La Pauvreté, Le Microcrédit

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La pauvreté, le microcrédit et les enseignements du

Mahatma Gandhi : un exemple à suivre pour les donateurs


K. P. Padmanabhan
Dans Revue internationale des sciences sociales 2001/3 (n° 169), pages 533 à 544
Éditions Érès
ISSN 0304-3037
ISBN 9782865868933
DOI 10.3917/riss.169.0533
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La pauvreté, le microcrédit

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et les enseignements

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du Mahatma Gandhi : un exemple

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à suivre pour les donateurs

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K. P. Padmanabhan

La pauvreté dans le tiers monde tion mondiale de 5,7 milliards (1995), la propor-
et la mobilisation des donateurs tion de pauvres – c’est-à-dire de personnes vivant
avec moins de 1 dollar par jour sur la base du
Le problème le plus angoissant de notre époque pouvoir d’achat de 1985 (ajusté aux prix cou-
sur le plan moral, politique et économique est rants) – est de 23 %, soit 1,3 milliard de per-
celui de la pauvreté qui sévit dans les pays en sonnes. L’objectif est de ramener cette proportion
développement. James D. Wolfensohn, président à 12 %, sur une population mondiale de 7,3 mil-
de la Banque mondiale, a résumé le problème en liards, d’ici à 2015, ce qui ferait passer de 1,3 à
ces termes : « Au seuil du nouveau siècle, la pau- 0,9 milliard le nombre de pauvres en l’espace de
vreté demeure un problème mondial qui revêt quinze ans. Ces objectifs ont été approuvés par le
d’immenses proportions. Sur Sommet mondial pour le
les 6 milliards de personnes K. P. Padmanabhan est actuellement développement social
que compte la planète, consultant indépendant en matière de (Copenhague, 1995) et le
2,8 milliards disposent de microfinance. Il a été successivement Sommet mondial de l’ali-
moins de 2 dollars par jour et banquier, conseiller financier rural mentation (Rome, 1996). Le
1,2 milliard de moins de auprès de différents gouvernements, Livre blanc a défini deux
consultant en matière de microfinance
1 dollar par jour » (Banque dans plusieurs institutions des Nations conditions essentielles pour
mondiale, 2000). La réparti- Unies et chargé de recherche à l’Institut que les efforts des donateurs
tion des profits économiques d’études sur le développement (Sus- soient couronnés de succès :
pendant le XXe siècle a été sex). Il a notamment publié Rural a) Élaboration de politiques
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Financial Intermediation, Rural Credit
extrêmement inégale et et Development Challenges. Enfin, il et de principes clairement
injuste, les plus démunis est membre de l’International Council définis à l’échelle internatio-
étant en nombre bien supé- et de la Atma Vidya Educational Foun- nale pour promouvoir un
rieur aux nantis. Dans les dation. développement durable et
20 pays les plus riches du Email : [email protected] préserver l’environnement ;
monde, le revenu moyen est b) Affirmation d’une volonté
37 fois supérieur à celui des 20 pays les plus politique pour que ces principes soient res-
pauvres – l’écart ayant ainsi doublé au cours des pectés à la fois dans les pays pauvres et dans
40 dernières années. Les disparités à l’intérieur les pays riches.
d’un même pays sont tout aussi criantes, sinon Cependant, sur ces deux points, les efforts
plus. Lors du discours qu’il a prononcé à l’Uni- déployés se sont soldés par un échec. Les dona-
versité de Warwick le 14 décembre 2000, Bill teurs n’ont pas été en mesure de traduire leurs
Clinton a lancé un appel vibrant en faveur d’une théories et leurs bonnes intentions dans la pra-
« troisième voie » qui permettrait de conserver à tique, malgré l’aide massive accordée aux pays
la mondialisation un « visage humain ». en développement. Au cours de la seule année
Les donateurs ont fait preuve de bonne 1997, l’aide publique au développement consen-
volonté. Le Livre blanc du gouvernement britan- tie pour alléger la dette à long terme du tiers
nique sur le développement international (1997) monde s’est élevée à 44 200 millions de dollars,
leur a fixé des objectifs précis. Sur une popula- dont 40 % sous forme de prêts émanant d’institu-

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tions multilatérales et 4 % de donateurs bilaté- fesseur Allan Meltzer, qui a préconisé une
raux (Banque mondiale, 1998a). Cette aide a été restructuration et une réorientation de la Banque
attribuée essentiellement selon deux formules, mondiale et du FMI, après avoir constaté que :
l’une préconisant l’application de politiques a) Les capitaux privés vont de préférence aux
macroéconomiques et l’autre tendant à appuyer pays en développement d’une certaine
des projets spécifiques en faveur d’activités de envergure ;
subsistance, d’infrastructures sociales et maté- b) Le taux de réussite des projets de la Banque
rielles, etc. L’écueil principal a été que ces poli- mondiale est très faible ;
tiques et ces projets ont évolué dans des direc- c) Il existe un chevauchement d’activités consi-
tions divergentes sans aucune coordination entre dérable entre la Banque mondiale et les
les donateurs. banques régionales de développement.
L’échec des donateurs : un constat irréfu- Le Comité a donc formulé les recommanda-
table. Tandis que les gouvernements des pays en tions ci-après :
développement, encouragés par les donateurs, ont a) Les pays où le revenu par habitant est supérieur
adhéré aux principes de mondialisation, de libé- à 4 000 dollars ne sont pas habilités à rece-
ralisation et de privatisation, les progrès vers voir des prêts et ceux où le revenu dépasse
l’élimination de la pauvreté ont non seulement 2 500 dollars ne peuvent bénéficier que de
marqué le pas, mais sont en perte de vitesse. Par prêts limités ;
exemple, le nombre de pauvres en Indonésie est b) Les prêts consentis par la Banque mondiale
passé de 22,5 millions au début de 1996 à environ doivent concerner exclusivement des activi-
50 millions à la fin de 1998 (FIDA, 1999). En Inde, tés d’utilité publique (par exemple, pro-
l’application de ces macropolitiques pendant une grammes de lutte contre le sida ou de
dizaine d’années n’a guère eu d’impact sur la défense de l’environnement) et être accordés
création d’emplois ou la régression de la pau- directement aux services responsables, sans
vreté. Sur environ 400 millions de travailleurs, passer par les pouvoirs publics.
8 % seulement se trouvent dans le secteur struc- La raison essentielle de l’échec des dona-
turé, tandis que les autres exercent des activités teurs est l’incompatibilité qui existe entre les
marginales, non qualifiées et mal payées. Le sec- deux stratégies choisies, à savoir macropolitiques
teur des nouvelles technologies de l’information de mondialisation-libéralisation-privatisation
n’a guère créé plus de 500 000 postes parmi ce d’une part et, d’autre part, objectifs spécifiques
que l’on appelle les « métiers verts » (green col- des différents projets. Cette incompatibilité est
lar jobs). M. John Langmore, fonctionnaire des particulièrement flagrante dans le secteur du
Nations unies, a fait la réflexion suivante : « Il microcrédit. D’un côté, les donateurs ont encou-
paraît que les banques de Wall Street auraient ragé des projets de microcrédit afin de venir en
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économisé 13 milliards de dollars pour leurs aide aux pauvres travaillant dans les microentre-
primes de fin d’année. Ce jour-là, les courtiers prises, mais ces mêmes microentreprises ont fait
ont donc touché plus de dix fois le revenu jour- faillite par la faute des macropolitiques préconi-
nalier du cinquième le plus pauvre de l’huma- sées par les donateurs. Les institutions de micro-
nité. » Cinq ans après la Déclaration de Copen- finance ont dû recevoir, pendant longtemps,
hague, une grande partie des prédictions d’importantes subventions pour pouvoir survivre.
concernant notamment les inégalités sociales Des contradictions du même ordre ont été consta-
étaient devenues une réalité. La mondialisation a tées dans d’autres secteurs. Or, il serait notam-
certes permis d’améliorer le niveau de vie de cer- ment possible de les résoudre en s’inspirant de la
tains, mais la majorité de la population mondiale pensée de Ghandi et en adaptant celle-ci au déve-
est restée en marge des avantages procurés par la loppement économique, comme nous le verrons
nouvelle économie. plus loin.
D’autres critiques se sont également élevées Le microcrédit illustre ces contradictions.
pour dénoncer l’échec de l’aide au développe- Depuis toujours, les gens ont l’habitude de prêter
ment. Parmi les projets récemment financés par la ou d’emprunter de petites sommes d’argent. Cette
Banque mondiale, entre un quart et un tiers ont pratique courante a été rebaptisée microcrédit à la
donné des résultats moins que satisfaisants fin des années quatre-vingt. Appliquée aux
(Banque mondiale, 1998b). Le Congrès des pauvres auxquels elle permettait de se mettre à
États-Unis a désigné un comité, dirigé par le pro- leur compte et misant davantage sur leurs gains
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Gandhi et Nehru en 1946. Roger Viollet.

potentiels que sur de véritables garanties, elle est consultatif d’assistance aux plus pauvres), qui
bientôt devenue l’une des activités de développe- dépend de la Banque mondiale, et la Campagne
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ment le plus en faveur à l’échelle internationale. du Sommet du microcrédit, qui est une ONG inter-
D’après une estimation, sur les quelque 500 mil- nationale. L’un et l’autre sont, depuis cinq ans, le
lions de pauvres ayant une activité indépendante fer de lance de ce mouvement. Avec une ving-
(c’est-à-dire ayant pu emprunter pour gérer une taine de donateurs, ils ont fixé à 100 millions
microentreprise), 10 millions seulement, jusqu’à l’objectif à atteindre d’ici à 2005. Lors du Som-
présent, ont obtenu un prêt dans un établissement met du microcrédit, qui s’est tenu à Washington
officiel. Si l’on veut que 10 % des pauvres puis- en février 1997, une déclaration regroupant
sent accéder à un financement institutionnel d’ici 1 359 signataires a proclamé que 100 millions de
à 2005 et 30 % d’ici à 2025, il faudrait que l’en- familles parmi les plus déshéritées et, en particu-
semble des microprêts consentis, qui s’élèvent lier, les femmes appartenant à ces familles pour-
actuellement à environ 2,5 milliards de dollars, raient bénéficier d’ici à 2005 d’un crédit assorti
atteignent quelque 12,5 milliards de dollars en de services financiers et commerciaux pour accé-
2005 et 90 milliards en 2025, pour une clientèle der à un travail indépendant. Le Sommet de
totale d’environ 180 millions (Women’s World Washington, comme le GCAP, axent essentielle-
Banking, 1995). À supposer qu’à chaque client ment leurs efforts sur l’aide aux microentreprises.
correspondent 1 000 dollars (dépôt plus prêt), le La Campagne du Sommet du microcrédit a
secteur de la microfinance dépasserait en valeur mené une action de promotion énergique par le
500 milliards de dollars ! Deux instances jouent à biais de centaines de réseaux internationaux et
cet égard un rôle décisif : le GCAP (Groupe nationaux, mobilisant les gouvernements, les ins-
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titutions de microfinance, les banques, les ONG, revenus de l’emprunteur et le taux de prêt » est
etc. D’après de récentes estimations, 13,8 mil- sans appel. Ce problème apparaît comme de plus
lions de pauvres (dont 10,3 millions de femmes) en plus difficile à résoudre dans le secteur du
ont ainsi pu bénéficier de quelque 10 milliards de microcrédit en raison des politiques de mondiali-
dollars sous forme de prêts (et 20 milliards de sation, de libéralisation et de privatisation, qui
dollars sous forme d’épargne). Sur un total de portent atteinte à la viabilité des microentreprises.
1 100 institutions de microfinance, on compte Ceux qui se sont engagés dans ce type d’activité
uniquement huit organismes de grande envergure sont voués à une grande précarité ou menacés de
(sept en Asie, un en Amérique latine et aucun en chômage. Depuis 1990, plus d’un million de
Inde ou en Chine), qui regroupent à eux seuls microentreprises en Inde ont fermé leurs portes et
plus de 75 % des activités du secteur (Banque 2 millions sont au bord de la faillite. Elles repré-
mondiale, 1996b). Si certaines institutions de sentent au total près de 13 % des 24 millions de
microfinance ont une clientèle supérieure à 2 mil- microentreprises que compte l’Inde et qui cou-
lions, d’autres atteignent moins d’un millier de vrent, à elles seules, 97 % du secteur. Même si
personnes. L’exactitude de ces données dépend ces chiffres contiennent quelques imprécisions,
de la qualité des rapports communiqués par ces ils sont certainement significatifs de la tendance
« méga-banques ». On ignore le nombre précis de qui se dessine en Inde et dans d’autres pays
pauvres qui ont pu franchir le seuil de pauvreté, pauvres. L’un des points forts du programme de
ainsi que le montant global des aides des dona- réforme économique préconisé par Gandhi en
teurs, qu’il s’agisse de dons, de prêts à des condi- Inde portait sur la commercialisation du khadi,
tions libérales, d’envoi de consultants à l’étran- toile tissée à la main avec du coton filé sur un
ger, etc. Il est vraisemblable que les plus rouet traditionnel, le charka. Malgré les aides
méritants et les plus pauvres, s’ils n’étaient pas massives accordées par le gouvernement indien,
dans l’orbite des méga-banques, ont été laissés le khadi a pratiquement disparu du marché. Il a
pour compte, plus particulièrement en Afrique. entraîné dans sa disparition celle des artisans tis-
Le « prophète » en la matière est un person- serands. Ceux-ci, couverts de dettes, ont préféré
nage modeste du Bangladesh, le professeur s’ôter la vie plutôt que d’affronter leurs créan-
Mohammad Yunus, qui a lancé dans les années ciers. Les métiers à tisser manuels ont été rem-
soixante-dix le concept inédit de la Banque des placés par des machines, qui à leur tour ne sont
pauvres, par les pauvres et pour les pauvres, plus rentables. Dans le Times of India du 5 jan-
connue sous le nom de banque Grameen. À vier 2001, on trouve l’annonce suivante :
l’heure actuelle, cette formule est appliquée dans « Les propriétaires de six usines de tissage
40 000 villages sur près de la moitié du territoire de la ville de Solapur se sont suicidés au cours
du Bangladesh. Les prêts consentis ne dépassent des six derniers mois parce qu’ils étaient menacés
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pas en moyenne 160 dollars et intéressent plus de de faillite – c’est ce qu’a fait savoir le président
2,37 millions de pauvres (dont 95 % de femmes), de l’Association Srinivas Chatale, qui regroupe
soit environ 18 % de la clientèle mondiale des les usines de tissage du district. Plusieurs d’entre
institutions de microfinance. Cette formule a été eux avaient dû recourir à des emprunts pour
reprise dans 58 pays par plus de 220 institutions, financer leur activité. Cependant, beaucoup se
généralement avec le soutien des donateurs. Ses trouvaient en difficulté pour rembourser leur
détracteurs ne mettent pas en cause le principe de dette, en raison de la chute enregistrée dans la
cette « banque à l’envers » mais soutiennent que demande de produits textiles et de la crise finan-
ce type d’opération bancaire, qui témoigne certes cière qui frappe l’ensemble du secteur. Les pou-
de qualités de cœur mais manque d’une autorité voirs publics devraient venir en aide à l’industrie
centrale, est extrêmement coûteux et risque de textile afin d’empêcher de telles tragédies », a-t-
tomber rapidement en panne si les donateurs ne il ajouté. Dans bien d’autres pays pauvres, les
lui fournissent pas le carburant nécessaire. microentreprises n’ont pas été en mesure de sou-
La loi inflexible du profit. Quelle que soit la tenir la concurrence de la technologie moderne et
définition ou la conception du financement ban- de la production de masse. Le scénario qui se pro-
caire, si l’emprunteur ne parvient pas à gagner file est particulièrement bien décrit par Richard J.
plus qu’il ne doit rembourser, créancier et débi- Barnet et John Cavanagh : « Une pléthore d’êtres
teur ne tarderont pas à se trouver en mauvaise humains talentueux, habiles, mésestimés et
posture. Cet impératif de « compatibilité entre les inutiles – tel est le talon d’Achille du nouvel
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ordre mondial qui est en train de s’instaurer. Le développer une activité spécifique, faire des
problème est d’une simplicité désarmante : on se bénéfices et rembourser sa dette en honorant les
trouve devant une masse incroyable de gens, tou- échéances – autant de défis qui exigent souvent
jours plus nombreux, dont on n’a pas besoin et des talents que ne possèdent pas les plus démunis
dont on ne veut plus pour fabriquer les biens ou et en l’absence desquels ils tombent dans l’ex-
fournir les services que les acheteurs du monde trême pauvreté. L’hypothèse, avancée par de
entier sont en mesure de s’offrir. Les pressions nombreux donateurs, selon laquelle l’octroi d’un
exercées par la concurrence mondiale pour une prêt peut les sortir de cette impasse est utopique.
réduction des coûts constituent une menace qui Cela est particulièrement vrai des femmes, qui
pèse sur la grande majorité des 8 milliards d’êtres ont du mal à survivre dans le secteur informel et
humains qui peupleront la planète au cours des ont peur de s’endetter pour se lancer dans une
vingt-cinq prochaines années, avec la perspective activité qui les obligerait à sortir de chez elles.
pour eux de n’être ni producteurs ni consomma- D’après de récentes études, il apparaît que le
teurs. Le système économique mondial privilégie microcrédit n’atteint pas les plus déshérités,
l’efficacité de la production aux dépens de la contrairement à l’opinion admise, ce qui était pré-
dignité de l’être humain » (Barnet et Cavanagh, visible. « L’évaluation précise de l’impact écono-
1995). mique des programmes et institutions de microfi-
Microcrédit : une baguette magique ? C’est nance se heurte à des difficultés méthodologiques
là qu’intervient le microcrédit pour sauver la et les résultats des études sont souvent contradic-
situation. Voici un exemple typique de réussite : toires. Néanmoins, certains constats commencent
Rajamma avait emprunté 7 000 roupies (196 dol- à apparaître. Par exemple, une récente enquête
lars) pour acheter une vache laitière. Au bout de menée auprès de treize institutions de microfi-
dix mois, elle avait remboursé sa dette et libéré nance démontre que les familles qui ont franchi le
ses filles de leur caution. Rajamma est mainte- seuil de pauvreté ou se situent à la lisière de
nant propriétaire de sa vache, ainsi que d’un celui-ci tirent un meilleur parti des prêts qui leur
veau, et gagne plus de 1 200 roupies (34 dollars) sont consentis que celles appartenant à la catégo-
par mois. Avec ses économies, elle a acheté un rie inférieure. Il semblerait donc que de telles ins-
demi-acre de terrain et contracté un autre titutions, malgré leur utilité, ne s’adressent pas
emprunt afin de l’irriguer pour y cultiver l’ara- nécessairement aux foyers les plus déshérités »
chide. La fille aînée de Rajamma suit des cours (Banque mondiale, 2000).
de couture tandis que les plus jeunes vont à Passer de la simple survie au statut d’entre-
l’école. Tous ces miracles n’auraient pas eu lieu si preneur est une démarche lente et malaisée.
elle n’avait pas adhéré à un groupe d’auto-assis- « Monter sa propre entreprise ou se mettre à son
tance local et obtenu un prêt de la Bridge Foun- compte exige rigueur et discipline. Certains pos-
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dation, ONG spécialisée dans le microcrédit, à sèdent les aptitudes nécessaires pour y parvenir,
Karnataka en Inde (Countdown, 2005). mais tel n’est pas le cas de la plupart. Lorsqu’ils
Si l’on y regarde de plus près, la réalité est ont le choix, rares sont ceux qui optent pour un
cependant différente. Pour les quelque 500 mil- travail indépendant. Dans les économies indus-
lions d’éleveurs déshérités que compte l’Inde, le trielles, les chômeurs qui décident d’avoir recours
problème essentiel n’est pas le manque d’argent à une aide immédiate leur permettant d’exercer
mais de nombreux autres facteurs : les vaches lai- une activité propre sont moins de 5 % et, malgré
tières et le fourrage sont rares et de mauvaise qua- une sélection de plus en plus poussée, 30 à 60 %
lité, les aliments concentrés destinés au bétail d’entre eux échouent dès les premières années.
coûtent cher, les services vétérinaires sont Les pays en développement, où le chômage est
médiocres et le marché est mal desservi (Banque répandu et les possibilités d’emploi peu nom-
mondiale, 1996a). Le rapport de la Banque mon- breuses, comptent une bien plus grande propor-
diale, qui reconnaît les mérites des 65 000 coopé- tion de travailleurs indépendants, mais le pour-
ratives laitières (9 millions d’adhérents) s’effor- centage d’échec est le même. Il reste encore
çant de résoudre certains de ces problèmes, ne beaucoup à apprendre au sujet des capacités et du
fait pratiquement pas état des problèmes finan- potentiel du travail indépendant » (OIT, 1996).
ciers comme étant un obstacle majeur. Une étude de l’USAID intitulée Lender Transac-
Les plus démunis peuvent-ils devenir des tion Costs : Where Rubber Hits the Road et por-
microentrepreneurs ? Emprunter, tout miser pour tant sur douze institutions de microfinance
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situées dans trois continents est parvenue à la de responsabilité conjointe est mise en pratique
conclusion que les dépenses de personnel consti- dans les groupes constitués par la banque Gra-
tuaient l’élément déterminant de leur viabilité. meen pour garantir le crédit. L’enquête fait appa-
D’après ce rapport, seuls deux facteurs expli- raître que la pression exercée par les responsables
quent la différence : le niveau des salaires versés officiels du crédit est beaucoup plus efficace que
au personnel affecté au programme par rapport au celle émanant des membres du groupe (DFID,
PIB local, des salaires plus faibles se traduisant 1998). En outre, il n’est pas certain que les insti-
par une plus grande viabilité financière, et les tutions de microfinance tiennent une comptabilité
taux réels d’intérêt, c’est-à-dire par rapport à l’in- précise de leurs arriérés de paiement.
flation (USAID, 1995). L’activité bancaire, la ges- Il est fort probable qu’elles aient tendance à
tion monétaire et la comptabilité sont des métiers ne pas signaler les infractions, tandis que de nom-
techniques. Confier ces tâches à des travailleurs breux donateurs ne vérifient pas toujours les
non qualifiés en vue de réduire les coûts pose une comptes des organismes de prêt qu’ils financent.
multitude de problèmes. Les astuces imaginées Les tentatives faites pour évaluer le taux de rem-
par certaines de ces institutions à la demande des boursement des projets bénéficiant de l’aide des
donateurs pour diminuer les coûts, par exemple la donateurs se heurtent souvent à de graves diffi-
sous-traitance des opérations de microfinance à cultés. Les registres ne sont pas mis à jour ni
de petites ONG par des ONG plus grandes, le tenus avec précision ; les découverts sont épon-
recours à des agents travaillant sur commission, gés ; les défauts de paiement sont reportés de
le recrutement d’employés de banque très mal façon à masquer la responsabilité de l’emprun-
payés (le salaire mensuel de certains ne dépassant teur, etc. La comptabilité concernant les arriérés
pas 10 à 20 dollars), etc., n’ont pas fonctionné. La se heurte à de nombreux problèmes méthodolo-
plupart des banques rurales régionales créées en giques, même dans les trois grandes institutions
Inde pour servir de mécanismes de financement à de microfinance : la banque Grameen au Bangla-
faible coût n’ont pas tardé à fermer leurs portes : desh, le programme de soutien rural Aga Khan au
la plainte déposée par leurs employés pour obte- Pakistan et le projet de développement de la
nir la parité de leurs salaires avec ceux du per- région de Lilongwe au Malawi (Von Pischke et
sonnel des banques commerciales a été jugée al, 1998).
recevable par le tribunal (Padmanabhan, 1987). Financement prolongé par les donateurs. Le
Afin de réduire le coût des prêts, les dona- taux élevé de dépendance à l’égard des subven-
teurs ont encouragé la formation de groupes tions enregistré par de nombreuses institutions de
d’auto-assistance, composés de 5 à 30 membres. microfinance démontre bien qu’elles demeurent
Cela a créé d’autres problèmes, du fait que le tributaires des donateurs. Si une institution de ce
maintien de ces groupes coûtait très cher et exi- type prête à un taux de 10 % et qu’elle est sub-
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geait un type particulier d’ONG. Séduites par les ventionnée à 100 %, il lui faudra porter son taux
conditions généreuses offertes par les donateurs, à 20 % si elle veut ne plus dépendre d’un finan-
de soi-disant ONG ont fait leur apparition, souvent cement. Par exemple, dans le cadre d’un projet
sous une étiquette politique. Sur les 185 ONG CARE en faveur des petites entreprises dans la
récemment passées au crible par le gouvernement zone périurbaine de Lusaka, une institution zam-
indien, une bonne trentaine ont été stigmatisées. bienne de microfinance a atteint un taux de
Les groupes d’auto-assistance sont des orga- dépendance de 1 146 % (Banque mondiale,
nismes non reconnus n’obéissant à aucune auto- 1998c). Si elle avait voulu se passer de l’aide des
rité. Même s’ils permettent au prêteur et à l’em- donateurs, elle aurait dû réajuster son taux de prêt
prunteur de réaliser respectivement 33 % et 80 % et le porter de 40 % à environ 440 % ! D’après le
d’économie, les banques hésitent généralement à site Web de la Banque mondiale sur les institu-
recourir à leurs services (DFID, 1998). tions de microfinance en Afrique du Nord, il
Remboursement : c’est là que le bât blesse. apparaît qu’en dépit du soutien prolongé des
L’euphorie suscitée par les prêts solidaires, dans donateurs, seules 10 d’entre elles sur un total de
le sillage du succès remporté par la banque Gra- 60 sont proches de la viabilité économique. Lors
meen qui avait créé cette formule pour optimiser de l’évaluation croisée de 84 fonds de crédit aux-
les taux de remboursement, commence à se dissi- quels elle apportait son soutien, la GTZ est parve-
per. L’analyse critique des contrats de « crédit nue à la conclusion que cinq seulement des fonds
solidaire » met en cause la façon dont l’obligation de crédit évalués aboutissaient à la mise en place
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La pauvreté, le microcrédit et les enseignements du Mahatma Gandhi 539

d’un système financier (GTZ, janvier 1997). « Une d’un travail accompagné du salaire qui assurera
autre étude a constaté que la plupart des pro- la nourriture. Le poème que réclament des mil-
grammes de microfinance examinés avaient lions d’affamés est une nourriture qui leur redon-
besoin d’être subventionnés pour demeurer nera de la vie. Et cela, on ne peut pas le leur don-
viables. De plus en plus souvent, les résultats ner. Il faut qu’ils le gagnent. Et ils ne peuvent le
obtenus par ces institutions sont analysés en fonc- gagner qu’à la sueur de leur front 1. »
tion de deux critères essentiels : leur aptitude à Anthony Copley a parfaitement résumé la
atteindre la clientèle visée et leur dépendance à philosophie de Gandhi : « Nous revenons à l’idée
l’égard des subventions. Bien que ces critères ne que Gandhi a mis l’accent davantage sur les
suffisent pas à évaluer pleinement l’impact éco- moyens que sur la fin, sur tel ou tel aspect plutôt
nomique des institutions de microfinance, ils que sur une vision entièrement nouvelle de la
mettent en évidence le coût social à payer pour société. Mais la présence du Royaume des Cieux
que de telles institutions atteignent leurs objec- (Ram Rajha) préside à cette vision. Il est intéres-
tifs. Les résultats obtenus en fonction de ces deux sant de relire une description de la société future
critères indiquent dans quelle direction les pro- telle que la concevait Gandhi dans son hebdoma-
grammes de microfinance doivent faire porter daire Harijan (22 juillet 1946) : la vie n’est pas
leurs efforts : chercher à atteindre une viabilité une pyramide dont le sommet est soutenu par la
financière tout en élargissant leur rayon base. La vie est le cercle océanique au centre
d’action » (Banque mondiale, 2000). duquel se trouve l’individu, toujours prêt à don-
D’après le professeur Dale Adams et le Dr ner sa vie pour le village, ce dernier étant prêt à
J. D. Von Pischke, un grand nombre de prêts périr pour le cercle des villages, jusqu’à ce qu’à
accordés aux microentreprises ne sont pas rem- la fin l’ensemble devienne une seule et même vie
boursés, la plupart de ces programmes ont une composée d’individus, jamais agressifs ni arro-
durée limitée et les emprunteurs ne tirent aucun gants mais toujours humbles, partageant la
profit matériel, à long terme, de programmes qui majesté du cercle océanique dont ils font partie
ne font qu’accroître leur dette, car le plus souvent intégrante. Ainsi, la circonférence extérieure
l’obtention d’un prêt n’est pas leur préoccupation n’exercera aucune pression sur le cercle intérieur
prioritaire. Ils font observer que la prestation de en vue de l’opprimer, mais insufflera de la force
services financiers aux pauvres coûte cher et que à tous ceux qui le composent tout en y puisant
la mise en place, à cette fin, d’institutions finan- elle-même son énergie » (Copley, 1987).
cières viables exige beaucoup de patience et une Gandhi percevait intimement les problèmes,
prise en compte judicieuse des coûts et des les aspirations, les forces et les faiblesses des
risques encourus (Adams et Von Pischke, 1992). pauvres. Il connaissait aussi les motivations des
riches, leur cupidité, leur ambition et leurs capa-
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cités. Il est intéressant de connaître les conseils
qu’il a donnés au fils d’un riche industriel qui lui
Un développement économique avait confié toute sa fortune : « Parle peu ; écoute
intégré : les enseignements de tout le monde mais fais seulement ce qui est
Gandhi juste ; tiens compte de chaque minute ; vis avec
les pauvres ; ne tire jamais gloire de ta richesse ;
Le Mahatma Gandhi (le titre Mahatma, qui signi- inscris minutieusement chaque dépense ;
fie littéralement « grande âme », a été conféré concentre-toi sur l’étude ; fais régulièrement de
pour la première fois à Gandhi par son ami l’exercice ; tiens un journal ; prie deux fois par
Rabindranath Tagore, prix Nobel de littérature) jour ; enfin, souviens-toi que la force des senti-
n’utilisait jamais les expressions typiques du jar- ments est des millions de fois plus précieuse que
gon du développement économique telles que : l’acuité de l’intellect. »
« opportunité », « autonomisation », « sécurité », « Le bonheur, expliquait Gandhi à Margaret
« habilitation », « filet de sécurité », « décentrali- Bourke-White, photoreporter au magazine Life,
sation », « induit par la demande », « autosélec- tout en l’initiant au maniement du rouet, ne vient
tion », etc. Mais sa célèbre phrase est bien plus pas des choses matérielles – pas même du confort
éloquente : « À un peuple qui meurt de faim et moderne – mais il peut naître du travail et de la
qui se morfond dans l’oisiveté, Dieu ne peut oser fierté qu’on éprouve en l’accomplissant » (Atten-
apparaître que sous la seule forme acceptable borough, 1982).
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Idées maîtresses de la pensée de Gandhi. À g) Il faut respecter la nature et résister à la tenta-


propos de Gandhi, lord Irwin, vice-roi de Sa tion de satisfaire ses besoins immédiats au
Majesté en Inde en 1926 et anglican profondé- détriment d’un bienfait à long terme.
ment religieux, déclarait : « C’est un ennemi Gandhi appréciait les vertus de la simplicité
déconcertant, généreux, irrationnel, insaisissable et le capital social qu’elle confère. S’abstenir de
et aussi difficile à épingler sur un point de logique toute « consommation ostentatoire » et mener une
qu’un papillon sur les plaines de son Gujarat « vie simple » ont une valeur d’exemple considé-
natal » (Copley, 1987). Cependant, parmi les rable. Gandhi insistait sur le caractère relatif de la
prises de position complexes et apparemment pauvreté. Il savait que les pauvres évaluent leur
contradictoires de Gandhi, on peut dégager plu- situation non seulement en fonction de leurs
sieurs idées maîtresses : besoins, mais par rapport à la prospérité qui les
a) Le principal atout des pauvres est qu’ils consti- entoure. Il n’était pas ennemi de la technologie en
tuent une main-d’œuvre semi-qualifiée ou soi, mais mettait en garde contre le risque que
non qualifiée que l’on peut difficilement cette « servante », une fois introduite dans la mai-
comptabiliser ou convertir en avoirs finan- son, prenne la place du maître qui deviendrait à
ciers ou matériels ; son tour son « esclave ». Il est intéressant de noter
b) La meilleure façon de tirer parti de cet atout et qu’au cours des années soixante-dix, Philip Slater
de le transformer en pouvoir d’achat pour lançait le même avertissement en déclarant :
des millions de pauvres est la création d’em- « Nous prétendons que la technologie est au ser-
plois à faible composante technologique ; vice de l’homme, mais c’est elle maintenant qui
c) Les riches, s’ils s’abstiennent de consommer commande en famille, trop puissante pour qu’on
de façon excessive, accumulent du capital. puisse la chasser, et plus personne ne peut désor-
Ils devraient se considérer comme les dépo- mais s’en passer. Nous n’avons qu’une crainte,
sitaires de ce capital et en assurer la tutelle c’est de la contrarier » (Slatler, 1970). Gandhi
au profit des pauvres, dans des entreprises aurait également désapprouvé la définition sans
où ces derniers seraient salariés ; nuance de la pauvreté appliquée à la totalité
d) Il faudrait éviter une centralisation excessive d’une nation, sans parler du seuil de « un dollar
de la production, qui risque d’aboutir à par jour » fixé par les donateurs pour l’ensemble
l’« anomie », c’est-à-dire l’absence totale de de la planète.
normes tant dans la société que pour l’indi- Gandhi : son temps est venu. Ils ont été
vidu. À cet égard, Gandhi se fait peut-être nombreux, même parmi ses partisans les plus
l’écho des idées proclamées par le socio- proches, à juger les idées de Gandhi utopiques et
logue français Émile Durkheim (Durkheim, irréalisables. Et pourtant, les événements sem-
1893). Ce dernier a insisté sur l’importance blent plus que jamais lui donner raison, notam-
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de normes et de valeurs sociales partagées ment l’échec du capitalisme « techno-mondial »
pour maintenir la cohésion et la solidarité qui n’a pas réussi à instaurer une justice sociale.
sociales. Le problème majeur de la société Depuis longtemps, les sociétés pauvres enregis-
moderne est l’absence de maîtrise des com- trent des taux élevés de croissance économique
portements individuels. D’après Durkheim, sans qu’aucune retombée positive ne se manifeste
la recherche de l’intérêt personnel au mépris pour les plus déshérités. De façon surprenante,
de l’intérêt général peut provoquer la désa- même l’Amérique, qui a connu neuf années d’es-
grégation de la société ; sor économique sans précédent, n’est pas parve-
e) Les pauvres les plus improductifs – en ce sens nue à diminuer sensiblement la proportion de
qu’ils ne peuvent être ni salariés ni installés pauvres (individus dont le revenu annuel est infé-
à leur compte – devraient être protégés par rieur à 16 660 dollars pour une famille de quatre
l’État au moyen de dispositifs de sécurité personnes) : celle-ci était de 15,1 % en 1993 et de
appropriés, financés par les philanthropes ; 12,7 % en 1998 (The Economist, 20 mai 2000). À
f) Le culte de la spiritualité permettrait de faire l’heure actuelle, nombreux sont ceux qui criti-
contrepoids à la cupidité excessive des quent la complexité des définitions de la pauvreté
hommes, à leurs rivalités et à leur frénésie (par exemple, celle qui s’appuie sur le pouvoir
de consommation ; d’achat requis pour un niveau donné de calories
consommées) et l’idée selon laquelle le seuil de
pauvreté peut être franchi une fois pour toutes,
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comme s’il s’agissait d’un fleuve. Mais la princi- juriste appartenant à la caste des marchands
pale suggestion de Gandhi a certainement été de (communauté Bania). Il a été suffisamment pers-
vouloir placer le pouvoir d’achat entre les mains picace pour s’apercevoir que, pendant l’époque
des pauvres et de préconiser la relance écono- coloniale, les producteurs primaires avaient été
mique des villages. De nos jours, en Inde, alors doublement floués, d’abord en tant que produc-
que le gouvernement ne sait où trouver de la teurs puis en tant que consommateurs, pour satis-
place pour entreposer les quelque 40 millions de faire la cupidité des maîtres.
tonnes d’aliments qui se sont accumulés, des mil- Dans le numéro du Times publié à l’occasion
lions de gens ont faim. De même, le gouverne- du millénaire, Nelson Mandela a déclaré : « Nous
ment s’est aperçu que sur les 589 000 villages que sommes contraints de remettre en question les
compte le pays (où vivent 80 % des pauvres), principes de la mondialisation et d’envisager l’al-
seuls 274 000 villages (de 1 500 habitants) – soit ternative préconisée par Gandhi, lorsque nous
47 % – étaient desservis par des routes prati- voyons des économies qui engendrent le chô-
cables en toutes saisons ; pour les villages dont la mage et des sociétés où les masses meurent de
population est inférieure à 1 000 habitants, la pro- faim, alors qu’une minorité est rassasiée. Gandhi
portion est même inférieure à 37 %. Si seulement cherchait à affranchir l’individu de l’aliénation
on avait écouté Gandhi ! Gandhi, dans la stratégie créée par la machine et à redonner une valeur
qu’il préconisait, soulignait l’importance du morale au processus de production. » Lors de la
khadi et tournait le dos au capitalisme industriel. Conférence internationale sur les valeurs
Il s’était rallié tardivement aux intérêts des arti- humaines, qui s’est tenue à Amsterdam le
sans tisserands, qui ne pouvaient plus exercer leur 28 novembre 2000, les hauts responsables de la
activité et s’étaient repliés dans les villages pour Banque mondiale, du Haut Commissariat pour les
chercher du travail en milieu rural. « Le khadi réfugiés, etc., se sont engagés à respecter les
devint l’emblème du mouvement lancé par valeurs humaines, quels que soient les problèmes
Gandhi au cours des années vingt. En encoura- politiques, économiques et sociaux à résoudre.
geant chacun à reconnaître la valeur de rédemp- Alfredo Sfeir-Younis, vice-président de la
tion du travail manuel, Gandhi indiquait aux pay- Banque mondiale, a proclamé que les valeurs
sans comment gagner un peu d’argent humaines constituaient le seul instrument dont
supplémentaire, notamment pendant la saison disposent les institutions internationales pour
creuse ou en cas de famine – en réponse à la évoluer vers un monde meilleur. D’autres idées
misère extrême du monde rural. C’était égale- soutenues par Gandhi gagnent également du ter-
ment une façon de produire du filé de coton des- rain. Lors d’un récent sondage Time/CNN, il appa-
tiné aux tisserands et de créer des emplois pour raît que 79 % des Américains souhaiteraient sim-
les artisans des villages » (Copley, 1987). En plifier leur existence. Le concept de
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somme, pour reprendre l’expression de Richard « dépossession » fait également son chemin dans
Falk, Gandhi se faisait l’avocat d’une « nouvelle d’autres pays industrialisés. Lors du récent Som-
mondialisation par le bas ». met mondial des chefs religieux et spirituels,
En fait, Gandhi avait prévu avec lucidité les organisé sous l’égide des Nations unies, les sug-
« trous noirs » et les contradictions du capita- gestions formulées par de nombreux participants
lisme industriel. Lester C. Thurow, professeur s’inspiraient de la pensée de Gandhi. Le Pacte
d’économie, exprime les mêmes inquiétudes : mondial des Nations unies, initiative récente
« Le capitalisme a un seul objectif – l’intérêt indi- s’adressant aux dirigeants d’entreprise, aux sala-
viduel s’accompagnant d’un maximum de riés et à la société civile en vue de promouvoir le
consommation pour satisfaire ses besoins person- respect des valeurs universelles et une gestion
nels. La cupidité ne peut en aucun cas constituer responsable dans le monde des affaires, constitue
un objectif permettant d’assurer à long terme la un autre exemple de la mise en pratique des
cohésion de la société. Les individus qui appar- enseignements de Gandhi.
tiennent à la société capitaliste privilégient exclu- La pensée de Gandhi : comment les dona-
sivement les biens de consommation et les loisirs. teurs peuvent-ils s’en inspirer ? Nous indiquons
Le danger n’est pas que le capitalisme implose, ci-après de quelle façon les donateurs pourraient
comme le communisme. Le vrai danger, c’est la s’inspirer des enseignements de Gandhi pour
stagnation, et non l’effondrement » (Thurow, aider les pauvres :
1996). Gandhi n’était pas un économiste, mais un
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a) S’efforcer davantage de conférer du pouvoir et notamment les femmes. Si dix millions de


d’achat aux pauvres ; les emplois salariés ou microentreprises viables étaient créées chaque
le travail indépendant ne sont qu’une façon année au cours des cinq prochaines années, cela
d’y parvenir ; permettrait de venir en aide à 400 millions de
b) Promouvoir des technologies, des entreprises déshérités. En moyenne, chaque entreprise peut
et des débouchés permettant d’exploiter la employer quatre personnes, essentiellement des
main-d’œuvre semi-qualifiée ou non quali- femmes à la lisière du seuil de pauvreté et ayant
fiée que représentent les pauvres. Pendant au moins deux personnes à charge. Les politiques
longtemps encore, le manque de qualifica- des donateurs devraient donc avoir pour objectif
tions représentera leur atout majeur ; essentiel de conférer du pouvoir d’achat à ceux
c) Encourager la qualification progressive des qui sont dénués de tout, ainsi que le préconisait
pauvres grâce à un enseignement technique, Gandhi.
s’adressant notamment aux femmes ;
d) Associer les nantis aux projets de lutte contre Conclusion
la pauvreté en faisant valoir que les pauvres
constituent un « marché d’avenir » pour On assiste dans le monde à une révolution finan-
leurs produits ; cière sans précédent ainsi qu’à un phénomène de
e) Créer un dispositif de sécurité approprié, avec polarisation. Les bénéfices de General Motors et
le soutien de riches philanthropes dans les de Ford dépassent le PIB de l’ensemble des pays
pays bénéficiaires, afin de venir en aide à subsahariens : les plus grands brasseurs d’argent
ceux qui sont totalement improductifs du de la planète ne sont pas des pays, mais des socié-
fait qu’ils ne peuvent accéder ni à un travail tés. La fortune des 400 personnalités les plus
indépendant, ni à un travail salarié ; riches des États-Unis, d’après le Forbes Maga-
f) Accorder davantage d’attention aux aspects zine, a augmenté cette année de 20 % pour
écologiques des projets bénéficiant d’une atteindre 1,2 trillion de dollars ; en 2015, les
aide ; avoirs de ce club exclusif pourraient dépasser
g) Promouvoir les valeurs religieuses, morales et l’ensemble des revenus de la moitié la plus
éthiques, en préconisant la modération en pauvre de l’humanité. Jan Tinbergen a avancé
matière de consommation, la simplicité de l’hypothèse selon laquelle le seuil maximum de
vie, la tolérance, la compassion et la frater- tolérance que peut supporter une société civilisée
nité au sein de la communauté locale, natio- en matière de disparité des revenus est de 1 pour
nale et internationale ; 15 (Padmanabhan, 1992). En 1650, John Light-
h) Concilier les politiques macroéconomiques foot, vice-recteur de l’Université de Cambridge,
avec l’objectif de « croissance à visage avait établi sur la base des « preuves
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humain ». disponibles » que Dieu avait créé Adam et Ève à
Dans le contexte spécifique du microcrédit, 9 heures du matin, le 23 octobre 4004 av. J.-C.
les donateurs pourraient faire porter leurs efforts Lorsque de nouvelles vérités apparaissent, il
sur des emplois salariés à l’intention des plus devient nécessaire de remettre en cause les précé-
démunis. Ainsi, au lieu d’affecter toutes les res- dentes conjectures et conclusions. Il est temps
sources des donateurs au microfinancement de pour les donateurs de réfléchir sur les politiques,
centaines de millions de personnes pour leur per- les programmes et les projets qu’ils élaborent
mettre d’accéder à un travail indépendant (ce qui pour venir en aide aux pauvres. La question n’est
n’est certainement pas la meilleure façon d’aider pas de savoir s’il faut ou non les transformer,
les plus défavorisés) et de subventionner les ins- mais dans quelle direction opérer cette transfor-
titutions de microfinance pendant des périodes mation. La pensée de Gandhi ouvre à cet égard
prolongées, les donateurs pourraient apporter leur des perspectives qui méritent d’être explorées.
soutien à des microentreprises de plus en plus
viables, qui pourraient employer les plus démunis Traduit de l’anglais
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La pauvreté, le microcrédit et les enseignements du Mahatma Gandhi 543

Note

1. Cet extrait de la publication Young India (1921), parue sous la direction de Gandhi, figure dans la préface du
livre (Padmanabhan, 1986) rédigée par le regretté C. Subramaniam, ex-ministre des Finances de l’Inde et fidèle
collaborateur de Gandhi pendant de nombreuses années.

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