Une Voie D'approche Au Mystère de La Croix: Vivre Sa Mort Dans Les Traditions Initiatiques D'afrique Noire
Une Voie D'approche Au Mystère de La Croix: Vivre Sa Mort Dans Les Traditions Initiatiques D'afrique Noire
Une Voie D'approche Au Mystère de La Croix: Vivre Sa Mort Dans Les Traditions Initiatiques D'afrique Noire
2024 17:29
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* Didier Mupaya Kapiten, D.Th. est prêtre de la congrégation des Oblats de Marie
Immaculée et il enseigne la liturgie et l’inculturation à l’Institut Africain des Sciences
de la mission à Kinshasa. Ses recherches actuelles portent sur les rites africains dans
une perspective d’inculturation dans et par la liturgie. Il a récemment publié (2008)
Mystère du Christ et expérience africaine. Rites et histoire du Congo comme témoi-
gnage de vérité chrétienne, Paris, L’Harmattan.
ments et réactions des entourages des mourants, dans une synergie favo-
rable à la recherche contemporaine des meilleurs moyens d’accompagner
les mourants vers une « bonne mort ».
Mais vivre la mort implique aussi des valeurs culturelles qui orientent
et donnent sens aux attitudes devant sa propre mort ou la mort des autres.
Ces attitudes sont commandées par les significations religieuses ou philo-
sophiques qu’on attribue à la mort. En Afrique, les rites initiatiques qui
articulent le système de pensée traditionnel reposent sur des expériences
vécues comme une véritable mort faisant renaître à une vie nouvelle
(Mupaya Kapiten 2008, 204-206). Mais que signifie, dans ces traditions,
vivre sa mort ? Et, devant l’appel du dialogue interreligieux et de l’incultu-
ration de la foi chrétienne, comment cette signification africaine du vivre
sa mort peut-elle interagir avec le mystère de la croix du Christ ?
Le présent article tente de répondre à ces questions. Nous commençons
par établir les perceptions de la mort en partant de la pensée religieuse
sous-jacente aux traditions initiatiques. Ensuite, nous considérons la
manière dont les rites funéraires transforment la mort en un regain de vie
pour la famille. Le point culminant de l’article est le troisième. Il aborde le
vécu de la mort dans les rites initiatiques en relation avec le destin et la
vérité religieuse de l’homme. Les deux derniers points articulent un essai
de lecture initiatique du mystère de la croix et la manière dont la mort
vécue dans les traditions initiatiques spiritualise l’homme. À la fin du par-
cours, nous verrons que les traditions initiatiques rejoignent le mystère du
Christ sous une forme de célébration vivante et qu’ensemble, ils reflètent
quelque chose d’universel qui dévoile, en Afrique, un « soubassement
culturel et spirituel capable de la grâce et de la rédemption selon l’évan-
gile » (Sanon 1990, 39).
1. « Au commencement Dieu créa l’homme et lui dit : “Reste avec moi, car si tu
t’éloignes, il peut t’arriver malheur et tu mourras.” L’homme, hélas !, n’obéit point,
et un jour, il disparut et s’éloigna sur la terre. Alors Dieu lui envoya deux messagers
porteurs de deux paroles : c’était le lézard et le caméléon. Seule serait efficace la
parole du messager qui arriverait le premier. Au lézard, Dieu dit : “Va, cherche
l’homme et porte lui cette parole : Désormais les hommes meurent, et meurent pour
toujours ! ” Puis, Dieu dit au caméléon : “Va, cherche l’homme et dis-lui : Désormais,
les hommes meurent et reviennent à la vie ! ”
Les deux messagers se mirent en route. Le lézard, qui était malin, s’approche du
caméléon et lui dit : “Prends le chemin de gauche ; moi je prends celui de droite. Mais
retiens bien mon conseil : la terre est fragile ; si tu cours, tu vas l’ébranler sous tes
pas… Marche lentement, lentement ! ”
Le lézard prit les devants, rencontra l’homme et lui dit : “Désormais, dit Dieu, les
hommes meurent, et meurent pour toujours !…”
Quand le caméléon arriva, c’était trop tard. Depuis ce jour, les hommes meurent et
ne reviennent plus. »
Ce mythe du lézard et du caméléon est très répandu en Afrique centrale. Le fait qu’on
le retrouve en “centaines et centaines de variantes” (Vetö 1961, 77), aussi bien chez
les Soudanais que chez les Bantous, est considéré comme un signe de son ancienneté
(Mveng 1974, 149).
2. « Un chasseur appelé Kassongo visita sans y être autorisé le village de Mauesse
[Maweze = Dieu] pendant la saison sèche, temps marqué par la mort et le dessèche-
ment des êtres célestes. Un jour, Mauesse fit une observation au chasseur et en même
temps, il lui remit un paquet. Peu après, le fils de Kassongo mourut. Ce dernier, ne
comprenant pas ce qui arrivait, — en ce temps les hommes jouissaient d’une vie
éternelle — retourna au village de Mauesse pour s’en informer. Alors on lui fit com-
prendre que le paquet reçu précédemment contenait la punition de sa transgression,
et on lui conseilla de retourner chez lui, de placer son fils décédé sur une natte et de
le pleurer. Kassongo fit ce que Mauesse lui avait prescrit, tous les gens se rassem-
blèrent autour du cadavre et se mirent à danser tout en se lamentant. Cependant
Mauesse envoya son chien pour voir si les humains mangeaient et riaient au lieu de
pleurer. Le chien retourna chez son maître et dit : “D’abord, j’ai vu les hommes se
lamenter. Puis j’ai vu les hommes manger, puis j’ai vu les hommes se lamenter.
Ensuite, j’ai vu les hommes jouer et rire”. Mauesse proféra alors la sentence :
“Puisque les hommes ne peuvent même pas être tristes, alors ils doivent tous
apprendre à mourir.” » (Frobenius, repris par Zahan 1970, 74).
3. Louis-Vincent Thomas le démontre par l’« algèbre rituelle » qu’il a discernée dans les
articulations symboliques des rites funéraires négro-africains : « Le problème qui se
pose à [la famille éprouvée] est […] le suivant : étant donné que la mort vient de lui
infliger une perte, c’est-à-dire d’introduire dans le système un signe négatif “−”,
quelles transformations faudra-t-il effectuer pour qu’à la fin nous puissions récupérer
un signe “+”, un gain positif de vie ? La solution est la suivante : la mort a introduit
un signe négatif. Mais comme à l’intérieur du système tous les termes sont solidaires,
cinent dans l’idée que c’est par la solidarité dans la mort que l’on peut
venir à bout de la mort, comme cela apparaît aussi dans le mystère du
Christ4. En soudant la famille autour du défunt, le rituel funéraire apparaît
dans sa signification initiatique. D’abord, dans le sens où il fait participer
à la mort pour dépasser les affres de la mort. Ensuite, au sens de l’initiation
comme articulation identitaire engageant le destin commun. Enfin, au sens
d’apprendre, comme cela apparaît dans l’idée d’« apprendre à mourir » qui
investit le rite funéraire d’une fonction liturgique, en tant que célébration
signifiant un culte à Dieu.
On le voit, en Afrique, le problème de la mort et de la vie se pose au
centre de « la rencontre de l’homme avec Dieu à travers l’expérience de la
vie de tous les jours » (Mveng 1987, 16). C’est à partir de la vie quoti-
dienne que la mort accule l’homme à son destin de vérité, au point de fixer
l’enjeu du rite initiatique (Kahang’a Rukonkish 1987), là où la mort se fait
expérience et se donne à vivre.
Nous pouvons donc retenir qu’en Afrique noire la ritualité funéraire
apparaît comme étant d’institution divine, comme l’expression d’un culte
divin où l’homme s’initie à mourir pour venir à bout de la mort. La ritua-
lité initiatique, en revanche, est d’institution ancestrale (Mupaya Kapiten
on ne peut en modifier un sans que le changement se répercute sur tous les autres.
On commencera donc par généraliser le signe négatif grâce à une série d’interdits qui
affectent l’ensemble des registres énumérés plus haut, vocabulaire (nom du mort),
alimentaire, sexuel, travaux agricoles, élevage, habitation (on vide la case). Mais en
généralisant la négation sur le plan réel on aboutirait pour tout le groupe à la mort.
D’où une deuxième opération destinée à inverser le mouvement.
Quel va être le point de départ de cette nouvelle série ? Au moment de la mort, on a
substitué au feu domestique un feu rituel : feu D/feu R. C’est une métaphore de degré
zéro, le feu est transposé du réel au symbolique. Or, comme disent les linguistes, le
degré zéro est celui qui met en cause la totalité du système. Ce feu rituel va donc
durer pendant les sept jours de deuil. La sortie de deuil va consister à généraliser
l’opération de substitution alimentaire de base (lait, farine, haricots) couleur blanche
(kaolin). La sortie du deuil s’appelle “blanchir”, on blanchit les hommes, les trou-
peaux, l’eau lustrale pour purifier la case, on boit le lait rituel, on accomplit l’acte
sexuel, on réintroduit les mâles dans le troupeau, etc.
Bref, la valeur négative que l’on avait généralisée sur le plan réel est transformée sur
le plan symbolique en valeur positive par la revitalisation de tous les registres, ali-
mentaire, sexuel, agricole, d’élevage, d’habitation, etc. Par cette sorte d’algèbre
rituelle, la famille, prise comme un tout, atteste symboliquement sa pérennité de vie.
Le système est cohérent. » (Thomas 1987, 321)
4. Dans sa méditation sur la descente du Christ aux enfers, Hans Urs von Balthasar
montre que c’est en vivant pleinement, avec solidarité, la mort des pécheurs que le
Christ l’a vaincue et leur a offert la vie en Dieu (1981, 156-158 et 170-171).
6. L’initiation mukanda, par exemple, manifeste cette victoire sur la mort à travers une
cérémonie grandiose et solennelle à la sortie de l’initiation : « […] le circonciseur
symbolisé, selon le chant initiatique, par le léopard (kholoma) substitué par une
espèce de rat rayé (mbángá) […] doit être tué par les jeunes circoncis avant leur
départ victorieux du lieu de tribulation rituelle. Le cœur du rat est mangé par le
premier initié de la génération, au cours d’un repas sacrificiel. Quant à l’esprit
(mvumbí) du mukanda matérialisé dans le tronc de l’arbre muséngédi, il donne lieu
à une cérémonie spectaculaire très évocatrice, pendant la nuit qui précède l’abandon
définitif du camp d’initiation. On le suspend à deux poteaux, on y met le feu, et les
néophytes munis chacun d’un bâton le battent au rythme de chants et instruments à
percussion, jusqu’à son anéantissement complet. Les cendres sont enterrées avant le
bain purificateur à la rivière et la mise des tenues de parade. Or l’esprit du mukanda
dont ils ont tant enduré, c’est comme un symbole global et suprême de l’obstacle et
de l’adversaire… » (Mudiji Malamba 1989, 163).
7. « Hébreux est le texte du N.T. qui, pour décrire l’être et l’action du Christ, lui attri-
bue le plus de noms ou de titres, souvent absolument uniques. » (Cothenet 1984,
305). Fils, Christ, roi, apôtre par excellence (3,1), Grand-prêtre de notre confession
(3,1.6), Initiateur du salut, Précurseur (6, 20 ; voir 12,1-2) ; Grand pasteur des brebis
(13, 20), etc.
(Marheinecke, voir Urs von Balthasar 1981, 171) de sorte que « toute
tragique qu’elle est », la mort devienne « selon le dessein créateur, l’extrême
contraire de ce qu’elle paraît » (Durrwell 1994, 46). Mystique africaine de
l’initiation et mystère chrétien du salut s’accordent pour chanter à l’unis-
son une « victoire intérieure » à la mort sacrificielle, qui aboutit à la résur-
gence d’une vie affermie. Mais si le Christ rencontre sa mort dans la kénose
jusqu’aux enfers (voir Ph 2,5-11 ; aussi Urs von Balthasar, 147 et 157), la
tradition initiatique saisit la mort dans la cosmogonie. Dans l’« univers
“animé” et hiérarchisé », la mort initiatique opère des « changements de
relations », de régimes existentiels et d’états de vie. Elle relance une esca-
lade vers les ancêtres, vers les « esprits » et les forces vitales, en direction
de Dieu. Escalade que Mgr A. T. Sanon appellerait gravir « une échelle de
Jacob » (Sanon 1990, 39-44).
Conclusion
Références
Abiven, M. (1979), « La mort et le mourir », dans Universalia 1979. Les
événements, les hommes, les problèmes en 1978, Éd. Encyclopoedia
Universalis, p. 159-162.
Agossou, J. M. (1983) « Foi chrétienne et spiritualité africaine », dans
L’Afrique et ses formes de vie spirituelle, Kinshasa, FTCK, p. 303-310.
Birago Diop, Le souffle des ancêtres, <http://www.uwb.absyst.com/down-
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Cothenet, É. et al. (1984), Les écrits de saint Jean et l’épître aux Hébreux,
Paris, Desclée.
Diagne, M. (1980) « Dialectique de la vie et de la mort en Afrique Noire »,
Le Soleil, 21 mars.
Durrwell, F. X. (1994), Regards chrétiens sur l’au-delà, Paris, Médiaspaul,
p. 46.
Faye, A. (1997), Le thème de la mort dans la littérature seereer, Les
Nouvelles Éditions Africaines du Sénégal, p. 170-176.
Gwete, L. (1995), « L’art mortuaire : sa place et sa signification en Afrique
noire », Cahiers des Religions Africaines, 29/58, p. 59-82.
Hochegger, H. (1997), « Discours d’ouverture », dans Mort, funérailles,
deuil et culte des ancêtres chez les populations du Kwango/Bas-Kwilu
[en R. D. Congo]. Rapports et compte-rendu de la IIIe Semaine d’études
ethno-pastorales, Bandundu 1967, Publications du CEEBA, série I,
vol. 3.
Kabasele Lumbala, F. (1990), Symbolique bantu et symbolique chrétienne.
Rencontre dans la liturgie, Kinshasa, Éd. Filles de St-Paul.
Résumé
Vivre sa mort est une réalité complexe, voire paradoxale qui échappe à
l’expérience immédiate. L’article l’aborde à la lumière de l’expérience reli-
gieuse fondamentale de l’Afrique noire. En partant des rites funéraires et des
rites initiatiques en tant que morts symboliques, on établit un parallélisme
systématique, une homologie suggestive, entre la dynamique africaine de la
mort initiatique qui fait avancer sur l’axe dialectique d’accroissement de la
vie et l’économie du salut par la croix qui ouvre à l’homme l’accès à Dieu.
Cette caractéristique partagée permet de voir dans la croix du Christ une
réalisation concrète devant laquelle la tradition initiatique peut se redécou-
vrir comme dans un miroir, tout en y découvrant quelque chose de facile-
ment crédible. La réalité du vivre sa mort est donc saisie, au point où logique
chrétienne et logique africaine se rencontrent. Elle apparaît comme une
disposition religieuse et une marche de la personne humaine dans l’élévation
spirituelle vers Dieu.
Abstract
Living one’s own death is a complex and paradoxical reality which escapes
the immediate experience. This article sheds light on this complexity from
the fundamental religious experience of Black Africa. From the funeral and
the initiation rites considered as symbolic deaths, one can establish a syste-
matic parallelism, a suggestive homology, between the African dynamic of
the initiatic death that leads to the dialectic line of the growing of life and
the salvation economy through the mystery of the Cross that ends in
human’s divinization. This shared characteristic enables the African
Christian to see through the Cross of Christ a concrete realization in which
the initiatic tradition can lead to the process of its own discovery as in a
mirror by finding therein something easily credible. In sum, the lived expe-
rience of one’s death is grasped where both the Christian and the African
logics find a common ground, as a starting point of a dynamic of spiritual
uplifting towards God.