20badir Semiotica Modalites
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Sémir Badir
University of Liège
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Sémir Badir*
La typologie sémiotique des modalités.
Une mise au point
https://doi.org/10.1515/sem-2018-0123
Résumé: On enquête dans cet article sur le concept de modalité comme il a été
élaboré dans la théorie sémiotique, distinctement des approches linguistique et
logique, à l’instigation d’A. J. Greimas, puis largement employé dans l’analyse
des textes. Si la modalité répond tout d’abord de la possibilité de présence d’un
verbe modal (pouvoir, vouloir, savoir), bientôt l’effort théorique des sémioticiens
a tendu à rendre compte des différentes modalités au moyen d’une structure
sémantique. L’exposé de cinq travaux poursuivant cet effort de systématisation
(Rengstorf. 1976. Pour une quatrième modalité narrative. Langages 43. 71–77 ;
Greimas et Courtés. 1979. Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du
langage. Paris: Hachette ; Greimas et Fontanille. 1991. Sémiotique des passions.
Paris: Seuil ; Fontanille et Zilberberg. 1998. Tension et signification. Liège:
Mardaga ; et Fontanille. 2003 [1999]. Sémiotique du discours. Limoges: PULIM)
nous permettra de proposer, dans un premier temps, un bilan. On remarquera,
dans un second temps, que les extensions et justifications successives n’ont pas
toutefois été sans introduire des contradictions dans la conception théorique de
la modalité. Nous mènerons alors les développements nécessaires en vue d’une
définition plus raisonnée du concept de modalité et d’une refonte générale du
système des modalités.
Abstract: This paper explores the concept of modality as it has been elaborated
in French semiotic theory, distinctively from linguistic and logical approaches,
at the instigation of A. J. Greimas, then widely used in text analysis. If modality
originally refers to modal verbs (such as pouvoir, vouloir, savoir in French), soon
the theoretical effort of semioticians has tended to assemble the different moda-
lities into a semantic structure. As a first step, the work of five different authors
(Rengstorf. 1976. Pour une quatrième modalité narrative. Langages 43. 71–77 ;
Greimas et Courtés. 1979. Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du
langage. Paris: Hachette ; Greimas et Fontanille. 1991. Sémiotique des passions.
*Corresponding author : Sémir Badir, Semiotics and Rhetoric, Université de Liège, 3 place
Cockerill, Liège 4000, Belgium, E-mail : [email protected]
2 Sémir Badir
arrivé bien souvent dans leur histoire intellectuelle, les sémioticiens ont pris le
relais de chercheurs de deux autres disciplines, la linguistique et la logique,
lesquelles avaient campé des positions assez tranchées, même si des recoupe-
ments demeurent possibles – et c’est heureux – entre leurs descriptions
respectives.
Les linguistes cherchent à rendre compte d’une série hétérogène de formes
linguistiques en fonction d’une modélisation sémantique. Ce biais sémantique
constitue pour eux un écart de conduite : d’habitude, les formes linguistiques
trouvent dans leur morphologie et leur comportement syntaxique les distinc-
tions nécessaires à leur description. Cependant, comme la comparaison entre
les langues a montré que des formes tout à fait distinctes, tels par exemple une
tournure syntaxique avec verbe modal, d’un côté, et une flexion verbale, de
l’autre, sont susceptibles, non seulement de signifier la même chose, mais de
représenter les moyens linguistiques réguliers délégués à cette signification, il
leur a paru pertinent de donner une base sémantique à la description de telles
formes. C’est ainsi qu’une typologie de catégories sémantiques est établie afin
de servir de base à la description des diverses formes des modalités
linguistiques.
L’objectif des logiciens est tout autre. Il consiste à prévoir, en vue des
inférences propositionnelles et de leurs règles, divers degrés « modalisant » la
portée véridictoire d’une proposition. Ces degrés sont quantifiables (par exemple
dans les modalisations temporelles : jamais, une fois, toujours, jusqu’à tant) ou,
à tout le moins, qualifiables d’une manière oppositionnelle univoque (comme
c’est le cas des modalisations déontiques : obligatoire, interdit, permis, faculta-
tif). L’approche de la modalisation véridictoire est par conséquent strictement
déductive ; elle consiste à construire des modalités sous la forme de systèmes
logiques, lesquels sont généralement modélisés en fonction du carré logique des
oppositions. Il n’arrive donc pas, comme c’est si souvent le cas avec les formes
linguistiques, qu’une forme modale logique soit plurivoque ou équivoque.
D’ailleurs, pour exprimer les formes modales, les logiciens recourent
généralement aux symboles mathématiques, les formes linguistiques étant
utilisées comme des paraphrases non contraignantes.
L’objectif (descriptif ou normatif), l’extension du domaine (notamment par
l’inclusion ou non du temporel) et l’expression (attestée en langue ou forgée
symboliquement) de l’étude de la modalité sont ainsi très nettement distingua-
bles dans les deux disciplines. Le recoupement de l’étude menée respectivement
en linguistique et en logique ne concerne finalement que le recours à une base
sémantique et quelques figures modales particulières relevant des catégories
aléthique et déontique.
4 Sémir Badir
1 Pour une présentation de la logique modale et de ses origines, voir Ballarin (2017) et pour un
historique des approches linguistiques des modalités, voir Gosselin (2010).
2 Greimas lui-même n’hésitait pas à noter, en introduction à une étude portant sur le savoir et
le croire, que « la construction d’une grammaire sémio-narrative était depuis longtemps conçue
comme l’élaboration d’une grammaire modale » (Greimas 1983: 115).
Les modalités 5
Comme il ne saurait être question dans un bilan de suivre toutes les pistes
théoriques que la conception des modalités aura suscitées en sémiotique, c’est
en fonction de cette concordance que l’on poursuivra l’exposé, gageant que c’est
à partir d’elle qu’une stabilisation de l’usage et de la définition de la modalité
peut être envisagée. Les petites différences de présentation ne seront toutefois
pas complètement ignorées car celles-ci se révéleront assez éloquentes pour la
discussion théorique.
Cinq présentations graphiques, échelonnées sur vingt-trois ans, serviront de
guide. Nous les reproduisons ci-dessous exactement, avec juste ce qu’il faut de
complément pour qu’elles soient intelligibles.
La première se trouve dans l’article de Rengstorf (1976: 74) paru dans
Langages (Figure 1).
exo-
DEVOIR POUVOIR FAIRE
taxiques
endo-
VOULOIR SAVOIR ÊTRE
taxiques
enchaînement auctorial. Quant à leur évolution, elle dénote surtout d’une aug-
mentation, puisque l’on passe de quatre à six puis à huit modalités. Nous allons
voir cependant que la progression de cette pensée n’est pas faite que d’additions
mais qu’elle a en outre permis de radicaliser son irréductibilité face aux appro-
ches linguistiques et logiques.
Sur le plan narratif, nous proposons de définir la compétence comme le vouloir et/ou
pouvoir et/ou savoir-faire du sujet que présuppose son faire performanciel. (Greimas 1983
[1973]: 53)
translative (reliant des énoncés ayant des sujets distincts), alors que l’endota-
xique relie des sujets identiques. Une difficulté demeure, toutefois. Si, à partir de
ces définitions, on voit la possibilité d’appliquer ce critère au couple vouloir
(endotaxique) – devoir (exotaxique), on la reconnaît beaucoup moins aisément
dans le couple savoir – pouvoir. Ce qui a été gagné d’un côté semble ainsi se
perdre de l’autre. Qui plus est, Michel Ballabriga (1995) a mis en doute que le
devoir, compte tenu du critère retenu, soit d’ordre exotaxique. Quand quelqu’un
se dit qu’ « il doit y arriver, coûte que coûte », on ne voit pas en effet que la
présence d’un tiers actant soit déterminante.
Par ailleurs, n’est-il pas étonnant que la modalité du pouvoir ne soit pas associée
au mode d’existence de la potentialisation ? Tant que ce mode d’existence ne
servait pas à la structuration des modalités, l’inconvénient paraissait moindre.
Mais avec l’introduction du mode potentialisé par Fontanille et Zilberberg, on
est amené à se demander si les termes retenus pour les modes d’existence
correspondent adéquatement à ce qu’ils désignent. Pour rappel, selon Greimas
et Courtés (1979: 9), supposément en accord avec la tradition linguistique, le
couple virtuel – actuel entre en correspondance avec le couple système – procès,
lui-même assimilé au couple langue – discours. Si l’actualisation correspond
alors, comme les auteurs le donnent à lire, au passage du virtuel à l’actuel, est-il
judicieux de considérer le pouvoir faire comme ce passage ?
Si faire a certainement une capacité modale, il n’est pas prouvé qu’il en soit de
même pour être. En français, en tout cas, la modalisation par être ne se rencontre
pas (être faire ? être être ?), alors que celle du faire (faire faire, faire être) s’entend
très bien. C’est pourtant une thèse soutenue par Greimas (1983: 71), censément
illustrée par ce que celui-ci appelle « les modalités véridictoires », sans que soit
donné le moindre exemple linguistique. Lorsque Fontanille et Ziberberg repren-
nent les trois modes d’existence déjà présents chez Greimas et Courtés, ils
négligent complètement faire faire, faire être, ainsi que les improbables être
faire, être être, pour considérer, en en reconnaissant le risque, que les modalités
réalisées sont exprimées par les prédicats faire et être en eux-mêmes, sans
nécessité de redoublement. Le risque est en effet que l’étude des modalités ne
soit plus nécessairement corrélée à une analyse de formes discursives.
Les modalités 13
Il avait été reconnu comme une spécificité de l’approche sémiotique que les
modalités pouvaient s’affranchir, dans les textes, de la présence des formes
linguistiques répertoriées pour les exprimer. Or le risque pris ici est différent, à
savoir que même dans la paraphrase métalinguistique, celle de l’analyste, la
vertu modale assignée à un terme n’est pas linguistiquement justifiable. C’est le
cas de être, tant chez Greimas que chez Fontanille et Zilberberg, quoique pour
des raisons différentes (d’un côté la forme linguistique être être n’est pas
attestée, d’autre part, la forme linguistique être n’est pas reconnue comme
modale). Mais d’autres termes désignant les modalités chez Fontanille tombent
sous le coup de cette incompatibilité entre l’approche sémiotique et l’approche
linguistique. Adhérer n’a pas de fonction modale connue. Croire peut en avoir
une (croire faire, croire être) ; c’est pourtant une autre paraphrase, non modale,
que Fontanille (2003 [1999]: 178–179) retient : croire à quelque chose (adhérer
étant équivalent, selon lui, à croire (en) quelque chose).
Enfin, les deux prédicats de base sur lesquels on a coutume de faire porter la
fonction modale, faire et être, ne sont pas non plus sans susciter des questions.
Greimas construit sa théorie des modalités à partir des fonctions narratives
attribuables à ces deux prédicats : les énoncés de faire se voient attribués une
fonction de /transformation/, ceux de l’être, dits aussi « énoncés d’état », une
fonction de /jonction/ (Greimas 1983: 68). Mais il n’est pas clair, dans les
développements ultérieurs, que ce soit toujours comme énoncé d’état qu’être
soit modalisé. Par exemple, paraphraser devoir être en « nécessité », ainsi que le
propose Greimas (1983: 83), laisse entendre « l’être de l’être » non comme un
état mais bien comme une essence, un être logique qui possède une vérité
matérielle3 ; si devoir être modalisait un énoncé d’état, bien mieux l’aurait-on
paraphrasé en « normalité » : un état qui est attendu, non seulement par le sujet
mais par un tiers adjudicateur, est une situation instituée, normalisée.
Les questions portant sur le faire ne sont pas moins préoccupantes. Il
semble que Greimas entende rapporter l’agir au faire – l’acte, commence-t-il
3 Distinction dont Greimas est pourtant averti. Ainsi précise-t-il que « la jonction est la relation
qui détermine l’ “état” du sujet par rapport à un objet de valeur quelconque, les déterminations
seules, et non une “essence” du sujet permettant de connaître quelque chose à propos du
sujet » (1983: 70).
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par établir, se définit comme « ce qui fait être » (Greimas 1983: 67). Pourtant les
deux prédicats n’ont pas le même comportement syntaxique : on fait quelque
chose, alors qu’on agit (pour, en vue de quelque chose). La fonction de /trans-
formation/, fondamentale dans la théorie greimassienne, ne paraîtrait pas si
nette si, au lieu de faire, on devait privilégier comme verbe de base des
modalités l’agir ; autrement dit, choisir l’ /action/, plutôt que la /transformation/
comme base théorique, a des conséquences sur le raisonnement des modalités et
sur leur paraphrase : dans une /action/, le sujet n’a pas à être préalablement
disjoint de son objet. Or la sémiotique, surtout la narrative, se veut être une
théorie de l’action, l’action fût-elle « en papier » (Greimas et Courtés 1979: 8).
5 Nouvelles propositions
Le temps est venu pour nous d’avancer de nouvelles propositions théoriques au
sujet des modalités. Le bilan qui a été fait des travaux précédents indique une
marche de progrès possible. Nos propositions visent à renforcer le caractère
structural de la typologie sémiotique des modalités, quitte à ce que le rapport
que les versions précédentes de cette typologie avaient noué avec des applica-
tions soit quant à lui affaibli. L’applicabilité reste naturellement un objectif
incontournable, mais il nous semble que ce dernier se trouvera, in fine, plus
aisément rempli si l’intelligibilité théorique de la typologie, eu égard à sa
prétention universelle, est rendue explicitement indépendante de tout domaine
d’objet.
On repartira ainsi de la version la plus aboutie, celle de Fontanille et
Zilberberg, pour mettre en évidence les révisions proposées. Pour commencer,
on s’intéressera à la structuration produite par les modes d’existence. Ces modes
peuvent être caractérisés autrement qu’ils ne l’ont été jusqu’à présent. De fait,
leur caractérisation gagnerait à être repensée, car celle proposée par les auteurs
(1998: 130 et 132) en fait des étiquettes métalinguistiques difficilement justifia-
bles au vu de leur emploi dans la langue ordinaire, soit que cette caractérisation
échappe aux distinctions utilisables en dehors de l’analyse sémiotique (par
exemple, l’opposition entre visée et saisie), soit qu’elle paraisse contre-intuitive
(ainsi de la praxis dite « atone » du mode réalisé).
La conception sémiotique du virtuel, en particulier, ne nous paraît guère
conforme à l’usage ordinaire. On peut concevoir que la réalité virtuelle soit,
comme le suggère Sémiotique 1 (Greimas et Courtés 1979: 421), une « existence
“in absentia” ». Elle a lieu, pourtant ; les expériences virtuelles – lectures
romanesques, spectacles cinématographiques, jeux vidéos – sont réellement
Les modalités 15
vécues par les sujets. Leur absence tient à un acte mental : les sujets ne
s’attendent pas à ce que la réalité de ces expériences virtuelles soit semblable
à celle des expériences ordinaires. Comme la présence définit notre rapport
(ordinaire) au monde, les expériences de réalité virtuelle peuvent être alors
qualifiées par la valeur contraire à une présence : une absence.
Si l’on admet cette définition du virtuel, il convient de rejeter le système de
la langue, en dépit de ce qu’affirme Greimas, en dehors de ses exemples. Dans
une structure où un mode d’existence potentialisé est prévu, il paraît bien plus
convaincant que la langue, comme tout modèle, relève du potentiel. Pour lors, le
mode du virtuel sera défini comme celui d’une existence absente par la pensée
(quoique, en fait, quelque chose de cette existence puisse nous atteindre bel et
bien), tandis que le mode du potentiel qualifie une existence absente en fait.
L’opposition par la pensée vs en fait, que nous allons préciser dans un instant,
peut être reportée sans difficulté sur les deux autres modes d’existence, cette
fois de manière conforme aux réflexions de nos prédécesseurs, de sorte qu’une
structure des modes d’existence peut être formulée en fonction de son couplage
avec l’opposition présence vs absence (Tableau 4).
Au présent de l’indicatif, chaque verbe modal est néanmoins une réalité dis-
cursive. Je crois (agir), il veut (être), nous savons (faire) : la croyance, la volonté,
le savoir sont tenus pour des expériences réellement éprouvées par les sujets
concernés. Assurément, ce n’est pas la force prédicative du verbe modal que les
modes d’existence permettent de structurer mais bien le prédicat modalisé, et
uniquement lui. C’est l’agir ou l’être qui est virtualisé, actualisé, potentialisé ou
réalisé par la prédication modale.4
Or c’est encore au sujet qu’il faut rapporter la modalisation elle-même. Ceci
revient à dire que toute action ou toute situation, si elle est propre à un sujet,
implique une pensée. L’opposition par la pensée vs en fait peut alors servir
doublement comme moyen de structuration : pour le mode d’existence du
4 Nous tombons ainsi d’accord avec Fontanille et Zilberberg sur le point de savoir si le mode
d’existence est régissant ou régi : comme il vise le prédicat modalisé et non la modalisation, il
doit être considéré comme régi.
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5 Cela dit en écho à une suggestion de Fontanille et Zilberberg (1998: 137) suivant laquelle la
potentialisation et l’actualisation ont des orientations inverses.
Les modalités 17
Sans doute gagnerons-nous à aller tout de suite au plus difficile, du point de vue
de l’argumentation, puisque, pour le reste, le tableau corrobore la conception
des modalités élaborée par nos prédécesseurs. Comment comprendre que, dans
un seul acte prédicatif, une modalisation subjectivante soit rapportable à un
mode d’existence objectivé ? Et, en miroir, que peut signifier la modalisation
objectivante d’un mode d’existence subjectivé ? C’est le statut octroyé aux
modalités du paraître, du devoir, du savoir et du faire qui sera ainsi commenté
en premier lieu. Nous allons le faire à partir d’exemples. Toutefois, pour ne pas
multiplier ces derniers, on examinera quatre énoncés parmi lesquels les autres
18 Sémir Badir
Il est certain que B. a agi ; il a fait quelque chose, ou plusieurs choses. Pourtant,
par la pensée, cette action est déniée, rendue absente. On suppute qu’elle est
remplacée par une autre mais ce n’est pas cela que le locuteur énonce. Ce qu’il
énonce, c’est la dissociation d’une représentation mentale d’action en regard de
l’action niée. Comme le locuteur a le statut d’un observateur6 extérieur à l’action
produite (et ce statut lui serait conservé même dans un énoncé à la première
personne), sa pensée rend objectif le mode d’existence de l’action posée.
Devoir. – Les intentions d’action ou de situation sont de celles dont l’énoncé
dévoile la présence à l’esprit du sujet, sous forme d’acte mental, que cette action
ou situation soit à réaliser ou qu’elle l’ait déjà été. Devoir agir et devoir être
expriment canoniquement de telles intentions lorsque celles-ci s’imposent à
l’esprit du sujet par une cause qui lui est extérieure et qui permet, d’une certaine
manière, d’objectiver sa présence.
6 C’est à Fontanille qu’il revient d’avoir élaboré la théorie des modes d’existence en rapport
avec le concept d’observateur.
Les modalités 19
Que B. soit un bon père pour la fille du locuteur (plus probablement, la locu-
trice) est une situation qui, présentement, n’a pas lieu ni, dans la mesure où l’on
se prononce sur la factualité d’une situation future, ne va pas avoir lieu.
L’hypothèse en est bien formée, mais de qui dépend-elle ? Non de la locutrice,
qui pose la question, mais du sujet à qui une telle situation est imputée. C’est de
lui en effet, d’un acte mental qui lui incombe, que dépend l’évocation d’une telle
situation. C’est là son pouvoir, la puissance subjective de son esprit. C’est donc à
B. que revient, en définitive, non de répondre à la question posée par la
locutrice, mais de rendre réellement présente – ou pas – la situation évoquée.
Tout autre aurait été son rôle si la question avait porté sur la possibilité d’une
telle situation ou sa capacité à la remplir (Pourra-t-il être … ?). Dans ce cas de
figure, la présence d’une telle situation ne dépend plus seulement du sujet
concerné.
Faire. – Présente en fait, une action ou une situation instanciée l’est en ce
sens que sa présence est redoublée par l’énoncé, comme si l’énonciation avait
le pouvoir de renchérir sur son fait. Ce pouvoir est-il légitime ? Dans la mesure
où l’on considère que le sens attribué à une action ou une situation contribue à
son existence même, oui. Faire agir et faire être expriment des instanciations
qui modifient le regard que l’on porte sur le sens d’une action (ce sont des
« circonstanciations », pourrait-on dire : les actions qu’elles modalisent sont
circonstanciées) et par là, si l’on veut, sur son existence même.
« Nous » a été le sujet d’une action ; c’est un fait dont l’énoncé témoigne. Mais,
dans le même temps, il donne à ce fait un sens original, presque déconcertant.
« Nous » serait un sujet passif : comme si, en agissant, « nous » avait été agi.
20 Sémir Badir
C’est assurément le locuteur (nous) qui prétend cela, mais ce n’est pas lui qui
rend possible le sens d’un tel fait. Le responsable du sens particulier que prend
le fait, c’est B. ; plus précisément c’est l’acte mental que le locuteur impute à
B. Par lui seul, cet acte mental fait qu’une action, en principe active, devienne,
d’une certaine manière, passive. La modalisation du faire présente ainsi l’action
de manière subjective, c’est-à-dire dépendante du point de vue d’un sujet
pensant.
On voit donc que la factualité d’une action ou d’une situation peut être établie
sans conteste, comme présence ou comme absence, et que cependant elle est
présentée à travers la pensée d’un sujet modalisant (savoir agir ou être, faire agir
ou être). À l’inverse, une action ou une situation peut être produite seulement par
la pensée d’un sujet tout en connaissant une forme d’objectivation par l’usage
d’une modalisation portant sur cette pensée en acte (paraître agir ou être, devoir
agir ou être). Il se confirme ainsi que les deux caractérisations, celle de la
modalisation par le verbe modal et celle de l’action modalisée par le mode
d’existence, sont indépendantes l’une de l’autre et peuvent agir de manière
croisée sur la prédication modale. Dans les quatre modalités examinées, la
prédication modale est dotée de ce qu’on pourrait appeler avec Zilberberg
(2006: 82) une « force concessive » : quoique les choses soient, elles paraissent
autrement ; quelle que soit ma volonté, je dois agir selon d’autres motifs ; quelles
que soient les possibilités concernant une situation donnée, le sujet sait ce qu’il
en est ; et, quiconque agisse, c’est un autre qui le fait agir.
Le rôle des quatre modalités restantes, croire, vouloir, pouvoir et s’avérer est
plus facile à concevoir car leurs caractéristiques se confirment l’une l’autre, de
sorte que ces modalités sont mues par une force implicative. Passons-les tout de
même brièvement en revue.
Croire agir (par exemple, pour le bien général) et croire être (dans les temps
ou plus fort que B.) exprime une représentation d’action ou de situation que le
sujet de la prédication évoque en l’absence de cette action ou situation dans sa
pensée, toutes choses étant indifférentes par ailleurs, en ce compris une
présence de fait.
Vouloir agir (rapidement) et vouloir être (ingénieur) exprime une intention
d’action ou de situation, passée, présente ou à venir, dans la pensée du sujet de
la prédication.
Pouvoir agir (enfin) et pouvoir être (brillant) exprime une assomption d’action
ou de situation sans que la présence de cette action ou situation soit rendue
nécessaire. L’assomption discursive suffit à son objectivation.
S’avérer agir (comme un prince) et s’avérer être (une arme efficace) exprime
une action ou une situation instanciée ou, si l’on préfère, « épinglée » par le
discours dans sa présence de fait. La construction syntaxique de s’avérer en tant
Les modalités 21
que verbe auxiliaire n’est pas admise par tous les grammairiens qui y voient, à
juste titre, un redoublement. Disons que s’avérer explicite la prise en charge par
le locuteur d’une fonction référentielle du discours, sans y ajouter d’autres
valeurs (comme le ferait se révéler, apportant une valeur événementielle, ou se
trouver, qui a une valeur argumentative).
visée. La modalité fait que l’action ou la situation devient l’objet d’une autre
action. La modification que le verbe modal apporte au prédicat concerne ainsi
son statut : de prédicat d’action ou de situation, il devient objet de prédication.
Quatrièmement, cette action que la modalité appelle est une action mentale.
Les diverses actions mentales susceptibles de s’exercer dans le cadre d’une
modalité semblent correspondre aux différents types de faculté de l’esprit
humain : les représentations relèvent de l’imagination ; les intentions, de la
volonté ; les assomptions, de la raison ou de l’intuition ; les instanciations, de
l’entendement entendu comme instrument de perception et de conduite.
Enfin, cinquièmement, l’action mentale comme elle est appelée par la
modalité produit une action discursive – une énonciation –, laquelle consiste
ainsi à englober une action ou une situation comme objet de cet acte mental.
Par conséquent, la modalité est le moyen par lequel une action ou une
situation est subsumée par l’énonciation d’une faculté de l’esprit.
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