Gaucho, Pícaro Et Argentin. Le Martín Fierro de José Hernández
Gaucho, Pícaro Et Argentin. Le Martín Fierro de José Hernández
Gaucho, Pícaro Et Argentin. Le Martín Fierro de José Hernández
2024 15:26
Études littéraires
ISSN
0014-214X (imprimé)
1708-9069 (numérique)
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• Le Martin Fierro de José Hernândez, écrit La première partie du poème rend compte
en 1872 à son retour d'exil au Brésil, repré- des malheurs du gaucho Martin Fierro qui,
sente le sommet de la poésie ayant comme après avoir été envoyé de force à la frontière
thème la vie du gaucho argentin. Le poème pendant la période de lutte contre les « In-
prend le gaucho, personnage ambigu, entre diens » en Argentine, rentre chez lui pour
deux mondes, comme paradigme de l'« être s'apercevoir que tout ce à quoi il tenait lui a
argentin » à l'heure crépusculaire de sa con- été arraché : femme, enfants, patrimoine.
frontation avec l'immigrant et de la mise en
place de la modernité argentine. La deuxième Puis j'ai su par un voisin
qu'on dut vendre mon bétail
partie — le Retour de Martin Fierro (La afin de payer le bail,
Vuelta de Martin Fierro) — ne sera écrite qu'on lui reprit mon terrain ;
que sept ans plus tard ; c'est elle qui me j'sais plus c'qu'il m'a raconté :
enfin, tout fut liquidé (Hernândez, p. 57 2 ).
permettra essentiellement d'aborder ici la pro-
blématique du picaresque chez Hernândez 1 .
1 Avant de m'y engager, je tiens à souligner que parmi tous ceux, fort nombreux, qui ont essayé de comprendre le rapport
de la figure du gaucho-chanteur à l'argentinité dans le Martin Fierro, c'est le poète Leopoldo Lugones qui a d'abord considéré le
poème de Hernândez comme topos d'une identité. Dans son livre El Payador (1916), il classe le Martin Fierro sous le genre de
l'épopée et revendique pour cet ouvrage le statut de livre emblématique argentin sur la base d'un lien implicite entre littérature et
identité nationale. Ricardo Rojas, dans son ouvrage Historia de la literatura argentina, ne fait que reproduire cette stratégie de
légitimation. Ezequiel Martînez Estrada, dans Muerte y transfiguraciôn de Martin Fierro (où l'on trouve également une version
intégrale du poème de Hernândez), est le premier critique à avoir laissé de côté l'exégèse récupératrice pour proposer une approche
originale et revigorante de la poésie gauchesque.
2 Je cite le poème dans la traduction française de Paul Verdevoye et je donne en note l'original espagnol d'après l'édition
de Luis Sâinz de Medrano : « Después me contô un vecino/ que el campo se lo pidieron/ la hacienda se la vendieron/ pa pagar
arrendamientos/ y que se yo cuântos cuentos/ pero todo lo fundieron » (p. 147).
C'est à ce moment-là qu'il perd la trace de ses nation des Indiens, à laquelle le pouvoir em-
deux fils ; la deuxième partie du poème sera ployait à l'époque les gauchos. C'était la pé-
consacrée à en récupérer la mémoire. Cette riode où le concept de « civilisation » mis en
perte dévoile le côté négatif du personnage place par le discours ethnocentriste du Facundo
qui erre dès lors « comme le tigre/ auquel on (1845) de Domingo Sarmiento légitimait ouver-
prend ses enfants » Çibid., p. 59 3 ). Peut-on y tement l'appropriation des terres appartenant
voir l'origine de la violence xénophobe de aux Indiens. Or c'est en cherchant refuge dans
Fierro à l'égard du Noir qu'il tue après l'avoir le désert où déambule l'Indien que Fierro et
provoqué ? son ami Cruz pourront échapper à l'injustice
La mort du Noir — l'un des passages les plus des Blancs. Cette situation paradoxale clôt la
problématiques à plusieurs égards de la pre- première partie du poème. Le fait que ce soit
mière partie du poème —, tout en témoignant chez l'« ennemi » que le gaucho trouve le moyen
du désespoir qui s'empare du gaucho, pose le d'échapper à une industrialisation naissante
rapport à l'autre en termes de malentendu. Le n'implique pas une prise de conscience sus-
Noir, en effet, ne semble compter pour Fierro ceptible de dévoiler le véritable enjeu de cette
que comme prétexte à une bagarre dont il sera chasse à l'homme. Alors que le capitalisme et
forcément le vainqueur : l'immigration européenne prônés par Sarmiento
À la fin, dans un' rencontre, somment le sujet de la pampa — le gaucho —
je l'soulèv' de mon couteau ; de déguerpir ou de périr, Fierro s'entête à voir
et puis, au pied d'un' clôture,
chez l'Indien le sauvage, l'animal menaçant,
le lâche comme un sac d'os (p. 63 4 ).
celui qui garde en captivité la femme blanche.
Fierro n'oubliera « jamais/ l'agonie de ce Noir- Il y a de fortes chances pour que le terme
là »(p. 63 5 ). Or la lutte — agônia — dont il est gaucho vienne du mot quechua huacho qui
question ici se rapporte à l'impossible dialo- veut dire orphelin, abandonné. Cette étymolo-
gue entre le personnage et le Noir. La mort de gie établit une relation entre l'état de dérélic-
ce dernier est le nécessaire préalable à l'émer- tion de l'Indien et celui du gaucho. Livrés à
gence du gaucho comme reflet de l'argentinité leur sort, laissés pour compte au profit du
dans le texte de Hernândez ; l'extinction du développement comminatoire de l'industrie,
Noir est nécessaire à l'épanouissement du « dé- ces deux purs produits de la pampa s'affron-
sespoir » du gaucho déraciné. tent plutôt que de se comprendre. Leur com-
Pour être comprise, cette constatation doit bat prend des allures grotesques lorsque Fierro
être replacée dans le contexte de l'extermi- critique la férocité et la cruauté de l'Indien
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GAUCHO, PÎCARO ET ARGENTIN
alors que lui-même en a montré autant sinon roles réitérées et geignardes du tango l'ex-
davantage face au Noir. Tout au long du poè- pression d'un désarroi de buacbo, d'orphelin.
me, il s'enferme dans ce cercle vicieux où la Sans tuteur, l'immigrant va de déception en
reconnaissance de l'autre demeure forclose tromperie ; la vérité lui fait défaut ; la loi n'a
comme si, pour devenir « argentin », le gaucho pas de père sur lequel se fonder, ce qui expli-
devait avant tout refouler l'élément indien qui que que pour lui la seule loi en Argent-Inn
chez lui fait surface. Associé à l'étendue mena- (pays de passage) soit l'argent 7 .
çante de la pampa, l'Indien constitue la condi- La métamorphose du huacho en gaucho
tion de possibilité même du gaucho. présuppose un dénuement qui fait de la fuite
Le gaucho est un sujet essentiellement mé- la seule issue possible. La transhumance du
tis. Son goût pour la pampa naît d'un conatus personnage découle de son impossibilité à
(au sens spinoziste de premier moteur) fonda- prendre en compte l'absence de tuteur. Tout
mentalement nomade ; c'est dire que, dans se passe comme si la route seule était capable
son éternelle mobilité, le gaucho-huacbo est de lui expliquer ses origines. Or attendre de la
par définition celui dont le foyer se déploie en route une réponse à l'absence du père revient
cours de route. L'absence du père détermine à faire de l'errance une quête. Le Martin Fierro
sa fuite ainsi que son orientation picaresque. n'est au fond qu'un nœud de chemins ne
Fidèle en cela au prototype dupicaro — Lazarillo menant nulle part. La première partie du poè-
de Tonnes —, le gaucho devra toujours se me aboutit à la frontière entre la civilisation et
fabriquer un père à sa mesure. C'est ce qui la barbarie où se perdent les deux gauchos.
explique le ton plaintif et pleurnicheur du Dans la deuxième partie, l'on apprend que
poème. Borges a d'ailleurs vu avec ironie dans Cruz, le compagnon de misère de Fierro, est
Martin Fierro une sorte de personnage de tango mort de la peste ; Fierro quant à lui a pris la
geignard avant la lettre : « Ce type de gaucho fuite en emportant avec lui une « captive »
plaintif composé par Hernândez tout en de- qu'il a réussi à arracher à un « barbare inhu-
vançant Carlos Gardel est une calamité 6 ». Or main ». Le portrait stéréotypé de la captive
c'est probablement sur ce point que les extrê- ensanglantée et maltraitée par l'Indien illustre
mes se touchent : l'immigrant misérable venu la cruauté et la bestialité attribuées aux In-
notamment des régions les moins favorisées diens :
de l'Italie est dans un rapport d'analogie avec
La malheureus' prisonnière
le gaucho ; perdu au milieu de la grande ville a le corps ensanglanté.
impersonnelle de Buenos Aires, il fait des pa- Elle a de la tête aux pieds
6 C'est moi qui traduis. « Este tipo de gaucho quejoso que compuso Hernândez adelantândose a Carlos Gardel, es una
desdicha » (Borges, cité dans Maria Esther Vâsquez, p. 59).
7 Pour ce rapport entre l'argent comme topos et l'enracinement de l'immigrant en tant que fiction économique, voir mon
étude « Sâbato. Du stéréotype au roman ou l'Anthroponymie comme instance de marginalisation ».
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la marque des coups d'lanière. c'est bien le personnage de Fierro en tant que
Sa robe réduite en chiffes,
découvre sa chair à vif (p. 127 8 ).
pîcaro de la pampa, et non son deuxième fils,
que je cherche à considérer dans la perspecti-
La vision radicalement négative de l'Indien ve de la constitution de ce que, depuis LJna-
est ainsi légitimée. Le retour à la terre des muno, on appelle l'« argentinité » (argentini-
Blancs devient dès lors inévitable ; le poème dad). Avant de trouver son « tuteur » dans la
postule donc à nouveau la nécessité du voyage. figure picaresque et parfois grotesque du vieux
Une fois la captive déposée à l'entrée d'une Viscacha, le deuxième fils de Martin Fierro se
estancia, Fierro reprend la route. Dans cette présente d'emblée comme la conséquence d'un
reprise de l'errance, le gaucho se transforme manque que l'acheminement vers le vide de la
cnpicaro ; c'est en s'acheminant vers le néant pampa ne fait qu'exaspérer :
de la pampa qu'il semble prendre conscience
de son sort. Le propre dupicaro réside dans le Çui qui vit de cett' manière
de tout l'monde est tributaire.
profit qu'il tire de son expérience. Cette expé- Le chef manque dans la place,
rience n'est jamais heureuse ; elle apparaît les fils qu'il nourrit d'ses mains
comme la décantation d'une sorte de malheur se dispersent comm' les grains
d'un chapelet qui se casse (p. 155 9 ).
entêté. L'absence du père compromet tou-
jours l'avenir dupicaro. Le poème de Hernândez L'apparition de la figure protectrice de la
se reporte à une tradition qui remonte aux tante — la tia — n'est qu'une parenthèse
origines du genre. Bien que l'errance dupicaro après laquelle le topos de l'injustice réappa-
ait surtout lieu dans le dédale des villes (c'est raît et accentue le dénuement du fils privé de
le cas du Lazarillo de Tormes ou du Periquillo son père. À la mort de la tante, le juge chargé
Sarniento de Fernândez de Lizardi, premier de veiller sur le second fils de Martin Fierro le
roman en langue espagnole en Amérique la- dépouille de son héritage et le condamne à la
tine), la déambulation rurale du gaucho n'en misère. Le rôle du juge est toujours présenté
est pas moins celle d'une sorte dzpicaro de la négativement dans le poème ; c'est également
pampa. un juge qui est à l'origine de l'extrême pauvre-
C'est notamment dans la deuxième partie té de Fierro. Le texte se fait ainsi l'écho d'une
— lors de l'apparition du personnage Visca- éthique qui revendique un meilleur statut pour
cha — que la poésie gauchesque de Hernân- le gaucho, que les sommations de la moderni-
dez découvre ses liens les plus apparents avec té de Sarmiento, Nicolas Avellaneda et Julio
le picaresque. Il importe ici de préciser que Roca ne feront que rendre de plus en plus
8 « Toda cubierta de sangre/ aquella infeliz cautiva/ tenïa dende abajo arriba/ la marca de los lazazos./ Sus trapos hechos
pedazos/ mostraban la carne viva » (p. 234).
9 « El que vive de ese modo/ de todos es tributario./ Falta el cabeza primario/ y los hijos que él sustenta/ se dispersan como
cuentas/ cuando se corta el rosario » (p. 263).
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10 « Me llevo consigo un viejo/ que pronto mostro la hilacha/ dejaba ver por la fâcha/ que era medio cimarrôn/ muy renegao,
muy ladrôn/ y le llamaban Viscacha » (p. 265).
11 Traduction de l'adjectif « esperpentico », tiré de « esperpento », concept forgé par Valle Inclân — romancier et dramaturge
espagnol (1866-1936) — et qui souligne dans mon esprit le caractère à la fois absurde et étrangement inquiétant du personnage
picaresque élaboré par Hernândez.
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mène dans le poème. L'idéologème 12 qui sous- vieux Viscacha, les liens qu'il entretient avec
tend les énoncés du personnage peut être le système dans le cadre duquel ses maximes
circonscrit dans un proverbe très utilisé sur cyniques trouvent leurs conditions de possibi-
les rives du Rio de la Plata : « El vivo vive del lité. La complicité ainsi révélée entre la loi et
tonto y el tonto de su trabajo » (celui qui est le pîcaro témoigne de la vision éthique qui se
dégourdi vit aux dépens du sujet borné — dégage du poème. Dans la mesure où son
« bête » —, et le sujet en question — partant le statut de tuteur est légitimé par la loi, tout ce
plus grand nombre de gens —, de son travail). que le pîcaro énonce est en quelque sorte
Viscacha, qui s'entoure de chiens, les nourrit sous couvert légal. Cette légalité est contestée
grâce au vol de bétail ; aussi son existence notamment dans la première partie du poème,
s'apparente-t-elle à une vie de sangsue où ava- lorsque le gaucho Fierro, spolié — le juge
rice et turpitude vont la main dans la main. n'ayant pas tenu parole —, est voué à une vie
Ainsi, le portrait du tuteur a pour moi une errante de paria de la pampa :
fonction métonymique où le tout — une cer-
J'avais laissé en partant
taine catégorie du peuple qu'on pourrait qua- mon bétail : tout mon trésor.
lifier de criollos vivos — est cristallisé dans la L'Juge avait promis alors
partie — le pîcaro Viscacha. Les méfaits du qu'on reviendrait dans peu d'temps.
Ma femme, avant d'me revoir,
personnage sont projetés sur une sorte d'écran veillerait sur notre avoir (p. 56 , 3 ).
doxologique ; ses défauts s'y voient pour ainsi
dire agrandis. Le lieu commun cité plus haut La revendication d'une vie digne pour le
en proverbe se révèle le présupposé qui struc- gaucho semble donc passer par une remise en
ture les énoncés picaresques de Viscacha. L'homme question de la justice. La révolte de Martin
du peuple, de connivence avec la loi — à Fierro ne remet pourtant nullement en ques-
travers la figure du juge —, émerge dès lors tion le rôle de l'autorité, même si celle-ci
comme une cible inévitable ; le poème pose la s'appuie sur une justice problématique :
dénonciation comme premier moteur du dis-
L'affaire allait mal tourner.
cours idéologématique. Le démasquage entre- Inutile que j'attende :
pris par Hernândez ne réside pas dans l'acrimonie vaut mieux pas se disputer
avec laquelle il décrit le fonctionnement du avec çui qui vous commande ;
reculant sans tenir tête,
picaro, mais bien plutôt dans la manière de j'ai donc battu en retraite (p. 4914)-
mettre à jour, sous l'hypocrisie du discours du
12 Je rappelle ici la définition de Marc Angenot : « Nous appellerons idéologème toute maxime, sous-jacente à un énoncé,
dont le sujet logique circonscrit un champ de pertinence particulier » (p. 179).
13 « Al dirme dejé la hacienda/ que era todito mi haber ;/ pronto debiamos volver,/ segûn el juez prometia,/ y hasta entonces
cuidarïa/ de los bienes la mujer » (p. 147).
14 « Vide el pleito mal parao/ y no quise aguardar mas.../ Es gùeno vivir en paz/ con quien nos ha de mandar. / Y reculando
pa atrâs/ me le empecé a retirar » (p. 138).
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Avant de prendre congé de ses deux fils dans ce qui la pousse à persister en tant qu'appel à
la deuxième partie du poème, Fierro précise la vie. C'est ainsi que le sacrifice du gaucho
encore davantage sa position face au pouvoir : s'avère nécessaire pour que le mythe prenne
corps. Dans ce contexte précis, le mythe du
Ah, vivre en baissant le cou,
ce sort est loin d'être doux ; gaucho comme ancien habitant de la pampa
mais qui regimbe reçoit permet d'occulter son occupant légitime, l'In-
des blessures plus cuisantes : dien, dont la mise à mort systématique et
obéisse qui le doit,
bon sera çui qui commande (p. 234 15 ).
programmée est de la sorte passée sous si-
lence.
Dans la première citation, le rapport à l'autorité Cela explique l'importance que j'ai attri-
s'assujettit à une stratégie ponctuelle — aban- buée au rapport problématique entre le gaucho
donner ses droits afin de vivre « en paix » —, Fierro et le Noir. Leur lutte se poursuit dans la
alors que dans la deuxième, une sorte d'idéalisme seconde partie du poème ; elle se règle cette
naïf vient quelque peu modifier ce rapport. Le fois sur un mode discursif, avec le frère du
« conseil » du père à ses fils dévoile un pro- Noir. Alors que la mort du Noir revêtait une
gramme idéologique de soumission aveugle à forme particulièrement violente et xénophobe
l'autorité, en échange de quoi celui qui com- dans la première partie, elle passe ici par la
mande ferait preuve de « bonté ». défaite symbolique dans un combat de langage :
Or on sait que le sort des gauchos n'inquiétait
Mais voilà que le hasard,
nullement les hommes qui se succédaient au qui n'est jamais bien distant,
pouvoir à Buenos Aires ; on peut même dire voulut amener un nègre
que plus la modernisation prônée depuis 1845 au milieu de tous ces blancs.
Il se prétendait chanteur
par Sarmiento l6 progressait, plus le processus et artiste de talent.
de déclassement social du gaucho s'accélérait. Sans avoir l'air d'y toucher,
Comment concilier dès lors, dans le poème de et comm' par inadvertance,
mais on reconnaît toujours
Hernândez, la défense du gaucho avec un çui que la chican' démange,
appel à la résignation qui ne pouvait signifier il s'assoit sans se biler
que son arrêt de mort ? La dénonciation dont et saisit son instrument
dont il fait vibrer les cordes.
le poème se fait l'écho bascule dans une poli- Ah, vous parlez d'un' jactance !
tique du laisser-faire qui problématise son pro- Pour ne laisser aucun doute,
pre conatus, c'est-à-dire, au sens spinoziste, il s'apprête en toussotant.
15 « El que obedeciendo vive/ nunca tiene suerte blanda;/ mas con su soberbia agranda/ el rigor en que padece./ Obedezca
el que obedece/ y sera bueno el que manda » (p. 346-347).
16 Le livre de Sarmiento, Faustino, Facundo o Civilizaciôn y barbarie (1845), a joué un rôle important dans la constitution
du discours de la modernité en Argentine ; son impact a aussi été considérable dans toute l'Amérique latine. La politique d'évacuation
de l'Indien y trouve ses fondements positivistes. Le lecteur non hispanophone intéressé peut se reporter à Facundo, la traduction
française de Marcel Bataillon.
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17 « Mas una casualidâ,/ como que nunca anda lejos,/ entre tanta gente blanca/ llevô también a un moreno/ presumido de
cantor/ y que se tenîa por bueno./ Y como quien no hace nada/ o se descuida de intento/ (pues siempre es muy conocido/ todo aquel
que busca pleito),/ se sentô con toda calma,/ echô mano al estrumento/ y ya le pegô un rajido./ Era fantâstico el negro,/ y para no
dejar dudas/ medio se compuso el pecho./ Todo el mundo conocio/ la intencion del aquel moreno:/ era claro el desafîo/ dirigido
a Martin Fierro,/ hecho con toda arrogancia,/ de un modo muy altanero./ Tomô Fierro la guitarra/ — pues siempre se halla dispuesto
—/ y asï cantaron los dos,/ en medio de un gran silencio » (p. 322).
18 « Y suplico a cuantos me oigan/ que me permitan decir/ que al decidirme a venir/ no solo jue por cantar,/ sinô porque
tengoa mas/ otro deber que cumplir./ Ya saben que de mi madré/ fueron diez los que nacieron;/ mas ya no existe el primero/ y mas
querido de todos :/ muriô por injustos modos,/ a manos de un pendenciero » (p. 338).
19 Le terme vient dcpayar, c'est-à-dire chanter dans le cadre d'un échange concurrentiel entre deux gauchos (lespayadores).
L'étymologie — non attestée — du mot pourrait être payo, paysan, et viendrait de la région de Leôn en Espagne.
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GAUCHO, PÎCARO ET ARGENTIN
Fierro refuse le dialogue en invoquant le silen- qui fait justement problème : l'emploi de la
ce : « Enfin, ta langue s'arrête/ après un' telle violence comme condition nécessaire et suffi-
bavette » (p. 227 2 0 ). sante à la constitution d'une « modernité »
La controverse renvoie au meurtre gratuit argentine. Comment établir à présent le rap-
qui la fonde : un meurtre pour rien, c'est-à- port entre le picaro et le gaucho ? Comment
dire pour occuper le vide auquel est condam- identifier ce que leur relation représente face
né, dans l'Argentine de la modernité de Sar- à la politique d'extermination de l'altérité ra-
miento, l'homme d'« humble couleur 2 1 ». Le dicale incarnée dans la figure de l'Indien ? Je
triomphe du gaucho sur le Noir s'avère de la crois que la réversibilité du gaucho en picaro
sorte une victoire à la Pyrrhus. Chassé à son et vice versa permet d'expliquer le rôle que
tour de la pampa, le gaucho ne laissera derriè- Fierro, ses fils, le vieux Viscacha et le fils de
re lui qu'un mythe à partir duquel se constitue- Cruz jouent par rapport à la violence. L'idéolo-
ra une identité en trompe-l'oeil, celle de gème d'espièglerie intrinsèque au fonctionne-
l'« Argentin », qui permettra de fonder en rai- ment même du personnage du picaro issu de
son l'« oubli » majeur de l'histoire argentine : la tradition hispanique rend pour ainsi dire le
le génocide de ses premiers habitants. Le Martin personnage irresponsable. La figure du picaro
Fierro de Hernândez fait ainsi appel à la vio- assure donc une sorte d'impunité aux actions
lence pour faire passer la violence ; il s'agit meurtrières du héros du poème de Hernândez.
d'une stratégie paradoxale moyennant laquel- Jorge Luis Borges souligne à juste titre le ca-
le le meurtre du non-Blanc se banalise ; or la ractère homicide de l'action de Fierro à l'égard
violence à l'égard du Noir est pour ainsi dire du Noir :
une violence au deuxième degré, dans la me-
sure où elle fait écran entre le gaucho et Dans une taverne il insulte une femme, obligeant son
compagnon, un Noir, à se battre et, brutalement, il l'assassine
l'Indien. Le meurtre du Noir a donc ici fonc- dans un duel au couteau. Nous avons écrit qu'il l'assassine
tion de trappe par laquelle disparaît le massa- et non qu'il le tue, parce que l'homme insulté qui se laisse
cre organisé des premiers habitants de la terre entraîner dans une bagarre qu'un autre lui impose est déjà
vaincu par lui. Cette scène, non moins impitoyable que la
argentine. Refalosa de Hilario Ascasubi, est peut-être la plus connue
Il s'agit ainsi d'une fausse éristique, c'est-à- du poème, et elle mérite la réputation dont elle jouit.
Malheureusement, les Argentins la lisent avec indulgence
dire d'une controverse dont l'enjeu est para-
ou avec admiration, et non avec horreur (p. 36 22 ).
doxalement de ne pas discuter à partir de ce
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Borges ne va pas au-delà ; il sent pourtant que l'assomption (au sens de assumere, c'est-à-
ce meurtre devrait être le symptôme de quel- dire prendre avec sot) du gaucho comme
que chose susceptible de produire des effets figure emblématique d'un rapport argentin à
d'« horreur ». S'il y a une éthique dans l'analyse la terre, le Martin Fierro peut être posé en
d'un texte littéraire, elle ne peut qu'obliger le tant que livre fondateur d'une sorte de « ratio-
lecteur à passer outre cette « horreur », c'est- nalité de l'étendue » ; la pampa y est, pour
à-dire à soulever le couvercle que l'élégance ainsi dire, fondée en raison par le truchement
rhétorique et pourtant lucide de Borges se d'une mécanique d'identification avec Yethos
contente de laisser en place tout en signalant du gaucho. Dans la mesure justement où la
au passage l'endroit où le poème de Hernân- thèse centrale du poème de Hernândez exige
dez fait problème. Le terme « horreur » n'est un droit pour le gaucho, la pampa devient le
pour Borges qu'un cliché grâce auquel il éva- lieu de sa mise en pratique. C'est parce que le
cue à son tour la violence qu'il a découverte : gaucho doit être protégé qu'il faut que la loi
c'est l'ouverture, peut-être accidentelle, de la puisse s'appliquer à l'ensemble de l'étendue
boîte de Pandore que représente le caractère « argentine ». Or, curieusement, la deuxième
assassin du héros du texte emblématique de partie du texte insiste sur la résignation du
l'identité argentine. gaucho. Ce mouvement qui va de la révolte à
Le Martin Fierro modélise ainsi la logique la résignation dresse un obstacle entre le gaucho
d'un rapport au topos : ïcpays peut, par l'en- comme figure emblématique d'une nationa-
tremise du gaucho, être argentinisé. Le pro- lité et comme mythe manipulé qui légitime la
cessus de légitimation du droit à la jouissance jouissance de la terre. La loi même qui bafoue
d'un territoire ayant appartenu à l'autre trouve les droits du gaucho doit être respectée, afin
de la sorte l'une de ses conditions de possibi- que le huacho demeure : c'est Y orphelin
lité dans le littéraire. Dans ce sens précis, picaresque sur le plan de l'identification identitaire
l'opposition entre les discours de Sarmiento et qui intéresse ici, non pas le sujet problémati-
de Hernândez ne serait qu'apparente ; je veux que confronté à un ensemble de techniques
dire que les deux discours convergent vers capitalistes modernes qui n'ont que faire de
une exclusion comme base nécessaire à leur lui.
enracinement dans un locus amœnus — Aussi la réappropriation de la figure du
l'Argentine de la modernité de Sarmiento — gaucho permet-elle de considérer la violence
débarrassé de toute éventualité de rencontre à l'égard de l'autre comme inévitable ; le dé-
dialogique avec l'aborigène. Or ce que le litté- sespoir de Fierro, la perte de son patrimoine,
raire met ici à l'œuvre n'est rien d'autre que le de sa femme et de ses enfants rendent explica-
conditionnement même du regard qui sous- bles son penchant pour l'alcool et les excès
tend l'image du sujet argentin. Puisque la cons- qui s'ensuivent. Cela engendre une causalité
titution de l'identité argentine passe par destinée à créer des effets d'atténuation ; un
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23 « Y ansï me gusta un cantor/ que no se turba ni yerra ; y si en su saber se encierra/ el de los sabios projundos,/ decîme
cuâl en el mundo/ es el canto de la tierra » (p. 328).
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essentiellement leurré, conditionne la modéli- sophique qui ne trouve pas de séjour dans le
sation du gaucho de Hernândez. Dans ce sens, poème de Hernândez. La question du Noir n'a
la question qu'il pose au Noir renvoie à renon- donc comme fonction que de positionner la
ciation d'une rhétorique de la douleur. C'est joute entre les deux chanteurs sur le terrain,
dire qu'elle vise d'emblée à le reléguer dans favorable à la douleur, qui sous-tend le lien à la
l'impasse d'un lieu de parole extérieur à l'espace pampa.
argentin. La « terre », dans la bouche de Fierro, Dans ce contexte, la réponse de Fierro s'inscrit
ne renvoie qu'à la pampa. Le Noir n'y est dans un registre pragmatique et son ton pater-
qu'une aberration, une sorte d'abstraction que naliste en dit long sur le caractère précon-
ses questions à caractère philosophique — le traint de l'antagonisme entre les deux guitaris-
temps, la durée, etc. — se chargeront de con- tes :
firmer. C'est ainsi que le lien à la terre caracté-
risera la démarche de Fierro ; sa stratégie face Nègre, je vais te le dire
selon mon pauvre savoir :
au Noir consistera dès lors à exacerber une le temps n'est que le retard
certaine sensibilité à l'égard de la nature tan- des choses de l'avenir.
dis que le Noir, quant à lui, s'enfermera dans Sans aucun commencement,
il ne pourra terminer ;
des questions d'ordre métaphysique :
car le temps est une roue,
la roue est l'éternité.
Si vous répondez cett' fois,
Et si l'homme le divise,
tenez-vous donc pour vainqueur :
c'est bien seulement pour suivre,
je tends la main au meilleur ;
je crois, ce qu'il a vécu
et sur-le-champ dites-moi :
ou ce qui lui reste à vivre (p. 223 25 ).
quand le temps fut-il créé,
pourquoi Dieu l'a divisé ? (P. 2232"*.)
Une traduction plus conforme à l'esprit du
L'irruption du problème du temps crée un texte devrait en réalité dire : « le temps n'est
effet d'abstraction qui permet d'effacer la fi- que le retard de ce qui est à venir ». Retard qui
gure du Noir. Or cet effacement nous est ne peut se dévoiler que dans l'avènement d'un
montré comme s'il opérait à partir de sa pro- futur, le temps du gaucho renvoie à une con-
pre source. Je veux dire que le chant du Noir, ception ironique et créole du problème philo-
contrairement à celui de Fierro, ne peut que sophique par excellence. Si, en suivant Hei-
s'effilocher dans le cadre de sa propre abstrac- degger, on considère le temps comme l'horizon
tion : sans assises, démuni d'un lien à la terre, où la vérité de l'être est susceptible de se
il se réfère à un univers de spéculation philo- dévoiler, on ne peut, par extrême contraste,
24 « Si responde a esta pregunta/ tengasé por vencedor./ Doy la derecha al mejor/ y respôndame al momento :/ ^Cuândo formô
Dios el tiempo/ y por que lo dividiô ?» (P. 336.)
25 « Moreno, voy a decir/ segûn mi saber alcanza :/ el tiempo solo es tardanza/ de lo que esta por venir;/ no tuvo nunca
principio/ ni jamâs acabara./ Porque el tiempo es una rueda,/ y rueda es eternida;/ y si el hombre lo divide/ solo lo hace, en mi sentir,/
por saber lo que ha vivido/ o le resta que vivir » (p. 336).
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GAUCHO, PÎCARO ET ARGENTIN
26 « No procedo por soberbia/ ni tampoco por jatancia,/ mas no ha de faltar costancia/ cuando es preciso luchar,/ y te convido
a cantar/ sobre cosas de la estancia./ Ansi prépara, moreno,/ cuanto tu saber encierre;/ y sin que tu lengua yerre,/ me has de decir
lo que empriende/ el que del tiempo dépende/ en los meses que train erre » (p. 336-337).
27 Ce qui, du reste, ne peut que laisser perplexe si l'on tient compte du fait que le Noir est présenté comme « un pauvre noir
$ estancia » (p. 218) — « un pobre negro de estancia » (p. 331) —, qui doit donc bien connaître les activités agricoles saisonnières.
28 « Y aquï, pues, senores mïos,/ dire, como en despedida,/ que todavïa andan con vida/ los hermanos del dijunto,/ que
recuerdan este asunto/ y aquella muerte no olvidan » (p. 339)-
29 « Primero rue la frontera/ por persecuciôn de un juez ;/ los indios fueron después,/ y para nuevos estrenos/ ahora son estos
morenos/ pa alivio de mi vejez » (p. 340).
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à lui-même ; je veux dire étranger au clivage deuxième fils de Fierro : les vols du vieux
qui fonde le caractère hybride, fortement am- Viscacha ont un rapport de symétrie avec le
bigu, de sa démarche. Ni tout à fait héros, ni pathos du gaucho. Ce que le gaucho vole est la
tout à fait victime, le gaucho de Hernândez mort de l'autre ou, si l'on veut, son rapport à
sert essentiellement à matérialiser un rapport la mort. C'est une mort soufflée pour ainsi
à la terre fondé sur une douleur exclusive. Une dire, une mort dont le texte ne fait son deuil
douleur qui met en marge la douleur de l'autre qu'en la rejetant dans la marge d'une couleur
au profit de la sienne propre. qui n'a plus cours dans l'Argentine régie par
C'est là que réside le caractère picaresque du les techniques de l'argent. Là se trouve, à mes
gaucho. C'est lapicardia absolue : faire passer sa yeux, le pathétique du gaucho ; le traité des
propre violence pour celle d'autrui ; autrement passions du gaucho présuppose, en effet, un
dit se réapproprier la douleur d'autrui par une blanchissement de la pampa dont il se fait
usurpation en quelque sorte de son discours. l'instrument. Ce traité subsume sous le même
C'est ainsi que le cliché du barbare, de l'incivilisé genre les catégories de la douleur et de la
et du méchant est assigné au Noir : mélancolie ; l'extrême mélancolie du picaro
dans le texte renforce le seuil de la douleur qui
Je m'méfie toujours des gens
à la face humblement noire.
marque la différence entre le gaucho et le
Lorsque la colèr' les prend, Noir. La douleur du gaucho diffère le rapport
leur barbarie est notoire : à la douleur autant chez le Noir que chez
ils sont comme une araignée
toujours prête à vous piquer (p. 227 30 ).
l'Indien ; partant, elle les empêche de s'identifier
autrement qu'à travers la perspective du seul
L'objet de la violence — le Noir — subit ainsi habitant de la pampa habilité par le poème à
une deuxième violence qui curieusement effa- chanter la terre.
ce la première ; le fait qu'il ne puisse pas Tout se passe en fait comme si la logique
exprimer les griefs inhérents aux circonstan- picaresque présidant à l'émergence de la vio-
ces du meurtre — l'agression verbale de carac- lence chez le gaucho avait comme fonction
tère essentiellement raciste adressée par le première de gommer la responsabilité du Même
gaucho à la compagne du Noir — établit un dans la disparition de la partie noircie, la
tabou que le poème n'enfreint que sous la partie mal dite de l'étendue territoriale, c'est-
forme d'une sorte de refoulé de cette noirceur à-dire de la pampa argentine ; l'appropriation
qui hante le texte de Hernândez. de la pampa trouve de la sorte ses fondements
Aussi peut-on également établir un parallè- dans le geste picaresque. Ceci permet de com-
le avec le caractère picaresque du tuteur du prendre autrement le ton plaintif et geignard
30 « A hombre de humilde color/ nunca se facilitar/ se llega a enojar/ suele ser de mala entrana ;/ se vuelve como la
arafia/ siempre dispuesta a picar » (p. 340).
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GAUCHO, PÎCARO ET ARGENTIN
31 Dans la version originale en espagnol, le ton picaresque de l'interpellation à connotation fortement raciste — l'une des
plus fortes d'après moi de toute la littérature argentine — dévoile mieux la violence des insultes du gaucho à l'égard de la femme
du Noir qu'il va tuer : « Al ver llegar la morena,/ que no hacîa caso de naides,/ le dije con la mamûa :/ — « Va...ca...yendo gente al
baile »./ La negra entendio la cosa/y no tardô en contestarme,/ mirândome como a perro :/ — « Mas vaca sera su madré ».// Y dentrô
al baile muy tiesa,/ con mas cola que una zorra,/ haciendo blanquiar los dientes/ lo mesmo que mazamorra :/ —« Negra linda »—
dijeyo—/Megusta...palacarona »./Ymepuseatalariar/estacoplitafregona ://« AlosblancoshizoDios ;/alosmulatos,SanPedro ;/
a los negros hizo el diablo/ para tizôn del infierno » (p. 151-152).
32 « Vaca » veut dire, bien entendu, vache, et « zorra » désigne la femelle du renard.
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33 Le passage en espagnol rend avec beaucoup plus de précision le caractère à la fois arrogant et sinistrement ironique du
meurtre : « Me hirbïo la sangre en las venas/ y me le afirmé al moreno,/ dândole de punta y hacha/ pa dejar un diablo menos.// Por
fin en una topada/ en el cuchillo lo alcé,/ y como un saco de gûesos/ contra el cerco lo largué.// Tiré unas cuantas patadas/ y ya cantô
pa el carnero./ Nunca me puedo olvidar/ de la agonïa de aquel negro.// En esto la negra vino,/ con los ojos como agi/ y empesé, la
pobre allî/ a bramar como una loba./ Yo quise darle una soba/ a ver si la hacïa callar ;/ Mas pude reflexionar/ que era malo en aquel
punto,/ y por respeto al dijunto/ no la quise castigar./ Limpie el facén en los pastos,/ desaté mi redomén,/ monté despacio y sali/
al tranco pa el cafiadôn » (p. 154-155).
34 Voir Castillo Durante, p. 271-315. Le lecteur intéressé par un approfondissement de la question du rapport entre l'argent
et l'émergence du concept d'argentinité trouvera dans cette étude une tentative de problématisation dans le cadre de l'Argentine
contemporaine.
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GAUCHO, ET ARGENTIN
La violence qui fonde l'argentinité du poème vées. L'élément picaresque y joue, d'après
de Hernândez demeure voilée ; la logique pi- moi, un rôle essentiel, dans la mesure où il
caresque qui en est responsable révèle, sous la permet d'entériner le refus de l'autre à partir
mélancolie geignarde du gaucho, une pure d'une tradition profondément hispanique (celle,
stratégie de séduction. C'est la séduction du bien entendu, du picaresque classique) ; ceci
martyr, face à laquelle Nietszche ne pouvait explique que la figure matérialiste du voleur
que préconiser la méfiance : Viscacha accapare immanquablement l'attention
des critiques. Or — et c'était là l'essentiel de
Il est si peu vrai que des martyrs prouvent quoi que ce soit
quant à la vérité d'une cause, que je suis tenté de nier
ma thèse — le masque du picaro obéit à une
qu'aucun martyr ait jamais rien eu à voir avec la vérité. Le stratégie scripturale qui comprend également
ton sur lequel un martyr jette à la face du monde ce qu'il le discours de la violence du gaucho ; les
« tient-pour-vrai » exprime déjà un niveau si bas de probité
intellectuelle, une telle indifférence bornée pour le
idéologèmes de racisme dans son rapport faus-
problème de la vérité, qu'il n'est jamais nécessaire de sement dialogique à l'autre font état d'une
réfuter un martyr. La vérité n'est pas une chose que l'un crispation de laquelle émerge le « chant de la
posséderait et que l'autre n'aurait pas : seuls des paysans et
apôtres de paysans à la Luther peuvent concevoir ainsi la
terre » argentin. Autant dire que ce chant n'est
vérité. On peut être assuré que sur ce point la modestie, la argentin que dans la mesure où son intensité
modération, augmente en fonction du degré de con- fait écran aux voix d'une douleur radicale-
science que l'on apporte aux choses de l'esprit. Savoir à
fond cinq ou six choses et refuser, poliment, de savoir
ment différente. En d'autres mots, le poème
autre chose [...]. Prendre la «vérité» au sens où tout de Hernândez réfléchit son argentinité grâce à
prophète, tout adepte d'une secte, tout libre penseur, tout l'opacité d'un meurtre dont le contrepoint —
socialiste, tout homme d'Église prend ce mot, c'est la
preuve absolue que 1 ' on n ' est pas encore sur la voie de cette
le chant du Noir autant que celui de l'Indien —
discipline intellectuelle, de cet empire sur soi, indispensable n'a droit d'expression qu'en tant que refoulé.
pour trouver une vérité, si minime soit-elle. — Les martyrs, Or le refoulé du Noir qui fractionne en contre-
soit dit en passant, ont été dans l'histoire un grand malheur :
ils ont séduit (p. 218-219).
point le texte nous reporte à un désir
indéracinablement noué à la loi. L'abattage de
Dans le type d'analyse que j'ai privilégié ici, l'autre ressortit ainsi à un rejet, qui condamne
les conditions de possibilité du martyre du le Même à se pétrifier dans la répétition, tou-
gaucho semblent proportionnelles à l'intensité jours niée, du geste d'effacement de la dou-
meurtrière de son passé. La séduction qu'il leur qu'il cause. La loi s'en porte garante. C'est
opère doit être désarticulée si l'on veut mettre sur elle que le Martin Fierro se fonde pour
en lumière ce qui la sous-tend. Le seuil de la élaborer son martyre du gaucho.
douleur du gaucho consiste en une série d'effa- Bien que cette loi pourrisse à vue d'œil dans
cements d'autres souffrances sur lesquelles le le poème, ce que j'appelle le « chant argentin
texte demeure soit muet, soit en position de la terre » y trouve son point d'ancrage.
anamorphosique, c'est-à-dire, très précisément L'abattoir se trouve au cœur même de ce
ici, créateur de perspectives éthiques dépra- pourrissement. La métaphore de l'Argentine
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en tant qu'immense abattoir à ciel ouvert cons- L'enjeu picaresque œuvre, à mes yeux, dans
titue la clef de voûte de l'économie discursive ce cadre ludique où le macabre et le poétique
du rapport du sujet à la terre. En un sens bien ont partie liée. Ce qui doit être lu — le sens
précis, ce que le gaucho chante est donc avant étymologique de légende — dans le poème, ce
tout la légende de sa propre mort. Car en sont les conditions rendant nécessaire et suffi-
supprimant l'autre, il élimine par la même sante la disparition du Noir sous les couleurs
occasion la partie noircie du Même. Ce gom- irresponsables du picaro, afin que la blan-
mage du trait mal dit, qui rappelle la spoliation cheur, l'« argentinité » du chant de la terre,
à l'origine de l'usurpation du chant de la terre, demeure. Dans cette perspective, le Martin
anticipe la mort du gaucho. Car le propre de Fierro de Hernandez peut être lu comme une
Fierro est de s'aveugler sur ses actes meur- entreprise orientée sur l'entérinement d'une
triers, autant lorsqu'il égorge les Indiens que politique de représentation de l'autre — l'Indien,
lorsqu'il éventre le Noir. N'a-t-il pas besoin de le Noir — sous la figure stéréotypée d'une
faire appel à l'alcool avant de tuer ce dernier ? animalité menaçante.
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Références
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