Crise Covid et mesure de la pauvreté

Jean-Luc Tavernier
Dans Constructif 2022/2 (N° 62), pages 22 à 26
Éditions Fédération Française du Bâtiment
ISSN 1950-5051
DOI 10.3917/const.062.0022
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 Mesures de la pauvreté, mesures contre la pauvreté

Crise Covid
et mesure
de la pauvreté
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Jean-Luc
Tavernier
Directeur général de l’Insee.
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Jean-Luc Tavernier
Il n’est jamais aisé de mesurer la pauvreté. Les outils déployés par l’Insee permettent
cependant des chiffrages toujours plus fiables. Avec des approches originales, il est
possible d’apprécier les conséquences de la crise Covid sur les niveaux de vie. Il en
ressort, selon les premières estimations pour 2020, un taux de pauvreté monétaire stable.
Les limites des méthodes sont connues mais n’invalident pas les ordres de grandeur.

L
’Insee a fait paraître, début novembre 2021, tion s’est imposée dans le débat public. C’est seu-
sa première estimation du taux de pauvreté lement dix mois après la fin de l’année que l’Insee
pour 2020 1. Selon ce premier chiffre, 14,6 % publie une estimation du taux de pauvreté en 2020.
des personnes seraient en dessous du seuil
de pauvreté en France. Ce taux est stable par rap- Mais pourquoi faut-il un temps si long pour une telle
port à 2019. estimation ? Quelle en est la fiabilité ? Comment
peut-il y avoir un tel écart entre les perceptions
Pour son estimation, l’Insee utilise depuis quelques exprimées et les estimations statistiques ? Le seul
années une méthode de microsimulation. Cette chiffre du taux de pauvreté suffit-il à rendre compte
méthode présente certaines fragilités, accentuées des situations de pauvreté et de précarité ?
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par le caractère inédit de la crise. Néanmoins, les
travaux complémentaires menés par l’Institut sur Pourquoi faut-il attendre novembre 2021
les données de la Banque postale et sur le recours pour produire une estimation de la
à l’aide alimentaire conduisent à conclure que la pauvreté en 2020 ?
pauvreté s’est sans doute intensifiée mais n’a pas
explosé. Au total, l’estimation de stabilité ou de Pour calculer le taux de pauvreté, il faut connaître
quasi-stabilité du taux de pauvreté paraît fiable, la « distribution des revenus » (en tous les cas
avec la réserve usuelle qu’elle ne tient compte que d’une grande partie de cette distribution) puisqu’il
des revenus déclarés. s’agit d’évaluer la proportion des personnes dont le
niveau de vie se situe en deçà de 60 % du revenu
L’écart entre cette mesure et les perceptions tient médian de la population. Le nombre de bénéficiaires
sans doute au caractère inédit de la crise, qui exa- de différentes prestations sociales, notamment des
cerbe les visions pessimistes : l’opinion sera plus minima sociaux, est disponible rapidement, mais
marquée par les mois difficiles que par les compen- on ne dispose évidemment pas en temps réel des
sations sur le reste de l’année, par des situations revenus de l’ensemble de la population française.
locales très préoccupantes mais qui ne sont pas Près de deux ans sont nécessaires pour produire des
généralisées sur tout le territoire. Il demeure qu’un données robustes et détaillées.
seul indicateur ne peut pas à lui seul rendre compte
d’une réalité sociale ou économique comme la pau- Afin de donner une information plus rapidement,
vreté. Celle-ci n’est pas que monétaire. l’Insee a décidé il y a quelques années, après une
expérimentation probante, d’estimer des indicateurs
Au cœur de l’année 2020, les associations cari- avancés du taux de pauvreté et des inégalités de
tatives estimaient que le nombre de personnes niveau de vie une dizaine de mois après la fin de
pauvres en France avait augmenté de 1 million en l’année. Pour ce faire, il procède par microsimulation.
2020. Force du chiffre choc et absence de chiffrage C’est cet exercice qui est publié début novembre 2021
alternatif par la statistique publique, cette estima- pour l’année 2020, avec une méthodologie analogue

1. Cette contribution reprend un billet paru sur le blog de l’Insee, le 3 novembre 2021, « Le taux de pauvreté serait stable en 2020 : ce que dit cette première estimation et ce
qu’elle ne dit pas ». https://blog.insee.fr/le-taux-de-pauvrete-serait-stable-en-2020-ce-que-dit-cette-premiere-estimation-et-ce-quelle-ne-dit-pas/

CONSTRUCTIF • no 62 • Juin 2022

 aux exercices antérieurs. En parallèle, la statistique réduisent-elles la fiabilité de l’estimation ? Oui, pro-
publique a travaillé pour documenter l’évolution bablement, mais pas au point d’en réduire l’intérêt.
de la situation sociale depuis le début de la crise. Les personnes vivant dans des établissements mili-
taires ou des Ehpad, hors champ de notre estima-
Quelle est la fiabilité de l’estimation tion, n’ont pas eu a priori à subir des évolutions
publiée début novembre 2021 ? sensibles de leurs revenus. Mais la perte de reve-
nus non déclarés, l’arrêt de « petits boulots » ont pu
Pour juger de la fiabilité du taux de pauvreté que être brutaux à l’occasion du premier confinement,
nous avons calculé pour 2020, il faut distinguer les pour des ménages en dehors du champ, comme pour
limites intrinsèques à l’exercice d’estimation avancée une partie des ménages « ordinaires ». La fermeture
par microsimulation et les incertitudes spécifiques prolongée des restaurants a pu réduire les revenus
liées à l’ampleur et à la singularité du choc d’activité des étudiants, tout comme le développement du
survenu en 2020. télétravail a pu réduire le recours à des services à
domicile pas toujours déclarés. Si l’on savait tenir
Tout d’abord, le champ des données sur lequel l’Insee compte des revenus non déclarés et de la totalité
estime la distribution des revenus n’est pas parfait, des ménages, il est probable que l’évolution globale
que ce soit pour la première estimation à 10 mois des revenus de 2020 serait révisée à la baisse, et
comme pour la suivante à 20 mois. D’une part, le qu’elle le serait davantage en bas de la distribution
champ est limité à ce qu’on appelle les ménages des revenus. L’ordre de grandeur de ce biais est par
« ordinaires », ce qui exclut les personnes qui vivent nature inconnu et l’Insee n’a pas à ce jour trouvé les
en communautés (résidences étudiantes, maisons de moyens de le corriger.
retraite, casernes, prisons, etc.) et les personnes sans
domicile. Il ne couvre pas non plus les départements Cependant, les travaux réalisés avec les données
d’outre-mer. D’autre part, le champ n’intègre que de la Banque postale apportent des informations
les revenus connus de l’administration : il exclut les complémentaires intéressantes. Tout d’abord, ils
revenus issus du travail informel, sur lesquels aucune couvrent aussi bien des ménages « ordinaires »
information administrative n’existe par construction ; que des ménages « non ordinaires » disposant d’un
il exclut par ailleurs une partie des revenus des étu- compte bancaire en France métropolitaine et dans
diants, pour lesquels les revenus d’activité n’ont pas les outre-mers. De plus, une personne qui aurait
toujours à être déclarés à l’administration fiscale perdu une source habituelle de revenus non décla-
et les transferts intrafamiliaux en provenance des rés versés en espèces, probablement invisibles dans
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parents sont mal connus. Ces limites sont pénali- les mouvements bancaires, aurait cependant toute
santes. Elles ont du reste conduit l’Insee à faire un chance de devoir tirer sur son compte et de voir
exercice spécifique pour tenir compte de ces per- son solde courant se dégrader, voire d’être à décou-
sonnes dans une estimation élargie au champ le plus vert. Or, le déficit de revenus par rapport à ce qui
large de la grande pauvreté en 2018 2. pouvait être attendu a été un peu plus important
pour les clients les plus précaires de la Banque pos-
Par nature, l’exercice de microsimulation ajoute une tale, mais pas dans des proportions considérables.
autre fragilité puisqu’il s’agit de simuler l’évolution, Et surtout, la proportion des comptes à découvert a
entre deux années, des composantes des revenus d’un été plus faible en 2020 qu’en 2019, même pour les
échantillon de personnes, essentiellement à partir de plus bas revenus. Enfin, on peut aussi rappeler que
l’évolution d’agrégats. Comme chaque année, cette la Banque de France a enregistré moins de recours
première estimation pourra s’avérer différente de aux commissions de surendettement. Néanmoins, il
l’observation connue à l’automne 2022, quand seront faut relativiser la portée de cet indicateur dans la
traitées et exploitées toutes les déclarations adminis- situation exceptionnelle de crise sanitaire.
tratives au niveau individuel. Les années passées, les
écarts ont toutefois été de faible ampleur et n’ont pas Les statistiques sur le recours à l’aide alimentaire
conduit à modifier drastiquement le jugement que la sont également utiles, puisque c’est aussi bien
première estimation permettait de porter : une baisse la perte de revenus déclarés que de revenus non
du taux de pauvreté estimée par microsimulation ne déclarés qui peut conduire à avoir recours aux asso-
s’est jamais transformée en hausse effective dans ciations caritatives, et que les lieux de distribution
l’estimation définitive. sont notamment fréquentés par les personnes sans
domicile. Elles font état pour 2020 d’une augmen-
Est-ce que ces limites inhérentes à l’exercice ont plus tation de 11 % des volumes d’aide alimentaire et de
de portée pour cette année 2020 si particulière, et 7 % des inscriptions 3. Certaines associations ont vu

2. Voir Julien Blasco, Sébastien Picard, « Environ 2 millions de personnes en situation de grande pauvreté en France en 2018 », Insee Références, 27 mai 2021. https ://www.
insee.fr/fr/statistiques/fichier/5371304/RPM2021.pdf
3. Sur ces résultats de travaux menés par l’Insee et la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), voir les éléments de synthèse contenus
dans le communiqué du 26 juillet 2021. https ://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/version-html/5413176/CP_aide-alimentaire.pdf
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apparaître de nouvelles catégories de bénéficiaires Entre-temps, et cela se voit bien dans les données de
de l’aide alimentaire, par exemple parmi les travail- la Banque postale, les personnes concernées ont eu
leurs indépendants. Il s’agit d’une progression sen- des difficultés de trésorerie, mais, sur l’ensemble de
sible, mais pas d’une explosion de ce recours. Elle l’année, la dégradation de leur situation est moindre.
peut néanmoins témoigner d’une pauvreté plus forte
pour ceux qu’elle concernait déjà ou d’une pauvreté Il est également possible qu’il existe un biais dans la
plus répandue. perception de la situation sociale de 2020. Dans l’en-
quête mensuelle de conjoncture auprès des ménages
Pour ce qui concerne l’incertitude liée à la méthode de que mène l’Insee depuis des décennies, les points
microsimulation, elle est évidemment accrue lorsque de mars, avril, mai 2020 décrivent un phénomène
les différentes catégories de revenus subissent de inédit dans son ampleur : les soldes d’opinion sur le
fortes variations : baisse des revenus d’activité, niveau de vie général en France s’effondrent tandis
explosion de l’activité partielle, mise en place du que les soldes d’opinion sur la situation personnelle
fonds de solidarité pour les indépendants, recours des enquêtés ne sont que très peu et très transitoire-
à des dispositifs d’aide d’urgence. Si la simulation ment affectés. La crise est dans tous les esprits mais
de ces mesures a nécessité davantage d’hypothèses pas dans tous les comptes bancaires.
que d’habitude, elle a été évaluée le plus précisé-
ment possible, et il nous a semblé, en conscience, Il faut enfin souligner que le chiffre de 1 million de
que les incertitudes propres à la situation de 2020 pauvres supplémentaires est apparu dans un contexte
ne devaient pas conduire à disqualifier l’exercice de très particulier, au paroxysme des craintes concernant
microsimulation. la deuxième vague. Ce chiffre fait irrupton pour la
première fois dans un article du journal Le Monde
Au total, le message général de stabilité de ce taux du 6 octobre 2020 titré « Covid-19 : la crise sani-
de pauvreté semble relativement robuste. Il doit être taire a fait basculer un million de Françaises et de
assorti de deux réserves : Français dans la pauvreté ». La seule source citée
est attribuée à un responsable associatif important :
1. il ne prend pas en compte les revenus non décla- « Ce chiffre d’un million supplémentaire est malheu-
rés ; les prendre en compte conduirait sans doute reusement une estimation basse, compte tenu des
à une estimation un peu différente ; 800 000 pertes d’emploi attendues fin 2020. » Les
pertes d’emploi se sont finalement avérées beaucoup
2. les informations complémentaires provenant plus faibles (260 000 en fin d’année grâce un très
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des réseaux bancaires et des dispositifs d’aide fort rebond dès l’été 2020) et le marché du travail
alimentaire ne convergent pas forcément ; elles a ensuite dépassé son niveau d’avant-crise au cours
conduisent cependant à penser que certaines du premier semestre 2021. Cela n’a pas empêché ce
situations de pauvreté se sont aggravées à la chiffre de 1 million d’être largement repris pendant
faveur de la crise, plutôt que de penser qu’une plus d’un an et à de nombreuses occasions.
partie importante de la population serait passée
en deçà du taux de pauvreté. Le seul chiffre du taux de pauvreté suffit-
il à rendre compte des situations de
Comment peut-il y avoir un tel écart pauvreté et de précarité ?
entre les perceptions exprimées et les
estimations statistiques ? Sur le sujet de la pauvreté comme sur bien d’autres,
c’est souvent un seul indicateur qui prend toute la
Sur l’écart entre mesure statistique et perception, il y lumière, et c’est très préjudiciable.
a beaucoup de choses à dire.
Évidemment, le seul taux de pauvreté monétaire ne
Tout d’abord, il peut y avoir confusion entre l’aggra- suffit pas à rendre compte des situations de pauvreté
vation de situations de pauvreté et l’accroissement et de précarité sur le terrain national. L’analyse de la
du nombre de pauvres. Au premier confinement, pauvreté ne peut se réduire à celle de la pauvreté au
beaucoup de revenus ont été préservés ; mais pour sens monétaire. Les travaux menés avec le monde
ceux qui ne l’ont pas été, la chute a été brutale, et associatif ont assez montré que la pauvreté était
certains dispositifs d’indemnisation ont naturelle- multifactorielle. Dans son enquête annuelle sur les
ment pris quelque temps à être décidés ou étendus conditions de vie, l’Insee interroge depuis longtemps
(les mesures d’aide d’urgence, l’accroissement de l’in- les ménages sur les éventuelles privations qu’ils
demnisation pour les travailleurs indépendants, etc.). subissent, sur l’appréciation de leur bien-être, de leur

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 santé, des liens sociaux, et désormais des difficultés plus de la moitié de ceux en privation matérielle ne
qu’ils peuvent avoir dans leur rapport aux adminis- sont pas pauvres si l’on compare leurs revenus au
trations. seuil de pauvreté.

À partir de cette enquête, l’Insee a procédé à des Sans même aller sur les terrains des inégalités de patri-
analyses assez structurelles qui montrent que les moine, des inégalités liées à l’éducation, etc., la pauvreté
phénomènes de pauvreté monétaire et de pauvreté ne saurait se synthétiser en un chiffre. L’Insee continuera,
en conditions de vie ne se recoupent pas : plus de en concertation avec les acteurs sociaux, à documenter
la moitié des pauvres au vu de leurs revenus ne se ces phénomènes, à mettre à disposition des chercheurs
déclarent pas en situation de privation matérielle et les bases de données qui aideront à comprendre les liens
sociale au vu de leurs conditions de vie ; à l’inverse, entre les revenus et le ressenti. 
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