On N'est Pas Sérieux Quand On A Dix-Sept Ans - Document - Samson, Barbara Cuny, Marie-Thérèse - 1996 - (Paris) - Fixot
On N'est Pas Sérieux Quand On A Dix-Sept Ans - Document - Samson, Barbara Cuny, Marie-Thérèse - 1996 - (Paris) - Fixot
On N'est Pas Sérieux Quand On A Dix-Sept Ans - Document - Samson, Barbara Cuny, Marie-Thérèse - 1996 - (Paris) - Fixot
à 17 ans
ON N’EST PAS SÉRIEUX
QUAND ON A DIX-SEPT ANS
je
OA
BARBARA SAMSON
DOCUMENT
FIXOT
© Fixot, 1994,
ISBN : 2-253-13947-5 - Jr publication
ISBN : 978-2-253-13947-8 - jr publication- LGF
- LGF =
A mon père, ma mère, mon frère,
ma Sœur.
À ma grand-mère
A Éric.
C’est peut-être cela que l’on cherche
toute sa vie, rien que cela, le plus
grand chagrin possible, pour devenir
soi-même avant de mourir.
Louis-Ferdinand CÉLINE
ON N’EST PAS SÉRIEUX
QUAND ON A DIX-SEPT ANS
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genre de fille que l’on respecte, que l’on approche avec
précaution, que l’on aime par-dessus tout. Et par-dessus
toutjevoudrais
que l’on m'aime. Un jour le prince viendra.
Avoir dix-huit ans, être libre de l’enfance, majeure éva-
dée des déjeuners de famille, aimée par un.
Quand je rêve à cet amour-là, je n’arrive pas à le nom-
mer, à me dire un « type », un « mec », un « homme », un
« garçon ». Il n’a pas de nom celui qui se promène dans
mon rêve. Il aura le sien, et je le trouverai beau.
Quand je rêve à cet amour-là, l’image est précise, en
couleurs. Je sens, je vibre, je vois tous les détails, l’image
est parfaite. Il y a deux chevaux, en haut d’une falaise.
Nous sommes deux cavaliers qui contemplons le soleil cou-
chant derrière la mer, orange et rouge. Je vois des petites
vagues s’égratigner au pied de la falaise, ourlées d’une
blessure de dentelle blanche, sous le vent léger. Pas de
musique, un grand silence. C’est une contemplation.
Lui, brun, les yeux verts, la peau dorée, ni trop blanche
ni trop mate, les cheveux flottant sur la nuque et au ras des
épaules. Il porte un jean délavé, une ceinture, des bottes de
cavalier, une chemise blanche à manches longues, ouverte
sur la poitrine par trois ou quatre boutons. Une chaîne de
baptême autour du cou, et un foulard bleu, noué sur le côté,
qui se balance avec le vent.
Moi, je suis en robe blanche de coton toute simple, lon-
gue, avec de fines bretelles, un petit décolleté très sage bou-
tonné sur le devant. La taille moulée, la jupe qui s’évase,
des chaussures de tennis blanches. Mes cheveux sont lâchés
dans le dos, bruns et luisant sur le blanc de la robe virgi-
nale. Je ne porte aucun bijou.
Devant nous, le coucher de soleil, le bord de la falaise,
quelques mouettes silencieuses que l’on voit passer. Aucun
bateau. Juste l’odeur de la marée qui monte, eau salée,
algues. Il fait doux. Nous nous tenons la main, nous ne
disons ni ne faisons rien. Seul le paysage compte.
Derrière nous, des prairies, où d’autres chevaux libres
broutent l’herbe fraîche, une forêt proche, visible. Tout est
désert, calme, vert, nous allons galoper côte à côte.
Je le sais doux, généreux. Il aime le travail. Nous parta-
geons la passion des chevaux et du silence de la nature.
Fantasme de mes douze ans, rêve éveillé immobile.
Le mouvement n’est là que lorsque nous galopons,
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visage au vent. Il est dans la puissance des jambes des che-
vaux, ce sont eux qui nous emportent, pas nous qui diri-
geons. Les chevaux vont où ils veulent avec grâce et
élégance, celle de la liberté totale.
C’est fou, cette image, c’est impossible, ça n’existe pas.
Si je racontais ça aux copines du lycée. Ou à la psy.
S1 je lui disais ce que je pense vraiment de moi. Que je
m'efforce toujours dans la rue de marcher la tête haute,
d’avoir une allure, de me grandir, afin de montrer aux
autres que je ne suis pas n’importe qui, que l’on ne peut
pas m’aborder comme ça en claquant des doigts, ou en me
sifflant.
Si je lui disais que la plus belle chose au monde, c’est
un cheval, que le plus grand plaisir, c’est de sentir entre
mes jambes la puissance de ce galop qui m’emporte.
Il faut une attitude particulière, à cheval, faire attention
à ses gestes, à sa position. La prestance est une position
magnifique. Je suis bien à cheval, hyper bien. Lointaine
comme j'aime.
Si je lui disais que j’ai peur qu’on me touche, peur qu’on
m’approche pour me dénuder. Que je suis vierge, sage.
Maigre par révolte, fière par exigence, possessive par
besoin. Rêveuse par nécessité.
Si je lui disais que je n’aime de moi que l’idée que l’on
m'aime ?
Plus rien à lui dire, à cette psy. Sauf que je jette mon
assiette, parce que c’est l’assiette que ma mère a mise sur
la table. Que je hurle pour prendre une claque qui ne vient
jamais. Et que... Rien.
La vraie histoire est à moi. Pas à eux. L’explication, je
la trouverai en moi, pas avec elle.
L’attente dans le couloir de ce cabinet de province où la
« psy » de Paris ne vient que deux fois ‘
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Combien de flirts ? Cinq ou six, depuis mes douze ans.
Bruno, le premier, il me trouvait géniale. II a dit à une
copine de CM2 : « Barbara, c’est pas un cageot. » Une
autre copine, une nouvelle arrivée en cours d’année, me l’a
volé. Une blonde. Je n’aime pas les blondes. Gros chagrin.
Mais j'étais la première de la classe, elle n’était que la
deuxième. Bonne élève et gros chagrin.
Le dernier, c’est David, j'avais seize ans, l’année der-
nière. Deux jours après une tentative de suicide. Une parmi
d’autres. Toujours la même chose : une boîte de pilules
dans l’armoire à pharmacie — celle de ma mère —, lavage
d'estomac, et on recommence.
Toutes les copines, ou presque, ont déjà eu des rapports
sexuels. Pas moi. Je ne suis pas comme tout le monde. J'y
pense très fort, je sais que ce sera difficile et que je ne suis
pas prête. J’ai peur de tout. De la nudité énormément, de
la proximité des corps. Pourtant, je sens l’impatience. Mais
il faut découvrir le bon garçon.
Les garçons parlent mal des filles, ils disent « baiser »
tout le temps. Au fond, je les connais mal. Et en tout cas,
je ne ferai jamais le premier pas. Surtout pas.
J'ai l'impression d’être un oiseau, un de ces oiseaux qui
traversent les océans, l’Atlantique ou le Pacifique, qui ont
subi toutes les tempêtes du monde, tous les orages du
monde, qui n’ont même pas eu le temps de sécher leurs
ailes et sont complètement ébouriffés de partout, qui ont la
nausée, le mal de mer, qui ne sont plus capables de se poser
quelque part sans avoir peur de dégringoler de la branche.
Confusion mentale. Où est le début de mon histoire ?
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colères, mes larmes seule dans ma chambre. Ne jamais
pleurer devant les autres, c’est indécent.
Tout est confus dans ma tête, à part cette histoire de flan...
etcouteau,
de Je ne sais plusà qui j'en veux ; à moi ou
aux autres.
On m'a larguée dans la nature en me disant de changer
d’assiette, en quelque sorte. Et me voilà dans ce centre.
On m'a enfermée quelque part pour me faire manger, pour
combler ma violence à coups d’assiettes pleines. Je hais la
bouffe. Je me hais d’avoir un problème avec ça.
Cet endroit est rempli de vieux et de gros. Ils m’ont
regardée comme une extraterrestre.
Présentation, admission, visite rapide chez le médecin
qui ne dit mot, attribution d’une chambre au cinquième
étage. Envie de pleurer ; tristesse pathologique, désert
affectif, dirait la psy qui m’a expédiée ici. Je range mes
affaires. Livres, musique, une peluche pour la sécurité.
Les arbres sont au loin, je n’irai pas en promenade.
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Provence. Et puis je lui demande des nouvelles de Chartres,
si ça bouge là-bas, ce qui se passe en ce moment, ce que
font les copines du lycée, des trucs comme ça.
Je m’emmerde, je me fais chier, on se glande. c’est le
genre d’expressions que j’emploie avec elle, notre jargon.
Il n’y a pas vraiment d’élégance là-dedans.
Mais je n’écris plus de poèmes pour l’instant. J'essaie de
grandir en lisant ceux des autres. Rimbaud, Shakespeare,
Musset. °
Souvent, pour rejoindre ma chambre, au cinquième
étage, je prends l’ascenseur, je suis fainéante, les marches
ça ne me branche pas. Le sport non plus. A part le cheval,
ma passion. Mais dans l’état où je suis, j’aurais du mal à
me tenir sur un cheval. La tête qui tourne, les jambes qui
flanchent... A force de refus.
A la maison je demande :
— Qu'est-ce qu’on bouffe ?
Ma mère me répond, par exemple :
— Côtes d’agneau
Alors je dis :
— Encore ! J’en ai marre, toujours la même chose.
Ma mère me répond :
— Tu refuses de manger certains trucs, j'essaie de te
faire les choses que tu aimes.
— Donc, c’est l’agneau, le porc, le rosbif ou la viande
hachée, et les escalopes de dinde. Toujours de la viande.
Les légumes, ça passe. Moi, j’en ai marre de toujours bouf-
fer la même chose !
— Oui, mais c’est ça ou c’est rien. Tu ne manges rien,
sinon.
Bref, la discussion démarre et je repousse l’assiette. Je
refuse tout ce qu’elle propose. Parce que je n’aime pas ça,
parce que manger de l’agneau ce n’est pas bien, parce que
ce petit animal est gentil, alors pourquoi je le mangerais ?
Le bœuf, je veux bien, la viande hachée, ou du rosbif aussi,
mais le bifteck, ça passe pas. Le steak haché non plus.
Alors que la viande hachée, ça marche. C’est curieux. Et je
ne sais pas pourquoi. C’est stupide d’en arriver là pour un
steak ou une côte de porc. Mais je ne me vois pas faire un
effort. S’il me faut manger, je mange des gâteaux, des trucs
comme ça. Mais qu’on ne me parle pas de viande, de faire
un repas normal, convenable. Un repas, c’est se retrouver
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tous en famille. Et ça, je le refuse, je fais tout ce que je
peux pour ne pas être présente aux repas de famille. Donc
je refuse la cuisine de ma mère. Par contre, j'irai plus tard
avaler une pizza ou m’acheter un sandwich. Au lycée, je
refuse aussi la cantine. Et si je peux éviter de rentrer à la
maison à midi, je m'offre le «casse-dale » avec «la»
copine, ou on se fait un petit resto.
Ici, c’est déjeuner à midi, dîner à 6 h 30 ! L’horreur.
Des gens dans l’ascenseur me parlent, me demandent
pourquoi je suis là. Alors, je leur explique l’anorexie, etc.
Ça ne m’emmerde pas vraiment qu’on me le demande. A
eux, je n’ai pas besoin de demander pourquoi ils sont là,
c’est visible, ils sont là pour maigrir. Moi, je ne suis pas
grosse, alors évidemment ils me demandent qui je suis,
mon âge, mon nom. :
Pas lui. Il n’a pas l’air curieux de moi, lui.
Nous ne nous sommes pas présentés. Jusqu’à ce déjeu-
ner, deux jours après mon arrivée, j’ignorais qui il était.
Frisson dans le cou, il se penche à ma table.
— Au fait, est-ce que tu aimes lire ?
— Oui, j'adore la lecture.
— On pourrait se retrouver après le déjeuner ? On s’at-
tend dans le couloir ? J’ai écrit quelques textes, j’aimerais
que tu les lises, que tu me donnes ton avis-
— OK.
C’est étrange. Il n’a pas une tête à écrire. J’ai toujours
pensé que les gens qui écrivent ont une sensibilité qui doit
apparaître sur leur visage. Et aussi que cette passion est
réservée aux filles. Etonnant, un garçon qui écrit, de nos
jours. Surprenant qu’il me propose à moi, une inconnue, de
lire ses textes. Pourquoi moi ? Tentative d’approche, ou
parce que je suis différente des autres, ici ?
Son regard est troublant, mais je n’y décèle pas cette
sensibilité particulière dont je parle. Il est ici pourquoi ?
La grosse Sophie ne m’est pas d’un grand secours.
— Il sort de l’hosto, d’après ce que j’ai compris. Conva-
lescence.
— Il dit qu’il écrit des textes, c’est curieux, non ?
— Tu verras bien. C’est dégueulasse, les brocolis. Tu ne
manges pas ton fruit ?
Nous n’avons pas les mêmes valeurs, cette grosse fille et
moi.
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Il m'attend dans le couloir, souriant. Je le vois réellement
de près pour la première fois. Mince. A partir de la taille :
le torse musclé, les épaules larges qui bougent sous son
sweat-shirt.
— Tu viens ? C’est dans ma chambre.
Il me trouve belle. Son regard le dit encore. Nous mon-
tons jusqu’à sa chambre, au premier étage. Là où est le
balcon d’où il m’a repérée sous le soleil.
Nous parlons de choses banales. Je m’entends répondre :
— Anorexie. Il paraît que j’ai des problèmes avec ma
mère. Mais je me sens bien.
Bien... ce n’était jamais vrai jusqu'ici. Mais avec lui, je
me sens à la fois bien et inquiète. L'espoir de vivre quelque
chose.
— Et toi ?
— Cool, pas de problème.
Je l’ai entendu dire « cool » dix fois dans une phrase. Il
semble associer ce terme à n’importe quelle situation. Il
est cool, le temps est cool, cool, mec... cool, le temps qui
coule.
Ii me tend un cahier d’écolier à spirale. Je le feuillette
rapidement. Des petits textes. J’attendrai d’être seule pour
les lire vraiment ; à première vue cela paraît intéressant. Ce
garçon est particulier, ce n’est pas n’importe quoi, ce qu’il
a écrit. Il y a des bouquins partout dans sa chambre, une
tonne de cassettes, il me fait écouter successivement les
Doors et Fleetwood Mac.
— Tu aimes ?
— J'aime bien, mais je n’écoute pas vraiment ce genre
de truc, je ne me suis pas intéressée à ce style de musique.
Tu aimes Gainsbourg ?
Bavardages. J’examine le désordre ; le lit sur lequel il se
jette a été fait par la femme de ménage, mais tout autour
c’est le bordel. Livres, cassettes, vêtements éparpillés. Le
ménage n’est pas son truc. Quelques cartes postales de
chanteurs épinglées au mur. Sympa. Un peu hippie, le genre
baba cool.
Il dit qu’il a vingt-huit ans, que Jim Morrison est son
dieu de musique et de bibliothèque. Je me sens nulle, je ne
connais pas. Une autre époque pour moi. Vingt-huit ans,
dix-sept ans. Il est adulte, au fond, un peu soixante-huitard
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attardé, mais attachant et passionné dans ce qu’il dit sur la
musique, les textes des chansons.
Il fume énormément. Pas moi. Quelques cigarettes à mon
actif, sans plus.
— Je vais partir, maintenant.
— Comment tu t’appelles ?
— Barbara.
— C'est un très beau nom, Barbara.
— Et toi ?
— Moi, c’est Antony.
J'avais envie qu’il me le dise, mais il a fallu que je
demande.
Je me sauve, le cœur battant à cent à l’heure, le cahier
contre moi, heureuse. Je viens de rencontrer un type bien.
C’est à moi qu’il a proposé de lire ses écrits. Quelque chose
de très personnel, c’est donc qu’il s’intéresse vraiment à
moi, autrement que pour draguer bêtement. Une jolie
manière de faire connaissance.
Et aussi :
J'ai tout lu. J’ai rêvé sur cette fille qui est sienne.
A l’heure du dîner, il n’est pas là, je m'installe, ne mange
rien comme d’habitude ; en quelques minutes le repas est
fini.
Il est arrivé en retard, il est encore à table. Je ne peux
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pas me lever pour aller le voir et lui dire devant tout le
monde que j’ai lu ses textes. C’est trop intime.
Nous montons dans ma chambre, avec la copine Sophie,
regarder la télé ensemble, puis changeons d’idée. Je change
d’idée.
— Si on allait chercher Antony, pour passer la soirée
dans la salle de musique ? Ce serait plus sympa que de
regarder ça.
Il est avec un copain, nous nous installons pour discuter.
Antony se penche :
— Quel âge tu as, Barbara ?
— Quel âge tu me donnes ?
— Vingt-deux ans.
— J'en ai dix-sept.
Son visage recule. Il recule vraiment. Il me trouve jeune,
il prend ses distances. Je le sens. Et moi, je suis mal à
l’aise. Godiche, nunuche, trop jeune pour un type comme
lui.
Je veux me rattraper :
— J'ai tout lu, je trouve ça très très bien.
— Si vite ? Déjà ? T'as tout compris ?
— Je pense avoir compris. Ce n’est pas parce que j’ai
dix-sept ans que je suis illettrée ou incapable de compren-
dre ce genre de truc.
Il semble impressionné.
— Tu veux que je te rende ton cahier ?
— Non, non... Attends, garde-le, tu me le rendras quand
on pourra en discuter. J’ai envie qu’on passe un peu de
temps sur certains poèmes, que tu me donnes ton point de
vue, et moi le mien.
Au fond, tant mieux. Certains textes m’ont gênée, trop
crus, trop violents, je n’ai pas totalement compris. Cela me
permettra de les relire.
Nous dansons, et je me dévergonde. Je fume parce que
tout le monde fume. La veille rien, et tout à coup, je parle
clope, je vide mon paquet, je danse avec les autres, la gêne
s’est dissipée. J’ai dû me tromper sur lui, il n’a pas peur de
mon jeune âge, puisque j’ai compris ce qu’il écrit. Nous en
parlerons, je l’aiderai à faire attention à l’orthographe. D’où
vient-il et que fait-il pour être aussi négligent là-dessus ?
— J'ai fait une fac de lettres, cool, je me suis pas
attardé.. Trente-six métiers. pour la thune !
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Désinvolte, inquiétant de liberté affichée, pas même
conquise de haute lutte comme je tente de le faire depuis
mon enfance. Je me fous du monde entier, dit-il sans le
dire, dans l’attitude, les gestes, le demi-sourire, l’auréole
des poèmes que je trimballe dans ma tête depuis le
matin.
Barbara... Tu ne vas pas tomber amoureuse de ce. de
ce type en deux jours ? Sous prétexte qu’il t’a regardée du
haut d’un balcon, sous prétexte qu’il ondule devant toi
comme un serpent, sûr de te fasciner ?
On est là, à danser. Loin des corps et près des yeux. Il
ne ressemble à rien de ce dont je rêvais, à rien de connu
chez moi, à Chartres. Il sent l’aventure, la galère acceptée,
une vie de n’importe quoi. Il sent la souffrance, aussi, l’air
d’avoir mon âge sans en avoir la couleur. Il n’est pas de
mon milieu petit-bourgeois tranquille, papa maman qui tra-
vaillent; il ne parle de rien, ni de famille ni de ce qui l’a
amené là. Il a l’air.… revenu de tout et de rien, flottant dans
la vie, au gré de la minute qui dérive : Je suis là, on est
bien, je te trouve belle, je danse devant toi, avec toi, je
parle mal, je parle cool, mais je parle d’oiseau de mort et
d’étang verdâtre.
Qui est celui-là ? Je suis lasse de me poser des questions.
— Je vais me coucher. Tiens, après tout, je vais te rendre
ton cahier, on en reparlera demain, ce soir, je suis nase. J’ai
une cassette de Gainsbourg, tu la veux ?
— Je veux bien.
Je monte dans ma chambre au cinquième, je redescends
vers la sienne au premier. Je ne pense pas « chambre »,
intimité, enfermement à deux, je pense au cahier et à la
musique, je tends les deux trésors.
— Entre, on va l’écouter.
Nous écoutons, et tout compte fait nous parlons de ses
textes, des mots, du plaisir des mots.
Il dit :
— Je suis assez fier de ceux-là, j’en ai d’autres en tête.
2 heures du matin. Gainsbourg ne s’essouffle pas. Nous
avons parlé, parlé, et beaucoup ri.
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texte : « S’il se réveille, s’il voit que je ne suis plus là, il
va se poser encore plus de questions sur moi. Je ne veux
pas qu’on se quitte comme ça. »
J'ai très peu dormi, j’ai réfléchi tout le restant de la nuit,
avec une envie de parler monstrueuse, en repassant dans
ma tête tous les événements de cette soirée bizarre. Tout ce
qu’on s’est dit, ce qu’on a fait, les textes du cahier à spirale,
Gainsbourg, le baiser, les caresses, cette proximité. A ma
virginité aussi. J'étais bien dans ses bras, au fond, j'avais
envie de le faire, mais si peur, et puis pas comme ça, pas
dans une chambre de clinique. Pas juste le premier soir,
pour qu’il me lâche le lendemain matin. Perdre sa virginité
sur un coup de tête, non. Je ne le connais pas suffisamment.
J'ai bien fait.
Et si quelqu'un arrive, si quelqu’un nous trouve là, sur
ce lit, à moitié déshabillés ?
Je n’ai pas dormi du tout, en fait. Au matin, je suis
debout bien avant lui. Il est 7 heures. Je ne vais pas rester
couchée. Un coup d’æil sur le corps assoupi : il ronfle légè-
rement, lèvres ouvertes, torse nu, le jean en bataille. J’ai
l’impression d’être indiscrète.
J’enfile mon tee-shirt, ramasse mon sac. Sur le balcon je
serai à l’abri de ma gêne et des visites impromptues. Les
volets sont légèrement fermés, personne ne peut me voir de
l’intérieur, et, à l’extérieur, c’est un matin calme, le parc
est désert. De loin, pour un œil curieux, je ne suis qu’une
patiente des Pervenches au balcon de sa chambre.
L'heure avance, il y a un peu de passage, des gens qui
ont décidé de marcher pour maigrir, des silhouettes incon-
nues, un oiseau qui piaille sur une branche.
Je réfléchis en fumant, l’estomac creux, à ce que je vais
faire. Va-t-il m’en vouloir, ou pas ? Que va-t-il dire en se
levant ? Je suis mal. Tellement mal.
L’infirmière ne frappe pas à la porte, elle a un passe. Elle
dépose quelque chose sur la table. Il est 7 heures et demie.
Je ne bouge pas. Assise par terre sur le balcon, je prends
la précaution de ne pas faire de bruit, j'écoute. J’entends
l’infirmière dire bonjour à Antony et repartir. J’entends la
porte se refermer, Antony se lever. Alors, je me faufile dans
la chambre.
— Ah, t’es toujours là ?
Je réponds platement :
29
É
— Oui, comme tu vois, je prenais un peu l’air, ça fait >
34
je suis vierge, il devrait faire plus attention à moi, être plus
doux. Ce n’est pas le cas.
A un moment j’ai entendu un truc du style : « Détends-
toi, tout va bien se passer. »
Mais c’est à peine s’il l’a dit. Il n’essaie même pas de
me mettre à l’aise. Je suis si seule avec ce corps.
Je regarde des ombres, le cerveau anesthésié. Une seule
obsession : « Il faut qu’on le fasse. Il le faut. » Comme si
ma vie en dépendait. Une sorte d’examen-de passage qui
doit me libérer, faire de moi une adulte. La fille qui n’aura .
plus peur de dire : « Ce soir, j’ai pas envie. » Parce qu’elle
saura. La souffrance.
J'ai peur aussi que la porte s’ouvre et que quelqu’un
entre. Il a fermé à clef, mais les infirmières ont des passes.
C’est interdit ; personne ne l’a précisé, évidemment, mais
dans un endroit pareil, c’est évident.
Ce n’est pas romantique, un lit d’hosto.
Il me semble que c’est long, alors que c’est court. Et il
me semble qu’il n’est pas satisfait. Mais je ne connais rien
au plaisir.
Le soleil de juin n’est pas encore couché. Ce silence me
donne envie de pleurer. Cette impatience me fait mal.
Et j'ai horreur du sang. Tout ce sang, mon Dieu ! C’est
effrayant. ;
La salle de bains. Pas de lumière, je ne supporterais pas
mon visage, ni le reste. Me laver dans le noir. Survivre dans
l’obscurité.
Lui est resté au lit, il a allumé la télé. Il attend que je
revienne.
C'était nul. Probablement de ma faute. J’ai très mal et
pas seulement physiquement.
Il faut que je fasse mieux pour ne pas rester sur cette
impression de moche. On m’a toujours dit que la première
fois ce n’était jamais bien, jamais de plaisir, c’est donc nor-
mal. Ce qui m’a manqué surtout, c’est la tendresse. Avoir
mal, avoir honte, être gênée, s’efforcer de faire le moins de
bruit possible dans cette salle de bains minuscule, je peux
supporter. Mais l’absence de tendresse ?
Dire que j’avais rêvé cette nuit-là serait complètement
faux. J'en avais une peur sainte. J'ai rêvé l’avant, et
l’après.
35
Nuit de juin ! Dix-sept ans ! — On se laisse griser.
La sève est du champagne et vous monte à la tête...
On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête.
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un voyage en enfer. Je me sens privilégiée d’être sa confi-
dente. Et lorsqu’il me demande de me raconter, j'ai l’im-
ES de dire des banalités d’écolière, u e en Ssur-
place. Problèmes avec ma mère, ano lee Ma vi
lence est éme rune aoiescente endiMicultés patent
elationnel-
es, disait la psy.
Antony s’étire. Le tee-shirt remonte sur son dos musclé,
mince.
— Pourquoi t’es là, au fond ? T'es pas maigre. T'es
vachement bien foutue. Je te trouve belle, moi. J'aime ton
corps, j'aime tes seins, j’aime tes cheveux. J'adore tes
yeux. :
Belle, il le dit depui
on me le disait souvent. Puis plus jamais. Jusqu’à lui
Antony, personne ne me l’a jamais dit autant, Et différem-
ment. Quand il me voit nue, qu’il touche mon corps, il en
fait un poème à sa manière.
— J'aimela courbe de tes hanches. La rondeur de tes
fesses, j’aime. Tu me fais bander à dix mètres. J’aime.
Ce n’est pas très élégant je sais, mais si troublant lorsque
l’homme qui le dit vous enveloppe de ses bras, qu’il a sou-
dain cet œil carnassier, exigeant. Je me sens une autre, une
femme, il me redonne confiance en moi. Pouvoir terrible.
— J'ai fait une tentative de suicide.
— T'as pris des « médocs »?_
— Non. Pas cette fois-là. Mon médecin dit que je fais
une dépression, mais je refuse de prendre des médicaments.
Ça n’arrange rien. Je ne me sens pas vraiment malade non
plus. J'ai mes coups de colère, beaucou
mais je pense que c’est dû n milieu familial. A
, + également. J’étais mal dans ma tête et dans mon corps._
— Ils font quoi, tes vieux ?
— Avant, ma as tenait un bar-tabac. Elle a décidé ça,
jj'avais sept aps environ,etelle l’agardé septans Elle disait
À me
’on joignait re les deux bouts. C’était l’horreur. Il n’y
avait plus de famille. Je ne voyais plus ma mère. Je rentrais
du lycée l’après-midi, je traversais le bar, elle me voyait
même pas passer, c’était comme si je n’existais pas. Elle
était là, én train de discuter avec tous ces types au bar, je
supportais pas. Mon père, il rentrait du boulot, il donnait
un coup de main au bar. A 21 heures ils fermaient, à
22 heures ils se couchaient. Avec mon frère et ma sœur, on
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mangeait avant, on faisait nos devoirs tout seuls. On ne les
voyait quasiment pas. À une époque, il était question de
divorce. Le divorce, ça concerne aussi les enfants. On a
notre mot à dire là aussi. Ma sœur s’écrasait, mon frère
était jeune, il ne comprenait pas ; moi, je prenais la parole.
Je me faisais un peu « Mère Justice » de la famille. Je leur
ai toujours dit : « Si les parents divorcent, je n’irai pas vivre
avec maman, j'irai vivre avec papa. » C'était dit ; je leur
avais dit. Ça aurait anéanti la famille.
Le divorce, ça déchire
la famille. | ”
— Ils n’ont pas divorcé, finalement ?
— Maintenant, tout va très bien, ils sont toujours ensem-
ble, il n’est plus du tout question de divorce. Ils n’ont plus
le même amour qu’avant, mais il y a toujours quelque
chose, ça se voit. Ils ne restent pas ensemble simplement
pour nous préserver, nous. C’était une passade. D'ailleurs,
ma mère ne s’y est pas trompée, puisqu'elle a vendu le
café. C’est vrai qu’on gagnait bien notre vie avec ce café,
on était à l’abri du besoin. Après, ça a été beaucoup plus
difficile. On a déménagé, il a fallu retrouver un boulot. Mon
père avait le sien, mais pour ma mère ça a été dur. Elle est
restée un an sans travailler, elle a fait des crises de nerfs
pas possibles. Elle en avait après tout le monde, elle était
impossible à vivre et nous aussi, parce qu’on la supportait
difficilement. Mais ça s’est arrangé. Elle a de nouveau quel-
que chose, un travail stable, et tout va bien. On ne gagne
pas aussi bien notre vie qu’avant, mais on est heureux, c’est
le principal. Le fric, on s’en fout.
— La thune, c’est le principal. T’as de la veine, finale-
ment, d’avoir des parents comme ça. Fais pas Zorro avec
eux.
J'ai trop parlé. Et mal parlé. Je me raconte en simplifié.
Pour moi, cette histoire est plus grave. Trop grave. Mais
pour lui, rien n’a l’air vraiment grave.
— Moi, c’est galère... J’me fais chier. C’est comment,
Chartres ? ‘ :
— C’est sympa.
— Je t’emmènerai faire un tour à Aix, j’ai besoin de
shit. Te bile pas, c’est de la douce.
Autre monde, autre langue. La drogue, tout le monde en
parle, et pourtant, je suis une privilégiée ; chez nous, cela
40
paraît loin, très loin. Des histoires de journaux, de télé,
quelques ragots au lycée, mais sans plus.
Avant lui, j'étais vierge de tout. Vierge de savoir. Igno-
rante. Maintenant, j’entends battre la vie et sa face cachée.
Elle ne me tente pas, mais elle m’attire. Je veux savoir.
Zorro est toujours là, je me dis : « Barbara, tu vas l’aider,
le sortir de là. Il t’aime, alors tu vas lui servir de repère.
Un jour tu l’emmèneras à Chartres, pourquoi pas. Plus
tard... Quand tu seras sûre de lui. Pour l’instant, écoute,
supporte, attend. Un premier amour, ça se mérite. »
toute façon, ils ne peuvent rien nous dire. C’est moi qu’on
a convoqué, c’est pas toi, donc on nous fera rien.
Il essaie de me rassurer, mais je panique un peu.
Une demi-heure plus tard, il a l’air d’un petit garçon
puni.
— C'est bon, c’est arrangé, y’a plus de problème. C’est
rien. Elle m’a seulement dit que ça se faisait pas dans une
clinique, deux personnes ensemble, qu’il fallait pas que ça
se reproduise. Mais c’est tout, on craint rien.
Elle l’a sûrement mis en garde sur quelque chose de per-
sonnel puisqu'elle ne m’a pas convoquée, moi. Elle a dû
lui dire : « Tu es adulte, elle est mineure, fais gaffe, sinon
je te vire » Quelque chose comme ça. Mais je n’ose pas
poser de questions directes. Si on me considère comme une
gamine, il faut que je fasse plus grande. Trois mètres au
moins... D’ailleurs, il a l’air tout content, il sourit :
— Ils nous emmerderont plus, tout est réglé, ils veulent
juste un truc, c’est que ça se reproduise pas. Donc, tu vois,
t’es tranquille. On se fera pas piquer, on partira de la cham-
bre avant. On est tranquille. Viens.
42
je me suis rendu compte qu’il avait dû toucherà la drogue
parce que plusieurs fois il a roulé des joints devant moi.
— Bon, mais il a montré sa langue à un mec en lui
disant qu ’il avait des champignons là et là.
Je suis sidérée. Je n’ai rien remarqué, ltne m'en a pas
parlé non plus.
— Écoute, je ne pense pas que ce soit vrai, il me l’aurait
montré, je l’aurais vu, je l’aurais senti.
— Il y a plein de gens qui disent qu’il est séropo.
Là, mon cerveau s’arrête un instant. Je me dis: « Putain,
Ça y est, Ça recommence, cette histoire de séropositivité ?
Qu'est-ce qu’ils ont tous, ici ? »
— Je n’en sais rien, je ne veux pas croire ce que disent
les autres. Si c’était vraiment le cas, je pense qu'il me l’au-
rait déjà dit. Ou alors qu’il aurait fait gaffe, il n’aurait D
eu cette attitude avec moi.
— Moi, ce que je t’en dis, c’est parce que tout le centre
en parle.
Les adultes en parlent. Ils ont repéré notre liaison. Ce .
sont des ragots, du voyeurisme, ça donne un bon sujet de
conversationà tout le monde. Il y a un mec qui a lancé la
rumeur « Antony est séropo, Barbara va sûrement l’être »,
et ainsi de suite, de bouche en bouche, sans être sûrs de la
chose. Il faudrait qu’ils soient médecins pour savoir, ou que
lui-même en ait parlé à une seule personne. Et cette per-
sonne, ce serait forcément moi.
Ma copine fait comme les autres, elle colporte les
rumeurs. Je trouve ça dégueulasse. Je ne comprends pas
pourquoi ils s’en prennent à nous. Pour une fois que j’ai
l’impression d’être heureuse. Je suis avec quelqu’un avec
qui je me sens bien, et il faut que les gens essaient de tout
casser. J’ai l’impression que la terre entière m’en veut. Dès
qu’il y a quelque chose de bien, il faut que ça casse à un
moment ou à un autre. À la maison, j’ai la famille sur le
dos ; ici, c’est tout le centre. Parce qu’on est toujours
ensemble, qu’on se promène dans les allées, qu’on rit,
qu’on parle de tout. C’est génial. Mais eux, qui se prennent
pour la terre entière, ce petit monde préoccupé de son ven-
tre, de sa cellulite,ça ne lui plaît pas, une histoire d’amour
entre deux jeunes. Même Sophie. Pourtant, au début, je
m’en souviens, elle était d’accord avec moi. Elle m’a même
dit :
43
— Tu as bien fait de pas coucher le premier soir. T’as
raison. Comme ça, il te prendra pas pour une conne !
Qu'est-ce que je peux faire ? Évidemment, ça trotte dans
la tête. En parler à Antony ? C’est terrible d’aller voir quel-
qu’un pour lui rapporter des rumeurs, surtout si c’est faux.
Et puis ce mec a déjà passablement souffert. Ça ne peut
pas être bon pour lui d’apprendre ce genre de truc. Il a
souffert d’un manque de communication avec sa famille,
d’une mésentente avec son père. Ses frères sont lycéens ou
étudiants, ils le prennent pour un bon à rien. C’est facile de
dire ça d’un chômeur. Lui dit qu’il a travaillé, mais toujours
à court terme. Il m’a raconté qu’il était magasinier à un
moment. Après, 1l n’a eu que des petits boulots. Il en veut
à la société, il ne comprend pas pourquoi son père est si
méchant avec lui, pourquoi il faut se planter aux Assedic,
pourquoi on lui reproche d’avoir fait des conneries. La dro-
gue, c'était pour ça, à cause de ça. Maintenant que nous
nous sommes rencontrés, qu’il compte sur moi, je ne vais
pas me faire la rapporteuse de ces horreurs.
Téléphone aux parents. Discours convenu.
— Tu manges ?
— Oui, je mange.
— Tu as grossi ?
— Non. J’en sais rien.
— Est-ce que tu vas bien ? Tu as besoin de quelque
chose ?
— Ça baigne. Je vis ma vie.
Nous dormons enroulés l’un autour de l’autre. Passe la
nuit.
La femme de service apporte le petit déjeuner sans un
mot. Elle nous regarde d’un air froid. Surpris dans notre
sommeil, on est à poil, un peu dans le coltard. Le drap nous
recouvre, mais je suis dans les bras d’Antony. Il essaie de
se dissimuler sous le drap, mais elle n’est pas dupe. C’est
assez comique, au fond. Elle pose le petit déjeuner et repart
toujours sans dire un mot. On se regarde tous les deux et
on éclate de rire.
— Cette fois, on s’est fait piquer, Antony. Qu’est-ce qui
va se passer ? C’est cocasse comme situation.
— T'inquiète, elle a rien dit, on n’a rien fait de mal,
t’inquiète pas.
Après l’éclat de rire, la gêne. Il se rhabille pour redescen-
44
dre dans sa chambre, en continuant à se marrer fran-
chement.
— Tu t’en fous vraiment ?
— Je m'en tape ! Qu'est-ce que tu veux qu’on nous
fasse ?
— Je sais pas... je m’en tape aussi.
En fait, je pense aux parents. Ici, je suis dans une sorte
de pensionnat surveillé. Mineure. Je reste sous la coupe des
autorités. J’appelle autorités père et mère confondus, avec
les directrices de tout, du lycée et de ce centre. Au lycée,
si je ne fous rien, on convoque mes parents. Ici, si je fais
l’amour, on va convoquer qui ? Antony encore une fois ?
Je ne peux encore disposer de mon corps et de ma liberté
avec autant d’insouciance que lui. On peut me renvoyer du
centre. Retourner à Chartres maintenant, laisser Antony ?
Je suis mal. Pourtant, je décide de m’en foutre aussi. Il a
raison. Où est le risque ?
Mais qu’ai-je fait de ma pudeur, de ma façon de conce-
voir l’intimité ? À Chartres, je suis Barbara convenable. Ici,
je suis qui ? Le changement est là. Non seulement depuis
l’amour, depuis le sang, mais surtout dans cette étrange atti-
rance vers un comportement qui n’est pas le mien. Je parle
déjà comme lui. J’ai même ajouté tout à l’heure :
— Je m’en tape les c.….
INTERMEZZO
Baiser.
— T'inquiète pas, je te téléphone et on arrange un truc
pour se voir.
Comme le week-end nous pouvons sortir, aller dans la
famille ou chez des amis, je décide de passer tout le week-
end à Aix avec lui.
Je n’ai toujours pas dit « Je t’aime ». Lui non plus.
Il est donc parti le mardi.
Mercredi, je me suis ennuyée, sous les tilleuls de la pro-
menade, et devant mon assiette indécente.
Le jeudi matin, une infirmière est venue dans ma
chambre :
— Demain après-midi, le médecin veut vous voir, à
11 heures, à son bureau. Il veut discuter avec vous de tout
ce qui s’est passé ces derniers temps.
Ça recommence. Ils vont me faire chier, ils vont me dire
que, finalement, ils veulent prévenir mes parents. Je m’en
fous, je m’en fous, j’ai lu un texte dans le cahier crocodile :
50
Nous pourrions être si bien ensemble.
Le temps perdu à attendre est soustrait du plaisir,
il décapite les anges que tu détruis;
les anges se battent, les anges pleurent ;
Les anges dansent et les anges meurent,
affolés par ta beauté.
IMMENSÉMENT NAÏVE
56
Le vrai mal, c’était : «Il ne m’aime pas, puisqu'il m’a
fait ça. » L'absence d’amour était insupportable, inimagi-
nable. Là était le véritable refus, la vraie colère, l’ultime
humiliation.
Et, obstinément, j'allais chercher à me prouver le
contraire. Loin, très loin, dans la contemplation de l’hor-
reur. Cherchant à prouver qu’il s’agissait d’amour.
De mon histoire d’amour.
LE VOYAGE À AIX
60
LA MORT ET MOI
u.
Quand j'allais un peu mieux, il m’arrivait de les relire et
de me dire : « Quand même, à ce moment-là, j’étais mal
dans ma tête. Heureusement, ça va mieux, maintenant. »
Le maintenant ne durait que quelques semaines, parfois
deux. Et ça repartait, j’en écrivais une autre, un peu plus
dure encore. Mais je n’allais pas encore jusqu’au bout, il
n’y avait pas vraiment de désir de mort. J’appelais au
secours. Personne ne répondait.
Alors, j’ai décidé de le faire, en pensant vraiment y res-
ter. Novice, je ne connaissais pas les doses. Le plus simple
était de prendre la boîte entière. Mais si on me découvrait
trop tôt, j'avais une chance de m’en tirer. Par contre, en
prenant la boîte avant de m’endormir, le soir, il y avait peu
de risques qu’on m’en sorte. Alors je les prenais toujours
le soir.
71
, Spirale. J’en veux à ma mère qui ne s’est pas occupée
de moi. J'en veux à mon père qui supporte ma mère. Je
m'en veux d’être ce que je suis. D’avoir seize ans, de
l’acné, que ma vie ne soit pas ce rêve exigeant qui peuple
ma solitude. Je voudrais de l’amour. L’amour de tous, rien
que pour moi. Je suis affamée d’amour, pas de bouffe. La
seule chose que je peux serrer dans mes bras, c’est un nou-
nours — celui qui perd tous ses poils —, et je tire sur les
poils, je le tripote dans tous les sens.
Grand vide, plein de questions dans la tête. Prête à le
faire. }
Je vais fouiller dans mes médicaments, je les sors, je les
regarde. « Je les prends ? Je les prends pas ? »
Ça tourne dans ma tête jusqu’au vertige. Et arrive le
moment où vraiment je vais le faire.
Je ferme à clé. Je mets de la musique, le premier truc
qui me tombe sous la main. Parfois j’allume la télé en
même temps, je coupe le son et je zappe sur des images
mortes. Puis je m’assois sur le lit, pose le sac de médica-
ments à côté de moi, sors les comprimés, lis les notices.
Ma préférée est souvent la petite boîte verte et ronde de
tranquillisants. Je la serre très fort dans ma main, et ça
recommence : « Est-ce que je dois le faire ? Est-ce que je
ne dois pas le faire ? »
J'attends. La bouteille d’eau est à côté, j’en prends une
gorgée. Deux gorgées. Trois gorgées. Si j’ai du chocolat
ou des gâteaux qui traînent, je les bouffe aussi pour faire
passer.
Je ferme les volets et les doubles rideaux. « Pourquoi
sont-ils comme ça avec moi ? Pourquoi ne font-ils pas un
effort pour me comprendre ? Pourquoi j’ai dit ça ? Pourquoi
j'ai fait ça ? Je ne suis rien, personne ne m’aime. »
La musique hurle. Je pleure, je m’endors. Je suis morte
provisoirement. Lavage d’estomac. On recommence.
Spirale.
Pour finir, j’avais le choix. L’internement en hôpital psy-
chiatrique, ou le centre de cure au soleil du Sud.
La promenade sous les tilleuls. On n’est pas sérieux
quand on a dix-sept ans. Coup de foudre. Antony.
Pourquoi lui, pourquoi moi ? Qu'est-ce qu’il a pour que
je sois subjuguée à ce point ?
La mort vit en Antony. Je vis avec elle, je vis avec lui.
72
C’est encore une espèce de défi que je me lance là. Qui
va gagner de nous deux ? Est-ce toi, la mort ? Ou est-ce
moi ?
Pourtant, j’ai encore espoir de gagner. Je voudrais aller
jusqu’au bout. Casser ma vie. Montrer que j’existe, par
n’importe quel moyen.
Je me méprise un peu. A travers lui, je veux essayer de
m’aimer aussi.
Je ne peux plus reculer. Je n’ai pas d’autre choix que de
continuer à l’aimer. Puisque je ne peux pas le haïr.
Et il a besoin de quelqu'un ; j’ai l’impression d’être ce-
quelqu'un. Je me sens presque indispensable. Et pas le droit
de le laisser tomber. Pas maintenant. Il est malheureux.
Je l’ai traité de salaud très peu de temps, en fait. Il a été
salaud une journée.
Alors je refais l’amour avec lui, chaque week-end.
L'amour avec la mort. Puisque c’est elle qui m’aime.
FASCINATION
*
* *
71
détails, ou même aller à la bibliothèque d’Aïx-en-Provence
chercher un bouquin pour me documenter. À
Je me sais condamnée d’avance. C'était tellement
moche, tellement morbide, cette première nuit d’amour. J’ai
tellement saigné. Le sang est très contaminant, ça, du
moins, je ne l’ignore pas. Si je n’avais pas été vierge, beau-
coup de choses auraient été différentes. D’abord, je n’aurais
pas eu cette crédulité.
Mais je suis mineure, cette clinique était responsable de
moi. Ce médecin n’était pas forcément obligé de me dire
d’avance qu’Antony était séropositif, mais il aurait dû au
moins lui parler. Le prévenir : « Tu es contaminé, la gamine
ne l’est pas, fais gaffe. Mets des préservatifs, ou alors absti-
nence. Prends tes responsabilités. »
Ils n’ont rien fait. Eux aussi m’ont tuée.
Mes parents ne sauront rien. Je ne peux pas.
Orgueil, peur, humiliation, tout se mêle dans ma tête.
Je retrouve ma chambre et mes peluches, le petit frère
qui rigole, le père qui se tait, la mère qui guette.
Fr
79
qui ne l’ai pas reconnu immédiatement. Il s’est fait couper
les cheveux et ne m’a rien dit.
— Qu'est-ce que tu as fait ? T’es pas beau ! Tu aurais
pu me prévenir, quand même !
— Je te l’ai dit au téléphone : attends-toi à du change-
ment !
Je pensais à l’appartement ; c’est drôle comme il ne dit
jamais les choses directement. Il préfère que l’on devine,
il parle à double sens, ou pas du tout. C’est un code à
apprendre.
Il ne me plaît pas, ce changement. J’aimais bien ses che-
veux sur les épaules. Je les caressais souvent, et il disait :
— Tues la première femme à le faire, depuis la mort de
ma mère.
Autre changement :
— Tu sais... je travaille sur Marseille maintenant.
J'ai toujours peur de cette ville. Des cafés, des zonards,
des rues sombres qui sentent le danger. Le sentiment que
je dois partager Antony avec ces rues-là.
Il fait terriblement chaud. J’ai hâte de me retrouver chez
lui. Avec lui pour moi toute seule.
Ce soir, il y a match de foot. Evidemment, un Marseillais
ne rate jamais Ça.
Il n’y a pas beaucoup de meubles, mais l’appartement
est grand. Une grande pièce qui sert de salon, un balcon,
une chambre, une salle de bains, des toilettes, une cuisine
et un couloir assez grand.
— Dans la journée je ne serai pas là. Tu pourras aller à
la plage, tu prends le bus, je te montrerai.
Qu'est-ce que je vais faire toute la journée sans lui ?
Le match de foot est retransmis à la radio, ensuite nous
écoutons de la musique, discutons de tout et de rien, du
boulot, de mon mois de travail en entreprise.
Il est très fatigué. Il a un peu bu, de la bière. Il fume trop
de joints, comme d’habitude.
Nous nous endormons très tôt. Sans faire l’amour.
Un couple. Etrange couple. La nuit se traîne, je som-
meille tristement. |
Il se réveille et me prend dans ses bras.
Je suis heureuse. J’attendais cela depuis notre séparation.
C’est toujours une épreuve, mais je l’attendais quand
80
même. Je ne sais pas pourquoi. Une forme d’illusion. Peut-
être parce que je me sens femme dans ces moments-là.
Et puis j’ai moins peur depuis qu’il a parlé de prendre
des précautions. Je n’ai pas très bien compris son explica-
tion, mais, selon lui, la contamination ne pouvant se faire
que par le sperme, il se retirera. J’apprendrai plus tard que
c’est faux. Il ne me croit pas séropositive. Aucun danger
pour moi, dans sa tête. Sauf qu’il y a danger depuis le pre-
mier jour et notre semaine de « lune de miel ». Mais il
semble avoir annulé ce risque-là aussi. C’est sa technique
à lui.
J’ai tellement envie de le croire. Un peu. Beaucoup. Pas-
sionnément. Et si jy avais échappé ? Si je m'étais fait du
cinéma ? Au fond, je ne sais pas grand-chose sur ce sida.
Il doit avoir raison.
Ou bien il le dit pour me rassurer. Pour ne pas me perdre ?
Les seuls bouquins que j’ai pu lire parlaient surtout de
la phase finale. Comment on arrive au sida, comment on
en meurt. Ça me paraissait à la fois terrifiant et impensable.
Bien entendu, il y était question de rapports sexuels, mais
sans détails. Alors, si Antony le dit.
Antony le fait. Barbara subit.
J'aime l’idée de l’amour. Pas l’acte. Mais l’amour se fait,
il ne se rêve pas.
83
J'ai peu d’argent, pas de carnet de chèques, ni de Carte
Bleue. J’ai dit à ma mère que je passais deux semaines
chez mon « copain ». J'aurais l’air de quoi si je rentrais en
courant ?
Je me mets à la patience alors que ce n’est pas dans ma
nature. Il est vraiment la première personne avec laquelle
je suis d’une patience telle qu’elle en devient stupide. Avec
toujours l’espoir qu’il s’anime, qu’il me rejoigne, que l’his-
toire d’amour tourne au réel, ailleurs que dans mes rêves.
Avec de la frustration, aussi. Je voudrais savoir s’il
m'aime ou non. Certains jours je pense : « Oui, il m’aime. »
D’autres jours, en un éclair : « Il se fout de ma gueule. »
Il m'aime quand il rit, quand il parle, lorsqu'il pose des
questions sur moi, sur ma vie, sur mes envies, Sur ce qui
pourrait me faire plaisir. Mais c’est si rare.
Il m’a demandé de lui parler de Chartres, de ma famille,
de ce que font mes parents. Lorsque j’ai répondu que ma
mère était comptable et mon père fonctionnaire administra-
tif, il a répondu :
—"Ça va, ils gagnent bien leur vie, vous n’êtes pas des
pauvres !
Pour lui, fonctionnaire, c’est côtoyer des personnalités
plus ou moins importantes et gagner beaucoup de thunes.
On est friqué, donc on connaît du monde.
Quand j’ai dit que mes parents avaient une XM :
— C’est pas une voiture de merde, ça !
C’est une voiture spacieuse, confortable ; on peut dire
bourgeoise. Mais la seule option qu’ont pu s’offrir mes
parents, c’est l’allume-cigare.
Quand j’ai dit que nous vivions dans un pavillon, avec
un jardin, des fleurs, des animaux, il a vu la villa de rêve.
Il a toujours vécu en HLM, alors une maison, c’est le rêve.
Il dit de plus en plus souvent :
— Je comprends pas comment on peut être ensemble,
on n’est pas du même milieu ! Toi, en plus, t’es bourgeoise.
Ce mot fait toujours tilt, parce que je ne suis pas une
bourgeoise. Une bourgeoise est une fille de famille riche.
Ce n’est pas mon cas.
— Antony, nous ne sommes pas riches, mes parents tra-
vaillent, c’est tout.
— Oui, c’est vrai, t’as raison.
Mais il n’en pense pas un mot. Pour lui, je reste la petite
84
bourgeoise, la petite fille friquée. Il n’a pas la notion des
gens qui travaillent pour obtenir le peu qu’ils ont. Il ne
se rend pas compte que mes parents se tuent au boulot.
Je lui ai souvent parlé du café que tenait ma mère. Pour
lui faire comprendre que mes problèmes avec elle avaient
commencé là. Tout ce travail, tous ces hommes qui défi-
laient au bar, ce sentiment d'exclusion. J'avais horreur
de ce café. Plus de vie de famille, plus de repas en paix.
J'avais sept ans. Je ne bouffe plus depuis. Même si le
café n’existe plus.
Pour lui, c’est facile de tenir un café. Il voit le bar-tabac
PMU, la bière qui coule à flots, la thune qui dégringole sans
effort dans le tiroir-caisse. Une magie qui n’existe pas.
Il ne me demande pas d’argent, jamais. Il le demande
sans le demander. Souvent, ça part d’une histoire de shit.
— C'est galère, il faut que je m’achète du shit, tout ça.
Faut que je passe au distributeur.
Comme il habite dans un quartier paumé, sans distribu-
teurs d’argent, il faut retourner au centre de la ville et mar-
cher pendant un bon bout de temps. Et comme je suis
fatiguée, que je n’aime pas marcher, et qu’il le sait.
— Si t’as besoin de cinquante balles, je les ai, je te les
passe.
— Oui, ça m’arrange, on perdra moins de temps. Mais
t'inquiète pas, je te les rembourserai.
Mais il ne m’a jamais remboursée. Il lui faut une barrette
de shit tous les jours.
Un soir, il est teilement fatigué, bizarre, que je pense
d’abord à l’alcool. :
— Non, c’est un copain au boulot qui a ramené des
comprimés. On a pris ça avec une bière et ça nous a foutus
patraques.
Il replonge. Il parle de « médocs », de types qui lui en don-
nent. Je me surprends maintenant à examiner ses bras, à
comparer avec les miens. Ses veines sont noueuses, d’un
vilain bleu, presque violacé, mais je ne décèle aucune trace
de piqûre. Pour autant que j’en sois capable, d’ailleurs.
Toujours ce regard sombre, sans éclat, de plus en plus
mort. Et pourtant une résistance physique surprenante.
Il a maigri. Parfois il s’en rend compte :
— Je ne suis plus très gros, il faut que je bouffe.
Même en mangeant il ne prend pas énormément de
85
poids. Il se sent vidé, sans forces, puis repart à l’assaut
des bières, à la course au shit, aux médocs, aux tonnes
de café.
Est-ce qu’il est malade ? Est-ce que le sida est là ? I
n’en parle plus depuis son « Je suis désolé ».
Nous faisons silence.
Nous faisons l’amour de temps en temps. Mal.
Je fais patience.
Ce que je ne supporterais de personne, je le supporte de lui.
Sans violence de ma part, sans rien casser autour de moi.
Il ne se rend compte de rien. Je suis une passante à
Marseille.
Une passante dans sa vie ?
*
* *
DE GARE EN GARE
BILAN
96
— Tu es fatiguée, ton cycle est irrégulier. Ça va s’ar-
ranger.
Mon père s’est donné un mal fou pour que j’entre au
lycée de Rambouillet. Il ne force rien, il suggère.
.— C’est quand même dommage d’arrêter maintenant. Je
te laisse le choix, mais réfléchis bien à ce que tu veux faire
plus tard.
Je n’ai rien à proposer, pas envie de travailler. Je suis
complètement déprimée. J'attends. Je passe mes journées à
attendre à la maison. Mes parents téléphonént au lycée pour
dire que je ne viendrai plus, prétextant la dépression. Et je
passe la majeure partie de mon temps avec Farida, qui ne
travaille pas non plus. Nous parlons beaucoup de ça, du
boulot, du pas de boulot, de l’envie de rien. Pas de mes
angoisses, pas du sida.
Quand nous évoquons Antony, c’est d’un chagrin
d’amour que nous parlons. D’une brouille qui s’arrangera
peut-être entre lui et moi. Farida y croit. Elle croit tant à
l’ Amour.
Je
bouffe. La déprime me fait bouffer comme une vache.
L’amour frustré me rend boulimique.
Et je n’ai toujours pas de règles... Cette fois, il faut
accepter le médecin.
Mon père m’accompagne. Il reste dans la salle d’attente ;
il a l’habitude, il sait que je ne parlerai pas devant lui.
C’est notre médecin de famille, il me connaît bien, il sait
tous mes problèmes depuis l’enfance. On se tutoie.
— Tu as eu des rapports sexuels ?
Je raconte Antony, ex-toxicomane, mais sans dire qu’il
est séropositif. Il s’inquiète visiblement.
— On va faire un autre test de grossesse, une prise de
sang, ce sera plus sûr qu’une analyse d’urine.
— D'accord.
— Si tu veux, par précaution, je peux également deman-
der une recherche du virus du sida.
Je ne réponds pas, je le regarde droit dans les yeux.
C’est une acceptation.
S’il pouvait lire dans mes yeux, mon Dieu, lire ce que je
n’ose pas formuler : Antony est séropositif, je pense l’être
aussi.
J'ai peur. Il est fort possible qu’il se doute de quelque
chose, avec tout ce que je lui ai raconté sur les années de
97
toxicomanie d’Antony. Mais si, par bonheur, je ne suis pas
séropositive, je m’éviterai au moins cette honte devant lui.
Parce que j’ai honte. J’aime un garçon qui me fait honte.
Mon amour me fait honte. Je me fais honte. Tout n’est que
honte et humiliation depuis cette nuit de juin où j’ai tant
saigné…
Il rappelle mon père :
— Vous l’emmenez au laboratoire demain, qu’on lui
fasse faire ses prises de sang.
Et on part. Dans la voiture, mon père demande :
— Pourquoi des prises de sang ?
— Pour être plus sûr qu’avec le test d’urine.
Il est au courant, il en a parlé avec ma mère, mais avec
moi, jamais. Il essaie de me rassurer, mais n’a jamais été
très bon pour ça. Trop discret pour discuter de ce genre de
choses avec sa fille. Parler de grossesse, c’est difficile pour
un père. Mais il ne cherche pas à éviter le sujet, c’est déjà
un bel effort de sa part.
Il m’aime, ma mère m’aime. Pourquoi est-ce que je ne
peux pas accepter simplement cet amour-là ? Pourquoi
chercher ailleurs, dans la difficulté, le n’importe quoi, un
autre amour qui peut me tuer ?
HYPNOSE
100
— Un.
— Vous avez pris des précautions ?
— Non.
— Ïl faut que tu le préviennes et qu’il fasse le test. S’il
se pense séronégatif et qu’il est séropositif, puisque appa-
remment c’est lui qui t’a contaminée, il peut contaminer
d’autres personnes. Dès ce soir, appelle-le, préviens-le.
C’est fou. Je n’ai toujours pas dit qu’ Antony était séropo-
sitif. Et rien sur le reste, la suite de mes amours.
Le médecin va chercher les parents, et leur annonce la
même chose, toujours calmement.
C’est la première fois que je vois mon père pleurer.
Ils pleurent tous les deux, ma mère et mon père.
Ma mère me regarde et, je ne sais pas pourquoi, j’éclate
d’un rire nerveux.
— Ça te fait rire ? Tu rigoles ?
— Qu'est-ce que tu veux que je fasse d’autre ? Il vaut
mieux en rire. Qu'est-ce que tu veux que je dise ?
Cette maîtrise de moi que je m’efforce toujours de
conserver, quoi qu’il arrive, m’amène à un comportement
stupide, je le sais. Qui a envie de rire ? Personne. Ce n’est
pas un rire, d’ailleurs, c’est une défense. La seule à ma
disposition à cette minute précise. Alors que le mot tourne
dans ma tête comme sur un manège affolé.
Séropositive, séropositive, séropositive…
Le médecin essaie de m’expliquer comme il peut les cho-
ses les plus importantes. Les lymphocytes T4, les plaquet-
tes... la maladie en termes très techniques. Et je ne
comprends pas grand-chose.
Il fait une ordonnance pour une autre prise de sang, desti-
née cette fois à évaluer le taux de T4, et préciser où je me
situe par rapport à la maladie.
C’est fini.
J'essaie d’envisager des solutions sans en trouver aucune
et säns vraiment chercher non plus. Je ne sais pas de quoi
demain sera fait, ni ce que je vais faire. Tout ce que je sais,
c’est que je veux rentrer chez moi, être dans ma chambre,
écouter de la musique, et écrire à Antony pour lui annoncer
la nouvelle.
102
même pas à savoir s’il a contaminé d’autres personnes, la
réponse paraît évidente. Je n’ose même pas me poser en
victime amoureuse. J’ai suffisamment mal.
Avouer que je suis amoureuse d’un criminel ? J’éprouve
de la colère, de la rancœur, j’ai envie de le tuer. C’est un
salaud, une ordure de première. Ça aussi, il est inutile de
l’écrire. Je sais qu’il va donner de ses nouvelles. Bien
obligé.
Je vais mettre la lettre à la poste. Marcher dans les rues
de ma ville, croiser des gens. Hier je savais déjà, mais .
j'étais encore différente. Ce papier ne m’avait pas mise offi-
ciellement au banc des accusés.
« Barbara Samson, vous êtes accusée d’être séroposi-
tive. »
« Condamnée. »
Quand ? Jamais. Je refuse.
Depuis ma nuit de noces empoisonnée, il m’a condamnée
à être comme lui. Qu’a-t-il à dire pour sa défense ?
Connerie ? Désinvolture criminelle ? Absence d’infor-
mation ?
Les précautions qu’il a prises ensuite, du genre : « Ne
crains rien, je n’éjacule pas en toi. Pas de sperme, pas de
sida. », c’était encore de la connerie ?
C’en était.
Le médecin l’a dit. Il peut suffire d’un seul rapport.
Je vois du sang partout. J’ai horreur du sang. Une vierge
qui saigne, c’est une belle victime ?
Je deviens folle. Je le hais. Pourquoi suis-je retournée
l’aimer ? Pourquoi m’en foutre et me dire : « Maintenant,
ça n’a plus d’importance, le mal est fait ? » Ignorance…
C’est le plus dur. Personne ne pourra comprendre
qu'après avoir appris du médecin du centre qu’il était séro-
positif je l’aie rejoint quand même, airé quand même. Pas
même moi. Je ne comprends pas.
La boîte aux lettres est une drôle de blessure jaune, sale.
Le petit bruit de l’enveloppe une infime souffrance.
À celui qui a écrit dans le cahier crocodile :
REVOIR MARSEILLE
110
Un jour, il a voulu acheter du shit. Je l’ai attendu dans un
coin, je ne voulais pas être là quand il discutait des prix. Je ne
supportais pas. C’était un quartier malfamé. Un mec est passé
et s’est mis à me draguer. Je l’ai laissé dire, sans le regarder,
j'attendais qu’il comprenne et s’en aille. Soudain, Antony est
arrivé en courant, et a cogné sur le type, qui a filé. C’était si
rapide que j’ai mis quelques secondes à réaliser.
— Qu'est-ce qu’il te voulait ? Qu'est-ce qu’il t’a dit ?
— Rien, ce n’était pas méchant, il a essayé de me bran-
cher, c’est tout. On ne va pas en faire un drame. Il ne m’a
pas fait de mal.
— Je vais le planter, moi, ce mec. Il n’a pas à te parler,
ni à te toucher. T’es à moi, à personne d’autre.
Il frimait beaucoup en paroles, mais là, il commençait à
sortir un couteau. Je ne sais pas s’il aurait eu le cran de le
faire, mais il était soudain devenu fou parce que ce type
me regardait et qu’il me parlait. Je ne pouvais prendre cela
pour de l’amour.
Une autre fois, il a mis l’appartement sens dessus dessous.
— Je cherche mon fric. J’ai été prendre six cents balles
au distributeur, je les ai paumés. Je les cherche.
— Tu es sûr que tu les avais en rentrant à l’apparte-
ment ?
— Oui, je pense. J'ai été au distributeur, j’ai tiré six
cents balles, j’ai pris le bus et je suis monté à l’appart.
— Tu les as peut-être paumés dans le bus.
— Oui, mais c’est pas possible ! Tu te rends compte ?
C'est tout ce qui me restait pour finir le mois. Comment je
vais faire, maintenant ?
Et il s’est mis à chialer, à craquer. Il a pété des trucs dans
l'appart. Je ne savais pas comment faire pour le calmer. Je
lui ai dit :
— J'ai un petit peu d’argent, je peux t'aider en atten-
dant. Tu vas les retrouver. Va demander à ton père ou à ton
frère qu’ils te dépannent.
— Non, non, tu vas partir, je ne veux pas que tu vives
dans la misère comme ça. J’en peux plus, j’en ai marre, je
craque, tout le monde m’en veut, personne ne m’aime.…
Je ne sais même pas si c’était vrai, cette histoire de six
cents balles. Une phobie ou un délire de sa part ? Je lui ai
prêté de l’argent.
Il devenait de plus en plus fou si un médecin refusait de
111
lui prescrire le médoc qu’il demandait. Comme il trafiquait
ses ordonnances, le pharmacien s’en apercevait, et refusait,
évidemment, de lui donner les médicaments. Il était prêt à
tout casser, à tout foutre en l’air.
L’'Antony du début n’était pas celui-là. Je me souviens
du jour où il a été renvoyé du centre. J’ignorais alors qu’il
était séropositif. Je le revois devant la directrice, essayant
tout pour qu’on le garde, jouant tous les scénarios sur un
ton geignard, jamais agressif. Il savait bien que s’il devenait
agressif, c’était paumé d’avance.
— Vous comprenez, madame, je suis malade, je sors de
six mois d’hôpital, je suis fatigué, il faut que je me repose.
Dehors, ça va être la jungle, l’horreur. Vous n’avez pas le
droit de me virer comme ça. Ce n’est pas « éthique » de
votre part. Vous n’avez aucune sensibilité.
Je comprends maintenant qu’il était là encore, spontané-
ment, le drogué menteur et geignard. L’habitude de parle-
menter, de quémander… :
Je comprends pourquoi il peut dire : « Je suis désolé de
ce qui t’arrive, de ce qui nous arrive » plutôt que « Par-
donne-moi ». Il n’a jamais été responsable, il n’a jamais dit
que c’était sa faute. Un drogué ne peut pas penser qu’il est
un être responsable.
La pitié est venue. Remplaçant l’amour.
Remplaçant la haine aussi. Quelque temps.
Et puis un jour, alors qu’il triait des papiers, une photo
est tombée. Il était avec une fille sur une moto.
— Elle est jolie, non ?
— Oui, elle est jolie.
Ça m’a fait mal. Il était fier de cette photo, il l’a accro-
chée au mur. Je n’ai pas vraiment compris pourquoi. Je lui
avais donné plein de photos de moi et il n’en avait accroché
aucune.
— C'est qui ?
— Une nana que j’ai connue il y a un mois à peu près.
Elle est chiante, elle a plein de fric, mais dès que tu lui
demandes dix balles, c’est la croix et la bannière pour les
avoir, elle ne veut jamais m’en prêter.
— Mais elle ne veut peut-être pas t’en prêter pour faire
des conneries, je la comprends.
— Je vois pas pourquoi ça la gêne. Quand on est tous
112
les deux, elle est bien contente de m’avoir, alors je vois pas
pourquoi elle me fait chier pour une histoire de dix balles !
Chez lui, dix balles, ça voulait certainement dire cinq
cents francs. Et il en voulait à cette fille parce qu’elle avait
de la thune et ne lui donnait pas ce qu’il voulait.
Ils ont couché ensemble. Et sûrement sans préservatif. Il
ne m’a même pas dit son prénom, rien. C’était juste une nana
avec du fric et qui ne voulait pas lui en donner, c’est tout.
— Fais attention, Antony.
— Je sais ce que je fais.
Que répondreà ça ?
Sije la rencontre un jour, cette fille sur la moto, elle ou une
autre, j'irai la voir et je lui dirai, méchamment s’il le faut:
— Attention, il est séropo, et moi aussi.
C’est trop dégueulasse, ce qu’il m’a fait, pour que je le
souhaite à quiconque. Même à la dernière des garces.
Le mépris s’est installé insidieusement. Mais pas assez.
CINÉMAS
115
préservatifs existent! Je pense que je les aurais achetés. Je
l’aurais sûrement fait. Je n’aurais pas agi comme le person-
nage de Laura, même amoureuse. Au contraire, ma preuve
d’amour aurait été de rester avec lui malgré sa séropositi-
vité, avec les préservatifs. C’est cela que je considère
comme une belle preuve d’amour, parce que je ne l’aurais
pas rejeté.
L'exemple des Nuits fauves me paraît dangereux. I ya
trop de désespérance dans ce film. C’est un cri de désespoir,
un appel au secours qu’il nous lance, aussi, parce que le
personnage est mal dans sa tête, et qu’il n’a pas compris ce
qui lui arrive. Il a besoin de partager cette souffrance. Moi
aussi, je suis mal dans ma tête, si mal. Personne d’autre à
aimer qu’Antony. Mon bourreau. Semblable à lui, à la vie
à la mort. La victime ne peut aimer que son bourreau.
Si j'avais vu le film avant, peut être que... Mais non.
Non. Le pouvoir appartient à celui qui sait. L'autre subit.
Et je ne savais rien de rien. Cette nuit où il a demandé :
« Pourquoi ? T'es séropo ? », j’ai pris la question comme
une insulte. Sans vraiment définir la qualité de l’insulte.
Était-ce une forme de décontraction souveraine devant les
choses de l’amour ? Le type qui connaît tout, est revenu
de tout, et n’a pas peur de parler crûment ? Etait-ce une
plaisanterie gratuite ou une insulte personnelle ? Un soup-
çon sur ma vie sexuelle ? Mais je n’avais pas de vie
sexuelle. Jamais vu de préservatif de ma vie. Jamais vu un
homme nu.
Je peux comprendre que des Fa se soient sentis pro-
ches de Collard. Ils ont dû se dire : « Nous, on connaît ça,
on a ce mal de vivre. Comme Laura, le préservatif, le sida,
on connaît mal, on ne sait pas, on veut savoir. » C’est peut-
être pour ça qu’ils ont crié au génie. Et c’est aussi le pre-
mier film vrai sur la maladie, sans tabou, ou tout est dit,
même ces histoires de coke, de sadomaso, d’homosexualité,
d’ambivalence. Pour certains jeunes cela représente peut-
être des fantasmes inassouvis. Collard les dit, les montre, il
se fout de l’opinion des autres ; c’est sûrement pour ça que
le personnage de ce film a eu tant de succès.
Mais je ne vois pas en quoi il est un héros. Plutôt un
antihéros. Il est lâche et faible, face à Laura, face aux
autres, face à son sida.
Et puis, être séropositif, ça fascine. C’est fascinant pour
116
les autres de rencontrer un mec séropositif, en phase sida,
qui en parle avec cette sensibilité, cette justesse. Hervé Gui-
bert a fait des livres magnifiques sur le sujet. Mais on ne
la pas pour autant élevé au titre de porte-parole d’une
génération. Il était trop prudent, trop grave, trop conscient.
Les jeunes en ont marre qu’on leur dise « Faites ceci,
faites cela ». Ils sont persécutés de tous les côtés, ils ont
tous les problèmes sur le dos. Pour certains, la vie est fou-
tue d’avance, ils ignorent ce qu’ils feront demain, ils n’ont
pas d’avenir. C’est hyper dur d’envisager un avenir. Moi,
je ne savais pas quoi faire. Et les parents n’arrangeaient
rien. Les parents... Leur façon de nous protéger, de nous
dire qu’ils nous aiment est maladroite.
C’était mon cas. Avant. J’aurais peut-être crié au génie
avant. J'en doute, mais je ne peux pas le jurer. Par contre,
après, je sais de quoi je parle, et ce que je pense.
Lâcheté du criminel qui porte en lui la mort et a le pou-
voir de la donner en silence, mystérieusement, en se
cachant derrière les émotions de l’amour, de ia séduction,
en s’entourant de l’aura du poète incompris et solitaire. Et,
au bout du compte, une fille comme moi, porteuse du plus
grand malheur possible, comme dit Céline, le génie noir :
« C’est peut-être cela que l’on cherche, rien que cela, le
plus grand malheur possible, pour devenir soi-même avant
de mourir. »
Je ne sais pas pourquoi on crie au génie fauve. J’en
pleure, seule dans le noir. Je sors du cinéma les yeux gon-
flés, ébranlée, détruite.
Tout cela manque de mesure. Les médias exagèrent ; fas-
cinés par cette saloperie de maladie, ils en font un show.
Je sors de là complètement bouleversée. Cette fille s’en
est tirée sur la pellicule, fin de l’histoire et applaudisse-
ments. :
Pas moi.
Elle s’en tire pour la beauté du film. Marquée à vie, bles-
‘ sure d’amour, d’accord, mais pas condamnée.
Moi si.
Collard a choisi qu’elle s’en tire pour exorciser la culpa-
bilité qu’il traîne avec lui. Il n’est pas un héros, mais il
n’est plus un salaud. Pardonné le salaud.
Antony salaud. Il a sûrement honte de sa séropositivité,
il évite toujours le sujet. D’abord, parce qu’il ne comprend
117
dsl
122
quoi, il va chercher du shit, il fait ses « achats », comme il
dit. Il va boire de la bière. Nous marchons, marchons.
J'essaie de comprendre. Mais je n’y arrive pas. C’est une
déchéance totale. Y a-t-il quelque chose à faire pour l’aider
à en sortir ? Est-il simplement paumé et récupérable ?
Comment imaginer un avenir avec lui ? Pour l’instant, il
est dans mon avenir, il en fait partie. J'essaie de compren-
dre. Je suis paumée aussi. Je ne peux pas rentrer et le laisser
comme Ça. Je ne peux pas abandonner.
Les heures passent. Il est plus tendre. Il a fait ses provi-
sions de shit pour la semaine.
Le week-end approche, et le voilà à nouveau en manque.
Il veut des comprimés. Il est en train d’avaler d’un coup
sa dernière boîte. Sur une vieille ordonnance qu’il a déjà
trafiquée, en changeant la date, il modifie maintenant la
durée de prescription et les doses.
— Viens, on va en ville, à la pharmacie, je vais chercher
mes comprimés.
Première pharmacie, ils refusent de le servir. Deuxième,
troisième, quatrième, pareil. Cette errance est tuante. Il me
fait pitié, il me fait mal. Il souffre. Je ne peux rien. Ces
gens qui passent, cette petite fille qui dévore un Carambar,
cette vieille femme en noir avec un panier coloré, cet
homme qui contemple une vitrine de casquettes, tous ces
gens sont normaux. Eux, ils peuvent entrer dans une phar-
macie demander de l’aspirine, ou n’importe quoi, car ils
ont des ordonnances officielles, propres. Celle qu’Antony
tient dans la main est immonde, mal irafiquée, froissée,
désespérée.
Chaque fois je rentre avec lui, sans m’approcher du
comptoir, mais les gens voient bien que je l’accompagne.
Un drogué. Que pensent-ils de moi ? Si j’en avais la force,
je leur dirais : « Aidez-le, il est malade. Si vous ne lui
donnez pas ce qu’il demande, il va... je ne sais pas, j’ai
peur, peur pour lui. »
Tout le monde refuse de le servir. Il commence à
s’énerver.
— C’est pas possible, il m’en faut, il m’en faut.
Et à la cinquième pharmacie :
— Tiens, vas-y, toi. Je dois avoir une sale tronche, ils
ne me croient pas.
— Qu’est-cè que tu veux que je leur dise ? Je ne suis
123
pas malade, ils verront bien que ce n’est pas pour moi, ces
machins-là.
— Tu dis que c’est pour ton copain, que je suis malade,
que je suis au lit... J’en ai besoin, t’inventes, merde ! Tu
trouveras bien un truc.
Je suis mal. Je voudrais ne pas y aller. Mais je cède.
J'y suis. Devant une femme et un homme en blouses
blanches. Ils examinent le méchant papier, me regardent :
— C’est pour quoi faire ? Qu’est-ce qu’il a exactement,
votre ami ?
— Il est malade, au lit, je ne sais pas exactement ce qu’il
a, c’est pour lui rendre service.
— Non, désolé, votre ordonnance n’est pas claire, on ne
‘peut pas vous fournir ces médicaments.
Avec moi, ils parlent un peu, essaient d’en savoir plus.
Mon apparence ne les inquiète pas. Mais ils ne sont pas
dupes.
C’est vrai que je n’ai pas une tête de droguée ; je passe
bien, comme Antony aime à le dire à ses copains : « Bar-
bara, elle passe partout, la classe, y a pas de problème. »
Il se sert de moi, là. C’est la première fois qu’il me
demande quelque chose pour ses histoires de dope. D’habi-
tude, il y va tout seul, je suis censée ne rien voir.
Nous marchons depuis plus de deux heures, nous avons
pratiquement fait toutes les pharmacies de Marseille. Pas
une n’a accepté. Maintenant, c’est toujours moi qui entre.
Il attend sur le trottoir, en marchant de long en large, en
fumant clope sur clope. Et pendant ce temps, on me répond,
au mieux :
— Ah oui, mais je n’en ai pas, je les recevrai en fin de
journée, ou demain, est-ce que vous pouvez repasser ?
Au bout du énième refus, je n’en peux plus.
— Ecoute, Antony, personne ne va m’en donner. Ils ne
sont pas cons.
— Si, si, attends, j’en connais une. Eux, on les a comme
on veut, ils donnent tout ce qu’on veut. Vas-y, ça va
marcher.
— Non. On n’insiste plus, tu ne les auras pas ! Regarde-
la, cette ordonnance, les gens voient bien que tu l’as déni-
chée dans un tiroir. C’est un vieux truc trafiqué. Il y a trop
de boîtes. Ça ne passe pas. Va voir un médecin. Il te fera
une nouvelle ordonnance.
124
— Je veux pas payer un con pour rien. Ils en donnent
pas tous, des médocs.
!
CAT
— Essaie, téléphone à un médecin, explique ton pro-
blème.
— 11 me donnera pas de rendez-vous maintenant.
— Alors, on ne prend pas de rendez-vous, c’est pas
grave. On y va et dès qu’il sort de sa consultation, on le
chope. On lui explique, tu lui demandes qu’il te fasse une
ordonnance et puis voilà, on n’en parle plus.
— Non, non, et puis avec quoi je vais le payer ? J’ai pas
de thunes. Essaie encore une fois, s’il te plaît !
C’est bizarre, comme impression. J’ai honte de faire ça
et, en même temps, je suis presque comme lui : j’espère un
soulagement. Qu’on me donne ces saletés de comprimés.
Qu’on me les donne et que j’arrête de faire ça. J’en ai marre
de mentir.
Il est de plus en plus sur les nerfs. Ces comprimés, c’est
une question de vie ou de mort, dirait-on. Il en a pris une
vingtaine le matin, et ça ne suffit pas. I! fume joint sur
joint, et n’est toujours pas rassasié.
Il fait un soleil de plomb, nous n’avons pratiquement rien
mangé de la journée. Je transpire, mes jambes ne me por-
tent plus. J’ai marché dans son « truc », je me confonds
presque avec lui. Il ne faut pas. J’ai eu tort.
— J'en ai marre. Maintenant tu te démerdes, à la pro-
chaine pharmacie, c’est toi qui demandes.
La dernière. Il entre avec moi. Ses mains trembient. Je
tends l’ordonnance. La fille part au fond de la boutique
pour la montrer à son patron. Et tout à coup, je vois Antony
se faire servir une seringue, payer, et ressortir aussi vite.
Évidemment, pendant ce temps, on m'a refusé les
comprimés.
— Ils t'ont refusé ? Bon, c’est pas grave, je sais ce que
je vais faire, je vais me démerder autrement.
— Pourquoi tu as acheté une seringue ?
— C’est simple, je vais me faire un fix.
— Tues fou ! Tu as déjà avalé vingt rups ce matin et tu
veux te piquer ? Je t’en prie, ce serait plus simple d’aller
voir un médecin.
— Fous-moi la paix. Attends-moi au bistrot. |
Il est allé voir un copain; il a marchandé en lui disant
qu’il apporterait le fric le lendemain. Et parce qu’il le
125
connaissait bien, le mec lui a refilé un gramme comme ça,
sans poser de questions.
Le soleil tape toujours, il est 5 heures du soir.
Au début, Antony voulait aller dans les toilettes publi-
ques, les toilettes à deux balles où vont tous les toxicos.
C’est occupé, ou bien ça ne marche pas, ou alors il faut
trouver une pièce de deux francs. Puis il dit qu’il connaît
un endroit peinard. Je le suis.
Nous montons un petit escalier de pierre à l’extérieur
d’un immeuble. C’est un endroit assez calme, il y a peu de
passage.
Assise sur cet escalier, je le regarde préparer sa mixture.
Impressionnée. J’ai déjà vu faire ça au cinéma. C’est
curieux, j’ai l’impression qu’il ne va pas le faire, que c’est
impossible, que je ne peux assister à ça. Pas moi. Alors
qu’il prépare tout soigneusement.
Il a acheté une bouteille d’eau minérale. Il sort une petite
cuillère, y verse la poudre, ajoute un peu d’eau et la chauffe
avec son briquet. Ce n’est pas très long, quelques secondes.
Puis il remplit sa seringue avec la mixture. J’ignore ce qui
va se passer ensuite. Comment va-t-il réagir ? Il va s’écrou-
ler ? Rire ? Dormir ?
— Regarde si personne ne vient !!
Je regarde en haut, en bas, c’est désert.
— Personne.
— C’est bon, alors tiens-moi le poignet. Tu vas me ser-
vir de garrot.
— Non, je ne veux pas. Je ne veux même pas te voir te
piquer, j’ai horreur de ça. Il n’en est pas question. Tu te
-démerdes autrement.
Il s’énerve. Moi aussi.
— Ne me demande pas ça, Antony, ça suffit ! J’en ai
marre. Démerde-toi comme tu veux, mais je ne te servirai
pas de garrot.
Il fait je ne sais trop quoi, essaie maladroitement de se
piquer, et je comprends que, sans garrot, il ne pourra pas.
J'ai un foulard autour du cou, je le lui tends. Et je descends
quelques marches, pour ne pas voir.
— Quand tu auras fini, appelle-moi.
Ça dure dix secondes à peine.
— Barbara, c’est bon, tu peux revenir, j’ai fini.
126
.
dt
CE
RÉALITÉS
Antony
138
ER
FFT aimée. Une soif qui me rend possessive, méchante,
ou faible, à la limite de la bêtise, comme dans le cas d’An-
tony. Je suis vraiment prêteà tout pour qu’on m’aime. A
m'enfoncer complètement.
Cette soif, je la ressens depuis que je suis tout
Besoin d’aimer, mais plus encore besoin d’être aimée.
Quand mon frère Joffrey est né, j’ai fait une comédie infer-
nale. J'étais la petite dernière de cinq ans, trop gâtée, j'ai
fait une crise à ma mère :
— Je veux pas d’un autre bébé ! Pourquoi t’en as fait
un ? Tu nous aimes plus, Soline et moi, c’est pas juste.
— Bien sûr, que je vous aime, mais un autre enfant dans
la maison, c’est formidable ! Tu veux un petit frère ou une
petite sœur ?
C’était non, non et non, je n’en voulais pas. A la rigueur,
je voulais bien une petite sœur. Mais pas un garçon, il allait
me tirer les cheveux, me piquer mes poupées.
Quelques mois avant la naissance de Joffrey, je clamais,
de trouille que l’on ne m’aime plus :
— De toute façon, quand il sera né, le frère, je lui coupe-
rai la tête et je le mettrai à la poubelle.
Au début, mes parents riaient. Quand ma mère a accou-
ché, le soir, mon père nous a emmenées, ma sœur et moi,
à la maternité. Je ne voulais pas entrer dans la chambre. Je
suis restée à la porte, je ne suis pas allée embrasser ma
mère et je n’ai pas jeté un regard sur mon frère. Il m’a
fallu du temps, une où deux semaines, pour qu’enfin j'aille
embrasser ma mère et regarder à quoi ressemblait ce petit
frère.
Une sale gamine. Qui, maintenant, aime son grand petit
frère. Mais n’ose jamais le lui dire.
Qu'est-ce que j’ai dans le crâne ? Solitude, beaucoup;
désespoir, un peu. Je fais tout ce que je peux pour plaire et
quand je n’y arrive pas ou, pire, que quelqu’un d’autre peut
prendre ma place, ou que l’on m’abandonne.….. les mauvai-
ses idées reviennent, rien ne va plus. Paradoxalement, j’ai
du mal à recevoir l’amour des autres.
C’est peut-être pour cela que je suis tombée amoureuse
d’un drogué, menteur et séropositif. Un homme qui n’est
pas capable d’aimer du tout, puisqu'il ne s’aime pas lui-
même.
139
Comment m’en sortir ? Comment le sortir de là ? Je n’y
crois plus.
142
me faut énormément de courage et de temps. Du temps
pour dire « Je t’aime, je tiens à toi, ne me laisse pas ».
Si jy arrive un jour, je me sentirai mieux, je soufflerai,
et en même temps j’aurai extrêmement peur.
Mon père et ma mère ne comprennent pas cela. Soline
et Joffrey non plus. Je voudrais leur parler, leur dire que je
les aime, que j’ai aimé Antony, et je n’y arrive pas.
J'étais bouclée dans ma chambre le jour où ma mère est
allée annoncer la mauvaise nouvelle à mon frère et à ma
sœur. Et je me disais : « Comment va-t-elle s’y prendre ?
Quels mots va-t-elle employer ? Je suis lâche, je n’ose pas
aller les voir, les regarder en face et leur dire : “C’est vrai,
j'ai fait des conneries. Voilà pourquoi, comment.”
J'aurais aimé leur expliquer, les mettre en garde, servir
d’exemple. J'aurais voulu donner un coup de main aux
parents, parler à ma sœur en particulier. J'étais bloquée. Je
ne me voyais pas prendre ma sœur par la main, l'emmener
dans ma chambre et lui dire : « Soline, j’ai connu ce garçon,
on a fait ci, on a fait ça, il m’a séduite avec ses poèmes, il
était beau, j’ai cru que je l’aimais.… »
J'aurais tant voulu me confier à elle, l’avoir comme
confidente. Je l’aime.
Au lieu de cela, nous nous sommes refermées sur nos
vies, nos différences, nos passions et nos angoisses.
Mais c’est elle qui me parle aujourd’hui.
Je me remets lentement de ma dernière course vers la
mort, seule dans ma chambre, et Soline demande :
— Est-ce que tu as peur du sida ?
— Oui, j'ai peur.
— N’aie pas peur. Moi, je serai toujours là, papa et
maman aussi, et Joffrey, même s’il ne comprend pas, même
s’il est jeune. On t’aime beaucoup, on voudrait pouvoir te
dire les mots qu’il faut, mais on ne sait pas lesquels, ni
comment les dire. Alors on se tait, on te regarde faire, mais
ça nous fait mal, cette histoire.
C’est la première fois qu’elle me parle ainsi, avec autant
de sincérité. Et j’en ai toujours rêvé. Soline, ma sœur,
trouve les mots pour parler du sida, pour parler de son
amouf pour moi. C’est si simple de parler ?
Elle pleure, et parle encore, pour répéter qu’elle m’aime,
qu’elle sera toujours là. Toujours.
— Si tu as peur, viens me voir. Je veux que tu m’en
143
parles, je veux que nous soyons vraiment sœurs maintenant,
proches l’une de l’autre. Je suis comme toi, tu sais, j’ai moi
aussi rêvé d’aimer un homme. Je ne suis pas souvent là,
j'ai mes études et souvent je travaille le week-end. Je sais
bien que je ne vous accorde pas beaucoup de temps, à toi
comme aux parents et à Joffrey, mais je suis là et je pense
très fort à vous. Ce n’est pas facile pour moi non plus. II
m'arrive souvent de pleurer. Il faut que ça change, qu’on
se parle. Il faut bouger. Il ne faut plus de dialogue de sourds
entre nous, avec chacune sa petite vie dans son coin. Nous
allons faire attention, prendre soin l’une de l’autre. Il faut
se soutenir, s’amuser, parler.
Soline, ma grande sœur. Soline inconnue, qui se révèle.
Et moi, qui ne sais quoi dire. Envie de pleurer. Et non,
je ne pleure toujours pas. J’ai pleuré plus tard, seule.
Je n’ai pas osé lui dire que je l’aimais. Je n’arrivais pas
à le sortir, à pleurer devant elle. Pourtant, ça m'aurait fait
énormément de bien.
Ils ont dû penser, tous, que je ne les aimais pas.
Souvent je me suis dit : « Vas-y, demande pardon,
excuse-toi, dis ton mal de vivre, raconte ton angoisse, expli-
que ta difficulté d’aimer. »
Parfois, j’ai envie de serrer mon père ou ma mère dans
mes bras, de leur dire que je les aime, mais c’est encore
impossible. Et eux n’osent plus, maintenant. S’ils s’appro-
chent, tentent un geste de tendresse, je recule. Je n’y arrive
pas. Evidemment je les aime, je voudrais pouvoir le mon-
trer, mais c’est trop dur encore, je ne suis pas encore assez
bien dans ma tête. Culpabilité, honte.
Pour eux, aimer, embrasser, pleurer, le dire, c’est se fou-
tre à poil, se dévoiler, être réel. Et j’eri ai si souvent envie.
besoin. Pourtant, j’ai pleuré devant eux, maïs sans les yeux.
J'ai pleuré avec mon cœur, sans que les larmes coulent,
sans le montrer. Secrètement.
Aujourd’hui, c’est fini. Je ne me foutrai plus en l’air. Ce
serait trop facile, c’est Antony qui gagnerait. Il a suffisam-
ment triomphé comme ça. C’est fini. Il a foutu en l’air toute
ma famille.
J'ai la haine. Une haine empreinte de dégoût. Je ne dis
pas que je le hais pour me donner bonne conscience, non,
j'ai analysé soigneusement cette haine au fond de moi. Et
maintenant j’en suis sûre.
144
Quand on me demande quels sont mes sentiments pour
lui, alors je réponds sincèrement : « Je le hais. »
Pour le virus qu’il m’a transmis. Pour les mensonges,
tous les mensonges. Il ne m’aimait pas, il a profité de moi.
Je ne me reconnaissais pas. J’ai traîné dans le ruisseau avec
lui, j’ai galéré, j’ai zoné.
C’est un zonard, et dans la zone on traîne, on ne travaille
pas, on ne fout rien de sa vie. On regarde les autres en se
tournant les pouces, on est lâche, on fait des conneries.
_ Antony a toujours son père, la porte de sa maison lui est
grande ouverte, je le sais. Quand il a eu des problèmes, il
a su y aller, réclamer de la thune, des vêtements, à manger.
Mais il ne restait pas longtemps.
« Mon père est un gros con. » Un homme courageux, au
contraire, qui a payé le loyer de son fils quand il était en
taule, et qui continue peut-être à le faire, s’il n’a pas usé
son amour pour lui. Mais que peut-il contre la drogue ? On
ne peut pas partager Ça. On est largué, dans un autre monde.
Il y a rupture totale de communication.
Antony est drogué, alcoolique, séropositif, peut-être
malade à l’heure qu’il est. Je ne iui souhaite pas la mort,
mais je n’ai plus de pitié pour lui.
Si je pouvais l’effacer totalement de ma mémoire, d’un
coup de haine, je le ferais.
En deux jours il m’a tuée. J'étais vierge, je lui ai fait
confiance, je lui ai donné mon âme, je lui ai donné mon
corps, je lui ai tout donné, et lui m’a refilé la mort.
Je n’ai plus que le rêve d’avant, celui des photos de l’al-
bum de famille.
Cinq ans, dix ans, seize ans. Les images de Noël et d’an-
niversaire, les cadeaux ouverts, les peluches, la jolie robe.
Dix-sept ans. Plus de photos.
147
j'ai rencontré, sournois, lâche, criminel, menteur. Je veux
faire face.
J'ai peur de la maladie. Peur de la déchéance, peur de
parler du sida. Mais j”’y vais !
148
CUP
rouge avec des espèces de fleurs. J’ai commencé à dire mon
texte :
— Bonsoir, je m’appelle Barbara, j’ai dix-neuf ans.
Au deuxième paragraphe, je n’avais plus de souffle. « Je
ne vais pas y arriver, je n’en peux plus. »
Frédéric Mitterrand s’est approché :
— Enchaîne, enchaîne.
Enfin quelqu’un qui s’intéressait à moi. Alors j’ai conti-
nué. Et Dechavanne est arrivé de l’autre côté :
— Plus proche du micro, on ne t’entend pas.
Il fallait que je parle fort, que je sois proche du micro,
que je regarde telle caméra, que je ne me goure pas dans
le texte. « C’est pas possible, c’est trop difficile, je n’y arri-
verai pas. »
Enfin, c'était fini. J'ai laissé la placeà Jérôme et attendu
à côté de lui, en me disant : « C’est nul, je n’y arriverai
pas, je ne peux pas, je vais laisser tomber. » Jérôme butait
sur certains mots, comme moi. Il bafouillait un peu, mais
s’en sortait vraiment mieux. Toute la journée
j du lendemain,
j'ai travaillé mon texte.
L'émission, la vraie, celle qui concerne . France entière,
en direct, CO ea 20h n m'a ’êtré sur place
à 19 heures, de prendre l'entrée des ares Éric m’accom-
pagne. Mais personne ne nous connaît ; le planton parle-
mente :
— Vous êtes qui ?
— Je m'appelle Barbara Samson, je dois faire l’ouver-
ture du Sidaction.
— Qu'est-ce que vous devez dire ?
— Je témoigne, je viens pour témoigner.
Je ne vais tout de même pas lui dire : « Salut, ici Barbara,
séropo, c’est moi qui cause ! »
— Ah bon! 2
Puis, se tournant vers Éric :
— Et vous, vous êtes qui ?
11 nous a fallu cinq minutes pour entrer là-dedans. J'ai
failli laisser tomber à la porte.
On m’emmène au maquillage, à côté de Line Renaud et
de Mireille Dumas. Je m’assieds et j’attends. Les maquil-
leuses discutent entre elles, sans se presser, en me regardant
d’un drôle d’air. Du style « C’est qui celle-là ? qu'est-ce
qu’on doit en faire ? ». Enfin, l’une d’elles approche.
149
— Oui ? c’est pourquoi ?
— C’est pour me maquiller.
— Ah bon, c’est pour participer à l’émission ?
— Oui, je dois faire l’ouverture, donc je n’ai pas beau-
coup de temps devant moi.
« Arrête, Barbara, d’être susceptible. Ça ne se voit pas
sur ton visage, le malheur que tu viens dire ici. Elles s’en
foutent ? Eh bien, elles s’en foutent. »
Le maquillage ne me plaît pas. Trop foncé. Je ne me
reconnais pas ; une bonne couche de rouge àà lèvres trop
rouge, un trait noir au-dessus de la paupière, du mascara,
un drôle de violet sur les paupières.
On m'’offre un plateau repas. Pas faim.
— Mange, tu pourrais avoir un malaise...
Pas question.
Ça ne va pas. Je me trouve une tronche et un maquillage
de salope. Et je pense à mes parents. « Est-ce qu’ils vont
me reconnaître ? »
Une assistante vient me chercher :
— Dans vingt minutes, l’émission commence. Vous
allez prendre la place que vous aviez hier à la répét. On y
va.
Mon cœur bat. J’ai les mains moites, je n’arrête pas de
les essuyer sur mon collant, sur mon gilet, sur tout ce qui
me tombe sous la main, même sur le costume d’Éric, mon
ami médecin.
Je tiens ma feuille et je la tortille dans tous les sens, je
la regarde, je la retourne, je la plie en deux. Tous ces gens
connus autour de moi me font peur. C’est le vide dans ma
tête.
Je me mets en place à côté de Jérôme. On attend.
Passent des stars, l’une particulièrement hautaine, fière,
assez froide. Son accompagnateur s’arrête devant nous.
— Je vous présente Jérôme et Barbara, les deux témoins
qui font l’ouverture de l’émission.
— Bonjour, enchantée.
Princesse. Sans plus. Elle va s’installer à une place
d’honneur, après nous avoir serré la main en la touchant à
peine. Une autre, adorable, star de ma génération, m’em-
brasse. Merci, Vanessa Paradis. Tout le monde ne nous
embrasse pas, vous savez.
Générique, musique, le temps que les gens entrent en
150
à scène. Comme nous sommes les derniers, re
’ai le temps de
m’ angoisser.
Pas simple.
De vouloir s’aimer.
©
Mr
LA
Les poèmes cités dans ce livre sont adaptés des écrits de
Jim Morrison, Seigneurs et nouvelles créatures, Une prière
méricaine, Arden lointain, Wildernesset La Nuit améri-
caine, publiés chez Christian Bourgois Editeur.
Table
La Flèche (Sarthe).
N° d’imprimeur : 35881 — N° d’éditeur : 74539
Dépôt légal 1re publication : avril 2006
dition 15 — août 2006
LIBRAIRIE GÉNÉRALE FRANÇAISE — 31, rue de Fleurus — 75278 Paris cedex 06.
31/3947/4
Barbara Samson
On n'est pas sérieux
quand on a 17 ans
« Ce fut ma première et ma dernière grande histoire
d'amour... » Par ces mots, lors de la soirée Sidaction en
avril 1994, Barbara Samson bouleversait des millions
de téléspectateurs. À dix-sept ans, parce que le garçon
qu'elle aimait ne lui avait pas dit qu'il était séropositif,
Barbara avait été contaminée par le virus du sida.
C’est cette histoire qu’elle raconte ici. Et aussi, par-delà
le drame, l’histoire d’une adolescence, les espérances et
les doutes, la recherche de l'amour, le don éperdu de soi,
tout ce qu'elle partage avec des milliers d’autres garçons
et filles. Un témoignage simple et fort, pour que son
drame soit évité à d’autres, et que l'amour ne soit plus
jamais porteur de mort.
Texte intégral
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dis boat 2 Fee Di a SE VAR