2012-13 Saux Fabienne M2
2012-13 Saux Fabienne M2
2012-13 Saux Fabienne M2
Fabienne Saux-Kips
La tentation poétique
de Jean Giono
Sous la direction de :
Nadine LAPORTE Maître de conférences à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour
Jean-Yves CASANOVA Professeur à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour
1
« Je n'échafaude pas des théories avec des mots qu'il faut aller chercher dans les
dictionnaires. »
2
INTRODUCTION
À lire les titres de Jean Giono, l'imaginaire s'échappe vers des contrées poétiques. Le
chant du Monde ne promet-il pas une célébration cosmique qui renoue avec l'origine
religieuse et musicale de la poésie ? Solitude de la pitié n'annonce-t-il pas le lyrisme que les
Romantiques, ces grands élégiaques, ont chanté si souvent ! Dans Le Hussard sur le toit,
l'incongruité de ce rapprochement n'évoque-t-il pas les images surréalistes qui vont
bouleverser la perception du monde ? L'Iris de Suse, fleur de l'imaginaire, n'éclot-il pas,
comme la poésie, au cœur de chacun ?
Nous pourrions à loisir étudier l'horizon de lecture poétique qu'offre chaque titre de
Giono. Robert Ricatte dans sa préface aux Œuvres romanesques complètes remarque que les
brouillons de Giono montrent que souvent le titre vient avant l’œuvre, qu'un même titre
projeté pour un roman est finalement utilisé pour un autre, renforçant ainsi la virtualité de
poème minimaliste de chacun.
1 Giono et la poésie
3
« Lure, calme bleue, domine le pays, bouchant l'ouest de son grand corps de montagne insensible.
Des vautours gris la hantent.
Ils tournent tout le tour dans l'eau du ciel, pareils à des feuilles de sauge.
Des fois, ils partent pour des voyages.
D'autres fois, ils dorment, étalés sur la force plate du vent.
Puis, Lure monte entre la terre et le soleil, et c'est, bien en avant de la nuit, son ombre qui fait la nuit
aux Bastides. »1
2 L'indéfinissable définition
Du côté des poètes nous retiendrons la fameuse définition de Baudelaire dont la place
au panthéon poétique n'est plus à préciser :
« Ainsi le principe de la poésie est, strictement et simplement, l'aspiration humaine vers une
Beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un enthousiasme, un
enlèvement de l'âme ; enthousiasme tout à fait indépendant de la passion, qui est l'ivresse du
cœur, et de la vérité, qui est la pâture de la raison. »2
Nous retiendrons également, parmi tant d'autres, celle de Pierre Réverdy, à qui les poètes
contemporains rendent un hommage particulier :
« La poésie n'est ni dans la vie ni dans les choses – c'est ce que vous en faites et ce que vous
y ajoutez »3.
L'une évoque l'ascension, la verticalité, l'élévation de l'âme, l'autre une esthétique presque de
l'horizontalité qui veut répondre à l'anonymat du monde, aux absences du réel.
Du côté des théoriciens, Jean Cohen en 1966 définit la poésie comme un écart par
rapport à la norme. Gérard Genette en 1969 critique l'ouvrage de Cohen et en particulier sa
1 Colline p. 128
2 Ch. Baudelaire, L'Art Romantique « Notes Nouvelles sur Edgar Poe », Garnier, 1962, p, 636
3 P. Reverdy, Le Livre de mon bord, Mercure de France, 1989, cité par Frontier, La poésie, p.17
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notion d'écart définie tantôt par rapport à l'usage, ce qui annule comme figures les figures
d'usage, tantôt comme détour. Ricœur en 1975, revient sur la critique de Genette et
notamment sur la notion d'écart et reconnaît à Cohen le mérite d'avoir proposé comme degré
zéro, sur lequel Barthes a réfléchi en 1972, le langage scientifique...
Comment dépasser ces querelles, même si elles permettent de mieux cerner le sujet ?
Lorand Gaspar, poète et médecin mais aussi historien, photographe, traducteur français
d'origine hongroise note :
« On ne peut clôturer la poésie : son lieu central s'effondre en lui-même, en une compacité
qui se consume, qui se troue. Silence infondé où, contre toute preuve, s'avance encore une
fois la parole fragile, la parole scandaleuse, la parole écrasante, la parole inutile. »1
Nous reprendrons donc la simplicité des définitions des dictionnaires, dont le Trésor
de la Langue Française, pour préciser que la poésie est le genre littéraire qui regroupe les
poèmes, en vers métriques, en vers libres, en prose, contraints par des codifications
essentiellement rythmiques et phoniques et qui mettent en valeur des images.
Alors comment définir l'écriture poétique ? Là aussi la tâche est vaste et nous ne
retiendrons d'une multitude de définitions en creux ou en plein que quatre directions qui ont
la particularité d'avoir été explorées par des théoriciens mais aussi par des poètes et
notamment par des poètes contemporains de Giono.
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2-1 L'inspiration
« Allons, Muses, que ce soit la forme de votre chant qui vous rend mélodieuses ou que vous
deviez cette appellation à la race musicienne des Liguriens, emparez-vous avec moi du
mythe que cet homme excellent que voici me force à dire, afin que son compagnon qui déjà
lui semble être un homme savant lui semble encore davantage tel maintenant. »3
Donc dès Platon le poète est animé d'un souffle supérieur, mais c'est à l'époque
Romantique que l'image du poète inspiré imposera sa puissance marquant définitivement les
générations futures et l'imaginaire collectif. Hugo écrit dans Les rayons et les ombres (1840) :
6
Musset dans « La Nuit de Mai » compose un dialogue entre la Muse et le Poète qui débute par
cette apostrophe qui revient comme une incantation à chaque réplique de la Muse :
La poésie du XX ème siècle n'a pas rejeté sa dette avec l'inspiration. Jean-Pierre Lemaire fait
partie de ces poètes du « nouveau lyrisme » ou « lyrisme critique », nés dans les années 1950,
ils ont commencé à écrire dans une époque de crise économique et idéologique et pour eux, il
ne s'agit plus de rechercher la modernité à tout prix en visant notamment une écriture
objective comme l'a fait par exemple Anne Marie Albiach 3. Au contraire ils tentent de lier
tradition et modernité. Dans Visitation (1985) Jean-Pierre Lemaire donne la parole à la
Sagesse, allégorie de Dieu dans la Bible, qui propose au poète de dépasser son enfermement
en lui octroyant un autre point de vue :
Ainsi l'écriture poétique fait de l'écrivain un relais entre les forces supérieures et les hommes,
il appartient au poète de dévoiler aux autres hommes le message que lui seul entend.
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2-2 La mise en relief du signifiant
Cette idée du travail sur la langue se retrouve chez Paul Valéry. Dans « Commentaires
de Charmes » extrait de Variétés III, tout comme dans « Poésie et pensée abstraite » extrait de
Variétés V, il explique la différence essentielle qui existe, selon lui, entre prose et poésie.
Quand le message en prose a atteint la pensée du destinataire, ne reste dans son esprit que
l'idée transmise, d'ailleurs pour la transmettre à son tour il n'hésite pas à la reformuler. Mais la
poésie est inséparable de sa forme :
« C'est le son, c'est le rythme, ce sont les rapprochements physiques des mots, leurs effets
d'induction ou leurs influences mutuelles qui dominent , aux dépens de leur propriété de se
consommer en un sens défini et certain. »1
Il utilise dans ces deux essais la métaphore du phénix : « Un beau vers renaît indéfiniment
de ses cendres, il redevient,- comme l'effet de son effet, -cause harmonique de soi-même »1,
ou encore :
« Au contraire, le poème ne meurt pas pour avoir vécu : il est fait expressément pour
renaître de ses cendres et redevenir indéfiniment ce qu'il vient d'être. La poésie se reconnaît
à cette propriété qu'elle tend à se faire reproduire dans sa forme elle nous excite à la
reconstituer exactement ».2
Cela ne signifie bien sûr nullement que la poésie n'est que forme, Valéry d'ailleurs emploie
l'image du pendule pour montrer l'oscillation entre la forme et le sens :
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« Ainsi entre la forme et le fond, entre le son et le sens, entre le poème et l'état de poésie se
manifeste une symétrie, qui n'est pas dans la prose ».1
Jakobson écrit , après avoir rappelé que les deux modes fondamentaux d'arrangement
utilisés dans le comportement verbal sont la sélection et la combinaison :
Donc dans l'énoncé poétique, il ne s'agit plus seulement d'élire linéairement les mots mais de
les choisir simultanément. Jakobson donne pour exemple la formule électorale « I like Ike » et
étudie l'effet produit par la combinaison des phonèmes. Il insiste sur le fait que la poésie a fait
les beaux jours des figures de rhétorique.
Quand Jean Cohen dans Structure du langage poétique, se propose de réfléchir sur les
caractéristiques de la poésie, il revient lui aussi au signe verbal : « Le poète est poète non par
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ce qu'il a pensé ou senti, mais par ce qu'il a dit. Il est créateur non d'idées, mais de mots. Tout
son génie est dans l'invention verbale »1 ou encore « La poésie n'est pas science mais art, et
l'art est forme rien que forme »2. Il met, par conséquent , en avant le travail sur les figures qui
ne sont pas pour lui un ornement superflu mais « l'essence même de l'art poétique »2. Ce jeu
sur les signifiants perdure particulièrement sous la plume des Oulipiens. Le choix du terme
« ouvroir » dans « Ouvroir de Littérature Potentielle » est réservé normalement à un lieu où
se fabriquent des ouvrages de couture et il n'est pas sans rappeler l'étymon de « poésie ».
Lipogrammes, monovocalismes sont autant d'expériences qui disent comment la contrainte
imposée au signifiant devient paradoxalement principe d'invention et de libération. Rappelons
que les Oulipiens se réunissent toujours même si certains sont « excusés pour cause de
décès ». Jean Lescure dans son « Poème pour bègue » (1970) s'impose pour chaque vers que
certaines syllabes paires soient identiques à la syllabe impaire qui la suit :
Jean-Yves Tadié part du constat de Jakobson sur les fonctions du langage diversement
dosées suivant le message. Il se propose de montrer dans son étude que « Tout roman est, si
peu que ce soit poème, tout poème est, à quelque degré récit »4. En effet, selon lui le récit
poétique en prose qu'il définit comme « un phénomène de transition entre le roman et le
poème »5 utilise les ressources du poème. Il note : « le récit poétique conserve la fiction d'un
roman : des personnages auxquels il arrive un histoire en un ou plusieurs lieux. Mais, en
même temps des procédés de narration renvoient au poème »6. Il propose de repérer dans le
récit poétique :
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« un système d'échos, de reprises de contrastes qui sont l'équivalent, à grande échelle, des
assonances, des allitérations, des rimes : ce qui n'implique ni n'élimine, la recherche des
phrases musicales ; en effet, les parallélismes sémantiques, les confrontations entre les
unités de sens qui peuvent être des paysages ou des personnages, ont autant d'importance
que, à l'échelle réduite du poème les sonorités : les unités de mesure peuvent changer,
Par conséquent le récit poétique repose, selon lui, sur l’amenuisement des références
réalistes associées aux personnages qui s'accompagne, a contrario, d'un nouvel éclairage sur
l'espace devenu symbolique et donc toujours tourné vers un ailleurs. De même le traitement
du temps devient original :
pourtant, comme dans tout poème, l'instant est privilégié. Ce traitement du temps rejaillit sur
la structure qui devient parfois circulaire mais souvent fragmentée, discontinue.
Ces caractéristiques semblent taillées sur mesure pour l’œuvre de Julien Gracq. Au
château d'Argol (1938), Le Rivage des Syrtes (1951), présentent des personnages à l'identité
floutée, un paysage, prodigieux château au bord de l'océan, cerné d'une forêt dense, ou
bordure extrême de la Seigneurie d'Orsenna, qui joue un rôle actif dans le développement du
récit. Et le temps est suspendu à l'attente. Julien Gracq fait d'ailleurs une incursion dans la
poésie en prose montrant combien est ténue la frontière entre récit poétique et poème. Liberté
grande publié en 1946 regroupe des textes marqués par le Surréalisme et écrits entre 1943 et
1941, s'y retrouvent les traits de ses récits poétiques et en particulier son traitement de
l'espace, comme dans « Les trompettes d'Aida » :
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Dans l'édition de 1958, il ajoute écrit en 1947 « Les hautes terres de Sertalejo » , lieu
mythique ancré dans un passé imaginaire.
« Je revois les cieux balayés, d'une clarté lustrale de grève lavée, où les nuages au dessin
pur posaient des volutes nacrées de coquillage – les longues pentes vertes basculées au-
dessus des abîmes, où les doigts du vent plongeaient dans les hautes herbes – les lacs de
montagne, serrés au cœur de l'étoilement dentelé des cimes comme un peu d'eau de la nuit
au creux d'une feuille. »1
Si certains font du poète un médium, un inspiré chargé par une force supérieure de
dire, avec les soubresauts du mysticisme officiel apparaît un autre discours : le poète tel un
démiurge crée un autre monde ou invite à percevoir autrement ce monde. Parfois la frontière
entre inspiré et démiurge paraît curieusement floue. Rimbaud se propose ainsi d'être « voleur
de feu » mais aussi de « se faire voyant » dans sa lettre à Paul Demeny du 15 mai 18712.
Cohen est parti de l'idée que la poésie est l'antiprose, que le poème brutalise le code de
la parole, puisque, il ne respecte pas l'avancée linéaire de la prose en pratiquant le « versus »
(retour des sonorités, des rythmes), il emploie l'impertinence de la prédication en décrivant le
monde de façon déroutante, l'inconséquence de la coordination en reliant deux idées qui ne
paraissent pas avoir de rapport logique entre elles, la redondance de l'épithète et la métaphore.
Pour lui, le mécanisme de l'écriture poétique se joue en deux temps. Il s'agit tout
d'abord de constater l'écart avec la prose puis de réduire cet écart et donc par cela de créer une
langue nouvelle. Cette mutation de la langue est donc aussi une mutation mentale. Cohen
arrête là la spécificité poétique mais il concède : « Libre au poète de révéler de nouvelles
vérités. Ce n'est pas encore une fois par là qu'il est poète »3. Par ailleurs, comme nous l'avons
vu, il reconnaît le pouvoir poétique de la métaphore, il remarque même : « Mais la ressource
fondamentale de toute poésie, le trope des tropes, c'est la métaphore synesthésique, ou
ressemblance affective »4.
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Paul Ricœur reprend ce fonctionnement de destruction et de recréation de la langue et
l'associe plus particulièrement à la métaphore :
Mais il dépasse la seule mutation mentale pour en venir à la portée de cette mutation :
« N'est-ce pas la fonction de la poésie de susciter un autre monde, -un monde autre qui
corresponde à des possibilités autres d'exister, à des possibilités qui soient nos possibles les
plus propres ? »2
Par conséquent, avec la poésie, le langage n'a plus pour mission de décrire la réalité,
mais il accède à une fonction nouvelle, il devient un instrument de découverte, l'heuristique
est sa raison . L'art est une quête sans cesse recommencée. L'artiste a à exprimer ce qui est, ce
qui se cache derrière ce qui est, ce qu'il aurait voulu qui soit, mais aussi sa position par rapport
au monde, aux autres, à soi. Le poète, en tant qu'artiste participe à cette recherche en utilisant
les ressources de la langue et en essayant de les renouveler puisque les artistes qui ont cru
apporter des réponses n'en ont pas fourni de définitives comme l'atteste la continuation de la
démarche artistique. D'ailleurs une telle réponse est inenvisageable parce que le monde et la
perception de ce monde est en continuelle mutation, parce que l'identité humaine reste un
mystère, parce que sa finitude demeure scandaleusement ressentie par l'artiste, parce que toute
nouvelle direction aussitôt proposée se fane. Jean-Michel Maulpoix constate : « Écrire est cet
incessant mouvement de « tendre vers » et de « retomber dans »3. Chaque poète a donc à
proposer sa réponse ou sa quête de réponse et à la recommencer sans cesse.
Yves Bonnefoy appartient à cette famille de poètes nés autour des années 1920 et que
Jean-Michel Maulpoix définit par l'infinitif « Habiter », infinitif qu'il commente en précisant
qu'ils « peuvent être rassemblés autour de leur quête commune du lieu et de la présence, ainsi
que d'un rapport insistant à l'élémentaire »4. Pour Bonnefoy, le langage permet de cerner la
beauté du monde et ouvre la porte de l'invisible, mais pour cela il faut s'attacher à la
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simplicité. Dans L'Arrière-Pays il écrit :
« J'aime la terre, ce que je vois me comble, et il m'arrive même de croire que la ligne pure
des cimes, la majesté des arbres, la vivacité du mouvement de l'eau au fond d'un ravin, la
grâce d'une façade d'église, puisqu'elles sont si intenses, en des régions, à des heures, ne
peuvent qu'avoir été voulues, et pour notre bien. Cette harmonie a un sens, ces paysages et
ces espèces sont, figés encore, enchantés peut-être, une parole, il ne s'agit que de regarder et
d'écouter avec force pour que l'absolu se déclare, au bout de nos errements. Ici, dans cette
promesse, est donc le lieu. »1
2-5 Bilan
Nous retiendrons pour définir le fait poétique les quatre directions proposées. En effet,
aucune ne paraît pouvoir être privilégiée ou exclue . L'inspiration concerne aussi bien la
poésie que la musique, la peinture … Rechercher le mystère du monde, le célébrer c'est la
mission de tout artiste. Interroger l'univers, donner du sens, raconter sa quête, l'artiste mais
aussi le philosophe s'y essaient. Reste le matériau spécifique, la langue, le mot. Là aussi, cette
caractéristique ne suffit pas . Il y a des « poètes » qui le sont si peu et le dramaturge, le
romancier, soupèsent eux aussi le mot, que l'on pense simplement à Flaubert dans son
« gueuloir ». Quant aux jeux d'échos, le cinéma en est plein. Les séquences se répondent et
rythment le film tout en s'éclairant mutuellement et se complétant .
Donc c'est de l'intersection de ces quatre directions que naît le fait poétique. Nous le
définirons par l'inspiration et l'expiration, c'est à dire la quête d'une vérité restituée par le
souffle créateur. A ces deux caractéristiques qui accompagnent la production artistique en
général nous ajouterons celles spécifiques au poète, le travail sur la langue et celui sur la
composition. Le poète comme le personnage tragique subit une compression, une force
supérieure (divine, sociale, historique, génétique, psychologique ...) pèse sur lui, pour y
répondre il choisit l'expression. D'ailleurs Anouilh, Giraudoux, n'attendent-ils pas le moment
où le personnage se déclare ? Mais pour le poète cette expression passe par l'impression .
Impression de la sensibilité, bien sûr, mais aussi impression concrète de l'encre sur la page, de
la typographie. Compression, expression, impression, la formule peut paraître facile mais c'est
justement dans les mots, dans leur agencement, dans leur écho, que le poète recherche sa
vérité.
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Comme on le voit ce faisceau de définitions propose finalement une investigation non
seulement au niveau de la microstructure de la phrase (syntaxe, détermination, figures...) et
même de la nanostructure du mot (lexique, sonorités, connotations) mais aussi au niveau de la
macrostructure de l’œuvre (temps, espace, personnages, échos, représentation d'un
« ailleurs », d'une quête). L'écriture solaire de Giono éclaire un monde, dotant chaque objet de
son ombre, le lecteur en regardant autour de lui parcourt cet univers, mais parfois au milieu du
chemin il aperçoit une roche étonnante qui attire son attention sur le chemin lui-même : ce
sont ces signes que nous proposons d'étudier. Comme tout artiste le poète construit sa
sémiotique et il s'agit de repérer non seulement les signaux utilisés mais aussi ce qu'ils
indiquent.
Pour mener à bien notre étude, nous avons choisi trois œuvres représentant des temps
forts de la production de l'écrivain.
Pour commencer, Naissance de l'Odyssée est la premier grand texte écrit par Giono .
En 1919, démobilisé, il a 24 ans et travaille à Marseille dans une agence bancaire au service
de la conservation des titres. Son choix de L'Odyssée est motivé par son envie d'espace, par
ses lectures d'enfant, par cette mer qu'il aperçoit sorti de son bureau. Il confie à Pierre Citron
« L'Iliade, c'était le feu et le sang, c'était rouge, tandis que là, c'était bleu, c'était vert, c'était les
grands vents, c'était le vent »1. La préface à l'édition originale, celle de 1960, les confidences
faites au Livre du mois (fin 1937 ou début 1938), l'introduction à Trois images pour illustrer
l'Odyssée (vers 1923) donnent des dates de début de rédaction contradictoires, 1919, 1920,
1923, des lieux de rédaction différents, Marseille ou Manosque. Oublieuse mémoire ou
afféterie d'écrivain qu'importe, Giono a sans doute commencé à Marseille, fini à Manosque où
il revient en 1920 à son poste d'avant la guerre. Pourtant ce premier livre achevé en 1927 ne
sera que le quatrième long récit de l'auteur publié. En effet son œuvre est refusée, Jean
Guéhenno la juge comme sentant « un peu trop le jeu littéraire » et il faudra les succès de
Colline (1929), Un de Baumugne (1929), Regain (1930) aux éditions Grasset, pour que
1 Naissance de l'Odyssée, Notes, p. 814
15
l’œuvre paraisse sans manifester de curiosité particulière en 1930 aux éditions Kra ; en 1938
après le vif succès de Que ma joie demeure, une nouvelle édition paraîtra chez Grasset. Mais
il faudra attendre le commentaire qu'en fait Genette dans Palimpsestes (1982), ouvrage
consacré à la transtextualité, pour que ce premier roman sorte vraiment de l'ombre.
La deuxième œuvre retenue est Pour saluer Melville. Le 11 novembre 1939 Giono est
libéré de la prison du fort Saint-Nicolas où il a été emprisonné deux mois pour pacifisme, il a
44 ans. Il projette d'écrire un long roman, Conquête de Constantinople, qui ne verra jamais le
jour mais dont les extraits sont publiés en 1942 dans L'Eau vive. En effet, le 16 novembre il
débute la préface de Moby Dick qui va le détourner de son projet initial. Au début des années
1930 il a découvert Melville et dès 1936 avec son ami Lucien Jacques, il entreprend la
traduction achevée en 1939 de la lutte du capitaine Achab et de la baleine blanche parue en
1851 en Amérique sous le titre de Moby-Dick, or, The Whole (le cachalot). Giono, aidé de
documentations, souhaite avec sa préface présenter aux lecteurs français Melville dont seules
quelques œuvres ont déjà été traduites en France. Mais bien vite, comme l'attestent ses deux
carnets de travail, en cours de biographie, il dévie de son projet initial et insère dans la vie de
l'auteur américain un épisode apocryphe. Si Herman Melville a bien quitté l'Amérique en
octobre 1849 pour se rendre à Londres afin de surveiller l'édition anglaise de White Jacket, il a
là-bas rencontré de nombreuses difficultés et son voyage s'est poursuivi en France puis en
Belgique et s'est achevé par un second séjour en Angleterre. Mais, Giono, plus fidèle à l'esprit
de l'auteur qu'à l'authenticité de son parcours invente toute une trame romanesque expliquant
l'écriture de Moby Dick. En deux mois il termine sa biographie devenue roman, qui paraît en
1941. Ce texte, petit par sa taille, marque cependant une étape importante de l'évolution de
son auteur, puisqu'il consomme sa rupture avec le militantisme et une thématique tournée vers
la terre et qu'il préfigure les chroniques.
3-3 Le Déserteur
16
René Creux demande à Giono d'inventer une histoire à partir de ce peintre très mal
connu du XIX ème siècle et sur lequel circulent de nombreuses légendes dont l'une raconte
qu'il a déserté à la suite d'un homicide ce qui lui a valu son surnom. Il confie à l'écrivain une
liste d’œuvres du peintre appartenant à des collectionneurs et une documentation concernant
sa vie, les caractéristiques de son art et la région du Valois. Il y joint des reproductions de ses
peintures. En juillet 1965, Giono a 70 ans et c'est un homme affaibli par la maladie qui va
faire publier Les deux cavaliers de l'orage qui commence Le Déserteur. En effet, à sa
première crise cardiaque de février 1962, s'est ajoutée celle de l'été 1964 qui l'a obligé à
transférer son bureau, installé au deuxième étage de sa maison de Manosque, dans une pièce
du rez-de-chaussée, près de sa bibliothèque. Pour lui, commence l'heure des bilans. Pourtant,
il termine rapidement sa commande puisqu'il achève son texte le 19 octobre 1965. En 1966,
Le Déserteur paraît, précédé d'un avant propos de René Creux et suivi de trente reproductions
en couleurs et de soixante-six reproductions en noir et blanc de C.-F. Brun. Ce texte reste
marginal dans la célébrité qui entoure la production de Giono.
– Après cette étude de l'utilisation des modèles littéraires nous réfléchirons aux
composantes du récit poétique : nous examinerons dans cette partie les
caractéristiques transversales du héros, la solidité de l'ancrage spatio-temporel et la
récurrence significative de certaines scènes.
– Enfin, après avoir examiné les œuvres au niveau de l'organisation du récit nous
plongerons dans la langue où s'élabore tout travail poétique : nous partirons de
l'étude du lexique pour parvenir à celui des figures distinguées par l'auteur.
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PREMIÈRE PARTIE
18
Henri Rousseau, La muse inspirant le poète (Marie Laurencin et Guillaume Apollinaire),
19
I La représentation de l'inspiration
20
« Ah ! Il m'a crevé le ventre en me regardant ! Et maintenant j'ai tout le vent
dans ma peau. Ça claque comme une voile ! Ah ! J'ai les yeux pleins d'oiseaux de
mer ! »1
Les phrases sont brèves, l'exclamation par le biais des interjections notamment
domine et révèle la souffrance. Mais le signifiant montre aussi la marque du poète, Archias
propose un quatrain renouvelé où apparaissent deux hendécasyllabes suivis de deux
ennéasyllabes dont le premier contient l'interjection « Ah ! ». À ce rythme particulier
s'ajoutent les sonorités, les allitérations en [v] « crevé » ; « ventre » ; « vent » ; « voile »,
celle en [K] « crevé » ; « claque » ; « comme » deviennent mimétiques de ce vent divin qui
souffle dans le personnage. Et puis il y a la métaphorisation qui réveille par son inventivité
le conformisme de la langue et la sensibilité du lecteur « avoir le vent dans sa peau »
« avoir les yeux pleins d'oiseaux de mer ». Cette dernière expression qui peut sembler
usuelle au premier abord retrouve toute sa force grâce au complément du nom « de mer ».
Et Archias continue, les points de suspension sont comme les blancs de la strophe ; il
déverse un autre quatrain :
« Une bergère, tu sais, une bergère pour les brebis de la mer. Elle siffle tout le
temps entre ses dents. Tu l'entends ? Elle siffle. Elle tape sur la mer comme sur un
tambour. »2
Si les phrases ne possèdent pas, comme dans la strophe précédente, des unités
métriques proches deux par deux, le quatrain se termine cependant par un alexandrin blanc
qui ancre encore plus ce passage dans la tradition littéraire. De plus la poésie joue ici,
conformément aux règles, sur les échos : répétition de « bergère » et de « siffle », anaphore
de « Elle » mais aussi assonance en [α], « temps » « entre » « dents » « entends » et rime
« assagie » en [εR] dans l'optique verlainienne qui associe féminine et masculine avec
« bergère » et « mer ».
Giono risque même une troisième strophe, d'une longueur sensiblement identique,
toujours séparée par les points de suspension.
1 Naissance de l'Odyssée, p. 9
2 Id, p. 9
21
« La mer ! Une fois qu'elle t'a plié dans sa robe !... Elle dansait à gros bouillons
de cuisse contre cette couverture de nuages qui lui tient trop chaud. »1
Archias représente donc le poète inspiré dont la parole chargée de la fureur divine
s'écoule. Mais, avec malice, Giono en fait un fou dont la véhémence effraie, et Ulysse sans
aucun remords n'hésite pas à l'utiliser pour payer son voyage. L'auteur relègue donc
rapidement ce personnage montrant ainsi que cette direction poétique l'intéresse peu.
Pourtant Ulysse, « ce faible Ulysse courageux pour les seuls exploits de la langue »2
n'en est pas pour autant entièrement coupé de cette inspiration. Plusieurs fois sa parole
s'élève sans qu'il l'ait pour autant réellement voulu.
« Alors, une voix nouvelle, rauque et soufflant comme les ailes de la colère
monta : « Écoute, je ne donnerai pas cher de ton Antinoïs si l'Ulysse retourne jamais au
manoir ! » [...] Le plus ébahi de tous était certes Ulysse, car la voix était sortie toute
seule de lui-même. »3
La colère n'est pas sans rappeler celle d'Archias quand les dieux s'expriment par sa
bouche. Mais le narrateur insiste, Ulysse n'est plus maître de ses propos : « dit Ulysse de
plus en plus ébahi, car il soufflait, contre son gré intime, de regrettables paroles »4. L'image
traditionnelle « du souffle de l'inspiration » est ainsi reprise, mais Giono pour rendre son
propos encore plus explicite exhibe la fonction du personnage d'Archias c'est-à-dire qu'il
rappelle au lecteur qu'il représente le poète inspiré : « Archias passa devant ses yeux
brouillés, conduisant l'échevelée procession des dieux et il sentit comme une source fraîche
1 Naissance de l'Odyssée, p. 9
2 Id, p. 21
3 Id, p. 27
4 Id, p. 28
22
crever en lui»1. C'est encore l'image de l'écoulement qui est utilisée pour désigner
l'inspiration, ce flux céleste. Et, après cette impulsion divine, Ulysse auquel le narrateur a
curieusement accolé l'épithète homérique de muet, « Ulysse le muet »2, cède à la parole
« (les mots passaient tout seuls la barrière de ses lèvres) »3, cette précision, faite entre
parenthèses, procédé plutôt rare chez l'écrivain montre combien Giono tient à souligner ce
phénomène de l'inspiration. Ulysse a alors accès au verbe qui résume la force prophétique
et créatrice des mots : « il vit les aventures magiques étalées devant lui »4.
Au pouvoir de ce souffle divin, il faut ajouter une autre force celle de la parole
humaine. De même que la fureur divine, elle a le pouvoir d'ensemencer les esprits comme
le rappelle d'ailleurs Platon dans le Phèdre. Ainsi ce sont les propos d'Archias qui vont
aussi faire lever l'imagination d'Ulysse : « l'aveu de Ménélas, et Archias, par ces folles
paroles, l'avaient ensemencé de fleurs merveilleuses que son imagination de menteur
embellissait encore »5.
Et c'est un autre poète, le guitariste aveugle, qui va lui aussi pousser Ulysse vers le
mensonge créateur : « il remâcha la pensée passée : « Il y a quelque chose de divin, à tout
prendre... »6. Cette phrase du guitariste qui revient à la mémoire d'Ulysse, devient le
déclencheur final de sa logorrhée. Et en rapprochant dans deux phrases contiguës, le
pouvoir de la parole du guitariste et celle d'Archias, Giono exprime sans équivoque que
l'inspiration naît aussi des mots des autres, qu'ils soient oraux ou écrits bien sûr. Et quand
Ulysse prend la parole il semble retrouver d'instinct les procédés traditionnels de
l'éloquence : interpellation des destinataires avec les apostrophes et les questions de
rhétorique, énumérations qui rythment ses propos et tiennent en haleine son auditoire etc 7.
Et ses paroles sont si abondantes qu'elles laissent le narrateur coi comme le suggère
l'emploi des points de suspension qui résume la poursuite du logos d'Ulysse.
1 Naissance de l'Odyssée, p. 30
2 Id, p. 25
3 Id, p. 25
4 Id, p. 35
5 Id, p. 17
6 Id, p. 30
7 Id, p. 31-34
23
1-3 L'aède est le pouvoir des mots
Une dernière variation du poète inspiré est incarnée par la figure homérique de
l'aveugle. Il est, à son entrée dans l'histoire, présenté comme un simple joueur de guitare et,
quand il prend la parole, c'est pour préciser : « je dois dire mon mot car j'ai vu ... »1. Giono
interrompt là habilement son personnage, puisque le verbe « voir » construit alors un
paradoxe avec la révélation qui clôt le paragraphe suivant, « on s 'aperçut, à ses yeux fixes,
qu'il était aveugle »2. Le poète est donc celui qui voit malgré son infirmité, qui contemple
sans ciller la nuit, « (et ses yeux morts étaient toujours dardés sur l'ombre gémissante) »3.
Cette didascalie inattendue insiste sur les qualités de voyant du poète et l'inspiration n'est
plus alors présentée comme un souffle, un jaillissement, une source mais comme une image
rémanente : « Sa nuit intérieure était illuminée comme un grand genêt d'or »4. Cette
métaphore végétale n'est pas sans rappeler celle de Bobi, le poète acrobate qui dans Que ma
joie demeure parvient à interpeler Jourdan, à le sortir de sa mélancolie, en lui disant
« Orion, fleur de carotte ». Puis ce symbole de l'inspiration devient un trophée
soigneusement conservé : « Il portait en lui le genêt d'or »5. Mais comme pour Ulysse, la
parole humaine joue un rôle dans la genèse de l'inspiration de l'aède ; ce sont les paroles
d'Ulysse qui ont fait pousser le genêt d'or : « Les paroles d'Ulysse faisaient lever en lui une
nuée d'images neuves »6. Ainsi les mots acquièrent une force interactive, la parole de
l'aveugle a ensemencé l'inspiration d'Ulysse, tout comme celle d'Ulysse a ensemencé celle
de l'aveugle. Et quand l'aveugle accède à ce nouveau monde dont les portes ont été ouvertes
par le divin menteur, Giono inclut dans sa narration trois versets signalés
typographiquement par la seule ouverture des guillemets :
1 Naissance de l'Odyssée, p. 28
2 Id, p. 28
3 Id, p. 29
4 Id, p. 34
5 Id, p. 16
6 Id, p. 36
7 Id, p. 35
24
Ce poème reprend toutes les caractéristiques lexicales vues précédemment mais s'y
ajoutent d'autres procédés : anaphore lyrique de « oh » qui scande le triptyque apparaissant
soudain : marine où se découpent les silhouettes des sirènes dont le contraste est souligné
par l'antéposition de « blanches », paysage rocheux où l'adjectif « sanglante » apporte sa
touche picturale incongrue, par sa couleur, par sa violence inattendue dans ce cadre
pastoral, paysage forestier où la qualification crée encore la surprise en jouant sur les
contrastes.
Naissance de l'Odyssée propose donc trois figures du poète inspiré qui constituent
trois variantes, d'Archias le poète relié aux dieux, à l'aède aveugle dont le savoir-faire vient
compléter l'impulsion donnée par les paroles du divin menteur, en passant par ce dernier
lui-même sur lequel s'exerce une mystérieuse force qui lui délie la langue.
bataille »3.
25
Cet ange belliqueux n'est pas s'en rappeler l'archange Saint Michel, issu de
l'imagerie chrétienne, qui avec son glaive combat le diable représenté par un dragon.
Comme lui l'ange de Giono a perdu toute douceur consolatrice, pourtant comme la Muse il
est bien un trait d'union entre les dieux et les hommes : « cet ange terrible qui éclaire de sa
bataille l'impénétrable mystère du mélange des dieux et des hommes »1. Sa violence est
semblable à celle des dieux qui inspiraient Archias : « de grandes ailes féroces
commençaient de nouveau à l'éventer furieusement »2, « cette espèce de poigne terrible qui
tout de suite tord la nuque, cette cruauté sans pitié »3. L'ange relève de la tragédie, beauté et
noblesse, force supérieure qui s'abat sur le personnage pour qu'il accomplisse son destin,
« Qu'est-ce qu'il manigance se dit-il, qu'est-ce qu'il me prépare ? Qu'est-ce qu'il va faire de
moi ? »4. Mais Giono en fait aussi un personnage de comédie, Herman résiste à son
adversaire et le désacralise comiquement dans son monologue intérieur, qui devient un
dialogue unilatéral : « Eh bien, ne bouge pas et ne fais pas voler la sciure. Et retrousse tes
plumes, les copains crachent en fumant leurs pipes »5. La trivialité du propos contraste avec
la solennité des apparitions précédentes. Puis la figure de l'ange se transforme encore, il est
assimilé à une composante du paysage lors du périple d'Herman, « De petits cirrus étaient
étalés comme une aile immense éclatante de blancheur dans les élancements d'une aube
verte. »6. Les couleurs, la comparaison, la métaphore qui associe le spectacle du soleil
levant à une douleur, donc qui mêle intériorité et extériorité, microcosme de l'homme et
macrocosme de l'univers, l'amplification de la phrase qui part de l'adjectif « petits » pour
culminer dans le rayonnement de l'aube, tous ces éléments concourent à illustrer combien le
regard du poète transforme le monde. Puis, la présence de l'ange s'estompe, devient moins
prégnante, il se transforme en compagnon paisible ayant acquis de la densité et dont le
corps céleste dessine son empreinte sur une herbe toute terrestre.
Ainsi cet ange ne donne pas à l'inspiration une source unique. Il la lie à une force
extérieure qui s'abat sur le poète, c'est une force brutale, insensible, qui n'exprime pas la
protection divine comme celle de l'ange gardien, mais qui représente l'indifférence divine
au sort humain. Le poète n'est qu'une simple marionnette que les dieux ont choisi. Pourtant,
26
l'inspiration est aussi une exigence intérieure de l'écrivain. L'ange ne répond pas, Herman
seul lui prête une voix impérieuse qui commande au poète de donner « Plus que ce qu'on
peut »1. Et c'est là le rôle du véritable artiste, mais n'est-ce pas aussi celui de tout homme
qui cherche à conquérir sa dignité ? Cette figure de l'ange n'est pas s'en rappeler celle de la
baleine blanche, qui représente l'indifférence cruelle des dieux lesquels, dans un monde où
le sens se perd, participent à la défaite humaine ; mais ces mêmes dieux donnent aussi
l'occasion à l'homme de montrer sa grandeur en refusant tout arrêté divin, toute désertion
divine. Et c'est dans son combat contre l'absurdité tragique que l'être humain gagne sa
noblesse.
Inspiration comme force extérieure, mais aussi inspiration comme force intérieure et
également inspiration liée à la beauté du monde, comme le révèlent les passages où la
splendeur des ailes se confond avec celle des cieux dans un immense tableau préraphaélite.
Et c'est quand le poète choisit de se dépasser, d'écrire son livre sur la condition humaine que
l'ange s'éloigne, sa mission est terminée. Pourtant Giono choisit, avec pessimisme, de faire
mourir Adelina avant que Moby Dick ne lui parvienne ou plutôt de laisser Herman dans la
terrible incertitude, dans la terrible crainte que son livre soit arrivé trop tard.
Mais la question de l'inspiration posée dans Pour saluer Melville, est évoquée par
ricochet dans Noé. Noé est la troisième poétique implicite ou immanente de Giono, comme
le souligne Jarosz. Étrange œuvre, roman de la création où Giono se met en scène, se
raconte, essaie de faire comprendre au lecteur le processus qui conduit l'écrivain à enfanter
son œuvre , mais aussi jeu littéraire ou à la sincérité se mêle le mensonge parce que toute
« fabula », toute parole, est aussi affabulation. Giono note :
« Je m'étais donc mis à écrire, non pas ce qu'on appelle d'ordinaire une
biographie, ou une vie romancée, mais une sorte d'hommage à Melville […] C'est en
poursuivant ce dessein que j'entendis autour de moi des bruits de jupe, des bottines
27
Le personnage d'Adelina est vu comme une apparition qui se signale d'abord de
façon auditive puis tactile et olfactive : « Et j'allais me remettre à écrire quand je me sentis
de nouveau frôlé, en même temps que je respirais une odeur délicieuse de violette et de
vanille »1. L'écrivain décrit avec soin l'habit du personnage où dominent le vert et le rouge,
habit qu'il ne retiendra pourtant pas dans son roman, et il explique que ces deux couleurs
sont, pour lui, associées à l'atmosphère du fort Saint-Nicolas. Le vert renvoie à la
moisissure des murs carcéraux, à la couleur des visages privés de soleil mais aussi à « l'aile
de l'ange en nuages écarquillée au-dessus du préau où je faisais les cent pas »2. Est
mentionné ainsi un autre personnage de Pour saluer Melville. Et le rouge est associé au
clair-obscur caractéristique des prisons.
Par conséquent Giono montre que l'inspiration est un phénomène inverse à celui de
la cristallisation amoureuse décrite par Stendhal, il s'agit plutôt d'une condensation qui
puise dans le vécu mais réorganise les éléments selon une mystérieuse chimie. Mais n'y-a-t-
il pas que du vécu et de la transmutation du vécu dans cette inspiration ? Ces personnages
qui se dressent vivants, qui traversent le bureau de Giono, ces Frédéric II et M.V. et tous ces
figurants qui ne seront même pas évoqués dans Un roi sans divertissement ne sont-ils pas
aussi la marque d'une inspiration dans la tradition platonicienne des Muses ?
28
« On voit que depuis longtemps
ils sont obligés de vivre
avec les moyens de ce bord,
comme nous.
Et déjà quelques-uns,
des grands,
sont tombés à genoux,
carrément,
si lourdement que les forêts
leur ont sauté dans les moustaches,
que les attaches de leurs manteaux
se sont rompues, qu'ils sont nus
jusqu'à moitié du corps, et que les glaciers
les arment de cuirasse, de gorgerins et de casques. »1
29
particularité ; c'est-à-dire tout simplement d'un atelier de peintres d'ex-voto »1.
Et l'écrivain en profite pour expliquer ce que sont ces ateliers, ou encore il précise :
Il insiste sur le fait que sa vie d'artiste a forcément commencé avant le Trétien même
si aucune œuvre ne peut l'attester. De plus, le narrateur se complet à traiter les scènes où C.-
F. Brun peint et chaque fois l'idée d'un simple travail manuel revient :
faire un fromage, de tracer un labour, ou raboter une planche, planter un clou, etc. »3,
« On a vu du premier coup (quand pour la première fois il a préparé ses couleurs sous
les yeux des gens du village) que c'était un homme, et qui connaissait son métier »4,
« parce qu'il sait, de métier, que les barbes blanche doivent se faire bleues »5.
Ainsi il serait aisé de croire qu'au temps des bilans, Giono se décide à relier
définitivement l'art à un savoir-faire, à prendre le parti de Boileau dans l'alternative travail,
inspiration qui traverse l'histoire de l'art :« Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ».
Pourtant il n'en est rien, quand l'artiste est au travail, il ne s'agit pas que de savoir
habilement mélanger les couleurs et de respecter certains codes :
« c'est comme toutes les choses dans lesquelles il faut de l'école : les mains
doivent obéir à la tête, et la tête écoute à des portes sacrément bien fermées, il ne passe
pas grande conversation à travers l'huis, il faut interpréter le murmure qu'on entend et en
1 Le Déserteur, p. 233
2 Id, p. 223
3 Id, p. 220
4 Id, p. 238
5 Id, p. 218
6 Id, p. 221
30
en douter, que Giono n'a pas seulement en tête le parcours d'un peintre mais celui d'un
créateur et celui même sans doute de tout homme. La parole, c'est bien sûr le matériau de
l'écrivain et plus particulièrement celui du poète. Dans son essai sur la parole, Georges
Gusdorf écrit : « Le poète est l'homme qui retrouve la parole grâce à une ascèse qui le
délivre de lui-même »1. Le philosophe essaie de montrer que l'écrivain doit utiliser le
langage de tout le monde pour être intelligible mais qu'il doit se l'approprier pour montrer
quel regard il porte sur le monde et comment il s'y situe. Il ajoute :
« Chacun d'entre nous, et le plus simple des mortels a charge de trouver le mot
de sa situation, c'est-à-dire de se réaliser dans un langage, reprise personnelle du
Ainsi le Déserteur a doublement à voir avec la parole, non seulement en tant que
représentant de l'écrivain mais aussi en tant que homme. En outre, dans la même phrase
Giono associe le savoir-faire à autre chose, la tête doit écouter un message sibyllin comme
l'exprime la métaphore des portes closes. Il existe donc un autre monde, invisible, qui ne
communique pas facilement et auquel Giono fait à peine allusion « les puissances de
derrière l'air »3 ; pourtant il murmure à l'artiste. Cependant, Giono ne place pas dans la
religion cette force créatrice. Les images pieuses du Déserteur sont trop candides, trop
humaines. Giono décrit ainsi son premier dessin, le Saint-Maurice fait pour le curé de
Salvan :
« [il] a le visage d'un Valaisan (de 1850) ordinaire : barbe fournie, moustaches
épaisses, petits yeux rieurs, carrure imposante. [...] C'est le portrait d'un bon paysan
classique. »4.
« [ils] ne sont pas les habitants d'un quelconque paradis, mais les portraits des
paysans de ce coin du Valais qui de 1850 à 1870 se sont promenés, ont travaillé, ont
vécu entre Haute-Nendaz, les mayens de Sion, Veysonnaz, le Chalet-de-l'Évêque,
1 Gursdorf, La parole, p. 72
2 Id, p. 74
3 Le Déserteur, p. 213
4 Id, p. 212
5 Id, p. 232
31
Giono choisit de faire de l'artiste un homme qui n'est pas spécialement relié à Dieu :
En effet, l'homme qui est resté quarante-deux ans devant le fort de Vaux ne peut se
satisfaire d'un mysticisme encadré par la société.
Aussi il va chercher ailleurs la force qui habite le Déserteur, d'où le récit exhaustif
ou la tentative de récit exhaustif de ses pérégrinations. C'est son itinéraire qui lui forge une
âme :
Le verbe « faire » montre les deux niveaux de lecture, la mise en abyme, il s'agit
pour le Déserteur de puiser dans sa traversée des paysages alpins, représentative de sa
traversée de la vie, l'inspiration qui va conduire non seulement sa main mais aussi le choix
de son existence marginale, mais il s'agit aussi pour Giono de faire exister un personnage à
partir de données lacunaires ou même de redonner vie à un homme aujourd'hui disparu ou
plus encore de créer, tel un démiurge, un être. La création est une fois de plus au centre des
préoccupations gionesques et elle ne peut se résumer à des techniques, c'est une synergie
d'expériences diverses où le cheminement extérieur et intérieur a son rôle à jouer ainsi que
le mystérieux « murmure ».
1 Le Déserteur, p.243
2 Id, p. 205
32
Conclusion
Il part de la tradition antique qui la relie aux dieux. Mais ces dieux, pour cet athée,
sont des puissances brutales qui malmènent l'homme. Le poète inspiré vaincu par les dieux
devient alors, comme Archias, un dément mais s'il parvient à défier les dieux ou leur
représentant, en conciliant leur désir avec son exigence intérieure, comme le fait Melville,
ce sont finalement eux ou l'insensible destin qui ont le dernier mot.
À côté il place le savoir-faire que certains peuvent acquérir mais il ne suffit pas, il
faut que d'autres ensemencent l'imaginaire, qu'ils soient par leur parole le déclencheur du
flux poétique. Giono situe alors le poète dans une longue chaîne d'autres poètes qui se
répondent.
Reste la dernière conviction, l'inspiration est un voyage au fond de soi que le poète
doit entreprendre pour pouvoir dérouler sa parole. Peu à peu Giono recentre donc la
création sur le seul pouvoir humain et il déplace même le point d'appui en le situant non
plus l'autre mais en soi.
33
II Le choix du sujet
I Sujet et poésie
« À voir les choses d'un peu haut, il n'y a en poésie ni bons ni mauvais sujets,
mais de bons et de mauvais poètes. D'ailleurs tout est sujet ; tout relève de l'art ; tout a
droit de citer en poésie. »1.
Baudelaire en choisissant de tirer la beauté du mal donne une réponse concrète avec
« La charogne » notamment. Mais il faudra sans conteste attendre le XX° siècle pour que
les poètes démontrent que la poésie peut laisser de côté le beau, l'extraordinaire, le bizarre,
pour s'intéresser au quotidien, voire au trivial. Dans cette entreprise de réhabilitation de
l'ordinaire, le nom de Ponge apparaît en lettres de lumière. Il choisit un morceau de pain,
une cigarette, un cageot même :
Sa contribution montre bien que la poésie n'est pas dans le sujet mais dans le talent
du poète qui parvient par son travail sur la langue à imposer sa vision. Pourtant Mallarmé,
agacé par le topos de la lune qui parcourt la poésie notamment la poésie du XIX° siècle, et
qui refuse d'accorder au sujet un label poétique finit par s'exclamer : « Elle est poétique la
garce ! » Ainsi, pour paraphraser Georges Orwell, tous les sujets sont poétiquement égaux
mais certains le sont plus que d'autres.
34
II De la tradition épique à son détournement
quatre coins du champ : c'est ainsi que la mer sema les longues poutres. »1.
Bien sûr, sous la plume de Giono, Ulysse est un vieillard peureux qui s'étonne de
l'extraordinaire réussite de ses mensonges, Ménélas un mari infidèle goûtant le charme des
beautés exotiques, Télémaque un jeune homme inquiétant hanté par la jalousie et la
déception... Mais tout l'arrière-plan poétique de l'hypotexte n'en demeure pas moins, Ulysse
lève dans le cœur du lecteur des références culturelles chargées de beautés poétiques. Seule
une entreprise entièrement parodique aurait pu, peut-être, les détruire mais Giono gomme
les traits exagérément caricaturaux. Si Pénélope est infidèle, elle n'a pas connu les ravages
du temps que Voltaire a fait subir à Cunégonde, si Ulysse est un anti-héros capable du tuer
sa fidèle pie Gotton sans un regret il n'est pas antipathique au point que le lecteur se
désintéresse de lui et c'est sans doute le boitement de son humanité qui en fait un
personnage intéressant. De plus, les épigraphes que place Giono en tête des trois parties
sont toutes empruntées au poème de Ronsard « Les Parolles que dist Calypson, ou qu'elle
devoit dire, voyant partir Ulysse » tiré du Sixiesme livre des Poemes (1569). En se plaçant
sous l'égide de Ronsard, Giono choisit sciemment la veine poétique et il reprend au premier
degré les paroles vengeresses d'une Calypso délaissée qui fait de Pénélope une infidèle :
35
« Qui vit gaillarde au milieu de la troupe
Ainsi, en puisant dans la matière homérique, même s'il lui fait subir des distorsions
inattendues en poussant plus loin encore que Ronsard, Giono s'assure une continuité
poétique et retrouve ainsi le projet d ' « innutrition », inspiration plus qu'imitation que
proposait déjà Du Bellay dans son manifeste.
giclements et d'écume »3, « Sans qu'il le sache, il fuit sous le vent, devant une tempête
qui le poursuit ; il déborde la rocheuse Maria [sa mère], d'instinct, il sait qu'il est plus
36
sûr de ses manœuvres au large. »1.
mille ans »2, « Il y a des entreprises, dit-il, pour lesquelles un soigneux désordre... »3,
Il utilise même la force littéraire de Walt Whitman (1819-1891) poète américain qui
a su doter les États-Unis d'une identité poétique personnelle et cite en anglais des extraits de
son chef d’œuvre Leaves of grass, traduit en français par Jules Laforgue sous le titre
Feuilles d'herbe :
ou encore
Par conséquent, le choix porté sur l'écrivain Herman Melville n'est pas dénué de
potentialité poétique.
37
IV Retrouver un peintre naïf
À cela s'ajoute l'attrait exercé par l’œuvre de l'artiste. En effet Charles-Frédéric Brun
peut être classé parmi les peintres naïfs. Ces peintres dont le Douanier Rousseau (1844-
1910) est le plus célèbre, ne tiennent pas compte de la perspective, ni des mouvements
picturaux de leur temps, ils s'attachent à des sujets populaires et les traitent en utilisant des
couleurs vives. Mais le terme de « naïf » nous ramène surtout à la poésie. En effet, ce mot
associé à l'art apparaît pour la première fois dans un sonnet de Rimbaud, « Au Cabaret-
Vert », daté par le poète de Octobre [18]70 :
38
Verte : je contemplai les sujets très naïfs
De la tapisserie. »1
Par la suite ce terme « naïf » est utilisé par Apollinaire, un autre poète, pour qualifier
la peinture de son ami le Douanier Rousseau, d'ailleurs dans son article sur « Giono et la
peinture »2 R. Bourneuf dresse une liste des peintres préférés de l'écrivain, parmi « les
modernes » il cite le Douanier Rousseau à côté de Renoir, Corot et Van Gogh. Cependant, si
le mot de « naïf » nous amène à la poésie par le biais de Rimbaud, un autre texte de
Rimbaud nous ramène à l’œuvre de C.-F. Brun. Dans « Alchimie du verbe » extrait d'Une
saison en enfer , le poète confie :
39
consolide les rives, construit les digues.
*
Le poème connaît aussi les crues. »1
Conclusion
Notre corpus choisi parce qu'il représente trois temps forts de la vie de Giono et
trois œuvres en marge des romans qui ont fait toute la célébrité de l'écrivain possède
cependant une grande homogénéité thématique.
40
DEUXIÈME PARTIE
Versus et création
41
Charles-Frédéric Brun, La Naissance de notre Seigneur et l'Adoration des Mages.
Giono évoque (p. 240) une œuvre intitulée La Naissance du Sauveur du monde et l'Adoration des Rois
Mages peinte le 24 janvier 1859.
42
I Le personnage du poète
I Un personnage récurrent
Les trois œuvres étudiées ont en commun de présenter un artiste et plus précisément
un poète. Si la qualification de poète est attribuée par Giono à Melville : « Mon boulot de
poète, puisque tu dis que j'en suis un, mon petit boulot de poète »1, elle n'est pourtant pas
attribuée à Ulysse. Cependant, même si le mot n'est pas écrit, il n'y a pas d’ambiguïté. Ulysse
est un conteur qui sait, de plus, métamorphoser grâce au pouvoir de la langue, la réalité. Il
n'est pas comme ce pauvre Télémaque, lequel a vécu d'extraordinaires aventures mais qui est
incapable de dépasser le simple récit journalistique. Et c'est ce pouvoir de métamorphose qui
en fait un poète ; « ce périple déjà célèbre que la langue d'Ulysse avait fait décrire à la nef
fantôme. »2. Reste le cas du Déserteur, a contrario d'Ulysse et de Melville, il n'utilise pas les
mots mais sa palette de couleurs. D'ailleurs, c'est un silencieux, un taiseux qui se raconte si
peu que son itinéraire, qu'il soit biographique ou géographique est parsemé de vides. Giono
lui prête deux confidents, Jules Dayen et Marie Asperlin de Sion 3 auxquels il aurait confié des
bribes de son périple qui le conduit à Nendaz, mais c'est un homme qui préfère vivre en marge
du commerce humain. Bien que les mots ne soient pas son matériau, sa capacité à transformer
la réalité en la peignant fait de lui un poète. Cette idée de transformation est reprise sur un
autre plan dans « Le Poète de la famille »4. Giono y présente un personnage étonnant Djouan,
fils de la tante du narrateur, laquelle gouverne d'une main de fer sa nombreuse tribu. Djouan
utilise de la dynamite et perce d'une façon spectaculaire le tunnel ferroviaire sur lequel
travaillaient, depuis longtemps, des ouvriers :
« Non : d'abord sans bruit la terre qui se liquéfie sous mes pieds, cède, s'enfonce, se creuse,
s'effondre, et au moment où le ventre me remonte dans la bouche la terre qui revient se
coller brusquement contre mes pieds avec une colle terrible, presque les dents d'un piège à
43
La nouvelle se termine par une phrase qui explicite le titre : « Nous venions tous de recevoir ,
elle et nous, notre première leçon de poésie. »1. Ainsi, Giono utilise métaphoriquement le
rapprochement du travail du poète avec celui du dynamiteur. Déjà dans Que ma joie demeure,
il avait exprimé cette même idée par l'intermédiaire du discours direct d'un personnage :
« Mais la poésie est une force de commencement ; et une grande force : la dynamite qui
soulève et arrache le rocher. Après il faut venir avec de petites massettes et taper avec
Par conséquent si le Déserteur est un poète, c'est parce qu'il est un artiste qui métamorphose le
réel en donnant à ses bienfaiteurs des allures de saints, en transformant la perspective, mais
c'est surtout parce que par son mode de vie, qui refuse le schéma traditionnel, qui a la
thésaurisation préfère le dénuement, il accomplit un acte de dynamitage. Il est possible de
vivre autrement, dit Giono, et finalement pas si mal. Au moment des bilans cette vie de quasi
ermite est une tentation poétique à laquelle, celui qui un moment a rêvé Contadour, avoue
qu'il aurait pu succomber. De même, la famille des Coste dans Le moulin de Pologne par son
mode de vie de dilapidation s'oppose au principe de conservation des citadins et propose
également un autre choix de vie ; son défi perpétuel lancé au destin n'est pas sans poésie. Mais
à l'hubris des Coste, le Déserteur substitue la tempérance, la discrétion. Il est celui qui a choisi
de déserter la société, et par son geste il la dynamite et fait donc œuvre de poésie. Par
conséquent, Melville, Ulysse et le Déserteur sont bien trois poètes.
Un des attributs du poète, sur lequel Giono revient maintes fois, est son regard. Ulysse
a les yeux bleus, « Le bleu regard de l'homme monta doucement au long d'elle »3. Mais
l'écrivain s'attarde plus longuement sur celui de Melville :
« ses yeux gris-bleu dormaient, un peu perdus, bien abrités, et parfois sous les ordres de son cœur, ils
se couvraient d'un émail d'azur entièrement net, presque opaque comme le ciel frappé du grand soleil
d'août. »4
44
Chez lui les yeux sont vraiment le symbole de l'aspiration poétique :
« Mais il y en d'autres - et vous êtes de ceux-là, ne dites pas non- qui ont dans le regard
une précision qui s'attache là où il n'y a rien : dans le ciel, dans la mer, dans l'espace, enfin,
là où moi je ne vois rien. »1, « vos yeux regardent un tout petit peu au-delà de l'endroit
normal où la balle va tomber. »2, « deux yeux qui regardaient seulement au-delà de vous-
même. », « ses yeux farouches de poète »3, « ce qu'il y a de nouveaux dans ses yeux ! »4
Ce regard azuréen du poète en accord avec le ciel insondable, est aussi celui d'Ardan O'Brien,
père de William Smith O'Brien député irlandais aux Communes, « Il avait des yeux très bleus
et durs. »5, d'ailleurs Adelina ne s'y trompe pas et lui dit : « vous êtes une sorte de vieux poète
inguérissable. »6. Là aussi, Ardan n'est pas un homme qui a choisi les mots comme matériau,
c'est un dynamiteur de société qui refuse que son pays, l'Irlande, soit affamé. Ce thème du
regard dans Pour saluer Melville est également associé de manière encore plus inattendue à
une créature marine informe qui n'est pas sans évoquer la méduse : « Imaginez, un truc mou,
mouillé, transparent, sans forme, avec, au milieu de cette absence de forme, deux yeux, deux
très beaux yeux parfaitement humains »7 et le discours d'Herman se poursuit :
« L'autre regarda ces beaux yeux -qui étaient alors, tenez, comme des yeux de poète, mais
de poète géant ( c'était remonté de qui sait combien de profondeur)- il regarda, je vous dis,
ces très beaux yeux dans de la gélatine de veau et, après ça, il la boucla pour tout le reste du
temps. »8
La comparaison montre que le regard particulier est une des caractéristiques du poète, parce qu'il
contemple ce que le commun des mortels ne peut entrevoir. Mais les yeux de la chose marine sont
« couleur d'or »9 et ceux du Déserteur sont simplement « marron »10. Herman cherche quelque
temps à définir la couleur de yeux d'Adelina , « elle le regarda dans les yeux et il n'eut que le
souvenir d'une couleur très belle, sans nom »11, puis il parvient enfin à la préciser : « Il voit ses
1 Pour saluer Melville, p. 12
2 Id. p. 12
3 Id. P. 14
4 Id. p.16
5 Id. p. 39
6 Id. p. 39
7 Id. p. 59
8 Id. p. 60
9 Id. p. 59
10 Le Déserteur, p. 207
11 Pour saluer Melville, p. 45
45
yeux. Ils sont couleur de tabac avec des reflets verts »1. Retrouver le thème des yeux associé
au personnage d'Adelina n'est pas étonnant puisque Melville lui apprend à regarder et qu'elle
devient son double féminin, comme lui elle aspire à autre chose.
Mais dans Le Déserteur une autre caractéristique physique est associée au poète. En
effet, tout au long du récit, revient le leitmotiv des mains blanches, « Ses mains sont
blanches ; cette blancheur de la main a été remarquée tout de suite par les paysans du
Valais. »2, « il a les mains blanches et fines. »3 Dans la page 225, l'expression « mains
blanches » ou sa variante « blanches mains » qui grâce à l'antéposition de l'adjectif insiste sur
la dimension subjective du qualificatif, est employée huit fois comme dans « On accepte donc
les mains blanches ; si on avait eu quelque chose à reprocher à ce déserteur, ça aurait été
précisément cette bancheur d'une partie de l'homme qui est plus un outil qu'un membre. ». Le
substantif « blancheur » vient deux fois renforcer l'expression. À la page 227 ce signe
distinctif qui inspire la méfiance prend une autre signification : « La blancheur des mains n'est
plus un vice, on ne sait même pas jusqu'à quel point ce n'est pas une vertu. ». Et la référence
aux mains blanches se poursuit « cet homme aux mains blanches »4, pour s'arrêter enfin « ces
mains blanches »5. Une telle insistance poursuit plusieurs buts. Il s'agit en premier de
souligner l'étrangeté de ce personnage qui arrive dans un milieu rude où les mains sont
sollicitées sans arrêt à des tâches pénibles. Les habitants du Valais ont, pour accepter le
Déserteur, à accepter cette différence. En outre, le choix de cet attribut est bien sûr à relier à
son art qu'il exerce justement grâce à l'habileté de ses mains ; cependant les mains sont aussi
l'instrument du poète. Mais la couleur des mains traitée de manière si ostentatoire renvoie
également de façon symbolique à la pureté, l'âme du poète est aussi candide que ses mains. Il
est celui qui n'a pas les mains sales, puisqu'il refuse toute compromission. Il refuse même de
franchir le seuil des maisons pour partager un repas, de dormir à l'abri dans un lieu bien clos.
Pourtant, sans illusions, Giono rappelle que ce mode de vie, ce choix du renoncement,
n'apporte pas la liberté : « Et le voilà confiné pour toujours entre ces quatre murs : la misère,
46
les gendarmes, la charité et la mort. »1
Giono choisit également de lier ses poètes au moyen d'une autre caractéristique : ce
sont tous des errants qui finissent cependant par accepter un point d'attache. Le titre même du
Déserteur connote cette notion de déplacement et nous verrons avec quel souci l'auteur choisit
de préciser son itinéraire. Il a quitté son pays, la légende dit qu'il a peut être abandonné
l'armée, en tout cas il a déserté la société pour finalement s'installer en bordure de la
communauté. Mais quand la mort arrive il lui faut comme de coutume s'éteindre dans un lit :
« [la mort] l'atteint en 1871 à Veysonnay chez un fermier où cette fois il a bien fallu qu'il
accepte un lit »2. Melville lui aussi est un déserteur au sens propre tout d'abord ; il a profité
d'une escale aux îles Marquises, à Nukuhiva3 pour fuir parce que les conditions de vie en mer
ne lui conviennent plus, et que l'ange le pousse à se choisir un autre destin . Mais il ne déserte
pas que la vie de marin, son voyage à Londres lui permet de déserter l'Amérique et une
existence devenue routinière ; mais plus encore son escapade pour Woodcut lui permet de
déserter la condition d'écrivain cantonné à un seul genre de livre. D'ailleurs la scène qui narre
son changement de costume devient représentative de sa désertion sociale ; il troque le
vêtement étriqué imposé par les conventions contre celui de loup des mers fait d'éléments
disparates : caban, pantalon de bure et « souliers chinois en peau d'éléphants »4. Pourtant,
même après avoir rencontré l'âme sœur, il repart en Amérique hanté par sa mission poétique et
s'établit dans les collines de Berkshire et améliore une vieille ferme. Dans Le moulin de
Pologne, Monsieur Joseph qui va bousculer le mode de vie des citadins est lui aussi un errant.
Comme le Déserteur, son identité reste problématique et donne lieu à de multiples
spéculations, comme Melville il va organiser autour de lui et de son épouse tout un univers de
théâtre. De même, Bobi, le poète acrobate de Que ma joie demeure arrive un jour sur le
plateau de Grénome où règne l'ennui et il aide les paysans à construire un décor édénique où
les fleurs succèdent aux cultures, où les animaux s'ébattent en liberté. Ces poètes errants
savent construire un monde et si Ulysse ne construit qu'un monde de mots, son errance de dix
ans reste sans nul doute la plus célèbre :
1 Le Déserteur, p. 249
2 Id. p. 249
3 Id. p. 16
4 Id. p. 24
47
« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son aage ! »1
II Le Poète Giono
Pour finir le portrait du poète il faut maintenant en venir à Giono. Dans Pour saluer
Melville l'écrivain non seulement utilise la première personne du singulier mais il se met en
scène : « ce livre a été mon compagnon étranger. Je l'emportais régulièrement dans mes
courses à travers les collines. »2 Dans Le Déserteur cette présence se fait totalement incidente
mais elle existe, «Je ne parlerai pas […]. J'en signale simplement un […]. J'ai reçu la
reproduction en couleur d'un quatrième ex-voto »3. Il n'aura échappé à personne que le regard
azuréen du poète est justement celui de Giono. Tous ses contemporains ont insisté sur la
pureté de son regard bleu. De même que pour le Déserteur, ses mains blanches d'écrivain ne
peuvent que surprendre les Manosquins, et comme le confie Pierre Magnan : « Un homme qui
vivait de sa plume leur paraissait un peu suspect »4. Si son errance n'a pas l'ampleur
temporelle de celle d'Ulysse ou du Déserteur, il n'est pas pour autant resté confiné à
Manosque. D'abord il y a eu les années de guerre, qui pour lui commencent à Montségur dans
la Drôme et se terminent à Thionville, en passant par Verdun, Reims … Mais Giono est aussi
un voyageur, il fait des séjours à Paris, à Lyon, dans le Morvan mais aussi en Suisse, en Italie
d'où ses grands-parents paternels sont originaires et où il retrouve les traces de Stendhal, en
Angleterre, en Écosse, en Espagne, en Autriche, aux Baléares. Il publie des relations de
certains voyages : Voyage en Italie (1954) et Voyage en Espagne qui regroupe trois textes
publiés séparément (1959, 1964, 1969) dont une biographie du poète espagnol Juan Ramon
Jimenez. Giono est frappé par leurs similitudes, même prénom, même expérience de la mort à
19 ans, l'un avec le décès de son père, l'autre avec la guerre, même vocation précoce, même
méfiance de la politique, même choix d'une vie provinciale dans le sud de leur pays.
Effectivement les voyages ne sont pas tout, comme pour Melville, la petite maison, située sur
les pentes du Mont d'or, qu'il agrandira et transformera au fur et à mesure de ses besoins reste
48
son port d'attache. Ainsi, Giono se projette dans les personnages des poètes.
Mais c'est sans doute à travers la figure d'Herman Melville qu'il apparaît le plus
distinctement. Comme le montre Jarosz, les points communs entre ces deux écrivains sont
nombreux, ils ont tous les deux travaillé dans une banque avant l'âge adulte parce que leurs
pères ne pouvaient plus contribuer aux dépenses du ménage. Leur mère détenait l'autorité ; il
est à cet égard aisé d'observer dans le texte la fusion des deux figures maternelles , grâce à
l'emploi du discours indirect libre qui supprime la distance entre la voix du narrateur et celle
du personnage. L'exclamation « Pauvre chère maman ! »1 mêle l'affection filiale de Giono,
par le relai du narrateur, à celle de Melville. En outre le service dans la marine de l'écrivain
américain ne peut que rappeler la participation de l'écrivain manosquin à la guerre de 14-18.
Et peut-être que la désertion réelle de Melville a été une tentation de Giono. Mais au-delà des
indices factuels, se présente la gémellité des motivations des deux hommes. Quand Giono
écrit Pour saluer Melville, il est comme nous l'avons déjà souligné à un tournant de sa
carrière. Il pourrait continuer ce dans quoi il s'est illustré, c'est-à-dire une écriture tournée vers
la célébration de la terre, mais il ne le souhaite plus. Aussi certaines phrases résonnent comme
une profession de foi toute gionienne :
« Il faut que je donne le contraire de ce qu'on attend »2, « L’œuvre n'a d'intérêt que si elle
est un perpétuel combat avec le large inconnu »3, « Il n'est pas plus un écrivain de la mer
que d'autres sont des écrivains de la terre »4.
À ces directions données à son œuvre s'ajoute une conception particulière du métier
d 'écrivain. En effet il n'y a pas chez Giono une sacralisation de son métier, c'est un travail
comme les autres : « Au surplus prêt à gagner sa vie demain s'il le fallait avec n'importe quel
travail différent de celui d'écrire. Pas homme de lettres pour un sou. »5
1 Le Déserteur, p. 7
2 Id. p. 27
3 Id. p. 33
4 Id. p. 33
5 Pour saluer Melville, p. 34
49
Conclusion
Les textes du corpus présentent donc tous une variation de la figure du poète
reconnaissable à ses attributs physiques et à son errance. Giono, par personnages interposés
s'implique donc directement dans ses œuvres en fabriquant des héros qui lui ressemblent et
qui contaminent l'ensemble de sa production littéraire.
En effet ce qui compte avant tout c'est la transformation du réel, le mensonge créateur
qui rapproche indubitablement Giono de son héros odysséen. Et à partir de quelques graines
de vérité, il peut faire pousser un champ de pages romanesques, processus raconté dans Noé et
mis non seulement en œuvre dans cet inclassable texte où se côtoient confidences et
manipulations, mais aussi dans Pour saluer Melville qui propose une variation sur la vérité et
dans Le Déserteur qui tente une reconstitution de la vérité à grand renfort d'imagination. Tout
se passe comme si délaissant les traités philosophiques Giono avait expérimenté, directement,
le lien qui relie à la vérité tout créateur.
50
II L'ancrage spatio-temporel
I Le maître de l'espace
Si le poète est un errant la place apportée à ses pérégrinations devient de plus en plus
importante au fil de l’œuvre gionienne. Tadié écrit : « Tout récit poétique, pour durer au sein
de la Nature, doit se faire itinéraire. »1 Pour lui, alors que le poème privilégie la description
postée, le récit poétique favorise le cheminement.
Naissance de l'Odyssée s'ouvre sur un prologue qui débute par le naufrage d'Ulysse
qui le mène dans les bras de Circé. Giono ne choisit pas le modèle épique qui, au chant X,
situe son palais sur l'île mythique d'Eéa, il ne puise pas non plus dans la tradition réaliste qui
fait du Monte Circeo, au bord de la mer Tyrrhénienne, au sud du Latium, le lieu de résidence
de Circé, il choisit une autre solution. Pour lui Circé réside dans une presqu'île : « Le côteau
qui portait la maison de Circé allongeait ses reins en presqu'île. »2 S'il garde le choix d'un
habitat naturellement surélevé il choisit un compromis entre terre et île ; mais aucune
référence à une localisation spatiale mythique ou réelle n'est faite. Lorsque Ulysse souhaite
partir, il s'agit simplement pour lui de rejoindre la côte, comme il le demande à Photiadès :
« Mène-moi à la côte. C'est fait en un rien de temps »3. La distance qui le sépare de Pénélope
semble tout d'un coup se contracter, maintenant que Ménélas a allumé les feux de la jalousie,
« Sur l'autre pente du colosse marin, il y avait Ithaque »4. L'expression métaphorique du
colosse marin reste ambiguë, la mer est-elle perçue comme une montagne ou la terre qui
s'avance dans la mer est-elle assimilée à un colosse ? L'imprécision demeure, mais le voyage
devient possible. Une ellipse narrative permet de passer sous silence la traversée pour
rejoindre le côte et conduit le lecteur à la première partie consacrée au cheminement terrestre
qui mène Ulysse jusqu'à Ithaque. Cette première partie, scindée en trois chapitres, propose
comme seul repère spatial précis situant le voyage du protagoniste, la ville de Mégalopolis.
Cette ville du Péloponnèse est sise en Arcadie et d'ailleurs lors des adieux, le marchand
Contolavos qui a hébergé Ulysse, dit à celui-ci : « si vous passez encore une fois par
1 Le récit poétique, p. 9
2 Naissance de l'Odyssée, p. 7
3 Id. p. 10
4 Id. p. 9
51
l'Arcadie »1. Mais cette ville désertée au Moyen-Age et recrée au XIX ème siècle n'a été
fondée qu'entre 371 et 368 avant J.C. par le général thébain Epaminondas pour surveiller
Sparte. La guerre de Troie, dans l'hypothèse de son existence réelle, étant située généralement
autour du XII ème siècle avant J.C., la mention de Mégalopolis apparaît donc fantaisiste, tout
comme la précision : « c'était à Mégalopolis sur le boulevard du Nord, près du portique du
trident »2. D'ailleurs la description qu'en fait Giono est essentiellement centrée sur les
habitants ; « la foule courait joyeusement […] les fileuses de laine […] le potier […] des
guirlandes de fillettes […] un vieux savetier »3 etc. L'étape suivante d'Ulysse est Psophis,
toujours en Arcadie près de l'Érymanthe ; elle appartient au monde antique. Polybe, historien
grec né justement à Mégapolis vers 208 avant J.C. et Pausanias, voyageur et géographe du II
ème siècle après J.C. l'ont décrite mais la date de sa fondation ne semble pas correspondre à
l'époque supposée d'Ulysse. À la fin du troisième chapitre, Ithaque est presque à portée
d'oreille : « En tendant l'oreille, il aurait pu entendre le flot tonner sous la creuse Ithaque. »4
Une nouvelle ellipse temporelle permet au lecteur d'entrer dans la deuxième partie qui se situe
entièrement à Ithaque : « Ithaque-la-ville pointue comme un nid d'abeilles et collée au rocher
bourdonnant au-dessus de la mer »5, cette île de la mer Ionienne pas plus que Mégalopolis ou
Psophie n'est décrite. Les références spatiales précises restent donc très limitées, elles
permettent juste d'asseoir la fiction de l'histoire. Giono pouvait soit rester dans la géographie
mythique de l'épopée, soit pour mener à bien son entreprise burlesque choisir une géographie
antique, il jette son dévolu sur une troisième solution, il utilise une géographie antique mais
en proposant une distorsion temporelle et il ajoute à cela, comme pour la localisation de la
demeure de Circé, le flou de l'imprécision. La terre devient donc un immense univers qui n'est
plus contenu par les connaissances humaines et son ancrage dans la réalité se fait à travers la
désignation des animaux et végétaux qui l'habitent. L'espace ne devient plus comme dans Que
ma joie demeure un personnage tout puissant qui domine l'homme ainsi que le montre la
foudre qui s'abat sur Bobi, en effet cette puissance ne peut s'accorder avec le projet de
désacralisation de l'Odyssée. L'espace est un univers quotidien géographiquement flou, où la
peur de l'homme devient risible, « le coin de son œil surveillait la gueule béante du bois »6
mais aussi pour le lecteur un jardin merveilleux où se condense la beauté du monde, alors que
1 Naissance de l'Odyssée, p. 52
2 Id. p. 48
3 Id. p. 44
4 Id. p. 54
5 Id. p. 66
6 Id. p. 18
52
pour Ulysse la mer devient l'espace privilégié de ses menteries et donc de son imaginaire. Et
c'est de ces tensions que naît la poétisation de l'espace.
Avec Pour saluer Melville, Giono quitte la fiction de l'épopée et entre dans le monde
du XIX ème siècle. Il propulse son héros dans Londres, mais si quelques noms de quartiers
comme « Holborn » (p. 22), « Limehouse » (p. 23), soulignent l'effet de réel, l'auteur ne
propose pas sur le modèle balzacien, une déambulation qui reconstruirait la topographie de la
ville. Au contraire, la retenue semble de mise, le dialogue avec l'ange dans le bistrot marin se
termine simplement par : « Il rentra à l'hôtel par la cour des messageries qui était ouverte. »5
En effet, le voyage n'a pas réellement commencé. Avec le départ de la diligence, les références
53
spatiales vont devenir nombreuses : « route d'Eton »1, « Paddington »2, « embranchement du
chemin de Dartmoor »3, « Henley »4… Giono s'est sans doute plu à utiliser une carte pour
suivre le périple de son personnage de Londres à Bristol. Pourtant il ne propose aucune
reconstitution minutieuse des localités traversées parce que le voyage de Melville est avant
tout un voyage initiatique. Comme le note Tadié : « l'espace du récit poétique est toujours
ailleurs, ou au delà, parce qu'il est celui d'un voyage orienté et symbolique »5. Ce voyage
initiatique que Melville entreprend en compagnie d'Adelina, le conduit dans plusieurs lieux,
structurés de manières différentes. Leur première communion spirituelle se fait alors qu'ils
viennent de prendre place sur l'impériale : « ils entraient de face, tous les deux à la fois, dans
le vaste paysage boisé et dans le ciel. »6 Pratiquement en apesanteur, donc dotés d'un pouvoir
magique, le couple traverse un monde caractérisé par son immensité. Cependant, leur
première promenade pédestre se fait dans un endroit qui, au premier abord, peut paraître
morne : « L'endroit n'était pas particulièrement grandiose. Ce soir-là, c'était au crépuscule, une
lande uniforme, nue, cernée de tous côtés par la brume proche. »7 Mais cette brume
environnante, le tapis de colchiques, vont créer autour du couple une bulle hermétique qui les
coupe entièrement du monde réel et leur permet de construire leur propre espace. Marcel
Neveux remarque :
« La voute microcosme est l'exemple parfait de ce que j'appelle un LIEU. Elle limite un
volume pareil à l'espace et opposé à l'espace, un volume qui a la forme de l'espace,
infiniment hémisphérique, et qui est le contraire de l'espace par sa finitude et sa fermeture.
La voûte est la défense originaire contre l'étendue hostile. »8
« Ils allèrent dans les champs. Ils trouvèrent un très grand taillis de genêts […] Ils entrèrent
à travers les branches par des sortes de couloirs et, en effet, ils arrivèrent au milieu du
taillis , dans une petit chambre verte avec un sol d'herbe très tendre »9.
54
Mais leur troisième promenade propose quant à elle, un paysage ouvert sur le monde :
« Adelina et Herman se trouvaient dans la grande lande qui domine l'estuaire du Severn. La
terre absolument nue, déserte, ondulée, couverte de bruyère, s'étendait à perte de vue de
tous les côtés sauf vers l'ouest où tremblait la verdure glauque du canal de Bristol. »1
Si des détails réalistes viennent structurer l'espace, la position dominante est plus
particulièrement significative. Herman et Adelina peuvent désormais devenir des guides. De
plus, l'ouverture du paysage, en complète opposition avec la clôture de la promenade
précédente, marque l'évolution des personnages. Melville a accepté de dépasser le désir de
repli sur soi, la satisfaction d'un existence bornée à l'humain, il accepte d'assumer sa part de
grandeur, de devenir un flambeau pour l'humanité : « Mais je suis, voyez-vous, en ce moment
plein d'idées grandioses sans rapport logique entre elles sinon qu'elles sont toutes semblables
à ces landes démesurées où nous marchons. »2. Béatrice Bonhomme remarque :
« il y a deux postulations simultanées chez les héros de Giono : un désir du bas, des bas-
fonds mousseux où pourrit la matière et un élan vers le haut, l'imagination aérienne. D'une
part désir de l'enfermement, d'autre part élan vers les grands espaces. »3
Le personnage d'Herman Melville reprend exactement dans ces promenades cette double
aspiration.
Ainsi Giono choisit de mêler au monde réel un monde symbolique. L'espace est en
accord avec le cheminement intérieur des personnages. La poésie ne passe pas directement
par la beauté des lieux mais par cette utilisation particulière de l'espace qui devient témoin de
la révélation des personnages.
55
« D'où viennent mes détails valaisiens ? Mais c'est que je suis allé moi-même incognito une
semaine dans la région et que j'y ai envoyé enquêter mon gendre et ma fille cadette presque
un mois sur le sujet. Il n'est pas question pour moi d'écrire sur un pays que je n'avais jamais
vu. »
Pourtant comme le notent dans leur notice1 Janine et Lucien Miallet qui citent cette
affirmation épistolaire, Elise Giono et Sylvie Durbet, épouse et fille de l'auteur, ont affirmé
que ni l'écrivain, ni des membres de sa famille n'ont entrepris un tel voyage. Cependant, le
résultat est là, Giono essaie de reconstituer les déplacements de C.-F. Brun qui couvrent
approximativement une superficie de 40 km2 délimitée au nord par le cours du Rhône de Sion
à Martigny, à l'est par le val d'Hérens, au sud par la murailles des Alpes pennines, à l'ouest par
les Alpes de Savoie, en utilisant les documents mis à sa disposition. Mais, si le paysage est
prégnant, il ne donne guère lieu qu'à de rapides descriptions :
« Les cascades échevelées, le grommellement des rochers dans le vent, la voix de basse
des échos et ce ricanement mystérieux qui craque toujours dans les déserts telluriques
abasourdissaient l'étranger et hébétaient l'indigène. »2
Giono se refuse à céder au typique, il ne propose pas une gravure à la Doré qu'il cite
pourtant3, il propose plutôt un arrière plan culturel littéraire, « Dire les Alpes c 'était évoquer
Dante. »4, qui se fonde sur l'imaginaire du lecteur. D'ailleurs, finalement, cette œuvre à la
précision géographique exhaustive ne fonctionne nullement comme un récit réaliste. Oui, le
lecteur peut prendre une carte, suivre de près les cheminements proposés par l'écrivain et
pourtant jamais l'espace ne se dote d'une existence pluridimensionnelle. Il reste curieusement
dans la virtualité, il reste un monde de création littéraire, un espace aussi fuyant que
l'existence du Déserteur. Au milieu de cette errance, Giono inscrit par moment le fugitif dans
un cadre spatial. Comme dans le cas de Pour saluer Melville, il choisit de placer son
personnage en surplomb : « À Morgins, il est au dessus des brouillards du Rhône. De la
laiteuse exhalaison du fleuve, en bas, il voit émerger la tête des hauts peupliers d'Italie »5. Et
comme pour Melville cette situation devient symbolique ; C.-F. Brun se retire de la société
humaine. S'il commence par s'élever dans l'espace ce n'est pas par désir d'une quelconque
supériorité, le peintre est au contraire un humble parmi les humbles, il s'agit surtout de rendre
1 Le Déserteur, p. 938
2 Id. p. 200
3 Id. p. 194
4 Id. p. 199
5 Id. p. 202
56
tangible la distance qui le sépare des autres. Le Déserteur est un anachorète, il reste cependant
à la lisière d'une communauté humaine elle même isolée par les barrières naturelles de
l'espace géographique. Et son refus de passer les seuils des portes marque cette frontière qu 'il
a dressé entre lui et les autres. Giono superpose donc à l'espace géographique réel des Alpes
suisses, un espace symbolique qui l'est à plusieurs titres. En effet, l'itinéraire du Déserteur
prend une signification sociale, c'est celui d'un vagabond, d'un misérable. Dès la phrase
inaugurale de l'incipit Giono l'indique : « C'est d'abord, un personnage de Victor Hugo. »1 Il
revient plus tard à cette idée, « c'est ainsi, comme on le disait dès le début, que le Déserteur
reste toute sa vie un personnage des Misérables. »2 D'ailleurs la bonté du curé de Salvan
rappelle irrésistiblement celle de Monseigneur Myriel et quand Giono prend la défense du
Déserteur et accuse la société, la transtextualité permet d'apercevoir la silhouette de Jean
Valjean ou celle de Claude Gueux , « La loi au regard de laquelle il n'avait que le tort d'être
misérable. Car, il faut encore le préciser, il n'a pas l'étoffe ni d'un droit commun, ni d'un
assassin, ni d'un politique. »3 À ce premier parcours symbolique s'ajoute celui de la vie d'un
homme qui a assumé son choix. Effectivement, Giono raconte non seulement les quelques
jours qui permettent à C .-F. Brun de parvenir jusqu'à ce coin des Alpes suisses mais il les
englobe dans l'itinéraire plus vaste de la vie : « sur le chemin qui va le conduire du pas de
Morgins à la fosse du cimetière de Nendaz »4. Il s'agit tout simplement pour lui de tracer une
marque éphémère dans le branle du monde : «il sait qu'il n'est pas oublié, qu'il est
indispensable. Toutes les places sont prises dans l'univers, notamment celle qui sont à côté des
poêles. »5 Cette vie d'errance c'est finalement la vie de tout homme attendu forcément par la
mort. Il y a des aspects stoïciens dans l'itinéraire du Déserteur :
« C'est pourquoi la chose à faire en tout premier lieu est de ne pas suivre, à la façon du
bétail, le troupeau de gens qui nous précèdent, ce serait alors s'acheminer non où il faut
aller, mais où va la multitude. »6
Mais Giono connaît la difficulté d'une vie rectiligne qui peut être déviée par la société, par
l'Histoire et à l'exigence d'un cheminement rectiligne il substitue humblement le tour et le
détour, le Déserteur a porté son fardeau d'homme avec ses grandeurs et ses petitesses liées à
1 Le Déserteur, p. 193
2 Id. p. 237
3 Id. p. 245
4 Id. p. 199
5 Id. p. 209
6 Sénèque, De la vie heureuse in Les Stoïciens, Gallimard, trad. Bréhier, 1962, p. 723
57
sa précarité et ce n'est déjà pas si mal. Le dernier parcours symbolique c'est celui d'un homme
de partout et de nulle part qui a affaire avec l'art :
Par conséquent, dans ces trois œuvres, même si l'espace semble traité de manière de
plus en plus réaliste avec une part de localisation spatiale qui ne fait que croître, il demeure un
espace poétique parce que « devenu personnage, l'espace a un langage, une action, une
fonction, et peut être la principale : son écorce abrite la révélation »3, comme l'affirme Tadié.
En effet Giono rappelle qu'il est le maître de l'espace qu'il peut à son gré mêler l'espace
mythique et l'espace antique pour créer son espace fictionnel, il peut aussi partir d'un monde
localisable géographiquement et le transformer en espace personnel, il peut enfin, à partir de
ce même monde géographique et donc réaliste le transformer symboliquement.
II Le maître du temps
Remarquons tout d'abord que ces textes s'intéressent finalement tous les trois à une
genèse. Il s'agit de raconter l'origine de l'Odyssée, celle de Moby Dick et finalement aussi celle
de l’œuvre picturale de C.-F. Brun ou plus amplement celle de sa désertion. Tadié note
58
d'ailleurs : « Le récit poétique cherche à échapper au temps par la remontée jusqu'aux origines
de la vie, de l'histoire et du monde »1. Effectivement en cherchant à éclairer des épisodes
fondateurs , Giono réfléchit sur le processus créateur. Et comme nous l'avons vu, ces épisodes
sont marqués par l'errance, mais comme espace et temps sont intrinsèquement liés, tout
voyage dans l'espace est forcément un voyage dans le temps. Pour ces poètes errants la
temporalité a aussi un rôle à jouer.
59
premier débute à « l'aube »1 de son arrivée sur l'île, le deuxième, le troisième, le quatrième se
situent le même jour tandis que si le cinquième débute toujours par ce jour, il s'achève par le
lendemain, «Vers le midi la mère d'Antinoüs arriva »2. Le chapitre six poursuit donc ce jour
entamé au chapitre précédent. Mais, page 108, les précisions temporelles trop floues
empêchent de suivre avec précision la chronologie : « Les jours suivant la terreur d'Ulysse
s'apaisa ». Puis un sommaire, « L'hiver passa »3 permet encore d'accélérer le temps. Quand le
récit s'achève les beaux jours sont de retour : « Dans l'air muet on entendait pétiller la
chaleur. »4 L'histoire de la genèse de l'Odyssée se déroule donc approximativement sur un an,
du « blé mur » à l'été suivant mais la chronologie réelle ne donne pas le tempo du récit
puisque la première journée à Ithaque occupe plus d'un tiers de l’œuvre.
Dans Pour saluer Melville le récit perd de sa linéarité. Si nous nous concentrons juste
sur le personnage de Melville, le texte s'ouvrant sur les liens entre Giono et l'auteur de Moby
Dick, une prolepse débute la narration : « Quand, en 1849, Melville revint en Amérique, après
un court séjour en Angleterre , il rapportait un étrange bagage »5. Puis, Giono reprend
chronologiquement l'histoire d'Herman, l'amène même jusqu'à son terme, « Au moment où
West parlera ainsi de lui, Herman, mort en 1891, aura déjà la tête pleine de terre. »6 Puis cette
mort consommée, le biographe prend alors sa liberté comme le marque l'emploi du présent
qui tient plus d'un présent d'énonciation que d'un présent de narration, ce qui est corroboré par
le repère temporel, « Mais pour l'instant elle est pleine de baume et mai fleurit à ses yeux. »7
Pourtant Giono n'embraye pas immédiatement sur le séjour à Londres, il continue à dérouler
l'histoire de la vie de l'écrivain en utilisant désormais le système du présent . Mais parfois il
rompt le lien de proximité temporelle qu'il vient de créer avec son personnage et son lecteur et
propulse à nouveau Melville dans un temps coupé de toute énonciation , « Herman arriva à
Londres un samedi soir d'automne. »8, pour à la phrase suivante, ramener de nouveau son
personnage sous les feux de l'actualité : « Il a sacrifié à la correction anglaise. Il a un spencer
1 Naissance de l'Odyssée, p. 55
2 Id. p. 105
3 Id. p. 110
4 Id. p. 121
5 Pour saluer Melville, p. 5
6 Id. p. 8
7 Id. p. 8
8 Id. p. 20
60
exact »1. Giono se présente donc comme le maître du temps, il peut à loisir jouer avec les
analepses ou les prolepses, faire des ellipses aussi bien que des scènes mais il peut également
entraîner le lecteur dans le flux temporel de son personnage ou choisir de lui laisser la place
d'un simple spectateur protégé par le rythme d'une autre temporalité. Et surtout, il peut
changer sans arrêt de choix et montrer son personnage selon plusieurs points de vue
temporels.
Si nous resserrons notre attention sur l'escapade de Melville à Londres. Giono invente
quatre jours de sa vie qu'il situe en 1848, « La France vient d'être bouleversée des évènements
de 1848 »2. Le premier jour est consacré à sa rencontre avec l'éditeur, sa visite au brocanteur
de Limehouse et sa soirée au bistrot marin. Le deuxième débute « À six heures du matin »3
avec le départ de la malle de Bristol et s'achève avec l'endormissement d' Herman 4, ce qui
montre que le point de vue adopté tout comme le temps est désormais celui du protagoniste.
Le troisième commence à la phrase suivante par le réveil de Melville et raconte l'union
spirituelle du couple. C'est le cœur du texte puisqu'il occupe dix-neuf pages soit
approximativement un quart de l’œuvre. La narration du quatrième jour marqué par leur
séparation, ne commence pas, comme attendu, au réveil d'Herman mais à leur promenade qui
les isole des autres : « Le lendemain vers les quatre heures de l'après-midi, Adelina et
Herman se trouvaient dans la grande lande qui domine l'estuaire de Severn. »5 Mais la
remarque faite pour l'espace vaut pour le temps, ce changement de vitesse narrative souligne
la transformation de Melville ; sa rencontre avec Adelina, la fraternité de leur âme a
bouleversé son rythme intérieur. Les instants en sa compagnie dévorent le temps environnant.
Tadié écrit à ce propos : « Le véritable temps du récit poétique se réduit à l'instant, sa cellule
de base, son point d'origine »6. Puis dans un tempo accéléré, essentiellement au système du
présent, alors que la narration au système du passé avait fini par s'installer, dominée il faut le
dire par les temps du discours direct, Giono clôt la vie de Melville. L'essentiel, la genèse de
l'esprit créateur a été racontée, le reste n'est plus que superfluité.
61
2-3 Un temps lacunaire
L'enjeu temporel du Déserteur se situe encore ailleurs. Giono situe son personnage en
1850, soit finalement juste deux ans après le voyage de Melville à Londres. Il précise : « Il a
cependant trente-six ans quand il entre en Suisse, il est dans la force de l'âge. »1, Melville en a
trente quand il rencontre Adelina2 Il existe donc une proximité temporelle certaine entre les
deux hommes. L'itinéraire de C.-F. Brun est émaillé de repères temporels, même si Giono
privilégie ceux concernant l'espace. Comme pour Pour saluer Melville il brouille
constamment la distance entre le personnage et le lecteur en passant du système du présent,
qu'il utilise dès son incipit, au système du passé. Giono peut écrire « C'est un soir d'automne.
Il fait froid »3 et la page suivante « Il mangea du pain et du fromage avec un homme barbu. »4
Avancer que le présent est un simple présent de narration est une facilité qui ne tient pas
suffisamment compte de ce jeu de rapprochement et d'éloignement temporel, d'ailleurs cette
perturbation constante de la distance focale coïncide avec ce récit où alternent certitudes et
lacunes, réalité et fiction. En outre, comme pour Melville encore, la mort de C.-F. Brun est
évoquée dès les premières pages et si le récit s'ouvre sur l'année 1850 il ne suit pas une exacte
linéarité : « Et avant de le suivre sur le chemin qui va le conduire du pas de Morgins à la fosse
du cimetière de Nendaz »5. L'histoire du Déserteur débute donc un soir d'automne, à trois
heures de l'après-midi. Mais très vite les repères temporels se brouillent, « ce matin d'octobre
bouché de tous côtés par la brume »6, « c'est seulement dans l'après-midi qu'il verra des
morceaux de pays »7, « il arrive à Salvan, un jour de brume intense, vers les midi »8 et si les
repères temporels continuent « le lendemain »9, « Son séjour au Trétien fut d'une semaine
environ. »10, « la nuit »11, « le lendemain »12 etc. cette brume initiale est représentative du
traitement du temps dans cette œuvre. Tout se passe comme si le Déserteur avait pénétré dans
un univers, protégé par la brume, cette même brume déjà présente lors de la première
promenade d'Herman et d'Adelina et le temps ne s'écoule plus au rythme du métronome. Le
1 Le Déserteur, p. 201
2 Pour saluer Melville, p. 6
3 Le Déserteur, p. 202
4 Id. p. 203
5 Id. p. 199
6 Id. p. 203
7 Id. p. 204
8 Id. p. 204
9 Id. p. 209
10 Id. p. 214
11 Id. p. 215
12 Id. p. 216
62
narrateur note « l'hiver est venu »1, puis « le premier hiver se passa »2, ce qui est répété un peu
plus loin « depuis que nous sommes en train de regarder vivre le temps a marché, le premier
hiver s'est terminé »3. Ensuite c'est l'arrivée du printemps4. Soudain, le temps s'accélère et
bouleverse son cours, une liste de peintures associées à leur date de réalisation est précisée 5.
Giono balaie alors l’œuvre de son personnage de 1851 à 1865 en choisissant ni d'être
exhaustif ni de suivre la chronologie et son récit se précipite vers sa fin sans même avoir paru
vraiment commencer. L'étrange biographe remarque alors d'un ton badin :
Ainsi l'histoire du Déserteur reste dans une sorte de virtualité parce que son espace est fuyant,
parce que son temps demeure difficilement discernable.
Conclusion
Pour clore cette étude du temps, il convient de constater que Giono d'une œuvre à
l'autre procède par différences mais aussi par similitudes. Naissance de l'Odyssée propose de
suivre, de façon assez conventionnelle, l'histoire d'Ulysse sur une année même si l'auteur
choisit d'éclairer plus particulièrement certains épisodes. Pour saluer Melville met la lumière
sur quatre jours fondateurs imaginaires dans le flot d'une vie réelle. Quant au Déserteur il
permet d'allumer le projecteur sur quelques fragments qui reconstituent en pointillés vingt ans
d'un vie . Giono cherche à renouer les fils du temps mais il les assemble à sa façon pour
dépasser la contingence temporelle en la reconstruisant différemment.
Mais dans cette conception du temps, nulle crainte de la mort, nulle tentation
orgueilleuse de le vaincre par la postérité, Giono et ses personnages ne se soucient pas de
survivre à leur œuvre. La vie a la saveur de la création et si la création cesse la mort peut bien
arriver.
1 Le Déserteur, p. 220
2 Id. p. 236
3 Id. p 238
4 Id. p. 239
5 Id. p. 240-241
6 Id. p. 236
63
III Des scènes en écho
Le récit poétique utilise le versus c'est-à-dire le retour. En effet un jeu d'échos est mis
en place, non seulement à l'intérieur d'une œuvre où des scènes se répètent, par exemple treize
repas sont au moins mentionnés dans le Déserteur, la deuxième promenade du couple répond
à la première dans Pour saluer Melville, Ulysse écoute plusieurs fois un aède, mais aussi ces
leitmotivs apparaissent d'une œuvre à l'autre. Nous avons vu ainsi que la figure du poète était
une constante qui se retrouvait dans notre corpus. Mais d'autres éléments sont également
réitérés.
Tout d'abord deux lieux, le bistrot et l'auberge sont récurrents dans le voyage d'Ulysse
et celui de Melville.
Dans ces deux textes le héros est rapidement immergé dans cet univers bien
particulier, « [Ulysse] poussait la porte de l’Éros marin, un caboulot du port ; »1. le choix du
nom souligne la dégradation du merveilleux odysséen, pour la première fois dans le texte un
dieu apparaît et il est associé à un univers bien humain. Mais nul regret chez Giono ce qui est
humain a pour lui plus de saveur. Et c'est un lieu chaleureux qui est évoqué, « On faisait
crépiter sur les tables d'interminables parties d'osselets »2. Le jeu, les amis, les femmes, le vin
domine cet univers évoqué par les poètes comme Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Apollinaire
mais aussi Jean Richepin :
1 Naissance de l'Odyssée, p. 4
2 Id. p. 5
3 Richepin, La chanson des gueux, La Différence, 1990, p. 89
4 Ponchon, La Muse au cabaret, Fasquelle, 1920, p. 17
64
Mais c'est aussi un lieu privilégié où l'homme se dote d'une parole inventive. C'est
un locus amoenus mais s'il ne s'agit pas toujours de philosopher, il s'agit cependant de laisser
la parole créatrice se déployer : « il la prenait sur les genoux, la caressait, lui contait ... »1 Le
bistrot londonien de Melville est lui aussi associé à la mer comme si l'imaginaire marin
condensait tous les rêves d'évasion, « C'était un bistrot marin et il n'y avait pas grand monde à
cette heure-ci. »2 C'est un lieu intermédiaire avec l'auberge puisqu'il est possible de s'y
restaurer, et marqué aussi par la convivialité, Melville éméché désigne les autres clients par le
terme « copains »3 mais c'est surtout un lieu où la parole coule comme la boisson et peut
mentir à son gré, « Tu peux toujours courir si tu veux me faire croire à tes gars du Royal. »4
Les hommes se mettent à repenser le monde pour peut être le reconstruire ; « Je parlais de
l'arrogance des dieux, si tu veux le savoir, je parlais des débris de la faiblesse et de l'amertume
de l'impuissance. »5
1-2 L'auberge
Un autre lieu clos, ouvert cependant aux gens de passage, l'auberge, se retrouve
également dans ces deux œuvres et dans de nombreux romans comme Les Âmes fortes (1949)
ou Les Récits de la demi-brigade (1972) . Marcel Neveux remarque : «La sympathie de Giono
pour les auberges s'explique sans doute parce qu'elles concilient le voyage et l'immobilité. Le
voyageur y devient immobile »6, il est toute une tradition effectivement qui fait de Giono un
voyageur immobile mais nous y reviendrons. La scène d'auberge qui clôt la première partie
des aventures d'Ulysse est l'occasion d'un portrait de groupe et d'un échange savoureux entre
les paysannes et l'ânier ; la parole rebondit, se fait piquante comique. Mais c'est aussi là
qu'Ulysse entre dans le cercle de lumière et se révèle, « Au centre, s'arrondissait comme un
cal la tâche grise d'un grand foyer qu'on allumait tous les soirs. »7 Marcel Neveux repère le
retour du rond de lumière dans l’œuvre gionienne ; selon lui il faut rattacher cette thématique
à l'écriture, puisque c'est dans le rond de lumière que s'élabore le travail de l'écrivain.
Effectivement, dans ce passage au moins, se présente une relation directe entre la lumière et la
création. Mais, cette création qui illumine Ulysse est aidée par le vin, « « N'avez-vous pas un
1 Naissance de l'Odyssée, p. 5
2 Pour saluer Melville, p. 29
3 Id. p. 32
4 Id. p. 29
5 Id. p. 32
6 Jean Giono ou le bonheur d'écrire, p. 96
7 Naissance de l'Odyssée, p. 19
65
peu de vin ? » Un bûcheron tendit sa gourde. Il but. »1, puis plus loin : « Ulysse, la bouche
collée à la bouche de la gourde, buvait. »2 Et le vin, chanté par les poètes, est bien-sûr aussi à
rapprocher de Dionysos, dont la célébration est à l'origine de la tragédie et de la comédie,
mais ce dieu est aussi devenu le symbole d'une création poétique qui s'oppose à l'influence
harmonieuse de la puissance apollinienne et qui puise dans ses excès sa force. D'ailleurs
Giono célèbre lui aussi le mystère du vin :
« Nous occuper un peu de ce personnage Vin d'une façon nouvelle, voir plus loin son
anatomie, siroter un bon coup de magie organique, tâcher de savoir ce qu'il y a derrière sa
matière et atteindre s'il se peut ( comme pour un homme, et il en est un), son appareil
passionnel. »3
Installé à Ithaque, Ulysse n'en oublie pas pour autant l'attrait d'une halte à l'auberge, il
s'abrite « chez Joesse qui tenait auberge sous le signe du « Pin fleuri » ». De L’Éros marin au
« Pin fleuri », Ulysse a déplacé son errance de la mer à la terre et dans ce lieu privilégié son
mensonge créateur continue à s'élaborer, « Ulysse pérorait déjà au milieu de vieilles
connaissances aux regards sympathiques. »4
Dans Pour saluer Melville, quatre auberges viennent baliser le voyage du héros.
Melville reste dans la cour de la première par peur de se retrouver seul dans la salle à manger
avec Adelina5. Mais le soir il ne résiste pas à celle des Quatre-Champs particulièrement
animée après une journée de foire : « L'assemblée paysanne mangeait, parlait, fumait . On
chantait à mi-voix dans le fond de la salle. Les servantes sortaient de la cuisine comme des
balles et y rentraient en courant. »6 La troisième est simplement présentée comme une « étape
du midi »7, la quatrième, l'auberge Queen Elisabeth 7 est juste nommée. C'est donc à propos de
la deuxième lorsque Herman fait vraiment face à Adelina que Giono insiste sur la description
où se retrouve encore la convivialité. Mais c'est surtout la voix intérieure de Melville qui se
déploie comme l'illustre la focalisation interne qui fait partager au lecteur ses pensées. Et
quand l'écrivain semble retrouver l'usage plénier de la parole Giono note non sans humour :
66
« Il lui était maintenant possible de parler avec aisance et naturel et, quand elle se dressa,
le saluant d'un petit signe de tête, il resta cloué sur son escabeau et il lui dit : « Bonsoir
Madame », avec une voix de cadavre. »1
Si cette auberge là n'a pas permis directement de délier sa langue, c'est pourtant grâce à cette
soirée qu'il va pouvoir raconter le monde à Adelina.
Cependant, dans Le Déserteur, nulle auberge ne vient proposer une halte réparatrice
car les choix de ce personnage sont antinomiques avec un tel lieu. C.-F. Brun trouve refuge
dans l'église du Trétien, Giono se contente de respecter les faits, il n'en fait pas l'auberge du
Seigneur prête à accueillir les éprouvés, il coupe court à toute interprétation religieuse « Il se
trouva que cette construction était une église. »2 Les autres abris du peintre ne seront que des
granges ou des cabanes sans habitant.
Ainsi auberges et bistrot sont une thématique qui revient sous la plume de Giono, ils
marquent un arrêt dans l'errance, un moment où l'homme cesse d'être seul et où il peut par la
parole essayer de rejoindre les autres.
II Le motif musical
L'autre motif qui parcourt le corpus choisi est un motif musical. La mythologie
grecque a largement insisté sur les liens entre la poésie et la musique comme en témoignent
les attributs des divinités ou des héros : Dionysos et sa flûte, ses cymbales et son tambourin,
Erato, muse de la poésie lyrique et sa lyre, Calliopé, muse de la poésie épique et sa trompette,
Thalie, muse de la poésie pastorale et sa viole, Orphée, fils de Calliopé, et sa lyre à neuf
cordes etc. Et pendant des siècles, de l'aède au troubadour jusqu'à Ronsard même la récitation
de la poésie ne s'envisage pas sans musique. Et quand Giono en 1924 publie des poèmes dans
le style gréco-latin il leur donne naturellement pour titre Accompagné de la flûte. Giono
apprécie la musique, il note ainsi dans son Journal à la date du 6 mars 1939 :
67
volumes de Mozart et de Beethoven. »1
D'ailleurs il tisse parfois des liens encore plus étroits entre son œuvre et la musique, ainsi le
22 janvier 1965 se déroule à Mulhouse la représentation d'Ulysse ou le Beau Voyage présenté
comme « jeu littéraire et musical en trois actes » tiré de Naissance de l'Odyssée. Giono lui-
même a écrit les paroles et Henri Tomasi, compositeur et chef d'orchestre marseillais qui a
déjà signé des opéras inspirés de la littérature contemporaine, la musique. En effet, Giono a
toujours regretté que son art ne parle pas directement aux sens, qu'il ait besoin du truchement
des mots et même celui des mots sur le papier. Avec la musique il projette chez ses
personnages cette immédiateté rêvée. Pour saluer Melville présente la plus ample référence à
la musique . Elle s'introduit au départ par le biais du cornet à bouquin. Cet instrument de
musique courant au XVI ème et XVII ème siècles est à l'origine une corne animale percée de
trous que les bergers des pays nordiques utilisaient pour communiquer entre eux. Puis, il a peu
à peu évolué afin de permettre de jouer davantage de notes et a alors été fabriqué en bois
gainé de cuir. Il est devenu ensuite l'instrument principal des offices religieux à partir du XVI
ème siècle pour être finalement supplanté par le violon ; Bach, dans ses cantates, est le dernier
à l'avoir utilisé et il faudra attendre les années 1975 pour que des musiciens le redécouvrent.
Ici Giono, simplement fasciné par son nom peut être, l'utilise comme une simple corne de
brume sans ignorer pour autant sa potentialité expressive :
Dans Que ma joie demeure, la flûte sert de la même façon à exprimer directement le mal de
vivre. Le deuxième passage qui se réfère directement à la musique se situe lors de la dernière
promenade d'Herman et d'Adelina : « Une fanfare de cors et de trompettes éclata brusquement
sur la droite »3. Cette chasse à courre n'est pas sans annoncer la chasse au loup d'Un roi sans
divertissement qui détourne pour un temps Langlois de l'ennui et de son identification à M.
V. : « Le soir même, entre les terrasses de Saint-Baudille et les aires d'Avers où le lieutenant
1 Journal, p. 300
2 Pour saluer Melville, p. 35
3 Id. p. 68
68
avait son poste, commença un dialogue de cor de chasse tout à fait magnifique. »1 Mais le cor,
dans la chasse au renard, joue en plus du Haendel, un des compositeurs préférés de Giono, et
ce qui est essentiel alors ce ne sont pas les intentions du compositeur mais ce que cette
musique confie directement à l'âme, « brusquement, cela s'est adressé à moi comme si cela
m'était destiné et que j'ai passé ma vie à l'attendre. »2 De même, dans Naissance de l'Odyssée,
Giono insiste sur l'effet produit par la musique, non seulement les corps s'animent, « des
bûcherons, des pâtres silencieux dodelinaient dans la musique »3, mais elle permet une
plongée dans l'intériorité : «le ventre de la guitare envoûtait toujours les bûcherons […] une
musique fruste dans laquelle ces hommes des bois découvraient le visage de leur rêve »4. En
outre, elle crée des associations d'idées, de mystérieuses connexions se font dans le labyrinthe
du monde ; Ulysse, tout comme Pit le frère d'Adelina ou son père 5, peut grâce à elle relier
entre eux des fils ténus : « Une image éclaira la tête d'Ulysse au passage. […] Il était là, se
demandant si une insensible harmonie émanée des gouffres, plutôt que de la houle ne berçait
ces herbes. »6 En effet, comme l'affirme Adelina dans un aphorisme : « Qui a écouté les bruits
du monde a écouté de la musique. »7 ; il existe une correspondance étroite entre le monde et
la musique et le poète cherche justement à établir des correspondances. D'ailleurs la voix du
monde est souvent métaphoriquement associée à la musique, comme dans le titre de la
nouvelle « Le Chant du monde » : « Il se souvint de ce chant funèbre que l'haleine de la mer
soufflait »8, « les oiseaux, les poissons, les grenouilles, tout le marécage goudronné, et les
joncs bourdonnèrent en accompagnement de basse continue au fond des voûtes du monde »9.
Dans Le Déserteur la symphonie du monde se fait encore entendre même si elle n'est plus
reliée explicitement à la musique : « Les mélèzes sifflent, les bouleaux craquent, les sapins
grondent. »10
69
2-2 La chanson
Mais ce motif musical est également perceptible dans les chansons qui sont évoquées
dans les trois textes. Cette thématique nous amène directement à la poésie du XIX ème siècle,
puisque sur le modèle romantique allemand, les poètes français cherchent à renouer avec la
culture populaire par le biais des chansons. Se succèdent alors des poèmes ou des recueils aux
titres évocateurs : Hugo, Les Chansons des rues et des bois (1866), Verlaine, Romances sans
paroles (1874), Laforgue, Les Complaintes(1885) … Le poète délaisse alors le carcan des
mètres et des rimes pour préférer la fluidité, la naïveté travaillée et renouveler ainsi le
lyrisme. Nerval clôt Chansons et Légendes du Valois sur cette phrase :
C'est donc avec toute une tradition poétique que renoue Giono en incorporant des chansons à
ses textes. La diligence de Bristol traverse des villages où retentissent des bribes de l'air alors
à la mode « S'il vous plaît Alexandra » et Giono ne résiste pas au plaisir de mentionner
quelques vers :
De même lorsque Ulysse rencontre un chœur de jeunes filles qui jouent à la balle, la chanson
s'immisce dans le texte :
70
Ces paroles reprennent la tradition de l'entreprise de désacralisation de la chanson, Zeus est
assimilé à une simple cible en forme de perroquet, tandis que les déesses deviennent de
simples femmes. Et lorsque Kalidassa part pour faire la lessive lui reviennent les paroles de la
geste d'Ulysse entendue la veille :
Giono s'amuse à inventer le chant de Nausicaa et de ses compagnes et se retrouve ici son goût
pour la chanson de métier qu'il exploite notamment dans le premier conte de L'Eau vive qui
donne son nom au recueil. Dans ce texte il associe à chaque artisan, une chanson et
commence, sans doute en hommage à son père, par celle du savetier :
Puis apparaissent celles de l'aiguiseur, du potier … Giono conclut : « Cette poésie est l'amour
du métier, ce métier qui les porte au ciel comme un chêne qui soulève des flots de lierre »3. Et
nous avons déjà mentionné que Giono voyait dans le labeur du poète un simple métier. Dans
l'aride vie du Déserteur la chanson n'est pourtant pas totalement oubliée. Le narrateur
remarque que les complaintes comme celle de Geneviève de Brabant, ont également inspiré le
peintre . Et C.-F. Brun a fait plus encore puisque, comme le notent Jeanine et Lucien Miallet 4,
il a composé des cantiques et des chansons ; ils précisent même qu'il a écrit des chansons
d'amour et a appris aux jeunes gens du Trétien à rimer. Néanmoins, Giono n'exploite pas cette
veine artistique chez son personnage, il se contente de consigner que « certaines de ses
complaintes étaient rimées par lui sur l'air de Fualdès »5 et d'en donner quelques titres
prometteurs : la complainte du « Pou et de l'Araignée » qu'il présente comme une chanson de
cordonnier ce qui renvoie directement à « L'Eau vive », « L'assassinat horrible de la
lavandière d'Angoulème » et « La Mystérieuse cantinière » qu'il rattache à la légende
napoléonienne. Si Giono ne s'engouffre pas dans cette veine poétique tangible c'est peut être
parce qu'il a suffisamment démontré que la poésie ne se cantonne pas à la musique et que la
71
légèreté des chansons ne doit pas faire oublier les profondeurs insondables du Déserteur.
Conclusion
Les trois récits de Giono rejoignent la poésie parce qu'ils minent les fondements
essentiels du roman, personnages, temps, lieux.
En effet, les références réalistes des personnages s'atténuent au profit d'un personnage
type qui renvoie invariablement à la création. À cela s'ajoute un traitement de l'espace
original, tout espace qu'il soit mythique, historique, géographique perd de sa matérialité.
L'espace devient un champ d'investigation que visite et transforme la liberté créatrice. De la
même façon le temps essentiel dans la perspective narrative est réinventé. Le temps
scientifique n'existe pas, le récit poétique ne cherche pas à explorer le futur, il se tourne vers
le passé et plus particulièrement vers l'origine de la création et il magnifie la discontinuité de
l'instant.
72
TROISIÈME PARTIE
Du mot au monde
73
Jan Brueghel l'Ancien dit de Velours, L'entrée dans l'Arche, vers 1600, huile sur bois, 73 x 104 cm,
Musée de Pau
74
I Le choix des mots
I Éblouir le lecteur
Afin d'examiner au plus près l'écriture gionienne, nous avons choisi de dépouiller avec
soin les quarante premières pages de son œuvre initiale, soit un tiers de l'ouvrage. Le travail
sur la langue commence par le choix des mots. Chacune de ces unités minimales a un rôle à
jouer au niveau du signifiant et du signifié. Au niveau du signifié, il est à relier à une
dénotation mais aussi à une connotation. Au niveau du signifiant, ses sonorités peuvent créer
une harmonie ou une disharmonie. Les mots élus par Giono appartiennent à des champs
lexicaux particuliers.
Commençons par le caravansérail des dieux qui ne peut que rappeler une certaine
poésie abandonnée par les poètes du XX° s où abondent les références mythologiques comme
chez les Baroques Saint-Amant, Tristan L'Hermite, Voiture : Éros (p. 5), Poséidon (p. 12),
Cybèle (p. 17), Perséphone (p. 24), Pan (p. 27, 31), Apollon (p. 28), Hermès (p. 31), Pallas (p.
36), Artémis Héraclès (p. 39) Aphrodite (p. 43)... mais aussi tout le petit monde des divinités
inférieures ou créatures mythologiques qui gravitent autour d'eux : « tritons » (p. 12), « les
faunes », « les nymphes », « dryades », « satyres » (p. 18), « satyreaux » (p. 31), « sirènes »
(p. 35), « un griffon » (p. 89), « centaure » (p. 40). Ils emportent avec eux le charme des
1 Naissance de l'Odyssée, Appendices, p. 844
75
créatures merveilleuses. N'est-ce pas Pégase qui a fait jaillir sur l'Hélicon, la montagne des
Muses, l'Hippocrène, la source où viennent s'abreuver les poètes ? Ils rappellent, de plus,
combien la poésie, entretient un lien privilégié avec le merveilleux, d'ailleurs le verbe
« poétiser » signifie « rendre poétique » mais aussi « embellir, idéaliser » et de l'idéal, à
l'imaginaire, il n'y a qu'un pas vite franchi par les poètes.
Et puis il y a les noms chargés d'exotisme des personnages, « Circé » (p. 4),
« Archias » (p. 4), « Ménélas et Hélène » (p. 7), « Antinoüs » (p. 8), « Egisthe » (p. 8),
« Calypso » (p. 17), « Pénélope » (p. 22), « Nestor » (p. 30), rendus célèbres par Homère et
les premiers tragiques. Quand Giono convoque les noms, il convoque avec tout un arrière plan
littéraire, des hypotextes qui nourrissent son roman d'images, de résonances. Pensons à Du
Bellay qui s'empare de la figure légendaire d'Ulysse pour dire sa nostalgie du pays natal. Mais
à ces personnages incontournables de l'épopée, l'auteur ajoute tout un petit peuple qu'il fait
apparaître au fil des rencontres d'Ulysse :
Patron Photiades (p. 4), Kalliste (p. 6), Timareté (p. 6), Orée, Lyssia, Melitte (p. 6), Lydia
(p. 7), Zelinde (p. 11), Pheroé (p. 16), Kratès (p. 20), Chloé (p. 25), Conconidès (p. 26),
Outus (p. 28), Mousarion (p. 31), Andros fils de Korès (p. 32), Sarkos (p. 34), Hylas (p.
41), Daphnis (p. 42).
Là, le lecteur se laisse porter par l'étrangeté des sonorités, le romancier ouvre les portes d'un
ailleurs, invite au voyage en digne successeur de Baudelaire.
« Élysée » (p. 7), « Argos » (p. 8), « Ithaque » (p. 8), « Hellade » (p. 11), « Messenie » (p.
16), « Sparte » (p. 16), « Cythère » (p. 17), « Pylos » (p. 26), « Doulichior » (p. 26),
« Ionie », « Malée » (p. 26), « Tauride » (p. 28), « Pylos » (p. 29), « Keratia » (p. 31),
« Megalopolis » (p. 42), « Arcadie » (p. 41).
Dans ces lieux voisinent des références culturelles fortes, les bergers d'Arcadie de Virgile par
exemple, les amants de Cythère qui entraînent dans leur sillage Watteau et Verlaine, et des
lieux peu connus qui apportent cette touche imaginaire propre au lointain.
76
Parallèlement à ce travail sur l'onomastique, le romancier exploite les sons, ainsi s'ajoute
à la musique des noms propres un concert de bruits qui enrichit la phrase. Prenons pour
exemple la page 16 où le relevé s'est montré particulièrement fructueux :
d'Archias ».
Cet exemple de relevé montre que la voix humaine est largement sollicitée par le lexique, si
elle ne l'est pas au sens propre, elle l'est par le biais des personnifications. A travers le
paysage, à travers le décor parlent des hommes, ou parle un homme. Si les références au son
parcourent les pages celles à la musique en particulier, ce bruit devenu harmonie, sont
constantes. L'auteur utilise particulièrement les instruments de musique. Mais comme pour les
sons, ces instruments sont soit reliés à l'histoire soit à la narration :
« le flageolet d'une fontaine » (p. 4), « la conque des bateaux pêcheurs » (p. 4),
« pipeaux », « comme sur un tambour » (p. 9), « une ombre de flûte » (p. 9), « une
tambourelle d'écorce » (p. 10), « guitare » (p. 20, 21, 27, 30, 35, 36), « tambour d'airain »
(p. 21), « trompette » (p. 29), « flûte » (p. 35), « cythares » (p. 38).
Ensuite la botanique s'est invitée dans les pages. Les fleurs, les plantes , les arbres avec
leur forme, leur couleur, leur parfum particuliers assaillent le lecteur de sensations et de
connotations. Qu'il soit un spécialiste ou pas de la flore la présence systématique des végétaux
au fil des pages construit le tableau d'un éden marqué par la profusion. Ce monde végétal n'est
pas décrit, l'expansion nominale est rare, les mots sont justes convoqués et c'est à leur
dénotation et à leur connotation à agir. Le dépouillement systématique des quarante premières
pages a montré l'abondance. Giono écrit, un herbier sur le bureau, ou au moins dans sa tête,
voici notre relevé :
77
tamaris », « pinède » (p. 4) ; « genêts », « pinèdes » (p. 5) ; « raphia », « grenades » (p. 6) ;
« raisins », « palmes », « mousses » (p. 7) ; « scabieuses », « asphodèles » (p. 8) ; « arbres »
(p. 9) ; « herbes » (p. 10) ; « cyprès », « fenouils » (p. 11) ; « oseraie », « joncs »,
« froment », « oliviers », « pinèdes », « maïs », « pins », « ramures », « olivaie », « pins »,
« herbe » (p. 16) ; « les pétales de roses », « troncs », « pin » (p. 17) ; « gentianes »,
« genévriers » (p. 18) ; « oliviers », « orties », « daturas », « genévriers », « sauge » (p.
19) ; « algues », « pomme », « olives », « concombres » (p. 20) ; « tilleuls », « chanvre » (p.
21) ; « amandiers », « oliviers », « rosiers », « arbousiers » (p. 22) : « forêt », « karité » (p.
24) ; « ail », « lotus » (p. 25) ; « avelaniers » (p. 26) ; « noisetiers » (p. 27) ; « genévriers »
(p. 28) ; « genévriers », « lianes » (p. 29) ; « pommiers » (p. 30) ; « caniers », « roses » (p.
31) ; « figuier », « acanthes » (p. 32) ; « chênes », « pins » (p. 33) ; « genêts » (p. 34),
« lavande », , « cresson », « sapinière », « graminée » (p. 35) ; « oliviers », « herbe »,
Mais d'une façon récurrente Giono utilise le règne végétal comme référence dans ses
figures superposant ainsi les degrés de virtualité. À la fleur de l'histoire, il mêle la fleur de la
narration :
« Je dis : une fleur ! Et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que
quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave,
l'absente de tous bouquets »1.
1 Mallarmé, Œuvres complètes II, « Avant-dire au Traité du verbe de René Ghil », Gallimard, 2003 , p. 678
78
Le lecteur rencontre ainsi :
« dans le long chapelet marqués de pâquerettes, de blé mûr, de pommes » (p. 4), « pareils à
des tomates pourries » (p. 6), « comme une gousse de caroube » (p. 8), « comme des
melons » (p. 11), « comme une grenade mûre » (p. 22), « c'est un piment, un poivre » (p.
25), « des fleurs merveilleuses s'épanouissaient » (p. 33), « le genêt d'or » (p. 36), « les
montagnes de violettes » (p. 36), « de ceux qui vont un brin de sauge aux dents » (p. 39),
« nymphe d'écorce », « à la façon des algues », « comme une troupe de fleurs » (p. 40),
« plus fins que bulbes de lotus » (p. 41).
Dans Naissance de l'Odyssée le lecteur est donc assailli, par l'intermédiaire des sons
qui imposent leur musicalité mais aussi par les végétaux qui créent une orgie de parfums,
d'images, de goûts, de textures.
Giono propose donc un opéra, un spectacle total où les sensations affluent et imposent
leur richesse
« La Dorade », « la clovisse », « qui ressemblait au cri des pintades », « les oiseaux » (p.
5) ; « quelques brebis d'orage », « l'îlot de la chèvre », « des moules », « des violets » (p.
6) ; « des moules », « comme un thon », (p. 7) ; « comme un porc » (p. 8) ; « le vol des
guêpes », « comme une éponge », « oiseaux de mer », « les brebis de la mer » (p. 9) ; « une
perruche », « l'âne » (p. 16) ; « au vieux boulanger de la Tortue », « comme une tigresse »
(p. 11) ; « une arapède » (p. 12) ; « comme on fait d'un bouc turbulent » (p. 13) ; « comme
une trace de couleuvre », « sous son pelage de bélier », « un ânon » (p. 15) ; « cigales »,
« oiseau à bréchet de sapin », « le bec aigu de l'épervier de proue » (p. 16) : « l'oiseau de
bois », « la reine-tigre », « la rage des loups », « l'ardeur des juments », « la souplesse des
belettes », « la férocité des mantes vertes », « comme merles » (p. 17) ; « la méchante bête
cramponnée dans sa chair », « vol des colombes » (p. 18) ; « chèvre », « chevaux »,
« comme des oies autour d'un chat », « fils de l'âne » (p. 19) ; « vessie de porc »,
79
« oursins », « les chevrettes rouges du feu » (p. 20) ; « les bêtes » (p. 21) ; « serpent du
désir » (p. 22) ; « comme on sort un escargot de sa coque » (p. 23) ; « comme palpes
d'avettes », « plus vive que l'hirondelle » (p. 24) ; « comme chiens au printemps » (p. 25) ;
« chevaux », « bardot », « comme deux boucs sur un pont », « comme une chèvre » (p.
26) ; « les moutons d'Ialos », « brebis » (p. 28) ; « la tête de serpent » (p. 29) ; « changé en
baudet » (p. 30) ; « une aiglonne » (p. 31) ; « marchands de cabus » (p. 32) ; « comme un
serpent », « la peau de bouc », « le serpent rouge et froid du vin » (p. 33) ; « des
inquiétudes d'oiseaux », « des merles », « des marchands de porcs » (p. 34) ; « la mule »,
« les mules » (p. 35) ; « ses chèvres », « comme un sifflotis de serpent » (p. 36) ; « un vol
de pies », « comme une trace de lézard », « comme une grande toison de bouc sauvage » (p.
37) ; « la danse sacrée des éléphants » (p. 38-39) ; « une colombe » (p. 39) ; « la bédoule »,
« renards », « blaireaux », « loups », « vache » (p. 40) ; « pareil à un lourd crapaud blanc »
(p. 41 ; « cent colombes » (p. 41) ; « plus frivole que la mésange » (p. 43).
Mais quel est donc l'intérêt de ce zoo fabuleux, de cette liste fastidieuse ? Convoquer
des animaux pour enchanter le lecteur avec la diversité du vivant, dire ou suggérer une fois
encore les couleurs, les formes, les cris, les caractères mêmes ; ébloui par la profusion. Mais
ce bestiaire n'est pas sans rappeler l'arche de Noé, et de Noé à Giono il n'y a qu'un pas franchi
justement dans Noé où l'auteur choisit comme épigraphe un extrait de poème, son extrait de
poème Fragments d'un Déluge que nous avons déjà évoqué en introduction. Dans Noé, qui se
présente comme une poétique implicite c'est à dire que cette œuvre comme le montre
Krzysztof Jarosz peut être lue comme un roman mais aussi comme une réflexion sur la
création, Giono se plaît à « disserter avec subtilité sur les problèmes de son art et surtout
montrer son imagination en train d'effectuer, tel un alchimiste, la transsubstantiation du plomb
vil de la réalité en or pur d'un univers fabuleux. »1 Le titre « Noé » renvoie à l'épisode
biblique, comment faire tenir les couples représentant tous les animaux de la création dans
une arche, comment faire coexister herbivores et carnivores ? La réponse de Dieu est simple
c'est l'idée de ces animaux qui doit entrer dans le cœur de Noé pour qu'ils soient sauvegarder à
tout jamais. Le personnage de Noé devient alors l'allégorie de l'écrivain qui détient au fond de
lui toute une création mais aussi plus particulièrement celle du poète puisque Giono choisit
initialement de conter cet apologue en vers. Voici la fin de l'épigraphe :
80
pour le conserver en vie
avec toi... et j'établirai mon
alliance avec toi. »1
Si le bestiaire est poétique, c'est par son sujet mais la beauté des créatures n'est pas
seule en jeu, il y a aussi celle de la création. Et l'attitude réflexive sur la création est une des
caractéristiques de la poésie du XX° siècle, le poète se pense, se dit, se réfléchit, se regarde
poète.
Pour terminer cette étude sur le lexique de Naissance de l'Odyssée, il faut s'arrêter sur
le métissage de lexèmes, choisis par Giono, que nous avons étudiés avec le Trésor de la
langue française informatisé.
L'auteur utilise, comme attendu dans les aventures d'Ulysse, des termes empruntés à
la navigation, certains sont techniques comme : « estacade » (p. 21) qui désigne une barrière
flottante établie à l'entrée d'un port pour le protéger des navires ennemis, « chebec » (p. 4),
« tartane » (p. 29), « fuste » (p. 82) qui font référence à des types précis de bateaux antiques ;
d'autres appartiennent désormais au langage courant mais leur isotopie demeure, « amarre »
(p. 6) ; « proue », « voiles » (p. 9) ; « carène » (p. 10) ; « mât » (p. 11) ; « rame »,
« gouvernail » (p. 12)...
À ce vocabulaire spécialisé s'ajoute celui du monde antique, nous avons repéré par
exemple comme rares « chiton » (p. 19), tunique en lin ou laine de la Grèce antique,
« canéphore » (p. 42), jeune fille qui portait, sur la tête, des corbeilles sacrées lors des
cérémonies. Pour clore ce rapide aperçu de termes de spécialistes ajoutons le lexique du
botaniste avec « flexueuse » (p. 39), qui signifie « courbé, fléchi plusieurs fois dans sa
longueur », par exemple « tige flexueuse » auquel nous pouvons ajouter de nombreuses
variétés de végétaux cités précédemment comme « scabieuses » (p.8), « avelaniers » (p.26) …
Ainsi Giono n'hésite pas à puiser dans différents domaines techniques pour enrichir son
vocabulaire.
1 Noé p. 609
81
À ce lexique technique Giono mêle un vocabulaire littéraire. Notons « seille » (p. 7),
seau de bois ou de toile, utilisé d'ailleurs par Claudel en tant que synonyme de vase « Je vois
des pivoines dans une seille de cuivre, avec leur couleur dans l'eau »1 ; « s'irruait » (p. 9) de
« s'irruer », « faire irruption » ; « jaculatoire » (p. 28) « qui se caractérise par un jaillissement
ardent » ; « boucoliaste » (p. 35) qui n'a aucune entrée au TLF est signalé comme utilisé par
Valéry dans sa correspondance avec Gide2, « aux sons de la flûte d'un Boucoliaste » ;
« s'éploya » (p. 37) synonyme littéraire de déployer ; « sagette » (p. 39), « flèche ».
Proches de ces termes littéraires sont les archaïsmes car ils sont souvent perçus comme
littéraires, puisque reliés directement au fond de la Littérature. Citons « vesprée » (p. 4) pour
toujours associé à Ronsard et à ses roses ; « pourchas » (p. 6) nom dérivé de « pourchasser » ;
« nave » (p.10) synonyme de vaisseau ; « boujaron » (p. 12) qui est la ration d'eau de vie des
marins ; « souquenille » (p. 23) « vêtement en piteux état, usé ou sale ». Hugo l'utilise dans la
Légende des siècles, t 1, 1869, p. 234 : « Le mendiant tendant ses deux mains décharnées /
Montra sa souquenille immonde aux Pyrénées »3. Ajoutons : « lantiponnages » (p. 35)
« propos inutiles et inopportuns ».
Proches à leur tour de ces archaïsmes sont des régionalismes, empruntés souvent au
provençal, mais qui sont issus généralement de termes devenus des archaïsmes.
C'est le cas de : « aiguade » (p. 7) de l'occitan « aiga » (eau) ; « guette » (p. 10). Ce
régionalisme provençal, venant de « guetter » est utilisé aussi dans Regain : « Il voit bien, sa
guette le rend tout tremblant »4 (p. 119). « Écheler » (p. 19) signifiant « gravir » est lui aussi
employé dans Que ma joie demeure : « Au bout d'un moment, la jument échela péniblement
le talus et prit à travers champs un petit pas douloureux »5. « Avette » (p. 24) est mis pour
abeille ; dans Colline Giono écrit « Les avettes dansent autour des boulots gluants de sève
douce »6. « Nices béates » (p. 27), l'adjectif substantivé équivalent de « simple, candide,
niais » se retrouve également chez Daudet et rappelle les « nixes nicettes aux cheveux verts et
naines » d'Apollinaire ; « ginestes » (p. 38), régionalisme provençal est un lieu planté de
genêts qui se retrouve, par exemple, dans Colline « C'est pas ma faute si j'ai coursé tout le jour
82
dans la gineste et le labour »1. « caniers » (p. 31) représente les roseaux, « cabre » (p. 32) une
petite chèvre, « s'adolora » (p. 36) de « adoloir » « rendre douloureux » subsiste en provençal
et enfin « bédoule » (p. 40) inconnu au TLF mais que la note de Pierre Citron présente comme
un provencialisme désignant une médiocre bête.
De ces régionalismes au parler populaire, il n'y a qu'un pas que nous franchirons avec
« ganaches » (p. 8) « personne incapable et bornée », l'argot « boulingue » (p. 11) « congé
donné à un ouvrier », « couillon » (p. 37) d'ailleurs le TLF cite comme exemple une phrase
extraite du Hussard sur le toit.
Pour terminer cet examen, évoquons les néologismes : « entrebail » forgé sur « entrebaillé »
que Giono utilise aussi dans Colline2 : « enchappées » (p. 5) ayant pour synonyme
« recouvertes » ; « rebecqueuses » (p. 23) signifiant qui ont du bec, de la gouaille ; « chorète »
(p. 2) qui provient de chœur ; « accoités » (p. 28) de se « tenir coi » repris dans Colline
encore3 ; « soève » (p. 36) « l'herbe soève » évoquant sans doute la douceur, la suavité de
l'herbe ; « torrenticule » (p. 37), le suffixe permet de désigner un petit cours d'eau.
Cet aperçu des différentes sources du vocabulaire utilisé par Giono montre trois
éléments qui ne manquent pas d'intérêt. Tout d'abord le caractère littéraire de son vocabulaire
le rapproche des poètes, au hasard des définitions nous avons pu citer Ronsard, Hugo,
Apollinaire, Claudel,Valéry. De plus, Giono a su imprimer sa marque au lexique. Avec lui sont
entrés dans les dictionnaires un cortège de vocables auxquels son nom est associé comme
l'illustrent les exemples se rapportant à Colline, Regain, Que ma joie demeure. Les œuvres
citées appartiennent toutes à cette première manière de l'écrivain que l'on peut nommer
« célébration de la terre ». Enfin, les termes techniques, littéraires, archaïques, régionalistes,
familiers et les néologismes créent un patchwork lexical, jouant sans cesse sur la surprise du
lecteur. Ce procédé rappelle les préceptes donnés dans Défense et illustration de la langue
française par Du Bellay (1549) qui demande au poète d'enrichir la langue par des emprunts
divers et variés aussi bien au latin et au grec, qu'aux différents métiers, qu'aux « vieux romans
et poète français » et de ne pas avoir peur d'inventer : « Ne crains donc, poète futur, d'innover
quelque terme en un long poème » (Chapitre VI). Et n'oublions pas que Giono place en
épigraphe de chaque partie de Naissance de l'Odyssée des vers d'un des compagnons de La
1 Colline, p. 117
2 p. 64
3 p. 60
83
Pléiade de Du Bellay, Ronsard.
Par conséquent, comme nous avons essayé de le montrer avec précision Giono accorde
un intérêt particulier au choix des mots : onomastique jouant sur la référence grecque mais
aussi champs lexicaux du son et de la musique, des végétaux, des animaux. À cela s'ajoute des
termes provenant d'origines diverses et de niveaux de langue variés. Ce patient travail de
tisserand lui permet de réaliser une étoffe colorée qui exhibe sa trame.
84
Notre relevé sur le voyage est lui caractérisé par la locomotion hippique :
Ce vocabulaire du XIX ème siècle est appuyé par celui du costume de cette époque :
Quant au bestiaire et au lexique végétal, le déplacement hors de la ville facilite son retour,
mais leur fréquence est due au voyage en diligence :
Pour finir examinons une promenade de Herman et Adelina, le décor naturel pourrait
être propice au déploiement des végétaux et des animaux mais cela n'est pas le cas. Seuls des
« colchiques » (p.55) et des « iris » (p.59) ressortent des termes devenus systématiquement
génériques comme « écorce », « arbre » (p.56) ; « haies » (p.57) ; « herbes », « fleurs » (p.58).
85
2-2 Une écriture nouvelle
Ainsi Giono choisit de ne pas poursuivre dans la direction proposée par Naissance de
l'Odyssée et confirmée par ces écrits centrés sur la terre comme l'ont montré les exemples
cités par le Trésor de la langue française. Le temps a passé, les désillusions sont venues, il lui
faut maintenant donner une nouvelle impulsion à son écriture et peut être la recentrer sur
l'essentiel.
86
III Retrouver l'essentiel
3-1 La rupture
C.-F. Brun dit le Déserteur quitte pour une raison mystérieuse la France à l'automne
1850 et gagne à pied après un périple de plusieurs semaines la vallée de Nendaz en Suisse.
Sous la plume de Giono, le lecteur a toutes les raisons d'attendre une profusion de végétaux et
d'animaux, les Alpes riches de leur biodiversité ne peuvent offrir à l'écrivain que l'occasion de
montrer son goût pour la documentation et la précision, l'occasion pourquoi pas de saluer
Jean-Jacques Rousseau, peut être aussi Victor Hugo :
Pourtant Giono fait un autre choix, au fil des pages apparaissent des « melons » (p. 200) en
emploi métaphorique bien sûr ; des « noix », « frênes », « noyers », « châtaigniers »,
« érables » (p.202) des « mélèzes » (p. 204, 206, 210, 214 …), des « céréales » sans aucune
précision, des « pommes de terre» (p.206) ; des « bouleaux », du « seigle » (p. 209) ; des
« sapins » (p. 210) … La récolte reste maigre et n'est pas forcément spécifique aux Alpes.
Cependant, lorsque Giono décrit le portrait de Marie-Jeanne Fragnière, il précise de suite :
« Et la voilà dans des courtines et des rideaux, au milieu d'un parterre de fleurs, d'ici une
rose, de là des pervenches, des capucines, des « inventions » où vont jouer pour le plaisir,
Même si l'automne est moins le prétexte que le printemps à l'éclosion des fleurs, il y a sans
nul doute quelques crocus remarquables qui auraient pu retenir l’œil d'un voyageur et s'ils ne
retiennent pas l'attention de Giono c'est que son intérêt se porte ailleurs. De même les
animaux, comme déjà dans Pour saluer Melville, ne sont guère mentionnés. Une profusion
inhabituelle pour Le Déserteur apparaît pages 203-204 avec « renard », « vaches », « loups »
qui servent de tropes et uniquement des « chiens » qui animent réellement par leurs
aboiements le paysage décrit. Ce ne sont donc pas les végétaux et les animaux qui désormais
1 Hugo, Œuvres complètes. Voyages. Le Rhin, lettre XX, Robert Laffont, Paris, 1987, p. 135
2 Le Déserteur, p. 223
87
sont au cœur de la création de Giono. Après tout la verdure, les semences, les arbres sont
l’œuvre du troisième jour et les animaux celle du cinquième jour.
En effet, ce qui intéresse avant tout Giono, c'est la toponymie, là variété et profusion
sont au rendez-vous :
Cette liste qu'il est possible de continuer à loisir prouve que, non seulement Giono utilise la
carte du Valais au 1/200000 ème fournie par l'éditeur René Creux pour suivre le périple de
Charles-Frédéric Brun et qu'il cite avec délectation les noms propres, sans y ajouter aucun
autre pittoresque puisque les noms apparaissent sans expansion nominale, mais qu'il cite aussi
d'autres toponymes étrangers à cette région de Suisse, comme « Babylone », « Olmeto »,
« Avignon » etc.
Cette leçon de géographie est complétée par une quantité de termes renvoyant à la
localisation spatiale ou au paysage :
« nord », « forêts », « lac », « pas », « dent » (p. 193), « nord », « sud », « val », « lac »,
« sentier », « sources », « mont », « montagne » ( p. 194) ; « sud », « nord », « vallée », (p.
195) ; « sud », « nord », « bois » (p. 196) ; « ilots », « étangs » (p . 197) ; « ville » (p.198),
88
« chemin », « ville », « pas », « forêt », « versant nord », « autoroutes », « hameau »,
« ruisseaux », « sentiers », « précipices » (p. 199) ; « routes », « cascades », « rochers »,
« déserts telluriques », « bourg », « route », « défilé rocheux », « sentier » (p.200) ; « ce
côté-ci des Alpes », « de l'autre côté de l'Alpe », « pas », « vallée », « village de
montagne », « montagnes », « forêt », (p. 201).
Par conséquent c'est tout un monde, une terre avec sa géographie naturelle et humaine que
convoque Giono.
Cependant, nous ne sommes plus dans la description puisque ces termes sont pour la
plupart simplement accompagnés de leur déterminant, nous sommes dans le pouvoir incantatoire
des mots comme le présente la tradition orphique. En effet, tout d'abord, les toponymes charment
par leur sonorité. Que peut dire « Carlsbad », « Agaume », « Champex » … à des lecteurs qui ne
connaissent pas la région ? Ils constituent juste un assemblage de phonèmes jugés plus ou moins
mélodieux, ils sont une musique vocale comme savent la faire entendre les chanteurs lyriques.
Ensuite, leur étymologie qui semble parfois transparente peut procurer au lecteur un voyage, réel
ou imaginaire, vers l'origine de la langue, quand le signifiant était perçu comme motivé, quand
Saussure n'avait encore rien écrit et que Cratyle pouvait en dialoguant avec Socrate imaginer que
les choses et les noms ne faisaient qu'un. Alors « Abondance » dit un pays de Cocagne,
« Neufchâteau », une altière fortification médiévale, « Liffol-le-Grand » un personnage haut en
couleur fameux par sa folie. Mais, certains lieux célèbres jouent avec la culture, les souvenirs ou
les promesses de voyage du lecteur. Le facteur-poète Jules Mougin, admirateur de Giono, écrit :
«Je répète ici que les villages bas-alpins ont des noms sucrés,
veloutés et caressants .
Tenez. Simiane.
Et Soleilhas.
Reillane, là.
Manosque nous tend sa main.
Il y a de l'oiseau dans Méolans.
J'aimerais écouter Mozart à Valsaintes.
LA FRANCE ENTIÈRE NE POSSÈDE QU'UN PIERREVERT1
Ô, Taulanne, et toi Castellane !
Les Omergues, dites ?
1 Giono a justement écrit un texte intitulé Élémir Bourges à Pierrevert daté de 1926, publié dans un recueil
posthume d'écrits de jeunesse : Récits et Éssais, Paris, Gallimard, « Bibl. De la Pléiade », 1989
89
Et Valensole, encore.
Dans votre film murmurez
le nom des villages qui chantent. »1
Chaque toponyme est un petit monde offert à la rêverie du lecteur, un abracadabra qui leur ouvre
un univers. Or, la formule magique permet à la force surnaturelle d'opérer et d'imposer une
transformation. Et au pouvoir orphique de la parole charmeuse, Giono ajoute la toute puissance du
démiurge. Il s'agit de subjuguer le lecteur mais il s'agit aussi de rendre à la parole son pouvoir
divin, son pouvoir performatif :
« Dieu dit : « Qu'il y ait des luminaires dans l'étendue du ciel, pour séparer le jour d'avec la
nuit ; que ce soient des signes pour marquer les époques, les jours et les années ; et qu'ils
servent de luminaires dans l'étendue du ciel, pour éclairer la terre. »2
Et cela fut ainsi. Si Giono est un athée tranquille, la bible n'en demeure pas moins un récit
fondateur dont la poésie n'est plus à démontrer et c'est peut être justement sa poésie, qui en tant
que force créatrice, en fait un récit fondateur.
Conclusion
Giono débute son œuvre avec l'idée d'éblouir le lecteur avec la richesse de son
vocabulaire, comme il l'a été en accédant à la lecture des grands textes littéraires. Il utilise les
références antiques, dote son écriture d'une dimension acoustique, inventorie les espèces
botaniques et animales. À cette abondance il ajoute le mélange des lexèmes. Il n'hésite pas à mêler
les lexiques technique, littéraire, régional et à proposer des néologismes. Puis cette pléthore
s'épuise à la maturité, le lexique s'assagit, se centre sur la mer en accord avec le personnage
central et sur le monde du XIX ème siècle qu'il parcourt. Enfin, à l'heure des bilans, si Giono
renoue avec la profusion, il emprunte une nouvelle direction ébauchée dans Pour saluer Melville
en privilégiant la toponymie.
Ces trois choix successifs montrent des visées différentes mais complémentaires. Tel le
poète, Giono commence par créer un monde. Il débute comme le Dieu biblique par les végétaux,
les animaux. Il poursuit en s’intéressant au monde humain du XIX ème siècle puis il recentre son
intérêt sur quelques kilomètres carrés des Alpes suisses et jouit de sa création en s'y promenant.
90
II Dire autre chose
L'écriture de Giono donne à voir le monde. La leçon de Melville est claire, le poète est
tout puissant, il agit sur le monde et le réorganise à sa guise :
« Il roula le ciel d'un bord à l'autre comme s'il avait été fait de soie peinte ; et
pendant un court instant, il n'y eut plus de ciel. Le temps de peut être quatre bruits de sabots
au galop ; puis il redéroula le ciel, mais alors c'était devenu comme une grande peau qui
enveloppait à même les artères et les veines. »1
Les verbes d'action insistent sur le pouvoir du poète, il devient un magicien qui par un tour de
passe-passe parvient à transformer l'univers. Il s'approprie le temps qui n'est plus mesuré
scientifiquement et il s'approprie aussi l'espace, représenté ici par le ciel. Mais ce qui est
encore plus remarquable d'un monde perçu comme une simple représentation de réel « soie
peinte » il en fait quelque chose de vivant « les artères et les veines ».
1-1 La métaphore
« Il montra une échancrure de ciel entre deux accumulations de nuages neigeux. Elle avait
la forme d'une feuille ; elle était d'un vert nocturne et l'on voyait la profondeur des espaces
se creuser à travers la couleur . [...] Ce n'était plus le même monde, elle toute petite et le
ciel illimité, c'était, elle, illimitée et le ciel, là, tout petit. [...] Et surtout parce qu'une voix
venait de le lui dire, de réunir les deux images et d'apporter la lumière. »2 (p. 52).
Toute la poétique de Giono est présentée dans cette simple page. Le poète en établissant des
rapprochements, en utilisant les tropes et en particulier la métaphore, indique aux autres
hommes une signification du monde, et ce faisant il acquièrent tous les deux un pouvoir
inattendu. Giono retrouve ainsi la fonction euristique de la métaphore soulignée par Ricœur
dans La métaphore vive. Par cette figure il accède au niveau mythique de la langue en libérant
sa fonction de découverte. Mais pour cela l'association doit être inattendue comme l'est celle
91
« de l'échancrure du ciel entre deux accumulations de nuages neigeux » et « d'une feuille de
laurier ». Si Giono ne fait que reprendre le vieux rêve d'une correspondance entre le
macrocosme et le microcosme qui parcourt l'Antiquité et le Moyen Âge pour dominer la
pensée de la Renaissance, il le bouleverse en montrant que c'est le poète qui recrée le cosmos
à sa guise et qu'il a le pouvoir de l'offrir ainsi réinterprété aux autres hommes : « Elle les
avait non seulement contre elle comme si elle était dans un champ ordinaire et qu'elle soit
appuyée contre l'arbre, elle les avait dans son cœur. »1 Tout ce passage peut se lire comme un
pastiche de la Genèse, avec le même pouvoir performatif de la parole marqué par la
conjonction de coordination « et » qui souligne l'immédiateté entre le dire et le créer : « Il lui
dit : « Regardez l'eau de ces petits marécages », et l'eau s'approcha. »2 Mais le monde qu'il
s'agit de donner aux autres est le monde du poète comme l'affirme Melville : « Je crée ce que
je suis : c'est ça un poète. »3 ; d'ailleurs dans Virgile Giono écrit :
« Je me suis toujours ajouté aux choses. Il n'y a pas une miette de réalité objective dans ce
que j'écris, j'invente ma carte de géographie physique et politique, mon hydrographie et ma
rose des vents, sans parler de ma chimie personnelle, et je place mes asiles de fous où je
veux, au-delà des décrets préfectoraux. »4
L'étude du temps et de l'espace, ces deux composants majeurs de tout récit, a bien montré
cette liberté créatrice. Mais comme tout poète c'est dans cette création personnelle que Giono
prétend faire œuvre de révélation.
1-2 La comparaison
« la chambre était comme un bassin plein d'une eau sombre » (p. 6), « comme un tas de
92
cendres chaudes » (p. 16), « comme un cal » (p. 19), « comme le tambour d'airain des
veilleurs » (p. 21), « comme feu de sarments » (p. 25), « comme une fille timide qui hésite
sur le seuil du bal » (p. 31), Giono d'ailleurs ici ne recule pas devant l'anachronisme,
« comme un bûcheron dont la main est prise » (p . 37), « comme île de goémon » (p. 41)
etc.
« comme une virgule décimale pendue à son chiffre » (p. 7), « comme s'il touchait un
gâteau de miel » (p. 8), « comme une énorme gelée de graisse » (p. 9), « comme un vieux
torchon vert encore accroché aux éperons d'un cavalier qui va se mettre en selle » (p. 11),
« comme la boule d'un jeu de quilles » (p. 15), « comme un vieux cuir de bottes » (p. 15),
« comme s'ils pelottaient de la laine » (p. 35) etc.
L'évolution de la comparaison est donc sensible, elle devient plus surprenante, plus typique et
savoureuse et c'est cette impertinence de la prédication qui déclenche le mécanisme de
réduction linguistique qui est au cœur du processus poétique comme le remarque Cohen. En
créant une surprise la comparaison, tout comme la métaphore, établit une distanciation avec le
contenu diégétique de l’œuvre. La narration et le narrateur se montrent, l'écrivain rappelle
qu'il est celui qui tire les ficelles, qui rapproche de manière inattendue les éléments du monde
et en crée un autre . Toute comparaison est donc à double titre une ostentation, parce qu'elle
montre un monde et montre le poète en train de fabriquer ce monde. Mais dans Le Déserteur
cette fièvre comparatiste inventive retombe « noir comme la nuit » (p. 204) n'est qu'une
catachrèse tout comme « doré comme un abricot » (p. 205) ou « blanc comme un navet » (p.
245). Giono, volontairement, s'est interdit de faire du Giono essayant de concentrer son
écriture sur sa « substantifique moelle ».
Ce jeu des similitudes avec le quotidien joue, bien entendu, parfois, sur l'alliance du
concret et de l'abstrait :
« une huile de bonheur » (p. 7), « la besace à mensonges » (p. 8), « le trot maigre de ses
souvenirs » (p. 16), « une espérance charnue » (p. 17), « le cœur d'un enfant lyrique
contient plus de mâts fouettant et plus de voiles pleines que tous les ports du monde
93
réunis. » (p. 9) etc.1
Bachelard a abondamment théorisé sur ces éléments, sur leur lien à l'imaginaire
poétique, il a nommé « métaphore des métaphores » l'utilisation de ces quatre éléments qui
sont pour lui à la source de la création et a même proposé une classification des poètes en
fonction de la résurgence des métaphores utilisées.
Cependant ce qui nous intéresse ici ce n'est pas le terrain mouvant et discutable de
l'inconscient ni même de proposer une vision rassurante de l'homme en le réduisant à un
ensemble de réflexes pavloviens, c'est le pouvoir poétique de Giono. Celui-ci se plaît à décrire
les éléments. Il joue ainsi avec le feu :
« il vit bondir dans la nuit les chevrettes rouges du feu. La flamme avait pénétré
tout l'édifice des rameaux secs : crêtée de fumée torse, étirant sa chair éclatante, elle dansait
et le brasier craquait sous ses pieds sensibles. Cette danseuse, Ulysse la connaissait de
longue date : il se mit près d'elle du bon côté loin de sa chevelure étouffante [...] »1
Mais ce Prométhée moderne aime surtout mêler les quatre éléments, en faisant migrer les
caractères de l'un à l'autre puisque si le monde est composé de ces quatre ingrédients pourquoi
ne pas les incorporer différemment ? Ainsi la mer devient semblable à la terre « Son rêve
reforgeait le soc de la proue à la mode ithaquienne avec lequel il avait tant labouré l'eau
stérile. » (p. 9), la terre semblable à la mer « je m'achète une bastide avec un bon mât en
cyprès d'arbre, et toute une mer bien tranquille de fenouil autour. » (p. 11). La dualité
réconciliée de la mer et de la terre multiplie les métaphores inattendues, ces « métaphores
vives » de Ricœur : « Des vagues de froment brisaient contre le flanc rugueux de la montagne
94
où l'écume des oliviers grésillait ; dans ces calanques ombrées et profondes dormait le flot
étale des prés. » (p. 15)
« La bise clapote contre les planches de la maison de bois » (p. 209). « ils [les érables]
éclatent dans les haies buissonneuses comme de grosses lampes à boule d'eau. » (p. 203),
« un fantastique château minéral très haut dans le ciel, aux angles, créneaux et aiguilles
duquel flottent ruisseaux et cascades. » (p. 206).
Ainsi Giono mélange à sa façon les quatre éléments et sa nouvelle composition recrée
différemment le monde.
« coulait un rêve terrible » (p. 4), « il en fluait un bruit gluant » (p. 21), « l'odeur poivré du
foin ruisselait » (p. 20), « le rire noya le guitariste » (p. 24), « une petite brise fraîche
coula » (p. 40), « la vie ruisselait » (p. 44), « un flot de tourment » (p. 44) etc.
Or, si dans le monde d'Ulysse l'eau déborde de toute par dans celui de Melville, autre
navigateur, elle se déverse aussi :
« il déborde la rocheuse Maria » (p. 9), « C'est la houle de son cœur. » (p. 33), « cette houle
de jupes » (p. 18), « la phrase de Melville est à la fois un torrent, une montagne, une mer »
(p. 5), « on peut bâtir un temple même avec de l'eau mouvante » (p. 11) etc.
Mais dans Le Déserteur l'eau est toujours associée à un autre élément. Ainsi, pour Ulysse tout
comme Melville, l'eau est rarement utilisée comme un simple ornement, elle devient
représentativité du flux créateur et se rattache à l'imaginaire. L'eau coule comme dans les
veines du poète cette exigence qui le pousse à se dépasser.
95
De l'eau provient la vie et cet élan vital intéresse au plus haut point Giono.
Comparaisons et métaphores essaient de restituer le foisonnement de cette énergie. Les
personnifications abondent dans Naissance de l'Odysséee, bateau devenu femme : « La
Vénus, vent en poupe, prenait le large : sa chevelure d'huile s'épandait derrière elle. » ( p. 9),
vent devenu homme : « le vent en poupe, déroulant les cheveux roux de son fanal. » ( p. 12),
eau devenue bête : « grondait le fleuve sous son pelage de bélier » (p. 16), jour devenu
oiseau : « le jour doré s'envola » (p. 19) de même que la poussière : « deux larges ailes de
poussière » (p. 43) etc. Si Giono reprend l'hugolien « Tout vit ! Tout est plein d'âmes. » il y
mêle les images baudelairiennes et sensuelles des cheveux et celles de la verticalité. Cette
verticalité avec l'ange et très présente dans Pour saluer Melville : « Les premiers rayons de
soleil commençaient à gonfler d'or tout le duvet des nuages. » (p. 34) et l'animation du
paysage se poursuit « des chaumières basses qui regardaient d'une petite fenêtre pointue sous
la visière de leur casquette de paille noire, puis des hêtraies avec des museaux de toits » (p.
32), et se retrouve dans Le Déserteur : « Les prés n'ont pas encore revêtu leur pelage de
froid. » (p. 202), « ces rochers qui l'entourent crachent l'embrun » (p. 205), « le soleil donnait
de petits coups de langue brûlants » (p. 214) etc.
Ce principe de vie est retranscrit aussi par les synesthésies, Giono explore ces liens
sensoriels qui unissent l'homme au monde, comme avant lui Baudelaire et Rimbaud. Dans son
article « Jeux et enjeux des synesthésies dans l’œuvre de Giono » Sylvie Vignes remarque
qu'il existe deux sortes de synesthésie chez Giono, celles réalistes qui visent à traduire au plus
près les impressions comme « Il chancela, le cri des femmes l'empenna de deux dards au long
desquels son sang et toute sa vie chaude coulèrent »1 et celles qui essaient d'inventer de
nouvelles sensations qui « leur permettraient de réaliser un rêve d'unité fusionnelle, l'écriture
littéraire jouant ici un rôle d'écran dans les deux acceptations du terme : lieu de projection
mais aussi pare-feu »2 comme « un bruit gluant » (p. 21), « sa voix était comme le filet froid
de la fontaine » (p. 31), « dans le feutre de l'herbe sèche la peau écailleuse d'un sentier » (p
38). Dans Pour saluer Melville ce principe synesthésique se poursuit : « Son sillage sent le
goudron, le chanvre, le sapin mouillé, l'iode, le fruit de mer et le ragoût de clovisse. » (p. 9),
« un vent étouffant comme de la fumée de bois vert » (p. 25), « des frissons de lumière
1 Naissance de l'Odyssée, p. 93
2 Fourcault, Jean Giono 7, « Naissance de l'Odyssée » enquête sur une fondation, p. 134
96
liquide » (p. 50). Et dans le Déserteur le procédé perdure même s'il s'atténue encore « on
entend le bruit léger que fait cette impalpable farine en tombant » (p. 215), « la laiteuse
exhalaison du fleuve » (p. 202), « la voix vinaigrée » (p. 206).
Giono explore donc le monde qu'il recrée et en jouit pleinement dans une apothéose
sensorielle qui déifie le travail de l'écrivain tout puissant.
2-1 Le rapprochement
Mais, la comparaison des moyens poétiques mis en œuvre dans les trois textes de notre
corpus, montre l'évolution de l'écriture gionienne. Dans Naissance de l'Odyssée, la
comparaison et la métaphore dominent. L'écrivain systématise le rapprochement et favorise la
contiguïté. Il déplace les éléments, bouscule leur distance, comme il l'explique plus tard : « Il
faisait approcher les bois. [...] Ils renvoyaient les bois à leur place ; ils reculaient, diminuaient
et se couchaient au bord de l'horizon. »1 Mais dans Pour saluer Melville ce procédé diffère
même si ce texte contient une poétique de la métaphore notamment à travers la feuille de
laurier qui rappelle ainsi les poèmes de Ponge qui renferment comme « L'huître », un
macrocosme dans un microcosme mais proposent aussi une transposition du travail du Poète.
W. D . Refern dans son article « Giono, Ponge et la Pierre » propose d'ailleurs un
rapprochement entre ces deux auteurs à partir de La pierre2 et du « Galet »3.
2-2 L'entassement
« les îles couronnées d'un écumant soleil, le silence plat des eaux couronnées d'atolls et la
monstrueuse couronne errante des typhons » (p. 8), « les bêtes dans les nids, les litières, les
étables, les parcs, les soues, les clapiers » (p. 9), « le bruit des omnibus, des bacs, des cales
et des courroies de transmission s'étouffe sous la grandissante rumeur ds bêlements, des
rugissements, des glapissements, des gonflements du bourgeon » (p. 9), « dans le ciel, dans
97
la mer, dans l'espace » (p. 12), « la massue, la matraque, le casse-tête et l'égout du
Seigneur » (p. 15), « à l'atelier, dans la rue, sur la route, dans les champs, dans la ferme,
dans les diligences, dans les forêts perdues » (p. 19), « avec leurs faux, avec leurs tenailles,
avec leurs cravaches » (p. 20), « ample, chaud, authentique, usé de pluie, de vent et de
travail » (p. 24), « il voit tout de suite que les enseignes de zinc ne se balancent pas, que la
paille qui est sur le pavé ne vole pas, que la ruelle ne sonne pas, que le brouillard ne bouge
pas » (p. 26) etc.
Il arrive même à une très longue phrase de dix-huit lignes où dominent les accumulations :
« Et tout ça tournait d'une seule pièce, sans bouger, comme sur une plaque, à
mesure que les quatre chevaux tiraient dans le timon ; et, après les hêtres venaient de
longues files de peupliers qui tournaient aussi vers l'arrière, puis des chaumières basses qui
regardaient d'une petite fenêtre pointue sous la visière fourrée de leur casquette de paille
noire, puis des hêtraies avec des museaux de toits pointant par-ci par-là à travers les
branchages, puis un long mur blanc, et des croix dépassèrent le mur, et un chêne dépassa le
mur, et deux chênes, et derrière les deux chênes un temple commença, non pas à monter
mais à descendre, ayant d'abord été visible par sa croix de pierre dans les branches tordues
des chênes, puis par son petit clocheton à persienne de zinc, puis sa toiture, puis sa rosace,
puis sa porte charretière pour engranger des charretées de vertus, puis ses quatre larges
marches d'escalier se posèrent sur le sol comme la malle passait devant la grille du
cimetière. »1 (p. 37)
Une phrase si ample est rare chez Giono et même si elle ne fait que suivre dans un travelling
latéral, n'oublions pas l'accointance de cet auteur avec le cinéma, le paysage aperçu depuis la
diligence, elle choisit une technique particulière que ne renieraient ni Blaise Cendrars, ni
Valéry Larbaud, ni Jules Supervielle. Accumulations ou énumérations, c'est-à-dire séries
ouverte ou fermée, juxtaposition, coordination servent à rythmer la prose de l'écrivain favorisé
en cela par l'anaphore comme dans les exemples des pages 12, 19, 20, 37. Dans Naissance de
l'Odyssée où ce procédé d'entassement est rare, le rythme poétique est souligné par des
phrases brèves qui succèdent à de plus amples et qui en attirant sur elles l'attention
retentissent comme des vers isolés :
« De la pointe de montagne le jour doré s'envola. » (p. 19). Les groupes rythmiques sont
sensiblement équivalents et sont disposés harmonieusement (3/4/4/3)
« Les ailes bleues du soir battaient autour de lui. » (p. 19). Cette phrase forme un alexandrin
1 Pour saluer Melville, p. 52
98
blanc.
« Elle était parfumée de Pénélope. » (p. 22). Le décasyllabe est appuyé par une allitération en
[p] suggestive.
« Sa voix avait modelé un monde dans la chair noire de la nuit. » (p. 29) . Les allitérations en
[m] et [n] rythment des deux « hémistiches » etc.
2-3 Le dépouillement
Mais dans le texte centré sur Melville, Giono a abandonné ce procédé, l'entassement
seul attire l'attention sur le rythme mais il n'a pas que cette unique fonction il sert aussi à
dénombrer le monde. C'est dans une bribe de phrase consacrée à la mère de Melville que
réside la clé de ce procédé « l'énumération des richesses qui doivent servir à la création de
l'arche. » (p. 7). Giono a non seulement construit un monde mais à l'intérieur de ce monde il a
fabriqué une arche pour que le poète soit sauvé malgré le mépris des dieux. Et patiemment il
répertorie.
« Tout y respire la joie tranquille, qui a le temps de fignoler fleurs, cuirasses, étendards,
manteaux, chevaux, housses de selle, poignées de sabre, écharpes, robes de bure, d'être le
maître des beaux rouges et des beaux noirs, des ors, des bruns, des bleus, des mauves et de
toute une petite floraison de prairie qui se sacrifie aux pieds des chevaux. »1 (p. 247).
Se retrouvent à ce moment-là l'évocation des fleurs, des animaux, monde du poète Giono,
associé à celui des couleurs qui dans cette phrase prennent enfin de riches tonalités grâce à
l'adjectif « beau » et aux pluriels qui évoquent le camaïeu de la palette de l'artiste. En effet ce
texte sur un peintre n'utilise que très peu la référence à la couleur, et sous la forme
rudimentaire par exemple « bleu vert », « verte », « rouges, noires et jaunes » (p. 196)
1 Le Déserteur, p.247
99
lorsqu'il décrit dans les premières pages de sa nouvelle l’œuvre du Déserteur. Mais dans cette
énumération qui fait la part belle aux couleurs, l'histoire de cet homme se clôt, l'écrivain à
essayer de déchiffrer son itinéraire et il semble désormais unir sa sensibilité personnelle à
celle du peintre, alors l'énumération peut apparaître et contaminer succinctement la
narration ; comme le montre la suite de cette page.
Mais les signes poétiques sont devenus rares. La caractéristique du Déserteur, outre la
toponymie, réside surtout dans l'interrogation. Si elle se fait syntaxique essentiellement dans
les premières pages ou les points d'interrogation éclosent elle devient une interrogation de
l'esprit avec les multiples hypothèses, les tentatives de reconstitution, les errances de
l'imaginaire. Pour retrouver le cheminement de cette existence lacunaire, Giono ne peut
utiliser que le fragment, et c'est une démarche qui rappelle celle des poètes et notamment des
Oulipiens. Or ici la dimension ludique s'atténue, Giono a construit un monde de l'autre côté du
miroir et il y entre pour l'explorer :
« Voyageur immobile : où je vais, personne ne va, personne n'est jamais allé, personne
n'ira. J'y vais seul, le pays est vierge et s'efface derrière mes pas. Voyage pur.. Ne rencontrer
les traces de personne. Le pays où les déserts sont vraiment déserts. »1
Avec le Déserteur ce désir s'accomplit entièrement, Giono est presque au bout de la route,
son monde est déjà construit, les procédés pour le créer sont devenus des formules magiques
superflues, restent les bornes poétiques des mots qui balisent le chemin.
Conclusion
Puis, ce monde crée, il explore une nouvelle direction, il ne s'agit plus d'inviter à voir
autrement en exhibant des ressemblances, de jouer au fabricateur mais de répertorier, pour que le
cœur du poète contienne toute la création, pour qu'il se gonfle d'un univers qu'il fait sien. Et si le
monde réel s'écroule autour de lui, il restera ce monde-là que rien ne peut atteindre.
100
Enfin, la dernière étape requiert le dépouillement, un renoncement apparent aux procédés
précédents choisis, mais il ne s'agit pas de changer, il s'agit juste de poursuivre son chemin. Le
monde gionien est crée, le poète peut le parcourir à loisir.
101
Conclusion
À travers cette étude centrée sur trois œuvres caractéristiques du parcours de Jean
Giono, Naissance de l'Odyssée, Pour saluer Melville et Le Déserteur, nous nous sommes
demandé s'il était possible de percevoir une signature ou un fil conducteur poétiques dans sa
création romanesque.
Nous avons commencé par remarquer que Giono reprend à son compte une certaine
tradition littéraire poétique. En effet, il exploite particulièrement la notion d'inspiration et la
met à l'épreuve à travers plusieurs personnages. Les avatars des Muses antiques soufflent
encore sur eux mais l'inspiration n'est pas simplement liée à une force supérieure extérieure
difficilement identifiable, d'autant plus que la mythologie n'est plus qu'un ornement et que
l'auteur refuse toute religiosité. Elle acquiert alors des caractéristiques plus psychologiques
puisqu'elle naît de rencontres avec une femme, un paysage ou d'autres poètes. Ce dernier cas
permet de replacer l'écrivain dans la grande chaîne de l'élan poétique universel. Mais
l'inspiration est avant tout une exigence intérieure, le poète entreprend un voyage au fond de
lui pour révéler sa parole intérieure. À cette réflexion sur l'inspiration s'ajoute celle sur le
choix du sujet. Giono puise aux sources même de la poésie et de la littérature pour
commencer son œuvre en choisissant un modèle prestigieux. Puis il entreprend de faire
découvrir des poètes, poète de mots ou poète de vie, tout en choisissant de laisser son
imaginaire et sa plume rivaliser avec leur biographie. Et les références explicites ou implicites
aux plus grands poètes ne sont jamais loin. En outre, comme pour l'inspiration, il reprend une
tradition littéraire et la met à l'épreuve, ses sujets restent éminemment poétiques cependant ils
le sont d'une manière inattendue jusqu'à proposer une histoire qui se dissout comme un
poème.
Mais, à partir de ces modèles poétiques revisités, Giono choisit d'utiliser des
102
composantes romanesques traditionnelles. Il reprend la figure du héros mais il en fait
systématiquement un poète errant reconnaissable physiquement par tous. Cependant, derrière
ces créations de papier, apparaît l'auteur parce qu'il partage avec elles de multiples points
communs ; Giono exploite ainsi une autre voie du lyrisme. De plus, l'ancrage spatio-temporel,
élément clé de toute narration, montre que même dans l'optique d'une reconstitution
biographique, l'écrivain ne se soucie guère de vérité, il s'agit surtout de maîtriser l'espace et le
temps, tel un démiurge. Écrivain tout puissant, il sème au fil des pages des scènes en écho qui
se répètent dans une même œuvre ou d'une œuvre à l'autre, devenant caractéristiques de
l'écriture gionienne. Elles privilégient le déroulement de la parole et la présence de la
musique, deux éléments majeurs de la poésie.
Enfin, en nous approchant toujours plus près du monde de l'auteur, la récurrence des
thèmes nous a conduit à celle des mots et des figures. L'écrivain choisit tout d'abord d'éblouir
son lecteur en montrant la richesse de son lexique pour nommer le monde, puis, sa virtuosité
démontrée il s'intéresse essentiellement au monde intérieur de son personnage pour, dans une
apothéose finale, retrouver la luxuriance des mots à travers les toponymes centrés sur leur
force dénotative mais aussi leur pouvoir évocateur. En effet, le rôle du poète est de dire autre
chose, aussi Giono utilise amplement la métaphore et la comparaison qui organisent ou
réorganisent l'univers et qui peuvent même le recréer. Mais, comme pour le lexique, cette
étape achevée, l'auteur cherche une nouvelle direction, alors il entasse, dénombre la création
pour mieux se l'approprier. Puis, il se tourne vers la simplicité de l'écriture afin de profiter du
monde crée et peut être déserter à son tour le réel.
Ainsi Giono n'utilise pas une écriture poétique particulière mais construit un édifice
poétique particulier, livre après livre, pierre après pierre, en entremêlant références, thèmes,
procédés littéraires, lexique, qui toujours le ramènent à la poésie. Or, nulle trace de chants
désespérés, de purs sanglots, dans un siècle où s'affirme la perplexité du poète, Giono aime
écrire, il éprouve non seulement un plaisir sensuel à tracer des signes sur la page blanche,
mais l'écriture lui permet d'échapper à l'ennui, parce que l'art est pour lui une puissance
d'envoûtement, la puissance d'envoûtement. Alors par des voies empruntées par lui seul,
Giono explore la poésie.
Effectivement, l'écriture est une préoccupation constante chez lui, en témoignent les
poétiques immanentes qui jalonnent son œuvre et le choix des personnages poètes. Giono se
103
pense poète, se regarde poète, se réfléchit poète et le protagoniste gionien, qu'il parle, qu'il
écrive, qu'il peigne, qu'il agisse, est toujours un poète parce que la beauté l'intéresse et que la
création est toujours au centre de ses préoccupations.
Mais, contrairement à ce que nous aurions pu croire, il n'existe pas une signature
poétique gionienne qui passe par le lexique ou les figures ; même si son vocabulaire
chatoyant, ses comparaisons ou ses métaphores savoureuses ont assis sa réputation, l'auteur
choisit de renouveler son écriture. Et le poète est justement celui qui s'interroge sans cesse,
qui refuse de se reposer dans sa langue.
Alors, face à la perte de sens du monde, Giono crée un monde, et le complète ouvrage
après ouvrage affirmant ainsi la supériorité de l'expression du monde sur le monde. Par des
chemins divers nous sommes revenus plusieurs fois à la Genèse et à Noé, à cet Ancien
Testament, livre d'entre les livres, sur lequel s'est construit une partie de l'humanité. Non
seulement le poète renferme dans son œuvre toutes les espèces pour les sauver du vacillement
du réel, mais il rivalise avec le démiurge pour créer son propre univers . Son monde est tourné
vers le passé afin de mieux le circonscrire, il ne présente pas une perfection utopique, il
exhibe au contraire des mystères qui retiennent l'intérêt et un foisonnement impossible à
épuiser .
Enfin Giono est au centre de sa création, il confie « Quoi qu'on fasse c'est toujours le
portrait de l'artiste par lui-même qu'on fait. Cézanne, c'était un pomme de Cézanne »1 ou
encore « on n'est pas témoin de son temps, on n'est témoin que de soi même ce qui est déjà
joli »2. Giono a peu à peu délaisser les combats de son temps pour choisir paradoxalement
l'atemporalité du passé et se recentrer sur son monde. En cela aussi il s'affirme poète. Son
œuvre tend vers lui même mais garde ses obscurités en privilégiant la forme lacunaire,
interrogation lancée aux autres.
« Peu importe que l'écrivain échoue ou perde la partie. Puisque sur des feuilles blanches quelque chose
a eu lieu, quelque chose est sauvé. Un homme est venu là se dire tout autrement »3.
1 Noé, p. 55-56
2 Préface aux chroniques romanesques III, p. 1277
3 Maulpoix, La poésie malgré tout, p. 21
104
Bibliographie
105
1) Le corpus :
BARTHES Roland, « Y a-t-il une écriture poétique ? » Le degré zéro de l'écriture, Seuil 1972
106
COHEN Jean, Structure du langage poétique, Flammarion, « Champs essais » 1966
GENETTE Gérard, « Langage poétique, poétique du langage », Figures II, Paris, Seuil, 1969
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PRIGENT Christian, À quoi bon encore des poètes ?, Paris, P. O. L. éditeur, 1996
CLAYTON Alain J., « Pour une poétique de la parole chez Giono » Situation n°39, Lettres
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FOURCAULT Laurent, Jean Giono 7 « Naissance de l'Odyssée » enquête sur une fondation,
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SANTELLI Claude, Un siècle d'écrivains : Jean Giono. Production France 3, MFP, 1995 –
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108
Table des matières
109
INTRODUCTION
1) Giono et la poésie p. 3
2) L'indéfinissable définition p. 4
2-1 L'inspiration p. 6
2-2 La mise en relief du signifiant p. 8
2-3 Un jeu d'échos p. 10
2-4 Un autre monde p. 12
2-5 Bilan p. 14
3) Trois temps forts de la vie de Giono p. 15
3-1 Naissance de l'Odyssée p. 15
3-2 Pour saluer Melville p. 16
3-3 Le Déserteur p. 16
PREMIÈRE PARTIE
Éprouver les modèles littéraires
I La représentation de l'inspiration p. 20
I Naissance de l'Odyssée ou la démultiplication du poète p. 20
1-1 Archias et la fureur divine p. 20
1-2 Ulysse et la parole qui sourt p. 22
1-3 L'aède et le pouvoir des mots p. 24
II Pour saluer Melville ou les figures de l'ange p. 25
2-1 Un ange guerrier p. 25
2-2 L'apparition d'Adelina p. 27
2-3 Des anges déchus p. 28
III Le Déserteur ou le difficile cheminement p. 29
3-1 Le poids du métier p. 29
3-2 Livrer sa parole humaine p. 30
3-3 Parcourir pour créer p. 32
Conclusion p. 33
110
II Le choix du sujet p. 34
I Sujet et poésie p. 34
II De la tradition épique à son détournement p. 35
III Du roman d'un homme à un homme de roman p. 36
IV Retrouver un peintre naïf p. 38
Conclusion p. 40
DEUXIÈME PARTIE
Versus et création
I Le personnage du poète p. 43
I Un personnage récurrent p. 43
1-1 Trois poètes p. 43
1-2 Les attributs physiques p. 44
1-3 Des errants p. 47
II Le poète Giono p. 48
2-1 Les points communs avec ses personnages p. 48
2-2 Giono et Melville p. 49
Conclusion p. 50
II L'ancrage spatio-temporel p. 51
I Le maître de l'espace p. 51
1-1 Un monde mythique revisité p. 51
1-2 La tension de deux mondes p. 53
1-3 Des espaces superposables p. 55
II Le maître du temps p. 58
2-1 Une année subjective p. 59
2-2 Une vie plus quatre jours p. 60
2-3 Un temps lacunaire p. 62
Conclusion p. 63
III Des scènes en écho p. 64
I Les lieux de halte p. 64
1-1 Le bistrot des marins p. 64
111
1-2 L'auberge p. 65
II Le motif musical p. 67
2-1 La grande musique p. 67
2-2 La chanson p. 70
Conclusion p. 72
TROISIÈME PARTIE
Du mot au monde
112
Conclusion p. 100
Conclusion p. 102
Bibliographie p. 105
113