Comment Les Mammifères Ont Conquis Le Monde Pour La Science

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Paléontologie

Comment les mammifères ont conquis le monde


Les mammifères sont restés l’ombre des dinosaures pendant plus d’une centaine de millions d’années,
jusqu’à ce qu’une météorite tueuse leur ouvre les portes d’un nouveau monde, riche d’occasions
d'évoluer.

Stephen Brusatte

12 septembre 2022 | Temps de lecture : 19 mn

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C haque printemps, j’emmène mes élèves dans le désert du nord-ouest du Nouveau-Mexique, juste
au nord de Chaco Canyon. Traversant les badlands aux rayures pastel, il nous est impossible de
ne pas fouler du pied des os de dinosaures. Le sol est littéralement jonché de membres brisés de Ectoconus, l’un des tout premiers mammifères
placentaires, donnait naissance à des petits vivants et bien
Tyrannosaurus rex et de fragments des énormes vertèbres de sauropodes aux longs cous, datant de la développés.

fin de la période du Crétacé, il y a 66,9 millions d’années. Et puis, soudainement, ces os disparaissent. © Illustration de Beth Zaiken

En continuant de gravir les couches rocheuses, nous commençons à remarquer un nouveau type de
Auteur
fossile : des mâchoires avec des dents. Pas les couteaux à steak de T. rex, mais des dents avec des
cuspides et des sillons complexes. Des molaires de mammifères. En 2014, j’ai pisté ces os de
mammifère jusqu’au lit d’un ruisseau à sec, sacré pour les amérindiens Navajos, appelé Kimbeto – la
« source de l’épervier ». Soudain, j’ai entendu un cri de victoire en provenance de l’autre rive. Mon
collègue Tom Williamson venait juste de trouver un squelette, celui d’un gros animal d’une centaine de
kilogrammes. Son bassin indique qu’il pouvait donner naissance à des petits vivants et bien
Stephen Brusatte
développés. C’était donc un mammifère placentaire, le groupe auquel nous appartenons également.
Steve Brusatte est paléontologue à l’université
d’édimbourg, en écosse. Il est l’auteur de The
Ce mammifère fossile, Ectoconus, marque une révolution. Il a vécu à peine 380 000 ans après ce qui fut Rise and Reign of the Mammals (Mariner Book,
peut-être le pire jour de toute l’histoire de la Terre, lorsqu’un astéroïde large d’au moins 10 kilomètres 2022).

mit fin à l’ère des dinosaures, dans un déluge de feu. Cet événement a ouvert les portes d’un nouveau
Paléontologie
monde. Les manuels scolaires content souvent une histoire simple : les dinosaures sont morts, mais les
Le triomphe improbable des dinosaures
mammifères ont survécu et ont rapidement pris la place autrefois occupée par ces reptiles géants. En
Paléontologie
réalité, nous savons très peu de choses sur les mammifères qui ont survécu à l’extinction et ont
Comment les ailes sont venues aux dinosaures
persévéré pendant les 10 millions d’années qui ont suivi, durant l’époque du Paléocène. Comment ont-
Évolution
ils pu persister, alors que 75 % des espèces vivantes ont disparu, et comment ont-ils jeté les bases des
Le surprenant succès des mammifères au temps
traits qui définissent les plus de 6 000 espèces de placentaires qui prospèrent aujourd’hui, des chauves- des dinosaures

souris aériennes aux baleines marines, en passant par nous, les humains ? Paléontologie
L'ascension des tyrannosaures

L'essentiel
Contrairement à ce qu’on imagine souvent, la
lignée des mammifères est aussi vieille que celle
des dinosaures.

Ils étaient déjà très diversifiés à l’époque des


« terribles lézards » et, comme eux, furent
pratiquement éradiqués par l’extinction de
masse survenue à la fin du Crétacé, il y a
66 millions d’années.

Parmi les rares rescapés, les ancêtres des


placentaires, un groupe de mammifères
jusqu’alors très minoritaire, ont rapidement pris
l’ascendant sur les autres lignées, conquérant
terres, mers et airs.

De nombreuses découvertes récentes montrent


comment ils se sont diversifiés à un rythme
extraordinaire. Surprise : l’intelligence n’est pas
la clé de leur succès !

Les roches de la formation Torreon Wash, dans le nord-ouest du Nouveau-Mexique, contiennent des fossiles de En savoir plus
mammifères datant du Paléocène.
S. Smith et al., Early mammalian recovery after
© Steve Brusatte
the end-Cretaceous mass extinction : A high-
resolution view from McGuire Creek area,
Montana, USA, Geological Society of America
Les scientifiques débattent de ces questions depuis les années 1870, lorsque les premiers fossiles de Bulletin, 2018

mammifères placentaires du Paléocène furent déterrés au Nouveau-Mexique. Au cours des deux O. C. Bertrand et al., Brawn before brains in
placental mammals after the end-Cretaceous
dernières décennies, de nouvelles découvertes et techniques de recherche ont permis de lever une
extinction, Science, 2022
partie du voile sur ces pionniers. On a ainsi découvert qu’ils ont failli disparaître avec les dinosaures,
S. L. Shelley et al., Quantitative assessment of
mais aussi que, après avoir survécu de justesse à l’apocalypse, leur régime alimentaire et leurs tarsal morphology illuminates locomotor
comportements se sont considérablement diversifiés. Ils ont rapidement crû en taille, passant, en behaviour in Palaeocene mammals following
the end-Cretaceous mass extinction,
moyenne, de celle d’un rat à celle d’une vache – et, seulement dans un second temps, leur cerveau a Proceedings of the Royal Society B, Biological
aussi commencé à prendre du volume. Ainsi commença l’âge des mammifères. Science, 2021

Des origines qui remontent au Trias


En kiosque
Remontons à la période du Trias. Les gens imaginent souvent que les mammifères sont arrivés après
les dinosaures au cours de l’évolution. En réalité, les deux groupes sont apparus au même moment : il
y a environ 225 millions d’années, alors que toutes les terres émergées de la planète étaient
rassemblées en un supercontinent unique, la Pangée. À cette époque, la Terre se remettait encore de la
pire extinction de masse de son histoire, au cours de laquelle des mégavolcans en Sibérie ont craché de
la lave et du dioxyde de carbone pendant des millions d’années, provoquant un pic de température au
niveau mondial qui a tué jusqu’à 95 % de toutes les espèces vivantes. Une fois les volcans éteints, les
dinosaures, les mammifères et de nombreux autres groupes sont apparus, repeuplant le vide créé sur
terre et dans les océans.

A lire aussi : Les mammifères au temps des dinosaures

Pendant les 160 millions d’années qui ont suivi, les dinosaures et les mammifères ont emprunté des
voies évolutives, certes différentes, mais qui se sont toutes révélées payantes. Les dinosaures sont
devenus des géants et ont exclu les mammifères des niches écologiques propres à la mégafaune. Les
Voir le sommaire Voir le sommaire
mammifères ont fait l’inverse : avec leur petite taille, ils ont pu exploiter des niches écologiques
>> Voir toutes
auxquelles les dinosaures n’avaient pas accès. Ayant acquis un avantage concurrentiel dans ces les parutions >> Voir toutes les parutions >> Vo

habitats, ils ont, de fait, empêché T. rex, Triceratops et consorts de devenir petits. Entre 201 et
66 millions d’années, au Jurassique et au Crétacé, une multitude de petits mammifères, jamais plus
gros qu’un blaireau, vivaient dans l’ombre des dinosaures. Parmi eux se trouvaient des rongeurs, des
grimpeurs, des fouisseurs, des nageurs et des planeurs. C’est chez ces animaux que s’est développé le
plan d’organisation classique des mammifères : des poils, un métabolisme à sang chaud, un ensemble
complexe de dents spécialisées (canines, incisives, prémolaires, molaires) et l’alimentation des bébés
au lait maternel.

Ces premiers mammifères se sont diversifiés en un arbre généalogique verdoyant. Il existait des
dizaines de sous-familles qui se distinguaient par leurs dents, leurs régimes alimentaires et leur mode
de reproduction. L’un de ces groupes – les multituberculés – était prospère. Les multituberculés
utilisaient leurs prémolaires en forme de lame de scie et leurs incisives rongeuses pour se repaître d’un
nouveau type de nourriture : les fleurs et les fruits. Un grand nombre de leurs fossiles ont été
découverts lors des expéditions polono-mongoles de 1963 à 1971 dans le désert de Gobi.
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Pendant que les multituberculés prospéraient, trois autres branches se sont discrètement séparées les Je m’inscris

unes des autres sur l’arbre des mammifères. Ces pionniers ont donné naissance aux trois lignées qui
subsistent aujourd’hui : les monotrèmes, qui pondent des œufs ; les marsupiaux, qui donnent
Lu sur Scilogs
naissance à de minuscules petits achevant leur développement dans une poche ventrale de la mère ; et
Vive la connaissance !- this
les placentaires, dont Ectoconus et nous, et qui donnent naissance à des petits plus grands et bien
Le traitement thermique des
développés. La technique de l’horloge moléculaire – qui quantifie les différences dans les séquences produits de la pâtisserie
d’ADN entre les espèces modernes pour estimer le temps qui s’est écoulé depuis qu’elles ont divergé –
Histoires de mammifères
prédit que certaines lignées placentaires, dont les primates, sont apparues dès l’époque des dinosaures. - Jean-Louis Hartenberger
Mais, bien que les paléontologues les recherchent activement, aucun fossile de ces premiers Tiens-toi droit !
placentaires du Mésozoïque n’a encore été découvert.

A lire aussi : L'astéroïde qui extermina les dinosaures

Un jour, il y a 66 millions d’années, ce tableau primitif a connu une fin brutale et chaotique. Un
astéroïde de la taille de l’Everest, sillonnant l’espace à une vitesse supérieure à celle d’un avion de
ligne, a croisé par hasard la trajectoire de la Terre. Il s’est écrasé sur ce qui est aujourd’hui la péninsule
du Yucatán, au Mexique, libérant une énergie équivalente à celle de plus de 1 milliard de bombes
nucléaires. L’impact a creusé un trou de plus de 16 kilomètres de profondeur et 160 kilomètres de
largeur dans la croûte terrestre. Tsunamis, incendies, tremblements de terre et éruptions volcaniques
ont alors fait rage tout autour de la planète. La poussière et la suie ont obstrué l’atmosphère,
plongeant le monde dans l’obscurité pendant des années. Les plantes n’étant plus en mesure
d’effectuer la photosynthèse, les forêts ont été anéanties, les herbivores sont morts de faim, et les
carnivores ont rapidement suivi. Les écosystèmes se sont effondrés. Ce fut la fin de l’âge des
dinosaures.

Un coup de chance

Incapables de faire face, trois espèces sur quatre se sont éteintes. Les dinosaures ont été les victimes
les plus célèbres de la catastrophe ; seuls une poignée d’oiseaux survécurent à la crise, gardant vivant,
jusqu’à nos jours, leur héritage.

Dans la plupart des récits qui ont été faits de l’extinction de la fin du Crétacé, les mammifères sont
présentés comme les grands survivants, les gagnants qui se sont emparés de la couronne longtemps
portée par les dinosaures. Dans un sens, c’est vrai – les mammifères ont bien survécu, sinon nous ne
serions pas ici. Mais de nouvelles recherches montrent qu’en réalité il s’en est fallu de peu pour qu’il
en soit tout autrement. Le cataclysme a été à la fois la plus grande chance des mammifères… et leur
plus grand péril.

Le meilleur témoignage de la vie de ces mammifères qui ont directement affronté l’impact de
l’astéroïde et ses conséquences, a été retrouvé au nord des grandes plaines des États-Unis. Pendant
près d’un demi-siècle, William Clemens, de l’université de Californie à Berkeley a exploré les ranchs du
nord-est du Montana. Les collines y sont sculptées dans des roches formées par d’anciennes rivières
qui ont érodé les montagnes Rocheuses ancestrales, puis traversé des forêts, sur une période de 3
millions d’années encadrant l'impact de l'astéroïde, couvrant la fin du Crétacé et l’aube du Paléocène
qui lui fait suite. Des dizaines de milliers de fossiles provenant de ces couches ont été étudiés avec des
outils statistiques par Gregory Wilson Mantilla, un ancien élève de William Clemens et aujourd’hui
paléontologue à l’université de Washington. Ils révèlent quelles espèces ont disparu et lesquelles ont
survécu sur cette période, et pourquoi.

Ce que l’on constate, c’est que les mammifères se portaient bien à la fin du Crétacé. Au moins trente
espèces différentes vivaient alors dans l’actuel Montana, jouant de nombreux rôles écologiques et
intervenant dans de multiples chaînes alimentaires, alors centrées autour des dinosaures : broyeurs
d’os, mangeurs de fleurs, insectivores et omnivores. La grande majorité de ces créatures étaient des
métathériens (premiers membres de la lignée des marsupiaux) ou des multituberculés. Les cousins
primitifs des placentaires, appelés « euthériens », étaient présents, mais rares. Cette situation est
restée stable pendant les deux derniers millions d’années du Crétacé.

Puis, tout d’un coup, tout change. En observant les roches sédimentaires qui se sont formées il y a
66 millions d’années, on voit apparaître une fine ligne saturée d’iridium, un élément rare à la surface
de la Terre, mais plus courant dans l’espace. C’est l’empreinte chimique laissée par l’astéroïde après sa
collision avec notre planète. Les dinosaures disparaissent brutalement. Le Crétacé laisse place au
Paléocène.

On a trouvé, dans le Montana une localité fossilifère datée d’environ 25 000 ans seulement après
l’impact de l’astéroïde, appelée « Z-line quarry ». Presque tous les mammifères qui prospéraient dans
la région au Crétacé ont disparu : il n’en reste que sept espèces. Plusieurs autres sites à fossiles
révèlent ce qui s’est passé au cours des 100 000 à 200 000 années suivantes. Si l’on regroupe tous les
mammifères datant de cette époque, on compte vingt-trois espèces. Une seule d’entre elles est un
métathérien ; ces ancêtres des marsupiaux modernes, si abondants au Crétacé, ont été poussés au bord
de l’extinction. Au total, si l’on agrège l’ensemble des fossiles du Montana avec d’autres données
amassées à travers l’ouest de l’Amérique du Nord, on obtient un tableau sinistre. Seuls 7 % des
mammifères ont survécu au carnage.

Ce sombre décompte soulève une question : qu’est-ce qui a permis, malgré tout, à certains mammifères
de perdurer ? Une réponse s’est fait jour lorsque Wilson Mantilla a recensé et catégorisé les victimes et
les survivants de la catastrophe. Les survivants étaient plus petits que la plupart des mammifères du
Crétacé, et leurs dents indiquent qu’ils avaient un régime omnivore, généraliste. Les victimes, en
revanche, étaient plus grandes et avaient un régime alimentaire plus spécialisé, carnivore ou
herbivore. Ils étaient parfaitement adaptés à leur monde de l’extrême fin du Crétacé, mais lorsque ce
monde fut dévasté par la collision de l’astéroïde, leurs adaptations sont devenues contraintes. Au
contraire, les petites espèces généralistes ont été mieux à même de manger tout ce qu’elles pouvaient
trouver dans le chaos post-impact. Elles auraient aussi pu se terrer plus facilement pour traverser le
plus fort de la débâcle, immédiatement après l’impact.

Lorsque les écosystèmes se sont rétablis au début du Paléocène, la plupart des mammifères qui ont
commencé à se multiplier étaient des euthériens qui, autrefois, n’étaient que des acteurs de second
plan. Leurs corps minuscules, leurs régimes alimentaires flexibles et, peut-être, leurs modes de
croissance et de reproduction plus rapides, leur ont permis de réquisitionner des niches laissées
vacantes et d’établir de nouveaux réseaux alimentaires. Environ 100 000 ans après l’impact,
Purgatorius, un nouvel euthérien aux molaires à cuspides émoussées, idéales pour manger des fruits, et
aux chevilles très mobiles pour grimper dans les arbres, était un membre précoce de la lignée des
primates. Cet animal, ou un autre euthérien étroitement apparenté, est notre ancêtre direct.

Les premiers placentaires

Ces courageux survivants ont posé les fondations d’un nouveau monde, un âge des mammifères, dans
lequel les placentaires ont pris l’ascendant sur les autres groupes. C’est au Nouveau-Mexique,
notamment à Kimbeto, que l’on trouve certains des meilleurs fossiles des premiers vrais mammifères
placentaires du Paléocène à avoir formé des communautés diversifiées. Ectoconus, dont nous avons mis
au jour le squelette en 2014, était l’un de ces pionniers. Cet être, qui se déplaçait par petits bonds dans
les forêts pluviales marécageuses d’il y a 65,6 millions d’années, et s’y nourrissait de feuilles et de
haricots, était alors le plus grand mammifère à avoir jamais vécu à cet endroit. Il était l’une des
douzaines de nouvelles espèces de placentaires présents dans cet environnement, faisant déjà des
dinosaures une histoire ancienne.

Nous connaissons ces placentaires du Paléocène depuis déjà près de cent cinquante ans. Leurs fossiles
ont été signalés pour la première fois lors de prospections rassemblant géologues, cartographes et
soldats de terrain envoyés dans les années 1870 et 1880 sur les terres récemment confisquées aux
Amérindiens. L’un de ces explorateurs, David Baldwin, a trouvé des pièges naturels à mammifères
fossiles du Paléocène, à Kimbeto et dans d’autres sites d’âge similaire, pris en sandwich entre des
fossiles plus anciens de dinosaures, datant du Crétacé, et ceux de mammifères plus jeunes, datant de
l’Éocène (une époque qui s’étale entre 56 et 34 millions d’années). Ces derniers pouvaient facilement
être rangés dans des groupes familiers tels que les chevaux, les singes ou les rongeurs. En revanche, les
mammifères du Paléocène n’étaient pas aussi faciles à classer. Ils étaient clairement beaucoup plus
grands que n’importe quel mammifère du Crétacé, et l’absence d’os épipubiens à l’avant de leur pelvis
suggérait que les femelles avaient de grands placentas, idéaux pour nourrir des petits in utero. Ainsi, ils
étaient très probablement placentaires. Mais leurs squelettes semblaient particuliers – trapus et
musclés, avec un mélange de caractéristiques observées aujourd’hui dans différents groupes de
mammifères modernes.

Ces excentriques du Paléocène, difficiles à classer, ont fini par être dédaignés par les chercheurs,
passant pour de simples placentaires « primitifs ». Quelles étaient leurs relations avec leurs ancêtres
du Crétacé et les mammifères actuels ? Comment se déplaçaient-ils, se nourrissaient-ils ? Comment
grandissaient-ils ? Ces questions ont laissé perplexes des générations de paléontologues. Thomas
Williamson, conservateur au Musée d’histoire naturelle et des sciences du Nouveau-Mexique, était de
ceux-ci. Pendant plus d’un quart de siècle, il a écumé les badlands, accompagné de ses fils jumeaux,
Ryan et Taylor, et de nombreux étudiants Navajos. Au cours de la dernière décennie, mes étudiants et
moi-même avons rejoint l’équipe de Tom.

Tom et ses collaborateurs ont collecté des milliers de fossiles, ce qui leur a permis de dresser un
tableau saisissant de la vie durant le premier million d’années du Paléocène, à la suite de l’impact
météoritique. Dans la liste des placentaires archaïques de cette époque, on trouve des animaux comme
Ectoconus, classés dans un groupe nébuleux appelé « condylarthes ». Les membres de ce groupe étaient
principalement des herbivores ou des omnivores de carrure robuste ; beaucoup d’entre eux avaient des
sabots. Ils partageaient leurs niches avec les pantodontes, très friands de feuilles, à la poitrine carrée,
aux mains et aux pieds énormes, et qui atteignaient des tailles comparables à celles des vaches
modernes. Un autre groupe, les taeniodontes, rassemblait des espèces ressemblant à des gargouilles,
qui utilisaient leurs énormes avant-bras griffus pour labourer la terre, puis leurs mâchoires massives et
leurs canines élargies pour déraciner les tubercules. Tous ces mammifères auraient vécu sous la
menace permanente des triisodontides, des sortes de loups sous stéroïdes qui brisaient les os de leurs
proies sous leurs molaires broyeuses.

À Kimbeto Wash, dans le nord-ouest du Nouveau-Mexique (à gauche), les équipes de terrain ont récupéré des os
de mâchoires fossiles appartenant à des Ectoconus végétariens (au milieu) et à des mangeurs de viande
redoutables, appelés « triisodontides » (à droite).
© Thomas Williamson (à gauche et à droite) ; © Steve Brusatte (au milieu)

Démêler les relations généalogiques de ces placentaires archaïques est un véritable défi. Mon équipe
de recherche travaille actuellement à défaire ce nœud gordien phylogénique, en collaboration avec
Tom Williamson, John Wible, mammalogiste au Carnegie Museum of Natural History, en Pennsylvanie,
et d’autres collègues. Nous agrégeons actuellement un vaste jeu de données anatomiques et
génétiques sur un ensemble d’espèces de mammifères fossiles et contemporaines, afin de toutes les
placer sur un unique arbre généalogique. Nos résultats préliminaires sont prometteurs. Certaines des
espèces archaïques, comme les taeniodontes, pourraient être les descendants d’euthériens du Crétacé,
et figureraient donc parmi les placentaires les plus primitifs, formant le tronc de l’arbre généalogique
du groupe. D’autres, dont certains condylarthes, partagent des caractéristiques avec les mammifères à
sabots actuels et sont probablement des proto-chevaux et des proto-bovins. Les placentaires
archaïques semblent donc avoir composé une ménagerie fort diversifiée, répartie en divers sous-
groupes avec chacun ses caractères propres. Certains ont disparu depuis, emportant avec eux leur
combinaison unique de caractères, tandis que d’autres ont persisté et ont constitué le stock ancestral
dont sont issus les placentaires modernes.

Une longueur d’avance

Bien que la place exacte de ces mammifères archaïques dans l’arbre généalogique des placentaires
reste à préciser, nous commençons à avoir une bonne idée de ce à quoi ils ressemblaient vivants. Les
fossiles recueillis par notre équipe, étudiés à l’aide des nouvelles technologies, révèlent comment ces
animaux ont développé des caractères et des comportements inédits qui les ont aidés à s’adapter aux
environnements chaotiques de l’aube du Paléocène, et à tirer parti des niches écologiques laissées
libres. De nombreux caractères distinctifs de la lignée des placentaires sont apparus au cours de cette
période – des atouts qui ont contribué à transformer une poignée de survivants généralistes en un
vaste ensemble de nouveaux spécialistes, très diversifiés. Ces nouveaux caractères ont été à la base du
succès des placentaires au cours des 66 millions d’années qui ont suivi, et sont aux fondements de
notre propre biologie humaine.

L’une des caractéristiques les plus remarquables des mammifères placentaires est qu’ils donnent
naissance à des petits bien développés, ceux-ci restant en gestation pendant une longue période à
l’intérieur de la mère avant de naître à un stade avancé du développement. Ce mode de reproduction
diffère nettement de ceux des deux autres groupes de mammifères existants. Les bébés monotrèmes
éclosent à partir d’œufs, et les petits marsupiaux naissent si prématurément qu’ils doivent s’abriter
dans la poche ventrale de leur mère pendant des mois pour y achever leur développement. Une
gestation prolongée permet à certains placentaires de prendre un bon départ dans la vie : les bébés
peuvent souvent commencer à se déplacer, à socialiser et même à se procurer leur propre nourriture
peu de temps après la naissance.

A lire aussi : Un réchauffement propice aux mammifères

Pour comprendre comment les placentaires archaïques du Paléocène grandissaient, Gregory Funston,
postdoctorant dans mon laboratoire, à l’université d’Édimbourg, a découpé plusieurs dents fossiles en
tranches très fines, dont des dents de lait d’individus tout juste nés, et les a examinées au microscope.
En comptant les lignes de croissance quotidiennes et en identifiant, dans l’émail, des profils chimiques
marqueurs de stress, tels que celui causé par la naissance, il a pu dire que certaines de ces mères ont
nourri des bébés dans leur ventre pendant environ sept mois – plus de deux fois plus longtemps que
les marsupiaux. Cette stratégie de croissance a débloqué un superpouvoir : des juvéniles qui naissent à
un stade plus tardif ont plus chances de devenir des adultes de grande taille. En à peine quelques
centaines de milliers d’années, cette capacité aurait permis aux premiers placentaires du Paléocène de
grandir démesurément, après être restés minuscules pendant 160 millions d’années.

Les placentaires du Paléocène se sont diversifiés sur d’autres caractères que la taille. Mon ancienne
étudiante en doctorat, Sarah Shelley, membre clé de nos équipes de terrain au Nouveau-Mexique, a
étudié en détail les squelettes de ces espèces archaïques, prêtant une attention particulière à la façon
dont les muscles s’y attachaient. Elle a effectué une analyse statistique d’un vaste jeu de données,
compilé à partir de mesures sur les fossiles, comparant ces espèces du Paléocène avec leurs précurseurs
du Crétacé et leurs descendants modernes. Ses résultats sont inattendus : les squelettes des
placentaires du début du Paléocène, bien que d’apparence trapue et peu spécialisée, étaient très
diversifiés, et leurs chevilles autorisaient de nombreux modes de locomotion. Leur musculature se
révèle très adaptable, et diverses espèces étaient capables de creuser, de trotter, ou de grimper. Ces
espèces savaient également se procurer différents types de nourriture. Un tel rythme de diversification
est révélateur de ce que les biologistes appellent une « radiation adaptative », qui se produit lorsque de
nombreuses espèces nouvelles prolifèrent rapidement à partir d’un unique ancêtre, évoluant à chaque
fois sur certains aspects de leur morphologie et de leur comportement pour tirer parti de nouveaux
environnements ou de nouvelles occasions écologiques.

En revanche, les placentaires archaïques du Paléocène n’étaient pas particulièrement intelligents.


C’est la conclusion surprenante d’une étude menée par Ornella Bertrand, postdoctorante dans mon
laboratoire et véritable experte de la reconstruction numérique du cerveau, des oreilles et d’autres
structures neurosensorielles d’espèces disparues, par tomodensitométrie. Elle a scanné plusieurs des
crânes de placentaires archaïques du Nouveau-Mexique, ainsi que d’étonnants fossiles découverts très
récemment près de Denver. Par rapport à leurs minuscules prédécesseurs du Crétacé, les mammifères
du Paléocène avaient bien un cerveau plus gros en taille absolue. Mais c’est la taille relative du cerveau
– le rapport entre le volume du cerveau et la masse corporelle – qui importe vraiment, comme l’ont
montré diverses études sur les mammifères modernes, en laboratoire comme sur le terrain. De fait, la
taille relative du cerveau des placentaires archaïques était ridiculement petite, non seulement en
comparaison des mammifères actuels, mais aussi de celle des espèces du Crétacé.

Tout s’est passé comme si les premiers placentaires avaient grossi si vite que leur cerveau n’avait pas
pu suivre le rythme. Cette découverte va à l’encontre de l’idée reçue selon laquelle les cerveaux des
mammifères sont devenus plus gros de manière régulière au fil du temps, tant en absolu qu’en relatif.
Elle remet aussi en cause l’idée qui voudrait que les placentaires aient surmonté les nombreux défis
que leur présentait le monde postimpact grâce à leur intelligence supérieure. Il semblait en fait plus
important de développer des corps plus grands que de plus gros cerveaux, du moins au début, lorsqu’il
y avait tant de niches vacantes à remplir. Dans ce monde aussi inconstant que riche de possibilités, de
gros cerveaux auraient même pu être préjudiciables, à cause de leurs besoins énergétiques plus élevés.

Ce n’est que lorsque les écosystèmes se sont stabilisés, et que la concurrence entre les nombreuses
espèces de nouveaux placentaires s’est intensifiée que leurs cerveaux se sont développés. Une grande
partie de cette croissance s’est produite dans le néocortex, une région du cerveau impliquée dans la
cognition supérieure et l’intégration sensorielle. Mais cet essor devra attendre l’Éocène, au cours
duquel les placentaires archaïques connurent un lent déclin, tandis que les groupes de placentaires
modernes – dont les chevaux, les chauves-souris et les baleines – envahiront la planète.

L’entrée dans le monde moderne

Le Paléocène était un monde sous serre ; les mammifères du Nouveau-Mexique s’ébattaient dans les
jungles et les crocodiles se prélassaient sous le soleil des hautes latitudes. Puis, il y a environ
56 millions d’années, la température est encore montée. Du magma a commencé à s’accumuler sous les
continents du nord, et à remonter en panache vers la surface. En percolant à travers la croûte, ses
roches profondes ont été échauffées. Cette activité géologique a libéré des milliards de tonnes de
dioxyde de carbone élevant la température moyenne de l’atmosphère de 5 à 8 degrés Celsius, en
200 000 ans tout au plus. À aucune période plus récente de son histoire la Terre n’a été aussi chaude.

A lire aussi : Le dernier grand réchauffement

Ce réchauffement soudain, appelé le « maximum thermique du Paléocène-Eocène » a constitué un


obstacle de plus pour les mammifères de l’époque. Mais cette fois, contrairement à l’impact
météoritique survenu 10 millions d’années plus tôt, très peu d’espèces de mammifères se sont éteintes.
Au contraire, elles se sont mises en mouvement vers les hautes latitudes, suivant de nouveaux couloirs
de migration ouverts avec l’élévation des températures. Certains de ces migrants ont bénéficié de
nouvelles adaptations, dont des cerveaux beaucoup plus gros. D’autres caractéristiques ont également
fait leur apparition : les primates ont développé des ongles sur leurs doigts et leurs orteils pour
s’agripper aux branches, les artiodactyles – herbivores avec un nombre pair de doigts à l’extrémité des
membres – ont développé des chevilles en forme de poulie qui facilitaient la course rapide, et les
périssodactyles – à nombre impair de doigts – ont acquis de gros sabots qui font d’eux des champions
de la course au galop. Ces mammifères de cachet plus « moderne » ont essaimé sur les continents
d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Asie, qui étaient alors reliés entre eux par des bandes de terres
émergées. Ces migrations massives ont submergé les populations de placentaires archaïques.
Condylarthes, taeniodontes, pantodontes et triisodontides ne survécurent pas longtemps face à une
telle invasion.

Au sud de l’équateur, où les fossiles de mammifères du Crétacé et du Paléocène sont beaucoup plus
rares, l’évolution a suivi un cours différent. L’Afrique et l’Amérique du Sud étaient alors toutes deux des
continents insulaires, qui ont chacun incubé leurs propres lignées de placentaires, à l’aspect
inhabituels : éléphants et apparentés en Afrique, paresseux et tatous en Amérique du Sud. C’est
également au sud que les deux autres lignées de mammifères ont réussi à se maintenir. Les
monotrèmes, représentés aujourd’hui par seulement cinq espèces (deux ornithorynques et trois
échidnés), ont trouvé refuge en Australie et en Nouvelle-Guinée. Les marsupiaux ont été anéantis dans
les continents de l’hémisphère Nord, mais ont obtenu un sursis en immigrant en Amérique du Sud,
puis en ralliant l’Australie en passant par l’Antarctique. Ils s’y sont diversifiés pour donner la faune
marsupiale que l’on connaît aujourd’hui, dont les charismatiques kangourous et koalas.

Mais c’est aux placentaires que revinrent les clés de l’avenir. Peu après le pic de température du
Paléocène-Éocène, certains s’étaient mis à se balancer de branche en branche dans les arbres, d’autres
à parcourir les airs en battant des ailes… D’autres, encore, ont troqué leurs bras contre des nageoires et
sont devenus des mastodontes marins. Le riche éventail de la faune placentaire actuelle, dont nous
faisons partie, a hérité des succès de cette époque flamboyante.

Crétacé Évolution Mammifères Paléocène Paléontologie

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