été diffusé à l’ensemble des chœurs recensé par les Missions
voix, soit 5451 ensembles et à leurs chefs.
29. Onze entretiens ont été réalisés auprès de membres du comité de pilotage. Le comité de
pilotage comprenait neuf membres représentant soit une Mission Voix en région, soit les services
de la Direction Musique, Danse, Théâtre et Spectacle vivant (DMDTS) du ministère de la Culture,
soit l’Institut Français d’Art Choral (IFAC), associés à la fusion nationale des bases de données
régionales.
Nous avons complété ces données par cinq entretiens avec des chargés de Mission voix qui n’ont
pas participé au comité de pilotage, mais qui ont porté la réalisation de l’enquête sur un plan local.
30. Nous renvoyons en annexe pour une présentation plus détaillée de cette enquête et des limites
méthodologiques de celle-ci.
26
Introduction
Outils statistiques
Les données quantitatives collectées ont été analysées à l’aide de plusieurs logi-
ciels. Les premières analyses exploratoires de l’État des lieux des pratiques chorales
ont été réalisées à l’aide des logiciels Trideux — développé par Philippe Cibois —
et SPSS. Par la suite nous nous avons réalisé nos traitements statistiques à l’aide
31. Je renouvelle ici mes remerciements à Marion Leturq, alors élève de l’ENSAE, pour son
soutien technique à l’occasion de la construction de cet échantillon.
32. Nous renvoyons également en annexe pour une présentation approfondie de cette enquête et
de ses limites sur le plan méthodologique.
33. Les sites internet des Chœurs et orchestres de Radio-France et de la Réunion des Opéras de
France en particulier ont été utilisés comme source de données.
27
Cheminement
du logiciel libre R. Les analyses multivariées réalisées dans le cadre de ce travail ont
été réalisées à l’aide du package ade4 du logiciel R.
Cheminement
Nous conclurons cette introduction en précisant le cheminement qui sera le notre
au sein du monde choral. Notre thèse est structurée en quatre parties. La première
est une approche globale du monde choral. Nous y établissons la nature moyenne
de cette pratique artistique. Les deux parties centrales de ce travail sont consacrées
au monde choral amateur. La partie II est consacrée aux acteurs individuels et
collectifs qui le composent et la partie III à son économie. Nous nous penchons dans
la quatrième partie sur la frange professionnelle du monde choral.
Le chant choral est un art moyen au sens ou il opère une hybridation entre les
cultures musicales savantes et populaires. Nous analyserons cette dimension moyenne
dans notre première partie. Elle découle d’une trajectoire historique originale qui a
façonné le chant choral au cours des xixe et xxe siècles (Chapitre 1). Par ailleurs,
cette dimension moyenne s’incarne en particulier dans le répertoire choral qui opère
une fusion originale entre un matériau musical populaire et des conventions d’écriture
savante (Chapitre 2).
Cette hybridation de cultures musicales savantes et populaires a des conséquences
profondes sur le monde choral amateur. Nous explorerons ces effets dans le cadre
de notre seconde partie. Du point de vue des individus tout d’abord, le caractère
moyen du chant choral se traduit par une diversité remarquable des formes d’enga-
gement dans la pratique. Qu’il s’agisse des chanteurs (Chapitre 3) ou des chefs de
chœurs (Chapitre 4), les acteurs du monde choral n’accordent pas le même sens à
leur engagement et leurs pratiques musicales ne reposent pas sur le même bagage
technique.
Cette diversité pose un problème de coopération. L’originalité du monde choral
tient au fait que cette hétérogénéité des perspectives individuelles s’exprime au sein
même des chœurs. Comment des acteurs ne partageant pas les mêmes objectifs et ne
disposant pas du même bagage technique peuvent-ils coopérer ? Nous répondrons à
cette question en étudiant les interactions dans le cadre des ensembles vocaux. Nous
montrerons en particulier que la pérennité des groupes repose sur plusieurs facteurs
d’intégration sociale que nous détaillerons (Chapitre 5).
La question de l’intégration sociale des chœurs ne répond pas qu’à l’enjeu de la
cohésion de ces groupes. Elle est également un reflet de leur économie. Le fonction-
28
Introduction
nement du monde choral amateur repose en effet sur un large éventail de formes
économiques dont nous verrons qu’elles ne sont en définitive que le reflet des formes
d’intégration sociale détaillées au cours du chapitre précédent (Chapitre 6). Parmi
ces formes économiques, nous consacrerons un chapitre aux mécanismes de redistri-
bution. D’une part, l’analyse des principes d’intervention des politiques publiques
du chant choral nous conduira à réaffirmer une nouvelle fois la dimension moyenne
de ce monde musical. D’autre part, nous étudierons l’impact des subventions aux
groupes de chant choral, qui contribuent de façon importante au creusement d’inéga-
lités fortes du point de vue des ressources financières dont disposent ces ensembles
(Chapitre 8).
Nous traiterons dans une troisième partie de la frange professionnelle du monde
choral. L’étude du monde choral amateur nous permet d’identifier ce qui fonde la
spécificité des groupes dits de « grands amateurs ». Ces ensembles très minoritaires
sont composés d’acteurs dont le rapport au chant choral est homogène, caractérisé
par un haut degré de technicité et un fort investissement personnel. Le fonctionne-
ment économique de ces groupes s’en trouve profondément modifié. Ils entrent dans
une logique de marchandisation de leur production et sont en mesure de capter un
soutien conséquent de la part des pouvoirs publics. Ce sont de tels groupes qui ont
contribué à la professionnalisation du monde choral dans les années 1980 et 1990.
Le monde choral est le théâtre de trajectoires de professionnalisation collectives.
L’analyse des ressorts de ces transformations conduit à reconsidérer l’opposition
entre amateurisme et professionnalisme en mettant en évidence la réelle continuité
qui existe entre ces deux pôles de la pratique artistique (Chapitre 9). Ces trajec-
toires de professionnalisation collective s’appuient en particulier sur l’intégration
des ensembles concernés au fonctionnement d’un marché du travail des choristes. La
professionnalisation du monde choral des dernières décennies est liée à une trans-
formation profonde de ce marché et des carrières des individus qui le composent
(chapitre 11). Nous conclurons cette présentation de la professionnalisation du chant
choral en élargissant le regard. Nous préciserons le contexte dans lequel s’est effec-
tué le mouvement de professionnalisation étudié plus haut, ce qui nous conduira
à détailler le panorama général du monde choral professionnel qui résulte des cinq
décennies d’histoire que nous avons retracées dans ce travail (chapitre 10).
29
Cheminement
30
Première partie
Le monde choral
31
Qu’est-ce que le monde choral ? Sur quoi repose l’unité de pratiques musicales
aussi hétérogènes ? Qu’est-ce qui distingue cet espace social d’autres segments des
mondes de la musique ? Nous portons dans cette première partie un regard global
sur l’ensemble des pratiques chorales, que nous chercherons à caractériser et à situer
dans un cadre plus vaste. Ce regard sera double. Historique tout d’abord. Nous
retracerons dans le chapitre 1 la trajectoire du monde choral dans une perspective
de long terme. Musical dans un second temps. Nous étudierons dans le chapitre 2
les propriétés sociales du répertoire choral.
La cohésion du monde choral repose à la fois sur une trajectoire historique parti-
culière et sur la spécificité d’un répertoire. Au cours des xixe et premier xxe siècles,
la pratique du chœur a pris en France des formes extrêmement diverses mais qui ont
en commun d’accorder à cette forme musicale des valeurs éducatives et identitaires.
Nous qualifierons ce rapport particulier au chant collectif d’« idéologie chorale ».
C’est cette base que, dans la mouvance de l’éducation populaire, un monde choral
amateur conséquent s’est bâti à partir des années 1940. La professionnalisation tar-
dive du monde choral peut être lue comme une conséquence de la trajectoire sociale
de cette pratique.
Ce rapport particulier au chant choral, dont nous retracerons la genèse, a des
effets concrets sur le répertoire. Conçu à la fois comme un vecteur d’éducation
musicale et comme un reflet des cultures musicales populaires, le chant choral est
un répertoire « hybride » qui opère une synthèse originale entre un matériau et
des conventions issus à la fois des musiques savantes et populaires. L’analyse des
propriétés sociales de ce répertoire sera l’occasion d’ouvrir une réflexion sur la nature
« moyenne » de l’art choral.
33
34
Chapitre 1
Ancrages historiques de la
pratique du chant choral
Introduction
La notion de pratique vocale collective ne définit pas en soi un genre autonome
et homogène. L’unité du monde choral et son originalité au sein des mondes de la
musique tiennent à une trajectoire historique de long terme particulière. Au cours
des xixe et xxe siècles, la pratique du chœur se développe de façon variée et originale.
Historiquement associé au répertoire sacré, le chœur prend à partir de la Révolution
un sens nouveau. Cette forme d’expression musicale se voit reconnaître des propriétés
sociales particulières qui, au delà de la diversité des genres musicaux et des types
de pratiques, fondent l’homogénéité d’un monde de l’art.
Les effets de ces développements se font encore sentir alors que s’ouvre la période
que nous étudions. Le chant choral amateur connaît une période d’effervescence à
partir des années 1940 dans la mouvance de l’éducation populaire. Ce développement
s’inscrit pleinement dans la continuité de l’évolution de la pratique du chœur obser-
vée depuis le début du xixe siècle. Cette période façonne durablement le paysage
choral français. L’un des principaux mouvement qui voit le jour à cette occasion, la
fédération À Cœur Joie, jouera par la suite un rôle prépondérant dans l’évolution
du monde choral de l’après guerre à nos jours.
Nous retracerons ici la trajectoire historique qui a aboutit à la construction
du chant choral comme monde de l’art. Ce regard historique nous permettra de
comprendre à la fois les fondements de l’homogénéité de ce monde de l’art, ainsi que
les clivages qui le traversent. La première partie de ce chapitre retracera la trajectoire
de long-terme du monde choral. Nous recenserons les principales tendances qui ont
marqué l’évolution de cette pratique musicale, en France, jusque dans les années
1930. Nous traiterons ensuite la création du mouvement À Cœur Joie dans les années
35
CHAPITRE 1. ANCRAGES HISTORIQUES
36
1.1. UN DÉSERT CHORAL ?
la fermeture des maîtrises de cathédrales. Les trois quarts d’entre elles auraient dis-
paru au cours de la Révolution [Basso, 2006]. Les institutions de formation musicale
mises sur pieds pour combler le vide laissé par la fermeture des écoles maîtrisiennes
délaissent la musique pour chœur. Le Conservatoire de Paris — sur le modèle duquel
se structure le système de formation musicale français — se consacre avant tout à
la musique instrumentale et à l’art lyrique, au dépend de la musique pour chœur.
En dehors de l’opéra, celle-ci reste à cette époque essentiellement associée au seul
répertoire liturgique.
Il serait très réducteur de considérer que la musique chorale disparaît avec les
maîtrise. Certes, le paysage choral français n’est pas marqué par la prééminence
d’institutions aussi marquante que les boys’ choirs en Angleterre, ni par la force d’une
tradition chorale religieuse que l’on rencontre par exemple dans les pays de tradition
réformée. Pour autant, le monde choral français ne disparaît pas. Des initiatives
privées se multiplient au cours des xixe et premier xxe siècles et contribuent à la
vitalité de la pratique du chœur, au point que les années 1930 sont parfois décrites
comme un « âge d’or » de la musique de chœur [Lespinard, 2000].
Alors même que la suppression des maîtrises marque pour longtemps un affai-
blissement du paysage choral français, d’autres initiatives de l’État révolutionnaire
contrebalancent cette évolution et orientent la pratique chorale de façon décisive. Les
masses chantantes mobilisées à l’occasion des fêtes révolutionnaires n’auront certes
pas de postérité réelle en termes de substitution d’une liturgie républicaine au culte
religieux [Ozouf, 1987]. Cependant, ainsi que le souligne Philippe Gumplowicz, Les
chœurs à l’Être suprême marquent la reconnaissance de l’art choral comme vecteur
d’édification des masses, tant artistique que politique [Gumplowicz, 2001]. Un tour-
nant décisif est pris, cette dimension éducatrice de la musique pour chœur reste une
constante dans l’histoire du monde choral.
L’Orphéon est le principal mouvement qui porte de façon systématique cette
dimension éducative de la musique chorale1 . Ce projet d’éducation artistique des
masses populaires émerge dès le début du xixe siècle. Le chœur est à l’origine même
du mouvement, le chant collectif étant considéré par ses fondateurs comme un vec-
teur d’éducation musicale privilégié. Le mouvement connaît une activité foisonnante
tout au long du xixe siècle. Son fonctionnement est bien structuré autour d’événe-
1. L’histoire du mouvement orphéonique est bien documentée, les travaux de Philippe Gumplo-
wicz [Gumplowicz, 2001] retracent sa trajectoire de façon précise et complète.
37
CHAPITRE 1. ANCRAGES HISTORIQUES
2. Philippe Gumplowicz évoque ainsi les masses chantantes rassemblées en particulier à l’occa-
sion des Expositions Universelles.
38
1.1. UN DÉSERT CHORAL ?
39
CHAPITRE 1. ANCRAGES HISTORIQUES
tour des Scholæ. Ce mouvement est initié par le compositeur et musicologue Charles
Bordes qui crée à Paris l’ensemble des Chanteurs de Saint-Gervais afin de produire
un répertoire sacré hors du cadre liturgique. Il est également — avec Vincent d’Indy
— à l’origine de la Schola Cantorum de Paris, société chorale puis institution d’en-
seignement musical. L’expérience diffuse en province où sont créées des scholæ sur
le modèle parisien. Le mouvement scholiste joue un rôle important dans la redécou-
verte du répertoire de musique ancienne, mais ne s’y limite pas. Il témoigne égale-
ment d’un intérêt nouveau pour la musique populaire régionaliste. Charles Bordes se
penche sur le répertoire folklorique qu’il découvre en particulier au travers du chant
basque. Il crée la « Société des Chansons de France » afin de valoriser un réper-
toire folklorique qui tend à disparaître. Charles Bordes est de ce fait à l’origine d’un
développement choral axé sur une approche régionaliste et folkloriste des musiques
populaires [Lespinard, 2006].
Cet intérêt du fondateur du mouvement scholiste pour le répertoire populaire
a un écho important dans l’histoire de la musique chorale, toujours sensible dans
les années 1940. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, des musiciens issus
de la Schola Cantorum ont en effet contribué à diffuser un répertoire choral basé
sur l’harmonisation de chants populaires. Une autre expérience marquante dans le
même domaine est celui d’un réseau de musiciens comme Gustave Daumas, Marc
de Ranse et Jacques Chailley, fondateurs en 1927 de la chorale l’Alauda qui interprète
à la fois des œuvres du répertoire classique et des chansons populaires harmonisées.
Très proches du scoutisme, ils contribuent à développer le répertoire chanté du
mouvement, notamment par l’édition de ces chansons harmonisées4 .
40
1.1. UN DÉSERT CHORAL ?
antérieurs au conflit, comme le scoutisme qui jouit jusqu’en 1942 des faveurs du
régime [Giolitto, 1991, 497–503]. D’autres voient le jour.
41
CHAPITRE 1. ANCRAGES HISTORIQUES
6. Gumplowicz distingue deux période dans ce répertoire [Gumplowicz, 2001, p. 83–96]. Dans un
premier temps relativement varié et produit par des compositeurs surtout contemporains jouissant
d’un certain renom (Gounod, Halévy, Delibes,. . .), il émane à partir de la seconde moitié du xixe
de compositeurs de moindre renom.
42
1.1. UN DÉSERT CHORAL ?
43
CHAPITRE 1. ANCRAGES HISTORIQUES
44
1.2. LE « MOMENT À CŒUR JOIE ».
8. Les Jamboree sont les rassemblements internationaux organisés par le mouvement scout.
Celui organisé en France à Moisson en 1947 fut le premier après la fin de la seconde guerre mondiale.
Il est connu comme le « Jamboree de la paix ».
45
CHAPITRE 1. ANCRAGES HISTORIQUES
diffusé par les Presses d’Île de France : À Cœur Joie. La rencontre de 1940 entre
le mouvement scout et le musicien n’avait pas vocation à durer. Elle est pourtant
restée dans l’imaginaire collectif du mouvement comme un moment fondateur9 . De
ses suites émerge après guerre un nouveau mouvement de jeunesse construit autour
d’un projet de pratique de la musique vocale. L’originalité du projet tient en parti-
culier à la façon dont Geoffray se saisit du répertoire populaire des mouvements de
jeunesses, et lui apporte une dimension supplémentaire.
Si la fédération À Cœur Joie n’est pas le seul mouvement de chant choral de
l’après-guerre, elle joue néanmoins sur notre période un rôle prépondérant. Parmi
les structures associatives spécialisées sur le chant choral, elle est la plus importante.
Elle joue un rôle remarquable dans le domaine de l’édition chorale comme dans celui
du soutien public à la pratique10 . Les membres du mouvement reprennent volontiers
la rhétorique du renouveau choral pour décrire l’émergence de la fédération. L’expé-
rience À Cœur Joie reprend en réalité de nombreux éléments de l’idéologie chorale
que nous avons décrite. Le parcours des fondateurs du mouvement est révélateur
de cette continuité. Nous verrons en quoi la fédération donne une forme nouvelle
à l’idéologie chorale et comment son activité s’institutionnalise rapidement autour
d’une série d’actions types qui l’inscrivent dans la continuité de l’histoire chorale
française. Nous soulignerons enfin les limites et les paradoxes de la dynamique de
renouveau impulsée par À Cœur Joie.
Jusque dans les années 1940, les pratiques chorales sont extrêmement variées mais
elles ont en commun des valeurs conduisant à concevoir le chœur comme l’opportu-
nité de réaliser une synthèse entre art des élites et art du peuple. Le mouvement À
Cœur Joie reprend ce positionnement paradoxal et synthétise d’une certaine manière
la diversité du monde choral autour d’un même projet. Ce positionnement original
est étroitement lié à la personnalité de son fondateur, de même qu’elle se traduit
dans les trajectoires de certains de ses membres.
9. Nombreux sont les acteurs qui se réfèrent spontanément en entretien à cet épisode, même
parmi ceux qui ne l’ont pas vécu personnellement. La rencontre de César Geoffray avec le scou-
tisme et la création d’À Cœur Joie sont par ailleurs évoqués dans [Lespinard, 2001, Jaeger, 1976,
Geoffray, 1975]
10. Cf. Chapitre 8 sur le développement des politiques publiques du chant choral.
46
1.2. LE « MOMENT À CŒUR JOIE ».
Il y a beaucoup de gens qui ont été séduits par cet homme qui avait un
charisme. [. . .] Je parle sur un plan général, de rayonnement, de séduction
au sens large. Les jeunes que nous étions, quand nous rencontrions cet
homme, il nous aurait fait marcher au bout du monde, tellement il avait
d’enthousiasme, de force de conviction, et en même temps un musicien.
(François, chef de chœur)
47
CHAPITRE 1. ANCRAGES HISTORIQUES
Pour ma femme et moi les onze ans de vie de Moly Sabata s’inscrivent
comme une des périodes décisives qui orientent l’avenir d’un homme et
le déterminent.
Si, en fait, nos réalisations concrètes y furent assez minces (essais de
chorales d’adultes, puis chorales d’enfants pour les deux villages de Ser-
rières et de Sablons, préparation et réalisation de la Fête d’été de Moly
Sabata, chœurs, danses, théâtre d’enfants, petit ensemble instrumental)
la période suivante, celle d’où sortira À Cœur Joie, devait prendre son
élan et sa signification. [Geoffray, 1975, p. 14]
Plus qu’une période de réalisation, le temps passé à Moly Sabata constitue donc
au dire de Geoffray une période de maturation intellectuelle. Celle-ci débouchera en
particulier sur sa conversion au catholicisme qui marque profondément son engage-
ment ultérieur dans l’éducation artistique populaire. Elle est d’ailleurs liée selon ses
dires à son rapport à la musique chorale. Il évoque ainsi son évolution spirituelle
qu’il relie à la création de la chorale lyonnaise des Fêtes du Peuple.
48
1.2. LE « MOMENT À CŒUR JOIE ».
Les parcours des musiciens qui gravitent autour de Geoffray sont également si-
gnificatifs. On retrouve dans le réseau qui se structure autour de lui une diversité
de provenances et de parcours musicaux qui fait écho à son éclectisme. Ce réseau
se constitue en premier lieux par le biais des mouvements de jeunesse et surtout du
scoutisme. Nous avons souligné plus haut les vecteurs de cette diffusion : dispersion
des membres de la première chorale, édition musicale et rassemblements scouts. La
façon dont ce témoin apprend l’existence de l’action de Geoffray illustre bien cette
logique de construction de réseau par le biais du mouvement de jeunesse.
Ça doit être à la rentrée 45, [un ami qui avait fait du scoutisme] me
dit « Tu sais, j’ai découvert un type formidable pendant l’été, il s’appelle
César Geoffray. » Il y avait eu au Puy un pèlerinage de scouts qui avaient
été prisonniers, qui étaient revenus des camps, des choses comme ça. Et
il m’avait dit : [. . .] « Je m’étais inscrit pour le truc de théâtre, j’étais
pas en très bonne santé, j’ai pas pu rester, je suis allé à la chorale. Mais
alors ce type là, écoute,. . . Il avait dit à un certain nombre qu’est-ce que
vous chantez ? Il s’est isolé pendant une heure, et puis il est revenu avec
un truc à quatre voix. Il nous a appris ça, c’était formidable ». Alors je
n’avais de cesse que je ne découvre le César en question. (Éric, chef de
chœur)
Si ce réseau de scouts rassemble des jeunes qui ont pour certains une expérience
musicale12 , ce n’est pas le cas de la plupart d’entre eux13 . C’est à leur attention que
se développe le projet éducatif de Geoffray. Mais le réseau qui se structure autour
de ce dernier ne se constitue pas que par le biais des mouvements de jeunesse. Peu à
peu, le retentissement de l’action du chef de chant du scoutisme attire à lui d’autres
12. C’est le cas de ce scout qui chantait dans un groupe vocal avec notre interlocuteur.
13. Les entretiens que nous avons menés avec des témoins de cette période sont biaisés par un effet
de sélection. Les acteurs que nous avons rencontrés ont été interrogés en raison de leur engagement
actif au sein du monde choral au delà même de cette période fondatrice. Leur engagement à long
terme repose pour la plupart sur une formation musicale qui même si elle est parfois minime,
reste toujours présente. Il faut donc être conscient de cet effet de sélection lié à la constitution
de l’échantillon, et les témoignages concordent pour souligner qu’à l’exception des cadres de la
fédération, la plupart des jeunes issus du scoutisme qui constituent le mouvement À Cœur Joie à
son origine n’avaient que très peu voire aucune formation musicale.
49
CHAPITRE 1. ANCRAGES HISTORIQUES
Les musicien qui entrent en contact avec César Geoffray ont déjà pour certains
un solide bagage musical, des études au conservatoire et travaillent déjà avec des
ensembles vocaux. Le cas de musiciens comme Philippe Caillard, Stéphane Caillat
ou Raphaël Passaquet est révélateur. Leurs parcours sont relativement similaires.
Lorsqu’ils rencontrent César Geoffray, Philippe Caillard et Stéphane Caillat ont une
formation de conservatoire notamment en piano. Philippe Caillard comme Raphaël
Passaquet ont déjà une activité au sein de chœurs et d’ensembles vocaux. Geoffray
attire donc à lui des musiciens qui disposent d’un bagage technique déjà solide. La
similarité des parcours musicaux ne s’arrête pas là. Ce qui les rassemble également
est le fait qu’ils ne participent pas non plus pleinement au monde de la musique
professionnelle, et sans doute pas autant qu’ils le souhaiteraient. Philippe Caillard
a envisagé une carrière musicale avant de se tourner vers des classes préparatoires
de mathématiques puis de retourner finalement vers l’enseignement musical mais
en collège (épisode qu’il décrit comme des années noires). Stéphane Caillat pour sa
part a une formation musicale mais tardive, et qu’il juge lacunaire. Ces musiciens
s’intègrent vite au mouvement qui est en train de prendre forme autour de Geoffray.
Celui-ci les accueille volontiers, les incite éventuellement à compléter leur formation,
les encadre et soutient leur carrière.
14. Il s’agit du désir de faire de la musique son métier
50
1.2. LE « MOMENT À CŒUR JOIE ».
César Geoffray fédère donc autour de sa personne des acteurs dont les profils
sont extrêmement divers sur le plan musical. Entre le scout qui découvre le chant
polyphonique pour la première fois à l’occasion d’un rassemblement, et les musiciens
bien formés mais dont la position est relativement marginale au sein du monde de
la musique, les situations intermédiaires sont évidement représentées.
La pédagogie de la polyphonie
L’apport de César Geoffray est musical. Certes, le fait de chanter en groupe n’est
pas en soi une nouveauté au sein des mouvements de jeunesses, et notamment du
scoutisme. Chants de marche, chants de veillées. . . font partie des pratiques courantes
au sein de « la troupe », et le chant collectif — expression musicale du groupe —
s’intègre parfaitement aux valeurs du scoutisme. Ce chef de chœur qui a rencontré
César Geoffray au lendemain de la guerre raconte comment il a vu au cours de
son adolescence, les mouvements de jeunesse contribuer à diffuser un répertoire de
chansons populaires.
51
CHAPITRE 1. ANCRAGES HISTORIQUES
52
1.2. LE « MOMENT À CŒUR JOIE ».
Loin d’être vécu comme une contradiction, l’opposition entre répertoire savant
et répertoire populaire est théorisée. L’idéologie chorale portée par César Geoffray
propose une version éducative de l’affaiblissement de la frontière entre le savant et
le populaire. Le répertoire populaire simple et plus facile d’accès n’est finalement
qu’une étape dans une démarche d’apprentissage orientée vers le répertoire savant.
L’histoire d’À Cœur Joie est ainsi marquée par cette volonté de César Geoffray
de réduire le fossé entre répertoire savant et répertoire populaire. Ce rapport au
répertoire est la traduction directe de la diversité des trajectoires individuelles que
nous avons évoquée. Il s’inscrit pleinement dans la lignée de l’idéologie chorale et
de l’affirmation d’une réduction de la fracture entre art savant et art populaire. Il
53
CHAPITRE 1. ANCRAGES HISTORIQUES
54
1.2. LE « MOMENT À CŒUR JOIE ».
C’est donc en rupture avec un monde musical perçu comme élitiste et vieillissant
que le mouvement revendique sa dimension populaire. Au delà d’un tel discours ce-
pendant. La dimension même de mouvement choral « populaire »ne va pas sans poser
question. Ce texte de Céar Geoffray rédigé en 1962 à l’occasion du rassemblement
du mouvement est parlant.
On vous l’a dit : À Cœur Joie est un mouvement choral populaire, dans
le sens de « largement ouvert à tous, sans distinction ».
S’il n’a pas encore le bonheur de compter dans ses rangs beaucoup d’ou-
vriers, ni de présider à la création de chœurs d’usines comme il l’a long-
temps désiré, soyez assurés que la très grande majorité de ses membres,
sont des travailleurs, issus d’une bougeoisie disparue qui n’avait plus les
moyens d’entretenir ses enfants dans les douceurs d’une vie commode.
Les héritiers de ces années faciles gagnent leur existence aussi durement
que les ouvriers et sont ceux-là qui doivent se priver certainement pour
venir une semaine de pleine amitié aux Choralies.
Comme la plupart des pratiques chorales d’avant guerre, À Cœur Joie accorde
une dimension fonctionnelle à la pratique du chœur considéré comme vecteur idéo-
logique. Le contenu du discours change radicalement. Les préoccupations sociales,
identitaires ou politiques des mouvements d’avant guerre sont écartées, au profit
d’un message d’ordre plus philosophique et existentiel, de paix, de tolérance et d’op-
timisme. Le nom que se donne le mouvement n’en est qu’une manifestation parmi
d’autres. Les valeurs positives de joie, d’espoir et d’amitié, jamais très éloignées d’une
certaine mystique, sont en permanence manifestées dans la vie du mouvement, ses
écrits, ses événements. Cette attitude est illustrée par François Jaeger qui reconnaît
tout autant qu’il revendique cette attitude. Il en fait une véritable philosophie de la
vie qui est à ses yeux aux fondements même de l’existence du mouvement.
Il est vrai que le mouvement À Cœur Joie se fonde par la musique sur
un certain art de vivre et que l’attrait si profond qu’il exerce sur tant
55
CHAPITRE 1. ANCRAGES HISTORIQUES
56
1.2. LE « MOMENT À CŒUR JOIE ».
éthique ne fait pas non plus l’unanimité. Les effets de l’hétérogénéité du réseau ras-
semblé par Geoffray se font sentir et c’est sans surprise que le regard critique cité ici
émane de l’un des acteurs que nous décrivions comme issu de la frange « musicienne »
du réseau.
J’étais pas trop là dedans, moi. Pour un tas de raisons. . . Il fallait tou-
jours être joyeux. Je suis pas toujours joyeux, moi. Il fallait toujours
partir sur des routes, en chantant, la fleur au chapeau. J’avais envie
d’être mélancolique quand je suis mélancolique, et pas de me forcer tous
les matins, tous les jours, à dire le soleil brilleueueue, marchons, mar-
chons, non. Enfin je l’ai fait, avec les autres. D’abord il fallait bien, et
ensuite. . . Justement, j’avais plus envie d’aller vers la musique, au sens
beaucoup plus large, beaucoup plus approfondi, je pressentais, j’entends
je voyais tellement de chef-d’oeuvres que je me disais zut, ces machins là,
ça va bien un moment, mais j’en avais ras le bol. (Yves, chef de chœur)
L’édition musicale
57
CHAPITRE 1. ANCRAGES HISTORIQUES
La formation
C’est dans le domaine de la formation que l’action d’À Cœur Joie a été la plus
innovante et son impact le plus décisif. Les origines du mouvement et la dimen-
sion éducative du projet porté par Geoffray sont déterminantes. Le développement
spontané du mouvement porté par des jeunes qui reproduisent l’expérience polypho-
nique vécue auprès de Geoffray ou qui s’emparent des harmonisations diffusées par
les recueils À Cœur Joie, pose très vite une question de diffusion des compétences
de direction.
Dans les années qui suivent la création de la fédération, César Geoffray et les
acteurs qui gravitent autour de lui développent donc une offre de formation originale
à l’attention des chefs de chœur. Celle-ci reste longtemps sans équivalent au sein du
monde choral18 . L’impact de ces formations est déterminant. C’est en grande partie
sur elles que repose la vitalité du mouvement, pour deux raisons au moins. Ce
sont elles qui assurent la cohésion et le renouvellement des « forces vives » de la
18. Cf. Chapitre 4 sur la formation des chefs de chœur.
58
1.2. LE « MOMENT À CŒUR JOIE ».
les rassemblements
59
CHAPITRE 1. ANCRAGES HISTORIQUES
vailler pour le concours, c’est pas la même chose que de travailler pour
la musique et pour la beauté. (Éric, Chef de chœur)
La volonté de rassembler les membres d’À Cœur Joie conduit en 1950 à l’organi-
sation d’un rassemblement national sur le domaine de Chamarande20 , puis en 1953 à
l’organisation des premières « Choralies » à Vaison la romaine. Le programme de ces
événements est chargé. Pendant une semaine se succèdent ateliers musicaux, festival
de chant choral, fêtes costumées. . . Un rythme triennal est adopté pour l’organisa-
tion de rassemblements nationaux, et d’autres actions du même type sont organisées
couramment à l’échelle régionale21 .
Les rassemblements sont l’occasion de réaffirmer, en la réinterprétant, la dimen-
sion populaire de la fédération. Si ce n’est à l’origine sociale de ses membres, la
« popularité » du mouvement tient à son caractère massif, à sa capacité à rassem-
bler les foules. Les rassemblements sont les événements au cours desquels À Cœur
Joie se donne à voir comme mouvement de masse. César Geoffray dresse en 1965 un
constat satisfait de l’audience croissante de ces rassemblements.
De trois ans en trois ans, nos Choralies vaisonnaises, après le départ
intime et champêtre de Chamarande ont vu la montée flamboyante du
Mouvement dans son ampleur, 700, 1 700, 2 500, 3 500 participants, la
qualité de ceux-ci aux À Cœur Joie de France s’ajoutant ceux d’Afrique
du Nord, de Belgique, de Suisse, d’Espagne, du Canada, puis nos amis
étrangers, les Allemands en tête, l’importante de nos réalisations, leur
valeur accrue. . .[Geoffray, 1975, 99]
Au cours de ces rassemblements, les chants en commun sont une occasion parti-
culière de rendre sensible ce caractère massif et populaire tout en manifestant l’idéo-
logie humaniste du mouvement. Le rassemblement de choristes est l’occasion de faire
interpréter des œuvres par des groupes imposants de plusieurs centaines à plusieurs
milliers de chanteurs22 . La création par l’ensemble des participants de pièces écrites
par César Geoffray était l’un des objectifs des premiers rassemblements. Par ailleurs
l’institutionnalisation d’un « répertoire commun » fixé annuellement par la direction
du mouvement et travaillé par l’ensemble des chorales membres de la fédération per-
met l’interprétation de pièces par l’ensemble des participants aux rassemblements.
Ceux-ci sont l’occasion de mettre en scène l’idéologie du mouvement à travers des
masses chantantes composées de choristes ne se connaissant pas, mais rassemblés
20. Le château de Chamarande et son parc étaient la propriété du mouvement scout qui le mit
à disposition d’À Cœur Joie pour organiser ses premières rencontres.
21. Le mouvement se structure dès sa création en « régions » qui assurent l’animation d’un réseau
de chœurs à une échelle plus locale.
22. Cf. La description du chant commun en introduction, p. 1.
60
1.2. LE « MOMENT À CŒUR JOIE ».
par ces chants communs. Qu’ils fassent l’objet d’une organisation lors des séances
quotidiennes du théâtre antique où qu’ils soient plus spontanés23 , les chants com-
muns sont encore aujourd’hui un élément central dans la manifestation de l’idéologie
du mouvement.
L’émergence d’À Cœur Joie entre les années 1940 et le début des années 1950 a
un l’impact décisif sur l’évolution du monde choral français. Un réseau d’acteurs se
structure autour d’une personnalité forte. Leur action portée par un projet idéolo-
gique clairement affirmé aboutit à l’institutionnalisation de formes d’action qui sont
à la base du rayonnement de cette fédération de chorales.
Si ce moment s’inscrit parfaitement dans la rhétorique du « renouveau » chère
au monde choral français, cette vision doit être nuancée. Tout l’intérêt du mouve-
ment À Cœur Joie réside précisément dans la prise en compte des continuités dans
lesquelles il s’inscrit. Certes, le mouvement introduit des ruptures dans les formes
de la pratique chorale. Sur le plan idéologique, les perspectives ouvriéristes ou iden-
titaires des mouvements de jeunesse et d’éducation populaire sont fondues dans une
rhétorique humaniste. Sur le plan de la pédagogie surtout, le mouvement réalise des
ruptures fondamentales en proposant une action systématique de formation des chefs
de chœur. Sur le fond cependant, la continuité avec les mouvements de musique de
chœur avant-guerre est flagrante. César Geoffray en particulier incarne cette conti-
nuité. Il réalise à lui seul une synthèse étonnante du monde choral de l’entre-deux
guerre. Par ailleurs, le mouvement reprend les composantes essentielles de l’« idéo-
logie chorale » telle qu’elle se dessine au cours des xixe et xxe siècles. Elle peut être
observée enfin au niveau des actions. L’activité d’édition comme l’organisation de
rassemblements inscrit À Cœur Joie dans le prolongement de l’orphéon autant que
dans celui des mouvements de jeunesse.
Là où À Cœur Joie réalise une rupture certaine cependant — et la personnalité
de Geoffray est ici essentielle — c’est dans sa capacité de synthèse, qui parvient
à condenser l’héritage de plusieurs formes de pratiques chorales qui étaient aux
antipodes l’une de l’autre. Que Jaeger puisse inscrire l’action de Geoffray dans la
continuité des orphéons aussi bien que de celle du mouvement cécilien [Jaeger, 1976]
est révélateur du caractère exceptionnel de cette personnalité.
23. Des chants peuvent être entonnés aussi bien au terrasses de café qu’à l’occasion de files
d’attente à la cantine en plein air ou à l’entrée du théâtre. . .
61
CHAPITRE 1. ANCRAGES HISTORIQUES
62
1.2. LE « MOMENT À CŒUR JOIE ».
La radio est présente mais marginale. Par comparaison avec la situation contem-
poraine, le taux d’équipement est encore peu élevé dans les années 1940 et la qualité
du rendu sonore incertaine. La multiplication des moyens de reproduction musicale
n’est pas encore d’actualité.
Ces cultures parcellaires sont donc caractéristiques d’un milieu social : des fa-
milles de classe moyenne généralement religieuse offrant la possibilité d’un contact
avec la musique. Mais elles sont surtout caractéristiques d’une époque. Malgré la
banalisation de la musique enregistrée dans l’entre-deux guerres, ce n’est qu’à la
fin des années 1940 et au cours des années 1950 que l’invention du microsillon et
la conjoncture économique favorable permettent une réelle démocratisation de la
diffusion de la musique enregistrée [Tournès, 2008].
Forts de cette socialisation musicale parcellaire, les individus découvrent un uni-
vers musical plus large, souvent à l’occasion de leurs études. Une telle découverte est
souvent présentée comme une révélation, ou un dévoilement. Le rôle des institutions
religieuses est important et oriente ces expériences vers un répertoire de musique
sacrée. Cet acteur découvre des répertoires dont il ignore tout à l’occasion de son
entrée au séminaire : répertoire grégorien dans le cadre de ses études de séminariste,
répertoire polyphonique dans le cadre de la maîtrise de la cathédrale, et ouverture
sur un répertoire contemporain interprété par l’organiste.
63
CHAPITRE 1. ANCRAGES HISTORIQUES
64
1.2. LE « MOMENT À CŒUR JOIE ».
ginité d’oreille » de ces acteurs est inimaginable désormais. D’autre part, l’évolution
du paysage musical dans l’après guerre transforme radicalement le sens que peut
prendre le rapport à la musique populaire proposé par le répertoire choral. Les inno-
vations techniques dans le domaine musical de l’après guerre modifient radicalement
le paysage musical26 . Avec le jazz, mais plus encore avec le rock à partir des années
1950, l’histoire des musiques populaires, de leur diffusion et des métissages musi-
caux qu’ils suscitent, passe avant tout par l’enregistrement et l’électrification. Face
au développement d’une culture populaire musicale qui est désormais avant tout
une culture de masse industrialisée, il devient de plus en plus difficile d’appliquer
l’épithète de « populaire » au projet musical porté par le chant choral.
L’histoire du chant choral doit être envisagée dans le cadre d’une histoire plus
large qui est celle des cultures musicales de masse. L’idéologie chorale est en défini-
tive un projet de massification de la culture musicale et de métissage des cultures
populaires et savantes, fondé sur la pratique. À Cœur Joie est à la fois l’ultime mani-
festation de cette idéologie et une synthèse de divers courants qui ont porté ce projet
au cours des xixe et xxe siècles en France. Le mouvement choral émerge précisément
au moment où le monde de la musique est secoué par une seconde vague de massifi-
cation de la culture musicale dont l’orientation est profondément différente de celle
qu’envisageaient les promoteurs de la pratique chorale. Cette seconde massification
ne concerne plus les pratiquants, mais les auditeurs. Elle repose sur des révolutions
technologiques dans le domaine de la reproduction et de la diffusion musicale. Et elle
n’aboutit pas à une synthèse des cultures musicales savantes et populaires, mais au
contraire au développement de genres musicaux populaires nouveaux qui réaffirment
la hiérarchie symbolique clivant l’espace culturel.
La comparaison de ces deux épisodes de massification des cultures musicales est
riche d’enseignements. L’idéologie chorale porte un projet d’hybridation des cultures
musicales. La fonction éducative du chœur et la possibilité d’intégration des réper-
toires populaires laisse envisager la possibilité d’une synthèse des cultures savantes et
populaires, portée par le projet d’éducation populaire. La massification des cultures
musicales — dont le développement est porté par les musiques amplifiées au cours
de la seconde moitié du xxe siècle — prend de fait une direction toute autre. Loin
d’atténuer le fossé entre musiques savantes et musiques populaires, elle le réaffirme.
La nature même de l’idéologie chorale assigne donc à cette pratique musicale une po-
26. L’introduction de l’enregistrement modifie radicalement le rapport de l’auditeur à la musique
[Rehding, 2005] et contribue à créer un objet musical particulier [Rehding, 2006]. Le concept de
« paysage sonore » [Schafer, 1991] contemporain a été profondément transformé par les innovations
techniques du xxe siècle [Tournès, 2008, Thompson, 2004].
65
CHAPITRE 1. ANCRAGES HISTORIQUES
sition intermédiaire au sein des mondes musicaux, entre des musique savantes dont
on poursuit la démocratisation et des cultures populaires qui s’avèrent en définitive
douées de leur propre dynamique.
1.3.1 De la marginalité. . .
L’histoire chorale de l’après guerre est marquée par la montée en puissance des
mouvements d’éducation populaire. Si À Cœur Joie est le principal mouvement
d’ampleur nationale spécialisé sur le chant choral, il n’est pas seul pour autant.
Au sein du scoutisme, d’autres actions sont menées. Même si la fédération chorale
revendique son caractère non-confessionnel, À Cœur Joie reste issu des branches
chrétiennes du scoutisme. Une action similaire à celle de Geoffray est menée au sein
du scoutisme laïc, par William Lemit qui est par ailleurs actif avec d’autres mouve-
ments dont en particulier celui des auberges de jeunesse [Poujol et Romer, 1996]. En
dehors du scoutisme, les fédérations musicales d’éducation populaire — la Fédération
Musicale Populaire et les Jeunesses Musicales de France en particulier — jouent un
rôle dans le soutien aux pratiques chorales. L’action d’À Cœur Joie s’inscrit donc en
réalité dans le cadre plus large de l’institutionnalisation de la mouvance d’éducation
populaire sous l’égide du haut commissariat à la Jeunesse et aux Sports27 .
Le monde choral se développe donc de façon homogène autour d’un projet centré
sur l’amateurisme et l’éducation musicale. Ce développement maintient le monde
choral dans une situation d’extériorité vis à vis du monde de la musique savante
professionnalisée. Le détachement du monde choral vis à vis du monde musical ins-
titutionnalisé est une tendance de long terme depuis l’exclusion du chant choral des
institutions de formation musicale à la Révolution. Cette situation se se perpétue en
France jusque dans les années 1980. Cette exclusion n’est pas totale. Des exceptions
notables existent notamment dans le cadre de la radio. Le compositeur Guy Reibel
contribue à intégrer des pratiques vocales au Groupe de Recherche Musicale fondé
27. Cette institutionnalisation de l’éducation populaire fera l’objet d’une analyse plus approfon-
die dans le cadre du chapitre sur les politiques publiques du chant choral. Cf. Chapitre 8.
66
1.3. CINQUANTE ANS POUR UN RENVERSEMENT
par Pierre Schaeffer en collaboration entre autres avec le groupe vocal de Stéphane
Caillat. Le chef de chœur et producteur à Radio France François Vercken joue égale-
ment un rôle important, notamment par l’animation d’une émission hebdomadaire.
Mais ces expériences reposent sur des personnalités fortes et restent circonscrites.
Stéphane Caillat témoigne ainsi de l’incompréhension à laquelle se heurtait son ami
François Vercken au sein de la Maison de la Radio.
1.3.2 . . . À la reconnaissance ?
Les années 1980 et 1990 voient précisément la remise en cause progressive de ce
déficit de légitimité du monde choral. La musique pour chœur jouit désormais, du
moins en apparence, d’une reconnaissance équivalente à la musique instrumentale.
La visibilité médiatique d’une chef de chœur comme Laurence Equilbey est présen-
tée par cet acteur du monde choral contemporain comme emblématique de cette
transformation.
67
CHAPITRE 1. ANCRAGES HISTORIQUES
Conclusion
L’histoire des pratiques chorales en France sur une période de long terme met en
évidence les fondements de l’unité et des spécificités de ce monde musical. Contrai-
rement à la lecture qui est souvent faite, la Révolution Française ne cause pas la
disparition du monde choral. La pratique du chœur est désinstitutionnalisée. Elle
se développe néanmoins sous des formes nouvelles dans le cadre d’initiatives pri-
vées. Celles-ci font preuve d’une grande diversité et peuvent prendre une ampleur
particulièrement large. Ce développement participe par ailleurs d’un mouvement
culturel européen plus large. L’idéologie chorale qui se développe au cours des xixe
28. Cf. Ci-dessus, p. 67.
68
1.3. CINQUANTE ANS POUR UN RENVERSEMENT
29. Le sens de cette notion d’« art moyen » doit être précisé. Ce sera l’objet du chapitre 2.
30. Ce sera en particulier l’objet des chapitres 3 sur les chanteurs et 4 sur les chefs de chœur.
31. Le chapitre 5 sur le fonctionnement des groupes sera consacré à cette question.
32. L’ensemble de la partie III traitera ce point.
33. Celle-ci fera l’objet de la partie IV de cette thèse.
69
CHAPITRE 1. ANCRAGES HISTORIQUES
70
Chapitre 2
Le répertoire choral,
Un genre moyen
Introduction
Qu’est-ce que le chant choral ? La notion même de musique chorale a-t-elle un
sens ? Il est permis d’en douter tant est grande la diversité des œuvres interprétées
au sein de ce monde de l’art. Quoi de commun entre des pièces de chant grégorien
et un chant de gospel ? Entre un oratorio classique et un chant africain ? Entre
une pièce de musique savante contemporaine et l’harmonisation d’une chanson de
variété ? Nous nous interrogions en instroduction sur le bien-fondé d’une définition
organologique de notre objet 1 . Cette question prend tout son sens lorsque l’on traite
du répertoire choral. Face à la diversité du répertoire choral, deux stratégies peuvent
être adoptées : organiser cette hétérogénéité ou chercher à la réduire. Nous garderons
ces deux perspectives en ligne de mire.
Organiser l’hétérogénéité de la musique chorale consiste à s’interroger sur les
grandes lignes de fracture qui permettent de structurer la diversité des œuvres en
ensembles cohérents. Réduire cette hétérogénéité consiste à s’interroger sur le déno-
minateur commun à ces répertoires, afin de cerner ce qui fonde l’unité du monde
choral et qui justifie sa constitution en un objet d’étude homogène. L’enjeu de cette
seconde perspective est également d’ordre méthodologique. Reconstruire l’homogé-
néité d’un répertoire passe par l’analyse de ses propriétés formelles. L’analyse des
propriétés des pièces de chant choral nous permettra de cerner ce qui fonde l’unité
et l’originalité du monde choral.
Nous adopterons trois entrées différentes sur le répertoire choral. Nous consi-
1. La définition que nous avons adoptée du chant choral — l’ensemble des « pratiques vocales
collectives » — est organologique dans la mesure où elle rassemble des phénomènes musicaux qui
recourent à un même mode de production sonore. La cohérence de ces phénomènes d’un point de
vue sociologique ne va pas de soi.
71
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
dèrerons successivement les pratiques, les discours, et les œuvres. L’entrée par les
pratiques nous permettra dans un premier temps de mettre en évidence les grands
clivages qui traversent le monde choral. L’analyse quantifiée de la façon dont les
chœurs composent leur programme musical conduit à constater le poids de deux
oppositions structurante. La première oppose les répertoires savants aux répertoires
populaires, la seconde conduit à distinguer des pratiques spécialisées et des pratiques
éclectiques. Le poids particulièrement important de ces dernières au sein du monde
choral doit être souligné. L’analyse des discours nous conduira dans une seconde
partie à mettre en évidence les hiérarchisations symboliques qui découlent de cette
structuration des répertoires de chant choral. Dans un troisième temps, nous nous
pencherons sur le contenu du répertoire à proprement parler. L’analyse formelle du
répertoire choral nous permettra de mettre en évidence les fondements de l’unité du
monde choral, au-delà de la diversité des genres. Nous montrerons que le répertoire
choral opère une synthèse originale entre des conventions savantes, et un matériau
musical populaire. La musique chorale est un répertoire intermédiaire qui constitue
un terrain de réflexion riche sur la notion d’art moyen.
72
2.1. LES PRATIQUES DU RÉPERTOIRE
2. La plupart des auteurs de l’enquête sont eux-mêmes des chefs de chœurs qui ont reçu une
formation musicale classique, et qui entretiennent un rapport plus étroit avec la musique savante
qu’avec la musique populaire.
73
De manière
Répertoire abordé Parfois Souvent privilégiée Total
Eff. % Eff. % Eff. % Eff. %
Chant grégorien 308 13% 26 1% 41 2% 375 16%
Musique médiévale 524 23% 46 2% 13 1% 583 25%
Musique de l’époque Renaissance 1062 46% 363 16% 88 4% 1513 66%
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
Musique de l’époque dite « baroque » 771 34% 364 16% 117 5% 1252 55%
Musique de l’époque dite « classique » 913 40% 506 22% 101 4% 1520 66%
Musique de l’époque romantique 839 37% 382 17% 86 4% 1307 57%
Musique « savante » du XXe siècle (avant1945) 580 25% 207 9% 76 3% 863 38%
Musique « savante » contemporaine (après 1945) 462 20% 133 6% 65 3% 660 29%
Oratorio 290 13% 98 4% 53 2% 441 19%
Opéra 361 16% 39 2% 16 1% 416 18%
Opéra pour enfants 88 4% 29 1% 5 0% 122 5%
74
Opérette 248 11% 28 1% 10 0% 286 13%
Comédie musicale 452 20% 54 2% 32 1% 538 24%
Comptines et contes musicaux 153 7% 61 3% 22 1% 236 10%
Chanson (y compris harmonisée) 564 25% 660 29% 444 19% 1668 73%
Jazz 662 29% 121 5% 47 2% 830 36%
Gospel 852 37% 216 9% 71 3% 1139 50%
Negro Spiritual 1068 47% 275 12% 84 4% 1427 62%
Musique traditionnelle et/ou folklorique 882 39% 446 19% 144 6% 1472 64%
Musique liturgique d’aujourd’hui 412 18% 96 4% 95 4% 603 26%
Autres (précisez) 99 4% 53 2% 54 2% 206 9%
% calculés sur l’effectif total : N = 2288
Tab. 2.1 – Répertoires pratiqués par les choeurs.
2.1. LES PRATIQUES DU RÉPERTOIRE
font les acteurs de ces intitulés. Ces représentations ne correspondent pas nécessai-
rement. La catégorie « Musique de l’époque dite « classique » »illustre ce point. La
formulation quelque peu alambiquée souligne le souci des auteurs de bien signaler
qu’ils entendent par là la musique de la période classique (seconde moitié du xviiie
siècle), et non la « musique classique »au sens large (c’est-à-dire peu ou prou l’en-
semble de la musique savante à l’exception de la création contemporaine). Le fait que
cette catégorie soit la première en termes d’effectif de tous les répertoires de style
savant suggère que le sens large de « musique classique »a malgré tout été retenu
par une partie au moins des répondants.
Au-delà des précautions d’analyse qu’impose son usage, cette typologie reste un
outil efficace pour décrire le répertoire du monde choral. Elle nous permet d’appuyer
notre analyse du répertoire choral non sur une conception a priori que l’on se fe-
rait des grands clivages traversant les mondes musicaux, mais sur les pratiques des
acteurs. La typologie du questionnaire définit un espace au sein duquel les chœurs
peuvent se positionner avec précision. Nous partirons donc de la façon dont les ré-
pondants se sont approprié cet outil descriptif pour décrire leurs pratiques. Nous
nous appuyons sur un recodage de l’ensemble des questions sur le répertoire en
variables ordinales3 . Soit F i, j un indicateur de la fréquence à laquelle le chœur i
aborde le répertoire j.
– Fi,j = 0 si le chœur à répondu « jamais »,
– Fi,j = 1 si le chœur a répondu « parfois »,
– Fi,j = 2 si le chœur a répondu « souvent »,
– Fi,j = 3 si le chœur a répondu « exclusivement ».
Fi,j décrit les pratiques des chœurs dans l’espace des vingt-et-une catégories de
répertoire. Nous avons réalisés une Classification Ascendante Hiérarchique (méthode
« ward ») à partir des distances euclidiennes séparant les individus au sein de cet
espace de répertoires. Nous aboutissons à une typologie des pratiques du répertoire
(cf. figure 2.1 p. 76 et tableau 2.2 p. 77.).
Deux indicateurs permettent de décrire les pratiques ainsi classifiées dans l’es-
pace des répertoires. Le premier est la proportion des chœurs qui, au sein d’une
classe donnée abordent chaque type de répertoire, à quelque fréquence que ce soit
(cf. tableau 2.3 p. 78). Il permet de repérer les styles musicaux les plus représentatifs
3. La fréquence des non-réponses a imposé des choix méthodologiques. Nous n’avons considéré
comme des données manquantes que les non-réponses systématiques pour l’ensemble des questions
sur le répertoire. Pour un chœur qui aurait déclaré aborder de la musique renaissance « parfois »et
de la chanson « souvent »mais n’ayant rien coché pour les autres catégories de répertoire, ces
non-réponses ont été traitées comme des « jamais ».
75
76
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de chaque classe. Le second indicateur est, pour chaque répertoire j la moyenne des
Fi,j des chœurs d’une classe qui abordent le répertoire (tableau 2.4 p. 79). Il s’agit
donc d’une évaluation de la fréquence moyenne à laquelle chaque genre est chanté. Il
indique dans quelle mesure les chœurs qui l’abordent lui accordent une place centrale
ou non dans leur pratique.
77
Classe I. Classe II. Classe III. Classe IV. Classe V.
Savant Varié Populaire Traditionnel Religieux Total
Chant Grégorien 23% 20% 3%* 9%* 58%* 16%
Médiéval 24% 37%* 16%* 24% 23% 25%
Renaissance 75% 83%* 39%* 70% 36% 66%
Baroque 85%* 71%* 22%* 41%* 35% 55%
Classique 86%* 83%* 32%* 64% 45% 66%
Romantique 85%* 73%* 23%* 47% 35% 57%
Moderne, avant 1945 73%* 49%* 11%* 20%* 12%* 38%
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
78
Jazz 20%* 60%* 50%* 22%* 3%* 36%
Gospel 24%* 85%* 51% 44% 19%* 50%
Negro Spiritual 37%* 94%* 58% 63% 40% 62%
Traditionnel – Folklorique 38%* 83%* 57% 83%* 40% 64%
Liturgique d’aujourd’hui 17% 42%* 10%* 21% 84%* 26%
Répertoire Autres 3%* 8% 7% 19%* 2% 9%
Lecture :
– Au sein de la première classe, 23% des chœurs font du chant grégorien.
Ils ne sont que 16% dans l’ensemble de la population.
– Afin de faciliter la lecture, les données supérieures à la marge (colonne « Total »)
sont signalées en gras, les données inférieures sont en italique.
– * Donnée significative au seuil de 0,1% (test du χ2 ; ddl = 4).
Tab. 2.3 – Probabilité d’aborder un genre donné selon les classes
Classe I. Classe II. Classe III. Classe IV. Classe V.
Savant Varié Populaire Traditionnel Religieux Total
Chant Grégorien 1,17 1,13 1,15 1,06* 1,94* 1,3
Médiéval 1,20 1,08 1,03* 1,07 1,57 1,1
Renaissance 1,47* 1,48* 1,03* 1,24* 1,27 1,4
Baroque 1,80* 1,47 1,04* 1,05* 1,24* 1,5
Classique 1,71* 1,56 1,06* 1,22* 1,18* 1,5
Romantique 1,72* 1,42 1,04* 1,09* 1,12* 1,4
Moderne, avant 1945 1,70* 1,21* 1,06* 1,08* 1,14 1,4
Contemporain, après 1945 1,59* 1,26 1,08* 1,14* 1,08 1,4
Oratorio 1,71* 1,18* 1,07 * 1,07 * 1,00* 1,5
Opéra 1,26 1,13 1,27 1,06* 1,00 1,2
Opéra pour Enfants 1,15 1,15 1,55 1,13 1,33 1,3
Opérettes 1,27 1,13 1,19 1,11 1,00* 1,2
Comédie musicale 1,04* 1,20 1,39 1,03* 1,00* 1,2
Comptines et contes 1,20 1,09* 1,78* 1,00* 1,20 1,4
Chanson 1,13* 1,87 2,54* 1,72* 1,79 1,9
79
Jazz 1,06* 1,27 1,45* 1,02* 1,00* 1,3
Gospel 1,09* 1,59* 1,15* 1,07 * 1,04* 1,3
Negro Spiritual 1,09* 1,62* 1,14* 1,10* 1,14 1,3
Traditionnel – Folklorique 1,14* 1,54 1,30* 1,72* 1,71 1,5
Liturgique d’aujourd’hui 1,09* 1,35 1,06* 1,18* 2,67* 1,5
Répertoire Autres 1,11* 1,39* 1,53 2,17* 1,33 1,8
2.1. LES PRATIQUES DU RÉPERTOIRE
Lecture :
– Sur une échelle allant de 1 (Parfois) à 3 (De façon privilégiée), les chœurs de la classe I.
qui font de la musique baroque abordent ce répertoire à une fréquence de 1,8 en moyenne.
Cette valeur n’est que de 1,5 pour l’ensemble de la population.
– Afin de faciliter la lecture, les données supérieures à la marge (colonne total)
sont signalées en gras, les données inférieures sont en italique.
– * Donnée significative au seuil de 0,1% ((T de Student)).
Tab. 2.4 – Moyennes des fréquences pour les chœurs d’une classe abordant un répertoire donné
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
80
2.1. LES PRATIQUES DU RÉPERTOIRE
81
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
Une troisième classe concerne un cinquième de la population (21 %). Elle est ca-
ractérisée par le poids des répertoires de musique populaire et la sous-représentation
de ceux de musique savante. Une catégorie de répertoire joue un rôle particulière-
ment structurant pour cette classe, c’est celui de « chanson »qui est plus abordée
dans cette classe que dans toute autre. 95 % des chœurs de cette catégorie font de la
chanson à une fréquence moyenne particulièrement élevée de 2,5. Le caractère par-
ticulièrement structurant de ce genre ressort d’autant plus à un niveau de typologie
plus fin, dans la mesure où la classe est scindée en deux en isolant un sous-ensemble
de 80 groupes faisant tous de la chanson de façon quasi-exclusive.
D’autres répertoires sont caractéristiques de cette troisième classe. Il s’agit de
la comédie musicale (38 %des chœurs de ce groupe abordent cette catégorie), ainsi
que des répertoires pour enfants : opéra pour enfant (10 %) et comptines et comptes
(24 %). Ces probabilités sont les plus élevées observées pour ces répertoires. Les
catégories de répertoire savant jouent un rôle négatif comparable à celui que joue la
chanson au sein du répertoire populaire. C’est au sein de cette classe qu’ils sont le
plus faiblement abordés. Cette troisième classe est en définitive une forme d’image
en négatif de la première, spécialisée sur les répertoires savants.
82
2.1. LES PRATIQUES DU RÉPERTOIRE
et la spécialisation autour du répertoire populaire n’est pas aussi marquée que celle
qui oppose les ensembles de répertoire savant du reste de la population. Plus qu’une
césure, il s’agit ici d’un continuum allant de l’éclectisme le plus affirmé à la spéciali-
sation autour d’un nombre de genres populaires limités. D’autre part, les trois genres
dominants pour cette classe — « chanson », « musique traditionnelle et folklorique »
et « renaissance » — ne sont pas sans évoquer le projet musical des mouvements
d’éducation populaire. La chanson renaissance et la chanson traditionnelle harmo-
nisée constituent le fondement de ce qui en vient à être désigné assez généralement
au sein du monde choral comme le « Répertoire À Cœur Joie ». L’hypothèse se-
lon laquelle cette classe reflète cette mouvance particulière du monde choral reste à
vérifier.
La dernière classe est marginale en termes d’effectif. Elle ne concerne que 5% des
ensembles. Elle présente cependant un profil extrêmement typé, caractérisé par la
forte sur-représentation de deux types de répertoires : le chant grégorien (abordé par
58% des chœurs de cette catégorie, contre 16% des chœurs de la population totale),
et la musique liturgique « d’aujourd’hui » (84%, contre 26%). Ce type de chœurs
est donc profondément marqué par la fonction religieuse de son répertoire. La forte
corrélation (cf. Tableau 2.1.4) entre l’appartenance à cette classe et le rôle liturgique
des ensembles souligne la dimension fonctionnelle de cette classe de répertoire.
Tab. 2.5 – Croisement de la classe de répertoire V. avec le fait d’avoir une fonction
liturgique.
La méthodologie d’enquête adoptée par les représentants des Missions voix pré-
voyait d’écarter de l’enquête les chœurs liturgiques jugés trop particuliers et trop
83
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
difficiles à recenser. Le caractère très marginal de cette catégorie doit être relativisé.
Il découle directement de l’exclusion des chœurs strictement liturgiques du dispositif
d’enquête. La présence de ces chœurs dans l’échantillon doit être considérée comme
un reliquat. Par ailleurs, le fait que la procédure de classification associe cette caté-
gorie de chœurs de répertoire liturgique aux ensembles de répertoire populaire plutôt
qu’à ceux de répertoire savant est intéressant. Ce résultat est sans doute révélateur
de l’évolution des pratiques liturgiques qui ont fait suite aux réformes du Concile
Vatican II6 .
84
2.2. HIÉRARCHIES SYMBOLIQUES
discussions critiques les plus abouties des travaux de Bourdieu. Selon ces travaux,
ce ne sont pas les genres artistiques qu’il convient de prendre en compte pour saisir
les hiérarchies symboliques entre individus, mais plutôt leur diversité. Ils montrent
que l’affirmation de goûts éclectiques (ou omnivores) supplante la familiarité avec
les genres artistiques savants comme marqueur de statut social. À l’inverse, plus que
les goûts pour les arts populaires, c’est l’affirmation d’un goût exclusif pour un seul
genre (la culture du « fan »), qui caractérise les pratiques culturelles socialement
dominées7 .
Le développement de consommations omnivores a initialement été décrit comme
un phénomène historique conduisant à l’effacement de la pertinence de la hiérar-
chie symbolique du savant et du populaire [Peterson et Kern, 1996]. D’autres lec-
tures font plus modestement de l’opposition entre éclectisme et spécialisation une
dimension supplémentaire de la hiérarchisation des goûts artistiques. Celle-ci vient
complexifier le jeu de la hiérarchie du savant et du populaire, sans l’annuler pour
autant [Coulangeon, 2003].
C’est dans cette seconde perspective qu’il faut envisager le rôle des répertoires
éclectiques au sein du monde choral. Il est clair que la diversité du répertoire d’une
fraction importante de la population des chœurs ne remet pas en cause le rôle dé-
terminant de l’opposition du savant et du populaire dans le monde choral. Il faudra
donc nous interroger sur la façon dont l’éclectisme vient complexifier la lecture que
l’on peut faire de l’opposition du savant et du populaire.
7. Appuyé à l’origine sur une analyse des goûts musicaux aux États-Unis d’Amérique,
[Peterson et Simkus, 1992, Bryson, 1997, Bryson, 1996], ce modèle a fait l’objet de nombreuses
discussions. Sa validité a notamment été établie pour d’autres sphères culturelles que la seule
musique [DiMaggio et Mukhtar, 2004, Zavisca, 2005] ainsi que dans d’autres contextes cultu-
rels que l’Amérique du Nord, notamment en France et plus largement en Europe occidentale
[Coulangeon, 2003, van Eijck, 2001, Chan et Goldthorpe, 2007].
8. Une telle légitimité transparait par exemple dans la place exclusive accordée au répertoire
de musique savante dans le Guide de la musique sacrée et chorale profane de la collection Les
indispensable de la musique chez Fayard [Tranchefort, 1993]. Le répertoire populaire harmonisé en
est totalement absent. Les seuls harmonisateurs mentionnés sont ceux qui ont gagné leur légitimité
dans le domaine de la composition. Il est ainsi mentionné pour Jacques Chailley : « Indiquons que
Jacques Chailley a réalisé de nombreuses harmonisations chorales a capella : de folklores français
ou étrangers, de textes (chansons militaires notamment) et Noëls anciens, de chansons d’auteurs,
85
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
en relevant les signes de cette légitimité, il faut cependant rester sensible à l’expres-
sion de jugements qui tendent à la relativiser.
Les répertoires savants jouissent d’une forte légitimité aux yeux de nombreux ac-
teurs du monde choral. Deux rhétoriques sont mobilisées à l’appui de la valorisation
des répertoires savants. L’une insiste sur la reconnaissance des qualités intrinsèques
de la musique savante et de ses « chefs-d’œuvres ». L’autre insiste sur la mise en
valeur d’œuvres jugées intéressantes dans une optique plus intellectualisée.
Le répertoire savant n’est pas valorisé de façon uniforme. Il est balisé par des
« grandes œuvres » dont les qualités sont censées ne faire aucun doute. A l’excep-
tion de quelques oratorios profanes (Les Saisons de Haydn), celles-ci sont pour la
plupart de grandes formes religieuses : messes, requiems, oratorios sacrés. Elles sont
considérées comme des références communes, abordées dans la discussion sur le ton
d’évidence de la connaissance partagée. Leur évocation ne se fait pas dans le vague,
on ne déclare pas avoir chanté « un requiem », « une messe de Mozart » ni « une
passion de Bach », mais « le requiem de Fauré », « la messe en ut de Mozart » ou « la
de canons et arrangements à usage scolaire, etc. Le métier du chef de choeur s’y révèle infaillible. »
[Tranchefort, 1993, p. 183].
86
2.2. HIÉRARCHIES SYMBOLIQUES
passion selon Saint Jean ». L’article défini prend une double valeur, il désigne un ob-
jet clairement identifié, mais prend également une valeur référentielle. Il souligne la
connaissance de l’œuvre attendue de l’interlocuteur, qui vaut reconnaissance impli-
cite de sa qualité. L’évocation de la pièce peut prendre une dimension plus elliptique
pour certaines œuvres clairement identifiables. « Le Messie » désigne l’oratorio de
Haendel, « la Missa Solemnis » est de Beethoven, « le Requiem Allemand » est de
Brahms, et la Passion selon Saint Jean de Bach peut devenir « la Saint Jean ».
Ces grandes œuvres abordées sur le ton de connaissance familière et partagée
jouent un rôle important dans le répertoire choral. Leur interprétation est un événe-
ment marquant dans le cadre d’une trajectoire chorale. Elles sont des étapes consi-
dérées avec fierté. Ces œuvres se distinguent par leur ampleur et la lourdeur de leur
mise en place. Elles sont longues, demandent un accompagnement orchestral, elles
demandent l’intervention de solistes. Monter une telle œuvre est souvent pour un
chœur l’objet d’un travail de longue haleine et implique un investissement accru en
temps et en termes financiers. À la valorisation symbolique liée au fait d’interpré-
ter un « chef-d’œuvre » s’ajoute le caractère marquant d’un projet nécessitant un
investissement important.
87
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
Un dédain tempéré Le regard que portent les tenants du répertoire choral savant
sur les répertoires populaires est variable. Il est courant que ceux-ci soient tout
88
2.2. HIÉRARCHIES SYMBOLIQUES
simplement ignorés. Pour ces acteurs, souvent dotés d’une formation et d’une culture
musicales poussées, le cadre de référence naturel est le répertoire savant. Lorsqu’ils
sont pas tout simplement absents des entretiens, les répertoires populaires peuvent
faire l’objet d’un dédain non dissimulé. Le terme même de « populaire » prend une
connotation clairement péjorative dans la bouche de Charles.
Bon, donc c’était pas très varié, on a même donné Là-haut sur la mon-
tagne, donc vous voyez (rire), c’est un peu la petite chanson, populaire,
bon, qui sont marrantes à chanter comme ça, mais ça fait pas un pro-
gramme, le vieux chalet. . . (Charles, choriste)
À l’inverse des répertoires savants, les musiques populaires n’ont qu’une faible ca-
pacité de distinction. Ce sont des musiques largement connues, largement appréciées
qui ne confèrent pas de plus-value symbolique. Ces répertoires ne sont plus légitimés
par des justifications d’ordre esthétique, mais par la nécessaire prise en compte des
goûts d’une majorité dont on ne partage pas nécessairement les orientations.
Et puis tu avais des trucs un peu plus. . . moi je m’y retrouvais pas
vraiment, il y avait du Charles Aznavour, du Charles Trénet, qui étaient
réarrangés pour chœur, ça plaisait beaucoup je pense aux grands-mères,
mais je trouvais ça un peu plus emmerdant. Parce que j’avais l’impression
en fait que c’était plus pour flatter un public, que pour mettre en valeur
une certaine musique. (Emmanuel, choriste)
Bien souvent cependant, la condescendance des tenants des répertoires savants
à l’égard de la musique populaire est tempérée. Il y a une réticence de la part de ces
acteurs à stigmatiser ouvertement ce type de musique. Le désintérêt vis-à-vis de la
musique chorale populaire est régulièrement accompagné d’un rejet de l’accusation
d’élitisme. Le répertoire populaire peut alors être relégitimé au sein d’un ordre de
valeur autre que celui de l’esthétique et du chef-d’œuvre. Dans la citation suivante,
ce sont les vertus pédagogiques de ces répertoires qui sont mises en avant.
Justement, j’avais plus envie d’aller vers la musique, au sens beaucoup
plus large, beaucoup plus approfondi, je pressentais tellement, pressen-
tais, j’entends je voyais tellement de chef-d’œuvres que je me disais « zut,
ces machins là, ça va bien un moment », mais j’en avais ras le bol. [. . .]
J’en avais un peu marre d’un répertoire un petit peu. . . populaire, bien
que je ne me méprise pas, il y a des harmonisations qui sont des étapes
qui permettent d’accéder à autre chose. La justification est là, quand
même aussi ; c’est un petit peu une marche d’escalier. (Yves, chef de
chœur)
Dans une perspective qui valorise avant tout « l’intérêt » du répertoire, on trouve
également cette idée que ce n’est pas le répertoire d’origine populaire en soi qui
89
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
90
2.2. HIÉRARCHIES SYMBOLIQUES
Ce besoin de justifier ses goûts ne concerne évidemment pas l’ensemble des chan-
teurs attirés par le répertoire populaire, mais le contraste avec les membres de chœurs
axés sur les répertoires savants est flagrant. Pour ces derniers, le choix du répertoire
savant n’est jamais justifié et toujours considéré comme allant de soi. La spontanéité
avec laquelle certains choristes éprouvent le besoin de justifier leur goût est à cet
égard parlante.
91
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
La programmation des concerts donnés par les chorales illustre la diversité des ré-
pertoires. La seule lecture des intitulés de concerts donnés à l’occasion des Choralies
2007 donne un aperçu de l’éclectisme du répertoire de certains ensembles : « Mu-
sique sacrée et profane d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs » (concert donné
le 3 août 2007 à Valréas) ; « De la verdoyante Suisse aux délices des Caraïbes »
(concert donné le 6 août à Vaison-la-Romaine) ; « De la Renaissance à Eric Clap-
ton » (concert donné le 7 août 2007 à Vaison-la-Romaine) ; « Kaleïdoscop’ vocal »
(concert donné le 7 aout à Entrechaux). . . Le détail des programmes donne une idée
plus concrète encore de la diversité possible des œuvres abordées (cf. figure 2.2).
Les concerts associent musique folklorique (Down in the River to Pray), musique
classique (John Dowland et Bach), chanson française (Brassens), jazz vocal (Anne
et Claude Germain), rock (John Lennon et Paul Mc Cartney), musique de films. . .
Ces illustrations sont loin d’être des cas isolés et anecdotiques.
Cet éclectisme est pointé explicitement par certains acteurs comme étant une
caractéristique marquante du monde choral. Qui plus est, cette tendance à aborder
des styles de répertoire extrêmement divers est une caractéristique ancrée dans l’his-
toire de ce monde musical. Stéphane Caillat décrit ainsi des concerts qu’il a dirigés
dans les années 50 en pointant la même diversité des répertoires, et de conclure que
cette « salade » de genres est caractéristique du chant choral.
L’éclectisme d’un répertoire est en premier lieu une remise en cause de la frontière
tracée entre les notions de savant et de populaire. Ce type de rapport au répertoire
est associé à un refus explicite de cette hiérarchie symbolique traditionnelle. Les
comportements qui trahissent une volonté trop évidente de distinction en particu-
lier sont critiqués. Le discours de Sandra est particulièrement clair. Elle refuse les
« comportements de diva » qu’elle interprète comme une volonté de tirer une va-
92
2.2. HIÉRARCHIES SYMBOLIQUES
And I love her John Lennon / Paul Mc Carney / arr. Bob Chilcott
93
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
lorisation personnelle du fait de chanter un répertoire savant. Elle établit par son
discours un lien clair entre le rejet de ce type de comportement et le fait de chanter
aussi bien du Fauré que du Charles Aznavour.
94
2.2. HIÉRARCHIES SYMBOLIQUES
à libérer son jugement des déterminismes qui pèsent sur lui, et à se comporter en
esthète véritable en ne laissant parler que son appréciation personnelle de l’œuvre
d’art. Les fondements d’une consommation omnivore distinguée ne s’écartent en
définitive pas radicalement du rapport désincarné à l’art dont Bourdieu met en
évidence les déterminants sociaux [Bourdieu, 1979].
La situation change dans le cas d’une pratique artistique comme le chant choral.
La finalité de l’action n’est pas ici l’appréciation, mais la production d’une œuvre.
Les dispositions mises en valeur ne sont donc plus un jugement dont on appréciera
la justesse et l’autonomie, mais la réalisation d’un programme artistique jugé sur sa
qualité et sa cohérence. La diversité des genres est appréciée de façon radicalement
différente. Elle a tendance à être perçue comme un signal négatif suggérant un
manque de cohérence dans le travail artistique. Le retournement de la valeur accordée
aux pratiques non spécialisés passe par une évolution lexicale. La diversité d’un
répertoire n’est plus désignée comme éclectisme, mais qualifiée « d’hétéroclite ».
95
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
Le rejet des répertoires éclectiques passe par une double argumentation qui mo-
bilise des justifications d’ordres distincts. Elle passe tout d’abord par une argumen-
tation purement esthétique en termes relativement abstraits, sur l’incapacité des
répertoires éclectiques à « faire rêver », et à permettre un « transfert de beauté ».
On retrouve ici la rhétorique esthétique mobilisée dans une optique de valorisation
du répertoire savant. L’argumentation passe ensuite sur un second plan lorsqu’elle
souligne la nécessité de dépasser les programmes hétéroclites « si on veut que ce ré-
pertoire aille dans les grandes salles ». Il ne s’agit plus ici d’une question esthétique
mais de la reconnaissance manifestée par le prestige des lieux de programmation.
96
2.3. L’HARMONISATION, FONDEMENT D’UN ART MOYEN
97
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
entrée par les œuvres. L’entrée par les individus est une approche classique en socio-
logie. Elle repose sur le rapport d’homologie existant entre hiérarchies symboliques
et classes sociales. Les arts moyens sont les arts produits et consommés par les classes
moyennes. Nous adopterons une autre entrée qui est celle des œuvres. Les notions
d’art savant et d’art populaire font référence à des corpus d’œuvres dont l’identi-
fication est en principe consensuelle. L’identification de ce qui fonde la dimension
moyenne d’une œuvre va en revanche moins de soi.
La sociologie fait souvent preuve à l’égard des cultures moyennes du même « do-
minocentrisme » que pointent Grignon et Passeron dans l’analyse des rapports entre
le savant et le populaire [Grignon et Passeron, 1989]. On observe dans l’analyse des
œuvres d’arts moyens les deux mêmes postures que décrivent ces auteurs quant
à l’analyse des cultures populaire. Une conception « misérabiliste » des cultures
moyennes considère celles-ci comme une version dégradée des cultures savantes. Une
approche « populiste » de ces cultures voit au contraire les arts moyens au prisme
des cultures populaires et met derrière cette notion tout « art populaire en voie de
légitimation ». Dans un cas comme dans l’autre, ces approches échouent à définir
de façon positive ce que sont les propriétés d’un art moyen. Nous proposerons une
troisième approche permettant de sortir de cette alternative.
La culture moyenne est souvent perçue comme une version dégradée des cultures
savantes. La notion de culture moyenne tient alors plus aux dispositions individuelles
face à une œuvre qu’à l’originalité d’un contenu artistique propre. De la figure pas-
calienne du « demi-habile » [Pascal, 1978] aux « philistins » de Matthew Arnold
[Arnold, 2004], la thématique de la figure intermédiaire suscite une méfiance tein-
tée de rejet. Joan S. Rubin montre que la posture culturelle des classes moyennes
est construite sur la base d’un projet de démocratisation de la culture distinguée
[Rubin, 1992]. Le monde choral français participe pleinement de ce mouvement.
Cette origine est lourde de conséquences. La culture moyenne est souvent définie
comme une version dégradée des cultures savantes. Sa tendance à la désacralisation
semble devoir ne pas lui être pardonnée. Le court essai que Virginia Woolf consacre
aux « middlebrows » [Woolf, 1974] reflète parfaitement cette conception en creux de
la culture moyenne à l’égard de laquelle elle professe un profond mépris. La culture
moyenne est définie en négatif, elle est « betwixt and between », « ni l’un ni l’autre ».
Entre une culture savante à la supériorité assumée et une culture populaire idéali-
98
2.3. L’HARMONISATION, FONDEMENT D’UN ART MOYEN
sée, la culture moyenne est dépeinte avec une ironie mordante comme une forme de
parasitisme.
Cette posture à l’égard de la culture moyenne reste présente dans certaines ap-
proches sociologiques. La façon dont Bourdieu caractérise les dispositions culturelles
des classes moyennes dans La Distinction [Bourdieu, 1979] n’y échappe pas. La no-
tion de « petit bourgeois » qu’il utilise participe d’une telle approche : la culture
moyenne est appréhendée comme une réduction de l’ordre savant. Jusque dans les
termes choisis, la proximité est troublante entre les développements de Bourdieu
à ce sujet (p. 371 et 375) et l’ostracisme cinglant dont fait preuve Virginia Woolf.
La notion de « bonne volonté » est la marque la plus flagrante d’un déni d’autono-
mie culturelle des classes moyennes. Ce qui définit leur culture, ce ne sont pas des
œuvres, mais une disposition particulière des individus face aux productions de la
culture savante. Le contenu de cette culture est pour sa part toujours décrit sur le
mode de la reproduction fausse et dégradée, dans la rhétorique du « simili ».
La culture moyenne doit une part de son charme aux yeux des membres
des classes moyennes qui en sont les destinataires privilégiés, aux réfé-
rences à la culture légitime qu’elle enferme et qui inclinent et autorisent
à la confondre avec elle : [. . .] « arrangements » « populaires » de musique
savante ou « orchestrations » d’allures savantes d’airs populaires, inter-
prétations vocales d’œuvres classiques dans un style évoquant la chanson
scoute et le chœur des anges, bref tout ce qui fait les hebdomadaires ou
les spectacles de variétés dits « de qualité », entièrement organisés en
vue d’offrir à tous le sentiment d’être à la hauteur des consommations
légitimes [Bourdieu, 1979, p. 371]
La culture moyenne n’est qu’une copie sans valeur d’un original hors de portée,
une fausse monnaie dont les classes moyennes seraient dupes. La notion renvoie donc
aux dispositions d’individus mais le corpus artistique concerné n’a pas d’existence
propre et n’est pas digne d’intérêt en tant que tel. Faute de définition substantielle,
un genre artistique ne peut être considéré comme moyen en soi. Du point de vue
des œuvres, seule l’opposition bipolaire entre œuvres savantes et œuvres populaires
est pertinente. L’art moyen n’est qu’une version déficiente des arts savants.
99
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
100
2.3. L’HARMONISATION, FONDEMENT D’UN ART MOYEN
101
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
L’harmonisation joue un rôle central au sein du monde choral. Elle n’est pas
seulement une solution technique permettant de chanter un répertoire à plusieurs.
Elle est révélatrice d’une conception particulière de la voix, qui est au cœur d’un
projet choral universaliste. La voix est conçue comme un instrument de musique
que distinguent sa malléabilité et sa capacité à reproduire tout phénomène musical
— voire tout phénomène sonore. Dans cette perspective, le chant choral n’a pas
vocation à être un style musical particulier, mais toute la musique en tant qu’elle
est susceptible d’être chantée en groupe. L’idéologie chorale décrite au chapitre pré-
cédent participe déjà de cette conception universaliste de la musique chorale. Elle
repose sur l’affirmation d’une capacité de cette chorale à diluer les frontières entre
cultures musicales savantes et populaires.
Ce projet universaliste peut prendre des formes multiples. L’imitation instrumen-
tale en est une traduction fréquente. Nombreux sont les arrangements vocaux qui
recourent à l’imitation par les chanteurs de sonorités instrumentales, percussions,
lignes de basse. . . La programmation au cours des Choralies 2007 du human beat box
Roxorloop10 , le succès qu’il a rencontré et, de manière plus générale, la fascination
qu’exercent au sein du monde choral des vocalistes virtuoses11 sont une manifestation
de cet attachement à la puissance de la voix et à sa capacité à se substituer à tout
instrument de musique. La reprise vocale de pièces instrumentales est une pratique
courante que l’on observe également à l’articulation entre les répertoires de musique
savante et de musique populaire, comme dans le cas des Swingle Singers qui se sont
fait une spécialité de l’arrangement « jazzy » de pièces instrumentales classiques. Au
cœur même du monde de la musique savante, l’exercice n’est pas ignoré. Il peut être
pratiqué sur le ton de la boutade, comme par exemple avec l’album Classixties du
groupe Indigo12 . Plus récemment la sortie des deux DVD Transcriptions du chœur
10. Le human beatbox — boite à rythme humaine — est un exercice de virtuosité consistant à
reproduire vocalement les sonorités complexes de la rythmique d’une musique électronique.
11. De Nathalie Dessay à Bobby Mac Ferrin. . .
12. Ce disque qui a reçu le soutien du Centre de Musique Baroque de Versailles parodie la
démarche de redécouverte de chefs-d’œuvre méconnus qui fonde le mouvement de la musique
102
2.3. L’HARMONISATION, FONDEMENT D’UN ART MOYEN
Pour les acteurs du monde choral, l’harmonisation n’est pas qu’un style musi-
cal. Elle est une pratique courante. La majorité des arrangements parviennent aux
chœurs sous la forme de partitions déjà harmonisées. Cependant il est courant que
les chefs de chœurs, plus rarement des choristes, produisent eux-mêmes les versions
d’œuvres qu’ils souhaitent interpréter. Une note en marge du programme de concert
que nous avons reproduit plus haut14 précise par exemple : « La plupart des ar-
rangements ont été réécrits spécialement pour et par le groupe ». Pour Benoît, la
réécriture est une réponse qui s’impose face à la difficulté de trouver un répertoire
approprié pour son chœur.
103
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
J’ai trouvé un fichier midi de ce Good vibration, qui est issu de la version
originale, et je me suis dit, connaissant la version arrangée a capella pour
six voix, je peux peut-être essayer en me calquant dessus, de faire quelque
chose pour nous. [. . .] J’ai un fichier midi, je l’ouvre avec Noteworthy, qui
est un logiciel d’écriture de partition. Et quand tu importes le midi, ça
te découpe les canaux, et t’as chaque canal sur une partition différente.
104
2.3. L’HARMONISATION, FONDEMENT D’UN ART MOYEN
Sauf que là tu te retrouves avec au moins douze voix : les basses, les
percus, t’as les saxos, je sais pas n’importe quoi, et la règle du jeu, tu
essaies d’extraire quatre voix, six voix si vraiment tu peux te le permettre
[. . .] . Connaissant l’harmonie des King Singers, ça aide aussi. Je vais pas
partir de rien. Je pourrais, mais bon, vu que j’apprécie celle des King
Singers, autant faire pareil. (Jacques, choriste)
Cette description du processus d’harmonisation appuyé sur l’outil informatique
met bien en évidence la logique de tâtonnement et de bricolage que mettent en
œuvre des acteurs pour harmoniser une musique qu’ils apprécient et qu’ils souhaitent
interpréter en chœur.
Le texte
La partition donne trois version des paroles de Salakao. Le texte original est dans
le « dialecte de la tribu « Antandroy » ». Deux versions en sont données. La première
est une transcription conventionnelle de ce dialecte : « In’toagne anio roha ene ! ».
La seconde est une transcription à destination d’un interprète francophone, basée
sur les conventions phonétiques du français. La notation « ou » fait ici référence au
105
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
série
TOUS PAYS
N° 3011
SALAKAO
ACCUEILLEZ-MOI
Chant traditionnel du sud de Madagascar Transcription et arrangement : Pierre-Gérard VERNY
(Dialecte de la tribu “Antandroy”) Fanja RAHAJASON
qk = 60 f > j j >j j,
Respecter l'accentuation
3
>
j j >j j U U > >
S. & b 8 œ œ œ œ œ œ œ œ. œ. œ. œ. ∑ œ œ œ œ œ œ œ
In-toa-gne a-nio ra- ho e-ne ! In-toa-gne a-nio ra- ho e-ne !
In' toua nia niou ra* oué né In' toua nia niou ra oué né
3 f > U U
& b 8 ∑ ∑ ∑ ∑ ∑
> >
A.
œ œ œ œj œ œ œ œ œj œ. œ.
In-toa-gne a-nio fa ma-ta-ho-tse
3 fœ œ> œ >j
In' toua nia niou fa ma ta ou tsé
U U
V b 8 ∑ ∑ ∑ ∑ ∑
>
T. œ œ œ œ œ œj œ. œ.
In-toa-gne a-nio fa ma-ta- ho-tse
In' toua nia niou fa ma ta ou tsé
? 3 fœ œ> œ > > U U
b 8 ∑ ∑ œ œ œ œ œ j ∑ ∑ ∑
B.
J œ œ. œ.
In-toa-gne a-nio fa ma-ta-ho-tse
In' toua nia niou fa ma ta ou tsé
>
j j œ. j
>> > > >
& b .. œ œ œ œ œ œ œ œ œ œ.
10
œ œ œ ∑ œ> œ œ œ œ œ> œ
J œ œ œ œ œ œ
In-toa-gne a-nio fa ma-ta-ho- tse Te ho Ho- ly fa ma-nin ta - ne ; Ma-ne - gne
In' toua nia niou fa ma ta ou tsé té hou Hou li fa ma nin' ta né ma nié hé
& b .. œ œ œ b œj b œ œ œ œ œj b œ œ œ
> > > >
∑ œ œ œ œ œ œ œj œj œ œ œ œ œ
> >
œ.
> >
œ.
In- toa-gne a-nio fa ma-ta-ho- tse Te ho Ho- ly fa ma-nin ta - ne ; Ma-ne - gne
In' toua nia niou fa ma ta ou tsé té hou Hou li fa ma nin' ta né ma nié hé
j >j , > j j j j,
> >
œ œ œ œ œ œ œ œj œ œ œ œ œ œ œ œ œ œ œj j
19 > > > > >
& b ∑ œ œ œ œ œ œ œ œ œ.
Ma-negne ty lia - ko ma - le, In-toa-gne a-nio ra - ho e - ne ! In- toa- gne a-nio fa ma-ta-ho- tse Te ho
Ma nié ti lia kou ma
, > lé
,
In' toua nia niou ra oué né In' toua nia niou fa ma ta ou tsé té hou
j >j >
& b ∑ œ œ œ œ œ œ œ œj œ œ œ œj œj œj œj œ œ
> > > > >
j j >
œ œ œ œ œ œ œ œ œ œ œ.
Ma-negne ty lia - ko ma - le, In-toa-gne a-nio ra - ho e - ne ! In-toa- gne a-nio fa ma-ta-ho-tse Te ho
, > ,
Ma nié ti lia kou ma lé In' toua nia niou ra oué né In' toua nia niou fa ma ta ou tsé té hou
106
2.3. L’HARMONISATION, FONDEMENT D’UN ART MOYEN
son phonétique /u/, le son /e/ est traduit par « é ». . . Le texte devient « In’toua
nia niou ra oué né ». Cette seconde version est complétée par des indications qui
pallient les limites de la phonétique française. Dès la première ligne, un astérisque
renvoie à une note de bas de page enjoignant le chanteur à « Rouler légèrement les
« r » ». La troisième version du texte est la traduction française. Elle est présente
dès le titre : « Salakao - Accueillez-moi ». La traduction de l’intégralité du texte est
donnée à part sur la dernière page de la partition, accompagnée d’une explication
contextuelle permettant de situer la portée du chant : « L’enfant prodigue, désireux
de retourner à sa terre natale, adresse cette supplique à ses parents ».
Il ne s’agit donc pas de la partition d’un « chant traditionnel du sud de Ma-
dagascar », mais plutôt de la transcription de ce chant à destination d’un public
francophone. Les trois versions mettent en évidence l’écart qui existe entre le chant
original transmis oralement dans un dialecte local, et la version transmise par la
partition finalement interprétée en chœur. Traduction d’un chant traditionnel de
transmission orale en une pièce écrite, traduction d’un système phonétique à un
autre et traduction d’une langue à l’autre, l’ensemble de ces transformations font de
l’interprétation de la chorale francophone non pas la reproduction d’un chant africain
mais une réappropriation d’un matériau isolé de son contexte culturel d’origine.
Les difficultés rencontrées par les chœurs sont révélatrices de cet écart. La pro-
nonciation est un enjeu récurent. L’appropriation du contenu phonétique du texte
nécessite la mise en œuvre de techniques d’apprentissage. Il est rare de rencontrer
des traductions phonétiques telles que celle que l’on observe sur la partition de Sa-
lakao. Il est en revanche fréquent que les choristes portent eux-mêmes ce type de
précisions sur leurs partitions. Parmi les techniques utilisées pour opérer cette ap-
propriation de la prononciation d’une langue étrangère, la mobilisation de ressources
interpersonnelles est fréquente, ainsi que le décrit Christine.
107
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
La musique
108
2.3. L’HARMONISATION, FONDEMENT D’UN ART MOYEN
cadre convient au chant tel qu’il est interprété dans le sud de Madagascar. Il suffit
cependant à notre propos de souligner que la notation sur une portée à cinq lignes
présente des limites dans la transcription d’un thème. Il est certes possible de sortir
de l’échelle de douze demi-tons en utilisant des notations qui ont été développées
notamment par la composition contemporaine, afin de traduire par exemple un quart
de ton ou tel autre micro-intervalle. Leur utilisation reste cependant rare. Il ne nous
a pas été donné d’en rencontrer au cours de notre terrain dans des transcriptions
de matériau musical extra-européen. Le rendu par la notation d’intervalles sortant
de l’échelle chromatique serait vraisemblablement superflu dans la plupart des cas.
Il y a lieu de penser que l’interprétation de tels intervalles serait considérée comme
superfétatoire par nombre d’acteurs ne percevant pas clairement en quoi ils diffèrent
d’intervalles classiques auxquels notre oreille est bien plus accoutumée. Que ce soit
du fait de la notation, ou du fait de l’éducation auditive dominante chez les acteurs
du monde choral, la mobilisation de thèmes musicaux populaires ou traditionnels
passe en règle générale par la transposition de ceux-ci dans le cadre de l’échelle de
douze demi-tons qui est celle de la tradition savante.
Le second élément qui structure la partition est l’organisation en systèmes de
portées. Cette organisation traduit sur le papier la nature polyphonique du chant
choral. À l’exception de quelques répertoires chantés à l’unisson (le chant grégorien
en particulier), la musique chorale repose sur la superposition de voix différentes.
Cette dimension polyphonique du chant choral est à elle seule un élément de trans-
formation profonde des musiques qui alimentent le répertoire choral. Harmoniser un
chant, c’est faire rentrer celui-ci dans un cadre polyphonique très particulier qui ici
encore relève de la musique savante. Ce point peut être illustré de plusieurs façons.
Tout d’abord, la polyphonie telle que la conçoit le chant choral est basée sur
un usage spécifique des voix. Les choristes chantent à l’unisson au sein de pupitres.
Pour la partition que nous reproduisons, cet aspect s’inscrit très concrètement dans
l’organisation de la partition en systèmes de quatre portées. Celles-ci sont notés S.,
A., T., et B. : Sopranes, Altos, Tenors, Basses. C’est donc sur une classification
des voix issue de la tradition musicale européenne que repose l’harmonisation de
Salakao. Cette distribution des voix dite à « quatre voix mixtes » ne concerne pas
l’intégralité du chant choral, loin de là. Elle reste cependant la référence la plus
répandue. Et quelle que soit la distribution des voix adoptée par un chœur, la ré-
partition des chanteurs au sein des pupitres en fonction de leur genre et de leur
tessiture reste un principe profondément ancré. En dehors des chœurs pour enfants,
il est rare d’observer des ensembles au sein desquels hommes et femmes sont rassem-
109
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
blés indistinctement au sein d’un même pupitre. Lorsque cela arrive, des difficultés
de recrutement (souvent des voix d’hommes) en sont généralement à l’origine. La
polyphonie telle que la conçoit le chant choral est donc basée sur un usage particulier
des voix, caractérisées avant tout par leur genre et leur tessiture.
Par ailleurs, le fait même d’harmoniser un thème en constitue une transformation
profonde. Par exemple, le chant O-re-mi – Nigerian ’Highlife’ Song est construit à
partir de deux fragments qui constituent toute la base musicale de la pièce (fi-
gure 2.4).
O- re - mi je- ka- jo, e- lo- e- lo O- re - mi je- ka- jo.
5
Ba- ba- mi a- ya mi, Ba- ba- mi a- ya mi.
Après avoir énoncé les thèmes à l’unisson, l’arrangeur en fait deux usages suc-
cessifs. La majorité de la pièce consiste en un traitement des deux phrases en canon,
à deux puis quatre voix. Les thèmes restent intacts et constituent l’unique matériau
musical utilisé. Les douze dernières mesures constituent une conclusion qui sort de
ce cadre. Les thèmes sont repris en homorythmie par l’ensemble des voix, mais cette
fois-ci, l’arrangeur introduit une harmonisation (figure 2.5).
O re mi je ka jo, e lo e lo O re mi je ka jo. Ba ba mi a ya mi, Ba ba mi a ya mi.
110
2.3. L’HARMONISATION, FONDEMENT D’UN ART MOYEN
3
8
3
8
Fig. 2.6 – Cellule rythmique de Salakao, mesure régulière
Une telle lecture est concordante avec la tradition musicale occidentale classique
basée dans son ensemble sur une métrique régulière. Le chef est incité à battre une
mesure homogène à trois temps, ou à donner une pulsation régulière à la mesure. Il
111
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
est cependant également aussi possible d’y lire des mesures irrégulières organisées
selon un schéma 3+3+2+2+2 (figure 2.7).
12
16
12
16
Fig. 2.7 – Cellule rythmique de Salakao, mesure irrégulière
112
2.3. L’HARMONISATION, FONDEMENT D’UN ART MOYEN
nomique. Cette direction contraste radicalement avec celle de Martine, qui dirige le
même chant à l’occasion d’un rassemblement choral auquel participent les chanteurs
du chœur d’Antoine. Martine précise avant de commencer à diriger « On va le faire
un peu lent pour que le rythme soit bien en place ». Elle donne le départ de façon
traditionnelle et bat une mesure à quatre temps pendant l’ensemble du chant. Le
résultat sonore est saisissant, les dynamiques et accents sont beaucoup moins mar-
qués. Les choristes d’Antoine en sont décontenancés, l’une d’entre elle souligne par
la suite en entretien :
Martine, avec Zangalewa, j’ai pas aimé comment elle l’a dirigé, mais
parce que Zangalewa on l’a déjà chanté autrement, plus vite, et plus
vivant. (Julie, choriste)
Le fait que la notation musicale fige le rythme dans un cadre contraignant n’a pas
d’effet que sur les musiques traditionnelles extra-européennes. Cet effet se fait res-
sentir pour d’autres répertoires populaires. La traduction de valeurs irrégulières dans
le cas du jazz ou de la variété est révélatrice. Le fait de jouer deux croches de valeurs
inégales dans ces répertoires relève d’une forme de liberté rythmique de l’interprète,
traduite par la notion de swing. Cette irrégularité n’est pas traduite dans les parti-
tions de standards de jazz qui se contentent de mentionner des croches régulières.
Il n’est pas rare pourtant de voir des partitions d’harmonisation chorale assigner
3
de tels transcriptions sur le résultat musical final reposent également sur les choix
de l’interprète, sur la liberté qu’il s’autorise ou non vis-à-vis de la partition, et sur
sa familiarité avec le répertoire d’origine.
113
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
114
2.3. L’HARMONISATION, FONDEMENT D’UN ART MOYEN
115
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
Conclusion
L’analyse du répertoire choral met pleinement en évidence les paradoxes de ce
monde musical. Elle nous renseigne sur sa structure ainsi que sur sa spécificité au
sein des mondes musicaux. L’originalité du monde choral tient à l’ambiguïté de
l’opposition traditionnelle entre répertoires savants et répertoires populaires en son
sein.
Le monde choral est clairement structuré par l’opposition du savant et du popu-
116
2.3. L’HARMONISATION, FONDEMENT D’UN ART MOYEN
laire. La pratique exclusive du répertoire savant permet d’isoler une classe homogène
d’ensembles. La hiérarchie symbolique traditionnelle entre ces deux ordres culturels
est opérante. Par comparaison aux grandes œuvres chorales savantes, le répertoire
de musique populaire est marqué par un déficit de légitimité. Une seconde ligne de
fracture vient cependant complexifier l’image du répertoire choral. Le monde choral
est profondément marqué par la place qu’occupent en son sein les pratiques éclec-
tiques. La fréquence des ensembles qui puisent leur répertoire aussi bien du côté de
la musique savante que de la musique populaire est particulièrement remarquable
et inattendue. Par ailleurs, éclectisme et spécialisation sont pris dans un rapport
hiérarchique inversé par rapport à ce que l’on observe dans le domaine des consom-
mations culturelles. La diversité d’un répertoire n’a aucune valeur distinctive. C’est
au contraire la spécialisation qui est perçue comme un gage de qualité. Le paradoxe
du monde choral tient à l’apparente contradiction entre, d’une part, la pertinence
de l’opposition du savant et du populaire et, d’autre part, la banalité de sa remise
en cause.
Les propriétés sociales du répertoire choral permettent de comprendre cette si-
tuation. Le répertoire choral est construit sur un projet musical universaliste. Le
répertoire choral est susceptible de s’approprier n’importe quel matériau musical
par le biais de l’harmonisation. La réécriture chorale n’est cependant pas sans effet.
Elle reste un exercice fondé sur les conventions de la musique savante occidentale,
qui transforme très profondément son objet.
Situé à l’articulation entre le monde savant et le monde populaire, le monde
choral ne reproduit pas les clivages du monde musical mais les intègre et les réin-
terprète. Au sein du monde choral, la combinaison des musiques populaires et des
conventions savantes brouille les frontières entre ces deux termes. Elle permet no-
tamment un large développement de pratiques éclectiques se situant aussi bien du
côté du savant que du populaire. À l’échelle du monde de la musique, la musique
chorale est une pratique musicale moyenne. Elle contribue par son existence même
à faire bouger, et à rendre floues les frontières entre le savant et le populaire.
117
CHAPITRE 2. UN GENRE MOYEN
118
Deuxième partie
119
Ayant situé les pratiques chorales au sein des mondes de la musique, nous abor-
dons le fonctionnement de cet espace social à proprement parler. Cette seconde
partie sera consacrée aux acteurs du monde choral.
La question centrale qui se pose est celle de la diversité des conventions sur
lesquelles repose le fonctionnement du monde choral. Nous avons mis en évidence le
caractère « moyen » de ce monde. Celui-ci n’est pas sans conséquences. Du fait de la
fusion qu’opère le chant choral entre cultures musicales savantes et cultures musicales
populaires, les acteurs individuels qui composent le monde choral peuvent se référer à
des systèmes conventionnels extrêmement hétérogènes. Le sens qu’ils accordent à leur
pratique chorale, les solutions techniques mises en œuvre pour chanter collectivement
diffèrent radicalement d’un individu à l’autre. Nous chercherons dans un premier
temps à organiser cette hétérogénéité. Dans le cadre d’une démarche idéal-typique,
nous proposerons des grilles de lecture permettant de baliser la diversité des rapports
individuels au chant choral. Le chapitre 3 traitera cette question pour les choristes
amateurs, et le chapitre 4 sera consacré aux chefs de chœurs.
À l’échelle des acteurs collectifs que sont les chorales, la question que pose la
diversité des conventions est tout autre. Chez Becker, l’unicité d’un système de
conventions est la condition de l’efficacité de la coopération entre individus. Or,
une caractéristique marquante du monde choral français est que non seulement les
conventions sur lesquelles repose son fonctionnement sont hétérogènes, mais que
cette diversité s’exprime au sein même des groupes qui le composent. Les chœurs
amateurs rassemblent des individus qui ne partagent pas les mêmes objectifs ni les
mêmes compétences techniques. Le fonctionnement du monde choral repose donc
moins sur le partage de conventions que sur la définition d’équilibres locaux qui
garantissent la cohésion des groupes. Nous analyserons dans le cadre du chapitre 5
les facteurs d’intégration sur lesquels repose la cohésion des chœurs amateurs.
121
122
Chapitre 3
Loisir et vocation.
Les rapports des chanteurs à la
pratique chorale
Introduction
En termes démographiques le monde choral est avant tout composé des chan-
teurs. Les choristes sont les forces vives du monde choral. Ils seront l’objet de ce
premier chapitre de notre partie consacrée aux acteurs du monde choral amateur.
Une approche désormais traditionnelle des pratiques artistiques amateurs consiste
en une description fine des caractéristiques sociographiques des individus, appuyée
sur les données produites par l’INSEE [Donnat, 1994, Donnat, 1996, Donnat, 1998,
Coulangeon, 2005]. Notre perspective est différente. Nous abordons le chant choral
dans l’optique d’étudier le fonctionnement d’un monde social. La finalité de notre
étude est de rendre compte des effets collectifs des interactions entre individus. À
l’échelle individuelle, l’enjeu est de comprendre les logiques et les formes de l’enga-
gement des individus. Pourquoi et comment chanter en chœur ? À travers ces deux
questions, nous étudions le rapport au chant choral des choristes amateurs selon une
double entrée : celle des représentations et celle des pratiques.
Représentations
Les choristes amateurs consacrent du temps, de l’énergie, parfois une part de leur
revenu au fait de chanter en groupe. Une première question qui se pose est celle de
la finalité d’un tel engagement. Quelles justifications les individus y apportent-ils ?
Quelles valeurs entrent en jeu dans cette pratique ? Dans l’ordre des représentations,
123
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
le monde choral est traversé par une opposition relativement simple. Pour reprendre
la formule élégante de l’un de nos informateurs l’objectif est-il de « se retrouver pour
chanter ou de chanter pour se retrouver ? » Le chant choral peut être vécu comme
une fin en soi, ou comme un simple moyen. La dimension musicale de la pratique
peut être mise en concurrence avec des considérations relevant plus de la sociabilité
(« se retrouver »). Cette dimension « sociale » est essentielle. Elle participe à une
conception du chant choral autonome de toute référence à la dimension artistique
de cette pratique.
Une seconde question est celle de l’importance accordée par les individus au
contenu esthétique de leur pratique. Comment l’opposition entre répertoires savants
et répertoires populaires que nous avons mise en évidence plus haut1 se traduit-
elle pour les choristes ? Nous verrons que si cette opposition est présente, elle est
combinée à un clivage qui oppose des individus faisant preuve d’une assez grande
indifférence à l’égard du répertoire, à des individus pour qui la nature des œuvres
chantées importe et dont la vision du répertoire est hiérarchisée.
Pratiques
124
3.1. LE CHANT CHORAL COMME LOISIR
L’étude du rapport des choristes au chant choral passe par la mise en évidence
d’une série de clivages qui traversent leurs représentations et leurs pratiques. Nous
mettrons en évidence le recouvrement de ces différents clivages, qui conduit à défi-
nir deux grands types de rapports à l’activité chorale. La mise en évidence du lien
entre des représentations symboliques et des pratiques est un projet classique de la
sociologie depuis l’analyse par Max Weber des effets de l’éthique religieuse sur les
comportements individuels, dans la sphère économique notamment [Weber, 2008]
mais également de façon plus large3 . Dans l’ordre artistique, la mise en évidence
d’une cohérence entre formes esthétiques et schèmes de pensées est également un
projet classique. En mettant en évidence les effets de l’imprégnation des architectes
gothiques par la pensée scholastique, Panofsky met l’accent sur les mécanismes in-
dividuels qui fondent cette cohérence [Panofsky, 1967]. Cette approche est reprise et
systématisée par Bourdieu qui désigne par le concept d’habitus l’incorporation par
les individus de dispositions les conduisant à agir en conformité avec un ordre symbo-
lique qu’ils contribuent, par là-même, à reproduire [Bourdieu, 1967, Bourdieu, 1980].
Nous chercherons à reconstituer cette cohérence entre des représentations et des
formes concrètes d’engagement individuel dans le domaine du chant choral. Nous
adopterons la démarche idéal-typique weberienne [Weber, 1992]. Cette approche
nous conduira à distinguer deux types de rapports cohérents au chant choral. Nous
résumons ces deux types dans l’opposition entre les notions de loisir et de vocation.
Il faudra prendre en comptes les critiques adressées aux théories de l’habitus, et en
particulier au risque de construction factice d’une identité, qui fait de l’individu un
automate. Nous nous pencherons donc également sur les mécanismes qui fondent la
cohérence de ces rapports au chant choral, ainsi que sur les conditions dans lesquelles
les oppositions que nous aurons définies peuvent être dépassées.
125
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
À la fois mobilisée fréquemment mais souvent laissée dans un flou relatif, elle trahit
un rapport complexe à la dimension proprement musicale du chant choral. Nous dé-
crirons ici l’ambiguïté de ce rapport à la musique et nous cernerons ses conséquences
sur les formes de la pratique chorale des choristes.
[Le concert], ça fixe un but, ça te motive, et puis par dessus tout, c’est
le plaisir de montrer aux gens. Ça, c’est vraiment génial, à la fête de la
musique, que tant de gens s’arrêtent et t’écoutent même si c’est faux.
C’est ça qui est marrant, parce qu’à la fête de la musique, on a chanté
126
3.1. LE CHANT CHORAL COMME LOISIR
faux par moment, même si c’est faux, les gens ils s’arrêtent, ils regardent,
et ils rigolent [. . .] Si c’est plat, ils partiront, mais si tu mets de l’humour
et que c’est faux, ça passe, j’ai remarqué ça, on fait ça surtout pour le
plaisir, et moi j’ai beaucoup de plaisir à le faire.(Jacques, choriste)
Ce relâchement d’une exigence absolue de justesse technique est présenté comme
le privilège de l’amateurisme. Le fait que l’erreur ne soit « pas dramatique » devient
constitutif ici du « fait d’être une chorale amateur ».
Le fait d’être une chorale amateur, c’est qu’on se prend pas la tête. [. . .]
Et, moi je pense que c’est important. Je veux dire, même si la note est
pas juste, à partir du moment ou ça sonne pas trop faux pour l’assistance,
c’est pas dramatique. (Sylvie, choriste)
Cette conception de la pratique chorale renvoie en définitive à la notion de loisir,
conçue dans une opposition frontale à celle de travail 4 , que reflète par exemple
l’approche de Joffre Dumazedier [Dumazedier, 1962]. Le loisir — appréhendé comme
tiers temps, distinct du travail et des obligations sociales — est, par définition,
conçu comme un espace de liberté. Les individus y sont en particulier susceptibles
de s’affranchir des contraintes qui feraient basculer la pratique amateur dans le
domaine du travail aliénant.
L’exigence qualitative n’est pas rejetée en soi. Il ne s’agit évidemment pas de
se satisfaire d’imperfections trop visibles qui nuiraient au plaisir. Une limite claire
est fixée : « que ça ne soit pas gênant pour l’assistance ». Arriver à ce que « ça ne
sonne pas trop faux » implique déjà du travail. Mais ces considérations techniques
et les moments laborieux qu’elles imposent ne sont pas valorisés en soi. Ce sont des
moyens, non des fins. Il sont peu gratifiants, et vécus comme des passages obligés.
La façon dont cette choriste décrit le travail de répétition de son chœur, souligne
que le plaisir réside bien dans l’aboutissement, non dans la démarche.
Il y a un échauffement d’abord, et après, on attaque les morceaux les uns
après les autres, c’est assez varié, et des fois c’est un petit peu laborieux,
et des fois un petit peu plus satisfaisant, quand on arrive à chanter
un morceau entier, ou une chanson entière, c’est un peu plus gratifiant
que quand il faut arriver à déchiffrer des chants qui sont un peu durs, et
tout réajuster pupitre après pupitre, il y a des phases un peu plus. . . plus
obscures, un peu lourdes quoi. Un peu oui, moins gratifiantes. (Bénédicte,
choriste)
La mise à distance de la qualité de l’interprétation comme préoccupation exclu-
sive peut prendre une forme plus critique. Une exigence ouverte de qualité artistique
4. Notion que l’on peut considérer ici dans son acception étymologique : la torture. Il s’agit
d’une activité contrainte qui fait souffrir.
127
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
est considérée comme la marque d’une ambition prétentieuse. C’est une « prise au
sérieux » qui, pour Sandra, ne correspond pas à ce qu’elle recherche dans un chœur.
À plusieurs reprises au cours de son long parcours choral, elle ne se sent pas en phase
avec les préoccupations d’autres chanteurs, comme ici au cours d’une collaboration
entre son chœur et un orchestre de conservatoire.
5. Les tableaux d’Olivier Donnat concernent les chanteurs et non les choristes. 72 % de ces
chanteurs déclarent faire partie d’une chorale ou d’un ensemble vocal.
128
3.1. LE CHANT CHORAL COMME LOISIR
129
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
Le chant n’est pas pour autant un besoin « naturel » ressenti de façon universelle
par les individus. Sa pratique spontanée est souvent évoquée sur un mode ironique,
de façon distanciée : « je chante dans sa salle de bain, comme tout le monde ». Aussi
stéréotypée soit-elle, cette association du chant à l’espace privé d’une salle bain
est éloquente. Elle souligne le caractère particulièrement intime des mécanismes
corporels que le chant met en jeu. Leur reconnaissance est loin d’aller de soi. Il faut
la rare décontraction d’un Matthieu pour revendiquer spontanément le bien-être
tiré d’un « orgasme choral »6 . Dans la plupart des cas au contraire, les individus
ont des réticences parfois fortes à reconnaître leur jouissance à chanter, et à se
décrire comme « chanteurs ». L’expérience du plaisir tiré de l’activité vocale passe
l’apprentissage de sa propre capacité à chanter spontanément. Cette acquisition se
fait très souvent dans le cadre intime de l’environnement familial. Bénédicte évoque
cette transmission.
Mon père, il chante tout le temps, et il chante comme une barrique, c’est
une catastrophe, et il chante tout le temps, et moi j’ai plein d’airs en
6. cf. Supra. p. 129.
130
3.1. LE CHANT CHORAL COMME LOISIR
tête comme ça, et je m’aperçois maintenant que, avec les enfants, j’ai
acheté par exemple un livre de chansons pour enfants, avec tout un tas
de classiques français, je m’aperçois que je les connais toutes, mais que
je sais très mal les chanter, et j’adore ça surtout chanter, les karaokés. . .
(Bénédicte, choriste amateur)
Les environnements familiaux évoqués par les choristes sont souvent présentés
comme des univers « non-musiciens ». Bénédicte s’empresse d’affaiblir la portée mu-
sicale de l’évocation de sa famille, en précisant que son père chantait « comme une
barrique ». La dévalorisation de son univers musical, et de soi, est fréquente. Les
choristes dont il est question ici établissent une distinction claire entre le fait de
chanter et le fait d’« être musicien ». Toute l’ambiguïté du rapport à la dimension
esthétique du chant choral transparaît ici. Chanter est un plaisir, mais on explique,
presque en s’excusant, ne pas être « musicien ».
Chanter en chœur, ce n’est pas simplement chanter, c’est surtout chanter à plu-
sieurs. Le caractère collectif du chant choral est fondamental dans l’expérience qu’en
font les choristes. Il transforme la nature de l’expérience sonore. Le résultat sonore
n’est plus une simple ligne mélodique, mais la combinaison de plusieurs voix qui
créent une harmonie. Les choristes évoquent la satisfaction immédiate que procure
la sensation de sentir sa voix intégrée à un ensemble musical plus complexe. Sylvie
évoque le plaisir qu’elle éprouve au moment où les chants appris en cours d’année
finissent par se mettre en place, et produisent un résultat « motivant ». Le plai-
sir tiré de cette expérience tient largement à l’articulation de plusieurs voix qui se
combinent.
Nous avons souligné plus haut le caractère intime de l’expression vocale qui.
Celle-ci est une source de plaisir qui reste l’objet d’une certaine pudeur de la part
de beaucoup de chanteurs. Le chœur a de ce point de vue un effet paradoxal. Il
offre un cadre qui permet de sortir le chant de la sphère strictement privée, tout en
garantissant aux individus un anonymat protecteur qui aide à dépasser l’angoisse
d’une exposition de soi en public. Le parcours de cette choriste illustre ce point. Alors
131
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
qu’elle traverse une phase difficile sur le plan personnel, elle décide d’abandonner
le théâtre qu’elle pratique en amateur et de revenir à la chorale dont elle avait une
expérience préalable.
L’effet incitatif du groupe va d’ailleurs bien au-delà d’un simple rôle facilitateur.
La pratique collective du chant tient dans certaines conditions du mouvement de
foule. En témoignent les expériences de chant « de masse » qui peuvent être lues
comme des moments d’« effervescence » au cours desquels l’individu est porté à agir
sous l’effet d’une dynamique collective [Durkheim, 2008, p. 299 et suivantes]. On a
vu le rôle central que les « masses chantantes » tiennent dans l’histoire chorale fran-
çaise7 . Elles sont délicates à décrire tant leurs enjeux émotionnels et symboliques
sont forts et sujets à crispation. Elles suscitent des adhésions comme des rejets d’une
égale intensité. Lors des rassemblement de chorales, les séances de chant commun
peuvent mobiliser plusieurs centaines à plusieurs milliers de choristes8 . Ces évé-
nements suscitent des réactions émotionnelles souvent très vives. Les témoignages
recueillis auprès de membres d’À Cœur Joie sur leurs premières participations aux
Choralies évoquent systématiquement les moments de chants communs.
L’explicitation des raisons sur lesquelles repose cette réaction d’adhésion spon-
tanée est souvent malaisée. Les hésitations de Julie sont révélatrices.
7. De l’orphéon aux chants communs de la fédération À Cœur Joie, en passant par les mou-
vements de jeunesse, l’exercice consistant à mobiliser des foules par le chant est une constante de
l’histoire chorale. Cf. Chapitre 1.
8. Ces foules chantantes interprètent soit des œuvres apprises au préalable, soit des pièces
suffisamment simples — canons, simples jeux vocaux, voire percussions corporelles. . . — pour être
apprises sur place dans un temps réduit.
132
3.1. LE CHANT CHORAL COMME LOISIR
133
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
134
3.1. LE CHANT CHORAL COMME LOISIR
faire ce son là, c’est. . . C’était assez puissant. C’était assez puissant, mais
encore une fois, j’ai pas pu m’empêcher de penser à ces grands messes
Nazi. Bon, je sais pas, les chefs de chœurs, je vais pas dire que c’était
des Hitler, mais c’était des Furher quoi. Le Furher, c’est le guide, c’est le
leader, donc oui, leur vocation première c’était de nous guider, et je veux
dire c’est exactement la même chose que dans un stade nazi ou t’avais les
gens qui suivaient le guide. On va dire que les chefs de chœur, c’était des
anti-Hitler. . . Cet effet de masse. C’est ça qui était. . . impressionnant.
(Matthieu, choriste)
À bien la lire, la critique de ce choriste est plus ambiguë que ne pourrait laisser
présager la radicalité des références sociales et historiques mobilisées. Ce qui est
frappant, c’est sa défiance vis-à-vis d’un mécanisme d’adhésion à un mouvement
de foule qui le rend d’autant plus mal à l’aise qu’il y est lui-même indéniablement
sensible. Comme il le souligne, « c’est impressionnant », « c’est puissant ».
La dimension collective du chant choral complexifie l’adhésion que peuvent avoir
les chanteurs vis-à-vis de cette pratique musicale. Le groupe transforme l’expérience
sonore solitaire en intégrant l’harmonie. Il offre un cadre sécurisant à la pratique du
chant. Enfin, il peut susciter dans certains contextes des effets d’entraînement basés
sur des dynamiques de groupe. Soulignons pour conclure sur ce point que même si
les dimensions sonores et émotionnelle sont centrales ici, nous restons toujours hors
de toute référence à des notions de musicalité ou d’esthétique.
135
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
pour laquelle il est le plus élevé [Donnat, 1996, p. 209]. La dimension collective du
chœur fait de cette pratique une expérience sociale.
Un cadre de sociabilité
C’est en termes très « terre à terre » que la chorale est une pratique « sociale ».
Au cours des répétitions et des concerts, le chœur met des individus au contact les
uns des autres. Intégrer un chœur c’est intégrer un groupe, avec les membres duquel
se tissent a minima des interactions musicales. C’est souvent en tant qu’opportunité
de tisser des liens sociaux que la pratique chorale est recherchée. Les motivations
qui ont poussé cette chanteuse à reprendre la chorale sont formulées explicitement.
C’était vraiment très très gentil, il nous a fait chanter une petite chanson,
et donc j’ai été prise tout de suite, donc voilà, j’étais très contente, et
bon, moi je trouve que dès la première année, il y avait une ambiance, je
pense que ça compte aussi, c’est très agréable dans cette chorale, c’est-
à-dire que les gens se connaissent, se parlent, il y a une convivialité qui
fait qu’on a envie de rester. (Chloé, Choriste)
Dernier point, peut être anecdotique mais révélateur de cette dimension sociale,
le développement de relations affectives au sein de chorales est monnaie courante. La
136
3.1. LE CHANT CHORAL COMME LOISIR
Ben moi [dans ce chœur] je m’y suis fait des amis que j’ai encore, et le
fait de ne plus chanter ou jouer avec eux n’empêche pas, enfin ça a forgé
des amitiés durables. Certains disent même en rigolant que ce chœur, à
un moment, c’était une vraie agence matrimoniale, ce qui n’est pas faux,
mais ce qui est quand même un peu exagéré. (Élisabeth, choriste)
« Chanter pour se retrouver » n’est donc pas un vain mot. La dimension sociale
de la pratique chorale est déterminante aux yeux de nombreux choristes qui voient
avant tout dans le chœur un espace de socialisation leur permettant de développer
des relations.
Un des éléments centraux de l’idéologie chorale, dont nous avons retracé plus
haut le développement historique12 , est la revendication de cette dimension sociale
de la pratique chorale. Il faut souligner ici toute l’originalité d’une telle concep-
tion dans un cadre artistique. La revendication de la dimension sociale de leur pra-
tique par les artistes eux-même va à rebours de la revendication de l’autonomie
de l’ordre esthétique, qui est au fondement des champs artistiques [Bourdieu, 1992].
Cette dimension de l’idéologie chorale est encore très prégnante aujourd’hui. Guénolé
Labey-Guimard et David Ledent montrent que la chorale est perçue comme le reflet
symbolique d’un ordre social idéal, opposé à une réalité vécue au quotidien, critiquée
et dont les acteurs cherchent à s’abstraire [Labey-Guimard et Ledent, 2008]. Les va-
leurs professées par la fédération À Cœur Joie sont particulièrement révélatrices de
cette conception de la pratique chorale. La valeur sociale prêtée au chant choral
est sensible jusque dans les déceptions qu’elle suscite. On retrouve par exemple dans
cette citation cette attente que le chœur se fasse le reflet d’une société idéale exempte
de discrimination.
137
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
Ça s’est bien passé, au niveau âge, c’est quand même assez varié, je
voulais pas être dans une chorale de vieux, enfin, de beaucoup plus vieux
que moi [. . .] Oui, ça va ; il y a quand même quelques plus âgés, mais il
y en a quand même quelques uns qui ont la quarantaine, il y en a pas
mal. Et des plus jeunes aussi. (Christine, choriste)
Cette ambiguïté de la fonction sociale du chœur est une source de difficulté ré-
currente pour un mouvement tel À Cœur Joie, qui met au centre de son projet le
caractère fédérateur de la chorale dans une perspective de rassemblement humaniste
non discriminatoire. Nous avions vu César Geoffray contraint à des acrobaties rhéto-
riques13 pour justifier le caractère « populaire » de son mouvement, alors même que
les classes ouvrières en étaient absentes. Le même type de contradiction est observé
autour de la question lancinante du rajeunissement du mouvement. Une conversation
de chefs de chœurs de jeunes (et eux-même jeunes chefs de chœurs) à laquelle nous
avons assisté à l’occasion des Choralies est révélatrice. Plusieurs d’entre eux souli-
gnaient que beaucoup de leurs choristes ne se retrouvaient pas dans les événements
organisés et en particulier dans les ateliers au sein desquels ils étaient perdus dans
des groupes de moyenne d’age élevée. La véhémence du propos laissait d’ailleurs
sous-entendre qu’ils n’étaient pas loin de partager ce ressenti. La proposition de
créer des ateliers réservés aux jeunes apparaissait cependant comme une alternative
difficile. Certains faisaient remarquer que « Les Choralies, c’est aussi pour être en-
semble » et que de toute façon ce n’est pas « dans l’esprit À Cœur Joie » de faire
13. Cf. p. 55.
138
3.1. LE CHANT CHORAL COMME LOISIR
des ateliers séparés. Une jeune chef soulignait en particulier que « là on touche à un
tabou. Ce sera dur de faire bouger les mentalités ».
La dimension sociale de la pratique chorale est donc profondément ambiguë. Le
chœur fait spontanément l’objet de projections qui en font un espace social fantasmé.
Les valeurs professées de tolérance et de reflet de la diversité sociale contrastent
avec une réalité plus terre à terre. L’intégration à une chorale témoigne souvent
d’un besoin de socialisation des choristes. Ceci les conduit à rechercher des groupes
avec les membres desquels ils sont susceptible de développer des relations d’affinité.
Le caractère paradoxal de la dimension« sociale » du chant choral réside dans cette
contradiction entre le fantasme d’un espace social idéal et la recherche dans les faits
d’un « entre soi ».
Comment j’ai commencé à faire du chant choral ? Parce que j’avais une
amie qui faisait partie d’un chœur, et qui m’a entraînée dans ce chœur.
(Élisabeth, Choriste)
Le rôle des amis peut également intervenir sous d’autres formes. On voit avec
Jacques comment se met en place une émulation, deux connaissances se motivant
mutuellement pour aller assister à une première répétition. Cet extrait d’entretien est
intéressant dans la mesure où la motivation toute relative dont semble faire preuve
ce chanteur va, là encore, à rebours de la notion de vocation dans l’engagement au
sein d’une pratique artistique.
139
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
Les autres relations conduisant des individus à s’engager dans le chant choral sont
les relations familiales. Celles-ci jouent souvent selon des modalités différentes. Pour
les relations amicales, l’effet d’entraînement tient à un engagement simultané : l’in-
térêt exprimé par les choristes est de partager un engagement avec une connaissance
au sein d’un même groupe. Dans le cas des liens familiaux, l’effet d’entraînement est
plus diffus. Il n’a pas nécessairement pour finalité de chanter dans le même ensemble
et tient plus à une familiarité préexistante avec la pratique. Comme dans le cas de
Thibault, l’insertion au sein d’un chœur est alors souvent présenté comme allant de
soi par les acteurs issus de certains milieux familiaux.
Les exemples de telles « familles choristes » ne sont pas rares. Dans d’autres cas,
la famille peut jouer un rôle prescripteur plus directe et explicite.
140
3.1. LE CHANT CHORAL COMME LOISIR
phiques très largement sur-représentées dans le monde choral d’une mère de famille
dont les enfants sont « suffisamment grands ».
Je me suis décidée l’année dernière, les enfants étaient plus grands, ils
arrivaient à se garder tous seuls le soir. Avant je travaillais à mi-temps,
donc je pouvais faire des activités entre midi et deux, ou l’après-midi
plutôt le soir. Donc là, les grands pouvaient garder la petite, et bon, ce
qui m’a décidée, oui, j’ai vu une annonce, parce que mon fils il est à
l’école municipale de musique, et donc j’ai vu l’annonce de cette chorale,
ben c’était des horaires qui collaient, qui me correspondaient parce que
c’était pas trop tard non plus, ça permettait de récupérer les enfants
avant d’y aller, c’était à côté de chez moi, je pouvais y aller à pieds.
(Françoise, Choriste)
Les chœurs ne sont pas choisis en premier lieux pour ce qu’ils sont sur le plan
musical, mais pour leur accessibilité. La recherche d’un cadre à cette pratique se
limite souvent à trouver une chorale disponible et « pratique » sur le plan matériel.
Le caractère passif de telles trajectoires tient d’ailleurs au fait que cette disponibilité
d’un groupe précède bien souvent la formulation du désir de faire du chant. L’enga-
gement choral n’est pas évoqué comme une envie ayant conduit à la recherche d’un
groupe mais comme une occasion qui, en se présentant, a révélé une envie latente.
Une autre caractéristique de ces trajectoires est la fragilité de l’engagement qui
en résulte. L’engagement choral de ces individus est extrêmement sensible aux aléas
des trajectoires individuelles. De même qu’une transformation du cadre de vie privée
peu déclencher l’entrée dans un chœur, un nouvel événement d’ordre privé pourra
y mettre fin. D’autre part, un point marquant est le caractère somme toute très
marginal des considérations musicales dans les engagements évoqués jusqu’ici. Le
chant choral en tant que pratique musicale n’est pas une fin en soi. Il peut être mis
en balance avec d’autres activités de loisirs non musicales (ici le théâtre), voire non
artistiques (yoga, sport, gymnastique,. . .)
Je me suis pas donné la peine de chercher une autre chorale. Par contre,
comme j’avais une envie de théâtre qui était rentrée depuis très très
longtemps, on m’a parlé d’un cours de théâtre dans le coin, et là ça a
très vite accroché. [. . .] Je pouvais pas prendre deux activités en plus de
mon travail à plein temps. J’ai tout misé sur le théâtre. (Chloé, Choriste)
Les trajectoires que nous évoquons sont passives, au sens où elles ne prennent pas
la forme d’un processus décisionnel dicté par une envie positivement affirmée de faire
du chant choral. Elles résultent de la conjonction d’éléments indépendants — incita-
tion de l’environnement social, prise de conscience de la disponibilité d’un groupe. . .
141
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
— qui aboutissent à un engagement sans que la volonté de chanter en chœur ait été
nécessairement ressentie au préalable. Sans doute ce choix n’est-il pas aléatoire. Il
repose sur des motivations objectives (plaisir vocal, volonté de socialisation,. . .) aux-
quelles le chant choral apporte une réponse satisfaisante. Mais la mise en balance du
chœur avec d’autres activités souligne le caractère partiellement contingent de cette
réponse. La dimension musicale du chant choral semble parfois s’effacer totalement.
Le chœur est alors mis sur le même plan que n’importe quelle activité de loisir, et
nous avons souligné à plusieurs reprises combien les discours justifiant l’engagement
choral passaient sous silence le caractère musical de l’activité.
Le répertoire choral n’occupe qu’une place très modeste dans beaucoup d’entre-
tiens. Interrogés sur les motivations qui les ont poussés à pratiquer le chant choral et
142
3.2. LE CHANT CHORAL COMME VOCATION
à rejoindre un chœur plutôt qu’un autre, beaucoup de choristes n’abordent pas spon-
tanément le contenu de leur pratique : les œuvres chantées sont absentes. Lorsque
cette question est abordée, l’impression qui ressort est une relative indifférence à
l’égard du contenu de la programmation.
Au niveau répertoire, ça correspondait à peu près, enfin, j’avais pas for-
cément des envies prédéfinies, mais ça me convenait (Christine)
Cette apparente indifférence ne doit pas laisser présager que le répertoire est to-
talement absent des préoccupations de ces choristes. Mais ce détachement témoigne
d’une conception du répertoire fortement orientée par la perception du chœur comme
un loisir socialisant. Si l’on creuse la question, le rapport des choristes à la musique
interprétée est structuré par deux principes : d’une part une relation ambivalente à
l’égard du répertoire savant et, surtout, une volonté de diversité.
Pour les choristes dont l’engagement au sein du monde choral relève d’une lo-
gique de loisir social, la façon dont est perçu le répertoire savant est ambivalente.
Cette ambivalence tient à l’opposition entre la forte légitimité de cette musique et
des critiques qui lui sont adressées. Nous ne reviendrons pas sur le sentiment d’illégi-
timité que ressentent de nombreux choristes confrontés au répertoire savant14 . Nous
nous conterons de signaler les critiques formulées, révélatrices de la façon dont est
vécue la pratique chorale. Tout d’abord, la « musique classique » est très souvent
associée à l’idée de difficulté. Elle est perçue comme un répertoire complexe qui ne
s’adresse pas à des choristes ne disposant que d’une faible formation musicale. Un
choriste que nous avons cité plus haut dans le cadre du chapitre sur le répertoire
assimilait le répertoire savant à « des trucs un peu compliqués ». Le second reproche
qui est fait à la « musique classique » rejoint la finalité qui est assignée au loisir
choral : se faire plaisir. La « musique classique » est comme une musique difficile
d’accès, lassante, donc moins propice au plaisir choral.
Si on fait un ou deux morceaux de classique, je vais trouver ça joli,
sympa, mais l’année dernière, j’ai assisté au concert d’une autre chorale
[. . .] , et c’était que de la musique sacrée. Et j’ai trouvé ça chiant en fait.
Et du coup je me dis, si je trouve qu’une heure de concert, rien que de
ça, ça m’ennuie, avoir à travailler ce genre de répertoire toute l’année,
enfin. . . c’est pas drôle quoi. (Sylvie, choriste)
Ce n’est généralement pas la musique en soi qui est jugée lassante mais plutôt sa
répétition, son exclusivité dans le programme. Nous touchons à la seconde caractéris-
14. Nous avons montré dans le cadre du chapitre 2 que celui-ci découle d’une hiérarchisation
symbolique entre répertoires savants et répertoires populaires, qui est opérante quoique de façon
tempérée au sein du monde choral.
143
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
Si je veux pas de répertoire classique, c’est pas que je veux d’un répertoire
moderne, mais plutôt un répertoire varié (Matthieu, choriste)
La spécialisation
La façon dont est évoqué le contenu musical de l’activité chorale contraste alors
fortement avec les attitudes plus ou moins indifférentes évoquées plus haut. L’évo-
cation spontanée d’une œuvre, d’un style, d’une époque musicale,. . . clive déjà en
soi les discours. Au-delà de la spontanéité de la référence au répertoire, les termes
utilisés marquent une rupture. Les références au répertoire se font plus précises, plus
érudites. Les mots changent de sens. L’usage en particulier de l’expression « musique
classique » dans un sens large, pour désigner l’ensemble des musiques savantes s’ef-
face. Dans la bouche de Paul, mis en parallèle avec les notions de « baroque » et de
« renaissance », le terme « classique » désigne implicitement une époque musicale
clairement définie.
On a fait des concerts plusieurs années de suite, avec des choses assez
ambitieuses, et un répertoire baroque, alors c’était de la musique ba-
144
3.2. LE CHANT CHORAL COMME VOCATION
Il est intéressant que cette logique de spécialisation résulte d’une volonté de dif-
férenciation à l’égard d’une pratique familiale plus axée sur « le classique » (au sens
large). La démarche de spécialisation apparaît malgré tout comme la transposition,
15. Nous avons vu au cours du chapitre 2 (2.2.2 p. 87 en particulier) que la valorisation de la mu-
sique savante s’appuie souvent sur une rhétorique manifestant l’intérêt particulier que représentent
certaines œuvres.
145
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
dans l’ordre des musiques populaires, d’attitudes propres au domaine des musiques
savantes. Cette introduction d’une logique de spécialisation orientée en priorité vers
les répertoires savants manifeste, à l’échelle des choristes, les deux principes structu-
rant des hiérarchies symboliques qui ordonnent le répertoire choral16 . On y retrouve
d’une part l’opposition atténuée entre répertoires savants et répertoires populaires,
et l’attachement d’une logique de spécialisation à la valorisation des répertoires.
Nous observons donc deux types bien distincts de relations au répertoire chez les
choristes. Les choristes pour lesquels le chœur est avant tout un loisir social restent
relativement indifférents à l’égard de la musique qu’il chantent, et sont portés à
valoriser un répertoire varié excluant toute monotonie. Lorsque le contenu musical
de la pratique chorale est abordé spontanément, la situation change. On est alors
confronté à une vision différenciée du répertoire qui reflète généralement la hiérar-
chisation symbolique des répertoires savant et populaire. Surtout, ces conceptions
du répertoire choral marquent l’apparition d’une volonté de réduire la diversité des
genres abordés.
Monter une pièce chorale passe par le déchiffrage de partitions, par l’appren-
tissage et la mémorisation d’œuvres, par un travail sur l’interprétation. Pendant
le travail de répétition, la musique est présente de façon imparfaite et incomplète.
Les hésitations et erreurs, individuelles ou collectives, s’enchaînent. La pièce n’est
chantée que de façon discontinue et fragmentaire : mesure par mesure, phrase par
phrase, pupitre par pupitre17 . Les choristes apprécient diversement ces phases de
travail parfois ingrates et cette musique en train de se construire. Le plaisir tiré de
la dimension sensible de la musique chorale est relativement consensuel. L’intérêt
pour la dimension technique du chant choral en revanche est plus clivé. Pour cer-
tains, l’exigence technique est une fin en soi. Pour d’autres le travail du chœur est
d’avantage considéré comme un moyen qui ne doit pas être confondu avec le plaisir
tiré de la pratique chorale. Nous explorons ici la diversité des rapports des choristes
à la technique musicale. Le bagage technique des choristes et la volonté de cultiver
un rapport virtuose à pratique chorale sont très inégalement distribués.
16. Nous avons vu dans le cadre du Chapitre 2 que deux échelles de valeur structurent le répertoire
des chœurs. La première reproduit l’opposition classique entre répertoires savants et répertoires
populaires. La seconde oppose l’éclectisme à la spécialisation.
17. Nous reviendrons au cours du chapitre 5 sur ces moments de travail collectif.
146
3.2. LE CHANT CHORAL COMME VOCATION
147
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
Il s’agit souvent d’une technique musicale assez largement lacunaire qui, sans au-
toriser une indépendance totale dans le déchiffrage, permet de gagner en autonomie,
en justesse, en réactivité dans l’interprétation d’une pièce. Sur la base de formations
musicales très frustres voire inexistantes, certains choristes se constituent un bagage
technique fait de bricolages, de « trucs », qui leur permettent de se repérer dans une
ligne musicale. Certains choristes particulièrement motivés développent de véritables
boîtes à outils qu’ils enrichissent en permanence. Jacques fait preuve d’une certaine
systématicité dans la constitution de ces savoir-faire.
La préoccupation première pour les chanteurs sans formation musicale tient aux
difficultés de déchiffrage. Il s’agit avant tout de savoir quoi chanter. Les points de
repère que cherchent à se construire ces chanteurs sont donc d’ordre solfégique. Ils
ont pour but de régler les problèmes de justesse et de cadrage rythmique, facilitant
l’apprentissage d’une ligne mélodique.
Pour d’autres choristes enfin, le rapport à la technique est beaucoup plus poussé.
Certains ont une réelle formation musicale. Tous les degrés de compétences sont
observables, de la capacité à lire une partition qui assure une simple autonomie
d’apprentissage, au développement d’une véritable virtuosité ouvrant la porte au
déchiffrage en première lecture des partitions les plus absconses.
La diversité des niveaux techniques tient à la nature des questions qui se posent
aux choristes. On distinguera deux grands domaines de compétences susceptibles
d’être mobilisés par les choristes : les compétences solfégiques (capacité de déchif-
frage d’une partition, solidité de l’oreille) et les compétences vocales (maîtrise de
l’appareil phonatoire, travail sur les capacités vocales et la qualité de la voix).
Conjointement à l’acquisition d’une formation musicale, on assiste souvent chez les
choristes à un déplacement des préoccupations techniques. Nous l’avons vu, la pré-
occupation première de choristes dont la formation est inexistante ou lacunaire, est
généralement de « savoir que chanter ». Parvenus à un certain degré d’autonomie,
on observe un glissement des préoccupations. Les choristes ne mentionnent plus ces
148
3.2. LE CHANT CHORAL COMME VOCATION
questions liées à une technique solfégique, jugées comme allant de soi18 . Les préoccu-
pation techniques ont alors tendance à porter plutôt sur des questions de technique
vocale, de maîtrise et de connaissance de la voix en tant qu’organe, de travail sur
la sonorité du chœur. . . Le cas d’Élisabeth illustre ce point. Ce n’est plus tant la
conception solfégique du chant (la justesse, l’exigence dans la mise en place), que le
travail sur la technique vocale et la recherche de couleurs sonores.
18. Les chanteurs disposant d’une solide formation musicale n’évoquent généralement les préoc-
cupations solfégiques que dans le cas particulier de répertoires de musique contemporaine où elles
prennent une dimension particulière du fait de l’extrême difficulté des partitions.
149
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
sans partition. Celles-ci sont mobilisées suivant des modalités diverses qui dépendent
du bagage musical des choristes.
L’usage strictement littéraire de la partition est extrêmement courant. Il peut être
illustré par cette séquence d’observation participante au sein d’un chœur amateur.
Dès la première répétition du chœur E. . . à laquelle j’assiste, la chef me propose
d’intégrer le pupitre des hommes. Je n’ai pas de partition, mon voisin partage la
sienne avec moi. J’adopte au sein de cet ensemble une attitude passive19 . Je laisse
mon voisin me guider dans les chants qu’il connaît pour les avoir abordés au cours
des répétitions précédentes. Je le laisse en particulier gérer la tourne des pages. Suite
à une reprise, nous perdons le fil : nous ne sommes manifestement pas à la bonne
page. Nous arrêtons de chanter et écoutons le reste du chœur afin de nous situer.
Mon voisin parcourt la partition, et finit par pointer une ligne en soulignant du doigt
des paroles qui correspondent effectivement à celles qui sont en train d’être chantées.
Cette séquence témoigne d’un usage littéraire de la partition. la lecture des paroles
sert de support à la mémoire, mais la composante musicale du document est laissée
de côté.
Le chant en question était l’arrangement d’une chanson de variété connue. Les
deux voix se partagent la ligne mélodique et un contrechant. Si nous sommes fa-
miliers avec la ligne mélodique principale20 , le contrechant demande en revanche
un effort d’apprentissage et de mémorisation. Non seulement la mélodie du contre-
chant est inconnue21 mais en plus le texte des paroles est altéré par des omissions, des
répétitions et l’introduction d’onomatopées. La simple lecture de ces paroles « retra-
vaillées » pose un point de repère et aide à mémoriser la ligne musicale. Cependant,
cette lecture à elle seule ne suffit pas à comprendre la structure du document. Le
texte fragmentaire, et entrecoupé d’onomatopées n’a pas une continuité évidente.
Il ne permet pas de repérer spontanément l’ordre des pages. La compréhension de
l’organisation de la partition suppose la connaissance de conventions d’écriture mu-
19. Sans être un choriste chevronné, ma formation musicale me permet de déchiffrer une partition,
ce qui est susceptible de modifier la situation de travail d’un chœur au sein duquel je réaliserais une
observation participante. Cette situation m’a conduit à devoir opter pour des attitudes actives ou
passives dans ce genre de situations (Cf. les remarques méthodologiques en introduction, p. 23). À
de très rares exceptions près, aucun choriste ne sait lire la musique au sein du chœur emphE. . .. Afin
de ne pas influer sur la situation, j’adopte une attitude passive, et ne recours pas à la partition :
je ne fais que répéter ce que je mémorise de ce que chantent le chef et le reste du chœur. Dans
cette situation de partage du document, cette démarche de participation « passive » me conduit à
concentrer mon attention non sur le contenu de la partition, mais sur l’usage qu’en fait mon voisin.
Cf. également p. 208 pour l’évocation d’un cas de figure opposé.
20. Ce que chante en soliste l’interprète de cette chanson.
21. L’apprentissage d’une ligne de contrechant est de plus rendue d’autant plus difficile que le
chanteur tend à se « laisser entrainer » par la mélodie principale qu’il « a dans l’oreille ».
150
3.2. LE CHANT CHORAL COMME VOCATION
sicale. Ici, elle repose en particulier sur la notation de reprises. Une barre de reprise
signale un retour à la barre définie plus haut dans la partition. Seuls
ces symboles permettaient de repérer qu’il fallait revenir quelques pages en arrière.
La perte du fil de la partition, de même que le point de repère qui a permis de
rétablir la situation, témoignent d’un usage centré sur la composante textuelle du
document. Cet usage purement littéraire de la partition est extrêmement courant.
Pour des chœurs au sein desquels il est entendu que les choristes ne savent pas lire la
musique, il peut arriver qu’au lieu d’une partition, seule la transcription des paroles
soit distribuée.
Pour de nombreux choristes, le rapport à l’écrit va au-delà du texte littéraire.
Nombre d’entre eux disposent d’une culture musicale minimale. La partition livre
peu à peu des indications plus directement en lien avec la production de sonorités
musicales. Des points de repères visuels sont mobilisés pour soutenir la mémorisation,
mais ne permettent pas un déchiffrage autonome. Sylvie illustre bien ce rapport à la
partition. Le document reste un support mémoriel. Mais cet aide-mémoire ne passe
plus uniquement par le texte. La portée commence à prendre du sens. Elle offre
des points de repères visuels qui sont mis en relation avec les caractéristiques d’une
mélodie. Le rituel « je vois si ça monte ou si ça descend » relève de ce rapport à la
partition.
151
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
gure 3.2, p. 154). La différence de traitement des deux documents est révélatrice de
la transformation d’un rapport à la technicité du chant choral.
Cette seconde photographie a été prise à l’occasion de la répétition d’un chœur
dont tous les membres sont censés être indépendants dans le déchiffrage de leurs
partitions. L’uniformité du traitement de la première partition — qui témoigne
d’un soucis de faciliter le repérage — contraste avec la sélectivité des commentaires
portés sur la seconde. Ceux-ci témoignent d’un usage beaucoup plus analytique du
document, fondé sur une capacité à s’orienter en son sein, à repérer les passages po-
tentiellement problématiques, et à s’approprier les conventions d’écriture musicale
afin de porter des indications d’interprétation (nuances, levées, respirations. . .). La
façon dont le chanteur s’est approprié cette partition témoigne d’ailleurs ici du dé-
placement des préoccupations techniques. À l’exception de notes surlignées en jaune
dans l’avant-dernière mesure — qui semblent signaler un passage délicat à l’atten-
tion du chanteur — les remarques portées sur la partition ne concernent pas des
problèmes d’ordre solfégique, mais témoignent d’un travail plus axé sur la sonorité.
Les indications rédigées sous forme de texte signalent des indications de phrasé : « +
léger », « Pas d’accent ! ». D’autres indications sont portées sous forme de notations
musicales conventionnelles signalant des nuances (crescendo, decrescendo, piano), ou
des respirations.
La technique musicale transforme donc l’appréhension de la partition, et déplace
en même temps l’objet de l’attention du choriste. En devenant intelligible, la portée
devient un objet de travail analysé, permettant de faire porter l’effort sur des di-
mensions de l’interprétation (nuances, phrasés,. . .) autres que la seule mémorisation
d’une ligne mélodique.
152
3.2. LE CHANT CHORAL COMME VOCATION
153
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
154
3.2. LE CHANT CHORAL COMME VOCATION
J’avais envie de travailler avec des gens d’un niveau. . . Enfin, ça peut
paraître hyper-prétentieux, mais d’un niveau équivalent. [. . .] [J’avais
envie] de pouvoir faire un travail plus précis, et un peu plus ambitieux
aussi. [. . .] C’est hyper-grisant de travailler avec un orchestre, le fait que
toutes les voix qui s’agrègent. C’est hyper-grisant, mais on peut avoir
envie aussi d’un travail tout autre, où il y a moins cet effet de masse
qui va jouer, un travail plus ciblé, et chanter a capella aussi, c’est une
expérience hyper intéressante. (Élisabeth, Choriste)
On assiste à un basculement des centres d’intérêt qui justifient l’engagement dans
un chœur. Avec le caractère « grisant » de l’agrégation des voix, nous ne sommes pas
si éloigné du plaisir choral évoqué plus haut. Mais si elle ne le nie pas, Élisabeth prend
malgré tout ses distances avec ce rapport au chant choral. Avec le déplacement de
ses centres d’intérêts se joue le retournement complet d’une partie de la rhétorique
du chœur comme « loisir ». Jusqu’alors, le travail et l’exigence technique étaient
décrits comme secondaires et le propre du loisir était précisément la possibilité de
s’en affranchir. Premier retournement, ils sont ici au centre de la pratique du chœur
et contribuent à lui donner une dimension nouvelle. Dans l’expérience du chant
a capella, ce n’est plus le loisir qui est mis en avant, le caractère « intéressant »de
l’expérience. Nous retrouvons la rhétorique qui justifiait la valorisation de répertoires
répertoires savants. Seconde rupture : les notions de sérieux et d’ambition font l’objet
d’un retournement complet et deviennent des valeurs positives. L’envie d’avoir une
pratique porteuse de plus d’« ambition » est clairement revendiquée, obligeant par
là-même à reconnaître le caractère apparemment « prétentieux »d’une telle position.
Les notions d’exigence qualitative et de travail sérieux que l’on voit émerger ici
n’ont pas un contenu défini de façon claire et univoque. Pour Élisabeth, c’est le
travail sur la voix et la sonorité. Pour Chloé, on reste dans une conception plus
proche de la rigueur solfégique, ce sont la justesse et l’attention aux fausses notes
qui sont évoquées en premier lieu.
C’était très bien en fait, c’était un excellent travail qu’on faisait. C’était
pas ce qu’on fait maintenant,. . . c’était très rigoureux.
C’est-à-dire ?
Très rigoureux. On avait un chef, bon c’est sûr son défaut c’était d’être
caractériel. Mais il était très exigeant, il repérait les fausses notes, les
questions de justesse. Il était très sensible à l’interprétation, et comme
c’était un fin musicologue aussi, il nous faisait entrer dans l’œuvre, il
nous en parlait en tant que musicien. [. . .] Et moi j’étais très très triste
que le chœur s’arrête, parce que je trouvais qu’on faisait du bon boulot
quand même. Même si j’adorais pas son caractère, c’est vrai, mais il
transmettait quelque chose. (Chloé, Choriste)
155
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
156
3.2. LE CHANT CHORAL COMME VOCATION
parce que c’est là que tout se passe, c’est là que tu cristallises, tout ce
que tu as appris, et c’est là aussi que généralement, sans doute sous
l’effet du stress, tu arrives à donner un petit peu plus que ce que tu
fais d’habitude. [. . .] Si tu n’as pas de concerts, au final tu n’avances
pas. Et surtout tu prends de mauvaises habitudes, tu n’as pas un œil
extérieur, tu n’as pas l’œil du public, et tu ne te sens pas aussi pressé
que si tu avais une contrainte. [. . .] Le fait de se fixer un certain nombre
de concerts oblige du coup à se fixer un certain nombre de répétitions,
qui obligent du coup à travailler plus rapidement pendant ces répétitions,
qui obligent du coup à faire en sorte de bien travailler dès le départ, à
se placer, connaître, mieux écouter les personnes autour de soi, de bien
réussir à s’entendre. (Paul, choriste)
Le concert a ici une double valeur. Le moment même de la représentation est
un aboutissement et incite au dépassement de soi sous l’effet du stress. À plus long
terme, il est un aiguillon qui, en fixant une échéance, transforme le rapport des
membres du chœur au travail et renforce leur engagement. Ces deux valeurs du
concert marquent également un détachement vis-à-vis d’une conception de « loisir »
définie en opposition à la contrainte.
157
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
recherche d’un loisir. Cette logique active peut prendre la forme de véritables dé-
marches entrepreneuriales. Les acteurs ne se contentent plus de chercher des chœurs,
mais s’impliquent dans leur fonctionnement et créent des groupes qui correspondent
au plus près à leurs attentes.
La trajectoire d’Élisabeth illustre ce type d’entrepreneuriat choral. Elle rejoint
une association qui rassemble un chœur symphonique et un chœur de chambre. Elle
commence par chanter dans le grand chœur ouvert à tous avant d’intégrer le chœur de
chambre déjà plus sélectif. Elle s’implique alors au sein du conseil d’administration et
participe à la création d’un nouvel ensemble vocal au sein de la structure à l’effectif
encore plus réduit, de seize chanteurs recrutés sur audition23 . Au bout de deux ans,
le chef qu’elle apprécie quitte la direction. Moins en phase avec son remplaçant et
plus attirée par les groupes vocaux d’effectif réduit et par un répertoire spécialisé
dans la musique baroque, elle quitte l’association chorale et crée un nouveau groupe
correspondant exactement à ses attentes en fédérant des amis chanteurs.
158
3.3. TRAJECTOIRES INDIVIDUELLES
cadre des chapitres qui suivent24 . Une fois systématisée cette typologie des formes
d’engagement dans la pratique chorale, il faut cependant nous interroger sur ses
limites. Jusqu’à quel point permet-elle de rendre compte de la réalité des logiques
d’engagements ? Dans quelle mesure ne nous enferme-t-elle pas dans une lecture
unidimensionnelle des individus ?
La frontière entre un loisir apportant un plaisir immédiat, et une vocation plus
sensible au travail et à la recherche de qualité musicale n’est évidemment ni tranchée
ni étanche. La notion de plaisir sonore en particulier peut être très présente dans
la bouche de tenants d’une conception du chœur comme vocation. Les discours te-
nus sur le répertoire contemporain sont souvent révélateurs de l’ambiguïté de cette
notion de plaisir sonore. Malgré la complexité de ce répertoire, les termes utilisés
par ceux qui le pratiquent pour en rendre compte ne sont pas d’ordre intellectuels.
Il relèvent de deux ordres lexicaux : celui du plaisir sonore, et celui de l’appren-
tissage. Le plaisir sonore évoqué est de même nature que celui dont font part les
chanteurs débutants qui s’insèrent pour la première fois en chantant dans une har-
monie consonante. Ce qui le distingue toutefois c’est qu’il n’est pas spontané mais
passe par une phase d’apprentissage. Plaisir sonore immédiat et vocation musicale
sont donc pris dans un rapport de continuité. La seconde peut être présentée comme
une version « éduquée », « domestiquée » du premier25 . Le goût de Benoît pour la
musique contemporaine illustre ce point. Il décrit comment il a découvert le plaisir
de la dissonance à l’occasion de ses études musicales.
Organiser la population des choristes autour d’une opposition franche entre deux
types de rapport au chant choral est donc réducteur. Si dans l’ordre des discours,
les oppositions sont généralement relativement franches, la pratique est le lieu de
24. En particulier dans le cadre du chapitre sur la construction des chœurs amateurs comme
acteurs collectifs, cf. Chapitre 5.
25. Le plaisir de la dissonance s’apparente ici à celui des fumeurs de marijuana de Becker
[Becker, 1985]. Il s’agit d’apprendre à reconnaître comme agréables des sensations qui ne sont
pas nécessairement perçues comme tel au premier abord. Il n’y a d’ailleurs aucune raison de consi-
dérer que le plaisir tiré des accords consonants par les débutants est plus naturel. Mais l’association
d’un accord parfait à un sentiment de plaisir relève d’une socialisation musicale plus spontanée,
liée à une intégration passive et de long terme des canons de la culture musicale occidentale.
159
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
Loisir Vocation
160
3.3. TRAJECTOIRES INDIVIDUELLES
161
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
viduel à la voix a déjà été évoqué. En ce qui concerne le chant collectif, la plupart
des chanteurs évoquent des expériences antérieures chorales passées dont les cadres
les plus fréquents sont l’école et la pratique religieuse. Les expériences musicales à
l’école sont en principe très largement partagées. Elles sont souvent évoquées comme
repoussoir : limitées et jugées peu intéressantes. Les expériences positives sont liées à
des personnalités « exceptionnelles » : des enseignants dont l’investissement person-
nel a permis le développement d’initiatives inhabituelles en cadre scolaire. Lorsque
le rôle de la pratique religieuse est évoqué, c’est souvent en termes plus positifs.
La religion reste indubitablement un vecteur de familiarisation avec la pratique du
chant26 . Si ces expériences font que la plupart des choristes ne sont pas totalement
étrangers au chant en groupe, elles ne débouchent pas pour autant sur la structura-
tion systématique de rapports cohérents à la pratique chorale.
La situation change radicalement pour une frange d’individus qui sont passés par
des institutions de formation musicale spécialisée : conservatoires, écoles de musique,
maîtrises et manécanteries. Celles-ci contribuent à l’émergence d’un amateurisme de
conservatoire dont les formes sont structurées par l’horizon de la professionnalisation
[François, 2004]. Le premier effet du passage par ces cursus de formation musicale
est l’acquisition d’une solide technique musicale. Même les individus qui ne sont pas
passés par des formations purement chorales (maîtrises), mais par des formations
instrumentales (en conservatoire ou en école de musique), ont acquis une technique
de solfège aisément transposable dans le domaine choral. Même si elle ne forme
pas nécessairement au déchiffrage chanté, une technique instrumentale (souvent de
clavier) permet un apprentissage plus autonome de la partition.
Par ailleurs, ces institutions de formation inscrivent les individus dans un rap-
port spécifique au répertoire. Elles sont souvent le cadre d’un contact répété et
approfondi avec des œuvres de répertoire savant. Ceci contribue à développer chez
les individus un rapport très particulier à la musique chorale. On voit se dévelop-
26. Plusieurs interviewés évoquent spontanément le cadre religieux lorsqu’ils décrivent les débuts
de leur pratique chorale. Les seules expériences recueillies relèvent des religions chrétiennes. Pour
les catholiques, les expériences évoquées sont occasionnelles. Il s’agit de chants préparés pour des
occasions spéciales (messe de Noël, communion). Pour les protestants en revanche, les expériences
sont marquées par une implication plus régulière liée à une participation plus forte de l’assemblée.
Les récits recueillis témoignent alors d’une plus grande familiarité avec la pratique du chant.
162
3.3. TRAJECTOIRES INDIVIDUELLES
per conjointement un goût pour des genres musicaux pointus, et un intérêt marqué
pour une approche plus technique de l’interprétation. Le témoignage de Paul illustre
ce point. Il explique comment s’est développé son goût pour la musique baroque.
L’origine de sa volonté de spécialisation sur ce répertoire trouve ses racines dans
son passage par la manécanterie des Petits-Chanteurs à la Croix de Bois, ainsi que
dans l’option musique qu’il a suivie au lycée27 . C’est d’ailleurs dans ce cursus spé-
cialisé au lycée qu’il noue les contacts qui vont le conduire à rejoindre des ensembles
semi-professionnels spécialisés dans la musique baroque.
Par contraste avec le profil extrêmement indéterminé des choristes, dont la socia-
lisation musicale ne s’est faite que dans le cadre de l’école ou de l’église, on voit donc
émerger une frange de choristes dont le profil choral est beaucoup plus clairement
structuré. La spécificité de ces profils tient à l’action d’institutions de formation
musicale. Pour ces choristes, l’attachement au chant choral tient à la combinaison
d’un rapport technique au chant en chœur, avec des orientations prononcées vers
des répertoires spécialisés.
27. Ce cursus conduit les élèves de lycée qui le choisissent à suivre 6h30 de musique par semaine
et à passer des épreuves musicales comptant pour un coefficient 6 dans le cadre du baccalauréat.
Cette filière est un cursus de formation se rapprochant plus des institutions de formation spécialisée
que des cours classiques de musique de l’éducation nationale.
163
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
164
3.3. TRAJECTOIRES INDIVIDUELLES
Ce que j’ai compris c’est que l’an dernier, il y avait une partie de la
chorale qui était carrément partie pour former sa propre chorale. [. . .]
Alors je suis allé à leur concert justement, pour me faire une idée du
niveau précisément. (Jacques, Choriste)
Et il finira par entrer en contact avec d’autres chanteurs avec lesquels il formera
un groupe vocal a capella, marquant ainsi l’aboutissement d’une trajectoire allant
d’un engagement fortuit dans le monde choral à l’adoption d’une posture d’« entre-
preneur choral ».
Retrait
165
CHAPITRE 3. LOISIR ET VOCATION
Conclusion
Vocation ou loisir, activité à finalité esthétique ou à finalité sociale, le sens que
prend la pratique chorale aux yeux des choristes n’est pas univoque. Il oscille entre
deux pôles qui se traduisent par des dispositions pratiques clairement distinctes :
virtuosité technique, spécialisation et entrepreneuriat choral dans un cas ; rejet de
la technique, indifférence au répertoire et passivité des trajectoires dans l’autre.
Les pôles que nous dessinons ici n’ont bien sûr qu’une finalité idéal-typique. La
dimension formatrice du chant choral ouvre la porte à une transformation dans le
temps du rapport entretenu à la pratique. Il n’en reste pas moins que si de nombreux
choristes ont un rapport souple au chant choral, conciliant les contraires dans leurs
discours et adaptant leurs pratiques dans un continuum de postures techniques « bri-
colées », les institutions de formation musicale contribuent à former des individus
au profil très cohérent dans l’ordre de la vocation artistique.
166
Chapitre 4
Introduction
Le fonctionnement d’un chœur est basé sur le face-à-face d’un groupe et d’un
individu, le chef de chœur1 . Le rôle du chef de chœur est avant tout musical. Sa
spécificité tient au fait qu’il ne consiste pas directement à faire musicalement, mais
à faire faire : le chef est est un « musicien silencieux ». Cette situation soulève la
question de l’autorité musicale du chef de chœur et de ses fondements. Les termes
mêmes qui désignent cette fonction, « chef », « direction », soulignent le caractère
central de l’exercice d’une forme de pouvoir dans le cadre de ce rôle très particulier.
Cette dimension demande cependant à être nuancée. Les lectures traditionnelles
de la direction musicale font de celle-ci l’incarnation d’un pouvoir charismatique
découlant de qualités individuelles. Nous relativiserons cette vision en montrant
que l’enjeu de la direction musicale est avant tout une question de coordination.
L’autorité du chef repose sur la maîtrise par celui-ci d’une technique (notamment
gestuelle), et sur l’affirmation d’un écart de compétences entre le chef et le groupe.
La dimension personnelle du pouvoir de la direction musicale doit également
être relativisée au vu des trajectoires des chefs de chœur. Plus qu’une orientation
individuelle manifestant les qualités d’un individus, les parcours des chefs de chœurs
marquent par l’effacement des décisions individuelles. L’orientation vers la direction
prend fréquemment la forme de processus collectifs au sein desquels le chef « en
devenir » n’est pas le seul acteur impliqué.
Enfin, nous soulignerons la complexité de la fonction de direction qui ne se laisse
1. Si certains chœurs travaillent sans chef, il s’agit d’une infime minorité. Il s’agit généralement
de groupes de taille limitée, composés de musiciens autonomes, donc bien formés dont la démarche
se rapproche souvent plus de la musique de chambre que du chœur.
167
CHAPITRE 4. LES CHEFS DE CHŒUR
pas réduire à sa seule dimension musicale. La diversité des rapports au chant choral,
que nous avons illustrée pour les choristes, est également très sensible lorsque l’on se
penche sur la fonction de direction chorale. Nous décrirons ici la diversité des rôles
les chefs de chœurs peuvent être appelés à endosser.
168
4.1. UN « MUSICIEN SILENCIEUX »
Le terme d’« instrument » est régulièrement utilisé par les chefs pour évoquer
les chœurs qu’ils dirigent. Cette image appliquée à un groupe d’acteurs traduit bien
la particularité de la direction. Le face à face du chef et des choristes est mis en
parallèle avec l’activité d’un interprète manipulant son piano ou son violon. Derrière
l’image du musicien silencieux se pose la question de l’exercice d’un pouvoir de la
part du chef de chœur sur le groupe. La qualité de musicien interprète du chef
de chœur tient à sa capacité à « instrumentaliser » les chanteurs qu’il dirige. La
direction musicale repose sur la capacité d’un individu à exercer une influence sur
un ensemble d’exécutants. La figure du chef de chœur peut de ce point de vue être
rapprochée de celle du chef d’orchestre, autour de laquelle s’est développée au cours
des XIXe et XXe siècles l’image du dictateur omnipotent à la tête de sa phalange
musicale [Liébert, 1990]. Le chef devient chez certains auteurs l’incarnation même
de la notion de puissance [Canetti, 1966].
Quels sont les fondements de la relation de pouvoir qui s’établit entre le chef et le
groupe ? Les lectures traditionnelles de la direction musicale insistent surtout sur sa
dimension charismatique2 . Ces approches ont été tempérées par des travaux mettant
en évidence le caractère relationnel du pouvoir du chef, en insistant en particulier sur
la résistance des musiciens au pouvoir du chef [Lehmann, 1995], ou les mécanismes de
délégation d’autorité [François, 2002]. Nous insisterons également sur la dimension
relationnelle de la direction. Contrairement à une vision charismatique où le pouvoir
repose sur les qualités innées d’individualités exceptionnelles, la capacité du chef à
exercer une autorité musicale repose sur des compétences acquises.
169
CHAPITRE 4. LES CHEFS DE CHŒUR
Denis, ce que j’adore, c’est son geste qui est très vocal.
Un geste très vocal ?
Oui, ben c’est dur à expliquer ça, mais c’est simplement le fait qu’on
se sente bien vocalement quand Denis dirige. Mais c’est très marrant.
Quand on est en chœur école un mercredi par mois, tous les chefs passent
sur le même chœur, et de chef en chef, la sonorité change complétement,
et moi ça m’est arrivé de chanter dans des chœurs, avec d’autres chefs
on arrive pas à chanter, parce que le geste est pas vocal, on se sent pas
bien vocalement pour chanter. [. . .] Le geste est trop dur, et puis c’est
vraiment physique, au bout de 5 à 10 minutes, on n’arrive pas à chanter,
c’est pas joli, on se sent coincés. (Emmanuel, Chanteur et chef de chœur)
170
4.1. UN « MUSICIEN SILENCIEUX »
Un pouvoir relationnel
Comme toute relation de pouvoir, le contrôle exercé par le chef sur le chœur
n’est ni absolu, ni unilatéral [Friedberg, 1993]. La capacité à diriger musicalement
se définit dans une interaction au cours de laquelle la composition du chœur et
ses dispositions à l’égard du chef sont primordiales. Emmanuel met bien en évidence
cette dimension relationnelle du pouvoir de direction musicale. Il s’étend longuement
au cours de l’entretien sur une master classe internationale qu’il a suivie au cours de
sa formation de chef de chœur. La langue constituait une difficulté pour les stagiaires
dont les bases d’anglais et d’allemand s’avèrent trop limitées pour expliquer au chœur
école leurs intentions musicales.
171
CHAPITRE 4. LES CHEFS DE CHŒUR
suffit pas que le geste soit adéquat et éloquent, encore faut-il que le chœur soit en
mesure d’y répondre. Ici, la capacité du chef à transmettre des intentions musicales
repose sur le bon niveau technique des choristes dont Romain avait déjà souligné la
qualité « quasi-professionnelle ». Emmanuel poursuit et évoque une anecdote de la
master classe qui révèle un second facteur influant fortement sur la capacité du chef
à contrôler la production sonore du chœur.
J’ai dirigé une pièce anglaise, il y a un détail que je n’ai jamais réussi
à avoir dans ma répétition, une consonne qui était jamais à sa place. À
la fin de mon passage, le formateur anglais vient et dit au chœur « on
va reprendre juste cette mesure là ». Il a rien dit et ça a fonctionné très
bien, alors que moi j’avais perdu un quart d’heure à le mettre en place.
Comment tu expliques ça ?
Ben. . . tout simplement au niveau de la technique de geste, c’était la
consonne finale qui était pas ensemble et pas sur un temps. Et moi
j’arrivais pas à la donner parce qu’en plus il y avait un trait sur la note,
il fallait montrer le trait, montrer la coupure de la note et ça marchait
jamais. Lui n’a rien dit, il a fait ça simplement et le chœur a réagi. Bon,
après, il y a aussi le fait que le prof se met devant le chœur, et tout de
suite le chœur est plus attentif, c’est la même chose dans le chœur école
le mercredi. [. . .] Dès que le prof arrive devant le groupe, il y a une
attention qui est accrue. (Emmanuel, choriste et chef de chœur)
Tous les choristes ils s’appliquaient vachement plus pour les chefs dé-
butants que pour Catherine, forcément, ça discutait plus quand c’était
Catherine que quand c’était les autres, parce que voilà, c’était un peu
un échange, ils faisaient partie du truc, quoi, c’était pas simplement « il
y a quelqu’un, on chante », c’est « on va l’aider à faire de notre mieux,
pour qu’il soit content et que ça marche bien, et que ce soit positif ». Je
172
4.1. UN « MUSICIEN SILENCIEUX »
dis on était parce que moi aussi il y a des moments ou j’étais sous la di-
rection d’un chef débutant, on était vachement plus attentifs, on voulait
vachement bien faire pour que ce soit vachement bien. (Julie, choriste et
chef de chœur)
L’interaction entre chef et groupe est complexe. À l’inverse des situations pré-
sentées par Emmanuel, le fait d’être détentrice d’une autorité plus établie que les
chefs débutants ne favorise pas Catherine, qui est la chef titulaire de cet ensemble.
Au contraire, les débutants bénéficient du fait qu’ils sont issus du chœur lui-même.
L’implication et l’attention des choristes sont renforcées par le fait de voir l’un de
leur pairs occuper le pupitre de direction. En définitive, le mécanisme reste cepen-
dant le même. La nature des relations entretenues entre l’individu qui dirige et le
reste du groupe influe sur la capacité du chef à exercer un pouvoir musical au cours
de l’interprétation d’une pièce.
Relation d’autorité mettant en jeu une des capacités musicales, la direction mu-
sicale repose avant tout sur une asymétrie de compétences. Bien souvent, ce n’est
pas le niveau de connaissances musicales du chef de chœur qui fonde son autorité,
mais le fait qu’il « en sait plus » que les membres de son ensemble. Ce chef l’exprime
de façon particulièrement crue.
Au royaume des aveugles, le borgne est roi, ça existe dans le monde
choral. C’est criant, vraiment. Et celui qui a le moindre, par rapport aux
autres qui n’ont rien du tout, un petit bagage quel qu’il soit, ou même
le courage de dire je vais prendre en charge le groupe, je vais me mettre
devant, devient chef. Et donc, il y a des trucs, c’est dur. . . (Michel, chef
de chœur)
Dès lors que la capacité à diriger ne repose pas tant sur un niveau technique dans
l’absolu que sur un différentiel de compétence avec le groupe, il n’est plus étonnant
de rencontrer des chefs aux formations musicales très limitées. Antoine déclare ainsi
diriger son chœur sans savoir lire la musique.
J’ai été amené à remplacer la chef de chœur, et toujours, ne sachant
toujours pas déchiffrer la musique — je continue à dire que je ne sais pas
lire la musique — je me suis retrouvé à la tête de cette chorale (Antoine,
chef de chœur)
De même que les chanteurs se construisent des « boîtes à outils » leur permettant
de gagner en autonomie3 , les chefs dont la formation musicale est faible développent
3. La question du rapport des choristes à la technique a été traitée en 3.2.2, p. 147
173
CHAPITRE 4. LES CHEFS DE CHŒUR
des solutions techniques pour pallier les difficultés qu’ils rencontrent. Antoine reco-
pie les partitions à l’aide d’un logiciel d’écriture de fichiers MIDI. Le logiciel musical
et une bonne mémoire lui permettent d’apprendre par cœur les différentes voix des
pièces abordées afin de les transmettre à chaque pupitre. L’écart de compétences
musicales avec les membres du chœur est donc minime et tient surtout à une diffé-
rence dans l’autonomie de l’apprentissage de partitions. La faiblesse de la formation
musicale d’un chef de chœur fragilise cependant son autorité. Un chef peu formé est
toujours susceptible de voir son autorité mise en cause suite à la révélation des failles
de ses compétences musicales. La contestation de l’autorité du chef peut se faire de
façon ouverte. Les comportements qui manifestent l’absence de reconnaissance du
travail du chef ne sont pas sans rappeler les stratégies de contestation des musiciens
d’orchestre observées par Bernard Lehmann [Lehmann, 1995]
On est assez discipliné, on obéit au chef, il est chef, il est là pour ça.
Sauf quand il donne une mauvaise note et qu’il y en a qui s’en rendent
compte, là, effectivement, il peut y avoir des mouvements d’humeur, si
j’ose dire.
Ça se traduit comment ?
Ça se traduit par des gens qui se lèvent, qui se jettent sur le piano pour
jouer la note. Et alors là, en général, le chef il perd un peu ses moyens,
il aime pas trop, tu vois il est en train de donner l’exemple aux ténors,
ils sont trois les pauvres, et t’as une alto qui se lève pour aller jouer
sur le piano. C’est pas possible, tu peux pas donner l’exemple, tu peux
pas diriger dans des circonstances comme ça. (Sylvie, choriste chœur
Incognito)
La fragilisation de l’autorité du chef ne prend pas nécessairement la forme d’une
remise en cause ouverte par les choriste. Elle peut se traduire de façon plus subjective
par un ressenti désagréable du chef qui se sent « pris en défaut » face au groupe dirigé.
Bernard évoque à plusieurs reprises cette difficulté et fait part de l’angoisse qu’il a
ressentie à certaines occasions où il a dirigé des groupes de très bon niveau.
Tu vois, il y a pas pire pour un chef que de se retrouver devant un
groupe qui est bien meilleur que toi. Faut toujours avoir quelque chose à
demander de plus. [. . .] C’est la pire expérience qui puisse t’arriver. Te
retrouver devant un groupe, « ben voilà, c’est bien ce que vous faites. »
— « Mais on peut faire mieux » — « Ben oui, je sais pas quoi ». (Bernard,
chef de chœur)
La nécessité de maintenir une asymétrie de compétences entre le chef et le groupe,
ou tout du moins l’apparence de cette asymétrie, va jusqu’à influencer le comporte-
ment des chefs de chœurs qui déploient des stratégies visant à sauver les apparences
174
4.2. DEVENIR CHEF DE CHŒUR, UN CHOIX COLLECTIF
pour ne pas perdre la face [Goffman, 1974]. Le cas de cette jeune chef de chœur
illustre ce point. Peu assurée dans son rôle face aux choristes, elle évite autant que
possible les signes qui pourraient contribuer à manifester les limites de sa formation.
Loin de l’image qui a été construite depuis le xixe autour de la fonction de di-
rection musicale, la dimension charismatique de l’autorité du chef de chœur doit
être relativisée. Avant de manifester la puissance d’un individu qui contrôle unila-
téralement la production des musiciens, la capacité à « chanter par la bouche des
autres » est affaire de coordination entre le chef et le chœur et l’efficacité d’une ges-
tique claire est un enjeu important. Au-delà de cette dimension, le pouvoir du chef
se définit dans le cadre d’une relation entre un individu et il repose fréquemment sur
un différentiel de compétences de techniques musicales. La faible formation musicale
de certains chefs ne les empêchent pas d’exercer cette fonction, mais elle fragilise
potentiellement leur autorité au sein du groupe.
175
CHAPITRE 4. LES CHEFS DE CHŒUR
176
4.2. DEVENIR CHEF DE CHŒUR, UN CHOIX COLLECTIF
177
CHAPITRE 4. LES CHEFS DE CHŒUR
Il est « difficile à expliquer » car non formulé. Il s’agit plus d’un consensus tacite
que d’une volonté exprimée explicitement de la part de celui qui s’installe dans le
rôle du chef. Le fonctionnement décentralisé du groupe met en évidence l’inégale
capacité des uns et des autres à déchiffrer une partition. Tant qu’Antoine chantait
dans des ensembles dirigés par un chef, cette inégalité de formation entre choristes
lui était restée cachée. Ce qui se joue ici, c’est sa prise de conscience de sa capacité
particulière à mémoriser un texte musical qui lui permet de gagner en autonomie et
sert de base à la construction d’une autorité au sein du groupe.
J’avais essayé de créer avec des amis un ensemble vocal sans chef. Et je
me suis retrouvé de facto à avoir ce rôle de chef, dans l’apprentissage,
dans la préparation de l’apprentissage, dans le choix des partitions. [. . .]
Moi, je déchiffre pas, mais quand je connais une phrase, je la connais.
Je pensais que les gens avaient tous soit une capacité soit l’autre, et en
fait c’était pas le cas. Je me suis rendu compte qu’il y avait un décalage
entre ce que je croyais qu’il était possible de faire et ce que les gens
savaient faire en fait. Et peut-être que j’étais un peu meilleur que ce que
je croyais. Donc je me suis retrouvé à apporter mon petit guide chant, et
à aider chacun à lire sa partie, à faire travailler chaque partie, à mettre
deux parties ensembles, et puis en fait à faire le travail de chef de chœur.
(Antoine, chef de chœur)
Les situations dans lesquelles un groupe fonctionne sans chef sont donc propices à
l’affirmation de nouvelles vocation de direction. Celles-ci ne sont pas le résultat d’une
décision individuelle affirmée d’assurer la décision musicale. Elles relèvent plutôt de
la construction souvent implicite d’un rôle face aux autres membres du groupe qui
contribuent d’ailleurs à encourager le nouveau chef.
Ce mail (figure 4.1) adressé par un chef de chœur à deux de ses choristes et
mis en copie à son assistante (qui est elle-même à l’origine une choriste du chœur),
illustre la modalité d’accès à la direction de chœurs la plus courante. Ce sont très
fréquemment les chefs de chœurs qui incitent certains de leurs choristes à sortir du
rang et à prendre en charge momentanément la direction du groupe. Cette délégation
de l’autorité musicale va souvent de pair avec le développement d’une hiérarchie
intermédiaire au sein de l’ensemble. Le choriste poussé à s’engager dans la direction
accède à une position médiane : chef assistant, chef de pupitre, répétiteur,. . . Certains
stages d’initiation à la direction organisés par la fédération À Cœur Joie s’adressent
178
4.2. DEVENIR CHEF DE CHŒUR, UN CHOIX COLLECTIF
De : Chef de chœur
Pour : Deux choristes
Copie : Chef Assistante
Date : 29/06/2010
Sujet : un avant gôut de direction
Chers amis
C’est venu assez naturellement parce que je pense que le chef m’a fait
confiance, je montrais l’envie de le faire, j’avais toujours un peu la bou-
geotte de vouloir me mettre au piano, et d’accompagner les choses. Ça
s’est passé vraiment petit à petit. Un jour j’ai commencé à accompagner
des répétitions, et un jour le chef m’a demandé de diriger une répétition
parce qu’il était pas là, et de fil en aiguille de le remplacer un peu pour
un truc ou un autre, et puis moi un jour je suis arrivé avec une idée en
disant tiens, tu voudrais pas qu’on fasse tel répertoire, je pourrais essayer
de trouver les partitions. (Benjamin, chef de chœur)
Un beau jour, l’aumônier a eu l’idée de faire une messe pascale des ly-
céens, en regroupant les lycéens des principaux lycées de Lyon. Et pour
faire une messe pascale des lycéens, il fallait les faire chanter. Et cet au-
mônier m’a demandé de diriger cette chorale des lycéens de Lyon, tout
179
CHAPITRE 4. LES CHEFS DE CHŒUR
Les débuts comme chef de chœur peuvent donc être le résultat d’une délégation
d’autorité. Là encore, l’engagement dans la direction n’est pas le fruit d’une décision
affirmée de la part de l’individu, mais le rôle est cette fois endossé de façon plus
claire. Les encouragements décisifs ne sont plus ceux du groupe, mais le détenteur
de l’autorité qui en délègue une part de façon explicite.
180
4.2. DEVENIR CHEF DE CHŒUR, UN CHOIX COLLECTIF
Cette proposition rencontre un intérêt déjà présent chez Pierre. Il avait envisagé
au cours de sa formation au conservatoire de se tourner vers la direction d’orchestre.
Le chœur est donc une façon de prolonger un intérêt préexistant pour la direction.
La comparaison du parcours musical de Pierre et de celui des autres stagiaires est
révélatrice de la spécificité de son parcours dans le domaine de la direction. Le stage
le conduit réaliser la nécessité de diriger régulièrement afin de progresser.
Au premier cours avec Joël, j’étais le seul élève qui n’avait pas de chœur,
c’était rigolo, toutes les personnes qui essaient de se perfectionner, c’est
tous des chefs amateurs, plus ou moins de qualité, et j’étais le seul à
n’avoir pas de chœur, mais par contre à avoir le bagage musical énorme
que représente à la fois l’harmonie, machin tout ça. [. . .] Et donc ça me
manquait d’avoir un instrument, parce que quand même, les heures de
vol, ça joue. Et puis Joël a pris l’ensemble Sotto Voce en même temps
qu’il a pris le madrigal, ça a été un hasard, et il s’est pas plu à Sotto
Voce, et il est parti au bout de trois mois, et comme ça allait vite, il
fallait qu’il se remplace, il me l’a proposé.(Pierre, chef de chœur)
Certes le formateur qui l’a encadré joue un rôle dans l’arrivée de Pierre comme
chef de chœur. Cependant, le schéma n’est pas celui d’une délégation d’autorité.
Il s’agit d’une transmission de l’ensemble des responsabilités de direction à un élé-
ment extérieur au chœur, et ce malgré la faible expérience en direction de Pierre4 .
Son autorité repose surtout sur son expertise musicale, validée par sa formation en
conservatoire et son statut d’instrumentiste professionnel. Ce type de trajectoire est
très fréquent au cours d’études destinant les individus à l’enseignement de la mu-
sique dans des structures généralistes. Les cursus de musicologie, avec notamment
la préparation au CAPES de musique, ou encore les CFMI5 sont le cadre de telles
découvertes pour des individus disposant déjà d’un parcours musical.
Les découvertes de la direction peuvent donc être organisées autour de deux cas
de figure. Une partie des chefs de chœur ont découvert la direction dans le cadre de
leur pratique chorale. Il s’agit de chanteurs qui généralement disposent d’un petit
bagage musical, dont l’implication au sein du groupe était particulièrement marquée.
Le passage de la position de choriste à celle de chef est généralement le fruit de
circonstances particulières ou d’incitations de la part d’autres membres du groupe.
Ceux-ci poussent l’individu à tenir un rôle qu’il n’envisageait pas de revendiquer
4. Il n’a alors réalisé qu’un stage de direction chorale, n’a que très peu chanté dans des chœurs,
et ne dispose pas des « heures de vol » des autres chefs amateurs.
5. Centre de Formation des Musiciens Intervenants, délivrant le DUMI : Diplôme Universitaire
de Musicien Intervenant. Cf. le chapitre 7 au sujet des formations à la direction de chœur.
181
CHAPITRE 4. LES CHEFS DE CHŒUR
faute de se sentir légitime. Les formations musicales parfois faible et le fait n’avoir
pas été formé à la direction avant de prendre la tête du groupe contribuent à ce
sentiment d’illégitimité. Ces chefs de chœurs présentent du coup leur trajectoire
comme une suite d’événements inattendus. Pour d’autres chefs en revanche, diriger
est l’aboutissement d’études musicales poussées. La légitimité à diriger repose sur
un cursus musical scolaire et la trajectoire musicale est vécue comme plus maîtrisée.
182
4.2. DEVENIR CHEF DE CHŒUR, UN CHOIX COLLECTIF
Au bout de neuf stages, on n’était plus que onze au lieu de vingt. Faut
savoir une chose, c’est que c’est très très violent la formation de chef
de chœur, c’est vachement violent. Toutes les périodes d’apprentissage
se terminaient par des crises de larmes, c’était du délire. [rire]. [. . .] Et
aujourd’hui, dans ma classe de chant choral, c’est exactement la même
chose, comme si nous, les profs de direction, on n’arrivait pas. . . On en
parle souvent d’ailleurs. (Gérard, chef de chœur, professeur de direction)
Si les témoignages recueillis ne prennent pas tous de telles dimensions, cette vio-
lence psychologique de la formation à la direction reste une constante. Elle est la
conséquence des particularités du dispositif pédagogique. Les formations à la direc-
tion de chœur sont le plus souvent des formations collectives. Plusieurs stagiaires
suivent en même temps le cours d’un formateur, et fournissent en même temps l’ef-
fectif d’un chœur « cobbaye ». La relation triangulaire qui se dessine entre d’une
part le stagiaire qui « passe au pupitre », le groupe qui chante, et le formateur qui
juge le travail est très particulière.
Dans ce type de situation, le chef débutant peut ressentir un sentiment d’im-
puissance face aux chanteurs. Il faut ici saisir toutes les implications de la spécificité
du chef en tant qu’interprète silencieux. La remise en cause du travail réalisé par le
chef débutant est d’autant plus déstabilisante que la critique est fondée sur l’exé-
cution d’autres acteurs qu’il est dans l’incapacité de contrôler totalement et à la
place desquels il doit néanmoins endosser la responsabilité du résultat. L’anecdote
que raconte Gérard est ici révélatrice. Apprendre à diriger signifie endosser face à
un formateur la responsabilité d’une interprétation musicale dont on n’est soi-même
que l’auteur indirect.
La violence de la remise en cause de soi est renforcée par une contradiction dans
laquelle le dispositif de formation enferme l’apprenti chef de chœur. Celui-ci est mis
183
CHAPITRE 4. LES CHEFS DE CHŒUR
en demeure d’exercer une autorité qui lui échappe fatalement dans la mesure où elle
a vocation à être critiquée par le formateur. Cette contradiction peut être d’autant
plus mal vécue qu’elle est renforcée par la composition du chœur lorsque celui-ci est
composé de pairs, de chefs en formations tout aussi susceptible d’occuper le rôle de
direction. Dans le compte-rendu de sessions de formations organisées au cours d’une
université d’été, Daniel Salaün formule clairement cette tension.
[la séance du dernier jour] est également pour moi un des derniers mo-
ments offerts de mener au pupitre les rares stagiaires n’ayant pas osé la
démarche. Il est clair qu’à cause des implications psychologiques de l’acte
de direction musicale, dès lors que l’on n’est pas vraiment détenteur de
l’autorité (qui reste toujours, symboliquement, à l’animateur), certaines
personnes n’ont pas franchi le pas. [Salaün, 1995]
Les conditions de formation à l’exercice d’une autorité musicale sont donc révéla-
trices des particularités de cette fonction musicale. Les difficultés les plus marquantes
rencontrées par les débutants ne sont souvent pas d’ordre technique et corporel, mais
plus d’ordre psychologique et relationnel. La violence psychologique à laquelle ils sont
confrontés révèle les spécificités de la relation d’autorité de direction musicale. Elle
repose sur la maîtrise de compétences gestuelles et relationnelles susceptibles d’être
apprises avant d’être le fait du charisme individuel. Elle est toujours limitée est n’est
en rien un pouvoir absolu exercé sur le groupe. La gestion de cette autorité toujours
susceptible de s’effondrer représente une des principales difficultés psychologiques
de l’apprentissage de la direction.
184
4.3. LES FACETTES DE LA DIRECTION
temps de la répétition. Elle est également pédagogique et peut parfois s’étendre aux
aspects non-musicaux du fonctionnement du chœur.
Le dernier stage que j’ai fait avec lui à l’époque, il me dit : « Tu sais
Gérard, ce qui est sympa avec toi c’est qu’on t’aime bien. Si je devais
dire quelque chose, c’est que tu es 90 % animateur, 10 % chef de chœur ».
Quelque part, ça vous fait plaisir, et quelque part, ça vous fait pas plaisir
du tout. « Ce qui est super avec toi c’est que c’est toujours sympa de
chanter, tes choristes peuvent faire n’importe quoi, tu leur en veux pas,
t’es pas critique, c’est pas gênant ». (Gérard, chef de chœur)
185
CHAPITRE 4. LES CHEFS DE CHŒUR
L’évolution d’un style à l’autre que décrit Gérard va au delà de la simple ex-
périence personnelle. Elle met bien en évidence ce qui se joue dans la relation de
direction musicale. La direction pose un problème de communication. L’enjeu central
de la relation de direction est de transmettre aux choristes des directives d’ordre mu-
sical. Cette communication d’idées musicales peut prendre des formes extrêmement
variées. Elle oscille en particulier entre deux pôles : celui de la technicité musicale, et
celui du déplacement par le biais de figures. Gérard finit par se positionner sur le se-
cond pôle. À la débauche exubérante de commentaires imagés a succédé la concision
de remarques techniques portant sur l’articulation ou les nuances. Une telle « ratio-
nalisation » de l’échange musical est cependant loin d’être généralisée. La possibilité
de dépersonnaliser ainsi l’échange de travail musical en recourant à des notions pré-
cises (nuances, phrasé,. . .) dépend en effet de différents facteurs. Elle nécessite une
formation importante du chef. Gérard précise qu’il lui a fallu dix ans de formation
avant de pouvoir fonctionner ainsi avec son chœur. Elle nécessite également une
réceptivité de la part des choristes.
Bien souvent, la communication d’idées musicales est compliquée par l’absence
de technique musicale des choristes ou/et des chefs. Plusieurs solutions techniques
peuvent être mobilisées par le chef pour illustrer ses attentes musicales. L’illustration
en particulier est fréquente : le chef chante directement l’exemple de ce qu’il attend.
Mais une pratique extrêmement courante est celle du déplacement de la question
musicale par l’usage de figures métaphoriques. La métaphore, illustrée ici par Gérard,
est mobilisée fréquemment par les chefs de chœurs. Elle consiste à établir un parallèle
entre une idée musicale et une image non musicale. L’usage métonymique du texte
des œuvres est extrêmement fréquent. Les paroles d’un chant sont utilisées comme
métaphore de l’œuvre entière. L’insistance sur leur signification est censée véhiculer
un discours synthétique sur l’ensemble de la pièce (texte littéraire et musical) et sur
la façon dont elle doit être interprétée. Par exemple, le rappel du caractère gai du
texte a souvent pour finalité de solliciter implicitement sur le plan musical un tempo
plus allant, un timbre de voix plus brillant. Ce parallèle facilite la construction de
186
4.3. LES FACETTES DE LA DIRECTION
l’interprétation dans la mesure ou il véhicule en dernier lieu une idée musicale mais
permet de faire l’économie de concepts (tempo, timbre, nuance, phrasé,. . .) dont la
mobilisation nécessite en amont une formation musicale tant de la part de l’émetteur
(le chef) que du récepteur (le choriste).
Au delà de leur fonction première — véhiculer une idée musicale — ces figures
ont souvent un autre effet qui est de déplacer le plan sur lequel s’effectue la com-
munication. Elles peuvent brouiller le message musical, mais contribuer en revanche
à manifester la cohésion du groupe. Chez Gérard, le fait de convoquer Black & De-
cker relève plus de la boutade que du message musical précis. On peine à cerner la
finalité musicale de la métaphore6 . La plaisanterie met en scène la complicité qui
unit le chef au chœur plus qu’elle ne véhicule un message musical. La notion d’ani-
mateur évoquée plus haut prend tout son sens. L’interprétation construite par le
chef repose moins un travail technique musical que sur la mobilisation d’un groupe
dont il met en scène l’existence dans sa communication. Une telle mobilisation du
groupe ne se fait pas nécessairement sur le mode humoristique. Ici, ce sont le « cha-
risme » et la « projection affective » qui manifestent la communauté du groupe dans
la communication du chef.
187
CHAPITRE 4. LES CHEFS DE CHŒUR
Il n’y a pas vraiment de dialogue, donc c’est moi qui décide, après, ils
m’ont demandé plusieurs fois, « Ah tiens, j’aimerais bien chanter telle
ou telle chose, telle chanson que je connaissais quand j’étais petit ». Et
je pense que je vais mettre au point je sais pas une feuille, ou une boite
à idées, de chants qu’ils ont envie de proposer, et puis après, moi j’irai
chercher, pour retrouver ces chants là, et pour voir si on peut les faire,
pour voir si je les arrange, mais je suis quand même, c’est moi qui ai
quand même le pouvoir de décision sur le répertoire. (Benoît, chef de
chœur)
Comme de nombreux chefs, René — qui dispose d’une longue expérience de di-
rection — souligne que « le répertoire a toujours été un problème, pour ne pas dire
le problème des chefs de chœurs. . . » (René, chef de chœur). La sélection d’œuvres
est soumise à de nombreuses contraintes. Le chef doit tenir compte de la composi-
tion du chœur, du niveau technique des chanteurs, des goûts et intérêts musicaux
personnels. Comment répond-il à ce problème ? Un facteur déterminant dans l’ac-
tivité de recherche de répertoire est l’anticipation par le chef du résultat de l’étude
d’une partition par son chœur. Il s’agit en premier lieu d’une appréciation de l’œuvre
elle-même. À quoi l’œuvre ressemble-t-elle ? Mais il peut également s’agir d’une an-
ticipation de la difficulté à monter l’œuvre, à la fois pour les choristes (sont-ils en
mesure de monter cette pièce ?), pour le chef lui-même (suis-je capable de diriger
cette pièce ?) voire pour le chœur en tant qu’ensemble (par exemple, si l’œuvre de-
mande un accompagnement, le chœur est-il en mesure de mobiliser les musiciens
nécessaires ?).
Les chefs de chœurs ne disposent pas tous des mêmes armes pour réaliser ce
travail d’anticipation. En particulier, tous n’ont pas la même capacité à anticiper le
rendu sonore d’une pièce. Des musiciens dotés d’une solide formation, notamment en
7. Sources : État des lieux des pratiques chorales.
188
4.3. LES FACETTES DE LA DIRECTION
harmonie, sont en mesure de se faire une idée générale du caractère d’une pièce à la
simple lecture d’une partition. D’autres explorent les voix indépendamment les unes
des autres. Ils s’appuient sur un instrument ou sur leur chœur pour se faire une idée
du rendu global de la partition. Certains chefs enfin ne lisent pas la musique. Pour
ces derniers, la seule possibilité d’anticiper le rendu d’une œuvre passe par l’écoute
préalable de celle-ci. La responsable d’une bibliothèque de partitions souligne ce
problème et les moyens mis en œuvre pour y remédier.
Je peux leur montrer des partitions, mais je sais que non seulement ils
n’entendront pas, mais ils ne liront pas. C’est pourquoi d’ailleurs on a
acheté des CD pour proposer une écoute en même temps que la partition.
Voilà, pour que les gens puissent écouter la partition qu’on leur propose.
(Brigitte, responsable d’une bibliothèque de partitions)
Beaucoup de chefs piochent parmi les œuvres qu’ils connaissent pour les avoir
entendues par ailleurs. Les réseaux de connaissances qui se tissent entre chorales,
et entre chefs de chœurs jouent un rôle déterminant. L’échange de partitions est
une pratique courante. À l’issue de concerts, suite à des conversations, les parti-
tions circulent d’un ensemble à l’autre. Le fait de recourir à ce type de réseau pour
s’approvisionner en répertoire se justifie d’autant plus que le chef ne dispose que
d’une technique musicale limitée et que l’anticipation du résultat sonore d’une par-
tition demande un effort plus conséquent. Le fait d’assister aux concerts d’autres
chorales permet d’entendre de nouvelles œuvres sans avoir à se pencher sur la par-
tition. L’exemple du mail envoyé par un chef de chœur à une série de connaissances
impliquées dans le monde choral (Cf. figure 4.2 p. 190) illustre comment le réseau
peut être mobilisé pour monter un programme autour d’une thématique particulière.
Cette circulation des œuvres selon les réseau a des effets sur le répertoire interprété
au sein du monde choral dans son ensemble. Elle renforce des effets de mode. Cer-
taines pièces connaissent une diffusion particulièrement large et sont considérées
comme de véritable « tubes » du chant choral8 . Certains acteurs regrettent l’appau-
vrissement du répertoire choral qui en résulte.
189
CHAPITRE 4. LES CHEFS DE CHŒUR
De : Chef de chœur
Pour : Contacts chefs de chœur
Date : 29/06/2010
Sujet : Répertoire dansant et amusant
Bonjour
cordialement
190
4.3. LES FACETTES DE LA DIRECTION
Les chefs peuvent développer une connaissance pointue des sources auprès desquelles
ils sont susceptibles de trouver les œuvres. Certains alimentent le répertoire de leur
chœur par un véritable travail de recherche musicologique les conduisant à explorer
et recopier les fonds de bibliothèques musicales, tel ce chef déclarant aller réguliè-
rement explorer les ressources du centre des archives musicales basques à côté de
San Sebastian, ou encore cet autre allant dans les années 1950 découvrir du réper-
toire de la musique Renaissance à la Bibliothèque Nationale.
Il y avait toute la collection Henry Expert, qui est un musicologue qui
avait édité beaucoup chez Salabert, il avait énormément édité de musique
de la Renaissance, profane et religieuse, mais c’était insuffisant, j’avais
envie de voir d’autres choses, j’avais lu que Roland de Lassus avait com-
posé 100 messes, 50 magnificats, 500 motets, alors du coup, j’ai pris une
carte de Bibliothèque Nationale, et j’allais toutes les semaines à la Na-
tionale, pour regarder, lire, et puis éventuellement copier de la musique,
pour la faire chanter. (Jean, chef de chœur)
La recherche de partitions inédites dans les fonds des bibliothèques n’est pas
malgré tout la norme, et les chefs de chœurs s’en remettent la plupart du temps aux
éditions musicales. Une telle démarche n’exclut pas elle non plus l’acquisition d’une
expertise minimale. Une connaissance fine du paysage éditorial –– maisons d’édition
classiques, éditions disponibles sur internet, orientations éditoriales respectives de ces
différents acteurs. . . –– fait partie des compétences que les chefs peuvent développer.
Le cas de Thibault qui dirige un ensemble spécialisé dans le jazz vocal, illustre les
efforts que les chefs peuvent être amenés à déployer dans leur recherche de répertoire.
Je me suis un peu organisé. [Il sort une boite de partitions classées] Voilà,
tout ça c’est des partoches, j’ai le même en dessous. Vraiment au début,
en 88–90, c’était vraiment le système D, j’avais très peu de partitions.
Maintenant je dois en avoir 600, donc là on doit en être à 10 % de ce que
j’ai. Il faut trouver en fait les bons éditeurs. Il y a un éditeur, qui est en
Allemagne, ben là-bas c’est la caverne d’Ali baba, parce que le mec, il a
lui même un groupe vocal, il est aussi super jazz vocal, jazz choral, et il
a fait un magasin dans sa maison. T’as cette pièce, puis la pièce à côté
ou c’est des rayonnages avec des partitions vocales, polyphoniques. Donc
t’y vas, tu trembles, « Je veux tout ». Et puis il y a les sites américains
classiques, ils s’appellent un peu pareil. Voilà donc eux ils font du disque
et de la partition, donc voilà, tu trouves ça, et puis là j’en ai trouvé un à
qui je demande plein de trucs. Et puis les Américains, c’est bien, tu peux
commander les partitions à un exemplaire. (Thibault, chef de choeur)
Rappelons enfin que la définition du répertoire du chœur peut impliquer pour
le chef une activité d’écriture musicale. Si certains chefs composent des partitions
191
CHAPITRE 4. LES CHEFS DE CHŒUR
dont ils proposent la réalisation à leur chœur, l’activité d’écriture la plus répandue
reste l’harmonisation ou la réécriture de pièces chorales. Cette activité est un moyen
mobilisé fréquemment par les chefs pour rendre des pièces musicales compatibles
avec les capacités du chœur. Nous ne nous étendons pas sur ce point qui a été traité
plus en détail dans le cadre du chapitre sur le répertoire.
4.3.3 La pédagogie
La différence avec un chef d’orchestre, c’est qu’un chef d’orchestre, quand
il est face à des musiciens, la plupart du temps il se retrouve face à des
gens qui ont un savoir technique et des compétences musicales aussi
grandes que les siennes, c’est juste pas dans le même instrument. Et
donc le rapport est donc plutôt un rapport de force. Alors que face à un
chœur, on est face à des gens qui ont absolument besoin de nous. (Pierre,
chef de chœur)
L’activité pédagogique de base, indépassable pour le chef de chœur dont les cho-
ristes ne lisent pas la musique, consiste à apprendre aux chanteur les lignes musicales
9. La question de l’homogénéité des formations techniques au sein d’un chœur sera traitée en
détail au sein du chapitre 5.
10. L’apprentissage musical dans le cadre d’une pratique collective peut exister hors du chœur. Il
est le mode de formation dominant dans la musique de variété [Perrenoud, 2007], et reste très cou-
rant dans le cadre des orchestres d’harmonie [Dubois et al., 2009]. Cependant, dans ces domaines,
l’apprentissage ne se fait pas de façon aussi collective et centralisée que dans le cas du chœur.
Dans le domaine de la variété, ce sont les plutôt des relations entre pairs au sein de petits groupes
qui entrent en jeu. Pour l’harmonie, la diversité des instruments interdit au chef d’assurer cette
fonction pédagogique seul. Là encore, ce sont plutôt les musiciens qui sont amenés à former leurs
pairs moins expérimentés.
192
4.3. LES FACETTES DE LA DIRECTION
J’ai pris mon piano, et j’ai appris les voix après les autres, la prononcia-
tion, parce que c’était un truc en Ukrainien. Et pour le faire apprendre
par voix et tout, je me suis fait un petit plan de travail pour voir com-
ment ça allait se dérouler, et surtout d’apprendre les voix, parce que c’est
ça le gros du truc. [. . .] Après, c’est savoir dans quel ordre je faisais ap-
prendre les voix à qui. Je m’étais noté « je commence par les ténors, après
je fais les alti, après je fais les basses ou les sopranes ». Après, je mets
telles deux voix ensemble parce qu’elles ont l’air d’aller ensemble, même
si j’ai pas trop de notion d’harmonie, du moins quand ça va ensemble
au niveau des rythmes, ou du moins c’est à peu près la même mélodie,
si ça j’arrive à le voir. Et après, on mets deux voix ensemble, deux voix
ensemble, après on mets les quatre. Après on recommence (Julie, chef de
chœur)
193
CHAPITRE 4. LES CHEFS DE CHŒUR
194
4.3. LES FACETTES DE LA DIRECTION
Comme Julien, certains chefs de chœurs revendiquent une vocation avant tout
artistique évoquent la pédagogie comme une nécessité. Le développement du monde
choral dans le cadre de l’éducation populaire a cependant contribué à faire de la
pédagogie musicale une dimension un versant valorisé de la direction. Il n’est pas rare
de rencontrer des discours présentant l’enseignement comme une véritable vocation,
comme dans le cas de Pierre.
Donc en fait il faut déjà avoir dans l’âme une très grande envie, là-dessus
apparemment j’étais prédisposé, ça a du me plaire pour ça, l’idée d’être
utile à quelque chose dans là vie, il y en a qui sont infirmier, médecin, et
d’autre chef de chœur, c’est une autre manière, enfin, je sais pas pourquoi
En tout cas je pense que la pédagogie est vraiment un truc important,
je m’en suis rendu compte un peu plus tard (Pierre, chef de chœur)
Ce n’est donc pas tant le rejet de la dimension pédagogique qu’il faut souligner,
mais plutôt la difficulté qu’ont les chefs à concilier vocation pédagogique et vocation
artistique, avec en filigrane le niveau technique du chœur dirigé qui est vécu comme
une contrainte. La satisfaction de la vocation musicale du chef de chœur passe par
la capacité des chanteurs à réaliser ses demandes sur le plan musical. Si les choristes
ne disposent pas des outils musicaux nécessaires pour parvenir à une interprétation
qui satisfasse le chef, la dimension pédagogique de la direction est un préalable à sa
dimension proprement musicale, au point qu’elle s’y substituer totalement, de façon
contrainte. Il est logique que les discours de chefs qui font état de frustrations vis-
à-vis de leur activité concernent plus fréquemment la place accordée à la formation
d’un chœur qui ne permet pas de satisfaire des ambitions musicales, que le contraire.
195
CHAPITRE 4. LES CHEFS DE CHŒUR
Le rôle de chef il est aussi pas mal dans l’organisation matérielle des
répétitions. [. . .] Comme il y a un renouvellement énorme des choristes
et des cadres, j’ai un rôle de relais important, et ce qui fait que j’ai quand
même un rôle, en termes administratifs, important. Donc l’association
est domiciliée chez le chef de chœur, parce que c’est la personne qui
reste le plus longtemps. [. . .] Contrairement à d’autres associations qui
choisissent leur chef, là c’est le chef quand même qui est pivot, mais
contrairement à d’autres chorales, là c’est pas moi le président. Et je
veux pas l’être. En fait c’est un rôle de transmission de l’information.
(Antoine, Chef de Chœur)
Le chœur d’Antoine est dans une situation intermédiaire entre deux cas polaires.
À un extrême, des chefs qui sont choisis par leurs chœurs ne jouent pas le « rôle
pivot ». À l’autre extrême, des chefs cumulent la direction musicale et la présidence
des groupes. À travers le couple du chef de chœur et du président d’association, le
monde choral amateur associatif reproduit bien souvent le binôme artiste et mana-
ger caractéristique des mondes artistiques professionnels (Chiapello 1998). La vie
musicale relève alors de la seule autorité du chef, tandis que la vie matérielle du
groupe relève d’une démocratie interne à l’association, les membres du chœur étant
associés à la prise de décision par le biais du bureau. Ce système est celui que Michel
décrit pour son chœur.
Moi j’ai connu des chefs qui étaient omnipotents, et j’en ai connu d’autres
qui eux par contre fonctionnaient de la manière suivante. « C’est une
répétition, un concert : je suis le patron, c’est moi le seul dénominateur
commun, donc va bien falloir que vous fassiez confiance. En dehors des
répétitions, et des concerts, je suis un parmi d’autres ». C’est cette option
que j’ai choisie. (Michel, chef de chœur)
Une telle séparation des pouvoirs reste cependant souvent très théorique. Son
application reste susceptible d’interprétations très diverses, ne serait-ce que parce les
dimensions matérielles du fonctionnement d’un chœur ne sont jamais très éloignées
de sa vie musicale. Bernard s’est vu proposer la direction d’un chœur au sein duquel
le pouvoir non musical du président était particulièrement fort. Le retournement de
la situation est révélateur de la difficulté à définir objectivement où commence et où
s’arrête la dimension musicale relevant de la compétence du chef. Le flou de cette
196
4.3. LES FACETTES DE LA DIRECTION
197
CHAPITRE 4. LES CHEFS DE CHŒUR
chefs de chœurs gourous, j’en ai connu beaucoup, je l’ai été moi même à
un moment donné. C’est pas désagréable, on se croit investi d’un pouvoir,
fabuleux. Remarquez c’est une tromperie monumentale. (Richard, chef
de chœur)
En dehors de sa responsabilité musicale, le rôle du chef peut donc prendre des
formes extrêmement différentes, de l’effacement total devant la gestion matérielle du
groupe assurée par les choristes, à un rôle extensif.
Les données manquent pour évaluer les fréquences de ces modes de répartition
des pouvoirs au sein des chœurs. Il reste possible de cerner des évolutions sur le
plan historique. Le modèle d’un chef doté de pouvoirs étendus est associé au déve-
loppement de chœurs par certains mouvements d’éducation populaire, tandis que la
professionnalisation de la direction au cours des trente dernières années a eu pour
effet une restriction du rôle du chef à la sphère musicale.
Le principe d’un chef de chœur aux pouvoirs élargis est étroitement associé avec
l’engagement bénévole et volontaire des chefs formés par les mouvements d’éducation
populaire. Le mouvement À Cœur Joie en particulier a contribué à diffuser le modèle
d’un chef doté d’une large autorité. Des critiques sont adressées au mouvement à
cet égard.
À l’époque À Cœur Joie, j’avais trouvé que ça commençait à bien faire
que les chefs pensent pour tout le monde. C’était l’école des chefs à
l’époque À Cœur Joie.
Comment ça se traduisait ?
Ça se traduisait par exemple, par le fait que les annonces de la vie du
chœur étaient faites par le chef de chœur. Les choristes, leur boulot c’était
de chanter, on leur demandait pas leur avis, et en plus, si les choristes se
permettaient de donner un avis, on leur disait qu’ils avaient un mauvais
esprit. (Richard, chef de chœur)
À Cœur Joie a contribué à développer le chant choral par le biais de stages de
formation de chefs incités à créer des chœurs. La situation de chefs à la fois créateurs
de leurs ensembles et directeurs musicaux bénévoles contribue à légitimer l’autorité
de celui qui devient une figure centrale du groupe. L’identité du chœur en vient
parfois à se confondre avec celle du chef. Il n’est de ce point de vue pas anodin que
parmi les ensembles issus de cette période de renouveau du chant choral, certains
des plus en vue portent le nom de leur chef : Ensemble vocal Philippe Caillard,
Ensemble vocal Stéphane Caillat, Ensemble vocal Jean Sourisse. . .
198
4.3. LES FACETTES DE LA DIRECTION
Les chorales en activité ont moins tendance à être l’émanation de leur chef. La
professionnalisation de la direction12 a contribué à transformer profondément les
liens entretenus entre les chefs et leur chœur. La spécialisation du chef dans la direc-
tion de chœur contribue à la fois à raffermir son autorité dans le domaine musical
et à clarifier la césure entre des domaines de compétences distincts. La rémunéra-
tion surtout transforme les relations du chef avec le chœur. La transformation de
la relation au groupe en relation salariale contribue à renforcer le pouvoir des res-
ponsables administratifs de l’association face à celui du chef. Un lien d’extériorité
s’établit entre le chef et le chœur qui n’est plus tant un groupe dont le chef est
membre qu’un employeur. La professionnalisation des chefs de chœur a pour effet
de renforcer l’autorité légale du chef et de délégitimer l’autorité charismatique qu’il
est susceptible d’exercer sur son groupe. On retrouve ces éléments dans la citation
de Benoît. Il explique que son autorité sur le plan musical semble acceptée par le
chœur qui vient de le recruter, mais il reste déstabilisé par le fait qu’il ne dirige pas
le chœur seul.
12. Nous reviendrons plus longuement sur cette transformation économique majeure du monde
choral amateur dans le cadre du chapitre 7.
199
CHAPITRE 4. LES CHEFS DE CHŒUR
Conclusion
La raison d’être du chef de chœur est en premier lieu de coordonner la production
musicale du groupe. Cette fonction de direction musicale a souvent été interprétée
comme la manifestation d’un pouvoir charismatique directement lié aux qualités
d’individualités exceptionnelles. L’image que donne à voir la direction de chœur
est toute autre. Avant d’être affaire de pouvoir, le rôle de direction repose plus
simplement sur des mécanismes de coordination, liés à la gestique du chef. Ceux-
ci impliquent un apprentissage tant de la part du chef que de celle des choristes.
L’autorité liée à l’exercice de la direction se définit dans le cadre d’une relation
entre le chef et le groupe. Elle repose largement sur une asymétrie de compétences
musicales. Enfin, l’autorité du chef n’est pas naturelle. Elle est acquise au cours d’un
processus qui met en jeu des sollicitations extérieures, ainsi qu’un apprentissage qui
implique une remise en cause personnelle potentiellement violente.
Par ailleurs, la fonction de chef de chœur est éminemment complexe. Le rôle
musical du chef qui construit une interprétation collective n’est qu’un aspect de la
direction chorale. L’exercice de cette fonction peut osciller entre plusieurs figures.
Celle de l’animateur qui suscite l’adhésion des membres et entraîne le groupe autant
qu’il construit une interprétation musicale. Celle du pédagogue qui forme ses cho-
ristes autant qu’il les dirige. Celle de l’organisateur qui encadre le fonctionnement
matériel du groupe. Cette diversité ne doit pas être interprétée comme le simple
reflet des personnalités individuelles des chefs de chœur. Derrière la posture d’ani-
mateur se pose la question de l’adhésion des individus à l’activité collective. Derrière
la fonction pédagogique se joue la capacité du groupe des chanteurs à interpréter les
œuvres abordées. Le rôle organisationnel du chef est déterminé par son statut au sein
du groupe. Autant, si ce n’est plus, que la diversité de personnalités individuelles,
la complexité et l’indétermination de la figure de direction reflètent la diversité des
groupes et des enjeux collectifs auxquels ceux-ci sont confrontés. Le fonctionnement
du monde choral de ce point de vue collectif des chœurs sera l’objet du chapitre
suivant.
200
Chapitre 5
1. Les chœurs interrogés dans le cadre des enquêtes quantitatives sont des groupes qui ras-
semblent généralement une petite quarantaine de personnes (Pour les deux enquêtes, l’effectif
moyen s’établit à 37, la moyenne à 35, le troisième quartile à 50). Les caractéristiques de ces
groupes sont développées de façon très descriptive et complète dans le rapport publié par les Mis-
sions voix en région suite à leur première enquête d’État des lieux du chant choral menée au début
des années 2000 [Babé, 2007].
2. Dans les termes de l’analyse structurale de réseaux[Lazega, 1998], le chœur ne se distinguerait
que parce qu’il est une clique.
201
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
que tissent les membres du chœur avec son environnement. Il ne s’agit plus unique-
ment de relations de coopération entre individus, mais de l’intégration d’un individu
à un groupe. Cette distinction entre collaboration entre individus et intégration à
un collectif renvoie à la thématique de sociologie classique des formes de la vie so-
ciale. Tönnies théorise cette différence par l’opposition entre communauté et société
[Tönnies, 1977]. Durkheim la reprend et l’identifie à la distinction qu’il établit entre
solidarité organique et solidarité mécanique [Durkheim, 1975, Durkheim, 1986]. En
identifiant les chœurs à des « acteurs collectifs » qu’il faut isoler dans les chaînes
d’interactions du monde choral, nous posons la question de la construction de ces
ensembles comme des communautés pour lesquelles la solidarité entre individus est
de nature mécanique.
La dimension communautaire des chœurs n’est pas postulée. Il faut ici tenir
résolument à distance les sirènes de l’« idéologie chorale »3 qui chantent les vertus
sociales de cette pratique musicale4 . Le chœur n’est pas par essence une communauté
organique nécessairement intégratrice. La seule existence de chœurs professionnels
reposant sur des relations contractuelles le souligne. Pour le monde amateur ce-
pendant, la participation de l’individu au groupe ne repose précisément pas sur un
contrat de travail, mais sur sa libre adhésion. La nature des relations qui unissent
les individus les uns aux autres dans groupe est fluctuante et susceptible de redéfini-
tions. L’intégration du chœur reste un enjeu essentiel, non comme axiome de départ,
mais comme perspective susceptible de se réaliser comme d’échouer. Il ne s’agit pas
ici de postuler que le chœur est une communauté organique, mais de mettre en
évidence l’enjeu que représente sa construction comme tel.
L’enjeu de la construction du chœur comme communauté doit le rapprocher des
propriétés du monde choral. Nous avons souligné l’extrême diversité des perspectives
et des motivations individuelles. Nous verrons qu’une caractéristique remarquable
du monde choral est que ces acteurs différents sont amenés à collaborer au sein
de mêmes ensembles. Nous pourrions imaginer que les individus se regroupent par
affinités dans des ensembles relativement homogènes. Nous montrerons que ce n’est
pas le cas. La diversité en même temps que la cohésion du monde choral reposent
précisément sur le fait que les tensions qui naissent de la diversité des individus se
résolvent sur la base de la négociation d’équilibres locaux au sein des groupes, plutôt
que par l’autonomisation de deux espaces indépendants qui reproduiraient à l’échelle
3. Cf. Chapitre 1.
4. Nous avons déjà vu au cours du chapitre 3 que les propriétés sociales du chant choral sont
largement fantasmées, et souvent en contradiction avec la volonté des acteurs de chercher un
« entre-soi » protecteur.
202
5.1. CONSTRUIRE UNE ŒUVRE COMMUNE
203
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
qui leur permettraient de les apprendre. Deux méthodes d’apprentissage sont mises
en œuvre en réponse à cette situation. L’une est collective. Il s’agit d’une organisa-
tion du travail collectif dans le courant de la répétition qui repose sur l’affirmation
du rôle pédagogique du chef. La seconde repose au contraire sur la un investissement
individuel important. Il s’agit d’un apprentissage solitaire de la partition appuyé sur
des outils techniques.
204
5.1. CONSTRUIRE UNE ŒUVRE COMMUNE
Cet accord sur la valeur d’exemple des énoncés du chef de chœur et la structu-
ration des interactions selon la séquence énoncé - mémorisation - répétition, s’ac-
quièrent très vite au sein d’un groupe. Il suffit que quelques choristes maîtrisent cette
organisation du travail choral et donnent l’exemple au début de la répétition pour
que l’ensemble du groupe suive. Un groupe se réunissant pour la première fois6 peut
ainsi entamer une séance de travail sans que le chef ne verbalise aucune consigne.
Cette séquence peut être lue comme la substitution à l’échelle du groupe d’un
système conventionnel à un autre. Sachant que le répertoire choral est un répertoire
écrit, le défaut de maîtrise des conventions d’écriture par de nombreux choristes
impose de recourir à une organisation du travail particulière. Celle-ci repose sur un
certain nombre d’accords préalables entre les acteurs : sur l’autorité pédagogique du
chef, la valeur exemplaire de ses énoncés et l’organisation du travail.
Cette solution collective n’est pas la seule réponse possible au problème de l’ap-
prentissage. Pour les choristes ne sachant pas lire la musique, l’apprentissage de la
partition peut également se faire dans un cadre strictement individuel, par un tra-
vail personnel soutenu par la mobilisation d’outils techniques. S’ils ne savent pas
traduire vocalement une notation musicale par la mélodie correspondante, certains
choristes disposent de connaissances instrumentales de base. Ils sont alors en mesure
d’étudier chez eux les partitions travaillées par le chœur. L’instrument ne compense
pas l’absence totale de connaissances solfégiques, mais il joue un rôle de complément.
Il permet de gagner en autonomie. Ce chanteur et chef de chœur explique la façon
dont il travaille.
Ben c’est à dire, je prends le piano, je sais où sont les notes sur le piano,
donc sur un clavier, donc je lisais à l’avance (. . .). Je sais déchiffrer au
clavier, juste avec un doigt, ça je sais le faire assez facilement. Mais je
sais pas, quand je dis que je déchiffre pas, je sais pas lire à vue, je sais pas
chanter une partition. Ce qui est un peu gênant pour un chef de chœur,
mais on y arrive. (Antoine, chanteur, chef de chœur)
L’utilisation d’un instrument de musique suppose toujours quelques connais-
sances musicales de base. D’autres outils permettent aux non-musiciens de s’af-
franchir plus radicalement encore d’une formation technique. La large diffusion des
moyens de reproduction sonore permet ainsi à de nombreux choristes de se procurer
une version des pièces travaillées. Ce ne sont généralement pas des enregistrements
6. Dans le cadre d’un atelier de stage par exemple, ou d’un rassemblement choral.
205
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
commerciaux qui sont utilisés. Il reste difficile pour un chanteur débutant d’isoler
la voix qu’il doit chanter au sein d’une pièce polyphonique. Tout l’enjeu est de se
procurer un enregistrement de la ligne qu’il faut chanter isolée des autres pupitres.
Certains choristes ont recours à des solutions individuelles. Ils se rendent en répéti-
tion équipés de dictaphones et captent le travail de leur pupitre. D’autres comptent
sur la coopération de musiciens, comme celle du chef de chœur dans le cas évoqué
par Julie.
[La chef de chœur], elle faisait les trucs bien, c’est que pour les gens qui
lisaient pas du tout, il suffisait qu’ils emmènent un truc pour enregistrer,
et elle leur chantait leur voix, pour qu’ils puissent apprendre leur voix à
l’oreille. (Julie, choriste – chef de chœur)
206
5.1. CONSTRUIRE UNE ŒUVRE COMMUNE
De : [email protected]
Pour : Liste de diffusion de la chorale
Sujet : [chorale en ligne] L’utilité méconnue du site web !
Voici une petite piqure de rappel pour les personnes mal informées :
Il existe une rubrique dans le site web de la chorale très utile : celle des chants au
programme. Pour y accéder, il faut se logguer : [Identifiant], et [MotDePasse] comme
mot de passe. Puis cliquer sur « chants au programme ».
– Elle contient un tableau récapitulatif des chants étudiés, mais surtout les par-
titions en format pdf que vous pouvez imprimer si vous avez besoin de vous dépan-
ner. Donc plus besoin d’harceler [le Chef] à la pause pour récupérer une partoche
perdue !
– Autre utilité : il est possible d’écouter des versions audio des chants pour se re-
mémorer la tonalité par exemple.
– Enfin et surtout : les fichiers midi et noteworthy sont le reflet numérique de la
partition. En lisant un fichier midi, vous pouvez réviser ou apprendre votre voix.
Malheureusement, nous n’avons pas de fichier midi pour chaque chant. Le fichier
noteworthy vous affiche en plus la partition et la met en surbrillance lorsque la
note est jouée. Je vous conseille vivement de l’utiliser si vous utilisez un PC. Per-
sonnellement, je l’utilise très souvent lorsque je travaille les chants de mon quartet.
Je ne suis peut être pas une référence, mais je sais que ça peut aider bon nombre
d’entre vous sur certains chants difficile à négocier. Pour les détails de l’utilisation
du logiciel noteworthy, vous avez une rubrique « Les logiciels / les fichiers » sur la
droite de la rubrique « chants au programme ».
J’en profite alors de nouveau pour exhorter les basses à aller voir ce qui se passe
dans cette rubrique. Notamment à écouter votre voix sur La Campana et Komm
Susser Tod. Pour ce dernier chant, j’ai rentré spécialement il y a quelques semaines
la voix des basses. Cela soulagerait [le Chef] et tous les choristes si on connaissait un
peu mieux notre partie qui traine et qui traine. Donc si vous ne voulons pas continuer
à être la risée de la chorale et ainsi éviter que les Alto nous lancent « Haltes là les
basses, votre bas niveau nous lasse, apprenez au moins les bases, bande de nazes. . . »
nous savons ce qui nous reste à faire. . .
A bon entendeurS. . .
Bien à vous
ChoristeBasse
207
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
marche repose sur des interactions sonores entre choristes. Nous nous penchons ici
sur les mécanismes de cette construction d’un son collectif qui sont révélateurs de
la diversité de maîtrise des conventions musicales au sein d’un groupe.
Imitation et coopération
Nous abordons un chant qui a été travaillé par le groupe avant que je
ne commence à suivre les répétitions. Je ne le connais pas bien. Je cale
ce que je chante à la fois sur ce que je lis sur la partition et sur ce que
j’entends de mes voisins7 . Sur deux notes, ce que je chante ne peut pas
correspondre à ce qui est écrit. Je chante deux fois la même note (un si
bémol), alors que je suis censé chanter un intervalle descendant (si bémol
puis la). J’essaie de me caler sur ce que chantent les autres membres du
pupitre. Le passage est un peu confus, ils chantent sans s’affirmer. Je
ne parviens pas à saisir une ligne concluante. Pensant me corriger je
me trompe à nouveau et chante désormais un do puis un si bémol. Ces
notes constituent bien un intervalle descendant, mais elles modifient la
nature des accords chantés par le chœur sur cette mesure. Malgré tout,
les accords « sonnent » de façon satisfaisante, ce qui rend plausible la
solution adoptée. Rapidement, les membres du pupitre s’alignent sur ce
que je fais. Je réalise mon erreur et corrige à nouveau ce que je chante.
Les autres membres du pupitre finissent par suivre cette nouvelle version.
(notes d’observation participante, répétition au sein du chœur A. . .)
Les interactions à l’œuvre dans la création d’un son commun sont complexes.
Chaque choriste est pris dans un double rapport sonore : au sein du pupitre, et
entre le pupitre et le reste du chœur. Au sein du pupitre, l’objectif est d’obtenir
une ligne mélodique identique. Le choriste peut se reposer sur ce que chantent ses
voisins et entrer dans un rapport d’imitation avec eux. Entre pupitres, les voix sont
prises dans un rapport d’harmonie. En écoutant le groupe dans son ensemble, le
7. Cf. p. 23 pour les remarques d’ordre méthodologique au sujet des situations d’observation
participante. Il s’agit ici d’un chœur que j’ai rejoint avec un objectif d’observation à long terme. Il
s’agissait en particulier de suivre l’ensemble jusqu’à sa participation à une rencontre de chant choral.
Sachant que je le rejoignais en cours d’année, mon acceptation comme « observateur participant »
était conditionnée à ma capacité à « rattraper le retard » dans l’apprentissage des chants. Ma
participation n’avait donc pas lieu ici d’être « passive » (cf. p. 150 pour un cas symétriquement
opposé).
208
5.1. CONSTRUIRE UNE ŒUVRE COMMUNE
Rôles et autorité
209
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
Ces interactions musicales entre choristes ont une inscription spatiale importante.
La capacité de deux choristes à s’influencer mutuellement dépend de leur proximité
géographique. Le positionnement dans l’espace de répétition devient un enjeu. Les
stratégies déployées par les choristes révèlent l’importance de ce facteur. Pour un
choriste peu sûr de sa voix, se retrouver aux marges du pupitre, en contact de
choristes chantant une mélodie différente, est une difficulté supplémentaire. Françoise
évoque ce point.
Souvent, je suis à côté de Bernard qui chante les voix d’hommes. Bon,
c’est plus facile d’être en plein milieu que d’être sur un bord, c’est sûr.
Ça m’est arrivé de changer de voix. (Françoise, choriste)
10. Cf. Note 7 p. 208.
11. Cf. Figure 5.1 p. 207.
210
5.1. CONSTRUIRE UNE ŒUVRE COMMUNE
la stratégie pour moi, et je crois que je suis pas la seule, c’est d’essayer
de se répartir les bonnes, de se mettre à côté de filles qui savent bien
chanter (Bénédicte, choriste)
Si ces mécanismes sont bien connus des chefs de chœur et des choristes expérimen-
tés, les comportements de placement spontanés d’un choriste débutant n’aboutissent
pas nécessairement à une configuration spatiale « efficace ». Peu intégré au chœur, il
pourra se retrouver placé aux marges de son pupitre, en contact direct avec les autres
voix. Peu désireux de se mettre avant, intimidé en particulier par ses difficultés à
chanter, il pourra avoir tendance à se placer au dernier rang, ce qui rend plus difficile
l’écoute des autres chanteurs qui lui tournent alors le dos. On peut alors assister à
des réorganisations. Au cours d’une répétition, un chef de chœur demande ainsi à
modifier la configuration d’un pupitre, ses indications aboutissant au placement de
nouveaux choristes au premier rang et au centre de leur pupitre.
L’analyse des interactions entre choristes est intéressante à deux égards. D’une
part, elle manifeste clairement la dimension collective de la pratique chorale. Celle-ci
est le fruit de collaborations complexes visant à la construction d’un son commun.
Ces interactions sont au fondement de la construction des chœurs comme acteurs
collectifs. D’autre part, la base de ces interactions est le fait que les choristes entre-
tiennent un rapport différencié à la pratique chorale. Ils n’ont pas la même maîtrise
des conventions de technique musicale et leur engagement dans la pratique ne repose
pas sur les mêmes motivations. Cette diversité de maîtrise des conventions n’abou-
tit pas nécessairement à une cessation de la coopération, mais au contraire à la
négociation d’équilibres locaux qui permettent le maintien de l’interaction.
211
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
212
5.1. CONSTRUIRE UNE ŒUVRE COMMUNE
À l’opposé, un choriste peut considérer que le niveau d’exigence d’un chœur est
trop élevé au regard de sa technique musicale ou de l’investissement qu’il est prêt
à consentir pour sa pratique chorale. La rapidité prend alors une valeur négative :
« ça va trop vite ». Le sentiment qui ressort est celui d’une incapacité à suivre le
rythme du groupe.
En fait, comme je déchiffre moins bien qu’eux, j’ai l’impression d’être un
frein à la qualité du groupe. Pour pouvoir en faire partie bien, il faudrait
que je puisse m’investir plus, c’est un peu le problème que j’ai. (Antoine,
chanteur)
Le rythme de travail est une traduction concrète de l’agrégation de compétences
individuelles. Il manifeste en définitive un « niveau technique collectif ». À ce titre, il
exprime une dimension importante de l’identité du chœur comme « acteur collectif ».
La façon dont est vécu ce rythme par les individus est une composante importante
de leur expérience chorale. Elle traduit le degré d’adéquation entre leurs attentes et
le fonctionnement du groupe.
À une échelle temporelle plus large, la façon dont sont structurées les interactions
au sein du chœur a des effets à deux niveau : celui de la fréquence des répétitions et
213
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
214
5.1. CONSTRUIRE UNE ŒUVRE COMMUNE
17. Nous ne nous étendrons pas ici sur l’importance du concert dans la pratique chorale. Nous
avons vu dans le chapitre sur l’engagement des choristes (Chapitre 3) que le sens que prend la
représentation dépend des motifs d’engagement individuel. Nous évoquerons plus bas dans ce cha-
pitre le rôle de ces événements dans le maintien de la cohésion d’un ensemble. L’importance du
concert et la diversité du sens que peut prendre cet événement choral seront également envisagées
d’un point de vue économique dans le cadre du Chapitre 6.
18. Le maximum s’établit à 100. Une telle valeur pose la question de la définition d’une « re-
présentation ». Le chœur déclarant 100 concerts est un chœur liturgique pour lequel il n’est pas
exclu que les offices aient étés comptabilisés comme « représentation ». Si on exclut cet ensemble,
le nombre de concert maximum s’élève à 53.
19. Ces données sont issues de l’enquête sur l’Économie des chœurs amateurs. Ces chiffres sont
sensiblement inférieurs à ceux issus de l’enquête d’État des Lieux (la moyenne est de 5,8 dans
cette seconde).Ceci est sans doute dû à une différence de formulation de la question. Alors qu’il
était demandé « Combien de concerts votre chœur a-t-il donnés l’année dernière ? » dans l’enquête
sur l’économie des chœurs, la formulation de l’enquête d’État des lieux (« Combien le chœur
donne-t-il de concerts en moyenne chaque année ? ») était plus vague et laissait une place à une
(sur-)appréciation personnelle du répondant. La forme de la distribution du nombre de concert
représente cependant bien la même forme asymétrique dans les deux enquêtes.
20. C’est à dire dans l’ensemble, les ensembles qui répètent le moins fréquemment.
21. L’écart est significatif. t = −3, 21, p = 0, 08%.
215
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
Type de recrutement
Chœur ouvert Audition
à tous ou entretien Total
1515 700 2215
Répétition hebdomadaire
68% 32% 100%
78 138 216
Autre rythme de répétition
66% 34% 100%
1593 838 2431
Total
66% 34% 100%
– χ2 de Pearson : 89,4
– Degré de liberté : 1
– P-value < 2, 2e−16
216
5.1. CONSTRUIRE UNE ŒUVRE COMMUNE
150
100
Effectif
50
0
0 10 20 30 40 50
217
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
plus limité d’ensembles le niveau de compétence global des membres se traduit par
l’accélération du rythme de travail. Ces groupes ont alors tendance à s’affranchir de
la fréquence de répétition hebdomadaire et à augmenter le nombre de leurs concerts.
218
5.2. LES DYNAMIQUES DU MONDE CHORAL
des jeux. Le parallèle avec les modèles proposés par Thomas Schelling dans La Ty-
rannie des petites décisions [Schelling, 2007] est éclairant. Derrière la transformation
de chœurs du fait de la circulation d’individus qui cherchent un groupe homogène
correspondant à leur attentes, nous retrouvons les enjeux de la modélisation des
dynamiques d’intégration et de ségrégation d’acteurs que différencient leurs carac-
téristiques individuelles23 . Le monde choral est un univers où des individus que
différencient leur rapport à la pratique musicale24 circulent et se rassemblent en
fonction des caractéristiques individuelles de leurs partenaires musicaux.
23. Ces thématiques sont traitées en particulier dans les chapitres 4 et 5 de l’ouvrage. L’auteur
y aborde les mécanismes de ségrégation qui découlent de l’expression de préférences individuelles
vis-à-vis de leur voisinage, pour des variables dichotomiques (genre, couleur de peau. . .) puis pour
des variables continues (âge, revenu. . .).
24. Ces différences peuvent-être résumées dans l’opposition entre loisir et vocation (variable
dichotomique), ou de façon plus fine par un niveau technique, un degré d’investissement personnel,
une plus ou moins grande sensibilité aux dimensions esthétiques et sociales du chœur. . . (variables
continues ; Cf. Chapitre 3).
25. Dans le cadre de ce chapitre, nous avons insisté en particulier sur les mécanismes de cons-
truction d’un son commun qui aboutissent à la définition d’une temporalité partagée. D’autres
phénomènes n’ont pas été traités dans ce chapitre mais ont été abordés par ailleurs. La définition
d’un répertoire commun met en jeu des échelles de hiérarchisation du répertoire et dépend de
l’intérêt ou de l’indifférence des individus vis-à-vis de cette question. Ces points ont été traités
dans les chapitres 2 sur le répertoire et 3 sur les choristes amateurs. La question des concerts a été
évoquée du point de vue des choristes (cf. chapitre 3). Elle sera également abordée sous l’angle du
sens que revêt la représentation d’un point de vue économique (cf. infra, chapitre 6).
219
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
sur leur ressenti de la pratique chorale. Le rythme de travail, vécu comme intense
ou inactif, est source de satisfaction ou d’ennui. Le répertoire satisfait ou non des
attentes musicales, latentes ou explicites. L’accueil réservé par le publique à l’occa-
sion d’un concert impacte la représentation de soi des membres du groupe. . . Les
individus voient donc leur expérience personnelle déterminée par un cadre collectif
à la construction duquel ils participent sans jamais avoir totalement prise sur lui.
Du point de vue des acteurs, l’enjeu est donc de rejoindre un groupe dont le
fonctionnement collectif corresponde au plus près à leurs attentes individuelles. Sur
le plan technique en particulier, la volonté de rejoindre un chœur qui corresponde
à « son niveau personnel » est récurrente. Ce souhait peut traduire la volonté de
ne pas se sentir retardé par des compétences hétérogènes. Nous avions vu au cours
du chapitre 3 le cas d’Élisabeth qui, tout en reconnaissant que ça pouvait paraître
« hyper-prétentieux », affirmait sa volonté de chanter avec des choristes « d’un niveau
équivalent ». L’envie de pratiquer le chœur au sein d’un groupe homogène avec lequel
on ne soit pas en décalage peut à l’inverse traduire la volonté de ne pas se sentir
« dépassé » par le fonctionnement du groupe. Bénédicte décrit ainsi la difficulté
d’intégration qu’elle a ressentie en rejoignant un premier chœur.
Je m’y sentais peut-être pas très bien, je sais pas si c’est ça, ou c’est
peut-être au niveau musical aussi, je me sentais vraiment pas à l’aise
(. . .) je les ai pris en cours aussi, alors c’était pas le début de l’année non
plus, alors ils avaient déjà un niveau très avancé. (Bénédicte, chorale de
Châtillon)
Quelles que soient les motivations des choristes — pratique de loisir ou voca-
tion, démarche esthétique ou volonté de socialisation, travail basé sur une technique
musicale ou démarche d’apprentissage fondé sur la répétition. . . — leur discours tra-
duisent un besoin de se sentir « en adéquation » avec leur groupe. L’homogénéité du
groupe, en particulier en termes de compétences musicales, est une attente forte de
la part des acteurs du monde choral, choristes comme chefs de chœur.
Recrutements et ruptures
La recherche par les individus d’un groupe dont les caractéristiques collectives
correspondent à leurs attentes, et le décalage fréquent26 entre ces attentes et le
vécu individuel de la pratique chorale, sont un facteur essentiel de transformation
des chœurs. Dans la mesure où elle se traduit par la fidélisation ou le départ des
26. On peut considérer qu’un tel décalage est indépassable dans la mesure où il marque une
différence de nature entre une attente individuelle et une réalité collective.
220
5.2. LES DYNAMIQUES DU MONDE CHORAL
En dehors des phases de recrutement, les chœurs peuvent être confrontés épi-
sodiquement à des crises qui mettent leur cohésion à mal. Une partie du groupe
quitte le chœur, remettant en cause la pérennité de celui-ci. L’exemple qui suit est
parfaitement représentatif. Gérard a commencé à chanter dans un grand chœur de
quatre-vingts choristes.
221
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
grosse vache, en clair. [rire] (. . .) Quand j’ai dit que je partais, je savais
très bien qui allait me suivre, et je savais très ben à qui j’allais dire oui,
et à qui j’allais dire non. [. . .] ) Quand j’ai quitté le chœur de 150, j’en
ai gardé 20, alors quand vous en gardez 20, qu’est-ce que vous prenez ?
Forcément vous prenez pas les 20 pires. (Gérard, chef de chœur)
Ces scissions sont fréquentes. On les observe sous des formes très différentes. Les
départs collectifs peuvent être causés par des considérations musicales comme par
des raisons d’un autre ordre (désaccords sur la gestion du groupe, incompatibilités
entre personnes,. . .). Elles peuvent se faire de façon pacifique, comme pour ce groupe
qui décide de se scinder, et dont les membres sont restés en bonne intelligence.
La chorale avait évolué, c’est à dire que c’était au départ une chorale de
jeunes 15-25 ans, qui était devenue une chorale de jeunes 15-30 ans, en
fait 18-30, et de facto, il y avait des gens qui avaient plus de 30 ans. Donc
les jeunes étudiants qui essayaient, au bout de deux répètes ne venaient
pas parce que pour eux c’était une chorale de vieux, parce qu’il y avait
des gens de 30 ans qui pensaient à leur crédit voiture, qui préparaient
leur mariage et qui avaient des mômes à langer. C’était plus pareil. Et
la chef voulait peut-être faire un ensemble vocal avec des gens avec un
petit peu plus d’expérience, pour explorer des morceaux un petit peu
plus difficiles, donc en fait la chorale s’est multipliée. Quasiment tout le
monde est parti avec elle, il y en a que quelques uns qui sont restés avec
moi. (Antoine, chef de chœur)
Les scissions pacifiques ne sont cependant pas la norme. Très souvent, les départs
se font avec pertes et fracas et génèrent des rancœurs. La remise en cause de l’unité
d’un groupe, parfois même de la pérennité de son projet, est souvent mal vécue par
les acteurs qui subissent sans le choisir ces événements. Le milieu regorge de récits
de chefs qui ont « claqué la porte », de sous groupes qui ont « fait sécession ». . .
évoqués à demi-mots comme des épisodes douloureux.
222
5.2. LES DYNAMIQUES DU MONDE CHORAL
tériser les traits essentiels des dynamiques collectives du monde choral : les chœurs
évoluent du fait de la circulation d’individus qui cherchent à satisfaire leurs attentes.
Cette circulation n’est ni régulière ni continue, elle se fait par à coup, lors de périodes
de recrutement et à l’occasion de crises28 . Mais l’intérêt essentiel de cette représen-
tation est ailleurs. Il est avant tout heuristique. En éclairant de grandes lignes de
force, cette représentation a surtout le mérite de faire ressortir par contraste des
zones d’ombre dont elle peine à rendre compte.
Le point de départ de La Tyrannie des petites décisions est le constat d’un écart
entre les préférences individuelles et les situations collectives qui résultent de leur
agrégation. On observe clairement un tel écart au sein du monde choral. Nous avons
vu plus haut que les acteurs du monde choral affichent une préférence marquées
pour des groupes homogènes dans les caractéristiques desquels ils se reconnaissent.
Ces préférences rendent le recrutement difficile et peuvent aller jusqu’à provoquer
des scissions. Or, la caractéristique la plus frappante du monde choral amateur est
que malgré tout, seule une infime minorité des chœurs sont composés de chanteurs
entretenant un rapport homogène à la pratique chorale. Dans l’ordre de la technique
musicale, seuls 4% des ensembles interrogés déclarent être composés exclusivement
de choristes sachant lire la musique. 7% des ensembles sont composés exclusivement
de choristes ne sachant pas lire la musique. 89% des chœurs mêlent donc en des
proportions variables des chanteurs qui entretiennent un rapport différent à la tech-
nique29 . Dans l’ordre des motivations individuelles, on est frappé par le fait que la
situation la plus fréquente reste la cohabitation, au sein de mêmes groupes, d’indivi-
dus entretenant des rapports différents à la pratique musicale. Ce chef résume assez
radicalement cette tension fondamentale.
Le gros problème des chœurs en France, c’est qu’il n’y a pas de pyramide
chorale. Non pas qu’elle soit nécessaire la pyramide, mais il n’y a pas de
modélisatrice reste prise dans une alternative. Si l’on souhaite lui donner une portée générale, le
modèle reste peu réaliste. Si on le complexifie pour augmenter sa portée descriptive, il devient
particulier au point que « nous pouvons commencer à douter qu’il représente quelque chose que
nous souhaiterons jamais étudier ». Le modèle a donc une fonction essentiellement heuristique
dans la mesure où il permet « d’identifier les véritables caractéristiques des phénomènes que nous
voulons étudier ».
28. Schelling fournit des outils théoriques permettant de caractériser ces phénomènes. Les crises
au cours desquelles un groupe d’acteurs quitte collectivement le chœur sont une belle illustration
des phénomènes de masse critique analysés dans le chapitre 3 [Schelling, 2007, p. 80 et suivantes].
29. Données : Enquête sur l’économie des chœurs.
223
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
zone de progression. Vous vous rendez compte que dans un tissu local,
en province, hein, pas à Paris, il y a des gens qui sont forts, qui savent
très bien chanter, et qui côtoient des gens qui sont pas forts du tout, qui
chantent pas bien. [. . .] Il y a des différences d’objectifs qui sont assez
violentes, d’objectifs ou de motivations. Pourquoi tu viens chanter ? Ben
il y a le choriste qui dit ben moi je viens chanter parce que j’ai envie d’être
musicien, j’ai envie de faire de la musique, je veux être un interprète, et
il y a des choristes qui disent ben je viens parce que je veux être avec mes
copains, ou mes copines. Moi j’ai été choriste dans des chorales où on
tricotait au fond. Donc cette idée de pyramide, c’est comme si on disait
il y a des chœurs de catégorie A, des chœurs de catégorie B, des chœurs
de catégorie C. (Gérard, chef de chœur)
Au delà de la diversité des acteurs du monde choral — sur laquelle nous nous
sommes largement étendus — cette citation souligne que la cohabitation d’individus
hétérogènes au sein de mêmes groupes est fréquente, et que des tensions en résultent.
Le fait d’une part que la situation soit caractérisée de « violente » est loin d’être
anodin. L’incompréhension qui découle de cette situation est parlante. L’évocation
« sans commentaire » des « chorales où l’on tricote » signale la difficulté qu’a ce
chef à comprendre et accepter une telle situation. Enfin, l’image de la « pyramide
chorale », hiérarchie de groupes homogènes, met en évidence l’idéal de segmenta-
tion du monde choral selon le niveau des acteurs. La particularité du monde choral
peut en être résumé en trois temps. Tout d’abord, les acteurs qui le composent sont
extrêmement hétérogènes. De plus, ceux-ci sont sensibles à leur environnement ont
une préférence marquée pour des groupes homogènes. Troisièmement, en dépit des
préférences des individus pour des chœurs avec lesquels ils puissent se sentir « en
adéquation », les groupes du monde choral sont extrêmement hétérogènes et les ac-
teurs sont contraints de collaborer sans nécessairement partager les mêmes objectifs,
ni les mêmes compétences techniques.
Cette tension propre au monde choral est absolument centrale. Elle est un élé-
ment de compréhension d’un paradoxe que nous avons relevé à plusieurs reprises.
À bien des égards, le monde choral est à la fois hétérogène tout en faisant preuve
de cohésion et de cohérence. On ne peut comprendre cet état de fait qu’en réfé-
rence à l’hétérogénéité interne des chœurs. La cohésion du monde choral tient au
fait que malgré l’hétérogénéité des acteurs, des équilibres locaux sont négociés au
sein des groupes. Si les chœurs parvenaient à garantir leur homogénéité (en termes
de répertoire, de motivation et de technique de leurs membres), on assisterait vrai-
semblablement à un renforcement de clivages internes. Ce point peut être formulé en
termes plus généraux sous forme d’une discussion de l’argument beckerien de l’ho-
224
5.2. LES DYNAMIQUES DU MONDE CHORAL
mogénéité des conventions au sein d’un monde de l’art. Becker estime que l’unité
d’un monde tient à l’unicité des systèmes de conventions en son sein. L’observa-
tion du monde choral montre que lorsque les interactions sont structurées au sein
de collectifs, l’homogénéité du monde est fonction inverse de celle des groupes. Si
les groupes fonctionnent en interne sur la base de conventions uniques et claire-
ment définies, on assiste effectivement à l’autonomisation de sous-ensembles30 . Le
monde est alors traversé par une ligne de fracture aisément identifiable. Il peut ce-
pendant arriver que les groupes soient le lieu de négociations de compromis locaux
qui permettent la coexistence d’une pluralité de systèmes de conventions. Il s’agit
ici de rendre compte de la constitution de ces équilibres locaux qui permettent à des
groupes de fonctionner malgré l’hétérogénéité qui s’exprime en leur sein.
La question de l’intégration
La tension que l’on observe au sein des groupes de chant choral est si l’on y
réfléchit bien assez inattendue. C’est ici que la référence à Schelling prend une portée
heuristique. Dans le domaine de la ségrégation, celui-ci montre que des phénomènes
de ségrégation peuvent être observés même en l’absence de préférences individuelles
pour une telle situation collective31 . Nous sommes dans une situation étrangement
opposée. Alors même que les individus affichent des préférences exclusives pour un
environnement homogène, les chœurs sont hétérogènes. L’enjeu est d’expliquer la
permanence de situations d’intégration qui conduisent des individus à cohabiter
malgré leurs préférences pour un « entre soi » exclusif.
L’explication qu’il faut apporter à cette situation est double. Il faut bien sûr
évoquer les facteurs qui s’opposent à l’homogénéisation des collectifs. Cependant,
expliquer l’absence de ségrégation ne suffit pas à expliquer l’intégration. L’impossi-
bilité de procéder à une distribution ségréguée des individus pourrait tout aussi bien
aboutir à un effondrement de la pratique, de même que l’impossibilité de procéder à
des appariements sélectifs analysée par Akerlof dans le domaine des échanges mar-
chands [Akerlof, 1970] conduit au retrait des acteurs et à l’effondrement du marché.
Ce qui distingue ici la pratique chorale d’une transaction de marché, c’est l’existence
30. Cette situation est celle par exemple du monde de la musique ancienne que décrit Pierre
François [François, 2004]. Les orchestres qu’il décrit sont homogènes. Il est difficile d’imaginer un
groupe au sein duquel les instrumentistes ne partagent pas les mêmes perspectives d’interprétation,
les uns jouant sur instruments modernes, les autres se référant aux codes de l’interprétation his-
toricisante. On assiste donc à la cohabitation de deux mondes indépendants composés de groupes
homogègnes : ceux de musique ancienne et ceux jouant sur instruments modernes.
31. Cf. [Schelling, 2007, Chapitre 4].
225
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
32. Nous parlons ici d’intégration esthétique et non d’intégration musicale pour distinguer ce qui
se joue ici de l’« intégration musicale »à laquelle se référent Vincent Dubois, Jean Matthieu Méon et
Emmanuel Pierru au sujet des orchestres d’harmonie [Dubois et al., 2009]. Les phénomènes qu’ils
étudient dépassent cette question de l’existence ou non d’un consensus autour du sens de la pratique
musicale. À travers l’intégration musicale, ils étudient la façon dont la participation à un orchestre
à la fois découle et participe de l’intégration sociale des musiciens.
226
5.3. LES FORMES D’INTÉGRATION DU MONDE CHORAL
membres partagent une même conception de la pratique chorale. Ces chœurs sou-
lèvent deux ensembles de questions. Le premier tient aux mécanismes sur lesquels
cette intégration esthétique. Comment est assurée la communauté de vues et l’ho-
mogénéité des niveaux techniques musicaux ? La seconde découle est d’ordre plus
général. Comment expliquer la rareté de ces ensembles ? Le second tient à la rareté
de ces ensembles. Quels sont les facteurs qui s’opposent à la construction de groupes
homogènes au sein du monde choral ?
La construction de l’homogénéité d’un groupe choral peut être appréhendée de
deux façons. Du point de vue d’un groupe constitué, il s’agit de contrôler le profil
des musiciens qui souhaitent l’intégrer. Du point de vue des individus, il s’agit de
repérer les ensembles correspondant à leur profil. Deux mécanismes contribuent ainsi
à assurer l’intégration esthétique des chœurs : les dispositifs de contrôle à l’entrée
des groupes, et la mobilisation de ressources sociales par les choristes. Dans les deux
cas, ces mécanismes rencontrent des limites.
[Cette famille de chefs de chœur], ils sont connus pour faire chanter À
la claire fontaine pour sélectionner leurs choristes. En tout cas, elle, elle
fait ça toujours, pour chanter dans le grand chœur, on doit chanter À la
33. 34% des ensembles déclarent organiser une audition ou un entretien. Dans l’enquête sur
l’économie des chœurs, 28% des ensembles pratiquent systématiquement l’un ou l’autre de ce type
de contrôle, 20% le font occasionnellement (Données : État des lieux des pratiques chorales).
34. Données : État des lieux des pratiques chorales
227
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
claire fontaine, et elle voit si t’es soprane, alto, ténor, et elle dit OK, je
te prends, je te prends pas. (Marianne, choriste)
L’épreuve de l’audition n’est donc pas nécessairement un test technique que seuls
des chanteurs aguerris peuvent espérer surmonter. Il peut s’agir d’une simple prise de
contact avec des chanteurs débutants, permettant de cerner leur voix, leur capacité
à mémoriser une mélodie ou à chanter juste. Même dépouillée de toute évaluation
technique, l’audition n’est pas sans influence sur le recrutement. Elle entraîne une
auto-sélection de la part des choristes eux-mêmes. Les chanteurs sans formation
musicale ont tendance à se disqualifier d’office en ne cherchant pas à intégrer des
ensembles qui auditionnent. C’est le cas de Sylvie.
Le chœur national des jeunes À Cœur Joie, voilà, c’est un peu un chœur
d’élite, où ils sont 7 fois 4, 28, et où une année j’ai passé une audition
pour entrer, j’ai pas été prise, et donc je sais qu’ils prennent vraiment
des bons, et ils sont bons. (Julie, choriste, chef de chœur amateur)
228
5.3. LES FORMES D’INTÉGRATION DU MONDE CHORAL
Zone rurale 1% 8%
Total 4% 18%
2
χ de la relation 12,2 38,6
Significativité < 0, 01 < 0, 001
Données : Enquête sur l’Économie des chœurs
d’un chœur au sein d’une grande fédération chorale d’échelle nationale qui est dé-
terminant. D’autres facteurs peuvent intervenir, comme la renommée d’un ensemble
ou d’un chef qui attirent autour de leurs noms. Dans d’autres cas, ce sont des fac-
teurs institutionnels ou organisationnels qui jouent. Les chœurs de conservatoires
bénéficient du vivier de recrutement de leurs étudiants. Pour certaines associations
chorales le recrutement est structuré par une organisation particulière. La structure
que décrit Antonin est représentative des associations gérant des grands chœurs.
Elle reproduit en définitive au sein d’une même association la « pyramide chorale »
que Gérard appelait de ses vœux plus haut.
229
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
Le rôle du réseau
L’homogénéité musicale d’un groupe découle également des stratégies que dé-
ploient les individus pour repérer et intégrer les chœurs correspondant à leurs at-
tentes. Ces stratégies reposent sur la mobilisation de ressources sociales dont tous
ne sont pas pourvus. L’observation des trajectoires d’acteurs disposant de ces res-
sources, mais également de ceux qui en sont démunis permet d’éclairer les dyna-
miques de construction d’ensembles homogènes. Le réseau est la principale ressource
mobilisée. C’est par son biais que les individus repèrent des chœurs ou créent des
ensembles qui répondent à leurs attentes.
La carrière chorale de Paul illustre les effets du réseau. Il dispose d’une solide
formation chorale acquise au cours de plusieurs années passées au sein d’une mané-
canterie. Au lycée, il intègre une classe à option musique. Une bonne entente avec
son professeur de musique conduit à une multiplication de ses activités chorales à
un niveau élevé qui correspond à ses compétences. Il participe à un petit groupe
informel organisé par l’enseignant puis commence à chanter avec une maîtrise dont
le fils de ce dernier a fait partie. Il intègre alors un petit groupe semi-professionnel
dirigé par le chef de cette maîtrise. Le réseau est d’autant plus essentiel que les
conséquences de son délitement sont immédiates. Paul déménage pour poursuivre
ses études. Ne connaissant personne dans son nouvel environnement, il ne trouve
pas de chœur qui lui convienne et cesse de chanter. La même situation se reproduit
à Paris où il déménage à la fin de ses études. Il finit par rejoindre, à l’invitation
d’une amie, une chorale de niveau très hétérogène et globalement moins formée que
lui. Tout en déclarant s’y plaire, il signale à plusieurs reprises qu’il aimerait trou-
ver un chœur plus exigeant dont le répertoire serait plus proche de ses attentes. À
l’issue de l’entretien, il me demande si dans le cadre de mes travaux, je n’ai pas
repéré des groupes susceptibles de l’intéresser. La capacité de ce choriste à rejoindre
des groupes dont les caractéristiques lui conviennent est très étroitement corrélée à
l’évolution de son réseau musical local.
S’ils sont toujours liés aux mondes de la musique, les lieux de constitution des
réseaux chorals sont multiples. Dans le cas de Paul, c’est son engagement dans une
classe à option musique au lycée qui est déterminante. Son orientation vers des
études supérieures non musicales joue d’ailleurs dans son incapacité à reconstituer
rapidement un réseau efficace. D’une manière générale, les institutions de formations
230
5.3. LES FORMES D’INTÉGRATION DU MONDE CHORAL
musicales ont un rôle déterminant. Pour Élisabeth c’est le réseau tissé au sein de
diverses classes de chant qui lui permet de monter un ensemble vocal composé de
chanteurs de haut niveau.
D’autres acteurs évoquent le CFMI, ainsi que les maîtrises. Charles chante dans
un chœur de bon niveau qui menace de cesser toute activité suite à une crise violente
qui aboutit au départ du chef. Charles lui trouve un remplaçant en faisant appel à
un ami qu’il a côtoyé dans le cadre d’une maîtrise et qui s’est depuis lancé dans la
direction. Dès le premier contact avec le chœur, celui-ci emporte l’adhésion des cho-
ristes. Au delà du charisme certain de ce jeune chef, cet épisode souligne l’efficacité
du réseau lorsqu’il s’agit de constituer un groupe dont les membres ont des intérêts
et des motivations similaires. Cet exemple montre également que de ce point de vue,
des logiques similaires s’appliquent au chef et aux choristes.
Enfin, c’est au sein du monde choral lui-même que de nombreux individus entrent
en contact avec d’autres qui partagent les mêmes objectifs musicaux. Les scissions
évoquées plus haut en témoignent. Au sein d’un chœur dont les membres sont hété-
rogènes de par leur formation et leurs objectifs, il est courant que des acteurs ayant
les mêmes attentes vis-à-vis de la pratique chorale se rapprochent. La scission d’un
chœur aboutit en définitive à la création d’un ensemble plus homogène sur la base
d’un réseau qui s’est tissé au sein du premier groupe.
L’intégration esthétique est une première voie de construction du chœur comme
communauté organique. Le contrôle des motivations et de la formation des acteurs
ainsi que la mobilisation par les individus de leur réseau permet la construction
de collectifs dont tous les membres partagent un même rapport à la pratique cho-
rale. L’uniformité des formations musicales permet un accord des perspectives in-
dividuelles qui garantit la cohésion du groupe. Une telle forme d’intégration reste
cependant très largement minoritaire.
231
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
232
5.3. LES FORMES D’INTÉGRATION DU MONDE CHORAL
ils tenaient plus parmi le public, alors un poutou par ici, un poutou par
là. Il y en a une qui donnait le sein, parce que c’était l’heure,. . . C’était
précieux ça. (Richard, Conseiller Technique et Pédagogique)
233
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
nelle du chant en groupe est également l’occasion d’évoquer ici, à la marge de notre
sujet, les pratiques de chant collectifs qui émaillent notre vie sociale : un « Joyeux
anniversaire » entonné entre amis ou en famille, des chants de supporters d’une
équipe sportive, les chants partisans d’un rassemblement politique. . . Le chant est
mobilisé ici en vertu d’une fonction bien particulière (célébrative, identitaire,. . .) et
le chœur n’a pas d’existence propre distincte de celle du groupe social qui le porte.
Les ensembles portés par des institutions sont un cas particulier de l’intégra-
tion antérieure à la pratique. L’existence du groupe ne repose pas sur l’existence
informelle d’une communauté dont les membres décident de chanter ensemble, mais
sur l’organisation dans un cadre plus structuré d’un chœur dont la vocation est
d’accueillir les membres d’une institution. De tels ensembles sont fréquents.
Les institutions porteuses de ce type d’ensembles sont de nature variée. Il s’agit
en premier lieu d’institutions de formation. Les institutions d’enseignement musical
(conservatoires, écoles de musiques, orchestres. . .) jouent un rôle essentiel dans la
création de chœurs qui entrent souvent dans le cadre de leurs activités pédagogiques.
Les structures d’enseignement généraliste (collèges, lycées, universités) jouent éga-
lement un rôle important. Dans la mesure où ils touchent une vaste population qui
n’a pas nécessairement de formation musicale préalable, ces groupes sont souvent le
cadre d’une « première expérience chorale »pour de nombreux acteurs. Les chœurs
liturgiques évoqués plus haut peuvent relever de ce type d’intégration, si la paroisse
met en place une politique pro-active d’animation d’un ensemble chargé d’assurer
les offices. La création de chœurs d’entreprises enfin est un phénomène présenté par
certains acteurs comme une évolution récente notable. Il s’agit d’activités chorales
mises en place au sein d’une entreprise, avec par exemple le soutien d’un Comité
d’Entreprise qui salarie un chef de chœur afin d’animer un ensemble dont l’accès est
ouvert aux employés.
234
5.3. LES FORMES D’INTÉGRATION DU MONDE CHORAL
milieu amateur rassemblent des individus qui n’entretiennent que des liens faibles
[Granovetter, 1973] et dont l’engagement musical est très hétérogène. C’est pour ces
groupes que la question de l’intégration se pose de la façon la plus aiguë. Dans ces
cas de figure, la cohésion de l’ensemble n’est pas donnée a priori. Elle se construit
au fil de l’existence du groupe. Le fonctionnement du chœur génère une sociabilité
qui est un facteur de cohésion garantissant à terme sa pérennité.
C’est vrai qu’on n’a pas beaucoup de temps pour se parler parce que, ben
avant, moi j’arrive peut-être à peu près pile à l’heure, et après, je pars.
Donc on parle pas tellement longtemps. Pendant non plus, on discute pas
trop. Comme on travaille par pupitre, on pourrait un peu discuter, mais
c’est pas possible, faut vraiment pas gêner les autres. Donc on a surtout
discuté finalement le dernier jour, enfin, au dernier concert, c’était le
concert. C’est vrai que ça permet pas de se connaître très rapidement
sur une année quoi. (Françoise, choriste)
235
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
plus les gens du premier rang, parce que je suis petite, que ceux du fond.
Ça se joue tout bêtement à des choses comme ça. (Bénédicte, choriste)
Les choristes font connaissance en premier lieu de leurs voisins réguliers. Or,
l’organisation spatiale du chœur est relativement figée. On ne se place pas n’importe
où, on se rassemble par pupitre. C’est tout naturellement que les pupitres font office
d’unité de socialisation de base au sein d’un ensemble.
Les facteurs de cohésion d’un pupitre sont nombreux. Ses membres sont ras-
semblés en répétition. Ils partagent le même rythme38 , chantent la même chose,
collaborent entre eux pour se coordonner39 . . . C’est en premier lieu par son intermé-
diaire que le choriste s’intègre au chœur. Il lui permet de se positionner au sein du
groupe et d’affirmer son rôle. L’humour choral est ici révélateur. Les stéréotypes de
pupitres sont fréquents. Souvent exprimés sous forme de boutades, les choristes les
évoquent avec distanciation et ironie. Ce qu’il faut rechercher dans ces stéréotypes ce
n’est pas leur bien-fondé. Comme le souligne ce choriste, ce sont des « caricatures »,
souvent fortement genrées40 .
C’est marrant parce que t’as un ensemble qui a des mentalités par pupitre
[. . .] C’est à dire, c’est un peu des caricatures en fait. Parmi les basses,
t’as les lourdeaux blagueurs, qui sont au fond de la classe, un petit peu
les mauvais élèves, ce genre de choses. T’as les tenors, plutôt. . ., plutôt
attentifs, plutôt modèles, qui sont pas très justes, c’est l’image [. . .] Tu
as les sopranes, tu vois, c’est les filles modèles, comment dire, ouais,
angéliques, qui fantasment sur le chef de chœur. (Jacques, basse)
Moi je suis chez les alti, et enfin, il y a des codes, on voit bien que celles
qui savent vraiment bien chanter, c’est les sopranos, et nous, c’est un
groupe un petit peu plus incertain. Moi en tout cas, j’ai l’impression
38. Mêmes phases de travail ou d’inactivité ouvrant la possibilité d’échanges discrets.
39. Cf. supra, section 5.1.2 p. 206 au sujet de ces mécanismes de coopération
40. Le genre reste le premier critère de distribution des individus parmi les pupitre.
41. Un même pupitre peut se voir attribuer des stéréotypes opposés d’un entretien à l’autre.
236
5.3. LES FORMES D’INTÉGRATION DU MONDE CHORAL
de comprendre un petit peu ça, et c’est nouveau, même une femme qui
aurait ma tessiture, qui sait chanter, elle est soprano, enfin, il y a une
sorte de hiérarchie interne, et ça fait partie je pense des codes, quand on
est choriste depuis longtemps. (Bénédicte, choriste)
Les logiques conduisant les individus à rejoindre un pupitre confirment son im-
portance dans la construction d’un rôle et l’intégration au chœur. Un pupitre est en
principe un rôle musical. Chanter ténor ou basse, alto ou soprane dépend en prin-
cipe de la nature d’une voix (tessiture, timbre. . .). D’autres considérations entrent
cependant en ligne de compte. Il est courant que des choristes rejoignent un pupitre
sur la base de critères tout autres.
C’était n’importe quoi. Je chantais dans les alto, parce qu’évidement
ma copine était alto, ce qui était un contre-emploi total aussi pour elle,
mais on trouvait ça très amusant de pas chanter les mélodies, et com-
plètement masochiste en plus. Enfin si, c’est très intéressant, mais c’est
pas celle qu’on entend, l’alto, tu récolteras peut-être les blagues des cho-
ristes au cours de tes entretiens, les alto c’est celles qu’on entend pas et
qui comblent les trous. Mais je pense qu’il y a énormément de gens qui
chantent à contre-emploi. Quand on a donc lancé l’Ensemble Vocal, j’ai
fait passer les auditions avec le chef de chœur et c’est incroyable, les gens
se présentaient en disant « je suis alto », alors que c’était une soprano
deux. « Je suis baryton — Ah non, tu vas faire ton coming-out, tu es
tenor en fait ». Les gens ne savaient absolument pas où ils étaient, où
alors ils ne travaillaient pas forcément leur voix. Enfin, c’est pas évident
à appréhender. (Élisabeth, choriste)
Au delà de l’omniprésence des stéréotypes, trois facteurs logiques atténuent le
caractère proprement musical du pupitre. La première est purement sociale : il s’agit
pour Sophie de chanter dans le même pupitre que son amie. Le second est lié à une
logique de valorisation personnelle sur le plan musical. Pour les voix de femmes,
le pupitre d’alto est souvent considéré comme plus difficile que celui de soprane. Il
lui est couramment confié un contrechant dont l’apprentissage et la réalisation sont
moins spontanés que pour la mélodie principale. Dans le cas de ces deux choristes,
l’exécution d’une ligne difficile est une motivation pour rejoindre un pupitre qui de
son propre aveu ne correspond pas à sa voix42 . Le troisième facteur est d’ordre tech-
nique. La notion de pupitre ne prend tout son sens musical que dans le cadre d’une
voix « travaillée ». La plupart des choristes n’ont pas le rapport technique à leur
voix qui les conduirait à développer leurs capacités dans le registre le plus approprié
42. Relevons au passage que cette représentation est en contradiction avec la vision de la citation
précédente qui considérait au contraire que les « bonnes chanteuses » étaient les sopranes. Ceci
confirme le caractère tout relatif des stéréotypes.
237
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
Ce n’est pas dans le temps de la répétition, peu propice aux échanges, qu’il faut
chercher les facteurs de cohésion d’un chœur. À une échelle temporelle plus large, la
vie des ensembles passe par une alternance entre des moments de banalité monotone
(les répétitions) et des événements exceptionnels au cours desquels la vie sociale du
groupe est plus intense. C’est dans cette alternance — qui rappelle celle qu’observe
Durkheim dans les sociétés dont il étudie les systèmes religieux [Durkheim, 2008,
p. 307-308] — qu’il faut chercher les fondements de la cohésion des chœurs. L’in-
tégration des individus passe par l’organisation d’événements au cours desquels les
interactions se développent librement et indépendamment du cadre imposé par l’ac-
tivité musicale. Pots à l’issue d’une répétition, galette des Rois, sortie au restau-
rant, concert d’un autre chœur ou d’un groupe professionnel renommé auquel on se
rend en groupe. . . 83% des ensembles déclarent avoir organisé au cours de l’année
passée des événements conviviaux en marge de leur fonctionnement musical. Ces
événements peuvent s’organiser de façon impromptue, ou être planifiés à l’avance.
Certains membres du groupes jouent, de façon explicite ou non, un rôle moteur en la
matière. De même que certains individus jouent un rôle déterminant pour la struc-
turation musicale du collectif, d’autres sont investis d’une fonction d’animation de
la vie sociale du groupe. Sylvie décrit ce fonctionnement.
Chantal, son poste, c’est Ministre des loisirs et de la culture. Elle est
censée nous organiser des sorties et des repas. [. . .] Dans quinze jours, on
va voir un concert, il y a un groupe qui s’appelle les King’s Singers. C’est
pas tous les membres de la chorales, mais c’est Jacques qui a lancé une
invitation en disant qu’il était vachement bien, super bon, qu’il allait les
voir. Il s’est renseigné sur les tarifs de groupes, les différentes places, il a
fait des propositions. Je pense qu’on doit être une quinzaine à y aller. Et
puis il y a eu un repas de Noël aussi, c’est Yan qui a choisi le restaurant,
et qui a réservé. J’ai pas pu y aller, ça avait l’air d’un truc super bien,
libanais, sympa. (Sylvie, choriste)
Mais le renforcement de la cohésion sociale du groupe repose surtout sur les
événements exceptionnels qui marquent la vie musicale du chœur. Les répétitions
238
5.3. LES FORMES D’INTÉGRATION DU MONDE CHORAL
43. De même que pour les fichiers audio, les sites internet peuvent servir de support à la mise
en commun de ces traces du week-end.
239
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
240
5.3. LES FORMES D’INTÉGRATION DU MONDE CHORAL
Face au risque d’éclatement d’un collectif dont la cohésion est fragile sur le
plan musical, les logiques sociales d’intégration chorale jouent le rôle de ciment qui
permettent de préserver l’unité du groupe. Les choristes qui reconnaissent ne pas se
retrouver dans la vie musicale de leur chœur justifie le fait qu’ils lui restent malgré
tout fidèles en raison de la qualité de leur intégration au sein du groupe.
Les premiers moments, j’ai eu un petit peu peur, parce que j’étais pas
habitué au style du chef de chœur qui n’a pas du tout de formation musi-
cale développée je pense, mais qui fait ça avec beaucoup d’investissement
et de passion, mais ça tu le découvres après. J’étais aussi un petit peu
apeuré par le fait que c’était très très amateur, mais au final je suis resté
parce que j’ai trouvé l’ambiance bien. [. . .] Et puis aussi le fait que je
connaissais Caroline. Donc quelque part, je m’étais engagé auprès d’elle,
donc je me sentais obligé. (Paul, choriste)
241
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
En fait c’est né autour d’une bonne bouffe. Parce que dans les chorales,
il y a toujours des amitiés qui se forment, des liens. Le lien est toujours
de nature affectif. Il est pas esthétique au départ. C’est souvent par
tranche d’âge, par motivation, par goût, et cætera. Enfin, il y a des
critères comme ça. Là, il se trouve que c’est quand même les plus jeunes
qui se retrouvaient périodiquement, on allait dîner ensemble, on allait
manger une pizza après les concerts. On faisait les ploucs quoi. Jusqu’au
jours ou en faisant les ploucs on se dit « ben tiens, on va chanter ». « Puis
ben tiens, c’est pas mal comme ça ». Et finalement, « tiens, c’est pas mal
de se retrouver ». (Gérard, chef de chœur.)
242
5.3. LES FORMES D’INTÉGRATION DU MONDE CHORAL
J’ai déjà fait une ou deux erreurs de casting, je veux pas recommencer.
C’est-à-dire ?
Ben embaucher quelqu’un qui est pas au niveau. Et puis après, le virer
c’est difficile, ça la fout mal.
Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Ben, il y en a une elle est toujours là, ben, faut faire avec. C’est. . . c’est
toujours un petit peu embêtant quand vocalement t’as une voix qui suit
pas les autres. (Bernard, chef de chœur)
La violence avec laquelle sont vécues les crises au sein des groupes illustre éga-
lement la contradiction entre intégration sociale et intégration esthétique. La mise
à mal de la cohésion d’un ensemble reste difficilement imaginable, même au sein
des groupes les plus exigeants sur le plan technique. La capacité pour un groupe
à écarter des chanteurs repose sur l’existence d’un cadre institutionnel très forma-
lisé qui soit en mesure d’imposer l’application de règles strictes. C’est le cas par
exemple des chœurs de conservatoire. Cette contradiction entre intégration esthé-
tique et intégration sociale constitue un second facteur d’explication de la rareté
des groupes qui rassemblent des chanteurs techniquement homogènes. D’une part
l’intégration sociale qui découle de la pratique chorale permet à des groupes hété-
rogènes de conserver leur unité malgré les insatisfactions individuelles sur le plan
musical. Elle limite par ailleurs les phénomènes d’exclusion qui pourraient découler
de la volonté d’homogénéiser le niveau technique d’un chœur.
Conclusion
Le monde choral ne peut pas être considéré comme une simple chaîne d’inter-
action entre individus. Il est composé de groupes qui ont une existence en tant que
tels. Reprenons ici les trois temps de notre analyse.
243
CHAPITRE 5. LES CHŒURS
Les chœurs sont des lieux de coopération au sein desquels se construisent des
œuvres musicales collectives. L’observation du fonctionnement interne de ces groupes
permet de saisir comment se négocient des équilibres locaux qui aboutissent à la
définition de méthodes de travail, à la construction d’un son commun au fil de
coopérations entre acteurs. Ces équilibres se traduisent notamment par la définition
d’un rythme de fonctionnement partagé, au cours de la répétition et à l’échelle du
fonctionnement annuel. On assiste à la singularisation d’une minorité de chœurs dont
l’homogénéité, du point de vue des dispositions musicales des membres, permet une
intensification du rythme de travail et du volume de production.
La définition de ces identités collectives a des effets dynamiques. Selon qu’ils se
reconnaissent ou non dans les caractéristiques de leur groupe, les individus peuvent
être incités à lui rester fidèles ou à redéfinir les conditions de leur engagement choral.
L’enjeu du recrutement et les crises que traversent les chœurs témoignent de la
difficulté à maintenir un équilibre collectif qui satisfasse l’ensemble des membres du
groupe. On assiste alors à l’émergence d’un paradoxe propre au monde choral. Les
chœurs composés de chanteurs aux attentes homogènes sont rares malgré les tensions
occasionnées par l’hétérogénéité des groupes. Deux séries d’explications peuvent être
avancées. D’une part, cette situation est contrainte par la démographie des choristes,
trop peu nombreux pour se rassembler en groupes homogènes. D’autre part, des
facteurs d’intégration assurent la cohésion et la pérennité des groupes malgré leur
hétérogénéité.
C’est donc en dernier lieu sur ces facteurs d’intégration chorale qu’il faut se
pencher. Nous en identifions trois. L’intégration esthétique garantit l’homogénéité
musicale des membres d’un chœur. Elle est marginale. Elle dépend de la mobilisation
de ressources sociales rares (réseau des individus, rayonnement du chœur) et sur la
mise en œuvre de dispositifs dont l’efficacité n’est pas garantie (audition). Elle reste
importante dans la mesure où c’est sur elle que repose le fonctionnement d’une
minorité d’ensembles dont le mode de fonctionnement et le rythme de production
musicale sont très particuliers. Pour certains chœurs, l’intégration est antérieure à
la pratique. La cohésion du groupe repose sur une appartenance sociale partagée. Le
chœur n’est alors que la manifestation musicale d’un autre collectif. Enfin, de façon
très largement généralisée, l’intégration des groupes se fait dans le cadre même de
la pratique. Le fonctionnement du chœur est par lui-même
244
Troisième partie
245
Décrire des acteurs, individuels ou collectifs, ne suffit pas à rendre compte du
fonctionnement d’un monde de l’art. Le fonctionnement du monde choral nécessite
la mobilisation de ressources. Les chœurs doivent répondre à des questions d’ordre
matériel. Ils ont besoin d’un lieu pour répéter, de partitions, d’instruments de mu-
sique. . . Ils mobilisent des compétences : celles d’un chef de chœur qui assure l’en-
cadrement musical, d’intervenants qui enseignent aux choristes des rudiments de
solfège ou de technique vocale, de solistes et d’instrumentistes qui accompagnent
l’ensemble pendant ses concerts. . .
Les chaînes d’interaction qui composent le monde choral servent de support à
la circulation de ressources qui permettent le fonctionnement des ensembles. Nous
nous pencherons dans cette partie sur ces transferts qui définissent l’économie du
monde choral, au sens substantiel du terme1 . Il s’agira d’analyser comment les ac-
teurs — individus et collectifs — s’assurent de la disponibilité des moyens matériels
nécessaires au fonctionnement des groupes de chant choral.
L’enjeu principal de cette partie est de rendre compte de la diversité des formes
économiques à l’œuvre au sein du monde choral. Le premier chapitre (chapitre 6)
de cette partie sera consacrée à une approche globale de l’économie chorale. Nous
proposerons un cadre de lecture typologique permettant de baliser son hétérogé-
néité. Nous verrons que cette diversité économique du monde choral amateur est
indexée sur la diversité des formes d’intégrations étudiées précédemment au cours
du chapitre 5. Les chapitres suivants opéreront un resserrement de focale sur deux
questions économiques qui marquent profondément la physionomie du monde choral.
Le chapitre 7 présentera la professionnalisation de l’activité de direction qui est une
transformation économique marquante du monde choral au cours des vingt dernières
années. Le chapitre 8 sera consacré aux politiques publiques du chant choral.
1. Polanyi distingue deux définitions de l’économie : une définition formelle et une définition
substantielle [Polanyi, 1957]. Le sens formel correspond à la perspective de l’économie en tant que
discipline. Il renvoie au caractère logique du processus par lequel des ressources sont allouées à la
réalisation de buts poursuivis, dans une optique d’optimisation. Cette signification accordée à la
notion d’économie repose sur le postulat de rareté des ressources contraignant les acteurs à faire
des choix. Le sens substantiel, plus large, renvoie à la dépendance matérielle de l’homme vis-à-
vis de son environnement naturel et social. Il désigne l’ensemble des processus de circulation de
ressources permettant la satisfaction des besoins. Une telle approche, cohérente avec la perspective
concrète et empirique des mondes de l’art est celle que nous adoptons.
247
248
Chapitre 6
Introduction
249
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
250
6.1. LES FORMES DE L’ÉCONOMIE CHORALE
60
40
20
0
251
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
mettrons en évidence tout d’abord les grands clivages qui structurent l’économie du
monde choral amateur. Cette première étape descriptive nous conduira à voir en
quoi les typologies des formes économiques nous permettent de baliser le mode de
fonctionnement matériel des chœurs amateurs.
L’axe 1 (en abscisse) reflète l’opposition entre une économie monétaire et une
économie non monétaire. Cette opposition est marquée en premier lieu par la dis-
tribution des montants des budgets. La variable signalant les chœurs dont le budget
est nul (TotRecettes0) contribue fortement à cette composante, et les quartiles des
budgets non nuls sont ensuite ordonnés régulièrement selon cet axe (de TotRecet-
tesQ1 à Tot Recettes Q4). L’axe 1 peut être lu comme une gradation des ressources
monétaires disponibles : de l’absence totale de budget monétisé aux budgets les plus
importants.
La nature monétisée ou non de l’économie chorale se traduit en particulier dans
les formes que prennent les aides apportées au chœur. Le premier axe marque une
opposition entre les dispositifs de subvention et les dispositifs de rattachement. Les
variables indiquant des montants de subvention moyens à élevés (SubventionsQ1 à
SubventionsQ4) sont rassemblées dans la moitié gauche du schéma. La moitié droite
du schéma rassemble l’absence de subvention (Subventions0) ainsi que toutes les
formes de rattachement. Le rattachement d’un chœur correspond aux cas où les
ensembles n’ont pas d’existence économique indépendante, mais dépendent d’une
structure tierce. Il s’agit le plus souvent de structures religieuses (pour les chœurs
liturgiques) ou d’enseignement (enseignement musical et enseignement général). La
structure de rattachement mettant à disposition du chœur des moyens de fonctionner
(salle, instrument,. . .) le rattachement peut être considéré comme une forme d’aide
en nature. Ce point souligne qu’il ne faut pas confondre le financement monétaire
252
Fig. 6.2 – Analyse des correspondances sur les propriétés économiques du chœur
SubventionsQ1 d = 0.5
RattachReligieux
SubventionsQ2
6.1. LES FORMES DE L’ÉCONOMIE CHORALE
TotRecettesQ1
PropCotisationQ3 TotRecettesQ2
253
NbConcertsQ4
Subventions0
PropCotisationQ1
ChefSalarieParLeChoeur EffectifQ4 RepSavant
LaPlupartLecteurs
TotRecettesQ4
TotRecettes0
RattachStrMusicale ChefSalarieParUnTiers
RattachEnsNonSpe
SubventionsQ4
RattachEnsMus
TousLecteurs
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
d’un chœur et les ressources dont il dispose en général. La partie droite du graphique
peut concerner des chœurs ne gérant pas un budget propre mais disposant de moyens
de fonctionnement importants. La question du statut du chef de chœur illustre ce
point. L’opposition entre une économie monétaire et une économie non-monétaire
se traduit dans les formes de la professionnalisation des chefs de chœurs. On observe
une opposition entre des chefs rémunérés par leur chœur (à gauche du schéma),
et des chefs rémunérés par une structure tierce (à droite). Dans ce dernier cas, les
compétences du chef professionnels sont mises à disposition du chœur, souvent dans
le cadre d’un rattachement.
L’axe 2 (en ordonnée) recouvre tout d’abord une gradation du volume de res-
sources. Les valeurs associées sur cet axe aux quartiles du montant total des recettes
du chœurs sont décroissantes du premier au quatrième quartile. La moitié supérieure
du graphique concerne donc des ensemble disposant d’un faible volume de ressources,
la moitié inférieure correspond à des chœurs disposant de revenus plus importants.
Ce volume de ressources ne s’entend cette fois-ci pas qu’en termes monétaires. Si l’on
considère le statut du chef de chœur, l’axe 2 oppose des chefs bénévoles (en haut) à
des chefs professionnels (en bas), que ces derniers soient directement employés par
le chœur (économie monétaire, quart inférieur gauche), ou rémunérés par un tiers
(économie non-monétaire, quart inférieur droit).
Cet axe recouvre également une opposition dans la structure des budgets et dans
la nature des mécanismes économiques sur lesquels repose l’économie des chœurs
amateurs. Les ensembles se situant dans la partie inférieure du schéma se distinguent
par plusieurs caractéristiques : ce sont ceux pour lesquels la part de la cotisation
dans le budget est la plus faible (PropCotisationQ1) et qui touchent les montants de
subvention les plus élevés. La deuxième composante de l’analyse des correspondances
met donc en évidence une opposition dans les modes de financement des groupes de
chant choral. La moitié supérieure du schéma est caractérisée par l’autofinancement,
tandis que la moitié inférieure est caractérisée par l’apport d’un soutien extérieur.
Là encore, ce soutien extérieur peut prendre deux formes : subvention dans le cas
d’une économie monétaire (cadrant inférieur gauche), soutien en nature pour les
chœurs rattachés à des structures dans le cas de l’économie non-monétaire (cadrant
inférieur droit).
Une troisième opposition caractérise cet axe vertical. Les ensembles concernés par
254
6.1. LES FORMES DE L’ÉCONOMIE CHORALE
la moitié inférieure du graphique sont également ceux qui donnent le plus de concerts
(NbConcertsQ4). Les chœurs qui disposent d’un volume global de ressources impor-
tant sont également ceux dont l’économie de la production est la plus développée.
Il nous faudra expliquer les raisons de cette situation.
Cette organisation du monde choral incite à reconsidérer les lectures qui sont
faites de la typologie de Polanyi [Polanyi, 2009]. Nous l’avons évoqué en introduction
de ce chapitre, les théories de l’économie plurielle font du marché, de la redistribution
et de l’échange des secteurs de l’économie caractérisés par des types d’organisations.
Le monde choral reste très majoritairement organisé selon un modèle associatif. La
diversité des organisations économiques nous incite cependant à ne pas interpréter
celui-ci uniquement en termes de réciprocité.
Pour Polanyi, les notions de réciprocité, de redistribution et d’échange se réfèrent
aux formes des structures sociales sur lesquelles repose la circulation des ressources.
Le cœur de l’argument de l’encastrement est là. Ce n’est que dans la mesure où
les transferts de ressources sont adossés sur des structures sociales symétriques ou
centralisées qu’il y a réciprocité ou redistribution. La nature des organisations —
association, entreprise, service public — n’est qu’une question d’identité juridique
qui ne présage pas nécessairement des formes économiques en jeu. Au sein du monde
choral, les principes de circulation des ressources sont divers et étroitement imbri-
qués. Le fonctionnement d’un chœur associatif peut reposer à la fois sur l’apport,
en nature ou sous forme de cotisation, des membres du groupe, sur la captation de
255
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
La monnaie
256
6.1. LES FORMES DE L’ÉCONOMIE CHORALE
dès lors que l’on cherche à rentrer dans le détail d’une explication précise des mé-
canismes propres aux différents systèmes économiques. L’ethnographie économique
[Testart, 2001, Weber, 2000] a ainsi établi que des formes d’échanges monétaires
étaient clairement non marchandes et relevaient de relations plutôt assimilables à
des échanges de dons. La nature monétaire ou non de l’économie doit donc être
considérée comme une dimension transversale à la question des formes économiques
à l’œuvre.
Typologie économique
Non-monétaire Monétaire
Réciprocité Économie de la gratuité Cotisation
Chœur informel Chœur associatif
Intégration antérieure à la pratique Intégration par la pratique
Redistribution Mise à disposition Subvention
Chœur porté Chœur subventionné
Intégration par l’institution Intégration par la pratique /
Intégration esthétique
Marché Échange marchand en nature Marché du concert
(Exceptionnel) Chœur semi-professionnel
Intégration esthétique
257
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
hension de chacune de ces formes d’économie passe par la compréhension des formes
d’intégration sociale sur lesquelles elles sont adossées. Un enjeu de la description des
formes économiques du monde choral sera de montrer que chacune d’entre elles re-
pose de façon privilégiée sur un des modes d’intégration des groupes de chant choral
amateurs que nous avons détaillés au cours du chapitre5. Chaque forme économique
peut donc être mise en relation avec un type de chœur particulier dont la cohésion
repose avant tout sur un type d’intégration spécifique.
Marché non monétaire : Un chœur hébergé par une paroisse déclare payer
un loyer sous forme d’animations occasionnelles de l’office. Le nombre d’interven-
tions est justifié par référence aux prix de marché d’une intervention liturgique du
258
6.2. ÉCONOMIES NON MONÉTAIRES
chœur et du loyer d’une salle de répétition5 . L’échange donne bien lieu à la fixation
d’une valeur d’échange qui s’apparente à une valeur marchande, sans faire intervenir
d’équivalent monétaire. Cette forme restant totalement marginale, nous ne faisons
que l’illustrer ici et ne lui consacrerons pas d’autre développement.
Marché monétaire : Bien que marginale, l’économie marchande n’est pas absente
du fonctionnement du monde choral. Par le biais de la production de concerts, une
frange du milieu entre dans une logique marchande qui les rapproche des modes de
fonctionnement professionnels. Un tel mode de fonctionnement repose sur une forte
intégration esthétique de l’ensemble.
5. « On s’est arrangé avec le curé pour lui payer un loyer sous forme de prestations. On chante
une messe par trimestre. Si on faisait payer, pour une messe de mariage, c’est environ 2 000 e. On
n’en a jamais donné, mais quand je chantait à la Maîtrise, c’était ce tarif là. Quatre fois, ça fait
8 000 e, c’est à peu près le prix d’une location. » (Charles, Président d’association chorale).
6. Cf. Infra, Chapitre 8 p. 329.
7. Source : Enquête sur l’économie chorale amateur.
259
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
Un chœur informel.
Jacques fait partie d’un quartet vocal. Grâce à des annonces diffusées sur In-
ternet, il a rencontré des chanteurs motivés avec lesquels il a créé ce petit groupe
spécialisé sur un répertoire de jazz. En l’absence de structure associative, l’ensemble
fonctionne de façon totalement informelle. Les séances de travail ont lieu chez les
membres du groupe qui accueillent les répétitions à tour de rôle.
On est quatre, et on répète une fois par semaine, tantôt chez l’un, tantôt
chez l’autre et on mange, justement chez la personne. On mange le soir,
puis on répète. C’est très sympa du coup. Ça nous permet de parler un
petit peu avant de commencer. (Jacques, choriste)
Les besoins que peut rencontrer le groupe sont pris en charge par ses membres, à
titre individuel. Pour le répertoire en particulier, chacun se débrouille pour trouver
des partitions et les mettre à disposition de l’ensemble.
Depuis le groupe se produit de façon informelle, selon les occasions qui se pré-
sentent : en plein air, au cours de la fête de la musique. . .
260
6.2. ÉCONOMIES NON MONÉTAIRES
Le rôle économique particulier du chef de chœur est lié à son expertise musicale.
C’est souvent lui qui fournit le matériel musical : partitions, diapason, clavier. On
retrouve ce recouvrement entre contribution économique et affirmation d’un statut
261
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
musical dans le groupe vocal de Jacques qui travaille pourtant sans chef. Jacques
explique qu’il a tendance à imposer ses points de vue. Il justifie ce comportement et
la tolérance des autres membres du groupe par sa contribution déterminante dans
la proposition de répertoire, donc en amont dans l’investissement personnel dans la
recherche de partitions.
Le domaine public Une autre source de gratuité à laquelle puisent les chœurs
est le domaine public. Nous désignons par là un type particulier de biens collectifs
pour lesquels les droits de propriété ont été abolis. Les individus peuvent les utiliser
sans compensation sans que soit soulevée la question du free riding. L’utilisation
du domaine public concerne le répertoire et l’espace. Concernant le répertoire, le
domaine public est une ressources importante. Le fait qu’un compositeur tombe dans
le domaine public dispense le chœur d’acquitter des droits d’auteur à l’occasion de
leurs concerts, comme le souligne cette chanteuse.
La gratuité du domaine public n’est pas aussi simple qu’il y parait. Il ne fait
pas disparaître le coût de la partition en tant qu’objet édité. La photocopie d’une
partition éditée reste une pratique illégale. Diverses pratiques sujettes à controverse
262
6.2. ÉCONOMIES NON MONÉTAIRES
visent à contourner les coûts liés à l’édition de la partition sans tomber dans l’illé-
galité. Des acteurs légalistes recopient des partitions manuellement ou à l’aide de
logiciels d’édition musicale, créant ainsi leur propre édition d’œuvres tombées dans
le domaine public. Certains mettent ces éditions privées à disposition du public sur
Internet en abandonnant leurs droits d’éditeur8 .
L’espace public est également susceptible de servir de cadre à des pratiques
chorales, répétitions ou concerts. Le quartet de Jacques donne ainsi des concerts de
rue lors de la Fête de la musique. Dans le cas du petit chœur liturgique organisé par
Ingrid, ce sont les répétitions qui sont organisées en plein air dans un parc.
On a prévu deux répétitions, avec les gens qui étaient sur Paris, les deux
mariés sont là chaque fois et ils motivent un peu le truc. On se réunit au
kiosque du champ de Mars les deux fois. (Ingrid, chef de chœur)
8. Le site Choral Public Domaine Library fonctionne selon ce principe et offre gratuitement au
téléchargement de nombreuses partitions gratuites.
9. Ceci par opposition à la musique d’orchestre ou même à la musique instrumentale de chambre
pour lesquelles les parties des musiciens sont imprimées séparément.
263
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
Le monde choral joue volontiers avec les marges de la légalité dans le domaine
de la rémunération des intervenants qui encadrent la pratique. L’articulation entre
bénévolat et rémunération est particulièrement complexe. En tant qu’activité rému-
nératrice mais non déclarée, le travail au noir constitue une zone intermédiaire entre
l’activité effectuée à titre bénévole et le travail salarié [Weber, 2009, p12-13]. Ainsi
que le souligne Florence Weber, les limites entre ces différentes situations sont diffi-
ciles à cerner. Entre bénévolat, bénévolat récompensé par un don et travail au noir,
les frontières sont mouvantes et dépendent de la situation dans laquelle s’effectue
l’activité. Ingrid illustre ce point dans le domaine de l’animation de chœurs litur-
giques. Suite à une évolution de sa situation professionnelle, elle a fini par considérer
son activité d’animation comme un service rendu impliquant rémunération. Son ac-
tivité couvre tout le spectre des cas possibles, du don dans le cas du mariage des
amis à l’activité rémunérée déclarée.
Je suis rémunérée par la paroisse. Quand c’est dans une autre paroisse
et que les gens te connaissent pas c’est au black. Les gens te remercient
d’une façon ou d’une autre. Bon, ils font un geste, des chèques cadeaux,
machins, t’invitent à leur banquet. [. . .] Quand ce sont des gens que je
connais pas, en fait maintenant j’ai mis une exigence. Avant j’en avais
pas, c’était ce qu’ils voulaient, ils me remerciaient d’une manière ou d’une
autre, les chèque cadeau, ça a du m’arriver une fois, une enveloppe, « ah
ben non, fallait pas. . . », et voilà, mais parce que j’avais pas encore mis au
clair ce que j’estimais valoir ma prestation. Maintenant, ma prestation,
je prends pas beaucoup, 40e pour préparer, me déplacer et être là pour
l’heure. Et quand je suis déclarée, c’est l’église qui me salarie, je gagne
dans ma poche en net, 24e. (Ingrid, chef de chœur)
La frontière entre travail déclaré et travail au noir est aisée à saisir. Soit la
relation d’emploi est déclarée soit elle ne l’est pas. Dans le cas d’Ingrid, un critère
simple détermine de quel côté de la frontière on se situe : celui de la structure au
sein de laquelle le travail est effectué (dans sa paroisse ou ailleurs). La frontière entre
264
6.2. ÉCONOMIES NON MONÉTAIRES
Le périmètre de la gratuité
265
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
chœurs liturgiques rattachés à une paroisse, des chœurs d’entreprise. . .). Ces chiffres
confirment que ces pratiques organisées de façon totalement informelles ne sont sans
doute pas totalement marginales puisqu’elles sont repérables même de façon limitée
par des données qui par construction tendent à les exclure. À défaut de mesurer le
poids de telles pratiques, on s’attachera à décrire leur périmètre en termes qualita-
tifs. Sous quelles conditions se développent-elles ? Elles ont une ampleur limitée et
reposent sur une forte intégration préalable du collectif qu’elles engagent. Elle sont
par ailleurs caractéristiques des dynamiques de création d’ensembles.
Les pratiques chorales informelles ont une ampleur limitée. Les ensembles infor-
mels dont nous avons décrit le fonctionnement ont tous une taille restreinte. Les
données quantitatives confirment ce point. Les chœurs qui ne disposent pas de bud-
get propre parce que ce sont les choristes qui prennent l’ensemble des dépenses à
leur charges ont un effectif moyen très significativement inférieur aux autres (cf.
tableau 6.2 p 267). Les pratiques chorales informelles sont également d’ampleur li-
mitée dans le temps. Les chœurs liturgiques d’Ingrid illustrent bien ce cas de figure.
Ces groupes sont des projets, ils n’ont vocation à se produire qu’une fois à l’occa-
sion d’un événement particulier. Le caractère occasionnel d’un projet peut faire que
l’on ne se donnera pas la peine d’en formaliser l’organisation. Il justifie et permet
le fonctionnement informel. Le répertoire reste d’ampleur limitée et n’implique pas
l’acquisition de partitions nouvelles. Le petit nombre de répétitions et la saison à
laquelle est organisé le projet permettent le déroulement des séances de travail dans
le cadre d’un jardin public11 .
L’ampleur temporelle limitée des groupes informels peut prendre un autre sens.
Certains de ces groupes ont bien vocation à durer, mais la volonté de pérenniser la
pratique contraint précisément les acteurs à modifier leur organisation. Si la pratique
chorale perdure, la dimension informelle tend souvent à s’effacer. L’économie de la
gratuité est caractéristique de chœurs émergents pour lesquels l’absence de structu-
ration tient à la nouveauté du groupe. On retrouve fréquemment dans les histoires
de création de groupe ces phases informelles au cours desquelles des collectifs voient
le jour. La gratuité est liée à la spontanéité de la démarche : la pratique chorale
n’est pas planifiée, elle découle d’un rapprochement entre amis. Ce récit de création
de chœur illustre bien ce point.
266
6.2. ÉCONOMIES NON MONÉTAIRES
Oui Non
Effectif moyen 30 42
T de Student
– Hypothèse alternative : La différence des moyennes est inférieure à 0.
– T : −5, 89
– Degré de liberté : 280,2
– P-value : 5, 43e−9
267
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
268
6.2. ÉCONOMIES NON MONÉTAIRES
269
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
270
6.3. RÉCIPROCITÉ MONÉTAIRE : LA FORME ASSOCIATIVE
déclarent toucher des cotisations de la part des choristes. Il s’agit d’un transfert
économique relevant d’une logique de réciprocité13 . Sur elle repose la mutualisation
de moyens économiques qui permet au groupe de fonctionner. Nous nous penchons
dans cette section sur cette forme de réciprocité monétaire.
271
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
272
6.3. RÉCIPROCITÉ MONÉTAIRE : LA FORME ASSOCIATIVE
Quand il y a des personnes qui ont un peu des soucis d’argent, on essaie
de s’organiser. Il y a une espèce de mutualisation, où si tu paye tel
montant, ça va pas couvrir 100 % des frais. On a une fille dans la chorale
qui a pas trop trop de moyens, sa cotisation lui couterait 120 e, plus 35 e
273
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
par week-end. Du coup ça fait plus de 200 et des brouettes, elle m’a dit
« moi je peux pas débourser cette somme sur l’année, mais j’ai vraiment
envie de faire partie de la chorale ». Donc je lui ai dit « combien tu peux
mettre dedans ? » Elle m’a dit 150, je lui ai dit ben d’accord. Et ça veut
dire que les autres frais qu’elle va nous coûter vont être couverts par un
petit pourcentage des cotisations des autres. Dans la mesure où ça met
pas en péril les comptes de la chorale, moi ça me semble juste. (Sylvie,
Trésorière)
La dénonciation d’une confusion des genres confirme que la cotisation n’est pré-
cisément pas une transaction marchande. Mais elle montre bien que la dimension
monétaire brouille les cartes et ouvre un espace ambigu entre l’adhésion spontanée à
un collectif informel et la relation marchande intéressée. Par ailleurs à l’inverse des
chœurs informels au sein desquels l’intégration du collectif précède le plus souvent
la vie chorale du groupe, le lien établi par la cotisation ne préexiste pas nécessaire-
ment au paiement. Si elle est suspectée d’ouvrir la porte au « consumérisme », c’est
que la dimension formelle d’une adhésion par simple cotisation permet d’intégrer au
chœur des individus qui ne sont pas connus des membres du groupe. Cette citation
de Élisabeth illustre ce point.
274
6.3. RÉCIPROCITÉ MONÉTAIRE : LA FORME ASSOCIATIVE
La spécialisation des rôles au sein des chœurs qui évoluent vers une activité as-
sociative budgétée est une traduction concrète de l’ambiguïté de l’intégration qui
se joue autour de la cotisation. Le fonctionnement de ces chœurs repose sur la
construction de rôles économiques qui établissent une différenciation dans le degré
d’engagement parmi les membres du groupe. Au sein des chœurs informels, les de-
grés de participation des différents membres au fonctionnement matériel du groupe
marquent leur statut au sein du collectifs. Pour les chœurs associatifs, la différencia-
tion de l’implication des membres du chœurs dans la gestion du groupe est renforcée,
mais prend des formes et un sens différents. L’économie des chœurs associatifs dé-
pend d’un groupe restreint qui prend en charge l’administration de l’association :
bureau et représentants légaux de l’association (président, trésorier et secrétaire).
Le fonctionnement du chœur de Gérard illustre ce rôle du bureau dans le fonction-
nement des chœurs associatifs.
La structure associative qu’on a, ce sont des gens qui sont très rodés au
système d’organisation de concerts. Dans mon staff, dans l’association,
président, trésorier, chacun a un rôle bien défini, j’ai jamais de problèmes
de partitions qui manquent, j’ai jamais, parce que tout est hyper orga-
nisé. [. . .] c’est un bureau d’association, voilà, sur les 40 il y en a 9 dans
le bureau. Donc ils sont 8, 9 avec moi. Et sur les 8, ils ont des taches
bien précises (Gérard, chef de chœur)
275
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
Si l’organisation matérielle des chœurs associatif est souvent loin d’être aussi
bien « rodée », la prise en charge de l’administration matérielle du chœur par un
groupe restreint reste une constante. La constitution de ce petit groupe établit une
distinction entre ceux qui en font partie, et la majorité des choristes qui ne s’im-
pliquent dans la vie économique du groupe que par le versement de la cotisation.
Cette distinction apparaît de façon très claire dans les propos d’Élisabeth. Le bureau
est identifié sans ambiguïté comme un groupe de personnes distinctes de l’ensemble
des membres du chœurs, « simples choristes »ou « choristes lambdas ».
Moi, j’étais simple choriste, et en fait, c’est l’année qui a précédé. C’est-
à-dire qu’il y avait des membres du bureau mis en cause, qui étaient
conscients que ça se passait pas bien, et qui en ont parlé avec des choristes
lambdas. (Élisabeth, Trésorière)
La distinction entre des membres impliqués de façon active dans le fonction-
nement administratif du chœur, et le reste du groupe n’est pas une dichotomie
systématique calquée sur la distribution formelle de fonctions administrative. L’op-
position peut être plus ou moins complexe : il est possible selon les cas de distinguer
plus de deux degrés d’investissement personnel. Le schéma que présente Elisabeth
est en réalité plus complexe que l’opposition entre choristes lambda et membres du
bureaux.
Il y avait trois cercles. Il y avait le triumvirat, puis vraiment le noyau
dur d’une dizaine de personnes qui se retrouvaient chaque semaine, et un
troisième cercle qui nous rejoignait au moment des concerts, où il fallait
que les membres de l’association qui étaient pas membres du bureau
s’impliquent un peu pour nous venir en aide, parce qu’on pouvait pas
tout assurer. ( Élisabeth, trésorière)
La distribution de rôles économiques parmi un nombre limité de choristes met
en évidence le caractère particulier de l’intégration d’un groupe reposant sur la
cotisation associative. Une inégalité de situation apparaît entre un membre de l’as-
sociation qui se contente de payer sa cotisation et un membre qui bénévolement
prend en charge la gestion de cette cotisation. Ce qui se joue derrière la constitution
du « noyau » administratif va au delà de la seule répartition des taches. Le bureau
en vient à constituer un groupe de membres à part. Leur responsabilité dans le
fonctionnement du groupe les investit d’un statut particulier. Par comparaison aux
« choristes lambda », les membres du bureau semblent incarner le chœur de façon
plus étroite, plus permanente. Sylvie évoque son rôle de façon parlante.
Le bureau si tu veux, c’est vraiment le noyau qui participe à l’organisa-
tion et autour duquel tous les autres membres de la chorale vont pouvoir
276
6.3. RÉCIPROCITÉ MONÉTAIRE : LA FORME ASSOCIATIVE
277
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
De même que pour l’engagement choral en général, les trajectoires des adminis-
trateurs de chœurs associatif sont fortement marquées par des considérations d’ordre
strictement individuel. L’imbrication étroite des trajectoires associatives et des évé-
nements relevant de la vie privée des acteurs ressort dans la description par Béatrice
des conditions dans lesquelles elle est devenue présidente de sa chorale.
J’ai pris la présidence un peu par défaut, parce que notre vice-présidente
avait fait un bébé, donc elle n’a pas pris la présidence, et Christiane
qui était la plus ancienne et la plus pressentie n’a pas voulu non plus.
Donc moi j’ai pris par défaut, mais parce que notre président avait dit
278
6.3. RÉCIPROCITÉ MONÉTAIRE : LA FORME ASSOCIATIVE
279
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
partitions, on travaille très peu sur des photocopies toute l’année, mais
toujours est-il que, là par exemple, j’ai reçu mes originaux aujourd’hui,
et donc en fait, j’ai peur de ça, j’ai peur d’un contrôle SACEM qui nous
ruinerait, les amendes étant tellement fortes, ce serait la fin de notre
chorale. Tu verras, il n’y a pas notre adresse de répétition sur le site,
et je fais gaffe à tout appel que je reçois, c’est peut être de la parano,
mais . . .Je suis hyper légaliste là dessus, je suis pour qu’on fasse vivre les
harmonisateurs, même c’est une très grosse part de notre budget, mais
malgré tout, je m’y prends mal, et voilà, on fait des photocops quand
même. Voilà pour l’intermède SACEM. (Antoine, Chef de chœur)
Les motivations pour le respect des obligations légales ne sont pas claires. Der-
rière le discours légaliste qui souligne la nécessité de faire vivre les harmonisateurs,
la peur du contrôle et de la sanction joue un rôle important dans la mise en confor-
mité de la chorale. Tous les acteurs sont loin d’être aussi sensibles à ces facteurs
incitatifs. Beaucoup ne respectent pas aussi scrupuleusement les obligations légales
qui pèsent sur les chœurs associatifs, loin s’en faut. L’anxiété d’Antoine fait ce-
pendant clairement écho à la crispation du monde choral associatif autour de la
question de la légalité des pratiques14 . Les effets du passage à un fonctionnement
associatif sont ambigus. Le recours à l’usage de la monnaie donne certes au groupe
des leviers d’action économiques autrement plus performants que ceux dont dispose
un ensemble totalement informel. Cependant il le rend également beaucoup vulné-
rable au contrôle et sensible à la sanction notamment pécuniaire. On retrouve pour
le chant choral cette caractéristique de la forme associative comme outil juridique
sensible à la sanction légale qui a déjà été observé pour des activités militantes plus
spontanément susceptibles de franchir la limite de la légalité15 .
L’inquiétude suscitée par la question de l’illégalité des pratiques peut dépasser
les enjeux réels. Antoine le reconnaît et se demande si son comportement ne relève
pas de la « parano ». Cette dramatisation ne tient peut-être pas tant aux réalités
de l’enjeu qu’à la façon dont ceux-ci sont vécus par les administrateurs. Dans les
domaines de la vie du chœur susceptibles de déboucher sur des pratiques en marge
14. L’ampleur de ces pratiques est du coup difficile à cerner. Cette crispation sur la légalité des
pratiques chorales explique sans doute le taux de réponse relativement modeste que nous avons
obtenu à l’occasion de l’enquête sur l’économie des chœurs. Alors même que l’anonymat des répon-
dants était garanti, et que les questions les plus sensibles étaient abordées de façon détournée, nous
avons eu des retours de responsables associatifs qui ont refusé de répondre considérant l’enquête
comme un contrôle de leurs activités.
15. C’est le cas en particulier du militantisme anti-pub pour lequel la répartition des formes d’ac-
tion entre engagement informel des individus, et action associative, est clairement déterminé par un
soucis de gestion de la légalité de l’action [Dubuisson-Quellier et Barrier, 2007, Lurton et al., 2005].
280
6.3. RÉCIPROCITÉ MONÉTAIRE : LA FORME ASSOCIATIVE
Face à un cadre juridique perçu comme une contrainte forte, le sentiment qui
domine est l’absence de maîtrise liée à un défaut de compétences juridiques. Comme
en témoigne Sylvie, le sentiment d’insécurité vécu par les responsables des chœurs
tient au fait que les règles qui régissent la pratique ne sont pas, ou mal connues. La
complexité des règles en vigueur est un facteur important. L’impression qui ressort
des entretiens est le sentiment d’être perdu au sein d’un labyrinthe de réglementa-
tions et de services. Le défaut de maîtrise des procédures administratives peut aller
jusqu’à l’abandon de projets.
Alors il y a le chèque emploi association, qui est l’équivalent pour les as-
sociations du chèque emploi service pour les particuliers. Mais du coup, il
y a l’obligation de le déclarer, donc à l’URSSAF, à la caisse des retraites,
à la caisse de prévoyance. [. . .] Le chèque emploi est censé simplifier les
choses, mais les démarches légales, elles existent toujours. Quand j’ai té-
léphoné, on savait même pas si on allait prendre quelqu’un ou pas, si on
allait la rémunérer. Et on m’a demandé si cette personne était intermit-
tente du spectacle ou pas. Parce que si c’est le cas, c’est encore autre
chose, c’est plus le régime général, c’est le guichet unique du spectacle,
le GUSO ça s’appelle. Alors on savait même pas si on allait faire venir
quelqu’un, ni quelle serait sa formation, et le statut, forcément, on savait
pas. [. . .] Du coup, l’intervenant, on va pas le prendre, parce qu’on arrive
dans des trucs super compliqués. (Sylvie, Trésorière Incognito)
281
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
des sommes quand même importantes, quand c’est la première fois, . . .ça
fait drôle quoi. (Jeanne, trésorière)
Face à cette complexité, tous les groupes n’abandonnent pas comme celui de
Sylvie les projets envisagés. D’autres déclarent agir dans l’illégalité. Les motivations
ne sont d’ailleurs pas au premier chef de contourner la complexité des méandres ad-
ministratifs à traverser. Il s’agit plus simplement d’une décision d’ordre économique
liée aux surcoûts imposés par la voie légale. Bernard illustre ce cas de figure. Il est
particulièrement significatif que même dans un tel cas où la sortie du cadre légal
est parfaitement assumée, un soucis de préserver les apparences de la légalité reste
fortement présent.
Alors on les paye, je sais pas si on doit le dire, c’est légal sans l’être, ils
nous font des notes de frais. Et signées, hein, on a une pièce comptable.
C’est pas comme dimanche, où moi je pose la question à la con, y a pas
de salaire des musiciens ? Non, on les a payé en liquide. Mais j’ai dit à la
trésorière après, payé en liquide ou pas, fais signer une note de frais que
ce soit en liquide ou en chèque, mais qu’il y ait une pièce comptable. Ben
sinon, sinon c’est impossible, on a pas les moyens. Les charges sociales et
tous les trucs. [. . .] Parce que effectivement, t’as parfois des orchestres qui
ont pignon sur rue, qui ont une raison sociale, et quand tu les embauches,
tu verses, c’est d’association à association. Là non, c’est chaque musicien
qui signe sa note. Alors certains préfèrent du liquide, on s’arrange. Mais
au moins, on est dans une légalité de comptabilité. Même si c’est pas
total,. . . pas une légalité de rémunération. (Bernard, chef de chœur)
Certains groupes fonctionnent dans un cadre totalement légal. Une telle solution
a des coûts importants. Sur le plan strictement économique tout d’abord, rester dans
la légalité a un coût monétaire direct : prix des partitions non photocopiées, charges
venant se rajouter à la rémunération des intervenants. Une telle solution a également
un coût en termes d’investissement personnel des administrateurs. Une telle solution
leur impose de consacrer un temps important en recherche d’information et en auto-
formation.
282
6.3. RÉCIPROCITÉ MONÉTAIRE : LA FORME ASSOCIATIVE
283
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
Enfin, la formation des administrateurs se traduit par la mise en place d’outils qui
servent de supports au fonctionnement économique du chœur. Jeanne nous présente
ici par exemple les documents sur lesquels elle travaille pour établir des budgets
prévisionnels d’actions menées par la chorale dont elle est trésorière.
Cet exemple est particulièrement frappant. La maîtrise dont Jeanne fait preuve
en présentant son budget contraste avec le long énoncé des difficultés qu’elle a ren-
contrées quand son chœur a décidé de commencer à rémunérer son chef. L’écrit, en
tant que matérialisation d’énoncés [Goody, 1986] sert de support à la rationalisation
du fonctionnement économique des ensembles. Le document synthétise les informa-
tions nécessaires à la rationalisation de l’activité du chœur : dépenses potentielles,
taux de rémunération horaire, taux de cotisations,. . . qui n’ont plus à faire l’objet des
recherches fastidieuses des premiers temps. La feuille de calcul Excel élaborée avec
l’aide de son mari synthétise donc le processus d’apprentissage par lequel Jeanne a
du passer en prenant ses fonctions de trésorière.
Ces documents relient l’activité chorale associative aux sphères marchandes de
l’économie de façon tout à fait intéressante. Bien que relevant d’une économie de
la réciprocité, ils reproduisent des modes de fonctionnement propres aux sphères
marchandes de l’économie. Le cas de Sylvie est parlant : elle inscrit le fonctionne-
ment économique de son chœur dans un cadre directement inspiré des pratiques
gestionnaires d’entreprises.
284
6.3. RÉCIPROCITÉ MONÉTAIRE : LA FORME ASSOCIATIVE
Ces documents sont des équipements sur lesquels repose le comportement éco-
nomique des acteurs et qui permettent de rationaliser celui-ci. La vie économique
de l’association repose donc sur des dispositifs de calcul en tout points compa-
rables à ceux étudiés dans le cadre de l’activité marchande [Callon et al., 2007,
Callon et Muniesa, 2003]. Ce n’est donc pas le calcul qui distingue l’activité mar-
chande des entreprises du fonctionnement du monde associatif non marchand. Les as-
sociations les moins professionnalisées rationalisent leur comportement économique.
On peut même aller plus loin et considérer la forme associative elle-même comme
le premier dispositif permettant d’insérer une activité sans but lucratif dans un es-
pace de calcul. La forme associative est avant tout une forme juridique qui marque
la reconnaissance du droit des individus à entreprendre une action collective18 , et
qui prévoit l’existence d’une personne morale propre aux activités non lucratives.
En dotant le projet d’une identité collective qui ouvre la possibilité d’une existence
économique monétaire autonome, elle inscrit celui-ci dans un espace de calcul. L’im-
pératif de rationalisation ne découle pas de la nécessité de dégager un profit, mais
du cadre budgétaire qui s’impose à l’activité dès lors qu’elle prend une forme juri-
diquement et économiquement autonome.
285
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
Il faut rompre avec une vision enchantée de l’association dont la logique fondée
sur l’engagement militant serait l’opposé du froid calcul de rentabilité de l’entre-
prise. La logique associative s’oppose aussi bien à la logique d’entreprise qu’à la
logique non monétaire des activités informelles. L’association s’oppose à l’entreprise
non sur le plan de la rationalité de l’activité, mais sur le plan de sa finalité, à
savoir la dimension lucrative de l’activité. Elle s’oppose par ailleurs aux activités
informelles dans la mesure où elle est une formalisation qui inscrit l’activité dans
le cadre d’une économie monétaire rationalisée. Laville et Sainsaulieu appuient leur
analyse sur des cas très particuliers d’associations de taille importante et dont l’ad-
ministration est largement professionnalisée. À leurs yeux, la tension à laquelle est
confrontée l’association est externe à la forme associative. Elle découle de l’adapta-
tion de l’association à son environnement économique et politique. Elle se traduit
par des logiques de professionnalisation qui sont perçues comme un écart par rapport
à la pureté de l’engagement militant.
286
6.4. LES CONCERTS : DE LA RÉCIPROCITÉ AU MARCHÉ
287
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
Pour les concerts comme ça il faut pas se leurrer, le public est en grande
majorité un public de famille, d’amis. Ce sont les musiciens les choristes,
enfin, c’est hyper difficile de capter un public qui est autre que ce public
familial, amical. (Élisabeth, Trésorière)
Le public des chœurs amateurs n’a donc rien à voir avec une demande marchande
anonyme. Les outils de communication dont disposent les chœurs expliquent cette
situation. Les moyens de faire connaître le chœur et d’attirer les gens au concert
sont limités. Seule une minorité de groupes amateurs ont recours aux outils de
communication utilisés par les professionnels. 26 % d’entre eux disposent de fonds
d’affiche, 26 % ont une plaquette, 30 % ont d’un dossier de presse23 . Le public est
surtout recruté par « les musiciens, les choristes »qui vendent des billets à leurs
proches dans les semaines qui précèdent le concert. Le constat d’une trésorière de
chorale au cours d’une Assemblée Générale de l’association est révélatrice du poids
du réseau personnel des choristes dans la constitution du public.
288
6.4. LES CONCERTS : DE LA RÉCIPROCITÉ AU MARCHÉ
Ce qui marque dans cette citation, et qui est confirmé sans équivoque par l’ob-
servation, c’est le plaisir que tirent les choristes du concert. Mathieu souligne à quel
point celui-ci est important comme aboutissement de son engagement choral. La
lecture marchande de la représentation suggère que le public achète avec la place de
concert l’opportunité d’une expérience esthétique. Dans la bouche de Mathieu, le
public ne vient pas pour « se faire plaisir », mais pour « nous faire plaisir ». La rela-
tion peut donc être lue comme un don du public aux membres du chœur. L’achat en
pré-vente d’une place de concert est un don à plus d’un titre. Il permet de financer
l’organisation de la représentation tout en fournissant l’élément central du disposi-
tif de concert : un public, qui de plus est acquis à la cause des artistes. Mathieu
considère en effet la composition du public comme un confort.
Le concert est un moment de « partage »avec le public qui s’inscrit dans une
relation plus large. Cet écart à la relation marchande se traduit dans le déroulé
même du concert. Des comportements peuvent manifester de façon ostensible l’écart
entre la représentation en cours et l’exigence de professionnalisme. Les signes de la
main à un proche reconnu au sein du public en sont les plus visibles mais pas
nécessairement les plus fréquents. Plus subtils mais plus présent sont les signes —
expressions faciales, mimiques, manifestations de connivence entre des membres du
chœur, . . . — qui rompent l’impassibilité solennelle des interprètes en représentation.
Tel choriste n’est pas à sa place dans le rang des chanteurs qui entrent en scène.
Il se replace dans la file, bousculant temporairement l’ordre de la cérémonie. Il a
un haussement d’épaule gêné et une mimique qui semble signifier à la fois qu’il
est désolé, mais qu’il ne comprend pas du tout ce qui se passe. Tel autre écarquille
discrètement les yeux face au public : il est surpris et impressionné de se trouver face à
une assemblée aussi large. Deux voisins échangent un signe de connivence moquant
289
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
290
6.4. LES CONCERTS : DE LA RÉCIPROCITÉ AU MARCHÉ
De : Chef de chœur
Pour : Liste de diffusion de la chorale
Date : 24/05/2007
Sujet : Affiche Concert
Bonjour
Bon WE
291
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
Les premiers concerts, on les a fait gratuits, entrée libre, pour se former
un public [. . .] On a fonctionné par e-mail essentiellement, et puis du
tractage à la sortie des messes, à Sainte Clotilde, et des paroisse où on
allait chanter, parce que c’est souvent dans des églises les concerts, des
affiches. On a mis des annonces dans Zurban, l’Officiel, le Pariscope, [. . .]
On essaye de se faire une banque de donnée d’adresses e-mail, de gens qui
ont envie d’être mis au courant de nos concerts, et qui commence à être
assez fournie, et ces gens là effectivement viennent régulièrement, et du
coup, voilà, on voit un peu les mêmes têtes, plus nos amis, la famille, ça
commence à faire un public régulier qui demande à être tenu au courant
de nos activités. (Charles, Président)
292
6.4. LES CONCERTS : DE LA RÉCIPROCITÉ AU MARCHÉ
293
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
L’entrée dans une telle logique de production marchande, qui rapproche l’ama-
teurisme du professionnalisme, repose avant tout sur une forte intégration sociale du
chœur. Les ensembles qui fonctionnent selon ce modèle sont fortement intégrés sur
le plan esthétique. La capacité à proposer des programmes susceptibles d’intéres-
ser des organisateurs de concerts suppose un engagement important de la part des
membres du groupe, et en particulier une forte adhésion au projet musical. Tous les
ensembles évoqués au sein de cette partie recrutent a minima sur audition. Le fort
degré d’intégration esthétique de ces chœurs est illustré par exemple par cet extrait
de l’entretien avec Jean-Marie.
Leur cotisation, c’est leur boulot. Parce que quand on rentre dans un
chœur comme ça, on rentre un peu en religion. Rares sont par exemple
des chanteurs qui vont changer de chœur. (Michel, chef de chœur)
À lire cette citation, il est clair que la logique marchande, loin de s’opposer à l’in-
tégration sociale du groupe est ici une conséquence de l’adhésion forte des membres
à des valeurs et à un projet artistique. La formulation de ce chef est particulièrement
intéressante. Le parallèle qui est fait entre la cotisation et le travail fourni dans une
logique de dévouement « religieux » à l’égard du groupe souligne la continuité et la
compensation possible entre ressources sociales et ressources monétaires. L’engage-
ment des individus autour du projet artistique est une ressource sociale susceptible
d’être valorisée sur un marché de la production musicale.
La continuité entre l’intégration sociale du groupe et son économie permet d’ex-
pliquer le degré particulièrement élevé d’inégalités économiques au sein du monde
choral amateur. L’inscription du groupe dans une logique marchande rémunératrice
repose sur l’intégration esthétique des groupes, c’est-à-dire sur l’adhésion de l’en-
semble des membres du chœur à un projet artistique susceptible d’être valorisé sur un
marché de la production musicale. La rareté de ce type d’intégration, et la difficulté
de la maintenir dans le temps explique que seule une faible minorité des ensembles
soit en mesure de s’inscrire dans ce type d’économie. Ce phénomène est d’ailleurs
294
6.4. LES CONCERTS : DE LA RÉCIPROCITÉ AU MARCHÉ
Conclusion
L’économie du monde choral est structurée par deux axes (Cf. figure 6.4 p. 296).
L’un permet de cerner le poids des échanges monétaires dans le fonctionnement
des ensembles. L’économie non monétaire du monde choral repose sur l’intégra-
tion antérieure à la pratique des groupes. Une telle intégration peut prendre deux
formes. Certains chœurs ne sont qu’une émanation de groupes sociaux non musicaux
(amicaux, familiaux, religieux,. . .). Ces groupes tendent alors à fonctionner selon le
modèle d’une économie informelle (réciprocité non monétaire). Certains chœurs sont
l’émanation d’institutions (institutions éducatives le plus souvent). Ces ensembles
fonctionnent selon le modèle d’une économie du rattachement (redistribution non
monétaire).
Le second axe recouvre plusieurs oppositions. Une gradation du volume des res-
sources dont le chœur dispose tout d’abord. Le monde choral amateur est traversé
par des inégalités de ressources particulièrement marquées. Ces inégalités reflètent en
réalité la diversité des formes économiques que prend le fonctionnement des chœurs.
Une minorité d’ensembles dont l’intégration esthétique est forte est en effet en me-
sure de s’engager dans un fonctionnement qui se rapproche du professionnalisme.
25. Le rôle des subventions sera abordé au cours du chapitre 8 sur les politiques publiques du
chant choral et en particulier par la section 8.3 (p. 361) consacrée aux subventions.
295
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
296
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6.4. LES CONCERTS : DE LA RÉCIPROCITÉ AU MARCHÉ
297
CHAPITRE 6. LES ÉCONOMIES DU MONDE CHORAL
298
Chapitre 7
La professionnalisation ambiguë
de la direction
Introduction
La professionnalisation d’une partie de la population des chefs de chœur est une
transformation majeure du monde choral au cours des vingt dernières années. Alors
que le renouveau du chant choral amateur des années 1950 reposait avant tout sur
l’engagement bénévole de chefs formés dans le cadre de l’Éducation populaire, la
fonction de direction est de plus en plus fréquemment rémunérée depuis la fin des
années 1980. Nous retraçons ici cette évolution.
La transformation des conditions d’exercice de la direction chorale prend par
certains aspects les formes d’un mouvement de professionnalisation classique. Elle
est portée en particulier par des évolutions institutionnelles, et par la diffusion et
la légitimité croissante d’un discours mettant en avant la nécessité de garantir les
compétences des chefs de chœur professionnel. La transformation la plus marquante
de ce point de vue est le développement de nouvelles formations à la direction de
chœur, ainsi que la création de diplômes nationaux. Nous retracerons précisément
ces évolutions. Tout en transformant radicalement le paysage du monde du chœur
amateur, celles-ci s’inscrivent dans la continuité de l’histoire chorale de l’éducation
populaire des années 1940 et 1950.
Cette professionnalisation présente par ailleurs un caractère inachevé et ambigu.
De même que pour la plupart des activités artistiques, la direction de chœur ne
peut pas être considérée comme une profession autonome. Elle s’inscrit plutôt dans
une système d’activités multiples qui permet aux individus de garantir leur sécurité
économique. De ce point de vue, la direction chorale est ambiguë et peut être associée
à deux univers professionnels distincts : celui des musiciens interprètes, et celui des
professions pédagogiques de l’enseignement généraliste.
299
CHAPITRE 7. LA PROFESSIONNALISATION DE LA DIRECTION
[Ces chefs] étaient défrayés, payés, comme vous pour certaines chorales ?
La plupart du temps non, ça je le sais très bien. Quand je suis arrivé
à Paris, que j’ai eu une chorale, toujours grâce à Geoffray d’ailleurs, en
quatre ans, je crois que j’ai jamais touché un sou pour ça. Mais d’abord
on considérait aussi que c’était pas un métier, sauf dans des cas très
très exceptionnels. À ce moment, je crois qu’en France on pouvait citer
que deux cas. Les chœurs d’opéra, et la radio. Après, les choses ont
évidemment évolué et changé. (Yves, chef de chœur)
Ce chef de chœur professionnel raconte une anecdote qui permet de faire le point
sur la transformation du statut des chefs de chœur au milieu des années 1990.
300
7.1. LA TRANSFORMATION D’UNE ACTIVITÉ
Le regard porté sur le paysage choral dans les années 1990 et au début des
années 1950 est très similaire. Pendant longtemps, la direction n’a pas été considérée
comme une activité susceptible d’être rémunérée : « ce n’est pas un métier ». Les
évolutions auxquelles faisait allusion Yves sont longues à se mettre en place. Elles
existent cependant. Yann souligne que sa vision de la direction chorale, même si elle
reflétait l’état d’esprit du milieu musical dans lequel il évoluait, commence à être en
décalage avec la réalité. Les années 1990 voient l’aboutissement du mouvement de
professionnalisation de la direction chorale entamé depuis le début des années 1980.
Une évolution importante est la dissociation du statut du chef et de celui du chœur.
La professionnalisation de la direction suppose l’acceptation de l’idée qu’amateurs et
professionnels peuvent collaborer au sein d’un même groupe. La professionnalisation
de la direction de chœur passe par l’invention d’un métier : chef professionnel d’un
chœur amateur.
301
CHAPITRE 7. LA PROFESSIONNALISATION DE LA DIRECTION
302
Formation par un Centre d’Art Polyphonique ou une Mission Voix 0,28 0,17.
Formation à l’université 0,36 0,19.
Formation par un conservatoire 1,02 0,21***
Légende :
. Valeur significative au seuil de 10%
* Valeur significative au seuil de 5%
** Valeur significative au seuil de 1%
*** Valeur significative au seuil de 0,1%
Tab. 7.1 – Régressions logistiques : impact des caractéristiques du chef de chœur sur la probabilité d’être rémunéré
7.1. LA TRANSFORMATION D’UNE ACTIVITÉ
0.025 Professionnels
Amateurs
Total
0.020
0.015
Densité
0.010
0.005
0.000
20 40 60 80
Age
303
CHAPITRE 7. LA PROFESSIONNALISATION DE LA DIRECTION
derrière ces corrélations, c’est l’existence d’une césure dans le rapport à la technique
et musicale et à la formation. L’introduction d’indicateurs de formation musicale
est parlant. La professionnalisation de la direction chorale est corrélée positivement
au fait d’avoir suivi par exemple une formation vocale, et de pratiquer un instru-
ment. Elle passe sans surprise par le fait d’avoir suivi une formation à la direction
(cf Tableau 7.1, modèle 2). La prise en compte du passage par les différents types
de formation à la direction permet de préciser ce point. Ce sont les formations à la
direction développées les plus récemment qui ont un impact sur la professionnali-
sation, au premier rang desquelles les classes des écoles de musique. À l’inverse, les
formations proposées par les fédérations de chant choral ont un impact négatif sur
la probabilité de toucher un salaire. Les formations proposées par les universités et
par les Centres d’Art Polyphonique (ou Missions Voix) ont un impact positif, mais
atténué par rapport aux écoles de musiques (cf Tableau 7.1, modèle 3).
Une fois prises en compte les compétences et trajectoires musicales, la façon dont
est vécue la trajectoire de direction perd de sa pertinence. Ce critère psychologique
n’est en réalité que le reflet de la formation musicale du chef de chœur (diplômes
d’écoles de musique, pratique instrumentale,. . .) à laquelle il est fortement corrélé.
Le fait d’avoir été choriste avant de diriger gagne en revanche en significativité.
Cette variable est corrélées négativement avec la probabilité d’être rémunéré (cf
Tableau 7.1, modèles 2 et 3).
304
7.1. LA TRANSFORMATION D’UNE ACTIVITÉ
L’IFAC n’est pas la seule association pouvant être évoquée ici. L’Association des
chefs de Chœurs d’Île-de-France s’est transformée en 2010 en Société Française des
chefs de chœurs. D’autres structures contribuent à représenter les chefs de chœur.
Les Missions voix en région, héritées des Centres d’Art Polyphonique1 rassemblent
en leur sein un nombre important de chefs de chœurs qui contribuent à porter une
réflexion sur la professionnalisation de la direction. La façon dont les Missions voix
se sont emparées des données produites par l’enquête sur l’économie des chœurs
amateurs illustre ce point. La question des déterminants de la professionnalisation
des chefs et de ses effets occupe une place centrale dans la façon dont ils se saisissent
de ces données, dans leur publication des résultats de l’enquête [Domenge, 2010]
comme dans les restitutions qui en ont été faites en public à plusieurs reprises2 .
En arrière-plan de leur lecture des données, on retrouve la volonté de montrer l’im-
pact bénéfique de subventions aux chœurs qui, en permettant de rémunérer un chef
professionnel, permettrait d’améliorer les compétences de l’encadrement du monde
choral.
Au-delà de la structuration de réseaux de représentation des chefs auprès des
pouvoirs publics, l’évolution institutionnelle la plus marquante qui porte la profes-
sionnalisation de la direction est la transformation des cursus de formation. Ini-
tialement basée sur l’autodidaxie et sur les stages non-diplômant proposés par des
fédérations d’éducation populaire, la formation à la direction de chœur passe de plus
en plus par des cursus en conservatoire débouchant sur des diplômes nationaux.
305
CHAPITRE 7. LA PROFESSIONNALISATION DE LA DIRECTION
Les jeunes qui n’avaient pas dirigé, c’était assez rare, mais il faut dire que
dans la direction en général, ça se passe toujours comme ça, on a toujours
fait quelques tentatives dans un coin, quelque part, même en orchestre.
Avec un petit groupe, on a toujours essayé de battre la mesure, comme
on dit. Puis voilà, ça marche plus ou moins bien, des fois ça marche bien,
ça peut-être spontanément assez efficace, mais en général, on arrive pas
vierge complètement dans ces cours, c’est très très rare de dire « j’ai
jamais dirigé, je voudrais. . . » (Yves, chef de chœur)
306
7.2. TRANSFORMATION DES FORMATIONS À LA DIRECTION
Petit à petit, je suis allée voir des concerts de musique classique, des
concerto et tout ça. Et je regardais vachement les chefs. Je me suis rendue
compte que les deux mains ne travaillaient pas en même temps, qu’il y
en avait une qui parfois tenait la note, une qui donnait le départ. En
regardant les autres, on apprend. Je pense que je dirige très très mal
actuellement, mais c’est vraiment sur le tas, j’ai appris en regardant les
autres, j’ai eu aucun cours de technique. (Marianne, Chanteur et Chef
de chœur)
Dans le cadre de l’enquête d’Etat des lieux du chant choral réalisée auprès des
chefs de chœurs, certaines réponses apportées à la question ouverte Avez vous suivi
une « formation autre » traduisent ce type de formation désinstitutionnalisée : « for-
mation « sauvage » auprès du chef de chœur des Mélodies », « avec le chef de chœur
dont j’étais l’accompagnateur » ; « autres chœurs en tant que chef assistant ». Cer-
tains chefs ont une approche systématique de ce mode de formation et font la dé-
marche d’assister aux répétitions de différents chœurs pour observer le travail des
chefs. La situation la plus courante reste celle d’un assistant qui se forme au sein de
son chœur ou même du choriste qui se nourrit de l’exemple de son chef. Les relations
de maîtres à élèves qui se tissent dans ce cadre prennent une importance particulière.
Ces relations sont dans le fond tout à fait similaires à celles observées dans les autres
segments de la musique classique où le lien entre étudiants et professeur joue un rôle
fondamental dans la formation artistique des musiciens. Ces relations de filiations
307
CHAPITRE 7. LA PROFESSIONNALISATION DE LA DIRECTION
musicales ont la plus part du temps pour cadre le système institutionnel de forma-
tion. Elle se déploient dans le cadre de relations pédagogiques formalisées — classes,
master-classes,. . . — et jouent un rôle important dans la circulation des étudiants
d’un conservatoire à un autre [François et al., 2005, Lurton, 2005]. Le cas des chefs
de chœur confirme le poids de ces liens interpersonnels dans les trajectoires de for-
mation des musiciens, d’autant plus qu’elles peuvent se déployer en dehors de tout
cadre pédagogique institutionnalisé. La formation à la direction est alors évoquée
dans les termes de l’apprentissage artisanal et du compagnonnage.
308
7.2. TRANSFORMATION DES FORMATIONS À LA DIRECTION
309
CHAPITRE 7. LA PROFESSIONNALISATION DE LA DIRECTION
matière de formation est très étroitement liée à celle des services du ministère de
la Jeunesse et des sports. La systématisation des actions de formation est en effet
portée par les Conseillers Techniques et Pédagogiques de cette administration3 . Le
lien tissé entre fédération et administration de la jeunesse et des sports autour de la
question de la formation se traduit également par leur lieu des stages. Les premiers
stages sont accueillis par des infrastructures dépendant du ministère.
310
7.2. TRANSFORMATION DES FORMATIONS À LA DIRECTION
Les Centres d’Art Polyphoniques occupent donc une position transitoire dans
l’histoire de la formation à la direction de chœur, entre les formations proposées
par les mouvements d’éducation populaire sous forme de stages, et les formations
proposées par les conservatoires, sous l’égide du ministère de la Culture.
311
CHAPITRE 7. LA PROFESSIONNALISATION DE LA DIRECTION
Très vite au bout d’un an j’ai fait mes premiers stages d’initiation à la
direction de chœur et puis j’ai mis le doigt dans l’engrenage à un moment
où tout l’encadrement des chœurs, c’était à l’époque essentiellement des
chœurs associatifs, des chœurs amateurs, ne s’effectuait que par stage ou
sur le tas. (Stéphane, chef de chœur)
Deux points doivent être soulignés. D’une part, il s’agit d’une classe de chant
choral, et non de direction chorale. L’entrée du chant choral au conservatoire est
passé dans un premier temps par la pratique du chœur encadrée par des enseignants,
avant que la direction du chœur à proprement parler soit enseignée. Par ailleurs, le
recrutement de Stéphane ne repose sur aucune autre formation que les stages qu’il a
suivi et sa formation sur le tas. Il n’existe alors aucun diplôme national validant la
qualification des chefs de chœurs. C’est en réponse à cette situation qu’est organisé en
1981 le premier CA4 de chant choral. La création de ce diplôme aligne le chant choral
4. Certificat d’Aptitude. Il s’agit du diplôme d’enseignement musical validant les compétences
des professeurs de conservatoire.
312
7.2. TRANSFORMATION DES FORMATIONS À LA DIRECTION
sur les autres disciplines musicales. Stéphane obtient le CA lors de cette première
session, ce qui lui permet de conforter sa position de professeur de conservatoire. Le
contenu de son enseignement va être amené à évoluer.
En 85, on m’a demandé de réfléchir à la mise en place d’une classe de
direction de chœur. Je me suis senti très vite un peu à court. Alors à
ce moment là, la classe de Bernard Tétu à Lyon existait, mais je n’avais
plus le loisir d’aller suivre une formation à temps plein. C’était en 87–88 ;
88–89, dans ces années là. Et pour donner quelques points de repère, il
y avait dans ces années là cinq ou six classes de direction en France :
Bordeaux, Marseille, Strasbourg , Paris, il y en avait peut-être une ou
deux qui fonctionnaient déjà. Et aujourd’hui [en 2005] dans le dernier
recensement qu’on a fait, on en était à 30, 32 ou 33. (Stéphane, chef de
chœur)
Cette citation souligne la transformation profonde de la place du chant choral au
conservatoire au cours des années 1980. L’instauration d’un CA n’est qu’un premier
pas vers un alignement général de l’enseignement de la pratique du chœur et de sa
direction sur les autres disciplines musicales. Très vite, l’intégration du chant choral
au conservatoire ne consiste plus uniquement en l’ouverture de classes de chant
choral. Elle passe également par l’intégration de la direction chorale comme discipline
à part entière. La création d’une classe de direction de chœur au Conservatoire
National Supérieur de Musique de Lyon, sous la responsabilité de Bernard Tétu est
une étape importante. Elle marque l’intégration de la direction de chœur au sommet
de la pyramide des conservatoires. Comme le souligne Stéphane, elle est suivie d’une
diffusion de l’enseignement de la direction aux échelons inférieurs du système de
formation musicale. L’intégration du chant choral au système des conservatoires est
parachevée en 1994 par la création du DE de chant choral qui complète avec le CA
la palette des diplômes musicaux.
Les formations qui se développent au conservatoire prennent le relais de celles
proposées par les Centres d’Art Polyphonique. La continuité entre les deux struc-
tures est frappante. Les Centres Polyphoniques ont joué un rôle important dans
la formation des enseignants recrutés par les conservatoires. Gérard par exemple a
pu passer le CA en 1997 après avoir suivi une formation proposée par un Centre
Polyphonique de région. Certains formateurs qui ont enseigné au sein des Centres
Polyphoniques ont poursuivi par la suite leur carrière dans les conservatoires. L’énu-
mération par Stéphane Caillat des collaborateurs ayant participé aux formation du
Centre d’Art Polyphonique d’Île-de-France est révélatrice.
Qui ont été les premiers formateurs ?
313
CHAPITRE 7. LA PROFESSIONNALISATION DE LA DIRECTION
Ben, j’ai cité des noms tout à l’heure, qui ont été très vite des collabo-
rateurs précieux, donc j’ai cité Jacques Barathon, qui a été emporté par
un cancer il y a deux ans, Roland Lemêtre qui travaille toujours, qui est
au conservatoire de Rueil-Malmaison je pense. Assez rapidement, il y a
eu un instructeur qui y est toujours d’ailleurs, un brésilien qui s’appelle
Homero Ribeiro de Magalhaes, et il y est toujours, il enseigne d’ailleurs
le chant choral dans les parages, je sais plus où, dans un conservatoire
[Conservatoire de Chatillon]. (Stéphane Caillat)
Cette continuité entre Centres d’Art Polyphonique et conservatoire a été l’origine
d’une crise des premiers, quand l’offre de formation des conservatoires en est venue
à faire doublon avec la leur5 .
Enseignement secondaire
314
7.2. TRANSFORMATION DES FORMATIONS À LA DIRECTION
315
CHAPITRE 7. LA PROFESSIONNALISATION DE LA DIRECTION
Enseignement primaire
Stéphane souligne que la situation n’est malgré tout pas figée. Si la musique
a tendance à être très largement marginalisée dans la formation des instituteurs,
l’Éducation Nationale emprunte d’autres voies pour promouvoir l’éducation musi-
cale. La tendance depuis les années 1980 est à la remise en cause de la polyvalence de
l’instituteur qui va de pair avec une ouverture de l’école à des intervenants extérieurs
spécialisés.
Cette évolution s’est faite tout d’abord sur une base locale. Quelques munici-
palités dans un premier temps — comme la ville de Paris — ont pris l’initiative
316
7.2. TRANSFORMATION DES FORMATIONS À LA DIRECTION
de nommer des intervenants musicaux chargé d’intervenir dans les écoles. La direc-
tion chorale est intégrée à la formation de ces intervenants. Les cursus de formation
peuvent faire l’objet de partenariats avec les acteurs susceptibles de dispenser des
formation à la direction chorale : fédérations et Centres d’Art polyphonique sont
mobilisés. Colette se souvient avoir bénéficié de l’enseignement des formateurs À
Cœur Joie après avoir été reçue au concours des musiciens intervenants de la ville
de Paris.
Entre-temps, j’ai eu une petite formation, parce que j’ai passé le concours
de la ville de Paris. Ça recrute des gens qui enseignent la musique dans
des écoles primaires. C’est un corps à part entière d’enseignants payés
par la musique de Paris. J’ai passé le concours parce que j’avais besoin de
travailler au niveau du DEUG. je l’ai eu et j’ai eu une petite formation,
donc j’ai travaillé, avec Corneloup. J’ai eu une petite formation À Cœur
Joie, une fois par semaine, et ils montraient un peu l’apprentissage du
chant, le répertoire. C’était en 1982. (Colette, chef de chœur)
À partir des années 1980, des partenariats entre éducation nationale et ministère
de la Culture généralisent ces initiatives, et aboutissent à la création du Diplôme
Universitaire de Musicien Intervenant (DUMI), délivré par les Centres de Formation
de Musiciens Intervenants (CFMI). C’est finalement avec des structures relevant de
l’administration de la culture que l’éducation nationale institutionnalise la formation
des intervenants musicaux. La professionnalisation de la direction chorale et de son
enseignement au cours des années 1980 et 1990 aboutit à une meilleure prise en
compte de la pratique chorale. La façon dont Benoît évoque son parcours au CFMI
révèle de ce point de vue l’importance accordée au chant choral, reconnu comme un
outil d’éducation musicale privilégié.
Je sais pas comment ça se passe dans les autres CFMI, mais à V. . ., c’est
très très axé sur le chant. Donc on a des cours de chant particulier, on a
une chorale, avec les enfants, on chante énormément, et, on a beaucoup
de pratiques chorales. C’est-à-dire qu’on fait pas mal de création basées
sur la voix, l’écriture, l’invention, tout ça, on doit écrire un chœur. . .
[. . .] Notre formation nous permet, comme on est amené à faire un peu de
direction, ça nous permet aussi de nous diriger vers la direction de chœur,
professionnellement. (Benoît, chef de chœur, musicien intervenant)
317
CHAPITRE 7. LA PROFESSIONNALISATION DE LA DIRECTION
connu une évolution indéniable. Si le chant choral y est longtemps resté marginal,
cette situation tend à changer depuis le milieu des années 1980. La direction chorale
est désormais enseignée au sein de plusieurs cursus et fait théoriquement partie du
bagage des enseignants de musique dans le secondaire et des intervenants musicaux
dans le primaire. La place du chant choral dans l’enseignement musical proposé par
l’Éducation Nationale demanderait à être creusée. Les éléments dont nous disposons
tendent à montrer que son importance est encore toute relative. Elle reste tributaire
du retard accumulé au cours de plusieurs décennies, et d’autre part d’inégalités de
situation fortes. La disponibilité d’intervenants musicaux pour épauler le travail des
instituteurs est encore loin d’être systématique. Elle varie et dépend très fortement
du contexte local. Le virage pris au cours des années 1980 et 1990 n’en est pas moins
remarquable et s’inscrit pleinement dans un mouvement de reconnaissance croissante
du chant choral, et de professionnalisation de la direction et de son enseignement.
318
7.3. LA PROFESSION DE CHEF DE CHŒUR
clairement marginalisé les formations des Centres d’Art Polyphonique, ils n’ont pas
remplacé les stages et sessions de formation courtes organisés en particulier par les
fédérations, pas plus qu’ils n’ont fait disparaître la formation sur le tas de chefs large-
ment autodidactes. La cohabitation de ces différents cursus de formation contribue à
la différenciation des parcours des chefs bénévoles et des chefs rémunérés. Les stages
restent pour les chefs bénévoles venus à la direction sur le tas un moyen privilégié
de compléter leur formation. Les cursus de conservatoire orientant vers l’obtention
d’un diplôme, et les cursus universitaire orientant vers l’enseignement sont de leur
côté des voies orientant vers la professionnalisation.
319
CHAPITRE 7. LA PROFESSIONNALISATION DE LA DIRECTION
chefs non rémunérés (27 %). Ce taux s’élève à 84 % pour les chefs de chœur déclarant
que la direction est leur revenu unique ou principal. De même que pour les musi-
ciens interprètes qui, à l’exception des musiciens employés par un ensemble musical
permanent, ne tirent généralement pas leur revenus d’un seul employeur, il est rare
que la rémunération proposée par un seul et même chœur permette à un chef de
subvenir à ses besoins. L’analogie s’arrête là cependant. Les mécanismes conduisant
à cette situation ne sont pas les mêmes. S’ils tiennent dans les deux cas à la façon
dont est organisé le travail des ensembles employeurs, ces modes d’organisation sont
radicalement différents pour les interprètes professionnels et les chefs de chœurs em-
ployés par des chœurs amateurs. La façon dont Julien décrit cette question de la
rémunération permet de saisir les mécanismes à l’œuvre.
Tu vois ce chœur là, il paye 50 e la répétition de la main à la main, comme
d’hab’ les chœurs amateurs, avec la caisse noire en disant le chœur il est
bénévole. Donc tu regardes sur le mois il y a 4 ou 5 répétitions. Ça
fait 200 e par mois pour 50 e dans la semaine. Si tu veux à l’heure
c’est quand même bien payé. Deux heures de répétitions, ça fait 25 e de
l’heure, c’est pas dégueulasse, mais bon, t’en fais qu’une par semaine.
[. . .]
C’est un peu le plan galère. Quoique si tu arrives à avoir un chœur par
soir, tu peux en gros espérer avoir 1 000 e par mois. Bon, ça te prend
moins de temps que de bosser 35 heures par semaines, on est tout à
fait d’accord. Ça te prend le temps de déplacement pour aller là bas,
ça prend un peu de temps, parfois un peu de temps de préparation, ça
prend en tout une heure de préparation avant, c’est bien le maximum,
donc en tout le temps trois heures, trois ou quatre heures, voilà. Et puis
plus tu prends de chœurs amateurs, plus le chœur est amateur, enfin,
amateur, plus le chœur est mauvais, moins tu as de préparation avant,
parce que tu lis une fois, eux ils vont mettre un mois pour l’apprendre,
tu vois, c’est toujours pareil. (Julien, chef de chœur)
Plusieurs facteurs propres à l’organisation des chœurs amateurs limitent la capa-
cité de ces structures à constituer un marché de l’emploi indépendant pour les chefs.
La fragilité financière de ces structures et leurs difficultés à rentrer dans le cadre
d’une économie déclarée doivent être prises en compte. S’il y a rémunération ici,
elle se fait « de la main à la main, comme d’habitude ». Les témoignages concordent
pour évoquer un changement des mentalités perceptible dans le monde choral et une
tendance à la banalisation de la rémunération. Cependant, la réticence des chœurs
amateurs à rentrer dans une démarche de rémunération de leur chef de chœur et
plus encore à le déclarer reste forte. Nous avons vu par ailleurs que les méandres
administratifs de la déclaration d’un salarié a tendance à effrayer les gestionnaires
320
7.3. LA PROFESSION DE CHEF DE CHŒUR
des chœurs amateurs, eux mêmes souvent bénévoles et peu aguerris aux questions
techniques que posent la rémunération d’un salarié7 .
D’autres facteurs plus structurels posent des limites à l’ampleur de la rémuné-
ration des chefs de chœur par les ensembles amateurs. Le point central ici est la
temporalité du travail des ensembles amateurs. La comparaison avec les musiciens
interprètes est parlante. Pour ces derniers, la multiplication des employeurs est liée
au mode d’organisation par projet de la production musicale : les musiciens sont
embauchés par des ensembles à l’occasion d’une production qui tournera un nombre
limité de fois. Les chœurs amateurs ne fonctionnent pas selon la même temporalité.
Leur fonctionnement s’inscrit dans un rythme généralement annuel calé sur l’année
scolaire. Et ce n’est pas tant la temporalité limitée des projets qui implique une mul-
tiplication des employeurs que la forte dilution de cette activité dans le temps, et
leur limitation pour les chœurs associatifs d’adultes aux heures laissées disponibles
en semaine par l’activité professionnelle des chanteurs. Ce type d’organisation et la
faiblesse des volumes horaires rapprochent la direction de chœurs des animateurs
socioculturels [Lebon, 2009, p. 67–69] plus que des mondes de la production musi-
cale.
La direction de chœur reste une activité professionnelle précaire. Son exercice va
souvent de pair avec la mobilisation d’autres sources de revenus. Près des trois quarts
des chefs de chœurs rémunérés (73 %) déclarent que le revenu tiré de la direction de
chœurs est un revenu secondaire. On touche au deuxième visage de la pluriactivité
des chefs de chœurs qui est la combinaison de leur activité d’interprète musical
(la direction) avec d’autres activités professionnelles. Deux caractéristiques de la
profession de chef de chœur doivent être soulignées ici : d’une part le poids important
des activités non musicales, d’autre part la forte emprise de l’enseignement.
321
CHAPITRE 7. LA PROFESSIONNALISATION DE LA DIRECTION
pleinement professionnels qui regrettent que ce type de pratique dévalorise leur ac-
tivité [Coulangeon, 1999b, Coulangeon, 2004b]. Philippe Coulangeon souligne que
par contraste avec la récurrence de tels discours de dénonciation, ce cas de figure est
en réalité assez marginal dans les mondes musicaux. Il évalue à 2 % de la population
étudiée la proportion de musiciens interprètes professionnels dans cette situation
[Coulangeon, 2004b, p. 78].
322
7.3. LA PROFESSION DE CHEF DE CHŒUR
323
CHAPITRE 7. LA PROFESSIONNALISATION DE LA DIRECTION
324
7.3. LA PROFESSION DE CHEF DE CHŒUR
Données : État des lieux du chant choral, enquête auprès des chefs de chœurs
325
CHAPITRE 7. LA PROFESSIONNALISATION DE LA DIRECTION
326
7.3. LA PROFESSION DE CHEF DE CHŒUR
Conclusion
La professionnalisation de la direction de chœur au cours des années 1980 et
1990 est une transformation marquante de l’économie du chant choral amateur. On
retrouve dans les formes de cette évolution les caractéristiques d’un mouvement de
professionnalisation classique : développement de cursus de formation diplômant,
émergence d’associations professionnelles. Les formations à la direction en particu-
lier ont connu une institutionnalisation progressive jusqu’à la création de diplômes
nationaux.
La professionnalisation de la direction reste cependant ambiguë. Le métier de chef
de chœur se définit à l’intersection de deux univers de référence : celui des musiciens
interprètes et celui de l’enseignement généraliste. Certains chefs se rapprochent du
modèle des musiciens interprètes professionnels. Ils cumulent des fonction pédago-
giques dans le domaine musical avec leur activité d’interprète chef de chœur. Cette
professionnalisation de chefs menant une carrière proche de celles des musiciens in-
terprètes est récente. Elle s’appuie sur l’intégration du chant choral au conservatoire
à partir des années 1980. Elle témoigne de la légitimité croissante dont jouit le chant
choral au sein des mondes de la musique savante. Si elle est importante sur le plan
symbolique, elle reste d’ampleur limitée d’un strict point de vue démographique.
Pour la majorité des chefs professionnels, le modèle de référence est tout autre.
Plus qu’aux carrières du monde musical, la professionnalisation de la direction relève
des carrières de l’éducation ou de l’animation musicale dans le cadre de l’enseigne-
ment général. Plus éloignée des carrières artistiques de l’interprétation musicale,
cette professionnalisation est moins visible mais plus massive. Elle a été accélérée
par la prise en compte croissante accordée au chant choral au sein des programmes
de l’Éducation nationale à partir des années 1980, mais on peut également considé-
rer qu’elle est antérieure à cette période de transformation. La mobilisation par des
chefs de chœurs de postes liés l’Éducation nationale (ou dans le domaine proche de
327
CHAPITRE 7. LA PROFESSIONNALISATION DE LA DIRECTION
10. Cf. Chapitre 8 pour une présentation détaillée de ces acteurs de l’Éducation populaire.
328
Chapitre 8
329
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
des politiques sociales. Nous verrons que cette hétérogénéité des principes d’inter-
vention a des effets tant sur le plan de l’évolution historique des politiques étatiques
du chant choral que du point de vue de la distribution de subventions aux chœurs
amateurs.
L’intervention des pouvoirs publics au sein du monde choral prend enfin des
formes multiples. Ces différents types d’intervention peuvent être organisés en trois
grands pôles.
Les aides directes aux ensembles La forme la plus visible du soutien au chant
choral est l’intervention directe des pouvoirs publics au niveau des chœurs. La ma-
nifestation la plus évidente en est la subvention. Ce type d’aides témoigne déjà de
la fragmentation des politiques publiques du chant choral. Que ce soit du point de
vue de leurs montants ou de celui de leurs logiques d’attribution, les subventions
accordées aux chœurs sont particulièrement hétérogènes. L’intervention directe des
pouvoirs publics au niveau des ensembles ne se limite pas au subventionnement de
ceux-ci. Les administrations peuvent jouer un rôle incitatif en encourageant la créa-
tion d’ensembles de type particulier, comme ce fut le cas pour les chœurs régionaux
au cours des années 1970, et pour les maîtrises dans les années 1980.
Actions de structuration du milieu L’État aussi bien que les collectivités lo-
cales ont dans le domaine choral une action indirecte qui ne s’adresse pas directement
aux ensembles, mais qui contribue à définir la structure du milieu dans lequel se dé-
ploie leur activité. Sont concernés ici au premier chef les politiques d’enseignement
musical contribuant au développement des compétences des chefs de chœurs et des
chanteurs. La transformation de ces politiques de formation est un des points les
plus marquants du point de vue de l’histoire du monde choral au cours des trente
dernières années.
L’action des pouvoirs publics passe également par la création de structures pou-
vant jouer un rôle plus ou moins actif dans le fonctionnement du monde choral. Les
Associations régionales et départementales de musique — et en leur sein les Centres
d’Art Polyphonique et Missions voix dont nous retracerons l’histoire — sont ca-
ractéristiques de ce mode d’intervention. À la fois structures de formation, centres
de ressources, animateurs de réseaux locaux. . . elles se situent à l’articulation du
domaine associatif privé et des pouvoirs publics, et s’inscrivent pleinement dans la
définition des politiques publiques du chant choral.
330
8.1. LE MOMENT DE L’ÉDUCATION POPULAIRE
Nous traiterons ici de la diversité des soutiens publics au chant choral en adop-
tant une double perspective. Nous porterons un regard historique sur les politiques
du chant choral en nous concentrant sur le niveau de l’État. Nous aborderons les sub-
ventions aux ensembles dans une perspective synchronique dans un second temps.
L’approche historique fera l’objet des deux premières sections du chapitre. Nous
traiterons d’abord de la période allant de la Libération aux années 1970 au cours
de laquelle le chant choral a été pris en charge par les politiques d’éducation popu-
laire et délaissé par le ministère des Affaires culturelles. Nous analyserons dans une
seconde partie la construction d’une politique du chant choral par les services du
ministère de la Culture à partir de la seconde moitié des années 1970.
331
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
jeunesse et des sports à partir de la Libération, ainsi que la façon dont celle-ci s’ar-
ticule avec le fonctionnement du milieu associatif en plein essor. La création d’un
ministère des Affaires culturelles en 1959 ne modifiera pas, dans un premier temps,
cette situation.
332
8.1. LE MOMENT DE L’ÉDUCATION POPULAIRE
333
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
1970. Leur action est régionalisée de façon précoce. Des instructeurs régionaux sont
nommés à partir de 1957.
L’autre élément récurrent de l’histoire des CTP est l’incertitude de leur posi-
tionnement professionnel. Recrutés à la base pour la reconnaissance de leur action
artistique, leur identité professionnelle oscille entre celle d’artistes, de pédagogues et
de responsables administratifs. Cette dernière composante est particulièrement mal
vécue et fait l’objet de dénonciations de leur part, sur le registre de la critique artiste
de la contrainte administrative [Chiapello, 1998]7 . La difficulté de leur positionne-
ment professionnel tient également au caractère composite de leur administration
de rattachement, issue de la fusion en 1948 des deux directions de « la jeunesse et
l’éducation populaire » et de « l’éducation physique et des sports ». Cette particula-
rité du ministère de la Jeunesse et des Sports [Gaborit, 1992] se traduit surtout au
niveau régional par un isolement des CTP au sein d’une administration essentielle-
ment tournée vers la gestion des milieux sportifs. Ce CTP évoque ici les relations
avec son directeur régional.
Il y a un directeur régional de Jeunesse et sports, mais ils n’avaient
aucune politique par rapport à la musique, ils s’occupaient des construc-
tions de piscines, essentiellement du secteur sportif, et tout ce qui était
secteur artistique, la plupart, n’y connaissaient rien et nous laissaient
faire. Enfin, quand ils nous laissaient faire, c’était déjà bien. [. . .] Donc
j’ai découvert qu’en fait le conseiller technique était dans sa fonction le
conseiller du directeur régional pour une politique musicale de la région,
mais la plupart. . . ils s’en foutaient quoi, je sais pas comment dire s’en
foutre en termes administratifs. (Richard, CTP)
Le corps des CTP s’impose progressivement comme un élément constitutif de la
politique culturelle de l’administration de la Jeunesse et des sports. Dans le domaine
choral, les stages animés par les CTP jouent un rôle central. Ils ont contribué à
enseigner la direction à des générations de chefs de chœurs dont la formation n’était
pas assurée par les conservatoires. Cependant, l’action des CTP ne peut être évoquée
de façon indépendante. Le large retentissement des politiques de l’administration de
la Jeunesse et des sports tient à l’étroite imbrication entre son action et celle des
fédérations populaires. Avec la création du corps des CTP se met très vite en place la
« co-production » d’une politique du chant choral par les fonctionnaires du ministère
de la Jeunesse et des sports et le monde associatif.
7. Les entretiens confirment les analyses de Françoise Tétard sur ce point, et le dossier de l’INEP
sur les CTP [Boulanger, 1980] est particulièrement révélateur de ce décalage entre la rhétorique
inspirée de l’engagement à la fois artistique et pédagogique propre à l’éducation populaire, et les
contraintes administratives imposées à un corps rattaché à une administration ministérielle.
334
8.1. LE MOMENT DE L’ÉDUCATION POPULAIRE
Les liens qui se tissent entre À Cœur Joie et l’action des CTP soulignent l’ac-
tivisme de la fédération. Plus que d’autres structures impliquées dans le domaine
choral, elle a fait preuve d’un prosélytisme visant à développer son audience et ses
activités [Alten, 2010, p. 146]. Dans un entretien retranscrit dans le dossier de Michel
335
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
Boulanger [Boulanger, 1980], Nicole des Ylouses8 signale que les premiers instruc-
teurs étaient des personnalités fortes qui avaient fait leur preuves et représentaient
pour certains d’entre eux une « clientèle » auprès de l’administration de la Jeunesse
et des sports. Elle cite César Geoffray et la « clientèle À Cœur Joie » comme exemple
type. La cooptation d’instructeurs issus de ce réseau traduit la capacité qu’a eue la
fédération à asseoir son action sur la captation de ressources mises à disposition par
l’administration de la Jeunesse et des Sports. Ce fonctionnement n’est manifeste-
ment pas propre à À Cœur Joie ni même au domaine musical. La cooptation semble
un mode de recrutement courant au sein du corps des instructeurs.
Par ailleurs, l’extrait d’entretien souligne également la réalité des compétences
des individus recrutés au sein du corps. Le fondateur d’À Cœur Joie n’est pas le seul
à reconnaitre les qualités des membres de la fédération. Raphaël Passaquet qui s’est
formé au contact de César Geoffray est recruté par André Verchaly9 . Le recrutement
de musiciens gravitant dans l’orbite de la fédération souligne bien la position centrale
dans laquelle celle-ci s’est très vite imposée pour ce qui est de la formation des chefs
de chœurs. L’association est un réservoir de compétences difficile à contourner. La
notion de « réservoir de compétences » doit être précisée. À Cœur Joie n’est pas
un cercle fermé fonctionnement en vase clos, et la notion « d’appartenance » à la
fédération n’est pas à considérer de façon rigide. Il s’agit plus d’un réseau de chef
de chœurs formés par César Geoffray au cours des stages qu’il anime. On voit se
mettre en place un cercle vertueux dont bénéficie largement À Cœur Joie. L’action
de formation de César Geoffray et d’autres instructeurs plus ou moins affiliés à
la fédération contribue à alimenter un réseau dont la pérennité est assuré par le
prosélytisme de l’association, et qui fournit par la suite des recrues pour le corps des
CTP.
Au delà de la question du recrutement, le lien étroit qui se tisse entre le l’ad-
ministration en charge de la Jeunesse et des sports et les associations tient à des
raison d’ordre administratif. Le statut des instructeurs et les modalités d’organi-
sation concrète de leurs actions de formation sont ici en jeu. Artistes se sentant à
l’étroit dans le cadre bureaucratique d’une administration orientée surtout vers les
sports, ils mobilisent fréquemment les associations comme des supports leur permet-
tant de s’affranchir des contraintes administratives. Un CTP décrit dans le détail
les pratiques lui permettant ansi qu’à ses collègues de mener des actions de for-
8. Instructeur recrutée à l’occasion de la création du corps.
9. Instructeur spécialisé dans le domaine musical, André Verchaly organise des formations qui
ne portent pas directement sur la pratique chorale mais sur le développement de la culture musicale
par l’écoute, en mobilisant notamment le disque comme outil pédagogique.
336
8.1. LE MOMENT DE L’ÉDUCATION POPULAIRE
L’organisation des stages fait donc l’objet d’une étroite collaboration entre les
associations et les services du ministère, quand il ne s’agit pas d’une véritable collu-
sion entre les CTP et leurs associations support. L’administration de la Jeunesse et
des sports n’est d’ailleurs pas la seule à mettre des moyens à disposition des associa-
tions. Marcel Corneloup, instituteur, directeur du mouvement sous la présidence de
César Geoffray dans les années 1960, puis président à la mort du fondateur, explique
ainsi avoir obtenu son détachement du ministère de l’Éducation nationale auprès de
la fédération afin de pouvoir se consacrer exclusivement à la direction de celle-ci.
La création du corps des CTP ne suffit donc pas à rendre compte de la politique
d’éducation populaire menée en faveur du chant choral. Il faut également prendre
en compte l’étroite imbrication de l’action de l’administration de la Jeunesse et
des Sports et du milieu associatif. Dans ce cadre la prééminence d’À Cœur Joie
est marquante et s’explique par la capacité qu’a eue la fédération à se saisir des
337
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
10. Maurice Fleuret : note du 11 juin 82, citée in [Veitl et Duchemin, 2000]
11. Cette phase de l’histoire de la création du ministère de la Culture a été bien documentée
[Urfalino, 2004, Tétard, 1993].
338
8.1. LE MOMENT DE L’ÉDUCATION POPULAIRE
339
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
Le chant choral est exclu du champ des structures professionnelles. Nous aurons
à revenir plus en détail sur les effets de cette décision sur la physionomie du monde
choral professionnel12 . L’ambiguïté du positionnement de Landowski vis à vis du
monde choral tient au fait que le chant choral n’est pas pour autant exclu des
préoccupations du ministère des Affaires culturelles. Il est le seul domaine musical
pour lequel des pratiques amateurs sont explicitement prises en comptes par le plan.
Si le chant choral se distingue des autres répertoires de musique savante (lyrique et
symphonique) dans la mesure où il est confié aux amateurs, les principes et les formes
du soutien qui lui est accordé ne diffèrent pas de ceux du monde professionnel. De
même que le plan prévoit le maillage du territoire par des institutions professionnelles
dans le domaine de la formation, de l’orchestre symphonique et du théâtre, l’action
envisagée dans le domaine choral prévoit le soutien sélectif d’ensembles assurant
l’animation musicale à l’échelle du département. Cette politique ne vise pas tant
à soutenir les pratiques chorales qu’à s’assurer que les œuvres pour chœur sont
produites13 .
Le positionnement ambigu du plan Landowski se traduit par des mesures con-
crètes. Une « commission des chorales » est créée et chargée de mettre en place la
politique d’agrément évoquée plus haut. Les dossiers de chœurs amateurs sont ins-
truits, et les meilleurs d’entre eux se voient délivrer un « agrément » se traduisant
par l’octroi d’une aide financière du ministère de la Culture.
340
8.2. LE TEMPS DE « LA CULTURE »
30 000 F par an, ça permet de louer une salle, de louer un piano, des
choses comme ça. (Jean, chef de chœur, ancien CTP)
Pour conclure, la place du chant choral au sein du plan Landowski est une fois
encore révélatrice du caractère « moyen » de cette pratique musicale. Il n’est pas
exclu d’une politique centrée sur les grandes institutions porteuses du répertoire
savant, mais reste néanmoins marginal. Les dispositifs mis en place ne concernent
qu’un nombre limité de chœurs amateurs sélectionnés dans une optique qualitative.
Les Centres d’Arts Polyphonique Les années 1980 voient la naissance de nou-
velles structures, les Centres d’Arts Polyphoniques, dédiées à l’encadrement des
pratiques chorales. Le premier a été créé dès 1979 en région Île-de-France. Ils étaient
341
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
une vingtaine au début des années 1990 [Hulot, 1992]. Leur impact principal fut
d’offrir un cadre au développement d’une offre nouvelle de formation, en particulier
pour les chefs de chœur14 . Leur rôle ne s’arrête pas là. Leur action de formation
s’étend souvent aux choristes, et les actions de ces centres sont diversifiées selon les
contextes locaux et la personnalité de leurs directeurs. Ils reprennent parfois des
éléments du répertoire d’action des fédérations, comme l’animation de rencontres
chorales ou de projets de production rassemblant plusieurs chœurs amateurs. Cer-
tain développent des actions innovantes, comme le Centre d’Art Polyphonique de
Bourgogne au sein duquel est créé dès l’origine un centre de documentation chorale,
offrant aux chefs de chœurs un outil pour chercher du répertoire.
14. Ce point est traité dans le Chapitre 7 qui retrace les étapes de la professionnalisation de la
direction de chœur.
15. Cf. Chapitre 1 sur l’histoire du monde choral.
16. La création des diplômes d’enseignement de direction est traitée dans le cadre du chapitre 7
sur la professionnalisation de la direction.
17. Le Chapitre 11 sera consacré aux transformations des trajectoires des choristes professionnels.
342
8.2. LE TEMPS DE « LA CULTURE »
D’une part, des Classes à Horaires Aménagés Musique (CHAM) sont créées. Celles-
ci pratiquent, à une échelle moindre que les maîtrises, l’intégration de la formation
musicale et du chœur à un enseignement généraliste. D’autre part, la création des
CFMI, qui forment des musiciens intervenants, participe au renouveau de la forma-
tion musicale dans le cadre de l’enseignement général primaire.
343
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
Je dois dire que dans les années 90, le développement des Centres d’Art
Polyphoniques est apparu comme une concurrence à ce que faisait À
Cœur Joie. À Cœur Joie est un mouvement passionnel, car composé
d’amateurs bénévoles, engagés, et qui ont vu d’un mauvais œil que cer-
tains de ses cadres s’en aillent et deviennent des mercenaires du ministère
de la Culture. C’était perçu comme l’abandon de l’apostolat pour le car-
riérisme. (Jérôme, responsable À Cœur Joie)
344
8.2. LE TEMPS DE « LA CULTURE »
345
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
centraux, et étroitement liés, interviennent ici. D’une part la déconcentration des ser-
vices du ministère de la Culture, amorcée dès les années 1960 avec la mise en place
de « comités régionaux des Affaires culturelles » qui deviennent les Directions Ré-
gionales des Affaires Culturelles (DRAC) au cours des années 1970[Moulinier, 2002].
D’autre part, la diversification des modes d’intervention publique dans le domaine
de la culture. Celle-ci se traduit pour la musique par la création, à la demande
du ministère, d’association locales de rayonnement départemental ou régional ayant
vocation à intervenir dans le domaine musical. Ces deux phénomènes sont étroi-
tement liés. La création des associations régionales et départementales fait partie
des missions confiées aux délégués régionaux. Le rôle des associations départemen-
tales et régionales n’est pas nouveau, il s’apparente à celui d’association support que
jouaient les fédérations auprès des CTP de « Jeunesse et sports ». La nouveauté de
ces structures tient en revanche à l’espace de dialogue qu’elles ouvrent entre l’État
et les collectivités locales. Ces dernières sont associées progressivement aux conseils
d’administration de ces associations. Vincent Berthier de Lioncourt, qui a contribué
à la création de ces structures en Île-de-France décrit longuement ce processus.
346
8.2. LE TEMPS DE « LA CULTURE »
créé un peu, le nouveau modèle qui s’est ensuite généralisé, de ces asso-
ciations régionales et départementales. (Vincent Berthier de Lioncourt,
ancien conseiller musique DRAC Île-de-France)
Cette citation met en évidence très clairement un élément central qui est l’ambi-
guïté de la déconcentration. La création des associations départementales et régio-
nales en Île-de-France découle de l’application par la DRAC d’une politique définie
« en centrale ». Cette application ne va cependant pas sans une marge de liberté.
Elle conduit en particulier à l’introduction d’innovations. La finalité des associations
est ré-interprétée de façon extensive, ce qui permet l’ouverture d’un espace de dia-
logue entre les différents acteurs locaux, avec l’association notable des collectivités
locales. La création des Centres d’Art Polyphonique relève exactement de la même
logique d’interprétation libre dans un contexte local des instructions émanant des
services centraux du ministère. La création du premier d’entre eux, celui de Paris
s’inscrit dans le droit fil de la création des associations départementales et régionales.
Pour le chant choral, le travail de structuration de réseau mené par l’ASSECARM
a finalement débouché sur la création au sein de cette structure d’un département
spécifique à la pratique chorale.
Nous avons constitué ces réseaux à la fois au niveau départemental et
parallèlement au niveau régional. Et en fait, ce que les gens nous ont de-
mandé, principalement c’est trois choses : l’aide à la formation des chefs
de chœur, l’aide à la formation des choristes, et l’aide à la recherche
de répertoire. Finalement, on s’est dit, « Ben il faut une structure pour
ça », et on a créé au sein de l’Association Régionale un département
chant choral qu’on a appelé centre d’art polyphonique d’Île-de-France,
et j’ai demandé à Stéphane Caillat, qui était Conseiller Technique Péda-
gogique, avec l’accord de la direction régionale Jeunesse et sports, via le
préfet de région, parce que c’était pas si évident que ça que quelqu’un
de Jeunesse et sports travaille pour la Culture. Donc on a pu obtenir la
mise à disposition de Stéphane Caillat. (Vincent Berthier de Lioncourt)
Les éléments de la création de nombreux Centres d’Art Polyphonique sont ici
réunis. Le rôle de l’Association régionale tout d’abord : même si le statut des Centres
d’Art Polyphoniques varie — certains d’entre eux sont des structures indépendantes
— ils restent proches des Associations Régionales auxquelles ils sont couramment
rattachés. Le second élément central est la continuité qui se tisse avec l’action des
Conseillers Techniques de Jeunesse et sports. Les directeurs qui ont fondé la plupart
des Centres d’Art Polyphonique — citons entre autres Stéphane Caillat, Raphaël
Passaquet en Bourgogne, Éliane Lavail en Aquitaine, Jean Golgevit en Languedoc-
Roussillon. . . — sont des Conseillers Techniques mis à disposition de la Culture par
347
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
Jeunesse et sport. Ces postes étant régionalisés, cette mise à disposition se fait dans
un cadre déconcentré.
La création du second Centre d’Art Polyphonique en Bourgogne relève de cette
même logique d’autonomie locale de la politique du ministère de la Culture. Si sa
création est formellement postérieure à celle du Centre parisien, les fondations en
ont été posées antérieurement dans le cadre d’un conservatoire intégré à la maison
de la Culture de Chalon-sur-Saône. Le directeur de ce conservatoire, Camille Roy,
épaulé de Bernard Tétu qu’il avait recruté comme professeur de direction chorale,
ont mené au cours des années 1970 une action en faveur du chant choral originale
et jusqu’alors inédite dans l’univers de l’enseignement musical spécialisé. Raphaël
Passaquet, premier directeur du Centre de Bourgogne explique comment cette action
a débouché sur la création de la structure.
348
8.2. LE TEMPS DE « LA CULTURE »
Les maîtrises
349
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
350
8.2. LE TEMPS DE « LA CULTURE »
Ces deux ensembles20 ont été créés avec des étudiants de l’Institut de
Musiques et Danses Anciennes 21 . C’était des étudiants, des élèves qui
n’étaient pas payés pour ça. Mais progressivement, il n’y avait pas d’en-
seignement sans diffusion, sans création de programme, et ensuite il fal-
lait de la disponibilité pour pouvoir monter ce projet, il fallait de l’argent
pour payer les musiciens, parce qu’il n’était pas question que ces musi-
ciens donnent je ne sais pas combien de concerts par an et qu’ils ne soient
pas rémunérés. Donc il fallait passer de la formation à la production et à
la diffusion. Il était indispensable de trouver des moyens. Donc j’ai saisi
l’opportunité de ce soutien à l’emploi.
Là c’était moi, en tant que délégué régional à la musique, qui étais chargé
de faire des propositions. Il y avait toutes les directions régionales des
différents ministères, il y en avait 25 à l’époque, et on participait à des
réunions à la préfecture avec l’ensemble des directions régionales. Et là
j’apprends ce soutien à l’emploi mené par la direction du travail, et j’ai
posé la question, « est-ce que cette politique d’emploi peut aller aussi à
des emplois culturels ? » Il m’a dit « il n’y a pas de problème, mais ce qu’il
faut c’est que le ministère de la Culture cofinance ces emplois ». Donc on
est allés au ministère. Le cabinet de Jack Lang a décidé d’accompagner
cette politique de soutien à l’emploi, et c’est comme ça que ça s’est
traité au niveau des régions. Enfin, régions de l’État, déconcentration,
pas décentralisation, entre services régionaux de l’État. (Vincent Berthier
de Lioncourt)
Les trois exemples mettent en évidence une logique similaire. Que ce soit pour
les Centres d’Art Polyphonique, pour les maîtrises et pour le soutien à la création
d’ensembles professionnels, l’implication du ministère de la Culture ne résulte pas
de l’application d’un plan cohérent élaboré de façon centralisée avec l’arrivée de
Maurice Fleuret, mais plutôt d’une série d’initiatives portées au niveau local, dont
les premières sont d’ailleurs antérieures à l’alternance politique des années 1980.
Loin de relever de la rationalité d’un plan d’ensemble coordonné au niveau central,
ces initiatives reflètent la diversité des contextes régionaux et apportent des réponses
ad hoc à des enjeux locaux.
351
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
d’orienter les moyens apportés par le ministère de la Culture, tout en disposant d’une
certaine autonomie qui ouvre la porte à des innovations en marge de la politique
définie en centrale. La figure de Vincent Berthier de Lioncourt est emblématique
de cette position d’entrepreneur de politique publique, qui fut celle de conseillers de
DRAC jouant le rôle d’intermédiaires entre un contexte local et des crédits centraux.
S’il ne fut pas le seul, l’importance de son empreinte s’explique aisément par la
spécificité de la DRAC Île-de-France. Celle-ci dispose en tant que service déconcentré
d’une certaine marge d’autonomie, tout en bénéficiant de la proximité des services
centraux, et de la richesse artistique propre à la région parisienne. Il exprime lui-
même les effets de cette position structurellement avantageuse.
352
8.2. LE TEMPS DE « LA CULTURE »
Il faut dire que tout ça venait un an après que Paris ait créé le centre. . .
d’études,. . . comment il s’appelait ? C’était compliqué. Centre d’étude et
353
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
354
8.2. LE TEMPS DE « LA CULTURE »
355
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
356
8.2. LE TEMPS DE « LA CULTURE »
Le domaine dans lequel la rupture liée à l’alternance politique a été la plus fla-
grante, et sans lequel la généralisation des expérimentation menées depuis les années
1970 n’aurait assurément pas été possible, est celui de la disponibilité des moyens
financiers nécessaires à la création de nouveaux dispositifs. De ce point de vue, les
années 1980 ont bel et bien constitué une véritable rupture. Si la promesse par Lang
du 1 % du budget de l’État accordé à la culture reste de l’ordre de l’effet d’annonce,
la très forte hausse du budget du ministère reste une réalité dont la direction de la
musique profita également. Cette hausse particulièrement sensible pour les crédits
d’intervention (titre IV) offre de véritables marges d’initiative aux acteurs en charge
de la mise en œuvre de nouveaux dispositifs [Veitl et Duchemin, 2000, p. 86-90]. On
trouve là une explication incontournable du développement de la capacité d’action
des délégués régionaux. Vincent Berthier de Lioncourt relie directement le dévelop-
pement des actions au cours des années 1980 à cette augmentation des crédits.
Les effets de cette augmentation ont par ailleurs été d’autant plus sensibles qu’elle
correspond à la période où les crédits accordés aux DRAC sont effectivement décon-
centrés. L’autonomie des délégués régionaux s’en trouve renforcée en ne dépendant
plus de leur capacité de négociation avec la centrale. Elle généralise à l’ensemble des
délégués régionaux de province la liberté d’action d’un Vincent Berthier de Lion-
court, en mesure de traverser la Seine pour aller discuter l’attribution de crédits
357
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
358
8.2. LE TEMPS DE « LA CULTURE »
se brouille en même temps qu’il s’ouvre. Cette réorientation radicale laisse certains
chargés de Missions voix désemparés face à la nouveauté de leurs attributions. Cette
évolution s’est souvent traduite par des évolutions radicales sur le plan organisation-
nel, parfois accompagnées de diminutions des moyens humains et financiers alloués
par les tutelles. La fragilité de ces structures va même jusqu’à leur disparition dans
plusieurs régions.
359
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
360
8.3. LES SUBVENTIONS AU MONDE CHORAL
361
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
362
8.3. LES SUBVENTIONS AU MONDE CHORAL
plusieurs milliers pour la région. Le bilan de cette répartition est difficile à tirer en
termes globaux. La distribution paretienne des subventions rend extrêmement fra-
gile la comparaison des volumes de soutien des différents niveaux d’administration
au chant choral. La somme des subventions versées à l’échantillon est particulière-
ment sensible aux montants des aides les plus importantes26 , et le simple fait de
retrancher une seule valeur extrême à chaque variable (ligne T otal − Max) modifie
sensiblement la hiérarchie des engagements des différentes administrations.
L’extrême concentration des subventions aux chœurs peut donc être lue à deux
niveaux. Elle est une donnée propre à chaque niveau d’intervention publique (cf. les
coefficients de Gini). Elle résulte d’autre part d’une opposition entre ces différents
niveaux. Les subventions émanant des collectivités territoriales les plus locales sont
plus nombreuses mais de montant plus faible. Les aides émanant d’administrations
plus centrales sont plus rares et de montant plus élevé.
L’effectif des chœurs n’a que peu d’impact sur la capacité des chœurs à se finan-
cer. Le seul effet significatif au seuil de 10 % de cette variable concerne les subven-
tions régionales et reste très faible. Il est possible qu’il soit lié au financement des
Chœurs régionaux qui sont souvent des grands chœurs symphoniques. La diffusion
en revanche a un impact. Cependant, plus que le niveau quantitatif de la produc-
tion, c’est l’échelle de diffusion qui intervient dans les décisions de financement. Le
nombre annuel de concerts n’a pas d’impact clair sur la probabilité d’obtenir une
subvention à quelque niveau que ce soit27 . En revanche, le fait de donner des concerts
au sein du territoire géré par une institution publique a toujours un impact positif.
26. Plus de la moitié du volume de l’engagement des Conseils Régionaux dans notre échantillon
est due à un seul ensemble touchant une subventions de 288 000 e.
27. À l’exception de la subvention par la commune, l’impact du nombre de concerts sur la
probabilité d’être subventionné n’est pas significatif.
363
Variable dépendante, Subvention en provenance de : Commune Conseil général Conseil régional DRAC
Coef Err Std Coef Err Std Coef Err Std Coef Err Std
(Intercept) -0,930 0,195*** -2,707 0,239*** -5,336 0,482*** -8,332 0,908***
Effectif du chœur 0,005 0,003. -0,003 0,002 0,004 0,002* 0,001 0,004
Formation pour les choristes 0,121 0,114 0,220 0,126. 0,332 0,238 0,109 0,367
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
Recrutement sur audition -0,157 0,130 -0,044 0,144 -0,098 0,268 2,123 0,514***
Formation du chef à la direction -0,225 0,115. 0,182 0,131 0,007 0,246 0,443 0,419
Nombre de concerts annuel 0,021 0,008* -0,002 0,009 0,020 0,013 0,016 0,015
Diffusion à l’échelle de la commune 0,549 0,118*** -0,015 0,138 -0,273 0,256 0,869 0,429*
Diffusion à l’échelle du département 0,222 0,117. 0,399 0,128** 0,091 0,246 -0,447 0,383
Diffusion à l’échelle de la région -0,433 0,217* 0,223 0,228 0,983 0,319** 0,597 0,447
Tournées 0,047 0,684 0,408 0,593 -0,275 0,708 2,279 0,688***
Enregistrement souvenirs 0,303 0,113** -0,164 0,129 0,177 0,246 0,344 0,392
Enregistrement diffusé en externe 0,125 0,135 0,509 0,144*** 0,610 0,243* 0,460 0,368
Membre d’une fédération 0,644 0,135*** 0,449 0,137** -0,453 0,267. -0,047 0,383
Répertoire populaire † -0,230 0,132. -0,045 0,149 -0,038 0,292 0,342 0,545
Répertoire savant † -0,341 0,161* 0,323 0,174. 0,298 0,304 1,036 0,497*
Subvention de la commune 1,734 0,146*** 0,382 0,304 0,853 0,443.
364
Subvention du pays 15,554 472,027 0,825 0,647 0,623 0,651 4,233 0,785***
Subvention de la communauté de communes 0,041 0,305 0,801 0,292** 0,014 0,487 -2,011 1,309
Subvention du conseil général 1,715 0,145*** 2,482 0,301*** -0,010 0,414
Subvention du conseil régional 0,263 0,293 2,477 0,298*** 2,348 0,396***
Subvention de la DRAC 0,802 0,437. -0,075 0,381 2,167 0,385***
Subvention du Ministère Jeunesse et sports 15,586 728,304 0,685 0,825 0,694 0,937 3,146 1,158**
Subvention du Ministère Education Nationale -1,145 0,544* 0,656 0,568 0,290 0,616 2,417 0,707***
Légende :
. Valeur significative au seuil de 10%
* Valeur significative au seuil de 5%
** Valeur significative au seuil de 1%
*** Valeur significative au seuil de 0,1%
† La variable répertoire est issue de la Classification Ascendante Hiérarchique analysée dans le chapitre 2 sur le répertoire. On utilise ici une partition
de la population en trois modalités : Répertoire Savant, Répertoire populaire, Répertoire varié. La modalité Répertoire varié est utilisée comme
modalité de référence.
Tab. 8.2 – Régressions logistiques sur le fait d’obtenir une subvention
8.3. LES SUBVENTIONS AU MONDE CHORAL
Les communes subventionnent plus les chœurs qui donnent des concerts sur le terri-
toire de la commune, les conseils généraux ceux qui le font à celle du département et
les Conseils régionaux ceux qui se produisent à l’échelle régionale. Les DRAC enfin,
bien que gérant l’attribution de crédits du ministère de la Culture déconcentrés à
l’échelle de la région, ne subventionnent pas de façon notable la diffusion régionale.
En revanche, le fait d’organiser des « tournées » est sanctionné positivement.
L’enregistrement, autre facette de la production du chœur n’a pas d’effet sur la
capacité des groupes amateurs à obtenir des subventions. Le seul effet notable est un
impact positif faible du fait de produire des enregistrements à finalité de souvenir
sur la probabilité d’être subventionné au niveau de la commune. À l’opposé des
enregistrements destinés à la promotion du groupe ou la vente, les enregistrements à
usage de souvenir ont une finalité interne. De ce fait, on peut les considérer comme
une manifestation de la fonction sociale du chant choral. Leur fonction première
est de manifester et commémorer l’existence et l’activité du groupe auprès de ses
membres, plus que de promouvoir un travail artistique auprès d’un public extérieur.
La corrélation positive que l’on observe entre le fait de produire ce genre de souvenirs,
et les subventions municipales soulignent que ces collectivités locales apportent un
soutien à la dimension sociale de la pratique chorale. L’impact du rattachement à
des fédérations va dans le même sens. L’adhésion à des fédérations — notamment
aux grandes fédérations d’éducation populaire — est souvent l’indice d’une adhésion
du groupe à une conception du chant choral investissant celui-ci d’une valeur sociale.
Les municipalités et les conseils généraux y sont sensibles, les conseils régionaux et
les DRAC y restent indifférents.
À l’inverse de ceux plus axés sur la dimension « animation sociale » de la pra-
tique chorale, les indicateurs qui reflètent le degré d’exigence technique pesant sur
les membres du chœur n’ont que peu d’impact sur les subventions les plus locales.
Elles ont un impact positif sur le soutien des autorités les plus centrales. Une variable
en particulier a un effet décisif, il s’agit de l’existence d’une épreuve de sélection des
chanteurs à l’entrée du chœur. Les chœurs qui organisent des auditions sont beau-
coup plus susceptibles, toutes choses égales par ailleurs, de recueillir le soutien d’une
DRAC, mais ne se distinguent pas des autres ensembles vis-à-vis des administrations
locales.
L’impact du répertoire est peu significatif. Il reste néanmoins présent. Deux
points peuvent être soulignés. L’instance publique la plus sensible au répertoire est
la DRAC, qui subventionne plus volontiers les ensembles de répertoire savant que les
autres. Au niveau des communes en revanche, le fait d’aborder un répertoire savant
365
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
plutôt qu’un répertoire varié a un effet négatif. L’effet est similaire, quoique de
façon non significative, pour les répertoires populaires. Le fait d’avoir un répertoire
varié est donc sanctionné positivement par les municipalités. Cette valorisation des
pratiques de répertoire varié s’inscrit bien dans une logique de soutien aux pratiques
favorisant l’animation sociale pour des groupes intégrant un public varié28 .
Une fois pris en compte l’impact de ses caractéristiques propres, la façon dont
un chœur est aidé par certaines autorités publiques garde un effet déterminant sur
sa capacité à obtenir d’autres subventions. Le fait de recevoir le soutien d’une col-
lectivité est très fortement corrélé au fait de recevoir par ailleurs une aide de la part
d’une autre collectivité. Des schémas différenciés se dessinent selon les niveaux d’ad-
ministration concernés. La mobilisation conjointe de financement se fait de proche
en proche, des collectivités les plus locales aux plus centralisées. À l’échelle des
communes ce sont essentiellement les subventions des conseils généraux qui sont
mobilisées conjointement à celles de la municipalité. À l’échelle des conseils géné-
raux, ce sont celles des communes et des conseils régionaux. À l’échelle de la région,
ce sont celles des conseils généraux et des DRAC. Pour les DRAC enfin, le schéma est
différent. Les subventions régionales ont un impact, mais également celles provenant
d’instances étatiques autres que le ministère de la Culture (ministère de la Jeunesse
et des sports, ministère de l’Éducation nationale), et également celles provenant
d’échelons locaux intermédiaires entre la commune et le département (pays).
Les résultats de ces régressions peuvent donc être synthétisés en deux points. Le
premier est l’opposition de deux modèles de subventions. À un extrême, les subven-
tions des communes sont orientées vers le chœur en tant que pratique sociale. Elles
s’adressent à des groupes dont le rayonnement local est important, dont l’activité
favorise l’intégration de ses membres (répertoire varié, enregistrements souvenirs. . .),
et qui portent un projet social qui peut s’incarner dans l’adhésion à une fédération.
En revanche, les indicateurs de niveau technique du groupe (sélectivité des choristes),
sont moins déterminants. À l’autre extrémité du spectre, les DRAC visent en prio-
rité des groupes sélectifs, dont le répertoire est spécialisé sur le répertoire savant, et
qui ont un rayonnement large sur le plan géographique. Le modèle qui est ici favorisé
28. Plus qu’une recherche positive de la diversité musicale, les répertoires variés traduisent un
rejet de la spécialisation permettant de contenter un maximum de membres du chœur dont les goûts
musicaux divergent. À l’inverse, la spécialisation est l’indice d’une volonté de se perfectionner sur
un répertoire plus limité. Cf. les chapitres 2 et 3.
366
8.3. LES SUBVENTIONS AU MONDE CHORAL
367
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
Cette citation reflète bien les caractéristiques de ces politiques locales de soutien
au chant choral. Encore ne faut-il pas se méprendre sur le sens à leur accorder. Le
rappel du caractère discrétionnaire et potentiellement électoraliste de l’allocation
de ces subventions en est en même temps une dénonciation implicite. Ce discours
sur l’absence de contrôle qualitatif pouvant conduire à une forme de médiocrité du
contenu des actions subventionnées est tout à fait représentatif d’une vision classique
des politiques culturelles locales [Dubois, 1998]. S’en tenir à ce constat revient à
manquer ce qui fonde la spécificité de ces formes de soutien. Une telle dénonciation
prend ces subventions pour ce qu’elles ne sont pas. Comme le souligne la citation,
le critère n’est pas de qualité artistique, mais bien « d’animation locale ».
La distinction entre un critère « d’animation » et un critère de « qualité artis-
tique » recouvre une opposition dans la finalité de l’aide et les principes légitimant
la subvention. Mais elle concerne également les formes que va prendre la distribu-
tion d’aides. Aux politiques de soutien à l’animation correspond une logique non-
discriminante. Ce n’est pas la nature de l’activité qui importe tant que son existence.
Les subventions orientées à la « qualité artistique » sont au contraire par nature
discriminantes. Elles sont allouées à une action au vu de la nature de celle-ci. La
368
8.3. LES SUBVENTIONS AU MONDE CHORAL
Avant 2005, il y avait une enveloppe budgétaire de 10 000 e qui était re-
dispatchée sur des chœurs. Il y avait un système de points, si le chef était
diplômé, en fonction du nombre de chanteurs, du nombre de concerts,
ça faisait plus ou moins de points. Le point valait tant d’euros et ça fai-
sait une subvention entre 150 e et 300 e par chœur. [. . .] On ne faisait
pas de distinction entre différentes typologies de chœurs amateurs. Entre
le chœur amateur qui répète plusieurs fois par semaine et qui fait des
week-ends de travail, qui a un projet, qui fait venir des artistes invités
sérieux, et le chœur qui est à l’autre extrême qui est plus sur un projet
associatif, les gens viennent passer un bon moment ensemble et discuter,
on pouvait pas faire cette différence. C’était un système qui valait ce
qu’il valait, mais au delà d’un pot à la fin de l’année, avec 200 e on fait
pas grand chose si on a vraiment un projet. (Pascal, conseiller musique,
conseil général)
369
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
8.3.4 Cofinancements
Le paysage des aides publiques aux chœurs amateurs est marqué par leur concen-
tration. Un chœur est d’autant plus susceptible de recevoir une subvention qu’il est
déjà aidé par une autre administration. Cette situation n’est pas propre au chant
choral. La fréquence des « financements croisés » est une caractéristique forte des
politiques culturelles [Moulinier, 2002]. Elle n’est pas sans évoquer les d’avantages
cumulatifs de l’effet Saint Matthieu29 . La notion doit cependant être utilisée avec
précaution. Les processus décisionnels d’attribution de subvention ne sont pas de
29. Robert K. Merton [Merton, 1968] met en évidence l’existence d’avantages cumulatifs qui,
dans le domaine académique, favorisent les scientifiques déjà reconnus.
370
8.3. LES SUBVENTIONS AU MONDE CHORAL
30. Pierre Moulinier distingue les financement « croisés » des financements « conjoints ». Les
premiers sont le fait de l’activité des structures financées — ils résultent « d’une quête fructueuse
auprès de subventionneurs potentiels. ». Les seconds découlent d’un accord entre financeurs préa-
lable à l’attribution du soutien [Moulinier, 2002, p. 221-222].
371
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
372
8.3. LES SUBVENTIONS AU MONDE CHORAL
373
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
La concentration des subventions est donc liée à trois facteurs distincts. Elle
est dans certains cas la conséquences directe de la façon dont sont élaborés les dis-
positifs de soutien public. Elle tient par ailleurs à l’effet prescripteur de certaines
administrations dont l’expertise est reconnue. Elle dépend enfin du fonctionnement
des services chargés de l’attribution de ces subventions au sein des différentes collec-
tivités locales. Ceux-ci ne fonctionnent pas de façon fermée et indépendante, mais
collaborent activement et se consultent sur les dossiers qui leurs sont soumis.
Conclusion
Les aides publiques au monde choral sont caractérisées par un effacement de la
décision politique. Au niveau de l’État comme à celui des collectivités locales, et
sur l’ensemble de la période étudiée, l’innovation et la diffusion d’aides publiques
au chant choral font systématiquement le fait d’une délégation — pour ne pas dire
d’une dilution — de la prise de décision politique à un réseau d’experts rassemblant
des membres d’administrations (ministère de la Jeunesse et des sports, direction
374
8.3. LES SUBVENTIONS AU MONDE CHORAL
375
CHAPITRE 8. LES POLITIQUES DU MONDE CHORAL
et la subvention. Non seulement ces mécanismes sont tous deux générateurs d’une
concentration des revenus en vertu de logiques qui leur sont propres33 , mais ils sont
également corrélés, leurs effets respectifs ayant tendance à se renforcer34 .
On pouvait supposer en abordant l’économie du monde choral que les dyna-
miques concurrentielles des mondes artistiques professionnels, créatrices d’inégalités
de budgets, seraient atténuées par la nature amateur du monde. Il n’en est rien. Une
frange du monde choral amateur s’aligne sur les modes de fonctionnement propres
aux mondes professionnels. Les conséquences du semi-professionnalisme au sein d’un
monde amateur sont doubles. Son irruption superpose les effets clivant qui lui sont
propres — et qui s’expriment façon indépendante au sein des mondes professionnels
— à un clivage propre au milieu amateur qui tient à la diversité des formes écono-
miques. Aux effets de la marchandisation des concerts et des subventions accordées
sur critères esthétiques vient se rajouter le fait que les ensembles concernés tranchent
d’autant plus dans le paysage que la majorité des groupes relèvent d’un modèle de
subvention marqué par la dispersion des ressources, voire ne fonctionnent que grâce
aux cotisations de leurs membres, quand ils ne s’en tiennent pas à une économie
non monétaire. La superposition de ces mécanismes contribue à faire contre toute
attente de la pratique chorale amateur un monde au sein duquel la distribution des
ressources monétaires est au moins aussi, si ce n’est plus, concentrée que dans les
mondes professionnels.
376
Quatrième partie
377
Nous n’avons considéré jusqu’ici que les ensembles amateurs. Le monde cho-
ral comporte une frange de chœurs professionnels. Nous désignons comme tels les
groupes pour lesquels les choristes sont rémunérés. Notre dernière partie est consa-
crée à l’étude de cette sphère professionnelle.
Les chœurs professionnels sont une fraction très minoritaire du monde choral sur
le plan numérique. S’il est difficile d’en cerner poids de façon rigoureuse, ils repré-
sentent en tout état de cause moins de 1 % des chœurs en exercice1 . Leur importance
symbolique au sein du milieu est cependant sans commune mesure avec leur poids dé-
mographique. Ces ensembles jouissent d’une large diffusion et d’une reconnaissance
importante au sein du monde choral voire en dehors de ses frontières. Ils captent
des financements importants de la part des pouvoirs publics. Ces ensembles profes-
sionnels sont par ailleurs récents. En dehors de quelques exceptions, sur lesquelles
nous reviendrons, ils ont été créés, pour les plus anciens d’entre eux, à la toute fin
des années 1970. Leur développement et leur rayonnement estune transformation
majeure qu’a connue le monde choral au cours des décennies 1980 et 1990. Nous
analyserons ici cette professionnalisation de l’interprétation chorale. Celle-ci se joue
à trois niveaux : à l’échelle des individus, à celle des groupes et à celle du monde.
La professionnalisation du monde choral se joue en premier lieu à l’échelle des
groupes (chapitre 9). Elle passe par la transformation de chœurs qui, souvent issus
du monde amateur, voient leur régime de fonctionnement se transformer profondé-
ment. L’analyse de ces trajectoires collectives de professionnalisation nous conduira
à reconsidérer l’idée d’une opposition de nature entre amateurisme et professionna-
lisme. Considérée à l’échelle du monde, les trajectoires collectives que nous obser-
vons dessinent un schéma de peuplement. Nous retracerons celui-ci dans le cadre
du chapitre 10. Les transformations du monde choral professionnel ont abouti à la
structuration de celui-ci autour de trois types d’ensembles que distinguent leur es-
thétique, leur organisation du travail artistique ainsi que leur modèle économique.
Nous conclurons cette partie par l’analyse de la professionnalisation du monde cho-
ral à l’échelle des individus (chapitre 11). La structuration du milieu des ensembles
intermittents se reflète dans la segmentation du marché du travail des choristes.
L’émergence d’un marché du travail des choristes, indépendant de celui des chan-
teurs solistes a été rendu possible par la reconnaissance de compétences propres aux
chanteurs de chœurs et par une évolution des cursus de formation.
379
380
Chapitre 9
Introduction
La sociologie des mondes artistiques considère la professionnalisation de ces uni-
vers sociaux avant tout d’un point de vue individuel. Les trajectoires étudiées sont
celles d’artistes qui cherchent à tirer une rémunération de leur activité créatrice. Une
telle perspective a des effets sur la façon dont est pensée la place de la profession
au sein des mondes de l’art. Elle contribue à renforcer l’idée d’une opposition entre
amateurisme et professionnalisme. À l’échelle de l’individu, le critère de distinction
entre amateur et professionnel est clair. Il s’agit de la rémunération qui permet de
vivre de son art. Rien de commun entre un professionnel et un amateur, l’un valo-
rise son activité sur un marché en vue d’en tirer un revenu quand l’autre s’y engage
gratuitement.
La relation entre amateurisme et professionnalisme est donc pensée sur le mode
de l’exclusion. Les travaux se penchent généralement sur l’un de ces deux versants
à l’exclusion de l’autre. Lorsque les deux sont abordés simultanément, c’est dans le
cadre de la succession chronologique de phases d’une trajectoire de professionnali-
sation. Si un même individu peut passer par les deux conditions d’amateur et de
professionnel, c’est qu’il se transforme. De telles analyses insistent sur les mécanismes
qui marquent le passage d’un état à un autre : acquittement d’un « droit d’entrée »
[Mauger, 2006a, Mauger, 2006b], rôle de « gatekeepers ». La professionnalisation est
un passage du monde de l’amateurisme à celui du professionnalisme. Entrer dans
l’un, c’est sortir de l’autre. Cette représentation d’une exclusion mutuelle de l’ama-
teurisme et du professionnalisme est bien souvent saturée de jugements. L’alternative
est bien résumée dans l’introduction d’un numéro de la revue Genèses consacrée à
cette question de l’interaction entre amateurs et professionnels.
Où passe la ligne de frontière entre l’amateur et le professionnel : dif-
férence de qualité –– l’amateur ferait médiocrement ce que le profes-
381
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
1. Les discours de rejet mutuel entre amateurs et professionnels, souvent teintés de rancœur ou
de mépris ont une dimension performative qui fonde à certains égards la représentation des mondes
amateurs comme univers de relégation [Poliak, 2006].
382
chœurs. Certains groupes amateurs ont un fonctionnement à part. La cohésion de
leurs membres autour d’un projet artistique témoigne d’une intégration esthétique
forte2 . Ces groupes sont en mesure de rentrer dans une logique de diffusion mar-
chande qui les distingue des autres ensembles3 , et de capter des subventions im-
portantes qui leurs sont accordées sur la base d’une reconnaissance de la qualité
artistique de leur production4 . Ces ensembles s’orientent vers un modèle de fonc-
tionnement qui se rapproche du professionnalisme. L’achèvement de ces trajectoires
collectives de professionnalisation n’est pas marqué par le caractère binaire de la
rémunération à l’échelle individuelle. Les transformations touchent à de nombreuses
dimensions de la vie du groupe : sa structure financière, la professionnalisation de
son encadrement administratif et en dernier lieu l’évolution de l’engagement de ses
chanteurs bénévoles en un lien salarial. La professionnalisation d’un chœur voit la
généralisation d’une organisation marchande à l’ensemble des dimensions matérielles
de la vie du groupe.
L’entrée par les trajectoires collectives permet de reformuler les enjeux de la pro-
fessionnalisation artistique. Il n’est plus seulement question du rapport entretenu à
la rémunération, et d’un calcul économique de prise de risque en situation d’incerti-
tude. Certes, ces trajectoires mettent en jeu des figures individuelles engagées dans
des démarches entrepreneuriales5 . La professionnalisation de groupes ne se limite pas
pour autant à celles-ci. Elle se définit à l’articulation de plusieurs parcours indivi-
duels. Les logiques d’investissement peuvent être collectives et concerner l’ensemble
des membres du groupe.
Une telle approche nous conduira à relativiser une lecture rapide qui tient pour
acquis que l’engagement dans la valorisation marchande d’une activité est motivé
par la recherche d’une rémunération et s’oppose en cela à la logique de vocation gra-
tuite. Parmi les arguments qui motivent la professionnalisation des groupes, celui de
la rémunération est clairement marginal. L’organisation marchande d’un groupe pro-
fessionnel est mobilisée en raison de de son efficacité dans la promotion d’un projet
artistique. La professionnalisation s’inscrit en cela dans la continuité de l’amateu-
risme. Elle est un moyen de poursuivre les mêmes fins.
Nous aborderons dans un premier temps les origines amateurs de nombreux
383
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
384
9.1. LES FONDEMENTS DE LA PROFESSIONNALISATION
mêmes termes : « j’ai appelé des copains », « c’était une bande de potes », « c’est parti
d’une bande de copains ». Le cadre amateur d’autre part. De nombreux ensembles
vocaux professionnels sont passés par une phase d’amateurisme non rémunéré.
Par ailleurs, cette citation met en parallèle l’histoire de plusieurs ensembles ap-
partenant à des générations différentes. Le Collegium vocal de Gand, appartient à
la génération des ensembles baroques professionnalisés au début des années 1980,
Accentus, est l’un des précurseurs de la vague des ensembles vocaux professionnels
créés dans les années 1990 et le chœur évoqué ici s’est professionnalisé à la fin des
années 1990. On pourrait compléter cette liste avec d’autres exemples. Les origines
du chœur G. . . , professionnalisé à la fin des années 2000, sont similaires.
Un amateurisme « de conservatoire »
C’était partir d’une pratique, oui, amateur entre guillemets. Enfin, avec
son exigence, mais en tout cas pas rémunérée.(Nicolas, chef de chœur)
385
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
C’est-à-dire qu’au début, Laurence très vite elle a fait des auditions, donc
en fait, on peut pas vraiment dire que ça ait jamais fonctionné comme un
chœur vraiment amateur au sens plus amateur du terme, c’est-à-dire que
pour moi le monde amateur, c’est un monde tellement large, on va dire
c’était pas la chorale de paroisse ou la chorale du coin ou n’importe qui
peut venir, elle a tout de suite imposé des auditions. (Fabrice, choriste)
L’amateurisme des débuts de chœurs professionnels est un amateurisme « de
conservatoire ». Ce sont des groupes très sélectifs, dont l’intégration esthétique est
forte. Ils rassemblent des individus qui, même amateurs, ont des parcours qui les
rapprochent des milieux professionnels. Leurs membres sont des étudiants en cursus
de chant ou de musicologie, des musiciens. . .
C’étaient des étudiants des copains à moi qui chantaient des fois dans des
ensembles professionnels mais qui revenaient l’été pour faire un projet
sympa, [. . .] il y avait pas mal d’étudiants en musicologie qui venaient,
des étudiants du conservatoire de Toulouse. (Nicolas, chœur L. . .)
Ce chœur n’est pas seul dans son cas. Nous avons vu au cours du chapitre 8 que
le développement des groupes de musique ancienne à la fin des années 1970 est lié
aux programmes pédagogiques du centre de musiques et danses anciennes de Paris.
Accentus était largement constitué à la base d’étudiants de musicologie de Paris IV,
rassemblés par Laurence Equilbey. Le chœur G. . . évoqué plus haut s’est développé
au sein d’un conservatoire.
386
9.1. LES FONDEMENTS DE LA PROFESSIONNALISATION
encore proche lorsque nous avons réalisé notre terrain. Il est frappant de constater le
« professionnalisme » de la diffusion alors même que le groupe est encore amateur.
Les collaborations auxquelles Yann fait référence sont révélatrices. Des ensembles
instrumentaux professionnels ont fait appel à son chœur encore amateur. Même si
les chanteurs ne sont pas rémunérés, ce type de collaboration inscrit l’ensemble « à
387
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
la frontière de deux mondes ». Cette situation est difficile à tenir sur le long terme
pour plusieurs raisons.
La fragilité de la qualité des chœurs amateurs a déjà été soulignée. Nous avons
évoqué l’ambiguïté des rapports entre diverses formes d’intégration6 . Yann souligne
ici d’autre facteurs plus liés aux modes d’organisation du travail amateur. Le rythme
de production annuel, la difficulté à fidéliser les chanteurs d’une saison à l’autre. . .
font que l’évolution du groupe est vécue comme un éternel recommencement.
Le point central n’est pas l’incapacité des chœurs amateurs à obtenir un résul-
tat de qualité élevée, mais plutôt la fragilité de cette qualité à plus ou moins long
terme. Elle repose sur l’engagement individuel de chaque membre du groupe. La
professionnalisation apparaît dès lors comme un moyen de sécuriser cette orienta-
tion du groupe par l’introduction d’une rémunération qui modifie la nature du lien
unissant
6. Nous avons vu que l’intégration antérieure à l’existence du chœur (l’amitié, les réseaux) peut
faciliter la définition d’un projet artistique commun mais qu’elle affaiblit également la capacité de
sanction des écarts individuels à l’objectif de qualité du groupe. Cf. 5.3.4 p. 241.
388
9.1. LES FONDEMENTS DE LA PROFESSIONNALISATION
La « concurrence déloyale »
La seconde difficulté rencontrée par les groupes de grands amateurs est d’ordre
« éthique ». Elle est liée au positionnement du groupe aux côtés d’ensembles profes-
sionnels.
389
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
390
9.2. PORTER LE PROJET, GÉRER, FINANCER
Au delà des qualités personnelles du chef, les ressources sociales dont il dispose
sont également importantes. La capacité du chef de chœur à garantir la réussite
de son groupe dépend de la reconnaissance du monde musical dont il jouit à titre
personnel, et des réseaux de collaborations qu’il est capable de tisser. Joël Suhubiette
souligne que les relations dont il disposait ont été déterminantes pour permettre aux
Éléments d’acquérir rapidement un large rayonnement.
La chance qu’on a eue c’est d’être assez vite présents sur les scènes
parisiennes, à la Cité de la musique, dans les saisons, et donc d’avoir un
rayonnement national très rapide. On a pas eu à faire cinq ans de travail
sur Toulouse, très vite on a eu la chance de se produire ailleurs, c’est vrai
que je le faisais aussi avec Jaques Moderne, que j’avais bâti un réseau de
« relations » entre guillemets de gens qui me connaissaient parce qu’ils
m’avaient vu avec Herreweghe, avec la Chapelle. Philippe m’a toujours
391
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
Laurence n’a pas touché un sous jusqu’à ce qu’Olivier ait fait la pro-
fessionnalisation et dise « maintenant, il est temps que tu commences
à toucher les dividendes de ton travail. » Alors elle a commencé à être
payée. Mais c’est quand même quelqu’un qui a tenu pendant 10 ans son
truc. Elle y croyait, elle y était à fond. (Fabrice, Chanteur)
Transformations administratives
392
9.2. PORTER LE PROJET, GÉRER, FINANCER
393
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
394
9.2. PORTER LE PROJET, GÉRER, FINANCER
préfecture, ça ça fait partie des trucs pas très marrants, mais qu’il faut
faire, sinon ta structure est bancale. Et il y a tout ce qui est impôts,
compta. . . (Vincent, Administrateur)
Entrepreneuriat administratif
Comme pour les chefs de chœurs, l’implication de ces individus repose sur une
forte motivation individuelle. L’engagement dans de telles structures peu formalisées
n’est en effet pas sans conséquence ni sans coût. Dans le cas de la personne évoquée
plus haut, il s’agit d’un engagement qui dépasse le quart-temps du contrat officiel.
395
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
Dans une logique similaire, cet administrateur décrit les conditions qu’il acceptées
lors de son embauche par un jeune ensemble en cours de professionnalisation.
L’annonce, si un ami ne m’avait pas dit « vas-y », j’y serais jamais allé.
C’était temps partiel, emploi tremplin, j’étais pas éligible parce que
j’avais trop de diplômes et limite trop vieux [. . .] On a regardé com-
ment je pourrais m’intégrer là dedans. J’ai dit « OK, si ça permet de
faire économiser des sous, je commence en stage jusqu’au mois de sep-
tembre. » Parce que j’étais encore conventionné à Sciences Po. (Vincent,
administrateur)
Temps de travail effectif supérieur au temps rémunéré, faible salaire, emploi dé-
guisé en stage. . . On retrouve derrière ces situations une même logique de concessions
financières à laquelle il faut ajouter la dimension risquée que représente le choix de
travailler pour ces ensembles. Leur succès n’est pas assuré,et leur existence même
peut être remise en cause à court terme. Là encore, la démarche individuelle consis-
tant à s’engager dans l’ensemble relève d’une logique d’entrepreneuriat. Les coûts
que représente une telle démarche sont acceptés au nom d’une anticipation de la
réussite de l’ensemble, qui permettra la stabilisation de la situation d’emploi. Cet
administrateur présente explicitement sa décision d’accepter un emploi temporaire-
ment déguisé en stage comme le résultat d’un calcul conscient de prise d’un risque
savamment maîtrisé.
Finalement, en signant ici, j’ai vraiment misé sur l’avenir, parce que moi
je suis un p’tit jeune, ce sont des p’tits jeunes. Je suis pas là pour foutre le
bronx en pompant beaucoup de sous. Vraiment, j’ai pas fait ça pour être
gentil, j’ai fait ça pour rendre la chose possible, parce que sinon c’était
pas possible. Sinon c’était ils embauchaient personne ou un stagiaire.
C’était soit ça soit rien. Et après tu te poses la question : Est-ce que t’as
envie de le faire ? Est-ce que t’as pas envie de le faire ? Après, c’était
pas un stage à 300 e non plus c’était un stage au SMIC en gros. Et
moi j’avais cette opportunité de pouvoir être conventionné. Je me suis
dit « c’est pas parce que tu vas pas cotiser pendant 3 mois que ça va
changer ta vie ». (Vincent, Administrateur)
396
9.2. PORTER LE PROJET, GÉRER, FINANCER
Ce qui est génial, c’est que c’est un jeune ensemble, que moi je suis assez
jeune et que c’est mon premier boulot. On est vraiment dans le même
bateau et on rame dans le même sens. Ça c’est vraiment un truc que
j’apprécie fortement et j’échangerais mon boulot contre rien au monde
aujourd’hui, et en plus il y a une ambiance de fou et je m’entends super
bien avec Benjamin, et on a tous entre 20 et 25 ans, et. . . et ça marche
bien quoi. (Vincent, administrateur)
397
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
Les financements déclencheurs peuvent être publics, et émanent selon les cas des
services de l’état ou des collectivités locales. Le choeur Les Éléments s’est profes-
sionnalisé sur la base d’un projet défendu par son chef et créateur, Joël Suhubiette,
devant les services de la municipalité de Toulouse, et du ministère de la culture.
L’acceptation de ce plan semble relever d’une réflexion politique maîtrisée. Celle-ci
repose à la fois sur une évaluation artistique du projet, servie par les références de
ce chef de chœur, et par des considérations d’organisation culturelle du territoire
national.
398
9.2. PORTER LE PROJET, GÉRER, FINANCER
399
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
Aides privées
Le rôle joué par les pouvoirs publics dans la structuration d’ensembles n’est pas le
cas de figure le plus courant. L’idée que des politiques culturelles cohérentes seraient
en mesure de structurer le paysage national de la production musicale est remise en
cause par les initiatives d’acteurs privés, auxquelles les politiques publiques ne font
en réalité que répondre dans un second temps. La Fondation France-Telecom en par-
ticulier — devenue Fondation Orange — a été la source de financement permettant
le basculement de nombreux ensembles dans une logique de professionnalisation. Cet
administrateur évoque le rôle déterminant de la fondation Orange dans le cas du
jeune ensemble qu’il gère.
Quand je suis arrivé à l’Ensemble Y. . ., ils avaient déjà depuis janvier
le soutien de la Fondation Orange, d’ailleurs c’est ce qui a permis mon
arrivée. C’est pas énorme, mais c’est sur 5 ans et ça augmente. [. . .] sans
la Fondation Orange, il n’y a pas d’Ensemble Y. . ., c’est clair et net, au
moins pas dans cette forme là (Vincent, administrateur)
La Fondation a joué un rôle déterminant dans la professionnalisation de nom-
breux ensembles. Son action est concentrée depuis 1987 sur le développement de la
musique vocale, et axée en particulier sur la pratique de l’ensemble. Les principes
d’actions mis en avant sur son site institutionnel incluent l’orientation exclusive vers
les projets professionnels (à l’exception des maîtrises d’enfants), et le soutien aux
« jeunes talents » : nouveaux ensembles, ensembles de jeunes professionnels. Ce flé-
chage affiché vers les projets impliquant une « prise de risque » en font un acteur
essentiel de l’entrepreneuriat dans le milieu professionnel de la musique vocale
Deux caractéristiques de son action sont absolument déterminantes pour cerner
son action. L’un des critères de sélection annoncés est la durabilité du projet. La
fondation déclare ne pas financer de projets ponctuels, disque ou concert unique.
Le second critère semble contradictoire : l’aide de la fondation est limitée dans le
temps. Elle est accordée pour une durée de cinq ans maximum. Une telle durée
est suffisante pour offrir à une ensemble de réelles chances de mettre en place une
structure professionnelle pérenne, mais n’en pose pas moins la question du relais en
termes de financements.
Ce type de dispositif fait de la fondation un entrepreneur prêt à financer l’émer-
gence de nouveaux groupes professionnels. Le cas du Chœur G est exemplaire. La
Fondation en vient à jouer un rôle pro-actif dans la démarche de professionnalisa-
tion. Le chef de chœur raconte comment la décision de passer le cap de la profession-
nalisation de son groupe a été facilitée par les incitations de ses interlocuteurs à la
400
9.2. PORTER LE PROJET, GÉRER, FINANCER
fondation. Un projet d’ensemble professionnel porté par ce chef avait avorté quelques
années au préalable. Les contacts établis avec la Fondation à cette occasion se sont
révélés déterminants pour l’évolution du Chœur G. . ..
401
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
402
9.2. PORTER LE PROJET, GÉRER, FINANCER
403
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
Le déficit creusé est comblé par des financements non planifiés et ponctuels, au
moins dans un premier temps (« On a trouvé un financement de dernière minute
auprès de la DMDTS »). Le caractère occasionnel, et quasi fortuit, de cette aide
de la DMDTS n’est pas que la conséquence de l’absence de prévision du groupe. Il
tient à la nature des financements disponibles pour les jeunes ensembles : « Quand
tu es un petit jeune ensemble comme ça, tu commences avec les aides au projet ».
La diversification des financements est la conséquence directe de ce mode d’organi-
sation des programmes d’aides. L’absence de financeur principal et pérenne conduit
l’administrateur à multiplier les demandes d’aides à la diffusion sur les divers projets
montés par le groupes.
La professionnalisation des chœurs suit donc une séquence logique. Elle s’appuie
avant tout sur la définition d’un projet musical porté et défendu par un entrepreneur
artistique et se traduit par une réorganisation de la gestion du groupe qui aboutit à
la professionnalisation de l’administration. Ces deux composantes essentielles se tra-
duisent par l’émergence de binômes rassemblant le directeur artistique du groupe et
un administrateur, dont l’action est déterminante dans la trajectoire de l’ensemble.
La professionnalisation repose enfin sur la mobilisation de financements permettant
dans un premier temps de « sauter le pas » de la professionnalisation, puis de stabi-
liser la situation financière du groupe. L’analyse de la provenance des financements
et des mécanismes d’obtention conduisent à relativiser fortement l’idée de politiques
404
9.2. PORTER LE PROJET, GÉRER, FINANCER
Variable dépendante :
Nombre de sources de financement
Coef Err Std
(Intercept) 5,84 1,66***
Age 0,5 0,21*
Age2 -0,01 0,01*
Légende :
* Valeur significative au seuil de 5%
** Valeur significative au seuil de 1%
*** Valeur significative au seuil de 0,1%
405
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
406
9.3. UN ENTREPRENEURIAT DE GROUPE
partenance au groupe.
407
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
si les cachets ne progressent pas, il est important que le projet « avance, de façon
cohérente et pérenne ».
Cette logique d’entrepreneuriat collectif s’impose encore plus fortement pour des
groupes de taille limitée. Certains ensembles vocaux fonctionnent sans chef de chœur.
Leur identité artistique n’est alors pas incarnée par une individualité qui dirige
l’ensemble. Elle est manifestée directement par l’engagement d’une équipe de taille
restreinte, soudée sur un principe d’intégration familiale10 . Fabrice, qui fait partie
d’un ensemble vocal de cinq chanteurs, décrit ici les conditions de rémunération des
répétitions de ce petit groupe.
Oui, on essaye de se rémunérer. Bien en dessous de que ce qu’on devrait,
mais on essaye. Parce qu’aujourd’hui vraiment on essaye d’être profes-
sionnels avec ça, et on se dit « si on se paye pas avec le Groupe Vocal
C. . ., on va être obligés d’aller travailler ailleurs, et on pourra pas se
voir ». Notre intérêt c’est de se voir le maximum, donc on a budgété
une enveloppe, et on s’est dit « avec cette enveloppe, on accepte de tra-
vailler quatre mois, cinq mois à plein temps avec Groupe Vocal C. . . ».
Bon le problème, c’est l’argent. On doit agir en « bon père de famille »,
parce qu’on est à la fois demandeur d’argent mais à la fois on sait qu’on
peut pas gérer, c’est une entreprise personnelle si vous voulez. C’est une
association entreprise quoi. (Fabrice, chanteur)
Les chanteurs de ce petit groupe sont pris entre deux logiques contradictoires
habituellement réparties entre deux entités distinctes dans les groupes tradition-
nels : la direction administrative et artistique d’un côté, les artistes employés de
l’autre. L’administration de ce petit groupe n’est pas professionnalisée et les chan-
teurs sont seuls responsables des décisions économiques. Ils sont à la fois employés
et employeurs. La référence à la notion d’entreprise personnelle souligne le caractère
d’entrepreneuriat collectif de cet ensemble.
Bénévolat et semi-professionnalisme
L’engagement collectif des musiciens afin de permettre une réduction des coûts de
fonctionnement du groupe en coûts de professionnalisation peut prendre des formes
de bénévolat. Le cas le plus fréquent est celui de la non rémunération des répéti-
tions. Il est fréquent que les musiciens d’ensembles professionnels dont la situation
est encore fragile acceptent des services de répétitions peu voire pas rémunérés. L’ac-
ceptation de telles conditions de travail ne résulte d’une négociation salariale, mais
bien d’un engagement collectif en faveur du projet du groupe, dans la continuité
10. Nous reviendrons dans le cadre du chapitre 10 sur la spécificité de ces ensembles.
408
9.3. UN ENTREPRENEURIAT DE GROUPE
Je pense qu’au début c’étaient des défraiements, c’était pas des salaires,
elle a dû défrayer certains chanteurs, et à l’arrivée d’Olivier Mantei, on
a dû passer à un système de salariat, d’intermittents du spectacle. Donc,
au départ uniquement sur des concerts, et puis petit à petit sur des
répétitions, ça s’est fait de la manière la plus logique qui soit. Et puis
petit à petit, les professionnels, il y a eu un moment où il y a eu deux
tarifs, un tarif pro et un tarif semi-pros (Fabrice, chanteur)
409
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
La recomposition du groupe
410
9.3. UN ENTREPRENEURIAT DE GROUPE
L’existence d’une césure aussi franche entre la phase amateur et la phase pro-
fessionnelle de l’existence d’un ensemble n’est pas la norme. Les situations de semi-
professionnalisme évoquées sont précisément marquées par l’absence de transition
tranchée. L’évolution de la composition du groupe se fait de façon plus progressive.
L’éviction des amateurs n’en a pas moins lieu, suite souvent à des blocages causés par
la difficulté de cohabitation des logiques de l’amateurisme et du professionnalisme.
Ces difficultés peuvent être d’ordre relationnel. Dans le cas du groupe Accentus, le
semi-professionnalisme reposait sur la cohabitation de chanteurs aux statuts et aux
rémunérations différentes. Un tel mode de fonctionnement est difficile à tenir sur
la longueur. La rupture de l’égalité de traitement entre les membres du groupe est
déjà une rupture avec la logique collective de l’amateurisme. Elle appelle à terme
un alignement sur un mode de fonctionnement professionnel.
411
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
Nous avons vu dans le chapitre sur les groupes amateurs que ces ensembles travaillent
sur la base d’un rythme de répétition hebdomadaire. Si les ensembles de « grands
amateurs » ont plus fréquemment un rythme alternatif (répétitions mensuelles, or-
ganisation par projet. . .), leur organisation repose avant tout sur une planification
du travail de répétition sur le temps libre des chanteurs qui ont pour la plupart une
activité professionnelle non liée à la musique. La professionnalisation des chanteurs
modifie radicalement cette situation. La rémunération des musiciens garantit leur
disponibilité et permet d’augmenter la fréquence des répétitions. L’exclusion des
amateurs se fait naturellement du fait de l’incompatibilité du planning de travail
avec leur disponibilité limitée.
À un moment, quand on peut plus répéter. . . Si on fait des répétitions
au milieu de l’après-midi, ça gène aucun professionnel. Ça gêne ceux qui
travaillent dans d’autres secteurs d’activités. Donc au bout d’un moment,
on dit à ces personnes « ben tu vois, c’est plus possible ». Donc il y a
eu une période où il y avait des programmes avec certaines pièces qui
étaient faites avec des effectifs plus larges. Parce qu’elle répétait certaines
pièces avec les amateurs, certaines pièces certains jours. Mais ça c’était
difficilement viable (Fabrice, choriste)
Enfin, un dernier facteur de renouvellement de l’effectif est de façon encore plus
diffuse une forme d’auto-sélection de ses membres sous l’effet d’une pression diffuse
liée aux transformations du groupe.
Il y a eu une période sur deux ans où il y a eu un peu des amateurs, des
semi-pros, et des pros, et ça très vite, les amateurs pouvaient pas suivre
le rythme en répétition, ou alors étaient vraiment pas au niveau, et je
pense que pour un ou deux elle l’a dit, mais assez peu finalement, ça s’est
fait de manière assez naturelle, plus par pression. . . (Fabrice, choriste)
Sous l’effet de facteurs divers, la démarche d’amateurisme est marginalisée au
sein des ensembles en cours de professionnalisation du fait de l’exclusion progressive
des acteurs bénévoles. Si elles sont les points de départ de la professionnalisation d’un
ensemble, les situations de cohabitation au sein d’un groupe de deux populations
dont le statut n’est pas le même semblent difficilement viables à terme.
412
9.3. UN ENTREPRENEURIAT DE GROUPE
chanteurs qui évoluaient déjà dans une sphère professionnelle extérieure au groupe.
Comme le souligne très simplement ce chanteur, l’introduction d’une rémunération
modifie les conditions de recrutement : « Forcément, professionnaliser, proposer un
salaire, elle avait accès à des gens ».
La connexion qui s’établit entre le groupe et un marché du travail est également
l’occasion pour certains chanteurs jusqu’alors amateurs de « sauter le pas », et de
s’insérer au marché du travail des chanteurs en allant chanter au sein d’autres en-
sembles professionnels. Ce chanteur a lui-même décidé de devenir professionnel suite
à son expérience au sein d’Accentus au sein duquel il a chanté en amateur puis en
« semi-professionnel ». Il souligne que les contacts avec des chanteurs venus d’un
milieu déjà professionnalisé ont joué un rôle dans la prise de décision.
La rémunération introduit une transformation radicale du lien qui uni les mu-
siciens au groupe. À l’adhésion à un projet artistique, doublée souvent d’un lien
413
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
Ce n’est pas tant l’introduction d’une rémunération en soi qui conduit à un effa-
cement de la logique amateur, que l’insertion à un marché du travail. L’alignement
des conditions de travail sur celles pratiquées par d’autres ensembles résulte direc-
tement de la connexion qui s’établit entre le groupe et le marché par le biais de
l’évolution de l’effectif.
Il y a eu des gens dans les groupes pour faire changer les choses. Aux Arts
flo, il y a eu toute une cellule de chanteurs qui étaient même syndiqués,
qui ont exigé d’avoir des minimums, qui sont allés voir les conventions
collectives des branches. Et nous à Accentus, on savait qu’aux Arts flo
il y avait telles conditions, et on a dit « il n’y a pas de raison que dans
ce groupe on travaille professionnellement dans telles conditions, et qu’à
Accentus, on puisse pas bénéficier de ce type d’avantages sociaux ». (Fa-
brice, Chanteur)
414
9.3. UN ENTREPRENEURIAT DE GROUPE
Ce regret du militantisme est rarement présent dans les discours des chanteurs
dont les préoccupations sont plus orientées vers les difficultés rencontrées sur un
marché du travail fortement concurrentiel11 . L’effacement de la logique amateur lors
du processus de professionnalisation peut donc être lu également comme la cons-
truction d’une différenciation entre les acteurs. Le contraste est tout à fait parlant
entre le jeune ensemble dont le chef touche la même rémunération que les musiciens,
et le chœur de quinze ans dont la chef en appelle au militantisme de ses chanteurs
415
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
9.3.3 Professionnalisation
et ambiguïté de l’organisation marchande
416
9.3. UN ENTREPRENEURIAT DE GROUPE
417
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
418
9.3. UN ENTREPRENEURIAT DE GROUPE
La tension de la professionnalisation
419
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
Conclusion
La professionnalisation d’un chœur s’inscrit pleinement dans la continuité de
l’engagement amateur de vocation. La soumission de l’ensemble de l’organisation du
groupe à des logiques marchandes répond en premier lieu à la volonté de promotion
d’un projet esthétique. Cette marchandisation de la vie du groupe permet en par-
ticulier de répondre aux difficultés que peuvent rencontrer des ensembles amateurs.
La professionnalisation de la diffusion et de l’administration permettent d’élargir la
diffusion, la rémunération des chanteurs garantit leur disponibilité. La professionna-
lisation est en ce sens une réponse apportée à la fragilité de l’intégration esthétique
des groupes de grands amateurs. Le passage à une organisation marchande garanti
la pérennité du projet et permet de maintenir le groupe dans une dynamique de
croissance toujours susceptible d’être remise en cause dans un cadre amateur.
La professionnalisation des groupes de chant choral présente des caractéristiques
régulières. Elle repose en premier lieu sur l’action d’individus qui sont en mesure de
garantir les différentes ressources sur lesquelles reposent la réussite du projet de pro-
fessionnalisation : qualité du projet artistique, et capacité à le défendre auprès d’in-
terlocuteurs, rigueur de l’organisation administrative, capacité à capter des finance-
ments. Elle repose également sur un engagement militant de la part des membres du
groupes qui inscrit la démarche de professionnalisation dans la continuité de l’en-
420
9.3. UN ENTREPRENEURIAT DE GROUPE
421
CHAPITRE 9. UNE PROFESSIONNALISATION COLLECTIVE
422
Chapitre 10
Cartographie
du monde choral professionnel
Introduction
Les trajectoires collectives de professionnalisation que nous venons de décrire
doivent être mises en perspective d’un point de vue historique et à l’échelle du
monde. Historiquement, elles ont contribué au développement d’un espace profes-
sionnel qui, pour être faiblement développé, n’en était pas pour autant totalement
inexistant. La professionnalisation de groupes de chant choral dans les années 1980 et
1990 a contribué à la structuration d’un monde professionnel hétérogène dont nous
retraçons la structure dans le cadre de ce chapitre. Nous retraçons ici ce schéma de
développement du monde choral professionnel, et nous en présentons les principaux
secteurs dans une optique idéal-typique. Celle-ci nous conduira à distinguer trois
catégories d’ensembles vocaux professionnels.
La typologie que nous proposons rend compte de la diversité des formes d’em-
ploi et des modes d’organisation du travail artistique. Le clivage essentiel repose
sur l’opposition entre deux types de contrats de travail : contrat à durée indéter-
minée des ensembles permanents et cachet des artistes intermittents. L’opposition
entre ensembles permanents et ensembles intermittents recouvre plus qu’une simple
distinction entre deux types de contrats. Elle touche à la stabilité du collectif et à
l’organisation du travail artistique. Le fonctionnement des ensembles intermittents
passe par la stabilisation au moins partielle de relations d’emploi précaires dont il
faudra mettre les ressorts en évidence.
Notre typologie tiendra également compte de la façon dont les groupes garan-
tissent leur équilibre financier. Le monde choral professionnel relève pour sa ma-
jeure partie d’une économie du spectacle vivant structurellement déficitaire. Il met
en œuvre des effectifs artistiques potentiellement larges. Les coûts de main d’œuvre
423
CHAPITRE 10. CARTOGRAPHIE D’UN MONDE PROFESSIONNEL
424
10.1. LES CHŒURS PERMANENTS
425
CHAPITRE 10. CARTOGRAPHIE D’UN MONDE PROFESSIONNEL
tique que portent certains acteurs sur la situation des chœurs régionaux est parlant.
Ils reprochent à ces ensembles d’avoir affaibli la vie chorale amateur en drainant
les meilleurs éléments des chœurs bénévoles, et l’articulation entre un orchestre ré-
munéré et un chœur bénévole reflète à leurs yeux un manque de reconnaissance à
l’égard de la musique chorale, dont pâti ce genre musical.
426
10.1. LES CHŒURS PERMANENTS
427
CHAPITRE 10. CARTOGRAPHIE D’UN MONDE PROFESSIONNEL
programmation est assujettie aux besoins des orchestres qui fixent leur saison en
premier. Ce n’est que dans la mesure où le chœur répond aux attentes des ensembles
instrumentaux qu’il est en mesure de programmer une saison indépendante.
C’est à partir du moment où le planning avec les orchestres est établi que
le chœur peut avoir une saison autonome. Soit des concerts a capella,
soit des concerts avec petits effectifs orchestraux, et ça c’est au libre
choix du directeur du chœur. C’est lui qui établit sa saison et qui fait
des projets. [. . .] Il y a un rapport de hiérarchie entre les orchestres et
le chœur. Parce que les orchestres sont nos employeurs. C’est eux qui
établissent les saisons en premier. Et donc, sans que ce soit vraiment
dit, sans que ce soit clairement établi dans les statuts, le directeur du
chœur est légèrement inférieur en hiérarchie, en autorité au directeur des
orchestres. (Jeanne, choriste, chœur de Radio-France)
Dans l’histoire récente, cette moindre autonomie artistique du chœur a pu se
traduire par l’absence de direction artistique permanente. Le poste de chef du chœur
de Radio-France est en effet resté vacant de 2004 à 2006. L’ensemble était alors dirigé
par des chefs invités. Cette différence de statut entre le chœur et les orchestres se
traduit par ailleurs par un renforcement du caractère sédentaire de la production
de l’ensemble. Au dire de cette chanteuse, la vocation du chœur à se produire en
tournée, notamment à une échelle internationale, n’est pas reconnue dans la même
mesure que pour les orchestres de la maison de la radio.
Si les choses s’amélioraient en interne, ça nous permettrait, à nous le
chœur, de voyager plus souvent. Disons que les crédits qui sont alloués
aux déplacements le sont presque nécessairement aux orchestres. Lorsque
le chœur se déplace, ça arrive assez régulièrement, mais c’est toujours un
peu plus un problème. L’Orchestre National fait des tournées dans le
monde entier. On l’envoie à Tokyo, à New York, en Afrique du Sud, sans
que ça pose l’ombre d’une question. Dès qu’il s’agit de faire voyager le
chœur, les fronts se plissent. (Jeanne, choriste, chœur de Radio-France)
De fait, le rayonnement du chœur de Radio-France est limité. La page Tournées
du site internet du chœur recense 38 entrées qui résument l’activité du chœur hors
de Paris sur neuf années (de février 2001 à mai 2010). Sur ces 38 déplacements, 30
concernent des représentations données en France, dont 6 en Île-de-France (Saint-
Denis, Mantes-la-Jolie). 7 déplacements ont été faits vers des destinations Euro-
péennes (Luxembourg et Allemagne principalement, plus une tournée en Europe
Centrale), et un seul déplacement concerne une destination extra-européenne (un
concert à Hong-Kong en Février 2003, donné d’ailleurs conjointement avec l’Or-
chestre National). Sur la même période, les pages des autres formations de la radio
428
10.1. LES CHŒURS PERMANENTS
429
CHAPITRE 10. CARTOGRAPHIE D’UN MONDE PROFESSIONNEL
Radio-France a bien été mis en évidence par Mariame Clément [Clément, 1997]. Le
rôle des syndicats est souligné par les membres du chœur.
Au-delà des instances de régulation des relations avec les employeurs, le statut
permanent des membres du chœur ouvre la porte sur l’organisation d’une vie collec-
tive du groupe évoquée sous la forme d’une « caisse du chœur ». La mutualisation
de ressources permet de manifester la cohésion du groupe en dehors des strictes
relations d’ordre professionnel.
430
10.1. LES CHŒURS PERMANENTS
431
CHAPITRE 10. CARTOGRAPHIE D’UN MONDE PROFESSIONNEL
première de fournir les chœurs des pièces montées par ces institutions. Ils s’inscrivent
clairement dans le modèle d’économie sédentaire et largement subventionnée. Nous
illustrerons ce fonctionnement au travers du cas de l’opéra B. . . dont le chef nous
décrit minutieusement l’organisation.
L’économie d’un chœur rattaché à une maison d’opéra relève par définition d’un
modèle sédentaire. Les opportunités de diffusion à l’extérieur sont limitées. De même
que les orchestres régionaux, certains opéras peuvent se voir confier en lien avec leur
financement publics des missions de diffusions à l’échelle de la région. Certains opéras
sont ainsi issus du rassemblent de deux ou plusieurs villes. C’est également le cas de
l’opéra qui nous sert d’illustration.
Le rayon de diffusion des chœurs d’opéra peut être élargi ponctuellement dans
le cadre de collaborations avec d’autres structures de production. Bien que ce type
de projet soit clairement marginal, Alain évoque plusieurs projets au cours desquels
des opéras mettent en commun dans le cadre de coproductions, ou à disposition les
uns des autres, des moyens de production dont les chœurs.
Parfois ça arrive, mais trop rarement, on a des gens du chœur d’un autre
opéra, qui à ce moment sont inoccupés, n’ont pas de spectacle, n’ont
pas de lever de rideau. Alors ils ont une préparation de spectacle, ils
s’arrangent, ils viennent chez nous. L’année dernière, on a eu tous les
messieurs du chœur de E. . .. Ils n’étaient pas payés, puisqu’ils étaient
payés par la ville E. . .. On leur payait l’hôtel, les repas. Après, c’est l’ad-
ministrateur de l’opéra de B. . . qui paye une somme à l’administrateur
de l’opéra de E. . .. (Alain, chef de chœur)
432
10.1. LES CHŒURS PERMANENTS
Quand on a une grosse saison, comme nous cette année, avec des gros ou-
vrages, comme Boris Godounov, Les Troyens, les Stravinsky, des choses
comme ça, on a besoin de parer au plus pressé. Donc pour gagner du
temps, on étudie par pupitre séparés. [. . .] On a mis dans quatre stu-
dios chaque pupitre, les sopranes par-ci les alti par-là, les tenors à un
autre endroit et les basses dans un dernier. Ils travaillent avec un chef
de chant de façon à ce que quand arrive la répétition commune avec le
chef de chœur, on va tout de suite à l’essentiel. (Alain, Chef de chœur)
On est pas un chœur de concert, donc on est très accaparé, [. . .] par beau-
coup de répétitions de mise en scène. On a entre 12 et 15 répétitions de
mise en scène pour préparer un opéra. [Ces répétitions] sont accompa-
gnées au piano. [. . .] Les chœurs sont souvent accompagnés des solistes,
mais comme je disais pas encore d’orchestre. [. . .] Sans orchestre, parce
que l’orchestre n’a pas de temps à perdre, à attendre que le metteur en
scène règle le mouvement. Des dames qui vont aller de cours à jardin ;
« Non, pas par là, passez derrière », alors pendant qu’elles font ça, l’or-
chestre attend, c’est inenvisageable, ils n’ont pas de temps à perdre. Eux,
ils travaillent de leur côté autre chose pendant ce temps là. Donc voilà,
c’est toujours pour un gain de productivité qu’on fait ça. Car nous aussi
on parle de productivité en culture. (Alain, Chef de chœur)
433
CHAPITRE 10. CARTOGRAPHIE D’UN MONDE PROFESSIONNEL
Le musicien que je suis intervient très peu dans ces moments là. Parce
qu’il faut que la mise en scène soit installée. Une fois qu’elle est vrai-
ment au point, j’interviens beaucoup plus, et puis on remet un petit peu
à l’heure les contraintes musicales qui auraient pu se dissoudre un petit
peu dans le travail scénique, parce qu’un souci en chasse un autre. [. . .]
On a à mon niveau une responsabilité de ne pas trop disséminer le chœur
sur scène. C’est une façon que n’aura jamais un orchestre symphonique
sur scène, avec un trombone entre deux violonistes. Ils sont regroupés
par groupes instrumentaux. Et nous, pour une meilleur qualité artistique
donc vocale, on a besoin de les regrouper parfois pour un passage spé-
cifique. Donc j’interviens souvent sur ces choses là à la mise en scène,
pour les grouper d’une façon qui convienne au metteur en scène, et qui
va convenir à la musique. (Alain, Chef de chœur)
Mais après, il faut réunir un peu toutes les forces vives. Il faut faire
des répétitions communes avec l’orchestre. Donc ça, ça ajoute, une deux
trois. . . sept huit répétitions. (Alain, Chef de chœur)
Mises bout à bout, ces différentes étapes du travail de création lyrique constituent
une charge de travail conséquente. Ce temps de répétition propre aux chœurs d’opé-
ras justifie l’exception dans le paysage choral que représente le caractère permanent
des chœurs d’opéra.
434
10.2. LA DIFFUSION DU MODÈLE INTERMITTENT
435
CHAPITRE 10. CARTOGRAPHIE D’UN MONDE PROFESSIONNEL
monde choral professionnel. Nous présenterons dans un second temps les modalités
d’organisation de ces ensembles.
L’idée que le monde choral professionnel était inexistant en dehors des chœurs
de Radio-France et des chœurs d’Opéra doit être nuancée. Les acteurs interrogés
participent à des projets professionnalisés avant même la profonde transformation
qu’a connue le milieu à partir de la fin des années 1970. Rachid Saphir, chanteur
à Radio-France, évoque les projets auxquels il a pu participer avant la création du
Groupe A Sei Vocci.
À cette époque, vous étiez à Radio-France, à côté , vous aviez une activité
avec d’autres ensembles ?
Charles Barbier s’est arrêté de fonctionner, il a du arrêter en 77, prati-
quement l’année ou on a créé A Sei Vocci. Avant, j’avais dû travailler avec
quelques ensembles ici ou là, Stéphane Caillat qui avait un petit groupe
professionnel, avec qui on a fait des spectacles au festival d’Avignon, j’ai
aussi travaillé avec le Groupe Vocal de France, pendant un certain temps,
du temps de Marcel Courot, la première version du Groupe. Et puis il
y avait des ensembles, l’ensemble G. . . qui n’existe plus maintenant, qui
faisait un travail très très moyen je dois dire. (Rachid Saphir)
Ce témoignage souligne cependant l’ampleur limitée de ces projets professionnels
en marge des chœurs de la radio ou des chœurs d’opéra. Il s’agit souvent de groupes
de taille restreinte, ce ne sont pas tant des chœurs que des « ensembles », de « petits
groupes ». De plus, ils ne constituent pas un milieu professionnel à proprement
parler. Leur émergence reste le fait d’expériences isolées adossées à des structures
436
10.2. LA DIFFUSION DU MODÈLE INTERMITTENT
437
CHAPITRE 10. CARTOGRAPHIE D’UN MONDE PROFESSIONNEL
438
10.2. LA DIFFUSION DU MODÈLE INTERMITTENT
439
CHAPITRE 10. CARTOGRAPHIE D’UN MONDE PROFESSIONNEL
440
10.2. LA DIFFUSION DU MODÈLE INTERMITTENT
441
CHAPITRE 10. CARTOGRAPHIE D’UN MONDE PROFESSIONNEL
à partir de la toute fin des années 1980. Celle-ci est portée dans un premier temps
par l’exploration du répertoire pour chœur de chambre des xixe et xxe siècles. Cette
seconde vague de professionnalisation donne par ailleurs lieu à un renouveau de la
composition contemporaine pour ensembles vocaux.
Économie de tournée
442
10.2. LA DIFFUSION DU MODÈLE INTERMITTENT
économie de tournée. Tandis que les chœurs de Radio-France donnent la très grande
majorité de leurs concerts en Île-de-France et que les chœurs d’opéras sont attachés
au lieu de production qui les emploie, les ensembles de la FEVIS n’ont donné en 2006
qu’un tiers (33 %) de leurs concerts dans leur région de résidence. 19 % des concerts
ont par ailleurs été donnés à l’international, pour la majeure partie en Europe.
Le poids moindre des coûts de main d’œuvre et l’amortissement des coûts fixes
de production9 permettent de réduire la dépendance de ces ensembles à l’égard des
subventions directes. Le taux de subvention des ensembles FEVIS (37 %) est ainsi
inférieur quasiment de moitié à celui des opéras entretenant des chœurs permanents.
La dimension « nomade » de l’économie de tournée de ces ensembles se traduit dans
leur financement. L’attachement moindre à un territoire de résidence réduit d’autant
le poids des subventions par les collectivités locales. Celles-ci représentent 52,5 % des
subventions de la FEVIS, la part du ministère de la culture (administration centrale
et DRAC) s’élève à 42 %.
Cette place plus limitée des subventions directes doit être relativisée. D’une part,
le système de l’intermittence du spectacle peut être lu comme une subvention in-
directe qui permet l’entretien d’une main d’œuvre disponible à moindre coût pour
les employeurs. Par ailleurs, Pierre François a montré que pour la musique baroque,
l’équilibre économique qui se dessine autour du fonctionnement de ces ensembles
doit être appréhendé à l’échelle du monde de l’art. Il met en jeu en particulier un
réseau de diffuseurs eux-mêmes subventionnés. Le calcul économique de cet admi-
nistrateur fait ainsi intervenir dans la fixation des prix d’échange les caractéristiques
des partenaires de l’échange : capital symbolique (« tu cibles les endroits où c’est
bien d’aller jouer »), mais également capacités financières (« certains endroits ont des
sous, d’autres non »). L’équilibre financier de l’ensemble est dès lors appréhendé de
façon globale à l’échelle de la production. Un concert bien vendu à un lieu disposant
des financements adéquats a vocation à couvrir les pertes engendrées à l’occasion
d’un autre.
Tu cibles des endroits où tu penses que c’est bien d’aller jouer. Après, il
s’avère que dans ces endroits il y en a qui ont des sous, et il y en a qui en
ont en moins. Le but, c’est de globalement, ventiler tout ça pour qu’à la
fin de l’année ton budget soit équilibré. C’est-à-dire qu’il y a des endroits
où ton ensemble va faire des bénéfices, et y en a d’autres où ils vont te
l’acheter une somme ridicule, genre le quart du prix d’une production,
mais t’y vas parce que c’est important d’aller là bas. Et le jeu, c’est au
9. La multiplication des représentations en particulier permet d’amortir la rémunération des
répétitions.
443
CHAPITRE 10. CARTOGRAPHIE D’UN MONDE PROFESSIONNEL
final, que ta balance elle soit à zéro à la fin de l’année. Tout est question
de ventilation dans le budget. (Vincent, administrateur)
C’est en définitive une inscription tempérée dans une logique économique mar-
chande qui caractérise les chœurs intermittents. Leur équilibre financier ne repose
pas sur la subvention massive par les pouvoirs publics d’une structure dotée d’une
mission artistique précise (mission de service public radiophonique, ou mission d’ani-
mation lyrique d’un territoire). Le poids moindre des subventions directes aux en-
sembles laisse une place accrue à la valorisation des productions sur un marché de
la diffusion, sachant que les organisateurs de concerts sont eux-mêmes rémunérés.
Autant que le poids accru du marché, c’est donc en tant que modèle d’intervention
public alternatif à l’interventionnisme des structures permanentes que les ensembles
intermittents se distinguent.
444
10.2. LA DIFFUSION DU MODÈLE INTERMITTENT
445
CHAPITRE 10. CARTOGRAPHIE D’UN MONDE PROFESSIONNEL
La configuration n’est donc plus celle d’un ensemble unique constitué autour
d’un groupe de chanteurs stables. Le chœur est constitué d’une diversité de noyaux
mobilisés alternativement selon les productions.
Contrôle du recrutement
446
10.2. LA DIFFUSION DU MODÈLE INTERMITTENT
Cette délégation du jugement est telle que Pierre François décrit dans le cadre
de la musique baroque certains ensembles dont le directeur artistique se désintéresse
totalement du recrutement des musiciens. Celui-ci est assuré par le chargé de produc-
tion, lequel s’en remet au jugement des instrumentistes [François, 2005, p. 170-171].
La latitude laissée aux musiciens est bien moindre dans le cas des chanteurs. Dans le
cas des instrumentistes, la délégation du jugement permet de se passer de l’organi-
sation d’auditions. C’est la production elle même qui est l’occasion d’une évaluation
des compétences du musiciens (« si ça fonctionne : tu reviens »). Nous n’avons pas
dans le cadre de notre terrain rencontré de fonctionnement de ce type. Le réseau
permet la circulation de l’information mais ne se substitue pas à l’évaluation des
compétences du musicien. Il permet aux choristes d’être informés des opportunités
de recrutement par tel ou tel ensemble. Il ne semble cependant pas dispenser d’une
audition comme pour les instrumentistes. L’expérience de ce chanteur est révéla-
trice. Son réseau est fondamental dans le déroulé de sa carrière, mais il intervient
de façon radicalement différente de celui du violoncelliste cité plus haut.
Je suis allé à Paris, je savais qu’il y avait une audition, c’était un copain
au conservatoire de Toulouse, qui était déjà parti sur Paris, qui m’a
appelé, en me disant « les Arts florissants recrutent un chœur pour Atys
de Lully ». Après l’audition, les Arts flo m’ont appelé, il y avait une
production où un ténor s’est désisté. [. . .] Puis une chanteuse, que je
connaissais des Arts florissants m’a dit, « tient, la Chapelle royale cherche
un ténor pendant trois jours, ils ont quelqu’un de malade, j’ai donné ton
nom, appelle les, il faut aller auditionner ». Donc j’ai été auditionné,
avec Philippe Herreweghe, chez lui, et j’ai fait tout de suite cette prod
en remplacement. (Joël Suhubiette, chanteur, chef de chœur)
447
CHAPITRE 10. CARTOGRAPHIE D’UN MONDE PROFESSIONNEL
Interrogé sur la possibilité que des chanteurs lui soient recommandés par d’autres
chanteurs, il souligne que ce mode de fonctionnement est clairement marginal.
Oui, ça peut arriver. Pour moi c’est arrivé, quoi, une ou deux fois en cinq
ans ici. Vraiment, une ou deux fois. C’est très rare. La plupart du temps,
c’est quelqu’un qui m’a dit « OK d’accord, je viens faire ce spectacle en
renfort », et après, « Ah, zut, mais j’ai une offre tellement plus intéres-
sante, je peux pas, mais si vous voulez, je connais quelqu’un qui l’a fait
avec moi et qui est vraiment très bien » et qui me le recommande, et je
le fais, mais je te dis c’est arrivé deux fois en six ans. C’est pas un mode
de fonctionnement courant. En tout cas pas pour moi. (Alain, Chef de
chœur)
448
10.3. LES ENSEMBLES VOCAUX DE RÉPERTOIRE POPULAIRE
449
CHAPITRE 10. CARTOGRAPHIE D’UN MONDE PROFESSIONNEL
arrangements peuvent être repris par des groupes amateurs. La seconde raison justi-
fiant l’inclusion de ces groupes à notre étude tient aux trajectoires de leurs membres.
Les chanteurs qui les composent circulent également dans d’autres sphères du monde
choral. Les créateurs de Cinq de chœur sont à l’origine des membres d’Accentus, cer-
tains membres du groupe Piccolo travaillent avec des chœurs amateurs. Le fait que
les caractéristiques de ces groupes en fassent des cas marginaux ne justifie donc pas
leur exclusion de l’étude.
D’un point de vue historique, si le nombre de ces groupes a eu tendance à s’ac-
croître au cours des dernières décennies, il ne représentent pas un phénomène nou-
veau. Ces ensembles sont les héritiers des Frères Jacques, des Double Six, ou plus
récemment de Pow-Wow, qui dans des registres différents se sont illustrés dans le
domaine de la chanson harmonisée. Cette frange du monde choral n’est pas in-
dépendante de l’histoire de ce monde de l’art. Les débuts de groupes comme les
Compagnons de la Chanson, ou les Quatres Barbus sont étroitement liés à l’histoire
de l’éducation populaire sous l’occupation et à la libération. Ces groupes s’insèrent
par ailleurs dans un réseau de références qui dépasse le cadre national. Des en-
sembles comme les Manhattan Transfer (américains) dans le domaine du jazz vocal,
le Real Group (suédois) ou encore les King’s Singers (britanniques) font office de
modèles et jouissent d’une grande notoriété. Si l’on remonte plus haut, les Come-
dian Harmonists (groupe allemand de l’entre-deux guerres) est volontiers reconnu
comme précurseur et inscrit pleinement ce segment du monde professionnel dans la
continuité de l’idéologie chorale de la première moitié du xxe siècle.
Bien que composé de musiciens intermittents, ces groupes vocaux ne répondent
pas complètement aux caractéristiques des ensembles intermittents que nous avons
évoqués plus haut. Qu’il s’agisse des modes de régulation des relations internes aux
groupes ou du modèle économique sur lequel repose la production, ces ensembles
diffèrent sensiblement des chœurs issus des vagues de professionnalisation des années
1980 et 1990. Dans le domaine de la musique savante, ils sont plus proches de groupes
de musique de chambre comme des quatuors à cordes, que d’un chœur ou d’un
orchestre. Ils présentent en définitive des caractéristiques intermédiaires entre les
ensembles intermittents classiques et les « groupes de musicos » réguliers actifs dans
le domaine des musiques populaires [Perrenoud, 2007].
Cette situation place ces ensembles dans une position étonnante au sein du monde
de la musique, et c’est en définitive dans des formes d’organisation propres au monde
du théâtre que l’on trouve un point de comparaison pertinent pour ces groupes. On
retrouve en effet dans ces ensembles des caractéristiques des petites compagnies qui
450
10.3. LES ENSEMBLES VOCAUX DE RÉPERTOIRE POPULAIRE
L’effacement d’une direction centralisée n’est pas le propre des seuls groupes
de répertoire populaire, mais d’une manière plus générale des ensembles de petites
tailles. Les ensembles vocaux rassemblant moins d’une dizaine de chanteurs per-
mettent le développement de modes de coordination différents de ceux des chœurs
dont le fonctionnement repose sur l’autorité d’un directeur artistique. Le groupe
évoqué ci-dessous est un ensemble de musique médiévale. La prééminence d’un ac-
teur investi d’une autorité musicale ne disparaît pas totalement, mais cette chef de
chœur souligne cependant que la petite taille de son groupe lui permet de s’effacer
en tant que chef, et de laisser reposer la coordination de la réalisation musicale sur
des mécanismes plus souples d’interaction entre chanteurs.
J’essaie de diriger le moins possible. Et je pense que c’est mieux pour mon
chant mais aussi pour les autres parce que ça les dynamise. Ils savent qu’il
n’y a pas une personne de laquelle vont venir toutes les décisions pour les
départs et pour les fins. Bien sûr, je dirige de mon souffle. J’inspire, du
coup on sait qu’on commence. On est peu nombreux, du coup on peut
se le permettre. (Maud, Chef de chœur)
451
CHAPITRE 10. CARTOGRAPHIE D’UN MONDE PROFESSIONNEL
Une des filles voulait passer le concours d’une école de théâtre. Et « tiens,
pourquoi je passerais pas en épreuve libre, comme je sais chanter, un
452
10.3. LES ENSEMBLES VOCAUX DE RÉPERTOIRE POPULAIRE
morceau de musique ? ». Donc Michel a dit, comme il sait faire des ar-
rangements « je vais faire un arrangement Manhattan Transfer, qui est
Stormy Weather ». On a pris ça avec une autre fille, et puis voilà, on
a fait son truc là, elle a été recalée, mais on l’a quand même fait. [. . .]
Après, une des filles est partie. Tout de suite, on a recruté une autre
nana, Marjorie, une alto, et on a monté un nouveau spectacle. [. . .] On
a passé des annonces, et en fait Dominique a rencontré une fille pendant
un enregistrement. Elle était alto puis d’ailleurs, cette fille là est toujours
là. Et l’autre fille qu’il a recrutée est toujours là et moi aussi. (Fabrice,
chanteur)
L’importance que prend l’identité des chanteurs dans l’histoire de ce groupe est
telle qu’aux yeux de Fabrice, le groupe n’a pas d’existence en dehors du collectif des
cinq chanteurs. La façon dont est conçue l’articulation entre le groupe en tant qu’en-
tité artistique et la structure juridique qui promeut son activité est particulièrement
originale et révélatrice.
Le groupe en lui même n’a pas d’existence juridique, le groupe c’est la
réunion de ces cinq personnes, et ce groupe là est employé en tant qu’in-
termittents du spectacle par les structures qui veulent bien l’employer.
Parfois ça a été notre association11 , parfois ça a été les producteurs. Ça
dépend de qui est disponible à ce moment là pour employer, et qui a
l’argent. (Fabrice, Chanteur)
On est ici dans un cas de figure complétement renversé par comparaison aux
groupes intermittents traditionnels. L’idée que le groupe n’a pas d’existence juri-
dique, et qu’il n’est que la réunion de cinq personnes est en effet totalement opposée
à la situation de chœurs intermittents pour lesquels c’est précisément la structure
juridique qui, en organisant la production et en engageant des interprètes différents
pour chaque projet, peut apparaître comme le seul élément de continuité d’une pro-
duction à l’autre.
Les relations entre membres du groupe sont fondamentales. On sort du cadre
de relations strictement professionnelles entre collègues. De même que dans les en-
sembles de musique de chambre ou dans les groupes de variétés, une dégradation
des relations ente membres du groupe ou un départ sont susceptibles de remettre en
cause jusqu’à son existence.
Le groupe a implosé, c’est-à-dire que deux personnes, l’autre garçon
qu’on avait recruté et la troisième fille qui était là depuis le début, se sont
mis ensembles, et à partir de ce moment là ça a été le bordel, et donc
ça a été l’enfer. [. . .] On a eu plein de déboires dont je te parlerai pas,
11. Il se réfère à l’association qui porte le nom du groupe.
453
CHAPITRE 10. CARTOGRAPHIE D’UN MONDE PROFESSIONNEL
avec d’autres gens qu’on avait recrutés qui sont partis. Et on a recruté
Carine qui est une fille super, que j’ai recrutés sur une production avec
le chœur Ł. . .. Au déjeuner, elle m’a dit « j’ai entendu que tu recrutes
des gens dans ton groupe, est-ce que je pourrais venir passer une audi-
tion ? ». Et il s’est avéré que c’était elle. C’était parfait, exactement ce
qu’il fallait. On a auditionné une centaine de personnes pour trouver la
bonne personne. (Fabrice, Chanteur)
La longueur du processus de recrutement décrit ici et son issue soulignent une fois
encore combien ces ensembles s’écartent des ensembles intermittents pour lesquels
les interprètes sont relativement interchangeables, et pour lesquels la composition
du groupe peut évoluer radicalement d’un projet à un autre. Ici, les interprètes sont
une dimension irremplaçable de l’ensemble. L’acceptation d’un nouveau membre au
sein du groupe ne peut être vécue que sur le mode de la reconnaissance évidente par
les pairs : « c’était elle ». Ces petits groupes vocaux fonctionnent donc sur le modèle
de la compagnie et se distinguent clairement des chœurs de taille plus importante.
Bien qu’employés dans un même cadre contractuel — celui du cachet d’intermittent
— les artistes interprètes qui composent ces groupes ont un statut radicalement
différent. L’identité artistique du groupe n’est pas indépendante des individualités
qui le composent.
Un positionnement ambigu
454
10.3. LES ENSEMBLES VOCAUX DE RÉPERTOIRE POPULAIRE
On nous a dit il faut choisir, soit vous faites de l’humour, soit vous
faites de la chanson, mais vous pouvez pas faire les deux. . . (Philippe,
Chanteur)
Un régime d’exploitation
455
CHAPITRE 10. CARTOGRAPHIE D’UN MONDE PROFESSIONNEL
456
Conclusion
Conclusion
La population des ensembles vocaux professionnels est structurée en trois grands
types, caractérisés par des répertoires, des modes de régulation interne, et des mo-
dèles de production différents. Le premier clivage structurant cette typologie est
bien documenté par la sociologie de la musique. Il s’agit de l’opposition entre des
ensembles permanents — dont l’économie est sédentaire et largement subventionnée
— et des ensembles intermittents. Cette seconde catégorie n’est pas homogène. Il
faut distinguer en son sein deux modèles différents. L’un est désormais classique
dans le domaine de la musique savante, il s’agit des ensembles intermittents dont
le fonctionnement repose sur une économie de tournée, et un effectif variable mais
structuré autour d’un noyau d’interprètes stables. Un autre type doit cependant
être pris en compte. Il s’agit d’une forme qui se rapproche des groupes de musique
de chambre, des ensembles de musique populaire ou encore des troupes de théâtre.
Leur fonctionnement particulier tient à leur taille restreinte et à la rentabilité de leur
production. Le tableau 10.1 synthétise les principales oppositions entre ces différents
types d’ensembles professionnels.
Cette structure du monde choral professionnel fait écho au schéma de son déve-
loppement historique. Les ensembles permanents sont une première génération de
chœurs professionnels dont l’indépendance artistique est limitée. Ils sont rattachés à
des institutions de diffusion (Maison de la Radio et opéras), et ont vocation à servir
des répertoires bien particuliers (chœurs symphoniques et lyriques). La professionna-
lisation des années 1980 repose sur les trajectoires collectives de professionnalisation
analysées au cours du chapitre 9. Ce mouvement est porté par des dynamiques de
promotion de répertoires vocaux : musique ancienne dans un premier temps et ré-
pertoire romantique et contemporain dans les années 1990. En ce qui concerne les
groupes vocaux de répertoire populaire, la rentabilité de leurs productions garantit
l’autonomie de leur développement. Les représentants contemporains de ces groupes
s’inscrivent dans la continuité d’expériences
457
Conclusion
Ensemble
Ensemble permanent Groupe Vocal
Intermittent
Musique ancienne,
Lyrique (chœur répertoire pour
Esthétique symphonique pour chœur de chambre,
Répertoire Chanson harmonisée
les chœurs de xixe et xxe siècles,
Radio-France) création
contemporaine
Nombre de
Élevé Moyen Faible
programmes
Faiblement
Très largement Largement subventionné,
Financement
subventionné subventionné rentabilité
marchande
Non-
Administration Professionnalisée Professionnalisée professionnalisée ou
déléguée
458
Chapitre 11
Introduction
Le fonctionnement du segment professionnel du monde choral repose sur la mo-
bilisation de chanteurs rémunérés pour leur travail. Nous traitons ici de cette po-
pulation de choristes. Qui sont-ils ? Quelles sont leurs formations ? Quelles sont les
caractéristiques du marché du travail sur lequel ils se positionnent ? La professionna-
lisation d’un segment du monde choral s’est traduite par une transformation de cette
population. À l’émergence de nouveaux chœurs professionnels répond la transforma-
tion du groupe professionnel des chanteurs dont les compétences et les parcours de
formation évoluent pour répondre aux attentes de leurs employeurs. Il en résulte
un univers clivé qui reproduit les grandes divisions du monde choral professionnel
héritées des grandes phases de la professionnalisation du milieu.
Nous traitons ici d’un marché du travail qui relève de l’interprétation de la mu-
sique savante. Les chanteurs des ensembles vocaux de répertoire populaire ne seront
pas considérés. Les caractéristiques de ces groupes (cf. chapitre 10) font qu’il est dif-
ficile de parler de parler de marché du travail en ce qui les concerne. Ces ensembles
sont en effet peu nombreux et leurs effectifs sont à la fois très réduits et stables. Le
nombre de chanteurs concernés est particulièrement faible(quelques dizaines). Une
partie d’entre eux est par ailleurs positionnée sur le marché du travail des ensembles
de musique savante1 .
Le marché du travail des choristes professionnels doit être positionné parmi les
marchés de l’interprétation de musique savante dont il est un segment particulier.
1. Les chanteurs du groupe Cinq de chœur par exemple sont à l’origine issus du chœur Accentus.
459
CHAPITRE 11. CHORISTES PROFESSIONNELS
La proximité entre le marché du travail des choristes et celui des chanteurs lyriques
doit être creusée. Ces deux segments du chant professionnels sont longtemps restés
confondus. Nous préciserons au cours de ce chapitre les liens entretenus entre le
monde des chœurs professionnels et celui des chanteurs d’opéra. Par ailleurs, les tra-
jectoires des choristes professionnels sont marquées par les spécificité de l’instrument
incorporé qu’est la voix. Elles diffèrent des parcours de musiciens instrumentistes.
Ces derniers restent un point de comparaison important en regard duquel nous po-
sitionnerons les trajectoires des chanteurs de chœurs.
Nous nous concentrerons dans un premier temps sur la structure du marché du
travail des choristes professionnels. La segmentation de celui-ci reproduit logique-
ment le schéma hérité de l’histoire de la professionnalisation du segment. Un marché
de l’emploi permanent est marqué par sa proximité avec l’environnement lyrique. Le
développement d’un marché de l’emploi intermittent lié à l’émergence des chœurs
de répertoire spécialisé est passé par l’ouverture temporaire du marché à l’amateu-
risme. Nous soulignerons les effets de cette proximité avec l’univers amateur. La
professionnalisation du monde choral a par ailleurs entraîné une diversification des
profils des chanteurs. Nous traiterons de cette diversification des compétences et des
cursus de formation dans un second temps.
460
11.1. STRUCTURE D’UN MARCHÉ DU CHANT CLASSIQUE
[Dans les chœurs d’opéra, il y a des solistes] qui voulaient pas faire car-
rière, parce que ça je comprends, ils voulaient avoir une vie fixe. Si on
est titulaire au chœur du capitole à Toulouse, on fait notre vie tran-
quillement à Toulouse, et on a quand même un bon poste. C’est vrai que
461
CHAPITRE 11. CHORISTES PROFESSIONNELS
Le monde choral lui même n’est pas totalement étranger à une telle lecture
hiérarchisée de l’opposition entre chant soliste et pratiques collectives. Les œuvres
chorales comportent potentiellement des parties solistes dont l’attribution fait l’objet
de rivalités et de tensions. L’expérience de Louise, chanteuse professionnelle, fait écho
aux multiples récits de problèmes posés par l’irruption de la question du « solo » au
sein du répertoire choral. Elle souligne la généralité de ces « problèmes humains » qui
surgissent à son dire autant au sein du monde professionnel que du milieu amateur.
462
11.1. STRUCTURE D’UN MARCHÉ DU CHANT CLASSIQUE
Ce sont de petites histoires, avec les problèmes humains qui arrivent là-
dessus. C’était drôle à observer dans le moindre petit chœur amateur.
Je viens de faire la Petite messe solennelle de Rossini, avec un chœur
amateur. J’ai trouvé l’ambiance assez négative vis-à-vis des solistes. On
était quatre solistes pro, et il y a une dame qui est venue nous voir à la
fin en disant, « D’habitude moi j’aime pas les solistes. C’est comme ça.
Mais bon, vous quand même c’était joli ». (Louise, chanteuse)
Ces tensions témoignent bien du prestige dont jouit la pratique du chant soliste.
L’attribution de positions valorisantes suscite rancœurs et rivalités. L’opposition
entre chant soliste et pratique du chœur relève donc d’une hiérarchie symbolique
forte et largement reconnue. Le chœur n’offre pas la même mise en avant de l’individu
que l’exposition d’un solo.
Pour les chanteurs qui cherchent à se professionnaliser dans le domaine du chant
lyrique, le fait d’intégrer les chœurs peut être perçu comme un déclassement. Les
motivations des chanteurs pour intégrer les chœurs traduisent bien ce caractère
assujetti des chœurs au sein du monde lyrique. Dans les discours qui relèvent de
cette vision du chant choral, la professionnalisation en tant que choriste n’est pas
considérée comme une vocation en soi. Le chœur apparaît en particulier comme un
univers de relégation, offrant la possibilité de se maintenir dans le milieu de l’opéra
pour les chanteurs qui n’ont pas réussi à mener une carrière en soliste. Ce chef de
chant qui travaille dans le monde lyrique exprime bien cette logique de relégation
qui contribue ses yeux à alimenter le marché du travail des chœurs d’opéra.
Il y a des gens qui vont dire « Je veux faire que du chœur professionnel
et être dans les chœurs de Radio France ». Ça c’est le premier cas, par
volonté. Et le deuxième cas, c’est un peu par dépit. Quelqu’un qui dit
je veux absolument faire carrière comme soliste, parfois c’est des gens
qui vont galérer parce qu’ils vont faire presque rien, ou des minuscules
rôles dans des minuscules maisons. Mais parfois beaucoup arrivés 30-
35 ans, des gens avec une voix, plus que potable, honnête, une belle
voix, il a pas le plus qui peut faire un grand truc, il peut pas faire une
carrière, lui il va commencer à passer des concours pour passer dans des
chœurs d’opéra. J’étais même étonné à Tours, j’ai fait travailler de belles
voix individuelles. Dans les chœurs d’opéra, c’est potentiellement que
des solistes, mais qui ont pas réussi à faire carrière. (Sébastien, Chef de
chant)
Dans les discours, le chœur est souvent un pis-aller à peine préférable aux « mi-
nuscules rôles » des « minuscules maisons », et néanmoins plus souhaitable que des
emplois de « secrétaire » ou de « caissière ». Le caractère dominé de l’univers du
463
CHAPITRE 11. CHORISTES PROFESSIONNELS
chœurs se traduit donc dans les motivations des choristes professionnels. Contraire-
ment aux carrières de soliste, le chœur ne pourrait être considéré de façon positive
comme faisant l’objet d’une réelle vocation artistique. La carrière de choriste est soit
vécue comme un pis-aller par des chanteurs qui auraient préféré mener une carrière
de soliste, soit motivée par des considérations de stabilité matérielle plus que par
une vocation artistique pour la pratique du chœur lui même.
2. cf. chapitre 9 sur les trajectoires des ensembles sur ces trajectoires collectives.
464
11.1. STRUCTURE D’UN MARCHÉ DU CHANT CLASSIQUE
J’ai commencé à prendre des cours de chant très rapidement dans cette
aventure, en 1991, quand j’ai commencé à me dire même si j’en fait pas
mon métier, j’ai envie de m’impliquer. Et en 95, je faisais en parallèle des
études de lettres modernes et après des études de FLE, jusqu’au DESS.
J’ai fait mon service dans les chœurs de l’armée française. Et en 95, j’ai
décidé de sauter le pas et d’en faire mon métier. C’est-à-dire que quand
j’ai eu mon DESS et qu’il a fallu choisir, je me suis dit que j’allais choisir
la musique. Et puis en fait, très vite j’ai trouvé du travail. Accentus était
déjà professionnel, et donnait du travail, et j’en ai cherché ailleurs. Et
puis il s’est avéré que j’avais ma place dans ce genre de choses. (Fabrice,
chanteur)
465
CHAPITRE 11. CHORISTES PROFESSIONNELS
466
11.1. STRUCTURE D’UN MARCHÉ DU CHANT CLASSIQUE
ceux qui ont vu que c’était possible, parce qu’on s’est professionnalisés
quasiment au moment où Accentus s’est professionnalisé, deux ans après.
Donc moi j’ai complétement suivi cette évolution. (Fabrice, chanteur)
Le marché du travail des choristes professionnels est donc marqué une structure
duale. Les chœurs permanents sont longtemps restés un segment dominé du marché
du travail des chanteurs lyriques. Les transformations des années 1980 ont entraîné
le développement d’un marché du travail pour choristes intermittents. Le marché du
travail des choristes fait pleinement échos à la structure du marché du travail des
instrumentistes de répertoire savant.
467
CHAPITRE 11. CHORISTES PROFESSIONNELS
Je trouve que dans ces groupes-là, on est pas loin des entreprises fami-
3. En particulier pour des raisons de gestion du risque au niveau individuel, cf. supra.
468
11.1. STRUCTURE D’UN MARCHÉ DU CHANT CLASSIQUE
L’héritage amateur du monde choral se traduit donc chez certains choristes par
un sentiment de faible reconnaissance professionnelle, source de frustration. Un tel
sentiment est particulièrement présent chez ceux d’entre eux qui ont intégré le mar-
ché au cours de la phase de professionnalisation des années 1980 et 1990. Ce type
de discours est moins sensible chez les plus jeunes des chanteurs professionnels dont
l’entrée sur le marché du travail des choristes est encore récente. Ce décalage gé-
nérationnel peut s’expliquer par deux facteurs. Le marché de l’emploi des choristes
est marqué à la fois par un afflux d’offre important et par la fréquence des carrières
achevées précocement.
4. Cf. infra, les spécificités des cursus de formation des chanteurs sont traités en section 11.2.
469
CHAPITRE 11. CHORISTES PROFESSIONNELS
Ce qui me fascine et qui me révolte, c’est que les jeunes maintenant, ils
commencent hyper jeunes, et cinq ans après, ils n’ont plus de voix. J’ap-
pelle ça la génération kleenex. La voix ça fait partie de la personnalité,
le trac, le stress, tout ça c’est pas évident à gérer à cet âge-là, ça peut
avoir des conséquences. Et puis il y a tellement de pression, même dans
un chœur. Surtout dans un chœur a capella, c’est tellement pointu, c’est
une pression incroyable. (Charlotte, chanteuse)
Un effet concret du risque physique qui pèse sur les choristes est la relative briè-
veté de leurs carrières. Nombre d’entre eux qui se rapprochent de la quarantaine
déploient des stratégies de reconversion professionnelle leur permettant de réduire
470
11.1. STRUCTURE D’UN MARCHÉ DU CHANT CLASSIQUE
leur dépendance vis à vis du marché du travail de l’interprétation, voire d’en sor-
tir. L’enseignement du chant est dans cette optique une orientation naturelle, en
professeur particulier ou au conservatoire. Ce fut le cas pour André.
L’âge venant, j’ai compris qu’il fallait que je me recycle, et j’ai suivi les
cours avec Richard Miller pour le CA de chant, et tout en continuant
avec mon ensemble vocal, mais en laissant la place à des plus jeunes, je
me suis consacré à être professeur de chant. (André, chanteur)
471
CHAPITRE 11. CHORISTES PROFESSIONNELS
L’exemple de l’amie de Charlotte qui reprend une formation pour changer de car-
rière à 32 ans est extrême. Il reste cependant fréquent que des chanteurs déclarent
se réorienter si ce n’est en dehors du domaine du musical, du moins dans des métiers
qui sortent de la pratique du chant et de son enseignement. Nous manquons ici de
données quantitatives sur la population des choristes professionnels, qui nous per-
mettraient d’évaluer de façon positive le risque vocal et la fréquence des trajectoires
courtes. Il n’en reste pas moins que dans le cadre de notre échantillon qualitatif,
les exemples de trajectoires où la fin de carrière intervient avant quarante ans sont
fréquents, et que la précarité de la carrière de choriste est bien réelle ne serait-ce
que dans le vécu de ces chanteurs.
472
11.2. LES MÉTIERS DU CHŒUR
473
CHAPITRE 11. CHORISTES PROFESSIONNELS
des considérations esthétiques qui les conduisent à refuser le caractère artificiel des
voix travaillées, auxquelles ils préfèrent la fraicheur et le naturelles des voix blanches.
Stéphane Caillat souligne qu’il a lui même participé un temps à cette attitude de
rejet de la formation vocale.
Une des choses qui manquaient, à mon avis, surtout avec le recul main-
tenant, c’était la technique vocale. On considérait dans ces années précé-
dant 1950, que la technique vocale pouvait être préjudiciable. On imagine
pas ça, maintenant. Préjudiciable, parce qu’on allait perdre la fraîcheur,
la spontanéité, on allait acquérir peut-être un vilain vibrato, et tout d’un
coup on allait ressembler à ces chorales qui chevrotaient à l’Opéra. . .
C’est des chorales de vieux. « Ah ben non, on va garder nos petites
qualités de fraîcheur, de jeunesse. » C’est vrai que quand on écoute des
enregistrements, là maintenant, c’est étonnant, étonnant. Le premier en-
registrement que j’ai fait en 55, quand on entend ça, c’est très curieux.
(Stéphane Caillat)
Le rôle que jouent les formations au chant lyrique dans le monde choral est donc
profondément paradoxal. Même si de telles considérations sont désormais souvent
dénoncées comme excessives. Elle n’en ont pas moins eu un impact certain dans la
trajectoire du monde choral. Le renouveau choral des années 1940 et 1950 est basé
sur un rejet des normes techniques et esthétiques du monde de l’opéra, qui restait
à cette époque le seul domaine professionnalisé du chant classique. Cette césure a
limité fortement les possibilités de circulation des chanteurs de l’un à l’autre de
ces univers, et en particulier du monde choral vers les chœurs professionnels. En
creusant le fossé entre le marché du travail portés par les chœurs lyriques et le
monde choral, cette césure a donc contribué d’une part à renforcer la soumission des
chœurs d’opéra aux normes et valeurs du monde lyrique, d’autre part à inscrire le
chant choral dans une logique amateur et à ralentir toute professionnalisation plus
poussée de la pratique du chœur.
La formation des chanteurs lyriques passe largement par les mêmes structures
que les autres musiciens de répertoire savant : les conservatoires ont ici un poids
prépondérant. Les trajectoires des chanteurs diffèrent malgré tout sensiblement de
celles des instrumentistes. Elles suivent en particulier des temporalités radicalement
différentes. Elles sont à la fois beaucoup plus tardives et plus ramassées dans le
temps. Ces caractéristiques sont liées aux spécificités physiologiques de l’instrument
vocal.
474
11.2. LES MÉTIERS DU CHŒUR
475
CHAPITRE 11. CHORISTES PROFESSIONNELS
Ces prises de conscience sont tardives et postérieures à la mue. S’il est possible
de commencer une formation vocale avant ces transformations physiologiques, elles
n’en constituent pas moins une rupture qui interdit toute anticipation des qualités
vocales futures. Ce n’est qu’une fois la voix adulte stabilisée qu’il devient possible
de reconnaître la qualité d’un timbre ou l’étendue de capacités vocales qui peuvent
laisser envisager une carrière lyrique.
10. Ce processus a été bien étudié dans une perspective interactionniste par Esther González
Martínez [González Martínez, 2000].
476
11.2. LES MÉTIERS DU CHŒUR
Aussi opposé qu’il soit à ces perspectives de formations orientées vers l’expression
soliste, le chœur est souvent moins opposés à ces carrières lyriques que ne le laissent
entendre les discours. Le chant choral amateur est un cadre propice à ces « dé-
couvertes d’une voix »et aux développements de vocations qui s’en suivent. Louise
raconte ainsi comment après avoir arrêté le violon qu’elle avait pratiqué pendant
huit ans, en manque de musique, elle intègre une chorale associative. C’est dans ce
cadre qu’elle est encouragée à se former vocalement.
La musique me manquait, je suis entrée par hasard dans une chorale de
quartier, une petite chorale associative. Comme j’étais la seule jeune et
musicienne, j’ai eu des solos. Et les autres solistes, professionnels, m’ont
dit que je devrais prendre des cours de chant. J’ai commencé avec la prof
d’une soliste, au hasard. Ça a été la révélation, au bout un ou deux mois
de cours, j’ai décidé de continuer à me former. (Louise)
La différence entre les cursus des instrumentistes et ceux des chanteurs ne s’arrête
pas à la temporalité de l’apparition de la vocation. Une fois amorcées, les trajectoires
des chanteurs formés dans une perspective lyrique gardent des traits remarquables.
477
CHAPITRE 11. CHORISTES PROFESSIONNELS
Elle intègre celui de Lyon deux seulement après le début de sa formation vocale et
celui de Paris deux ans plus tard. Sa formation vocale dans un cadre institutionnel
aura duré en tout et pour tout cinq ans à l’issue desquels elle rentre dans une phase
d’insertion professionnelle.
J’ai commencé les cours particuliers à dix-huit ans. À vingt ans, je suis
rentrée au CNSM de Lyon. J’ai démissionné au bout de deux ans. . . J’ai
un parcours assez atypique. C’est pas du tout tout tracé. J’ai démissionné
au bout de deux ans et demi parce que le prof de chant ne me convenait
pas, j’en avait marre. Et je me suis présentée au CNSM de Paris, d’où je
me suis faite virer au bout d’un an. Et ça fait trois ans que je suis dans
le métier, que je commence vraiment à en vivre. (Caroline, chanteuse)
La dimension innée des qualités vocale explique pour partie ce type de parcours.
Plus que sur une technique instrumentale — longue à incorporer quelles que soient
les prédispositions individuelles — le succès d’une carrière de chanteur repose sur des
capacités vocales que la formation ne fait que révéler. D’autres éléments d’explica-
tion doivent être pris en compte. Il faut en particulier considérer que ces formations
vocales ne se font généralement pas sur un terrain musical totalement vierge. Ca-
roline a pratiqué le violoncelle pendant huit ans. Il est fréquent que la carrière de
chanteur soit en réalité une reprise d’études musicales après une formation instru-
mentale plus ou moins longue au cours de l’enfance, sans que celle-ci soit évoquée
comme ayant donné lieu à une volonté de professionnalisation. Parmi les chanteurs
cités plus haut, Erwan et Élodie avaient fait de la flûte, Louise du violon, sur des
durées allant de six à dix ans. La formation vocale s’appuie donc fréquemment sur
un bagage musical préexistant.
478
11.2. LES MÉTIERS DU CHŒUR
Je n’ai pas passé le CNSM, je me suis trompé de date, je suis arrivée une
semaine trop tard, ça règle le problème. (Élodie, chanteuse)
Le caractère tardif des vocations explique sans doute pour partie ce détachement.
Même s’ils ont eu une pratique musicale préalable, celle-ci n’avait pas une finalité
professionnalisante, et les chanteurs qui décident d’envisager une carrière ne sont
que peu socialisés au sein du système des institutions d’enseignement musical. Ils le
connaissent souvent mal. Alors qu’à 17–18 ans, les instrumentistes qui se destinent
à devenir professionnels ont une approche stratégique de leur circulation au sein de
l’espace de formation, les chanteurs qui commencent alors seulement leur formation
vocale avouent souvent être perdus, ou du moins s’en remettre au hasard des événe-
ments. Louise avouait plus haut avoir pris ses premiers cours de chant « au hasard »
avec le professeur d’une soliste de son chœur. Joël pour sa part illustre le cas de
nombreux chanteurs en région parisienne qui ne sachant pas vers quelle école se
tourner présentent plusieurs conservatoires d’arrondissement et s’en remettent aux
résultats des auditions.
479
CHAPITRE 11. CHORISTES PROFESSIONNELS
ne sont pas près à assumer l’incertitude et la mobilité d’une carrière soliste. Dans la
seconde partie de ce chapitre, nous verrons que la professionnalisation d’ensemble
vocaux dans les années 1980 a contribué à marginaliser une telle conception du
marché du travail des choristes.
Les chœurs professionnels qui se développent à partir des années 1980 demandent
de la part de leurs chanteurs des compétences qui ne correspondent pas à celles
valorisées dans le domaine lyrique. S’intégrer à un son collectif passe par un usage
particulier de la voix qui nécessite un apprentissage. Cette jeune chanteuse en cours
de professionnalisation exprime clairement ce point. Formée dans une perspective
soliste et lyrique, elle décrit les différences entre la pratique soliste et la pratique
du chœur qu’elle a découvertes lorsqu’elle est entrée au sein d’un ensemble semi-
professionnel. Elle explique comment l’insertion au sein d’un chœur de haut niveau
implique un usage de la voix particulier qu’elle a appris sur le tas.
C’est pas du tout le même travail vocalement. J’ai appris à faire des
choses en chœurs que je ne faisais pas en soliste. Aller chercher des cou-
leurs, l’idée de se fondre avec d’autres timbres, c’est vachement intéres-
sant pour le travail de sa propre voix
Tu peux m’expliquer ?
Oui, c’est pas la même attitude vocale, c’est pas la même attitude phy-
sique, c’est pas le même engagement, sans aucune hiérarchie, il n’y en
480
11.2. LES MÉTIERS DU CHŒUR
481
CHAPITRE 11. CHORISTES PROFESSIONNELS
Et dans l’autre sens, ce qui marche pas trop dans des chœurs profession-
nels où on est toujours à la recherche d’une couleur, d’une homogénéité,
d’un truc comme ça, les voix un peu trop, qui sortent du lot. Et parfois
ça peut marcher dans le sens chœur professionnel vers chœur d’opéra, ça
peut marcher, dans l’autre sens, parfois ça marche pas à cause de la voix
qui est pas habituée à se fondre. C’est des effectifs plus réduits, tous ces
chœurs-là. Pour la musique baroque, pour la musique contemporaine,
c’est souvent des effectifs réduits. (Sébastien, chef de chant)
L’enjeu du solfège
Ce qu’on attend dans ces chœurs, c’est toujours pareil, c’est le mot argent
qui revient. Ça coûte cher, donc les concerts sont préparés très très vite,
les morceaux sont parfois très difficiles, de la musique contemporaine,
et donc il faut des gens qui ont une voix, qui savent chanter en chœur,
et surtout qui déchiffrent, qui ont un niveau musical béton. (Sébastien,
chef de chant)
482
11.2. LES MÉTIERS DU CHŒUR
[Je voulais] créer un instrument avec des gens qui sont chanteurs pro-
fessionnels. C’est à dire quelqu’un dont on ne dit pas « puisque c’est un
chanteur, il apprendra sa partition avec un piano ». Il y a des gens ca-
pables de lire un partition comme un violoniste lit sa partition, ça c’était
relativement révolutionnaire. Les chanteurs qui me disaient « J’apprends
ma partition chez moi, je viens, c’est bien ». Ben non, c’est pas pareil, et
la démarche de musique d’ensemble, c’est pas d’apprendre chez soi et de
venir coller les chanteurs ensembles, c’est d’être disponible pour l’écoute.
Ça n’empêche pas le travail personnel à la maison, mais c’est pas ça qui
est déterminant. (David, chef de chœur)
Le recrutement au sein des ensembles qui se sont développés au cours des années
1980–1990 repose donc de façon moins exclusive sur les seules qualités vocales indi-
viduelles. Il passe par la mise en œuvre de compétences particulières qui favorisent
au contraire l’insertion au sein d’un collectif. La formation de chanteurs répondant
à ces attentes passe par une évolution des parcours de formation.
483
CHAPITRE 11. CHORISTES PROFESSIONNELS
La professionnalisation de chœurs au cours des années 1980 passe par une di-
versification des cursus de formation vocale. Pour une part importante des choristes
professionnels, la formation au chant ne s’est pas faite en premier lieu au conserva-
toire mais dans le cadre de maîtrises ou de manécanteries. Ces structures sont des
écoles offrant à des enfants une formation à la fois générale et musicale, organisée
sur le mode du mi-temps pédagogique12 . Héritières des maîtrises de cathédrales dont
la fonction principale était d’exécuter la musique des offices religieux, ces structures
accordent une place prépondérante au chant, et en particulier au chœur dans le
cadre de leur enseignement musical.
Nous avons vu plus haut13 la place particulière qu’occupent les maîtrises dans
l’histoire chorale française. Leur recul — plus que leur disparition — a contribué
à la grande diversité du paysage choral français à laquelle elles-mêmes participent.
Sur la période contemporaine, nous assistons à la fois à une laïcisation et à un
renouveau de l’enseignement maîtrisien14 . Des structures organisées sur le modèle
de la maîtrise mais fonctionnant en dehors de toute référence religieuse sont créées
dès le début de notre période. La maîtrise de Radio-France est créée en 1946, avec
l’objectif affiché de contribuer au renouveau du chœur de la radio en participant
à la formation de chanteurs professionnels [Clément, 1997]. Dès le lendemain de la
guerre, la maîtrise de la radio reprend dans un cadre laïc la mission de former des
musiciens professionnels. Ce projet montre vite ses limites ([Clément, 1997] p. 40),
et il faut attendre les années 1980 pour que renouveau maîtrisien prenne une réelle
ampleur, notamment sous l’impulsion du ministère de la culture.
Les chanteurs formés par ces structures ont une formation vocale radicalement
différente de celle des chanteurs évoqués plus haut. Leurs parcours sont beaucoup
plus précoces. Le fait d’intégrer une maîtrise conduit à avoir une pratique vo-
cale intensive dès l’enfance ou l’adolescence. Paul qui a un temps chanté en semi-
professionnel a intégré les Petits Chanteurs à la Croix de Bois à sept ans, Barbara à
intégré la Maîtrise de Radio-France à quinze ans. La formation vocale au sein de ces
structures n’est pas équivalente à celle des chanteurs qui se forment au conservatoire
après la mue. Même si ces jeunes chanteurs peuvent être suivis par des professeurs
12. L’enseignement général est concentré sur la moitié de la journée, le reste du temps étant
consacré à la formation musicale
13. Cf. Chapitre 1 et en particulier 1.1.1 (p. 39 et suivantes) au sujet de l’histoire des maîtrises.
14. L’IFAC a réalisé en 2005 un rapport à ce sujet, qui fait le point sur l’enseignement maîtri-
sien en France [Enguehard, 2005]. Ce renouveau a été évoqué sous l’angle des transformation des
politiques publiques au cours du chapitre 8.
484
11.2. LES MÉTIERS DU CHŒUR
C’était très nouveau, ça n’avait pas grand chose à voir avec les petites
chorales que j’avais faites avant. Je me suis trouvée un peu paumée au
milieu de gens qui venaient tous d’un univers de maîtrise, et qui connais-
saient les réflexes de chœur que je n’avais pas du tout. (Louise, Chan-
teuse)
[Ça m’a apporté] de la réactivité, parce qu’on nous demandait d’être ré-
actifs très vite, dès le plus jeune âge. Même si on savait pas très bien lire,
déchiffrer, ben il fallait assurer parce qu’il y avait des offices où il fallait
déchiffrer pour la demi-heure qui suivait des partitions, des nouveaux
motets. On avait plusieurs programmes par an. On avait un chef très
exigeant qui voulait que ça aille vite. En termes de réactivité, beaucoup
de points forts. Et en termes d’écoute aussi, d’apprendre à écouter les
autres. (Benjamin, chanteur, chef de chœur)
Barbara illustre pour sa part l’impact que peut avoir la pratique intensive d’un
répertoire. Au sein de la Maîtrise de Radio France, elle pratique le répertoire contem-
porain de façon poussée, ce qui lui permet de développer son oreille et ses capacités
de déchiffrage. Il est intéressant d’observer le caractère appliqué de cet apprentis-
sage. Si elle déclare être toujours faible d’un point de vue théorique car elle ne sait
pas solfier15 , la lecture chantée d’intervalles en revanche ne lui pose pas de problème
et elle n’a donc aucune difficulté à déchiffrer et chanter les partitions contemporaines
les plus exigeantes.
485
CHAPITRE 11. CHORISTES PROFESSIONNELS
Le rôle des maîtrises est beaucoup plus direct lorsqu’il touche à la formation et
à l’insertion professionnelle de chanteurs plus âgés. Les chœurs de maîtrise intègrent
en effet des voix adultes, en particulier pour les voix d’hommes qui ne peuvent être
assurées par des tessitures d’enfants. Ces postes sont souvent confiés à de jeunes
chanteurs, professionnels ou en cours d’insertion professionnelle. Ils offrent des op-
portunités d’emploi, voire de réels cursus de formation professionnelle. Ce chef de
chant décrit ici le dispositif mis en place à la maîtrise de Notre-Dame de Paris
486
11.2. LES MÉTIERS DU CHŒUR
vont s’orienter vers soliste, chanter à l’opéra, mais c’est une formation
où ils font beaucoup de concerts en chœurs. Ils font beaucoup de dé-
chiffrage, beaucoup de morceaux. Donc c’est axé vers les chœurs semi-
professionnels et professionnels, comme le chœur de Radio France, Accen-
tus, A sei Vocci, Musicatreize, Les Éléments. . .(Sébastien, chef de chant)
487
CHAPITRE 11. CHORISTES PROFESSIONNELS
488
11.2. LES MÉTIERS DU CHŒUR
Il devient donc plus fréquent que le chœur ne soit pas perçu comme un repoussoir
mais puisse être poursuivi comme une carrière motivante au même titre que celle de
soliste. Emmanuelle illustre ce positionnement. Le prestige de la position de soliste
est contrebalancé par la pression que représente une telle mise en avant du chanteur.
Le chœur est au contraire perçu comme une forme de sécurité sur le plan artistique.
Sur le plan économique en revanche, ce n’est plus exclusivement pour la sécurité
qu’il apporte que le chœur est recherché. Ce n’est pas un poste de titulaire qui est
envisagé, mais un poste de supplémentaire qui laisse une certaine marge de liberté
sur le plan artistique.
489
CHAPITRE 11. CHORISTES PROFESSIONNELS
Conclusion
Les transformations du marché du travail des chanteurs de chœurs professionnels
au cours des années 1980 et 1990 sont donc profondes. Les chœurs professionnels
créés depuis la fin des années 1970 demandent de la part des chanteurs des compé-
tences distinctes de celles qui sont développées par les artistes lyriques. Le marché
du travail des choristes a pris son indépendance vis-à-vis du monde de l’opéra, et des
cursus de formations plus axés sur le modèle maîtrisien que sur celui de l’enseigne-
ment du chant en conservatoire se sont développés. Nous évoquions en introduction
le double positionnement de la population des choristes professionnels vis-à-vis des
chanteurs lyrique et des instrumentistes de répertoire savant. En termes de profil
de formation et de temporalité des cursus, la professionnalisation du monde choral
aura eu pour effet de déplacer les points de références. Initialement proche du monde
lyrique au sein duquel il constitue un univers de relégation, le chœur professionnel
se rapproche désormais plus de l’univers de référence des ensembles instrumentaux
professionnels.
D’un point de vue historique, la transformation de ce marché est passée par la
professionnalisation de nombreux chanteurs initialement amateurs, et elle a permis
à la carrière de choriste de gagner en légitimité. La situation professionnelle des
chanteurs de chœurs reste cependant tributaire de l’histoire et des spécificités du
monde choral. La proximité entre le marché du travail des choristes et le monde
amateur est désormais vécu par certains chanteurs comme un obstacle à la consoli-
dation de leur statut. De fait les carrières de chanteurs de chœur restent précaire.
Cependant, plus que par la proximité du milieu amateur, cette précarité s’explique
par la démographie du marché et le profil temporel des carrières de chanteurs.
490
Conclusion
491
Conclusion
xxe siècle. Au-delà de la diversité des pratiques chorales dans la France de l’entre-
deux-guerres, il faut souligner la cohérence d’une « idéologie chorale » qui participe
en définitive d’une histoire culturelle européenne.
Le début de la période que nous avons étudiée est marquée par des transformation
importantes. L’institutionnalisation de l’éducation populaire et sa prise en charge
par les services de l’administration d’État à la Jeunesse et aux sports contribuent à
unifier et à développer fortement le monde choral. Le développement de la fédéra-
tion À Cœur Joie qui en vient à occuper une position très largement dominante au
sein du monde choral, est le symptôme le plus marquant de cette évolution. Cette
transformation appelle deux remarques. D’une part, ce développement intervient
précisément à l’ère d’une seconde explosion des cultures musicales de masse portées
par les révolutions techniques dans l’amplification et la reproduction musicale. Cette
coïncidence chronologique renforce la particularité sociale d’un art qui, tout en se
présentant comme un espace de synthèse entre art des élites et art du peuple, ne
participe en définitive pleinement ni du savant, ni du populaire. D’autre part, ce
dynamisme du monde choral repose avant tout sur le développement des pratiques
amateurs en marge — si ce n’est en opposition — des mondes musicaux profession-
nels. On voit se dessiner ici le caractère tardif de la trajectoire de professionnalisation
du monde choral.
492
Conclusion
D’un point de vue microsociologique, le caractère moyen du chant choral est lourd
de conséquences. Cette situation intermédiaire autorise une grande hétérogénéité
des formes d’engagement dans la pratique chorale de la part des individus. Selon les
acteurs, la pratique chorale ne prend pas le même sens ni les mêmes formes. Pour
reprendre les termes de Becker [Becker, 2006], les conventions du monde choral sont
hétérogènes. Les acteurs ne se réfèrent pas aux mêmes ordres de grandeur pour
justifier la valeur de leur pratique, et ils ne mobilisent pas les mêmes outils de
coordination. Cette hétérogénéité des conventions se manifeste aussi bien pour les
choristes que pour les chefs de chœurs.
L’engagement des choristes peut relever de deux logiques distinctes. Le chant
choral peut être considéré comme un loisir. En tant que pratique bénévole, il doit
être une source de plaisir et se distingue en cela du travail aliénant. Les choristes qui
s’inscrivent dans cette perspective considèrent que la technique musicale n’est qu’un
moyen, et non une fin en soi. Se focaliser sur l’exigence de qualité au point d’en
oublier le plaisir spontané de la pratique, c’est prendre le risque de tomber dans
la prétention d’une « prise au sérieux ». Les attentes vis-à-vis du répertoire sont
limitées. On attend avant tout de celui-ci qu’il évite l’ennui de la monotonie. Les
trajectoires qui se dessinent dans cette perspective sont relativement passives. Cer-
tains individus évoquent plutôt leur engagement choral sur le registre de la vocation.
La pratique musicale est alors motivée par la volonté de défendre un répertoire dont
la valeur s’impose, et fixe un impératif d’exigence qualitative. La pratique chorale
prend alors un visage beaucoup plus technique, volontiers virtuose, et les trajectoires
individuelles sont présentées sous un jour beaucoup plus proactif.
Cette diversité des perspectives individuelles peut être également observée pour
chefs de chœurs. Le rôle de direction est mouvant et difficile à saisir. Deux facteurs
expliquent la diversité des profils des chefs de chœurs. Les compétences sur lesquelles
reposent la capacité à diriger un groupe de chanteurs sont définies plus en termes re-
latifs que dans l’absolu. Il est certes possible de définir un référentiel de compétences
du chef de chœur mais, bien souvent, c’est plus sur un simple différentiel de compé-
tences musicales entre les choristes et le chef que repose l’autorité de ce dernier. Par
ailleurs, la fonction de direction d’un ensemble amateur est suffisamment complexe
pour laisser une certaine latitude aux individus dans la définition de leur rôle de chef
de chœur. Si certains insistent sur la dimension esthétique de rôle, d’autres mettent
en avant leur fonction pédagogique.
493
Conclusion
494
Conclusion
495
Conclusion
ici un rôle fondamental. Elle permet la synthèse délicate d’une économie basée sur
la réciprocité et de l’outil monétaire. L’introduction de la monnaie fait rentrer le
collectif dans une logique économique budgétaire [Weber, 1978]. Celle-ci manifeste
pleinement l’ambivalence de cette forme économique qui ne se résume pas à un enga-
gement volontaire au service d’un « projet » — par opposition à la rationalité froide
et calculatrice de l’action marchande. La logique budgétaire marque à la fois le ca-
ractère non lucratif de l’action, et un impératif de rationalisation. La rationalisation
de l’activité économique associative n’est donc pas le fait de contraintes extérieures.
Elle tient à la nature même de ces organisations monétaires non-lucratives.
Une seconde rupture est celle qui voit les chœurs s’éloigner d’un modèle au-
tofinancé par la cotisation associative, pour capter des financement extérieurs par
le biais de la marchandisation des concerts et de l’obtention de subventions. Les
ensembles de « grands amateurs » qui parviennent à entrer dans une telle une pers-
pective sont une minorité. La capacité à rentrer dans un tel mode de fonctionnement
repose sur l’intégration esthétique des groupes. La rentabilité marchande du concert
amateur suppose de la part du groupe d’être en mesure de toucher une audience qui
dépasse le public de proches et d’amis de la majorité des groupes amateurs. La ca-
pacité à capter des aides publiques conséquentes implique de passer de subventions
motivées par la dimension sociale de la pratique chorale, à des aides accordées sur
une base discriminante, motivées par la reconnaissance d’un projet.
La rareté de ces groupes orientés vers le semi-professionnalisme, et le caractère
cumulatif de la reconnaissance par le marché et par les organismes publics se tra-
duisent par un degré élevé d’inégalités dans la distribution des ressources financières.
La distribution paretienne des ressources monétaires au sein du monde choral n’est
pas la simple transposition des mécanismes de type « winer take all », classiques
dans les mondes artistiques professionnels. Elle résulte de la cohabitation au sein
d’un même monde de plusieurs modes de fonctionnements dont la finalité et les
logiques économiques diffèrent.
Professionnalisation
La professionnalisation du monde choral reflète le caractère moyen de ce monde
artistique. Le chœur est longtemps resté un segment dominé du monde professionnel
de la musique savante. Les seuls ensembles rémunérés étaient les chœurs permanents
de la Maison de la Radio et des théâtres lyriques. Ces ensembles restaient perçus
comme des espaces de relégation pour des chanteurs issus d’un système de formation
496
Conclusion
les orientant avant tout vers les carrières lyriques. Cette situation a évolué à partir
de la fin des années 1970.
Les clivages du monde choral amateur doivent être pris en compte. Si l’ama-
teurisme se définit souvent dans une perspective de « loisir », en rupture avec le
professionnalisme, l’activité chorale peut également découler d’un amateurisme « de
vocation ». Pour les groupes qui relèvent de ce second type de pratique, la profession-
nalisation ne modifie pas la nature de l’engagement, mais peut être considéré comme
un simple « changement de régime ». Des groupes initialement issus du monde ama-
teur se sont engagés dans des trajectoires collectives de professionnalisation. Les
trajectoires collectives de « grands amateurs » qui sautent le pas de la professionna-
lisation peuvent être lues comme la réorganisation marchande de groupes amateurs
leur permettant de dépasser les limites rencontrées dans la promotion d’un projet
artistique. La marchandisation est une réponse aux fragilités des groupes amateurs :
incertitude quant à l’engagement des musiciens, limitation de la diffusion des pro-
ductions, difficultés d’une administration non professionnelle. . . De ce point de vue,
la continuité entre l’engagement des amateurs et celui des professionnels est réelle.
La césure entre les deux tient aux réponses économiques différentes dictées par un
même objectif de promotion d’un projet artistique.
La professionnalisation de ces chœurs a été portée par la diffusion du modèle
de l’intermittence. Elle a abouti à la structuration d’un monde choral professionnel
autour de trois types de groupes que caractérisent l’organisation du travail artistique
en leur sein, leurs modèles économiques et leur répertoire. Les chœurs permanents,
de répertoire lyrique5 sont en mesure de produire un nombre élevé de programmes
qui font l’objet d’une diffusion sédentaire. Ces ensembles sont lourdement subven-
tionnés, essentiellement par les collectivités locales. Les chœurs intermittents se sont
développés autour de projets artistiques spécialisés dans la musique ancienne puis
dans le répertoire choral romantique et contemporain. Il fonctionnent selon une éco-
nomie de tournée. Ils touchent moins de subventions directes que les précédents mais
leur équilibre financier repose sur le fonctionnement d’un réseau de diffusion spé-
cialisé qui lui-même capte le soutien des pouvoirs publics. Les groupes vocaux enfin
fonctionnent selon une logique qui est plus proche de celle des ensembles de musique
de chambre ou des troupes de théâtres. Ceux d’entre eux qui se spécialisent sur un
répertoire populaire entrent dans une logique d’exploitation de leurs productions au
sein d’un réseau de théâtres privés.
Le marché du travail des choristes alimentant le monde choral professionnel re-
5. Ou symphonique dans le cas des chœurs de la radio.
497
Conclusion
***
Le monde choral français est partagé. Il est traversé par des clivages culturels
et économiques profonds qui reproduisent l’opposition entre les univers des cultures
savante et populaire. Cette césure fait de cet espace un univers hétérogène. Mais
la pratique du chœur fait également l’objet d’un partage entre individus malgré
l’éloignement de leurs motivations. Au-delà des divergences que suscite cette pra-
tique musicale, elle met en jeu des mécanismes d’intégration qui régulent la négocia-
tion d’équilibres locaux. La construction d’une cohésion à l’échelle de groupes fonde
l’unité du monde choral. Celui-ci ne peut être scindé en sous-ensembles homogènes
et indépendants. Il est avant-tout un monde de l’art moyen. Il opère une synthèse
culturelle originale dont les effets se font sentir dans la vie sociale des organisations
qui le composent, comme dans les formes de son économie.
Cette dimension moyenne est le fruit d’une construction historique. Elle marque
profondément les transformations du monde choral depuis les années 1940. La tra-
jectoire que nous avons décrite est celle d’un univers artistique qui, dans ses valeurs
sociales et esthétique, dans ses formes organisationnelles et économiques et dans
ses trajectoires de professionnalisation, tient un équilibre toujours fragile entre des
pratiques relevant de cultures musicales différentes. Segment dominé du monde de
la musique savante, trop éloigné des cultures de masse de la musique amplifiée pour
être réellement populaire, le chant choral se construit autour de l’idéal d’une fusion
qui abolirait les frontières des hiérarchies symboliques.
On est en droit de s’interroger sur le devenir de cette synthèse culturelle origi-
nale. La parenthèse qui s’ouvre au xixe siècle, avec le développement d’une « idéo-
logie chorale », très marquée par les philosophies sociales et politiques modernes,
n’est-elle pas appelée à se refermer ? On peut en particulier se demander si la pro-
fessionnalisation des années 1980–1990 ne marque pas une rupture. Les acteurs du
498
Conclusion
499
Conclusion
500
Annexes
501
L’État des lieux du chant choral,
Cadrage méthodologique1
En 1998, les Missions voix en région sont inspectées par la DMDTS et se voient
reprocher une connaissance insuffisante du milieu choral [DMDTS, 1998]. Elles pro-
duisent alors un dispositif d’enquête quantitative en réseau. Un groupe de travail
composé de leurs représentants construit un questionnaire2 . Le protocole d’enquête
élaboré à cette occasion est testé en Bretagne, avant d’être amendé puis repris par
les autres régions. La diffusion des questionnaires et la saisie des réponses s’étale
de 1999 à 2004. À l’issue de cette période quinze régions ont mené leur enquête à
terme. Toutes ont diffusé le questionnaire à l’intégralité des chœurs recensés sur leur
territoire, à l’exception des « chœurs liturgiques » et des ensembles dont les finalités
sont pédagogiques3 .
Les responsables des Missions voix se sont fixé des objectifs ambitieux : recen-
sement systématique des chœurs, passation d’un questionnaire développé sur l’en-
semble de la population repérée, fusion nationale des données collectées à une échelle
régionale, engagement dans un processus d’étude longitudinale4 . Aussi riches soient
les données produites, leur mobilisation dans le cadre d’une étude sociologique n’est
pas sans poser des questions d’ordre méthodologique. Ce sont des acteurs issus du mi-
lieu étudié qui ont mené le processus d’enquête. Cette situation particulière impose
de réaliser a posteriori un travail de réflexion critique sur les conditions de produc-
tion des bases de données, qui dans le cadre d’une enquête sociologique classique
aurait été mené en amont du processus d’enquête. Un tel regard est une condition
essentielle de la validité des résultats de l’analyse.
La finalité première de cette enquête est politique : sa fonction est d’éclairer
l’action d’acteurs impliqués dans le fonctionnement du milieu choral. Cela ne signi-
fie pas que les préoccupations méthodologiques soient absentes de la démarche des
auteurs de l’enquête. Il faut au contraire souligner leur souci constant à cet égard.
Les questions de méthode se sont souvent imposées sous forme de problèmes tech-
niques très concrets : Quels thèmes aborder ? Comment formuler telle question ?. . .
Les auteurs de l’enquête sont des acteurs du monde choral. Les choix qu’ils ont
faits sont par conséquent dictés à la fois par leur volonté de produire un outil de
1. Le texte est très largement extrait de l’introduction du rapport d’analyse des données de
l’enquête d’État des lieux du chant choral, rédigé en 2005 à la demande du comité de pilotage de
l’enquête.
2. Le questionnaire de cette enquête est reproduit dans le rapport des Missions voix et du
ministère de la Culture publiant les résultats [Babé, 2007]. Celui-ci est consultable en ligne : http:
//www.culture.gouv.fr/culture/dmdts/dmdtsept071.pdf.
3. Chœurs de conservatoire ou de structures d’enseignement.
4. Les Missions voix se fixaient initialement comme objectif de réitérer leur enquête tous les
cinq ans.
503
Annexes
504
Annexes
Certains thèmes traités en détail (par exemple le répertoire) traduisent les pôles
d’intérêt des auteurs du questionnaire, tandis que d’autre restent absents, relayant
ainsi les tabous du milieu (l questions touchant au budget des chœurs en sont une
illustration).
Au delà de ces représentations du monde choral, certaines questions ont une
dimension programmatique. Les auteurs de l’état des lieux ont une conception per-
sonnelle de ce que pourrait ou devrait être le chant choral. Le questionnaire, ils le
reconnaissent volontiers, tend à promouvoir cette vision. Les questions portant sur
les projets des chœurs et des chefs relèvent de ce cas de figure : « Envisagez-vous de
participer à des créations ? », ou « de passer des commandes à des compositeurs ? ». . .
Plus que de réelles interrogations, ces formulations traduisent une volonté de suggé-
rer aux chœurs des formes de pratiques encore peu développées, et dont la diffusion
est jugée souhaitable.
505
Annexes
506
Annexes
la représentativité du fichier des chœurs interrogés à travers son négatif, à savoir ses
angles morts. Les chœurs liturgiques, et à vocation pédagogique ont été exclus de
la population de départ. Le repérage et la suppression de ces ensembles des bases
de données a été plus ou moins rigoureux d’une région à l’autre. Certains enregis-
trements relèvent de ces situations, mais ceux-ci sont clairement sous-représentés. Il
n’est donc pas pertinent de mobiliser l’état des lieux pour traiter ces sujets. D’autres
angles morts sont des conséquences directes des méthodes de recensement. Certains
types de pratiques échappent en très grande partie au repérage des missions voix.
Les pratiques informelles en particulier sont difficiles à repérer pour les missions
voix. L’existence de telles pratiques est connue, mais les groupes sans identité juri-
dique, qui rassemblent des chanteurs sur la base d’amitiés personnelles, parfois de
façon uniquement ponctuelle, qui donnent peu voire pas de concerts. . . échappent
par nature à un recensement basé sur la visibilité publique des chœurs.
Aussi riches soient les données de cette l’État des lieux, il faut rester conscient de
leurs limites. L’analyse des bases de données doit tenir compte des conditions dans
lesquelles elles ont été constituées. Le dispositif d’enquête en réseau des Missions
voix a eu des effets non négligeables sur le questionnaires et sur les modalités de
recensement des chœurs interrogés. Le caractère secondaire de ces données ne doit
pas nous interdire de les mobiliser. Il invite malgré tout à quelques précautions dans
leur analyse. La construction du questionnaire nous incite à conserver un rapport
critique aux catégories que celui-ci propose, et les limites du recensement nous im-
posent de rester prudent quant à la significativité de certains résultats. Il faut en
particulier rester bien conscient des angles morts de l’enquête et se résoudre à ce
que certaines questions restent dans l’ombre faute de garanties suffisantes quant à
la représentativité de la base de données sur certains segments du monde choral.
507
Annexes
508
Enquête sur l’Économie du monde
choral amateur
L’enquête d’« État des lieux du chant choral » était initialement conçue par les
Missions voix comme devant faire l’objet d’une réédition régulière tous les cinq ans.
Suite à notre collaboration dans l’analyse des données, les Missions voix nous ont
demandé de leur faire des propositions au sujet de la poursuite de leur processus
d’enquête sur la base de l’analyse critique de leur procédure d’enquête. Étant donnée
la lourdeur du processus qui avait mis en place et que peu d’entre elles étaient
disposées à continuer à porter, nous leur avons conseillé d’alléger leur dispositif. Tout
en les incitant à systématiser le recensement des ensemble vocaux — en unifiant en
particulier leur méthodes de travail — nous leur avons proposé d’approfondir leur
connaissance du monde choral par la réalisation d’enquêtes aux thématiques ciblées
réalisées sur échantillons plutôt que de rééditer une enquête de très grande ampleur
sur un questionnaire généraliste diffusé auprès de l’intégralité des ensembles recensés.
Parmi les thématiques que nous leur avons proposées, les Missions voix ont retenu
celle de l’économie du monde choral amateur1 . Un nouveau comité de pilotage auquel
nous avons été associé a été mis sur pieds afin d’élaborer le dispositif d’enquête.
Questionnaire
L’objectif de l’enquête sur l’économie des chœurs amateurs était de combler les
lacunes de l’État des lieux dont les auteurs, afin de ne pas heurter les répondants,
se sont abstenu de poser des questions trop précises à ce sujet. L’État lieux ne
fournissait en particulier aucune donnée concernant les montants des budgets des
chœurs. Il permettait de repérer les structures subventionnées mais ne donnait pas
non plus d’information sur le volume des aides publiques.
L’élaboration du questionnaire devait faire face à plusieurs enjeux. Le fonction-
nement d’un monde amateur relève d’une diversité de formes économiques dont
certaines sont difficiles à cadrer avec la systématicité que demande une enquête
quantitative. Selon les thèmes abordé, il a fallu se résoudre à laisser certaines ques-
tions en suspens. Par ailleurs, les contraintes auxquelles sont soumises les Missions
voix en tant qu’acteurs du milieu restaient présentes dans le cadre de cette enquête.
Des réticences à poser certaines questions sur l’économie informelle des ensemble en
1. Nous avons proposé trois dispositifs d’enquête à la réalisation desquelles nous étions inté-
ressé à collaborer. Le premier concernait les choristes et visait à produire des données permettant
d’éclairer les caractéristiques socio-démographiques des chanteurs ainsi que leurs motivations. Le
second consistait à produire des données permettant l’analyse structurale de réseaux locaux du
monde choral. Le troisième concernait l’économie des ensembles amateur et visait à combler les
lacunes de la première enquête sur les ressources dont disposent les chœurs amateurs. C’est cette
dernière option qui a été retenue par le réseau des Missions voix.
509
Annexes
particuliers étaient justifiées par le biais de ne pas indisposer les répondants. La vo-
lonté par ailleurs de ne pas compromettre le taux de réponse par de telles questions
nous a incité à ne pas aborder de façon frontale certaines questions sensibles (travail
aux noir, photocopie illégale,. . .).
Le questionnaire élaboré2 est composé de quatre parties. Une première partie
introductive est consacrée à des informations d’ordre général sur les ensembles inter-
rogés : taille, date de création, répertoire, structure juridique,. . . La dimension pro-
prement économique de l’enquête est ensuite déclinée en trois temps. Les ressources
financières étaient abordées dans un soucis d’exhaustivité. Nous avons cherché à
recenser l’ensemble des ressources susceptibles d’alimenter le budget d’un chœur :
auto-financement(cotisations), subventions, produits de l’activité du chœur (revenus
de concerts ou d’enregistrements), autre sources de financement (dons, mécénat,. . .).
Il était demandé aux ensembles de préciser les montants concernés. La partie sui-
vante était consacré aux charges de fonctionnement des chœurs. La souplesse et la
diversité des fonctionnements des chœurs interdisait d’envisager une approche ex-
haustive. Le questionnaire relève donc ici une série d’indicateur permettant de cerner
les solutions matérielles adoptées et les sommes engagées sur une série de questions
concrètes : hébergement, partitions, situation du chef et d’éventuels intervenants
extérieurs. . . Enfin, la troisième partie effectue un zoom sur une question particu-
lière qui est celle de l’organisation des concerts. Le questionnaire y cherche à cerner
les conditions d’organisation de représentations ds choeurs amateurs (dépenses et
recettes engagées).
Échantillonnage
Le questionnaire a été diffusé auprès d’un échantillon de 3 000 ensembles consti-
tué de manière aléatoire à partir des bases de données des Missions voix participant
à cette enquête. Deux difficultés ont été rencontrées à l’occasion de la constitution
de cet échantillon. Certains chœurs avaient été écartées lors de la première enquête
d’« État des lieux » (chœurs liturgiques et chœurs « à finalité pédagogique »). L’étude
des conditions de réalisation de la première enquête ont révélé que les différentes Mis-
sions voix n’avaient pas appliqué ces consignes de la même façon. Surtout, toutes
les régions ne disposaient dans leurs bases des indicateurs nécessaires pour identifier
les chœurs qui auraient du être écartés. Nous avons donc décidé de n’exclure au-
cun type de chœur, tout en introduisant dans le questionnaire des indicateurs nous
permettant d’identifier les ensembles relevant d’un type particulier.
La seconde difficulté rencontrée tient à une particularité régionale. En raison de
son histoire, la région Alsace comporte en son sein un réseau extrêmement serré de
chœurs liturgiques rassemblés en fédérations3 . À la fois extrêmement nombreux et
2. Celui-ci peut-être consulté en ligne : http://www.pfi-culture.org/enquete/enq_docs/
Questionnaire-Economie-des-choeurs.pdf.
3. L’héritage du mouvement Cécilien qui s’est développé en Allemagne à la fin du xixe siècle est
particulièrement fort en Alsace. L’annexion de cette région à l’allemagne de 1870 à 1918 a eu des
conséquences importantes. Non seulement, l’Alsace était Allemande au moment du développement
du mouvement Cécilien, mais en plus, l’annexion de l’Alsace au moment de la laïcisation de l’État
510
Annexes
faciles à recenser« Car organisés en fédérations., ces ensembles étaient donc particu-
lièrement présent dans les bases de données et clairement sur-représentés. L’exclusion
systématique des chœurs liturgiques n’était pas possible dans la mesure où toutes
les bases de données régionales ne permettaient pas de repérer ces ensembles. Le
maintient du nombre élevé de chœurs liturgique n’était pas souhaitable dans la me-
sure où il entraînait une sur-pondération importante de ces groupes. Un ajustement
a donc du être opéré au moment du tirage aléatoire de l’échantillon. Les chœurs
liturgiques alsaciens ont été isolés et leur intégration à l’échantillon a été effectué
par un tirage indépendant. Le nombre de chœurs liturgiques alsacien inclus dans
l’échantillon a été fixé à 2004 .
Méthodologie d’enquête
Les réponses aux questionnaires ont été collectées prioritairement par Internet.
Nous avons développé un questionnaire en ligne permettant la saisie des données.
Celui-ci était intégré à un site internet présentant la démarche de l’enquête5 . La
finalité du site était de fournir aux répondants de l’information sur la démarche
d’enquête, ainsi que de leur apporter un soutien technique à la saisie des données6 .
Les chœurs sélectionnés dans l’échantillon ont été contactés par voie postale. Le
courrier papier qui leur a été envoyé leur demandait de répondre en questionnaire
en fournissant l’url du site internet ainsi qu’un identifiant7 leur permettant de se
connecter au questionnaire en ligne.
Afin de tempérer les effets de sélection liés à la passation d’un questionnaire
en ligne, il était également laissé aux chœurs la possibilité de retourner leur ques-
tionnaire sous format papier. Les réponses étaient alors adressées à l’IFAC dont le
personnel a assuré la saisie du questionnaire en ligne.
français a entraîné le prolongement du régime concordataire dans cette région, ce qui a favorisé le
maintien de chœurs liturgiques bien structurés.
4. Les chœurs liturgiques alsaciens représentent 12 % des chœurs recensés par les 14 région par-
ticipant à l’enquête. Le chiffre de 200 (soit environ 7 % de l’échantillon) correspond à une estimation
du poids que représenteraient les chœurs alsaciens au sein de notre population si l’ensemble des
22 régions métropolitaines avaient participé à l’enquête. L’absence de Mission voix dans certaines
région et l’incapacité d’évaluer la population totale des chœurs en France fait que cette évaluation
est de toute façon arbitraire.
5. Le site et le questionnaire ont été hébergé par les serveurs de la plate-forme interrégionale
des Mission voix. Celui-ci est toujours accessible : http://www.economie-chant-choral.com/ .
6. Outre la page d’accueil et le questionnaire, le site contient une présentation du contexte et
un rappel des résultats de l’enquête d’Etat des lieux des Missions voix, une présentation succincte
des objectifs de l’enquête sur l’économie des chœurs amateurs, une présentation des partenaires
de l’enquêtes, une FAQ et une note technique sur la saisie du questionnaire, ainsi qu’une version
imprimable du questionnaire.
7. L’identifiant visait à contrôler que seuls les chœurs de l’échantillon étaient de saisir des
réponses dans la base de donnée en ligne. Il permettait également de suivre le taux de réponse
et de relancer les chœurs n’ayant pas répondu. Afin de garantir l’anonymat des réponses, les
identifiants et les réponses étaient gérés par deux bases de données indépendantes qu’il n’était pas
possible de faire correspondre. nous étions donc en mesure de repérer quel chœur avait répondu,
sans être en mesure de repérer ses réponses en particulier dans la base.
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Liste des tableaux
512
Liste des tableaux
513
Liste des tableaux
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Table des figures
515
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531
Table des matières
532
Table des matières
Sommaire iii
Remerciements v
Introduction 1
Construction d’un objet hétérogène . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3
Les frontières d’un monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4
Des angles morts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6
Objectifs et enjeux théoriques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8
Une monographie socio-historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8
Perspectives théoriques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
Méthodologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
Terrains qualitatifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
Données quantitatives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
Cheminement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
I Le monde choral 31
1 Ancrages historiques 35
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
1.1 Un désert choral ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36
1.1.1 Un espace désinstitutionnalisé . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36
1.1.2 Le chant sous l’occupation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
1.1.3 Une idéologie socio-musicale européenne ? . . . . . . . . . . . 42
1.2 Le « moment À Cœur Joie ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
1.2.1 À Cœur Joie, parcours des fondateurs . . . . . . . . . . . . . . 46
1.2.2 L’idéologie chorale selon À Cœur Joie . . . . . . . . . . . . . . 51
1.2.3 Institutionnalisation de répertoires d’actions . . . . . . . . . . 57
1.2.4 Paradoxe chronologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62
1.3 Cinquante ans pour un renversement . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66
1.3.1 De la marginalité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66
1.3.2 . . . À la reconnaissance ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
2 Un genre moyen 71
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
2.1 Les pratiques du répertoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
2.1.1 Décrire les pratiques du répertoire choral . . . . . . . . . . . . 72
533
Table des matières
534
Table des matières
535
Table des matières
536
Table des matières
Conclusion 491
Trajectoire historique d’un art moyen . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 491
Hétérogénéité des conventions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 493
Équilibres locaux, intégration et formes économiques . . . . . . . . . . . . 494
Diversité d’une économie amateur et inégalités . . . . . . . . . . . . . . . . 495
Professionnalisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 496
537
Table des matières
Annexes 501
L’État des lieux du chant choral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 503
Enquête sur l’Économie du monde choral amateur . . . . . . . . . . . . . . 509
Bibliographie 516
538