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Richard Delmas
Dans Revue française d'administration publique 2004/2 (no110), pages 217 à 224
Éditions Institut national du service public
ISSN 0152-7401
DOI 10.3917/rfap.110.0217
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Richard DELMAS
1. Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et n’engagent, en aucun cas, la
Commission européenne.
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L’EXPLORATION D’UN MONDE TECHNIQUE
Revenons tout d’abord sur quelques notions déjà précisées. Les principes de
diversité et de complexité s’appliquent à l’internet. Il est couramment admis que, du
point de vue de la dynamique du changement des sociétés, le réseau joue aujourd’hui un
rôle emblématique, sinon structurant. Il se situe au croisement des sphères information-
nelles, juridique et économique, à l’intersection des espaces privés et publics. Paradoxe
cependant, on s’interroge peu sur ses multiples facettes comme objet d’analyse :
infrastructure globale, nouveau média ou grand récit, raccourci commode de notre
représentation du progrès technique ? Dès l’origine, le réseau des réseaux se présente
sous une forme paradoxale : un univers en escalier dont les paliers seraient suspendus à
un axe sans véritable hiérarchie. Par construction, néanmoins, la centralité et le contrôle
du réseau sont implicites, au nom des principes d’unicité, d’intégrité et de sécurité, souci
principal des agences fédérales américaines qui le gèrent. Mais l’internet est aussi
fondamentalement distribué, interopérable, donc vecteur d’autonomie pour ceux qui
veulent s’affranchir des régimes de communication en place. On parle alors d’un espace
unique de liberté, voire d’une utopie libertaire.
L’internet se démultiplie, dès le début des années quatre-vingt-dix, avec la
généralisation du web, c’est-à-dire des contenus en ligne, et de leur accès libre par
moteur de recherche et par un système d’identifiant à vocation universelle, celui des
noms de domaine. Cette tour de Babel moderne a engendré une spirale d’anticipation et
de sidération suscitant une bulle marchande non maîtrisée. Or, la présentation et la
dénomination sur l’internet, c’est-à-dire le pouvoir de publier et de nommer sur la toile,
comportaient une dimension sociétale, éthique et culturelle créant des droits et des
contrats nouveaux. Aujourd’hui, le phénomène s’accentue, entraîné dans un processus
d’actualisation apparemment sans fin, prêt à épuiser toutes les virtualités du protocole :
nouvelle norme Ipv6 aux nombres quasi infinis, metadata, grid, communications
spatiales, etc. Mais en dépit de la profusion des lois et des textes portant sur l’un ou
2. Voir en particulier : « La gouvernance d’internet », numéro spécial des Cahiers du Numérique, sous
la direction de Massit-Follea (Françoise) et Delmas (Richard), Paris, Éd. Hermès, vol. 2, 2002.
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supervise l’ensemble du dispositif internet par une série de contrats passés avec le
Department of Commerce (DOC). Ces contrats, regroupés sous la forme d’un Memo-
randum of Understanding ont été prolongés jusqu’à l’échéance d’octobre 2006 3.
En parallèle, l’infrastructure physique des réseaux, initialement portée par les
agences américaines, les universités et centres de recherche impliqués de par le monde,
a été progressivement relayée par l’industrie informatique et des télécommunications et
par les fournisseurs d’accès et de services. Le régime qui s’est mis en place progressi-
vement est celui d’une régulation souple, d’une liberté surveillée, car il faut, en effet, être
accrédité auprès des organismes qui distribuent les adresses IP, les registres régionaux
d’adresses (RIR) et auprès de l’ICANN pour entrer dans le jeu de l’internet. Il faut noter
que les RIRs souhaitent désormais renforcer leur coopération à travers une structure
commune, organisation de ressource des nombres (NRO), distincte de l’ICANN.
L’administration Clinton a souhaité transférer la gestion du système internet vers le
secteur privé, en 1997. Il s’agissait pour elle de se désengager de la responsabilité de la
gestion globale et de mettre un terme à un monopole de fait, celui du système des noms
de domaine génériques (le <.com >, entre autres).
Deux principes implicites ont guidé l’approche : d’une part, la reconnaissance de la
fonction unique de commutation et d’interopérabilité de l’internet à l’échelle mondiale ;
d’autre part, la nécessité d’assurer la stabilité du système de façon pérenne. Ces deux
exigences fondent le dispositif de l’ICANN qui repose sur trois piliers : le système de
noms de domaine (DNS), l’allocation des adresses IP par des registres régionaux et le
consortium des treize serveurs de routage qui sont encore administrés et financés sur une
base volontaire, essentiellement par des agences ou universités américaines (seulement
deux serveurs de routage sont basés en Europe, à Londres et à Stockholm).
Cependant, du point de vue des règles applicables au niveau de l’ICANN, on est
guidé depuis quelques années par une logique commerciale et de concurrence qui n’a pas
pris en compte les ajustements nécessaires à la mutation en cours au plan juridique et
réglementaire. C’est ainsi que le système de résolution des litiges en ligne pour les noms
3. http ://www2.eps.gov/spg/DOC/NOAA/AGAMD/Reference-Number-NTIA909-3-
0050CH/SynopsisP.html et http ://www.icann.org.
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à l’imaginaire instrumentalisé où l’artifice technique déploie un ordre qui lui est propre,
sans ascèse et sans éthique. Comme le dit Marc Guillaume, « les réseaux de communi-
cation font violence aux territoires » 4 et plaquent une représentation du monde technique
sur le monde réel physique et humain.
4. Guillaume (Marc), L’empire des réseaux, Paris, Éd. Descartes & Co, 1999.
5. Bridel (Pascal) éd., L’invention dans les sciences humaines, Hommage à Giovanni Busino, Labor et
Fides, avril 2004.
6. Voir : http ://www.foruminternet.org/
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décision. Un groupe de haut niveau sur la gouvernance de l’internet se réunit au niveau
communautaire depuis le début de l’année. Du point de vue des politiques européennes,
l’enjeu est bien d’assurer le respect des principes de droit, national et communautaire,
mais aussi celui d’une représentation équilibrée des intérêts en cause, tant du point de vue
social, industriel, académique que culturel et linguistique. De plus, un comité consultatif
des gouvernements (GAC) a été nommé auprès de l’ICANN afin de faire valoir les
objectifs des politiques publiques et ceux de la communauté internationale des États. La
Commission européenne assure le secrétariat de ce comité depuis l’année 2003.
À l’évidence les débats en cours interrogent les compétences normatives de
l’ICANN qui doivent être mises en perspective. Quelle est l’autorité ultime qui fonde les
pouvoirs d’un tel organisme ? Le droit des marques et celui de la propriété intellectuelle
relève de la compétence de l’OMPI. Et ce sont les droits nationaux qui s’appliquent pour
la sécurité des données et la confidentialité. Le droit lié aux infrastructures de
télécommunication est sous l’égide de l’UIT, celui lié aux échanges sous l’égide de
l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Par exemple, au niveau de l’OMC, on
peut considérer que l’Accord sur les télécommunications de base s’applique à l’accès et
au recours au réseau internet lorsque celui-ci est défini dans le système réglementaire
d’un pays comme un service ou un réseau public de transport de télécommunications au
sein de cet Accord. Mais l’application générale de cet Accord dépend du fait de savoir
si certains services liés à l’internet (dont le commerce électronique) peuvent être
considérés comme des réseaux publics transporteurs de télécommunications.
Dans un contexte de droit international, on peut affirmer que les règles actuelles de
gestion de l’internet, reflet de la tutelle effective des autorités américaines sur le
dispositif, atteignent aujourd’hui leurs limites. Les tensions dues aux relations d’in-
fluence entre systèmes juridiques et politiques distincts s’accroissent. Les multiples
tentatives de régulation et d’autorégulation démontrent que l’internet aura besoin
désormais d’un épicentre de décisions au plan mondial, transparent, équitable et
représentatif des intérêts en jeu, notamment de ceux de la communauté internationale des
États. À ce niveau, l’acquis communautaire dans sa dimension de sécurité juridique, les
notions de services d’intérêt économique général et, maintenant, la Charte des droits
fondamentaux de l’Union européenne pourraient être des guides dans la réflexion sur la
gouvernance de l’internet de demain.
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là encore, d’appréhender la dimension de contractualisation du droit international sous le
déploiement de la common law. La notion de « trust » est essentielle à la compréhension
des mécanismes actuels de gestion articulés autour de l’ICANN. Cette notion explorée
par Locke dans son Traité du gouvernement civil s’applique au contrat dit vertical
révisable à tout moment, modèle avant la lettre de co-régulation.
Cet argumentaire efficace fait peu de cas des agencements de la sociabilité ordinaire,
du quotidien et de l’intériorité de la réception, des procédures de contractualisation et
aussi de la qualité du débat collectif, au sens d’Habermas, qui devrait fonder le processus
de création des normes à l’échelle d’une nation ou d’un espace géopolitique. En
privilégiant le couple du technique et du politique, on fait de l’internet une « fiction
instituante », selon l’expression de Lucien Sfez 9, centre du monde et des sociétés. Et cet
artifice nous plonge dans l’idéologie. Quelles seraient alors les formes de gouvernance
et de nouveau contrat social qui s’appuieraient sur un dispositif technique comme
l’internet ? Au siècle des Lumières, Rousseau formulait la problématique comme suit :
« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la
personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse
pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ».
On pourrait trouver une application de la recherche de consensus ouvert dans la
volonté initiale de l’ICANN de gérer de façon paritaire l’internet avec la communauté
« at large ». Cependant, à ce stade, l’ICANN n’a pas encore réussi à formuler
précisément le problème général de la gouvernance, ce que ses instances appellent
« global policy ». Les solutions n’ont pas suivi faute d’avoir pu passer au stade d’une
théorisation suffisante de la demande. On y retrouve simplement la fonction d’affliction
relevée par Alexis Philonenko 10 dans le contrat social de Rousseau. Dans l’idéal perdu
du respect de la parité entre l’offre et la demande, souci d’équilibre démocratique, la
gouvernance mise en œuvre depuis 1998 par l’ICANN réalise un compromis qui laisse au
bout du compte le libre jeu aux intérêts les plus proches du DNS.
8. Lessig (Lawrence), Code and Other Laws of Cyberspace, Basic Books, 1999.
9. Sfez (Lucien), Technique et idéologie, Paris, Seuil, 2002.
10. Chatelet (F.), Duhamel (O.), Pisier (E.), Dictionnaire des œuvres politiques, article sur Rousseau,
Paris, PUF, 1986.
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nommer le monde qui ressort des écoles du nominalisme philosophique de Dun Scott et
Guillaume d’Ockham au Moyen Âge rejoint, par certains côtés, le libéralisme contem-
porain. La seule réalité hors du langage est celle des individus et non de la société. Ainsi,
l’internet induit une signalétique arbitraire et un bassin sémantique unilingue qui se sont
progressivement mis en place pour baliser le web.
De plus, le système DNS a donné lieu à un marché spéculatif et à l’acquisition de
droits liés à la propriété intellectuelle, garantis par un système de résolution des litiges
en ligne. Ce modèle devrait s’étendre à la protection des noms des organismes
internationaux gouvernementaux et aux noms de pays par le processus OMPI II. Dans
cette voie il conviendrait d’analyser finement les fonctions exercées par les organismes
et associations en charge de la propriété intellectuelle et du droit des marques au sein de
l’ICANN et des instances d’arbitrage. La position de l’OMPI dans le domaine a, jusqu’à
présent, été prudente, évitant de mettre en avant des compétences qui lui ont été
attribuées par traité.
La dernière approche à poursuivre serait celle d’une « taxonomie » des services et
des usages de l’internet avec une ouverture sur les modes d’appropriation au sein des
communautés concernées à l’échelle nationale, régionale et internationale. On pourrait
aussi ouvrir le champ de réflexion sur les modèles d’indexation, les moteurs de
recherche, les méta données, les gisements de savoir, le multilinguisme. La thématique
permettrait d’articuler une réflexion de type géographique sur les territoires de l’internet
à celle de la mise en place de plates-formes technologiques sur un espace déterminé.
L’exploration de ces trois axes pourrait permettre une réelle mise en perspective des
problématiques actuelles, prémisses d’une épistémologie des disciplines de l’internet de
nature à poser les bases d’un « nouveau contrat entre technique et politique ».
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* *
11. Guichard (Éric), Mesures de l’internet, Paris, Éditions Les Canadiens en Europe, 2004.
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gouvernance de l’internet est certainement à construire selon un équilibre nouveau, dans
une pluralité d’approches et de règles de nature à fonder durablement un monde commun
et partagé entre acteurs et usagers de l’internet.