Les Echos de Saint-Maurice Edition Numérique

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LES ECHOS DE SAINT-MAURICE

Edition numérique

Gabriel BARRAS

La souffrance nous interroge

Dans Echos de Saint-Maurice, 1987, tome 83, p. 54-71

© Abbaye de Saint-Maurice 2013


La souffrance nous
interroge

La souffrance comprise comme le mal subi, le pur contraire du plaisir ou toute


diminution de notre intégrité physique, psychique et intellectuelle est un fait
universel. Qui n'a jamais fait l'expérience personnelle de la douleur physique
et de la maladie ou de la douleur morale ? Quel homme n'a pas été, dans un
entourage plus ou moins proche, le témoin de la souffrance d'une personne
aimée, de la mort d'un enfant, de la misère et de la faim du tiers monde, de
l'indicible horreur des victimes de la guerre, des dérapages de la technique
humaine, des tremblements de terre, des éruptions volcaniques ou d'autres
catastrophes naturelles? Qui n'a jamais ressenti de l'écœurement et un
sentiment de révolte en face de la violence exercée par l'homme sur son
semblable, aliénant ce dernier et le réduisant à l'état de chose ou de
marchandise ? Aucun doute n'est possible : la Souffrance est le lot de tous,
elle interroge tous les hommes et leur pose un défi.
Ce défi, je l'ai ressenti profondément tous les jours de mon existence de
médecin. J'ai pu en particulier me convaincre rapidement que les problèmes
posés par la souffrance et par la mort — l'ultime défaillance du corps au
terme d'une maladie ou après un accident — ne peuvent être envisagés sous
leur seul angle biologique ou somatique et que nous devons également les
appréhender dans leurs incidences spirituelles, émotionnelles, intellectuelles,
personnelles, familiales et sociales. Cependant je ne pense pas être le seul à
devoir avouer que toutes ces tentatives d'approche ne nous donnent pas la
clé de ce mystère, qui, selon l'expression de F. Mauriac, englobe tous les
autres.

L'inévitabilité de la Souffrance est la première caractéristique de l'énigme.


Vivre et souffrir, dit Calderon, sont choses semblables. On a pu dire, non
sans raison, que la Souffrance représente un cas particulier de la loi

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universelle d'Entropie, selon laquelle la matière organisée a tendance à se
désagréger et à se précipiter vers une inertie toujours plus grande.
C'est ainsi que le monde, et en particulier l'Evolution (qui est la Création en
marche), apparaît comme un immense tâtonnement, et tout progrès se paie
d'un large pourcentage d'insuccès. Point de progrès dans l'être sans quelque
mystérieux tribut de larmes, de sang. Pas étonnant dès lors si dans le monde
certaines ombres s'accentuent en même temps que grandit la lumière. La
douleur sous toutes ses formes, n'est qu'une conséquence naturelle, un
sous-produit de l'Evolution. « Les cellules de notre corps sont des îlots
d'ordre dans un océan de désordre et ne peuvent lutter indéfiniment contre la
montée du désordre. Vieillissement, souffrances et mort sont inévitables
dans le royaume du vivant» [1, p. 297]. Cela paraît vrai, mais, en le
reconnaissant, a-t-on progressé dans la compréhension du « pourquoi » de la
Souffrance, lui a-t-on trouvé un sens, a-t-on contribué quelque peu à soulever
le voile de mystère qui l'entoure ?

En deuxième lieu, la souffrance (comme la mort) est perçue comme un


scandale et un échec, elle pèse sur l'homme et gêne son autonomie, elle
est « la pire des faiblesses et des ennemies » [3, p. 66]. Elle est de plus
inutile : loin d'ennoblir, elle dégrade, surtout, comme le dit Françoise Giroud,
quand « elle tient l'intelligence en échec ». Elle frappe aveuglément : cette
gratuite inégalité, ces restrictions de l'homme dans son corps et son esprit ne
signifient-elles pas que notre vie est déterminée par le hasard le plus
arbitraire ? La vie a-t-elle vraiment un sens ? Quoi qu'il en soit, il faut admettre
avec Nietzsche que « c'est moins la souffrance que son inanité que l'homme
ne supporte pas ».
Aussi n'est-il pas étonnant de relever — comme troisième constante du
comportement humain — l'appréhension et l'angoisse devant la souf-
france. Contrairement à la peur liée à un objectif et un danger bien définis,
l'angoisse est indéterminée, diffuse, accompagnée d'un sentiment indéfinis-
sable de menace et de malaise : la douleur crée l'angoisse, l'angoisse
entretient la douleur. Cette angoisse surtout devant la mort — l'ultime et la
plus grande souffrance — n'est-elle pas le symbole le plus cruel de la
carence métaphysique de notre monde : en effet comment supporter l'idée de
la Souffrance alors que la barque sur laquelle nous naviguons « ne paraît
avoir ni gouvernail, ni voiles » [3, p. 28] ? C'est la panique à bord.
L'appréhension de la souffrance a été bien étudiée cliniquement par de
nombreux médecins, dont J. Bréhant [4] et E. Kübler-Ross [5]. Elle passe par

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plusieurs étapes difficiles à vivre : le refus (« ce n'est pas vrai ! »), la révolte
(« pourquoi moi ? »), le marchandage ou la négociation, le chagrin ou le
désespoir, l'agressivité. Ces étapes aboutissent parfois au sentiment de
défaite totale, moins souvent à la résignation plus ou moins passive, plus
rarement encore à une véritable acceptation. Dans ce dernier cas la souf-
france aurait-elle donc un sens ? Les diverses religions et pensées philoso-
phiques avouent que la souffrance est un défi sans pareil. Le problème se
pose en ces termes : « comment peut-on, en demeurant fidèle à l'exigence de
cohérence logique, affirmer, ensemble sans contradiction, les trois proposi-
tions suivantes : Dieu est tout-puissant, Dieu est absolument bon, et pourtant
le mal existe » [2, p. 13] ? De multiples doctrines s'attachent à raconter
l'origine du monde pour « expliquer comment la condition humaine en
général est ce qu'elle est mais aussi pourquoi elle est telle » [2, p. 20]. La
compétence me manque pour faire une exégèse et une étude critique
approfondies des positions que les diverses théologies ou philosophies ont
adoptées face à la souffrance. Aussi me contenterai-je de relever, dans
l'immense foisonnement des théories avancées, quelques enseignements
susceptibles d'éclairer ou de réconforter l'homme, qui cherche, dans sa
confrontation journalière avec la souffrance vécue personnellement ou par
ses semblables. Voici quelques points de repère :

1. Chez les Grecs, l'orphisme professait dès le sixième siècle av. J.-C. un
système de croyances conjuguant immortalité de l'âme et réincarnation :
« l'existence corporelle, et donc la souffrance y apparaissent, suivant le
cycle des naissances et la roue de la destinée, comme un châtiment » [8,
p. 15] : en conséquence la réincarnation fonctionne à la fois comme une
fatalité et comme une chance de libération des esclavages qui l'entravent ;
pour que survienne cette libération, l'homme doit suivre une initiation reli-
gieuse, pratiquer l'ascèse et être capable d'une prise de conscience philoso-
phique. Chez Pythagore (580-497 av. J.-C.) et Platon (427-345) — mais non
chez Aristote (384-322) qui abandonne le mythe orphique de la préexistence
de la chute des âmes dans des corps supposés mauvais —, puis chez les
néoplatoniciens, dont Plotin (205-270), on retrouve cette foi en la réincarna-
tion de l'âme : le but de cette réincarnation est la libération de l'âme ; il ne
s'agit donc pas, il vaut la peine de le relever, d'une solution consolatrice à
l'énigme de la souffrance et de la mort, comme le conçoivent les tenants
actuels de la métempsychose.

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2. Le problème de la souffrance, et en particulier des moyens de s'en
libérer, est au centre de l'éthique et de la philosophie des stoïciens : leur
doctrine, dont Zenon de Kition (333-268 av. J.-C.) fut l'initiateur, proclame
que le bonheur est dans la vertu et professe l'indifférence devant ce qui
affecte la sensibilité et notamment la fermeté d'âme devant la douleur. Le
stoïcisme place l'homme au-dessus de la souffrance, il apparaît donc
comme l'éthique de la peur devant les Souffrances de l'existence ; il a le
mérite cependant d'avoir compris que toute vie est une souffrance ; il pro-
pose, selon l'expression de Cesbron [7], « une sorte de perfection laïque »,
montrant un des chemins pour supporter la douleur, mais il ne peut éluder
l'impuissance où l'homme se trouve d'entrevoir un sens à tant de souffrance ;
ce calme désespoir est imposant mais reste cependant suspect, car l'éthique
proposée est si élevée que sa mise en pratique est réservée à une petite
élite. On peut donc dire que la consolation du stoïcisme semble som-
bre et problématique, puisque tout au fond de lui on trouve, comme ultime
principe de beauté et de consistance, une foi désespérée en la valeur du
sacrifice.

3. La pensée hindoue sur la souffrance s'exprime par deux courants :

a) Pour l'hindouisme (continuation de la religion brahmanique) le corps est


un habit provisoire et inutile retenant prisonnière l'âme de l'homme vivant ; il
existe une opposition irréductible et une incompatibilité totale entre l'âme et le
corps, leur liaison étant contre nature. Le corps meurt mais l'esprit qui
transcende ne peut être atteint par la souffrance et la mort : illusoires sont
donc les souffrances et les larmes. L'hindouisme exprime de la manière la
plus forte la doctrine de la réincarnation. L'identification du SOI (Atman) avec
l'ABSOLU (Brahman) ne peut se faire que si le Soi rompt avec le cycle
infernal de l'existence (Samsara), c'est-à-dire avec la roue que constituent
les réincarnations successives : le Soi ne trouve sa réalisation que dans son
union avec l'Absolu. L'hindouisme culmine donc dans une mystique de la
délivrance, mais « cette mystique n'est-elle pas liée à une négation du
monde, donc à une conception pessimiste de l'existence très proche, en ce
point, de l'idée grecque du corps-prison » [8, p. 26] ? Nous pouvons dire que
cette forme très élevée de doctrine reconnaît la pitié (puisqu'elle prétend
atteindre à une libération des tourments) mais rejette l'amour qui admet et
affirme l'être tel qu'il est et reconnaît par conséquent la tristesse et la
souffrance.

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b) Le bouddhisme croit également à la réincarnation. Il se distingue de
l'hindouisme en ce qu'il « affirme de la façon la plus nette que l'homme peut
se délivrer par lui-même du monde de la Souffrance » [P. Vittoz cité par
D. Müller 8, p. 26]. En effet, face à la souffrance et à ses causes, le
bouddhisme propose un traitement de l'âme fondé sur la critique des illusions
attachées au désir et sur le renoncement : il comporte donc surtout une
démarche psychologique personnelle (alors que dans l'hindouisme les élé-
ments mystiques et doctrinaux sont au premier plan), l'accent ne porte plus
en effet sur la fusion avec le Brahman (l'absolu) mais sur le détachement
psychologique qui conduit au Nirvana c'est-à-dire à la liberté totale comprise
comme l'élimination de tout désir, le calme parfait, l'absence de toute
souffrance.

4. L'ordre chronologique voudrait que, à ce point de l'exposé, je fisse


mention du message de la Bible au sujet de la souffrance : pour des raisons
de logique, qu'il me soit permis d'évoquer d'abord très brièvement quelles
furent à ce propos les enseignements de la gnose chrétienne et de la kabbale
juive.

a) Le fondement du mythe gnostique est un dualisme métaphysique (être


et non-être, vie et mort) lié à la notion d'un désastre (l'homme, image de Dieu,
tombe par la création dans la matière) et lié également à l'existence d'un
Sauveur : celui-ci libérera l'homme du cachot de la matière par la connais-
sance (gnose) ; souffrances et mort sont la conséquence de péchés
commis dans des vies antérieures et l'homme n'en sera délivré, par une
série de réincarnations, que lorsqu'il aura atteint la vie de l'esprit : c'est le
salut par la connaissance (et non par la conversion).

b) La kabbale représente selon Müller [8, pp. 31 à 37] un courant fondamen-


tal de la mystique juive. Jusqu'en 1492, date de l'Exil (les Juifs sont chassés
d'Espagne), « la solution des contradictions apparentes — entre la souf-
france et la bonté de Dieu — par l'idée de rétribution divine ou des espé-
rances eschatologiques n'a jamais réussi à satisfaire l'esprit d'un grand
nombre de croyants ». L'expérience historique de l'Exil a fait que la réincar-
nation a cessé, pour le judaïsme, d'« appartenir à l'arsenal des théories
obscures et difficiles et est devenue une loi universelle répondant aux
questions des croyants au sujet de la souffrance des innocents et des
injustices qui règnent dans le monde ».

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5. Islam veut dire soumission. Parmi les cinq dogmes de cette religion,
deux concernent plus précisément l'attitude du croyant devant la souffrance :

a) Foi en un Dieu unique et tout-puissant. Nous aurons l'occasion ulté-


rieurement de relever les risques d'une interprétation trop restrictive de ce
dogme, tendant à faire de l'homme — selon l'expression de J.-Cl. Barreau
[15] — « une marionnette manœuvrée par une sorte de dictateur qui peut tout
faire et est donc responsable de tout ». J.-P. Sartre le souligne quand il prête
à Dieu cette fameuse phrase : « si l'homme existe, je n'existe pas ; si j'existe,
l'homme n'existe pas ».

b) Foi dans le décret de Dieu pour le doux et l'amer : le croyant admet de


bon cœur le sort que Dieu a décidé pour chacun.
Dans l'optique de l'islam l'homme reconnaît donc, sans se diminuer, la
complexité de l'univers et la transcendance d'un Dieu aux voies impénétra-
bles. Devant la souffrance et la mort, devant les épreuves, devant une
naissance ou un succès, la même attitude d'abandon confiant se retrouve.
Dans mon expérience de médecin d'hôpital au Cameroun, j'ai été très
fortement impressionné par la sérénité de nombreux musulmans présentant
des douleurs souvent atroces ; cette attitude ne manque pas de noblesse et
mérite l'admiration et le plus grand respect : cependant il semble souvent
s'agir d'une soumission passive, voire d'une totale indifférence : nous
aurons l'occasion d'en reparler ultérieurement.

Avant de poursuivre, faisons le point: nous remarquons que l'une des


données communes aux religions évoquées jusqu'ici est « l'espérance de
survivre au-delà de la mort » [9, p. 427]. Aussitôt la question se pose : cette
survie engagerait-elle aussi le corps ?

a) Beaucoup de religions et de systèmes philosophiques apaisent l'angoisse


des survivants en assurant qu'après la mort biologique il demeure quelque
chose du disparu : un double, une âme, une réalité de lui qui continue à vivre
autrement, soit de façon invisible, soit sous forme réincarnée : c'est ainsi que
pour les Etrusques (VIIe-IVe s. av. J.-C.) l'au-delà représentait — sans qu'il y
ait rupture entre mort et résurrection — une mystérieuse continuation des
merveilles de la vie avec ses joies et ses plaisirs. Autre exemple : certaines

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tribus africaines donnent encore actuellement le nom d'un défunt à l'enfant
qui va naître en croyant que les qualités et le caractère du défunt vont revivre
dans cette existence toute neuve. On privilégie ainsi la continuité de la chaîne
vitale sur le maillon individuel : on ne peut donc pas parler d'une survie
individuelle ; de même le bouddhisme retient moins la permanence d'un
individu-sujet ou personnel que la reprise des éléments vitaux qu'il avait
mobilisés pour un temps.

b) Pour d'autres religions, il s'agit bien d'une survie personnalisée. Tel est
le cas par exemple pour l'islam. La position des Hébreux à ce sujet est —
nous le verrons — parfaitement claire : pas de survie de l'homme sans son
corps, car il ne serait plus que l'ombre de lui-même. Cette croyance en la
survie corporelle n'a pas été acquise du jour au lendemain et « ce n'est qu'au
temps des persécutions et des déportations que la réflexion religieuse
découvre que Dieu est capable de redonner vie au peuple anéanti » [9,
p. 428] ; c'est ainsi que le peuple revivra, les os desséchés se recouvriront de
muscles, de nerfs, d'articulations, de peau afin qu'ils puissent accueillir le
souffle de Dieu (Ez 37).
Ceci nous amène tout naturellement à évoquer l'enseignement qui se
dégage de la BIBLE au sujet de la souffrance :

6. Ancien Testament (A.T.)

a) Né dans une civilisation, qui n'avait encore pas perçu les lois de causalité
physique ou physiologique (les « causes secondes » des philosophes), l'A.T.
attribue d'abord directement à Dieu la responsabilité de la santé et de la
maladie : c'est ce qui ressort d'Exode 9, 1-12 (mortalité du bétail et ulcères :
5e et 6e plaies d'Egypte) et de Deutéronome 32, 39 (« C'est moi qui fais vivre
et qui fais mourir ; quand j'ai frappé c'est moi qui guéris »...). De nombreux
croyants lient par conséquent la souffrance et les épreuves à un châti-
ment de Dieu.

b) Ezéchiel nous permet de franchir un pas de plus. En effet non seulement,


comme nous l'avons vu, il proclame la foi en la survie, mais il affirme (v. 33,
11) que les échecs et la souffrance ne doivent pas être compris comme un
geste de vengeance compensatrice mais comme la mise en œuvre d'une
pédagogie nécessaire à l'éducation du croyant. Nous sommes donc en

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présence de l'affirmation de l'espérance en un salut transcendant la
souffrance.

c) Jérémie ne se contente pas de dénoncer les péchés de son peuple, il lui


est solidaire car il porte avec lui ses souffrances. Il a donc une nouvelle
conscience de la souffrance ; alors que les premiers prophètes tels qu'Amos
et Michée sont ceux de la rétribution (signe d'un juste jugement sur l'infidélité
du peuple), Jérémie creuse plus loin le mystère de l'amour de Dieu pour son
peuple, en empruntant lui-même le chemin de la souffrance : celle-ci « n'est ni
une punition, ni un jeu sadique, elle devient — dans la figure même de
Jérémie qui témoigne pour son Dieu — une participation de Dieu lui-même
au destin et à l'histoire des hommes » [10]. Chaque être est libre en face de
sa seule responsabilité et « la souffrance n'a pas d'explication ; par contre elle
devient l'occasion d'un renouvellement, d'un approfondissement, le lieu
d'une rencontre personnelle où nous dialoguons face à face avec
Dieu. » La souffrance devient utile.

d) Le livre de Job pose deux questions : pourquoi l'innocent est-il appelé à


souffrir ? et : la relation entre l'homme et Dieu ne peut-elle s'établir que sous
le signe de la souffrance ? Les amis ou consolateurs de Job reflètent, dans
leurs propos, dans leurs conseils et leurs reproches, l'attitude des gens bien-
pensants de l'époque... et de toujours : leur langage reste actuel.

I. La souffrance, disent-ils, est l'expression de la volonté divine :


Dieu exige la soumission totale et la résignation qui sont les seules
attitudes possibles, car l'homme ne peut comprendre les desseins
de Dieu. Dieu serait-il un tyran ?

II. La souffrance est l'exacte rétribution du péché. Dieu punit,


l'homme paie pour ses fautes personnelles et pour celles de ses
pères.

III. La souffrance représente, pour l'homme moral, le moyen suprême


de purification et d'éducation. La douleur est une épreuve, dont il
faut tirer le meilleur parti. Dieu est le pédagogue qui inflige à
l'homme les souffrances nécessaires à son salut. Au lieu d'amour et
de commisération — qui exigeraient que tout soit mis en œuvre pour
obtenir un soulagement et même un affranchissement total des
souffrances — les consolateurs risquent de condamner le prochain
en dénonçant son péché pour lequel il mérite la souffrance. Cet

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« ascétisme juridique » [11, p. 162] est une voie dangereuse car il
amène à trouver normal que les pécheurs souffrent, que la souf-
france est pour eux un bien, que c'est tout ce qu'ils méritent ; c'est
un « abominable mensonge » car désirer que l'homme supporte
courageusement ses souffrances, c'est être décidé à les lui alléger
à tout prix et non pas à lui en imposer de nouvelles.
IV. L'homme ne trouve réparation de s e s souffrances que dans la
vie future : à ce moment-là, il aura compris, il trouvera justifié le
comportement divin : en attendant cette consolation, il doit supporter
les épreuves de la vie présente.

L'attitude des consolateurs de Job, dont nous sommes, est le « reflet de


l'insuffisance de l'esprit humain à ramener la complexité du problème de la
souffrance à un type quelconque de logique » [12]. Mais Job réagit différem-
ment et étonne ses amis : la spéculation ne pouvant apporter une explication
à ses souffrances, il cesse ses lamentations, retire ses objections car il a
rencontré Quelqu'un qui n'est pas un étranger, il a rencontré Dieu dont la
parole peut seule lui apporter la lumière. Ainsi par la souffrance acceptée le
défi entre Dieu et l'homme est levé et l'homme « peut aimer Dieu pour
rien » [2], gratuitement, sans calculs. Quand l'homme souffre et est repoussé
de tous, il renonce à tout sauf à Dieu, il lui reste l'Amour.

7. Le Nouveau Testament (N.T.) ne rejette pas la position de l'A.T. : il


l'utilise comme prémices à sa propre réflexion d'une part, mais il la perfec-
tionne aussi en donnant au problème de la souffrance un éclairage original et
une dimension nouvelle. En effet
a) le christianisme naissant dut résister au courant platonicien (qui concevait
le corps et l'âme en termes de rivalité et d'exclusion) et au courant gnostique
(pour qui le corps était le tombeau de l'âme) : pour réagir, la pensée
chrétienne puisa aux sources du judaïsme pour lequel l'homme est unité, et
« tous les éléments du corps participent à ce qui fait l'épaisseur de la vie » [9,
p. 417], c'est-à-dire aux souffrances aussi bien qu'aux joies ;
b) l'Evangile n'apparaît plus comme une théorie justifiant l'existence
du mal mais comme une religion de Salut : telle est la grande nouveauté.
Alors que dans l'A.T. les croyants lient l'épreuve corporelle à un châtiment de
Dieu, désormais souffrances, disgrâces et infirmités physiques ne sont plus

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attribuées à des fautes morales connues ou secrètes. En hébreu, en grec et
en latin, un même mot désigne à la fois santé et salut, comme si en définitive
une même réalité était en cause : le salut chrétien concerne l'homme dans
sa totalité. « Par la résurrection individuelle des corps, la souffrance et la
mort ne sont plus une dégradation mais l'avènement d'une vie nouvelle :
dans cette promesse chaque homme trouve le courage de vivre, de souffrir et
de mourir » [1].

Cet exposé quelque peu abrupt et trop succinct de la conception chrétienne


de la Souffrance demande quelques explications et commentaires ; trois
concepts fondamentaux en particulier sont à mettre en exergue :

A. Lucide dans sa conception du monde et « maître en humanité », le


christianisme admet que le refus de la souffrance et l'escamotage de la mort
dans nos pensées, dans notre comportement personnel et social sont dus à
la perte de conscience de notre véritable condition humaine : il reconnaît
qu'il faut prendre la création telle qu'elle est et que, comme le dit Albert
Schweitzer, « le monde est à la fois horrible et merveilleux, dénué et rempli
de sens, plein de souffrances et plein de joies ». Le christianisme s'efforce
d'aboutir à une vision réaliste de notre condition en affirmant la finitude
de l'homme et du monde. En effet
a) la souffrance fait partie intégrante du drame humain, elle constitue
l'essence profonde de l'être et une des lois fondamentales de la vie. Elle
échoit aux uns et aux autres à des degrés divers et sous de multiples formes.
Souffrances et mort sont les inséparables compagnes de la vie et suivent
l'homme comme son ombre tout au long de la route : elles ne sont pas des
accidents mais « l'application de la loi, une nécessité inscrite à la naissance
dans le devenir de chaque individu » [4], et les nier conduit par conséquent à
rien de moins que ruiner le sens de la vie. En plus de notre finitude
biologique, nous souffrons également de nos limites intérieures, morales
et psychiques : notre histoire et nos relations sont empoisonnées par
notre égoïsme, nos duretés, nos hypocrisies ; non seulement le monde où
nous vivons est celui où l'amour et la haine se livrent bataille, mais notre
monde intérieur est aussi le siège d'un conflit insoluble et de déchirures
puisque « je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux
pas » (Rm 7, 19). L'homme demeure pour lui-même une énigme et il en
souffre ;

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b) la création est « un chantier inachevé » [13] que l'homme doit prendre en
charge en essayant de composer avec les forces souvent opposées ou
contradictoires de l'évolution et en tenant compte des lois qui nous condition-
nent. Il existe donc une finitude cosmique, dont les servitudes, qui nous
gênent et nous diminuent, représentent la « part d'inachèvement et de
désordre ». Un monde qui ne présenterait plus trace de menace de mal
(souffrances, mort, catastrophes naturelles) serait un monde déjà con-
sommé, dont l'existence est démentie tous les jours : les hommes ne peuvent
échapper par nature aux risques et aux ratages qu'entraîne l'imparfaite
organisation de notre monde inachevé. Prenons le cas des catastrophes
naturelles : que peut faire l'homme face aux tremblements de terre, aux
ouragans, aux raz de marée ? La nature nous impose ses propres lois : nous
pouvons et nous devons essayer de les connaître et de les contrôler ; mais ce
contrôle n'est jamais total car, malgré les progrès de la science, il reste
toujours une part impénétrable dans les secrets de la nature : ceci écrase et
fait souffrir l'homme. Nier cette situation, c'est nier la réalité : cette attitude
n'apporte en tout cas rien de positif à la solution de nos souffrances.
En bref, la souffrance est dans le monde ; le christianisme accepte nos limites
et dit oui à la création et à la condition humaine telles qu'elles sont. La
question qui se pose à nous n'est donc plus : pourquoi la souffrance ?
mais bien : qu'en faisons-nous ou comment relevons-nous son défi ?
Un essai de réponse sera esquissé par la suite.

B. Il faut se libérer d'une certaine idée d'un Dieu tout-puissant. « Certes


on trouve cet adjectif dans le Credo, mais quand nous parlons du Dieu des
Evangiles, il a un tout autre sens que celui qu'on imagine d'habitude... Il ne
s'agit pas d'un dictateur qui peut tout faire et est donc responsable de tout »
[15]. Ce Dieu-là, pour qui l'homme ne serait plus rien et qui ferait souffrir
l'innocent, qui voudrait la guerre et les catastrophes, nous pourrions à la
rigueur croire qu'il existe mais nous ne pourrions l'aimer : nous ne savons
qu'en faire. Le christianisme par contre proclame que Dieu en quelque sorte
s'efface pour laisser à l'Homme un espace de liberté (selon J.-Cl. Barreau
« la puissance de Dieu disparaît devant la liberté humaine ») [15] : si Dieu
demande quelque chose, il prend le risque de notre refus, donc de
l'échec : l'ordre qu'il a institué est essentiel pour la santé de l'homme : si
celui-ci contrevient à cette ordonnance, il en porte la responsabilité et s'attire
des souffrances. De façon plus générale, on peut dire que le bien et le mal
dépendent de notre obéissance ou non à la volonté de Dieu ; s'il y a tant de

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mal dans le monde, c'est que Dieu ne peut rien faire sans notre collaboration :
il n'est pas responsable de ces maux, il ne peut les empêcher car ils sont la
conséquence de la perversité de notre cœur. Ceci est particulièrement
évident en ce qui concerne les souffrances dues à la guerre : Dieu ne peut les
empêcher que si nos cœurs s'ouvrent à son Esprit.

C. L'espérance de survivre au-delà de la mort corporelle, avons-nous dit, est


une des données communes à de nombreuses religions, dont certaines sont
antérieures au christianisme : pour ce dernier il s'agit d'une survie fortement
personnalisée liée à la foi en un Dieu qui aime les hommes et leur est
proche. Jésus est la figure libératrice du caractère inexorable et des limites
de notre condition humaine : sa résurrection est le fondement et le cœur de
notre foi et l'affirmation de notre résurrection corporelle (1 Co 15, 12-20), car
ce qui est advenu au Christ concerne le peuple tout entier. Cependant
l'espérance de la résurrection n'efface en rien le tragique de la mort et de la
souffrance, elle ne nous désarme pas, elle n'est pas synonyme de fatalisme
face aux déboires de l'existence, elle n'est ni capitulation ni résignation
devant l'injustice, elle est acceptation libre et active : voilà ce qui caracté-
rise l'attitude chrétienne devant la souffrance. Par un constant dépasse-
ment (le péché originel n'a-t-il pas été un refus de ce dépassement ?) face à
sa finitude, le chrétien proclame : je crois à la résurrection de la chair et à la
vie éternelle. Ce dépassement est une longue marche vers le terme, il éclaire
et engage notre façon de vivre présentement.

Avant de parler plus expressément de cette attitude chrétienne pratique, je


résumerai en quelques mots l'essentiel de l'enseignement consigné dans la
Bible au sujet de la souffrance. Celle-ci pour Jérémie peut être le moyen utile
de rencontrer Dieu. Chez Job, par la souffrance librement acceptée, l'homme
prouve qu'il peut aimer Dieu gratuitement, sans calcul et sans attendre de
contrepartie. Enfin — troisième étape — le chrétien sait qu'il va rencontrer
non pas un justicier mais un Père qui a partagé sa souffrance et sa mort
(« Dieu a goûté la mort en faveur de tous ; il a par le chemin de la souffrance
des hommes accompli leur salut » (He 2, 9-10). « Sa passion est notre salut »
(S. Irénée) et ce salut embrasse l'homme tout entier. La croix n'est pas une
justification de la complaisance envers la souffrance mais elle engage, au
contraire, à la lutte pour la libération. « Dieu ne peut pas que souffrir avec
ceux qui souffrent, il se tient aussi aux côtés des affligés, de ceux qui pensent

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être perdus. Il prend parti ; il gagne là où nous échouons, mais il ne le fait pas
sans nous » [16].
Comment engager la lutte contre la Souffrance ? C'est ce que nous allons
essayer d'expliciter ci-après.

Le réalisme, avons-nous dit, caractérise l'attitude du christianisme devant la


souffrance. Vouloir éviter les souffrances, les fuir, c'est vivre dans la plus
grande des illusions et dans un leurre, car elles nous suivent pas à pas, elles
accompagnent même les plus heureux d'entre nous. Une seule voie s'ouvre
devant l'homme, celle de l'acceptation libre et active : « il s'agit, en somme,
de transformer la douleur imposée en une souffrance volontaire, celle-ci étant
intimement liée à la liberté. Aussi rechercher une vie dans laquelle il n'y aurait
plus de souffrance, est-ce rechercher une vie dans laquelle il n'y aurait plus
de liberté » [11, p. 161].
Mais cela ne va pas de soi.
En effet l'acceptation ne se prescrit pas comme on ordonnerait un quelcon-
que médicament ; les donneurs de bons conseils, que nous rencontrons
souvent au pied du lit des malades, devraient également savoir combien il est
indécent de vouloir la prêcher à tout prix. Il paraît évident que la première
réaction de révolte de l'homme souffrant fait partie de l'arsenal naturel et
instinctif de défense de l'organisme devant une agression : nous verrons que
cette énergie doit être utilisée dans la lutte contre la souffrance. L'acceptation
libre est tout juste l'inverse de la capitulation ou de la désertion devant le
devoir de résistance ; elle n'est pas la résignation passive et assoupissante
devant le mal et la douleur, passivité pouvant aller jusqu'à la culture perverse
de la souffrance. On ne doit pas la confondre avec le stoïcisme, dont nous
avons dit qu'il est l'éthique de la peur et de la fuite devant la souffrance.
L'acceptation s'oppose également au pessimisme : celui-ci pourrait, méta-
physiquement parlant, se justifier puisque la Souffrance est la loi essentielle
de la vie ; cependant « le pessimisme est, en dépit de tout, un mensonge
puisqu'il fuit le champ de bataille, se rendant ainsi coupable de trahison à
l'égard de la vie » [11, p. 159] : je puis savoir que la vie est une souffrance et
pourtant accueillir les tourments qu'elle m'apporte. L'acceptation de la dou-
leur enfin ne doit pas être confondue avec la pratique de l'ascèse, qui n'est
pas la recherche de la douleur pour la douleur, mais un effort de l'être vers

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l'affranchissement de l'âme et la perfection morale par la lutte contre les
instincts et les exigences de la vie animale : elle dégage l'homme de son
égoïsme et de ses limites naturelles. Mais l'ascèse est une discipline réser-
vée à une infime élite, de plus elle connaît de multiples contrefaçons.
Parlant de la Souffrance, G. Cesbron [7] et Paul Tournier [14] utilisent — sans
concertation préalable — la même parabole : la souffrance, disent-ils, comme
le casse-noix peut libérer le germe et lui permettre de se développer ou au
contraire, en cassant trop fort, écraser et tuer toute vie. C'est exprimer
poétiquement une vérité très profonde, à savoir que toutes les souffrances
infligées à l'homme (perte d'êtres chers, maladie, pauvreté, humiliation,
déception causée par le prochain, trahison, solitude, etc.) peuvent l'écraser,
l'endurcir, tuer en lui tout sentiment du sens de la vie ; cependant
l'expérience prolongée du contact des malades m'a permis — comme à tant
d'autres personnes — de constater avec admiration que nombre d'entre eux
sortent au contraire de leurs épreuves comme grandis et régénérés. Il existe
donc pour ainsi dire deux sortes de souffrances : l'une est bienfaisante,
lumineuse et en définitive utile (voir Jérémie) et enrichissante ; l'autre est
malfaisante, obscure, destructrice, infernale. La frontière entre les deux
n'est pas facile à tracer : en effet il y a toujours un mélange des deux ; faire
pencher la balance d'un côté ou de l'autre dépend en grande partie des
dispositions du malade, mais aussi de l'attitude de l'entourage et de la
société en général : c'est ce que nous voulons faire ressortir en disant que
l'acceptation doit être non seulement libre mais aussi active. En effet,
comme le dit Ricœur [2], le problème du mal n'est pas seulement un
problème spéculatif ; si notre raison ne parvient pas à appréhender son
origine, nous devons repousser la souffrance et lutter contre elle de
toutes nos forces : c'est là notre devoir primordial de vivant.

Comment envisager et organiser la lutte contre la souffrance, sur le plan


concret ?

I. La révolte de l'homme souffrant, nous l'avons dit, est une réaction naturelle
et il n'y a aucune contradiction entre la lutte et l'acceptation. Cependant
la révolte purement instinctive et organique, en particulier l'angoisse à l'état
brut, est mauvaise conseillère et freine la lutte plutôt qu'elle ne l'anime. Par
contre — et c'est un fait clinique observé par de nombreux médecins tels que

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P. Tournier [14], J. Bréhant [4], B. Luban-Plozza [17] — cette réaction à la fois
défensive et offensive peut être un élément positif et reconstructeur : elle peut
aider à souffrir si elle est « transformée sous les effets de la sagesse
enrichie par la méditation philosophique et théologique » [2, p. 40] et
spécialement par la prière. En particulier l'homme croyant, ainsi que le
relève B. Luban, s'il ne peut éliminer ou court-circuiter totalement son
angoisse devant la souffrance, est capable de vivre avec elle de façon
consciente et libère ainsi des forces et des énergies les plus nobles. Il s'agit
donc de lutter contre la souffrance en sachant et acceptant qu'on est et reste
vulnérable : il n'est pas question de chercher la performance car il serait
présomptueux de croire que chacun de nous, grâce à la mystique, puisse
arriver comme Thérèse de Lisieux à se réjouir de souffrir pour apaiser les
souffrances du Christ : c'est certainement une expérience unique d'ascétisme
réservée à un personnage exceptionnel. Par la vertu de la Résurrection de
Jésus qui a partagé nos souffrances et a vaincu la mort, nous sommes
capables de transfigurer nos douleurs et nos amoindrissements. Telle est,
pour le chrétien, la conviction qui domine toute explication et toute discus-
sion.

II. L'acceptation de la souffrance, avons-nous dit, ne se prescrit pas ni ne se


prêche. Par contre les bien-portants, la famille du malade, ses amis, l'entou-
rage, le personnel soignant peuvent par leur attitude de compassion lui
rendre la souffrance moins insupportable. La compassion n'est ni sensi-
blerie larmoyante, ni apitoiement facile ou de commande, ni procédé pour
nous rassurer sur notre propre sort ou prétexte pour nous décharger de notre
angoisse en projetant sur le malade nos problèmes personnels, ni étalage de
bons sentiments, ni verbiage consolant, ni curiosité malsaine dépossédant
l'autre de son intimité, ni prêche moralisateur. Liée à l'amour et animée par
lui, la compassion est, au contraire, patiente, humble, respectueuse de la
liberté et de la dignité de l'autre, elle sait écouter et se taire quand il le faut,
elle est partage, elle exige un affranchissement ou du moins un soulagement
des souffrances. N'importe quel bien-portant peut plaindre un malade ; le
chrétien, lui, essaie de comprendre que la personne souffrante mérite non
seulement la pitié mais l'affection et le respect et qu'elle est pour lui unique au
monde. Cette relation de personne à personne est l'expression la meilleure
de ce qui rattache les humains entre eux et avec Dieu c'est-à-dire de la
communion des saints : celle-ci peut, selon le mot de G. Cesbron, se
concevoir comme « un gigantesque, éternel et universel office de compensa-
tion ». La compassion contribue donc également à la transformation de la

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souffrance, dont nous avons parlé plus haut, à la rendre acceptable et, à
travers un oui total et sans bavure, à permettre à l'homme de se grandir et de
relever le défi de la souffrance : le oui à la mort est contenu dans le oui à la
vie, le oui à la souffrance est contenu dans le oui à tous les dons et bienfaits,
l'acceptation de la souffrance étant l'acceptation de la condition humaine.
Dans cette perspective, comme le dit Julio Cortazar, « la souffrance n'est
pas, ne sera jamais plus forte que la vie » et ne doit pas nous empêcher de
vivre dans la joie.

III. Nous devons utiliser tous les moyens médicaux avérés efficaces
pour lutter contre les maladies ou les suites d'accidents causes de souf-
frances : les possibilités sont immenses mais doivent être employées avec
compétence mais aussi avec esprit de mesure (l'acharnement thérapeutique
peut aboutir à la prolongation et non au soulagement des souffrances). Cela
paraît évident mais n'a pas toujours été le cas : en effet, tout occupés à
vaincre les diverses maladies et à maintenir les patients en vie parfois coûte
que coûte, les médecins n'ont pendant longtemps accordé qu'une impor-
tance secondaire au traitement de la souffrance en elle-même ; en cela ils ne
s'éloignaient guère d'un certain masochisme occidental puisant ses sources
dans une théologie douteuse postulant la valeur rédemptrice de la douleur.
On sait l'effort heureusement accompli de nos jours, particulièrement dans le
traitement des douleurs souvent atroces des malades chroniques ou incura-
bles : la médecine n'est plus centrée sur la maladie mais sur la personne
souffrant dans sa globalité physique et psychique. Utilisation adéquate des
analgésiques, traitement des nausées, des sensations d'étouffement, de
l'insomnie, de l'angoisse, soutien psychologique, social, accompagnement
spirituel, soins de confort, etc. : telles sont les armes de cette médecine dite
de la douleur.

IV. Tout mal commis par l'un est souffrance pour l'autre : il n'existe donc
pas ou fort peu de fatalités politiques, sociales ou économiques aux-
quelles le partage ne puisse porter remède. Dès lors « toute action
politique ou éthique qui vise à diminuer la quantité de violence exercée par
les hommes les uns contre les autres » [2], toute mesure économique ou
humanitaire destinée à faire reculer le front de la famine et de la misère ou à
réduire l'impact des catastrophes naturelles, contribueront à diminuer le taux
de souffrance dans le monde. Ces actions concernent non seulement les
gouvernements ou de moins grandes organisations mais également l'enga-
gement personnel des individus. La tâche est immense ; aucune bonne

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volonté, aucune compétence ne sont de trop. Les normes éthiques, dont il est
fait mention ci-dessus, concernent naturellement et en tout premier lieu les
« secoureurs » : l'aide et l'exercice de la charité ne se conçoivent que si la
justice est respectée et si la liberté et la dignité de l'autre sont prises en
compte ; aucune loi économique ne peut, par exemple, légitimer l'exploitation
inique et éhontée des ressources des pays du tiers monde par les pays
nantis. Certaines règles morales doivent également être observées par les
« secourus » : pensons en particulier à la dilapidation et au détournement des
fonds reçus par de nombreux gouvernements incompétents ou corrompus.

Au terme de cet essai forcément lacunaire et teinté de subjectivité, force est


de constater qu'en définitive tous les systèmes qui veulent expliquer la
souffrance, qu'ils soient athées ou religieux, ne font que trahir nos incompé-
tences et nos angoisses et échouent devant la question du « pourquoi ».
Cela ne signifie pas qu'il faille capituler purement et simplement et renoncer à
chercher en « affinant notre logique spéculative » [2, p. 42]. Pour le moment,
nous pouvons au moins dire que la foi chrétienne en soulignant la conception
à la fois réaliste et optimiste de l'existence humaine, nous permet de savoir
« comment » nous comporter devant la souffrance. En effet, du fait que
notre condition d'homme obéit à certaines lois naturelles et est soumise à
d'indéniables contraintes objectives, la souffrance est liée à ces finitudes et
non à d'obscures fatalités : tel est le côté réaliste de la position chrétienne.
Mais le dernier mot n'appartient pas à la mort et à la souffrance mais à la
grâce de Dieu, qui, ayant souffert, étant mort pour nous puis ressuscité,
transfigure nos souffrances. Celles-ci restent pour nous un défi et un scan-
dale, mais les « raisons de croire en Dieu n'ont rien de commun avec le
besoin d'expliquer l'origine de la souffrance» [2, p. 42] et nous pouvons
continuer à croire en lui en dépit du mal.

Gabriel Barras

Bibliographie

[1] J. Neirynck: Le huitième jour de la Création, Ed. Les Presses polytechniques


romandes, 1986.
[2] P. Ricœur : Le Mal, un défi à la philosophie et à la théologie, Ed. Labor et Fides,
1986.

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[3] P. Teilhard de Chardin : Sur la Souffrance, Ed. du Seuil, 1974.
[4] J. Bréhant: Thanatos, Ed. Robert Laffont, 1976.
[5] E. Kübler-Ross : cité par L. Schwarzenberger et P. Vianson-Ponte dans Changer
la mort, Ed. Albin Michel.
[6] J. Laplanche : Vie et mort en psychanalyse, Ed. Flammarion.
[7] G. Cesbron: Leçons d'abîme, Ed. Laffont, 1971.
[8] D. Müller: Réincarnation et foi chrétienne, Ed. Labor et Fides, 1986.
[9] La foi des catholiques. Catéchèse fondamentale, Ed. Le Centurion, 1984.
[10] Eric Fuchs : « Jérémie, prophète de la douleur utile », commentaire théologique
paru dans le Samedi littéraire du Jounal de Genève du 30.8.1986 sur le livre
d'Henry Mottu intitulé La confession de Jérémie.
[11] N. Berdiaev: De la destination de l'homme, Ed. L'Age d'Homme, 1979.
[12] F. Godet : Notes sur le livre de Job, Ed. Ligue pour la lecture de la Bible, Vennes/
Lausanne.
[13] P. Teilhard de Chardin : Le phénomène humain, Ed. du Seuil, 1955.
[14] Dr Paul Tournier : « Le défi de la souffrance », conférence donnée à Crêt-Bérard
en 1984.
[15] J.-Cl. Barreau: Qui est dieu, Ed. du Seuil, 1971.
[16] M. Czajkowski : « Se mêler de politique», Communio XI. 3, mai-juin 1986.
[17] B. Luban-Plozza : «Arzt und Patient im Spannungsfeld zwischen Angst und
Vertrauen», N.Z.Z. 117, 24-25.2.1986.

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