Article Comm 0588-8018 1961 Num 1 1 924
Article Comm 0588-8018 1961 Num 1 1 924
Article Comm 0588-8018 1961 Num 1 1 924
Evelyne Sullerot
Simone Berton
Bremond Claude, Sullerot Evelyne, Berton Simone. Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague ». In: Communications, 1,
1961. pp. 142-177.
doi : 10.3406/comm.1961.924
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1961_num_1_1_924
Claude Bremond, Evelyne Sullerot
et Simone Berton
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Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton
FILMS
HÉROS RETENUS INTERPRÈTES
DU GROUPE TÉMOIN
Maigret tend un piège Jules Maigret Jean Gabin
Marcel Maurin Jean Desailly
Yvonne Maurin Annie Girardot
L'Ambitieuse Dominique Rancourt Andréa Parisy
Georges Rancourt Richard Basehart
Tony Bucaille Edmond O'Brien
Archimède le Clochard Archimède Jean Gabin
Babette s'en va-t'en guerre Babette Brigitte Bardot
Gérard de Crécy-Lozère Jacques Charrier
Colonel Schultz Francis Blanche
Général von Arenberg Hannes Messemer
Le Baron de l'Écluse Baron Antoine Jean Gabin
Perle Micheline Presle
Maria Blanchette Brunoy
Le Bossu Lagardère Jean Marais
Passepoil Bourvil
Les Canailles Dawson Robert Hossein
Helen Marina Vlady
Carlo Philippe Clay
Le Déjeuner sur l'herbe Etienne Alexis Paul Meurisse
Nénette Catherine Rouvel
La Jument Verte Honoré Bourvil
Ferdinand Francis Blanche
Juliette Valérie Lagrange
Zèphe Yves Robert
Nathalie agent secret Nathalie Princesse Martine Carol
Inspecteur Fabre Félix Marten
Normandie-Niémen Le maitre
Chardon
Benoît
Commandant Flavier
Pickpocket Michel Martin Lasalle
Rue des Prairies Henri Neveux Jean Gabin
Fernand Neveux Roger Dumas
Loulou Neveux Claude Brasseur
Odette Neveux Marie-José Nat
Sergent X Michel Christian Marquand
Françoise Noëlle Adam
Henri Mangin Paul Guers
Le Trou Claude Gaspard Mark Michel
Roland Jean Kéraudy
Manu Philippe Leroy
La Vache et le Prisonnier Bailly Fernandel
La Valse du Gorille Le Gorille Roger Hanin
Colonel Berthommier Charles Vanel
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Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton
a) Vépoque de Vaction
Tous les films du groupe N. V. situent leur intrigue en 1956, 1957, 1958, 1959,
c'est-à-dire dans le présent immédiatement contemporain de leur réalisation *.
Ce goût de l'actualité est un premier caractère distinctif : dans le G. T., nous
comptons trois films situés dans le passé antérieur au xxe siècle, un film d'antici
pation, et quatre films dont l'intrigue se déroule entre 1939 et 1945 : pour des
raisons évidentes, la période de la guerre et de la Résistance a joui, et continue
à jouir, d'une faveur particulière dans le cinéma français.
En rompant avec le passé, même le plus proche, la N. V. n'affirme pas seul
ement sa volonté d'être de son temps. Elle marque aussi son désintérêt pour tout
ce qui n'en est pas. Dans le G. T., l'existence de nombreux films situés en dehors
du présent immédiat implique la croyance à une certaine éternité, ou du moins
une certaine permanence, des problèmes humains. En se cantonnant dans
1. A l'exception partielle de Hiroshima mon amour : nous verrons que ce film, par
l'importance qu'il donne aux thèmes du souvenir, de la guerre et de l'histoire, se situe
constamment en marge des caractéristiques d'ensemble de la N. V.
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Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague >$
b) la localisation de Vintrigue
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Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton
c) les situations
II devient en effet rare que les héros des films N. V. se trouvent impliqués
dans des drames autres que ceux de la vie privée. Le tableau suivant permet de
comparer les circonstances dans lesquelles les héros des deux groupes sont appelés
à vivre leur existence filmique :
d) la durée de Vaction
1. Dans le cas de Hiroshima mon amour, nous avons noté à la fois 48 heures (épisode
à Hiroshima) et une fraction de vie (pour la période 1944-1959).
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Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »
Ainsi, dans le groupe N. V., sept films durent moins de 48 heures, un seul plus,
d'une année. Dans le G. T., c'est l'inverse : aucun film ne dure moins de 48 heures,
sept durent plus d'une année.
Cette opposition ne paraît pas fortuite. Les films du G. T. qui durent plus
d'une année racontent l'histoire d'un homme qui cherche à faire, ou à refaire,
sa vie : un ambitieux qui veut percer, un humilié qui attend l'heure de sa revanche,
un tourmenté en quête d'une raison d'être qui cherche — et finit par trouver —
sa vérité. Cette conception d'une existence qui se réalise — ou se défait — à
travers un long espace de temps n'apparaît guère dans la N. V. Comparés à la
moyenne des héros du G. T., les héros N. V. les plus typiques paraissent souvent
dénués de passé (exceptons ceux de Hiroshima mon amour et du Beau Serge)
et presque toujours de futur : peu de mémoire, pas de projets. Ils vivent au jour
le jour, et c'est au jour le jour que le drame peut surgir.
Pour obtenir le même nombre de héros dans les deux groupes (59), nous avons
dû analyser vingt-deux films dans le G. T., contre dix-huit dans la N. V. Le
nombre moyen des héros dans un film N. V. est donc légèrement plus élevé.
La signification de cet écart apparaît dans le tableau suivant où, compte tenu
de la hiérarchie des héros (notre questionnaire permet de distinguer : héros prin
cipaux, héros secondaires, héros tertiaires), ne sont retenus que les héros princ
ipaux de chaque film :
On voit ici que les films du G. T. tendent deux fois sur trois à organiser leur
intrigue autour d'un héros principal dominant de haut ses partenaires : grande
vedette dont le nom suffit à attirer les foules (Gabin, Fernandel, Brigitte Bardot,
Martine Carol) ; personnage mythique (Le Gorille) ; combinaison d'une grande
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Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton
C'est surtout, on le voit, dans les rôles de second plan que la proportion des
femmes grandit jusqu'à égaler celle des hommes ; dans les rôles principaux, cette
proportion reste nettement moindre (trois femmes pour quatre hommes) 1.
d) race et nationalité.
Dans le G. T., tous les héros sont de race blanche, et presque tous sont Franç
ais. Dans la N. V., au contraire, nous relevons deux hommes de couleur (le
Japonais de Hiroshima mon amour et le Martiniquais de On n enterre pas le
dimanche). Les étrangers — et surtout les étrangères — sont nombreux : Patricia
(Américaine), Léda (Italienne), Sforzi (Italien), Eric von Bergen (Allemand),
Lazlo Kovacs (Hongrois), Séraphine (à demi américaine), Marianne Tourvel
(Da-noise), Carradine (?), auxquels pourraient s'ajouter d'autres personnages,
non retenus comme héros : Margherita (Suédoise), Alexandra (Canadienne),
Ghislaine (Américaine), Caria (Grecque), Ursula (?), Raoul Flores (Espagnol)...
Ce foisonnement ne s'explique pas uniquement par la nécessité de rendre
plausible l'accent des acteurs. Le cosmopolitisme de la N. V. en reflète l'esprit.
Pris à un moment de leur vie et dans un contexte où ils sont coupés de leurs
racines familiales et sociales, les héros sont d'autant plus disponibles pour l'aven
tureimprévisible, rapide et véhémente, qu'affectionne la N. V. Le thème de la
rencontre et du coup de foudre entre deux êtres que tout devrait séparer et que
donc, conformément à la logique paradoxale de l'amour romanesque, tout réunit,
revient plusieurs fois : l'opposition ethnique entre le Jaune et la Blanche, dans
Hiroshima mon amour, et entre le Martiniquais et la Suédoise, dans On n'enterre
pas le dimanche, l'opposition nationale, sociale, caractérielle entre le Français
et l'Américaine, dans A bout de souffle, en sont des exemples marquants.
Les difficultés de communication linguistique entre ces amoureux de nationalité
différente symbolisent souvent, et l'obstacle, et son dépassement éphémère.
Tels dialogues ne sont guère plus, par moments, qu'une explication de mots
(Hiroshima mon amour, A bout de souffle, On n'enterre pas le dimanche). Le lan-
1. Le même héros est compté plusieurs fois si le film nous le présente à des âges
différents (c'est le cas, par exemple, de l'héroïne de Hiroshima mon amour). On ne
compte pas les héros dont l'âge reste par trop indéfini, tel Lagardère, dans Le Bossu,
qui traverse sans prendre une ride les vingt années du film.
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Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton
Les héros du G. T. sont très souvent des héros exemplaires : les qualités excep
tionnelles (physiques, morales, intellectuelles) leur sont aussi généreusement
imparties qu'elles sont chichement mesurées aux héros de la N. V. (et dans la
vie réelle) :
Comme le montrent ces derniers chiffres, c'est surtout dans l'ordre des valeurs
d'efficience (lucidité + énergie) que le G.. T. abonde en héros exemplaires. Leur
conduite s'insère dans un monde d'activités collectives où l'adresse, le sens de
Inorganisation, la ténacité, la prudence, l'autorité, toutes les vertus du chef et de
l'homme d'action sont à l'honneur. Ce prestige des valeurs d'action est natu
rellement lié à une fréquence élevée de circonstances exceptionnelles (d'ordre
cataclystique, historique, social, etc.) qui en favorisent l'émergence, soit qu'elles
donnent à l'individu d'exception l'occasion de se révéler, soit qu'elles méta
morphosent un homme moyen en héros. Dans la N. V., ces valeurs n'ont plus
d'emploi. Le monde — aussi bien le monde naturel que social — est stable,
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Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »
Telle est la force du préjugé favorable attaché aux valeurs d'action dans le
G. T. que même un de leurs excès, l'entêtement, y est sympathiquement pré
senté :
— Héros entêtés, inaccessibles à un bon conseil, se butant sur une décision malgré
une nouvelle information :
N. V. : 4, dont 1 est sympathique
G. T. : 11, dont 9 sont sympathiques
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Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton
Dans trois films N. V. au moins (les Cousins, A bout de souffle, les Jeux de
Vamour), le nœud dramatique de l'intrigue réside dans l'opposition d'un héros
qui vit au jour le jour (Paul, Michel Poiccard, Victor) à un héros qui voit plus
loin (Charles, Patricia, Suzanne) et veut prendre une assurance sur l'avenir.
On peut déceler dans les Liaisons dangereuses 1960 le même genre de tension
entre Cécile, qui veut être épousée sur-le-champ, et Danceny, qui veut d'abord
asseoir sa position sociale. Et naturellement c'est dans le conflit amoureux que
la crise devient aiguë, lorsqu'un des partenaires s'attache à l'autre et commence
à souhaiter une liaison qui dure. Le drame naît dans Une fille pour l'été lorsque
Manette voudrait que Philippe fasse d'elle sa femme pour la vie. C'est aussi,
dans le Bel Age, la racine du malentendu entre Claude et Françoise. Dans chacun
de ces couples, le héros qui vit « à court terme » est celui que le film présente
comme le plus fidèle des deux à l'éthique N. V., l'autre lui servant en quelque
sorte de repoussoir.
Nous touchons ici à un point essentiel et délicat : essentiel, parce que la symp
athie commande la participation au héros, et par là son importance sociologique
comme reflet des valeurs et modèle de comportements — délicat, parce qu'on
peut toujours objecter à l'enquêteur le caractère subjectif de son évaluation.
La difficulté, cependant, nous a paru à l'expérience plus théorique que réelle.
Le personnage sympathique, dans un film, est désigné par une multiplicité
d'indices convergents sur lesquels personne ne se trompe. Il y a un code des signes
de la sympathie et, même si tels et tels signes pris isolément, peuvent être considérés
comme incertains, leur redondance lève toute hésitation. Là où l'ambiguïté
se fait jour, on doit penser qu'elle est inhérente au film, et par conséquent que
c'est le héros lui-même qui est objectivement présenté comme ambigu, ambi
valent ou neutre. Ce ne sont pas nos réactions psychologiques subjectives et
individuelles qui décident, mais la rhétorique — ou l'absence de rhétorique —
propre au film 1.
C'est dans cet esprit que le tableau suivant doit être interprété :
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Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton
conduit gentiment avec la petite fille qui vient acheter un journal, etc.. Ces détails
permettent de la situer dans la mythologie familière de l'orphelin, rendu provoquant
par manque d'affection, mais secrètement avide d'en recevoir sa part et donc récupé
rablepour la société.
1. Cf., en particulier, Jean Carta, « L'Humanisme commence au langage », dans
Esprit, juin 1960.
2. Le thème est (ou était) aussi vieux que le cinéma français lui-même : dans la
Fierté du mendiant (1902), un clochard vole au secours d'une élégante en détresse, puis
refuse la récompense, parce qu'elle l'a d'abord pris pour un voleur. L'idée « originale »
d'Archimède le Clochard est de Jean Moncorgé, alias Jean Gabin...
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Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »
On montrerait tout aussi facilement, sur l'exemple des films de Jean Gabin
(avant 1939) que le souffle de révolte qui les anime s'inscrit encore dans le respect,
sinon des institutions, du moins des valeurs fondamentales de la vie en société.
Pépé-le-Moko, assiégé dans son fief de la Casbah, où il a créé un état dans l'État,
fait, bon gré, mal gré, figure de législateur. Mieux encore, il donne des signes
de bonté, de générosité, de loyauté, de justice, de dévouement et de tendresse
(« pour Pierrot, c'est une mère ») qui sont autant de gages à l'ordre social qui l'a
mis hors la loi. Quand un de ses complices va découper au rasoir un manteau
d'astrakan volé, il l'arrête : il faut respecter le travail des autres, fût-ce lorsqu'on
les en dépouille. Comme dans le cas d'Archimède-le-Clochard, nous voyons ici
fonctionner un processus de réintégration du héros dans l'estime et l'admiration
des honnêtes gens.
C'est encore le même mécanisme qu'André Bazin analyse à propos du western
classique : « Admirable illustration dramatique de la parabole du pharisien
et du publicain, la Chevauchée fantastique de John Ford nous montre qu'une
prostituée peut être plus respectable que les bigotes qui l'ont chassée de la ville
et tout autant que la femme d'un officier ; qu'un joueur débauché peut savoir
mourir avec une dignité d'aristocrate, un médecin ivrogne pratiquer son métier
avec compétence et abnégation ; un hors-la-loi poursuivi, pour quelques règl
ements de comptes passés et probablement futurs, faire preuve de loyauté, de
générosité, de courage et de délicatesse, cependant qu'un banquier considérable
et considéré s'enfuit avec la caisse 1. »
II y a loin de ce type de contestation, si âpre soit-elle, qui retourne contre la
société son propre système de valeurs, au nihilisme paisible des héros de la N. V.
Antoine Doinel, dans les 400 Coups, se distingue d'une lignée de jeunes Chiens
perdus sans colliers et même d'Olvidados par l'impossibilité de le catégoriser
comme bon ou comme mauvais. Il a un ami, mais il en reçoit plus de marques
d'affection qu'il n'en rend ; il vole sa grand-mère qui est bonne pour lui, et il
n'en conçoit pas de remords... En lui, nulle trace de cette bonté originelle de
notre nature dont nous nous plaisons à chercher le reflet dans les yeux de l'en
fant 2. Il nous déçoit qu'Antoine Doinel se mette si peu en frais de mériter la
sympathie que nous aimerions lui donner ; en même temps, nous éprouvons que
le drame de sa solitude et de sa liberté se joue sur un plan où il devient aussi
dérisoire de lui appliquer nos catégories éthiques familières que de lui tendre
une main secourable : nos jugements ne l'atteignent pas et il n'a que faire de nos
dons.
Nous arriverions à des conclusions similaires en examinant la nature de la
sympathie inspirée par les héros dans les deux groupes. Une distinction élément
aire(sympathie d'admiration — sympathie de compassion — sympathie d'i
ndulgence ou de complicité) nous conduit au tableau suivant :
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Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton
g) Valtruisme
C'est dans le cas des valeurs altruistes que cette répugnance apparaît le
mieux. Nous avons vu que les qualités éminentes de force, de lucidité, d'énergie
sont rares dans la N. V., mais il est également rare que ses héros en soient spécial
ement dépourvus : simplement, ils sont médiocres. Au contraire, les dispositions
altruistes ne font pas seulement défaut à la N. V. en ce sens qu'on n'y rencontre
pas de héros spécialement bons ou généreux. La N. V. se distingue par le nombre
de héros exceptionnellement dépourvus de qualités altruistes qu'on rencontre
dans ses rangs : dix-sept, contre onze dans le G. T. Il s'agit donc d'une déficience
qui affecte l'ensemble du groupe, et non plus seulement de l'absence d'une élite.
Il est frappant que le seul personnage animé dans son existence filmique par un
idéal altruiste (François, du Beau Serge) soit un héros d'efficacité incertaine,
et que la sympathie qu'il inspire comporte plus de compassion que d'admiration.
Rareté d'autant plus remarquable que la N. V. ne s'interdit nullement, à
l'occasion, de mettre en scène des héros exceptionnels dans l'ordre du mal
(Henri et Juliette Valmont, dans les Liaisons dangereuses I960, Florence Carala,
dans Ascenseur pour Véchafaud, Sforzi et Eric von Bergen, dans Sait-on jamais ?,
l'éditeur Courtalès, dans On n'enterre pas le dimanche). Cette dissymétrie implique
que la ligne de démarcation entre le bien et le mal, le permis et le non-permis,
se déplace : le mal, ce n'est plus l'égoïsme, opposé à l'altruisme, c'est le satanisme,
la nuisance concertée, la haine du prochain, opposés à l'égoïsme, à la saine
indifférence au sort des autres.
Le monde de la N. V. ne laisse plus de place aux vertus de l'entraide, à la
pitié qui est, au pire, une habile prévoyance des maux qui nous guettent. Le
commerce humain est désormais fondé, non sur une prestation de services vitaux,
mais sur l'échange des plaisirs (dans l'érotisme, la vie mondaine, l'emploi des
loisirs). Quand bienveillance il y a, elle apparaît comme une forme supérieure
de la lucidité (Et Dieu créa la femme, le Bel Age). L'individu n'est pas soustrait
158
Les héros des films dits a de la Nouvelle Vague »
à l'échec, tant s'en faut, mais s'il est malheureux, il ne peut s'en prendre qu'à lui-
même et nul ne peut l'aider. Contre une tradition millénaire qui exalte l'altruisme
à tous ses degrés et sous toutes ses formes, la N. V. revendique à travers ses
héros le droit — peut-être même le devoir — d'un égoïsme rigoureux.
Mais comment jouir d'autrui sans en dépendre ? Comment se plaire sans
s'attacher ? De cette question, qui reste sans réponse, dérive, ainsi que nous le
verrons, une bonne part des drames de la N. V.
II nous reste à voir comment la personnalité des héros des deux groupes,
telle qu'elle vient de nous apparaître, se réfléchit dans leur situation et leurs
attitudes à l'égard d'une série de grands problèmes : l'argent, la profession,
l'amitié, la légalité, la famille, l'amour, la destinée.
1. Cf. entre autres Jacques Siclïer, Nouvelle Vague ?, p. 97 sq. et Raymond Borde,
« Cinéma français d'aujourd'hui », dans Premier Plan, n° 10, pp. 12 et 13.
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Claude- Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton
Ne sont pas concernés par les questions d'argent, bien que ne disposant pas d'une
fortune personnelle :
— JV. V. : 20 héros, dont 11 sont sympathiques
— G. T. : 17 héros, tous sympathiques
Se posent des problèmes d'argent pour échapper au dénuement ou à la misère :
— JV. V. : 6 héros, dont v 3 sont sympathiques
— G. T. : 10 héros, dont 9 sont sympathiques
Se posent des problèmes d'argent pour améliorer leur niveau de vie :
— JV. V. : 4 héros, dont 2 sont sympathiques
— G. T. : 2 héros, tous les 2 sympathiques
Se posent des problèmes d'argent dans un sens d'ambition, de fortune :
— JV. V. : 6 héros, dont un seul est sympathique -
— G. T. : 10 héros, dont un seul est sympathique
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Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »
b) la profession
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il
Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton
Sur les vingt-six héros du G. T. qui réussissent brillamment dans leur pro
fession, vingt sont sympathiques. Neuf des onze héros qui appellent une sym
pathie d'admiration font partie de ce groupe. Vingt-et-un sont actifs, dyna
miques, créateurs. Pour seize d'entre eux, les problèmes de la vie filmique
coïncident avec l'exercice de la profession. Nous isolons ici un noyau de
déterminations qui définissent un des types de héros les plus caractéristiques
du G. T. Leur disparition dans la N. V. est d'autant plus intéressante à relever.
La plupart des héros N. V. vivent leur existence filmique en dehors de leur
métier, dans un temps qui est celui du loisir consacré à l'amour. Peu importe
ce que valent les héros "de Hiroshima mon amour comme actrice et comme archi
tecte, ce que vaut Valmont comme diplomate, François (du Beau Serge) comme
professeur de lettres, Michel Lafaurie (de Sait-on jamais ?) comme photographe :
nous ne les voyons qu'à peine dans le cadre de leur vie professionnelle, et les
problèmes éventuels que leur métier leur pose n'ont pas d'attaches avec les
conflits du film.
Les professions qui reviennent le plus souvent dans la N. V. sont choisies
parmi celles qui peuvent — au moins sur l'écran — passer pour les moins absor
bantes. S'il s'agit de professions indépendantes ou dirigeantes, elles sont présentées
comme n'accaparant pas le temps du héros, qui se libère à son gré : l'architecte
de Hiroshima mon Amour laisse sonner le téléphone, Valmont (des Liaisons
dangereuses 1960) et Claude (du Bel Age) partent en vacances quand ils veulent,
Michel Lafaurie, Paul, Victor sont moins tenus encore. S'il s'agit d'une pro
fession subordonnée, et particulièrement astreignante, elle prend le temps du
héros, mais non son cœur ni sa pensée, et le héros commence à exister le samedi
soir et le dimanche (Et Dieu créa la femme, Les Bonnes Femmes, les Dragueurs).
Faire dire à Joseph Bouvier, dans les Dragueurs, que son métier, qui consiste
à aligner des chiffres à longueur de journée, est un sot métier, c'est le poser en
héros « ancienne vague ». Par contraste, Freddy, désinvolte, dit simplement qu'il
est « dans la décoration ». Si son métier lui plaît ou non, s'il y réussit ou non,
il n'importe pas plus au film de nous le faire savoir qu'il n'importe à Freddy
de se le demander. Cette part de son existence existe aussi peu pour lui que pour
nous. Elle n'est même pas sacrifiée, elle est nulle.
Philippe (dans Une fille pour l'Été) est peintre, et semble-t-il, assez doué.
Son existence filmique ne comporte cependant aucun épisode d'activité créa
trice. On ne sait s'il a foi dans son art, s'il se croit du talent. Il est du moins
certain qu'il n'appartient pas à la lignée des artistes maudits. Ses biens saisis,
il part en vacances, sans argent ni destination précise. La solution facile prévaut :
il ira passer la saison aux crochets de Paule à Saint-Tropez. A-t-il emporté son
chevalet et ses pinceaux ? En tout cas il n'en fait pas usage. Ni le paysage et sa
ravissante compagne ne paraissent l'inspirer. On imagine mal qu'un film tradi
tionnel eût laissé passer l'occasion de faire poser l'héroïne. Quand plus tard
Philippe refuse un contrat exceptionnel, peut-être la chance de sa carrière, ce ne
sera pas pour sauvegarder son indépendance et son honneur d'artiste, mais
par amour, ou plus profondément, sans doute, par désintérêt.
Lorsque, dans un film N. V., on veut présenter un personnage réfractaire
au style et à l'éthique des héros N. V. à qui il sert de repoussoir, on lui attribue
volontiers des qualités de labeur, de conscience professionnelle, la foi dans le
sacrifice des satisfactions immédiates à un espoir de réussite lointaine : tel
Danceny (les Liaisons dangereuses 1960), Charles (les Cousins), Claude (le Bel
162
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »
Age), François (les Jeux de Vamour). Il arrive que le travail ne paie pas : c'est
Paul, et non Charles, qui est reçu à l'examen. Mais même si le travail mène à
l'argent et aux honneurs, il ne mène pas aux femmes : pendant que Danceny et
Charles recopient leurs cours, Cécile devient la maîtresse de Valmont, Florence
celle de Paul. Pendant qu'Henri Tournier passe ses journées, et parfois ses
nuits, au marbre de son journal, sa femme va se distraire à Paris et tombe dans
les bras d'un brillant joueur de polo. Dans le Bel Age, le contraste entre Jacques,
qui ne se soucie pas de réussir, sinon au jeu de l'amour, et Claude, qui prend tout
au sérieux, même l'amour, est explicité par le commentaire : une sorte de partage
s'ébauche entre les aptitudes et les valeurs qui commandent le succès profes
sionnel et celles qui permettent la réussite amoureuse. L'esprit de sérieux et
l'esprit de suite caractérisent les premières, l'esprit de jeu les secondes. François,
dans les Jeux de V Amour, est le type du jeune homme « rangé » : chaque soir,
il glisse son pantalon entre le matelas et le sommier pour conserver les plis.
Entre lui et Victor, qui ne retrouve qu'une seule de ses pantoufles au saut du lit,
le choix de Suzanne est fait : c'est Victor qu'elle veut.
c) la justice et la légalité
La fréquence des délits de droit commun, leur gravité, leurs mobiles, ne sont
pas, à première vue du moins, sensiblement différents dans les deux groupes.
Dix-sept héros de chaque groupe commettent ce genre de délits dans des circons
tances graves (nous ne tenons pas compte ici des délits commis dans les films
burlesques).
En revanche, un thème très fréquent dans le G. T. et complètement inconnu
dans la N. V. est celui de l'illégalité qui résulte du refus de se soumettre à une
légalité injuste ou usurpée. Les héros poursuivis ou menacés par un pouvoir
tyrannique sont très nombreux dans le G. T. : Babette et Gérard de Crécy- Lozère,
dans Babette s'en va-t-en guerre ; Pierre, Jeanne et sa mère, dans les Yeux de
l'amour ; Lagardère, dans le Bossu ; Bailly, le P. G. évadé de la Vache et le
Prisonnier; Blanche de la Force, Mère Marie de l'Incarnation, Mère Thérèse,
respectueuses du pouvoir temporel, mais pas au point de lui sacrifier la règle du
Carmel ; Les aviateurs de Normandie-Niémen, rebelles aux lois de Vichy ; les
agents des services de renseignement, dans la Valse du Gorille, toujours désavoués
par leurs supérieurs en cas d'échec, et toujours en marge des règlements et des lois.
Ces héros se mettent hors-la-loi, ou sont mis hors-la-loi, en raison de leur
attachement à ce qu'ils considèrent comme un droit ou un devoir sacré. Ce ne
sont pas des contempteurs des lois, au contraire. Ils sont pris entre leur idéal de
justice, ou leur sens de la dignité, et la lettre d'une juridiction à laquelle il leur
est impossible de se soumettre. Au total, nous relevons dans le G. T. onze cas de
délits commis par idéal politique, patriotique ou religieux. Sur les onze auteurs
de ces délits, dix sont des héros sympathiques 1, et six suscitent une sympathie
d'admiration.
Le héros N. V., lui, reste étranger à ces complications. Les cas de conscience,
le conflit de devoirs, le déchirement entre les lois écrites et les lois non-écrites n'ont
163
Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton
pas leur place dans l'univers de la N. V. Nous relevons quatre héros N. V. animés
par un idéal de justice au cours de leur existence filmique, alors qu'ils sont vingt-
deux dans le G. T. Les différentes conceptions que ces héros se font de la justice
se décomposent comme suit :
En outre, dans le G. T., le héros pour qui la justice se réalise dans le cadre de la
légalité, ou se confond avec l'application des lois, est un personnage sympathique
(quatre cas sur cinq) ; mais tout aussi souvent, le héros animé par un idéal de
justice qui ne peut être servi qu'en marge des lois « écrites », ou contre elles :
quinze cas sur dix-sept. Même les héros qui appliquent, non la légalité officielle,
mais une quelconque loi de leur « milieu », sont sympathiques à raison de dix
sur quatorze.
Une fois de plus, nous voyons ici à l'œuvre le processus de réintégration au
sein des valeurs sociales des individus condamnés par les institutions. Le G. T.
flatte lés tendances anarchistes de l'individu en le mettant en conflit avec la
légalité. Mais il prend soin de donner raison à l'individu contre la légalité au nom
de ce qui est la raison d'être de cette légalité, la justice. Il est remarquable que
sur les dix-sept héros du G. T. dont l'idéal de justice s'écarte de la légalité, quatorze
reconnaissent une « loi du milieu ». Ainsi le héros du G. T. n'est-il le plus souvent
hors de la loi commune que parce qu'il se soumet à une autre règle, voulue et
éprouvée comme plus dure et plus pure : ce faisant, il cherche, non pas à éluder
sa vocation d' « animal politique », mais à l'accomplir.
Dans la N. V., ce ne sont pas les institutions telles qu'elles sont qui sont mises
en cause au nom de ce qu'elles devraient être, c'est la notion de justice et celle de
responsabilité qui perdent toute signification. Plusieurs des délits commis dans
la N. V. présentent à cet égard des caractéristiques assez neuves pour mériter
d'être soulignées.
Les crimes du G. T. sont toujours motivés. Qu'on plaide d'ailleurs pour
l'indulgence ou la sévérité, on réintègre le délit dans une série logique dont
l'enchaînement causal est rigoureux. Il est admis qu'on n'en vient pas à tuer
sans raison suffisante : l'intérêt, la passion, l'assurance de l'impunité, le sadisme,
etc. Le G. T. tend vers une explication causale sans reste qui permet d'évaluer
la part de responsabilité propre du coupable, de lui accorder ou de lui refuser
les circonstances atténuantes. Il y a possibilité d'un système d'équivalence
rationnelle, à travers le temps, d'une part entre la cause de l'acte et l'acte qui en
est le fruit logique, d'autre part entre la responsabilité qui revient à l'individu
tyran maternel, malade imaginaire qui passe son temps dans son lit à écouter la radio
anglaise, mais enchantée de cacher Pierre qu'on lui présente, avec quelque exagération,
comme un agent de la France Libre.
164
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »
et la sanction de cet acte 1. Mais cette équivalence n'a de sens que dans l'hypo
thèse d'une permanence du moi. C'est le même être qui mûrit l'acte (sous l'i
nfluence de la passion, par intérêt sordide, etc.), qui le commet, et qui en répond.
Nous retrouvons ici la conception de la temporalité qui, nous l'avons vu, oppose
le G. T. à la N. V. : enraciné dans son passé, tendu vers son but, le héros type du
G. T. peut être tenu pour responsable de ce qu'il a fait au sein de ce qu'il veut
faire, car son passé se continue dans son présent et son présent dans son futur.
Dans la N. V., il arrive au contraire que le film s'emploie à vider le crime de ses
raisons d'être commis. Le criminel n'est mû ni par un intérêt lucide ni par une
passion sans frein. Il agit par simple inconscience, dans un moment d'aberration
dont il sera le premier à s'étonner ensuite : le moi s'émiette dans la discontinuité
des instants successifs, et avec lui s'effrite la notion de sa responsabilité.
Comparons à cet égard, dans Ascenseur pour V échafaud, film de transition
entre le genre policier et la N. V. proprement dite, les deux couples de héros
criminels. Le meurtre du grand brasseur d'affaires Carala par sa femme et l'amant
de celle-ci est pour ainsi dire sur-déterminé : la personnalité antipathique de la
victime, la passion de Florence, la faiblesse de Julien Tavernier, leur peur de voir
leurs amours découvertes, leur cupidité, leur absence de scrupules forment un
faisceau de forces convergentes. Il est possible, non seulement d'expliquer le
meurtre, mais de rendre à chacun sa part de responsabilité : ainsi, si nous devons
en croire les prédictions du commissaire, Florence sera plus sévèrement punie
que Julien. C'est un meurtre classique. Au contraire, l'assassinat du touriste
allemand et de sa femme par le blouson noir Louis est proprement irraisonné et
stupide. C'est le même schéma criminel que dans A bout de souffle : comme Michel
Poiccard, Louis « emprunte » une voiture, trouve un revolver dans la boîte à
gants, s'amuse avec l'arme tout en prenant des libertés dangereuses avec le code
de la route ; comme lui, surpris en flagrant délit, mais sans nécessité réelle,
il fait feu, absurdement : « J'ai pris peur. » Rétrospectivement, leur geste leur
apparaît comme une pure et simple « c... », dangereuse par ses conséquences,
mais dépourvue d'implications éthiques. Deux cas voisins seraient celui de
Paul, dans les Cousins, perdu lui aussi par la manie des armes à feu, et celui
d'Antoine Doinel arrêté, non pour le vol, déjà absurde dans son objet même,
d'une machine à écrire, mais pour sa restitution. Tous ces héros jouent, jusqu'au
moment où le jeu débouche inopinément sur le drame. Brutalement le héros
est happé dans l'engrenage : la durée devient compacte, le passé englue le présent
et contamine le futur ; c'est l'irruption de l'irréparable dans un temps où rien
jusque là ne tirait à conséquence.
Sous-déterminé, le crime devient irrationnel et, par suite, sa répression ne l'est
pas moins. On ne peut plus juger le criminel. Peut-on du moins juger le juge ?
Pas davantage. L'exclusion de la notion de responsabilité s'étend par ricochet
165
Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton
d) V amitié et la camaraderie.
1. Cf. Raymond Borde, parlant du type de héros créé par Vadim dans Et Dieu créa
la femme, puis Sait-on jamais ? : « Ce qui me frappe en lui, c'est l'absence de tout signe
anti. » (Premier Plan, n° 10, p. 12).
166
Les héros des films dits a de la Nouvelle Vague »
e) la famille et le mariage
Les héros qui ont des liens familiaux avec des personnages présentés par le
film sont légèrement plus nombreux dans la N. V. que dans le G. T. : trente-deux
pour la N. V., vingt-quatre pour le G. T. Cet écart doit être imputé à la concen
tration des thèmes de la N. V. autour des problèmes de la vie privée, au détr
iment des thèmes d'aventure ou de guerre.
Mais la véritable différence entre les deux groupes est ailleurs. Elle réside
dans la nature des conflits qui opposent les membres de la famille. Comparons
les motifs de conflits dans les deux groupes :
167
Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton
Le centre des conflits familiaux les plus souvent abordés dans le G. T. est la
cellule familiale elle-même, en tant qu'elle est, pour les individus qui la comp
osent, source de vie, de valeurs matérielles et morales, de traditions et d'hon
neur. C'est pour lutter contre un péril de désagrégation que les familles du G. T.
entrent en conflit, lorsqu'un de leurs membres prend une décision qui menace,
ou paraît menacer, l'unité et la cohésion de la cellule. Mais dans la N. V., la
famille, comme cellule sociale, est morte. Ce n'est plus qu'un cadavre encom
brantdont chacun cherche à se débarrasser. Les conflits familiaux se résolvent
en problèmes de coexistence entre individus qu'une nécessité de fait condamne
à vivre ensemble. Il arrive certes que des rapports harmonieux s'établissent,
mais entre parents qui se choisissent comme des amis, ou plutôt des camarades,
se choisiraient : en vertu d'affinités électives et non point au nom d'un quelconque
« esprit de famille » ni par l'effet d'une longue accoutumance. Les conflits s'enra
cinent de même dans des répulsions caractérielles ou passionnelles insurmont
ables. La désagrégation morale de la cellule est chose faite ; le conflit a désormais
pour enjeu sa désagrégation physique, chacun cherchant à se libérer dans la
mesure de ses moyens. Le ciment d'une solidarité plus forte que les oppositions
individuelles fait défaut dans la N. V., alors que c'est au nom de ce lien presque
intangible que les conflits naissent dans le G. T.
Naturellement, c'est dans les rapports entre époux que cette désagrégation
amène les crises les plus fréquentes et les plus spectaculaires. La N. V. ne nous
présente aucun ménage durablement heureux. L'infidélité conjugale est presque
de règle : sur quinze héros N. V. mariés, onze trompent leur conjoint, et les quatre
autres sont trompés par lui. Dans le G. T., où nous comptons treize héros mariés,
il y a quatre adultères.
Les couples illégitimes ne sont pas mieux traités que les ménages réguliers.
Sur dix héros N. V. qui vivent en concubinage, huit ont par ailleurs des amants
ou des maîtresse. Dans le G. T., où le nombre des concubins est également de
dix, deux seulement sont infidèles à leur partenaire. Il semblerait que dans le
G. T. le concubinage bénéficie d'un préjugé particulièrement favorable : dans la
mesure où il est le signe d'une union dont les partenaires ne sont liés que par
l'amour, il apparaît comme une institution sinon aussi stable, du moins aussi
« sérieuse », et parfois plus, sincère, que le mariage même.
Parmi les couples présentés dans la N. V., certains donnent d'abord l'impression
de vivre en bonne intelligence, grâce à un pacte de complaisance par lequel
chacun favorise les amours de l'autre. C'est le cas du ménage Valmont et du
couple — non officiel — Séraphine-Robert (dans VEau à la bouche). Ni dans un
cas ni dans l'autre le pacte ne résiste à l'épreuve. Dans tous les autres ménages —
Mr et Mme Doinel (les 400 Coups), Serge et Yvonne (le Beau Serge), Henri et
Thérèse Marcoux (A double tour), Jeanne et Henri Tournier (les Amants) — un
climat de crise permanente régit les rapports entre époux. La seule exception
serait peut-être celle de Et Dieu créa la femme, où la crise ouverte par l'infidélité
de Juliette est finalement surmontée.
Non seulement les rapports amoureux ou sexuels sont dans leur écrasante
168
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »
majorité des rapports hors mariage (on compte quarante amants ou maîtresses,
sur cinquante-cinq héros ayant un rôle amoureux dans la N. V., alors que ces
chiffres seraient respectivement de quinze et de trente-six dans le G. T.), mais ils
se développent généralement en dehors de toute perspective matrimoniale.
Dans les Jeux de l'amour, qui sont une des rares exceptions à la règle, le film
traite sur le mode comique les efforts de l'héroïne pour se faire épouser. Au
dénouement, elle paraît être arrivée à ses fins, et son partenaire semble résigné.
Mais la perspective de mariage sur laquelle cette comédie s'achève peut aussi
bien être comprise comme la défaite de Victor que comme le triomphe de
Suzanne.
Lorsque le dénouement se présente en forme de happy end, le mariage cesse
donc d'être considéré comme la sanction de l'amour, l'entrée dans les eaux calmes
du bonheur. Certes, il arrive souvent que des couples se constituent à la fin du
film. Mais l'éventualité du mariage se précise très rarement jusqu'à devenir une
probabilité. Le doute qui subsiste à la fin de Sait-on jamais ? sur l'avenir des
relations entre Sophie et Michel, là où un film « classique » eût probablement
placé le baiser final, et les dernières phrases du commentaire des Amants, insis
tant sur la précarité de la liaison qui commence, sont des exemples de cette
réserve. L'exception, sur quinze héros pour qui la possibilité du mariage est
ouverte à la fin de leur film, est celle de Joseph Bouvier, dans les Dragueurs.
Précisément, il s'agit d'un personnage dont le film tourne gentiment en ridicule
le côté « vieux jeu » et les aspirations « petites bourgeoises ». Sa fonction est
de servir de repoussoir au véritable héros, Freddy. La dernière séquence oppose
aux supputations matrimoniales de Joseph et de sa fiancée, qui additionnent leurs
salaires pour voir s'ils joindront les deux bouts, la solitude orgueilleuse — et
prestigieuse jusque dans sa défaite — du héros N. V.
Les fiancés sont rares : Cécile et Danceny (les Liaisons dangereuses 1960),
Philippe Valence et Margaretha, (On n'enterre pas le dimanche), Lazlo et Elisa
beth (A double tour). Danceny et Philippe Valence « respectent » leur fiancée.
Mal leur en prend. Un quadragénaire marié se pose en protecteur du couple,
séduit la jeune fille et lui fait un enfant. Plus généralement, les héros qui estiment
que les rapports amoureux trouvent leur justification ou leur aboutissement
normal dans le mariage sont destinés à ne pas réussir en amour. Outre Suzanne
(des Jeux de V amour), nous trouvons deux héroïnes, les naïves Cécile et Marianne
(les Liaisons dangereuses 1960) et cinq hommes, Michel Tardieu (Et Dieu créa
la femme), Danceny (les Liaisons dangereuses 1960), Charles (les Cousins),
Philippe Valence (On n enterre pas le dimanche), Joseph Bouvier (les Dragueurs) :
amoureux touchants, maladroits, un peu ridicules parfois, bafoués par des par
tenaires ou des rivaux plus « libres » ou plus audacieux..
169
Claude Bremond, Evelyne Suïlerot et Simone Berton
moins bon gré, dans les filets tendus par l'autre. Lorsqu'il y a amour réciproque,
il s'agit d'une passion récente, subite et totale (dont les Amants fournissent
l'exemple achevé). Le plus souvent (dix-neuf cas), l'acte sexuel est commis
dans le cadre d'une aventure que le héros, à ce moment du moins, juge sans len
demain, ou dont il ignore si elle comporte ou non un avenir.
L'acte sexuel, pris en lui-même, n'est pas un événement : sauf exception
nos héros sont assez aguerris. Il ne commence à tirer à conséquence qu'au moment
170
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »
■où l'un des partenaires s'aperçoit, avec ravissement ou angoisse (ou les deux
mêlés), qu'il est sur le point d'aimer l'autre. L'irruption de l'amour perturbe
l'équilibre, instinctif ou savant, d'un libertinage bien réglé (Les Amants, Hiros
hima mon amour, Les Liaisons dangereuses 1960, L'Eau à la bouche, A bout de
souffle, Une fille pour Vété). Sur la carte du Tendre du film N. V., le lit figure bien
moins souvent le point d'arrivée que le point de départ de l'itinéraire amoureux.
Le nouvel obstacle à l'amour, ce n'est pas qu' autrui se refuse — ce qu'il fait
rarement — mais qu'il se reprenne après s'être donné. Le consentement à l'acte
sexuel n'a plus le sens d'une preuve. Il n'engage à rien et ne garantit rien. Le
péril menaçant, au plus fort de la tentation d'aimer, est celui d'un attachement
unilatéral qui ne laissera à sa victime que ses yeux pour pleurer.
Selon l'attitude qu'ils prennent en face de ce risque, on peut proposer une
typologie de nos héros qui les répartirait en trois catégories fondamentales :
a) les héros qui ont foi en l'amour, qui le prennent au sérieux sans mesurer leurs
risques, et qui éventuellement donnent tête baissée dans le piège de la passion ;
b) les héros (ou pour être précis, les héroïnes) qui jouent d'instinct avec l'amour,
maladroitement et en dehors des règles, mais sans courir de grands dangers,
protégés par leur inconsistance, invulnérables parce qu'amorphes ; c) les
héros qui se sont fait du refus de l'amour une règle de vie, les libertins pour qui le
plaisir du jeu consiste à caresser la flamme en évitant de s'y brûler. Par conven
tion nous appellerons ces trois catégories : a) positive (+), b) neutre (o), c) néga
tive (-).
Dans les Liaisons dangereuses 1960, où nous trouvons ces trois types à l'état
pur, Marianne Tourvel et Danceny représentent le type (+), Cécile Volanges le
type (o), les époux Valmont le type (— ) ; dans les Cousins, Charles est du type (+),
Florence du type (o), Paul du type (— ) ; dans Et Dieu créa la femme, Michel
Tardieu est du type (+), Antoine et Carradine du type (— ), tandis que Juliette
est un composé à proportions variables des trois types ; dans les Bonnes Femmes,
Jacqueline (l'étranglée) est du type (+), Jane du type (o), André Lapierre
(l'étrangleur) une déviation extrême du type (— ) ; dans On n'enterre pas le
dimanche, Philippe Valence est du type (+), ainsi peut-être que le mystérieux
personnage de Margaretha, l'éditeur Courtalès et sa femme relevant du type (— ) ;
dans Une fille pour Vété, Philippe oscille entre le type (o) et le type (— ), tandis
que le drame de Manette vient de ce qu'elle évolue du type (o) vers le type (+) ;
dans les Dragueurs, Joseph Bouvier est du type (+), Freddy du type (— ) avec la
nostalgie du type (+) ; dans le Beau Serge, Yvonne et François sont du type (+),
Marie est du type (o), Serge est du type (— ) avec, lui aussi, la nostalgie du type
(+) ; dans VEau à la bouche, Miléna, Robert et Séraphine revendiquent leur
appartenance au type (— ), puis évoluent vers le type (+) — Séraphine relevant
sans doute en réalité du type (o) — , tandis que Miguel, César et Prudence
persistent dans le type (— ) ; dans le Bel Age, Claude et Caria sont du type (+),
Alexandra du type (o), Jacques et Françoise du type (— ).
Nous pouvons construire sur cette base le schéma caractéristique d'un grand
nombre de situations traitées dans les films de la N. V. : il comporte la mise en
rapport de ces trois types de héros selon toute la gamme des combinaisons
possibles. Dans les Liaisons dangereuses 1960, par exemple, nous avons (+)
et (o) : Danceny et Cécile ; (+) et (— ) : Marianne et Valmont ou Danceny et
Juliette ; (o) et (— ) : Cécile et Valmont ou Cécile et Juliette ; (— ) et (— ) : les époux
Valmont ; nous trouverions un exemple d'une des deux combinaisons manquantes
171
Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton
dans ce film, (+) et (+), dans les Amants. Ces rapports posés, ils évoluent selon
une loi dynamique qui postule la supériorité tactique des héros du type (o) sur
les héros du type (+) et des héros du type (— ) sur les deux autres catégories. Les
héros du type (o), capricieux ou influençables, font le malheur des héros du type
(+) qui s'attachent à eux : ils les trahissent au bénéfice des héros du type (— ),
manœuvriers experts et souples, pour qui la séduction est un jeu et. non un intérêt
vital. Les héros du type (— ) jouent des deux autres catégories, qui ne sont pas
pour eux des partenaires, mais des pièces sur leur échiquier. S'ils n'ont pas beau
coup de prise sur les héros du type (o), peu vulnérables parce que ne s'attachant
guère, leur pouvoir est très grand sur les héros du type (+) dont ils disposent,
soit directement, soit par l'intermédiaire d'un héros du type (o) : ainsi Paul,
dans les Cousins, n'attache-t-il une certaine importance à Florence qu'à propor
tion de l'attachement de Charles à Florence et, à travers Florence, c'est Charles
qu'il vise. Ce jeu, par lequel le héros libertin affirme sa supériorité sur le héros
qui prend l'amour au sérieux, et se confirme à lui-même le bien-fondé de son
refus, se joue parfois seul, mais souvent sous forme de pari. Le véritable parte
naire (Juliette pour Valmont et vice-versa, Robert pour Séraphine et vice-versa,
Miguel pour Miléna et vice-versa) est lui aussi du type (— ). L'allégorie du jeu
d'échec apparaît d'ailleurs en clair dans le générique des Liaisons dangereuses
1960, dans une affiche du Bel Age (des figurines en forme de pions sur un damier)
et, dans ce même film, sur le tableau où Françoise trace l'organigramme (ou le
sociogramme) de la partie qu'elle compte mener. Sous une forme plus voilée,
la partie d'échecs que Michel Lafaurie gagne contre Eric von Bergen, dans
Sait-on jamais, est symbolique de la véritable partie, celle dont Sophie est
l'enjeu.
Ici encore, le jeu risque à tout instant de déboucher sur le drame. Mais le
ressort dramatique véritable de la situation ne se situe pas au niveau des infor
tunes des héros du type (+), trompés dans leur attachement pour un partenaire
infidèle ; il tient à une certaine tentation d'aimer à laquelle le héros libertin,
pour rester dans la ligne de son choix, doit réagir par la destruction de l'amour
et, s'il le faut, de l'être aimant : ce mécanisme est explicite dans les Liaisons
dangereuses 1960 mais on peut le déceler dans d'autres films : dans les Cousins,
ce n'est pas parce qu'il désire Florence que Paul entre en rivalité avec Charles,
mais en partie parce que l'amour naissant sous son toit, et dans lequel Florence
entrevoit sa rédemption, ouvre une brèche dans son système de justification
intime. Dans Une fille pour l'été, Manette n'est apparue, à sa première rencontre
avec Philippe, que comme une aventure sans importance : mais voici que, par une
évolution rapide, elle passe du type (o) au type (+). C'est désormais à l'amour
que sa vie est suspendue. Cette mutation provoque chez Philippe une évolution,
de sens contraire, du type (o) vers le type (— ) : il se raidit d'autant plus qu'il se
sent secrètement touché, contaminé par l'amour de Manette. Il passe, vis-à-vis
d'elle, de l'attitude de Valmont vis-à-vis de Cécile à l'attitude de Valmont
vis-à-vis de Marianne. Peut-être, dans A bout de souffle, l'imposition du même
scheme peut-elle aider à comprendre l'évolution des rapports de Michel Poiccard
et de Patricia. D'un certain point de vue, Michel est le héros N.' V. type, sans
enracinement et sans projet : comme tel, il contraste avec Patricia, héroïne pru
dente qui entend faire carrière et n'oublie jamais de se ménager une issue. Mais
l'amour de Michel intervertit les rôles : il cherche à entraîner la jeune fille dans
une liaison qui dure. Patricia, pour couper court à un attachement qui lui fait
172
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »
Les proportions, on le voit, ont le même sens dans un groupe et dans l'autre :
plus la sexualité se sublime en amour, plus elle a de chances de coïncider avec une
présentation sympathique des héros.
Pouvait-il en être autrement ? Un cinéma est-il concevable, où l'intensité
et la ferveur des amours n'appelleraient plus, dans l'ensemble, une présentation
sympathique des héros amoureux ? Oui. Cette possibilité est attestée, dans le
173
Claude Bremond, Evelyne Sullerot et Simone Berton
groupe des films N. V. même, par le Bel Age. Dans ce film, le refus de l'amour-
passion est présenté comme le privilège d'une nature libre, lucide et généreuse.
Tout mouvement non contrôlé du cœur vers l'autre est en germe une liaison
dangereuse, dont l'un des partenaires fera quelque jour les frais. C'est
le début d'un attachement maladroit, sinon fautif, qui aliène une part de la
liberté du moi et amorce en contrepartie une manœuvre de main mise sur la
liberté d'autrui. Ceux qui se laissent éprendre, par prédestination ou défaillance
imprévue, au mirage des amours éternelles, doivent être traités avec tous les
ménagements dus à leur état, mais ils méritent plus de sollicitude que d'estime.
Leur illusion est d'avoir cru pouvoir capter, confisquer, dessécher l'immar-
cescible liberté d'autrui (voir en particulier les mésaventures de Claude avec
Françoise) alors que l'autre n'a de prix que dans cette liberté même. S'il s'agit
d'âmes bien nées, mais fourvoyées, il faut les aider à comprendre que, dans ce
monde voué au temps et au caprice, l'amour paie d'autant moins qu'on mise
davantage sur sa durée. Ainsi Jacques s'efforce-t-il d'endoctriner Claude ;
Ainsi Françoise, qui s'amuse à organiser les jeux de 'l'amour, arrête-t-elle la
partie lorsque celle-ci menace de mal tourner. Tous deux mettent au service
d'un plan d'harmonie et de bonheur les principes de libertinage sur lesquels
Henri et Juliette • Valmont fondent leurs projets destructeurs. Dans la doctrine
du Bel Age « la passion joue le rôle d'un grain de sable qui aurait encore le mauvais
goût de se glisser dans les rouages d'un univers raisonnable : on souffle vite
dessus * ».
Mais ce film demeure une tentative sans écho dans le groupe N. V. Dans
VEau à la bouche, Jacques Doniol-Valcroze, pourtant étroitement associé à
la réalisation du Bel Age, ramène ses héros au bercail d'une éthique moins para
doxale : au début du film, les principaux personnages se présentent en adeptes
convaincus des principes du Bel Age ; mais sans doute ne sont-ils très doués ni
les uns ni les autres. Le soleil ne s'est pas couché deux fois qu'ils sont tous pris
au piège. Robert et Milena y trouvent le bonheur, Séraphine un gros chagrin
vite consolé. Le plus à plaindre est Miguel qui s'aperçoit, au moment de la perdre
à jamais, qu'il aime Milena. La fin du film est un pastiche transparent de On
ne badine pas avec V amour et c'est Milena qui tire la leçon de l'aventure : « Nous
avons joué au jeu stupide de l'amour léger. »
La mésaventure de Miguel attire l'attention sur les ressorts profonds du
refus de l'amour chez nos héros du type (— ). Leur libertinage ne prend si souvent
Un tour cynique et destructeur que parce qu'il s'enracine dans une conduite
d'échec. Le thème est traité en clair dans le Beau Serge : c'est d'avoir raté sa vie
que Serge se venge sur Yvonne « qui vaut mieux que nous tous » et qu'il aime
au plus profond de lui-même. Chez Freddy, des Dragueurs, c'est la quête de
l'amour absolu, l'impossibilité de rencontrer la femme idéale, qui semble devoir
expliquer sa dispersion dans une floraison d'aventures, facilement ébauchées et
presque aussitôt rompues. Mais il est tentant de supposer que Freddy choisit
inconsciemment ses partenaires selon la méthode — le draguage — qui lui assure
le minimum de chances de rencontrer la femme idéale. De même dans les Cousins^
une rivalité d'enfance entre Paul, l'orphelin frustré, et Charles, l'enfant adoré,
n'est-elle pas à l'origine du drame ? Et comment ne pas penser à des carences
analogues, pour expliquer la passion destructive de Valmont et de sa femme ?
Chez tous ces héros, le refus de l'amour apparaît comme une marque d'impuis
sance et de ressentiment : ils justifient leur attitude en invoquant le principe
de plaisir, mais c'est en réalité de l'instinct de mort qu'elle relève.
A cela s'ajoute le caractère irréductible de l'enracinement du héros dans son
attitude négatrice. Le cas du Beau Serge mis à part, aucun de nos véritables
héros du type (— ) ne succombe à la tentation du Bien. Dans le cinéma tradi-
tionnel, il est courant que l'orgueil entre en conflit avec l'amour naissant, mais
il n'arrive guère que l'orgueil finisse par l'emporter.
Nous voici loin de la généreuse sérénité des héros du Bel Age. Presque tous
nos films N. V. tournent autour du thème du salut offert dans l'amour, et des
différentes réponses à cette offre. Jeanne Tournier dans les Amants, Florence
dans les Cousins, Henri Valmont dans les Liaisons dangereuses 1960 (pour citer
un héros dans chacune de nos classes typologiques) reçoivent inopinément leur
chance d'aimer : la première la saisit au vol, la seconde la laisse passer, le tro
isième la repousse.
Selon l'éthique de la N. V», l'amour est donc un risque grave et très réel,,
mais c'est l'unique chance de donner un but à la vie, le seul témoignage « que nous
puissions donner de notre dignité ». En rupture avec la logique du système hédo
niste dans lequel il paraissait devoir trouver sa voie, le héros N. V. bute à l'im-
proviste sur l'inexpugnable, le mystérieux désir d'éterniser l'amour. A la lueur
de ce coup de foudre, la sagesse épicurienne du Bel Age, où les rapports amour
eux, pour n'être qu'un frottement d'épidermes, n'en sont pas moins valorisés
comme tels, perd son prestige. L'affirmation romantique de la valeur transcen
dante de la passion recouvre le sien. A sa suite, elle réintroduit les notions du
Bien et du Mal, dont nous avons vu par ailleurs que la N. V. avait paru vouloir
nettoyer l'univers moral : le Bien, c'est l'adhésion à l'impératif catégorique de
l'amour avec tous les sacrifices qu'il implique (Marianne Tourvel, Jeanne Tour
nierabandonnent leur enfant avec déchirement, mais sans hésitation ni remords) ;
le Mal, c'est la persécution de l'amour en soi et chez les autres. Cette éthique
est bien sans aucun doute, comme on l'a dit 1, une anti morale, en ce qu'elle
prend le contre-pied des valeurs admises (pas seulement dans la société bour
geoise, mais probablement dans tout système social concevable), mais elle n'est
nullement, quoiqu'on l'ait dit, une morale sans péché : elle a ses élus, ses martyrs,
ses damnés.
Dans l'ordinaire de sa vie, le héros N. V. s'accommode souvent d'une existence
aussi dépourvue d'inquiétudes que d'aspirations. C'est en cela qu'apparaît
plus complète la décrépitude des valeurs traditionnelles, dont la disparition ne
creuse aucun vide perceptible, et c'est sur ce plan que l'éthique hédoniste du
Bel âge se présente comme la solution rationnelle au nouvel état des esprits.
Mais le surgissement de l'amour bouleverse cette quiétude. C'est une sorte de
grâce illuminatrice, de divine surprise, de raptus qui entraîne subitement le
héros dans un monde transfiguré où quelqu'un se met à mériter, non qu'on se
prête, mais qu'on se donne à lui. Ainsi, dans le naufrage général des valeurs,
l'amour surnage seul, non seulement intact, mais magnifié par le vide créé
alentour. Appartiendra-t-il à la prochaine vague de balayer des écrans cet ultime
vestige du sacré ? Nous ne serions plus loin du Meilleur des mondes d'Huxley.
l'érosion des valeurs ayant alors atteint son profil d'équilibre, le dernier rivage
de l'humanité filmique pourrait être cette grève de sable fin où des héros, sem
blables à ceux du Bel âge, goûteraient sans complexes et sans passions le plaisir
de s'étreindre au soleil de vacances éternelles.
176
Les héros des films dits « de la Nouvelle Vague »
une prédilection particulière, que s'apparentent les fins de Et Dieu créa la femme,
Sait-on jamais ?, le Beau Serge, les 400 Coups, les Amants, les Jeux de V amour.
Certes, il nous est permis de penser que Sophie trouvera le bonheur dans les
bras de Michel ; mais aussi — sait-on jamais ? — qu'elle n'oubliera pas Sforzi,
qu'elle aime jusqu'au dernier moment. L'éclat de rire démentiel de Serge, à la
fin du Beau Serge, est sans doute le signe d'une détente provisoire, mais jusqu'à
quand ? Antoine Doinel, dans les 400 Coups, réalise son double rêve : être libre
€t voir la mer. Mais il va être repris, nous le savons, et qui peut dire quel homme
sortira de cet enfant ? Nous avons déjà souligné l'ambiguïté de la fin des Jeux
de V amour : on ne se hasarderait guère à prédire que le mariage va muer Victor
«n époux modèle. Moins encore dans Et Dieu créa la femme, que Juliette, pardon-
née et reconquise par Michel, trouvera la force de persévérer dans la voie droite.
C'est la main dans la main que tous deux franchissent le seuil de la maison
familiale, mais l'instant d'avant, Carradine, le sage du film, l'homme mûr et
,
lucide qui connaît la vie et les femmes, vient de prévenir Antoine qu'il ferait
bien de renoncer à Juliette : de tous les hommes, celle-ci ne fera jamais que ses
pantins. Michel seul, peut-être, conserve une chance... Le film reste en suspens sur
•cette - perspective d'espoir qu'il s'abstient de préciser. Succès à cours terme,
victoire à la Pyrrhus ? Au mieux le bonheur et l'amour à défendre et à recréer
au jour le jour : « Déjà, dit une des dernières phrases du commentaire des Amants,
à l'heure dangereuse du petit matin, Jeanne avait douté d'elle. Elle avait peur,
mais elle ne regrettait rien. »
A quoi tient cette difficulté de finir sur un happy end de forme classique,
franc et net comme un poing d'orgue ? Le monde matériel et social présenté
par la N. V. apparaît stable, pacifié, rassurant, confortable. Cependant on ne
peut miser sur rien. Jamais l'avenir n'a été envisagé avec moins d'optimisme et
de confiance. C'est qu'aux caprices de l'histoire et du destin ont succédé les
caprices du cœur, guère moins imprévisibles et funestes. L'amour, qui joue un
rôle relativement pondérateur, commence souvent par un désordre, et l'ordre
qu'il établit ne porte en lui-même aucun gage de durée. S'il reste désir d'éternité,
il ne croit plus à l'éternité de son désir. Les amants n'osent plus se dire : « Je
t'aimerai toujours » ; ils se disent : « Je voudrais t'aimer toujours 1. » On ne peut
répondre ni de soi ni d'autrui. Ce sont les volontés individuelles qui désormais
sont instables et fluides (et pas seulement chez les faibles, la sincérité devenant
préférable à la fidélité). Dans ce monde où rien ne dure, où nul n'est sûr, les
rapports humains se résolvent en un jeu de désirs inter-réagissants, mais sans
cohésion, sans direction fixe, sans prise durable les uns sur les autres. Il est
frappant que le héros N. V. échappe aux trois catégories proposées par David
Riesman dans la Foule solitaire. Ce n'est plus, cela va sans dire, ni l'homme
gouverné par la tradition, ni l'homme mû par une morale interne : la pression
sociale s'est affaiblie et la famille se désagrège. Mais ce n'est pas non plus l'homme
■des masses et des mass media : aucun conformisme — ni d'ailleurs aucun ant
iconformisme délibéré — n'agit sur lui comme facteur de stabilisation et de cohé
rence. Le film N. V. tend à proposer la peinture de conditions d'existence telles
que l'individu, ne dépendant plus que de soi, y est débordé par l'excès même de
sa liberté.
"C. Bremond, E. Sullerot, S. Berton.
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