Souveraineté Monod
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© Éditions Esprit | Téléchargé le 22/02/2024 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221)
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d’exception et à suspendre l’ordre juridique normal, écrit ainsi en 1963 :
« L’ère de l’État est à son déclin1. » Selon lui, la figure classique de l’État sou‑
verain était secouée par les mouvements révolutionnaires transnationaux
des années 1960, par la constitution d’un nouveau droit international, par
la « déterritorialisation » liée aux échanges économiques, etc.
Mais la souveraineté a paru se reconfigurer, voire se renforcer à la
faveur d’autres « crises ». Ce fut le 11-Septembre et la réaffirmation uni‑
latérale de la puissance américaine, se déliant de bon nombre d’obliga‑
tions et conventions internationales pour mener la war on terror. Ce fut
le Brexit, à contre-courant du mouvement historique de la construction
européenne. Ce sont encore les « reprises en main » d’Internet par l’État
chinois ou, dans une moindre mesure, russe. C’est enfin la crise sanitaire,
qui a suscité des appels non seulement à une « relocalisation » industrielle,
mais à la reconquête d’une forme de « souveraineté nationale et européenne 2 ».
Gageons donc que nous n’en avons pas fini avec la souveraineté. Mais
observons aussi que celle-ci a connu de profondes métamorphoses
1 - Carl Schmitt, préface [1963] à La Notion de politique [1932], trad. par Marie-Louise Steinhauser,
préface de Julien Freund, Paris, Flammarion, 2009. Sur la crise de la souveraineté, voir aussi Simone
Goyard-Fabre, « Y a-t-il une crise de la souveraineté ? », Revue internationale de philosophie, no 179,
1991, p. 459-496 ; et Antonio Negri, « La souveraineté aujourd’hui : entre vieilles fragmentations et
nouvelles excédences », Tracés, hors-série, 2008, p. 101-119.
2 - Déclaration d’Emmanuel Macron, dans une fabrique de masques près d’Angers, le 31 mars 2020.
durant les dernières décennies, qui sont pour quelque chose dans le
trouble démocratique contemporain. C’est à ce point de jonction, à la
fois problématique et incontournable, entre démocratie et souveraineté,
que nous nous attachons ici, d’abord en remontant dans l’archéologie
de la « souveraineté du peuple », ensuite en évoquant quelques-unes des
critiques qui lui ont été adressées, enfin en examinant les expressions
actuelles d’une « demande de souveraineté ».
Aporie de la souveraineté
La souveraineté a pu être vue successivement – et parfois simulta‑
nément – comme le principe démocratique par excellence (en tant que
souveraineté du peuple) et comme l’héritage aliénant d’une représen‑
tation monarchique et religieuse. Jacques Derrida a exprimé le plus net‑
tement cette ambivalence, en évoquant une « aporie de la souveraineté 3 ».
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Cette aporie peut s’énoncer simplement : il n’y a pas de démocratie sans
souveraineté du peuple, mais la souveraineté est toujours susceptible de
se détacher du peuple et de se retourner contre lui.
Le registre théologique, où le concept a l’une de ses sources et qui
fournit à la pensée juridique une série d’analogies, fait du souverain « celui
qui n’a personne au-dessus de lui », et le place donc au-dessus de tous
les membres du corps politique et de toutes les autres instances qui
participent à l’élaboration des lois (comme les Parlements). Dans cette
perspective, le roi pouvait être décrit comme « lieutenant de Dieu sur terre »,
fondé à exiger de ses sujets, plus ou moins arbitrairement, le sacrifice de
leur vie – soit à travers le « mourir pour la patrie 4 », soit à travers l’exercice
de la peine de mort. Le souverain est à la fois celui qui décide en der‑
nière instance et celui qui peut demander sa vie au sujet. Ainsi Derrida
souligne-t-il le lien entre souveraineté et « droit de vie et de mort », et inscrit-il
la souveraineté dans l’orbite d’un « théologico-politique » qu’il s’agirait de
penser à partir de la peine de mort5.
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suivie par certains acteurs de la Révolution française, des transcendances
imaginaires dont le pouvoir se pare : l’idée de souveraineté ne conserve-
t-elle pas quelque chose des « superstitions royales7 » ? Même si Derrida
reste à notre sens trop tributaire du schéma de sécularisation-transfert
de Carl Schmitt8, au risque d’atténuer l’importance de certaines ruptures
modernes, on peut observer avec lui ce processus de « déconstruction » de
la souveraineté.
Cette exigence de dés-absolutisation de la souveraineté s’est assu‑
rément renforcée après l’expérience des guerres mondiales. Au sortir de
la Première Guerre mondiale, la Société des Nations condamne la « guerre
d’agression » et considère qu’un État-nation qui s’y livre s’expose à de
légitimes répliques internationales. Au sortir de la Seconde Guerre mon‑
diale, la souveraineté fut doublement mise en cause. D’abord, l’arrivée au
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fantoche puisque sous contrôle allemand, a usé de cette prérogative
en dénaturalisant 15 000 personnes – en « copiant » sans doute une loi
nazie (du 14 juillet 1933) pour l’occasion10. Derrida renvoie d’ailleurs sa
conception de l’arbitraire de la souveraineté à une expérience trauma‑
tique, en tant que jeune Français juif d’Algérie : l’abrogation du décret
Crémieux par Vichy11.
La question de la dénaturalisation demeure un point sensible préci‑
sément parce qu’elle rappelle des précédents de violence – « légale » et
symbolique, mais préludant à des violences réelles, y compris génoci‑
daires – et d’arbitraire de l’État qui renvoient à la période traumatique de
Vichy. Aux États-Unis, c’est dans le cadre de l’examen de cas contestés
de dénaturalisation que le motif juridique d’une certaine « souveraineté
du citoyen » a été mis en avant en 1967 par la Cour suprême, renvoyant
à une forme de droit fondamental que l’État ne peut violer12.
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La souveraineté débordée
Derrida estime que la plupart des progrès dans la reconnaissance des
droits de l’homme l’ont été, depuis 1945, « contre » l’absolutisation de la
souveraineté. Une telle absolutisation est-elle consubstantielle à la notion
de souveraineté, en France en particulier ?
Pour Hannah Arendt, c’est une des raisons pour lesquelles la Révolution
française aurait échoué à construire un pouvoir démocratique authen‑
tique et durable. En effet, la plupart de ses acteurs auraient simplement
transféré au peuple l’idée d’une souveraineté absolue, difficile à concilier
avec la division des pouvoirs (en raison de la croyance erronée selon
laquelle « le pouvoir et la loi jaillissent de la même source »). À l’inverse, la
Révolution américaine aurait placé le pouvoir constituant dans des entités
déjà autogouvernées, « autorités subordonnées13 » d’où aurait paradoxalement
découlé l’autorité de la Constitution. Cette dernière est ainsi construite
« par le bas », à partir des États organisés en un système fédéral, alter‑
natif au modèle de l’État-nation qu’Arendt a mis en question pour ses
potentialités exclusives.
13 - Hannah Arendt, De la révolution [1963], trad. par Marie Berrane avec la collaboration de
Johan-Frédérik Hel-Guedj, Paris, Gallimard, 2012, p. 252.
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de toute mystique du Peuple-Un. Néanmoins, si le constat de multiples
plans de débordement de l’ordre souverain est valide et si chercher à dés-
absolutiser la souveraineté est sûrement une tâche à poursuivre, vouloir
s’en débarrasser risque de nous faire perdre l’un des principes fonda‑
mentaux d’une politique démocratique.
14 - Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. I., La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 117 :
« Dans la pensée et l’analyse politique, on n’a toujours pas coupé la tête du roi. De là l’importance qui est
encore donnée dans la théorie du pouvoir au problème du droit et de la violence, de la loi et de l’illégalité,
de la volonté et de la liberté, et surtout de l’État et de la souveraineté (même si celle-ci est interrogée non
plus dans la personne du souverain mais dans un être collectif). »
15 - Voir M. Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris,
Seuil/Gallimard/EHESS, 2004.
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américaine.
Les soulèvements d’aujourd’hui retrouvent naturellement le registre
de la souveraineté populaire. Certes, la frange anarchisante des mou‑
vements sociaux et des « révoltes de conduite » récuse la souveraineté de
l’État-nation au profit d’une réactivation de la commune17, et préfère
un appel aux « multitudes » à une référence au peuple national. L’échelle
communale paraît échapper, d’une part, à l’histoire des nationalismes
et de leurs débouchés xénophobes ou guerriers, et, d’autre part, à la
perte de contrôle sur la vie quotidienne qu’implique l’appartenance à de
grands ensembles politiques dont les pôles de décision sont centralisés,
professionnalisés et technocratisés. L’expérimentation communautaire
de formes de vie constitue un plan politique de repli, où une « autonomie »
est de nouveau possible, suivant une écologie en rupture partielle avec la
société marchande-capitaliste18.
Il s’agit assurément d’une des voies de réappropriation des conditions
politiques d’existence « par le bas », à l’écart d’une focalisation sur le
pouvoir d’État et de compétitions électorales de plus en plus vidées de
Le contournement néolibéral
Ne peut-on en dire autant à propos du sentiment de dépossession démo‑
cratique qu’a nourri la « révolution furtive » du néolibéralisme20 ? Sur le
plan de la pensée critique, tout un travail a été effectué ces dernières
années sur le lien jusqu’alors peu aperçu entre l’essor du néolibéralisme
et l’évidement du principe de souveraineté non seulement nationale, mais
aussi populaire. Nombre de néolibéraux et d’ordo-libéraux, témoins de la
crise de 1929, de la montée du fascisme et de l’avènement du nazisme en
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Allemagne, tenaient la souveraineté populaire pour une menace contre
laquelle il fallait préserver – éventuellement par une « constitutionnali‑
sation » – à la fois des principes juridiques fondamentaux et des principes
de politique économique. Ils défendaient notamment l’indépendance
des banques centrales et l’austérité budgétaire. Il s’agissait également
d’échapper à la « pente » keynésienne et socialiste, vue comme « route
de la servitude 21 ». Même si la construction européenne a eu des sources
idéologiques diverses22, et a pu être considérée d’abord avec méfiance
par certains ordo-libéraux (comme Wilhelm Röpke), qui y voyaient une
sorte de « méga-machine » bureaucratique, un certain nombre d’axiomes
néolibéraux se sont bien imposés, à partir de la fin des années 1970.
L’Union européenne s’acharne désormais à faire appliquer partout le
principe sacro-saint de la « concurrence libre et non faussée » et à traquer
les aides étatiques aux industries nationales, voire aux services publics.
19 - Voir Serge Audier, La Cité écologique. Pour un éco-républicanisme, Paris, La Découverte, 2020.
20 - Wendy Brown, Défaire le dèmos. Le néolibéralisme, une révolution furtive [2017], trad. par Jérôme
Vidal, Paris, Éditions Amsterdam, 2018.
21 - Friedrich A. Hayek, La Route de la servitude [1944], trad. par Georges Blumberg, Paris, Presses
universitaires de France, 2013.
22 - Voir Aliénor Ballangé, La Démocratie communautaire. Généalogie critique de l’Union européenne,
Paris, Éditions de la Sorbonne, 2022.
« Reprendre le contrôle »
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En Europe, ces dernières années, le mot d’ordre de « rendre le pouvoir
au peuple » ou de “take back control” a ainsi résonné dans plusieurs pays,
sans perdre son ambiguïté. Il a pu exprimer d’abord une révolte contre
une dérive oligarchique du pouvoir, comme ce fut le cas du mouvement
des Gilets jaunes.
Deux voies sont fréquemment avancées en faveur d’un renforcement
de la souveraineté populaire : d’une part, le développement de réfé‑
rendums d’initiative citoyenne et d’autres modalités de participation
démocratique ; d’autre part, une « reprise de contrôle » de l’État-nation
sur les services publics, les industries nationales et les flux migratoires.
Si les premières exigences nous semblent incontournables, l’« immi-
gration alimentée par la logique des droits » ne peut être stoppée sans un recul
des droits de l’homme, qui est le risque de l’affirmation souverainiste
unilatérale24. De plus, le discours xénophobe ne se contente pas de viser
une régulation de l’immigration, légitime dans le cadre républicain ; il
met en cause la composition « ethnique » de la population en banalisant
23 - Voir Céline Spector, No demos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe, Paris, Seuil,
2021.
24 - Voir François Héran, « Migrations », dans Dider Fassin (sous la dir. de), La Société qui vient,
Paris, Seuil, 2022, p. 73-96.
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timent de dépossession politique, qui ne peut être balayé d’un revers de
la main. Le renouvellement démocratique des institutions politiques,
l’explicitation des domaines de souveraineté partagée au plan européen
(l’écologie, notamment), la défense des services publics contre leur
privatisation : ce sont là autant de voies pour une réaffirmation de la
souveraineté populaire, irréductible à l’échelon national, dans l’horizon
d’une coopération et d’une solidarité accrues. Une telle réorientation
sociale-écologique de l’Europe serait loin de s’opposer à la souveraineté
du peuple si, comme le proclamait Célestin Bouglé contre les opposants
libéraux à une république démocratique et sociale, « il est contradictoire que
le peuple soit à la fois souverain et misérable 27 ».
25 - Voir Marlène Benquet et Théo Bourgeron, La Finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme,
Paris, Raisons d’agir, 2021.
26 - Voir Bernard E. Harcourt, La Société d’exposition. Désir et désobéissance à l’ère numérique [2016],
trad. par Sophie Renault, Paris, Seuil, 2020, et Jean-Claude Monod, L’Art de ne pas être trop gouverné,
Paris, Seuil, 2019.
27 - Célestin Bouglé, « Le citoyen moderne », dans C. Bouglé, Émile Bréhier, Henri Delacroix et
Dominique Parodi, Du sage antique au citoyen moderne. Études sur la culture morale, préface de Paul
Lapie, Paris, Armand Colin, 1921, p. 206.