Les Secrets Du Sourire: Vie Quotidienne
Les Secrets Du Sourire: Vie Quotidienne
Les Secrets Du Sourire: Vie Quotidienne
Les secrets
du sourire
Par Federica Sgorbissa, docteure en sciences cognitives et journaliste
scientifique, à Trieste, en Italie.
Nous sourions presque cent fois par jour. Dans notre cerveau,
des neurones spécialisés en déduisent : « Cette personne
qui me sourit ne me veut pas de mal. » À tel point que même
les animaux l’utilisent comme ciment social !
Hooff, qui, à partir des années 1960, a étudié le de dents complètes, j’aime me référer à l’hypo-
comportement des grands singes et des primates thèse formulée par Nikolaas Tinbergen, étho-
en groupe, en particulier des orangs-outans. logue néerlandais et Prix Nobel de médecine et
de physiologie en 1973. » Selon ce dernier, la
LE RIRE DÉTENDU figure détendue et le rire humain sont le résultat
Ses observations furent à la fois novatrices et d’un processus de « ritualisation » d’un même
âprement discutées. Tout particulièrement sa des- comportement spécifique. « Si vous regardez bien
cription de la mimique des « dents découvertes », le schéma moteur d’une figure détendue, vous
sans émission de son, qui serait selon Van Hooff vous rendez compte que c’est le point de départ
l’équivalent du sourire humain. Il parle aussi d’une pour mordre, autrement dit il s’agirait d’une
autre mimique des primates, la « figure détendue », “morsure pour jouer”, d’une “fausse” morsure,
qui correspondrait selon lui à notre rire, et que l’on typique des jeux de combat… »
nomme aujourd’hui play face. C’est le visage
que font les primates quand ils s’amusent vrai- DES ORIGINES CONTROVERSÉES
ment. La présence de ces mimiques chez nos Et Palagi d’ajouter : « Un comportement peut
proches cousins suggère que les expressions devenir un signal de jeu ou d’attaque selon qu’une
proches du rire et du sourire ont une origine évo- partie du schéma moteur est séparée du reste,
lutionniste très ancienne, que l’on devait retrouver inachevée, et prend en quelque sorte une signifi-
chez nos ancêtres communs. Marina Davila-Ross, cation différente. Si c’était une vraie morsure,
professeuse à l’université de Portsmouth, spécia- vous la feriez lorsque vous êtes proche de l’autre ;
liste du rire chez les singes et autres animaux, vous ne commenceriez pas à ouvrir grand la
explique : « Si nous faisons référence à l’expression bouche de loin. La bouche ouverte dents décou-
faciale, elle doit être apparue il y a au moins vertes serait peut-être aussi l’ancêtre du rire. »
13 millions d’années, peut-être plus. » Déterminer les origines du sourire n’est que la
Cependant, Davila-Ross pense que nous première étape pour en comprendre la fonction.
devrions plutôt nous intéresser à la figure déten-
due, et non aux dents découvertes : « En 2015, nous
avons publié dans la revue Plos One une analyse
précise des expressions faciales de nombreux ani-
maux en semi-liberté. » Sa collègue, Kim Bard,
également professeuse à l’université de
LE RIRE
Portsmouth, résume ainsi leurs résultats : « La CHEZ LES ANIMAUX
figure détendue serait l’expression joyeuse dont
l’origine évolutive est la plus ancienne. » Il est vrai
que, par le passé, les scientifiques se sont concen-
trés sur la mimique des dents découvertes, mais
C omme l’a suggéré l’éthologue néerlandais Jan Van Hooff, nous
partageons le rire avec les singes. Mais que savons-nous des autres
animaux ? Les rats représentent peut-être l’un des cas les plus intéressants.
« chez de nombreux primates non humains, et En 1999, les scientifiques ont découvert que ces rongeurs émettent
même chez les humains, cette expression signale des ultrasons à une fréquence de 50 kilohertz lorsqu’ils sont chatouillés ou lors
parfois une soumission ou une forte excitation, par de situations de jeu et d’interactions sociales. Ces « cris » de plaisir sont, selon
exemple liée à de la peur, plutôt que de la joie. de nombreux spécialistes, similaires à notre rire, car, par exemple, les rats qui
Alors qu’en analysant la figure détendue, nous « rient le plus » sont aussi ceux qui jouent le plus. Les rongeurs « souriants »
avons mis en évidence une continuité chez tous les sont également plus optimistes dans leurs choix lors de certaines expériences.
primates, en particulier dans l’émotion transmise De même, il est fort probable que les dauphins « rient » aussi, parce qu’ils
par cette expression, à savoir de la joie, du plaisir émettent un type particulier d’appel, une courte séquence de sons intenses
ou de l’amusement ». suivie d’un sifflement, uniquement pendant le jeu. Selon les éthologues,
Elisabetta Palagi, elle, serait plutôt de l’avis ce genre d’avertissement sert à maintenir un certain degré d’agressivité
de Van Hooff : « La démonstration d’une figure afin d’éviter l’escalade de la violence…
détendue chez les singes est toujours associée au Les chiens aussi riraient. En fait, ils émettent des « bouffées » répétées
jeu, certes, mais il serait faux de dire que les de sons qui semblent avoir des effets relaxants et favorisent le jeu. Cependant,
dents découvertes expriment toujours la soumis- en 2019, des études récentes ont montré que notre capacité à lire les
sion. Cela dépend des aspects sociaux de l’espèce expressions canines est acquise, et non innée, à l’instar d’une caractéristique
considérée : chez les espèces très hiérarchiques, sélectionnée par l’évolution. Ce qui suggère une lecture différente du rire
c’est effectivement un signe de soumission, mais des chiens : ces derniers, si attachés à nous – comme nous le sommes
chez les plus égalitaires, c’est également un mes- à eux – auraient-ils pu apprendre à lire nos émotions et à les imiter ?
sage d’ouverture aux autres. Quant à l’origine de
la mimique, qui fait apparaître les deux rangées
expliquer comment se produit la reconnaissance associés en propre au rire, il faut encore attendre
du sourire. D’après elle, la composante « simulée » un peu… Un groupe de scientifiques italiens,
est fondamentale pour comprendre les différents dont Fausto Caruana, neuroscientifique à l’ins-
types de rire. titut des neurosciences de Parme et expert en
Afin de mieux cerner les structures cérébrales émotions, s’intéresse à cette question : « L’une
impliquées dans ces processus simulés, revenons des principales difficultés a probablement été
un peu en arrière. Dans les années 1980, Giacomo d’étudier le rire en laboratoire, un environne-
Rizzolatti, professeur de physiologie à l’université ment pas très “drôle” ni stimulant de ce point de
vue là… Mais nous avons trouvé un moyen de nous rions : action et émotion sont donc étroite-
surmonter le problème. » ment liées et produites par la même unité fonction-
Caruana et ses collègues ont en effet analysé nelle. » Ce n’est pas une considération triviale :
toutes les données existantes dans les archives de comme l’émotion et l’action font partie d’un sys-
l’hôpital Niguarda, à Milan, l’un des principaux tème miroir, la composante imitative est cruciale.
centres mondiaux de chirurgie de l’épilepsie ; ces On appelle « mimétisme facial » l’imitation
résultats ont été recueillis pour des raisons cli- rapide et automatique des expressions d’autrui,
niques chez des patients sur le point de subir une un domaine de recherche où Palagi est l’une des
opération du cerveau. En effet, lors de la phase plus grandes expertes mondiales : « J’ai com-
préchirurgicale, on implante généralement dans mencé mes études, avec Pier Francesco Ferrari,
le cerveau des sujets des électrodes capables à la de l’université de Parme, sur la contagion des
fois d’enregistrer l’activité électrique du cortex et bâillements. Ensuite, j’ai voulu vérifier s’il existe
de le stimuler, pendant que le personnel soignant aussi une résonance motrice, chez les animaux,
surveille le comportement des patients. pour le sourire et le rire, comme dans l’espèce
humaine. » En effet, la contagion du rire est bien
UNE IMITATION DU SOURIRE D’AUTRUI ? connue chez l’homme, et en une journée, nous
« Grâce à ces données, et à d’autres travaux, sommes capables de reproduire un sourire des
nous avons compris deux choses essentielles. » La centaines de fois, sans nous en rendre compte,
première, explique Caruana, est qu’il existe bien parfois uniquement parce que nous le voyons sur
un circuit miroir pour le rire : « Dans certaines le visage d’autrui.
expériences, pendant que les volontaires observent
un acteur en train de rire, des régions précises de SOURIRE, C’EST CONTAGIEUX
leur cerveau s’activent, notamment dans le cortex Effectivement, on observe également ce type
cingulaire antérieur. Or ce sont les mêmes qui se d’imitation automatique chez d’autres animaux,
mettent en branle quand on produit un rire. » comme les singes : « La mimique faciale rapide est
« La seconde observation, presque plus impor- un phénomène reposant sur l’empathie, car la réso-
tante que la première, est que ce même réseau nance motrice est modulée par les liens sociaux :
cérébral, produisant le rire, est aussi responsable plus deux singes sourient, plus ils sont amis. » La
de l’émotion de joie que nous ressentons lorsque durée du sourire a aussi des avantages : plus on sou-
rit, plus l’interaction avec autrui dure longtemps.
« C’est comme si le sourire était une invitation à
jouer encore plus, et à continuer d’être ensemble. »