LOPEZ Voyage en Espagne
LOPEZ Voyage en Espagne
LOPEZ Voyage en Espagne
MOTS-CLÉS
Exotisme musical, orientalisme musical, turqueries, retranscriptions musicales,
hispanisme musical.
RÉSUMÉ
L’exotisme se définit comme le goût de ce qui est étranger et différent, et il a
constitué un des moteurs traditionnels de la civilisation occidentale. En France, sa
composante musicale, partie intégrante de l’orientalisme qui a intéressé tous les
domaines artistiques, procède d’un vaste courant d’inspiration qui a évolué en fonction
des époques. Simple évocation de l’étranger ou même véritable invention de ses
sonorités – comme dans les turqueries - aux périodes baroque et classique, l’exotisme
musical et ses compositeurs se sont voulus, aux périodes romantique et postromantique
du 19ème siècle, plus authentiques dans leurs créations ou leurs retranscriptions musicales
facilitées par l’accessibilité des voyages. Avec le 20ème siècle et ses voyages de plus en
plus commodes et rapides l’exotisme musical changera encore de forme pour devenir
plus respectueux et conforme à l’original, avant d’affronter l’uniformisation culturelle
actuelle, conséquence de la mondialisation. Cet exposé se propose, par le truchement de
plusieurs extraits musicaux caractéristiques, de survoler les étapes de la création
musicale française inspirée par le goût de l’exotisme.
Introduction
Le plus beau des voyages n’est-il pas celui dont nous rêvons depuis toujours,
qui ne se réalisera peut-être jamais, mais dont on ne cesse de caresser le projet, dont on
imagine l’itinéraire et les paysages qu’il nous fera découvrir, un voyage idéal dont
l’empreinte qu’il doit nous laisser sera si profonde qu’elle nous marquera pour toujours ?
Cette empreinte pourra être visuelle, en rapport avec les paysages traversés, les
monuments visités. Elle pourra être purement intellectuelle, liée par exemple aux
rencontres qu’on a effectuées ou aux réflexions qu’a suscitées le voyage. Mais cette
empreinte peut être aussi sonore, corrélée aux musiques que ce voyage nous aura permis
d’entendre et d’écouter, musiques qui peuvent nous être proches ou qui au contraire nous
déconcertent par leur étrangeté.
C’est d’abord un voyage immobile, un voyage intérieur, qui inspire les
compositeurs de musique en quête d’exotisme et d’un ailleurs différent. Ils sont à l’image
d’un Victor Hugo rêvant à sa fenêtre d’un Orient lointain, d’un Baudelaire invitant à
voyager vers des lieux « où tout est ordre et beauté, luxe, calme et volupté » ou d’un
Mallarmé entendant l’appel du large et sentant déjà sur son front la caresse d’une brise
marine. Et c’est dans leur musique que les compositeurs vont chercher à exprimer ce
dépaysement auquel aspirent poètes et écrivains dans leurs vers et leurs textes, dont ils
font les livrets de leurs opéras ou les poèmes qu’ils mettent en musique.
IV, Sultan de la Sublime Porte, qui avait dénigré sa réception pourtant fastueuse à
Versailles. Le Roi Soleil aurait alors demandé à Molière de le venger en se moquant dans
sa pièce des mœurs ottomanes. La célèbre Marche pour la Cérémonie des Turcs de Lully,
au décours de laquelle Jourdain sera intronisé Mamamouchi, est caractérisée par
l’utilisation de percussions et de sonorités réputées orientales qui s’insèrent dans la
rythmique solennelle d’une marche. Elle précède "La cérémonie turque" qui comprend
les Récits du Muphti, le Dialogue du Muphti et des Turcs, le Chœur des Turcs, l’Air pour
donner le turban, l’Air pour les coups de sabre, et l’Air pour les coups de bâton.
Lully continuera de produire des musiques comportant des sonorités exotiques,
comme dans son fameux Armide de 1686 dont le livret de Quinault procède de la
Jérusalem délivrée écrite un siècle auparavant par Le Tasse.
La mode orientale gagnera encore en ferveur après la publication en 1704 de la
première traduction des Mille et une Nuits. Quelques décennies après Lully, en 1735,
Jean Philippe Rameau présentera son fameux opéra-ballet « Les Indes Galantes »
réunissant des pièces de clavecin écrites antérieurement, et dont certaines lui auraient été
inspirées par le spectacle de deux indiens de Louisiane dansant au son de leurs
instruments, spectacle donné en 1725 au Théâtre Italien de Paris. Mais même si le livret
de Louis Fuzelier fait en effet référence à des Turcs, des Persans et des Sauvages, et
comporte une présentation des nations française, italienne, espagnole et polonaise, la
musique géniale de Rameau reste parfaitement homogène tout au long de l’œuvre et
demeure exempte de toute « couleur locale ». Le français Rameau ignorait en effet ce
qu’était vraiment la musique de chacune de ces contrées, sauf dans l’Air grave pour deux
Polonais dont le rythme de mazurka lui était connu et dans le Tambourin des Provençaux
et Provençales qui lui était relativement proche.
En littérature, Voltaire et son Zadig, Montesquieu et ses Lettres persanes
contribuent à maintenir l’Orient à la mode tandis qu’en musique Michel Corette compose
dans les années 1750 son Concerto turc qui fût alors très apprécié. En 1788 le Paul et
Virginie de Bernardin de Saint Pierre rencontre un immense succès dans un pays bercé
d’accents rousseauistes et un peu plus tard, en 1800, le compositeur Boïeldieu présente
son Calife de Bagdad, turquerie à la française influencée par les musiques militaires de
janissaires turcs, alors en vogue en Europe Centrale. Cette oeuvre fait appel dans son
ouverture à des instruments de percussion orientaux tels que triangles, cymbales et
grelots. Gluck (dans son Cadi dupé) et surtout Mozart (avec Zaïde, L’Enlèvement au
sérail et la Marche turque) s’étaient déjà largement inspirés de ces musiques de
janissaires pour leurs très célèbres compositions « alla turca ».
Il reste donc qu’aux 17ème et 18ème siècles, correspondant aux périodes musicales
baroque et classique, l’exotisme musical procède pour une grande part de la pure
imagination des compositeurs, la sensation de dépaysement étant en fait produite par les
décors et les costumes qui accompagnent les musiques. En cette époque où les voyages
lointains restent rares et difficiles, il n’y a pas de véracité ethnologique dans ces créations
et quelle que soit leur valeur intrinsèque, ces musiques constituent souvent une simple
évocation, parfois caricaturale, ou une réinvention plus ou moins complète des sonorités
du pays qu’elles sont censées décrire.
Théophile Gautier. On entend dans cet étonnant ouvrage qui obtint alors un grand succès,
les hurlements des sorcières et la mélopée du muezzin. Pour la petite histoire musicale,
Ernest Rayer dont les œuvres maîtresses furent les opéras Sigurd et Salammbo, avait
composé pour les obsèques du Maréchal Gérard une marche funèbre passée à la postérité
des salles de garde, sur des paroles attribuées à Théophile Gautier : le célèbre De
Profundis Morpionibus !
L’orientalisme musical dix-neuvièmiste avait trouvé ses prophètes en Sébastien
David et Ernest Rayer et ils influenceront les œuvres exotiques de compositeurs post-
romantiques comme Bizet et Camille Saint Saëns. La deuxième moitié du 19ème siècle
allait en effet exacerber l’attrait français pour l’Orient en raison du développement du
colonialisme, en particulier en Afrique et dans la péninsule indochinoise, et la tenue
d’Expositions Universelles et d’Expositions Coloniales qui mettaient en scène de façon
réaliste les paysages des contrées orientales et les mœurs de leurs habitants.
Camille Saint-Saëns avait séjourné plusieurs fois en Tunisie et en Algérie, cette
dernière lui inspirant sa Suite algérienne et la Bacchanale de son opéra Samson et Dalila.
Il séjourna aussi en Egypte et il rapporta d’un séjour à Louqsor son Concerto n°5 pour
piano, baptisé L’Égyptien qui mêle un langage occidental à des emprunts à la musique
locale. Saint-Saëns écrivit que le deuxième mouvement du concerto était « une façon de
voyager en Orient qui va même jusqu’en Extrême-Orient. Le passage en sol est un chant
d’amour nubien que j’ai entendu chanter sur le Nil ». Le compositeur devait étendre
ensuite son imaginaire oriental jusqu’en Asie et au Japon avec son opéra La Princesse
Jaune.
La deuxième moitié du 19ème siècle devait aussi voir éclore en France un
exotisme particulier, l’hispanisme musical, dans la continuité d’un hispanisme littéraire
abondant, thème de nombreux récits de voyages comme ceux de Théophile Gautier. Le
séjour en France du compositeur et guitariste Fernando Sor et plus tard du violoniste et
compositeur Pablo de Sarasate avaient attisé la curiosité des compositeurs français pour
l’Espagne. Mais c’est surtout le particularisme musical ibérique, ses rythmes et ses
instruments spécifiques qui furent la source d’inspiration de nombreux compositeurs
comme Saint-Saëns (et son Rondo capriccioso), Massenet et ses opéras à thème espagnol
(Le Cid, Don Quichotte, …), Chabrier avec son Espana et sa Habanéra, Edouard Lalo
et sa Symphonie espagnole. Avant eux, Georges Bizet avait donné sa fameuse Carmen,
où interviennent séguedilles, fandangos, sévillanes et habanéras et où la guitare vient
accompagner la Chanson bohémienne de l’héroïne. Bizet avait auparavant cédé à la
veine orientaliste avec son opéra Les Pêcheurs de perles situé sur l’île de Ceylan et avec
sa Djamileh, opéra-comique qui se passe au Caire. Il avait aussi donné dans l’Adagio de
sa Symphonie N°1, composée à seize ans et découverte longtemps après sa mort, une
remarquable mélodie orientalisante interprétée par un hautbois solo.
À la fin du 19ème siècle d’autres compositeurs post-romantiques français
participent encore de la mode exotique : César Franck et ses Djinns, poème symphonique
inspiré par le poème éponyme des Orientales d’Hugo, son élève Duparc qui met en
musique L’invitation au voyage de Baudelaire, Léo Delibes qui place en Inde sa célèbre
Lakmé tandis que Vincent d’Indy revient à un exotisme régional dans sa Symphonie
cévenole.
Survient alors l’avant-gardiste Claude Debussy qui, s’il n’a pas écrit
spécifiquement dans la veine orientaliste, a composé avec son œuvre symphonique
impressionniste La mer une ode géniale au dépaysement, à l’appel du grand large, au
travers du jeu des vagues et du dialogue du vent et des flots. Son œuvre Iberia, une des
trois Images pour orchestre s’inscrit avec bonheur dans la grande tradition hispanisante
de la musique française.
Bull. Acad. Sc. Lett. Montp., vol. 50, suppl. 1, (2019)
Colloque "Le Voyage", 22 novembre 2019, Montpellier (France) 6
Jacques Ibert d’abord qui dirigea longtemps la Villa Médicis de Rome. En 1922,
au retour d’une croisière en Méditerranée, il compose Escales, une suite symphonique
en trois mouvements : Rome-Palerme, Tunis-Nefta, et Valencia.
Olivier Messiaen ensuite dont la rythmique et le système mélodique des œuvres
ont d’abord été influencés par la musique indienne. Séjournant au Japon, dont les
paysages et le chant des oiseaux le fascinent, il écrit au retour Sept Haïkaï sur le modèle
des poésies haïku et de leur concision, comme l’haïkaï N°5 : Miyajima et le torii.
Conclusion :
Musique et voyage sont complémentaires et procèdent d’une même volonté de
fuite, qu’on a pu qualifier de « fuite positive ». À ce titre cette quête de sonorités venues
d’un ailleurs lointain et différent, qu’elle soit imaginaire ou ait fait au contraire l’objet
d’un voyage bien réel, et qui définit l’exotisme musical, a représenté et représente encore
une passion française.
Musiques d’un voyage intérieur ou musiques procédant d’un voyage physique,
musiques imaginées ou au contraire musiques retranscrites, elles ont constitué pour les
compositeurs un sujet permanent d’inspiration et ont donné à la composition française
plusieurs chefs d’œuvre éternels qui bien sûr n’occultent pas ceux produits par la même
source d’inspiration dans d’autre pays occidentaux comme l’Allemagne.
Aujourd’hui, les moyens modernes d’enregistrement et de reproduction sonore
ont permis aux ethnomusicologues de recueillir et de diffuser largement les multiples
pratiques musicales traditionnelles propres à chaque continent, à chaque pays, à chaque
région. Cette connaissance donne la possibilité aux créateurs contemporains de s’essayer
à des techniques de composition différentes et à une multitude de sonorités nouvelles.
En contrepartie la notion même d’exotisme, au sens où nous l’avons connue jusqu’ici,
est en train de disparaître, à l’heure du tourisme de masse au sein du village mondial et
à mesure que progresse à l’échelle planétaire un modèle sonore dominant d’origine
anglo-saxonne qui gomme rapidement tous les particularismes musicaux.
Il nous reste donc à espérer qu’à l’avenir la mondialisation et son uniformisation
culturelle donnent aux créateurs la possibilité d’écrire des chefs d’œuvre équivalents à
ceux produits jusqu’ici par l’exotisme musical.
BIBLIOGRAPHIE
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BARTOLI Jean-Pierre, La musique française et l’orient, à propos du Désert de Félicien
David, Revue internationale de musique française, 6 (1981), p. 28-36
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Revue belge de musicologie, L1 (1997), p. 137-170.
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François Pouillon (2008).
DEBUSSY Claude, Lettres, par F. Lesure, Paris, éd. Hermann (1980).
HUGO Victor, Les Orientales, préface, Paris, éd. Garnier-Flammarion (1968).
PERIER Alain, Messiaen, Paris, Seuil (Solfèges) (1979).
Bull. Acad. Sc. Lett. Montp., vol. 50, suppl. 1, (2019)
Colloque "Le Voyage", 22 novembre 2019, Montpellier (France) 8