Dernières Nouvelles Du Spectacle by Vincent Kaufmann Kaufmann Vincent
Dernières Nouvelles Du Spectacle by Vincent Kaufmann Kaufmann Vincent
Dernières Nouvelles Du Spectacle by Vincent Kaufmann Kaufmann Vincent
L’Équivoque épistolaire
Minuit, 1990
Déshéritages
Furor, 2015
Dernières
nouvelles
du spectacle
(Ce que les médias font à la littérature)
ÉDITIONS DU SEUIL
e
25, boulevard Romain-Rolland, Paris XIV
ISBN 978-2-02-137477-3
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INTRODUCTION
Il se pourrait que tout cela ne soit qu’un songe, ou pire, une théorie du
complot appliquée à la situation de l’auteur contemporain. Il se pourrait que
l’objet de ce livre – la spectacularisation de l’auteur – n’existe pas, ou qu’il
s’agisse d’une simple vue de l’esprit, comme le spectacle autrefois décrit
par Guy Debord. À force d’être omniprésent, aveuglant, irréfutable, il
débouche sur une vision brouillée, sur un point qu’on n’arrive plus à fixer
parce qu’on s’est trop concentré, et un jour on cesse d’être sûr de sa réalité,
on cesse de le voir. Ces questions et ces doutes m’ont accompagné tout au
long de la rédaction des pages qui suivent, un peu comme j’imagine que les
psychanalystes se les posent à propos de l’inconscient qu’ils sont supposés
écouter et qu’il leur arrive parfois de ne plus entendre, comme s’il s’était
mis aux abonnés absents. D’ailleurs, c’est presque pareil, puisque
l’hypothèse de la spectacularisation de l’auteur, c’est qu’il existe un
inconscient médiatique qui décide de son destin comme à partir d’une autre
scène. L’auteur – et derrière lui le sujet – serait programmé par les
écosystèmes médiatiques qui lui attribuent sa place, qui décident de son
cahier des charges et de ses fonctions. Il n’est pas plus naturel que n’ont été
naturelles les techniques de l’imprimé ou que ne le sont aujourd’hui les
technologies numériques, en passant par celles de l’audiovisuel.
Je n’ai donc cessé de me demander si j’avais écrit un livre sur une
rumeur, sur le bruit du spectacle dans la littérature que je suis peut-être seul
à entendre, comme si je souffrais d’acouphènes théoriques ; ou,
inversement, si les nouvelles que je m’apprête à révéler sont déjà connues
de tous et donc d’une grande platitude. Quelle perte de temps dans les deux
cas ! Car on peut effectivement toujours se dire, par incrédulité, par goût
pour les évidences ou simplement par paresse intellectuelle, qu’il ne s’agit
que d’une rumeur, que rien n’a changé, que les auteurs se portent
merveilleusement bien – comment expliquer autrement qu’on en compte de
plus en plus et pour tous les goûts ? Ou alors on objectera au contraire que
le spectacle et tout ça, on connaît, on a l’habitude, pourquoi y revenir
encore. Nous vivrions en somme une époque formidable, puisqu’il ne se
passe guère de semaine sans que les médias ne saluent, en général avec une
belle unanimité, l’éclosion du prochain génie littéraire ou du moins de
quelque très grand talent. Rien n’aurait donc changé au-delà des quelques
variations conjoncturelles somme toute normales, aussi anciennes que le
marché du livre lui-même, qui a toujours existé, avec ses hausses et ses
baisses, ses comédies et ses drames. Rien à signaler, ce n’est pas demain
qu’on arrêtera de lire, les auteurs seront toujours nos amis, nos semblables
et nos frères. On pourra toujours compter sur eux pour nous faire pleurer,
rire ou peur, pour nous fournir en émotions, et parfois en un peu de
profondeur.
Mais faut-il vraiment se contenter des apparences, demande l’analyste
(sauvage) des médias. Ils (ou elles) ont toujours l’air d’être des auteurs, ils
se comportent certes comme des auteurs. Certains d’entre eux continuent
même d’arborer de longues chevelures romantiques et d’amples chemises
blanches qui semblent les unes et les autres adaptées à leur fonction, qui
tranchent en tout cas avec les geeks au crâne rasé et en tee-shirt, ainsi
qu’avec les sportifs tatoués aux coupes d’Iroquois. Un auteur tatoué, ou
doté d’une coupe d’Iroquois, ce n’est pas sérieux, même s’il arrive à des
sportifs et à d’autres tatoués plus ou moins rasés d’accéder au statut
d’auteur, notamment en publiant leur autobiographie, écrite par Dieu sait
qui. Les auteurs sérieux et appliqués apparaissent avec des livres à la main,
qu’ils prétendent avoir eux-mêmes écrits, comme dans les légendes
d’autrefois. D’ailleurs, s’ils touchent des droits d’auteur âprement négociés
par leurs agents, c’est bien la preuve qu’ils sont des auteurs. Ils ont des
goûts d’auteur, ils ressemblent à des auteurs, ils en ont la couleur et les
gestes, mais sont-ils vraiment encore des auteurs, ou du moins des auteurs
qu’on lit comme on lisait les auteurs il y a encore quelques décennies, avec
cette sorte de respect et de passion qui existait pour la chose écrite ?
Je me demande si l’on se souviendra d’eux, et j’imagine qu’il arrive aux
auteurs eux-mêmes de se poser la question. Leurs œuvres laisseront-elles
plus de traces que celles d’un employé de l’administration fiscale ? Certains
susciteront-ils encore un engouement remarquable auprès de la jeunesse,
comme autrefois Jean-Paul Sartre, Boris Vian ou Jack Kerouac ? Auront-ils
une postérité, seront-ils pris pour modèles, seront-ils crédités d’une
invention sur le plan esthétique ou intellectuel qui marquerait un tournant,
une rupture, quelque chose de nouveau, voire d’important ? Trouveront-ils
un jour une place dans l’histoire de la littérature ? Deviendront-ils des
monuments nationaux, leur érigera-t-on des statues ? Y aura-t-il un jour un
boulevard Guillaume-Musso à Antibes ou un square Bernard-Henri-Lévy à
Béni Saf ? Qui peut le dire ? Si les choses se passent bien, on peut penser
qu’un petit nombre d’entre eux auront droit aux honneurs de l’histoire
littéraire, mais pour tant d’autres voués à l’oubli. Et si les choses se passent
moins bien, il se peut aussi que ce soit l’histoire littéraire elle-même qui
disparaisse. Du coup, les chances d’en faire partie seront vraiment minces.
L’histoire littéraire pourrait en effet s’effacer un jour pas trop lointain
parce qu’elle s’est construite sur une économie de la rareté. Les auteurs
étaient grands d’une part parce qu’on n’avait pas trouvé beaucoup mieux
que les livres pour devenir grand, et d’autre part parce qu’il n’y avait pas
trop d’auteurs. Les livres étaient assez rares pour qu’il soit possible d’avoir
une vue d’ensemble et de procéder à des choix ou à des sélections. Mais,
dans la contemporaine économie de l’attention, qui est une économie de
l’abondance infinie, les auteurs, avec leurs milliers de belles phrases
quotidiennes, sont en concurrence tous les jours avec 3 milliards de
nouveaux mots, sans compter les images et les sons, et il n’est pas sûr que
cette économie laisse, comme autrefois, de la place à autre chose qu’à
l’économie, c’est-à-dire à l’immense marché des produits culturels destinés
non pas aux bibliothèques (de préférence nationales) mais à la
consommation éphémère, pour ne pas dire immédiate.
Dans un contexte d’inflation médiatique où l’attention et la visibilité sont
devenues les denrées les plus précieuses, il n’est donc plus certain qu’on
puisse être auteur comme on l’était autrefois. Sur leurs papiers officiels, les
auteurs peuvent certes continuer d’indiquer qu’ils sont des auteurs signant
des livres qui, au-delà de leurs avatars numériques, n’ont pas beaucoup
changé. Un livre est un livre, et donc un auteur est un auteur, où est le
problème ? Mais imaginez que quelqu’un débarque de la planète Mars après
avoir loupé tous les épisodes précédents, tous les chapitres glorieux de
l’histoire littéraire ancienne ou récente. Avec sa sagacité d’extraterrestre, il
ne verrait peut-être aucune différence entre les auteurs et tous les autres
fonctionnaires de l’industrie des loisirs, les acteurs, les producteurs de
films, les disc-jockeys, les chanteurs et les animateurs de talk-shows.
Après tout, c’est souvent parmi tous ceux-là que les auteurs sont
recrutés : il n’est par exemple pas rare de voir d’anciens acteurs ou
d’anciens chanteurs pour lesquels le succès n’est plus au rendez-vous se
reconvertir en auteurs. Le contraire est beaucoup moins fréquent, pour des
raisons que ce livre s’efforcera d’élucider. Pour notre sagace Martien, la
confusion sera d’autant plus tentante que les auteurs ne semblent plus non
plus se distinguer par un style de vie particulier. Ils vivent à peu près
comme tout le monde et, pour être à la hauteur de leurs multiples tâches
d’autopromotion, ils boivent désormais plus d’eau que d’alcool, ils font
régulièrement du jogging dans des quartiers arborés de pavillons de
banlieue, ou alors de la natation deux fois par semaine. Seuls les plus
fortunés peuvent encore se payer une vie nocturne convenable. La plupart
du temps, les drogues et les prostituées haut de gamme ne sont pas dans
leurs moyens. Poète maudit est devenu une occupation coûteuse, quasiment
un luxe.
Il se pourrait que l’auteur perde ainsi à la fois son style et son autorité : il
n’est plus naturel, il ne va plus de soi, il n’est plus tout à fait lui-même
parce qu’il ressemble trop à tout le monde, qui cependant s’en fiche. Ce
n’est pas neuf, ce n’est pas sa première remise en question. On se souvient
par exemple qu’il avait déjà eu quelques ennuis à la fin des années 1960.
On insistait alors pour qu’il s’efface derrière des lecteurs à l’époque encore
1
voraces, et Roland Barthes en avait même annoncé la mort , tandis que
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Michel Foucault s’ingéniait à le décomposer en fonctions . Maurice
Blanchot, plutôt doué pour l’inexistence et le retrait, s’était engagé pour son
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effacement encore plus tôt et, si on y tient, on peut même remonter jusqu’à
Stéphane Mallarmé, qui vouait le poète à la disparition élocutoire et sa
propre existence à une terrible insignifiance.
Mais cette mort-là n’empêchait pas ceux qui la proclamaient d’exister
comme des auteurs, elle constituait au contraire un sacrifice glorieux,
désirable, exigeant un savoir-faire assez sophistiqué. Dans le monde des
lettres il n’était pas donné à tout le monde de mourir, du moins lorsqu’on
ambitionnait d’écrire de beaux livres en guise de tombeau. Finalement seuls
les plus grands y sont arrivés, il fallait sacrément savoir écrire et y passer
beaucoup de temps, sacrifier en somme sa vie pour avoir droit à la mort de
l’auteur – Proust, Baudelaire, Flaubert, je pense à vous. Celle-ci n’était
donc pas vaine, puisque la proclamer revenait à se parer des prestiges du
sacré, à endosser la part maudite, comme le disait Georges Bataille, et à ce
titre elle représentait une alternative restée longtemps crédible, ou même
une forme de résistance à quelque chose comme une normalisation ou une
banalisation de l’auteur à laquelle il a fallu, depuis, s’habituer. L’époque de
la « mort de l’auteur », de la « textualité » et des avant-gardes dans
lesquelles celles-ci se sont incarnées au cours des années 1960, a été dans
cette perspective le chant du cygne d’une culture du livre et de l’écrit sur le
point de passer la main, d’être subjuguée par l’audiovisuel et aujourd’hui
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par le numérique .
On sait que cette « crise » à laquelle on a souvent associé l’idée de la
mort de l’auteur a fait long feu. Il faut croire que le cadavre bougeait
encore. En tout cas l’auteur s’en est remis, il a décidé qu’il était trop tôt
pour mourir, qu’il était encore temps de vivre et de vaquer tranquillement à
ses affaires sans plus trop se poser ces questions fondamentales et
existentielles qui ne font que rendre malheureux, et sans se demander par
conséquent si les choses pouvaient vraiment reprendre leur cours d’avant ou
de toujours. Mais l’histoire repasse-t-elle les plats ? La situation de
l’écrivain en 1980 ou en 2010, pour parler comme le faisait Sartre, peut-elle
être la même qu’en 1960, alors que nous avons changé deux fois sinon de
monde, du moins d’écosystème médiatique : une première fois lorsque la
télévision est devenue incontournable, lorsqu’elle a pris le pouvoir, comme
on dit (et par conséquent procédé à sa redistribution aux dépens de ceux qui
avaient l’habitude d’y accéder par l’écrit), et une seconde fois lorsque ce
sont les technologies numériques qui ont commencé à imposer leurs
nouveaux partages ? C’est une chose pour l’auteur de travailler
énergiquement à sa résurrection, mais c’en est une autre de le faire pour
entrer dans un univers dont il n’est plus le centre. Ressusciter pour un
strapontin. Vous êtes là ? Posez-vous dans ce coin jusqu’à ce qu’on vous
sonne. Comment ? Il y a déjà quelqu’un ? Plusieurs même ? Arrangez-vous
entre vous et attendez votre tour.
La mort de l’auteur n’a donc pas eu lieu, ou alors imperceptiblement, en
douceur, par petites tranches de banalisation. L’auteur ne mourrait plus de
phtisie, ni de folie, ni d’alcoolisme, ni de logophilie, ni parce que son « je »
se prenait pour un autre, ni d’aucun autre excès ou sacrifice possible, mais
en quelque sorte de sa fonctionnarisation. Le terme ne renvoie pas
seulement à un mode de vie, par exemple aux obligations télévisuelles et
aux devoirs en communication de l’auteur contemporain, mais également à
ce que les nouvelles technologies font de nous tous, y compris lorsque nous
sommes auteurs : des fonctionnaires à leur service, des fonctionnaires
faisant fonctionner des machines et surtout des programmes, comme l’a
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suggéré le philosophe des médias allemand Friedrich Kittler ; pas
totalement asservis (les machines n’ont toujours pas pris le pouvoir), mais
pas très libres non plus, désemparés quand MacBook plante ou quand le
sans-fil vient à manquer sur les petits navires. Je fais l’hypothèse que c’est
précisément cette fonctionnarisation, cette configuration de l’auteur par un
nouvel ordre médiatique, d’abord télévisuel puis numérique, qui est la
raison pour laquelle certains auraient préféré que l’auteur fût mort plutôt
que banal. On le disait mort, et il ressuscite en fonctionnaire, au service
d’une économie de l’attention et de la visibilité qui entretient de multiples
rapports avec ce que Guy Debord a autrefois décrit en termes de spectacle,
on y reviendra.
Tel est en tout cas l’objet de ce livre : saisir l’auteur là où il est saisi par
le spectacle, là où il lui arrive aujourd’hui d’être configuré et fonctionnarisé
par une économie de l’attention et de la visibilité qui constitue le cœur
même du spectacle. Il sera donc relativement court, dans la mesure où il
s’attache à des instantanés, à des moments, à des situations particulières
plutôt qu’à une vue d’ensemble. C’est dans la nature du sujet : la
spectacularisation de l’auteur échappe aux grands systèmes, aux théories,
elle se perçoit quand on ferme un peu les yeux, dans des détails, des
symptômes, des petits actes manqués ou réussis, dont l’interprétation est en
somme l’affaire du « médianalyste », une profession dont il faut convenir
que j’invente à l’instant l’existence ou dont je souhaite l’avènement. Je
regrette que les déterminations de l’auteur par les technologies
audiovisuelles ou numériques ne soient pas plus souvent à l’ordre du jour
des études littéraires.
Préventions
Se proposer de traiter de l’auteur comme d’un mutant éventuellement
imperceptible est susceptible d’entraîner un certain nombre de malentendus
qu’il faut tenter de prévenir. Tout d’abord je corrigerai donc mon projet tel
que je viens de le formuler : non pas saisir l’auteur là où il est saisi par le
spectacle, mais saisir des auteurs, et donc pas tous. Tous ne sont pas
concernés par le spectacle au même titre, tous ne sont pas configurés par lui
de la même manière. Certains ne s’y conforment même pas du tout, font de
la résistance, parfois par indifférence ou par ignorance, et parfois
délibérément, consciemment : il existe des auteurs que je considère comme
de très bons analystes du spectacle, d’autres qui le défient brillamment. De
la même manière que chacun de nous émerge comme sujet en négociant,
dit-on, avec son inconscient, l’auteur ne cesse de négocier sa place dans le
spectacle. D’ailleurs, ce terme est lui-même trop totalisant, et il faudra en
préciser plus loin différents aspects et facettes. Pas la totalité des auteurs,
donc, mais certains, qui m’ont paru particulièrement indiqués pour
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démontrer que la « fonction-auteur », selon le terme de Foucault , est
aujourd’hui déterminée par des écosystèmes médiatiques qui lui sont en
quelque sorte étrangers, qui n’ont pas été conçus pour produire des auteurs
et qui en modifient par conséquent profondément la nature.
Pas tous, mais pas non plus une petite minorité seulement, ce qui
limiterait la portée de ce livre à quelques curiosités. Il n’y a pas d’un côté
ceux qui en seraient (les victimes, les profiteurs, etc.) et de l’autre ceux qui
n’en seraient pas, ceux que le spectacle ne concernerait pas ; ou les bons
d’un côté et les mauvais ou les méchants de l’autre. Le propos de ce livre
est théorique, du moins dans son ADN. Il ne distribue pas des éloges ou des
blâmes aux uns et aux autres. Il n’est pas vraiment concerné par la
« qualité » du champ littéraire contemporain, il ne propose aucune échelle
de valeurs sur laquelle il devrait être possible de caser tous les auteurs
intervenant dans le champ en question. Il vise à documenter l’intuition qu’il
existe un paramètre médiatique, plus ou moins conscient, dans la
fabrication de l’auteur. Cet inconscient, on s’en doute, est également plus
ou moins visible selon les auteurs. Logiquement, on privilégie ici ceux chez
qui il se manifeste, de la même manière que Freud – ne lésinons pas sur les
comparaisons – n’a pas décrit l’hystérie en invoquant des patients qui n’en
montraient aucun symptôme (ce qui n’empêche pas la plupart d’entre nous
d’être plus ou moins névrosés).
Des auteurs qui seront examinés ici je pourrais dire encore que je ne les
ai pas choisis, qu’ils se sont imposés à moi au fil de la construction de mes
hypothèses sur la part des écosystèmes médiatiques dans la fabrication
contemporaine de la fonction-auteur. Ou, inversement, que c’est en les
lisant que peu à peu cet environnement médiatique m’est apparu, qu’il a
pris forme. Je ne les ai pas convoqués par goût ou par dégoût, ni parce
qu’ils étaient (trop) connus ou pas assez, mais parce que chacun d’eux
incarne un aspect important de la configuration que je voudrais décrire –
c’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils n’interviendront nommément
(au chapitre 7) que lorsque cette configuration aura été mise en place. On
me reprochera alors peut-être le caractère convenu de certains de mes
choix, puisque beaucoup d’entre eux, effectivement, ne sont pas des
inconnus et qu’on peut considérer que tout et plus a été dit à leur sujet. Mais
est-ce le cas également pour la configuration médiatique dans laquelle ils
prennent place, dont ils sont des acteurs significatifs ? Je n’en suis pas sûr.
En fait, on ne s’intéresse pas tellement ici aux cas particuliers, mais plutôt à
ce qui leur donne à eux tous comme un air de famille, ou plus exactement
sans doute un air de spectacle.
En tout cas ce livre n’est pas fait pour découvrir ou défendre de nouveaux
talents venant remplacer ceux qui ne seraient plus d’actualité. Plus
généralement, il n’a pas pour but de dresser un état des lieux ni d’évaluer la
belle santé ou le déclin du milieu littéraire français, ni même de recadrer ce
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que Pierre Bourdieu a naguère défini comme le champ littéraire . Si le
domaine français y occupe une place centrale, parce que c’est quand même
ce qui m’est le plus familier, il propose également quelques excursions dans
le domaine allemand, anglo-saxon et même scandinave, susceptibles de
mettre en évidence d’autres contraintes imposées à l’auteur par
l’environnement médiatique-technologique contemporain. Celui-ci, c’est
une de ses caractéristiques, ignore largement les langues et les cultures
particulières.
L’évaluation du champ littéraire, les jugements de valeur portés sur celui-
ci sont d’autant moins à l’ordre du jour que ce champ est devenu
terriblement incertain. Existe-t-il seulement, existe-t-il encore, ou n’a-t-il
pas tout simplement explosé, et la littérature avec lui, dont nous ne savons
plus où elle commence ni où elle s’arrête, ou ce qu’elle doit être et ne pas
être ? On part ici de l’hypothèse que cette incertitude est précisément l’effet
des écosystèmes médiatiques contemporains et de leur capacité à
reconfigurer la fonction-auteur. Se souvient-on ? Il y a quelques décennies
encore, il y avait non seulement un champ littéraire, mais aussi quelque
chose comme la théorie littéraire, cette digue dressée contre la perte
d’autorité de la culture de l’écrit, qui postulait, toutes tendances
confondues, que la littérature elle aussi existait, et qu’il était possible de la
définir, quitte à en faire quelque chose d’assez exclusif. Beaucoup d’auteurs
en ont donc été exclus ou ont été ignorés d’elle avant d’être souvent
réhabilités en grande pompe au cours des deux ou trois décennies suivantes.
Cette littérature pourvue de passeport théorique, certifiée littéraire, nous a
peu à peu glissé des mains parce qu’elle a fini par exhiber un peu trop de
passeports. La théorie s’est fragmentée en de trop nombreuses théories pour
être vraiment théorique et, finalement, face à l’évidence des capacités de
métamorphose de la littérature, de son caractère protéiforme, on a cessé de
prendre les passeports et les théories au sérieux.
On s’en est alors d’abord remis aux sociologues qui, lorsqu’ils sont
passés par le pragmatisme, nous ont expliqué que la littérature, c’était ce
qu’une société donnée décidait de considérer comme telle à une époque
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donnée . Puis ce relativisme sociologique s’est lui-même « désociologisé »,
individualisé : à chacun désormais son idée de la littérature, ses croyances,
ses préférences, ses likes et ses dislikes, ses pouces levés et baissés – les
réseaux sociaux jouent depuis un certain temps un rôle décisif dans les
prescriptions esthétiques contemporaines. Désormais, tous les goûts et tous
les dégoûts sont dans la littérature, comme ils sont aussi dans la nature. Si
tel est le cas, il sera de plus en plus difficile d’enseigner quelque chose de
cet ordre – c’est-à-dire une histoire de la littérature – dans les écoles ou les
universités, et la désaffection du public pour la critique littéraire, pour les
prescripteurs, tous genres confondus, qui s’imaginent que leurs goûts
peuvent ou doivent être ceux de tous, a un avenir radieux devant elle. Le
temps des certitudes, le temps où l’on savait ce qu’était la littérature et ce
qu’elle devait être semble décidément derrière nous, à tel point qu’on
pourrait dire que la seule chose qui a disparu, c’est justement cette
littérature sûre de son identité, qui a été pendant longtemps l’objet d’un
consensus.
La spectacularisation de l’auteur telle qu’on l’envisage ici, c’est en
somme une des modalités, qui n’en exclut pas d’autres, de la disparition de
la littérature comme champ ou comme institution, on y reviendra dans les
chapitres suivants. Une telle hypothèse est-elle tenable quand on affirme
justement, par ailleurs, que rien n’est plus problématique aujourd’hui que
la littérature ? Serais-je en train de m’enferrer d’emblée dans une
contradiction insurmontable en faisant l’hypothèse d’une spectacularisation
de la littérature si j’admets en même temps que la littérature n’a peut-être
jamais existé comme telle ou qu’elle est aujourd’hui une affaire de goût et
de croyance passablement individualisée ? Pas nécessairement, car si je ne
peux que difficilement invoquer les théories littéraires, apparemment
objectives mais en fait toujours pétries de normes au moins esthétiques,
pour en inférer quelque chose comme un déclin ou du moins une
transformation de la littérature, il est en revanche possible de s’en remettre
à l’histoire récente ou tout simplement à l’observation pour constater de
façon quand même assez irréfutable un certain nombre de changements.
La littérature et, avec elle, les auteurs ne sont plus ce qu’ils étaient : peut-
on entendre cet énoncé dans son sens littéral ? Nos croyances en ce qu’ils
sont ou devraient être ont changé et tout porte à croire que l’histoire,
justement, ne repassera pas les plats et que pour le prochain Marcel Proust
ou le prochain Victor Hugo on risque d’attendre longtemps. Les raisons
d’écrire et les façons de devenir aujourd’hui écrivain ne sont plus les
mêmes qu’il y a encore quelques décennies. Symétriquement, ce sont
également nos raisons et nos façons de lire qui ont changé, et pas seulement
parce que nous disposons éventuellement de tablettes et d’iPads pour
remplacer les livres imprimés – ce n’est pas le problème, ou juste un petit
bout du problème.
Cela, je crois pouvoir l’affirmer assez sereinement, c’est-à-dire sans la
moindre nostalgie et sans le moindre ressentiment. Constater un
changement, ce n’est pas la même chose que de constater un déclin, et en
tout état de cause cela n’implique aucun jugement de valeur. Je ne suis pas
spécialement dérangé par le fait que les auteurs ne soient plus ce qu’ils
étaient, mais c’est en quelque sorte mon obligation professionnelle de
décrire, de façon aussi précise que possible, ce qu’ils sont devenus et
comment ils le sont devenus ; de décrire notre époque, notre temps, plutôt
que de faire comme si rien n’avait changé. Le problème, en fait, ce sont
plutôt ceux qui font justement comme si la littérature était éternelle dans ses
infinies variations, comme s’il n’y avait rien de nouveau à voir, circulez.
Et pourtant elle tourne, elle a tourné, la littérature, et les auteurs avec elle,
pas nécessairement comme le lait ou le vin, mais comme l’audiovisuel et le
numérique notamment, et plus généralement le marché de l’attention, les
ont fait tourner. Du coup il y a effectivement un certain nombre de choses à
voir et à dire, indépendamment des questions de goût ou de croyance, des
jugements esthétiques ou même éthiques, toujours réversibles ou réfutables,
que l’on portera sur tel ou tel auteur. Il ne s’agit pas ici de condamner ou
d’acquitter qui que ce soit puisque aussi bien, on le verra, c’est ce que le
système médiatique contemporain, si friand de tribunaux et de procès, ne
cesse de faire de façon assez obsédante, mais de décrire ce qu’un tel
système fait aujourd’hui de ou à l’auteur. Le propos des pages qui suivent
est en somme de montrer comment l’écosystème médiatique contemporain
décentre une fois de plus l’auteur (Freud ou Foucault sont déjà passés
par là), et d’identifier des types d’auteurs auxquels il donne leur chance ou
la préférence. L’audiovisuel et le numérique introduisent un écran, c’est le
cas de le dire, entre l’auteur et lui-même, ils l’arrachent à l’identité, aux
privilèges et à l’autorité que lui conférait la culture de l’imprimé. Ils le font
évoluer en mode Canada Dry, comme à distance de lui-même. C’est de
cette distance qu’il s’agit dans ce livre, d’une distance qui fait que le champ
littéraire n’est plus autonome, comme le voulait Bourdieu, mais percuté et
déterminé très systématiquement par un hors-champ caractérisé par son
aveuglante évidence.
Le livre qu’on va lire part en tout cas de cette conviction, de l’intuition
que ce sont les dispositifs médiatiques (autrefois la culture de l’imprimé,
puis la culture audiovisuelle désormais accompagnée et peut-être bientôt
doublée par la culture numérique) qui déterminent dans leur spécificité une
série de fonctions-auteur propres à chaque époque, susceptibles de changer
avec celle-ci. Ces dispositifs affectent l’ensemble de la chaîne de
production littéraire ou plus généralement intellectuelle, de l’image de
l’écrivain aux pratiques de lecture en passant par la configuration du
« milieu » littéraire, dont la fonctionnarisation ou la satellisation qui le
caractérisent actuellement rendent par ailleurs l’autonomie problématique.
Il existe dans l’histoire de l’évolution des fonctions-auteur comme des
institutions qui les ont rendues possibles un paramètre ou un facteur
médiatique qui, pour rester plus ou moins inconscient, est destiné à
9
expliquer beaucoup de choses qui sinon resteraient cachées .
Commencements
L’auteur en mode Canada Dry, c’est la prohibition invisible et douce de
la culture de l’écrit transformée en culture de l’apparition, notamment
télévisuelle, mais prolongée aujourd’hui de toutes les manières possibles
par les technologies numériques qui se sont imposées avec Internet. Bientôt
il ne sera par exemple plus possible d’être sérieusement auteur sans exhiber
des selfies sur Instagram ou sans répondre à ses lecteurs sur Facebook ou
Twitter, sans échanger, partager avec des amis lecteurs infiniment
nombreux, qui n’acceptent d’être vos lecteurs que s’ils comptent aussi
parmi vos amis. À ceux-là l’auteur concède de plus en plus souvent,
activement ou du moins passivement, un droit de réponse, voire un droit
d’intrusion, quand il ne leur demande pas de participer à la rédaction des
chapitres à venir de son prochain roman pour démontrer qu’il est en phase
avec son époque, qu’il est branché, connecté même, cool en somme.
Imaginez Proust obligé pour survivre chez Gallimard, qui faisait déjà des
difficultés à l’époque, de répondre à des tweets du genre : « Salut Marcel,
j’ai trouvé super l’épisode d’Albertine qui dort, mais t’aurais pas pu faire un
peu plus court ? Bisous. »
Le temps des auteurs qui avaient choisi d’écrire parce que justement la
communication ne les intéressait pas spécialement ou même pas du tout, qui
préféraient la réinvention de la langue et qui s’imaginaient pouvoir jouer les
ours mal léchés, les ermites, les reclus, ou se promener ivres sur les
plateaux de télévision, c’est fini. Aujourd’hui l’auteur ne peut plus se
permettre d’être misanthrope, suicidaire ou pervers. Il doit être propre sur
lui, de préférence jeune et télégénique, il s’est mis au Canada Dry. C’est le
prix à payer pour continuer d’exister lorsqu’on passe d’un monde où il fait
bon écrire à un monde qui n’a d’yeux que pour ce qui se voit, pour ceux
qu’on voit, pour ceux qui disposent d’un capital d’attention ou de visibilité
traduit en apparitions télévisées d’une part, et en amis sur Facebook ou en
followers sur Twitter ou Instagram d’autre part. Passage de la graphosphère
10
à la vidéosphère, comme le dirait Régis Debray , flanquée aujourd’hui de
l’hypersphère, sa frétillante complice numérique en passe de devenir le
nouveau centre de gravité de l’économie de l’attention ou de la visibilité.
Nous avons donc troqué l’aura des auteurs de livres parfois difficiles
contre celle des maîtres de cérémonie cathodiques (l’expression est restée,
même si les tubes cathodiques, eux, ont disparu), et plus récemment contre
la magie des réseaux dits sociaux, dont on ne fait que commencer
d’entrevoir toutes les conséquences pour les auteurs à venir, en attendant de
devoir se mettre à examiner de plus près les revêches algorithmes
inaugurant l’ère de la création assistée, voire automatisée. Électronique ou
numérique, l’économie de l’attention mène le bal, elle configure les
prestiges, elle décide de la hiérarchie des autorités, des ordres et des temps
d’apparition et, s’agissant de la visibilité, elle confère des droits de vie et de
mort comme d’autres le faisaient autrefois pour les indulgences ou les
palmes académiques. C’est sans doute assez banal de le rappeler, mais
encore faut-il examiner avec soin comment la fonction-auteur s’en trouve
transformée, puisque justement ce n’est qu’une fonction, qui varie avec le
temps, avec les ordres du discours et, pourrait-on ajouter, les ordres
11
médiatiques qui en sont la condition de possibilité .
Quand est-ce que tout cela a commencé ? Bien avant que tout le monde
ne s’emballe pour le numérique, quitte à perdre de vue la très oppressante
domination de l’audiovisuel, pourtant encore bien réelle. Il ne faut pas trop
coller à l’actualité, ne pas se laisser aveugler par les derniers gadgets à
écran tactile, mais au contraire essayer de prendre du recul et constater que
les évolutions ne se décident pas en mois ni même en années mais en
décennies. C’est sans doute à partir des années 1970 que les choses ont
changé, mais doucement, peu à peu, sans qu’on s’en rende trop compte. Les
révolutions médiatiques ne ressemblent jamais à des chutes de murs ou de
tours, et c’est pourquoi on peut toujours dire qu’elles n’ont pas eu lieu, ou
12
qu’apparemment rien n’a changé, loi de Riepl à l’appui . S’il fallait donner
une date significative pour l’évolution littéraire, on pourrait évoquer, en
France, 1975. La télévision était, depuis peu, passée à la couleur et
l’émission Apostrophes animée par Bernard Pivot faisait ses débuts, mais
13
elle avait été précédée par quelques autres .
Apostrophes ? Comme c’est banal, faut-il vraiment y revenir ? Oui, parce
que c’est précisément un début possible de l’histoire de la banalisation de
l’auteur, qui est un des fils rouges de ce livre. De manière générale, la
banalité ne s’impose pas à coups d’événements exceptionnels. En tout cas,
1975 représente un tournant avec lequel se termine l’histoire des dernières
avant-gardes, et avec lequel commence quelque chose comme
l’expropriation symbolique des auteurs. Ceux-ci ne reçoivent plus chez eux
la télévision, désormais accessible à (presque) tous, mais ils se déplacent
dans les studios pour tenter d’y faire bonne figure. C’est un moment
important, qui va notamment induire le tournant autobiographique de la
littérature (française) au sens large du terme, c’est-à-dire incluant non
seulement toutes les formes d’écriture de soi telles que l’autoportrait ou
l’autofiction, dont on a multiplié les définitions au cours des dernières
décennies, mais aussi d’innombrables romans plus ou moins
autobiographiques.
Je fais l’hypothèse que ce tournant autobiographique est lié à
l’avènement de l’écosystème télévisuel, qu’il est l’effet du caractère
dominant de la télévision dans le champ médiatique. Et je propose de ne pas
oublier celle-ci, parce qu’elle n’est pas derrière nous, parce qu’elle continue
d’exercer ses déterminations et d’imposer, par exemple, son ordre
autobiographique ou « personnel ». Elle continue d’ailleurs également de
faire autorité, quoi qu’on dise de l’avènement du numérique et des
« réseaux », et même si ceux-ci changent à leur tour la donne. Elle est
encore et toujours sinon la principale, du moins l’une des principales
sources d’autorité et de légitimité dans l’espace public et elle ne cesse par
conséquent d’en conférer à ceux à qui elle permet d’y apparaître. On aurait
donc tort de la négliger lorsqu’on interroge, comme on se le propose ici, les
mutations contemporaines de la fonction-auteur.
J’évoque un tournant autobiographique, comme on parlait, à l’époque du
structuralisme, d’un linguistic turn que les médias audiovisuels puis
numériques sont précisément venus périmer. L’auteur en régime télévisuel-
numérique n’est plus l’agent d’un « jeu de la langue », comme on s’en était
convaincu naguère, du temps des avant-gardes « textualistes » qui
arboraient vaillamment les Écrits de Lacan à leur boutonnière, mais un
fonctionnaire au service d’une économie de l’attention, comme si les écrans
de toutes sortes l’avaient diverti de son corps à corps avec la langue.
Puisqu’il est là, sous les feux de la rampe, puisqu’il se doit d’être là, le
mieux qu’il puisse faire, c’est de parler de lui-même, autant que possible en
direct, sans trop de mots ou de phrases trop longues qui brouilleraient la
transparence. C’est là ce que la télévision lui demande, comme elle le
demande à tout le monde d’ailleurs, car c’est ce qu’elle fait de mieux : du
direct, de l’émotion, de la personnalité. Lorsqu’il y a un tremblement de
terre, elle montre un rescapé désespéré. Lorsqu’une usine ferme, elle
montre un ouvrier désespéré, et lorsqu’elle se penche sinon sur la littérature
(qui à ses yeux n’existe bien évidemment pas comme telle), du moins sur
l’actualité littéraire, elle montre un auteur, ou des auteurs pris un à par un, si
possible pas trop désespérants.
Du coup l’auteur, qui de la belle époque structuraliste et avant-gardiste
jusqu’à l’orée des années 1980 s’appliquait à faire le mort, est prié de
dégager ou alors de ressusciter convenablement. La télévision exige qu’on
vive un peu, ou du moins qu’on fasse semblant, qu’on s’en tienne aux
apparences. Lorsque je repense à Apostrophes aujourd’hui, c’est cela qui
me revient en mémoire : des centaines d’auteurs assez interchangeables
surgissant de partout, creusant des brèches bientôt béantes dans les exclusifs
cénacles de l’avant-garde, se contre-fichant de la mort de l’auteur, du jeu de
la langue, de ses déterminations par l’inconscient, de l’autoréflexivité et de
l’intertextualité, toutes ces choses pour lesquelles s’enthousiasmaient la
« nouvelle critique » et ses avatars théoriques, comme de l’an quarante. Et
l’animateur Pivot, idéal pour justement réanimer des auteurs ci-devant
morts, qui leur demandait inévitablement si leurs romans étaient
autobiographiques. « Oui, peut-être, un peu, en partie, mais je ne vous dirais
pas exactement en quoi. En tout cas ce sont bien mes idées et mon
imaginaire, je suis là pour en donner la preuve, pour certifier qu’ils sont
ceux d’une personne présente et présentable, pour délivrer par ma présence
un certificat d’authenticité. » Tel était à peu près le sens de presque toutes
les réponses, avec lesquelles se configure notamment, implicitement et dans
son ambiguïté, l’autofiction – on y reviendra, mais notons dès maintenant
que le terme date de 1977, soit deux ans après les débuts d’Apostrophes.
En tout cas, c’est à partir de ces années-là qu’indépendamment de
l’éventuelle dimension autobiographique de leurs romans, les auteurs ont
pris cette curieuse habitude de parler de leurs personnages comme s’ils les
connaissaient, comme s’ils les avaient observés par le trou de la serrure,
poussant le scrupule jusqu’à hésiter, d’un air pénétré et un peu perdu, sur
leur avenir. Seraient-ils heureux après la fin de l’histoire, s’en sortiraient-ils,
se remettraient-ils du drame ? Il y avait aussi ceux qui, arrivés à la fin de
leur roman, se sentaient abandonnés par les personnages qu’ils avaient
créés, avec lesquels ils s’étaient habitués à vivre et dont il était maintenant
si difficile de prendre congé. Me voilà de nouveau si seul dans mon pavillon
de banlieue, avec mon eau minérale, mon épouse, mes enfants et la piscine
municipale. À croire qu’ils n’avaient jamais pris connaissance des
délibérations de base de Gérard Genette et de quelques autres sur les
différents niveaux de la narration ou sur les différences qui semblaient
pourtant élémentaires entre auteur, narrateur et personnage. On peut
considérer que de telles questions ne touchent pas à l’essentiel, ou que les
auteurs ont bien le droit de s’éprendre de leurs personnages, mais écrit-on
un roman de la même manière selon qu’on s’identifie énergiquement avec
ceux-ci, conformément au cahier des charges de la présence médiatique, ou
qu’on garde avec eux la distance propre par exemple à une conscience
rhétorique de la littérature ? Il y a fort à parier que la littérature y perdra par
exemple son ironie, qui n’est pas le fort du spectacle, ou sa belle conscience
réflexive. Et du même coup elle ne sera plus tout à fait ce qu’elle a été.
Si l’on se penche non plus sur les gens de lettres mais sur les intellectuels
dont il leur arrive également d’être des avatars, on pourrait désigner les
auteurs en mode Canada Dry par le terme générique de BHLs, en hommage
à celui qui en a le premier et le plus brillamment incarné la fonction, du
moins en France. Apostrophes, et maintenant les « nouveaux
philosophes » : pour la banalité et le ressassement je crains que je n’arrange
pas mon cas, aussi ne m’y attarderai-je pas. Les BHLs apparaissent
également vers 1975, ce n’est pas un hasard. Ils sont eux aussi les
contemporains de l’avènement de la galaxie télévisuelle et de Bernard Pivot
dont ils vont squatter énergiquement l’émission, puis toutes les autres. Ils
prennent la place de leurs prestigieux aînés regroupés des années 1960 aux
années 1980 à l’enseigne du (post)structuralisme. Ceux-ci fréquentaient très
peu la télévision, pour de multiples raisons sans doute, mais en particulier
parce qu’ils s’étaient persuadés, pour avoir lu Lacan, Foucault ou Barthes,
du peu de réalité de l’auteur ou du sujet, dont on est désormais prié de ne
plus douter. On ne peut pas paraître dans les studios de télévision pour y
disserter sur l’historicité ou la mort de l’auteur ou pour y déconstruire le
sujet, ni même pour y proclamer que « je » est un autre. De quoi aurait-on
l’air ? Il faudrait alors quasiment s’excuser d’être là. Cela ne se fait pas
quand on passe à la télévision.
Les « nouveaux philosophes » ont en tout cas parfaitement compris, et
surtout très vite, que le meilleur moyen de faire du nouveau, c’était de
retourner à l’ancien, pendant que leurs maîtres continuaient de disserter sur
des problèmes que tout le monde considérera bientôt comme byzantins. Ils
ont donc décidé sinon d’être, du moins d’apparaître comme de vrais sujets,
de vrais auteurs défendant de nombreuses causes vraiment honorables ainsi
que d’irréfutables et authentiques opprimés, comme au bon vieux temps.
Lorsqu’on est peu attentif, on peut les prendre pour des auteurs apparaissant
à la télévision, mais en fait c’est une illusion d’optique, car ce sont des
auteurs apparaissant pour la télévision, faits pour elle. Ils occupent les
plateaux de télévision, ils y (re)jouent les Camus et les Sartre jusqu’à la
nausée, se prononcent sur les malheurs et les injustices du monde. Le public
les écoute, les admire peut-être, puisque ce sont de vrais écrivains,
d’authentiques intellectuels, certifiés comme tels par les livres qu’ils
tiennent à la main et sur les couvertures desquels figurent indubitablement
leurs noms. Mais en fait, ces livres ne sont la plupart du temps que les
prétextes à leurs apparitions, et non pas les raisons. Ce sont des tickets
d’entrée pour les studios de télévision, que personne ne lit, que tout le
monde oublie assez vite, de simples mots de passe donnant accès à une
visibilité devenue la mesure sinon de toute chose, du moins de tout prestige,
14
de toute autorité. Ces livres-là sont désormais faits pour « faire écrivain » .
Les plus fortunés, les riches de l’économie de l’attention semblent
d’ailleurs disposer depuis quelque temps d’un passe, puisqu’on les invite de
façon récurrente sans rien leur demander, sans même qu’ils aient à se
donner la peine de venir présenter un nouveau livre. La fonction-auteur
semble entretenir de moins en moins de rapports avec l’existence de livres
qu’il s’agirait de prendre en considération d’une manière ou d’une autre. Je
me souviens d’avoir entrevu, il y a quelques années, une émission-réveillon
sur TF1 un 31 décembre, avec tous les employés de la maison qui se
battaient les flancs pour avoir l’air de s’amuser, et quelques invités, des
potes, comme on dit, apparemment désœuvrés, passés dire bonsoir. Parmi
eux il y avait Frédéric Beigbeder, un écrivain assez connu, comme
d’habitude chevelure au vent, qui avait une demi-heure à perdre, ou une
demi-heure de visibilité à engranger. On suppose qu’il était invité en tant
qu’auteur, puisque, sauf erreur de ma part, il n’est pas employé de TF1, ni
sportif d’élite, ni détenteur du titre de Miss France. Il est venu, il a fait
quelques plaisanteries, sans jamais trouver le ton juste d’ailleurs, puis il est
reparti, et personne n’a même songé à lui demander s’il avait écrit un livre
ou s’il préparait un film, ou un album de chansons. Il était simplement là,
cela suffisait puisqu’on le connaissait très bien. À force de tourner en rond
sur elle-même, l’économie de la visibilité a l’avantage de devenir durable,
respectueuse de nos forêts menacées, puisqu’elle remplacerait au bout du
compte des livres inutiles et le papier nécessaire à leur fabrication par la
simple assomption qu’ils doivent bien exister quelque part.
Notes
1. Roland Barthes, « La mort de l’auteur » [1968], in Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil,
1993.
2. Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » [1969], in Dits et écrits, t. 1, Paris, Gallimard,
1994.
3. Maurice Blanchot, « La littérature et le droit à la mort », in La Part du feu, Paris, Gallimard,
1949.
4. J’ai développé une première fois cette hypothèse dans La Faute à Mallarmé. L’aventure de la
théorie littéraire, Paris, Seuil, 2011.
5. Friedrich Kittler, Die Wahrheit der technischen Welt, Berlin, Suhrkamp, 2013, p. 214 sq.
6. « Qu’est-ce qu’un auteur ? », op. cit. Le terme de « fonction-auteur » manque certes un peu de
naturel, mais il me semble plus précis et moins artificiel que celui d’« auctorialité », parfois utilisé
pour traduire le terme anglais d’autorship ou le terme allemand d’autorschaft qui sont, eux, très
naturels dans leurs langues respectives. Puisque l’« auctorialité » renvoie à l’auteur comme fonction
(sociale, historique, etc.), autant recourir directement au terme de « fonction-auteur ». C’est du moins
le choix que j’ai fait dans ce livre.
7. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992.
8. Voir par exemple Richard Shusterman, Pragmatist Aesthetics : Living beauty, Rethinking Art,
Oxford, Blackwell, 1992.
9. Cet inconscient médiatique est lui-même susceptible de rester caché, voire de ne pas exister et
de devoir être éventuellement rangé dans la catégorie des hallucinations théoriques. Pour me rassurer,
je peux cependant invoquer quelques autres auteurs qui font que je me sens moins seul, et pas des
moindres. Ils semblent avoir été les victimes des mêmes hallucinations et, comme on sait, des
hallucinations partagées sont des hallucinations déjà pardonnées. À commencer par Marshall
McLuhan, le père des études médias et sujet à de très nombreux acouphènes théoriques, tant dans
The Gutenberg Galaxy, Toronto, The University of Toronto Press, 1962, que dans Understanding
Media : The Extensions of Man, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1964 ; mais aussi le passionnant
et trop méconnu Vilém Flusser : voir par exemple « Gedächtnisse », in Jean Baudrillard, Hannes
Böhringer, Vilém Flusser, Heinz von Foerster, Friedrich Kittler et Peter Weibel, Philosophien der
neuen Technologie, Berlin, Merve Verlag, 1989. Plus généralement, une partie des travaux de Flusser
sont disponibles en français sous les titres suivants : La Civilisation des médias et Pour une
philosophie de la photographie, Belval, Circé, 2004 et 2006. On mentionnera également les travaux
de Bernard Stiegler, qui est parvenu depuis de nombreuses années à des conclusions analogues,
quoique par des moyens nettement plus philosophiques que les miens : voir notamment Bernard
Stiegler, « Pharmacologie de l’épistémè numérique », in Bernard Stiegler (dir.), Digital Studies.
Organologie des savoirs et technologies de la connaissance, Limoges, FYP Éditions, 2014 ;
« Le bien le plus précieux à l’époque des sociotechnologies », in Bernard Stiegler (dir.), Réseaux
sociaux. Culture politique et ingénierie des réseaux sociaux, Limoges, FYP Éditions, 2012.
10. Régis Debray, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 1991.
11. En plus du « Qu’est-ce qu’un auteur ? » déjà cité, on se référera également, toujours de Michel
Foucault, à son indispensable Ordre du discours (Paris, Gallimard, 1971).
12. Wolfgang Riepl est connu pour avoir formulé en 1913 une « loi » selon laquelle les nouveaux
médias ne conduisaient jamais à l’effacement des anciens, mais à leur éventuelle réaffectation. Un
siècle plus tard, il est souvent invoqué par ceux qui ont intérêt à ce qu’il en soit ainsi, ou peur que ce
ne soit pas le cas.
13. Patrick Tudoret, L’Écrivain sacrifié. Vie et mort de l’émission littéraire, Lormont, Le Bord de
l’eau, 2009.
14. L’histoire des intellectuels n’occupera qu’une place marginale dans ce livre, qui se concentre
sur le monde des belles-lettres. De nombreux ouvrages, dont certains qui font date, lui ont déjà été
consacrés. Mention particulière pour les livres de Régis Debray, qui a su prendre depuis longtemps la
mesure du facteur médiatique dans l’histoire des intellectuels : voir Le Pouvoir intellectuel en
France, Paris, Ramsay, 1979, ainsi que I.f. suite et fin, Paris, Gallimard, 2000.
15. Noëlle Revaz, L’Infini Livre, Genève, Zoé, 2014.
16. L’auteure a fait beaucoup d’efforts pour que son roman consiste en phrases toutes faites,
simples. Et quelques critiques, habitués à un style plus « littéraire » de sa part, n’ont pas manqué de
lui reprocher une attaque aussi frontale contre les apparences auxquelles elle n’a de toute évidence
pas su se tenir.
17. Patrick Tudoret, L’Écrivain sacrifié. Vie et mort de l’émission littéraire, op. cit.
1.
Commençons donc par une petite excursion, que j’espère utile pour ceux
qui ont manqué les épisodes précédents, dans l’histoire des médias et des
médiasphères – on s’est déjà subrepticement servi du terme ci-dessus. Une
médiasphère, selon Régis Debray, est un écosystème médiatique dans lequel
un médium spécifique (un support, ou plus généralement une technologie
d’information et de communication) est dominant en termes de prestige,
d’autorité, de pouvoir et de capacité à organiser le monde, les institutions, la
culture, etc., en fonction de sa façon particulière de configurer la
2
communication et par conséquent d’exercer sa domination . Toujours selon
Régis Debray, l’humanité a donc somnolé pendant plus de quatre mille ans
dans la logosphère, caractérisée par un usage économe et stratégique de
l’écriture qu’elle a certes inventée mais qui ne servait en somme que pour
les grandes occasions, notamment pour donner la parole à Dieu et à ses
représentants en général autoproclamés.
On sait que, pour un grand nombre d’entre eux, le choc Gutenberg, qui
nous a fait basculer dans la graphosphère et bientôt dans la démocratie, en
passant par la Réforme et les Lumières, a été terrible. Dans quelques
contrées reculées comme par exemple de l’autre côté de la Méditerranée, on
ne s’y est d’ailleurs toujours pas entièrement fait. Pendant cinq siècles, des
auteurs de plus en plus nombreux ont écrit de plus en plus de livres en
demandant de moins en moins la permission de le faire. Puis nous sommes
passés, au cours des années 1960, de la graphosphère à la vidéosphère, avec
laquelle les progrès en démocratie n’ont pas toujours été évidents, compte
tenu des préférences des technologies audiovisuelles traditionnelles pour le
top-down, déjà pointées comme telles par certains, et très bien
instrumentalisées par d’autres, à l’époque de l’émergence de la radio.
Toujours est-il que la télévision est devenue, autour de 1970 selon les
3
spécialistes, le médium dominant , elle s’est imposée à la place de la culture
de l’imprimé désormais reléguée aux étages inférieurs de la tour du
prestige.
Cette culture de l’imprimé a été ainsi de plus en plus systématiquement
configurée par un autre écosystème médiatique, elle a été obligée de courir
derrière une économie de l’attention et de la visibilité dont le règne, autour
de 1970, ne fait que commencer, avant que l’hypersphère numérique, qui
est venue doubler la vidéosphère au début du nouveau siècle, n’en amplifie
4
démesurément les effets . « Bouquin », c’est le nom du livre à son stade
vidéosphérique et hypersphérique, c’est le nom qui s’impose lorsque le livre
a perdu son prestige, son autorité, c’est son nom en mode Canada Dry.
Chez Bernard Pivot, dont la montée en puissance coïncide avec celle de la
vidéosphère, on parlait encore de livres, du moins au début, alors que chez
Thierry Ardisson et d’autres, dont les émissions consacrent le stade
triomphant de l’hypertélévision, on dira au mieux « bouquins », si tant est
qu’on en parle encore.
On peut reprendre l’affaire par la porte des auteurs, que l’on définira
minimalement comme des personnages disposant d’une certaine autorité
pour écrire quelque chose. Un auteur sans autorité, cela n’a en somme pas
de sens, sauf dans une perspective juridique (qui nous permet par exemple
d’être l’auteur d’une lettre sans être pour autant un auteur au sens où on
l’entendra ici). Dans sa spécificité, l’autorité de l’auteur est aussi ce qui va
déterminer la nécessité ou non d’une fonction-auteur, au sens où l’entendait
5
Michel Foucault, ainsi qu’une configuration et une économie spécifiques .
Du temps de la logosphère, et hormis les parenthèses de l’Antiquité gréco-
romaine, le type d’autorité dominant est l’autorité externe, idéologique-
théologique. Pour écrire ce que j’écris, je me réfère la plupart du temps à
d’autres auteurs qui m’ont précédé, qui ont fait autorité avant moi, belle
pyramide au sommet de laquelle on retrouve souvent Dieu, éventuellement
son fils, puis tous les scribes et les témoins d’usage.
Avec l’invention de l’imprimerie commence véritablement le règne de
l’autorité interne, c’est-à-dire celle de l’individu parlant en son nom propre,
légitimé par son savoir-faire, son savoir-penser, sa technique, son
inspiration, son génie, etc. Comme l’autorité externe, l’autorité interne
exige cependant d’être reconnue par des instances ou des institutions
spécifiques : par exemple des académies, des critiques littéraires écrivant
dans Le Monde des livres et, bien entendu, des éditeurs. Toutes et tous sont
à considérer d’une manière ou d’une autre comme les pairs des auteurs, ils
sont les professionnels avec qui ceux-ci traitent, négocient leur entrée dans
6
le milieu ou le champ, dirait Bourdieu . Toutes et tous sont en charge de
l’ordre des discours, viennent contresigner une autorité qui n’existerait pas
sans leur contresignature, tant il est vrai que s’autoriser de soi-même reste
le plus souvent mission impossible.
Avec l’industrialisation de l’imprimerie est apparue, assez logiquement
quand on y pense, la culture industrielle dite aussi de masse et avec elle une
nouvelle forme d’autorité : celle du marché ou du public. Le monde des
belles-lettres s’est alors scindé en deux, entre ceux qui se réclamaient du
marché, de leur succès commercial, et ceux qui s’autorisaient de leur
reconnaissance auprès de leurs pairs ou, pour le dire dans les termes de
Bourdieu qui a basé toute sa théorie du champ littéraire sur cette opposition,
entre bénéficiaires du capital commercial et bénéficiaires du capital
7
symbolique . Cette dialectique fondamentale, qui a été la condition de
possibilité du champ littéraire tel que le sociologue l’a défini, semble
aujourd’hui plutôt mal en point dans la mesure où l’un de ses pôles – celui
du capital symbolique – a clairement du plomb dans l’aile.
Numérisés ou non, renforcés ou non par les algorithmes de Google ou
d’Amazon, les marchés font la loi, mais, dans un contexte d’abondance de
l’offre, ils ont dû eux-mêmes se convertir à une nouvelle « monnaie » :
l’attention. Transformable la plupart du temps en argent, celle-ci est donc à
situer très exactement entre le capital symbolique et le capital financier, elle
prend la place de l’un et de l’autre dans le champ littéraire contemporain,
dont on dira qu’il n’est plus structuré par l’ancienne dialectique entre succès
commercial et reconnaissance (des pairs), mais uniquement par des
stratégies différenciées de captation de l’attention8. Du point de vue de
l’économie de l’attention aujourd’hui omniprésente, une stratégie avant-
gardiste de non-reconnaissance par le public est un contresens ou une
absurdité : l’illisibilité, valeur sûre de Mallarmé à Tel Quel, n’a aucune
chance dans le monde de Twitter et de ses 140 signes. Elle équivaut
simplement à un renoncement à toute forme de reconnaissance (ce qui
n’était de toute évidence pas le cas du temps de Baudelaire ou de
Mallarmé).
e
Jusqu’à la fin du XX siècle, l’auteur a donc été configuré par les forces
parfois divergentes et parfois convergentes de l’autorité externe, de
l’autorité interne ainsi que de l’autorité des marchés. Avec le numérique, ou
plus exactement avec le Web 2.0, caractérisé par sa dimension participative,
ou par l’interaction avec les usagers qui constitue l’essence des réseaux
sociaux, la donne change encore une fois. D’une part les algorithmes
d’Amazon et de Google renforcent clairement l’autorité du marché (ou du
public), ils y exercent un effet levier qui inaugure ou du moins accompagne
9
l’ère des super-best-sellers . Mais d’autre part, le numérique-participatif
débouche également, et peut-être contradictoirement, sur une nouvelle
forme d’autorité : celle de l’usager, que l’on peut décrire également, dans le
domaine qui nous concerne, comme une sorte de fusion entre l’auteur et le
lecteur-usager actif, donnant lieu à un entre-deux désigné précisément par le
terme d’« usager ».
Cette nouvelle forme d’autorité, on y reviendra dans les derniers
chapitres de ce livre, laisse entrevoir une influence grandissante de l’usager
non seulement sur le succès ou non des produits proposés (par un éditeur),
mais sur la production elle-même. Les nouvelles technologies permettent
d’autonomiser celle-ci par rapport aux éditeurs ainsi privés de leur fonction
de gatekeeper, en attendant – certains en rêvent – que les algorithmes
viennent autonomiser la production de textes elle-même, comme c’est déjà
le cas dans certains domaines du journalisme, pris en charge par des
« robots », c’est-à-dire des logiciels. Ce changement de régime est désigné
par des termes symptomatiquement anglo-saxons comme self-publishing,
crowd-sourcing, crowd-funding, etc. Celui qui décide, c’est l’usager, moi-
même. Dans cette perspective, les médias numériques ont pour horizon
l’immédiateté : ils ont le pouvoir de supprimer toutes les distances, toutes
les médiations. Ils replient le lecteur sur l’auteur et, en passant, mettent au
chômage technique les éditeurs, les distributeurs, les libraires, les critiques
et les professeurs, tout un petit monde, tout un milieu (un champ) qui se
partageait gentiment l’autorité et les tâches afférentes d’autorisation.
Contagions et contaminations
Notes
1. Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll.
« Quarto », 2006, p. 1601 sq.
2. Régis Debray, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 1991.
3. Pour savoir quel médium est dominant, il existe une recette assez simple. Suivez les politiciens,
ils ont en général du nez, du moins ceux qui ont du succès. Ils vont emmèneront tout droit là où ça se
passe. S’ils penchent pour l’écrit, c’est l’écrit qui domine, mais c’était il y a bien longtemps, du
temps où les présidents de la République française signaient des Mémoires ou des anthologies de
poésie. S’ils vont à la télévision, c’est qu’il faut y être, et c’est le cas depuis plus de quarante ans
maintenant. En France, c’est un must au plus tard depuis 1974 (avec le premier débat télévisuel entre
deux candidats à la présidence de la République, comme d’habitude une dizaine ou une quinzaine
d’années après les États-Unis, où le premier débat de ce type a lieu en 1960). Et comme c’est
toujours le cas aujourd’hui, c’est aussi un bon indice pour relativiser l’importance des nouvelles
technologies de communication, certes nécessaires, mais pas encore décisives. On a beaucoup insisté
sur le fait que le président Obama n’aurait peut-être pas gagné les élections américaines sans son
recours aux réseaux sociaux, mais il aurait à coup sûr perdu sans les centaines de millions investis
dans des spots de campagne à la télévision, financés grâce aux réseaux sociaux. La vidéosphère,
apparemment ringarde, dont certains annoncent l’effacement rapide derrière l’hypersphère
numérique, fait de toute évidence de la résistance. Tant que l’exclusivité sera son privilège,
contrairement à la dimension inclusive d’Internet, on peut d’ailleurs être sûr que la résistance
continuera. En tout cas, ce n’est pas le successeur du président Obama, dont la carrière politique
préalable se résume à l’animation d’une émission de téléréalité, qui démentira ou s’en plaindra.
4. En termes d’histoire des médias ou des médiasphères, ce serait là la caractéristique de notre
époque : sa double appartenance à la vidéosphère d’une part, à l’hypersphère numérique d’autre part.
Des esprits forts y verraient sans doute une raison de répudier les catégories proposées par Debray,
mais ce serait dommage, car elles ont par ailleurs beaucoup d’avantages et un beau potentiel
analytique.
5. Voir aussi sur ce point Jean Starobinski, « L’auteur et l’autorité. D’un carnet de notes sur la
permanence et les métamorphoses de l’autorité », Écriture, no 24, 1985, p. 31-35.
6. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992.
7. Ibid.
8. Georg Franck, « Autonomie, Markt und Aufmerksamkeit. Zu den aktuellen
Medialisierungsstrategien im Literatur- und Kulturbetrieb », in Markus Joch, York-Gothart Mix,
Norbert Christian Wolf et Nina Birkner (dir.), Mediale Erregungen ? Autonomie und Aufmerksamkeit
im Literaturbetrieb der Gegenwart, Tübingen, Max Niemeyer, 2009.
9. On a beaucoup spéculé, notamment en ce qui concerne Amazon, sur l’effet long tail (« longue
traîne ») popularisé en 2004 par Chris Anderson (voir notamment The Long Tail : Why the Future of
Business Is Selling Less of More, New York, Hyperion, 2006). On en attendait beaucoup, les petits
éditeurs en attendaient beaucoup. Quelques années plus tard il a fallu déchanter : le long tail a pris
des allures de winner takes all. Quelques best-sellers raflent la mise d’un côté de la queue et, de
l’autre, la queue est devenue immensément longue et presque plate. Grâce à Amazon, il est en
somme possible de vendre pendant deux siècles deux exemplaires d’un livre par an.
10. Voir par exemple l’ouvrage collectif intitulé L’Assassinat des livres (coordonné par Cédric
Biagini), Paris, L’Échappée, 2015. Le titre est symptomatique, comme l’est également celui d’un
certain nombre de contributions qu’il inclut : « Le livre numérique n’est pas un livre » (Jean-Luc
Coudray), « Le crépuscule de la lecture » (George Steiner), « Des livres contre la machine » (Pierre
Thiesset), « Humanisation et déshumanisation du livre » (Daniel Cohen), « Une violence nous est
faite qui demanderait quelques insurrections » (entretien avec Martin Arnold et Laurent Evrard),
« Tristesse du numérique » (Yves Desrichard), etc.
11. Pierre Jourde, « Le cauchemar du pilon », Le Nouvel Observateur, 30 octobre 2008. Un des
points les plus importants de cet article est de nous rendre conscients du fait que le pilon est un
élément, une étape indispensable de la value chain du livre, puisqu’il permet de réguler l’offre
(de nouveautés) et la demande. Lecteurs, vous n’avez pas le choix, ce sera le dernier Musso parce
que l’avant-dernier, qui n’était ni meilleur ni moins bon, a été retiré des rayons. C’est d’ailleurs la
raison pour laquelle la destruction des livres constitue une activité industrielle presque aussi bien
surveillée que celle de l’impression de billets de banque. Imaginez que des revendeurs s’approprient
les stocks voués à la destruction, et c’est tout le marché qui passerait en somme aux mains des
faussaires.
12. Pour Gutenberg qui invente l’imprimerie, ce détail serait par exemple le pressoir à vin, qui se
révèle décisif. C’est en tout cas la raison pour laquelle il était en somme impossible que les buveurs
de bière inventent l’imprimerie. Pour le passage des journaux (imprimés) aux sites d’information
online, ce seraient les tablettes, décisives en termes de confort pour surmonter les inconvénients et
l’inconfort de la lecture sur ordinateur ou sur téléphone portable, et donc susceptibles d’accélérer de
façon significative la mort annoncée (mais jusqu’ici sans cesse remise) des journaux.
13. Régis Debray, Introduction à la médiologie, Paris, PUF, 2000, p. 69 sq.
14. Bruno Latour et Steve Woolgar, La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques,
Paris, La Découverte, 1988 (traduction de Laboratory Life : The Social Construction of Scientific
Facts, 1979).
15. Cette hypothèse recoupe certains développements proposés par Friedrich Kittler, qui parle dans
cette perspective de Medienverbund (voir Friedrich Kittler, Grammophon, Film, Typewriter, Berlin,
Brinkman & Bose, 1986, p. 8 sq.).
16. Georg Franck, Ökonomie der Aufmerksamkeit, Munich, Carl Hanser Verlag, 1998.
17. Commentaires sur la société du spectacle, op. cit., p. 1597-1599.
2.
Diffraction
Notes
1. Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.
2. Vincent Kaufmann, Guy Debord : la révolution au service de la poésie, Paris, Fayard, 2001.
3. Guy Debord, In Girum imus nocte et consumimur igni, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll.
« Quarto », 2006, p. 1353-1355.
4. Anselm Jappe, Guy Debord, Marseille, Via Valeriano, 1995.
5. Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché et La Cité perverse, Paris, Denoël, 2007 et 2009.
6. Voir notamment Plateforme (Paris, Flammarion, 2001), que je tends à considérer comme le
meilleur roman jamais écrit sur le spectaculaire parvenu à son stade pornographique, mais les ai-je
vraiment tous lus ?
7. Guy Debord, Panégyrique, t. 1, in Œuvres, op. cit.
8. Voir par exemple la mise au point d’Yves Citton, « Notre inconscient numérique », Revue du
crieur, no 4, 2016.
3.
Déprofessionnalisation
On l’a vu ci-dessus : le monde tel qu’il est et tel qu’il change exige de
l’auteur qu’il devienne un spécialiste de la mise en scène de soi. Le
paradoxe de cette nouvelle tâche quasi professionnelle est qu’elle implique
par ailleurs une déprofessionnalisation de la fonction-auteur. La
spectacularisation de l’auteur commence lorsque celui-ci doit abandonner,
peu à peu, son autorité « professionnelle », régie par ce que Michel
Foucault appelait des ordres du discours, avec leurs savoirs et techniques
spécifiques, leurs règles, leurs interdits, leurs exclusions et leurs initiations.
L’autorité reconnue (ou non) par les pairs cède alors le pas à l’autorité du
public qui se traduit, elle, non seulement en chiffres de vente mais
également en capital d’attention ou de visibilité. À ce titre elle est
contemporaine également d’un transfert de l’autorité politique, culturelle et
intellectuelle de la chose écrite vers l’audiovisuel, et donc de l’effacement
de la figure de l’écrivain comme figure d’autorité et de pouvoir au profit
d’experts et d’animateurs dotés de présence médiatique, comme on dit. Ce
sont les hôtes des salons de la visibilité, ce sont eux qui décident des
apparitions et des comparutions.
Certes, l’auteur existe encore, on n’en a même jamais compté autant,
mais a-t-il encore de l’autorité ? Consulte-t-on l’auteur en mode Canada
Dry sur un sujet qui dépasserait sa petite personne ? Ce que les lecteurs
attendent en général de lui est qu’il leur fournisse des sentiments et des
émotions, mais de plus en plus rarement qu’il les éclaire sur des sujets
graves comme Auschwitz ou les ravages de l’État islamique et les façons
d’y remédier. Pour s’imposer, l’auteur doit penser cathodique, être à son
affaire (et même à ses affaires) dans l’économie de la visibilité, et c’est
ainsi que, souvent sans même s’en apercevoir, sa pratique est peu à peu
configurée par un médium étranger à la chose écrite, mais supérieur à elle
en termes d’autorité, de prestige ou d’aura.
Celle-ci se confond désormais avec la visibilité, qui a ceci de particulier
qu’elle saisit les personnes, qu’elle n’existe même que si on paie de sa
personne, on le verra plus loin. On est ici dans une situation analogue, mais
inverse, à celle du cinéma, configuré à ses débuts par le théâtre, ou à celle
de la photographie, qui l’était au départ par la peinture. Un auteur qui veut
être lu doit surtout être capable de se faire voir, fût-ce au prix de ne plus être
entendu ou lu. Quant à savoir écrire, il n’est plus sûr que ce soit un
avantage. De même que le théâtre a été l’ombre portée sur le cinéma à ses
débuts, l’audiovisuel est l’ombre portée aujourd’hui sur la culture de l’écrit,
qui en serait ainsi plutôt à ses fins qu’à ses débuts. On peut être certain que
celles-ci ne ressemblent que peu à celles que les avant-gardes des
années 1960, et même un peu avant, ont imaginées, lorsque la contestation
de la montée en puissance de la spectacularisation de l’auteur était au centre
de leur agenda.
On peut faire un pas de plus. L’auteur est voué dans une certaine mesure
au spectacle tel qu’on l’a recadré ci-dessus. Il n’a pas vraiment le choix, du
moins s’il a l’ambition de figurer dans la catégorie des écrivains qui
comptent ou dans celle des intellectuels influents, c’est-à-dire s’il a décidé
d’être un auteur disposant d’une autorité ou d’une notoriété. Pour les sages
retirés sur leurs collines ou dans leurs îles, il est tard et peut-être même trop
tard. Car la situation est la suivante : jamais dans l’histoire de l’humanité il
n’a été aussi facile d’être auteur, au sens juridique du terme, jamais les
coûts de production des livres n’ont été aussi bas, et je ne parle même pas
des livres numériques dont les coûts de fabrication et de diffusion tendent
vers zéro, ni des blogs tenus par des centaines de millions d’auteurs (dont le
statut juridique n’est pas toujours clair). Tous auteurs, dit-on parfois, en
s’extasiant sur la démocratisation de la fonction qu’il ne serait ainsi plus
possible à une élite de confisquer ou de répartir parcimonieusement, comme
du temps où les livres avaient un prix et où il existait des éditeurs pour le
fixer.
Mais le problème est bien évidemment qu’au regard de la question de
l’autorité comme de celle de la visibilité, un monde où tout le monde est
auteur, c’est aussi un monde sans auteurs, pour reprendre l’efficace formule
1
d’Antoine Compagnon . L’autorité de l’auteur (comme l’autorité en
général) est un bien exclusif, celui qui en dispose le fait toujours aux dépens
d’un autre, qui en a moins ou pas du tout. Dans cette perspective, l’autorité
fonctionne exactement comme la visibilité qui justement est si précieuse
parce qu’elle est exclusive, parce que tout le monde n’en bénéficie pas. Par
définition j’ai de l’autorité à la place d’un autre, et par définition je suis
visible à la place d’un autre, et surtout de beaucoup d’autres destinés, eux, à
2
me regarder plutôt qu’à être eux-mêmes visibles . C’est cette homologie qui
fait qu’autorité et visibilité peuvent coïncider et que dans un certain nombre
de domaines, comme par exemple dans le champ littéraire ou intellectuel,
c’est ce qui se passe aujourd’hui.
On dira qu’il n’y a pas que la visibilité dans la vie, qu’il est toujours
possible de viser une autre forme d’autorité, liée par exemple au capital
symbolique selon Bourdieu : typiquement les pratiques plus ou moins
confidentielles de l’avant-garde et de ses réseaux de reconnaissance
constitués de pairs et de professionnels. Mais est-ce vraiment encore
possible ? Rien n’est moins sûr, dans la mesure où la condition de
possibilité des avant-gardes, c’était une économie mise en place dans les
marges – ou comme une marge – de la culture industrielle de l’imprimé,
avec des coûts de production à la fois accessibles à des groupes restreints et
en même temps assez élevés pour que les avant-gardes puissent rester ce
qu’elles étaient : exclusives, élitaires, d’avant-garde justement. Les avant-
gardes ont existé parce qu’à un moment donné dans l’histoire de l’imprimé
il a été possible à de petits groupes de produire des revues relativement
confidentielles sans se ruiner, ou à des éditeurs de petite ou de moyenne
taille de les publier. Mais avec la démocratisation quasi absolue de l’accès
aux moyens de publier, tout le monde peut être d’avant-garde, et donc plus
personne ne l’est. Du même coup, plus personne n’a de raisons de lancer
une revue (d’avant-garde), et c’est ainsi toute une économie de la rareté ou
de la confidentialité inhérente aux avant-gardes qui ne fonctionne plus.
Cela ne veut pas dire qu’il n’existe plus de revues ni que rien
d’intéressant ne s’y fait, mais si tout le monde a accès au capital
symbolique, c’est-à-dire si tout le monde peut publier tout en étant par la
force des choses de moins en moins lu, la plus-value réalisée en investissant
dans le capital symbolique tend également vers zéro. Les avant-gardes et ce
qui leur ressemble sont aujourd’hui hors jeu, parce que c’est devenu un jeu
d’enfant de se proclamer détenteur de capital symbolique. Confirmation
après coup : rien n’était en somme moins démocratique que le capital
symbolique, dont la démocratisation et la déprofessionnalisation de l’accès
à la « fonction-auteur » auront finalement eu raison. C’est d’ailleurs tout
sauf une coïncidence si les avant-gardes ont souvent cultivé, parallèlement à
leur goût pour la révolution et les foules qu’elles se proposaient d’y
entraîner un jour encore lointain, un habitus en fin de compte plutôt
aristocratique, qui semble avoir été, des romantiques aux situationnistes en
passant par Baudelaire, Mallarmé et de nombreux autres, la forme de
protestation la plus satisfaisante et la plus efficace contre la
marchandisation bourgeoise de la culture.
Il arrive certes que des auteurs résistent au spectaculaire, comme les
avant-gardes s’y sont employées pendant un bon siècle. Il leur arrive aussi
de parfaitement en saisir les enjeux, comme dans le cas d’un Houellebecq,
ou peut-être d’un Sollers, mais on peut estimer que de plus en plus d’entre
eux sont prêts à composer avec les exigences de l’économie de l’attention et
de la visibilité. Lorsque nous pensons littérature en l’imaginant comme un
espace d’authenticité impliquant une autonomie, voire une souveraineté, de
l’auteur, comme le lieu où notre subjectivité se constitue dans un dialogue
avec celle d’un auteur, nous voulons certes que celui-ci soit « véritable ».
Autrement dit, et on y reviendra dans les derniers chapitres de ce livre, nous
ne voulons pas avoir affaire à une « équipe », et encore moins à des
logiciels, qui ne seront sans doute jamais capables de produire autre chose
qu’une sorte de contre-littérature expérimentale et marginale, ou alors,
comme on y tend déjà avec E.L. James et beaucoup d’autres, parfaitement
3
stéréotypée .
Mais, et c’est là le dilemme dans lequel nous sommes pris aujourd’hui,
cet auteur « authentique », autrefois caractérisé par sa place dans un champ
autonome, nous exigeons de le voir. Plus exactement, nous ne lui accordons
notre attention que s’il se donne à voir, s’il s’impose dans la très
compétitive économie de la visibilité. En d’autres termes, la porte du capital
symbolique s’est refermée, elle ne correspond ni aux technologies, ni aux
modes de production actuels, elle n’est pas compatible avec l’économie de
l’attention. Georg Franck, l’inventeur de la notion, a d’ailleurs montré que
le concept d’attention relève précisément d’une autre économie
4
symbolique, qui périme celle décrite par Bourdieu . Ce n’est pas le capital
financier qui s’est démocratisé (ne rêvons pas), mais bien le capital
symbolique, et du coup il a changé de nature. Ou du moins tout le monde
croit que celui-ci est désormais démocratique, à la portée du premier venu.
Il se peut que ce ne soit qu’une illusion, mais on ne s’en sortira pas en
revenant à l’économie restreinte des avant-gardes.
L’impératif autobiographique
Notes
1. Antoine Compagnon, « Un monde sans auteurs », in Jean-Yves Mollier (dir.), Où va le livre ?,
Paris, La Dispute, 2000.
2. Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris,
Gallimard, 2012.
3. Voir ci-dessous les chapitres 8 et 9.
4. Georg Franck, « Autonomie, Markt und Aufmerksamkeit. Zu den aktuellen
Medialisierungsstrategien im Literatur- und Kulturbetrieb », in Markus Joch, York-Gothart Mix,
Norbert Christian Wolf et Nina Birkner (dir.), Mediale Erregungen ? Autonomie und Aufmerksamkeit
im Literaturbetrieb der Gegenwart, Tübingen, Max Niemeyer, 2009.
5. Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris, Minuit, 1985, p. 10.
6. Philippe Sollers, Femmes et Portrait du joueur, Paris, Gallimard, 1983 et 1984.
7. Marguerite Duras, L’Amant, Paris, Minuit, 1984.
8. Marguerite Duras, L’Amant de la Chine du Nord, Paris, Gallimard, 1991.
9. Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1939), Paris,
Payot, 2013.
10. Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Galilée, 1977.
11. On consultera notamment les ouvrages suivants sur ce sujet : Vincent Colonna, Autofiction &
autres mythomanies littéraires, Auch, Tristram, 2004 ; Philippe Gasparini, Autofiction. Une aventure
du langage, Paris, Seuil, 2008 ; Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et
autofiction, Paris, Seuil, 2004 ; Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991.
12. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.
13. Gérard Genette, Fiction et diction, op. cit., p. 86-87.
4.
Notes
1. Londres, Penguin Books, 2014.
2. Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes, Paris, Seuil, 2015, p. 24-29. Cardon montre
en particulier que les algorithmes de Google procèdent d’une méritocratie, soit d’un principe
d’autorité inédit, de nature à périmer les autorités attribuées par des ordres du discours.
3. Ibid., p. 29-33.
4. Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris,
Gallimard, 2012.
5. Marshall McLuhan, « The Medium Is the Message », in Understanding Media : The Extensions
of Man, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1964, p. 7-23.
6. Régis Debray, Dieu. Un itinéraire, Paris, Odile Jacob, 2001.
7. La scène est consultable sur YouTube en de multiples versions plus ou moins longues. Tapez
« Steve Jobs » et « présentation de iPhone 1 », choisissez votre vidéo en fonction du temps dont vous
disposez.
5.
Grammaire du spectacle
Comparution
Culture de l’aveu
Authenticité
Transparence
Par rapport à l’authenticité, la transparence, c’est la porte à côté, et elle
ouvre une fois encore sur le même univers spectaculaire. Il existe deux
façons au moins de penser la transparence et pour des raisons évidentes on
s’intéressera ici surtout à la seconde. Mais commençons quand même par la
première. La transparence, dans un premier sens, c’est paradoxalement un
manque de visibilité, soit le contraire de ce qui nous intéresse ici.
Quelqu’un de transparent, c’est quelqu’un qu’on ne voit pas, et parfois
quelqu’un qui rase les murs pour qu’on ne le remarque pas : le conformiste,
mais aussi le psychotique, qui fait tout pour cacher le vide qui lui tient lieu
de subjectivité, ou encore son cousin le paranoïaque qui consacre beaucoup
d’énergie à échapper à un Big Brother plus ou moins imaginaire ou à
l’accuser de persécution.
Dans cette perspective, on dira que la subjectivité mais aussi par
conséquent la visibilité commencent avec ce que l’on parvient à soustraire à
la transparence ou au regard de Big Brother, avec ce que l’on est capable de
garder pour soi. C’est un territoire regagné sur un regard universel,
omniprésent. La subjectivité et la visibilité qu’elle implique commencent
avec cette part d’opacité, de secret que l’on parvient à soustraire au regard
de Big Brother. Je deviens visible, je cesse d’être transparent parce que
quelque chose de moi se dérobe au visible, tel est le paradoxe et tel serait le
premier sens de la notion de transparence.
Mais il existe une autre façon de penser la transparence, qui n’est pas
vraiment opposée à la première, l’une et l’autre constituant en somme les
deux faces de l’organisation spectaculaire de la société contemporaine. À la
transparence exigée par Big Brother, dont on sait à quel point il s’incarne
dans notre moderne société numérique de surveillance, s’oppose
(apparemment) une transparence qui consiste au contraire en un désir
forcené de visibilité. Il y a le Big Brother qui surveille et il y a celui pour
qui on est prêt à tout pour gagner en visibilité. Passage de Big Brother
(du roman de George Orwell) à Big Brother (l’émission de téléréalité,
rebaptisée Loft Story en France), passage de la tyrannie à la servitude pour
le moins volontaire, puisqu’un certain nombre d’individus sont prêts à tout
pour s’y soumettre, visibilité oblige, comme les pervers capables de se
soumettre à leurs bourreaux, car ce sont des pervers justement. On passe
ainsi d’une capacité de se faire remarquer ou non parce qu’on cache
quelque chose, à un désir éperdu de visibilité qui consiste précisément à ne
rien cacher, à montrer tout ce qu’on est. Loft Story, c’est moi au jour le jour,
sans déguisement, sans artifice, c’est moi dans la vérité de ma nature, dans
ma vie quotidienne, sans obstacle à une transparence qui sera du même
coup la preuve d’une authenticité sans réserve, totalement réalisée ou
incarnée.
Jenni, je pense à vous. Qui se souvient aujourd’hui de vous, Jennifer
Ringley ? En 1996, vous aviez vingt ans, vous étiez étudiante en
Pennsylvanie et vous avez lancé JenniCam.com. Vous étiez sur Internet,
visible, tout le temps. Vous vous y montriez dans votre appartement,
filmée 24/7 dans toutes vos activités y compris sexuelles, avec au bout d’un
certain temps un système différencié de paywalls selon ce qu’on souhaitait
voir de vous. On payait en somme pour avoir accès à des pièces spécifiques
de votre appartement, toutes couvertes par des webcams, technologie alors
neuve et chère. Au faîte de votre popularité (JenniCam.com a duré
jusqu’en 2003), il semble que votre site comptabilisait jusqu’à 4 millions de
visiteurs par jour. Vous vous définissiez comme une « webartist », vous ne
vous considériez pas comme spécialement exhibitionniste, vous ne faisiez
pas ce que vous faisiez pour vous montrer, mais parce que ça vous était
simplement égal qu’on vous voie, disiez-vous.
Mauvaise foi ? Ou argumentation typique d’une culture américaine qui
implique toujours la possibilité que le regard de l’autre soit indifférent, qu’il
n’intervienne pas, qu’il ne détermine pas ce que je choisis de faire ou
d’être ? Il est certain que la popularité de Jenni devait beaucoup à
l’exposition de son intimité, mais en même temps on ne peut pas dire que
c’était de l’exhibitionnisme sexuel ou de la pornographie puisque Jenni était
loin de ne faire que « ça ». Il y avait également, pour les passionnés, ses
lessives, ses petits déjeuners, ses dents bravement brossées, ses douches, ses
conversations, ses bavardages solitaires, sans parler des heures passées à
lire, voire à ne rien faire. Certains visiteurs étaient d’ailleurs très émus de la
voir faire ses lessives le vendredi ou le samedi soir, de la voir en somme
aussi solitaire qu’eux-mêmes et tant d’autres étudiant(e)s déprimant dans
leurs colleges.
C’est juste de la transparence, c’est moi comme je suis véritablement,
sans fard et sans reproche. Pour la pornographie Jenni ne semble pas avoir
été spécialement douée, et d’ailleurs elle n’avait absolument pas le physique
de l’emploi. Il n’en est que plus piquant que son business-model se soit
écroulé à cause d’une confusion dont la responsabilité revient à la chaîne de
télévision CBS – comme quoi les médias traditionnels ont l’esprit plus mal
tourné que les nouveaux. À l’occasion d’une invitation de Jenni dans un des
talk-shows les plus célèbres de l’époque, celui de David Letterman, CBS
donne l’adresse JenniCam.net plutôt que JenniCam.com : différence
importante puisque la première adresse est bien celle d’un site de commerce
sexuel. Du coup, PayPal, qui assure à Jenni ses revenus, craint pour son
honorabilité et ferme le compte de la pauvre artiste qui n’avait pourtant
jamais de la vie pensé à vivre de pornographie, ne confondons pas tout.
Dans l’entretien de Jenni Ringley avec David Letterman, toujours
consultable sur YouTube, il y a un passage remarquable. L’animateur, on
imagine le ton, ne manque pas de l’interroger sur son impudeur, sur ce
qu’en pensent ses parents ou son petit ami, etc. La jeune webartist lui
répond qu’elle ne voit pas où est le problème. Des millions de
téléspectateurs regardent tous les jours des émissions sur des animaux
sauvages qui passent leur temps à copuler, à s’entre-tuer et à se dévorer,
alors pourquoi ne la verrait-on pas en train de faire tout ce qu’elle fait,
d’autant plus que l’anthropophagie ne semble pas faire partie de ses
activités quotidiennes favorites. Qu’y a-t-il en somme de plus naturel que
de ne rien cacher ? Les animaux sont transparents, authentiques, ils ne
cachent rien, ils montrent et font tout et du coup on les filme jour et nuit. Ils
passent en prime time sur toutes les chaînes de télévision, y compris les plus
familiales, alors pourquoi Jenni n’aspirerait-elle pas à en faire autant ?
Circulez, il n’y a rien à voir, ou presque. Tout dépend en somme de la
façon dont on conçoit les différences entre les animaux et les humains. On
peut considérer qu’il n’y en a pas, ou que, s’il y en a, c’est la faute de la
civilisation à laquelle on opposera la belle transparence de la nature
ignorant les artifices rhétoriques, et plus fondamentalement le symbolique,
qui fait quand même une belle différence entre les humains et les animaux.
Rousseau, webcams, même combat. Ou alors on peut considérer au
contraire, avec Freud et quelques autres, que les capacités de l’homme de
retourner à la bestialité sont d’une part limitées, et d’autre part en général
plutôt désastreuses. Si la transparence dans sa première acception mène à la
psychose, son point de fuite dans son deuxième sens serait plutôt la
perversion.
Le malentendu créé par CBS à propos du caractère pornographique de
JenniCam.com n’aurait donc pas été tout à fait une coïncidence,
conformément à la logique de tout acte manqué, en général réussi sur un
autre plan : en se trompant d’adresse, CBS a en somme « senti » la
perversion derrière l’apparente naïveté de Jenni Ringley. À l’horizon de la
transparence comprise comme désir de visibilité, il y a des humains qui font
les bêtes, ce qui inclut de toute évidence parfois la pornographie, mais
également toutes les formes de pornographie indirecte ou métaphorique qui,
centrales dans cette quintessence ou allégorie du spectacle que représente la
téléréalité, contaminent – conformément à la théorie des effets collatéraux –
une part non négligeable de la production littéraire contemporaine. D’un
côté, la transparence conduit à une désubjectivation de type psychotique, de
l’autre à une désubjectivation de type pervers, qui fait du sujet une bête et
parfois un monstre.
D’une désubjectivation l’autre : il se pourrait cependant que les deux
lignes de fuite, la psychotique et la perverse, soient plus proches l’une de
l’autre qu’on ne le pense, qu’elles soient les deux faces d’une même réalité
spectaculaire. Le spectacle nous vouerait à une oscillation consistant soit à
disparaître parce que nous nous conformons aux lois de la visibilité et de la
surveillance et que nous y devenons transparents, soit à protester contre
cette disparition en faisant le choix de la visibilité perverse, en optant pour
l’animalité, la bêtise et parfois la monstruosité. L’alternative est interne à
l’économie de la visibilité, elle y est programmée.
8
Le récent best-seller de Dave Eggers, The Circle , le suggère d’ailleurs à
sa façon en repliant clairement les deux termes de l’alternative l’un sur
l’autre. L’héroïne, Mae Holland, débarque dans la méga-entreprise
concentrant toutes les technologies numériques (le Cercle) au moment où
celle-ci unifie tous les services disponibles sur Internet dans un système
appelé « TruYou » par lequel l’individu est définitivement et totalement
voué à l’authenticité et à la transparence. Pour s’être engagée à fond dans le
« système », Mae Holland, qui accepte de porter sur elle une caméra
montrant 24/7 ce qu’elle fait, comme Jenni Ringley, bénéficiera en retour
d’une visibilité de star. Des dizaines de millions d’internautes la suivent, ce
qui lui permet notamment d’organiser quelques sympathiques chasses à
l’homme dont l’une conduit son ancien petit ami, réfractaire à l’usage des
médias sociaux, à se jeter dans le vide du haut d’un pont pour échapper à la
meute des internautes qui veulent le convertir à la transparence et à la
visibilité permanente. Derrière la jeune femme désormais transparente se
cache une tueuse. De la star au monstre, il n’y a qu’un pas, les deux sont le
produit du spectacle et de l’économie de la visibilité (en l’occurrence
numérisée).
Sacrifices
Notes
1. C’est ce que suggère également l’excellent dossier publié par Bernhard Pörksen et Wolfgang
Krischke (dir.), Die Casting-Gesellschaft. Die Sucht nach Aufmerksamkeit und das Tribunal der
Medien, Cologne, Halem, 2012.
2. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. 1 : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
3. Esprit d’escalier : Serge Doubrovsky, inventeur de l’autofiction avec son roman intitulé Fils
(Paris, Galilée, 1977), en a récemment publié une version non élaguée, c’est-à-dire le très long
tapuscrit originel, sous le titre Le Monstre (Paris, Grasset, 2014). À ce jour, la question de savoir si le
monstre est le livre ou ce dont il parle, à savoir Doubrovsky, ne semble pas avoir été tranchée par la
critique.
4. Camille Laurens, Philippe, Paris, POL, 1995.
5. Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, POL, 2007.
6. Marie Darrieussecq a elle-même commenté ces événements dans Rapport de police, Paris, POL,
2010.
7. Dans son roman récent intitulé Celle que vous croyez (Paris, Gallimard, 2016), Camille Laurens
fait en tout cas preuve d’une belle lucidité sur les insurmontables contradictions entre authenticité et
commerce (amoureux) numérique.
8. Dave Eggers, The Circle, Londres, Penguin Books, 2013 (version française : Le Cercle, Paris,
Gallimard, 2016).
9. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1964.
10. Michel Leiris, « De la littérature considérée comme une tauromachie » (1946), préface à L’Âge
d’homme, Paris, Gallimard, 1939.
11. Vincent Kaufmann, Ménage à trois. Littérature, médecine, religion, Lille, Septentrion, 2007,
p. 187-196.
6.
La matrice de la téléréalité
On n’y arrivera pas sans mettre les mains dans le cambouis, sans en
passer par là. Je dois donc prier les ennemis de Kim Kardashian de se
boucher le nez ou de sauter ce chapitre. Conformément à notre théorie des
effets collatéraux des médias, la téléréalité contribue en effet beaucoup à la
spectacularisation de l’auteur, elle en est dans une certaine mesure la
matrice ou du moins le catalyseur, puisque tout aussi bien le tournant
autobiographique de la littérature décrit ci-dessus a précédé l’émergence de
la téléréalité. Les effets collatéraux sont multiples, vont une fois de plus
dans tous les sens. On pourrait dire qu’au tournant des années 1970-1980
l’idée s’est imposée qu’indépendamment des médias choisis (l’écrit,
l’image, le film, la télévision, puis Internet, etc.) il fallait tout dire, tout
montrer. Ce n’est donc que peu à peu que le spectaculaire s’est
véritablement incarné dans la téléréalité, au point que celle-ci a fini par en
devenir l’emblème.
D’Internet à la téléréalité
Jenni, je pense encore à vous, parce qu’on a dit de vous que vous aviez
inventé la téléréalité. Vous vous considériez comme une webartist, votre
intention n’était pas pornographique, vous avez simplement décidé de
recourir à Internet et à des webcams pour faire ce que d’autres artistes
avaient fait, peut-être moins bien, ou de façon moins systématique, avec
d’autres moyens et d’autres médias. Avant vous, il y a eu des artistes qui ont
fait des vidéos de leur vie quotidienne, d’autres des photos, d’autres ont
choisi d’interminables « performances » et d’autres encore ont choisi de
tout écrire. Vous étiez en somme quelque chose comme le dernier chapitre
d’une avant-garde qui avait multiplié depuis quelques décennies les façons
de tout montrer, que cette idée fascinait, le dernier maillon d’une chaîne
commencée, qui sait, avec Michel Leiris, à moins que ce ne soit avec
Rousseau. Ou une charnière entre le modèle avant-gardiste et le modèle
spectaculaire, ou du moins le modèle payant, puisqu’il fallait payer pour
vous voir vraiment. Avec vous, on a changé de business-model, le modèle
avant-gardiste a basculé dans une économie de la visibilité. Pour des vidéos
d’artistes exposant leur vie quotidienne dans des galeries ou des musées,
c’est définitivement trop tard.
Ainsi, dit-on, vous avez inventé la téléréalité. C’est difficile à vérifier, les
choses se sont en tout cas enchaînées très rapidement, trop peut-être. La
première émission de téléréalité qui va s’imposer, quasiment sur toute la
planète dès 1999, est en effet Big Brother, conçue aux Pays-Bas. On dit que
l’idée est venue au producteur, Endemol, lors d’un brainstorming le
10 mars 1997. Les employés d’Endemol suivaient-ils JenniCam.com
quasiment depuis son début ? Il faudrait aussi vérifier. Si c’est le cas,
chapeau, ils sont drôlement à leur affaire. Si ce n’est pas le cas, chapeau
aussi, ils ont été dans l’air du temps, ils ont su saisir cet air, et l’invention de
Big Brother serait une preuve de plus que la circulation des idées n’a rien à
voir avec celle de biens privés, que malgré le dogme contemporain de
l’authenticité il est possible que deux individus aient exactement la même
idée en même temps, sans que l’un soit le plagiaire de l’autre.
C’est d’autant plus le cas lorsqu’il ne s’agit pas tout à fait de la même
idée, lorsque, des webcams à l’époque assez rudimentaires de Jenni, on
remonte à la qualité et aux infrastructures d’un grand producteur télévisuel
qui dispose non seulement des meilleures technologies mais également
d’emblée de clients fournissant un gros capital d’attention. En tout cas, si
l’invention de la téléréalité doit quelque chose à JenniCam ou à d’autres
sites du même type, c’est de l’eau au moulin de la théorie des effets
collatéraux des médias, qu’il faut également combiner ici avec une théorie
des effets rétroactifs.
Les anciens médias ont souvent programmé ou formaté les nouveaux, du
moins dans un premier temps. Ici on voit que le contraire arrive aussi. Le
nouveau (JenniCam) aurait programmé l’ancien, la télévision, avant que
celle-ci ne reprogramme à son tour le plus ancien encore (la littérature).
Rétro-effets collatéraux : mais comme JenniCam a été lui-même
programmé par les avant-gardes artistiques et littéraires, la rétroactivité à
l’œuvre dans cette dynamique est inséparable d’une proactivité inverse. Les
historiens des médias n’ont décidément pas la vie facile, mais aussi est-ce
ce qui la rend intéressante.
Ainsi on ne saura jamais si Jenni a vraiment inventé la téléréalité, et au
fond peu importe. En revanche, il vaut la peine de se demander pourquoi
Jenni, qui comptabilisait apparemment jusqu’à 4 millions de visites sur son
site par jour, a disparu corps et biens des boulevards numériques de la
visibilité sur lesquels elle avait fait de si beaux débuts. Il y a certes le
malentendu créé par CBS et ses conséquences du côté de PayPal, comme on
l’a vu au chapitre précédent, mais cet incident n’explique pas tout. Il est
difficile d’imaginer qu’aucune alternative n’existait. Mon hypothèse, c’est
que le ver était dans le business-model de Jenni qui, dans cette perspective,
n’a pas inventé la téléréalité. Celle-ci se base en effet sur une économie de
la visibilité qui ne fonctionne que lorsqu’elle est aussi une économie de
l’exclusivité. Le problème est que très vite il ne suffit pas de se montrer
pour que des spectateurs sortent leur carte de crédit. La conversion de la
visibilité en monnaie n’est jamais aussi simple. Il faut avoir quelque chose
d’exclusif à montrer, quelque chose qui implique qu’on en paie le prix ; et
quelque chose qui soit couvert, comme on le dit d’une monnaie, par l’aura
du sacrificiel.
Le défaut du modèle de Jenni, c’est en somme qu’il est à la portée d’à
peu près n’importe qui et qu’il n’a rien d’exclusif. Avec une mise de fonds
modeste, tout le monde peut transformer son appartement en studio, être
visible 24/7 sur Internet, mais si c’est tout le monde, ce sera à des prix
tellement cassés que plus personne ne prendra la peine de s’y mettre. Jenni
a anticipé le format de Big Brother, mais elle en est restée à une pratique
sacrificielle de basse intensité, exposant une intimité qu’il est à la portée du
premier venu d’exposer et dont l’intérêt est quand même resté très relatif
dans la mesure où Jenni était tout sauf un canon. On a beau dire, dans
l’économie de la visibilité comme ailleurs, la beauté est un avantage
déterminant, pour ne pas dire la source de toutes les inégalités, de toutes les
exclusivités.
Exécutions symboliques
De la star au monstre
Mais il me faut tout d’abord prévenir que les pages qui suivent ne
relèvent pas du commentaire de texte, qu’elles ne proposent pas des
analyses littéraires, qu’on ne cherche pas à y étudier des œuvres en
profondeur. Je dois convenir que je travaille avec un regard et une mémoire
très sélectifs et il m’arrivera par conséquent d’être injuste, du moins aux
yeux de certains. Je procède par petits prélèvements, je m’attache à des
scènes, des fragments de textes, à des symptômes qui, mis ensemble,
dessinent quelque chose comme le paysage de la spectacularisation de la
littérature. Ce sont des fragments, des emblèmes et des interstices qui
permettent de dire que quelque chose de cet ordre existe, comme si le
spectacle, si friand de nos failles, ne pouvait être perçu que dans ses propres
failles et dans ses bords, sa généralisation restant dès lors une question de
point de vue. Le spectacle est aveuglant, je l’ai suggéré au début de cet
essai, il est tellement omniprésent qu’on finit par ne pas le voir, sauf parfois
de façon fugitive. Pour le voir vraiment, il faut pouvoir interrompre le flux
continu d’images qui le constitue, il faut décider de s’arrêter sur certaines
images, les contempler, les agrandir pour qu’elles nous livrent ce que nous
n’y avions pas vu parce que nous y sommes trop habitués.
Pour les mêmes raisons j’assume le caractère éventuellement démodé de
la galerie de portraits qui suit. Ce sont des images qui m’ont arrêté il y a
quelques années et parfois quelques décennies, et je n’ai pas réussi à passer
à autre chose. Je suis donc conscient qu’en revenant à une série
d’événements qui ont eu lieu pour partie dans les années 1980 et 1990 déjà,
je ne suis pas exactement à la pointe de l’actualité. N’a-t-on pas tout dit
depuis longtemps d’Hervé Guibert, de Catherine Millet ou encore de
l’autofiction en général, un genre dont certains constatent aujourd’hui
l’érosion ou prédisent même la disparition prochaine ?
Eh bien non, je pense qu’on n’en a pas tout dit et qu’il faut parfois
prendre son temps ou donner aux symptômes le temps de se faire entendre.
Il convient de laisser passer l’actualité, d’attendre qu’elle se démode pour
voir les choses comme elles continuent d’apparaître lorsqu’elles ne sont
plus « actuelles », pour percevoir la cohérence secrète d’une série
d’événements que le spectacle adore nous présenter chaque fois comme
parfaitement uniques et nouveaux. L’actualité étourdit, sature et atrophie
notre désir de mémoire et de cohérence. Le démodé, ou ce qui n’est plus
actuel, c’est ce qu’on voit quand on ralentit la consommation des images,
quand on refuse d’aller vite et de passer à autre chose. La culture
spectaculaire veut qu’on se moque de ceux qui ont un sujet de conversation
de retard, elle vit de nos amnésies, elle se veut éternellement nouvelle et si
jeune. C’est déjà une bonne raison de la renvoyer à ses rides.
Ensuite il me faut prévenir une fois encore que je ne cherche pas à rendre
justice à des auteurs, que ce soit pour les acquitter ou pour les condamner.
Cela, c’est l’affaire des tribunaux et des multiples comparutions organisées,
gérées par la culture spectaculaire, pouces levés, pouces baissés. Ma
technique de prélèvement implique au contraire une suspension de la
faculté de jugement, du moins sur le plan moral et sur le plan esthétique. On
peut en effet considérer que certaines des stratégies littéraires évoquées ci-
dessous sont immorales, à plus d’un titre, c’est-à-dire non seulement
totalement impudiques, ou même choquantes, ou gratuitement provocantes,
avec les arrière-pensées commerciales de circonstance, mais également
problématiques parce qu’elles impliquent la vie privée de tiers, de façon
parfois assez brutale. C’est un reproche que les auteurs incriminés réfutent
pour certains d’entre eux au nom d’un droit de la littérature à tout dire, le
même qui est invoqué régulièrement lorsque d’une manière ou d’une autre
il y a censure.
Mais ne sachant toujours pas très bien ce qu’est la littérature, ni ce
qu’elle devrait être, ni par conséquent quels sont exactement ses droits, ses
devoirs et ses limites, je me garderai pour ma part de prendre parti dans ce
type de débat, de condamner ou d’absoudre qui que ce soit. Il m’importe
avant tout de décrire et d’analyser les choses comme elles sont, ou du moins
comme je pense qu’elles sont, ou comme j’observe que le spectacle les fait.
Mon idéal critique, surtout en face d’œuvres qui recourent de toutes les
manières possibles au registre du sacrificiel, et donc assez
systématiquement au pathos, c’est quelque chose comme l’impassibilité,
d’origine probablement flaubertienne. Ce qu’il peut y avoir de déplaisant
dans certaines stratégies ne me choque pas. Balzac affirmait qu’on ne fait
pas de bons romans avec des personnages vertueux. À l’heure de
l’autobiographic turn, cette règle vaut sans doute aussi pour les auteurs, qui
ont donc raison d’être odieux s’ils le sont. En somme, ça m’est égal qu’ils
le soient, mais pas plus ni moins que l’étalage de bons sentiments destiné à
émouvoir ou à apitoyer.
Il en va de même sur le plan esthétique, où les polémiques ne manquent
pas. Il y a des auteurs que certains trouvent très mauvais, et d’autres très
bons. On fait des cartons sur un tel, en général sans trop les justifier,
pendant que d’autres couvrent le même ou la même d’éloges tout aussi
péremptoires. Ainsi les jugements esthétiques se neutralisent et s’annulent,
ils ont quelque chose d’arbitraire, ils tournent aux règlements de comptes
perpétuels. À vrai dire, ces règlements de comptes sont aussi anciens que le
sont les milieux littéraires eux-mêmes, il n’y a là rien de neuf à l’horizon,
même ma petite volonté de me situer au-dessus de la mêlée fait partie du
programme.
Mais je tiens quand même à préciser que, s’il est question dans les pages
qui suivent d’auteurs comme Christine Angot, Catherine Millet ou Hervé
Guibert et d’autres encore, ce n’est pas parce que je considère ceux-ci
comme de grands auteurs ni inversement comme de mauvais écrivains qui
auraient en quelque sorte trahi l’idéal littéraire au profit de son avatar
spectaculaire. J’ai choisi d’en parler, ou plus exactement ils se sont imposés
à moi parce que, comme je l’ai déjà dit dans l’introduction de ce livre, ce
sont ceux qui ont été le plus remarquablement saisis par le spectacle tel que
je l’entends ici, en même temps qu’ils l’ont eux-mêmes saisi, dans tous les
sens du terme, qu’ils ont été capables d’en révéler la nature ou le
fonctionnement en s’y projetant, en l’incarnant.
Par conséquent ce sont eux dont il faut parler quand on essaie de parler
du spectacle, ce sont eux qui nous permettent de le comprendre. À ce titre je
peux simplement dire qu’à aucun moment je ne me suis ennuyé ou forcé en
les lisant. Ce sont des auteurs de leur temps, ils font leur temps, de façon
parfois très intense, et il me semblerait malvenu de leur reprocher que notre
temps soit ce qu’il est. Ou je pourrais dire encore, selon une formule en
vogue, que ce sont des auteurs que j’adore détester, parce que je ne vois pas
trop comment évoquer quelque chose comme le spectacle sur un autre
mode, parce qu’il faut sans doute en passer par cette ambivalence. Mais ce
n’est même pas sûr, je crois bien qu’ils me manqueraient s’ils n’existaient
pas. Au risque du fil du rasoir, je revendique donc l’éventuelle
contradiction. En mon âme et conscience, je suis incapable de céder à
l’imprécation de celui qui pense pouvoir se soustraire au spectacle comme à
la complaisance enjouée de celui qui s’efforcerait d’applaudir au moindre
frémissement dans le bocal.
Le corps souffrant
Le corps souffrant est une piste qui a également fait partie d’emblée du
programme de l’autofiction, ou de ce qui lui ressemble. Dans Fils, qui
inaugure officiellement le genre, Doubrovsky apparaît comme solidement
hypocondriaque et de manière générale l’autobiographic turn dont procède
la spectacularisation de la littérature semble aussi être un body turn, il
implique une forte présence des corps, éventuellement photographiés,
souffrants ou jouissants, glorieux ou sacrifiés, tout semble convenir. En
régime spectaculaire, l’auteur se doit non seulement d’apparaître, d’être
vivant, mais il le prouve en exhibant de toutes les manières possibles son
corps, qui n’aura jamais occupé une place aussi centrale dans l’histoire de la
fonction-auteur, quitte à ce que la littérature soit ainsi entraînée vers sa
limite. En effet, si le corps devient un enjeu central, le livre n’est sans doute
pas le médium idéal pour en assurer l’apparition ou la (re)présentation. En
termes médiatiques, il induira une dynamique d’autant plus centrifuge par
rapport au livre qu’il y prend plus d’importance.
Il est sans doute inutile d’insister sur les vertus millénaires de la
représentation du corps souffrant, sur l’effet de captation spectaculaire et
donc de croyance qu’elle entraîne. La souffrance incarnée dans un corps, ce
ne sont pas des mots, ou alors des mots lestés d’un poids de réalité : on
s’incline, avec respect ou effroi, et parfois même on s’agenouille, on
sympathise, on empathise, on communie. C’est une histoire qui nous colle à
la peau depuis longtemps, et en exploitant à son tour le filon, le spectacle ne
prouve certes pas son originalité, mais celle-ci n’a au fond jamais fait partie
de ses ambitions. Toujours est-il que l’auteur qui souffre, qui tend même à
montrer en direct qu’il souffre, c’est un auteur auquel on croit, qui satisfait
en somme de façon optimale aux exigences très complémentaires de
l’authenticité et du sacrificiel.
Doubrovsky aurait pu emprunter cette voie, mais après des débuts
prometteurs il semble avoir opté pour la porte du meurtre symbolique,
laissant ainsi celle du corps souffrant grande ouverte pour d’autres, et pour
Hervé Guibert en particulier. Ce sera notre deuxième arrêt sur images. Il
vaut la peine de revenir sur cet auteur, sur le « dernier » Guibert, quasi
contemporain du Livre brisé. Abondamment commenté à l’époque de sa
« trilogie », Guibert ne semble plus susciter aujourd’hui beaucoup d’intérêt,
telle est la loi d’airain de l’actualité. C’est dommage, car non seulement son
œuvre est à situer à ce moment charnière où l’auteur bascule vers le
spectaculaire, mais elle enregistre en outre ce basculement, à la façon d’un
sismographe, en exposant ou même en surexposant les rapports entre l’écrit
et les médias (audio)visuels. Si ceux-ci ne déterminent pas en tant que tels
l’avènement d’une littérature spectaculaire, qui justement ne procède pas
d’un déterminisme aussi simple, ils en sont malgré tout, dans le cas de
Guibert, le vecteur ou le symptôme.
De À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie à L’Homme au chapeau rouge en
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passant par le bien nommé Protocole compassionnel , la trilogie du dernier
Guibert expose son corps souffrant, mourant – c’est le fil conducteur de son
œuvre autobiographique majeure. Ceci est mon corps, de plus en plus
décharné, ceci est mon sang, de plus en plus infecté par le sida. Le 16 mars
1990, à l’occasion de la parution de À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie,
Hervé Guibert est invité à Apostrophes. L’émission littéraire va constituer,
ironiquement ou tragiquement, le véritable coup d’envoi de la seconde vie
littéraire de Guibert, une vie grand public plutôt que confidentielle comme
la première, la France lisante s’étant beaucoup émue à la vue de l’effrayante
maigreur du jeune écrivain. Dans Le Protocole compassionnel, il écrira ceci
à propos de son succès cathodique : « En fait j’ai écrit une lettre qui a été
directement téléfaxée dans le cœur de cent mille personnes, c’est
extraordinaire. Je suis en train de leur écrire une nouvelle lettre. Je vous
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écris . »
Fin de la littérature qui vivait de ou dans la distance, conversion au
direct, littérature télévisuelle ou téléfaxée (le numérique n’en est qu’à ses
premiers balbutiements), telle semble être ici la clé du succès d’un auteur
voué au spectaculaire par sa mort quasiment en direct. La force des médias
est de produire de l’immédiateté et, partant, de la communion, de la
communauté : « J’étais parvenu à mes fins, dans tous les sens du terme : me
faire entendre, et faire lire mes autres livres, faire lire tous mes livres à la
fois. Comme la plupart des lettres en témoignaient, communiquer avec un
maximum de gens, des jeunes, des vieux, des pédés, des pas pédés, et
rencontrer enfin le public des femmes, que j’étais heureux de toucher à ma
6
manière . » Mais Guibert a-t-il vraiment été lu ou a-t-il surtout été vu ?
C’est ce qu’on ne saura jamais exactement.
Certains semblent en tout cas se dire que Guibert est plus fait pour être
vu que lu. Faut-il rappeler que c’est également à la suite de cette émission et
du succès de À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie que Pascale Breugnot,
productrice connue à l’époque pour ses shows télévisuels psychanalytiques
ou érotiques, une princesse du spectacle donc, propose à Guibert de réaliser
pour le compte de la télévision, Caméscope en main, un film sur lui-même,
sur son corps mourant et disparaissant ? Et que ce film intitulé La Pudeur
ou l’impudeur sera effectivement diffusé peu de temps après la mort de
Guibert intervenue en 1991 ? Je vois dans cet épisode un concentré
emblématique, une allégorie de la spectacularisation de l’auteur, d’autant
plus que celle-ci semble être parfaitement assumée par Guibert, qui
multiplie dans ses livres les effets de cadrage et de mise en scène, les effets
de tableau, pourrait-on dire, avec une conscience extrêmement aiguë du
caractère à la fois spectaculaire et sacrificiel, comme si l’un n’allait pas sans
l’autre, de ses multiples représentations de soi.
Dans À l’ami qui ne pas sauvé la vie, il y a par exemple cette séquence
où l’auteur évoque un ami (Jules) souhaitant photographier son squelette,
c’est-à-dire le photographier comme un mort-vivant – une demande qui
renvoie à d’autres demandes ou projets analogues : celui par exemple du
peintre Barceló qui aurait proposé à l’auteur de le peindre en « Nu malade
du sida », ou encore celui d’un metteur en scène d’un spectacle prévu à
Avignon. Arrêt (de mort) sur images : l’auteur n’est plus mort, mais
mourant, saisi, comme on le dirait en cuisine, dans ce que la vie a de plus
spectaculaire et en même temps de plus invisible : sa disparition, sur
laquelle il faut pouvoir s’arrêter pour la voir. Dans L’Homme au chapeau
rouge, Guibert décrira longuement – c’est un des passages les plus
impressionnants du livre – la façon dont un autre peintre, Yannis, le fait
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poser et lui dit, à la fin de la séance : « J’ai pris ton âme . » D’un bout à
l’autre de la trilogie, le corps de Guibert est placé sous le signe du sacrifice,
de la défiguration et de la transsubstantiation.
Parallèlement, Guibert multiplie les métaphores visuelles-médicales à
propos de son travail d’écriture, décrit par exemple dans Le Protocole
compassionnel comme un travail de dissection : « Aujourd’hui j’aimerais
travailler sur une table de dissection. C’est mon âme que je dissèque à
chaque nouveau jour de labeur qui m’est offert par le DDI du danseur mort.
Sur elle je fais toutes sortes d’examens, des clichés en coupe, des
investigations par résonances magnétiques, des endoscopies, des
radiographies et des scanners dont je vous livre les clichés, afin que vous
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les déchiffriez sur la plaque lumineuse de votre sensibilité . » Parmi les
applications les plus spectaculaires de son programme de dissection, on
signalera, toujours dans Le Protocole compassionnel, une scène consacrée
aux deux fibroscopies auxquelles l’écrivain doit se soumettre. Dans
l’histoire de l’autobiographie, il semble bien que Guibert soit le premier
écrivain à avoir décrit de façon réaliste ce qu’il y avait en lui, c’est-à-dire
non pas ce qu’il imagine y être, mais ses viscères, ses organes apparus sur
écran et représentés dans un livre tendant lui-même à se faire écran. Aurait-
il eu recours, s’il avait vécu une ou deux décennies de plus, aux mêmes
techniques que Jenni Ringley ? Aurait-il utilisé des webcams, aurait-il été
possible de suivre sa mort en direct, en streaming ? Croyez que c’eût été
très beau, mais peut-être trop pour être vrai.
Rarement, en tout cas, la spectacularisation de l’auteur ne se sera
incarnée et réfléchie aussi exactement que dans les multiples façons que
Guibert a de représenter son corps souffrant et mourant, et même d’en
surexposer la représentation. La scène la plus emblématique à cet égard se
trouve dans L’Homme au chapeau rouge. Guibert doit subir à des fins
d’examen l’ablation d’un ganglion dans la gorge et il obtient du chirurgien
la permission de filmer l’opération, conformément au cahier des charges
que lui impose son nouveau métier de vidéaste-autobiographe sous contrat
avec la télévision nationale. Il filme donc quelque chose qui se situe au plus
près de son propre égorgement, une scène dont la dimension sacrificielle
aurait dû ravir Pascale Breugnot, sa commanditaire, et avec elle les
téléspectateurs devenus si friands de Guibert, sauf que cette fois la scène
n’a pas eu lieu. Il filme, ou plus exactement il pense filmer, car dans ce cas
précis il sera lâché par la technologie, dont la défaillance ne se laisse en fin
de compte compenser que par l’écriture : derrière le vidéaste, l’écrivain ne
s’efface pas tout à fait, revient là où le spectacle était sur le point de
triompher. Il suffit, c’est en somme une bonne nouvelle, d’un bouton qu’on
oublie de presser, d’un bête acte manqué, pour que le spectacle ne soit plus
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que son propre fantôme, consigné comme tel dans un livre .
Signalons pour finir que si, dans les trois volumes de la « trilogie », on se
situe globalement beaucoup moins dans une littérature de règlements de
comptes ou de l’exécution symbolique que chez Doubrovsky, on n’en est
pourtant parfois pas très éloigné, notamment dans À l’ami qui ne m’a pas
sauvé la vie, un titre qui est déjà tout un programme. Guibert y multiple les
indiscrétions – les vacheries, dirait l’autre – sur certains de ses amis et de
ses proches, les plus célèbres étant celles consacrées à Isabelle Adjani et
surtout à Michel Foucault, qui est évoqué de façon assez transparente sous
le pseudonyme de Muzil. Le philosophe apparaît dans le « roman » de
Guibert pour mourir lui aussi du sida, qui, en ce qui concerne Foucault, était
jusqu’à ce moment le secret de Polichinelle le mieux gardé du monde des
intellectuels français. Il est décidément difficile en mode spectaculaire de
respecter la vie privée des autres, puisque le spectacle s’en nourrit. On
rappellera encore ici que Foucault est l’un des principaux théoriciens, avec
Barthes, de la « mort de l’auteur ». Qu’il ait été saisi sur le vif au moment
de sa propre mort, voilà qui laisse songeur, comme si c’était toute une
époque qui était ainsi enterrée.
Les hommes ont ouvert le bal, mais ensuite il semble que ce soient plutôt
les femmes qui font le spectacle. Serge Doubrovsky devait d’ailleurs s’en
douter un peu. En tout cas il a très bien su les mettre à contribution, payer
de leur personne.
On vient d’évoquer Christine Angot, mais il y en a d’autres, qui vont
nous occuper dans les pages qui suivent : Catherine Millet tout d’abord,
puis Charlotte Roche, dans un détour par l’Allemagne, ou encore Chloé
Delaume et Annie Ernaux. Terrain glissant : sont-elles plus courageuses,
comme on l’a dit d’Angot et de Millet, parfois associées sur ce point, sont-
elles plus douées pour l’authenticité, plus décidées à transpercer les écrans
littéraires au profit de leur vécu, ont-elles plus de goût pour la vérité ?
Ou bien ce courage que certains leur prêtent est-il l’effet d’une sorte de
refoulement, toujours et encore, du féminin dans notre culture, qui leur
donne une rage dans l’expression, une détermination proto- ou
postféministe à briser les tabous les plus solides ou les plus sordides qu’on
chercherait en vain chez les hommes confortablement installés dans le
monde tel qu’il leur convient ? Il m’arrive de le penser aussi, du moins
lorsque j’oublie qu’en même temps cette rage de l’expression, cette
authenticité saluée de toutes parts, sont au cœur du spectacle, qu’elles font
le spectacle, à tous les niveaux.
Certaines des femmes qu’on évoque ici sont des auteures à succès,
bénéficient ou ont bénéficié d’une visibilité impressionnante. Elles sont
alors les enseignes de l’industrie culturelle contemporaine, elles écrivent
des best-sellers, qui sont traduits en de nombreuses langues et qui sont pour
certains d’entre eux adaptés au cinéma. Elles sont présentes dans les médias
et elles font de copieuses tournées sur les plateaux à la sortie de leurs livres.
Ceux-ci sont les premiers à venir à l’esprit lorsqu’on essaie d’imaginer
quelque chose comme le régime pornographique-sacrificiel ou plus
généralement traumatique de la littérature à son stade spectaculaire. Le
moins qu’on puisse dire, à cet égard, c’est que le goût de l’authenticité et
celui du spectacle ne s’excluent pas.
Les débats et les polémiques régulièrement entraînés par les livres de ces
auteures témoignent de ce paradoxe. Les uns, qui se situent en général
plutôt dans une mouvance avant-gardiste, mais au sens très large du terme,
en saluent la nouveauté, le refus des conventions littéraires, le réalisme plus
ou moins implacable, alors que les « traditionalistes » crient au coup
médiatique-commercial, à la vulgarité – et, bien entendu, à la nullité
littéraire. On remarquera l’ironie de la situation : les « traditionalistes »
invoquant en somme le capital symbolique, autrefois aux mains de l’avant-
garde, contre celle-ci justement, qui ne semble pas avoir de problèmes avec
les succès commerciaux de Christine Angot ou de Catherine Millet. Moi
non plus d’ailleurs, mais il faut quand même se demander pourquoi le
« féminin » (se) porte si bien (dans) le spectacle.
Pour avancer ici un début d’hypothèse qui n’en exclut pas d’autres, plus
pointues, je dirai que le corps féminin est le support idéal d’une culture
sacrificielle, ou de ce que j’ai évoqué ci-dessus comme le pornographique-
sacrificiel. Il se prête, mieux que tout, et mieux en tout cas que le corps de
l’homme, aux opérations sacrificielles par lesquelles le spectacle se
constitue. Qu’il s’agisse d’intimité, d’agression (de viol), d’humiliation ou
de jouissance (même si, ou peut-être précisément parce que, celle-ci serait,
du moins selon les psychanalystes, essentiellement féminine, et qu’elle
échappe ainsi en fin de compte au spectacle parce qu’elle échappe à la
visibilité), le corps féminin a un potentiel sacrificiel que le corps masculin
n’a pas, n’a plus, sauf à se féminiser. Dans les films pornographiques, les
actrices sont au milieu de l’écran, visibles, ce sont elles qu’on veut voir. Ce
sont elles qui fascinent, ce sont elles qui acquièrent parfois – en général
lorsqu’elles prennent leur retraite – une véritable aura, à la fois idoles
maudites et lumineuses. Les hommes sont dans les bords des écrans,
souvent on ne voit même pas leurs visages, ils ne comptent pas. De la
même manière, il est difficile d’imaginer un destin de best-seller à des
25
versions masculines de L’Inceste ou de La Vie sexuelle de Catherine M.
Il y a donc congruence entre le potentiel sacrificiel du corps féminin et
les besoins du spectacle en scènes sacrificielles, même si celles-ci peuvent
être de nature très différente les unes des autres. Ainsi, au-delà du paramètre
de l’authenticité et de leur refus d’un sentimentalisme qui reconduirait,
notamment selon les auteures elles-mêmes, aux conventions romanesques
les plus éculées, il n’y a par exemple pas vraiment de points communs entre
Angot et Millet. L’une joue à fond la carte de la victime, ou plus exactement
multiplie les mises en scène de bourreaux et de victimes, alors que La Vie
sexuelle de Catherine M. décrit de façon très distanciée une activité
sexuelle assez intense, détachée apparemment non seulement de tout
rapport de force mais également de tout sentiment, d’où aussi, logiquement,
l’absence de construction sentimentale-romanesque dans le livre.
De rapports de force et de souffrance, on est passé ainsi à une
impassibilité d’entomologiste, a-t-on dit, dans la description des choses du
sexe, saluée comme telle par les uns et considérée par les autres comme
insignifiante ou complaisante. C’est apparemment cela qui a frappé chez
Catherine Millet, non seulement dans son livre, mais également lorsqu’elle
vient en parler à la télévision.
Le 6 avril 2001, c’est son tour de passer à Bouillon de culture, quelque
trois semaines avant que, dans la première saison de Loft Story, la belle
Loana prenne une option sur la victoire finale en passant à l’acte (sexuel)
devant les caméras avec un jeune homme tombé depuis dans les oubliettes
de l’histoire. Simple coïncidence bien sûr, qui pourrait avoir la mauvaise
idée de croire qu’il existe le moindre rapport entre téléréalité et littérature
(surtout d’avant-garde) ? D’autant plus que Catherine Millet sait se tenir à
la télévision, comme elle sait tenir sa plume et son style, dont la fermeté et
la netteté sont saluées par les amateurs. Ce n’est pas elle qui dirait du mal
des confrères à la première question venue et il ne semble pas non plus
qu’elle ait jamais quitté un plateau parce qu’on l’aurait bousculée. À la
télévision, Catherine Millet est aussi impassible que lorsqu’elle décrit ses
années de jeunesse, bien remplies. À croire qu’on ne l’atteint pas, que rien
ne l’atteint.
Mais alors, dira-t-on, ne faut-il pas considérer La Vie sexuelle de
Catherine M. comme l’exact opposé de la culture pornographique-
sacrificielle et partant spectaculaire, puisque tout dans ce récit (qui en est à
peine un) se passe en somme tranquillement, entre adultes libres et
consentants, qui copulent comme d’autres font leurs courses ? Outre qu’un
succès médiatique foudroyant et quelque 2 millions et demi de lecteurs ne
viennent pas exactement confirmer l’hypothèse d’une subversion de la
culture spectaculaire, on objectera aussi que si le livre de Millet n’était pas
remarquablement écrit et construit, on ne voit pas trop ce qui le
distinguerait d’un livre pornographique : pas de sentiments, pas de désirs,
pas de rapports autres que sexuels, décrits très littéralement, entre des
personnes qui « peuvent » à tout moment, comme dans un film ou un livre
pornographique justement.
On est donc quand même, du moins est-ce l’avis de beaucoup de
commentateurs, dans quelque chose qui s’apparente au pornographique, et
plus précisément encore dans ce qu’il est devenu depuis que, grâce à
Internet, il s’est détaché des scénarisations et des fictions débiles qui l’ont
marqué au cours des années VHS. Quant au sacrifice, n’est-il pas
précisément à chercher dans l’impassibilité avec laquelle Catherine Millet
raconte les faits autant que dans celle dans laquelle elle se cantonne lors de
ses apparitions médiatiques ? « J’étais l’idole immobile qui reçoit sans ciller
26
les hommages d’une suite de fidèles . » N’en doutez pas, il y a du sacré
dans la vie sexuelle de Catherine, il y a du sacré quand elle devient une
idole, seule visible, avec des hommes qui restent dans l’ombre des garages,
qui sont de simples numéros, ou qui s’enchaînent en nombres, en séries. Et
cette idole, elle la devient parce qu’elle dispose de cette faculté, qui nous
fascine, de ne pas être là, de s’absenter, de s’anéantir, de s’abjecter, d’en
27
arriver à l’« avilissement maximum ».
Catherine M. nous effare parce qu’elle a cette capacité de se sacrifier
comme sujet pour se mettre au service de la mécanique libertine, d’ouvrir
son corps et ses orifices à une prestation de service, conformément à ce
qu’imaginait Sade dont Dany-Robert Dufour a montré les affinités avec la
pensée (néo)libérale28. Ou, plus exactement, parce qu’elle a une capacité de
se dédoubler en celle qui s’avilit, s’anéantit dans le plaisir et celle qui
regarde, écrit, à distance, comme si elle assistait à un spectacle. « Écrire un
livre à la première personne relègue celle-ci au rang de troisième personne.
Plus je détaille mon corps et mes actes, plus je me détache de moi-
29
même » : de Mallarmé à Barthes, c’est l’auteur qui devait disparaître,
pour laisser l’initiative aux mots, pour que la langue parle. Avec Millet,
dont Bernard Pivot a salué dans une chronique le style impeccablement
e
XVIII siècle, c’est le contraire : il n’y a plus que l’auteur qui nous convie au
spectacle de son sacrifice en tant que personnage, qui vient raconter son
anéantissement, prélude à une résurrection en idole entourée d’ombres
anonymes qui lui rendent hommage.
Ce sacrifice se rapporte à quelque chose comme le for intérieur de
Catherine Millet, à une intériorité et donc, oui, à une intimité même, mais à
une intimité qui se dérobe absolument, contrairement aux apparences. La
plupart des scènes sexuelles ont pour cadre des lieux publics ou semi-
publics, ce n’est pas un hasard : jamais « chez moi », jamais
« à l’intérieur », il n’y a pas d’intérieur dans le monde de Catherine M. Ce
n’est qu’un spectacle, j’y suis en creux, anéantie, je n’y suis pas, et c’est
parce que je n’y suis pas, c’est parce que je suis à distance qu’il peut y avoir
spectacle. Celui-ci, en tout cas, ne demande pas mieux ni plus, il raffole
d’anéantissements subjectifs, il serait même parfait si tout le monde voulait
bien jouer le jeu de la désubjectivation, sacrifier son invisible intimité,
devenir transparent et éventuellement partouzer dans les garages ou les
jardins publics. L’essentiel est de ne pas être pensif, le spectacle a horreur
de cela. Et s’il y a une chose qu’on ne pourra pas reprocher à Catherine
Millet, c’est de ne pas avoir payé de sa personne.
Épilogue : sept ans plus tard, Catherine Millet publie Jour de
30
souffrance , récit dans lequel elle décrit, de façon toujours aussi précise, la
jalousie provoquée au cours de ses années libertines par les infidélités de
son compagnon ainsi que la honte qu’elle éprouve à être jalouse. Dans le
JDD du 3 septembre 2008, Bernard Pivot conclut sa chronique, consacrée à
ce livre, de la manière suivante : « Catherine Millet, intellectuelle rompue
aux analyses savantes de l’art moderne, s’efforce, avec cette franchise
implacable qui est la sienne, de mettre au jour les ressorts de sa profonde
détresse qui a duré plusieurs années. Pour Jacques Henric, à n’en pas
douter, un livre d’amour. Pour nous, la longue confession sur notre divan de
psy amateur d’une femme qui n’est pas aussi impassible et cynique que la
lecture de La Vie sexuelle de Catherine M. pouvait nous le laisser croire.
Sommes-nous émus ? Non, à notre tour d’être francs, nous sommes
rassurés. »
Pourquoi étions-nous inquiets, effarés même, et pourquoi serions-nous
maintenant rassurés ? À coup sûr parce que nous nous inclinions devant
l’idole, parce que celle-ci nous inspirait ce mélange de terreur et
d’admiration que suscitent les héros et les héroïnes qui se sacrifient. Ils ont
osé ce que nous n’oserons jamais, leur héroïsme comme leur abjection nous
humilient. Et nous sommes maintenant rassurés, parce que Catherine M.,
elle était comme nous, jalouse aussi, souffrant comme nous, capable de
passion, pas si impassible. Nous pensions que, telle une idole, elle n’existait
plus que dans les lieux publics, sans intimité, sans for intérieur, sans pudeur,
sans honte, et voici que revient la honte, celle d’être jalouse, quelque chose
qu’elle a cherché à cacher, marque irréfutable d’intimité, de subjectivité.
Nous sommes rassurés, le sujet Millet revient, mais c’est comme pour
siffler la fin du spectacle, pour tirer le rideau. En termes de succès
spectaculaire, il n’y a pas eu photo entre La Vie sexuelle de Catherine M. et
Jour de souffrance.
Abjections à l’allemande
Je sais que je ne vais pas me faire des amis au sein du fan-club d’Annie
Ernaux : comment peut-on songer à mettre un authentique écrivain comme
elle sur le même plan qu’une Charlotte Roche ou une Christine Angot, alors
qu’elle est quasiment à la littérature ce que Bourdieu est à la sociologie ?
N’est-ce pas commettre un sacrilège, ou pour le moins faire preuve de
mauvais goût ? Mais si c’est un sacrilège, c’est qu’on imagine quelque
chose de sacré chez Annie Ernaux, et on a sans doute raison. C’est une
sainte, Annie Ernaux. Autant Angot, Millet ou Roche sont des idoles
maléfiques ou obscènes, diront certains, autant Annie Ernaux est admirable,
sanctifiée par ses souffrances, presque une nouvelle sainte Lydwine de
Schiedam attendant son Huysmans (mais j’ai déjà signalé qu’en ce qui me
concerne, ce serait plutôt Flaubert). À ce titre, et indépendamment des
qualités littéraires qu’on a évidemment raison de trouver à son œuvre, je
n’ai pas vraiment le choix. Le présent ouvrage serait incomplet s’il ne
s’arrêtait pas sur le cas d’Annie Ernaux, car incontestablement le sacré ou le
sacrificiel sont au cœur de son œuvre, qu’on le veuille ou non, et ils font
qu’elle est bien de son temps, spectaculaire.
En 2003, Annie Ernaux publie un long entretien (en fait une série
d’échanges écrits) avec Frédéric-Yves Jeannet, intitulé L’Écriture comme un
35
couteau . Ce titre est très pertinent, il signale en tout cas de façon précise
ce qui est au cœur du geste d’Ernaux : un imaginaire de l’écriture où celle-
ci est au service d’un (se) faire mal, d’un savoir souffrir et d’un faire
souffrir qui sont d’une part les garants de son authenticité (je suis
authentique parce que ça coupe) et qui impliquent d’autre part cette
authenticité comme condition de possibilité (ça coupe parce que c’est
authentique). Annie Ernaux insiste à plusieurs reprises sur ce point dans
l’entretien : elle n’écrit pas de fiction, ni même de l’autofiction, tout ce
qu’elle dit est authentique, vrai, et, à ce titre, quasi scientifique,
sociologique, universel, même si elle parle principalement d’elle-même :
« Marguerite Duras fictionne sa vie. Je m’attache au contraire au refus de
36
toute fiction . »
Il y a tous les autofictifs qui arrangent leurs vies ou leurs romans, et puis
il y a Annie Ernaux, opposable à tous, qui dit la vérité, sur elle et du même
coup sur tout le monde. Angot dirait : « mais moi c’est vrai ». Ernaux dit :
« mais moi c’est vrai que c’est vrai ». Jeannet conclut un passage, où
Ernaux articule écriture, recherche, connaissance (de soi et des autres), par
la remarque suivante : « C’est le sens que je retiens, hors de tout contexte
religieux, de l’exhortation de Jésus-Christ aux pharisiens : “La vérité vous
37
rendra libres.” » Se libérer de la fiction, se libérer par le refus de la
fiction. Soit, mais Jeannet est-il sûr qu’un tel énoncé fasse sens « hors de
tout contexte religieux » ? La vérité qui libère est-elle possible sans une
martyre prête à prendre les coups (de couteau), sans que quelqu’un se
sacrifie pour qu’elle advienne ? L’écriture-couteau est-elle possible sans que
quelqu’un (se) coupe, sans coupables et sans culpabilité ?
En tout cas, la libération reste une entreprise de longue haleine, tant il est
vrai que la culpabilité est l’un des moteurs de l’écriture d’Annie Ernaux, qui
l’affirme par exemple dans les termes suivants dans l’entretien avec
Jeannet : « Je vois d’autres raisons à ce désir d’écrire “quelque chose de
dangereux” très liées au sentiment de trahison de ma classe sociale
d’origine. J’ai une activité “luxueuse” – quel plus grand luxe en effet que de
pouvoir consacrer l’essentiel de sa vie à l’écriture, même si cela est une
souffrance aussi – et l’une des façons de la “racheter” est qu’elle ne
présente aucun confort, que je paie de ma personne, moi qui n’ai jamais
38
travaillé de mes mains . » Je suis coupable parce que j’écris, et donc je
dois payer de ma personne en écrivant, autant dire me sacrifier, en disant la
vérité et la honte (ce sera un de ses titres), en préférant l’inconfort de
l’authenticité au confort de la fiction et des mondes imaginaires. Toute
l’œuvre d’Annie Ernaux est placée sous le signe du refus de la fiction,
d’une authenticité taillée à coups de couteau et, ceci expliquant cela, à
coups de souffrance et de culpabilité. Tel passage de l’entretien en témoigne
encore : « D’un côté la nécessité que j’éprouve, comme Leiris, d’une “corne
de taureau”, d’un danger dans l’exercice de l’écriture. Ce danger dont je
viens de sous-entendre précédemment la nature imaginaire mais qui me
“dirige” réellement, je le trouve en disant “je” dans mes livres, un “je”
renvoyant explicitement à ma personne, en refusant toute fictionnalisation.
Il était difficile, “dangereux” – et longtemps j’avais imaginé cela
impossible – d’évoquer le geste de folie de mon père quand j’avais douze
ans, mais je l’ai fait, un jour. Cela tendrait donc à prouver que c’est bien de
39
“moi” qu’il s’agit . »
Sous le signe de Leiris ? Sauf que celui-ci, bien qu’amateur de sacré et de
sacrifices, était également doué pour la palinodie et l’ironie et qu’il savait
très bien que pas même l’ombre d’une corne de taureau n’était venue le
menacer. Pour payer de sa personne il lui faudrait repasser, ou refaire un
tour, à l’infini. Cet infini ou la palinodie étaient en somme l’essence de la
littérature. Chez Ernaux, au contraire, il n’y a ni palinodie ni ironie.
Écrivant dans la culpabilité, c’est bien contre moi-même, ou contre les
miens dans l’exemple du « coup de folie » du père, que je me retourne, que
je coupe avec mon écriture-couteau. Et je me retourne contre moi, contre
eux, parce que ce que j’évoque, c’est ce qu’il y a d’absolument honteux, et
40
du même coup d’absolument vrai. Au centre de La Honte , il y a le coup
de folie du père, qui a failli être un coup de fusil mortel pour la mère. Coup
pour coup, tel est le programme de la littérature traumatique.
Je suis coupable parce que j’écris, et donc je me rachète avec mon
écriture coupante. Mais tout aussi bien j’écris parce que je suis déjà
coupable, ou de toujours déjà, comme on le disait du bon vieux temps de la
déconstruction. Coupable de quoi ?
En 2011, sollicitée par une jeune éditrice, Annie Ernaux publie L’Autre
41
Fille , texte écrit sous forme de lettre et consacré à une sœur aînée, morte
six ans avant sa propre naissance : « Cette lettre, L’Autre Fille, est une
tentative de penser celle qui était l’impensée, l’enfant du ciel, la “sainte”
dont il m’était interdit de parler. De mettre au jour le lien entre sa mort et
42
ma croyance – à l’œuvre dans l’écriture – d’être une “survivante” . »
Ernaux avec Charlotte Roche : toutes les deux sont des survivantes. Avant
moi, il y a eu l’autre fille, l’autre sainte, celle à laquelle je suis coupable
d’avoir survécu, celle dont je suis coupable d’avoir pris la place, l’impensée
à la place de laquelle je pense, celle que je suis, dans les deux sens du
terme. Ma place n’était pas la mienne, comment faire autrement alors que
de trahir les miens, de m’enfoncer dans la culpabilité, à coups de couteau ou
d’écriture ? La clé ainsi donnée par Ernaux pour la compréhension de son
œuvre est d’une sidérante cohérence et clarté.
On peut dire qu’il existe ainsi dans la vie d’Annie Ernaux un événement
traumatique qui a précédé de six ans sa naissance, et qui a retourné celle-ci
en une sorte de sacrifice toujours à venir. L’événement, c’est l’enfant mort,
et tout le reste s’ensuit, notamment, soixante-quatre ans plus tard, un récit
43
intitulé L’Événement , dans lequel Ernaux raconte une autre histoire
d’enfant coupable, coupé, mort avant de naître : celle de son avortement
clandestin subi en 1964, qui se termine par d’insoutenables scènes dans
lesquelles celle qui ne sera pas mère baigne dans le sang et la culpabilité.
Ernaux avec Guibert : ceci est aussi mon corps et mon sang, ceci est mon
martyre, mon label de sainteté : « J’écoutais dans ma chambre La Passion
selon saint Jean de Bach. Quand s’élevait la voix solitaire de l’Évangéliste
récitant, en allemand, la passion du Christ, il me semblait que c’était mon
épreuve d’octobre à janvier qui m’était racontée dans une langue
inconnue […]. Je marchais dans les rues avec le secret de la nuit du 20 au
21 janvier dans mon corps, comme une chose sacrée. Je ne savais pas si
44
j’avais été au bout de l’horreur ou de la beauté . »
J’entends mon histoire à travers celle que raconte l’Évangéliste dans une
langue inconnue qu’il me reste encore à comprendre et que je pratiquerai à
mon tour trente-cinq ans plus tard. Je porte en moi un secret sacré, quelque
chose dont je me suis séparée, qui a été sacrifié et qui s’avère, quelques
pages plus loin, être la mise nécessaire à un effet de transsubstantiation
confié à l’écriture : « J’ai fini de mettre en mots ce qui m’apparaît comme
une expérience humaine totale, de la vie et de la mort, du temps, de la
morale et de l’interdit, de la loi, une expérience vécue d’un bout à l’autre au
travers du corps […]. Et le véritable but de ma vie est peut-être seulement
celui-ci : que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de
l’écriture, c’est-à-dire quelque chose d’intelligible et de général, mon
45
existence complètement dissoute dans la tête et la vie des autres . » Là où
était la vie, la survie doit advenir, sous forme de vie dissoute, sacrifiée,
destinée à avoir lieu désormais dans la tête des autres, pour l’éternité, qui
sait. Je ne peux m’empêcher de penser que les qualités proprement
littéraires qu’on prête à Annie Ernaux coïncident avec la dimension
sacrificielle de son œuvre, présente dans de nombreux autres livres, et qui
fait que celle-ci est bien de son temps. Annie Ernaux est en somme celle qui
donne à l’auteur spectaculaire ses lettres de noblesse.
Notes
1. Maurice Blanchot, « La littérature et le droit à la mort », in La Part du feu, Paris, Gallimard,
1949.
2. Serge Doubrovsky, Le Livre brisé, Paris, Grasset, 1989.
3. Serge Doubrovsky, Un amour de soi, Paris, Hachette, 1982.
4. Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Le Protocole compassionnel et L’Homme au
chapeau rouge, Paris, Gallimard, 1990, 1991 et 1992.
5. Hervé Guibert, Le Protocole compassionnel, op. cit., p. 121.
6. Ibid., p. 171.
7. L’Homme au chapeau rouge, op. cit., p. 110.
8. Le Protocole compassionnel, op. cit., p. 80.
9. L’Homme au chapeau rouge, op. cit., p. 40-43.
10. On me pardonnera cette conception quasi sportive des valeurs littéraires, mais c’est une
évolution dont je n’ai pas décidé. Les auteurs sont de plus en plus souvent évalués à l’aune de leurs
exploits commerciaux et de leur présence dans les listes de « finalistes » des prix littéraires, comme
les sportifs le sont à l’aune de leur valeur marchande sur le marché des transferts et à leur assiduité
dans leurs finales. Ainsi on pourrait dire que Houellebecq est à peu près le Pogba de la littérature
française et le sympathique Joël Dicker le Federer de la Suisse romande.
11. Christine Angot, Interview, Paris, Fayard, 1995.
12. Christine Angot, L’Inceste, Paris, Stock, 1999.
13. Christine Angot, Une semaine de vacances, Paris, Flammarion, 2012.
14. Christine Angot, L’Inceste, Paris, LGF, coll. « Le Livre de poche », 2001, p. 86.
15. Ibid., p. 177.
16. Esprit d’escalier et petit retour au chapitre précédent sur la téléréalité : la chaîne de télévision
allemande Sat. 1 a commencé en septembre 2016 une nouvelle saison d’une émission de téléréalité
intitulée Promi-Big Brother : autrement dit, Big Brother pour quelques petites stars et starlettes qui
ont décidé de rempiler, de rafraîchir leur capital de visibilité. La moitié vivent dans le luxe et la
volupté au premier étage, l’autre moitié, c’est une nouveauté, dans les égouts, avec les rats, mais les
places sont interchangeables : au fil de quelques épreuves, vous pouvez être condamné à descendre
chez les rats ou au contraire ressortir des égouts si on vous a à la bonne, au risque d’alors importuner
les dieux du premier étage parce que vous sentez la merde, comme s’en est immédiatement plainte
une participante.
17. Christine Angot, Quitter la ville, Paris, Stock, 2000.
18. Je ne sais pas si Christine Angot a raison de s’offusquer de ce que des invités rient, mais la
raison qu’elle donne est intéressante : ceux qui rient le font pour se défendre de la violence impliquée
par le passage cru lu par Ardisson. Ils le font pour se protéger et ce sont toujours les mêmes qui sont
à la mauvaise place, qui sont attaqués, qui subissent la violence. Et si c’était cette réflexion qui
déclenchait, quelques années plus tard, le projet d’Une semaine de vacances ? Comme s’il fallait
trouver un dispositif qui ne permettrait pas au lecteur d’échapper à la violence, qui l’empêcherait de
rire. En tout cas je ne vois pas comment il serait possible de rire à la lecture, fût-ce par Ardisson,
d’Une semaine de vacances.
19. Christine Angot, Le Marché des amants, Paris, Seuil, 2008.
20. Christine Angot, Les Petits, Paris, Flammarion, 2011.
21. Ibid., p. 186.
22. Ce livre a été achevé le 27 mars 2017, soit exactement le jour où Christine Angot est revenue
dans Libération sur son intervention dans L’Émission politique du 23 mars 2017, dont l’invité était
François Fillon. Apparemment je cours après une réalité qui s’ingénie à écrire les chapitres suivants
de mon livre à ma place. Se rappelle-t-on, ou a-t-on déjà oublié ? Selon les uns, Christine Angot, au
demeurant une nouvelle fois en délicatesse avec la justice pour une affaire de diffamation (notre
téméraire martyre chercherait-elle les ennuis ?), s’est livrée à une mise à mort de François Fillon,
qu’elle a notamment accusé de chantage au suicide pour avoir mentionné Pierre Bérégovoy : en
termes de compassion, elle rivalise décidément avec Ardisson. La scène se passe avec l’approbation
silencieuse de David Pujadas, qui ne proteste que lorsque les invités – des sympathisants de François
Fillon – applaudissent aux répliques de leur champion (« Vous vous croyez au spectacle, ou quoi ? »,
s’indigne en somme le journaliste). Selon les autres, dont Angot elle-même, son intervention a
signifié l’irruption de la littérature quasiment prophétique, ou proférée au nom du peuple, hugolienne
en somme, et de sa nécessaire authenticité dans la langue de bois politique : « Derrière l’écran, ils
sont des millions à penser comme moi », puis, en parlant de Pujadas, « il m’a fait venir parce qu’il ne
peut pas vous dire ce que je vous ai dit ». Si je tente de faire la synthèse entre des avis aussi opposés,
j’en arrive une fois de plus à la conclusion qu’en régime spectaculaire Victor Hugo est désormais au
bénéfice d’un permis de tuer, comme le brave James Bond. C’est là ce qu’on demande à l’auteur de
savoir faire, et certain(e)s s’y emploient décidément avec talent, ou du moins avec obstination.
23. L’Hebdo, 10 septembre 2014.
24. Le Figaro, 21 février 2013.
25. Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine M., Paris, Seuil, 2001.
26. Ibid., p. 131.
27. Ibid., p. 118.
28. Dany-Robert Dufour, La Cité perverse, Paris, Denoël, 2009.
29. La Vie sexuelle de Catherine M., op. cit., p. 187.
30. Catherine Millet, Jour de souffrance, Paris, Flammarion, 2008.
31. Charlotte Roche, Feuchtgebiete, Cologne, Dumont, 2008 ; traduction : Zones humides, Paris,
Anabet, 2009.
32. Charlotte Roche, Schoßgebete, Munich, Piper, 2011 ; traduction : Petites morts, Paris,
Flammarion, 2013.
33. Zones humides, op. cit., p. 120.
34. Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché, Paris, Denoël, 2007.
35. Annie Ernaux, L’Écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris,
Gallimard, coll. « Folio », 2011 (1re éd. Paris, Stock, 2003).
36. Ibid., p. 85.
37. Ibid., p. 74.
38. Ibid., p. 48-49.
39. Ibid., p. 102-103.
40. Annie Ernaux, La Honte, Paris, Gallimard, 1997.
41. Annie Ernaux, L’Autre Fille, Paris, Nil, 2011.
42. L’Écriture comme un couteau, op. cit., p. 147-148.
43. Annie Ernaux, L’Événement, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2001 (1re éd. Paris, Gallimard,
2000).
44. Ibid., p. 118-119.
45. Ibid., p. 124-125.
46. Chloé Delaume, La Règle du Je. Autofiction : un essai, Paris, PUF, 2010.
47. Chloé Delaume, J’habite dans la télévision, Paris, J’ai lu, 2009 (1re éd. Paris, Gallimard, coll.
« Verticales », 2006).
48. Ibid., p. 114.
49. Ibid., p. 116.
50. Ibid., p. 118.
51. Ibid., p. 129.
52. Ibid., p. 119.
53. Ibid., p. 139.
54. Chloé Delaume, Le Cri du sablier, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2003 (1re éd. Tours,
Farrago / Paris, Léo Scheer, 2001).
55. Ibid., p. 89.
56. Ibid., p. 92.
57. Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, Paris, Seuil, 2009.
8.
L’étrange M. Kummer
Et quand c’est l’heure, c’est un peu par lapsus ou par accident, et les
blessés sont immédiatement évacués. Il vaut la peine de se pencher à ce
sujet sur les aventures encore relativement fraîches de la jeune auteure
allemande Helene Hegemann, dont l’écho n’a guère franchi le Rhin. En
2010, Helene Hegemann, âgée de dix-sept ans, publie son premier roman,
10
intitulé Axolotl Roadkill , après s’être essayée auparavant à la vidéo et au
théâtre. Dans les milieux littéraires allemands, son roman est accueilli de
façon très controversée, ce qui ne l’empêche pas de devenir un best-seller,
bien au contraire. Les uns se moquent et crient à l’imposture, mais d’autres
s’enthousiasment, acclament un témoignage d’une effarante authenticité sur
la « génération 2000 », ou du moins sur la part de cette génération qui traîne
dans les boîtes et les bars du Berghain de Berlin.
Que fait-elle, cette génération ? Elle baise un peu, sans trop savoir avec
qui et pas trop parce qu’elle est blasée et souvent fatiguée ou bourrée. On
boit et on sniffe passablement, mais surtout on vomit beaucoup chez
Hegemann. Bref, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, le
livre est effectivement un peu à vomir, il faut du dévouement pour ne pas
décrocher, mais n’est-ce pas ce qui fait sinon son charme, du moins son
authenticité ?
De toute façon, le tiroir-caisse sonne allègrement, les traductions se
multiplient jusqu’à ce qu’un petit malin découvre que la nouvelle Françoise
Sagan d’outre-Rhin s’est copieusement servie dans un récit intitulé
11
Strobo , dont l’auteur répond au pseudonyme d’Airen. Ceux qui avaient
dénoncé la supercherie et l’imposture de la nouvelle prodige des lettres
allemandes jubilent. D’un côté, c’est évidemment rassurant d’apprendre que
les excès en tous genres racontés dans Axolotl Roadkill ne sont pas le fait
d’une tendre jeune fille de dix-sept ans, mais d’un auteur adulte et désalé.
De l’autre, ce n’est quand même pas bien, ce que la jeune fille semble avoir
fait.
Confrontée à l’évidence, Helene Hegemann est obligée de convenir de
ses emprunts, mais, pour en atténuer la gravité, elle prétend dans un premier
temps s’être servie non pas dans le livre d’Airen, paru chez un petit éditeur
de rien du tout, mais dans les blogs du pseudo, car la vie nocturne de la
trépidante capitale commence forcément par être racontée dans des blogs,
c’est plus cool et plus frais. Et un blogueur, n’est-ce pas, ce n’est pas
vraiment un auteur, surtout quand il écrit sous pseudonyme. C’est tout juste
s’il perçoit des droits d’auteur, il ne dispose de la protection et des avocats
d’aucun éditeur qui tiendrait à ses copyrights comme à la prunelle de ses
auteurs. Bref, un blogueur, c’est quasiment fait pour être pillé ou du moins
il publie à ses risques et périls sur la toile. À la limite, la jeune Helene
pourrait expliquer qu’elle ne savait pas qu’un auteur avait écrit ces choses,
qu’elle pensait que c’était en quelque sorte écrit pour qu’elle se serve.
Cependant, un autre petit malin découvre que Strobo a été commandé en
version papier sur le compte Amazon de Carl Hegemann, le père de la jeune
fille, un auteur-dramaturge influent dans les milieux culturels de Berlin,
qu’on ne peut pas soupçonner de s’intéresser personnellement aux
déjections des bars du Berghain évoquées dans le roman de sa fille. Puis les
petits malins se multiplient et identifient dans Axolotl Roadkill de nombreux
autres emprunts.
Parvenu à ce point de l’histoire, l’éditeur devrait normalement s’incliner,
retirer le livre du marché et espérer qu’on n’en parlera plus le plus vite
possible. Mais aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est le contraire
qui se passe. Les accusations de plagiat renforcent la célébrité naissante de
la jeune Helene, attaquée méchamment par une bonne moitié de la presse
allemande, mais très bien défendue par l’autre (le père aurait-il le bras
long ?), ainsi que par son éditeur, Ullstein. Avec beaucoup d’aplomb, tout
ce petit monde s’organise pour minimiser le problème. Ullstein republie le
roman avec quelques notes de bas de page pour déclarer les emprunts, et on
envoie Helene au charbon dans tous les talk-shows possibles pour asséner
des leçons d’intertextualité et de polyphonie à tous ces représentants de la
vieille Allemagne qui prennent encore au sérieux les droits d’auteur, alors
qu’on a changé de siècle et de monde, qu’on surfe, copie et colle sur
Internet. Je copie, je pille ? Où est le problème ? Je ne m’en suis jamais
cachée, et la preuve c’est que j’ai été prise la main dans le sac. Et puis
surtout c’est moi, je suis ainsi faite. Dans ma génération on est comme ça,
on est ce qu’on lit, ce qu’on copie, ce qui passe par là et parfois dans la tête,
on a une identité bricolée, flottante. On dit des choses, on écrit des choses,
sans trop savoir d’où ça vient, comme on ne sait pas trop de quel bar on sort
ni avec qui.
Comme on trouve effectivement dans Axolotl Roadkill quelques passages
ironiques dans lesquels affleure un début de conscience plagiaire – l’héroïne
dit quelque part des choses très profondes tout en avouant les tenir d’un
blogueur –, Helene Hegemann a fini par bénéficier du doute. Plutôt que de
voir brisée dans l’œuf une prometteuse carrière, le milieu littéraire allemand
semble laisser à la jeune auteure la possibilité d’une retraite ordonnée. Ses
fans acceptent sans trop rechigner que, nominée pour un important prix
littéraire à la foire du livre de Leipzig, Hegemann retire sagement ses billes.
Parallèlement, M. Airen a fait savoir que, s’il ne se contentait pas d’une
note de bas de page dans la seconde édition d’Axolotl Roadkill, il ne
souhaitait pas non plus la mort de la pécheresse, dont il est prêt à
reconnaître qu’elle est l’auteure d’une œuvre « autonome », ainsi autorisée
à exister à côté de la sienne. Prêt moyennant quoi ? Sans doute un
dédommagement dont le montant restera confidentiel et une republication
de Strobo chez… Ullstein.
Bref, tout s’arrange, Airen déboule chez l’éditeur Ullstein et Helene
Hegemann le quitte, publie son deuxième roman trois ans plus tard chez
Hanser, une maison réputée pour son sérieux et son éthique littéraire, dont
le personnel soignant conseille avec insistance à la jeune auteure de refuser
toute invitation à des débats sur l’opportunité du plagiat dans la littérature
e
du XXI siècle. Circulez, il n’y a plus rien à voir. Helene Hegemann se refait
ainsi une virginité, sans rire, de laquelle participe même l’accueil très
mitigé de son second livre. Image de l’auteure en souffrance : c’est dur de
s’y mettre vraiment, de construire des phrases, des scènes et des
personnages. Elle est encore si jeune, quel courage.
Ce qui m’enchante dans cet épisode est quelque chose d’analogue à ce
qui est en jeu dans la passe d’armes entre Camille Laurens et Marie
Darrieussecq. L’accusation de « plagiat psychique » proférée par Camille
Laurens, aussi incroyable fût-elle, avait quelque chose de vraisemblable,
s’est révélée pour le moins possible dans le contexte d’une culture
spectaculaire dont la couverture-or est l’authenticité, au grand étonnement
de Marie Darrieussecq. De la même manière, la défense de Helene
Hegemann et de ses fans a tenu le coup dans un contexte postérieur de
quelques années à l’affaire Laurens-Darrieussecq dans lequel l’authenticité
est maintenant percutée frontalement par l’explosion de la reproductibilité
numérique. L’épisode suggère en somme que l’authenticité telle qu’en rêve
la culture spectaculaire et la reproductibilité favorisée par le numérique, en
principe incompatibles ou contradictoires, peuvent faire bon ménage à
condition de ne pas pousser le bouchon trop loin, ou à condition de se
disculper par avance des accusations de plagiat en donnant le change avec
quelques reconnaissances de dettes.
Quelques notes de bas de page indiquant ses emprunts, c’est tout ce
qu’on demandait à la jeune Helene pour en faire la parfaite icône de sa
génération. Qu’importe l’auteur, qu’importe le travail éventuel de l’auteur,
pourvu qu’on ait l’ivresse et l’authenticité, quitte à se prendre des louches
entières de recraché. L’auteur authentique de 2010 n’a pas la tâche facile : il
(elle) doit être excessivement performant(e) non seulement sexuellement et
toxicomaniaquement, mais il (elle) doit également être résolument
moderne, numérique même, chatter, poster, couper, coller, exister sur
Instagram et ailleurs. Pas étonnant qu’il lui arrive de perdre un peu la tête
ou de ne pas avoir une minute à consacrer à de basiques activités
rédactionnelles, dont on notera avec soulagement qu’elles semblent
désormais de retour à l’ordre du jour de la jeune prodige des lettres
12
allemandes .
L’épisode se conclut donc par une sorte de match nul. Helene Hegemann
n’a pas été bannie de la République des lettres, mais elle n’y a pas non plus
imposé le pillage non déclaré des textes de ses collègues comme la norme
e
de l’auteur du XXI siècle. Les vieux droits d’auteur font de la résistance et
les jeunes auteures ne sont pas les dernières à en bénéficier, quitte à faire de
leur identité de digital natives une simple question d’image ou de posture,
recyclable sans problème dans l’économie spectaculaire. L’essentiel, pour
l’auteur parvenu à l’ère numérique, c’est en somme d’avoir l’air numérique,
d’avoir l’air d’être dans le coup, sur les réseaux et tout ça.
Plus généralement, on peut se demander si une telle posture serait tenable
si elle devait être plus qu’une posture. Des collages dadaïstes d’il y a un
siècle aux appels récents d’un Kenneth Goldsmith, professeur de creative
writing en faveur de ce qu’il définit précisément comme uncreative
13
writing , en passant par Andy Warhol puis les détournements
situationnistes, la tentation de l’auteur-recycleur a toujours été là, elle a ses
lettres de noblesse et son histoire relancée aujourd’hui par la disponibilité et
la reproductibilité numériques. Mais assurément l’économie spectaculaire,
qui a toujours su remettre de l’exclusivité et de la visibilité dans ces débuts
de désordres du discours, n’a pas dit son dernier mot. Elle veille, et elle a
toujours su confiner Lautréamont et ses successeurs dans ses marges.
Notes
1. Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, nouvelle
traduction par Lionel Duvoy, Paris, Allia, 2003. Voir aussi, ajustées à la montée en puissance du
numérique, les réflexions très aiguës de Norbert Bolz : « Der Kult des Authentischen im Zeitalter der
Fälschung », in Anne-Kathrin Reulecke (éd.), Fälschungen, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2006,
p. 406-417.
2. Dans Plagiat. Eine unoriginelle Literaturgeschichte (Stuttgart, Alfred Kröner Verlag, 2009),
Philipp Theisohn, grand spécialiste de la question du plagiat, donne un certain nombre d’exemples de
controverses intervenues récemment dans le champ littéraire allemand.
3. Voir par exemple l’éloge de la copie de Dirk von Gehlen dans Mashup. Lob der Kopie (Berlin,
Suhrkamp, 2011), qui recoupe le manifeste en faveur de la non-originalité de Kenneth Goldsmith,
Uncreative Writing : Managing Language in the Digital Age (New York, Columbia University Press,
2011). Voir aussi, dans une perspective moins engagée, Diedrich Diederichsen, « Sampling und
Montage. Modelle anderer Autorschaften in der Kulturindustrie », in Anne-Kathrin Reulecke (éd.),
Fälschungen, op. cit., p. 390-405.
4. Il arrive que des auteurs de produits de divertissement se révoltent contre leur relatif anonymat,
qu’ils fassent tout pour s’imposer comme des auteurs plutôt que de se contenter d’alimenter leurs
comptes bancaires. L’exemple le plus frappant dans l’actualité littéraire récente est sans doute celui
de J.K. Rowling, auteure de la série des Harry Potter : carrière, soigneusement mise en scène, de
cendrillon devenue princesse, et même plus riche que la reine d’Angleterre, interventions
intransigeantes lors des adaptations cinématographiques pour que les « intentions de l’auteur » soient
respectées (elle se prend pour Marguerite Duras, ou quoi ?), puis, surtout, tentative d’enchaîner avec
un roman publié sous le pseudonyme de Robert Galbraith, dont les ventes n’explosent que lorsque le
pot aux roses est découvert. En publiant sous pseudonyme, J.K. Rowling a en somme essayé de
devenir un véritable auteur, reconnu pour son talent, mais les chiffres l’ont rappelée à l’ordre, c’est-à-
dire à son statut de marque dans une économie de la visibilité.
5. « Les idées s’améliorent. Le sens des mots y participe. Le plagiat est nécessaire. Le progrès
l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la
remplace par l’idée juste » (Guy Debord, La Société du spectacle, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll.
« Quarto », 2006, p. 854).
6. C’est le cas notamment du Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme
en Italie (1975 ; version française : Paris, Champ libre, 1976), signé Censor, un pseudonyme derrière
lequel se cache Gianfranco Sanguinetti, déguisé en l’occurrence en cynique capitaliste italien
expliquant la nécessité du terrorisme d’État, et derrière Sanguinetti sans doute également son ami
Debord, qui a, en tout cas, entièrement soutenu cette intervention. Autre exemple : Appels de la
prison de Ségovie (Paris, Champ libre, 1980), rédigé cette fois par le seul Debord, mais qui se donne
comme endossé par toute la mouvance libertaire espagnole et qui aurait effectivement conduit l’État
espagnol à prendre peur et à libérer une cinquantaine de prisonniers politiques.
7. J’ai abordé cette question dans Déshéritages, Genève, Furor, 2015.
8. Roland Barthes, « Sur S/Z et L’Empire des signes », in Œuvres complètes, t. 3 : Livres, textes,
entretiens, 1968-1971, Paris, Seuil, 2002, p. 663.
9. Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Seuil, 1961, p. 38.
10. Helene Hegemann, Axolotl Roadkill, Berlin, Ullstein, 2010.
11. Première publication : Berlin, SuKuLTur, 2009.
12. Philipp Theisohn a relevé dans un livre récent le décalage entre l’argumentaire esthétique de
Helene Hegemann, qui en appelle à Bakhtine et Kristeva, soit au dialogique et à la polyphonie pour
justifier ses emprunts, et la réalité de sa pratique textuelle, si l’on peut définir les choses ainsi dans
son cas, puisque celle-ci consiste en une sorte de degré zéro de la pratique, justement, ou plus
précisément un degré zéro de l’interprétation : dialogue textuel mais sans dialogue, sans accord, au
sens musical du terme, sans résonance, sans oreille. On ne s’entend pas crier dans les bars du
Berghain. Voir à ce sujet Philipp Theisohn, Literarisches Eigentum. Zur Ethik geistiger Arbeit im
digitalen Zeitalter, Stuttgart, Alfred Kröner Verlag, 2012.
13. Kenneth Goldsmith, Uncreative Writing, op. cit.
9.
Les nouvelles technologies ont toujours quelque temps d’avance sur les
juristes et les juridictions nécessaires pour cadrer l’auteur, ses droits et ses
obligations. Elles commencent par ébranler les dispositifs existants, et
souvent par court-circuiter les positions dominantes dans un système donné.
Elles favorisent l’émergence de nouveaux acteurs, dont certains n’hésitent
pas à faire le pari de l’illégalité ou du moins du non-droit.
Puis les choses se tassent, les zones de non-droit rétrécissent, les
hérétiques ou les pirates passent de mode, on se remet à payer pour écouter
de la musique, regarder des films, ou même pour s’informer. Sean Parker,
cofondateur de Napster, qui fut une très belle tentative de destruction de
l’industrie musicale basée sur le principe du partage peer to peer, se
retrouve actionnaire de la brave et lucrative entreprise Facebook ; Helene
Hegemann devient une auteure respectant scrupuleusement ses droits et ses
devoirs, et un jour prochain Travis Kalanick, l’ancien patron d’Uber, sera
sans doute ministre des Transports. De manière générale, et notamment
dans le domaine des droits d’auteur dont jouissent les gens de lettres, on est
donc plutôt passé à une phase de consolidation. Ni les charmes du copier-
coller ni les multiples façons de faire circuler du copié ou du collé n’ont
jusqu’à présent véritablement eu la peau des écrivains, alors que dans
d’autres domaines (journalisme, publications académiques, etc.) les dégâts
sont beaucoup plus conséquents.
Ainsi, c’est une première révolution « textuelle », annoncée du temps de
l’intertextualité et de la révolution du langage poétique, impliquant
assurément la mort de l’auteur, qui semble remise à plus tard. Mais qu’à
cela ne tienne, le prochain assaut contre cette vieillerie d’auteur qui pense
pouvoir écrire des livres tout seul est en cours, et il passe cette fois par les
réseaux sociaux, par Facebook, Twitter et tous les autres. Oubliez la
polyphonie généralisée, les possibilités quasi infinies de citation et de
circulation que fait miroiter le principe de l’hypertexte, l’avenir est aux
réseaux sociaux, au résolument participatif. Une autre vieille lune de
Mai 68 semble ainsi parvenir au stade de son incarnation numérique. Il ne
s’agit plus seulement d’en finir avec la propriété intellectuelle, chacun
œuvrant en somme dans son coin à des copier-coller originaux, en
hommage aux montages dadaïstes ou aux détournements situationnistes,
mais bien de passer enfin à des formes vraiment collectives d’auteur.
À l’ordre du jour, on trouve désormais la collectivisation de cet
incorrigible individualiste qui se croit capable à lui tout seul d’écrire de
beaux livres susceptibles de passionner des usagers, qu’il faut apparemment
distinguer comme l’eau du feu des ci-devant consommateurs, voire des
lecteurs. Aux usagers on ne la fait plus, ils ont désormais leur mot à dire, et
même leurs mots, c’est la principale différence entre un consommateur et
un usager. La vraie littérature conseilliste, que les soviets n’ont jamais su
générer alors qu’ils étaient faits pour cela, c’est maintenant qu’elle advient,
dans un après-coup de quelques décennies par rapport à des pratiques
politiques qui ont par ailleurs à peu près disparu. C’est maintenant que nous
pouvons en somme voir à quoi nous avons naguère échappé, et chacun
jugera si c’est beau à voir.
Mais prenons les choses dans l’ordre, et demandons-nous ce qui change
pour l’auteur avec Facebook ou Twitter, en commençant par le plus évident.
Le premier point qu’il faut rappeler à propos des réseaux sociaux, c’est que,
comme tous les réseaux, ils s’opposent frontalement à la logique des
institutions dont on dira qu’elles ont connu leur âge d’or avec la
graphosphère. Toutes les institutions modernes sont à base de constitutions,
de lois et de règlements dont le propre est qu’ils sont écrits et accessibles
publiquement. Ils sont l’effet de la culture de l’imprimé, ils sont ce que l’on
pouvait faire de mieux avec celle-ci. Écrire, publier, rendre public,
soumettre à l’opinion publique, ce système, soutenu par de multiples
institutions, au sens très large du terme, fonctionnait plutôt bien, il avait en
tout cas sa cohérence.
Avec les modes de communication et de socialisation développés grâce
aux réseaux, les logiques institutionnelles, et plus précisément encore les
ordres du discours dans lesquels celles-ci s’incarnent, sont tendanciellement
mitées, parasitées, voire subverties, ou du moins vidées de leur sens, dans
tous les domaines. Un bon politicien ne dispose plus nécessairement d’un
bon programme ou même simplement d’un programme, cette vieillerie qui
date de l’époque où l’on écrivait des choses. Il n’est pas obligé de faire
patiemment carrière dans les institutions ou les partis, mais il lui faut
assurément de bons réseaux. Qu’il soit éventuellement le meilleur
économiste de France n’a plus aucune importance. C’est même plutôt
suspect, un professeur qui pense s’en sortir ou s’imposer sans obéir aux
impératifs de la visibilité. Est-ce qu’il est sur Facebook, au moins ? On ne
lui demande plus des compétences particulières, ni d’être un grand orateur,
et encore moins de savoir écrire des livres, mais d’être capable de figurer
parmi les invités des salons qui comptent. Le World Economic Forum de
Davos ou les réunions du G20, qui reposent tous fondamentalement sur des
principes de cooptation et qui semblent tellement plus importants que toutes
les conférences possibles de l’ONU et de toutes les autres vieilles
institutions, sont les emblèmes de cette nouvelle prédominance des réseaux.
Dans les autres domaines, c’est la même chose. Lorsque vous postulez
pour un poste d’enseignant dans une université, on vous demandera encore
à la rigueur combien d’articles et de notes de bas de page vous avez
produits au cours de votre vie, bien entendu sans intention de les lire,
puisque les peers qui vous ont admis dans les revues importantes l’ont déjà
fait, mais on s’intéressera justement à vos réseaux. Avec qui collaborez-
vous, avec qui faites-vous vos affaires, que valez-vous, que pesez-vous en
termes de réseaux, combien d’amis sur Facebook et de contacts sur
LinkedIn ? Relevons encore que la montée en puissance depuis quelques
décennies de l’autorité des « médiatiques » s’incarne emblématiquement
dans les métiers du journalisme, qui d’une part dépendent presque par
définition de l’existence de bons réseaux, et qui d’autre part n’ont jamais
été protégés « institutionnellement ».
Ce n’est pas nouveau les réseaux, ils ont toujours existé, mais comment
ne pas voir que leur poids et leur impact sont devenus essentiels avec le
développement des technologies numériques ? Entre celles-ci et de
nouvelles formes non seulement de socialisation mais bien de disposition
ou de production de l’autorité et du pouvoir, il y a manifestement solidarité
1
ou convergence, dont les institutions font de manière générale les frais .
Déprofessionnalisation
L’auteur atteignable
Crowdsourcing
Notes
1. On consultera à ce propos les très utiles descriptions des réseaux proposées par Dominique
Cardon, qui a montré que ceux-ci participent d’une économie de l’attention et de la visibilité dans
laquelle l’autorité est précisément le produit de la réputation que l’on doit à ses « amis » et à ses
« suiveurs » sur les réseaux. Voir À quoi rêvent les algorithmes, Paris, Seuil, 2015, p. 29-33.
2. Je me permets cette comparaison pour avoir effectivement entendu l’animateur d’un forum
inviter à l’apéro dînatoire avec un « Eh bien réseautez maintenant ». Je me souviens d’avoir trouvé
cette formule vulgaire, voire provinciale. En tout cas elle m’a coupé l’appétit.
3. Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll.
« Quarto », 2006, p. 1630 sq.
4. La fusion de l’auteur et du lecteur : encore un événement qui fera sourire ou grimacer les avant-
gardes des années 1960 et 1970, qui s’étaient beaucoup démenées pour périmer l’ancienne séparation
des tâches, la distinction entre « critique » et « écrivain » (Barthes), ou le caractère commun,
inséparable de la pratique de la lecture et de celle de l’écriture – une communauté dont Lautréamont,
encore lui, a été l’exposant ou l’emblème fixé pour l’éternité dans le célèbre Lautréamont par lui-
même de Marcelin Pleynet (Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1967).
5. Rappelons que MOOC est un acronyme pour massive open online course : enseignement à
distance, online, et parfois pour de très nombreux étudiants.
6. Le terme de crowdsourcing apparaît pour la première fois en 2006 sous la plume de Jeff Howe,
dans un article paru dans la revue Wired. Si le terme est alors nouveau, il désigne des pratiques
décrites depuis quelques années déjà en termes d’open innovation (voir par exemple Henry
Chesbrough, Open Innovation : The New Imperative for Creating and Profiting from Technology,
Boston, Harvard Business School Press, 2003), ainsi qu’en termes de « sagesse des foules » (voir
notamment James Surowiecki, The Wisdom of Crowds, New York, Random House, 2004 ; voir aussi
Jeremy Rifkin, The Age of Access, New York, Jeremy P. Tarcher / Putnam, 2000).
7. Voir par exemple Florian Hartling, Der digitale Autor. Autorschaft im Zeitalter des Internets,
Bielefeld, Transcript, 2009.
8. En allemand : Menschliche Regungen. Actuellement (septembre 2016), Tim Krohn en est à une
troisième « saison » de crowdsourcing. La parution de l’ensemble est prévue en 2017-2018.
9. Tilman Rammstedt, Morgen mehr, Munich, Hanser, 2016.
10. C’est tout sauf une coïncidence si parmi les (post)professions qui semblent pouvoir réussir
grâce aux réseaux sociaux (et plus précisément dans ce cas YouTube), on trouve les comiques, bien
plus que les comédiens en général, sans même parler des écrivains. Ceux que l’on peut regarder
comme les marginaux de la culture spectaculaire officielle, des self-made men passés par aucune
école, sont absolument en phase avec les réseaux dits sociaux, puisqu’ils ne font rien d’autre que de
faire rire, c’est-à-dire de socialiser du plaisir.
11. En particulier les chapitres IV et V, ainsi que le chapitre VII pour les fans.
CONCLUSION
Désubjectivations
Lecture et stimulation
Ces questions, Orwell et Bradbury les ont posées dans un contexte qui
était celui de l’émergence de la télévision, ou plus généralement celui des
spéculations sur les rapports entre médias de masse et régimes totalitaires.
On peut en sourire aujourd’hui, car s’il est vrai, comme je cherche à le
montrer dans ce livre, que l’irruption des médias audiovisuels dans le
champ littéraire a profondément modifié celui-ci, nous n’avons sans doute
pas pour autant perdu notre capacité de nous subjectiver, ni nos facultés de
jugement ou d’interprétation. Quant au totalitarisme, même soft, il reste une
hypothèse quand même assez lointaine. Du même coup, il n’est pas sûr que
la montée en puissance du numérique, auquel il est tentant d’associer
aujourd’hui à de nouveaux frais une thématique de la désubjectivation,
représente une menace plus réelle pour notre subjectivité que ne l’a été
autrefois la télévision.
Dave Eggers et son Circle sont-ils plus réalistes que l’ont été
Fahrenheit 451 ou 1984 ? Mae Holland, qui communique 24/7 avec des
amis se comptant bientôt par millions, qui est en permanence visible pour
eux, nous ressemble-t-elle plus que Winston ou Montag il y a quelques
décennies ? C’est également à voir. Le problème sur lequel on bute ici, c’est
que l’existence d’un inconscient médiatique, c’est-à-dire la détermination
de la subjectivité par des pratiques médiatiques spécifiques, est difficile à
objectiver, comme le bon vieil inconscient freudien que beaucoup n’hésitent
pas, et parfois depuis longtemps, à ranger dans la catégorie des croyances
plus ou moins périmées. Est-ce une illusion, ou une croyance, que de penser
que notre subjectivité a été déterminée ou cultivée par des pratiques
d’écriture et de lecture spécifiques et que, si celles-ci disparaissent, notre
2
subjectivité ne leur survivra pas ? Est-ce que la chambre à échos que nous
créons en nous-mêmes en lisant, en écrivant, silencieusement et
solitairement, et qui est constitutive de notre subjectivité, peut survivre à la
montée en puissance d’autres dispositifs médiatiques, est-elle capable de
migrer vers d’autres supports ?
La réponse, comme souvent, est à la fois oui et non. Oui, tout d’abord,
parce qu’il sera toujours difficile de prouver que les pratiques littéraires
auxquelles on lie ici hypothétiquement le destin de la subjectivité
disparaissent vraiment, qu’il n’existe par exemple plus d’auteurs comme il
en existait il y a quelques décennies encore ou que l’on a cessé de lire
comme on le faisait autrefois. Oui encore, si on pense à la façon dont les
objets herméneutiques que sont les textes littéraires peuvent effectivement
migrer vers d’autres supports. Il suffit de penser à l’émergence autrefois du
« cinéma d’auteur », qui n’a pas disparu aujourd’hui, malgré le
développement exponentiel de l’industrie hollywoodienne des effets
spéciaux.
Il faudrait aussi examiner la façon dont certaines séries télévisées ont pris
la relève du roman pour poser, de façon parfois aiguë, des problèmes
moraux, philosophiques ou psychologiques qui ont toujours fait partie du
cahier des charges du roman. Il n’y a pas de fatalité ni de déterminisme des
supports, qui sont ce qu’on en fait. On a raconté des histoires bien avant
l’émergence de l’imprimé et on prend aujourd’hui manifestement le chemin
pour le faire après sa disparition. À supposer même que les livres imprimés
disparaissent un jour, il est probable que nous ne cesserons pas pour autant
de rire ou de pleurer aux histoires qu’on nous racontera.
Mais la réponse n’est plus aussi évidente si on affine l’analyse et si on
veut bien considérer par exemple que rire ou pleurer, comme des milliers de
fictions, tous supports confondus, nous y invitent aujourd’hui, ne sont pas
nécessairement une preuve de l’existence de la subjectivité, d’une intime
chambre à échos dans laquelle je me construis par ce que j’interprète. On ne
lit pas Proust, et beaucoup d’autres, seulement pour rire ou pleurer, même si
cela arrive aussi. Rire, pleurer, c’est souvent ce que tout le monde fait au
même moment, à propos des mêmes scènes et pour les mêmes raisons. Il
n’est pas sûr que nous nous différenciions, que nous nous singularisions par
les émotions, ou du moins par les émotions les plus immédiates induites par
les médias, quels qu’ils soient. Dans ce sens, rire, pleurer, avoir peur, etc.
peuvent tout aussi bien participer d’une économie désubjectivante, d’un
principe d’indifférenciation plutôt que d’une subjectivation. Les émotions,
pourrait-on dire dans cette perspective, induisent une dynamique de
l’action-réaction immédiate, un automatisme psychique et parfois quasi
physique dont on dira, après bien d’autres, qu’il est le fonds de commerce
de l’industrie culturelle, tous formats confondus.
Ce principe de l’action-réaction, il est important de l’observer, est
également central dans la culture du « jeu » qui s’est énormément
développée avec le numérique, au point d’en constituer sans doute
l’épicentre en termes de pratique culturelle. Le livre est fait pour être lu, la
télévision pour être regardée, et le numérique pour jouer. Le jeu est ce qui
permet le mieux d’en activer le potentiel participatif (comme le « direct »
active le mieux le potentiel de la télévision classique) et il faut bien
constater que la très grande majorité des jeux produits par une industrie
dont le chiffre d’affaires représente à peu près dix fois celui de l’industrie
cinématographique est basée sur des principes d’action-réaction immédiate.
Et, conformément à la loi des effets collatéraux introduite au début de ce
livre, il faut s’attendre à ce que la culture du jeu exerce également son
influence sur d’autres pratiques culturelles.
Clairement, les jeux développent nos réflexes plutôt que nos
compétences herméneutiques, ils sont faits pour actionner d’imaginaires
fusils-mitrailleurs ou pour tenir le volant d’imaginaires bolides plutôt que
pour interpréter le Sonnet en yx de Mallarmé. D’ailleurs, même s’il existe
des jeux qui en appellent à nos capacités herméneutiques, ce sera toujours
de façon restreinte, limitée par la binarité des codes numériques : la réponse
à une stimulation sera toujours 0 ou 1, mais jamais à la fois 0 et 1, ou 1 pour
faire croire 0, ou 0.5, etc. Pour le Sonnet en yx, ça tombe mal.
L’herméneutique ni, par conséquent, la subjectivité ne seront jamais
vraiment le fort du numérique. Celui-ci semble d’ailleurs au courant
puisqu’il ne s’y aventure pas vraiment. Il ne peut rien faire d’autre que de
remplacer systématiquement la subjectivité par la mémoire – comme si
c’était la même chose.
S’il arrive à la « chose littéraire » de migrer vers le cinéma ou la
télévision, il faut donc convenir qu’inversement rien n’empêche la « chose
divertissante » de migrer vers le livre et d’y jouer dorénavant un rôle
central, d’y importer une dynamique de l’émotion immédiate, de l’action-
réaction. On continue donc certes de lire et même de lire beaucoup, mais
ces belles statistiques doivent souvent beaucoup aux quelques best-sellers
lus par tout le monde, écrits pour provoquer chez tout le monde les mêmes
sentiments et parfois les mêmes réactions physiques, au même moment,
tendant ainsi vers une sorte de degré zéro de la nécessité herméneutique et
de la subjectivation qui s’en déduit.
Il est par exemple fort improbable que l’avènement, avec Fifty Shades of
Grey et ses innombrables suites ou imitations, d’une littérature SM
« officielle », présentable, soit une bonne nouvelle pour la culture du livre,
malgré les millions de lecteurs qui viennent ainsi soutenir les statistiques.
La trilogie va plutôt dans le sens d’une désubjectivation dans la perspective
de laquelle la montée en puissance de l’imagerie perverse n’est pas une
coïncidence : il y a en effet dans la perversion une volonté de se détruire
comme sujet singulier, de n’être plus en somme qu’un corps au service
d’autres corps. Que ce soit justement une sorte de catalogue de tout ce que
vous avez toujours voulu savoir sur les pratiques SM qui officie comme le
dernier super-best-seller en date constitue, dans cette perspective, un assez
beau symptôme.
Et ce qui vaut pour Fifty Shades est généralisable. Il existe aujourd’hui
d’innombrables livres susceptibles de provoquer chez nous toutes sortes
d’émotions, mais il y a peu de chances que nous y revenions après en avoir
achevé la lecture. À l’image de n’importe quel roman policier, genre
aujourd’hui archidominant, ils ne laissent rien à (re)dire, rien à (re)lire, rien
à désirer, rien à interpréter, ils ne laissent aucune question ouverte, ils ne
nous laissent pas de doute, ils fonctionnent en somme comme un jeu,
comme une émission de téléréalité ou un match de football, qu’il ne nous
viendrait pas à l’esprit de regarder une seconde fois si nous en connaissons
le résultat ou la fin. Quand c’est fini, c’est fini. Telle est la loi du
divertissement, voire sa définition, qui explique pourquoi on prend alors
toujours les mêmes et qu’on recommence.
Notes
1. Bradbury annonce ainsi, avec un demi-siècle d’avance, les thèses développées récemment par
Dany-Robert Dufour dans La Cité perverse, Paris, Denoël, 2009, p. 317 sq.
2. On pourrait encore compliquer le problème en relevant, après d’autres, ce que telle théorie du
sujet doit à un environnement ou un imaginaire médiatique spécifique : l’inconscient freudien serait
dans cette perspective typiquement un produit de la graphosphère, de la culture de l’imprimé,
puisque, à en croire la notice de Freud sur « le Bloc-notes magique », il est à comprendre comme un
jeu d’écritures, effacées, conservées, etc. (voir notamment sur ce point l’article de Jacques Derrida :
« Freud et la scène de l’écriture », L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967). De façon analogue,
on a montré plus récemment ce que la théorie lacanienne du sujet et de l’inconscient devait, elle, à la
montée en puissance de la cybernétique (voir Lydia H. Liu, The Freudian Robot : Digital Media and
the Future of the Unconscious, Chicago, University of Chicago Press, 2010).
3. Vincent Kaufmann et Miriam Meckel, « Lies ! Mich ! Aus ! Zur Entsubjektivierung von Autor
und Leser im Digitalen », Kodex, 3, 2013.
4. Jean Starobinski, La Relation critique (L’Œil vivant II), Paris, Gallimard, 1970.
5. Quant à savoir s’il est simplement possible d’éviter d’entrer en matière sur les intentions de
l’auteur, c’est une autre histoire pour laquelle on se reportera en particulier à Antoine Compagnon,
Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, 1998.