Ebook Bernard Lavilliers - Ecrire Sur Place
Ebook Bernard Lavilliers - Ecrire Sur Place
Ebook Bernard Lavilliers - Ecrire Sur Place
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Donc, en 1973, je suis déjà parisien, brésilien aussi,
mais il n’y a pas dix ans que j’ai quitté l’usine, la Manufacture
d’armes de Saint-Étienne. Je ne suis pas dépaysé en débarquant
à Metz. L’ambiance n’est pas si différente de la vallée de Firminy,
où se sont développées les aciéries stéphanoises — le charbon,
l’acier. Avec leurs travailleurs polonais, maghrébins, italiens et
français, bien sûr.
Metz à l’époque était remplie d’ouvriers ; on n’imagine pas
leur nombre dans ce coin-là ! Ils étaient là, les nouveaux à côté
de la deuxième génération. Je chantais dans les bars d’Italiens.
J’avais remarqué que toutes les villes et bourgs de la région se
terminaient par « ange ». Je crois qu’en Lorraine, « ange » signie
« village ». Nous étions dans « La vallée des anges ».
Le long de la rivière Fensch, il y avait Knutange, Hayange,
Florange : terres de sidérurgie, qui n’avaient rien d’angéliques.
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Un soir, les mecs des syndicats viennent me voir au Caveau des
Trinitaires, où je leur lis du Maïakovski.
« J’étais toujours engagé aux Trinitaires
une semaine avant Noël et une semaine après. »
Fin 1973, les mineurs de Merlebach débarquent :
« On t’emmène avec ta gratte ! » Et nous voila à 2 000 mètres de
fond pour la veillée. Moi, en scène, j’avais un percussionniste
marocain, un contrebassiste polonais ; ça bougeait. Tout seul à
la guitare, ça pouvait être chiant mais, de fait, j’étais plus festif
que les chanteurs de la rive gauche !
La nuit, à Metz, tout était noir. On nissait à la gare de Metz: une
sorte de château incroyable, style néo-roman rhénan ; une gare
militaire, construite en 1905 au bout de la « ligne des canons »,
qui commençait à Berlin. Une architecture lourde, une structure
pesante, tout en grès, avec des vitraux, des chapiteaux et sur
la façade, des sculptures célébrant la puissance de l’empire
allemand.
Metz était une ville de garnison. Il y avait des trains qui partaient
super tôt, des trains de nuit pour les militaires. Donc le buffet ne
fermait jamais. L’ambiance, c’était baston et sciure. On buvait
de la bière, à l’allemande ; on mangeait copieux, pas vraiment
diététique, mais on s’en foutait, on était maigres.
Quel trip ! Les fêtards arrivent faits comme des rats ; si tu n’as
pas bu, tu n’es pas dans le coup ! Il y a un côté allemand, grosse
bière. Mais je suis allé dans le Bruegel, en écrivant un texte
plus amand qu’allemand : « Solitude solaire pour rêveurs de
banquise. » C’est moi, le rêveur de banquise, j’essayais d’écrire,
au cœur du chaudron. Il y avait des banquettes, mais aussi
des tables posées au milieu de la salle à mesure que les gens
arrivaient. Donc, on pouvait se retrouver au centre, tout seul, à
deux, dans un truc de 800 mètres carrés. Et puis, la gare elle-
même était toujours en réparation, et les travaux se menaient la
nuit, évidemment.
« Militaires châtrés dormant sur des marquises
Plaines d’échafaudages et de ravalements
Entourées de café au lait et de croissants. »
Parfois, j’en avais marre, surtout en n de semaine, quand il y avait
les militaires de retour de garnison, les clochards, les fêtards; ça
faisait beaucoup, ça cognait, le bruit, les crachats et les tables que
tu prends sur la gueule. Une gare, c’est comme un port.
Bientôt, nous allions aborder le début de la n de la sidérurgie,
la mort d’une ambiance ouvrière, l’arrivée du chômage et
de la drogue, qui va avec la misère. Pas du chichon, mais du
« cheval », l’héroïne, une drogue prolétaire. Elle calme les gens
et les transforme en dealers shootés qui vont piller leur mère.
J’ai écrit à la même époque « Berceuse pour une shootée » ; une
gamine était morte devant moi d’une overdose.
On l’avait amenée à l’appart parce qu’elle n’allait pas très bien ;
elle avait dû aller se piquer aux toilettes. Elle a fait une overdose,
on a appelé l’ambulance, c’était trop tard. L’héro’ tue.
« J’ai vu la mort à 17 ans
Sous cette lumière verticale
Il y avait un goût amer
Dans cette pièce froide et close
Pas de jetée et pas de mer
Pas d’aurore tirant vers le rose
Le dealer nira tranquille
Loin des hôpitaux des cliniques
Protégé par les imbéciles
Par le système et par les ics. »
Voilà, c’est dit.
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Mon premier manager, Michel Martig, était né à
Jœuf, en Meurthe-et-Moselle ; là où la famille de sidérurgistes
de Wendel avait son château. Objecteur de conscience, Martig
effectuait un service civil au Caveau des Trinitaires. Avec
d’autres, il avait fondé le centre culturel Marc-Sangnier, du nom
du créateur de Sillon — mouvement de gauche catho’. Il y avait
des spectacles et des cures de désintox pour les addicts à l’héro’.
La drogue arrivait par le Luxembourg, et les gens qui n’avaient
pas de boulot, des locaux ou des immigrés, plongeaient.
« Viens petite bourgeoise demoiselle
Visiter la plage aux de Wendel
Ici pour trouver l’Eldorado
Il faut une shooteuse ou un marteau. »
il est aussi question de cela dans « Fensch Vallée », que j’ai
écrite en 1972-1973. « Fensch Vallée » s’adresse aux étudiants
bourgeois qui prenaient la cause des ouvriers :
« Viens petite sœur au blanc manteau
Viens c’est la ballade des copeaux
Viens petite girl in red blue jean
Viens c’est la descente au fond de la mine. »
Si tu bosses huit heures dans les laminoirs, c’est spécial, et
ce n’est pas aussi romantique que l’on croirait. Les laminoirs
vus de nuit, on dirait un lm de science-ction ; ça s’étend sur
10 ou 15 kilomètres, avec les travellings, les wagonnets. Ça
travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il y a régulièrement
des explosions, car les convertisseurs ont du silicium et du
tungstène. Les laminoirs fondent l’acier à 2 000 °C, les blooms,
les barres de fer brut, passent à toute vitesse. Le bruit est énorme,
c’est rouge, ça fume ; c’est Vulcain, tout ça. Donc, effectivement,
dans cette chanson-là, la « petite girl en red blue jean » gure
la fausse révolte du rock’n’roll.
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« Fensch Vallée », c’est une samba, avec une attaque à la guitare,
des accords diminués ; un style très « nordestin ». Si j’avais fait
du rock, ça aurait été trop. Là, elle a un faux air joyeux, décalé
par rapport au propos. Et puis, la chanson se décline en refrain :
«Tu comprendras pourquoi la violence et la mort
Sont tatouées sur mes bras comme tout ce décor. »
À la batterie, il y a l’Argentin Luis Agudo, qui jouait au Discophage,
Ricardo Santos à la basse, Maurice Vander aux claviers et Richard
Galliano à l’accordéon.
« Fensch Vallée » m’a porté du bonheur ; les gens l’appelaient
« French Vallée » : je l’avais chantée à la télévision, seul avec
un percu’, puis à la Fête de L’Huma sous un chapiteau, où
elle avait fait un malheur. « Fensch Vallée » pourrait s’appeler
« French Valley ». On imagine la Valley à Los Angeles ; on rêve
de Mulholland Drive. Mais, je dis : « C’est le Colorado en tout
petit. » Un retour au réel. Celui de cette vallée française très
encaissée, très noire, très dure, qui se dégradait. Un endroit à la
fois banal et extraordinaire pour y mourir.
« Tu ne connais pas, mais t’imagines
C’est vraiment magnique une usine
C’est plein de couleurs et plein de cris
C’est plein d’étincelles surtout la nuit
C’est vraiment dommage que les artistes
Qui font le spectacle soient si tristes
Autrefois y avait des rigolos
Ils ont tous ni dans un lingot. »
En lingot, oui, parce que si on tombe dans une fonderie à
2 000 °C, on ne retrouve pas grand-chose ; une barre d’acier en
fusion, peut-être, avec toi dedans.
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Trente ans plus tard, j’ai écrit « Les mains d’or » :
« Un grand soleil noir tourne sur la vallée
Cheminée muettes - portails verrouillés
Wagons immobiles - tours abandonnés
Plus de amme orange dans le ciel mouillé »
La suite, en quelque sorte, avec pour fond de décor la fermeture
des usines et le chômage. Les aciéries lorraines ont trinqué : en
1981, à peine arrivé au pouvoir, Mitterrand a nationalisé les
aciéries de Wendel, pour former Usinor-Sacilor. En 2006, le
groupe est repris par un voyou, Lakshmi Mittal, et cela s’est mal
ni. Oui, j’ai Florange en travers de la gorge ; je l’ai de nouveau
écrit dans 5 Minutes au paradis — l’album sorti en 2017 :
« Faire dans le fer des affaires
De métal avec Mr Mittal
Fer et défaire
Fer et défaire
Alors Mr Mittal s’en va chercher le squale
Le sergent sidéral qui s’était fait la malle. »
Au nal, « Le buffet » a une unité, « Fensch Vallée »
est éclatée. La première a des allures un peu Brel, « Vesoul » en
ralenti, avec un arrangement de limonaire et accordéon, façon
« Comme à Ostende » de Léo Ferré, dans la version Jean-Roger
Caussimon. « Fensch Vallée » a été enregistrée sur Les Barbares
en 1976, alors que « Le buffet de la gare de l’Est », écrite en
même temps, gurait sur Le Stéphanois, paru en 1975.
Ces deux chansons se chevauchent et marquent une rupture.
Après la sortie du Stéphanois, je me laisse du temps et je chante
à la Pizza du Marais, et la grosse énergie arrive. Je joue avec un
jeune prodige, Mino Cinelu aux percussions. Entre-temps, j’ai
changé de maison de disques. Le Stéphanois était sorti sur le
label Motors fondé par Francis Dreyfus. Mais il n’avait pas les
moyens de produire un mec comme moi. Alors, Eddie Barclay
me fait des avances : pas de cadeau, mais il me donne un peu
d’oseille. Il fallait agir, il fallait manger. Richard Marsan, le
directeur artistique de Barclay, s’occupe de moi.
J’enregistre Les Barbares.
J’achète un camion, les musiciens chargent le matos, on campe.
Je vis en Normandie, à Évreux — mes musiciens, rencontrés en
Lorraine, sont nés là-bas. Nous sommes en tournée trois cents
jours par an, toujours avec le camion Ford. Je conduisais, j’avais
rajouté des sièges.
L’album Les Barbares est complètement rock dans l’esprit. Le
trompettiste et arrangeur Ivan Jullien, qui fera 15e Round en
1978, avait apporté un climat incroyable. Grâce à ce son, dès
1979, c’est parti, on peut se permettre de chanter devant des
dizaines de milliers de personnes.
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JAMAÏQUE
AMAÏQUE
Si tu danses reggae
Si tu penses reggae
Tu balances reggae
Sans défense reggae
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On y est... Voici Kingston.
« Si tu rêves de tropiques, c’est vraiment tropical
Le reggae dans la rue, calypso dans la salle
Si tu veux tout de suite qu’on réponde aux questions
Remonte dans ton jet et retourne à Nation
Tu trouveras ici non pas ce que tu penses
Non pas ce que tu cherches, ça n’a pas d’importance
La beauté, la violence, posées sur la balance
Affamées comme moi… »
L’époque est tendue. Michael Manley est alors
Premier ministre sous l’étiquette du People’s National Party
(PNP), procubain et proche de Fidel Castro. Il a un adversaire
politique virulent, Edward Seaga, pilier du Jamaica Labour Party,
le JLP, pro-américain. La guerre des gangs bat son plein entre le
ghetto historique de Trenchtown, pro-PNP, et Tivoli Gardens, un
nouveau quartier arboré devenu ghetto, pro-JLP. Tout le monde
est armé, et c’est la pagaille, violente. Marley s’en était mêlé pour
tenter une réconciliation. Il avait organisé le One Love Peace
Concert au stade de Kingston, en 1978. C’était courageux, car
il s’était fait tirer dessus deux ans auparavant, devant chez lui,
par des gens qui pensaient qu’il soutenait le PNP. Il y avait eu
des morts ; lui et sa femme en avaient réchappé de peu. Il avait
dû fuir à Londres.
Le courant de violence s’était propagé jusqu’aux mauvais garçons
des quartiers durs de Londres, et aller-retour. La Jamaïque était
coupée en deux avec, d’un côté, un État, une administration,
des transports, une classe moyenne, un minimum d’organisation
sociale et des Églises et, de l’autre, une très grande pauvreté. Un
moment, tout cela a failli mal nir.
Les Blancs et les riches habitaient à Beverly Hills,
sur la montagne. Puis, en descendant, il y avait le quartier des
affaires (peu d’habitants mais des banques), puis la maison
de Marley, sur Hope Road, et, encore plus bas, Trenchtown.
Des hélicoptères patrouillaient la nuit avec des militaires, vitres
ouvertes. Une nuit, ils descendent sur moi, me disent de mettre
les mains sur le capot. J’avais peur. Je pensais : « Si l’un d’entre eux
est bourré, il peut me inguer. » Moi, je voyais leur projecteur. Et
qu’est-ce qu’ils voyaient, eux ? Je leur montrais mon passeport…
En voyage, je n’ai jamais eu vraiment peur. Je sais toujours m’en
sortir, je suis un lucky man. Et puis, il ne faut pas montrer sa peur.
Je le dis toujours :
« La peur n’exclut pas le danger. »
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En 1979, c’est donc une ambiance de couvre-
feu. La légende de Marley, de Jimmy Cliff, de Peter Tosh existe
comme décrite dans The Harder They Come (Tout, tout de suite
en français) lm formidable de Perry Henzell, inspiré de la vie
d’Ivan Rhying, sorte de Robin des Bois du ghetto abattu par la
police en 1948. Jimmy Cliff joue le rôle principal. Celui d’un
jeune type qui, comme le petit peuple de la Jamaïque venu des
campagnes vivre à Kingston, essaie de survivre au milieu des
producteurs musicaux véreux, des ics pourris, des maeux du
jeu, des tracoteurs. Et puis, en Jamaïque, le reggae s’en est
nourri.
Les rastas ne rentrent pas dans mon hôtel ; les gestionnaires se
méent, ils ont mis des gun men mélangés aux fumeurs de ganja,
et des gardes qui surveillent les portes. À côté, il y a le troquet
où je vais manger, du poisson, comme partout dans la Caraïbe ;
des bananes frites, des haricots, et, avec un peu plus d’argent,
de la viande. Je bois de la Red Stripe, la bière jamaïcaine ; du
rhum, l’Appleton.
Un jour, au bar de l’Indies, un guitariste vient me proposer
ses chansons, qui ne m’intéressent pas. Je lui donne un peu
d’oseille, et il m’enseigne le fameux skank : le contretemps du
reggae. Il faut apprendre à étouffer les cordes du bas en faisant
sonner celles du haut. En ville, j’entends du mento, joué par un
groupe qui utilisait une rumba box, à trois lamelles — quand
tu changes de tonalité, tu changes de lamelles, ré-sol-do. Il y
avait un clarinettiste, un joueur de banjo, un percussionniste sur
caisse de bois, un chanteur au timbre très aigu. Ils se répondent
et le banjo, avec ses cinq cordes, dont une plus courte, marque
la rythmique. Dans la Caraïbe, les chansons racontent souvent
des histoires de cul.
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Kingston est alors une mégalopole. Tout le monde vit
là. Créé en bordure de Trenchtown, il y a un quartier pas trop
violent, des petites maisons qui rappellent Los Angeles, Watts
et Compton. C’est là que le groupe The Gladiators répète, dans
une maison familiale. Leur manager, un Jamaïco-Chinois, vend
des casseroles, de l’art ménager et des cassettes dans la même
boutique. Au fond, il a un studio 8 pistes. Et là, tout près, il y a
le fameux Gun Court, une cour de justice expéditive ; un espace
de béton, avec des barbelés. Si tu as une lame ou un ingue, tu
peux y atterrir. On y mettait les mecs sans les juger, 60 °C au
soleil de midi.
« Derrière les barbelés
Trois rangées bien gardées
Ils attendent de crever
De sortir de braquer
Pour le ingue dans ta poche
T’es coincé à Gun Court
Jusque-là le reggae
Viendra t’réveiller. »
aux États-Unis, puis de revenir à Kingston initier le
J’écris « Stand the ghetto » dans la nuit. J’utilise des
expressions rastas, le « I and I », nous, Jah, moi et les autres,
en parfaite unité. Et Kingston ressemble exactement à ce que
je décris : à une rue près, tu es dans le ghetto.
Lundi, enregistrement à l’Aquarius Studio, at 8 AM.
Nous commençons le matin, parce que la nuit est trop dangereuse,
et les power cuts, les coupures d’électricité plus nombreuses.
Parfois, il n’y a plus d’eau, les gens ont l’habitude. Mais ce jour-
là, l’électricité saute à 10 heures du matin ; on arrête, on reprend
à 5 heures du soir, mais ce ne sont pas les mêmes musiciens, ce
ne sont pas ceux avec qui j’ai répété. On recommence.
La bande d’enregistrement est pourrie, elle est pleine de
Scotch, je me dis, là ça ne va pas, je pars au Dynamic avec le
taulier pour aller acheter une bande neuve.
Entre-temps, le premier groupe revient.
Je ne peux pas l’inventer ! Je le reprends, puisqu’il m’avait fait
conance. Les autres sont d’accord pour s’effacer, à condition de
pouvoir assister à l’enregistrement. Ok. Je me retrouve en studio
avec les deux groupes ; le bassiste de Marley met son grain de
sel. Il mixe, pour que les Français comprennent comment on fait.
Je paye tous les musiciens ; du coup, je n’ai plus d’argent pour
le studio. Le patron me fait conance, je le retrouverai plus tard
à Montréal où il s’est installé avec sa famille. Évidemment, pas
un dollar de la maison de disques.
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J’ai dû rentrer à Paris pour terminer à l’été la tournée
« Pouvoirs ».
Entre-temps, la Jamaïque avait changé
beaucoup de choses pour moi.
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NEW YORK
NEW YORK
Tout le gang était là
Ceux de Porto Rico — ceux de Cuba
Les maquereaux de Harlem
Les revendeurs de coke et de coca
Ceux qui vivent au soleil
Avec des femmes blanches dans les villas
Et ceux qui mangent pas
Sapés comme des nababs à l’opéra
La voilà !
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C’est impressionnant. La Fania a ses studios, La Tierra Sound,
juste au-dessus des bureaux, angle 42e Rue et Broadway. Elle
occupe tout le sommet de l’immeuble. Dans les couloirs, on
croise les cuivres, les arrangeurs, et les choristes. La Fania a tout
sous la main, tout y est centralisé, les afches, les comptables
et les escrocs — Ray Barretto et les autres me l’ont dit, les boss
n’acquittaient jamais les droits comme ils l’avaient promis, et
tout se payait en liquide. Jerry Masucci, je l’ai vu faire le très
beau, avec sa secrétaire et tout. Je l’ai revu en 1985, quand,
après vingt ans de grandeur, la Fania avait commencé à décliner.
Le frangin et codirecteur Alex Masucci avait des ennuis avec la
justice à cause des boîtes où il était associé avec les Italiens, gros
traquants de cocaïne.
Au premier rendez-vous, Jerry Masucci me le
plein de vinyles, un tas de cassettes. Je loue une stéréo et
je passe des heures à écouter tout cela à l’hôtel Navarro. Je
cherche un arrangeur, et je repère que Louie Ramírez, timbaliste,
vibraphoniste passé par la Juilliard School, est le plus doué. Je
suis scotché par le bassiste Salvador Cuevas, un Portoricain du
Bronx, tellement funky — il slappe, glisse, c’est incroyable.
Je retourne voir Jerry, pour lui dire qui je veux : Ray Barretto,
Salvador Cuevas et Louie Ramírez.« Très bien, me dit-il, et
les titres ? » Je lui réponds que je ne les ai pas encore écrits,
parce que, pour l’instant, je fais du rock’n’roll. Il se dit :
« Il est pas mal ce Français, il est complètement dingue. »
Il y a l’énergie, le son, l’âme, et là, à New York où tout va vite,
je me rends bien compte qu’il faut être très performant tout
de suite.
Tu peux prendre ton temps dans d’autres endroits, mais pas
ici ; surtout à l’époque où, dès que tu dépassais Times Square,
c’était très violent, dangereux. New York avait un côté sombre
et comptait beaucoup de taudis, de clochards, de putes, de
maquereaux.
À
New York, en 1979, c’est nerveux. Moi, je suis
impatient de nature. Mais, pour aborder la suite, il faut que je
freine, que je mette en forme. Alors, je dois clore le chapitre rock
avant de revenir à mes affaires de salsa.
Premier pas : je dois écrire des chansons. Et pour cela, vivre et
voir. J’étais allé au Copacabana Club, Upside, à Times Square, où
il y avait aussi de la salsa. Mais je voulais descendre vers l’ABC,
vers Bowery, aller au cœur du chaudron.
Bizarrement, le hasard me montre le chemin au Navarro : l’hôtel
avait un piano-bar, où on jouait du cubain, des classiques de
Sinatra, du rock. J’ai entendu dire qu’un soir, Jimi Hendrix aurait
fait une jam’ avec Mick Jagger. Des artistes, des musiciens, des
mannequins se croisaient, sans frime, avec simplicité. C’est un
mélange très bohème, souple.
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New York, comme Marseille, sont des villes, des
ports, où on arrive, avec de drôles de mélanges.
Quand je suis allé vivre à Marseille, en 1969, il y avait de tout,
des pieds-noirs, des Italiens, des Corses, des Arabes, des Grecs,
des Arméniens. Le tango de Buenos Aires est africain, italien,
juif ashkénaze ; la salsa est née à New York, elle a mélangé les
buildings et les palmiers des îles du Sud. La ville a été fondée en
partie par des Juifs hollandais venus du Nordeste brésilien, de
Recife, et des Irlandais. Et quand Salvador Cuevas jouait du funk
latin, ça devenait complètement « grosse pomme ».
J’ai quitté l’hôtel Navarro, et je suis allé dormir à Spanish Harlem
chez la frangine de Raquel, qui avait un grand appart’ et m’avait
invité. Chez elle, j’écris :
« C’est une frangine portoricaine
Qui vit dans le Spanish Harlem. »
Je joue de la musique brésilienne, que je connais bien. Je continue
à gamberger sur les rapports de la rue et des mecs quand ils parlent.
C’était la grande époque de « Pedro Navarra », la chanson de
Rubén Blades et Willie Colón, inspiré par Kurt Weill :
« Por la esquina del viejo barrio lo vi pasar
Con el tumbao’ que tienen los guapos al caminar. »
J’étais dans le quartier, j’allais vérier que cela correspondait à
quelque chose. Eh oui, c’était bien ça. J’écris « Pierrot la Lame » :
« Au sud du Bronx moitié cramé, engraisse
Un Manhattan riche à crever, on perce. »
Et je cours voir Louie Ramírez, je lui dis : « Voilà, j’ai écrit ça. »
Et « La Salsa ».
Il me donne rendez-vous le lendemain midi. Midi, hein ? Parce
qu’il faut qu’entre-temps, je crée l’arrangement. J’écris tout
pendant la nuit, je chante pour voir si cela sonne. L’écriture et le
chant, ce n’est pas pareil, il faut que cela sonne. Nuit blanche.
À 11 heures, j’arrive sur la 42e. Jerry Masucci est là, batifolant
avec sa secrétaire blonde ; Ramírez m’attend avec son piano.
Il regarde, me dit : « C’est bien construit », parce que j’ai des
accords majeurs, et des mineurs neuvièmes dans « Pierrot la
Lame ». Je suis convoqué le lendemain avec Ramírez, Barretto,
Cuevas, au studio.
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J’arrive donc au studio à 9 heures du matin, je n’ai
encore pas fermé l’œil de la nuit. Ray Barretto habite dans le
Bronx, il a ni à 6 heures du mat’, il a décidé de dormir sur place.
Il s’est allongé sur une banquette, et là il dort sur ses congas.
L’image me reste, je n’ose pas le réveiller. Les musiciens arrivent
petit à petit, puis l’ingé son…
Barretto se réveille, j’ose : « C’est moi qui ai écrit la chanson. »
Ils font tourner deux ou trois fois et me disent : « Chante. »
Panique, je ne sais pas combien l’intro fait de mesures.
« T’inquiète, dit Louie Ramírez, je te fais signe. » Ils sont tous là,
les cadors de la salsa, j’ai le trac, je chante :
« Tout le gang était là,
Ceux de Porto Rico, ceux de Cuba
Les maquereaux de Harlem
Les revendeurs de coke ou de coca’. »
J’assure. Je démarre quand il faut. Je joue une musique que je ne
connais pas avec des mecs que je ne connais pas.
Être à New York, avoir tous ces maîtres, avoir écrit la chanson
si vite, tout cela donne une sacrée énergie !
Le stress, l’adrénaline aident. Souvent j’écris avant.
Écrire sur le moment, ça peut marcher. Ou non !
« O Gringo » par exemple, je ne l’ai pas écrite la veille à Rio de
Janeiro ; mais la salsa, c’est différent, ça pète. Autre souci, tous les
mecs qui chantent de la salsa sont des super ténors ; moi, je suis
baryton. Enn, je passe l’examen et je fais « Pierrot la Lame », je
suis rassuré. Je demande à Ray de jouer un solo comme en scène,
et je trouve ça génial qu’un enregistrement en studio ait un air de
live. En deux heures, c’est bouclé. L’ingénieur à la console sait
comment faire sonner, il sait comment joue Salvador Cuevas, il
y a tout.
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Je reste encore, j’ai le studio jusqu’à 13 heures, j’en prote. J’y
retourne le lendemain pour enregistrer les chœurs. C’est une
équipe de mecs, qui font les chœurs de la Fania. Comme les
Jamaïcains quand ils avaient transféré les studios reggae aux
Bahamas, à Nassau, comme à Memphis, tu as des équipes
de choristes mâles, pas de femmes. J’écoute, ils chantent :
« C’est oune latin dé Manhattan. »
Ça tourne à fond. Je tombe sur Tito Puente qui joue à côté. C’est
l’ennemi de Ray Barretto. C’est un petit mec, avec une bouteille
de whisky dans une poche, une bouteille de vodka dans l’autre
et deux lles aux bras. Il est 10 heures du soir, il n’a pas ni
d’enregistrer, il se présente et me dit : « Je suis un gros poisson
dans une petite baignoire. » Il écoute ce que j’ai fait.
En 1970, Carlos Santana avait transformé une de ses
chansons « Oye como Va » en tube mondial. Moi j’ai adoré. Le
marché latino, selon Tito, est réduit, ce n’est pas celui de Sinatra.
Je saisis le problème. Je n’aimais pas particulièrement le Cubain
Xavier Cugat avec son côté « bolero corazón », qui n’est pas du
tout mon domaine, mais j’ai compris que, quand les États-Unis
en ont fait une célébrité, et qu’il était sur les afches au même
niveau que Marilyn Monroe dans les années 1950, les Latinos
se sont sentis bien, enn reconnus. La Fania jouait aussi la carte
de la erté latino.
J’ai fait un pré-mixage, avec un ingénieur très doué, qui
travaillait au kilomètre ; du coup, cela sonnait toujours pareil,
les voix étaient devant, conformément au goût de l’époque. On
n’entendait pas bien le piano, ni les percus. Je lui demande de
procéder autrement, de donner de l’importance aux espaces,
aux silences.
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BRÉSIL
BRÉSIL
Caruaru Hotel Centenario, suite princière
Vue sur les chiottes, télé couleur, courant alternatif
Les pales du ventilateur coupent tranche à tranche
L’air épais du manioc
Remarque il paraît que voir les plus pauvres que soi, ça rassure
Alors allez-y, ici, tout le monde peut venir, ici il n’y a rien SERTÃO
Un soleil ivre de rage tourne dans le ciel
Et dévore le paysage de terre et de sel
Où se découpe l’ombre de Lampião
D’où viendront les cangaceiros de la libération ?
Le cavalier que je croise sur son cheval roux
Son fusil en bandoulière qui tire des clous
A traversé ce désert, la sèche et la boue
Pour chercher quelques cruzeiros à Caruaru
Refrain
Caruaru.
Hôtel Centenario,
le seul de la ville. Je suis déjà venu ici et rien n’a changé.
Caruaru est au bord du sertão. Le soleil est écrasant. La lumière
pèse autant que la chaleur et le silence. C’est plus que de la lumière:
une brume de lumière, de la lumière poudrée, qui étreint ces
paysages de collines douces et désertiques. On n’y voit personne,
mais si tu tombes en panne de voiture, des gens surgissent de
nulle part. Dans ces étendues de pierraille, de haies épineuses, de
cactus, il pleut si peu ! Parfois, pendant cinq ans, pas une goutte.
Et quand il pleut, ça ruisselle, ça ravine.
Comme de la mer, il naît du désert des sortes de légendes. Les
artistes les racontent, les chantent. Caruaru est un paradis pour
le cordel. Les poètes populaires commentent l’actualité, et leurs
textes sont reproduits sur des folhetos, des petits livrets qu’on pend
à cheval sur des cordes tendues — d’où le nom de cordel.
Je sors dans les rues et, sur les places, des musiciens traditionnels
montent sur des caisses de bières, pour chanter les nouvelles du
jour, comme des journalistes.
Comme moi, en fait.
64
Je m’identie à ce sertão dévoré par la sécheresse, parce que
c’est une partie très secrète du Brésil. Le cagnard est terrible,
il dégage un goût métallique, les sons sont étranges. Le
temps ne passe pas comme ailleurs. Il s’allonge, inexorable.
Dans ce grand désert, il y a tout : la musique, la vendetta, la
violence, les bandits et leur code d’honneur. D’emblée, tu
vois que c’est bizarre. Quand tu es dans un petit bled et que le
soleil se couche, tu te dis que tout est possible : il va y avoir une
apparition, des hommes vont débarquer à cheval avec des fusils.
C’est ainsi que les légendes se créent.
Quand je voyageais à l’intérieur des terres, je voyais les
femmes dans leurs petites maisons en terre ocre, avec les haies
en buissons épineux tressés ; les hommes n’étaient pas là. Ils
étaient agriculteurs sur des exploitations larges de centaines de
kilomètres carrés, dont les propriétaires, les fazendeiros, habitent
parfois à São Paulo.
On n’imagine pas vraiment ici ce que peuvent
être ces immenses territoires, le Ceará, Piauí,
Pernambouc, Rio Grande do Norte, Paraíba...
J’aimais bien voyager en bagnole. On roulait, des
centaines de kilomètres, le jour, la nuit. Dans ces moments-là,
on s’arrête et on prend le temps de voir. On roule, et on s’arrête
dans les postos ; ces fameuses stations-services perdues au milieu
de nulle part, des Texacos, éclairés aux néons et aux braseros,
et où il y a à peu près tout… Du café fumant imbibé de sucre,
des brochettes grillées, des sandwiches au fromage fondu, de
l’essence, des WC, de l’alcool de canne, la cachaça, de la bière,
du soda guarana. Là encore, le temps est suspendu, mais bref.
Alors on discute avec des revendeurs de tout, avec des lles à
camionneurs, des familles en partance. Il faut savoir choisir sa
route, la BR (la nationale) nord-sud passe à 50 kilomètres de la
côte, mais je préfère celle de l’intérieur, qui traverse le sertão,
là où il faut aller pour plonger au cœur du Brésil et le regarder
de près.
Cette partie du Brésil ne correspond pas du tout à l’image que
le public se fait du Brésil, de ce pays qui est un continent.
J’y pense en écrivant « Sertão » :
« Pour te donner un avant-goût de vacances intelligentes
Ceux qui vendent du soleil à tempérament,
Les cocotiers, les palaces, et le sable blanc
Ne viendront jamais par ici. »
Ceux qui font du business, du tourisme de masse sur la côte,
ne viendront jamais là.
L’histoire de ce pays dans le pays m’intéresse. C’est aussi celle
de la désertication. Plus tard, je suis allé plus loin encore, en
Amazonie ; j’ai découvert Raoni, le chef des Kapayos ; j’ai pris
de petits avions de médecins, des avions de la Surinam Airways,
avec ses sièges en face-à-face ; j’ai traîné de Cayenne à Belém,
à Salvador. J’ai vu la forêt reculer.
66
En 1979, je reste pas mal de temps à Caruaru,
car j’attends le jour de la foire.
Et là, cette ville assoupie se remplit d’un monde fou.
Tout commence très tôt le matin, avec lenteur, mais les gens
sont vifs, pas nonchalants comme à Bahia. Je les ai vus arriver
avec leur tête de cangaceiros, ces bandits de grand chemin,
justiciers du temps passé. Ils sont montés sur de petits chevaux,
ou sur des carrioles, tout habillés de cuir, portant leurs tromblons
remplis de clous. Ils ne sont pas loquaces, ils sont durs, et
devant des conditions difciles, ils sont patients, résistants.
Je regardais ces chefs de famille très attachés à leur terre, durs
au travail, des patriarches, parfois avec les femmes et les enfants.
Ils ont un physique très sec, un mélange d’Indiens, de je-ne-
sais-quoi exactement ; Noirs, aussi, Hollandais, Portugais, Juifs.
Il y a toujours ce côté « amanha e outra vida » (« demain est une
autre vie »), expression du fatalisme de ceux qui résistent. Ils sont
loin du regard de Dieu, alors qu’ils n’arrêtent pas de prier. Ça n’a
pas l’air de marcher, et pourtant il y a des croix dans tous les sens.
Même les cangaceiros se baladaient avec des images de saints.
« D’où viendront les cangaceiros de la libération ?
Le cavalier que je croise sur son cheval roux
Son fusil en bandoulière qui tire des clous. »
67
Les sans-terre, ces gens qui crèvent la dalle, savent que
leur ls un jour va prendre la route. Les Nordestins sont partout.
Ils ont fui la misère en rejoignant les villes, et, en particulier, les
mégalopoles du Sud. Ces mouvements internes de migration sont
impressionnants. Dans les favelas, il y a énormément de gens du
nord, plus que de Blacks. La Rocinha, le plus grand bidonville
de Rio, a été forgé par des Nordestins. Ils sont ouvriers, maçons,
charpentiers, femmes de ménage. Certains s’en sortent, il y a
même un président de la République né là-bas, en haut — Lula.
L’espoir n’a jamais quitté les Nordestins.
Celui d’une vie meilleure pour ceux qui partaient, l’arrivée de
la pluie pour ceux qui restaient et vivaient avec l’idée que cela
s’arrangerait, qu’on leur céderait un bout de terrain. Mais, en
l’absence de cadastres, ils ont subi le même traitement que les
Indiens. Ils se sont faits avaler par les multinationales ou par les
fazendeiros qui font la loi.
Une légende dit que
« O sertão vai virar mar » (« le sertão va devenir mer »).
68
D’habitude, je n’écris pas pendant mes voyages.
Pendant, je me nourris. À Caruaru, pourtant, j’avais griffonné des
bouts de chanson. Et puis, peut-être la veille de mon départ, je
les rassemble. Je suis à l’hôtel. Il fait une chaleur à crever, il y a
des moustiques partout.
« Le dernier Texaco vient de fermer ses portes
Y a guère que les moustiques pour m’aimer de la sorte
Leurs baisers sanglants m’empêchent de dormir. »
Je chante comme ça, avec la guitare. Je n’avais pas de quoi
enregistrer, le matériel léger n’existait pas encore.
De retour à Recife, je prends contact avec le Quinteto Violado ;
j’avais connu leur chanteur et guitariste Marcelo Melo dans une
boîte latino à Paris, le Discophage. Ce groupe de musiciens
très modernes qui cherchait alors à collecter et à retraduire les
musiques du Nordeste brésilien.
La musique du sertão ne ressemble à rien d’autre, fabuleuse,
cyclique. Elle otte, sauvagement. Les accords, les suites
harmoniques, sont très dissonants, joués sur des violas à
10 cordes, des guitares à 12 cordes désaccordées, des bombos
en guise de basse, des triangles, des ûtes en do, des fres. Et
puis, il y a l’accordéon.
Depuis mon séjour nordestin, la musique du forró, le bal
accordéon du Nordeste, est rentrée en moi, jusque dans ma
façon de marcher.
On harmonise la chanson mais, en 1979, il n’y avait pas de studio
d’enregistrement à Recife. Marcelo me conseille d’écouter les
mélopées des aboiadores, les vachers qui, dans les villages, calment
les bœufs pour qu’ils ne dévastent pas les champs.
Et je mets cap au sud.
70
À Rio,
on me donne deux jours d’enregistrement au studio de Barra da
Tijuca. J’enregistre d’abord « Attention fragile » et « O Gringo », une
samba canção. Je décris un gringo qui ne parle pas portugais
et se retrouve avec une morena qui fait un peu la pute dans un
motel près de la favela ; il se prend le Brésil dans la gueule, une
claque : la misère, la violence mais, lui, il ne va pas rester.
« J’ai laissé tous mes cruzeiros
Au coin de son lit et je me suis cassé
Seul, dans les chemins qui descendent vers la mer
Le fric, les hauts placés
Tu ne sauras pas criola
Que cette chanson je l’ai composée
Au petit matin, en descente de maconha
Pour toi, du monde entier. »
Finalement, le Quinteto Violado descend de Recife. Ils
m’interprètent les chants d’aboiadores dans l’intro, et
m’apportent aussi les chants de procession qui sont samplés au
début de la chanson.
71
HAÏTI
HAÏTI
Grand squelette de phosphore
La terre tremble sur le port
Downtown
Je me fais le messager
De ces grands guerriers absents
De tous ces corps déchirés
De ces yeux rouges de sang
Mais ma plume, ce poignard triste,
N’apportera pas la paix
Banjo puissant, banjo triste
Solitaire sur les couplets
BARON SAMEDI
Baron samedi noir et blanc
Me regarde en souriant
J’entends l’appel des tambours
Des chansons vaudoues m’entourent
Suis-je encore mort ou vivant
Je n’en sais rien pour l’instant
Suis-je encore vivant ou mort
Pas encore
Tambours voilés du vaudou
Semblant venir de partout
La nuit monte
Refrain
78
Les deux chansons que j’ai faites à Haïti sont
imbibées de mystère, je n’y peux rien.
Musicalement, la partie n’était pas facile. Je ne pouvais pas faire
de compas, la musique haïtienne, qui tient du merengue et de la
contredanse ; je ne voulais pas de reggae, alors j’ai mélangé et j’ai
mis du berimbau — c’est très important. Dans « Haïti couleurs »,
il y a de la douleur à chaque coin, mais je n’ai pas voulu être
mélo. Dans « Baron Samedi », je décris le tremblement de terre
qui a tout ravagé en janvier 2010, 300 000 morts, un million de
sans-abris.
En 1988, quand j’arrive sur l’île pour la première
fois, Haïti est à peine sortie de l’ère Duvalier. François, appelé
« Papa Doc », parce qu’il avait été médecin de campagne, avait pris
le pouvoir en 1957, puis il y a eu Jean-Claude, dit « Baby Doc »,
qui utilisait comme son père le réseau des Tontons Macoutes,
des escadrons de la mort, et qui comme lui, pillait les caisses de
l’État. Il s’appuyait sur le vaudou pour terroriser son peuple, et
notamment sur le « Grand Effrayeur » Baron Samedi — celui qui
fait passer les vivants au pays des morts.
Baby Doc était un idiot, dirigé par sa femme Michèle Bennett. Sous
les Duvalier, il y a eu des massacres à Haïti. En 1964, des femmes,
vieillards et enfants torturés puis abattus à Jérémie, à Grand’Anse.
Le 11 septembre 1988, il y a celui de l’église Saint-Jean-Bosco de
Port-au-Prince, perpétré par on ne sait qui, sans doute d’anciens
Macoutes, où furent massacrés des dizaines de paroissiens du père
Aristide — à ce moment-là proche de la Théologie de la libération.
Quand je le rencontre, Jean-Bertrand Aristide n’est pas encore élu
à la présidence de la République. Il le sera en 1990, restant à la
tête de l’État haïtien jusqu’en 1996, avec un retour au pouvoir
entre 2000 et 2004.
Pour aller à Haïti, j’étais passé par la Martinique.
Un copain m’avait indiqué alors un hôtel, l’hôtel Villa Creole,
à Pétion-Ville. Je débarque, je me réveille, je mets Radio
Métropole. Ils passent une de mes chansons, « Noir et Blanc »,
que je venais de chanter à Dakar. Je me dis qu’il faut que j’aille
les voir. Je loue une bagnole, je pars dans les rues défoncées,
j’appelle le présentateur — c’est Ralph Boncy, journaliste musical,
producteur et mari de la chanteuse Émeline Michel. Il vient me
voir à l’hôtel, à 18 heures, après son émission. Je lui dis : « Je
suis venu écrire. Je suis un voyageur, comme dit Sylvain Tesson,
"un objet mobile". » Quand je suis sur place, je comprends tout, il
faut que je le sente dans ma peau. Je me balade, dans la plaine du
Cul-de-Sac, dans le golfe de la Gonâve, à Jacmel, au Cap-Haïtien,
à l’île de la Tortue…
80
Ralph me présente sa femme Émeline, des musiciens
et, en trois jours, j’ai donc tout ce qu’il me faut pour faire de la
musique. Et même un bar, à Pétion-Ville, très sympa, avec des
tables dans un jardin. « Il te faut toujours un bar sous le coude »,
disait mon manager Richard Marsan. Mahut, mon percu, arrive.
Le père Aristide me prête une sono, et je décide de donner un
concert, malgré l’interdiction imposée par le couvre-feu. Avec
moi, j’ai deux cassettes, ce qui me permet de chanter « La Salsa »
sur une bande-son, parce que le groupe tel qu’il était n’aurait
pas suf. On était sur une terrasse, il n’y avait pas de scène, il
n’y avait pas de son adéquat. Et pour avoir la paix, ils avaient
payé les Léopards, des miliciens qui voulaient prendre la place
des Tontons Macoutes.
Je rencontre alors Lorraine Manuel, mon amie depuis, et son
mari. L’époque est très dure, les gangsters de base ont pris la
main. Je navigue dans l’île, la peinture m’intéresse. La mère de
Lorraine était peintre ; son père, industriel. Il extrayait du vétiver,
une racine qui sent le bois fumé et l’humus, utilisée pour les
parfums. La famille a toujours été en guerre avec les Duvalier.
J’écris « Haïti couleurs » dans un studio qui avait résisté aux
tremblements de terre. Parce qu’Haïti est sur la faille. Et à Haïti,
ce n’est pas comme partout. Il y a une sorte de douceur, une
violence, mais une poésie incroyable, ce qui rend les Haïtiens
très différents de leurs voisins dominicains.
« Elle disait que la vie est là
En couleurs en couleurs
Si ténue que je n’entends pas
Battre son cœur […]
Elle disait que la mort s’en va
En douceur en douceur. »
82
À la bibliothèque, je questionne, on m’explique,
parce qu’Haïti, c’est petit, mais complexe, première République
noire depuis 1804. J’écoute, je note : le vaudou, si puissant ;
Boukman, le révolté maudit ; le roi Christophe, roi noir, qui
après l’indépendance commande le royaume du Nord, où il a
construit une forteresse qui n’a jamais été attaquée ; et Alexandre
Pétion qui prend le Sud. Aimé Césaire en tirera en 1963 une
pièce de théâtre, La Tragédie du roi Christophe. Je découvre la
« dette haïtienne », qui court toujours. Sous la menace, Haïti
avait accepté en 1824 de payer sa liberté à la France sous forme
d’une créance imposée à coups de canon par le roi Charles X
— 150 millions de francs or dus aux anciens colons, et pour
lesquels Haïti n’a cessé d’emprunter jusqu’aux années 1950.
J’apprends l’histoire de l’île. Je vois de l’indifférence,
le silence de la France. Je vois des gens très riches, qui roulent
en Porsche, comme le futur président Martelly, qui fut d’abord
un chanteur et musicien de compas. Je sens à Haïti un truc pas
construit, une anarchie. Et puis Haïti est un enjeu stratégique,
en face de Cuba. D’où la présence des Américains, des
Casques bleus, de tas d’ONG, cathos, protestantes, de sectes.
Je comprends qu’il y a à Haïti des moments de calme, mais que
l’île n’a jamais été autosufsante, qu’elle a toujours dépendu de
l’aide humanitaire, et de « barons » — ces hommes de l’ombre
qui ne sont jamais présidents, mais volent comme les présidents.
Quand j’ai écrit « Baron Samedi », Haïti sortait
difcilement du grand tremblement de terre de 2010, nous étions
en repérage pour un documentaire. Je voulais voir comment
allaient mes amis artistes. Certains avaient perdu leur maison.
D’autres étaient morts, certains avaient survécu. Des sculpteurs
vaudous avaient installé leurs ateliers dans le cimetière de Port-
au-Prince. Ils voyaient Baron Samedi partout, et ils discutaient
avec lui. Dans cette noirceur, il y avait un côté très accueillant.
Là-bas, on n’a pas le temps de faire une dépression. Ils donnaient
des cours aux enfants dans un bidonville.
86
J’ai chanté de nombreuses fois à Haïti et c’est un pays
dans lequel je retourne régulièrement prendre des nouvelles de
mes amis. À Haïti, j’ai toujours eu des guides, des musiciens,
qui comprennent que je ne viens pas pour faire la guerre ni
pour les exploiter. Par exemple, j’y suis allé chanter en 2003.
Un vrai concert épique, avec quatre musiciens, au Grand Rex,
sur la place. Le générateur électrique grille, tombe en panne,
les pompiers en ramènent un autre, moins puissant. J’avais un
mégaphone et j’annonce qu’il va falloir choisir : la lumière ou le
son. Les spectateurs crient : « Le son ! ». On a fait la lumière à la
lampe torche, mes musiciens se sont adaptés.
88
Parfois, j’ai chanté seul à la guitare, ou avec Émeline Michel ou
Jocelyne Béroard, de Martinique. Au carnaval, j’avais rencontré
le groupe Boukman Eksperyans, un rock très vaudou. J’aurais dû
y retourner pour le festival de jazz en plein air, en 2010, mais il
y avait trop d’humanitaires après le tremblement de terre ; c’est
une dimension tragicomique de la faille. Une faille de taille, qui
n’arrête pas les ouragans non plus. Mais il y a toujours eu une
énergie incroyable, du courage, de la dignité ; et pourtant l’île a
été parfois détruite, l’État décapité, la misère étalée. Mais Haïti
vivait.
L’imaginaire des grands poètes voyageurs n’est pas sufsant pour
construire sur place. Il m’arrive d’aller sans rééchir dans des
lieux qui m’attirent avec une force tellurique intense.
Je me protège du chaman que je suis !
ARGENTINE
ARGENTINE
Ils sont fatigués les Porteños,
Fatigués toujours de l’avoir dans l’os
Ination, chômage et des promesses
Pays du futur, mais rien ne presse.
Refrain
B.A.
Dans la chambre « Maradona » à l’hôtel Boca Juniors,
j’arrive à B.A.
Je m’installe en vitesse, il faut que j’aille respirer l’air et les
vibrations de ce port qui tourne le dos à la mer et où les avenues
panaméricaines foncent vers la pampa, vers les mythiques
gauchos qui peuplent les nouvelles de Borges, cet étrange poète
porteño qui regarde sa ville avec ses mains.
Je marche seul dans cette capitale plate jusqu’au Rio de la Plata
entouré d’immeubles en béton neufs et de promenades aménagées,
pas tout à fait comme les berges de Brooklyn, mais presque.
Ces longues marches archéo’ respirent Rome, Madrid, Paris,
New York, un urbanisme au carré. Heureusement, il y a les
transversales sud-américaines qui sont tapies dans la fraîcheur
de l’après-midi. Par exemple, la rue du Chili qui m’entraîne au
« bar de la poésie. »
Voilà mon bureau.
« L’Argentin est un Italien qui parle espagnol, pense en
français et voudrait être anglais », a écrit Borges.
96
Je suis à B.A. en février 2019, je pense rester trois mois, écrire,
faire les premières maquettes avec des musiciens argentins.
« Le piéton de Buenos Aires » sort en premier, sorte d’hommage
à Léon-Paul Fargue, à son poème, « Le piéton de Paris » :
« Je marche seul dans Buenos Aires
Personne ne demande qui je suis
Dans cette ville, dos à la mer
Qui vibre encore de l’Italie
Je marche seul dans Buenos Aires
Je sais que je n’ai rien compris
Mais cette odeur m’est familière
Comme un secret jamais écrit. »
Et puis, j’écris « Les Porteños sont fatigués » et « Noir tango ».
Je sors tous les soirs, théâtres, concerts, rencontre avec des
peintres et des plasticiens dont une amie d’ORLAN, l’artiste et
performeuse Nicola Costantino, des écrivains et des anarchistes,
je continue à écrire.
Il y a beaucoup de ponts entre la France et l’Argentine,
je l’avais évoqué dans « Montparnasse Buenos Aires », parue sur
5 Minutes au paradis, avec ce Paris des années 1910, Apollinaire,
Soutine et l’arrivée du tango, musique de voyous devenue classe
dans les salons aristocrates de Paris. Puis, avec la dictature
militaire de 1976, des réfugiés argentins sont arrivés en France.
Le guitariste, chanteur et poète Atahualpa Yupanqui, mère
basque, père indien quechua, jouait au Bateau ivre en face du
Cheval d’Or. Il y a eu aussi Mercedes Sosa, et puis toute une
génération de bandonéonistes et compositeurs qui ont rénové le
tango, dont Juan José Mosalini qui a joué avec moi.
Je cherchais ce pays tombé du bateau, c’est ça que je
suis allé vérier. Je reste le temps de me perdre dans les clubs
de la Boca et d’arpenter « ces transversales singulières », avec
des pavés où l’on peut se tordre les pieds, des miracles dans
cette grande cité plate, européenne, américaine, traversée par
des avenues larges comme des autoroutes. Puis j’écris, « Le cœur
du monde », une cumbia comme les Porteños :
« J’entends le cœur du monde battre de plus en plus fort
Celui des multitudes
Et de la solitude. »
Il y a une raison à cette fusion : il y a beaucoup d’immigrés
d’Amérique centrale à B.A., dont pas mal de Vénézuéliens qui
ont monté des restaurants et des clubs où les DJ passent des
cumbias très chaloupées.
Il y a ce côté bizarre, à B.A. « Bizarre » est un mot que j’adore. La
bizarrerie des Porteños, c’est leur apparente froideur, alors qu’ils
ne sont pas du tout comme ça, ils sont lucides, et aujourd’hui
fatigués
« de toujours l’avoir dans l’os ».
Tous ceux que je voyais en avaient marre de manifester,
ils étaient épuisés.
98
À partir de plusieurs informations, j’écris ce désastre :
51 % d’ination en quelques mois et rien ne bouge malgré les
grandes ambées de protestations à grand renfort de casseroles,
etc. La fatigue mentale est immense.
« Terminés les rêves d’Argentine
C’est pour les poètes et pour la rime
Douloureux dollar les a usés
Mais les Porteños sont épuisés. »
99
Un soir, dans un théâtre de Palermo, rencontre avec Pablo
Krantz, un auteur-compositeur assez surréaliste. Il me présente
un contrebassiste, Juan, qui a une petite maison et un studio
Garage. Les distances avec le centre-ville sont énormes. Là, on
voit le soleil, parce qu’il y a des petits pavillons qui témoignent
du passé industriel, ouvrier, qui a disparu. Il y a des alignements
de maisons construites pour les ouvriers anglais, venus aider à
l’industrialisation du pays. Le tout à une petite heure de la place
de Mai. Là, tu jettes les dés et tu vois ce qui se passe.
ÉPILOGUE
J’aime partir, non pas par envie d’exotisme,
ni pour trouver un eldorado, comme les aventuriers
d’antan.
J’ai envie de voir comment le monde marche, et d’écrire sur
place. Ce n’est pas en regardant la télévision que j’aurais pu
écrire « Kingston »,
« la beauté, la violence, posées sur la balance ».
Le vide, que ressentent parfois les artistes, et qui est en moi, m’a
donné un appétit énorme. Je veux comprendre, tout. Je conclus
mon album O Gringo, voyage entre New York, la Jamaïque, le
Brésil par « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? », une chanson
de Léo Ferré d’après un poème d’Aragon, dédié à la n de la
guerre 14-18. Mais il y a bien plus dans ce texte que l’évocation
d’un drame guerrier :
« Tout est affaire de décor
Changer de lit changer de corps
À quoi bon puisque c’est encore
Moi qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m’éparpille »,
écrit le poète communiste.
Et parce que je suis curieux, très curieux, j’ai toujours eu envie
de savoir, en détail — c’est mon côté mécano — comment les
humains, partout, s’en sortent, comment ils souffrent, comment
ils sont heureux, comment ils peuvent se faire tuer, comment ils
font la fête, comment ils rampent dans des souterrains. Je voyage
pour ne pas m’isoler. Pour me remplir, il faut que je sois ailleurs,
sans parler la langue, sans connaître personne, en étant ouvert
à toute situation inédite.
106
Le voyage commence dès qu’on l’imagine. Puis le temps peut
s’étirer. Voyager, c’est tout capter. Patiemment. Ou dans l’urgence!
La littérature est essentielle pour imaginer, rêver en amont,
créer une sorte d’alchimie. Blaise Cendrars, qui aimait voyager
en paquebot, a écrit un petit poème, « Smoking », qui dit tout :
« Il n’y a que les miteux qui n’ont pas de smoking à bord / Il n’y
a que les gens trop bien élevés qui ont des smokings à bord / Je
mets un petit complet en cheviotte d’Angleterre et la mer est
d’un bleu aussi uni que mon complet bleu tropical. » C’est parfait.
Avant de partir, je lis des livres, je les relis, j’en emporte. Je
prends un avion. Je choisis en général un petit hôtel, local.
Quand j’arrive, j’ouvre mes valises, je range mes affaires — livres,
cahiers, musiques. Je m’installe et je me régale. La jubilation,
c’est quand on ne sait pas ce qui va se passer. Une organisation
préalable casserait ma planète intérieure. Je veux être libre, sans
contrat. C’est chaque fois une renaissance, où personne ne peut,
ni ne veut, te dénir. Puis, je sors dans la rue, je me balade. Je
cherche les odeurs, les atmosphères, les lumières, je regarde, je
croise des gens.
Je voyage pour travailler et pour rencontrer des musiciens ; j’en
ai rencontré d’exceptionnels. Je sais jouer de la musique, mettre
des mots sur des mélodies. Je découvre parfois des secrets. Parfois
je les écris. Souvent, je les garde en moi, car il faut veiller à ne
jamais casser le charme. L’idée du voyage m’a saisi jeune, à
Saint-Étienne ; une ville où se croisaient beaucoup d’immigrés.
Et puis, il y avait le cinéma. Avant d’aller enregistrer au Brésil
par exemple, j’avais vu Orfeu Negro de Marcel Camus : Rio,
le carnaval, la samba. Puis j’avais endossé le costume bleu
tropical, en fréquentant le Discophage, une toute petite scène
du Quartier latin où se produisait Les Étoiles, un duo brésilien,
deux travestis formidables. Avec eux, on partait tout de suite, et
le côté provisoire du lieu ajoutait au désir d’aller voir ailleurs.
107
Là où je vais, je parle avec les artistes. Je n’écris pas sur la
géopolitique, même si elle est présente en permanence et que
parfois elle me guide. Ainsi, juste après la guerre civile au
Congo-Brazzaville, en 1997, que le chef des « Cobras », Denis
Sassou-Nguesso, a gagnée, j’ai pris mon carnet, je suis parti. J’ai
toujours avec moi des carnets aux couvertures assez rigides pour
pouvoir écrire debout. J’y mets tout un tas de choses. Et, comme
à Haïti, j’ai interviewé tous les artistes que la guerre et la violence
mettent à mal. J’ai rayonné dans la région. Je suis allé au Nigeria;
à Brazzaville, la ville où on dort ; à Kinshasa, là où on ne dort
jamais. J’ai écouté de la rumba en lingala, je me suis interrogé :
qui fait quoi ? Qui gagne quoi ? Comment ?
En arrivant quelque part, je ne me jette pas sur ma guitare mais,
une fois posé, j’en joue, dans les bars, sur place. Il n’y a pas
plus simple et généreux que la musique. Jouer de la guitare,
ça fait plaisir aux gens, surtout si tu joues bien. Le tempo, c’est
comme le battement du cœur, un puits de sensations. Parfois,
je me fonds dans un groupe du cru. Je m’intègre. La guitare,
comme le violon et l’accordéon, est un instrument voyageur. Il y
a des milliers de modèles, de techniques de guitare, de façons de
l’accorder. J’ai appris des accords bizarroïdes, à travers le monde.
J’ai montré des accords de bossa-nova à des Africains, ils ont adoré.
Les musiciens forment une grande communauté, très à part.
Ils jouent ensemble, dans les bals, les studios, sur scène. La
plupart du temps, le uide passe. À Saïgon, j’ai croisé un vieux qui
m’a interprété « On The Road Again » sur une ûte en bambou.
On était tous les deux, c’est tout, sans public, on était bien.
Il me montrait comment il faisait. J’admirais, je n’aurais jamais
pu sortir un seul son de ce truc.
108
C’est dans ces moments-là où tout se croise. En 1990, j’avais
voulu aller à Saïgon, au Viêt Nam, ex-colonie française ; et je
continue à dire Saïgon, comme au temps de l’Indochine, alors
que la ville a été rebaptisée Hô Chi Minh-Ville. Tout cela était
ancré en moi. J’avais été intrigué à Saint-Étienne, dès l’école
primaire, par des camarades vietnamiens, arrivés après la guerre
d’Indochine — perdue en 1954 par la France, et devenue ensuite
la guerre du ViêtNam avec les Américains. Mon père m’avait
raconté que le leader de l’indépendance, Hô Chi Minh, était
passé un jour par Saint-Étienne, je le croyais. Hô Chi Minh avait
fait ses études en France, comme Senghor ou Césaire. Ils n’ont
jamais cédé. Dans ces guerres coloniales, il y a un côté David
contre Goliath, et des résonances avec la Résistance. Ce sont des
tourbillons de l’histoire.
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À Saïgon, j’ai vu in situ les vestiges de la grandeur de l’empire,
des empires d’ailleurs, français, américains. J’y suis allé parce
que c’était ni. Et puis en Asie, sans romantisme particulier,
je voulais retrouver les écrits de Malraux, me laisser guider
par des mots-clés : Yang-Tsé-Kiang, Mékong, Angkor Vat. Les
Messageries maritimes, qui reliaient Saïgon et Marseille — cette
ville incroyable, avec tous ces gens venant rejoindre leur famille,
des Grecs, Arméniens, Maghrébins, Africains. J’adore la mer et
les ports, mes chansons en sont remplies.
À la suite de quoi, j’écris une chanson, « Saïgon ».
« Saison des pluies sur Saïgon
Deux faux Anglais, trois vieux colons
Le ciel est lourd sur Hô Chi Minh City
La Seine court sous les ponts de Paris
Un bateau blanc, la jungle verte
Voix chuchotées, bruits des insectes
Palmiers géants, noirs sous la lune d’ici
Mais qu’est-ce que je fous à Hô Chi Minh City ? »
J’ai enregistré la chanson aux Philippines, à Manille, autre nom
qui me fait rêver.
La guerre me trouble. Quand elle se déclare, les êtres humains
changent. D’un côté, il y a ceux qui sont dominés par la peur. De
l’autre, des bourreaux. Et il y a tous ceux qui sont « sublimés »
par la guerre, qui développent la solidarité, le sens de la vie.
Dans ces occasions extrêmes, les gens sont meilleurs que ce
qu’ils étaient, ou pire. C’est noir ou blanc. Ce ne sont pas les
héros qui sont les plus sublimes, ce sont les gens du quotidien
qui sont les héros. Mais ce qui est montré des conits, ce sont
les actes de guerre, les chocs, les bombardements… Je suis allé
dans des pays soumis à des destructions extrêmes.
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Ainsi, j’ai atterri à Beyrouth, une ville souterraine, détruite et
rebâtie à l’inni, où le luxe côtoie les ruines. Une cité féminine
comme Manille. Je l’ai découverte en 1982, mais je l’ai décrite
plus tard, en 2006, dans « Samedi soir à Beyrouth » : « Moitié
charnelle, moitié voilée, bien trop lointaine, beaucoup trop près
/ Les cloches sonnent, les minarets, voix monotones et chapelets
/ Soleil rutilant des vitrines désintégrées par la machine. » Quand
on regarde Beyrouth, on se dit qu’il existe une esthétique de la
guerre, mais cela ne me fascine pas du tout. Ce qui me fascine,
c’est d’avoir vécu plusieurs mois dans l’urgence et la tension.
Quand ça s’arrêtait de tirer, le calme revenait, et là, sur les
terrasses, on mettait le son à fond, et la esta commençait, pour
de vrai.Vingt minutes avant, ça inguait, et subitement, on était en
pleine fête d’anniversaire, sachant que cela allait recommencer,
mais quand ? Ça repartait, on descendait dans la cave, et on
recommençait à danser. Le Liban n’a jamais voulu s’arrêter de vivre.
Dans « Ordre nouveau », je dis :
« La peur ne me tuera pas
Ni les barbares tenant les zones de non-droit. »
En 2006, de retour à Beyrouth, quelques mois avant que n’éclate
la seconde guerre du Liban avec Israël, alors que l’ambassade du
Danemark avait explosé dans le quartier chrétien d’Achraeh,
moi je cherchais à rencontrer Ziad Rahbani, le ls et compositeur
de la grande chanteuse libanaise Fayrouz.
Je tenais absolument à aller au Nicaragua. L’Amérique centrale,
je connais. Nous avions, d’un côté, les forces révolutionnaires,
les Sandinistas, qui ont renversé le dictateur Somoza et pris
le pouvoir ; de l’autre, les « Contras », soutenus par les États-
Unis. Je veux comprendre cette guerre. Je voulais absolument
m’entretenir avec le président sandiniste Daniel Ortega. Je me
mets dans la peau d’un reporter. Au départ, je sais que sa femme,
Rosario Murillo Zambrana, poétesse et révolutionnaire, vice-
présidente du Nicaragua, grande amie de Bianca Jagger, née à
Managua, est plus intéressante que lui. Donc, je passe par elle.
J’y vais au anc. Je suis au concert de Carlos Mejía Godoy, l’un
des chanteurs très célèbres de la nueva trova nicaraguayenne.
Je sais qu’elle est là. En haut. Je grimpe. Je me présente.
« Vous venez faire quoi ?
— Je viens rencontrer votre mari. »
En échange d’un concert que je vais donner dans un énorme
parc, elle m’accorde trente minutes d’entretien, je reste trois
heures et demie.
crasées de soleil
Sur un de mes carnets, j’avais noté au Nicaragua une phrase de
Luis Enrique Mejía Godoy :
« Il faut rompre ce silence, il va être mal interprété. »
J’ai repris l’idée dans « Faits divers », trois ans plus tard :
« Après bien des années d’errance
Et de silence embarrassé
Des hommes n’ont toujours pas de nationalité
Comment parler de non-violence
À un amour qu’on a violé ?
La dignité n’est pas votre spécialité. »
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RÉDITS
LORRAINE
PAGE 17 « Les Étoiles, New Morrning (1983), photo Dany Gignoux » Dany Gignoux / Bibliothèque de Genève
PAGE 18 « Article presse le mariage de la poésie et de la musique, Républicain Lorrain du 31/12/1973 » Républicain
Lorrain PAGE 20 « Buffet de la gare de Metz » Républicain Lorrain PAGE 22 « Article presse Lavilliers avait chanté
le buffet de la gare de Metz, Républicain Lorrain du 14/04/1977 » Républicain Lorrain PAGE 23 « BL portrait devant un
wagon, photo Alain Marouani » Alain Marouani PAGE 26 « BL avec casque rencontre Arcelor Mittal, Est Républicain
du 16/12/2011, photo Patrick Brument » Archives Est Républicain / Patrick Brument PAGE 28 & 29 « Aciérie couleur »
Scooterbob / istock.com
JAMAÏQUE
PAGE 33 « Rastaman », photo Sophie Chevallier PAGE 35 « BL studio Aquarium Kingston », photographe inconnu
Droits réservés PAGE 38 « Gun Court » Mwinog2777, CC BY-SA 4.0 PAGE 41 « Bob Marley Museum », photo Sophie
Chevallier Lavilliers PAGE 42 & 43 « Rue Jamaïque », photo Sophie Chevallier Lavilliers
NEW YORK
PAGE 47 « BL bras en l’air », photo Barbra Walz Barbra Walz / Sygma / Droits réservés PAGE 49 « BL dans le métro NY
N°693 », photo Roberta Bayley Roberta Bayley PAGE 50 « CBGB (View from Bowery, Summer 1977) », photo GODLIS
GODLIS PAGE 52 « Le Corso à NYC », photographe inconnu Droits réservés PAGE 54 « BL avec Ray Barretto en
studio NY », photo Roberta Bayley Roberta Bayley PAGE 58 & 59 «ThreeBoysand«ATrain»GraftiinBrooklyn’s
Lynch Park in New York City, 06/1974», photo Danny Lyon National Archives, DOCUMERICA series, 412-DA-13449
PAGE 63 « Statue Lampion », photo Sophie Chevallier PAGE 65 « Panneau CARUARU », photo Sophie Chevallier
BRÉSIL
Lavilliers PAGE 67 « A feira nordestina », J. Miguel, 2014 J. Miguel da Silva PAGE 68 « Cactus » photo Sophie
Chevallier Lavilliers PAGE 69 «AfcheFestadeSant’Ana»,photoSophieChevallierLavilliersPAGE 71 « BL danse
avec des amis », photo Walter Ghelman Walter Ghelman / Droits réservés PAGE 72 & 73 « street art San Salvador »,
artiste inconnu, photo Sophie Chevallier Lavilliers
HAÏTI
PAGE 77 « Visage peint » », artiste inconnu, photo Sophie Chevallier Lavilliers PAGE 79 « Street art », Jerry Rosembert
Moïse, photo Sophie Chevallier Lavilliers Sophie PAGE 81 «GraftiruedePAP»,photoSophieChevallierLavilliers
PAGE 83 Drapo, Mireille Délice, photo Sophie Chevallier Lavilliers PAGE 84 « Tap-tap Haïti », photo Sophie Chevallier
Lavilliers PAGE 87 « Palais après tremblement de terre PAP Haïti », photo Sophie Chevallier Lavilliers PAGE 88 « Dans
l’atelier du peintre GOGO Haïti » Sophie Chevallier Lavilliers PAGE 89 « Atelier d’art cimetière PAP Haïti » », photo
Sophie Chevallier Lavilliers PAGE 91 « Portrait BL », GOGO Haïti GOGO.
ARGENTINE
PAGE 95 « Fresque danseurs tango (détail) », EG, 2005, photo Sophie Chevallier Lavilliers PAGE 96 « Menu restaurant
la poesie BA », photo Sophie Chevallier Lavilliers PAGE 97 « Figurines orchestre tango », photo Sophie Chevallier
Lavilliers PAGE 99 « Drapeau place de mai BA », photo Sophie Chevallier Lavilliers PAGE 100 « Pas de danse tango
BA », photo Sophie Chevallier Lavilliers PAGE 102 & 103 « Street art BA, Juan et Eva Perón » @cesargondor, photo
Sophie Chevallier Lavilliers Cesar / photo Sophie Chevallier Lavilliers
ÉPILOGUE
PAGE 109 « BL avec accordéoniste RIO », photo Sophie Chevallier Lavilliers PAGE 111 « BEYROUTH, août 1982,
photo José Nicolas » José Nicolas PAGE 112 « NICARAGUA », photographe inconnu Droits réservés PAGE 114
« Plaque immatriculation NICARAGUA », photo Sophie Chevallier PAGE 115 « Communauté indienne de San Lucas,
Nicaragua, septembre 92 », photo Hélène Roux Hélène Roux
REMERCIEMENTS
Véronique Mortaigne - Sophie Chevallier Lavilliers - Olivier Frébourg -
Nathalie Russo - Martine Grenier - Frédéric Vinet - Lize Veyrard - Nolwenn
Dufour - Lorraine Manuel Steed - Grégory Vorbe (dit Gogo) - Mireille Délice
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