Les Virages Du DSM
Les Virages Du DSM
Les Virages Du DSM
politiques
Pierangelo Di Vittorio, Michel Minard, François Gonon
Dans Hermès, La Revue 2013/2 (n° 66), pages 85 à 92
Éditions CNRS Éditions
ISSN 0767-9513
ISBN 9782271078896
DOI 10.4267/2042/51558
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des experts convergent : la fiabilité et la validité du DSM L’universalité de la science est une conviction lar-
sont globalement médiocres (Kendell et Jablensky, 2003 ; gement partagée. Bien qu’il n’ait jamais prétendu l’être,
Frances et Widiger, 2012 ; Hyman, 2010). En effet, la défi- le DSM est de plus en plus largement considéré comme
nition des diagnostics est raisonnablement fiable pour les un manuel scientifique de psychiatrie et il est enseigné
pathologies sévères (e.g. schizophrénie) et médiocre pour comme tel dans de nombreuses universités. Une enquête
les troubles fréquents (e.g. dépression, anxiété) (Mattison réalisée en 2010 par l’OMS et portant sur près de 5 000 psy-
et al., 1979). Cette fiabilité est toujours plus mauvaise en chiatres dans 44 pays a montré que 83 % d’entre eux uti-
conditions ordinaires de pratique clinique qu’en condi- lisent régulièrement soit le DSM-IV soit la CIM-10 (Reed
tions optimales de recherche scientifique, si bien que le et al., 2011). Même si c’est difficile à prouver, le point de
désaccord entre experts et cliniciens de terrain est souvent vue couramment admis selon lequel ces deux classifica-
considérable (Shear et al., 2000). tions sont fondées scientifiquement a très probablement
La validité du DSM est faible (Kendell et Jablensky, contribué à leur diffusion mondiale.
2003 ; Hyman, 2010). Premièrement, la plupart des La plupart des experts estime que la validité des défi-
patients souffrent d’une combinaison variable de plusieurs nitions diagnostiques décrites par le DSM n’est acceptable
troubles psychiatriques : la comorbidité est très fréquente. que pour quelques pathologies sévères, mais considèrent
Ce constat suggère que des combinaisons de patholo- que les autres définitions diagnostiques, même les moins
gies définies comme distinctes par le DSM (par exemple valides, sont néanmoins utiles (Kendell et Jablensky, 2003 ;
l’anxiété et la dépression) pourraient fort bien être consi- Frances et Widiger, 2012). De fait, on a du mal à voir com-
dérées comme une seule pathologie. Deuxièmement, la ment la psychiatrie clinique pourrait se passer de toute
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profit. En effet, les instances régulatrices, comme la Food biologique des maladies mentales et la mise au point de
and Drug Administration aux États-Unis, n’autorisent la marqueurs biologiques permettant d’objectiver les dia-
mise sur le marché d’un médicament que pour une patho- gnostics psychiatriques. Lorsque la conférence de pré-
logie précise. Lorsque le brevet d’un médicament ancien paration du DSM-V s’est réunie pour la première fois en
tombe dans le domaine public et entre en compétition avec 1999 les participants étaient confiants : de nombreux mar-
un générique, les compagnies pharmaceutiques peuvent queurs biologiques allaient prochainement être validés
déposer une autre demande de mise sur le marché pour et les catégories diagnostiques du DSM-V allaient êtres
une nouvelle pathologie. Il suffit alors d’alerter le public réorganisées en fonction de ceux-ci (Miller et Holden,
sur cette nouvelle maladie et son traitement. Par exemple, 2010). Cet espoir était nourri par une explosion d’études
le valproate de sodium, découvert en 1967, a été initiale- initiales publiées dans les années 1990 et portant sur des
ment autorisé aux États-Unis comme antiépileptique en index génétiques et des observations en imagerie cérébrale
1983. Il a ensuite été breveté par les laboratoires Abbott supposées spécifiques de chaque pathologie. Treize ans
en 1995 comme stabilisateur de l’humeur recommandé plus tard, ces études initiales ont été réfutées ou largement
pour les troubles bipolaires et poursuit depuis une très atténuées (Gonon et al., 2012). Comme l’a regretté l’APA
lucrative carrière (Healy, 2006). Parallèlement, la psychose le 1er décembre 2012, le DSM-V, qui paraît en mai 2013,
maniaco-dépressive a été étendue à des formes modérées, ne retient donc aucun marqueur biologique d’aide au dia-
le trouble bipolaire de type II, et la prévalence est passée gnostic et il n’y aura pas de différence conceptuelle entre
de 0,1 % à 5 % de la population adulte. De plus, ce dia- le DSM-IV et le DSM-V ; les modifications ne portent que
gnostic a été étendu aux enfants avec une prévalence qui sur quelques pathologies. Le changement de paradigme
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du DSM entraînait de larges divergences dans l’estima- de la réalité des troubles mentaux. Troisièmement, les
tion de leur prévalence (Regier et al., 1998) en raison de difficultés de diagnostic rendent très difficiles les essais
l’importante comorbidité (Krueger et Markon, 2006) et cliniques de nouveaux médicaments. Autrement dit,
de l’imprécision des limites entre normal et pathologique le manque de fiabilité et de validité du DSM pose aussi
(Frances et Widiger, 2012). problème à l’industrie pharmaceutique. Bien entendu,
Cet échec du DSM-V à représenter un gain en scien- les dépenses en marketing n’ont pas été réduites et les
tificité par rapport au DSM-IV a précipité sa contestation. démarches pour élargir le champ de prescription des psy-
Parmi les critiques les plus incisifs, Steven Hyman et Allen chotropes déjà existants sont activement poursuivies, par-
Frances disent en substance : puisque le DSM n’a rien de ticulièrement pour les enfants. Enfin, il est probable que les
mieux à offrir qu’une utilité limitée, il faut construire assurances maladies, publiques ou privées, se réjouissent
un système classificatoire privilégiant l’utilité clinique secrètement lorsque Frances critique le DSM pour avoir
et la facilité d’usage pour la plupart des soignants. Cette favorisé l’inflation des diagnostics et la forte augmenta-
conclusion ressort clairement de l’enquête réalisée par tion des dépenses qu’elle entraîne.
l’OMS : 90 % des 5 000 psychiatres jugent le DSM trop
compliqué, avec ces 410 diagnostics distincts et ses inter-
minables listes de critères (Reed et al., 2011). Ils recom-
mandent une classification simplifiée comportant moins Discussion
de 100 diagnostics et des définitions pathologiques plus
flexible. En bref, la prochaine version de la CIM, dont la Les soixante ans d’histoire du DSM ont été riches
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bées en psychiatrie clinique, mais ceci ne veut pas dire que Le DSM-III se voulait purement descriptif. En reje-
nous n’avons pas progressé dans notre compréhension des tant une approche psychique des maladies mentales très
maladies mentales. Pendant le xixe et la première moitié influencée par la psychanalyse, le but était d’intégrer la
du xxe siècle, la psychiatrie a été très influencée par la médecine moderne en refondant la nosologie psychiatrique
théorie de la dégénérescence, puis par des théories réduc- sur la biologie. Dans un article de 2012, Kenneth Kendler,
tionnistes qui ont fait le lit de l’eugénisme. Ces théories l’un des pionniers de la psychiatrie génétique américaine,
étaient fondées sur la croyance en un fort déterminisme souligne que les progrès de la psychiatrie ont été entravés
génétique des maladies mentales. Il faut mettre au crédit par des oppositions dualistes dans la manière de conce-
des études épidémiologiques et génétiques récentes une voir les maladies mentales. Pour lui le désir de développer
relativisation de cette croyance. En effet, pour les patho- une étiologie univoque des pathologies mentales est haute-
logies fréquentes comme la dépression, les facteurs géné- ment problématique. « Les troubles psychiatriques sont le
tiques ne jouent au mieux qu’un rôle mineur par rapport à résultat d’une multitude de processus étiologiques inter-
l’environnement, tout particulièrement celui de l’enfance venant à différents niveaux et entremêlés par des interac-
(Kendler, 2012). Même pour les maladies mentales sévères tions modératrices entre ces niveaux. Il n’est pas possible a
comme la schizophrénie, les facteurs psychosociaux ont priori d’identifier un niveau privilégié qui permettrait de
une influence substantielle (van Os et al., 2010). De plus, développer un système nosologique. » De son côté, Allen
au niveau moléculaire comme au niveau des réseaux de Frances, le « père » du DSM-IV, ne rate pas une occasion
neurones, la plasticité et la complexité du système nerveux médiatique de sonner l’alarme. L’élargissement des cri-
apparaissent beaucoup plus grandes qu’on ne le pensait il tères diagnostiques combiné à une demande sociale crois-
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l’apparition explosive de cette pathologie qui y était aupa- empêché son universalisation par ses usagers, y compris
ravant pratiquement inconnue. Ainsi, l’incapacité du les plus concernés, les patients eux-mêmes.
DSM à s’établir sur de solides bases scientifiques n’a pas
NOTES
1. Nous remercions le CNRS (UMR 5293), l’Institut des sciences de prenant en compte l’évolution de la maladie alors que les classi-
la communication du CNRS, la région Aquitaine (programme fications proposées à l’époque ne s’appuyaient que sur le symp-
C2SM) et la Maison des sciences de l’homme d'Aquitaine pour tôme principal. Cela a permis à Kraeplin de distinguer entre la
leur soutien. schizophrénie et la maniaco-dépression. Il était convaincu de
l’origine organique et héréditaire des psychoses.
2. Emil Kraeplin, psychiatre allemand mort en 1926, développa
une nouvelle classification des maladies mentales. Elle définit 3. En anglais, un monger est un vendeur, avec une connation péjo-
les différentes pathologies par un ensemble de symptômes rative, un bonimenteur.
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