L'anthropologie Économique de Pierre Bourdieu: Vision Économique Et Vision Sociologique Du Social

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L’anthropologie économique de Pierre Bourdieu : vision

économique et vision sociologique du social.


Nathanaël Colin-Jaeger

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Nathanaël Colin-Jaeger. L’anthropologie économique de Pierre Bourdieu : vision économique et vision
sociologique du social.. Séminaire d’ontologie sociale ENS de Lyon, Mar 2018, Lyon, France. �halshs-
01836023�

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L’anthropologie économique de Pierre Bourdieu : vision
économique et vision sociologique du social.
Nathanael Colin-Jaeger

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Nathanael Colin-Jaeger. L’anthropologie économique de Pierre Bourdieu : vision économique et vision
sociologique du social.. Séminaire d’ontologie sociale ENS de Lyon, Mar 2018, Lyon, France. �halshs-
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L’Anthropologie économique de Pierre Bourdieu, vision économique et
vision sociologique du social.
Séminaire d’ontologie sociale, ENS de Lyon, 9 mars 2018

A- Introduction :

La relation de Bourdieu à l’économie a toujours été conflictuelle. Ceux qui ont lu par
exemple son Cours au Collège de France intitulé Sociologie Générale, I, auront remarqué que, dix
ans avant que le cours sur l’Anthropologie économique soit donné, en 1992-1993, le discours
économique fonctionne comme repoussoir pour la théorie bourdieusienne. Ainsi Bourdieu (2015)
consacre déjà une partie de ses cours à une « Critique du discours économique »1. Le problème qui
motive Bourdieu à discuter de façon relativement serrée le discours économique – il discute des
théoriciens majeurs, comme Samuelson ou Harsanyi, tout deux prix Nobels ou futurs prix Nobels–
est un problème d’ordre méthodologique : la théorie du choix rationnel, c’est-à-dire l’anthropologie
économique endossée par l’économie standard, à savoir l’économie néoclassique, qui considère
donc que les individus ont des préférences fixes et qu’ils maximisent une fonction d’utilité par des
choix, est-elle adéquate pour décrire le monde social ? Nous verrons néanmoins que la question,
loin d’être uniquement méthodologique, suppose un positionnement sur ce qu’est un individu et sur
les relations constitutives qui fondent le champ social. C’est donc une opposition radicale quant aux
théories de l’action soutenues par des traditions différentes qui est en question ici.
Dans le cadre de ce cours, celui de Sociologie générale, les critiques qu’il fait à la théorie du
choix rationnel sont relativement classiques, il les emprunte à Comte, à Durkheim et à Veblen
principalement : on ne voit des agents que leur fonction d'utilité – composée d'un pré-ordre complet
avec transitivité, dont les croyances guident les actes, ce qui est la formalisation qu’on trouve chez
Savage (1954)- sans s'interroger sur la genèse sociale et historique de cette fonction. C’est ce qu’on
désigne en économie par le fait que les préférences sont données comme exogènes, le problème
économique étant alors avant tout un problème d’optimisation de l’utilité individuelle, à savoir que
j’ai une fonction x à maximiser, comment je dois m’y prendre pour arriver au meilleur résultat
possible en fonction des ressources à ma disposition. Bourdieu soulève là un problème majeur qui
sera repris par bien des économistes à partir de la fin des années 80, celui de l'endogénéisation des
préférences, c’est-à-dire la réintégration du processus de formation des préférences dans le discours
scientifique. Le discours économique classique, qui postule des préférences données, élimine ainsi
tout ce qui peut être lié à l'histoire individuelle des individus pour justifier l'agrégation de
préférences individuelles, et on suppose que tous les individus ont une même capacité fondamentale
de satisfaction et de non-satisfaction, or pour Bourdieu :

« cette universalisation ou homogénéisation abstraite, qui élimine les goûts élimine du même
coup successivement l'histoire, la genèse des goûts, les conditions sociales de production des
consommateurs et -paradoxe !- les conditions économiques de production des agents
économiques. »2

C’est avant tout donc le manque de réalisme que pointe Bourdieu dans l’approche économique
mainstream3. Cependant la critique de Bourdieu à ce stade en reste là, et ce n’est que plus tard qu’il
1 Bourdieu (2015), p. 323-344.
2 Bourdieu (2015), p. 328-329.
3 Le terme de mainstream (courant principal en français) est équivalent à celui de néoclassique ou de standard. Il faut
cependant affirmer directement que cette catégorisation est nécessairement quelque peu arbitraire. Jusqu’à
1972/1974, et le théorème DMS, pour Debreu-Mantel-Sonnenschein, on peut affirmer sans problème la domination
d’un courant majoritaire en économie, qui est symbolisé par le programme de l’équilibre général. Depuis ces
théorèmes, qui montrent l’impossibilité mathématique de démontrer que l’équilibre économique est stable, ce
programme s’est cependant effondré et les approches se sont multipliées. De façon contemporaine il demeure
reviendra, notamment pour ce qui avait été publié, dans Les structures sociales de l’économie, à un
dialogue soutenu avec l’économie, notamment en prenant les exemples précis de la construction du
marché des maisons individuelles, notamment par la commission Barre (cela n’est pas sans intérêt
d’ailleurs pour comprendre sa position sur le néolibéralisme : le néolibéralisme sera définit comme
la doctrine qui cherche, à partir d’une théorie pure, à performer la réalité pour qu’elle lui
corresponde, et donc à construire un marché tel que celui-ci obéisse aux lois économiques.
Bourdieu exprime cela en disant que la théorie a les « moyens de se rendre vraie »).
Le cours Anthropologie économique apparaît comme un intermédiaire, nous ne sommes plus
dans une présentation théorique générale de sa sociologie, comme dans ses cours des années 80,
mais dans un cours qui prend un objet spécifique, l’anthropologie économique, à l’instar du cours
des années précédentes qui portait sur l’État. Néanmoins cet objet spécifique n’est pas le lieu
d’enquêtes empiriques, comme dans Les structures sociales de l’économie qui travaille sur le
marché des maisons individuelles pour montrer que la conception du marché de l’économie
standard est défectueuse. Ce que va proposer Bourdieu dans ce cadre ce n’est rien de moins qu’une
compréhension sociologique de l’économie, une réintégration du discours économique dans le
discours sociologique4. Le cours est ainsi le lieu d’une confrontation entre une approche
économique du social et une approche sociologique du social. Cette réintégration passe par une
réhistoricisation du discours économique :

« Si je peux apporter quelque chose par rapport à cette réflexion inhérente à la discipline
économique, c’est peut-être une réintégration de la conduite économique dans l’univers des
conduites humaines ; je voudrais essayer de montrer comment cette conduite économique, que l’on
considère comme un datum, comme un point de départ, est en fait une construction historique. »5

Dans ce cadre donc le grand adversaire que Bourdieu va affronter tout le long du livre est spécifié
dès le premier cours : il s’agira de la théorie de l’action rationnelle – ou théorie du choix rationnel -,
qui est la théorie de l’action de l’économie néoclassique, mais aussi au-delà de l’économie, d’une
partie de la philosophie analytique et de la philosophie en général, ainsi que de la sociologie, c’est
ce qu’on appelle l’impérialisme économique depuis les années 80, à savoir que le mode de
rationalité de l’économie tend à s’étendre à d’autres domaines. Sur ce point il y a un article très
intéressant de Cléo Chassonery-Zaïgouche sur l’impérialisme économique de Becker. Deux choses
justifient cet affrontement. D’une part le fait que la théorie du choix rationnel (TCR) devient
dominante en sciences sociales à cette époque, avec les travaux économiques qui se mettent à
étudier des objets auparavant non-économiques (la famille, le mariage, les addictions, les
discriminations, chez Becker6 par exemple), mais aussi en sociologie avec des auteurs comme
Boudon7 et bien sûr Coleman dont la Foundations of Social Theory, publiée en 1990, influence
durablement la sociologie américaine8 et est louée par Gary Becker comme compatible avec son
approche économique. Ce premier élément est donc institutionnel et il s’agit de ce qu’on a appelé
historiquement l’impérialisme économique. Le second élément est théorique et c’est celui qui va
nous intéresser pleinement : la théorie de l’action proposée par la TCR, qui donne pour fondement
néanmoins qu’on peut identifier un courant mainstream en ce que les hypothèses économiques standards pour
étudier les comportements sont maintenues (maximisation d’une fonction d’utilité sous contrainte), et notamment
de façon normative. Cependant de multiples éléments viennent nuancer très largement le tableau, à commencer par
des interactions de plus en plus poussées avec la psychologie, et notamment la psychologie comportementale, après
les travaux de Kahneman et Tversky (1979), ou, pour une présentation très claire en Français Kahneman (2012).
Toute identification d’une catégorie comme celle de mainstream procède donc d’une typification nécessairement
quelque peu caricaturale.
4 Ce qui participe du mouvement de sociologique économique, en réponse à l’impérialisme économique de Becker
qui se développe dans les années 80 ; on peut voir sur ce point notamment les travaux de Granovetter (1985),
réactualisant des critiques de Polanyi (1983). Bourdieu cite plusieurs fois Granovetter, et notamment p.73.
5 Bourdieu (2017), p. 12.
6 Voir Becker (1976, 1993).
7 Boudon (1990, 2011) sont de bons exemples de cela.
8 Voir par exemple Ermakoff (1997) pour une illustration de l’utilisation de la théorie du choix rationnel pour un
épisode historique précis : les réformes grégoriennes.
aux actions humaines des intentions rationnelles, fondées sur un calcul d’utilité hérité de
l’utilitarisme9, est en totale opposition avec la théorie de Bourdieu. De plus les deux théories ne sont
pas uniquement opposées méthodologiquement sur la façon de rendre compte de ce qui est, mais
possèdent des hypothèses incompatibles quand à ce qui est, notamment sur ce qu’est un individu,
une structure sociale ou ce qui construit un intérêt individuel. C’est bien quant à la vision du monde
social lui-même, c’est-à-dire le monde propre aux sociétés humaines 10, que ces visions sont en
conflit. Ces questions ne sont pas que des questions théoriques n’apparaissant que dans le ciel des
idées : loin de cela elles déterminent au contraire des méthodes empiriques et des préconisations
pratiques. Comme souvent les débats théoriques, fussent-ils aussi apparemment fondamentaux que
ceux sur l’ontologie sociale, impliquent des façons de voir le monde social et des positionnements
politiques. L’anthropologie économique telle que la voit Bourdieu mène à des préconisations qu’il
nomme néolibérales11, alors que sa position mène à une critique de cela en dénonçant
« l’anthropologie imaginaire » de l’économie néoclassique. D’un point de vue politique cela conduit
Bourdieu à la fin de sa vie à s’opposer à des politiques publiques spécifiques. On voit sur ce point
qu’on ne peut que difficilement séparer les question d’ontologie des questions de philosophie
politique, la discussion consistant en plusieurs strates 12. Néanmoins dans le cadre de cette
présentation j’en resterai aux questions théoriques en montrant comment Bourdieu prétend dépasser
l’approche économique et proposer non seulement des concepts qui rendent mieux compte de ce qui
est, mais aussi une vision du social plus riche et plus complète, en ce que l’anthropologie
économique ne se trompe pas uniquement pour lui dans sa description, mais aussi dans son
ontologie, par son réductionnisme et sa position substantialiste. Mon hypothèse est que de cette
façon, du fait que Bourdieu s’adresse ici explicitement à une théorie individualiste du social, sa
propre position, qui ne contient rien de nouveau d’un point de vue théorique, s’exprime d’autant
plus clairement et donc qu’il est intéressant de voir les inflexions que cette opposition fait subir à sa
théorie, de manière comparative. On verra que la théorie qui apparaît est loin de correspondre au
cliché d’une théorie ultra-déterministe et collectiviste, ne laissant aucune agentivité aux individus.
Pour ce faire Bourdieu va défendre une « anthropologie tout à fait différente, fondée sur
l’idée que, pour rendre compte des conduites perçues comme rationnelles, il n’est pas besoin de
faire l’hypothèse qu’elles ont la raison, ou l’intention consciente de rationalité, pour principe. »13 Le
point nodal des discussions est donc cette question de l’anthropologie à endosser pour produire une
connaissance adéquate du monde social. Comme nous le verrons deux choses sont en jeu par là :
d’une part la vision de l’individu – isolé ou relationnel – et celle des structures de relations – le
marché ou le champ. Le principe de l’approche de Bourdieu dans ce cours va être de montrer les
limites de l’approche économique pour mettre au jour le fait que ses concepts sont plus adéquats
pour traiter des objets économiques : une fois l’économie historicisée et socialisée comme une
partie spécifique de l’action humaine en général les concepts généraux de la sociologie
bourdieusienne lui deviennent applicables.
Je vais fonctionner en plusieurs temps dans cette présentation. Ma première section (B) sera
consacrée à une présentation générale de l’ouvrage et des moments de l’argumentation de Bourdieu,
puis j’essaierai de mettre en lumière les thèses qui peuvent nous intéresser quant à l’ontologie
sociale, en m’appuyant sur une définition intensive qu’on retrouve chez Pettit, à partir de ce Cours
(C), enfin je proposerai une conclusion en mentionnant les réserves qui m’apparaissent quant à la
réfutation opérée par Bourdieu (D).

9 Voir notamment Laval (2007) pour la description de cette filiation entre utilitarisme benthamien et théorie du choix
rationnel.
10 Cette définition est quelque peu arbitraire mais elle permet de trancher rapidement dans les débats quant au fait de
savoir si on peut parler de sociétés animales. Cette question reste ouverte mais comme elle n’est pas l’objet de mon
propos je ne la précise pas.
11 Cela me paraît évident si on lit Bourdieu (1998).
12 Si ces enjeux sont importants on ne peut néanmoins caricaturer l’opposition entre approche sociologique de gauche
et approche économique de droite : il y a des partisans de l’approche économique, comme Jon Elster, qui se
revendiquent marxistes par exemple.
13 Bourdieu (2017), p.15.
B- Présentation de l’ouvrage :

I- L’encastrement de l’économique dans le symbolique14 : la genèse magique des dispositions


économiques.

Pour saisir les enjeux du propos bourdieusien il faut d’abord présenter généralement
l’ouvrage et le fil général de l’argumentation, qui permet de comprendre les oppositions entre la
vision bourdieusienne du social – étant donné que ce qui est en jeu par cette opposition à
l’économie c’est bien l’échange, et donc le lien social, point à souligner parce que le titre peut
laisser penser que l’objet est restreint, alors qu’en réalité c’est la question du fondement du social
qui est en jeu, l’approche économique voulant résoudre cette question en identifiant le marché au
lien social fondamental – et la vision économique de celui-ci.
L’argumentation va fonctionner en plusieurs temps, tout d’abord Bourdieu va montrer que
les pratiques et les discours économiques sont des productions économiques situées qui ne peuvent
s’universaliser qu’au prix de la plus grande des erreurs qu’on peut commettre selon lui en sciences-
sociales, à savoir l’universalisation du particulier. Il montre cela notamment à partir d’une
discussion sur le don, mobilisant les textes de Mauss, Levi-Strauss et Derrida, qu’il reprend de
façon critique. Ce passage sur le don lui permet de montrer un moment précapitaliste ou l’économie
symbolique dominait l’économie économique. Il permet de montrer en somme l’historicité de
l’approche économique qui se prétend pourtant comme universelle. Cela est l’occasion pour
Bourdieu également de donner une analyse du don plus élargie qu’il ne le fait dans Le Sens
pratique, en permettant de concilier le fait que le don est perçu par les agents comme un don sans
retour alors que celui-ci est objectivement un don avec retour. Il faut non seulement réintroduire un
intervalle temporel que Levi-Strauss ne voit pas, à savoir qu’on ne peut télescoper le moment du
don sur celui du contre-don, mais aussi penser quelque chose comme une mauvaise foi sartrienne, à
savoir que « je sais que je lui donne et qu’il me le rendra, je sais même parfois que je donne pour
qu’il me rende, mais je ne veux pas le savoir (…) la structure se dissout dans la succession et elle
est imperceptible comme telle. »15 Ce passage est central puisque Bourdieu pointe bien qu’en l’état
le problème est insoluble : dans une philosophie de la conscience, comme celle de Sartre, ou de Jon
Elster ajoute-t-il, qui est un des adversaires théoriques de Bourdieu qui soutient plutôt la TCR, on
ne peut pas penser que les individus savent et ne savent pas à la fois ce qu’ils font. Le mensonge à
soi-même est paradoxal en tant que pour mentir il faut intentionnellement vouloir se mentir. C’est
un point central de la discussion qui ne sera éclaircit qu’au final que de savoir ce que Bourdieu met
à la place de cette théorie de la conscience. Bourdieu ne nie pas que ce genre de chose existe, mais
il nie le fait qu’on puisse répondre à cela dans le cadre d’une philosophie de la conscience, ou
même d’une philosophie de l’inconscient structural comme Levi-Strauss. Il faut pour y répondre
dit-il une philosophie de la croyance, et notamment des croyances collectives et des attentes
collectives, qu’il va chercher à produire par la suite. Il faut donc en plus d’un intervalle temporel

14 Le terme de symbolique revient sans cesse chez Bourdieu comme adjectif (« domination symbolique », « violence
symbolique », « économie symbolique », « capital symbolique ») et très peu comme nom. De fait le terme n’est pas
défini clairement par Bourdieu en un endroit. On peut néanmoins noter que ce concept semble occuper une place
centrale dans sa théorie générale aux côtés des trois concepts centraux que sont le champ, l’habitus et le capital.
Cette centralité est due au fait que le propre du symbolique (irréductible en cela au culturel et à l’immatériel) c’est
de proposer une distribution différentielle de positions, ou les individus sont en lutte pour la distinction et la
différenciation. Par exemple la marche de l’homme viril chez les Kaybiles est symbolique, et n’est symbolique
qu’aux trois conditions qu’elle s’inscrive dans un système (qui la différencie de la marche sans honneur, ou de la
marche féminine), qu’elle soit perçue par un sujet doté des catégories de perception pertinentes et que cette
perception, étant le produit de la structure dans lequel elle s’exerce, passe inaperçue de celui qui la prend comme de
celui qui l’alimente en objets perceptibles. On a donc reconstruit à partir de l’idée de symbolique l’articulation des
concepts centraux de Bourdieu. L’idée centrale demeure que pour saisir un comportement il faut s’inscrire dans un
système ou les agents sont capables de décrypter ce que signifie l’agent agissant en faisant une chose.
15 Bourdieu (2017), p.35.
une autre philosophie de l’agent, et cette philosophie de l’agent sera celle de Bourdieu, celle de
l’habitus : pour que les individus donnent il faut qu’ils soient disposés à donner, c’est-à-dire pris
dans une économie de biens symboliques ou la règle du jeu tacite est qu’il est bon de donner et
qu’on en tire des profits symboliques. On a non pas une philosophie de la conscience, je donne
parce que je sais que je vais recevoir, mais une philosophie des dispositions, le don est pris dans un
système social et ou on reçoit de son don sans pour autant en attendre. Je reviendrai à plusieurs
reprises sur ce moment paradigmatique puisque comme on le verra c’est sur cette analyse du don
que Bourdieu construit la nécessité d’une alternative sociologique à l’approche économique. On
retrouve alors les différents moments de l’analyse bourdieusienne : d’abord on reconnaît
l’expérience subjective – le don est perçu comme sans retour-, puis on objective la situation, le don
n’est pas ce qu’il prétend être, il y a un système d’échange – enfin on explique objectivement les
subjectivités : les individus pensent ainsi parce qu’ils sont disposés à donner et reconnaître le don
comme don dans le système d’échange symbolique qui est le leur. Il y a dans ce cadre un intérêt au
désintéressement, qu’on retrouve dans les dépenses somptuaires de type « noblesse oblige »16.
Bourdieu donne l’exemple ludique du fils d’aristocrate qui se voit donné une bourse bien remplie
par son père et qui, par soucis d’économie, ne dépense rien. Ce jeune aristocrate se voit vertement
réprimandé par son père et la bourse jetée par terre : l’économie symbolique de l’aristocratie à la
Cour consiste en la dépense. Dans ce cadre dépenser c’est gagner du prestige, il faut donner,
dépenser somptuairement, pour conserver son rang. L’aristocrate qui agit comme un bourgeois est
donc à contre-courant total et alors qu’il croit gagner, économiser, il perd en réalité. La logique de
l’économie symbolique est une logique pour Bourdieu du refoulement du calcul économique au
profit du symbolique : on a un mode ou le modèle des relations de parentés servent comme modèle
aux relations économiques, ce qui s’inversera avec l’avènement du capitalisme. Cela est permis par
une des caractéristiques du monde social pour Bourdieu , à savoir que le monde social est celui de
la pratique, précisément le monde dans lequel les agents, la plupart du temps, ne se posent pas de
question : personne ne se demande si le don est réellement un don, « ça se fait et c’est tout »17. On
reconnaît ici la reprise des analyses issues du Sens Pratique : le monde social est une seconde nature
et les agents ne sont pas amenés à se poser les questions du théoriciens, les choses se font par
habitude et non par calcul. Considérer le monde de la pratique avec l’œil du théoricien c’est
confondre la logique des choses avec les choses de la logique et tomber dans ce que Bourdieu
nomme le biais scolastique, à savoir le biais du savant, qui se pose les questions sur les pratiques et
veut en rendre compte sans en accepter la quasi-naturalité pour ceux qui sont dans la pratique 18. Il
faut donc fonder le social sur une forme de méconnaissance à soi-même pour Bourdieu,
méconnaissance de soi qui implique des dispositions à cette méconnaissance, à prendre les choses
telles qu’elles ne sont pas, à ne pas regarder les relations sociales avec le regard d’un La
Rochefoucauld. Cela implique également de trouver de la vérité dans le mensonge, de
l’automystification dans la mystification, que l’illusion n’est pas illusoire, et que la méconnaissance

16 Si Bourdieu s’oppose ainsi à l’approche économique il ne pense pas cela dit un monde du désintéressement, au
contraire la « disposition au calcul existe universellement » (p. 50) pour lui. La philosophie de Bourdieu reste une
philosophie de l’intérêt, mais un intérêt construit et situé.
17 Bourdieu (2017), p. 55. Ce qui rompt très clairement avec une philosophie de la conscience, qui est, au fond pour
Bourdieu, celle de la théorie du choix rationnel.
18 Bourdieu (1999), notamment dès les premières pages sur la critique de la raison scolastique.
est bien fondée et fait partie des fondements du monde social etc19, et donc de changer radicalement
de philosophie de l’agent.
Cet univers pré-capitaliste dominé par le symbolique continue de perdurer aujourd’hui pour
Bourdieu. Il y a ainsi un refoulement collectif du calcul économique, Bourdieu donne un exemple
parlant : « Je pense que rien ne ressemble plus à des évêques que des intellectuels, et il faudrait
observer les intellectuels lorsqu’on leur dit : « Voulez vous un cachet ? » (…) la vérité économique
des pratiques ne peut pas y ressurgir sans infraction, sans faire problème. »20 Il y a plusieurs choses
que nous refusons de marchander dans des types de relations, notamment amoureuses, amicales,
familiales, etc. Cela donne un modèle pour comprendre les cas ou le refoulement de l’économique
n’est pas juste circonstancié (et tend à se réduire : aujourd’hui les intellectuels acceptent de se faire
payer sans problèmes, certainement plus en tout cas qu’à l’époque de Bourdieu) mais généralisé.
Ainsi il y a des cas de décalages évidents entre une disposition acquise et une structure objective qui
sont évocateurs : un homoeconomicus dans une société Kabyle enchaîne maladresses sur
maladresses, et inversement les Kabyles étudiés par Bourdieu dans les années 60 ont des
dispositions très mal adaptées aux transformations objectives du système économique de leur
temps.
Le propos critique de Bourdieu va cela dit plus loin qu’une réhistoricisation du discours
économique, dont la genèse est en réalité une co-genèse, comportant également celle du monde
économique. En effet Bourdieu va montrer que même dans le monde le plus économique qui a
donné naissance au discours économique l’anthropologie économique est fausse :

« A mon avis, la proposition selon laquelle tous les actes humains ont pour principe la conscience
calculatrice visant la maximisation des intérêts, au sens strict d’intérêt économique, est
universellement fausse, même dans le domaine de l’économie : même pour comprendre les actes
économiques des homines oeconomici les plus économiques, comme les patrons d’industrie ou les
entrepreneurs, on ne peut pas s’appuyer sur cette anthropologie selon laquelle les actions auraient
pour principe une conscience calculatrice de l’intérêt au sens strictement économique. » 21

En effet les économistes sont amenés du fait de leur anthropologie - donc l’anthropologie standard,
celle du choix rationnel- , qui se veut plus générale qu’elle ne le semble d’abord 22, à se positionner
quant à l’existence du lien social : comment rend-t-on compte de phénomènes sociaux à partir d’une
anthropologie individualiste ? Comment des relations durables à autrui peuvent-elles se constituer si
tout ce qui nous relie c’est un intérêt marchand ? Comment passer en somme d’un modèle
interindividuel (ou des individus se rencontrent), à un modèle de socialisation (ou des individus se
modifient sans cesse par ces rencontres) ? Cela renvoie notamment à la question des préférences
individuelles, présentées comme déjà constituées dans les modèles économiques à l’époque de
19 Bourdieu (2017), p. 64. Notons ici que Bourdieu semble indiquer cela très rapidement : ce fondement du social
qu’est pour lui la méconnaissance de soi n’est pas démontrée analytiquement. Cependant si on relie cela à
l’approche bourdieusienne générale cela revient à dire qu’il y a une vérité phénoménologique du don tel qu’il est
perçu par les agents, mais que cette vérité du don est illusoire (ce qui ne la nie pas comme vérité
phénoménologique, Bourdieu fait ici du Hegel) en tant qu’elle s’inscrit dans un système avec un contre-don. Puis il
faut un troisième moment, ou on explique les différences de subjectivités en fonction de la situation de la
subjectivité dans un champ structuré (les dispositions n’étant pas réparties équitablement). La méconnaissance de
soi, du don comme pris dans un échange, est centrale pour que l’économie symbolique fonctionne, et elle est au
fondement même du système d’échange. Les agents ne font pas ainsi ce qu’ils croient faire. La méconnaissance de
soi n’est pas une méconnaissance intentionnelle (les agents ne savent pas x tout en faisant y, sur le modèle du
mensonge à soi-même) mais une méconnaissance dispositionnelle, c’est-à-dire que les individus construisent leurs
intérêts dans l’échange en fonction de dispositions constituées et que celles-ci suscitent des intérêts pour le don (qui
prend place dans un système d’échange).
20 Bourdieu (2017), p.57.
21 Bourdieu (2017), p. 95.
22 Voir la formule de Robbins (1932, p.15), qui est très largement acceptée comme définition extensive de
l’économie : « la science qui étudie le comportement humain, comme étant une relation entre des fins et des
moyens rares à usage alternatif ». L’économie n’est pas, contrairement aux définitions qu’on trouve chez Say ou
d’autres classiques, une science de la production, de la rente, de l’échange, mais une science de la décision. Avant
d’être une théorie sur des objets elle est une théorie de l’action.
Bourdieu (il pense, semble-t-il, au modèle de Arrow-Debreu, celui de l’équilibre général), c’est-à-
dire exogènes. Comment penser l’endogénéisation des préférences individuelles à partir de cette
anthropologie23 ? Je reviendrai sur ces questions dans la section suivante pour montrer qu’on a ici
un point nodal permettant une discussion des positions bourdieusiennes dans ce qu’on appelle
ontologie ou métaphysique sociale.
Ce qu’il faut donc pour Bourdieu c’est réintroduire l’économique, y compris le plus
économique, dans le social. La monnaie par exemple, objet économique par excellence, on a des
théories monétaires, les équations quantitatives, est repensée par Bourdieu24, à la suite de Mauss,
comme « essentiellement un fait social », et notamment comme un objet qui est fonction de la
croyance et surtout de la confiance des agents dans le collectif. C’est donc une institution collective,
permise par des croyances partagées. Plus largement c’est l’ordre social qui est pensé comme un
système d’attentes partagées : celui qui est excommunié c’est celui qui ne comprend pas ce système
d’attentes25. Pour comprendre l’existence de relations sociales stables il faut se donner une
économie symbolique plus large : ainsi Bourdieu va chercher à montrer que pour répondre aux
questions que se posent les économistes il faut modifier leur anthropologie de façon radicale, et
penser les échanges symboliques, et notamment le don qui oblige celui à qui on donne.
En somme ce n’est plus l’économique qui va se trouver être au fondement du lien social
mais le symbolique : les relations durables entre les agents ne sont perpétuables qu’à ce prix. Les
questions que se pose Bourdieu sont donc massives :

« Comment s’engendrent des relations là ou il n’y en avait pas ? Comment s’engendrent des
interactions sociales ? Et surtout comment s’engendrent des relations sociales durables qui ne
s’achèvent pas avec la fin de l’interaction ? »26

Le don est l’exemple parfait d’une relation symbolique instituée dans le temps : celui qui donne
oblige celui qui reçoit et l’institue durablement comme son dépendant. Cette économie du
symbolique n’est pas pour autant une alchimie magique, on obéit à des contraintes structurelles
fortes, et en cela Bourdieu conserve l’analyse de Levi-Strauss, on est en quelques sortes dit
Bourdieu « condamné à la générosité »27. Ce qui résulte de toutes ces analyses c’est que
l’économique n’est possible que dans le cadre symbolique, et cela va plus loin qu’un encadrement
historique (il faut des sociétés précapitalistes pour que l’économique et son monde advienne) mais
va jusqu’à une détermination symbolique y compris des choix les plus économiques. Bourdieu
propose une relecture de son texte classique La Distinction, comme un livre d’économie de la
consommation, ou il montre que les choix de consommation impliquent une distinction symbolique
forte : les choix en matière vestimentaire ne sont pas uniquement liées à la rencontre d’une demande
et d’une offre déterminant un prix de marché, impliquant des choix de consommateur cherchant à
maximiser l’utilité subjective apportée par des biens sous contrainte budgétaire, mais aussi à des
dispositions profondes vis-à-vis du corps, de la sexualité, à de la cosmétique etc 28. On voit que cette
consommation est symbolique en ce qu’elle ne prend sens que dans un système ou les situations des

23 A noter que c’est un problème qui devient important dans les années 90, et les économistes tentent d’y répondre.
Pour une synthèse sur cette question voir Gautié (2007). Il faudrait également voir les travaux très intéressants par
exemple de Guala et Hindriks (2015a, 2015b) ou Guala (2016) ou plus largement en théorie des institutions à
travers la théorie des jeux pour avoir un panoptique complet, à commencer par Schotter (1981). Hélas Bourdieu n’a
pas l’air de connaître ces références et ne les discute pas, si ce n’est par de rapides évocations ou il les condamne
comme des tentatives de sauver un modèle épistémologique par des hypothèses ad hoc.
24 A noter que cette intuition sera très largement reprise, notamment par André Orléan dans l’Empire de la valeur.
25 Bourdieu (2017), p.111.
26 Bourdieu (2017), p.119.
27 Bourdieu (2017), p. 121.
28 Bourdieu (2017), p.134. Bourdieu ajoute, p. 135, en renvoyant à La distinction, p.226, et un analyse qu’il avait
mené : « des choix fondamentaux tels que le type de maquillage, le temps consacré au maquillage, l’intérêt porté au
volume et au poids du corps, les investissements en gymnastique, ont une relation extrêmement forte avec des
conditions économiques de possibilité et d’impossibilité (…) dont l’application se retrouve dans de tout autres
domaines : les pratiques sexuelles, les pratiques alimentaires, etc. »
agents sont distinguées les unes des autres et ou chacun saisit instinctivement que les choix de
consommation sont aussi des choix de distinction et de positionnement dans l’espace social.
Il en résulte pour Bourdieu que ce n’est pas uniquement l’extension de l’anthropologie
économique qui est fausse (appliquant au symbolique de l’économique) mais son intention même :
en proposant un individu anhistorique et abstrait l’approche économique est condamnée à se
tromper, oubliant que les intérêts sont constitués historiquement et socialement chez les agents. De
ce fait il reste à Bourdieu à expliquer pourquoi l’anthropologie économique n’est pas plus fausse
qu’elle n’y paraît, pourquoi les modèles de choix rationnel produisent bien des résultats qui nous
semblent corrects d’un point de vue prédictif 29 . Cela s’explique pour Bourdieu du fait que les
agents constitués historiquement sont amenés à produire des choix qui sont ajustés à leur situation :
leur choix est raisonnable en ce qu’il prend en compte des éléments de leur environnement qui les a
formé, et il est souvent conforme à une prédiction rationnelle du fait qu’ils sont bien adaptés à cet
environnement. Bourdieu observe ainsi que les choix des individus sont souvent ajustés à leur
chances objectives : les enfants de classes sociales défavorisées ne vont pas, très vite, lorsqu’il
faudra choisir une orientation, décider de faire trader ou cadre financier (pour peu que parler de
décision en ce cadre ait un sens, en réalité, ajouterais Bourdieu, on ne prend des décisions que dans
des moments de crise : la majorité de notre existence se passe sans que nous n’ayons réellement
besoin de prendre des décisions). Ceci fonctionne selon Bourdieu comme une loi sociale qu’il est
difficile de récuser. Pour comprendre cela cependant il va falloir saisir le remplacement qu’opère
Bourdieu relativement à l’anthropologie économique, et notamment relativement aux deux concepts
centraux de cette approche, l’individu et le marché.

2 – De l’anthropologie économique à l’anthropologie bourdieusienne : quand l’habitus et le champ


remplacent l’individu et le marché.

Deux éléments sont perçus comme centraux pour définir l’anthropologie économique : une
théorie de l’individu, et une théorie du marché. Ici Bourdieu cherche à revenir à ce qu’il y a de plus
fondamental, le roc sur lequel s’érige la théorie économique dans toutes ses subtilités, à savoir une
anthropologie fondamentale contre laquelle il peut batailler sans avoir à se perdre dans des subtilités
théoriques et techniques insurmontables30. Bourdieu note bien qu’il sait que les économistes
défendent leur anthropologie de manière instrumentaliste : la théorie du marché qui est notamment
celle de l’équilibre général joue sur les deux sens du terme modèle (un modèle comme idéal à
atteindre, et un modèle comme schématisation), il s’agit dans les deux cas d’une idéalisation de la
réalité. Pour autant il y a deux objections qui sont faites à cela ; d’une part le passage permanent
entre le normatif et le descriptif, l’épistémique et l’ontologique (on dit que notre théorie est
irréaliste mais on dit qu’on décrit ce qui est, on annonce ne faire qu’une modélisation prédictive
mais on prétend donner la cause du lien social sur le plan ontologique), d’autre part le fait qu’une
défense épistémique par l’instrumentalisme se heurte toujours à un problème récurrent : « on peut
défendre n’importe quoi au nom de cette théorie, même la fiction la plus fictive. »31 De ce fait
Bourdieu ne peut accepter la défense instrumentaliste de la théorie économique en tant que cet
instrumentalisme cache toujours en réalité une anthropologie qui se veut, de plus, performative, et
donc qu’elle n’est pas qu’un instrument mais aussi un agent de transformation sociale 32. On a ici
moins une réfutation de l’instrumentalisme (qui se défend par une vision prédictive) qu’une critique
de la posture en elle-même.
Le premier concept que va retravailler Bourdieu est celui de marché. Cela n’est pas un
hasard. En commençant par le concept de marché, et donc de champ, Bourdieu veut rompre avec

29 Voir Boudon (2011) et plus classiquement Friedman (1953) pour des illustrations de cette justesse du choix
rationnel, même si Boudon est plus subtil en quittant le choix rationnel instrumental en ajoutant des dimensions
axiologiques au choix, à la Weber.
30 Bourdieu (2017), p. 147, montre qu’il est conscient de ce danger.
31 Bourdieu (2017), p. 158.
32 C’est ce que Bourdieu (1998) énonce lorsqu’il indique que la théorie économique a désormais les moyens de se
rendre vraie.
l’approche microéconomique qui part de l’individu. Cela est déjà une prise de position théorique.
Cela signifie que le concept central pour sa nouvelle anthropologie va d’abord être un concept de
relations structurés. Il va tout d’abord voir ce que ce concept signifie chez les économistes. Il
remarque que cette définition est protéiforme. On a d’un côté le marché pur et parfait qui est une
entité abstraite33, définie mathématiquement comme un mécanisme abstrait réunissant
instantanément des gens très éloignés dans l’espace, ce dont le marché boursier est l’exemple le
plus parfait pour Bourdieu34, de l’autre côté le terme est utilisé notamment par Tirole – le plus
récent prix Nobel d’économie français, qui ne l’était pas à l’époque- en plusieurs sens revendiqués :
d’un côté deux biens appartiennent au même marché s’ils sont des substituts parfaits 35, mais cette
définition est trop restrictive, à moins de considérer de l’autre côté que tous les biens sont
substituables entre eux36. La définition abstraite du marché comme lieu de rencontre entre une offre
et une demande est ignorante des conditions réelles de la concurrence et de l’échange, ce qui
conduit à une naturalisation des prix comme des fonctions transcendantes37 . De ce fait Bourdieu
veut lui substituer l’analyse du marché comme « champ de production, comme un espace de
concurrence entre des producteurs caractérisés par une certaine structure de rapports de force »38,
c’est-à-dire en réintégrant que la concurrence n’est pas une concurrence arbitrée par les prix, mais
une concurrence comme confrontation avec des concurrents, et donc que les stratégies mises en
place par les agents et les firmes ne sont pas des stratégies abstraites et anhistoriques mais relatives
toujours à la position de l’agent économique dans un espace de luttes. Bourdieu se réfère pour cela à
trois éléments39 issus de la théorie économique. Tout d’abord à la définition du marché chez
Marshall, qui nécessite de prendre en compte bien sûr la monnaie, le crédit, le taux d’intérêt etc.
mais aussi les syndicats, organisations patronales, ou encore la proximité entre acheteur et vendeur.
C’est-à-dire que chez Marshall il y a l’idée que le marché n’est pas uniquement le fruit de
mécanismes purs mais aussi de rapports de forces. Ensuite à la théorie de la concurrence
monopolistique de Chamberlin, qui montre que la structure du marché dépend du nombre d’agents
sur ce marché, allant du monopole – l’extrême ou il n’y a qu’un seul agent sur le marché (on voit
qu’il y a des marchés avec des coûts d’entrée) – au marché pur et parfait avec un grand nombre
d’agents. Enfin une troisième référence est mobilisée, qui est celle de l’ancienne économie
industrielle – qui est de l’école institutionnaliste- avec Edward Mason, qui énonce que chaque
entreprise doit être comprise dans une structure d’entreprises, avec des barrières à l’entrée, ce qui
participe de la définition du champ chez Bourdieu. Cette conception est une conception empirique
du marché et non celle d’un modèle parfait dont on se sert pour comprendre la réalité. Dans tous les
cas le marché n’est plus vu comme un phénomène de concurrence abstraite mais comme un champ
de forces, dans lequel toute forme de capital est investi (capital économique, informationnel – celle
des concurrents, technologique, des think tanks- capital social – relations d’appartenance à des
comités de directions etc.) dans la lutte pour transformer le champ. Dans un champ économique il y
a donc une structure de distribution des chances de profits et des dominants : il y a ceux qui sont
détenteurs de capitaux (de différentes sortes) et qui exercent des effets sur ceux qui entrent dans le
champ (par exemple la relégation à la sous-traitance, à la faillite, ou à l’exploitation). Aujourd’hui

33 Ce qui ne signifie pas pour autant sans réalité.


34 Bourdieu (2017), p.167.
35 C’est-à-dire dans la théorie du consommateur deux biens qui ont la même fonction : la variation du bien x peut être
compensée par la variation de consommation du bien y. x et y ont ainsi des caractéristiques permettant de répondre
à un même besoin. Cela est le cas d’un marché parfait donc puisque pour que le marché fonctionne il faut que les
biens puissent être pris comme équivalents.
36 Je peux brûler un livre, de ce fait le livre est un substitut du charbon, mais cette définition est trop extensive et on
ne peut plus faire d’analyse d’équilibre partiel. Tirole s’en tire en disant que la bonne définition du marché dépend
de son usage. Bourdieu en tire comme conclusion que les économistes sont obligés de faire appel à une notion ma
définie.
37 Voir sur ce point par exemple la quasi naturalisation du mécanisme des prix opérée chez Hayek (2007), à la suite
bien sûr des analyses de Mises qui vont dans le même sens.
38 Bourdieu (2017), p. 173.
39 En réalité quatre si on compte son propos sur la nouvelle économie institutionnelle de Williamson, mais je suis plus
sceptique quant à la pertinence de cette référence.
pour entrer dans le marché des téléphones mobiles il faut un capital économique premier énorme,
mais aussi lutter pour sa reconnaissance symbolique, produire en Asie du Sud-Est pour être
compétitif vis-à-vis des concurrents, bref ma stratégie économique sera déterminée par ma position
d’underdog dans le champ donné etc. De la même façon on peut avoir des effets de structures
évidents : la baisse des prix du pétrole par les pays de l’OPEP pour élever les droits d’entrée pour
les nouveaux entrants est significative d’un effet de structure. En bref le marché n’est pas un
mécanisme abstrait de liaison entre des agents -individuels ou des firmes – économiques distincts,
mais un champ de force caractérisé par une distribution en capital, des dominants, et des règles du
jeu qui s’appliquent à tous40. Ici Bourdieu reprend donc une vieille critique institutionnaliste : les
modèles néo-classiques de concurrence pure et parfaite ne correspondent pas à la réalité et ils
doivent être remplacés par une description de ce qui se passe réellement sur le marché. Ici il me
semble que la critique ne porte qu’à moitié : la justification standard est de dire que les modèles
formalisent ce qui se passerait si les marchés ne connaissaient pas d’entraves institutionnelles. Or
sur ce point Bourdieu ne va pas beaucoup plus loin que de dire qu’on a un modèle imaginaire. Dans
tous les cas il est vrai que des tests empiriques des hypothèses néo-classiques sont difficiles à
mener.
Il y a donc une structuration du marché en champ pour Bourdieu, champ qui possède des
tendances immanentes à la reproduction : les dominants sont en mesure de commander la structure
de distribution des profits, ce qui tend à reproduire la structure du champ. Cependant ils ne peuvent
pas contrôler toutes les innovations, les techniques, les changements organisationnels, ce qui
explique les changements dans la structuration des champs. Une analyse réaliste d’un marché devra
ainsi prendre en compte cette structuration, ce que fera notamment Bourdieu dans Les structures
sociales de l’économie, ou la notion de champ est utilisée à la place de celle de marché.
Une fois prise en compte cette importance du champ on peut passer à un travail sur le
concept d’individu rationnel, que Bourdieu va remplacer par l’agent doté d’un habitus. L’ordre est
important : l’habitus n’est compréhensible que situé dans un champ déterminé, puisqu’il est produit
par une confrontation permanente à ses régularités constitutives41. C’est pour cette raison qu’il peut
avoir des anticipations raisonnables, s’affrontant à des situations récurrentes il réalise des
apprentissages. En cela Bourdieu propose une alternative à la théorie des anticipations rationnelles
proposée par les économistes néoclassiques, et notamment très présentes chez Robert Lucas. Cela
permet de ne pas en passer par la « fiction monstrueuse »42 qui est celle de l’homo œconomicus,
capable de calculer plus que le meilleur des économistes 43. L’agent économique doté d’un habitus
est celui précisément qui n’a pas besoin de toujours calculer pour faire les meilleures anticipations,
précisément parce que ces dispositions sont socialement constituées pour être ajustées
grossièrement aux conditions de son existence (ce qui explique aussi que dans les périodes de
transformations radicales les décisions ne sont plus conformes au choix rationnel). Parler d’habitus
c’est ainsi considérer que l’agent a une inertie propre relative a son histoire, qui va déterminer des
préférences et des choix. On a donc une rationalité qui n’est pas seulement cognitivement limitée,
comme chez Herbert Simon44, du fait du temps limité pour le choix, mais aussi socialement limitée,
du fait de notre situation sociale. Un agent ne va pas choisir n’importe quoi : tous les choix ne sont
pas équiprobables, comme dit plus haut les dispositions à s’orienter, par exemple, vers des métiers
dans la recherche ou dans la finance ne sont pas distribuées également mais selon la place qu’ont les
individus dans le champ. La Distinction de Bourdieu est l’exemple parfait dans l’œuvre de
40 Ici on peut avoir quelques réserves sur l’approche de Bourdieu qui est descriptive (il montre que les marchés
effectifs ne fonctionnent pas comme le disent les économistes). En effet l’anthropologie économique peut tout aussi
bien être normatives et vraie malgré l’empirique, c’est-à-dire fonctionner ou bien comme un modèle à atteindre ou
bien comme le fonctionnement naturel des choses s’il n’y avait pas d’intrusions politiques persistantes. C’est
notamment cette dernière position qu’on retrouve chez les plus ardents défenseurs du libéralisme, comme Hayek
(2007).
41 Bourdieu (2017), p. 192.
42 Bourdieu (2017), p. 235.
43 Ce que montrait Allais dès 1953. Voir Allais (1953).
44 Référence à la « bounded rationality » de Simon, voir Simon (1974, 2004). Ou plus largement sur les critiques
internes à la théorie de la rationalité mobilisée chez les économistes, voir Ferrière (2011).
Bourdieu montrant que le goût lui-même, chose dont on ne discute pas selon l’adage 45, est
inégalement réparti en fonction de la situation sociale de l’agent, et même qu’il se définit de
manière différentielle en fonction des positions sociales (le bon goût c’est avant tout le dégoût du
goût des autres). En d’autres termes se sont bien les préférences qui sont formées socialement et
qu’on ne peut considérer comme données et médiées par un marché abstrait qui ne fonctionne que
comme une interface. .

C – Une anthropologie du monde social : un holisme individualiste ?

On voit ainsi que loin de ne proposer qu’une lecture critique de l’anthropologie économique
Bourdieu propose une vision alternative, une vision sociologique du monde social. Cette vision se
fonde sur les concepts de champ et d’habitus qui s’opposent radicalement à l’anthropologie
économique. Ces concepts ne sont pas nouveaux dans la théorie de Bourdieu, on les connaît au
moins depuis La distinction, et ils avaient déjà fait l’objet de cours spécifiques au Collège de France
les années précédentes. Pour autant la reconstruction théorique que propose Bourdieu contre un
paradigme explicatif concurrent propose une lumière nouvelle sur les positions bourdieusiennes,
notamment du fait qu’on les perçoit de manière comparative. Ces désaccords fondamentaux
touchent à la philosophie sociale fondamentale des deux approches. De ce fait Bourdieu propose
une position sur les deux questions fondamentales de l’ontologie ou de la métaphysique sociale
pour Pettit46 :

« L’une est la question qui sépare le collectivisme de l’individualisme. C’est celle de savoir si les
individus tels qu’ils sont conceptualisés dans la psychologie du sens commun – dans la Verstehen-
sont en réalité une illusion, si leur apparente indépendance est en fait compromise par la présence et
l’influence de forces historiques ou structurelles qui agissent sur eux. Il s’agit là d’une question
verticale, puisque les forces historiques et structurelles sont généralement représentées comme
agissant d’en haut sur les individus. La seconde question est celle qui sépare ce que je conviens
d’appeler le « holisme » et l’ « atomisme », et elle est d’ordre horizontal plutôt que vertical. Il s’agit
de savoir si les individus dépendent de manière constitutive ou non causale de leurs relations avec les
autres pour la possession d’une capacité humaine particulièrement importante, par exemple de savoir
s’ils dépendent ainsi les uns des autres pour être capables de raisonner et de penser
individuellement. »47

Il me semble que les élaborations bourdieusiennes permettent de préciser une position sur la
première comme sur la deuxième question.
Bien sûr il n’est pas certain que la théorie bourdieusienne entre parfaitement dans le cadre
analytique de Pettit. De la même façon nous nous posons ici une question en des termes que
Bourdieu lui-même ne s’est pas donné. Mais il me semble que la catégorisation de Pettit offre un
cadre d’analyse suffisamment large pour qu’il soit pertinent de questionner les positions de
Bourdieu à l’intérieur de celui-ci, ce qui fonctionne à mon avis plutôt bien.

I- Collectivisme et individualisme.

Bourdieu est souvent catégorisé comme un collectiviste, posant un déterminisme social


général contraignant verticalement les individus en vertu de forces sociales ou de structures
agissantes. On a ainsi pointé tour à tour chez lui le sociologisme48 et le structuralisme. Une lecture
rapide de son propos peut en effet nous incliner à formuler sa position ainsi : les agents sont

45 « De gustibus non est disputandum », qui est d’ailleurs le titre d’un article de Stigler et Becker (1977).
46 Pettit (2004), p. 7, reprenant un développement de The Common mind, qui date de 1996.
47 Cela donne d’ailleurs une définition intensive de ce qu’on entend traditionnellement par ontologie sociale.
48 Boudon (1990), l’introduction me semble viser Bourdieu même s’il ne le cite pas.
déterminés par le champ structuré qui impose des façons d’agir, de sentir et de penser, donc des
habitus. Pour autant il apparaît que cette lecture est une mauvaise lecture des concepts
bourdieusiens, comme l’auteur le rappelle lui-même « l’habitus rappelle que nous sommes
spontanéité et que notre action a son principe en nous »49. En somme les individus ne sont pas agis,
le champ n’est pas une structure agissante – et encore moins une structure personnifiée-, mais ils
agissent toujours d’eux-mêmes, tout comme dans une théorie personnaliste. Il n’y a pas chez
Bourdieu l’idée que l’agent est « actualisateur de la structure »50 à la manière des althusseriens qui
font disparaître l’agent pour le transformer en épiphénomène de la structure générale de la société.
Les agents ont chez Bourdieu une subjectivité, établissent des stratégies en fonction de leurs
intérêts51, en bref ils existent au sens fort : « il bouge, il avance, il improvise, il fait des contre-pieds,
des actions, il est sportif, etc. »52 Penser l’agent comme doté d’un habitus ce n’est donc pas le
penser comme un reflet de structure ou en dénier la spontanéité voire l’inventivité. Les agents
peuvent par exemple jouer avec les règles de parenté pour le mariage, ce que Bourdieu étudie en
Kabylie. Pour Bourdieu sa théorie dépasse justement l’opposition classique de l’individualisme et
du holisme en ce qu’un habitus est un individu collectif, un individu qui a toutes les caractéristiques
spontanées d’une personne, mais qui est constitué comme individu dans un collectif 53. Nous
reviendrons sur ce point dans le deuxième moment de cette section. Notons cependant qu’il me
semble que la distinction de Pettit permet de montrer que la position bourdieusienne peut se
réinterpréter en ces termes connus, à condition de les retravailler pour ne pas les faire entrer en
opposition stérile entre individu et société.
Le collectivisme, supposant donc un déterminisme vertical, produisant des effets
mécaniques sur des agents, qui sont donc pensés comme des Träger, à savoir des actualisateurs de
structure comme le pensent les althusseriens de Lire le Capital, ou encore les structuralistes à la
Levi-Strauss, ne peut ainsi être revendiqué comme une position cohérente avec la position
bourdieusienne sur le plan de l’anthropologie de l’agent. La confusion porte à mon avis sur le
concept de champ structuré, qui n’est pas chez Bourdieu une structure agissante, mais une structure
relationnelle : définir le champ comme un champ de force c’est bien dire que les effets produits par
le champ sont des effets de structures liés à des positions, positions qui sont nécessairement
relationnelles, et donc que les agents sont amenés à se former les uns par rapport aux autres, ce qui
est permis par la centralité des relations symboliques chez Bourdieu avant tout 54. Il me semble que
le modèle du champ n’est ainsi pas du tout un modèle vertical mais bien horizontal, le champ ne
détermine pas du dessus l’individu55, mais participe indirectement à la formation des dispositions de
l’individu au cours d’un processus d’individuation. Cela ne vient pas aplatir la subjectivité mais au
contraire la permettre. En un sens s’il n’y a d’individualité 56 que sociale chez Bourdieu cette
individualité est non pas écrasée par le champ mais permise par lui, ou plutôt par les relations
constitutives entretenues avec les autres individus dans le champ – la première formulation laissant
penser que le champ en lui-même a un agir propre, ce qui serait une lecture collectiviste de la
théorie bourdieusienne. Le concept de champ est ainsi avant tout une élaboration théorique
permettant de rendre compte des régularités objectives, et non une entité ontologique agissante à
l’instar d’un esprit des peuples chez Hegel. Je reviendrai en conclusion sur mon interprétation de ce
concept.

49 Bourdieu (2017), p.246.


50 Ibid.
51 C’est notamment le lieu de l’opposition entre Bourdieu et Levi-Strauss, précisément sur le concept de stratégies.
52 Bourdieu (2017), p. 247.
53 Il utilise également le terme de structure individualisée.
54 Voir sur cette centralité du symbolique chez Bourdieu Jacques Dubois, Pascal Durand et Yves Winkin, « Aspects du
symbolique dans la sociologie de Pierre Bourdieu », COnTEXTES [En ligne], Varia, mis en ligne le 06 août 2013,
consulté le 12 février 2018. http://journals.openedition.org/contextes/5661
55 Terme qui n’est pas de Bourdieu, qui préfère agent pour des raisons historiques et théoriques, mais que nous
utiliserons néanmoins.
56 Si on se donne la peine de distinguer individuation et individualisation comme Descombes (2009). Il y a ainsi deux
sens d’individu : l’individu biologique, comme ensemble corporel fonctionnel, et l’individu social, comme
personnalité.
Cela dit peut-on alors classer Bourdieu du côté des individualistes, à la façon dont ils sont
définis par Pettit ? Peut-on dire qu’il valide la vision du sens commun, celle d’un individu
relativement indépendant ? En un sens nous le pouvons, car c’est bien toujours lui qui fait des choix
et qui agit – les intentions sont toujours individuelles et Bourdieu ne le nie pas. Cependant tout
dépend l’extension donnée au concept « d’indépendance ». Si pour penser l’indépendance il suffit
de dire que les individus ne sont pas causalement déterminés du dehors au moment de leur choix
alors Bourdieu peut être dit individualiste en ce sens, et on se souvient que le premier moment de
l’analyse bourdieusienne est celui d’une reconnaissance des subjectivités. En revanche si par
indépendance on entend valider la vision du sens commun selon laquelle chaque individu agit en
fonction de lui-même sans être pris dans un réseau de relations déterminantes alors cette
dénomination est plus difficile à accepter. Si on reprend les analyses de Bourdieu sur le don on voit,
comme je l’ai dit plus haut, qu’il est amené à reconnaître une vérité phénoménologique du don : les
individus font bien ce qu’ils croient faire, à savoir donner. Mais ce don amène un contre-don dans le
temps, même si l’intervalle temporel permet aux agents de penser le don comme un don, et non
comme un prêt ou une avance, et en ce sens il y a une obligation sociale au don, une contrainte à la
générosité, et cette contrainte est sociale. Toute la subtilité de l’analyse en terme de théorie de
l’action consiste en ce que ce n’est pas la structure des échanges qui détermine les agents à donner,
comme une relation causale entre X et Y, mais qu’il y a une médiation par la production de
dispositions, du fait que les individus ont un intérêt à être généreux, et donc à donner par eux-
mêmes (et à donner vraiment)57, même s’ils ont un intérêt à donner. Il n’y a donc pas de causalité du
champ sur le comportement individuel (le champ n’exerce pas une force sur les individus, mais
seulement les individus les uns sur les autres). Le concept de champ est un outil théorique pour
Bourdieu permettant de rendre compte d’une ontologie des relations plus qu’un concept réifié
comme le pensent ses détracteurs. Les agents choisissent donc de donner, tout en ayant intérêt à le
faire dans un système d’échange symbolique, qui structuré, implique des productions de
dispositions par l’individuation des agents. Un des grands intérêts de la première partie du cours sur
le don est à mon avis d’essayer de clarifier cela, et de montrer une théorie sociale qui montre à la
fois que les actions des agents doivent être comprises en réseau, dans une structure, sans pour autant
penser une causalité agissante de la structure sur les individus.

II- Holisme ou atomisme ?

Il ne faut pas confondre le holisme et le collectivisme. Le holisme répond à la seconde


question posée par Pettit, à savoir si les individus dépendent des autres pour développer leur
individualité. On peut définir système holiste si « parmi les propriétés qualitatives qui font de
quelque chose un de ses constituants – parmi les propriétés qui font de quelqu’un un membre de la
communauté des êtres pensants -, certaines sont telles qu’elles ne peuvent être possédées qu’en
présence d’autres constituants du système. »58 Au contraire l’atomisme va être défini comme une
position selon laquelle les individus n’ont pas besoin des autres pour développer leurs propriétés
qualitatives, du moins de manière non-causale59. Il est évident donc que la position bourdieusienne
est anti-atomiste. L’approche atomiste, monadique, est précisément celle de l’anthropologie
économique qu’il critique comme abstraite et comme incapable de rendre compte du monde social.
Le pivot conceptuel permettant de montrer chez Bourdieu le caractère holiste de sa démarche se
57 Ce qui suppose comme on l’a vu une forme d’universalité du calcul pour Bourdieu, même si ce calcul n’est pas
économique. Cela sera largement critiqué notamment par la revue du Mauss et le principal théoricien du don, Alain
Caillé.
58 Pettit (2004), p.111.
59 Cette distinction entre causal et non-causal est fondamentale chez Pettit : si on admet que la détermination peut être
causale alors tout le monde est holiste et il n’y a pas à discuter, nous avons besoin que quelqu’un nous apprenne à
lire, que quelqu’un nous fasse à manger pour qu’on puisse se développer dans les premières années, de la même
façon il faut avoir été produit par quelqu’un d’autre pour exister etc. Il faut que la présence d’autrui soit nécessaire
de façon également non-causale pour définir le holisme. Qu’entend Pettit par non-causal ? Il semble qu’il entende
par là le fait que nous ne nous trouvons pas immédiatement en présence d’une cause agissante. Je pense ici qu’il
s’agit d’une conception très restrictive de la causalité.
trouve dans le concept d’habitus. L’habitus est défini comme système de disposition 60, système qui
est produit par la confrontation permanente à une structure de position définie par les champs dans
lesquels s’inscrivent les individus, donc comme du social incorporé. Ce social n’est pas le fruit
d’une imposition collectiviste ou une structure écraserait l’individu mais est le résultat
d’interactions structurées en fonction d’attentes collectives et d’institutions. De ce fait l’individu
n’existe dans son intériorité – non pas comme individu biologique possédant un corps mais comme
individu avec des attentes, des pensées, des désirs – que du fait de l’existence d’un collectif, d’un
ensemble de relations structurées. Ce qu’il faut donc penser au départ de l’approche bourdieusienne
ce n’est non pas une société collective déterminant l’individu, non pas plus des individus autonomes
qui rentrent en interactions et produisent du social de façon émergente, mais une approche
relationnelle, ou l’individu n’existe que socialement et ou la société n’est rien d’autre que
l’ensemble des individus qui sont en relation, ces relations devant être définies non uniquement
comme des interactions mais comme des interactions structurées. C’est par ce biais qu’on peut
penser chez Bourdieu un holisme qui n’est pas collectivisme mais peut se rapprocher de ce que
Descombes nomme holisme structurel61.
L’habitus est donc le concept qui permet ainsi à Bourdieu de faire le lien entre les structures
sociales et la psychologie individuelle, ce qui indique que les subjectivités sont produites
objectivement (ce qui ne signifie pas qu’elles sont déterminées par une structure agissante comme
dit plus haut) et peuvent ainsi être objectivés, ce que Bourdieu fait pour le jugement de goût dans
La Distinction. De ce fait les agents sont dépendants des autres pour s’individuer : chaque
disposition va être formé au sein d’un contexte spécifique, déterminé généralement pas sa situation
dans la structure du champ étudié. Le travail de Bourdieu dans le cadre de l’économie de la
consommation montre par exemple comme des dispositions à consommer vont être variables en
fonction de la situation de l’individu dans le système social : comme Bourdieu le rappelle lui-même
le choix du vêtement est non seulement issu d’une variable économique (il faut avoir les moyens, et
on cherche à optimiser sa consommation en fonction de nos goûts), mais aussi d’un rapport à son
propre corps, à la sexualité, à la cosmétique, choses qui sont inégalement réparties selon les classes
sociales. Cette détermination peut être dite non-causale en ce qu’il n’y a pas d’apprentissage effectif
du goût (il est rare qu’on nous dise quoi aimer, comme on nous dit comment lire).
En cela la position bourdieusienne entre dans la catégorie que Pettit nomme holisme, tout
comme il se situe plutôt du côté qu’il nomme individualiste. La théorie de l’action qui émerge de
ces observations est intéressante car elle nous semble en effet dépasser les oppositions classiques
entre individualisme et holisme, individu et société, finalisme et mécanisme 62, et micro et macro. Il
est intéressant de voir que c’est cet élargissement final par lequel finit Bourdieu, montrant qu’au
delà des objets précis sa théorie vise à produire une théorie de l’action suffisamment générale pour
surmonter les problèmes classiques rencontrés dans ce domaine.

60 Qui se forme donc par la socialisation et qui est relatif à un champ, c’est-à-dire cet espace de compétition ou de jeu
social spécifique, mais aussi dans des espaces sans champ, comme la famille, pour cette distinction on peut voir
Fabiani (2016). Chez Bourdieu cela demeure un habitus unifié, qui est composé de dispositions, mais cela peut être
considéré comme un cas limite du possible, c’est notamment sur ce point que porte le travail de Lahire (2011) dans
L’homme pluriel, notamment du fait des pluralités de socialisations potentiellement contradictoires.
61 Voir Descombes (1996). Il me semble que ce n’est pas quelque chose de radicalement étranger à Bourdieu,
Bourdieu se réfère plusieurs fois aux textes de Wittgenstein sur lesquels Descombes fonde son approche. Ce qui
caractérise l’approche de Descombes et qui me semble très proche de la théorie de l’action de Bourdieu est son
approche relationnelle, en pensant notamment l’importance de relations internes aux individus, contre l’approche
atomiste d’un Russell.
62 Bourdieu revient sur cette opposition à la fin de son cours, voir Bourdieu (2017), p. 249.
D – Conclusion Générale :

On retrouve ainsi dans ce cours intitulé Anthropologie économique non seulement une
critique de l’approche économique dominante mais aussi une reformulation de la théorie sociale
bourdieusienne. Celle-ci apparaît d’autant plus clairement dans sa spécificité qu’elle est présentée
de manière comparative : il s’agit bien pour Bourdieu de montrer comment cette approche répond à
des problèmes et des manques spécifiques face à une approche concurrente. La spécificité de
l’approche de Bourdieu apparaît bien lorsqu’on la compare à l’approche économique définie
comme substantialiste, anhistorique et abstraite. Bourdieu propose, pour comprendre les actions
individuelles, de les déréaliser, c'est-à-dire de désubstantialiser les notions comme celles de
l'individu, de la personne, c'est-à-dire les notions centrales de l'anthropologie économique dans le
choix rationnel. Cette désubstantialisation n’est pas pour autant un écrasement : si l’individu n’est
plus l’individu autonome de la théorie du choix rationnel il demeure néanmoins un agent doué
d’agentivité. La position bourdieusienne navigue ainsi entre l’objectivisme structuralisme et le
personnalisme économiciste. Il faut pouvoir considérer les individus non pas comme les entités les
plus réelles mais comme des productions relationnelles. L'individu est ainsi le processus d'une
individualisation plus qu'un donné pré-construit comme entité de décision autonome. En cela il
nous apparaît que la confrontation avec un paradigme alternatif permet de préciser la spécificité
d’une position qui tente de dépasser les oppositions classiques de la philosophie de l’agent.
En posant cependant des questions d’ontologie sociale nous nous sommes posés des
questions que Bourdieu ne se posait pas sous ces termes, ce qui implique un certain degré
d’interprétation des textes mobilisés. Il n’est pas évident notamment de savoir si Bourdieu utilise la
notion de champ uniquement comme un concept théorique permettant de décrire des relations
objectives ou s’il donne à ce concept une certaine forme de réalité. J’ai opté pour l’option
épistémologique dans notre interprétation, à savoir que le concept de champ permet de rendre
compte d’une ontologie des relations sans réifier pour autant quelque chose qui serait de l’ordre
d’une entité agissante, en ce qu’il me semble que si le projet bourdieusien est réaliste, il est
également constructiviste. On rend compte d’une réalité à partir de la construction d’une théorie et
il ne faut pas confondre une ens theoreticum avec une réalité, ce qui serait encore une fois faire un
biais scolastique.
Si la théorie de l’action développée par Bourdieu en distinction de l’approche qu’il perçoit
comme l’approche économique apparaît effectivement intéressante63 le reproche principal qu’on
peut faire à la théorie de Bourdieu est d’entretenir un rapport un peu caricatural à l’économie. En
cela on peut se demander si Bourdieu a réellement réussi à ne pas tomber dans l’écueil qu’il pointe
dès le début de son cours, à savoir celui de faire « une critique de l’économie, c’est-à-dire l’une de
ces agressions un peu prétentieuses qui n’a d’autre base que l’ignorance. »64 sans aller jusqu’à taxer
Bourdieu de prétention ou d’ignorance – notamment parce qu’il semble connaître en effet des
références importantes dans le champ économique, et qu’il les discute assez finement – on peut
remarquer que sa critique de l’anthropologie économique est quelque peu essentialiste et réductrice.
Selon lui en partant de l’anthropologie de l’homoeconomicus il n’est possible que d’arriver à une
position atomiste et réductrice, ne prenant pas en compte la constitution sociale de l’individu, or

63 Avec des réserves qu’on peut avoir, en suivant Fabiani (2016) sur le fait que le concept de champ demeure
difficilement définissable analytiquement, que le concept de symbolique utilisé par Bourdieu est parfois flottant et
mal défini, et qu’il demeure une boite noire de la théorie de la socialisation qui possède, pour Fabiani, une forme
d’hybris à vouloir expliquer la psychologie individuelle par le social. Dans une perspective d’épistémologie réaliste
on peut se questionner sur le fait que Bourdieu ne donne pas réellement les mécanismes d’intégration du social dans
la psychologie individuelle. Néanmoins on ne peut prêcher par ignorance : ce n’est pas parce qu’on ne connaît pas
le mécanisme d’intégration que celle-ci est fausse, tout comme ce n’est pas parce qu’on ne connaît pas le
mécanisme réductionniste de l’esprit au corps que le physicalisme est faux. Il nous semble qu’une partie des
critiques de Lahire (2011) porte justement sur cette absence de spécification de l’intériorisation : qu’est ce qui est
incorporé dans la socialisation ?
64 Bourdieu (2017), p. 11.
certains de ses adversaires directs dans le champ sociologique français, à commencer par Raymond
Boudon (1990) expriment bien la différence qu’il y a entre l’atomisme et l’individualisme : la
théorie développée par le choix rationnel est fondamentalement relationnelle dans ce cadre
également. De la même façon il n’est pas certain que l’approche économique ne puisse pas rendre
compte des calculs dans l’ordre de l’économie symbolique. Je vais prendre trois éléments
permettant de nuancer très largement la position bourdieusienne sur l’économie. L’exemple le plus
extrême de cela est Gary Becker qui écrit, en 1996, Accounting for Tastes, proposant des modèles
d’endogénéisation des préférences par un processus de socialisation dans le cadre de la théorie du
choix rationnel la plus stricte. Cette approche est très certainement critiquable 65 mais elle conduit à
une prise en compte de la socialisation en économie. De même l’approche proposée par Guala et
Hindriks (2015a, 2015b) propose une prise en compte, à l’aide du formalisme de la théorie des jeux,
de l’évolution des normes sociales et, partant, des préférences des agents, dans une approche qui se
veut elle aussi relationnelle, rompant avec l’individualisme atomiste de la théorie des jeux qu’on
trouve chez Von Neumann et Morgenstern à l’origine. Enfin, et de façon plus large, la théorie des
jeux évolutionnaires propose des positions intéressantes sur la socialisation et l’individuation
rompant très largement avec le monadisme critiqué par Bourdieu. En somme Bourdieu tend à
rabattre l’approche économique sur les échanges monétaires, alors que ce qui caractérise cette
approche c’est avant tout une méthode plus qu’un objet 66, et qu’il est totalement possible d’intégrer
les profits symboliques dans une fonction d’utilité. Si on se penche par exemple sur les travaux de
Guala (2016) on voit que la matrice de gains représentés par la théorie des jeux ne représente pas
une vision spécifiquement individualiste du monde social, mais est uniquement un formalisme
permettant de se représenter les interactions. Or cette matrice de gain peut rendre raison des gains
symboliques, des désirs individuels, ou même du poids normatif des institutions (c’est ce qui permet
selon l’auteur de résoudre le dilemme du prisonnier en situation par exemple). Il ne faut donc pas
comprendre la matrice comme une loterie monétaire, mais bien comme un formalisme souple. Il me
semble bien qu’on pourrait intégrer une approche bourdieusienne dans ce formalisme sans que cela
pose des soucis théoriques majeurs. En cela l’opposition de Bourdieu à l’approche économique me
semble trop tranchée, ce qu’on peut expliquer je pense pour des raisons institutionnelles et par le
fait qu’il y a réellement des approches venues de l’économie qui sont tout particulièrement
impérialistes et beaucoup moins œcuméniques que celle de Guala, qui est un philosophe avant tout.
Néanmoins la discussion entre les deux disciplines gagnerait à être plus nuancées pour permettre
des coopérations plus fructueuses.
De ce fait une théorie intéressante n’est pas du tout citée – on peut reconnaître plusieurs
formules implicitement tournées vers elle-, qui n’est pas du tout dans le mainstream, la théorie des
conventions, développée par exemple par Dupuy et al. (1989), qui donne un exemple d’une
coopération entre les deux disciplines, avec des économistes hétérodoxes, comme Orléan, Boyer,
Favereau et d’autres, des philosophes de l’économie comme Dupuy, et des sociologues comme
Boltanski et Thévenot. L’idée de ce courant est de proposer une analyse des conventions qui se situe
à différents niveaux, de la théorie des jeux analysées par Orléan (2004) à la théorie des conventions
en entreprise, de façon sociologique, dans le cadre d’un individualisme méthodologique très ouvert,
permettant d’intégrer différentes approches.

Nathanael Colin-Jaeger

65 Elle est de fait extrêmement critiquable, et j’en ai moi-même produit une critique suivie, voir
https://www.academia.edu/33674212/Lanthropologie_%C3%A9conomique_%C3%A0_l%C3%A9preuve_des_ph
%C3%A9nom%C3%A8nes_sociaux_un_probl%C3%A8me_dontologie_sociale, notamment le II, A et le III, B.
66 Voir Robbins (1932) pour une définition bien connue qui me semble plus que jamais d’actualité.
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