Article Comm 0588-8018 1961 Num 1 1 924

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Claude Bremond

Evelyne Sullerot
Simone Berton

Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »


In: Communications, 1, 1961. pp. 142-177.

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Bremond Claude, Sullerot Evelyne, Berton Simone. Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague ». In: Communications, 1,
1961. pp. 142-177.

doi : 10.3406/comm.1961.924

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1961_num_1_1_924
Claude Bremond, Evelyne Sullerot
et Simone Berton

Les héros des films

dits « de la Nouvelle Vague »

L'Enquête internationale sur le héros de film, organisée sous l'égide de l'Asso


ciation internationale de sociologie et de VU.N.E.S.C.O., a pour objet l'étude
comparée de la présentation des héros de film dans les diverses productions nationales.
Le principe de cette enquête est l'emploi par tous les participants d'un question-
naire et d'une procédure identiques, de façon à permettre la comparaison des résultats
obtenus par chaque équipe nationale avec ceux de toutes les autres.
Dans chaque pays la production cinématographique d'une année (ou du moins
un échantillon suffisamment représentatif de cette production) est analysée par un
groupe de trois enquêteurs. Ceux-ci voient les films, plusieurs fois s'il est nécessaire,
puis remplissent un questionnaire en deux parties : la première a trait au film (envi
ronsix cents réponses possibles), la seconde concerne chacun des héros du film,
(environ neuf cents réponses possibles). Les renseignements s^nwnodj. sur chaque
film et sur chaque héros sont transcrits sur une fiche perforée et soumis à l'exploi
tationmécanographique. On peut ainsi dégager statistiquement les traits les plus
fréquents des héros dans chaque production nationale, ou dans chaque sous-groupe
de cette production, et les confronter avec leurs homologues des productions étran
gères.
La première partie du questionnaire, consacrée à l'analyse du film, comporté les
principales rubriques suivantes :
— Caractères formels et techniques du film, réglementation et cotes morales
auxquelles il est soumis, succès après une année d'exploitation, etc.
— Caractères généraux de l'intrigue (durée, époque, cadres, décors principaux,
etc.).
— Thèmes importants du film (amour, sexualité, famille, enfance, jeunesse,
guerre, crimes et délinquance, idéologie, foi, argent et biens matériels, • calamités
naturelles, fléaux sociaux, etc.).
— Situations, problèmes, valeurs du film (principaux types de situations amour
euses, le groupe, la violence, les problèmes professionnels, politiques, religieux, etc.).
— Dénouement de l'intrigue (différents types de fins heureuses ou malheureuses,
vraisemblance et moralité du dénouement, etc.).
La seconde partie du questionnaire, concernant le héros, se développe selon le
plan suivant :
— Données générales sur le héros (sexe, race, âge, nationalité, religion, classe
sociale, fortune, niveau culturel, etc.).
142
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »

— Caractère et qualités humaines du héros.


— Profession, entourage, famille du héros.
— Amour et sexualité dans la vie filmique du héros.
— Le héros et la justice (ou la légalité).
— Intérêts, valeurs, buts du héros.
— Sort final du héros (le héros et la mort, signification de la mort du héros,
fin heureuse ou malheureuse, vraisemblance et moralité du sort final du héros).
Placée sous la présidence de Georges Friedmann et la direction scientifique
d'Edgar Morin, l'enquête est actuellement en cours dans les pays suivants :
France, Inde, Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie. Se joindront prochainement à
l'enquête : les U.S.A. (University of Illinois), VItalie, V Allemagne de VOuest, le
Japon et trois pays d'Amérique latine (sous l'égide du Columbianum de Gênes).

L'équipe française de l'Enquête internationale sur le héros de film présente


ici les conclusions d'une étude préliminaire à l'enquête proprement dite. Il
s'agissait, sur un objectif limité, mais en utilisant la même méthode, d'éprouver
la fécondité du procédé, de prendre une vue plus nette du type de résultats
qu'on pouvait escompter, de mettre au point le questionnaire utilisé, de se rôder
soi-même en tant qu'enquêteur. C'était, en bref, un triple test : de la matière,
de l'outil, des ouvriers.
Notre étude repose sur la comparaison d'un groupe de cinquante-neuf héros
tirés de dix-huit films réputés « Nouvelle Vague » avec un groupe numériquement
égal de héros tirés de vingt-deux films appartenant à la production française
des mêmes années (1957 à 1960). En ce qui concerne les films « Nouvelle Vague » 1
retenus, on pourra s'assurer, d'après la liste ci-après, que nous avons analysé,
sinon tous les films « Nouvelle Vague » et rien qu'eux, du moins le noyau central
de la tendance. Quant aux films du Groupe Témoin 1, ils ont été pris au hasard
parmi ceux qui passaient sur les écrans, à cette réserve près que nous nous sommes
efforcés de respecter les proportions entre trois grands genres (comédies, avent
ures, drames) telles qu'elles existent dans la production française contemporaine.

VAGUE » HÉR0S RETENUS INTERPRÈTES

Et Dieu créa la femme Juliette Brigitte Bardot


Michel Tardieu J. L. Trintignant
Antoine Tardieu Christian Marquand
Carradine Curd Jûrgens
Sait-on jamais ? Michel Lafaurie Christian Marquand
Sophie Françoise Arnoul
Sforzi Robert Hossein
Eric von Bergen O. E. Hasse
Ascenseur pour Vèchafaud Julien Tavernier Maurice Ronet
Florence Carala Jeanne Moreau
Louis Georges Poujouly
Véronique Yori Bertin

1. Nous emploierons les abréviations N. V. (Nouvelle Vague) et G. T. (Groupe


Témoin).

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Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton

Le Beau Serge Serge Gérard Blain


François J. C. Brialy
Yvonne Michèle Méritz
Marie Bernadette Lafont
Les Amants Jeanne Tournier Jeanne Moreau
Bernard Dubois-Lambert -J. M. Bory
Henri Tournier Alain Cuny
Le Bel Age Jacques Jacques Doniol-Valcroze
Claude Giani Esposito
Françoise Françoise Prévost
Les Cousins Paul J. C. Brialy
Charles Gérard Blain
Florence Juliette Mayniel
Hiroshima mon amour Elle Emmanuèle Riva
Lui Eiji Okada
Les 400 Coups Antoine Doinel J. P. Léaud
Madame Doinel Claire Maurier
A bout de souffle Michel Poiccard J. P. Belmondo
Patricia Jean Seberg
A double tour Lazlo Kovacs J. P. Belmondo
Henri Marcoux Jacques Dacqmine
Thérèse Marcoux Madeleine Robinson
Richard Marcoux André Jocelyn
Léda Antonella Lualdi
Les Bonnes Femmes Jacqueline Clotilde Joano
Jane Bernadette Lafont
André Lapierre Mario David
Les Dragueurs Freddy Jacques Charrier
Joseph Bouvier Charles Aznavour
Une fille pour l'été Philippe Michel Auclair
Manette Pascale Petit
Paule Micheline Presle
L'Eau à la bouche Miléna Françoise Brion
Séraphine Alexandra Stewart
Robert Jacques Riberolles
Miguel Gérard Barray
César Michel Galabru
Prudence Bernadette Lafont
Les Liaisons dangereuses 1960 Henri Valmont Gérard Philipe
Juliette Valmont Jeanne Moreau
Marianne Annette Vadim
Cécile Volanges Jeanne Valérie
Danceny J. L. Trintignant
On n'enterre pas le dimanche Philippe Valence Philippe Mory
Les Jeux de l'amour Victor J. P. Cassel
Suzanne Geneviève Cluny
François J. L. Maury
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Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »

FILMS
HÉROS RETENUS INTERPRÈTES
DU GROUPE TÉMOIN
Maigret tend un piège Jules Maigret Jean Gabin
Marcel Maurin Jean Desailly
Yvonne Maurin Annie Girardot
L'Ambitieuse Dominique Rancourt Andréa Parisy
Georges Rancourt Richard Basehart
Tony Bucaille Edmond O'Brien
Archimède le Clochard Archimède Jean Gabin
Babette s'en va-t'en guerre Babette Brigitte Bardot
Gérard de Crécy-Lozère Jacques Charrier
Colonel Schultz Francis Blanche
Général von Arenberg Hannes Messemer
Le Baron de l'Écluse Baron Antoine Jean Gabin
Perle Micheline Presle
Maria Blanchette Brunoy
Le Bossu Lagardère Jean Marais
Passepoil Bourvil
Les Canailles Dawson Robert Hossein
Helen Marina Vlady
Carlo Philippe Clay
Le Déjeuner sur l'herbe Etienne Alexis Paul Meurisse
Nénette Catherine Rouvel
La Jument Verte Honoré Bourvil
Ferdinand Francis Blanche
Juliette Valérie Lagrange
Zèphe Yves Robert
Nathalie agent secret Nathalie Princesse Martine Carol
Inspecteur Fabre Félix Marten
Normandie-Niémen Le maitre
Chardon
Benoît
Commandant Flavier
Pickpocket Michel Martin Lasalle
Rue des Prairies Henri Neveux Jean Gabin
Fernand Neveux Roger Dumas
Loulou Neveux Claude Brasseur
Odette Neveux Marie-José Nat
Sergent X Michel Christian Marquand
Françoise Noëlle Adam
Henri Mangin Paul Guers
Le Trou Claude Gaspard Mark Michel
Roland Jean Kéraudy
Manu Philippe Leroy
La Vache et le Prisonnier Bailly Fernandel
La Valse du Gorille Le Gorille Roger Hanin
Colonel Berthommier Charles Vanel

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Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton

Voulez-vous danser avec moi ? Virginie Brigitte Bardot


Les Yeux de l'amour Jeanne Danielle Darrieux
Pierre J. C. Brialy
La mère de Jeanne Françoise Rosay
Le Pain des Jules Assunta Cora Camoin
Gina Beau Sourire Bella Darvi
Pascal Yves Massart
Toussaint Sinibaldi Henri Vilbert
Les Pique-assiette Edouard Darry Cowl
Félix Francis Blanche
Laurence Béatrice Altariba
Dialogue des Carmélites Blanche de la Force Pascale Audret
Mère Thérèse Alida Valli
Mère Marie Jeanne Moreau

Nous comparerons successivement :


— les caractères généraux des deux groupes de films (en tant que ces caractères
impliquent une certaine mise en situation des héros, révélatrice de ces héros eux-
mêmes)
— les caractères généraux des héros dans les deux groupes (sexe, âge, natio
nalité, qualités humaines, degré et nature de la sympathie qu'ils inspirent),
— la situation et les comportements des héros par rapport à une série de
grands thèmes et de valeurs : l'argent, la profession, l'amitié, la légalité, la
famille, l'amour, la mort.

I. CARACTÈRES GÉNÉRAUX DES FILMS

a) Vépoque de Vaction

Tous les films du groupe N. V. situent leur intrigue en 1956, 1957, 1958, 1959,
c'est-à-dire dans le présent immédiatement contemporain de leur réalisation *.
Ce goût de l'actualité est un premier caractère distinctif : dans le G. T., nous
comptons trois films situés dans le passé antérieur au xxe siècle, un film d'antici
pation, et quatre films dont l'intrigue se déroule entre 1939 et 1945 : pour des
raisons évidentes, la période de la guerre et de la Résistance a joui, et continue
à jouir, d'une faveur particulière dans le cinéma français.
En rompant avec le passé, même le plus proche, la N. V. n'affirme pas seul
ement sa volonté d'être de son temps. Elle marque aussi son désintérêt pour tout
ce qui n'en est pas. Dans le G. T., l'existence de nombreux films situés en dehors
du présent immédiat implique la croyance à une certaine éternité, ou du moins
une certaine permanence, des problèmes humains. En se cantonnant dans

1. A l'exception partielle de Hiroshima mon amour : nous verrons que ce film, par
l'importance qu'il donne aux thèmes du souvenir, de la guerre et de l'histoire, se situe
constamment en marge des caractéristiques d'ensemble de la N. V.
146
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague >$

l'actualité, la N. V. tend au contraire à affirmer l'altérité irréductible du présent,


qui seul importe, sa rupture avec tout ce qui a précédé. Le héros N. V. n'a pas
d'ancêtre. Il est l'homme d'un aujourd'hui que rien ne préfigure.
L'éviction du passé entraîne par ailleurs une restriction de la gamme des
thèmes susceptibles d'être portés à l'écran. Par son choix, la N. V. accepte une
double élimination, d'une part de certains problèmes qui ne se posent pas aujour
d'hui, d'autre part de certains autres qui se posent trop. Le film historique
(ou situé dans l'histoire) essaie de rétablir lé contexte social ou politique des
aventures de ses héros : les quatre films de guerre ou de résistance du G. T.,
mais aussi les trois films situés dans le passé antérieur au xxe siècle, et même le
film d'anticipation (le Déjeuner sur l'herbe) comportent tous, à des degrés variables,
une participation des héros au destin collectif sous forme de combat patriotique,
politique, idéologique ou religieux. La distance prise par rapport à l'actualité
leur permet un tableau plus large, et éventuellement plus fidèle et plus aigu,
de la réalité historique et sociale. Le G. T. a par là accès à tout un registre de
thèmes que la N. V., par sa fixation sur le présent immédiat, s'interdit d'emblée.
Elle ne peut saisir la société contemporaine que par le biais de la vie privée,
elle-même mutilée de son arrière-plan collectif. C'est donc l'actualité, non pas
brûlante, mais tiède, qui lui fournira la matière de ses films. Sans doute la N. V.
ne court-elle pas le risque de s'évader dans un passé mythique. Mais elle renonce
également à comprendre le présent en l'éclairant par le passé, à manifester la
continuité historique des problèmes humains, leur relative permanence et leurs
possibilités d'évolution.

b) la localisation de Vintrigue

La proximité temporelle se double d'une proximité géographique. Les films


N. V. (sauf Sait-on, jamais ? et, partiellement, Hiroshima mon amour) situent
en France le cadre de leur action. La N. V. dans son ensemble refuse l'exotisme
des lieux. Elle choisit de placer le spectateur en pays de connaissance, d'ins
tituer entre le film et lui un climat de familiarité. C'est le réel proche, l'évén
ementpossible hic et nunc qui fournissent la matière de ses intrigues.
Ici encore, ce choix entraîne certaines conséquences. Dans le G. T., nous
comptons sept filins qui situent leur action, ou au moins certains épisodes
importants, hors de la France métropolitaine (en Angleterre, en Allemagne,
en Italie, en Espagne, en Afrique du Nord, en Iran, en U.R.S.S., en Océanie).
Ce sont dans l'ensemble des films où les thèmes d'aventure, et en tout cas les
valeurs d'action, jouent un rôle prépondérant. Ils mettent en scène des héros
qui sont des guerriers, des exilés politiques, des agents de renseignement, des
aventuriers, des pionniers, bref des réalisateurs attachés à une œuvre. En renon
çantà prendre du champ dans l'espace et dans le temps, en se limitant à l'actualité
immédiate et au monde proche, tout se passe comme si la N. V. avait pratique
ment consenti à faire l'abandon des thèmes dans lesquels les vertus « viriles »
trouvent leur épanouissement cinématographique le plus facile. Dans la N. V.,
l'aventure est au coin de la rue, pas au-delà.

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Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton

c) les situations

II devient en effet rare que les héros des films N. V. se trouvent impliqués
dans des drames autres que ceux de la vie privée. Le tableau suivant permet de
comparer les circonstances dans lesquelles les héros des deux groupes sont appelés
à vivre leur existence filmique :

Nombre des héros engagés dans les circonstances exceptionnelles


suivantes: N.V. G.T:
— Crimes, délits de droit commun 21 25
— Situations familiales extraordinaires 15 14
— Catastrophes naturelles, cataclysmes 0 4
— Guerre ' 1 10
— Aventure, exploration risquée 0 12
— Evénements sociaux extraordinaires 0 3
— Situations comiqutes invraisemblables .N • 0 10
— Evénements fantastiques, miraculeux, oniriques 0 3
Nombre des héros qui ne sont pas engagés dans des circonstances
exceptionnelles 23 5
Nombre des héros dont il est difficile de dire s'ils sont engagés dans
des circonstances exceptionnelles 7 7

Le héros des films N. V. ne se trouve pas, comme si souvent celui du G. T.,


affronté à un monde hostile contre lequel il aurait à défendre sa vie, ou la raison
d'être de sa vie : ni tremblement de terre, ni révolution, ni guerre. Il évolue dans
un monde épargné par l'histoire. Ses complications sont d'ordre personnel.
Quand elles touchent à l'extraordinaire c'est dans le fait-divers criminel ou le
drame de famille. Très souvent d'ailleurs, (vingt-trois cas, contre cinq dans le G. T.)
elles ne relèvent que du sort commun le plus commun. Même si le segment de
vie isolé parle film correspond à une crise décisive et unique dans la vie du héros,
elle demeure aux yeux du spectateur le développement d'une aventure relativ
ement banale.

d) la durée de Vaction

Alors que le G. T. présente fréquemment des intrigues qui s'échelonnent


sur un long espace de temps, couvrant une fraction de* la vie des héros, la N. V.
tend à resserrer sur une très brève période le déroulement de ses actions :

Durée de l'action:1 N.V. G.T.


— moins de 3 ou 4 heures 0 0
— entre 4 et 48 heures 7 0
— quelques jours 1 6

1. Dans le cas de Hiroshima mon amour, nous avons noté à la fois 48 heures (épisode
à Hiroshima) et une fraction de vie (pour la période 1944-1959).
148
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »

— d'une semaine à un mois 3 3


— d'un mois à une saison ; 3 5
— environ une année 4 1
— plusieurs années, sans modification visible de l'âge des per
sonnages 0 5
— plusieurs années, avec modification visible de l'âge des per
sonnages 1 2
— le temps d'une vie 0 0

Ainsi, dans le groupe N. V., sept films durent moins de 48 heures, un seul plus,
d'une année. Dans le G. T., c'est l'inverse : aucun film ne dure moins de 48 heures,
sept durent plus d'une année.
Cette opposition ne paraît pas fortuite. Les films du G. T. qui durent plus
d'une année racontent l'histoire d'un homme qui cherche à faire, ou à refaire,
sa vie : un ambitieux qui veut percer, un humilié qui attend l'heure de sa revanche,
un tourmenté en quête d'une raison d'être qui cherche — et finit par trouver —
sa vérité. Cette conception d'une existence qui se réalise — ou se défait — à
travers un long espace de temps n'apparaît guère dans la N. V. Comparés à la
moyenne des héros du G. T., les héros N. V. les plus typiques paraissent souvent
dénués de passé (exceptons ceux de Hiroshima mon amour et du Beau Serge)
et presque toujours de futur : peu de mémoire, pas de projets. Ils vivent au jour
le jour, et c'est au jour le jour que le drame peut surgir.

II. LES HÉROS

Voyons maintenant les caractères distinctifs de nos deux groupes de héros.

a) nombre et importance relative des héros

Pour obtenir le même nombre de héros dans les deux groupes (59), nous avons
dû analyser vingt-deux films dans le G. T., contre dix-huit dans la N. V. Le
nombre moyen des héros dans un film N. V. est donc légèrement plus élevé.
La signification de cet écart apparaît dans le tableau suivant où, compte tenu
de la hiérarchie des héros (notre questionnaire permet de distinguer : héros prin
cipaux, héros secondaires, héros tertiaires), ne sont retenus que les héros princ
ipaux de chaque film :

Films comportant : N.V. G.T.


— 1 seul héros principal 5 15
— 2 héros principaux 8 3
— 3 héros principaux 3 3
— 4 héros principaux 2 1

On voit ici que les films du G. T. tendent deux fois sur trois à organiser leur
intrigue autour d'un héros principal dominant de haut ses partenaires : grande
vedette dont le nom suffit à attirer les foules (Gabin, Fernandel, Brigitte Bardot,
Martine Carol) ; personnage mythique (Le Gorille) ; combinaison d'une grande

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Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton

vedette et d'un personnage mythique (Gabin dans le rôle de Maigret). Dans la


N. V., il est rare que l'intérêt se concentre ainsi autour d'un héros unique. A ses
débuts du moins, elle ignore le culte de la personnalité. La formule qui prévaut
est celle du couple (couple d'amants mais aussi couple de camarades ou d'amis
du même sexe). Cet effacement du rôle monopolisateur de la vedette est natu
rellement relatif à la fraîcheur et à la plasticité d'acteurs souvent encore peu
connus, ainsi qu'à la modicité des cachets qu'ils se partagent. En conquérant la
notoriété, ces acteurs (J. C. Brialy, J. P. Belmondo, Bernadette Lafont, Emma-
nuèle Riva, Jean Seberg dans ses rôles français) tendent à leur tour à se figer
dans une personnalité qui marque leurs rôles ultérieurs, dans des films conçus
« sur mesure » pour les mettre en valeur et dont ils sont souvent l'attraction
principale. Le culte de la vedette a repris ses droits.

b) répartition des sexes

Notre groupe de films N. V. comporte trente-quatre héros masculins et vingt-


cinq héroïnes, soit un nombre sensiblement moindre de femmes. Mais le « deu
xième sexe » est encore plus négligé dans la production courante : le G. T. compte
trente-neuf héros masculins et vingt héroïnes, soit deux hommes pour une
femme.
On pourrait être tenté de porter le nombre légèrement plus élevé des héroïnes
dans la N. V. au crédit d'un certain « féminisme » des réalisateurs. Conclusion
hâtive. Cette augmentation s'explique en réalité par le jeu concomittant de deux
facteurs :
— l'effacement des thèmes d'aventure et d'épopée, ainsi que des thèmes
guerriers, qui assurent dans la production courante la prépondérance des rôles
masculins.
— la concentration ' des thèmes de la N. V. autour des problèmes sexuels,
qui conduit à augmenter le nombre des héroïnes, ne serait-ce que parce qu'il
faut des partenaires plus nombreuses aux héros masculins, mais qui ne conduit
pas nécessairement à conférer à ces héroïnes une importance égale à celle des
hommes. Divisons nos héros N. V. en deux groupes, héros principaux et héros
secondaires. Nous obtenons les proportions suivantes d'hommes et de femmes :

Héros tenant dans leur film : Hommes Femmes


— un rôle principal 22 16
— un rôle de second plan 12 10

C'est surtout, on le voit, dans les rôles de second plan que la proportion des
femmes grandit jusqu'à égaler celle des hommes ; dans les rôles principaux, cette
proportion reste nettement moindre (trois femmes pour quatre hommes) 1.

1. Sur ce faux-semblant d'égalité, voir la déclaration de Pierre Kast (à propos du


Bel Age) : « J'ai voulu raconter ces nouveaux rapports amoureux qui sont en train de
s'établir dans notre société. Les femmes, par suite de l'indépendance économique
qu'elles sont en train d'acquérir, s'estiment les égales des hommes et veulent, au même
titre qu'eux, choisir leur partenaire »,et la réplique de P. Billard, Lettre à P. Kast :
o Leur donnes-tu un instant (3e épisode) l'illusion qu'elles aussi tirent les ficelles,
vite les mâles reprennent le dessus... » (Cinéma 60, mars, page 3.)
150
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »

c) âge des héros


La comparaison des âges des héros dans les deux groupes donne le tableau
suivant 1.
N.V. G.T.
Enfants 1 1
Adolescents et moins de 20 ans 9 ' 3
Entre 20 et 30 ans 28 22
Entre 30 et 40 ans 15 20
Adultes mûrs 6 13
Vieillards 1 3

On compte donc dans la N. V. trente-huit héros de moins de 30 ans et vingt-


deux de plus de 30 ans. Dans le G. T., la majorité se renverse au bénéfice des
plu? de 30 ans : ils sont trente-six, contre vingt-six héros de moins de 30 ans. Le
rajeunissement des héros dans la N. V. est donc sensible.

d) race et nationalité.
Dans le G. T., tous les héros sont de race blanche, et presque tous sont Franç
ais. Dans la N. V., au contraire, nous relevons deux hommes de couleur (le
Japonais de Hiroshima mon amour et le Martiniquais de On n enterre pas le
dimanche). Les étrangers — et surtout les étrangères — sont nombreux : Patricia
(Américaine), Léda (Italienne), Sforzi (Italien), Eric von Bergen (Allemand),
Lazlo Kovacs (Hongrois), Séraphine (à demi américaine), Marianne Tourvel
(Da-noise), Carradine (?), auxquels pourraient s'ajouter d'autres personnages,
non retenus comme héros : Margherita (Suédoise), Alexandra (Canadienne),
Ghislaine (Américaine), Caria (Grecque), Ursula (?), Raoul Flores (Espagnol)...
Ce foisonnement ne s'explique pas uniquement par la nécessité de rendre
plausible l'accent des acteurs. Le cosmopolitisme de la N. V. en reflète l'esprit.
Pris à un moment de leur vie et dans un contexte où ils sont coupés de leurs
racines familiales et sociales, les héros sont d'autant plus disponibles pour l'aven
tureimprévisible, rapide et véhémente, qu'affectionne la N. V. Le thème de la
rencontre et du coup de foudre entre deux êtres que tout devrait séparer et que
donc, conformément à la logique paradoxale de l'amour romanesque, tout réunit,
revient plusieurs fois : l'opposition ethnique entre le Jaune et la Blanche, dans
Hiroshima mon amour, et entre le Martiniquais et la Suédoise, dans On n'enterre
pas le dimanche, l'opposition nationale, sociale, caractérielle entre le Français
et l'Américaine, dans A bout de souffle, en sont des exemples marquants.
Les difficultés de communication linguistique entre ces amoureux de nationalité
différente symbolisent souvent, et l'obstacle, et son dépassement éphémère.
Tels dialogues ne sont guère plus, par moments, qu'une explication de mots
(Hiroshima mon amour, A bout de souffle, On n'enterre pas le dimanche). Le lan-

1. Le même héros est compté plusieurs fois si le film nous le présente à des âges
différents (c'est le cas, par exemple, de l'héroïne de Hiroshima mon amour). On ne
compte pas les héros dont l'âge reste par trop indéfini, tel Lagardère, dans Le Bossu,
qui traverse sans prendre une ride les vingt années du film.

151
Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton

gage de l'idylle fait de nécessité vertu : au lieu de se diluer en déclarations fades,


il se resserre en un laconisme percutant grâce auquel les mots les plus usés
ont l'air de faire peau neuve. D'autant plus gorgés de signification que leur
gamme est plus réduite, d'autant plus vrais que leur sincérité se mesure à l'effort
qui les produit, ils apparaissent comme l'embryon émouvant et dérisoire d'une
recréation du langage par l'amour. Résiduellement, le dialogue joue de la
fonction traditionnelle de l'étranger, qui est de poser des questions naïvement
démystificatrices (ainsi, dans Hiroshima mon amour, « Elle : Je suis d'une
moralité douteuse. Lui : Qu'est-ce que ça veut dire : une moralité douteuse ?
Elle : ça veut dire que je doute de la moralité des autres »).
Notons toutefois que le cosmopolitisme, de la N. V. a ses limites : il reste
essentiellement gallocentrique. Les héros étrangers servent de partenaires
amoureux à des héros qui sont français et, des deux, c'est presque toujours le
Françai» qui est le héros principal.

e) qualités humaines des héros

Les héros du G. T. sont très souvent des héros exemplaires : les qualités excep
tionnelles (physiques, morales, intellectuelles) leur sont aussi généreusement
imparties qu'elles sont chichement mesurées aux héros de la N. V. (et dans la
vie réelle) :

Ont des qualités supérieures à la moyenne : N.V. G. T.


— de force ou d'adresse physiques 6 16
— de lucidité, de perspicacité 8 20
— de fermeté, d'énergie 13 30
— d'altruisme, de bonté, de générosité 9 17

De plus le cumul de ces qualités (leur attraction réciproque, leur agglutine-


ment) est fréquent dans le G. T. : il y a beaucoup de chances pour qu'un héros
lucide soit aussi énergique, pour qu'un héros lucide et énergique soit aussi
généreux, etc :

Héros doués de qualités supérieures à la moyenne : N.V. G. T.


— de force ou d'adresse physiques et de lucidité ou de pers
picacité 1 9
— de force physique ou d'adresse et de fermeté, d'énergie. ... 1 12
— de lucidité, de perspicacité et de fermeté, d'énergie 4 20

Comme le montrent ces derniers chiffres, c'est surtout dans l'ordre des valeurs
d'efficience (lucidité + énergie) que le G.. T. abonde en héros exemplaires. Leur
conduite s'insère dans un monde d'activités collectives où l'adresse, le sens de
Inorganisation, la ténacité, la prudence, l'autorité, toutes les vertus du chef et de
l'homme d'action sont à l'honneur. Ce prestige des valeurs d'action est natu
rellement lié à une fréquence élevée de circonstances exceptionnelles (d'ordre
cataclystique, historique, social, etc.) qui en favorisent l'émergence, soit qu'elles
donnent à l'individu d'exception l'occasion de se révéler, soit qu'elles méta
morphosent un homme moyen en héros. Dans la N. V., ces valeurs n'ont plus
d'emploi. Le monde — aussi bien le monde naturel que social — est stable,

152
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »

équilibré, pacifié, repu, confortable. Les drames du héros N. V. ne peuvent plus


être que les problèmes de son individualité solitaire. Les héros actifs et organi
sateurs y sont1 rares (sept, alors qu'on en compte vingt-six dans le G. T.),
et -beaucoup moins favorablement présentés. Divers chiffres, concernant la
caractérologie des héros des deux groupes, illustrent ce contraste :
— Héros adroits, ayant le sens de l'organisation :
N. V. : 10, dont 4 sont sympathiques
G. T. : 21, dont 14 sont sympathiques
— Héros opiniâtres dans l'exécution de leurs desseins :
N. V. : 15, dont 5 sont sympathiques
G. T. : 29, dont 20 sont sympathiques
— Héros circonspects, n'agissant pas sans peser le pour et le contré :
N. V. : 8, dont 3 sont sympathiques
G. T. : 16, dont 10 sont sympathiques
— Héros décidés, prenant rapidement parti dans les cas graves :
N. V. : 14, dont 9 sont sympathiques
G. T. : 30, dont 24 sont sympathiques

Telle est la force du préjugé favorable attaché aux valeurs d'action dans le
G. T. que même un de leurs excès, l'entêtement, y est sympathiquement pré
senté :
— Héros entêtés, inaccessibles à un bon conseil, se butant sur une décision malgré
une nouvelle information :
N. V. : 4, dont 1 est sympathique
G. T. : 11, dont 9 sont sympathiques

L'entêtement est considéré dans le G. T. comme une preuve de caractère,


et le fait d'avoir du caractère, même si son excès entraîne des conséquences
fâcheuses, impose le respect. On ne doit jamais désespérer d'un homme qui sait
vouloir ce qu'il veut. Dans la N. V», c'est plutôt à la disponibilité du héros qu'un
préjugé favorable pourrait s'attacher.
Nous retrouvons à travers tous ces chiffres l'opposition, déjà «ignalée à propos
de la durée de l'action des films, entre deux modes de temporalité : le temps vécu
par les héros types du G. T. est marqué par l'enracinement dans un passé, la
domination volontaire du présent, la primauté du futur. Les héros de la N. V.,
par comparaison, paraissent souvent aussi dénués de passé que d'avenir. Non
seulement ils vivent en dehors de l'histoire collective, mais il leur arrive de
n'avoir pas d'histoire individuelle suivie, de biographie orientée : la tendance
de la N. V.' est à vivre dans l'instant, sans mémoire x ni projet lointains, délié
de toute fidélité à autrui ou à soi-même.
Dans le langage des caractérologues à qui nous avons emprunté ces rubriques
(Heymans et Wiersma), il faudrait noter une forte dominance des facteurs de
« secondante » dans le G. T. et une non moins nette prépondérance des facteurs
de « primarité » dans la N. V.
Les chiffres suivants accusent ce contraste de nos deux groupes :

1. A l'exception, une fois de plus, des héros de Hiroshima mon amour.

153
Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton

Héros guidés dans leur action par l'idée : N.V. G.T.


— d'un avenir éloigné 7 20
— de résultats immédiats 17 11

Dans trois films N. V. au moins (les Cousins, A bout de souffle, les Jeux de
Vamour), le nœud dramatique de l'intrigue réside dans l'opposition d'un héros
qui vit au jour le jour (Paul, Michel Poiccard, Victor) à un héros qui voit plus
loin (Charles, Patricia, Suzanne) et veut prendre une assurance sur l'avenir.
On peut déceler dans les Liaisons dangereuses 1960 le même genre de tension
entre Cécile, qui veut être épousée sur-le-champ, et Danceny, qui veut d'abord
asseoir sa position sociale. Et naturellement c'est dans le conflit amoureux que
la crise devient aiguë, lorsqu'un des partenaires s'attache à l'autre et commence
à souhaiter une liaison qui dure. Le drame naît dans Une fille pour l'été lorsque
Manette voudrait que Philippe fasse d'elle sa femme pour la vie. C'est aussi,
dans le Bel Age, la racine du malentendu entre Claude et Françoise. Dans chacun
de ces couples, le héros qui vit « à court terme » est celui que le film présente
comme le plus fidèle des deux à l'éthique N. V., l'autre lui servant en quelque
sorte de repoussoir.

f) degré et nature de la sympathie inspirée par les héros

Nous touchons ici à un point essentiel et délicat : essentiel, parce que la symp
athie commande la participation au héros, et par là son importance sociologique
comme reflet des valeurs et modèle de comportements — délicat, parce qu'on
peut toujours objecter à l'enquêteur le caractère subjectif de son évaluation.
La difficulté, cependant, nous a paru à l'expérience plus théorique que réelle.
Le personnage sympathique, dans un film, est désigné par une multiplicité
d'indices convergents sur lesquels personne ne se trompe. Il y a un code des signes
de la sympathie et, même si tels et tels signes pris isolément, peuvent être considérés
comme incertains, leur redondance lève toute hésitation. Là où l'ambiguïté
se fait jour, on doit penser qu'elle est inhérente au film, et par conséquent que
c'est le héros lui-même qui est objectivement présenté comme ambigu, ambi
valent ou neutre. Ce ne sont pas nos réactions psychologiques subjectives et
individuelles qui décident, mais la rhétorique — ou l'absence de rhétorique —
propre au film 1.
C'est dans cet esprit que le tableau suivant doit être interprété :

Héros présentés par le film comme : N.V. G.T.


— sympathiques ou le devenant en cours de film 27 • 40
— antipathiques ou le devenant en cours de film 15 10
— ambivalents (à la fois sympathiques et antipathiques) ou
neutres (ni sympathiques ni antipathiques) 17 9

Ces chiffres appellent deux remarques : — a) la diminution du nombre des


héros franchement sympathiques dans la N. V. — b) l'augmentation sensible du
nombre des héros ambivalents ou neutres.

1. Sur cette question des signes, cf. : R. Barthes, « Le problème de la signification


au cinéma, Revue Internationale de Filmologie, janvier-juin 1960.
154
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »

Le film traditionnel est volontiers manichéen. Il souligne d'un trait net le


jugement qu'il entend faire porter sur les personnages, et, pour ce faire, il accu
mule les indices significatifs destinés à provoquer la compassion, l'admiration,
l'estime, l'indulgence, la complicité souriante, etc. De plus, il est favorable aux
braves gens, aux hommes de caractère ou de bonne volonté, qu'il multiplie
dans les rôles principaux, reléguant les individus moins estimables dans les rôles
•de comparses.
La N. V. réagit contre cette double tendance. Elle donne plus volontiers
des rôles de premier plan à des personnages antipathiques ; surtout, elle évite
plus souvent de caractériser ses héros comme nettement sympathiques. Dans
plusieurs cas, le réalisateur semble avoir pris un malin plaisir à brouiller les
pistes, soit en effaçant les indices habituels, soit en juxtaposant des signes
contradictoires. Comment interpréter cette réticence à s'engager en faveur de
ses héros ? Sans doute faut-il admettre que, dans un monde où la référence au
bien et au mal perd son sens, la désignation du héros sympathique ne peut plus
être étayée par des comportements qui témoignent de sa bonne nature. On a
déjà remarqué que la N. V., dans l'ensemble, s'efforce de garder ses distances par
rapport aux héros qu'elle met en scène, comme si elle déclinait la responsabilité
•de la sympathie à leur donner et du jugement à porter sur leur conduite. L'adhé
sion ou la répulsion qu'ils inspirent, pendant tout le film ou à tel moment de
l'action, cessent d'être signifiées au public par la rhétorique du film, à travers
une série d'indices sans ambiguïté, pour ne plus dépendre que d'un mouvement
intérieur de consentement ou de refus dont chaque spectateur prend la respons
abilité. Sympathie et antipathie sont alors accordées aux héros de film avec la
même partialité et la même précarité que dans la vie réelle à ceux qui nous
entourent. On peut considérer que le réalisateur, en refusant de figer ses person
nages dans une essence, de les styliser, de les fonder en nature, s'efforce de
rester fidèle à l'homme concret et aux conditions de l'existence réelle, dont il
calque les improvisations, les contradictions, les bavures, les temps morts,
l'ambivalence inéluctables.
D'où peut-être, pour le spectateur, un sentiment assez neuf : celui de parti
ciper aux comportements d'autrui sans qu'aucune appréciation éthique (d'adhé
sion ou de répulsion) leur soit surimposée par le film. Les indices socialisés qui
commandent la sympathie ou l'antipathie (signes de désintéressement ou d'am
bition ; de générosité ou d'avarice ; d'égoïsme ou de dévouement ; d'amour des
bêtes, des enfants, des fleurs, etc.) et qui fonctionnent comme de véritables
panneaux de signalisation dirigeant les cheminements de la participation à
travers les comportements des héros, font défaut ou engagent sur de fausses
pistes. Il devient impossible de se laisser aller au confort des jugements tout
faits, à la sécurité des étiquettes ici et là apposées sur la conduite des héros,
de s'installer une fois pour toutes dans la confiance ou la réprobation. Il faut
faire l'apprentissage tantôt anxieux et tantôt grisant d'un engagement entièr
ementautonome, assumer le trouble d'un parti à prendre et sans cesse à reprendre,
d'une adhésion ou d'un refus qu'aucune norme extérieure — ici concrétisée par
les signes du film — ne permet d'étayer 1.

1. Il y a naturellement des exceptions. Ainsi, dans Et Dieu créa la femme, Juliette


est dès le début désignée comme une bonne nature, tendre et aimante, sous son laisser-
aller et son indifférence de façade : elle élève un lapin, un petit chat, un merle ; elle se

155
Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton

De ce point de vue, on pourrait soupçonner les critiques qui pensent que la


N. V. est un cinéma de la non-participation, du détachement, du recul critique
et esthétique, de l'intellectualité 1, d'être les victimes d'une illusion ou d'un
malentendu. Ils oublient de remarquer que le film N. V. (à l'exception du Bel
Age et de Hiroshima mon amour peut-être) est conçu pour n'offrir à l'intelligence
qu'une surface glissante où elle est sans prise. Au lieu de donner l'essor à la
pensée — et à l'action — il leur coupe les ailes. Le monde est à prendre comme
il est. Tout rapprochement avec la notion brechtienne de distanciation devrait
par là même être exclu. Des deux niveaux possibles de la participation — celui
du sur-moi conscient, socialisé, éthique et celui des instances profondes de la
sensibilité organique — , c'est le premier (le plus intellectualisé et le plus réfléchi
précisément) que la N. V. tend à dérouter, au bénéfice du second, celui des
pulsions instinctuelles et de l'empathie subconsciente, qui donne le moins de
prise au jugement critique et au recul esthétique. Lorsque le spectateur d'un
film N. V, assure qu'il a su garder ses distances, qu'il ne s'est pas identifié au
héros autant que dans tels autres films, il est sincère assurément. Mais il constate
simplement qu'il a réservé la sympathie de son sur-moi. Qu'à un niveau plus
profond il n'ait pas empathise ces comportements, participé à ces pulsions
erotiques ou agressives (par exemple), et que cette forme d'identification obscure
ne soit pas en définitive un engagement personnel aussi compromettant,
c'est ce dont il n'est pas en position de décider et ce dont pour notre part, nous
douterions volontiers. Retenons seulement, pour notre objet, le caractère asocial
de cette élimination des signes convenus de la sympathie et de l'antipathie.
La sympathie que peuvent inspirer à l'occasion les héros les plus asociaux
du G. T. reste justiciable de critères socialisés. Prenons par exemple un « anar
chiste » militant, Archimède le Clochard. Sa contestation véhémente de l'ordre
social ne peut tromper personne. Il ne cesse de donner au public des signes
rassurants : de sa bonté de cœur, car il adore les bêtes ; de sa générosité, car il
paie le champagne à toute la compagnie dès qu'il est en fonds et vient en aide
au collègue malchanceux qui ne le mérite guère ; de sa distinction et de sa culture,
car il est gourmet, déclame Apollinaire et identifie au premier coup d'oeil un
faux Utrillo. En bref, il multiplie les indices qui permettent au public de le
réintégrer dans la société, et même dans le meilleur monde. C'est un original,
voilà tout. Ne faisant que retourner contre la société les leçons qu'elle donne
à l'individu, il a droit à notre estime et à notre admiration, aux formes les plus
policées de notre sympathie 2. Vitupérer l'ordre public et les mœurs, c'est un
comportement qui a sa place à l'intérieur des normes sociales et auquel l'ordre
établi, justement, accorde une indulgence complice. Notre nouveau Crainque-
bille cherche vainement à se faire incarcérer : la police et les juges restent
sourds à ses provocations.

conduit gentiment avec la petite fille qui vient acheter un journal, etc.. Ces détails
permettent de la situer dans la mythologie familière de l'orphelin, rendu provoquant
par manque d'affection, mais secrètement avide d'en recevoir sa part et donc récupé
rablepour la société.
1. Cf., en particulier, Jean Carta, « L'Humanisme commence au langage », dans
Esprit, juin 1960.
2. Le thème est (ou était) aussi vieux que le cinéma français lui-même : dans la
Fierté du mendiant (1902), un clochard vole au secours d'une élégante en détresse, puis
refuse la récompense, parce qu'elle l'a d'abord pris pour un voleur. L'idée « originale »
d'Archimède le Clochard est de Jean Moncorgé, alias Jean Gabin...
156
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »

On montrerait tout aussi facilement, sur l'exemple des films de Jean Gabin
(avant 1939) que le souffle de révolte qui les anime s'inscrit encore dans le respect,
sinon des institutions, du moins des valeurs fondamentales de la vie en société.
Pépé-le-Moko, assiégé dans son fief de la Casbah, où il a créé un état dans l'État,
fait, bon gré, mal gré, figure de législateur. Mieux encore, il donne des signes
de bonté, de générosité, de loyauté, de justice, de dévouement et de tendresse
(« pour Pierrot, c'est une mère ») qui sont autant de gages à l'ordre social qui l'a
mis hors la loi. Quand un de ses complices va découper au rasoir un manteau
d'astrakan volé, il l'arrête : il faut respecter le travail des autres, fût-ce lorsqu'on
les en dépouille. Comme dans le cas d'Archimède-le-Clochard, nous voyons ici
fonctionner un processus de réintégration du héros dans l'estime et l'admiration
des honnêtes gens.
C'est encore le même mécanisme qu'André Bazin analyse à propos du western
classique : « Admirable illustration dramatique de la parabole du pharisien
et du publicain, la Chevauchée fantastique de John Ford nous montre qu'une
prostituée peut être plus respectable que les bigotes qui l'ont chassée de la ville
et tout autant que la femme d'un officier ; qu'un joueur débauché peut savoir
mourir avec une dignité d'aristocrate, un médecin ivrogne pratiquer son métier
avec compétence et abnégation ; un hors-la-loi poursuivi, pour quelques règl
ements de comptes passés et probablement futurs, faire preuve de loyauté, de
générosité, de courage et de délicatesse, cependant qu'un banquier considérable
et considéré s'enfuit avec la caisse 1. »
II y a loin de ce type de contestation, si âpre soit-elle, qui retourne contre la
société son propre système de valeurs, au nihilisme paisible des héros de la N. V.
Antoine Doinel, dans les 400 Coups, se distingue d'une lignée de jeunes Chiens
perdus sans colliers et même d'Olvidados par l'impossibilité de le catégoriser
comme bon ou comme mauvais. Il a un ami, mais il en reçoit plus de marques
d'affection qu'il n'en rend ; il vole sa grand-mère qui est bonne pour lui, et il
n'en conçoit pas de remords... En lui, nulle trace de cette bonté originelle de
notre nature dont nous nous plaisons à chercher le reflet dans les yeux de l'en
fant 2. Il nous déçoit qu'Antoine Doinel se mette si peu en frais de mériter la
sympathie que nous aimerions lui donner ; en même temps, nous éprouvons que
le drame de sa solitude et de sa liberté se joue sur un plan où il devient aussi
dérisoire de lui appliquer nos catégories éthiques familières que de lui tendre
une main secourable : nos jugements ne l'atteignent pas et il n'a que faire de nos
dons.
Nous arriverions à des conclusions similaires en examinant la nature de la
sympathie inspirée par les héros dans les deux groupes. Une distinction élément
aire(sympathie d'admiration — sympathie de compassion — sympathie d'i
ndulgence ou de complicité) nous conduit au tableau suivant :

1. Qu'est-ce que le cinéma ? III, p. 143.


2. Ce thème a été longuement analysé, à propos de Jeux interdits, de Los Olvidados
et à! Allemagne année zéro par André Bazin, dédicataire posthume des 400 Coups :
« Nous aimons nous pencher sur l'enfance comme vers un miroir qui nous renverrait
notre image purifiée de tout péché, lavée de nos souillures d'homme, rajeunie par
l'innocence. Jeux interdits nous refuse cet apaisement, sans cruauté, sans pessimisme,
mais par une volonté de vérité dont il est en la matière le premier exemple à l'écran. »
(Qu'est-ce que le cinéma ? III, p. 21).

157
Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton

Sympathie surtout faite : N.V. G.T.


— d'admiration 0 11
— de compassion 12 6
— d'indulgence ou de complicité 3 12

Le fait remarquable est ici la disparition de la sympathie d'admiration dans


la N. V. Sans doute faut-il répéter que le monde de la N. V. ne donne guère
d'occasion aux fortes personnalités de se révéler. Mais aussi bien, c'est parce
que la N. V. refuse de provoquer la sympathie en jouant sur le ressort de l'admi
ration qu'elle évite les situations où les valeurs de courage et d'action ont leur
raison d'être. La N. V. tolère la sympathie de compassion qui s'adresse à un
état malheureux du héros, sans impliquer un jugement sur la personne. Elle
refuse au contraire la sympathie d'admiration pour un double motif : tout
d'abord parce que cette forme de sympathie suppose la reconnaissance d'une
valeur attachée aux actions d'autrui, la réapparition d'une éthique et de normes
de jugement socialisées ou susceptibles de l'être. En second lieu peut-être, parce
que l'admiration enchaîne : la reconnaissance d'une supériorité quelconque est
déjà une entorse à l'indépendance des individus.

g) Valtruisme

C'est dans le cas des valeurs altruistes que cette répugnance apparaît le
mieux. Nous avons vu que les qualités éminentes de force, de lucidité, d'énergie
sont rares dans la N. V., mais il est également rare que ses héros en soient spécial
ement dépourvus : simplement, ils sont médiocres. Au contraire, les dispositions
altruistes ne font pas seulement défaut à la N. V. en ce sens qu'on n'y rencontre
pas de héros spécialement bons ou généreux. La N. V. se distingue par le nombre
de héros exceptionnellement dépourvus de qualités altruistes qu'on rencontre
dans ses rangs : dix-sept, contre onze dans le G. T. Il s'agit donc d'une déficience
qui affecte l'ensemble du groupe, et non plus seulement de l'absence d'une élite.
Il est frappant que le seul personnage animé dans son existence filmique par un
idéal altruiste (François, du Beau Serge) soit un héros d'efficacité incertaine,
et que la sympathie qu'il inspire comporte plus de compassion que d'admiration.
Rareté d'autant plus remarquable que la N. V. ne s'interdit nullement, à
l'occasion, de mettre en scène des héros exceptionnels dans l'ordre du mal
(Henri et Juliette Valmont, dans les Liaisons dangereuses I960, Florence Carala,
dans Ascenseur pour Véchafaud, Sforzi et Eric von Bergen, dans Sait-on jamais ?,
l'éditeur Courtalès, dans On n'enterre pas le dimanche). Cette dissymétrie implique
que la ligne de démarcation entre le bien et le mal, le permis et le non-permis,
se déplace : le mal, ce n'est plus l'égoïsme, opposé à l'altruisme, c'est le satanisme,
la nuisance concertée, la haine du prochain, opposés à l'égoïsme, à la saine
indifférence au sort des autres.
Le monde de la N. V. ne laisse plus de place aux vertus de l'entraide, à la
pitié qui est, au pire, une habile prévoyance des maux qui nous guettent. Le
commerce humain est désormais fondé, non sur une prestation de services vitaux,
mais sur l'échange des plaisirs (dans l'érotisme, la vie mondaine, l'emploi des
loisirs). Quand bienveillance il y a, elle apparaît comme une forme supérieure
de la lucidité (Et Dieu créa la femme, le Bel Age). L'individu n'est pas soustrait

158
Les héros des films dits a de la Nouvelle Vague »

à l'échec, tant s'en faut, mais s'il est malheureux, il ne peut s'en prendre qu'à lui-
même et nul ne peut l'aider. Contre une tradition millénaire qui exalte l'altruisme
à tous ses degrés et sous toutes ses formes, la N. V. revendique à travers ses
héros le droit — peut-être même le devoir — d'un égoïsme rigoureux.
Mais comment jouir d'autrui sans en dépendre ? Comment se plaire sans
s'attacher ? De cette question, qui reste sans réponse, dérive, ainsi que nous le
verrons, une bonne part des drames de la N. V.

III. LES GRANDS THEMES

II nous reste à voir comment la personnalité des héros des deux groupes,
telle qu'elle vient de nous apparaître, se réfléchit dans leur situation et leurs
attitudes à l'égard d'une série de grands problèmes : l'argent, la profession,
l'amitié, la légalité, la famille, l'amour, la destinée.

a) les problèmes d'argent

La répartition des niveaux de fortune est sensiblement la même dans la N. V.


et dans le G. T. Dans les deux groupes, le tiers environ des héros sont des gens
riches ou très riches. La moitié des effectifs appartient à la classe moyenne
élevée, à la haute société ou au monde des célébrités.
On a pu relever chez les réalisateurs de la N. V. une certaine prédilection
pour le luxe, les décors somptueux, les hôtels particuliers, les châteaux, les
plages et les stations de montagne à la mode \ De fait, les Liaisons dangereuses
1960 se situent rue Barbet de Jouy, à Megève et à Deauville ; Et Dieu créa la
femme et Une fille pour l'été à Saint-Tropez ; le Bel âge à Deauville, à Saint-
Tropez, et à Megève ; les Cousins à Neuilly ; les Amants et VEau à la bouche
respectivement dans un manoir bourguignon et un château en Roussillon ;
A double tour dans une propriété aixoise ; Sait-on jamais ? dans un palais véni
tien. Mais la proportion des cadres aristocratiques et bourgeois n'est pas moindre
dans le G. T. Il ne faut pas considérer la propension à choisir ses héros dans le
grand monde et à les faire évoluer dans un beau cadre comme un trait spécifique
de la N. V., qui ne fait en cela que s'aligner sur la tradition du cinéma français,
sinon du cinéma tout court.
Ce n'est pas le niveau des fortunes et leur répartition, c'est l'attitude devant
l'argent qui distingue nos deux groupes. Dans le G. T., nous trouvons un certain
nombre de héros pour qui l'argent est une valeur essentielle. Certains y pensent
honnêtement, d'autres font litière de pas mal de principes ou de préjugés pour
satisfaire leur ambition : l'important, qui les distingue des héros N. V., est que
l'argent vaille à leurs yeux qu'on lui sacrifie quelque chose. Au contraire, qu'il
jouisse ou non d'une position sociale, le héros N. V. n'apparait pas comme un

1. Cf. entre autres Jacques Siclïer, Nouvelle Vague ?, p. 97 sq. et Raymond Borde,
« Cinéma français d'aujourd'hui », dans Premier Plan, n° 10, pp. 12 et 13.

159
Claude- Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton

« obsédé du standing ». Nous comptons dans la N. V. dix-neuf héros vivant


dans l'aisance, ou une très grande aisance, et ne se préoccupant pas de questions
d'argent : dans le G. T., ils ne sont que onze. L'argent est un problème principal
pour onze héros du G. T., ce qui n'est le cas que pour sept héros N. V. Cinq héros
du G. T. entrent en conflit avec des puissances d'argent, situation qui ne se
produit dans aucun cas dans la N. V. La comparaison des problèmes d'argent
qui se posent aux héros dans les deux groupes, et leur sens, donne le tableau
suivant :

Des problèmes d'argent se posent au héros : N.V. G. T.


— pour échapper à la misère, au dénuement 6 10
— pour améliorer son niveau de vie 4 2
— dans un sens d'ambition ou de réussite 6 10

Mais cet estompage de la question d'argent se traduit de façon plus significative


encore sur un autre plan : celui de la présentation plus ou moins sympathique
des héros selon leur situation de fortune et leur attitude devant l'argent. Le
G. T. favorise systématiquement le désintéressement et tend à présenter comme
sympathique tout individu qui a des difficultés pécuniaires sans les avoir cher
chées. Plaie d'argent n'est pas vice, mais vertu. Dans la N. V., ainsi que les
chiffres suivants le montrent, ce privilège disparaît :

Ne sont pas concernés par les questions d'argent, bien que ne disposant pas d'une
fortune personnelle :
— JV. V. : 20 héros, dont 11 sont sympathiques
— G. T. : 17 héros, tous sympathiques
Se posent des problèmes d'argent pour échapper au dénuement ou à la misère :
— JV. V. : 6 héros, dont v 3 sont sympathiques
— G. T. : 10 héros, dont 9 sont sympathiques
Se posent des problèmes d'argent pour améliorer leur niveau de vie :
— JV. V. : 4 héros, dont 2 sont sympathiques
— G. T. : 2 héros, tous les 2 sympathiques
Se posent des problèmes d'argent dans un sens d'ambition, de fortune :
— JV. V. : 6 héros, dont un seul est sympathique -
— G. T. : 10 héros, dont un seul est sympathique

On remarquera que, dans les premières rubriques ci-dessus, l'effectif des


héros N. V. se partage chaque fois avec équité en héros sympathiques et héros
non sympathiques : il n'existe aucune corrélation entre l'attitude devant l'argent
et une présentation plus ou moins favorable des héros. Un héros désintéressé
n'est pas plus souvent sympathique que non-sympathique, le savetier ne jouit
pas d'une présentation plus souvent favorable que le financier. C'en est fini de
l'éminente dignité des humbles dans le cinéma français. L'impécuniosité, l'i
ndifférence aux richesses perdent leur valeur de signes. Au contraire, , dans le
G. T., le rapport à la question d'argent décide presque infailliblement du degré
de sympathie dont le héros doit bénéficier.

160
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »

b) la profession

La profession et ses problèmes jouent un rôle beaucoup plus important dans


la vie des héros du G. T. que dans celle des héros N. V. La comparaison des
deux groupes conduit aux chiffres suivants :
N.V. G.T.
— Héros n'exerçant aucune profession dans la vie (oisifs
fortunés, femmes du monde, du demi-monde) 13 7
— Héros exerçant une profession, mais vivant leur existence
filmique en dehors de cette profession 19 9
— Héros vivant une partie de leur existence filmique dans
l'exercice de leur profession 22 15
— Héros dont l'existence filmique coïncide avec l'exercice
de la profession .2 24
— Indétermination et cas particuliers 3 4

L'existence filmique des héros N. V. se déroule donc en dehors de tout cadre


professionnel dans trente-cinq cas, contre vingt dans le G. T. Mais surtout la
N. V. ignore un type d'homme très répandu dans le G. T. : le héros dont l'exi
stence filmique est consacrée à la solution de problèmes professionnels. La dépré
ciation dans la N. V. du temps du travail au profit du temps du loisir — considéré
comme seul digne d'intérêt — ne se lit nulle part plus éloquemment que dans
ces chiffres 1.
Les héros toujours appliqués au travail, dans leur profession, en affaires,
à l'école, dans leur ménage sont aussi fréquents que favorablement présentés
dans le G. T. On en compte quatorze, dont douze sympathiques. Ils sont six dans
la N. V., dont trois héros sympathiques. Les héros paresseux, ou négligents
dans leur travail, sont à peu près aussi nombreux dans chaque groupe. Mais
ceux du G. T. sont presque tous des personnages comiques ou burlesques (sept
sur huit) alors qu'on ne relève que deux rôles comiques sur dix héros paresseux
de la N. V. La paresse d'Antoine Doinel (les 400 Coups) , de Serge (le Beau Serge),
de Paul (les Cousins), d'Henri et de Richard Marcoux (A double tour), de Juliette
(Et Dieu créa la femme) tire à conséquences. C'est une paresse tragique.
La tendance du G. T. à présenter des personnalités hors série le conduit
d'autre part à multiplier les réussites professionnelles éclatantes. On notera,
par contraste, l'équité avec laquelle la N. V., dans son indifférence à la valeur
professionnelle, distribue les divers degrés du talent :

Héros qui réussissent : N.V. G.T.


— Brillamment dans leur profession 9 26
■ — Moyennement dans leur profession 8 7
— Mal dans leur profession 8 10

1. On pourra se demander si cet aspect de la thématique de la N. V. lui appartient


en propre ou s'il reflète les tendances générales du nouvel état de civilisation dans lequel
nous entrons : sur les rapports nouveaux entre travail et loisir, voir en particulier
G. Friedmann, « Le loisir et la civilisation technicienne », Revue Internationale des
Sciences sociales, pp. 551-563.

161
il
Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton

Sur les vingt-six héros du G. T. qui réussissent brillamment dans leur pro
fession, vingt sont sympathiques. Neuf des onze héros qui appellent une sym
pathie d'admiration font partie de ce groupe. Vingt-et-un sont actifs, dyna
miques, créateurs. Pour seize d'entre eux, les problèmes de la vie filmique
coïncident avec l'exercice de la profession. Nous isolons ici un noyau de
déterminations qui définissent un des types de héros les plus caractéristiques
du G. T. Leur disparition dans la N. V. est d'autant plus intéressante à relever.
La plupart des héros N. V. vivent leur existence filmique en dehors de leur
métier, dans un temps qui est celui du loisir consacré à l'amour. Peu importe
ce que valent les héros "de Hiroshima mon amour comme actrice et comme archi
tecte, ce que vaut Valmont comme diplomate, François (du Beau Serge) comme
professeur de lettres, Michel Lafaurie (de Sait-on jamais ?) comme photographe :
nous ne les voyons qu'à peine dans le cadre de leur vie professionnelle, et les
problèmes éventuels que leur métier leur pose n'ont pas d'attaches avec les
conflits du film.
Les professions qui reviennent le plus souvent dans la N. V. sont choisies
parmi celles qui peuvent — au moins sur l'écran — passer pour les moins absor
bantes. S'il s'agit de professions indépendantes ou dirigeantes, elles sont présentées
comme n'accaparant pas le temps du héros, qui se libère à son gré : l'architecte
de Hiroshima mon Amour laisse sonner le téléphone, Valmont (des Liaisons
dangereuses 1960) et Claude (du Bel Age) partent en vacances quand ils veulent,
Michel Lafaurie, Paul, Victor sont moins tenus encore. S'il s'agit d'une pro
fession subordonnée, et particulièrement astreignante, elle prend le temps du
héros, mais non son cœur ni sa pensée, et le héros commence à exister le samedi
soir et le dimanche (Et Dieu créa la femme, Les Bonnes Femmes, les Dragueurs).
Faire dire à Joseph Bouvier, dans les Dragueurs, que son métier, qui consiste
à aligner des chiffres à longueur de journée, est un sot métier, c'est le poser en
héros « ancienne vague ». Par contraste, Freddy, désinvolte, dit simplement qu'il
est « dans la décoration ». Si son métier lui plaît ou non, s'il y réussit ou non,
il n'importe pas plus au film de nous le faire savoir qu'il n'importe à Freddy
de se le demander. Cette part de son existence existe aussi peu pour lui que pour
nous. Elle n'est même pas sacrifiée, elle est nulle.
Philippe (dans Une fille pour l'Été) est peintre, et semble-t-il, assez doué.
Son existence filmique ne comporte cependant aucun épisode d'activité créa
trice. On ne sait s'il a foi dans son art, s'il se croit du talent. Il est du moins
certain qu'il n'appartient pas à la lignée des artistes maudits. Ses biens saisis,
il part en vacances, sans argent ni destination précise. La solution facile prévaut :
il ira passer la saison aux crochets de Paule à Saint-Tropez. A-t-il emporté son
chevalet et ses pinceaux ? En tout cas il n'en fait pas usage. Ni le paysage et sa
ravissante compagne ne paraissent l'inspirer. On imagine mal qu'un film tradi
tionnel eût laissé passer l'occasion de faire poser l'héroïne. Quand plus tard
Philippe refuse un contrat exceptionnel, peut-être la chance de sa carrière, ce ne
sera pas pour sauvegarder son indépendance et son honneur d'artiste, mais
par amour, ou plus profondément, sans doute, par désintérêt.
Lorsque, dans un film N. V., on veut présenter un personnage réfractaire
au style et à l'éthique des héros N. V. à qui il sert de repoussoir, on lui attribue
volontiers des qualités de labeur, de conscience professionnelle, la foi dans le
sacrifice des satisfactions immédiates à un espoir de réussite lointaine : tel
Danceny (les Liaisons dangereuses 1960), Charles (les Cousins), Claude (le Bel

162
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »

Age), François (les Jeux de Vamour). Il arrive que le travail ne paie pas : c'est
Paul, et non Charles, qui est reçu à l'examen. Mais même si le travail mène à
l'argent et aux honneurs, il ne mène pas aux femmes : pendant que Danceny et
Charles recopient leurs cours, Cécile devient la maîtresse de Valmont, Florence
celle de Paul. Pendant qu'Henri Tournier passe ses journées, et parfois ses
nuits, au marbre de son journal, sa femme va se distraire à Paris et tombe dans
les bras d'un brillant joueur de polo. Dans le Bel Age, le contraste entre Jacques,
qui ne se soucie pas de réussir, sinon au jeu de l'amour, et Claude, qui prend tout
au sérieux, même l'amour, est explicité par le commentaire : une sorte de partage
s'ébauche entre les aptitudes et les valeurs qui commandent le succès profes
sionnel et celles qui permettent la réussite amoureuse. L'esprit de sérieux et
l'esprit de suite caractérisent les premières, l'esprit de jeu les secondes. François,
dans les Jeux de V Amour, est le type du jeune homme « rangé » : chaque soir,
il glisse son pantalon entre le matelas et le sommier pour conserver les plis.
Entre lui et Victor, qui ne retrouve qu'une seule de ses pantoufles au saut du lit,
le choix de Suzanne est fait : c'est Victor qu'elle veut.

c) la justice et la légalité

La fréquence des délits de droit commun, leur gravité, leurs mobiles, ne sont
pas, à première vue du moins, sensiblement différents dans les deux groupes.
Dix-sept héros de chaque groupe commettent ce genre de délits dans des circons
tances graves (nous ne tenons pas compte ici des délits commis dans les films
burlesques).
En revanche, un thème très fréquent dans le G. T. et complètement inconnu
dans la N. V. est celui de l'illégalité qui résulte du refus de se soumettre à une
légalité injuste ou usurpée. Les héros poursuivis ou menacés par un pouvoir
tyrannique sont très nombreux dans le G. T. : Babette et Gérard de Crécy- Lozère,
dans Babette s'en va-t-en guerre ; Pierre, Jeanne et sa mère, dans les Yeux de
l'amour ; Lagardère, dans le Bossu ; Bailly, le P. G. évadé de la Vache et le
Prisonnier; Blanche de la Force, Mère Marie de l'Incarnation, Mère Thérèse,
respectueuses du pouvoir temporel, mais pas au point de lui sacrifier la règle du
Carmel ; Les aviateurs de Normandie-Niémen, rebelles aux lois de Vichy ; les
agents des services de renseignement, dans la Valse du Gorille, toujours désavoués
par leurs supérieurs en cas d'échec, et toujours en marge des règlements et des lois.
Ces héros se mettent hors-la-loi, ou sont mis hors-la-loi, en raison de leur
attachement à ce qu'ils considèrent comme un droit ou un devoir sacré. Ce ne
sont pas des contempteurs des lois, au contraire. Ils sont pris entre leur idéal de
justice, ou leur sens de la dignité, et la lettre d'une juridiction à laquelle il leur
est impossible de se soumettre. Au total, nous relevons dans le G. T. onze cas de
délits commis par idéal politique, patriotique ou religieux. Sur les onze auteurs
de ces délits, dix sont des héros sympathiques 1, et six suscitent une sympathie
d'admiration.
Le héros N. V., lui, reste étranger à ces complications. Les cas de conscience,
le conflit de devoirs, le déchirement entre les lois écrites et les lois non-écrites n'ont

1. Dans le onzième cas, c'est le côté sympathique d'un personnage antipathique.


Il s'agit de la mère de Jeanne, dans les Yeux de Vamour : veuve d'officier supérieur,

163
Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton

pas leur place dans l'univers de la N. V. Nous relevons quatre héros N. V. animés
par un idéal de justice au cours de leur existence filmique, alors qu'ils sont vingt-
deux dans le G. T. Les différentes conceptions que ces héros se font de la justice
se décomposent comme suit :

La justice selon le héros : N. V. G. T.


— se réalise dans le cadre de la légalité ou se confond avec
l'application de la loi 1 3
— ne coïncide pas avec la stricte application des lois ou
pose à la légalité 3 17
— consiste à appliquer la coutume en vigueur dans son groupe
(différente de la légalité officielle) 1 14

En outre, dans le G. T., le héros pour qui la justice se réalise dans le cadre de la
légalité, ou se confond avec l'application des lois, est un personnage sympathique
(quatre cas sur cinq) ; mais tout aussi souvent, le héros animé par un idéal de
justice qui ne peut être servi qu'en marge des lois « écrites », ou contre elles :
quinze cas sur dix-sept. Même les héros qui appliquent, non la légalité officielle,
mais une quelconque loi de leur « milieu », sont sympathiques à raison de dix
sur quatorze.
Une fois de plus, nous voyons ici à l'œuvre le processus de réintégration au
sein des valeurs sociales des individus condamnés par les institutions. Le G. T.
flatte lés tendances anarchistes de l'individu en le mettant en conflit avec la
légalité. Mais il prend soin de donner raison à l'individu contre la légalité au nom
de ce qui est la raison d'être de cette légalité, la justice. Il est remarquable que
sur les dix-sept héros du G. T. dont l'idéal de justice s'écarte de la légalité, quatorze
reconnaissent une « loi du milieu ». Ainsi le héros du G. T. n'est-il le plus souvent
hors de la loi commune que parce qu'il se soumet à une autre règle, voulue et
éprouvée comme plus dure et plus pure : ce faisant, il cherche, non pas à éluder
sa vocation d' « animal politique », mais à l'accomplir.
Dans la N. V., ce ne sont pas les institutions telles qu'elles sont qui sont mises
en cause au nom de ce qu'elles devraient être, c'est la notion de justice et celle de
responsabilité qui perdent toute signification. Plusieurs des délits commis dans
la N. V. présentent à cet égard des caractéristiques assez neuves pour mériter
d'être soulignées.
Les crimes du G. T. sont toujours motivés. Qu'on plaide d'ailleurs pour
l'indulgence ou la sévérité, on réintègre le délit dans une série logique dont
l'enchaînement causal est rigoureux. Il est admis qu'on n'en vient pas à tuer
sans raison suffisante : l'intérêt, la passion, l'assurance de l'impunité, le sadisme,
etc. Le G. T. tend vers une explication causale sans reste qui permet d'évaluer
la part de responsabilité propre du coupable, de lui accorder ou de lui refuser
les circonstances atténuantes. Il y a possibilité d'un système d'équivalence
rationnelle, à travers le temps, d'une part entre la cause de l'acte et l'acte qui en
est le fruit logique, d'autre part entre la responsabilité qui revient à l'individu

tyran maternel, malade imaginaire qui passe son temps dans son lit à écouter la radio
anglaise, mais enchantée de cacher Pierre qu'on lui présente, avec quelque exagération,
comme un agent de la France Libre.
164
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »

et la sanction de cet acte 1. Mais cette équivalence n'a de sens que dans l'hypo
thèse d'une permanence du moi. C'est le même être qui mûrit l'acte (sous l'i
nfluence de la passion, par intérêt sordide, etc.), qui le commet, et qui en répond.
Nous retrouvons ici la conception de la temporalité qui, nous l'avons vu, oppose
le G. T. à la N. V. : enraciné dans son passé, tendu vers son but, le héros type du
G. T. peut être tenu pour responsable de ce qu'il a fait au sein de ce qu'il veut
faire, car son passé se continue dans son présent et son présent dans son futur.
Dans la N. V., il arrive au contraire que le film s'emploie à vider le crime de ses
raisons d'être commis. Le criminel n'est mû ni par un intérêt lucide ni par une
passion sans frein. Il agit par simple inconscience, dans un moment d'aberration
dont il sera le premier à s'étonner ensuite : le moi s'émiette dans la discontinuité
des instants successifs, et avec lui s'effrite la notion de sa responsabilité.
Comparons à cet égard, dans Ascenseur pour V échafaud, film de transition
entre le genre policier et la N. V. proprement dite, les deux couples de héros
criminels. Le meurtre du grand brasseur d'affaires Carala par sa femme et l'amant
de celle-ci est pour ainsi dire sur-déterminé : la personnalité antipathique de la
victime, la passion de Florence, la faiblesse de Julien Tavernier, leur peur de voir
leurs amours découvertes, leur cupidité, leur absence de scrupules forment un
faisceau de forces convergentes. Il est possible, non seulement d'expliquer le
meurtre, mais de rendre à chacun sa part de responsabilité : ainsi, si nous devons
en croire les prédictions du commissaire, Florence sera plus sévèrement punie
que Julien. C'est un meurtre classique. Au contraire, l'assassinat du touriste
allemand et de sa femme par le blouson noir Louis est proprement irraisonné et
stupide. C'est le même schéma criminel que dans A bout de souffle : comme Michel
Poiccard, Louis « emprunte » une voiture, trouve un revolver dans la boîte à
gants, s'amuse avec l'arme tout en prenant des libertés dangereuses avec le code
de la route ; comme lui, surpris en flagrant délit, mais sans nécessité réelle,
il fait feu, absurdement : « J'ai pris peur. » Rétrospectivement, leur geste leur
apparaît comme une pure et simple « c... », dangereuse par ses conséquences,
mais dépourvue d'implications éthiques. Deux cas voisins seraient celui de
Paul, dans les Cousins, perdu lui aussi par la manie des armes à feu, et celui
d'Antoine Doinel arrêté, non pour le vol, déjà absurde dans son objet même,
d'une machine à écrire, mais pour sa restitution. Tous ces héros jouent, jusqu'au
moment où le jeu débouche inopinément sur le drame. Brutalement le héros
est happé dans l'engrenage : la durée devient compacte, le passé englue le présent
et contamine le futur ; c'est l'irruption de l'irréparable dans un temps où rien
jusque là ne tirait à conséquence.
Sous-déterminé, le crime devient irrationnel et, par suite, sa répression ne l'est
pas moins. On ne peut plus juger le criminel. Peut-on du moins juger le juge ?
Pas davantage. L'exclusion de la notion de responsabilité s'étend par ricochet

1. Roland Barthes a analysé dans les Mythologies ce processus de rationalisation


du crime, caractéristique de la psychologie bourgeoise traditionnelle, à propos du
procès de Gérard Dupriez, qui tua son père et sa mère sans raison connue : « Le crime
est toujours construit par la Justice selon les normes de la psychologie classique : le
fait n'existe que comme élément d'une rationalité linéaire, le crime a besoin, pour être,
d'une cause et d'une fin ; il doit être utile, faute de quoi il perd son essence, on ne peut
le reconnaître. Pour pouvoir nommer le geste de Gérard Dupriez, il fallait lui trouver
une origine : tout le procès s'est donc engagé dans la recherche d'une cause, si petite
fût-elle » (p. 116).

165
Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton

aux agents de la répression. Alors que le cinéma français traditionnel soutient


volontiers la cause de l'accusé contre un tribunal partial, égaré, incompétent,
victime de ses routines, etc., la N. V. situe sur le même plan d'absurdité le crime
et la sanction. Pas de culpabilité, mais pas d'innocence. C'est la distinction du
juste et de l'injuste qui est hors circuit. Les héros de cet univers absurde ont
peut-être une parenté avec l'Étranger de Camus, ils n'en ont aucune avec son
Homme révolté. Michel Poiccard précise qu'il ne nourrit aucune hostilité à l'égard
des policiers qui le traquent : ils font leur métier, comme les assassins font le
leur. Il n'adhère pas à l'ordre établi, mais il ne le repousse pas : il le laisse être.
Pas de remords chez lui, mais pas non plus trace de révolte ni de résignation ;
la plus calme indifférence à ce double désordre : sa vie et les institutions 1.

d) V amitié et la camaraderie.

L'importance de l'amitié n'est pas à première vue, sensiblement différente


d'un groupe à l'autre : elle joue un rôle dans la vie filmique de vingt-quatre
héros N. V. et de vingt héros G. T. Cependant, si nous distinguons de l'amitié
proprement dite, qui s'adresse à une personne élue, les relations de solidarité
qui s'établissent dans un groupe entre camarades ou associés, un net écart se
dessine en faveur du G. T. La camaraderie joue un rôle dans l'existence de
vingt héros du G. T. et seulement de dix héros de la N. V.
D'où vient cet écart ? Dans le G. T., l'existence d'un milieu communautaire,
dont le héros partage les joies et les peines, et où éventuellement il trouve sa
raison d'être, est un thème fréquent : dans le Pain des Jules, dans la Valse du
Gorille, dans Sergent X, dans le Trou, dans Normandie- Niémen, dans Dialogue
des Carmélites, dans Babette s'en va-t-en guerre, les héros sont fortement encadrés
par leur milieu. Peu importe qu'il s'agisse du « milieu » proprement dit, celui des
souteneurs et des prostituées, ou de la légion étrangère, d'un camp de prisonniers,
de l'escadrille, d'un réseau d'agents secrets ou de résistance, d'un couvent.
L'important, c'est que cette communauté secrète des liens de solidarité puissants
et nécessaires. Dans la N. V., le seul exemple comparable serait celui du magasin
des Bonnes Femmes. Mais ce milieu collectif est l'envers de ceux que nous venons
de citer. Il ne cimente aucune solidarité réelle entre les vendeuses. C'est une
communauté passive et inféconde ; Si des groupes de camarades apparaissent
dans la N. V., ce n'est plus la fraternité du métier, le coude à coude du travail,
qui leur donne leur sens. Dans les Dragueurs, le Bel Age, les Cousins, les Bonnes
Femmes, le groupe apparaît comme une association précaire, souvent fortuite,
et toujours limitée à la recherche en commun du plaisir.
Le fait d'avoir un ami, et plus encore de se dévouer à lui, coïncide presque
toujours dans le G. T. avec une présentation sympathique du héros. Cette rela
tion étroite s'efface dans la N. V. :
— Héros ayant un ami, présentés sympathiquement par le film :
N. V. : 13 (sur 24 ayant un ami)
G. T. : 18 (sur 20 ayant un ami)

1. Cf. Raymond Borde, parlant du type de héros créé par Vadim dans Et Dieu créa
la femme, puis Sait-on jamais ? : « Ce qui me frappe en lui, c'est l'absence de tout signe
anti. » (Premier Plan, n° 10, p. 12).

166
Les héros des films dits a de la Nouvelle Vague »

— Héros fidèles et loyaux en amitié, et présentés sympathiquement par le film :


N. V. : 6 (sur 10 qui ont l'occasion de se montrer fidèles et loyaux)
G. T. : 13 (sur 13 qui ont l'occasion de se montrer fidèles et loyaux)
— Héros ayant des camarades, et présentés sympathiquement par le film :
N. V. : 5 (sur 12 ayant des camarades)
G. T. : 17 (sur 20 ayant des camarades)

La N. V. insisterait plutôt, dans quelques cas (Michel Poiccard, Lazlo Kovacs,


Freddy), sur le fait qu'un héros, qui par ailleurs ne peut pas être considéré comme
franchement sympathique, n'en a pas moins part aux bienfaits de l'amitié.
Mais il n'en résulte pas que ce héros puisse être considéré comme plus sympa
thique du fait de cette amitié : celle de Michel Poiccard (dans A bout de souffle)
pour Antonio est neutralisée par un signe contraire, le cynisme avec lequel le
héros s'empare des économies d'une camarade. En outre, dans deux cas
au moins, où l'amitié joue un rôle assez important, c'est l'affection portée au
héros par un personnage secondaire qui est soulignée par le film, plutôt que les
sentiments du héros envers son ami. Antoine Doinel reçoit de son camarade
René plus de marques d'attachement qu'il ne lui en témoigne. Dans A bout de
souffle, il nous est sans doute permis de supposer que le dévouement d'Antonio
repose sur la certitude d'un éventuel dévouement réciproque de Michel Poiccard.
Tout se passe cependant comme si une certaine pudeur avait retenu le réalisateur
de nous montrer les deux faces de cette amitié, soit par des actions, soit par des
paroles. C'est seulement l'attachement de l'ami du héros qui est mis à l'épreuve.
Cette dissymétrie et cette gratuité suggèrent que l'amitié ne doit plus être
considérée comme un lien réciproque, un contrat, tacite ou non, passé entre
partenaires égaux, engagés l'un à l'autre « à la vie, à la mort ». L'amitié ne saurait
obliger. Aucun engagement qui limiterait la" liberté d'action des héros n'en
résulte. On se sert de ses amis, mais on n'attend rien d'eux ; on les sert, mais on
ne leur promet rien. En détachant ainsi l'amitié des notions de mérite et de
fidélité, en lui déniant toute portée contractuelle, c'est ici encore le pacte social
que la N. V. pourchasse jusque dans ses rudiments.

e) la famille et le mariage

Les héros qui ont des liens familiaux avec des personnages présentés par le
film sont légèrement plus nombreux dans la N. V. que dans le G. T. : trente-deux
pour la N. V., vingt-quatre pour le G. T. Cet écart doit être imputé à la concen
tration des thèmes de la N. V. autour des problèmes de la vie privée, au détr
iment des thèmes d'aventure ou de guerre.
Mais la véritable différence entre les deux groupes est ailleurs. Elle réside
dans la nature des conflits qui opposent les membres de la famille. Comparons
les motifs de conflits dans les deux groupes :

Le héros entre en conflit avec certains membres de sa famille à


propos : N.V. G.T.
— de la famille qu'il veut créer ou de la famille que ceux-ci
veulent créer 4 7
— d'une option concernant des valeurs morales, politiques,
religieuses, etc ~ 4 8

167
Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton

— d'une question où l'honneur familial est, ou semble être


engagé 6 8
— d'une opposition caractérielle ou pour des raisons
lité passionnelle (complexe d'Œdipe, jalousie frater
nelle, etc.) 19 5

Le centre des conflits familiaux les plus souvent abordés dans le G. T. est la
cellule familiale elle-même, en tant qu'elle est, pour les individus qui la comp
osent, source de vie, de valeurs matérielles et morales, de traditions et d'hon
neur. C'est pour lutter contre un péril de désagrégation que les familles du G. T.
entrent en conflit, lorsqu'un de leurs membres prend une décision qui menace,
ou paraît menacer, l'unité et la cohésion de la cellule. Mais dans la N. V., la
famille, comme cellule sociale, est morte. Ce n'est plus qu'un cadavre encom
brantdont chacun cherche à se débarrasser. Les conflits familiaux se résolvent
en problèmes de coexistence entre individus qu'une nécessité de fait condamne
à vivre ensemble. Il arrive certes que des rapports harmonieux s'établissent,
mais entre parents qui se choisissent comme des amis, ou plutôt des camarades,
se choisiraient : en vertu d'affinités électives et non point au nom d'un quelconque
« esprit de famille » ni par l'effet d'une longue accoutumance. Les conflits s'enra
cinent de même dans des répulsions caractérielles ou passionnelles insurmont
ables. La désagrégation morale de la cellule est chose faite ; le conflit a désormais
pour enjeu sa désagrégation physique, chacun cherchant à se libérer dans la
mesure de ses moyens. Le ciment d'une solidarité plus forte que les oppositions
individuelles fait défaut dans la N. V., alors que c'est au nom de ce lien presque
intangible que les conflits naissent dans le G. T.
Naturellement, c'est dans les rapports entre époux que cette désagrégation
amène les crises les plus fréquentes et les plus spectaculaires. La N. V. ne nous
présente aucun ménage durablement heureux. L'infidélité conjugale est presque
de règle : sur quinze héros N. V. mariés, onze trompent leur conjoint, et les quatre
autres sont trompés par lui. Dans le G. T., où nous comptons treize héros mariés,
il y a quatre adultères.
Les couples illégitimes ne sont pas mieux traités que les ménages réguliers.
Sur dix héros N. V. qui vivent en concubinage, huit ont par ailleurs des amants
ou des maîtresse. Dans le G. T., où le nombre des concubins est également de
dix, deux seulement sont infidèles à leur partenaire. Il semblerait que dans le
G. T. le concubinage bénéficie d'un préjugé particulièrement favorable : dans la
mesure où il est le signe d'une union dont les partenaires ne sont liés que par
l'amour, il apparaît comme une institution sinon aussi stable, du moins aussi
« sérieuse », et parfois plus, sincère, que le mariage même.
Parmi les couples présentés dans la N. V., certains donnent d'abord l'impression
de vivre en bonne intelligence, grâce à un pacte de complaisance par lequel
chacun favorise les amours de l'autre. C'est le cas du ménage Valmont et du
couple — non officiel — Séraphine-Robert (dans VEau à la bouche). Ni dans un
cas ni dans l'autre le pacte ne résiste à l'épreuve. Dans tous les autres ménages —
Mr et Mme Doinel (les 400 Coups), Serge et Yvonne (le Beau Serge), Henri et
Thérèse Marcoux (A double tour), Jeanne et Henri Tournier (les Amants) — un
climat de crise permanente régit les rapports entre époux. La seule exception
serait peut-être celle de Et Dieu créa la femme, où la crise ouverte par l'infidélité
de Juliette est finalement surmontée.
Non seulement les rapports amoureux ou sexuels sont dans leur écrasante

168
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »

majorité des rapports hors mariage (on compte quarante amants ou maîtresses,
sur cinquante-cinq héros ayant un rôle amoureux dans la N. V., alors que ces
chiffres seraient respectivement de quinze et de trente-six dans le G. T.), mais ils
se développent généralement en dehors de toute perspective matrimoniale.
Dans les Jeux de l'amour, qui sont une des rares exceptions à la règle, le film
traite sur le mode comique les efforts de l'héroïne pour se faire épouser. Au
dénouement, elle paraît être arrivée à ses fins, et son partenaire semble résigné.
Mais la perspective de mariage sur laquelle cette comédie s'achève peut aussi
bien être comprise comme la défaite de Victor que comme le triomphe de
Suzanne.
Lorsque le dénouement se présente en forme de happy end, le mariage cesse
donc d'être considéré comme la sanction de l'amour, l'entrée dans les eaux calmes
du bonheur. Certes, il arrive souvent que des couples se constituent à la fin du
film. Mais l'éventualité du mariage se précise très rarement jusqu'à devenir une
probabilité. Le doute qui subsiste à la fin de Sait-on jamais ? sur l'avenir des
relations entre Sophie et Michel, là où un film « classique » eût probablement
placé le baiser final, et les dernières phrases du commentaire des Amants, insis
tant sur la précarité de la liaison qui commence, sont des exemples de cette
réserve. L'exception, sur quinze héros pour qui la possibilité du mariage est
ouverte à la fin de leur film, est celle de Joseph Bouvier, dans les Dragueurs.
Précisément, il s'agit d'un personnage dont le film tourne gentiment en ridicule
le côté « vieux jeu » et les aspirations « petites bourgeoises ». Sa fonction est
de servir de repoussoir au véritable héros, Freddy. La dernière séquence oppose
aux supputations matrimoniales de Joseph et de sa fiancée, qui additionnent leurs
salaires pour voir s'ils joindront les deux bouts, la solitude orgueilleuse — et
prestigieuse jusque dans sa défaite — du héros N. V.
Les fiancés sont rares : Cécile et Danceny (les Liaisons dangereuses 1960),
Philippe Valence et Margaretha, (On n'enterre pas le dimanche), Lazlo et Elisa
beth (A double tour). Danceny et Philippe Valence « respectent » leur fiancée.
Mal leur en prend. Un quadragénaire marié se pose en protecteur du couple,
séduit la jeune fille et lui fait un enfant. Plus généralement, les héros qui estiment
que les rapports amoureux trouvent leur justification ou leur aboutissement
normal dans le mariage sont destinés à ne pas réussir en amour. Outre Suzanne
(des Jeux de V amour), nous trouvons deux héroïnes, les naïves Cécile et Marianne
(les Liaisons dangereuses 1960) et cinq hommes, Michel Tardieu (Et Dieu créa
la femme), Danceny (les Liaisons dangereuses 1960), Charles (les Cousins),
Philippe Valence (On n enterre pas le dimanche), Joseph Bouvier (les Dragueurs) :
amoureux touchants, maladroits, un peu ridicules parfois, bafoués par des par
tenaires ou des rivaux plus « libres » ou plus audacieux..

f) comportement sexuel et amour

Les héros du groupe N. V. se répartissent selon les proportions suivantes :


Sans comportement Comportement sexuel Acte sexuel commis
sexuel dans le film sans acte sexuel au cours du film
Héros 3 13 17
Héroïnes 3 3 19
(cas douteux ne figurant pas dans ce tableau : 1)

169
Claude Bremond, Evelyne Suïlerot et Simone Berton

Le même tableau, pour le G. T., donne les chiffres suivants :


Sans comportement Comportement sexuel Acte sexuel commis
sexuel dans le film sans acte sexuel au cours du film
Héros 21 9 7
Héroïnes .... 8 6 6
(cas douteux ne figurant pas dans ce tableau : 2)

De la confrontation de ces deux tableaux ressortent les caractères suivants :


1° — une sexualisation presque complète des rôles masculins dans la N. V.
alors que plus de la moitié des héros mâles du G. T. n'ont pas de comportement
sexuel dans leur film.
2° — un accroissement sensible du nombre des cas où le comportement sexuel
présenté s'accompagne d'un acte sexuel nettement indiqué commis au cours
du film : plus des deux tiers des cas dans la N. V., contre moins de la moitié dans
le G. T. .
3° — la rareté des héroïnes N. V. qui ont un comportement sexuel sans aller
jusqu'à commettre d'acte sexuel au cours du film (trois sur vingt-deux). Chez les
héros mâles de la N. V., ce cas reste assez fréquent : treize sur trente.
Dans aucun de nos films du G. T. l'acte sexuel n'est commis deux fois au cours
du film par le même héros ou la même héroïne. Cette répétition est au contraire
fréquente dans la N. V. (treize cas).
Malgré la jeunesse relative de plusieurs de nos héros N. V., il est rare que le
film rende le spectateur témoin de leurs premières expériences sexuelles. Dans
le cas des filles, le film insiste au contraire fréquemment sur le fait qu'elles ont
déjà depuis longtemps jeté leur coiffe par dessus les moulins. Parmi les adoles
centes ou les moins de vingt ans (Juliette, Marie, Cécile, Manette, Véronique,
l'héroïne de Hiroshima mon amour), seule Cécile (les Liaisons dangereuses 1960)
est vierge au début du film : à son corps défendant, ainsi qu'on l'apprend bientôt,
et pour peu de temps. Parmi les jeunes filles de vingt à vingt-cinq ans (Patricia,
Florence, Miléna, Séraphine, Léda, Prudence, Jane, Jacqueline, Sophie), le doute
ne subsiste guère qu'en ce qui concerne Jacqueline (des Bonnes Femmes).
Quelles sont les circonstances, ou, si l'on veut, le contexte psychologique des
actes sexuels présentés ou suggérés par la N. V. ? Dans le 'plus grand nombre
des cas, c'est la première fois que les partenaires ont des rapports ensemble
(exceptons les couples Michel-Patricia, Robert-Séraphine, Louis- Véronique,
Victor-Suzanne). Il ne s'agit que très rarement de l'aboutissement d'une liaison
ébauchée depuis un certain temps entre partenaires qui se plaisent, mais dont
les relations ont gardé quelque temps un caractère platonique. Dans les cas
les plus proches de cette situation, (Valmont-Marianne, Marie et son père putatif
dans le Beau Serge, Philippe Valence-Mme Courtalès, et même Juliette-Michel
dans Et Dieu créa la femme), l'un des deux partenaires tombe enfin, de plus ou

moins bon gré, dans les filets tendus par l'autre. Lorsqu'il y a amour réciproque,
il s'agit d'une passion récente, subite et totale (dont les Amants fournissent
l'exemple achevé). Le plus souvent (dix-neuf cas), l'acte sexuel est commis
dans le cadre d'une aventure que le héros, à ce moment du moins, juge sans len
demain, ou dont il ignore si elle comporte ou non un avenir.
L'acte sexuel, pris en lui-même, n'est pas un événement : sauf exception
nos héros sont assez aguerris. Il ne commence à tirer à conséquence qu'au moment

170
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »

■où l'un des partenaires s'aperçoit, avec ravissement ou angoisse (ou les deux
mêlés), qu'il est sur le point d'aimer l'autre. L'irruption de l'amour perturbe
l'équilibre, instinctif ou savant, d'un libertinage bien réglé (Les Amants, Hiros
hima mon amour, Les Liaisons dangereuses 1960, L'Eau à la bouche, A bout de
souffle, Une fille pour Vété). Sur la carte du Tendre du film N. V., le lit figure bien
moins souvent le point d'arrivée que le point de départ de l'itinéraire amoureux.
Le nouvel obstacle à l'amour, ce n'est pas qu' autrui se refuse — ce qu'il fait
rarement — mais qu'il se reprenne après s'être donné. Le consentement à l'acte
sexuel n'a plus le sens d'une preuve. Il n'engage à rien et ne garantit rien. Le
péril menaçant, au plus fort de la tentation d'aimer, est celui d'un attachement
unilatéral qui ne laissera à sa victime que ses yeux pour pleurer.
Selon l'attitude qu'ils prennent en face de ce risque, on peut proposer une
typologie de nos héros qui les répartirait en trois catégories fondamentales :
a) les héros qui ont foi en l'amour, qui le prennent au sérieux sans mesurer leurs
risques, et qui éventuellement donnent tête baissée dans le piège de la passion ;
b) les héros (ou pour être précis, les héroïnes) qui jouent d'instinct avec l'amour,
maladroitement et en dehors des règles, mais sans courir de grands dangers,
protégés par leur inconsistance, invulnérables parce qu'amorphes ; c) les
héros qui se sont fait du refus de l'amour une règle de vie, les libertins pour qui le
plaisir du jeu consiste à caresser la flamme en évitant de s'y brûler. Par conven
tion nous appellerons ces trois catégories : a) positive (+), b) neutre (o), c) néga
tive (-).
Dans les Liaisons dangereuses 1960, où nous trouvons ces trois types à l'état
pur, Marianne Tourvel et Danceny représentent le type (+), Cécile Volanges le
type (o), les époux Valmont le type (— ) ; dans les Cousins, Charles est du type (+),
Florence du type (o), Paul du type (— ) ; dans Et Dieu créa la femme, Michel
Tardieu est du type (+), Antoine et Carradine du type (— ), tandis que Juliette
est un composé à proportions variables des trois types ; dans les Bonnes Femmes,
Jacqueline (l'étranglée) est du type (+), Jane du type (o), André Lapierre
(l'étrangleur) une déviation extrême du type (— ) ; dans On n'enterre pas le
dimanche, Philippe Valence est du type (+), ainsi peut-être que le mystérieux
personnage de Margaretha, l'éditeur Courtalès et sa femme relevant du type (— ) ;
dans Une fille pour Vété, Philippe oscille entre le type (o) et le type (— ), tandis
que le drame de Manette vient de ce qu'elle évolue du type (o) vers le type (+) ;
dans les Dragueurs, Joseph Bouvier est du type (+), Freddy du type (— ) avec la
nostalgie du type (+) ; dans le Beau Serge, Yvonne et François sont du type (+),
Marie est du type (o), Serge est du type (— ) avec, lui aussi, la nostalgie du type
(+) ; dans VEau à la bouche, Miléna, Robert et Séraphine revendiquent leur
appartenance au type (— ), puis évoluent vers le type (+) — Séraphine relevant
sans doute en réalité du type (o) — , tandis que Miguel, César et Prudence
persistent dans le type (— ) ; dans le Bel Age, Claude et Caria sont du type (+),
Alexandra du type (o), Jacques et Françoise du type (— ).
Nous pouvons construire sur cette base le schéma caractéristique d'un grand
nombre de situations traitées dans les films de la N. V. : il comporte la mise en
rapport de ces trois types de héros selon toute la gamme des combinaisons
possibles. Dans les Liaisons dangereuses 1960, par exemple, nous avons (+)
et (o) : Danceny et Cécile ; (+) et (— ) : Marianne et Valmont ou Danceny et
Juliette ; (o) et (— ) : Cécile et Valmont ou Cécile et Juliette ; (— ) et (— ) : les époux
Valmont ; nous trouverions un exemple d'une des deux combinaisons manquantes

171
Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton

dans ce film, (+) et (+), dans les Amants. Ces rapports posés, ils évoluent selon
une loi dynamique qui postule la supériorité tactique des héros du type (o) sur
les héros du type (+) et des héros du type (— ) sur les deux autres catégories. Les
héros du type (o), capricieux ou influençables, font le malheur des héros du type
(+) qui s'attachent à eux : ils les trahissent au bénéfice des héros du type (— ),
manœuvriers experts et souples, pour qui la séduction est un jeu et. non un intérêt
vital. Les héros du type (— ) jouent des deux autres catégories, qui ne sont pas
pour eux des partenaires, mais des pièces sur leur échiquier. S'ils n'ont pas beau
coup de prise sur les héros du type (o), peu vulnérables parce que ne s'attachant
guère, leur pouvoir est très grand sur les héros du type (+) dont ils disposent,
soit directement, soit par l'intermédiaire d'un héros du type (o) : ainsi Paul,
dans les Cousins, n'attache-t-il une certaine importance à Florence qu'à propor
tion de l'attachement de Charles à Florence et, à travers Florence, c'est Charles
qu'il vise. Ce jeu, par lequel le héros libertin affirme sa supériorité sur le héros
qui prend l'amour au sérieux, et se confirme à lui-même le bien-fondé de son
refus, se joue parfois seul, mais souvent sous forme de pari. Le véritable parte
naire (Juliette pour Valmont et vice-versa, Robert pour Séraphine et vice-versa,
Miguel pour Miléna et vice-versa) est lui aussi du type (— ). L'allégorie du jeu
d'échec apparaît d'ailleurs en clair dans le générique des Liaisons dangereuses
1960, dans une affiche du Bel Age (des figurines en forme de pions sur un damier)
et, dans ce même film, sur le tableau où Françoise trace l'organigramme (ou le
sociogramme) de la partie qu'elle compte mener. Sous une forme plus voilée,
la partie d'échecs que Michel Lafaurie gagne contre Eric von Bergen, dans
Sait-on jamais, est symbolique de la véritable partie, celle dont Sophie est
l'enjeu.
Ici encore, le jeu risque à tout instant de déboucher sur le drame. Mais le
ressort dramatique véritable de la situation ne se situe pas au niveau des infor
tunes des héros du type (+), trompés dans leur attachement pour un partenaire
infidèle ; il tient à une certaine tentation d'aimer à laquelle le héros libertin,
pour rester dans la ligne de son choix, doit réagir par la destruction de l'amour
et, s'il le faut, de l'être aimant : ce mécanisme est explicite dans les Liaisons
dangereuses 1960 mais on peut le déceler dans d'autres films : dans les Cousins,
ce n'est pas parce qu'il désire Florence que Paul entre en rivalité avec Charles,
mais en partie parce que l'amour naissant sous son toit, et dans lequel Florence
entrevoit sa rédemption, ouvre une brèche dans son système de justification
intime. Dans Une fille pour l'été, Manette n'est apparue, à sa première rencontre
avec Philippe, que comme une aventure sans importance : mais voici que, par une
évolution rapide, elle passe du type (o) au type (+). C'est désormais à l'amour
que sa vie est suspendue. Cette mutation provoque chez Philippe une évolution,
de sens contraire, du type (o) vers le type (— ) : il se raidit d'autant plus qu'il se
sent secrètement touché, contaminé par l'amour de Manette. Il passe, vis-à-vis
d'elle, de l'attitude de Valmont vis-à-vis de Cécile à l'attitude de Valmont
vis-à-vis de Marianne. Peut-être, dans A bout de souffle, l'imposition du même
scheme peut-elle aider à comprendre l'évolution des rapports de Michel Poiccard
et de Patricia. D'un certain point de vue, Michel est le héros N.' V. type, sans
enracinement et sans projet : comme tel, il contraste avec Patricia, héroïne pru
dente qui entend faire carrière et n'oublie jamais de se ménager une issue. Mais
l'amour de Michel intervertit les rôles : il cherche à entraîner la jeune fille dans
une liaison qui dure. Patricia, pour couper court à un attachement qui lui fait

172
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »

peur, pour se prouver à elle-même, selon un raisonnement que Michel qualifie


de lamentable, qu'elle ne l'aime pas, le livre à la police.
Dans tous ces exemples, un lourd, handicap pèse sur le héros qui commence
à s'attacher. En se laissant fasciner par le mirage d'un amour qui dure, il perd
sa disponibilité. Le joueur court le risque de devenir une pièce sur l'échiquier
où il mène sa partie. Le temps, dans lequel il enchaîne sa liberté à un partenaire
toujours susceptible de reprendre la sienne, n'est plus le temps du jeu, des
émotions fictives dont il demeure le spectateur en retrait, mais celui de l'engag
ement dans une partie où c'est sa vie qu'il joue.
Et cependant, par une contradiction qui nous semble jouer un rôle capital,
c'est à cette vulnérabilité, au risque accepté de passer du jeu à la passion, que
se mesure, dans la quasi-totalité de la N. V., le degré de sympathie et de dignité
qu'on peut reconnaître aux héros. Si le film accorde à Henri Valmont l'étincelle
de sympathie qu'il refuse à sa femme, c'est en faveur de la défaillance qui le met
un instant aux genoux de Marianne Tourvel. Si Manette, dans Une fille pour
l'été, peut paraître de plus en plus attachante, c'est qu'elle s'attache de plus en
plus. Si Michel Poiccard bénéficie finalement de plus d'indulgence que Patricia,
c'est qu'il va jusqu'au bout de son amour. Inversement, c'est par lâcheté, inca
pacité de sauter le pas du libertinage à l'amour, que Patricia, comme Valmont
dans les Liaisons dangereuses 1960 et Philippe dans Une fille pour Vété, choisissent
la destruction de l'être aimant et déjà presque aimé.
Les tableaux suivants montrent que c'est à l'intensité et à la ferveur de leurs
amours que la N. V., aussi bien que le G. T., juge de la qualité des héros : les
plus sympathiquement présentés sont aussi les plus vulnérables au mal d'aimer :
Type d'amour des héros :
— Grande passion 10 héros N. V., dont 7 sympathiques
— Amour 22 13
— Flirts, caprices, passades 17 7
— Désir sexuel sans amour 9 2
— Amour ou désir mêlé d'arrière-
pensées (d'ambition, de ven
geance, etc.) 6 0

Dans le G. T., les proportions sont les suivantes :


Type d'amour du héros :
— Grande passion 12 héros G. T., dont 8 sympathiques
— Amour 19 15
6'
— Flirts, caprices, passades 10
— Désir sexuel sans amour 2 0 -
— Amour ou désir mêlé d'arrière-
pensées (d'ambition, de ven
geance, etc.) 8 2

Les proportions, on le voit, ont le même sens dans un groupe et dans l'autre :
plus la sexualité se sublime en amour, plus elle a de chances de coïncider avec une
présentation sympathique des héros.
Pouvait-il en être autrement ? Un cinéma est-il concevable, où l'intensité
et la ferveur des amours n'appelleraient plus, dans l'ensemble, une présentation
sympathique des héros amoureux ? Oui. Cette possibilité est attestée, dans le

173
Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton

groupe des films N. V. même, par le Bel Age. Dans ce film, le refus de l'amour-
passion est présenté comme le privilège d'une nature libre, lucide et généreuse.
Tout mouvement non contrôlé du cœur vers l'autre est en germe une liaison
dangereuse, dont l'un des partenaires fera quelque jour les frais. C'est
le début d'un attachement maladroit, sinon fautif, qui aliène une part de la
liberté du moi et amorce en contrepartie une manœuvre de main mise sur la
liberté d'autrui. Ceux qui se laissent éprendre, par prédestination ou défaillance
imprévue, au mirage des amours éternelles, doivent être traités avec tous les
ménagements dus à leur état, mais ils méritent plus de sollicitude que d'estime.
Leur illusion est d'avoir cru pouvoir capter, confisquer, dessécher l'immar-
cescible liberté d'autrui (voir en particulier les mésaventures de Claude avec
Françoise) alors que l'autre n'a de prix que dans cette liberté même. S'il s'agit
d'âmes bien nées, mais fourvoyées, il faut les aider à comprendre que, dans ce
monde voué au temps et au caprice, l'amour paie d'autant moins qu'on mise
davantage sur sa durée. Ainsi Jacques s'efforce-t-il d'endoctriner Claude ;
Ainsi Françoise, qui s'amuse à organiser les jeux de 'l'amour, arrête-t-elle la
partie lorsque celle-ci menace de mal tourner. Tous deux mettent au service
d'un plan d'harmonie et de bonheur les principes de libertinage sur lesquels
Henri et Juliette • Valmont fondent leurs projets destructeurs. Dans la doctrine
du Bel Age « la passion joue le rôle d'un grain de sable qui aurait encore le mauvais
goût de se glisser dans les rouages d'un univers raisonnable : on souffle vite
dessus * ».
Mais ce film demeure une tentative sans écho dans le groupe N. V. Dans
VEau à la bouche, Jacques Doniol-Valcroze, pourtant étroitement associé à
la réalisation du Bel Age, ramène ses héros au bercail d'une éthique moins para
doxale : au début du film, les principaux personnages se présentent en adeptes
convaincus des principes du Bel Age ; mais sans doute ne sont-ils très doués ni
les uns ni les autres. Le soleil ne s'est pas couché deux fois qu'ils sont tous pris
au piège. Robert et Milena y trouvent le bonheur, Séraphine un gros chagrin
vite consolé. Le plus à plaindre est Miguel qui s'aperçoit, au moment de la perdre
à jamais, qu'il aime Milena. La fin du film est un pastiche transparent de On
ne badine pas avec V amour et c'est Milena qui tire la leçon de l'aventure : « Nous
avons joué au jeu stupide de l'amour léger. »
La mésaventure de Miguel attire l'attention sur les ressorts profonds du
refus de l'amour chez nos héros du type (— ). Leur libertinage ne prend si souvent
Un tour cynique et destructeur que parce qu'il s'enracine dans une conduite
d'échec. Le thème est traité en clair dans le Beau Serge : c'est d'avoir raté sa vie
que Serge se venge sur Yvonne « qui vaut mieux que nous tous » et qu'il aime
au plus profond de lui-même. Chez Freddy, des Dragueurs, c'est la quête de
l'amour absolu, l'impossibilité de rencontrer la femme idéale, qui semble devoir
expliquer sa dispersion dans une floraison d'aventures, facilement ébauchées et
presque aussitôt rompues. Mais il est tentant de supposer que Freddy choisit
inconsciemment ses partenaires selon la méthode — le draguage — qui lui assure
le minimum de chances de rencontrer la femme idéale. De même dans les Cousins^
une rivalité d'enfance entre Paul, l'orphelin frustré, et Charles, l'enfant adoré,
n'est-elle pas à l'origine du drame ? Et comment ne pas penser à des carences
analogues, pour expliquer la passion destructive de Valmont et de sa femme ?

1. Jacques Siclier, Nouvelle Vague ? Ed. du Cerf, p. 109.


174
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »■

Chez tous ces héros, le refus de l'amour apparaît comme une marque d'impuis
sance et de ressentiment : ils justifient leur attitude en invoquant le principe
de plaisir, mais c'est en réalité de l'instinct de mort qu'elle relève.
A cela s'ajoute le caractère irréductible de l'enracinement du héros dans son
attitude négatrice. Le cas du Beau Serge mis à part, aucun de nos véritables
héros du type (— ) ne succombe à la tentation du Bien. Dans le cinéma tradi-
tionnel, il est courant que l'orgueil entre en conflit avec l'amour naissant, mais
il n'arrive guère que l'orgueil finisse par l'emporter.
Nous voici loin de la généreuse sérénité des héros du Bel Age. Presque tous
nos films N. V. tournent autour du thème du salut offert dans l'amour, et des
différentes réponses à cette offre. Jeanne Tournier dans les Amants, Florence
dans les Cousins, Henri Valmont dans les Liaisons dangereuses 1960 (pour citer
un héros dans chacune de nos classes typologiques) reçoivent inopinément leur
chance d'aimer : la première la saisit au vol, la seconde la laisse passer, le tro
isième la repousse.
Selon l'éthique de la N. V», l'amour est donc un risque grave et très réel,,
mais c'est l'unique chance de donner un but à la vie, le seul témoignage « que nous
puissions donner de notre dignité ». En rupture avec la logique du système hédo
niste dans lequel il paraissait devoir trouver sa voie, le héros N. V. bute à l'im-
proviste sur l'inexpugnable, le mystérieux désir d'éterniser l'amour. A la lueur
de ce coup de foudre, la sagesse épicurienne du Bel Age, où les rapports amour
eux, pour n'être qu'un frottement d'épidermes, n'en sont pas moins valorisés
comme tels, perd son prestige. L'affirmation romantique de la valeur transcen
dante de la passion recouvre le sien. A sa suite, elle réintroduit les notions du
Bien et du Mal, dont nous avons vu par ailleurs que la N. V. avait paru vouloir
nettoyer l'univers moral : le Bien, c'est l'adhésion à l'impératif catégorique de
l'amour avec tous les sacrifices qu'il implique (Marianne Tourvel, Jeanne Tour
nierabandonnent leur enfant avec déchirement, mais sans hésitation ni remords) ;
le Mal, c'est la persécution de l'amour en soi et chez les autres. Cette éthique
est bien sans aucun doute, comme on l'a dit 1, une anti morale, en ce qu'elle
prend le contre-pied des valeurs admises (pas seulement dans la société bour
geoise, mais probablement dans tout système social concevable), mais elle n'est
nullement, quoiqu'on l'ait dit, une morale sans péché : elle a ses élus, ses martyrs,
ses damnés.
Dans l'ordinaire de sa vie, le héros N. V. s'accommode souvent d'une existence
aussi dépourvue d'inquiétudes que d'aspirations. C'est en cela qu'apparaît
plus complète la décrépitude des valeurs traditionnelles, dont la disparition ne
creuse aucun vide perceptible, et c'est sur ce plan que l'éthique hédoniste du
Bel âge se présente comme la solution rationnelle au nouvel état des esprits.
Mais le surgissement de l'amour bouleverse cette quiétude. C'est une sorte de
grâce illuminatrice, de divine surprise, de raptus qui entraîne subitement le
héros dans un monde transfiguré où quelqu'un se met à mériter, non qu'on se
prête, mais qu'on se donne à lui. Ainsi, dans le naufrage général des valeurs,
l'amour surnage seul, non seulement intact, mais magnifié par le vide créé
alentour. Appartiendra-t-il à la prochaine vague de balayer des écrans cet ultime
vestige du sacré ? Nous ne serions plus loin du Meilleur des mondes d'Huxley.

1. André S. Labarthe, « Enquête sur le cinéma français. Nouvelle mythologie


et anti-morale », dans Radio-Cinêma-Tèlévision, n° 445, du 5 oct. 1958.
175-
Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton

l'érosion des valeurs ayant alors atteint son profil d'équilibre, le dernier rivage
de l'humanité filmique pourrait être cette grève de sable fin où des héros, sem
blables à ceux du Bel âge, goûteraient sans complexes et sans passions le plaisir
de s'étreindre au soleil de vacances éternelles.

g) sort final des héros


Le nombre des héros qui meurent à la fin du film, ou en cours de film, est à
peu près le même dans chaque groupe : huit dans la N. V., neuf dans le G. T.
Il s'agit toujours de mort violente, meurtres ou exécutions, et d'un suicide
(Manette, dans Une fille pour Vête). Ces héros sont pour moitié composés de héros
sympathiques dans chaque groupe.
Les similitudes s'arrêtent là. Dans le G. T., la mort d'un héros antipathique
a toujours le sens d'un châtiment mérité. Celle des héros sympathiques est dans
trois cas sur quatre une « belle mort » : mort au champ d'honneur, accomplisse
ment du vœu du martyre. La mort absurde et le malheur sans signification
apparaissent dans trois cas.
Cette mort « pour rien » est celle qui frappe les quatre héros sympathiques qui
meurent dans la N. V. : Charles (les Cousins), Léda (A double tour), Manette
(Une fille pour Vété), Jacqueline (les Bonnes Femmes). Dans le cas des quatre
autres héros, elle peut être considérée comme un châtiment, mais aussi bien
dans deux, comme une absurdité (Valmont, Michel Poiccard). Dans aucun cas,
la mort ne prend la forme d'un sacrifice voulu ou consenti.
Quel est le sort final de la cinquantaine de héros qui demeurent vivants à la
fin du film dans chaque groupe ? Nous pouvons considérer que le film finit
« bien » (sous forme de bonheur, de réussite matérielle ou sociale, de succès
moral) pour dix-sept héros N. V. et pour trente-cinq héros du G. T. : la proportion,
on le voit, est du simple au double. Les tableaux suivants détaillent ces fins
optimistes :
Le film se termine pour le héros par un succès sous forme de : N.V. G.T.
— bonheur (par amour ou affection) 13 20
— réussite matérielle ou sociale 6 17
— succès moral (par ex., sentiment du devoir accompli) 12 30
Le cumul par un héros de deux de ces formes de succès se réalise dans les
proportions suivantes :
Le film se termine pour le héros par un succès sous forme de : < N.V. G.T.
— bonheur et réussite matérielle 5 11
— bonheur et succès moral 10 18
— réussite matérielle et succès moral 5 13
Un happy end complet, unissant ces trois formes de réussite, se réalise pour
trois héros dans la N. V., contre dix dans le G. T.
La N. V. se montre donc particulièrement avare de dénouements heureux.
Complémentairement, elle montre une propension plus grande que le G. T. aux
fins pessimistes, impliquant l'échec du héros : dix-sept cas dans la N. V., contre
onze dans le G. T. En outre, il arrive souvent dans la N. V. qu'on ne puisse
caractériser le dénouement ni comme un échec ni à proprement parler comme
un happy end. L'avenir n'est pas bouché, mais il n'est pas non plus sans nuages.
C'est à ce type de dénouement inhabituel, pour lequel la N. V. paraît nourrir

176
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »

une prédilection particulière, que s'apparentent les fins de Et Dieu créa la femme,
Sait-on jamais ?, le Beau Serge, les 400 Coups, les Amants, les Jeux de V amour.
Certes, il nous est permis de penser que Sophie trouvera le bonheur dans les
bras de Michel ; mais aussi — sait-on jamais ? — qu'elle n'oubliera pas Sforzi,
qu'elle aime jusqu'au dernier moment. L'éclat de rire démentiel de Serge, à la
fin du Beau Serge, est sans doute le signe d'une détente provisoire, mais jusqu'à
quand ? Antoine Doinel, dans les 400 Coups, réalise son double rêve : être libre
€t voir la mer. Mais il va être repris, nous le savons, et qui peut dire quel homme
sortira de cet enfant ? Nous avons déjà souligné l'ambiguïté de la fin des Jeux
de V amour : on ne se hasarderait guère à prédire que le mariage va muer Victor
«n époux modèle. Moins encore dans Et Dieu créa la femme, que Juliette, pardon-
née et reconquise par Michel, trouvera la force de persévérer dans la voie droite.
C'est la main dans la main que tous deux franchissent le seuil de la maison
familiale, mais l'instant d'avant, Carradine, le sage du film, l'homme mûr et

,
lucide qui connaît la vie et les femmes, vient de prévenir Antoine qu'il ferait
bien de renoncer à Juliette : de tous les hommes, celle-ci ne fera jamais que ses
pantins. Michel seul, peut-être, conserve une chance... Le film reste en suspens sur
•cette - perspective d'espoir qu'il s'abstient de préciser. Succès à cours terme,
victoire à la Pyrrhus ? Au mieux le bonheur et l'amour à défendre et à recréer
au jour le jour : « Déjà, dit une des dernières phrases du commentaire des Amants,
à l'heure dangereuse du petit matin, Jeanne avait douté d'elle. Elle avait peur,
mais elle ne regrettait rien. »
A quoi tient cette difficulté de finir sur un happy end de forme classique,
franc et net comme un poing d'orgue ? Le monde matériel et social présenté
par la N. V. apparaît stable, pacifié, rassurant, confortable. Cependant on ne
peut miser sur rien. Jamais l'avenir n'a été envisagé avec moins d'optimisme et
de confiance. C'est qu'aux caprices de l'histoire et du destin ont succédé les
caprices du cœur, guère moins imprévisibles et funestes. L'amour, qui joue un
rôle relativement pondérateur, commence souvent par un désordre, et l'ordre
qu'il établit ne porte en lui-même aucun gage de durée. S'il reste désir d'éternité,
il ne croit plus à l'éternité de son désir. Les amants n'osent plus se dire : « Je
t'aimerai toujours » ; ils se disent : « Je voudrais t'aimer toujours 1. » On ne peut
répondre ni de soi ni d'autrui. Ce sont les volontés individuelles qui désormais
sont instables et fluides (et pas seulement chez les faibles, la sincérité devenant
préférable à la fidélité). Dans ce monde où rien ne dure, où nul n'est sûr, les
rapports humains se résolvent en un jeu de désirs inter-réagissants, mais sans
cohésion, sans direction fixe, sans prise durable les uns sur les autres. Il est
frappant que le héros N. V. échappe aux trois catégories proposées par David
Riesman dans la Foule solitaire. Ce n'est plus, cela va sans dire, ni l'homme
gouverné par la tradition, ni l'homme mû par une morale interne : la pression
sociale s'est affaiblie et la famille se désagrège. Mais ce n'est pas non plus l'homme
■des masses et des mass media : aucun conformisme — ni d'ailleurs aucun ant
iconformisme délibéré — n'agit sur lui comme facteur de stabilisation et de cohé
rence. Le film N. V. tend à proposer la peinture de conditions d'existence telles
que l'individu, ne dépendant plus que de soi, y est débordé par l'excès même de
sa liberté.
"C. Bremond, E. Sullerot, S. Berton.

1. Cf. Violette Morin, a L'amour bref », in Arguments, mai 1961.

12

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