Balzac 84 Les Proscrits
Balzac 84 Les Proscrits
Balzac 84 Les Proscrits
Les proscrits
BeQ
Honoré de Balzac
(1799-1850)
Études philosophiques
Les proscrits
2
En 1845, Balzac décida de réunir toute son
œuvre sous le titre : La Comédie Humaine, titre
qu’il emprunta peut-être à Vigny...
En 1845, quatre-vingt-sept ouvrages étaient
finis sur quatre-vingt-onze, et Balzac croyait bien
achever ce qui restait en cours d’exécution.
Lorsqu’il mourut, on retrouva encore cinquante
projets et ébauches plus ou moins avancés.
« Vous ne figurez pas ce que c’est que La
Comédie Humaine ; c’est plus vaste littérairement
parlant que la cathédrale de Bourges
architecturalement », écrit-il à Mme Carreaud.
Dans l’Avant-Propos de la gigantesque
édition, Balzac définit son œuvre : La Comédie
Humaine est la peinture de la société.
Expliquez-moi... Balzac.
3
Les proscrits
Édition de référence :
Balzac : Les proscrits, Louis Lambert, Séraphîta.
Paris, Imprimerie nationale,
Nouvelle Librairie de France, 1958.
Texte établi et annoté par Marcel Guilbaud.
4
Les Proscrits furent publiés d’abord dans la
Revue de Paris de mai 1831 ; ils étaient divisés
en trois chapitres : Le Sergent de ville, Le
Docteur en théologie, Le Poète. Ils font ensuite
partie, sous cette forme, des Romans et Contes
philosophiques (Paris, Gosselin, 1831), insérés
dans le tome II. Avec la dédicace et la date
d’octobre 1831 ils sont réunis à Louis Lambert et
Séraphîta dans le Livre mystique, précédé d’une
importante préface (Paris, Werdet, décembre
1835 ; réédité en février 1836). Ensuite, sans la
dédicace, les Proscrits sont joints à Massimilla
Doni, Gambara et Séraphîta dans le Livre des
douleurs (Études philosophiques, Paris,
Souverain, 1840, tomes VI-X), dont ils forment le
deuxième tome. En 1846, sans la division en trois
chapitres, ils entrent dans le tome III des Études
philosophiques, 5e édition (tome XVI de la
Comédie humaine, Paris, Furne).
5
Almæ Sorori1.
1
À ma douce sœur. Le livre est dédié à la sœur cadette de
Balzac, Laure (1800-1871). Mariée en 1820 à un ingénieur des
ponts-et-chaussées, Midy de la Greneray-Surville, dont elle eut
deux enfants, Laure resta néanmoins toujours pour Balzac la
tendre confidente qu’elle avait été pour lui dès leur enfance.
6
En 1308, il existait peu de maisons sur le
Terrain formé par les alluvions et par les sables
de la Seine, en haut de la Cité, derrière l’église
Notre-Dame1. Le premier qui osa se bâtir un logis
sur cette grève soumise à de fréquentes
inondations, fut un sergent de la ville de Paris qui
avait rendu quelques menus services à messieurs
du chapitre Notre-Dame ; en récompense,
l’évêque lui bailla vingt-cinq perches2 de terre, et
le dispensa de toute censive ou redevance pour le
fait de ses constructions. Sept ans avant le jour où
commence cette histoire, Joseph Tirechair, l’un
des plus rudes sergents de Paris, comme son nom
le prouve, avait donc, grâce à ses droits dans les
amendes par lui perçues pour les délits commis ès
rues de la Cité, bâti sa maison au bord de la
Seine, précisément à l’extrémité de la rue du
1
Le Terrain ou Terrail s’étendait, au XIVe siècle, à
l’emplacement de l’actuel square Notre-Dame.
2
Ancienne mesure agraire, centième de l’arpent. La perche
d’Île-de-France valait 34 m2.
7
Port-Saint-Landry1. Afin de garantir de tout
dommage les marchandises déposées sur le port,
la ville avait construit une espèce de pile en
maçonnerie qui se voit encore sur quelques vieux
plans de Paris, et qui préservait le pilotis du port
en soutenant à la tête du Terrain les efforts des
eaux et des glaces ; le sergent en avait profité
pour asseoir son logis, en sorte qu’il fallait
monter plusieurs marches pour arriver chez lui.
Semblable à toutes les maisons du temps, cette
bicoque était surmontée d’un toit pointu qui
figurait au-dessus de la façade la moitié
supérieure d’un losange. Au regret des
historiographes, il existe à peine un ou deux
modèles de ces toits à Paris. Une ouverture ronde
éclairait le grenier dans lequel la femme du
sergent faisait sécher le linge du Chapitre, car elle
avait l’honneur de blanchir Notre-Dame, qui
n’était certes pas une mince pratique. Au premier
étage étaient deux chambres qui, bon an mal an,
se louaient aux étrangers à raison de quarante
1
Actuelle rue des Ursins.
8
sous parisis1 pour chacune, prix exorbitant
justifié d’ailleurs par le luxe que Tirechair avait
mis dans leur ameublement. Des tapisseries de
Flandre garnissaient les murailles ; un grand lit
orné d’un tour en serge verte, semblable à ceux
des paysans, était honorablement fourni de
matelas et recouvert de bons draps en toile fine.
Chaque réduit avait son chauffe-doux2, espèce de
poêle dont la description est inutile. Le plancher,
soigneusement entretenu par les apprenties de la
Tirechair, brillait comme le bois d’une châsse.
Au lieu d’escabelles, les locataires avaient pour
sièges de grandes chaires en noyer sculpté,
provenues sans doute du pillage de quelque
château. Deux bahuts incrustés en étain, une table
à colonnes torses, complétaient un mobilier digne
des chevaliers bannerets3 les mieux huppés que
1
Valant douze deniers ; parisis se disait de toute monnaie
frappée à Paris.
2
Grande chaufferette remplie de braise et de cendre chaude.
3
Le chevalier banneret était le seigneur d’un fief comptant
un nombre suffisant de vassaux pour lever un contingent du
ban. Il portait à sa lance une bannière carrée, tandis que les
simples chevaliers avaient une bannière en pointe.
9
leurs affaires amenaient à Paris. Les vitraux de
ces deux chambres donnaient sur la rivière. Par
l’une, vous n’eussiez pu voir que les rives de la
Seine et les trois îles désertes dont les deux
premières ont été réunies plus tard et forment l’île
Saint-Louis1 aujourd’hui, la troisième était l’île
Louviers2. Par l’autre, vous auriez aperçu à
travers une échappée du port Saint-Landry, le
quartier de la Grève, le pont Notre-Dame avec
ses maisons, les hautes tours du Louvre
récemment bâties par Philippe-Auguste, et qui
dominaient ce Paris chétif et pauvre, lequel
suggère à l’imagination des poètes modernes tant
de fausses merveilles. Le bas de la maison à
Tirechair, pour nous servir de l’expression alors
en usage, se composait d’une grande chambre où
travaillait sa femme, et par où les locataires
étaient obligés de passer pour se rendre chez eux,
en gravissant un escalier pareil à celui d’un
1
Les deux îles désertes : l’île Notre-Dame et l’île aux
Vaches, furent réunies en 1614 pour former l’île Saint-Louis.
2
L’île Louviers fut réunie, en 1843, à la rive droite de la
Seine (actuel quai Henri-IV).
10
moulin. Puis derrière, se trouvaient la cuisine et
la chambre à coucher, qui avaient vue sur la
Seine. Un petit jardin conquis sur les eaux étalait
au pied de cette humble demeure ses carrés de
choux verts, ses oignons et quelques pieds de
rosiers défendus par des pieux formant une
espèce de haie. Une cabane construite en bois et
en boue servait de niche à un gros chien, le
gardien nécessaire de cette maison isolée. À cette
niche commençait une enceinte où criaient des
poules dont les œufs se vendaient aux chanoines.
Çà et là, sur le Terrain fangeux ou sec, suivant les
caprices de l’atmosphère parisienne, s’élevaient
quelques petits arbres incessamment battus par le
vent, tourmentés, cassés par les promeneurs ; des
saules vivaces, des joncs et de hautes herbes. Le
terrain, la Seine, le Port, la maison étaient
encadrés à l’ouest par l’immense basilique de
Notre-Dame, qui projetait au gré du soleil son
ombre froide sur cette terre. Alors comme
aujourd’hui, Paris n’avait pas de lieu plus
solitaire, de paysage plus solennel ni plus
mélancolique. La grande voix des eaux, le chant
des prêtres ou le sifflement du vent troublaient
11
seuls cette espèce de bocage, où parfois se
faisaient aborder quelques couples amoureux
pour se confier leurs secrets, lorsque les offices
retenaient à l’église les gens du Chapitre.
Par une soirée du mois d’avril, en l’an 1308,
Tirechair rentra chez lui singulièrement fâché.
Depuis trois jours il trouvait tout en ordre sur la
voie publique. En sa qualité d’homme de police,
rien ne l’affectait plus que de se voir inutile. Il
jeta sa hallebarde avec humeur, grommela de
vagues paroles en dépouillant sa jaquette mi-
partie de rouge et de bleu, pour endosser un
mauvais hoqueton de camelot1. Après avoir pris
dans la huche un morceau de pain sur lequel il
étendit une couche de beurre, il s’établit sur un
banc, examina ses quatre murs blanchis à la
chaux, compta les solives de son plancher,
inventoria ses ustensiles de ménage appendus à
des clous, maugréa d’un soin qui ne lui laissait
rien à dire, et regarda sa femme, laquelle ne
soufflait mot en repassant les aubes et les surplis
1
Veste de grosse toile.
12
de la sacristie.
– Par mon salut, dit-il pour entamer la
conversation, je ne sais, Jacqueline, où tu vas
pêcher tes apprenties. En voilà une, ajouta-t-il en
montrant une ouvrière qui plissait assez
maladroitement une nappe d’autel, en vérité, plus
je la mire, plus je pense qu’elle ressemble à une
fille folle de son corps, et non à une bonne grosse
serve de campagne. Elle a des mains aussi
blanches que celles d’une dame ! Jour de Dieu,
ses cheveux sentent le parfum, je crois ! et ses
chausses sont fines comme celles d’une reine. Par
la double corne de Mahom1, les choses céans ne
vont pas à mon gré.
L’ouvrière se prit à rougir, et guigna
Jacqueline d’un air qui exprimait une crainte
mêlée d’orgueil. La blanchisseuse répondit à ce
regard par un sourire, quitta son ouvrage, et d’une
voix aigrelette : – Ah çà ! dit-elle à son mari, ne
m’impatiente pas ! Ne vas-tu point m’accuser de
1
Mahomet (par imitation de Rabelais, cf. par exemple
Pantagruel, chap. XIV).
13
quelques manigances ? Trotte sur ton pavé tant
que tu voudras, et ne te mêle de ce qui se passe
ici que pour dormir en paix, boire ton vin, et
manger ce que je te mets sur la table ; sinon, je ne
me charge plus de t’entretenir en joie et en santé.
Trouvez-moi dans toute la ville un homme plus
heureux que ce singe-là ! ajouta-t-elle en lui
faisant une grimace de reproche. Il a de l’argent
dans son escarcelle, il a pignon sur Seine, une
vertueuse hallebarde d’un côté, une honnête
femme de l’autre, une maison aussi propre, aussi
nette que mon œil ; et ça se plaint comme un
pèlerin ardé du feu Saint-Antoine1 !
– Ah ! reprit le sergent, crois-tu, Jacqueline,
que j’aie envie de voir mon logis rasé, ma
hallebarde aux mains d’un autre et ma femme au
pilori ?
Jacqueline et la délicate ouvrière pâlirent.
– Explique-toi donc, reprit vivement la
blanchisseuse, et fais voir ce que tu as dans ton
1
Nom ancien de l’ergotisme, maladie causée par le seigle
ergoté qui fit de grands ravages au moyen âge.
14
sac. Je m’aperçois bien, mon gars, que depuis
quelques jours tu loges une sottise dans ta pauvre
cervelle. Allons, viens çà ! et défile-moi ton
chapelet. Il faut que tu sois bien couard pour
redouter le moindre grabuge en portant la
hallebarde du parloir aux bourgeois1, et en vivant
sous la protection du Chapitre. Les chanoines
mettraient le diocèse en interdit si Jacqueline se
plaignait à eux de la plus mince avanie.
En disant cela, elle marcha droit au sergent et
le prit par le bras : – Viens donc, ajouta-t-elle en
le faisant lever et l’emmenant sur les degrés.
Quand ils furent au bord de l’eau, dans leur
jardinet, Jacqueline regarda son mari d’un air
moqueur : – Apprends, vieux truand, que quand
cette belle dame sort du logis, il entre une pièce
d’or dans notre épargne.
– Oh ! oh ! fit le sergent qui resta pensif et coi
devant sa femme. Mais il reprit bientôt : – Eh !
1
Le Parloir aux bourgeois, où se réunissaient les officiers
municipaux, s’est appelé par la suite l’Hôtel de ville. Il était
situé, au début du XIVe siècle, sur la rive droite de la Seine,
près du grand Châtelet.
15
donc, nous sommes perdus. Pourquoi cette
femme vient-elle chez nous ?
– Elle vient voir le joli petit clerc que nous
avons là-haut, reprit Jacqueline en montrant la
chambre dont la fenêtre avait vue sur la vaste
étendue de la Seine.
– Malédiction ! s’écria le sergent. Pour
quelques traîtres écus, tu m’auras ruiné,
Jacqueline. Est-ce là un métier que doive faire la
sage et prude femme d’un sergent ? Mais fût-elle
comtesse ou baronne, cette dame ne saurait nous
tirer du traquenard où nous serons tôt ou tard
emboisés ? N’aurons-nous pas contre nous un
mari puissant et grandement offensé ? car
jarnidieu ! elle est bien belle.
– Oui-da, elle est veuve, vilain oison !
Comment oses-tu soupçonner ta femme de
vilenie et de bêtises ? Cette dame n’a jamais parlé
à notre gentil clerc, elle se contente de le voir et
de penser à lui. Pauvre enfant ! sans elle, il serait
déjà mort de faim, car elle est quasiment sa mère.
Et lui, le chérubin, il est aussi facile de le tromper
que de bercer un nouveau-né. Il croit que ses
16
deniers vont toujours, et il les a déjà deux fois
mangés depuis six mois.
– Femme, répondit gravement le sergent en lui
montrant la place de Grève, te souviens-tu
d’avoir vu d’ici le feu dans lequel on a rôti l’autre
jour cette Danoise ?
– Eh ! bien, dit Jacqueline effrayée.
– Eh ! bien, reprit Tirechair, les deux étrangers
que nous aubergeons1 sentent le roussi. Il n’y a
chapitre, comtesse, ni protection qui tiennent.
Voilà Pâques venu, l’année finie, il faut mettre
nos hôtes à la porte, et vite et tôt. Apprendras-tu
donc à un sergent à reconnaître le gibier de
potence ? Nos deux hôtes avaient pratiqué la
Porrette2, cette hérétique de Danemarck ou de
Norwège de qui tu as entendu d’ici le dernier cri.
C’était une courageuse diablesse, elle n’a point
sourcillé sur son fagot, ce qui prouvait
abondamment son accointance avec le diable ; je
1
Hébergeons.
2
Marguerite Porrete, orginaire du Hainaut, brûlée vive à
Paris en 1210 pour avoir professé une doctrine hérétique,
analogue au moderne quiétisme.
17
l’ai vue comme je te vois, elle prêchait encore
l’assistance, disant qu’elle était dans le ciel et
voyait Dieu. Hé ! bien, depuis ce jour, je n’ai
point dormi tranquillement sur mon grabat. Le
seigneur couché au dessus de nous est plus
sûrement sorcier que chrétien. Foi de sergent !
j’ai le frisson quand ce vieux passe près de moi ;
la nuit, jamais il ne dort, si je m’éveille, sa voix
retentit comme le bourdonnement des cloches, et
je lui entends faire ses conjurations dans la
langue de l’enfer ; lui as-tu jamais vu manger une
honnête croûte de pain, une fouace1 faite par la
main d’un talmellier2 catholique ? Sa peau brune
a été cuite et hâlée par le feu de l’enfer. Jour de
Dieu ! ses yeux exercent un charme, comme ceux
des serpents ! Jacqueline, je ne veux pas de ces
deux hommes chez moi. Je vis trop près de la
justice pour ne pas savoir qu’il faut ne jamais rien
avoir à démêler avec elle. Tu mettras nos deux
locataires à la porte : le vieux parce qu’il m’est
suspect, le jeune parce qu’il est trop mignon.
1
Gâteau de froment.
2
Boulanger.
18
L’un et l’autre ont l’air de ne point hanter les
chrétiens, ils ne vivent certes pas comme nous
vivons ; le petit regarde toujours la lune, les
étoiles et les nuages, en sorcier qui guette l’heure
de monter sur son balai ; l’autre sournois se sert
bien certainement de ce pauvre enfant pour
quelque sortilège. Mon bouge est déjà sur la
rivière, j’ai assez de cette cause de ruine sans y
attirer le feu du ciel ou l’amour d’une comtesse.
J’ai dit. Ne bronche pas.
Malgré le despotisme qu’elle exerçait au logis,
Jacqueline resta stupéfaite en entendant l’espèce
de réquisitoire fulminé par le sergent contre ses
deux hôtes. En ce moment, elle regarda
machinalement la fenêtre de la chambre où
logeait le vieillard, et frissonna d’horreur en y
rencontrant tout à coup la face sombre et
mélancolique, le regard profond qui faisaient
tressaillir le sergent, quelque habitué qu’il fût à
voir des criminels.
À cette époque, petits et grands, clercs et
laïques, tout tremblait à la pensée d’un pouvoir
surnaturel. Le mot de magie était aussi puissant
19
que la lèpre pour briser les sentiments, rompre les
liens sociaux, et glacer la pitié dans les cœurs les
plus généreux. La femme du sergent pensa
soudain qu’elle n’avait jamais vu ses deux hôtes
faisant acte de créature humaine. Quoique la voix
du plus jeune fût douce et mélodieuse comme les
sons d’une flûte, elle l’entendait si rarement,
qu’elle fut tentée de la prendre pour l’effet d’un
sortilège. En se rappelant l’étrange beauté de ce
visage blanc et rose, en revoyant par le souvenir
cette chevelure blonde et les feux humides de ce
regard, elle crut y reconnaître les artifices du
démon. Elle se souvint d’être restée pendant des
journées entières sans avoir entendu le plus léger
bruit chez les deux étrangers. Où étaient-ils
pendant ces longues heures ? Tout à coup, les
circonstances les plus singulières revinrent en
foule à sa mémoire. Elle fut complètement saisie
par la peur, et voulut voir une preuve de magie
dans l’amour que la riche dame portait à ce jeune
Godefroid, pauvre orphelin venu de Flandre à
Paris pour étudier à l’Université. Elle mit
promptement la main dans une de ses poches, en
tira vivement quatre livres tournois en grands
20
blancs1, et regarda les pièces par un sentiment
d’avarice mêlé de crainte.
– Ce n’est pourtant pas là de la fausse
monnaie ? dit-elle en montrant les sous d’argent à
son mari. – Puis, ajouta-t-elle, comment les
mettre hors de chez nous après avoir reçu
d’avance le loyer de l’année prochaine ?
– Tu consulteras le doyen du Chapitre,
répondit le sergent. N’est-ce pas à lui de nous
dire comment nous devons nous comporter avec
des êtres extraordinaires ?
– Oh ! oui, bien extraordinaires, s’écria
Jacqueline. Voyez la malice ! venir se gîter dans
le giron même de Notre-Dame ! Mais, reprit-elle,
avant de consulter le doyen, pourquoi ne pas
prévenir cette noble et digne dame du danger
qu’elle court ?
En achevant ces paroles, Jacqueline et le
sergent, qui n’avait pas perdu un coup de dent,
1
Soit quatre-vingts grands blancs. La livre tournois
(primitivement frappée à Tours) valait vingt sous ; le grand
blanc était un sou d’argent.
21
rentrèrent au logis. Tirechair, en homme vieilli
dans les ruses de son métier, feignit de prendre
l’inconnue pour une véritable ouvrière ; mais
cette indifférence apparente laissait percer la
crainte d’un courtisan qui respecte un royal
incognito. En ce moment, six heures sonnèrent au
clocher de Saint-Denis-du-Pas, petite église qui
se trouvait entre Notre-Dame et le port Saint-
Landry, la première cathédrale bâtie à Paris, au
lieu même où saint Denis a été mis sur le gril,
disent les chroniques1. Aussitôt l’heure vola de
cloche en cloche par toute la Cité. Tout à coup
des cris confus s’élevèrent sur la rive gauche de
la Seine, derrière Notre-Dame, à l’endroit où
fourmillaient les écoles de l’Université. À ce
signal, le vieil hôte de Jacqueline se remua dans
sa chambre. Le sergent, sa femme et l’inconnue
entendirent ouvrir et fermer brusquement une
porte, et le pas lourd de l’étranger retentit sur les
marches de l’escalier intérieur. Les soupçons du
1
Saint-Denis-du-Pas s’élevait plus exactement sur le
Terrain, derrière le chevet de Notre-Dame. Saint Denis, « selon
les chroniques », fut décapité et non mis sur le gril.
22
sergent donnaient à l’apparition de ce personnage
un si haut intérêt, que les visages de Jacqueline et
du sergent offrirent tout à coup une expression
bizarre dont fut saisie la dame. Rapportant,
comme toutes les personnes qui aiment, l’effroi
du couple à son protégé, l’inconnue attendit avec
une sorte d’inquiétude l’événement qu’annonçait
la peur de ses prétendus maîtres.
L’étranger resta pendant un instant sur le seuil
de la porte pour examiner les trois personnes qui
étaient dans la salle, en paraissant y chercher son
compagnon. Le regard qu’il y jeta, quelque
insouciant qu’il fût, troubla les cœurs. Il était
vraiment impossible à tout le monde, et même à
un homme ferme, de ne pas avouer que la nature
avait départi des pouvoirs exorbitants à cet être
en apparence surnaturel. Quoique ses yeux
fussent assez profondément enfoncés sous les
grands arceaux dessinés par ses sourcils, ils
étaient comme ceux d’un milan enchâssés dans
des paupières si larges et bordés d’un cercle noir
si vivement marqué sur le haut de sa joue, que
leurs globes semblaient être en saillie. Cet œil
magique avait je ne sais quoi de despotique et de
23
perçant qui saisissait l’âme par un regard pesant
et plein de pensées, un regard brillant et lucide
comme celui des serpents ou des oiseaux ; mais
qui stupéfiait, qui écrasait par la véloce
communication d’un immense malheur ou de
quelque puissance surhumaine. Tout était en
harmonie avec ce regard de plomb et de feu, fixe
et mobile, sévère et calme. Si dans ce grand œil
d’aigle les agitations terrestres paraissaient en
quelque sorte éteintes, le visage maigre et sec
portait aussi les traces de passions malheureuses
et de grands événements accomplis. Le nez
tombait droit et se prolongeait de telle sorte que
les narines semblaient le retenir. Les os de la face
étaient nettement accusés par des rides droites et
longues qui creusaient les joues décharnées. Tout
ce qui formait un creux dans sa figure paraissait
sombre. Vous eussiez dit le lit d’un torrent où la
violence des eaux écoulées était attestée par la
profondeur des sillons qui trahissaient quelque
lutte horrible, éternelle. Semblables à la trace
laissée par les rames d’une barque sur les ondes,
de larges plis partant de chaque côté de son nez
accentuaient fortement son visage, et donnaient à
24
sa bouche, ferme et sans sinuosités, un caractère
d’amère tristesse. Au-dessus de l’ouragan peint
sur ce visage, son front tranquille s’élançait avec
une sorte de hardiesse et le couronnait comme
d’une coupole en marbre. L’étranger gardait cette
attitude intrépide et sérieuse que contractent les
hommes habitués au malheur, faits par la nature
pour affronter avec impassibilité les foules
furieuses, et pour regarder en face les grands
dangers. Il semblait se mouvoir dans une sphère à
lui, d’où il planait au-dessus de l’humanité. Ainsi
que son regard, son geste possédait une
irrésistible puissance ; ses mains décharnées
étaient celles d’un guerrier ; s’il fallait baisser les
yeux quand les siens plongeaient sur vous, il
fallait également trembler quand sa parole ou son
geste s’adressaient à votre âme. Il marchait
entouré d’une majesté silencieuse qui le faisait
prendre pour un despote sans gardes, pour
quelque Dieu sans rayons. Son costume ajoutait
encore aux idées qu’inspiraient les singularités de
sa démarche ou de sa physionomie. L’âme, le
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corps et l’habit s’harmoniaient1 ainsi de manière
à impressionner les imaginations les plus froides.
Il portait une espèce de surplis en drap noir, sans
manches, qui s’agrafait par devant et descendait
jusqu’à mi-jambe, en lui laissant le col nu, sans
rabat. Son justaucorps et ses bottines, tout était
noir. Il avait sur la tête une calotte en velours
semblable à celle d’un prêtre, et qui traçait une
ligne circulaire au-dessus de son front sans qu’un
seul cheveu s’en échappât. C’était le deuil le plus
rigide et l’habit le plus sombre qu’un homme pût
prendre. Sans une longue épée qui pendait à son
côté, soutenue par un ceinturon de cuir que l’on
apercevait à la fente du surtout noir, un
ecclésiastique l’eût salué comme un frère.
Quoiqu’il fût de taille moyenne, il paraissait
grand ; mais en le regardant au visage, il était
gigantesque.
– L’heure a sonné, la barque attend, ne
viendrez-vous pas ?
À ces paroles prononcées en mauvais français,
1
Étaient en harmonie.
26
mais qui furent facilement entendues au milieu
du silence, un léger frémissement retentit dans
l’autre chambre, et le jeune homme en descendit
avec la rapidité d’un oiseau. Quand Godefroid se
montra, le visage de la dame s’empourpra, elle
trembla, tressaillit, et se fit un voile de ses mains
blanches. Toute femme eût partagé cette émotion
en contemplant un homme de vingt ans environ,
mais dont la taille et les formes étaient si frêles
qu’au premier coup d’œil vous eussiez cru voir
un enfant ou quelque jeune fille déguisée. Son
chaperon noir, semblable au béret des basques,
laissait apercevoir un front blanc comme de la
neige où la grâce et l’innocence étincelaient en
exprimant une suavité divine, reflet d’une âme
pleine de foi. L’imagination des poètes aurait
voulu y chercher cette étoile que, dans je ne sais
quel conte, une mère pria la fée-marraine
d’empreindre sur le front de son enfant
abandonné comme Moïse au gré des flots.
L’amour respirait dans les milliers de boucles
blondes qui retombaient sur ses épaules. Son cou,
véritable cou de cygne, était blanc et d’une
admirable rondeur. Ses yeux bleus, plein de vie et
27
limpides, semblaient réfléchir le ciel. Les traits de
son visage, la coupe de son front étaient d’un fini,
d’une délicatesse à ravir un peintre. La fleur de
beauté qui, dans les figures de femmes, nous
cause d’intarissables émotions, cette exquise
pureté des lignes, cette lumineuse auréole posée
sur des traits adorés, se mariaient à des teintes
mâles, à une puissance encore adolescente, qui
formaient de délicieux contrastes. C’était enfin
un de ces visages mélodieux qui, muets, nous
parlent et nous attirent ; néanmoins, en le
contemplant avec un peu d’attention, peut-être y
aurait-on reconnu l’espèce de flétrissure
qu’imprime une grande pensée ou la passion,
dans une verdeur mate qui le faisait ressembler à
une jeune feuille se dépliant au soleil. Aussi,
jamais opposition ne fut-elle plus brusque ni plus
vive que l’était celle offerte par la réunion de ces
deux êtres. Il semblait voir un gracieux et faible
arbuste né dans le creux d’un vieux saule,
dépouillé par le temps, sillonné par la foudre,
décrépit, un de ces saules majestueux,
l’admiration des peintres ; le timide arbrisseau
s’y met à l’abri des orages. L’un était un Dieu,
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l’autre était un ange ; celui-ci le poète qui sent,
celui-là le poète qui traduit ; un prophète
souffrant, un lévite en prières. Tous deux
passèrent en silence.
– Avez-vous vu comme il l’a sifflé ? s’écria le
sergent de ville au moment où le pas des deux
étrangers ne s’entendit plus sur la grève. N’est-ce
point un diable et son page ?
– Ouf ! répondit Jacqueline, j’étais oppressée.
Jamais je n’avais examiné nos hôtes si
attentivement. Il est malheureux, pour nous autres
femmes, que le démon puisse prendre un si gentil
visage !
– Oui, jette-lui de l’eau bénite, s’écria
Tirechair, et tu le verras se changer en crapaud.
Je vais aller tout dire à l’officialité1.
En entendant ce mot, la dame se réveilla de la
rêverie dans laquelle elle était plongée, et regarda
le sergent qui mettait sa casaque bleue et rouge.
– Où courez-vous ? dit-elle.
1
Tribunal ecclésiastique.
29
– Informer la justice que nous logeons des
sorciers, bien à notre corps défendant.
L’inconnue se prit à sourire.
– Je suis la comtesse Mahaut, dit-elle en se
levant avec une dignité qui rendit le sergent tout
pantois. Gardez-vous de faire la plus légère peine
à vos hôtes. Honorez surtout le vieillard, je l’ai
vu chez le roi votre seigneur qui l’a
courtoisement accueilli, vous seriez mal avisé de
lui causer le moindre encombre. Quant à mon
séjour chez vous, n’en sonnez mot, si vous aimez
la vie.
La comtesse se tut et retomba dans sa
méditation. Elle releva bientôt la tête, fit un signe
à Jacqueline, et toutes deux montèrent à la
chambre de Godefroid. La belle comtesse regarda
le lit, les chaires de bois, le bahut, les tapisseries,
la table, avec un bonheur semblable à celui du
banni qui contemple, au retour, les toits pressés
de sa ville natale, assise au pied d’une colline.
– Si tu ne m’as pas trompée, dit-elle à
Jacqueline, je te promets cent écus d’or.
30
– Tenez, madame, répondit l’hôtesse, le
pauvre ange est sans méfiance, voici tout son
bien !
Disant cela, Jacqueline ouvrait un tiroir de la
table, et montrait quelques parchemins.
– Ô Dieu de bonté ! s’écria la comtesse en
saisissant un contrat qui attira soudain son
attention et où elle lut : GOTHOFREDUS COMES
GANTIACUS. (Godefroid, comte de Gand.)
Elle laissa tomber le parchemin, passa la main
sur son front ; mais, se trouvant sans doute
compromise de laisser voir son émotion à
Jacqueline, elle reprit une contenance froide.
– Je suis contente ! dit-elle.
Puis elle descendit et sortit de la maison. Le
sergent et sa femme se mirent sur le seuil de leur
porte, et lui virent prendre le chemin du port. Un
bateau se trouvait amarré près de là. Quand le
frémissement du pas de la comtesse put être
entendu, un marinier se leva soudain, aida la belle
ouvrière à s’asseoir sur un banc, et rama de
manière à faire voler le bateau comme une
31
hirondelle, en aval de la Seine.
– Es-tu bête ! dit Jacqueline en frappant
familièrement sur l’épaule du sergent. Nous
avons gagné ce matin cent écus d’or.
– Je n’aime pas plus loger des seigneurs que
loger des sorciers. Je ne sais qui des uns ou des
autres nous mène plus vitement au gibet, répondit
Tirechair en prenant sa hallebarde. Je vais, reprit-
il, aller faire ma ronde du côté de Champfleuri1.
Ah ! que Dieu nous protège, et me fasse
rencontrer quelque galloise2 ayant mis ce soir ses
anneaux d’or pour briller dans l’ombre comme un
ver luisant !
Jacqueline, restée seule au logis, monta
précipitamment dans la chambre du seigneur
inconnu pour tâcher d’y trouver quelques
renseignements sur cette mystérieuse affaire.
Semblable à ces savants qui se donnent des
peines infinies pour compliquer les principes
1
Rue mal famée, aujourd’hui disparue, située près du
Louvre, entre la rue Saint-Honoré et la rue de Beauvais.
2
Fille de joie.
32
clairs et simples de la nature, elle avait déjà bâti
un roman informe qui lui servait à expliquer la
réunion de ces trois personnages sous son pauvre
toit. Elle fouilla le bahut, examina tout, et ne put
rien découvrir d’extraordinaire. Elle vit
seulement sur la table une écritoire et quelques
feuilles de parchemin ; mais comme elle ne savait
pas lire, cette trouvaille ne pouvait lui rien
apprendre. Un sentiment de femme la ramena
dans la chambre du beau jeune homme, d’où elle
aperçut par la croisée ses deux hôtes qui
traversaient la Seine dans le bateau du passeur.
– Ils sont comme deux statues, se dit-elle. Ah !
ah ! ils abordent devant la rue du Fouarre1. Est-il
leste le petit mignon ! il a sauté à terre comme un
bouvreuil. Près de lui, le vieux ressemble à
quelque saint de pierre de la cathédrale. Ils vont à
l’ancienne école des Quatre-Nations2. Prest ! je
1
Rue sur la rive gauche de la Seine, allant de la rue Galande
à la rue de la Bûcherie, où se trouvaient les salles de cours de la
Faculté des arts. C’est de la paille ou feurre servant de siège
aux escholiers qu’elle tenait son nom.
2
Il s’agit de la Faculté des arts, l’une des Facultés de
l’Université de Paris, qui formait les maîtres ès arts (à peu près
33
ne les vois plus. – C’est là qu’il respire, ce pauvre
chérubin ? ajouta-t-elle en regardant les meubles
de la chambre. Est-il galant et plaisant ! Ah ! ces
seigneurs, c’est autrement fait que nous.
Et Jacqueline descendit après avoir passé la
main sur la couverture du lit, épousseté le bahut,
et s’être demandé pour la centième fois depuis six
mois : – À quoi diable passe-t-il toutes ses saintes
journées ? Il ne peut pas toujours regarder dans le
bleu du temps et dans les étoiles que Dieu a
pendues là-haut comme des lanternes. Le cher
enfant a du chagrin. Mais pourquoi le vieux
maître et lui ne se parlent-ils presque point ? Puis
elle se perdit dans ses pensées, qui, dans sa
cervelle de femme, se brouillèrent comme un
écheveau de fil.
Le vieillard et le jeune homme étaient entrés
dans une des écoles qui rendaient à cette époque
la rue du Fouarre si célèbre en Europe. L’illustre
34
Sigier1, le plus fameux docteur en Théologie
mystique de l’Université de Paris, montait à sa
chaire au moment où les deux locataires de
Jacqueline arrivèrent à l’ancienne école des
Quatre-Nations, dans une grande salle basse, de
plain-pied avec la rue. Les dalles froides étaient
garnies de paille fraîche, sur laquelle un bon
nombre d’étudiants avaient tous un genou
appuyé, l’autre relevé, pour sténographier
1
Sigier de Courtrai ou Siger de Brabant fut docteur en
théologie de l’Université de Paris dans la seconde moitié du
XIIIe siècle. Professant la pure doctrine averrhoïste il fut
attaqué par saint Thomas d’Aquin et Albert le Grand ; ses
thèses furent condamnées en 1277 par l’évêque de Paris et lui-
même fut poursuivi par l’Inquisition. Il passa en Italie pour en
appeler au pape mais fut condamné à la prison perpétuelle. Il
mourut, probablement de mort violente, dans une prison
d’Orvieto, aux environs de 1283. – Balzac, nous présentant
Sigier à Paris en 1308, commet donc un anachronisme. Cet
anachronisme a peu d’importance d’ailleurs dans une œuvre qui
n’est pas un récit historique mais une peinture de l’idée
mystique (cf. Préface au Livre mystique). Le Sigier de Balzac a
pour modèle non le Siger historique mais le Siger immortel de
Dante : « Cette lueur... est la lumière éternelle de Siger qui,
enseignant dans la rue du Fouarre, syllogisa des vérités
importunes » (Paradis, chant X).
35
l’improvisation du maître à l’aide de ces
abréviations qui font le désespoir des déchiffreurs
modernes. La salle était pleine, non seulement
d’écoliers, mais encore des hommes les plus
distingués du clergé, de la cour et de l’ordre
judiciaire. Il s’y trouvait des savants étrangers,
des gens d’épée et de riches bourgeois. Là se
rencontraient ces faces larges, ces fronts
protubérants, ces barbes vénérables qui nous
inspirent une sorte de religion pour nos ancêtres à
l’aspect des portraits du Moyen-Âge. Des visages
maigres aux yeux brillants et enfoncés, surmontés
de crânes jaunis dans les fatigues d’une
scolastique impuissante, la passion favorite du
siècle, contrastaient avec de jeunes têtes ardentes,
avec des hommes graves, avec des figures
guerrières, avec les joues rubicondes de quelques
financiers. Ces leçons, ces dissertations, ces
thèses soutenues par les génies les plus brillants
du treizième et du quatorzième siècles, excitaient
l’enthousiasme de nos pères ; elles étaient leurs
combats de taureaux, leurs Italiens1, leur tragédie,
1
Le Théâtre-Italien. L’opéra italien introduit à Paris en
36
leurs grands danseurs, tout leur théâtre enfin. Les
représentations de mystères ne vinrent qu’après
ces luttes spirituelles qui peut-être engendrèrent
la scène française. Une éloquente inspiration qui
réunissait l’attrait de la voix humaine habilement
maniée, les subtilités de l’éloquence et des
recherches hardies dans les secrets de Dieu,
satisfaisait alors à toutes les curiosités, émouvait
les âmes, et composait le spectacle à la mode. La
Théologie ne résumait pas seulement les
sciences, elle était la science même, comme le fut
autrefois la Grammaire chez les Grecs, et
présentait un fécond avenir à ceux qui se
distinguaient dans ces duels, où, comme Jacob,
les orateurs combattaient avec l’esprit de Dieu.
Les ambassades, les arbitrages entre les
souverains, les chancelleries, les dignités
ecclésiastiques, appartenaient aux hommes dont
la parole s’était aiguisée dans les controverses
37
théologiques. La chaire était la tribune de
l’époque. Ce système vécut jusqu’au jour où
Rabelais immola l’ergotisme1 sous ses terribles
moqueries, comme Cervantes tua la chevalerie
avec une comédie écrite.
Pour comprendre ce siècle extraordinaire,
l’esprit qui en dicta les chefs-d’œuvre inconnus
aujourd’hui, quoique immenses, enfin pour s’en
expliquer tout jusqu’à la barbarie, il suffit
d’étudier les constitutions de l’Université de
Paris, et d’examiner l’enseignement bizarre alors
en vigueur. La Théologie se divisait en deux
Facultés, celle de THÉOLOGIE proprement dite, et
celle de DÉCRET. La Faculté de Théologie avait
trois sections : la Scolastique, la Canonique et la
Mystique. Il serait fastidieux d’expliquer les
attributions de ces diverses parties de la science,
puisqu’une seule, la Mystique, est le sujet de
cette étude. La THÉOLOGIE MYSTIQUE embrassait
1
La philosophie de l’ergo (donc en latin), mot
traditionnellement employé dans les « disuputations »
scolastiques. Cf. la harangue de Maître Janotus (Gargantua,
chap. XIX).
38
l’ensemble des révélations divines et
l’explication des mystères. Cette branche de
l’ancienne théologie est secrètement restée en
honneur parmi nous. Jacob Bœhm1,
Swedenborg2, Martinez Pasqualis1, Saint-Martin2,
1
Jacob Bœhme (1575-1624), l’un des grands mystiques
allemands. Cordonnier de son état il vécut simplement et
chrétiennement dans sa ville de Gœrlitz. Visionnaire, il écrivit
de nombreux livres « en vertu d’une illumination divine ».
C’est l’être éternel, intime et vivant, qu’il recherche ; pour le
trouver l’homme doit, selon Bœhme, rentrer au plus profond de
lui-même : « Tel est le développement de ton être, telle est en
Dieu l’éternelle naissance. » Les idées de Bœhme qui ont des
liens profonds avec la philosophie allemande ont eu peu
d’influence en France. Saint-Martin (voir note aux pages
suivantes) est l’un des rares Français à avoir pénétré dans le
« chaos étincelant » de cette œuvre ; il traduisit en 1800
l’Aurore naissante et en 1802 Des trois principes de l’essence
divine.
2
Emmanuel Swedenborg, célèbre théosophe suédois (1688-
1772). Fils d’un évêque luthérien, docteur en philosophie, il se
consacra d’abord à des recherches scientifiques. En 1743 il eut
ses premières visions et se consacra dès lors à exposer sa
doctrine dans de très longs ouvrages. De nombreuses sociétés
swedenborgiennes se formèrent bientôt et se développèrent
dans de nombreux pays d’Europe. – Balzac parle longuement
de la vie et de quelques-unes des thèses de Swedenborg dans
Séraphîta.
39
1
Martines de Pasqually est une sorte de mage du XVIIIe
siècle dont la vie nous est peu connue. On pense qu’il est né à
Grenoble en 1727 d’un père espagnol et d’une mère française ;
affilié à la franc-maçonnerie il passa sa vie à répandre à
l’intérieur même de cette société secrète un enseignement
initiatique avec cérémonies rituéliques et opérations magiques,
en majeure partie d’origine kabbalistique et gnostique. Il fonda
sa première loge à Montpellier en 1754, puis voyagea
mystérieusement en France, formant des initiés. À Bordeaux, en
1771, il dicta en mauvais français le début de son Traité de la
réintégration, qui resta inachevé. Parti pour recueillir un
héritage à Saint-Domingue il y mourut en 1774.
2
Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), dit le
Philosophe inconnu. Officier, il quitta l’armée pour se consacrer
à la théosophie. Disciple de Pasqually, il donna une première
forme à la doctrine de son maître dans son livre Des erreurs et
de la vérité (1775). Après avoir découvert l’œuvre de Bœhme il
évolua, sans abandonner les idées de Pasqually, vers une
mystique plus conforme à sa nature. Elle est exposée dans
plusieurs ouvrages dont les principaux sont le Tableau naturel
des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers
(1782), l’Homme de désir (1790), le Nouvel homme (1795), le
Ministère de l’homme-esprit (1802). Marche vers l’Unité
suprême et Réintégration universelle en sont les deux grands
principes : ce sont ceux-là mêmes de Pasqually. Le martinisme
est la doctrine théurgique et magique de Pasqually reprise par
Saint-Martin sous la forme mystique. – Saint-Martin constitua
un Ordre qui fut un groupement purement spiritualiste, fondé
sur des initiations individuelles. Il est à peu près certain que
40
Molinos1, mesdames Guyon2, Bourignon3 et
Krudener4, la grande secte des Extatiques, celle
des Illuminés5, ont, à diverses époques,
41
d’hérétiques. Nous citerons, au XVIe siècle, les Alumbrados
d’Espagne, impitoyablement traqués par l’Inquisition ; au
XVIIe siècle les Illuminés de Séville, les Illuminés de Picardie ;
au XVIIIe siècle les Illuminés de Bavière et les Illuminés
d’Avignon. C’est à l’une de ces deux dernières sectes que
Balzac vraisemblablement fait allusion.
Les Illuminés de Bavière formaient une société secrète
plutôt qu’une secte religieuse. Ils avaient été fondés par Adam
Weishaupt en 1776 ; cet ancien élève des Jésuites avait formé le
rêve de ramener l’humanité à son état originel, par la
destruction de toute religion, toute société, toute propriété, par
l’action d’une société secrète hiérarchiquement organisée et
dont tous les membres seraient dans une subordination étroite
comme celle des Jésuites. Il utilisa le rituel de la franc-
maçonnerie et ses trois grades, et agit par pénétration à
l’intérieur même des loges d’Allemagne et des Pays-Bas, avec
grand succès. Interdite en 1784 par l’Électeur de Bavière, la
société perdit beaucoup de sa force. Après 1788 elle ne fut plus
représentée que par quelques professeurs des universités
allemandes.
Les Illuminés d’Avignon avaient au contraire un caractère
religieux prononcé. La secte s’était formée à Berlin en 1779
autour du bibliothécaire de Frédéric II, un ancien bénédictin
nommé Pernéty, sous l’influence de la doctrine de Swedenborg.
Des oracles enjoignirent à Pernéty d’aller fonder une cité
nouvelle. En Avignon le succès fut rapide, mais l’esprit
swedenborgien du début fit place à l’exaltation avec les anges,
prophéties sur la fin du monde. Les Jacobins emprisonnèrent
Pernéty, coup dont la secte ne put se relever.
42
dignement conservé les doctrines de cette
science, dont le but a quelque chose d’effrayant
et de gigantesque. Aujourd’hui, comme au temps
du docteur Sigier, il s’agit de donner à l’homme
des ailes pour pénétrer dans le sanctuaire où Dieu
se cache à nos regards.
Cette digression était nécessaire pour
l’intelligence de la scène à laquelle le vieillard et
le jeune homme partis du terrain Notre-Dame
venaient assister ; puis elle défendra de tout
reproche cette Étude, que certaines personnes
hardies à juger pourraient soupçonner de
mensonge et taxer d’hyperbole.
Le docteur Sigier était de haute taille et dans la
force de l’âge. Sauvée de l’oubli par les fastes
universitaires, sa figure offrait de frappantes
analogies avec celle de Mirabeau. Elle était
marquée au sceau d’une éloquence impétueuse,
animée, terrible. Le docteur avait au front les
signes d’une croyance religieuse et d’une ardente
foi qui manquèrent à son Sosie. Sa voix possédait
de plus une douceur persuasive, un timbre
éclatant et flatteur.
43
En ce moment, le jour que les croisées à petits
vitraux garnis de plomb répandaient avec
parcimonie, colorait cette assemblée de teintes
capricieuses en y créant çà et là de vigoureux
contrastes par le mélange de la lueur et des
ténèbres. Ici des yeux étincelaient en des coins
obscurs ; là de noires chevelures, caressées par
des rayons, semblaient lumineuses au-dessus de
quelques visages ensevelis dans l’ombre ; puis,
plusieurs crânes découronnés, conservant une
faible ceinture de cheveux blancs, apparaissaient
au-dessus de la foule comme des créneaux
argentés par la lune. Toutes les têtes, tournées
vers le docteur, restaient muettes, impatientes.
Les voix monotones des autres professeurs dont
les écoles étaient voisines, retentissaient dans la
rue silencieuse comme le murmure des flots de la
mer. Le pas des deux inconnus qui arrivèrent en
ce moment attira l’attention générale. Le docteur
Sigier, prêt à prendre la parole, vit le majestueux
vieillard debout, lui chercha de l’œil une place, et
n’en trouvant pas, tant la foule était grande, il
descendit, vint à lui d’un air respectueux, et le fit
asseoir sur l’escalier de la chaire en lui prêtant
44
son escabeau. L’assemblée accueillit cette faveur
par un long murmure d’approbation, en
reconnaissant dans le vieillard le héros d’une
admirable thèse récemment soutenue à la
Sorbonne. L’inconnu jeta sur l’auditoire, au-
dessus duquel il planait, ce profond regard qui
racontait tout un poème de malheurs, et ceux
qu’il atteignit éprouvèrent d’indéfinissables
tressaillements. L’enfant qui suivait le vieillard
s’assit sur une des marches, et s’appuya contre la
chaire, dans une pose ravissante de grâce et de
tristesse. Le silence devint profond, le seuil de la
porte, la rue même, furent obstrués en peu
d’instants par une foule d’écoliers qui désertèrent
les autres classes.
Le docteur Sigier devait résumer, en un
dernier discours, les théories qu’il avait données
sur la résurrection, sur le ciel et l’enfer, dans ses
leçons précédentes. Sa curieuse doctrine
répondait aux sympathies de l’époque, et
satisfaisait à ces désirs immodérés du merveilleux
qui tourmentent les hommes à tous les âges du
monde. Cet effort de l’homme pour saisir un
infini qui échappe sans cesse à ses mains débiles,
45
ce dernier assaut de la pensée avec elle-même,
était une œuvre digne d’une assemblée où
brillaient alors toutes les lumières de ce siècle, où
scintillait peut-être la plus vaste des imaginations
humaines. D’abord le docteur rappela
simplement, d’un ton doux et sans emphase, les
principaux points précédemment établis.
« Aucune intelligence ne se trouvait égale à
une autre. L’homme était-il en droit de demander
compte à son créateur de l’inégalité des forces
morales données à chacun ? Sans vouloir pénétrer
tout à coup les desseins de Dieu, ne devait-on pas
reconnaître en fait que, par suite de leurs
dissemblances générales, les intelligences se
divisaient en de grandes sphères ? Depuis la
sphère où brillait le moins d’intelligence jusqu’à
la plus translucide où les âmes apercevaient le
chemin pour aller à Dieu, n’existait-il pas une
gradation réelle de spiritualité ? les esprits
appartenant à une même sphère ne s’entendaient-
ils pas fraternellement, en âme, en chair, en
pensée, en sentiment ? »
Là, le docteur développait de merveilleuses
46
théories relatives aux sympathies. Il expliquait
dans un langage biblique les phénomènes de
l’amour, les répulsions instinctives, les attractions
vives qui méconnaissent les lois de l’espace, les
cohésions soudaines des âmes qui semblent se
reconnaître. Quant aux divers degrés de force
dont étaient susceptibles nos affections, il les
résolvait par la place plus ou moins rapprochée
du centre que les êtres occupaient dans leurs
cercles respectifs. Il révélait mathématiquement
une grande pensée de Dieu dans la coordination
des différentes sphères humaines. Par l’homme,
disait-il, ces sphères créaient un monde
intermédiaire entre l’intelligence de la brute et
l’intelligence des anges. Selon lui, la Parole
divine nourrissait la Parole spirituelle, la Parole
spirituelle nourrissait la Parole animée, la Parole
animée nourrissait la Parole animale, la Parole
animale nourrissait la Parole végétale, et la
Parole végétale exprimait la vie de la parole
stérile. Les successives transformations de
chrysalide que Dieu imposait ainsi à nos âmes, et
cette espèce de vie infusoire qui, d’une zone à
l’autre, se communiquait toujours plus vive, plus
47
spirituelle, plus clairvoyante, développait
confusément, mais assez merveilleusement peut-
être pour ses auditeurs inexpérimentés, le
mouvement imprimé par le Très-Haut à la
Nature. Secouru par de nombreux passages
empruntés aux livres sacrés, et desquels il se
servait pour se commenter lui-même, pour
exprimer par des images sensibles les
raisonnements abstraits qui lui manquaient, il
secouait l’esprit de Dieu comme une torche à
travers les profondeurs de la création, avec une
éloquence qui lui était propre et dont les accents
sollicitaient la conviction de son auditoire.
Déroulant ce mystérieux système dans toutes ses
conséquences, il donnait la clef de tous les
symboles, justifiait les vocations, les dons
particuliers, les génies, les talents humains.
Devenant tout à coup physiologiste par instinct, il
rendait compte des ressemblances animales
inscrites sur les figures humaines, par des
analogies primordiales et par le mouvement
ascendant de la création. Il vous faisait assister au
jeu de la nature, assignait une mission, un avenir
aux minéraux, à la plante, à l’animal. La Bible à
48
la main, après avoir spiritualisé la Matière et
matérialisé l’Esprit, après avoir fait entrer la
volonté de Dieu en tout, et imprimé du respect
pour ses moindres œuvres, il admettait la
possibilité de parvenir par la foi d’une sphère à
une autre.
Telle fut la première partie de son discours, il
en appliqua par d’adroites digressions les
doctrines au système de la féodalité. La poésie
religieuse et profane, l’éloquence abrupte du
temps avaient une large carrière dans cette
immense théorie, où venaient se fondre tous les
systèmes philosophiques de l’antiquité, mais d’où
le docteur les faisait sortir, éclaircis, purifiés,
changés. Les faux dogmes des deux principes et
ceux du panthéisme tombaient sous sa parole qui
proclamait l’unité divine en laissant à Dieu et à
ses anges la connaissance des fins dont les
moyens éclataient si magnifiques aux yeux de
l’homme. Armé des démonstrations par
lesquelles il expliquait le monde matériel, le
docteur Sigier construisait un monde spirituel
dont les sphères graduellement élevées nous
séparaient de Dieu, comme la plante était
49
éloignée de nous par une infinité de cercles à
franchir. Il peuplait le ciel, les étoiles, les astres,
le soleil. Au nom de saint Paul, il investissait les
hommes d’une puissance nouvelle, il leur était
permis de monter de monde en monde jusqu’aux
sources de la vie éternelle. L’échelle mystique de
Jacob était tout à la fois la formule religieuse de
ce secret divin et la preuve traditionnelle du fait.
Il voyageait dans les espaces en entraînant les
âmes passionnées sur les ailes de sa parole, et
faisait sentir l’infini à ses auditeurs, en les
plongeant dans l’océan céleste. Le docteur
expliquait ainsi logiquement l’enfer par d’autres
cercles disposés en ordre inverse des sphères
brillantes qui aspiraient à Dieu, où la souffrance
et les ténèbres remplaçaient la lumière et l’esprit.
Les tortures se comprenaient aussi bien que les
délices. Les termes de comparaison existaient
dans les transitions de la vie humaine, dans ses
diverses atmosphères de douleur et d’intelligence.
Ainsi les fabulations les plus extraordinaires de
l’enfer et du purgatoire se trouvaient
naturellement réalisées. Il déduisait
admirablement les raisons fondamentales de nos
50
vertus. L’homme pieux, cheminant dans la
pauvreté, fier de sa conscience, toujours en paix
avec lui-même, et persistant à ne pas se mentir
dans son cœur, malgré les spectacles du vice
triomphant, était un ange puni, déchu, qui se
souvenait de son origine, pressentait sa
récompense, accomplissait sa tâche et obéissait à
sa belle mission. Les sublimes résignations du
christianisme apparaissent alors dans toute leur
gloire. Il mettait les martyrs sur les bûchers
ardents, et les dépouillait presque de leurs
mérites, en les dépouillant de leurs souffrances. Il
montrait l’ange intérieur dans les cieux, tandis
que l’homme extérieur était brisé par le fer des
bourreaux. Il peignait, il faisait reconnaître à
certains signes célestes, des anges parmi les
hommes. Il allait alors arracher dans les entrailles
de l’entendement le véritable sens du mot chute,
qui se retrouve en tous les langages. Il
revendiquait les plus fertiles traditions, afin de
démontrer la vérité de notre origine. Il expliquait
avec lucidité la passion que tous les hommes ont
de s’élever, de monter, ambition instinctive,
révélation perpétuelle de notre destinée. Il faisait
51
épouser d’un regard l’univers entier, et décrivait
la substance de Dieu même, coulant à pleins
bords comme un fleuve immense, du centre aux
extrémités, des extrémités vers le centre. La
nature était une et compacte. Dans l’œuvre la
plus chétive en apparence, comme dans la plus
vaste, tout obéissait à cette loi. Chaque création
en reproduisait en petit une image exacte, soit la
sève de la plante, soit le sang de l’homme, soit le
cours des astres. Il entassait preuve sur preuve, et
configurait toujours sa pensée par un tableau
mélodieux de poésie. Il marchait, d’ailleurs,
hardiment au-devant des objections. Ainsi lui-
même foudroyait sous une éloquente
interrogation les monuments de nos sciences et
les superfétations humaines, à la construction
desquelles les sociétés employaient les éléments
du monde terrestre. Il demandait si nos guerres, si
nos malheurs, si nos dépravations empêchaient le
grand mouvement imprimé par Dieu à tous les
mondes ? Il faisait rire de l’impuissance humaine
en montrant nos efforts effacés partout. Il
évoquait les mânes de Tyr, de Carthage, de
Babylone ; il ordonnait à Babel, à Jérusalem de
52
comparaître ; il y cherchait, sans les trouver, les
sillons éphémères de la charrue civilisatrice.
L’humanité flottait sur le monde, comme un
vaisseau dont le sillage disparaît sous le niveau
paisible de l’Océan.
Telles étaient les idées fondamentales du
discours prononcé par le docteur Sigier, idées
qu’il enveloppa dans le langage mystique et le
latin bizarre en usage à cette époque. Les
Écritures dont il avait fait une étude particulière
lui fournissaient les armes sous lesquelles il
apparaissait à son siècle pour en presser la
marche. Il couvrait comme d’un manteau sa
hardiesse sous un grand savoir, et sa philosophie
sous la sainteté de ses mœurs. En ce moment,
après avoir mis son audience1 face à face avec
Dieu, après avoir fait tenir le monde dans une
pensée, et dévoilé presque la pensée du monde, il
contempla l’assemblée silencieuse, palpitante, et
interrogea l’étranger par un regard. Aiguillonné
sans doute par la présence de cet être singulier, il
1
Auditoire.
53
ajouta ces paroles, dégagées ici de la latinité
corrompue du Moyen-Âge.
– Où croyez-vous que l’homme puisse prendre
ces vérités fécondes, si ce n’est au sein de Dieu
même ? Que suis-je ? Le faible traducteur d’une
seule ligne léguée par le plus puissant des
apôtres, une seule ligne entre mille également
brillantes de lumière. Avant nous tous, saint Paul
avait dit : In Deo vivimus, movemur et sumus
(Nous vivons, nous sommes, nous marchons dans
Dieu même1.) Aujourd’hui, moins croyants et
plus savants, ou moins instruits et plus
incrédules, nous demanderions à l’apôtre, à quoi
bon ce mouvement perpétuel ? Où va cette vie
distribuée par zones ? Pourquoi cette intelligence
qui commence par les perceptions confuses du
marbre, et va, de sphère en sphère, jusqu’à
l’homme, jusqu’à l’ange, jusqu’à Dieu ? Où est la
source, où est la mer ? Si la vie, arrivée à Dieu à
travers les mondes et les étoiles, à travers la
1
Actes des Apôtres, XVII, 28. Le texte de la Vulgate est : in
ipso... vivimus, et movemur et sumus (c’est en lui que nous
avons la vie, le mouvement et l’être).
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matière et l’esprit, redescend vers un autre but ?
Vous voudriez voir l’univers des deux côtés.
Vous adoreriez le souverain, à condition de vous
asseoir sur son trône un moment. Insensés que
nous sommes ! nous refusons aux animaux les
plus intelligents le don de comprendre nos
pensées et le but de nos actions, nous sommes
sans pitié pour les créatures des sphères
inférieures, nous les chassons de notre monde,
nous leur dénions la faculté de deviner la pensée
humaine, et nous voudrions connaître la plus
élevée de toutes les idées, l’idée de l’idée ! Eh !
bien, allez, partez ! montez par la foi de globe en
globe, volez dans les espaces ! La pensée,
l’amour et la foi en sont les clefs mystérieuses.
Traversez les cercles, parvenez au trône ! Dieu
est plus clément que vous ne l’êtes, il a ouvert
son temple à toutes ses créations. Mais n’oubliez
pas l’exemple de Moïse ? Déchaussez-vous pour
entrer dans le sanctuaire, dépouillez-vous de
toute souillure, quittez bien complètement votre
corps, autrement vous seriez consumés, car
Dieu... Dieu, c’est la lumière !
Au moment où le docteur Sigier, la face
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ardente, la main levée, prononçait cette grande
parole, un rayon de soleil pénétra par un vitrail
ouvert, et fit jaillir comme par magie une source
brillante, une longue et triangulaire bande d’or
qui revêtit l’assemblée comme d’une écharpe.
Toutes les mains battirent, car les assistants
acceptèrent cet effet du soleil couchant comme
un miracle. Un cri unanime s’éleva : – Vivat !
vivat ! Le ciel lui-même semblait applaudir.
Godefroid, saisi de respect, regardait tour à tour
le vieillard et le docteur Sigier qui se parlaient à
voix basse.
– Gloire au maître ! disait l’étranger.
– Qu’est une gloire passagère ? répondait
Sigier.
– Je voudrais éterniser ma reconnaissance,
répliqua le vieillard.
– Eh ! bien, une ligne de vous ? reprit le
docteur, ce sera me donner l’immortalité
humaine.
– Hé ! peut-on donner ce qu’on n’a point ?
s’écria l’inconnu.
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Accompagnés par la foule qui, semblable à
des courtisans autour de leurs rois, se pressait sur
leurs pas, en laissant entre elle et ces trois
personnages une respectueuse distance,
Godefroid, le vieillard et Sigier marchèrent vers
la rive fangeuse où dans ce temps il n’y avait
point encore de maisons, et où le passeur les
attendait. Le docteur et l’étranger ne
s’entretenaient ni en latin ni en langue gauloise,
ils parlaient gravement un langage inconnu.
Leurs mains s’adressaient tour à tour aux cieux et
à la terre. Plus d’une fois, Sigier à qui les détours
du rivage étaient familiers, guidait avec un soin
particulier le vieillard vers les planches étroites
jetées comme des ponts sur la boue ; l’assemblée
les épiait avec curiosité, et quelques écoliers
enviaient le privilège du jeune enfant qui suivait
ces deux souverains de la parole. Enfin le docteur
salua le vieillard et vit partir le bateau du passeur.
Au moment où la barque flotta sur la vaste
étendue de la Seine en imprimant ses secousses à
l’âme, le soleil, semblable à un incendie qui
s’allumait à l’horizon, perça les nuages, versa sur
les campagnes des torrents de lumière, colora de
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ses tons rouges, de ses reflets bruns et les cimes
d’ardoises et les toits de chaume, borda de feu les
tours de Philippe-Auguste, inonda les cieux,
teignit les eaux, fit resplendir les herbes, réveilla
les insectes à moitié endormis. Cette longue
gerbe de lumière embrasa les nuages. C’était
comme le dernier vers de l’hymne quotidien.
Tout cœur devait tressaillir, alors la nature fut
sublime. Après avoir contemplé ce spectacle,
l’étranger eut ses paupières humectées par la plus
faible de toutes les larmes humaines. Godefroid
pleurait aussi, sa main palpitante rencontra celle
du vieillard qui se retourna, lui laissa voir son
émotion ; mais, sans doute pour sauver sa dignité
d’homme qu’il crut compromise, il lui dit d’une
voix profonde : – Je pleure mon pays, je suis
banni ! Jeune homme, à cette heure même j’ai
quitté ma patrie. Mais là-bas, à cette heure, les
lucioles sortent de leurs frêles demeures, et se
suspendent comme autant de diamants aux
rameaux des glaïeuls. À cette heure, la brise
douce comme la plus douce poésie, s’élève d’une
vallée trempée de lumière, en exhalant de suaves
parfums. À l’horizon, je voyais une ville d’or,
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semblable à la Jérusalem céleste, une ville dont
le nom ne doit pas sortir de ma bouche. Là,
serpente aussi une rivière. Cette ville et ses
monuments, cette rivière dont les ravissantes
perspectives, dont les nappes d’eau bleuâtre se
confondaient, se mariaient, se dénouaient, lutte
harmonieuse qui réjouissait ma vue et m’inspirait
l’amour, où sont-ils ? À cette heure, les ondes
prenaient sous le ciel du couchant des teintes
fantastiques, et figuraient de capricieux tableaux.
Les étoiles distillaient une lumière caressante, la
lune tendait partout ses pièges gracieux, elle
donnait une autre vie aux arbres, aux couleurs,
aux formes, et diversifiait les eaux brillantes, les
collines muettes, les édifices éloquents. La ville
parlait, scintillait ; elle me rappelait, elle ! Des
colonnes de fumée se dressaient auprès des
colonnes antiques dont les marbres étincelaient
de blancheur au sein de la nuit ; les lignes de
l’horizon se dessinaient encore à travers les
vapeurs du soir, tout était harmonie et mystère.
La nature ne me disait pas adieu, elle voulait me
garder. Ah ! c’était tout pour moi : ma mère et
mon enfant, mon épouse et ma gloire ! Les
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cloches, elles-mêmes, pleuraient alors ma
proscription. Ô terre merveilleuse ! elle est aussi
belle que le ciel ! Depuis cette heure, j’ai eu
l’univers pour cachot. Ma chère patrie, pourquoi
m’as-tu proscrit ? – Mais j’y triompherai !
s’écria-t-il en jetant ce mot avec un tel accent de
conviction, et d’un timbre si éclatant, que le
batelier tressaillit en croyant entendre le son
d’une trompette.
Le vieillard était debout, dans une attitude
prophétique et regardait dans les airs vers le sud,
en montrant sa patrie à travers les régions du ciel.
La pâleur ascétique de son visage avait fait place
à la rougeur du triomphe, ses yeux étincelaient, il
était sublime comme un lion hérissant sa crinière.
– Et toi, pauvre enfant ! reprit-il en regardant
Godefroid dont les joues étaient bordées par un
chapelet de gouttes brillantes, as-tu donc comme
moi étudié la vie sur des pages sanglantes ?
Pourquoi pleurer ? Que peux-tu regretter à ton
âge ?
– Hélas ! dit Godefroid, je regrette une patrie
plus belle que toutes les patries de la terre, une
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patrie que je n’ai point vue et dont j’ai souvenir.
Oh ! si je pouvais fendre les espaces à plein vol,
j’irais...
– Où ? dit le Proscrit.
– Là-haut, répondit l’enfant.
En entendant ce mot, l’étranger tressaillit,
arrêta son regard lourd sur le jeune homme, et le
fit taire. Tous deux ils s’entretinrent par une
inexplicable effusion d’âme en écoutant leurs
vœux au sein d’un fécond silence, et voyagèrent
fraternellement comme deux colombes qui
parcourent les cieux d’une même aile, jusqu’au
moment où la barque, en touchant le sable du
Terrain, les tira de leur profonde rêverie. Tous
deux, ensevelis dans leurs pensées, marchèrent en
silence vers la maison du sergent.
– Ainsi, disait en lui-même le grand étranger,
ce pauvre petit se croit un ange banni du ciel. Et
qui parmi nous aurait le droit de le détromper ?
Sera-ce moi ? Moi qui suis enlevé si souvent par
un pouvoir magique loin de la terre ; moi qui
appartiens à Dieu ; moi qui suis pour moi-même
un mystère. N’ai-je donc pas vu le plus beau des
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anges vivant dans cette boue ? Cet enfant est-il
donc plus ou moins insensé que je le suis ? A-t-il
fait un pas plus hardi dans la foi ? Il croit, sa
croyance le conduira sans doute en quelque
sentier lumineux semblable à celui dans lequel je
marche. Mais, s’il est beau comme un ange,
n’est-il pas trop faible pour résister à de si rudes
combats !
Intimidé par la présence de son compagnon,
dont la voix foudroyante lui exprimait ses propres
pensées, comme l’éclair traduit les volontés du
ciel, l’enfant se contentait de regarder les étoiles
avec les yeux d’un amant. Accablé par un luxe de
sensibilité qui lui écrasait le cœur, il était là,
faible et craintif, comme un moucheron inondé de
soleil. La voix de Sigier leur avait célestement
déduit à tous deux les mystères du monde moral ;
le grand vieillard devait les revêtir de gloire ;
l’enfant les sentait en lui-même sans pouvoir en
rien exprimer ; tous trois, ils exprimaient par de
vivantes images la Science, la Poésie et le
Sentiment.
En rentrant au logis, l’étranger s’enferma dans
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sa chambre, alluma sa lampe inspiratrice, et se
confia au terrible démon du travail, en demandant
des mots au silence, des idées à la nuit. Godefroid
s’assit au bord de sa fenêtre, regarda tour à tour
les reflets de la lune dans les eaux, étudia les
mystères du ciel. Livré à l’une de ces extases qui
lui étaient familières, il voyagea de sphère en
sphère, de visions en visions, écoutant et croyant
entendre de sourds frémissements et des voix
d’anges, voyant ou croyant voir des lueurs
divines au sein desquelles il se perdait, essayant
de parvenir au point éloigné, source de toute
lumière, principe de toute harmonie. Bientôt la
grande clameur de Paris propagée par les eaux de
la Seine s’apaisa, les lueurs s’éteignirent une à
une en haut des maisons, le silence régna dans
toute son étendue, et la vaste cité s’endormit
comme un géant fatigué. Minuit sonna. Le plus
léger bruit, la chute d’une feuille ou le vol d’un
choucas changeant de place dans les cimes de
Notre-Dame, eussent alors rappelé l’esprit de
l’étranger sur la terre, eussent fait quitter à
l’enfant les hauteurs célestes vers lesquelles son
âme était montée sur les ailes de l’extase. En ce
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moment, le vieillard entendit avec horreur dans la
chambre voisine un gémissement qui se confondit
avec la chute d’un corps lourd que l’oreille
expérimentée du banni reconnut pour être un
cadavre. Il sortit précipitamment, entra chez
Godefroid, le vit gisant comme une masse
informe, aperçut une longue corde serrée à son
cou et qui serpentait à terre. Quand il l’eut
dénouée, l’enfant ouvrit les yeux.
– Où suis-je, demanda-t-il avec une expression
de plaisir.
– Chez vous, dit le vieillard en regardant avec
surprise le cou de Godefroid, le clou auquel la
corde avait été attachée, et qui se trouvait encore
au bout.
– Dans le ciel, répondit l’enfant d’une voix
délicieuse.
– Non, sur la terre ! répliqua le vieillard.
Godefroid marcha dans la ceinture de lumière
tracée par la lune à travers la chambre dont le
vitrail était ouvert, il revit la Seine frémissante,
les saules et les herbes du Terrain. Une nuageuse
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atmosphère s’élevait au-dessus des eaux comme
un dais de fumée. À ce spectacle pour lui
désolant, il se croisa les mains sur la poitrine et
prit une attitude de désespoir ; le vieillard vint à
lui, l’étonnement peint sur la figure.
– Vous avez voulu vous tuer ? lui demanda-t-
il.
– Oui, répondit Godefroid en laissant
l’étranger lui passer à plusieurs reprises les mains
sur le cou pour examiner l’endroit où les efforts
de la corde avaient porté.
Malgré de légères contusions, le jeune homme
avait dû peu souffrir. Le vieillard présuma que le
clou avait promptement cédé au poids du corps,
et que ce fatal essai s’était terminé par une chute
sans danger.
– Pourquoi donc, cher enfant, avez-vous tenté
de mourir ?
– Ah ! répondit Godefroid ne retenant plus les
larmes qui roulaient dans ses yeux, j’ai entendu la
voix d’en haut ! Elle m’appelait par mon nom !
Elle ne m’avait pas encore nommé ; mais cette
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fois, elle me conviait au ciel ! Oh ! combien cette
voix est douce ! – Ne pouvant m’élancer dans les
cieux, ajouta-t-il avec un geste naïf, j’ai pris pour
aller à Dieu la seule route que nous ayons.
– Oh, enfant, enfant sublime ! s’écria le
vieillard en enlaçant Godefroid dans ses bras et le
pressant avec enthousiasme sur son cœur. Tu es
poète, tu sais monter intrépidement sur
l’ouragan ! Ta poésie, à toi, ne sort pas de ton
cœur ! Tes vives, tes ardentes pensées, tes
créations marchent et grandissent dans ton âme.
Va, ne livre pas tes idées au vulgaire ? sois
l’autel, la victime et le prêtre tout ensemble ! Tu
connais les cieux, n’est-ce pas ? Tu as vu ces
myriades d’anges aux blanches plumes, aux
sistres1 d’or qui tous tendent d’un vol égal vers le
trône, et tu as admiré souvent leurs ailes qui, sous
la voix de Dieu, s’agitent comme les touffes
harmonieuses des forêts sous la tempête. Oh !
combien l’espace sans bornes est beau ! dis ?
1
Ou luths (instrument de musique des anciens Égyptiens, le
sistre était devenu par la suite une sorte de luth, encore en usage
au XVIIIe siècle).
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Le vieillard serra convulsivement la main de
Godefroid, et tous deux contemplèrent le
firmament dont les étoiles semblaient verser de
caressantes poésies qu’ils entendaient.
– Oh ! voir Dieu, s’écria doucement
Godefroid.
– Enfant ! reprit tout à coup l’étranger d’une
voix sévère, as-tu donc si tôt oublié les
enseignements sacrés de notre bon maître le
docteur Sigier ? Pour revenir, toi dans ta patrie
céleste, et moi dans ma patrie terrestre, ne
devons-nous pas obéir à la voix de Dieu ?
Marchons résignés dans les rudes chemins où son
doigt puissant a marqué notre route. Ne frémis-tu
pas du danger auquel tu t’es exposé ? Venu sans
ordre, ayant dit : Me voilà ! avant le temps, ne
serais tu pas retombé dans un monde inférieur à
celui dans lequel ton âme voltige aujourd’hui ?
Pauvre chérubin égaré, ne devrais-tu pas bénir
Dieu de t’avoir fait vivre dans une sphère où tu
n’entends que de célestes accords ? N’es-tu pas
pur comme un diamant, beau comme une fleur ?
Ah ! si, semblable à moi, tu ne connaissais que la
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cité des douleurs ! À m’y promener, je me suis
usé le cœur. Oh ! fouiller dans les tombes pour
leur demander d’horribles secrets ; essuyer des
mains altérées de sang, les compter pendant
toutes les nuits, les contempler levées vers moi,
en implorant un pardon que je ne puis accorder ;
étudier les convulsions de l’assassin et les
derniers cris de sa victime ; écouter
d’épouvantables bruits et d’affreux silences ; le
silence d’un père dévorant ses fils morts ;
interroger le rire des damnés ; chercher quelques
formes humaines parmi des masses décolorées
que le crime a roulées et tordues ; apprendre des
mots que les hommes vivants n’entendent pas
sans mourir ; toujours évoquer les morts, pour
toujours les traduire et les juger, est-ce donc une
vie ?
– Arrêtez ! s’écria Godefroid, je ne saurais
vous regarder, vous écouter davantage ! Ma
raison s’égare, ma vue s’obscurcit. Vous allumez
en moi un feu qui me dévore.
– Je dois cependant continuer, reprit le
vieillard en secouant sa main par un mouvement
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extraordinaire qui produisit sur le jeune homme
l’effet d’un charme.
Pendant un moment, l’étranger fixa sur
Godefroid ses grands yeux éteints et abattus ;
puis, il étendit le doigt vers la terre : vous eussiez
cru voir alors un gouffre entr’ouvert à son
commandement. Il resta debout, éclairé par les
indécis et vagues reflets de la lune qui firent
resplendir son front d’où s’échappa comme une
lueur solaire. Si d’abord une expression presque
dédaigneuse se perdit dans les sombres plis de
son visage, bientôt son regard contracta cette
fixité qui semble indiquer la présence d’un objet
invisible aux organes ordinaires de la vue. Certes,
ses yeux contemplèrent alors les lointains
tableaux que nous garde la tombe. Jamais peut-
être cet homme n’eut une apparence si grandiose.
Une lutte terrible bouleversa son âme, vint réagir
sur sa forme extérieure ; et quelque puissant qu’il
parût être, il plia comme une herbe qui se courbe
sous la brise messagère des orages. Godefroid
resta silencieux, immobile, enchanté ; une force
inexplicable le cloua sur le plancher ; et, comme
lorsque notre attention nous arrache à nous-
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même, dans le spectacle d’un incendie ou d’une
bataille, il ne sentit plus son propre corps.
– Veux-tu que je te dise la destinée au-devant
de laquelle tu marchais, pauvre ange d’amour ?
Écoute ! Il m’a été donné de voir les espaces
immenses, les abîmes sans fin où vont s’engloutir
les créations humaines, cette mer sans rives où
court notre grand fleuve d’hommes et d’anges.
En parcourant les régions des éternels supplices,
j’étais préservé de la mort par le manteau d’un
Immortel, ce vêtement de gloire dû au génie et
que se passent les siècles, moi, chétif ! Quand
j’allais par les campagnes de lumière où se
pressent les heureux, l’amour d’une femme, les
ailes d’un ange, me soutenaient ; porté sur son
cœur, je pouvais goûter ces plaisirs ineffables
dont l’étreinte est plus dangereuse pour nous,
mortels, que ne le sont les angoisses du monde
mauvais. En accomplissant mon pèlerinage à
travers les sombres régions d’en bas, j’étais
parvenu de douleur en douleur, de crime en
crime, de punitions en punitions, de silences
atroces en cris déchirants sur le gouffre supérieur
aux cercles de l’Enfer. Déjà, je voyais dans le
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lointain la clarté du Paradis qui brillait à une
distance énorme, j’étais dans la nuit, mais sur les
limites du jour. Je volais, emporté par mon guide,
entraîné par une puissance semblable à celle qui
pendant nos rêves nous ravit dans les sphères
invisibles aux yeux du corps. L’auréole qui
ceignait nos fronts faisait fuir les ombres sur
notre passage, comme une impalpable poussière.
Loin de nous, les soleils de tous les univers
jetaient à peine la faible lueur des lucioles de
mon pays. J’allais atteindre les champs de l’air
où, vers le paradis, les masses de lumière se
multiplient, où l’on fend facilement l’azur, où les
innombrables mondes jaillissent comme des
fleurs dans une prairie. Là, sur la dernière ligne
circulaire qui appartenait encore aux fantômes
que je laissais derrière moi, semblable à des
chagrins qu’on veut oublier, je vis une grande
ombre. Debout et dans une attitude ardente, cette
âme dévorait les espaces du regard, ses pieds
restaient attachés par le pouvoir de Dieu sur le
dernier point de cette ligne où elle accomplissait
sans cesse la tension pénible par laquelle nous
projetons nos forces lorsque nous voulons
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prendre notre élan, comme des oiseaux prêts à
s’envoler. Je reconnus un homme, il ne nous
regarda, ne nous entendit pas ; tous ses muscles
tressaillaient et haletaient ; par chaque parcelle de
temps, il semblait éprouver sans faire un seul pas
la fatigue de traverser l’infini qui le séparait du
paradis où sa vue plongeait sans cesse, où il
croyait entrevoir une image chérie. Sur la
dernière porte de l’Enfer comme sur la première,
je lus une expression de désespoir dans
l’espérance. Le malheureux était si horriblement
écrasé par je ne sais quelle force, que sa douleur
passa dans mes os et me glaça. Je me réfugiai
près de mon guide dont la protection me rendit à
la paix et au silence. Semblable à la mère dont
l’œil perçant voit le milan dans les airs ou l’y
devine, l’ombre poussa un cri de joie. Nous
regardâmes là où il regardait, et nous vîmes
comme un saphir flottant au-dessus de nos têtes
dans les abîmes de lumière. Cette éclatante étoile
descendait avec la rapidité d’un rayon de soleil
quand il apparaît au matin sur l’horizon, et que
ses premières clartés glissent furtivement sur
notre terre. La SPLENDEUR devint distincte, elle
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grandit ; j’aperçus bientôt le nuage glorieux au
sein duquel vont les anges, espèce de fumée
brillante émanée de leur divine substance, et qui
çà et là pétille en langues de feu. Une noble tête,
de laquelle il est impossible de supporter l’éclat
sans avoir revêtu le manteau, le laurier, la palme,
attribut des Puissances, s’élevait au-dessus de
cette nuée aussi blanche, aussi pure que la neige.
C’était une lumière dans la lumière ! Ses ailes en
frémissant semaient d’éblouissantes oscillations
dans les sphères par lesquelles il passait, comme
passe le regard de Dieu à travers les mondes.
Enfin je vis l’archange dans sa gloire ! La fleur
d’éternelle beauté qui décore les anges de l’Esprit
brillait en lui. Il tenait à la main une palme verte,
et de l’autre un glaive flamboyant ; la palme,
pour en décorer l’ombre pardonnée ; le glaive,
pour faire reculer l’Enfer entier par un seul geste.
À son approche, nous sentîmes les parfums du
ciel qui tombèrent comme une rosée. Dans la
région où demeura l’Ange, l’air prit la couleur
des opales, et s’agita par des ondulations dont le
principe venait de lui. Il arriva, regarda l’ombre,
lui dit : – À demain ! Puis il se retourna vers le
73
ciel par un mouvement gracieux, étendit ses ailes,
franchit les sphères comme un vaisseau fend les
ondes en laissant à peine voir ses blanches voiles
à des exilés laissés sur quelque plage déserte.
L’ombre poussa d’effroyables cris auxquels les
damnés répondirent depuis le cercle le plus
profondément enfoncé dans l’immensité des
mondes de douleur jusqu’à celui plus paisible à la
surface duquel nous étions. La plus poignante de
toutes les angoisses avait fait un appel à toutes les
autres. La clameur se grossit des rugissements
d’une mer de feu qui servait comme de base à la
terrible harmonie des innombrables millions
d’âmes souffrantes. Puis tout à coup l’ombre prit
son vol à travers la cité dolente et descendit de sa
place jusqu’au fond même de l’Enfer ; elle
remonta subitement, revint, se replongea dans les
cercles infinis, les parcourut dans tous les sens,
semblable à un vautour qui, mis pour la première
fois dans une volière, s’épuise en efforts
superflus. L’ombre avait le droit d’errer ainsi, et
pouvait traverser les zones de l’Enfer, glaciales,
fétides, brûlantes, sans participer à leurs
souffrances ; elle glissait dans cette immensité
74
comme un rayon du soleil se fait jour au sein de
l’obscurité. – Dieu ne lui a point infligé de
punition, me dit le maître ; mais aucune de ces
âmes de qui tu as successivement contemplé les
tortures, ne voudrait changer son supplice contre
l’espérance sous laquelle cette âme succombe. En
ce moment, l’ombre revint près de nous, ramenée
par une force invincible qui la condamnait à
sécher sur le bord des enfers. Mon divin guide,
qui devina ma curiosité, toucha de son rameau le
malheureux occupé peut-être à mesurer le siècle
de peine qui se trouvait entre ce moment et ce
lendemain toujours fugitif. L’ombre tressaillit, et
nous jeta un regard plein de toutes les larmes
qu’elle avait déjà versées. – « Vous voulez
connaître mon infortune ? dit-elle d’une voix
triste ! oh ! j’aime à la raconter. Je suis ici, Térésa
est là-haut ? voilà tout. Sur terre, nous étions
heureux, nous étions toujours unis. Quand je vis
pour la première fois ma chère Térésa Donati,
elle avait dix ans. Nous nous aimâmes alors, sans
savoir ce qu’était l’amour. Notre vie fut une
même vie : je pâlissais de sa pâleur, j’étais
heureux de sa joie ; ensemble, nous nous
75
livrâmes au charme de penser, de sentir, et l’un
par l’autre nous apprîmes l’amour. Nous fûmes
mariés dans Crémone, jamais nous ne connûmes
nos lèvres que parées des perles du sourire, nos
yeux rayonnèrent toujours ; nos chevelures ne se
séparèrent pas plus que nos vœux ; toujours nos
deux têtes se confondaient quand nous lisions,
toujours nos pas s’unissaient quand nous
marchions. La vie fut un long baiser, notre
maison fut une couche. Un jour Térésa pâlit et me
dit pour la première fois : – Je souffre ! Et je ne
souffrais pas ! Elle ne se releva plus. Je vis, sans
mourir, ses beaux traits s’altérer, ses cheveux
d’or s’endolorir. Elle souriait pour me cacher ses
douleurs ; mais je les lisais dans l’azur de ses
yeux dont je savais interpréter les moindres
tremblements. Elle me disait : – Honorino, je
t’aime ! au moment où ses lèvres blanchirent ;
enfin, elle serrait encore ma main dans ses mains
quand la mort les glaça. Aussitôt je me tuai pour
qu’elle ne couchât pas seule dans le lit du
sépulcre, sous son drap de marbre. Elle est là-
haut, Térésa, moi, je suis ici. Je voulais ne pas la
quitter, Dieu nous a séparés ; pourquoi donc nous
76
avoir unis sur la terre ? Il est jaloux. Le paradis a
été sans doute bien plus beau du jour où Térésa y
est montée. La voyez-vous ? Elle est triste dans
son bonheur, elle est sans moi ! Le paradis doit
être bien désert pour elle. » – Maître, dis-je en
pleurant, car je pensais à mes amours, au moment
où celui-ci souhaitera le paradis pour Dieu
seulement, ne sera-t-il pas délivré ? Le père de la
poésie inclina doucement la tête en signe
d’assentiment. Nous nous éloignâmes en fendant
les airs, sans faire plus de bruit que les oiseaux
qui passent quelquefois sur nos têtes quand nous
sommes étendus à l’ombre d’un arbre. Nous
eussions vainement tenté d’empêcher l’infortuné
de blasphémer ainsi. Un des malheurs des anges
des ténèbres est de ne jamais voir la lumière,
même quand ils en sont environnés. Celui-ci
n’aurait pas compris nos paroles.
En ce moment, le pas rapide de plusieurs
chevaux retentit au milieu du silence, le chien
aboya, la voix grondeuse du sergent lui répondit ;
des cavaliers descendirent, frappèrent à la porte,
et le bruit s’éleva tout à coup avec la violence
d’une détonation inattendue. Les deux proscrits,
77
les deux poètes tombèrent sur terre de toute la
hauteur qui nous sépare des cieux. Le douloureux
brisement de cette chute courut comme un autre
sang dans leurs veines, mais en sifflant, en y
roulant des pointes acérées et cuisantes. Pour eux,
la douleur fut en quelque sorte une commotion
électrique. La lourde et sonore démarche d’un
homme d’armes dont l’épée, dont la cuirasse et
les éperons produisaient un cliquetis ferrugineux
retentit dans l’escalier ; puis un soldat se montra
bientôt devant l’étranger surpris.
– Nous pouvons rentrer à Florence, dit cet
homme dont la grosse voix parut douce en
prononçant des mots italiens.
– Que dis-tu ? demanda le grand vieillard.
– Les blancs1 triomphent !
1
Primitivement nom de l’une des deux fractions du parti
guelfe qui se disputèrent le pouvoir à Florence dans les
dernières années du XIIIe siècle, après la défaite et l’exil du
parti gibelin. Les guelfes noirs étaient le parti avancé, les
guelfes blancs le parti modéré.
Dans les premières années du XIVe siècle les guelfes blancs
s’unirent aux gibelins contre les guelfes noirs. Il y eut donc les
78
– Ne te trompes-tu pas ? reprit le poète.
– Non, cher Dante1 ! répondit le soldat dont la
voix guerrière exprima les frissonnements des
batailles et les joies de la victoire.
– À Florence ! à Florence ! Ô ma Florence !
cria vivement DANTE ALIGHIERI qui se dressa sur
ses pieds, regarda dans les airs, crut voir l’Italie,
et devint gigantesque.
– Et moi ! quand serai-je dans le ciel ? dit
Godefroid qui restait un genou en terre devant le
poète immortel, comme un ange en face du
sanctuaire.
79
– Viens à Florence ! lui dit Dante d’un son de
voix compatissant. Va ! quand tu verras ses
amoureux paysages du haut de Fiesole, tu te
croiras au paradis.
Le soldat se mit à sourire. Pour la première,
pour la seule fois peut-être, la sombre et terrible
figure de Dante respira une joie ; ses yeux et son
front exprimaient les peintures de bonheur qu’il a
si magnifiquement prodiguées dans son Paradis.
Il lui semblait peut-être entendre la voix de
Béatrix. En ce moment, le pas léger d’une femme
et le frémissement d’une robe retentirent dans le
silence. L’aurore jetait alors ses premières clartés.
La belle comtesse Mahaut entra, courut à
Godefroid.
– Viens, mon enfant, mon fils ! il m’est
maintenant permis de t’avouer ! Ta naissance est
reconnue, tes droits sont sous la protection du roi
de France, et tu trouveras un paradis dans le cœur
de ta mère.
– Je reconnais la voix du ciel ! cria l’enfant
ravi.
Ce cri réveilla Dante qui regarda le jeune
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homme enlacé dans les bras de la comtesse ; il les
salua par un regard et laissa son compagnon
d’étude sur le sein maternel.
– Partons, s’écria-t-il d’une voix tonnante.
Mort aux Guelfes !
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Cet ouvrage est le 661e publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.
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