Le Statut Herméneutique
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Faculté de philosophie, Université Laval
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0023-9054 (imprimé)
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Jean GREISCH
1. Erste Philosophie, Hua VIII, 5 ; traduction française par Arion L. KELKEL, Philosophie Première, tome I,
Histoire critique des idées, Paris, Presses Universitaires de France, 19902. Les chiffres entre parenthèses
renvoient à la pagination de cette traduction.
2. Ibid., p. 6 (7-S).
3. Ibid., p. 7(8).
4. E. HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard,
1976, p. 563.
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Traum ist ausgetràumt : s'agit-il pour autant d'un aveu de défaite ? Je n'en suis pas
sûr. Il s'agit plutôt, de la part du philosophe qui sent sa mort proche, d'un cri de dé
tresse et d'un sentiment de menace « devant le flot puissant et qui s'enfle toujours,
submergeant l'humanité européenne : c'est aussi bien celui de l'incroyance religieuse
que celui d'une philosophie qui renie la scientificité5 ».
Que devient ce grand rêve husserlien, dès lors que s'effectue la « greffe » de
l'herméneutique sur la phénoménologie ? Bien des choses dépendront de l'idée qu'on
se fera de l'herméneutique et du discours du sens, inséparable des opérations de com
préhension et d'interprétation qu'elle instaure. Pour élaborer une réponse à cette
question, je suggère d'interroger quelques textes du premier Heidegger qui, dans les
années 1919-1923, a mis en chantier le programme d'une « herméneutique de la vie
facticielle » qui voulait apporter une riposte phénoménologique aux philosophies de
la vie de Nietzsche, Dilthey et Bergson. Or, une particularité fondamentale de cette
herméneutique est que, dès le départ, comme l'atteste la notion d'« intuition hermé
neutique », l'intuitionnisme husserlien s'y entrecroise avec les concepts diltheyens du
comprendre et de l'interprétation.
Avant d'analyser un texte très précis du premier Heidegger, décisif pour com
prendre la transformation que l'herméneutique fait subir à la phénoménologie trans-
cendantale, je définirai la contribution heideggerienne à la problématique « Sens et
Savoir » en référence à un texte beaucoup plus tardif du même auteur. Il a l'avantage
d'être extrait d'un contexte où le philosophe s'exposait aux interrogations des scienti
fiques, en l'occurrence les psychiatres de Zollikon, en même temps qu'il entraînait
ceux-ci dans une réflexion sur les formes et les présuppositions des savoirs non phi
losophiques. Dans les dialogues avec Medard Boss entre 1961-1972, publiés par
celui-ci dans les Zollikoner Seminare, figure l'entrée suivante, datée du 7 juillet 1966
à Zollikon :
« La phénoménologie est une science plus scientifique que la science de la nature, notam
ment quand on prend "science" au sens du savoir essentiel, au sens du mot sanscrit "wit" =
voir. » Lorsque la science de la nature met en avant son caractère de science de la nature,
elle a déjà derrière elle ce qui est le plus décisif depuis plusieurs siècles. Cet événement
décisif s'est déjà produit chez Galilée. Les scientifiques contemporains de la nature ne sont
que des artisans qui courent après lui dans un domaine qui depuis longtemps leur est for
clos. Alors que Galilée créait le projet de la nature en vertu duquel la nature est la con
nexion sans faille de mouvements entre des points de masse, il s'agit aujourd'hui de réali
ser l'élan (Aufwurf) du projet (Entwurf) de l'être-au-monde. Or, cela est infiniment plus
difficile que le projet de la nature de Galilée, parce qu'il ne s'agit plus maintenant de la
nature non vivante, mais de l'homme qui doit s'imposer contre la représentation anthro
pologique traditionnelle, qui ne nous est donnée que de manière vague (unklar).
Ce qui fut décisif dans le projet de la nature de Galilée, c'était la calculabilité. Pour l'ana
lytique du Dasein, ce qui est décisif, c'est le caractère problématique (Fragwiirdigkeit) de
l'homme et de son pouvoir exister dans le monde d'aujourd'hui. Ce qu'on appelle en psy
chologie des tendances (Strebungeri) se déroule, envisagé en termes de Dasein, dans le
5. Ibid., p. 564.
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15. Ga 17. Einfuhrung in die phànomenologische Forschung, Frankfurt, Klostermann, 1994, édité par Fried-
rich-Wilhelm von Herrmann.
16. Theodore KISIEL, The Genesis of Being and Time, p. 277.
17. Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, Ga 20, 19882, notamment p. 13-192.
18.Ga 17, p. 1.
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I. L'ORIGINALITÉ PHÉNOMÉNOLOGIQUE
DU VOIR ARISTOTÉLICIEN
19.Gal7,p.9.
20.Gal7, p. 11.
21.Gal7,p. 12.
22.Gal7,p. 13.
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est présent au se soucier qui a commerce avec les choses »23. C'est en effet le souci
qui nous fait découvrir ce que sont les choses dans leur monstration même. « Phai-
nomenon veut dire l'étant-là lui-même et cela est une détermination d'être qui doit
être prise de manière à exprimer le caractère du se montrer24. » On comprend alors
pourquoi ta phainomena peut être rendu sans difficulté par ta onta : ce qui tombe
sous les yeux, dès que nous les ouvrons, ce ne sont pas des apparences d'étants, ce
sont les étants eux-mêmes !
Y a-t-il une connivence entre cette compréhension grecque du terme « phéno
mène » et la compréhension grecque du terme logos ? Une brève exégèse du Péri
hermeneias montre que tel est bien le cas. Ce texte aristotélicien nous fait compren
dre que le langage ne se réduit pas à un simple instrument, comparable par exemple à
la main. « Le langage est l'être et le devenir de l'homme lui-même25. » Même s'il
nous est difficile de savoir ce que « langage » voulait dire pour les Grecs dans leur
existence naturelle, et que nous devons tenir compte de cette incertitude, une chose
au moins est sûre : « Le Grec vivait d'une manière insigne dans le langage et fut vécu
par lui ; et il en avait conscience26. »
En mettant l'accent sur la fonction apophantique (Aufzeigen) du logos, compor
tant la double possibilité du dévoilement (alètheueiri) et de l'occultation (pseudesthai
= Verdecken), Aristote confirme que le discours contribue à constituer l'exister spéci
fique de l'homme : « l'homme est au monde de manière telle que cet étant parle avec
le monde sur lui27 ». La formule se double d'un avertissement, dont l'importance
apparaîtra toujours plus fortement au fil des pages : le « parler sur » ne doit pas être
réduit à la fonction purement judicative.
Par ailleurs, même s'il est vrai que c'est au niveau du logos apophantikos que le
lien avec le phainesthai est le plus évident — « Der logos apophantikos ist ein sol-
ches Reden mit der Welt, durch das die daseiende Welt als daseiende aufgezeigt
wird» — on ne saurait oublier qu'il ne représente « qu'une possibilité, à côté d'au
tres, de parler sur le monde avec la parole28 ». C'est pourquoi la définition fonda
mentale de l'être humain est « une vie qui se tient dans la possibilité du commerce
avec les pragmata, avec le monde pour autant qu'il est objet de préoccupation sou-
cieuse (als eines besorgbaren), à savoir un être tel qu'il peut parler29 ».
Si donc « l'être du monde est là dans le parler comme ce qui est là, montré de
fond en comble (aufgezeigt von Grund aus), saisi en lui-même », et que « dans l'acte
d'énoncer se donne son être propre »30, se pose nécessairement la question de la pos
sibilité de l'illusion et de l'apparence. Elle engage d'abord une détermination correcte
23.Gal7,p. 14.
24.Gal7,p. 14.
25.Gal7,p. 16.
26. Ga 17, p. 18.
27.Gal7, p. 21.
28. Ga 17, p. 21.
29. Ga 17, p. 22.
30. Ga 17, p. 24.
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du rapport entre aisthèsis et logos. Les significations ne sont pas un second étage
venant coiffer les données de la perception sensible. Au contraire, dans la mesure où
« le langage ne parle pas seulement dans le percevoir, mais le guide, nous voyons à
travers le langage ». Mais ce voir à travers implique aussi la possibilité de faire écran
aux choses, autrement dit de l'occultation, ce qui veut dire que « le Dasein, pour
autant qu'il a le langage, apporte la possibilité de la tromperie et de l'illusion »31.
Ainsi voit-on Heidegger esquisser les grandes lignes d'une interprétation exis-
tentiale des phénomènes de la vérité et de l'erreur qui trouvera son expression au § 44
de Sein und Zeit. C'est seulement en revenant au Dasein facticiel — ce qu'Aristote
n'a pas su faire — qu'on comprendra la triple possibilité du « tromper ». « Le Dasein
facticiel du parler comme tel, pour autant qu'il est là et seulement pour autant qu'il
est là comme parler, est la vraie source de l'illusion. Cela veut dire que l'être-là du
parler porte en lui la possibilité de l'illusion. C'est dans la facticité du langage que
réside le mensonge32. » Avoir quelque chose à cacher (Verstecken), faire écran à,
mentir : ici s'ouvre un vaste champ d'investigation phénoménologique, dont le but
est d'explorer le « multiple enchevêtrement de la possibilité de la tromperie, comme
possibilité d'être avec Vêtre-là du parler et l'être-là du monde33 ». Certaines de ces
possibilités reçoivent une désignation terminologique. Ainsi par exemple, là où il y a
du commerce avec le monde ambiant, il y a aussi des circonstances, et c'est cette
Umstdndigkeit (circonstancialité) qui peut trahir l'être de la chose, par exemple en le
réduisant à la somme de ces circonstances. En second lieu, les choses peuvent nous
échapper, se dérober à nous (Entgànglichkeit : la dérobade). En troisième lieu, enfin,
il faut envisager la possibilité de la tromperie délibérée sous forme du mensonge. Ces
trois possibilités existentiales constitutives de la parole précèdent le phénomène logi
que de l'erreur.
C'est muni de ces acquis aristotéliciens que Heidegger aborde la phénoménologie
husserlienne. D'emblée surgit une question critique capitale : la Sachlichkeit aristoté
licienne est-elle conservée par une pensée qui se laisse guider par le «primat d'une
idée vide et qui plus est fantasmatique (fantastisch) de la certitude et de l'éviden-
ce34 » ? La phénoménologie, qui devrait être guidée par le souci exclusif de l'ap
propriation des choses, est en réalité dominée par une idée très précise de la science.
C'est ce retournement ou ce renversement (Umkehrung, Umschlag) qu'il s'agit de
comprendre, en soumettant à une analyse critique la définition canonique de la phé
noménologie comme science descriptive eidétique de la conscience pure transcen-
dantale.
On aurait toutefois tort de penser que Heidegger prend simplement la défense de
l'ancienne ontologie aristotélicienne contre la moderne philosophie (transcendantale)
de la conscience et l'idée de science et d'objectivité dont elle est solidaire. Le débat
est trop complexe pour se réduire à une simple querelle des Anciens et des Modernes,
31.Gal7, p. 30.
32.Gal7, p. 35.
33.Gal7,p.40.
34. Ga 17, p. 43.
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LE STATUT HERMÉNEUTIQUE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE
35.Gal7,p.46.
36. SZ § 9, p. 44.
37.Gal7,p.46.
38.Gal7,p.49.
39.Gal7,p. 5 0 ; p. 57.
40.Gal7,p. 57-58.
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41.Gal7, p. 60.
42.Ga 17, §7-14, p. 61-100.
43.Gal7,p. 73.
44.Gal7,p.73-77.
45. Ce ternaire se retrouvera, sous forme légèrement modifiée — Befragtes, Gefragtes, Erfragtes — au § 2 de
Sein und Zeit, dans lequel Heidegger définit « La structure formelle de la question de l'être ».
46.Gal7, p. 81.
47.Gal7, p. 81.
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LE STATUT HERMÉNEUTIQUE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE
Malgré sa critique du naturalisme, Husserl est guidé par le souci de fonder une
nouvelle discipline fondamentale, susceptible de garantir l'unité de toutes les autres
disciplines du savoir. Mais il ne se demande pas si une telle discipline a seulement un
sens. Enfin, son fil conducteur reste la connaissance théorique ; ce n'est que par ana
logie qu'il aborde le statut de la conscience pratique. Dans la critique husserlienne du
naturalisme, Heidegger reconnaît cinq moments caractéristiques du souci : Riick-
schein (ré-flection), Verfallen (déchéance), Vorwegbauen (préstruction), Verfàngnis
(être piégé par soi-même) et enfin le moment du Versàumnis (« ratage »)48. C'est
surtout le dernier trait qui revêt une importance cruciale, pour autant que la mécon
naissance husserlienne de la question de l'être est justement qualifiée de Versàumnis,
de « ratage » que Heidegger prend soin de distinguer du simple oubli, de l'ignorance
ou de la méconnaissance. D'une certaine manière, le « ratage » ressemble à un re
foulement. « Le raté n'est pas simplement oublié, mais littéralement expulsé. Le sou
ci se défend contre ce qu'il rate49. »
La nature de ce ratage apparaît d'ailleurs beaucoup plus nettement dans la criti
que husserlienne de l'historicisme, dirigée principalement contre Dilthey. Le fait que
cette critique passe à côté du véritable propos de Dilthey50 n'est pas un hasard. Puis
que le souci de la connaissance connue est un souci déficient51, il rate obligatoirement
le phénomène essentiel : la vie historique comme possibilité d'exister, pour ne s'inté
resser qu'au statut épistémologique de l'historiographie et pour établir, mais sans la
fonder, la différence somme toute traditionnelle, platonisante, entre l'effectivité et la
validité. Uargumentum ad hominem dirigé contre le scepticisme et le relativisme
supposés de la position diltheyenne révèle la vraie nature du souci qui anime le projet
de Husserl lui-même : « Le souci de la connaissance connue n'est rien d'autre que
l'angoisse devant le Dasein52 » !
Heidegger analyse alors la triple présupposition implicite qui commande ce sou
ci : la croyance que l'homme veut à tout prix connaître la vérité ; l'assimilation de la
vérité à la validité ; la conviction que l'être de la vérité peut être défini au moyen
d'une déduction théorique53. Au terme de cette analyse, le souci husserlien de la con
naissance connue révèle trois traits qui en définissent aussi les limites : il ne se soucie
que de la validité universelle évidente, donc de la vérité scientifique54 ; il ne rend pas
pleinement justice aux « choses mêmes ». C'est pourquoi Heidegger suggère de rem
placer la maxime phénoménologique « Aller aux choses mêmes ! » par une maxime
encore plus fondamentale : « Libérer les choses mêmes » (Freigeben der Sachen55).
4 8 . G a l 7 , § 12, p. 83-85.
49.Gal7,p. 86.
50.Gal7,p. 91.
51.Gal7,p.90.
52.Gal7,p. 97.
53.Gal7,p.97-100.
54.Gal7,p. 101.
55.Gal7,p. 102.
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Enfin, le sérieux de cette recherche est piégé (Verfângnis) par la ratification non criti
que de l'idéal mathématique de la rigueur, érigé en norme absolue du penser56.
Ce n'est pas seulement pour des raisons accidentelles que Husserl, au moment où
il fait de la conscience le champ thématique fondamental de sa recherche, se réclame
du geste cartésien. Ici encore, il faut éviter le malentendu historiciste qui voudrait
repérer simplement un certain nombre d'influences historiques. C'est par sa manière
d'aborder les choses mêmes que Husserl s'apparente à Descartes. C'est pourquoi
Heidegger ouvre la seconde partie du cours, qui traite de Descartes et de sa dette à
l'égard de l'ontologie scolastique, par un premier chapitre explicitement herméneuti
que dans lequel il expose sa théorie herméneutique57 et plus particulièrement, son
idée de la déconstruction. Cette théorie implique les trois moments de la Vorhabe, de
la Vorsicht et du Vorgriff qui seront également repris au § 32 de Sein und Zeit™, où
ils forment les trois dimensions constitutives du concept existential de l'exploitation.
Ici aussi, Heidegger insiste sur le fait que « avoir, vue et prise sont des constitutions
fondamentales qui jaillissent du Dasein59 », le premier visant le Dasein, le second
l'être de celui-ci, le troisième l'exploitation de ses caractères d'être, c'est-à-dire les
existentiawc qui, comme nous l'avons vu déjà, ne doivent pas être confondus avec
des catégories.
Face au souci husserlien de se laisser guider par les disciplines théoriques exis
tantes, dans le but de fonder une discipline nouvelle, Heidegger fait le pari exacte
ment inverse : « se libérer de la discipline en vue du Dasein lui-même*® ». On ne
saurait méconnaître l'importance de cette déclaration : en aucun cas, l'analytique du
Dasein ne pourra être conçue comme discipline qu'il s'agirait de mettre en concur
rence avec d'autres disciplines philosophiques (philosophie première, ontologie,
logique, etc.) ou extra-philosophiques (biologie, anthropologie, psychologie, etc.)61.
C'est précisément pour cette raison que sa méthode est une méthode de destruction
(Destruktion) ou de « déconstruction » (Abbau), l'histoire étant le lieu où elle devra
s'exercer. Sa tâche est « d'ébranler le Dasein actuel qui est ontologiquement mé-
construit (verbaut) dans cette reconstruction qui est la sienne, et de le déconstruire
(abzubauen) de manière à ce que les catégories fondamentales conscience, personne,
sujet, soient ramenées à leur sens originel, de sorte que 1'intellection de l'origine de
ces catégories montre qu'elles sont issues d'un tout autre sol de l'expérience de l'être
56.Gal7, p. 103.
57.Gal7, § 17-20, p. 109-122.
58. SZ 150. Emmanuel Martineau traduit ce ternaire par « pré-acquisition, pré-vision et anti-cipation » {Être et
Temps, Authentica, p. 123).
59.Gal7,p. 110.
60.Gal7,p. 112.
61. Cf. SZ§ 10-11.
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et que, d'après leur tendance conceptuelle, elles sont inadéquates à ce que nous vou
lons prendre en vue comme Dasein62 ».
C'est la question de l'origine enfouie de telles catégories qui ramène en droite li
gne à Descartes, pour découvrir que « la nouveauté qu'il apporte n'est nouvelle que
par son aspect extérieur, alors que nulle rupture ne se montre chez Descartes, mais
simplement la saisie d'une possibilité préesquissée63 » par l'ontologie médiévale et,
derrière celle-ci, par l'ontologie aristotélicienne. Au § 20, Heidegger écarte un certain
nombre de malentendus qui empêchent de comprendre la nature exacte de la « mé
thode destructive64 » qu'il s'agira d'appliquer au texte cartésien. 1) Il faut d'abord
voir qu'il ne s'agit pas d'une nouvelle méthode historique universellement et méca
niquement applicable, mais d'un « chemin concret qui résulte des nécessités du Da-
sein et de l'investigation catégoriale du Dasein et dont l'efficacité se limite à celle-
ci65 ». Qu'il s'agisse de philosophie ou de théologie (!), la destruction ne s'attaque
pas aux faiblesses, mais s'intéresse à la force des auteurs en question. 2) Si elle est
animée par une intention critique, celle-ci ne vise pas le passé, mais l'aujourd'hui, de
sorte que, à sa manière, elle reflète le respect dû à l'histoire66. 3) Elle est le connaître
historique au sens le plus propre du mot qui n'a aucunement besoin d'un quelconque
complément systématique. 4) Enfin elle ne procède pas par réfutation, mais par in
vestigation des choses mêmes {sacherschliefiende Erforschung des Daseins nach
seinen Seinscharakteren).
La longue discussion critique de la pensée cartésienne à laquelle Heidegger se li
vre par la suite illustre parfaitement chacun de ces traits, pour autant qu'il s'agit de
montrer que le critère cartésien de la clara et distincta perceptio implique une idée
précise de la vérité qui devra « être orientée sur le Dasein lui-même, en se demandant
en quel sens la vérité en général appartient au "Dasein" ». C'est la « question augus-
tinienne du rapport entre Veritas et vita61 » et, pouvons-nous ajouter, ce sera encore la
question centrale du § 44 de Sein und Zeit !
Ce qui jusqu'ici n'avait été décrit que comme souci de la connaissance connue,
s'articule à présent sur le phénomène de la vérité, dont le statut existential devra bien
sûr être élucidé. L'importance de ce tournant « alétheiologique » ne saurait être sous-
estimée. L'allusion au concept augustinien de la vérité elle aussi n'est pas seulement
accidentelle et elle ne s'explique pas seulement par la lecture du livre X des Confes-
sions que Heidegger avait donnée dans ses cours de phénoménologie de la religion de
192268. Aux yeux de Heidegger, les Grecs, même s'ils ont préparé le terrain à une
approche plurielle du phénomène de la vérité, n'ont pas su l'exploiter, parce qu'eux
aussi étaient déjà obnubilés par la vérité propositionnelle69. La seule tentative de don-
62.Gal7,p. 113.
63.Gal7,p. 115.
64.Gal7,p. 118.
65.Gal7,p. 118.
66.Gal7,p. 119.
67.Gal7,p. 120.
68. La publication de ces cours, réalisée par Claus Strube, était annoncée pour l'automne 1995.
69.Gal7,p. 125.
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JEAN GREISCH
ner un autre sens à l'idée de vérité, à savoir le Nouveau Testament et saint Augustin,
a été « ratée » (versâumt) par la théologie, de sorte qu'elle ne survit plus que para
doxalement — c'est le cas de le dire — dans l'idée kierkegaardienne du paradoxe70.
Inversement, à partir du moment où surgit la question « Que veut dire vérité de la
vie et du Daseiri11 ? », elle oblige à préciser encore davantage les différents aspects
du souci de connaître que Heidegger caractérise à présent par trois traits : le souci du
neuf, c'est-à-dire la curiosité, le souci de la certitude, impliquant le primat de la mé
thode, le souci de la validité (Verbindlichkeit) qui exalte jusqu'à l'excès l'idée de la
connaissance72.
La longue exégèse heideggerienne des textes cartésiens proprement dits73 s'ouvre
sur une réflexion sur la détermination cartésienne du vrai et du faux, le mérite de
Descartes — à la différence de la phénoménologie contemporaine — étant d'avoir
compris qu'il ne suffit pas d'établir le critère de la perception claire et distincte, mais
que celui-ci a besoin d'être justifié, c'est-à-dire ontologiquement fondé74. D'où la
nécessité d'interroger le concept cartésien de l'être, en sa double détermination de la
res cogitans comme perceptum esse et creatum esse a Deo15.
Si, chez Descartes, la res cogitans apparaît en même temps comme esse percep-
tum et comme esse creatum, il faut se demander si leur lien n'est pas fondé dans
Y esse verum. Or, c'est surtout l'ontologie scolastique qui a réussi à clarifier le sens de
l'être vrai. Aussi, pour comprendre le sens ontologique de la détermination carté
sienne de la res cogitans, il faut revenir à l'ontologie scolastique, en l'occurrence
celle de Thomas d'Aquin, comme le montre Heidegger dans un long commentaire de
la première question du De veritate de Thomas d'Aquin76. À ses yeux, c'est ici que
« l'interprétation de la "relation" de vérité reçoit une assurance qui n'est pas atteinte
par les autres interprétations du connaître et de l'être connaissant77 ».
Un commentaire plus bref des questions 2-3 de la Prima pars de la Somme Théo-
logique1* aboutit à la thèse que « le verum est ontologiquement orienté sur le esse
creatum, que le esse creatum est lui-même vu de façon catégoriale selon les catégo
ries fondamentales élaborées par l'ontologie grecque chez Aristote, de sorte que,
d'entrée de jeu, Dieu est envisagé selon l'optique et les déterminabilités de l'être
prédonnées par l'ontologie héritée et qui sont données dans une interprétation donnée
de l'être du monde79 ».
70.Gal7,p. 126.
71.Gal7,p. 128.
7 2 . G a l 7 , § 2 2 , p . 126-129.
73.Gal7,p. 130-246.
74.Gal7, p. 133.
75.Gal7,p. 160.
76.Gal7, p. 162-187.
77.Gal7,p. 187.
78.Gal7, § 33, p. 187-194.
79.Gal7,p. 194.
314
LE STATUT HERMÉNEUTIQUE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE
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JEAN GREISCH
C'est cette contrainte propositionnelle qui montre que le souci de certitude fait
obstacle à (Verstellung) la question de l'être spécifique de la res cogitons91. Mettre en
évidence les conséquences proches (cartésiennes) et lointaines (husserliennes) de ce
« ratage de la question de l'être98 » et proposer par le fait même une alternative qui
engage une analytique du Dasein est l'objectif de la dernière partie du cours99. C'est
ici que se recoupent toutes les lignes d'interrogation tracées tout au long du cours. La
question du renversement (Umschlag) de la vérité en certitude tout d'abord : en der
nière instance, elle aboutit à faire dépendre la conscience de la sphère catégoriale
d'une ontologie formelle100. Une telle ontologie, qui s'exprime précisément par des
propositions certaines, formulant des états de choses, perd de vue la Sache selbst pour
92.Gal7, p. 228.
93. Ga 17, p. 229-246.
94.Gal7, p. 230.
95. Ga 17, p. 234.
96. Ga 17, p. 245.
97. Ga 17, p. 247.
98. Rappelons que le même terme Versâumnis est repris dans Sein und Zeit, § 6, p. 24. Martineau (p. 40), tra
duit « versàumen » par « omettre ». L'interprétation que Heidegger donne du terme « Versâumnis », dans
le cours que nous présentons ici, nous interdit d'homologuer cette traduction. La traduction de François
Vezin par « laisse chômée » (Être et Temps, p. 50) nous semble introduire d'autres connotations qui éloi
gnent du sens habituel du verbe allemand. « Mettre au chômage » et « rater » une occasion ou un train
sont des expériences trop différentes pour pouvoir être comparées.
99. Ga 17, p. 247-290.
100.Gal7,p. 248.
316
LE STATUT HERMÉNEUTIQUE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE
101.Gal7,p. 250.
102.Gal7, § 46, p. 254-266.
103.Gal7,p. 267.
104. Ga 17, p. 270.
105. Cf. Jean-Luc MARION, « Vego et le Dasein », dans Réduction et Donation. Recherches sur Husserl, Hei-
degger et la phénoménologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1989, p. 119-161 ; particulièrement
p. 124, 153.
106.Gal7,p. 271.
107.Gal7,p. 272.
108. Ga 17, p. 275.
317
JEAN GREISCH
109.Gal7, p. 278.
110.Gal7,p. 289.
318