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« You see, the masters are quite sure that they are
right in what they are doing. That is the crowning
absurdity of the whole situation. »
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Jack London, The Iron Heel (1908), chap. IV,
« Slaves of the machine ».
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du côté de ceux qui estiment ses critiques excessives, voire malintentionnées,
que du côté de ceux qui jugent au contraire la position de Chomsky sinon
ambiguë du moins incomplète, négligeant le « lobby juif américain » ou impu-
tant aux États-Unis ce qui devrait l’être au seul État d’Israël – que lui ont
souvent values, de façon générale, son franc-parler et sa prose dérangeante sur
la plupart de ses autres sujets de réflexion. On remarque que le jeune Chomsky,
manifestement doué, rédige à l’âge de dix ans un article sur la guerre civile
espagnole. Cette dernière demeurera pour lui une référence constante, un
exemple de mouvement social spontané proche des vues plus ou moins
anarcho-syndicalistes de ses auteurs de prédilection (Bertrand Russel avant
tout, dont une grande photo orne son bureau au Massachussets Institute of Tech-
nology [MIT], Michel Bakounine, Rudolf Rocker, Georges Orwell entre
autres). Ainsi s’expliquent les fréquentes allusions à l’Hommage à la Catalogne 4
1. D’après Robert F. Barsky, le nom de Chomsky serait le huitième sur la liste des
personnes les plus citées de tous les temps, Noam Chomsky. Une voix discordante, Odile
Jacob, 1998, p. 13.
2. Voir « Fragments autobiographiques », in Les Cahiers de L’Herne no 88, 2007,
Noam Chomsky, sous la dir. de Jean Bricmont, rééd. Flammarion, « Champs », 2015,
p. 35 sq.
3. Outre les très nombreux chapitres portant sur la politique étrangère d’Israël dans
des ouvrages n’ayant pas ce thème pour objet exclusif, le livre de référence de Chomsky
sur le sujet est Israël, Palestine, États-Unis : le triangle fatidique (1983, 1999), trad. fr.
Écosociété 2006, préface d’E. Saïd ; v. aussi N. Chomsky & I. Pappé, Palestine, Écoso-
ciété, 2016 et N. Chomsky & G. Achcar, La Poudrière du Moyen-Orient, Fayard, 2007.
4. G. Orwell, Homage to Catalonia (1938), trad. fr. Y. Davet, Gallimard, 1955. Lors
de la guerre d’Espagne, Orwell a combattu dans les rangs du Partido obrero de unificacion
marxista (POUM), il en a tiré l’Hommage à la Catalogne. Chomsky cite souvent ce dernier
ouvrage ainsi que la préface d’Orwell à La ferme des animaux, préface curieusement restée
longtemps à peu près introuvable, excepté dans certaines éditions en anglais (New York,
Harcourt Brace, 1995) ; assez inexplicablement, les éditions françaises les plus courantes
que j’ai pu consulter (y compris la réédition en 10/18 qui comprend des annexes) ne la
reproduisent pas non plus. Il en existe une traduction en ligne : https://www.catallaxia.org/
wiki/George_Orwell:Pr%C3%A9face_in%C3%A9dite_%C3%A0_Animal_Farm. Dans ce
texte remarquable d’une dizaine de pages à peine, Orwell tente de répondre à la question
de savoir pourquoi et comment nous ne nous rendons pas à certaines évidences : la cause
La machine impériale 119
de Georges Orwell dans les écrits de Chomsky : l’insistance sur ce livre mani-
feste l’intérêt qu’il a toujours porté à la guerre d’Espagne et l’admiration – sans
nuance – qu’il porte aux républicains 1. Influencé par Humbolt, Chomsky est
comme on le sait mondialement connu d’abord par les travaux pionniers sur
la linguistique qu’il mène au MIT où il enseignera toute sa vie. Mais, ainsi
qu’il le dit lui-même, il n’y a pas de corrélation intellectuelle à établir entre cet
aspect de son œuvre et ses écrits politiques. Pour des raisons assez profondes
qu’on ne peut discuter ici, il refuse de façon générale de relier l’analyse des
questions sociales à une réflexion présentant un caractère scientifique 2.
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Orwell, cela se comprend aisément s’agissant de la presse anglaise : centralisée et possé-
dée par des riches ayant tout motif d’être malhonnêtes sur certains sujets (toute ressem-
blance avec la presse contemporaine en France pourra être mesurée par la lecture par
exemple du livre – rapide mais instructif – de L. Mauduit, Main basse sur l’information,
Don Quichotte, 2016). Mais il est par ailleurs une forme sinistre de censure [sinister fact
about literary censorship] : en grande partie volontaire, elle découle d’une bonne éducation
qui inculque ce consensus tacite général selon lequel il « ne conviendrait pas » de men-
tionner tel fait particulier [« it wouldn’t do » to mention that particular fact]. Du fait de cette
censure voilée [veiled censorship], quiconque défie l’orthodoxie dominante – il y en a
toujours une – se voit réduit au silence d’une façon étonnamment efficace. Du point de
vue de Chomsky, cette profonde remarque met en évidence une sorte de totalitarisme
« horizontal » et consacre la supériorité d’Animal Farm sur 1984 (où la censure est la
manifestation d’un totalitarisme « classique », résultant de l’action verticale de « Big
Brother »). Le paradoxe est que dans sa préface Orwell donne en exemple de cette
« sinistre » censure volontaire, le fait qu’en Grande-Bretagne il n’était pas convenable –
à l’époque où il rédigeait la préface – de dénoncer le « Big Brother » soviétique, la censure
horizontale venant au secours de ce dernier en quelque sorte.
1. Par exemple dans Comprendre le pouvoir. L’indispensable de Chomsky, Aden, 2006
et Lux éd. 2008, Chomsky fait allusion à la façon très particulière dont a été appliquée
la loi sur la neutralité que Roosevelt a fait voter en 1936 (en vertu de laquelle aucune
aide des États-Unis ne devait être apportée au gouvernement espagnol cependant que
Franco recevait l’aide de Mussolini et d’Hitler) : la compagnie pétrolière Texaco (aujour-
d’hui fusionnée avec Chevron), dirigée par le colonel Thorkild Rieber, pro-nazi notoire,
rompit les contrats conclus avec le gouvernement et livra les nationalistes jusqu’à leur
complète victoire. Il en résulta non seulement que la facture de 6 millions de dollars fut
honorée, mais encore que le monopole espagnol se fournit désormais entièrement auprès
de Texaco (sur cette affaire, v. D. Tierney, FDR and the Spanish Civil War: Neutrality
and Commitment in the Struggle that Divided America, Duke Univ. Press, 2007, p. 68 sq.).
2. Ceci le mettra bien souvent en opposition avec de nombreux courants intellec-
tuels (le marxisme en premier lieu) auxquels il reproche leur abstraction et leur préten-
tion à la scientificité (« Le marxisme ou le freudisme sont des cultes irrationnels. Il s’agit
de théologie […] ils appartiennent à l’histoire des religions organisées », N. Chomsky,
Comprendre le pouvoir, précité, p. 356). Prenant en exemple le problème des « trois corps »
en physique (illustration du problème de la complexité) qui fait que nous sommes inca-
pables de savoir ce qui se passe lorsque trois corps se déplacent simultanément (nul n’est
en mesure, par exemple de prédire ce qui va résulter du tourbillon de la crème dans une
tasse de café), ou encore l’étude neurophysiologique du nématode, ver constitué d’un
120 Denis Alland
Prise dans son ensemble, cette œuvre est considérable (plus de quatre-
vingts ouvrages et mille articles 1) et elle reste imposante même si l’on entend
se concentrer sur la question de l’impérialisme 2 dont il entreprend une critique
que l’on peut classer comme étant de gauche – si l’on tient absolument à ce
pauvre identifiant – anticapitaliste mais pas marxiste, de tendance anarchiste
et surtout anti-libérale – ce qui est un marqueur plus sûr aujourd’hui. En effet
le lien entre la critique du capitalisme pseudo-libéral et la critique de la poli-
tique impériale (américaine en l’occurrence) est essentiel chez lui (comme il
l’avait été auparavant chez Hobson, Hilferding et Lénine 3).
Dans ces conditions, pour extraire des milliers de pages et de références
consacrées par l’auteur à ses analyses de la politique internationale des États-
Unis une image susceptible de révéler à gros traits les contours et les dimen-
sions de leur effrayant impérialisme tel que le restitue Chomsky, il est utile
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d’évoquer d’importantes questions de méthode avant d’aborder certaines des
caractéristiques prêtées à ce dernier, d’examiner de quelles façons il se justifie
et quelles sont ses fins.
L’objet
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proches ou lointains marque le passage du nationalisme au colonialisme et à
l’impérialisme 2 ; le colonialisme, explique-t-il, est la migration d’une partie de
la nation vers des terres vacantes ou peu peuplées, apportant avec elle les droits
de citoyens de la mère patrie ou établissant un gouvernement local en pleine
conformité avec ses institutions et sous son contrôle ; c’est une extension du
nationalisme, une extension territoriale de la nation. Toutefois, il note que peu
de colonies sont demeurées ainsi, presque toutes se sont séparées. Ainsi pour
Hobson la plupart des colonies britanniques relèvent d’un esprit impérialiste
plus que colonialiste car très peu ont formé des souches de colons vivant avec
leurs familles en conformité avec les usages et lois de la métropole. Or la dis-
tinction entre l’authentique colonialisme et l’impérialisme est vitale selon lui si
on considère leurs relations respectives avec la politique intérieure : le colonia-
lisme appellerait la création de démocraties blanches et libres, avec une poli-
tique de fédéralisme informel, comme une sorte de décentralisation, tandis que
l’impérialisme, centralisateur, serait l’antithèse du colonialisme 3. Reste que
Hobson finit par écrire qu’il n’est nul besoin d’ergoter sur le sens moderne du
mot, puisqu’il suffit de constater les faits depuis une soixantaine d’années [il
écrit en 1902] pendant lesquelles certains États européens, l’Angleterre en tête,
ont annexé d’une façon ou d’une autre de vastes portions d’Afrique et d’Asie et
de nombreuses îles dans le Pacifique et ailleurs encore 4. Lénine, très fortement
impressionné, on le sait, par la lecture de Hobson qu’il cite souvent, propose
une définition assez précise de l’impérialisme comme stade monopolistique du
capitalisme. Le capital financier est le résultat de la fusion du capital de grandes
banques monopolistes avec le capital de groupements monopolistes d’industri-
els tendant au partage du monde. Pour Lénine, la politique coloniale en exten-
sion doit se transformer en politique coloniale de la possession de territoires
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extérieure actuelle des États-Unis repose sur la culture coloniale européenne
et américaine, il finit par admettre que c’est là une question de terminologie 4.
Désireux d’éviter les pièges des définitions, il rappelle que Bernard Porter,
historien de l’impérialisme britannique, a mis en garde, à juste titre, contre la
méprise de « l’eau salée », subtil artifice de définition – selon lequel une
conquête ne peut être qualifiée d’impérialiste que si elle a dû traverser une mer
– grâce auquel la conquête par les États-Unis de l’Amérique du Nord présente-
rait l’avantage de n’être pas « impérialiste », précision à laquelle quelques mil-
lions d’Indiens auraient peut-être été sensibles si elle avait pu leur être
exposée 5.
Impérialisme « des États-Unis », caractère inconvenant de sa dénonciation et
« antiaméricanisme » – Un des moyens de se débarrasser de la très pénible
impression que fait peser sur le lecteur ce que l’auteur lui montre de la poli-
tique extérieure des États-Unis est de juger que sa dénonciation traduit un
sentiment « anti-américain », si ce n’est un « antiaméricanisme » viscéral. Le
phénomène n’est pas rare dans les relations humaines : qui consacre tant
d’énergie à souligner les tares chez autrui ne ferait que révéler les siennes
propres. Illustration du syndrome de « l’ignorance volontaire » cher à Orwell 6,
la franchise et la netteté de la prose de Chomsky lui ont attiré bien des griefs,
surtout de la part de ceux dont il étale les turpitudes infinies et de la part de
l’intelligentsia qui leur est inféodée. Il dit et écrit ce qu’il ne « convient pas »
de dire ou d’écrire. Par exemple, « il ne sied pas » de comparer les dégâts provo-
qués par l’attaque aux missiles menée par Clinton contre une usine pharma-
ceutique au Soudan en 1998 et ceux des attentats du 11 septembre 2001
contre le World Trade Center 1. Inconvenant. Que ce soit pour le louanger ou,
plus souvent, pour le critiquer, on dit souvent de Chomsky qu’il est « radical »,
radicalement antiaméricain (presque un traître à sa patrie) : on veut souligner
de la sorte qu’il exprime des opinions (trop) tranchées et sans nuance (sous-
entendu : « excessives » ; en ces domaines parler des excès est excessif).
Chomsky a répondu à ce grief d’« antiaméricanisme » que cette expression
étrange, outre qu’elle n’est pas adaptée s’il s’agit de ne l’appliquer qu’à l’Amé-
rique du Nord (on ne peut nier en effet que son œuvre, si largement dédiée à
la défense des peuples d’Amérique latine, ne saurait en ce sens être « antiaméri-
caine »), est d’essence totalitaire. Sauf à confondre, précisément, le peuple et
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ses élites dirigeantes, la critique de la politique suivie par ces dernières ne vise
évidemment pas celui-là.
Chomsky rejoint ici le point de vue adopté par Howard Zinn selon lequel
l’histoire transmise, celle des manuels scolaires, est exclusivement celle des
conquérants, des gouvernants, des diplomates, des dirigeants, comme si ces
poignées de puissants incarnaient la nation à eux seuls ; pour Kissinger par
exemple, l’histoire est la mémoire des États. Non, la mémoire des États n’est
pas celle des peuples. Elle l’est d’autant moins que ce qui pèse dans « l’État »,
n’en déplaise aux définitions traditionnelles, est une oligarchie métissée de
hauts responsables politiques et de puissants groupes privés. Zinn a inlassable-
ment reconstruit une histoire des États-Unis démystifiée, une histoire où l’on
cesse d’opposer le mythe du nord abolitionniste et du sud esclavagiste, où l’on
tourne le projecteur vers le point de vue des Arawaks, des esclaves, des Chero-
kees, des Irlandais de New York, des ateliers textiles de Lowell, des Cubains,
des soldats noirs, des femmes, des fermiers du sud, etc. 2. De surcroît,
Chomsky fait remarquer qu’il ne viendrait à l’esprit de personne de reprocher
à qui critiquerait la politique de M. Berlusconi (par exemple) d’être « anti-
italien » et trouve curieux que le décrédibilisant « antiaméricanisme » ait si faci-
lement acquis droit de cité. Enfin, Chomsky n’ignore évidemment pas qu’il
est d’autres pratiques impériales que celle des États-Unis 3. Il a consacré son
attention de façon presque exclusive à l’impérialisme de ces derniers car s’il
existe une chance que ses critiques aient un effet ou une résonance d’une façon
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« The records » – Chomsky répète volontiers qu’il n’a d’autre ambition que
de mettre son lecteur face à des faits, qu’il entend « seulement » les lui sou-
mettre tout en lui laissant le soin et la liberté (cela va sans dire) d’en tirer les
conclusions qu’il souhaite. Il met en application un procédé d’exposition qui
repose très largement – en exceptant les nombreux ouvrages et études auxquels
il fait référence (ce que nous appelons la littérature « secondaire ») – sur
l’exploitation de documents (sources « primaires »). Ceux-ci sont, en gros
composé de deux masses.
La première est la documentation officielle. Quoi de mieux en effet que de
se référer à ce que disent les acteurs eux-mêmes, tant quand ils disent la vérité
que quand ils tentent de la dissimuler ? Il faut rendre un hommage appuyé à
l’auteur pour le travail énorme de dépouillement de sources officielles déclassi-
fiées ou ayant « fuité » : les Pentagon papers émanant du département de la
Défense, les documents publiés par l’OTAN, le site de l’American Public Health
Association, et surtout le site proprement inépuisable du Department of State,
dont la section Foreign Relations of the United States, Diplomatic papers fournit
au chercheur opiniâtre qu’il est toutes les expressions les plus manifestes des
visées impérialistes par ceux-là mêmes en charge des affaires. Quiconque a un peu
fouillé dans les Pentagon papers 3 ou les documents du Département d’État 4
peut se rendre compte de la masse de travail que représente leur exploitation.
1. Ainsi aux États-Unis dans les années 1980 il était de bon ton de dénoncer les
atrocités de l’Union soviétique et son occupation de l’Afghanistan, mais ces dénoncia-
tions n’ont eu évidemment aucun effet sur la politique de l’URSS.
2. « [T]out ce qu’on dit devrait pouvoir s’insérer entre deux pauses publicitaires [si
un invité] veut expliquer, en trois phrases, que la Chine est un État totalitaire, il peut le
faire. S’il veut expliquer que les États-Unis sont le plus grand pays terroriste du monde
[…] on aura l’impression qu’il débarque de Neptune, car il n’aura pas disposé des cinq
minutes dont il aurait eu besoin pour étayer son affirmation », L’Occident terroriste,
précité, p. 40.
3. https://www.mtholyoke.edu/acad/intrel/pentagon/pent1.html
4. https://history.state.gov/historicaldocuments
La machine impériale 125
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ment d’État. On pourrait se demander pourquoi un auteur qui a consacré tant
d’ouvrages et d’articles à dénoncer les mensonges et la propagande diffusés
par cette presse y fait constamment référence. L’explication est simple : si
l’établissement des faits dûment documentés est premier, la façon dont on en
rend compte ou bien dont on les tait est tout aussi révélatrice. Non seulement
révélatrice mais essentielle. Nous touchons là à un aspect important de l’œuvre
de Chomsky sur lequel il n’est pas possible d’insister ici, à savoir le lien existant
entre la propagande et la démocratie (américaine tout particulièrement, mais
pas exclusivement) 3. Citant en exemple le livre (étonnant de franchise)
d’Edward Bernays 4, notre auteur constate qu’il est contraire au fonctionne-
ment des démocraties d’imposer les politiques par la force et la violence en leur
1. Étant donné qu’il est impossible, sauf exception, de reproduire ici ces sources en
note, il suffira à qui le souhaite d’y remonter par les références précises que je donne
aux ouvrages de Chomsky.
2. En effet, les mêmes textes sont repris, souvent partiellement, dans des éditions
différentes, il peut en résulter un effet de répétition ; ensuite, dans certaines éditions
(souvent lorsqu’elles prennent la forme d’opuscules) les textes sont assortis de très peu
de références, de sorte que les preuves paraissent manquer à des affirmations tant que
l’on n’a pas eu accès aux ouvrages les plus fouillés. Cette impression est vite corrigée dès
que l’on progresse dans les lectures avec, essentiellement pour ce qui est de notre sujet :
a) Économie politique des droits de l’homme, b) Pirates et empereurs, c) Dominer le monde ou
sauver la planète ?, d) Le Nouvel Humanisme militaire ; de plus, sans doute pour éviter de
donner au livre des dimensions dissuasives et diminuer les frais de traduction, les
600 pages de Comprendre le pouvoir renvoient à des centaines de pages de très précieuses
notes détaillées non insérées dans le volume mais disponibles sur un site internet :
www.understandingpower.com.
3. On citera d’abord un des best sellers de l’auteur : N. Chomsky & E. Hermann,
La Fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie (1998), Agone,
2008, puis N. Chomsky & R.W. MacChesney, Propagande, médias et démocratie (1997),
Écosociété, 2005, N. Chomsky, Necessary Illusions Thought Control in Democratic Societies,
Anansi, 1989 et enfin N. Chomsky, De la propagande (2001), Fayard, 2002.
4. Edward Bernays (1891-1995), Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démo-
cratie (1928), trad. fr. O. Bonis, Zone-La Découverte, 2007, p. 1 : « La manipulation
consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle
important dans une société démocratique » ; il est le fils d’Anna Freud, la sœur de
126 Denis Alland
propre sein (à l’étranger c’est tout le contraire), Chomsky montre le lien essen-
tiel qui unit consentement, propagande et politique : « La propagande est à la
démocratie ce que la violence est au totalitarisme 1. » La démocratie dépendant
du consentement, c’est sur ce dernier qu’il convient d’agir, tâche d’autant plus
urgente et importante que la liberté d’expression est largement entendue 2. Dès
lors, les très nombreuses références qui sont faites à la presse sont un indicateur
de la façon dont l’impérialisme est travesti en vue de fabriquer l’opinion et du
plus ou moins grand succès de la propagande.
Cet aspect de méthode, qui consiste à faire parler des documents vérifiables
et incontestables et à les confronter à ce qui en est livré à l’opinion publique
donne aux écrits de Chomsky un poids tout particulier et une grande force de
Sigmund, son oncle par conséquent. On dit de lui qu’il est the father of spin, le fondateur
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des « relations publiques », l’ingénieur de la « fabrication du consentement », celui qui fait
acheter ou consommer des produits en les associant à des biens désirables (la santé, la
beauté, la force, la liberté, la richesse). C’est l’homme qui a littéralement inventé le petit
déjeuner œufs-bacon et a fait fumer les femmes en associant la cigarette à leur émancipa-
tion – extraordinaire : « torches of freedom », v. le documentaire d’Arte https://www.youtube.
com/watch?v=FPbxJV4QKso – signaux déjà assez fâcheux, probablement, en termes de
santé publique quoique cette dernière ait été sollicitée dans les publicités à grand renfort
de blouses blanches, lunettes d’écaille et slogans de docteurs tabagiques ; la plupart des
grandes entreprises américaines ont utilisé ses services. Mais l’activité de Bernays ne s’est
pas limitée à cela : le gouvernement lui a confié la tâche de préparer (formater) l’opinion
publique sur le danger de la conquête du monde par le communisme, principalement
en vue du coup d’État au Guatemala fomenté par les États-Unis et opéré en 1954 par
la CIA pour renverser le gouvernement démocratiquement élu de Jacobo Arbenz parce
que ce dernier menaçait entre autres les intérêts de la United Fruit, N. Chomsky, Les
Dessous de la politique de l’oncle Sam, EPO, 1996, p. 53 sq. et La Doctrine des bonnes
intentions, précité p. 114. En vue de l’élection d’Hitler, les nazis – et notamment Goeb-
bels dès 1932 – se sont beaucoup inspirés de Bernays (S. Tchakhotine, Le Viol des foules,
1992, Gallimard, « Tel », p. 330) : quoique, évidemment, peu attachés aux principes
démocratiques, ils savaient que ces derniers demeuraient la clef de leur accès au pouvoir
et ont bien vu tout l’intérêt de la « fabrication du consentement ». Œufs-bacon ou péril
communiste, il n’y a guère de différence entre propagande politique et publicité, selon
la très profonde remarque de Chomsky : elles ont la même fonction, qui est de faire faire
aux gens autre chose que ce que leur aurait commandé leur mouvement spontané (elles
sont donc, de ce point de vue, anti-libérales). Les sommes et l’énergie dépensées en
propagande et en publicité seraient autrement parfaitement inutiles. Ainsi la propagande
oriente et fausse les choix politiques tout comme la publicité oriente et fausse le marché
libre (qui n’existe pas de toute façon) en amenant le consommateur à acheter ce qu’il eût
autrement délaissé : « dominées par l’industrie des relations publiques […] les techniques
utilisées pour nuire au marché le sont aussi pour nuire à la démocratie », L’Occident
terroriste, précité, p. 53-54.
1. N. Chomsky, Un monde complètement surréel, Lux éd. 2004, p. 82.
2. Ce qui, selon Chomsky est incontestablement le cas aux États-Unis, contraire-
ment à la France « où il n’existe pas la moindre petite trace d’une tradition de défense
de la liberté d’expression » (N. Chomsky, Comprendre le pouvoir. L’indispensable de
Chomsky, Aden, 2006 et Lux éd. 2008, p. 421) ; la remarque est un peu dure pour les
lecteurs de Voltaire mais assez parlante, hélas, pour l’observateur atterré par les récentes
initiatives relatives aux fake news.
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entend évidemment convaincre.
Le style ? – Il peut sembler vain d’accorder au titre des méthodes une quel-
conque attention au style de Chomsky alors qu’il professe un certain mépris
pour la belle phrase, l’effet de style ou la figure de rhétorique et se juge lui-
même piètre orateur. Pourtant, on ne saurait passer sous silence l’humour
caustique avec lequel il présente très souvent ses analyses. Il prend son lecteur
à contre-pied, ce qui produit un sain effet déstabilisateur, obligeant à envisager
une situation sous un angle différent. Ainsi à propos des sanctions contre l’Irak
au début des années 1990 qui reviennent, dit-il, à « punir Saddam de ses crimes
en écrasant ses victimes et en renforçant leur bourreau » : « En vertu de la
même logique, si un criminel détourne un autobus scolaire, il faut faire sauter
le véhicule, tuer tous ses passagers, épargner et récompenser le preneur
d’otages, et nous justifier en faisant valoir que tout est sa faute 1. » De même à
propos de l’argument interventionniste selon lequel « on ne peut pas rester les
bras croisés » dans l’affaire du Kosovo : « Imaginez que vous êtes témoin d’un
crime dans la rue et que vous pensez que vous ne pouvez pas rester là à ne
rien faire ; vous ramassez alors un fusil d’assaut et tuez tous les participants, le
criminel, la victime, les passants. Doit-on comprendre que telle est la réponse
rationnelle et morale selon le principe énoncé par Tony Blair 1 ? » Remettre les
choses et les événements dans l’ordre par rapport aux présentations inversées
de médias à la botte est une constante chez notre auteur. Ainsi en va-t-il,
pour rester sur l’exemple du Kosovo, de la justification rétrospective des très
condamnables et trop peu condamnés bombardements de l’OTAN. On nous
explique que le recours à la force a permis aux Albanais du Kosovo de rentrer
chez eux : l’argument prend tout son poids si l’on considère le fait que presque
tous avaient été chassés de chez eux par ces bombardements 2.
Chomsky sait aussi être sarcastique, par exemple lorsqu’il qualifie la
Harvard International Law Review de « dangereuse revue d’extrême gauche 3 »
ou lorsqu’il commente presque jubilatoirement sur trois pages une formule du
New York Times à propos des élections de 1990 au Nicaragua où les sandinistes
ont perdu face à une candidate soutenue par les États-Unis, formule selon
laquelle les Américains sont « unis dans la joie » à l’annonce de ce résultat 4.
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Certes – on ne s’en étonnera pas compte tenu de la gravité des sujets abordés
et de l’énormité des horreurs dénoncées – cet humour est souvent grinçant et
les formules sont autant de flèches qui font mal. À propos d’épurations et de
massacres Chomsky écrit que les États-Unis ne procèdent pas à des épurations
ethniques « puisque n’importe quel peuple fait l’affaire », il serait selon lui plus
juste de parler d’« épuration œcuménique » 5. Sur le mépris jamais démenti des
élites américaines vis-à-vis du massacre des Indiens : « Si la Lutwaffe décidait
de nommer ses hélicoptères d’attaque “Juif” ou “Tsigane” ou si l’équipe de
football universitaire championne d’Allemagne décidait de s’appeler “les
Youpins de Munich”, il y aurait des mouvements de désapprobation […]
combien trouve-t-on d’Apaches ou de Comanches [noms attribués à des héli-
coptères de l’armée américaine] dans le pays qui était le leur dans le passé avec
probablement 10 millions d’indigènes avant les opérations d’“épuration
ethnique” ainsi célébrées de cette façon macabre ; ou encore combien reste-
t-il de lanceurs de tomahawks [hache de guerre des Indiens d’Amérique du
Nord, dont le nom a été attribué à un missile de croisière] 6 » ? Pourtant rien
n’est plus éloigné de notre auteur que la légèreté, sans doute faut-il com-
prendre ces saillies comme des piques, des armes contre ces générations suc-
cessives d’élites impitoyables et contre l’opinion dominante qu’endorment des
médias distillant dans la cornue humanitaire les motivations officielles des
interventions des États-Unis – armées ou non 1.
Permanence
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Comme l’a exprimé Chomsky dans une des innombrables conférences qu’il
a prononcées, traiter de l’impérialisme américain équivaut à parler du caractère
triangulaire des triangles. En d’autres termes, c’est toute l’histoire des États-
Unis qu’il faut relire puisque, selon lui, elle se confond purement et simple-
ment avec l’histoire d’un impérialisme 2. Remarquable continuité de George
les Européens se sont toujours traités les uns les autres avec cette merveilleuse sollicitude
et ont tenté avec acharnement “depuis des siècles et des siècles” de transmettre leur
message de non-violence, de tolérance et d’amour », De la guerre comme politique étrangère
des États-Unis, précité p. 123.
1. V. infra, III.
2. Ce point de vue est notamment partagé par H. Zinn dans son Histoire populaire,
précitée, où il réfute toute distinction dans les élites entre ceux qui seraient impérialistes
et ceux qui ne le seraient pas, tous l’étant selon lui (p. 93). Une anecdote au soutien de
la permanence : Théodore Roosevelt, que le président Clinton aimait à prendre pour
modèle et référence (autre indice de continuité remarquable ?), considéré par Chomsky
comme raciste fanatique et chauvin qui a massacré ces centaines de milliers de Philippins
(Le Nouvel Humanisme militaire, précité, p. 140), jugement qui n’a hélas rien « d’exces-
sif » mais affaire absolument gommée, il faut bien le dire, dans la notice qui lui est
consacrée dans P. S. Boyer (ed.), The Oxford Companion to United States History, Oxford
UP, 2001, p. 676 sq.) a été honoré du prix Nobel de la paix, ce que ladite notice ne
manque pas de rappeler. Prix « George Orwell » ne serait-il pas plus juste en certains
cas ? Même prix pour Barack Obama [la grande réussite diplomatique qu’il accomplit
avec d’autres en mettant au point l’accord avec l’Iran en 2015 doit lui être reconnue
sans nul doute mais, postérieure au Nobel, ne saurait lui être comptabilisée à ce titre :
deux jours après qu’on lui eût décerné le prix, le Pentagone annonçait l’accélération de
la livraison des « bombes 13 tonnes » (N. Chomsky, Futurs proches, précité, p. 244), série
de la fameuse « mère de toutes les bombes », http://www.opex360.com/2011/11/16/des-
bombes-de-plus-de-13-tonnes-pour-lus-air-force/ ; sous son mandat la hausse des
dépenses militaires a été considérable, il a sollicité le Congrès pour 13 milliards de dollars
pour l’Irak et l’Afghanistan (Futurs proches, précité p. 84) et les frappes de drones se sont
également intensifiées (N. Chomsky, Autopsie des terrorismes. Les attentats du 11 septembre
et l’ordre mondial Agone, 201, p. 14)], Jimmy Carter, Yitzhak Rabin, Yasser Arafat, F.W.
de Klerk, H. Kissinger, etc. Le ciel nous préserve des Nobels de la paix ! Il est vrai que
l’ouvrage très documenté de H. K. Beale, Theodore Roosevelt and the Rise of America to
130 Denis Alland
Washington parlant du pays qui émerge comme d’un nascent empire en passant
par John Quincy Adams, Woodrow Wilson, Ronald Reagan, Jimmy Carter et
les Bush jusqu’à Barack Obama soutenant le dictateur Moubarak 1, reconnais-
sant avec empressement le coup d’État militaire au Honduras et ayant indirec-
tement soutenu le coup d’État de 2012 au Paraguay 2. Depuis la guerre avec le
Mexique (en 1846 les États-Unis s’emparent de la moitié du territoire mexicain
devenant Nouveau-Mexique, Colorado, Utah, Californie, Nevada), puis avec
l’Espagne qui a permis aux États Unis de s’approprier Cuba, Hawaï, Porto
Rico, Guam, les horreurs massives aux Philippines, les planifications impériales
ourdies durant la Seconde Guerre mondiale en passant par l’ouverture forcée
du Japon, la politique de la porte ouverte en Chine, les révolutions en Colom-
bie, l’invention de l’État indépendant du Panama pour permettre la construc-
tion et ensuite le contrôle du canal… la vue est partout la même. Permanence.
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Pour dire les choses simplement : dans leur écrasante majorité les élites
américaines ont toujours été impérialistes. En 1898 les rebelles cubains lut-
taient depuis trois ans pour leur indépendance. Les milieux d’affaires se
contentaient d’un libre accès aux marchés extérieurs, fidèles à la doctrine de
la « porte ouverte » (la porte des autres, naturellement, thème dominant du
XXe siècle) et beaucoup n’étaient pas favorables à une intervention américaine.
William Appleman Williams dit que ce débat est présenté comme opposant les
impérialistes (Roosevelt et Lodge) et les anti-impérialistes, mais en réalité tous
World Power (John Hopkins Press, 1965), Collier Books, 1962, sous le chapitre « Roose-
velt and America’s Plunge into World Power », décrit un petit groupe d’hommes de
pouvoir qui ont été capables de faire plonger la nation dans une carrière impérialiste
qu’elle n’aurait jamais explicitement décidé d’embrasser (p. 64). Mais que cette orienta-
tion ait été « explicite », « volontaire » ou non ne change pas grand-chose au bout du
compte.
1. Futur proche, précité, p. 240.
2. Honduras : Futur proche, précité, p. 341 et L’Occident terroriste, précité, p. 94, sur
le Paraguay (simple affirmation) idem, p. 142 mais voir https://reseauinternational.net/
coup-detat-au-paraguay-4-ans-de-devastation-sociale-et-economique-neoliberale/. Même
s’il est trop tôt pour le dire, il y a probablement peu de bouleversements à espérer de
l’actuel président Trump sur ce point. Le cas de Porto Rico, abusivement qualifié de
« dernière colonie américaine » (Le Monde, 28 août 2017, italiques ajoutés) est à lui seul
un bel exemple : comme l’indique sa Constitution, Porto Rico a le statut « d’État libre
associé aux États-Unis ». Or, sauf à résider sur le continent américain, les Portoricains
n’ont pas le droit de voter pour la présidence des États-Unis et ne disposent au Congrès
que d’un seul représentant sans droit de vote ; Porto Rico vit, depuis son rattachement
aux États-Unis, au rythme de la législation votée par le Congrès à son sujet. En 1941,
une base militaire est installée sur l’île portoricaine de Vieques, qui sera quittée en 2001.
Le plus remarquable est sans doute le Jones Act de 1917 qui exige que tous les bateaux
livrant des biens à Porto Rico soient fabriqués aux États-Unis et appartiennent à des
citoyens américains. Il renchérit par ailleurs de 20 % le prix des produits américains
vendus sur l’île ; le statut hybride de Porto Rico ne lui permet pas de se déclarer en
faillite, ni de dévaluer sa monnaie – le dollar américain –, ni de demander l’aide du FMI.
Son incorporation aux États-Unis semble aussi peu probable que son émancipation,
réclamée par le Comité de Décolonisation de l’ONU (v. la « Chronique des faits interna-
tionaux », RGDIP, 1994, p. 190, 2006, p. 897, et 2017, p. 1077 sq.).
La machine impériale 131
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rapport rédigé en 1962 par le secrétaire d’État Dean Rusk intitulé « Quelques
exemples de l’usage de la force armée américaine à l’étranger : 1798-1895 »
qui dénombre pas moins de cent trois opérations en moins de cent ans 3.
L’exemple du Nicaragua est parlant, les États-Unis y interviennent dès 1854,
la marine américaine bombarde et rase San Juan del Norte parce que le Nicara-
gua avait voulu faire payer des taxes à une société américaine (Vanderbuilt) et/
ou pour offense au ministre-résident américain en poste 4. Ce pays a durable-
ment été l’objet d’intenses exactions impériales de la part des États-Unis ; ces
derniers ont fini par être condamnés par la Cour internationale de justice en
1986 – fait sans précédent et sans guère de conséquences 5. Dès lors que
Cet aspect de la politique impérialiste est mis en évidence par notre auteur
à l’aide d’un argument aussi simple et redoutable que l’est la maxime de la
philosophie pratique de Kant commandant d’ériger notre propre conduite en
maxime universelle. Chomsky rappelle à notre mémoire la préface rédigée par
le procureur américain Jackson au Tribunal militaire international de Nurem-
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berg. En substance, ce dernier avait tenu à souligner que si certaines violations
de traités sont des crimes, ce sont des crimes que ce soit les États-Unis ou
l’Allemagne qui les commettent, de sorte que si l’on établit des règles de justice
pénale contre d’autres [que les Alliés vainqueurs], il faut accepter qu’elles
puissent être invoquées contre soi 1. Chomsky utilise ce principe d’évidence à
qualifié d’usage illégal de la force ; 3°) intensification des actions contre les civils ;
4°) pressions exercées – avec succès – sur le gouvernement du Nicaragua pour qu’il
renonce à sa demande de réparation (d’un montant de 17 à 18 milliards de dollars),
Dominer le monde ou sauver la planète ?, précité, p. 139-140, v. encore De la guerre comme
politique étrangère des États-Unis, précité, p. 165 et Pirates et empereurs, précité p. 74, ainsi
que l’aspect « Irangate », H. Zinn, Histoire populaire, précité, p. 657. Qui cherche à
décrypter ce qui se passe au Nicaragua en ce moment (2018) ne doit pas oublier
l’histoire.
1. Autopsie des terrorismes, précité, p. 31. La formule exacte de Jackson (que l’on
retrouve en ligne) est : « The United States contended that the criminal character of such
acts could not depend on who committed them and that international crimes could only
be defined in broad terms applicable to statesmen of any nation guilty of the proscribed
conduct » (http://avalon.law.yale.edu//imt/jack_preface.asp). Par ailleurs, dans son exposé
introductif le même procureur avait écrit : « Il ne nous faudra jamais oublier que les faits
sur lesquels nous jugeons ces accusés aujourd’hui, sont ceux mêmes sur lesquels l’His-
toire nous jugera demain. La véritable accusatrice est la civilisation. Dans tous nos pays,
elle est toujours une idée imparfaite et qui cherche sa voie. Elle ne prétend pas que les
États-Unis ou quelque autre pays n’aient rien à voir dans les circonstances qui ont fait
du peuple allemand une victime facile des flatteries et des intimidations des conspirateurs
nazis », Service d’information des crimes de guerre. Le Procès de Nuremberg, Exposés intro-
ductifs, Office français d’édition, 1946, p. 7-44 (en ligne : http://www.cvce.eu/obj/discours_
inaugural_de_robert_h_jackson_nuremberg_21_novembre_1945-fr-9a50a158-f2f7-468b-9613
-b2ba13da7758.html). Le procureur faisait par là une allusion implicite à une politique
américaine durablement pro-hitlérienne (v. infra III). Kelsen n’était pas très loin de la
formule de Jackson lorsque à propos au Tribunal de Nuremberg il reprochait en 1947
de n’avoir pas comporté dans sa composition de représentants des États vaincus et des
États neutres, H. Kelsen, « Will the Judgment in the Nuremberg Trial Constitute a Pre-
cedent in International Law? », ILQ 1947, p. 153-171. À rapprocher de « Les vainqueurs
n’enquêtent pas sur leurs propres crimes », Dominer le monde ou sauver la planète ?,
précité, p. 33.
La machine impériale 133
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donnent assez bien le ton et la force persuasive de cet argument.
L’universalité, nous explique Chomsky, conduit à poser la question sui-
vante : le Nicaragua était-il moralement en droit de bombarder Washington,
New York et Miami en réaction à l’agression terroriste de longue durée qui les
visait ? Les États-Unis coupables (reconnus comme tels par la Cour internatio-
nale de Justice elle-même dans son arrêt de 1986 qui, comme on vient de le
dire, fut superbement ignoré) agissaient en toute impunité. Le Nicaragua
avait-il ce droit ou non ? Sinon pourquoi ? « Cette question n’est posée nulle
part, parce que l’on n’accepte pas le principe d’universalité », dit Chomsky.
Pourtant la situation Nicaragua/États-Unis était infiniment moins trouble que
ne l’était l’implication de l’Afghanistan dans les attentats du 11 septembre
qui, eux, déclenchèrent une campagne de bombardements. L’Afghanistan ne
devrait-il pas aussi avoir le droit de livrer une guerre (juste) aux États-Unis en
recourant à des bombardements et à la terreur ? Sinon pourquoi ? Notre auteur
rappelle que le motif officiel des États-Unis pour le bombardement de l’Afgha-
nistan était de forcer les talibans à livrer des personnes que les États-Unis
soupçonnaient des attentats du 11 septembre. Or il se trouve que dans le même
temps Haïti avait renouvelé leur demande d’extradition d’un certain Emma-
nuel Constant 2 que les États-Unis refusèrent de livrer, craignant qu’il ne révèle
des contacts entre les terroristes d’État à Haïti et leur propre administration.
Par universalisation, Haïti avait-il le droit de bombarder Washington, de tenter
d’enlever ou d’assassiner Emanuel Constant à New York en tuant aussi ses
voisins comme le firent les États-Unis avec Ben Laden ? Sinon pourquoi ? Si
la question est absurde que reste-t-il des critères du recours à la violence par
les dirigeants occidentaux ? Tel est le paradoxe : « On aurait du mal à faire
accepter par quiconque l’idée que le bombardement massif est une riposte
1. N. Chomsky, Les États manqués, Fayard, 2007, 10/18, 2008, p. 116 sq.
2. Chef des forces paramilitaires haïtiennes responsable de milliers d’odieux assassi-
nats d’Haïtiens au début des années 1990 à l’époque où les États-Unis soutenaient la
junte militaire en place.
134 Denis Alland
légitime aux crimes terroristes » ; en effet qui dira qu’il serait légitime de « bom-
barder Washington en réponse à des atrocités terroristes ou que ce serait une
réaction justifiée » 1 ?
De même, le terme de terrorisme au XVIIIe siècle était essentiellement
utilisé pour désigner des actes de violence étatique, il a été étendu au terrorisme
des individus. Il est évident, dit Chomsky, que les principales victimes du terro-
risme international sont Cuba, l’Amérique centrale, le Liban. Seul le refus
d’universalisation permet d’expliquer que lorsque des forces paramilitaires,
formées par la CIA et opérant à partir de bases américaines, commettent des
attentats contre des hôtels à Cuba, coulent des bateaux de pêche, attaquent
des navires russes dans des ports cubains, empoisonnent des récoltes et des
troupeaux et tentent d’assassiner Castro, ce n’est pas du terrorisme 2. « Suppo-
sons », dit notre auteur, que Fidel Castro ait ordonné à ses agents infiltrés aux
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États-Unis d’introduire des germes contagieux dans les régions agricoles pour
empoisonner le bétail et détruire les récoltes, quelle hystérie au Wall Street
Journal et au Times ! Pourtant c’est ce que les États-Unis ont fait à Cuba 3.
Fidèle à la leçon tirée de l’anecdote de Cicéron reprise par saint Augustin,
l’auteur conclut que les actes de l’empereur sont exclus du corpus des actes
terroristes, sans quoi nous serions obligés d’admettre que Cuba puisse envahir
« le Venezuela pour se défendre contre une agression terroriste dans le but d’y
établir un “ordre nouveau” mis en place par des éléments sous son contrôle,
tuant deux cents Américains en poste dans un système de défense antiaérien,
soumettant l’ambassade américaine à de violents bombardements avant de
l’occuper plusieurs jours lors de sa conquête de Caracas en violation d’un
accord de cessez-le-feu. C’est ce qu’a fait Israël au Liban en 1982, mais quelle
aurait été la réaction américaine à ce comportement s’il avait été le fait du
Venezuela 4 » ?
Autre exemple. Commentant le propos de Vaclav Havel sur le Kosovo
selon lequel en substance l’humanité devait jeter un regard émerveillé sur la
première guerre qui n’avait pas été menée au nom d’intérêts nationaux mais
au nom de principes et de valeurs (très estimables, selon lesquelles « il n’est
pas permis de tuer des gens, de les chasser de chez eux, de les torturer et
de confisquer leurs propriétés »), Chomsky approuve évidemment mais à la
condition d’ajouter que tout change si c’est Washington qui l’ordonne : il est
alors permis, voire obligatoire, de contribuer massivement à leur violation, par
exemple au sein de l’OTAN 1. Enfin, que donnerait l’universalisation du com-
portement des États-Unis lors du bombardement déjà évoqué de l’usine phar-
maceutique au Soudan 2 ? Qu’auraient fait les États-Unis si le réseau de Ben
Laden avait fait sauter la moitié des réserves pharmaceutiques américaines et
les installations pour les reconstituer 3 ? Le motif de cette agression – qui n’est
pas sans rappeler quelques récentes opérations de bombardements sur la Syrie
par exemple – était que les usines servaient de lieu de production d’armes
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chimiques à des fins terroristes, ce que l’administration américaine a fini par
reconnaître comme étant une « erreur 4 ».
La part la plus sombre de la politique étrangère américaine (on peut
d’ailleurs s’interroger sur le sens d’une telle expression) est donc entachée de
ce défaut d’universalité. Ce qui est valable pour les faibles n’est pas opposable
aux puissants.
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dégradation sur la même période : il n’y a plus de référence à l’erreur. Mais en toute
hypothèse, comme le souligne Chomsky, on ne dit pas de la famine provoquée par Mao
qui a tué des dizaines de millions de gens que c’était une « erreur », on ne cherche pas à
atténuer son bilan par des raisons personnelles qu’il aurait eues de donner des ordres
conduisant à la famine. V. d’autres exemples dans Autopsie des terrorismes, précité,
p. 33-34.
1. Il ne faut certes pas trop s’emballer sur cette évolution, si l’on considère le Yemen
et la Syrie par exemple.
2. W.E. Burhardt Du Bois, « The African Roots of War », Atlantic Monthly, may
1915 (consultable en ligne). Du Bois expose que presque tous les empires du monde
ont connu leurs pires crises sur le continent africain, de la Grèce à la Grande-Bretagne,
que la conférence de Berlin a découpé les richesses émergentes de l’Afrique entre les
peuples blancs, avant même que cette conférence s’achève, les Allemands ont annexé à
leurs pays une aire aussi large que la moitié de tout l’empire germain en Europe. Les
méthodes : traités mensongers, assassinats, flots de crimes, mutilations, enlèvements,
tortures qui ont marqué la progression des Allemands, des Anglais, des Français et des
Belges sur le continent noir. Pourquoi cela ? Anticipant un thème qui sera développé
plus tard par Michel Clouscard, l’auteur expose que la raison est à rechercher dans les
changements économiques en Europe. L’organisation industrielle a progressivement
remis en question le droit divin d’un petit nombre de déterminer le revenu économique
de chacun et de distribuer les richesses. Le déclin des possibilités d’énormes fortunes
acquises par famines et exploitation sans bornes des plus pauvres et des plus démunis at
home a fait naître le magnifique rêve de l’exploitation à et de l’étranger. De grands mono-
poles commerciaux ont constitué des empires over seas, et la masse des commerçants
nationaux réclament leur part. La théorie de ce « new democratic despotism » doit être
clairement formulée. Le paradoxe est simple : l’ouvrier blanc a été sommé de partager
le butin des chinetoques et des nègres (chinks and niggers) exploités. Ce n’est plus le
prince, l’aristocratie ou les monopoles ni même les classes dirigeantes qui exploitent le
monde, c’est la nation, la nouvelle nation démocratique qui unit le capital et le travail.
C’est elle qui régit le monde, le lien national n’est plus un patriotisme sentimental, la
loyauté ou le respect des ancêtres, c’est la richesse accrue, le pouvoir et le luxe pour
toutes les classes à une échelle jamais vue dans l’histoire. D’où vient cette nouvelle
richesse ? Des nations colorées, Asie et Afrique, Amérique du Sud et Amérique centrale.
3. À soi seul ce sujet appellerait de très amples développements. On veut seulement
faire allusion : 1°) à la destruction des Indiens d’Amérique du Nord, Chomsky note que
lorsque Colomb débarque en Amérique, environ 10 millions vivaient sur l’actuel terri-
La machine impériale 137
toire des États-Unis, en 1900 il en reste 200 000, une part de la destruction revenant
aux colons anglais et à leur remarquable brutalité, L’Occident terroriste, précité, p. 16 ;
sur ce point, voir les données précises dans les abondantes notes correspondant aux
pages 218-221 de Comprendre le pouvoir, précité ; 2°) aux massacres des Philippins dans
une guerre atroce (dont les « détails » ont été révélés notamment par la publication de
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lettres de soldats ayant servi aux Philippines) qui dura trois ans avant d’aboutir au traité
de Paris de 1898 (ratifié à une voix près par le Sénat américain en 1899 malgré l’opposi-
tion virulente de la Ligue anti-impérialiste à laquelle participait activement William
James, v. les pages d’H. Zinn, Une histoire populaire, précité, p. 358-366).
1. Notamment lorsqu’un B-52 lâche sur les Serbes au Kosovo un grand nombre de
bombes à fragmentation, Le Nouvel Humanisme militaire, précité, p. 54.
2. Il faudrait mentionner bien sûr les bombardements du Viet Nam du Sud pour
assurer la protection du gouvernement installé contre sa propre population par les États-
Unis (Guerre en Asie, précité, p. 83 sq.) : fin 1971 3,9 millions de tonnes de bombes ont
été déversées par l’aviation américaine sur le Viet Nam du Sud, soit deux fois le tonnage
de ce que les États-Unis ont lâché sur tous les champs de bataille durant toute la Seconde
Guerre mondiale (Économie politique des droits de l’homme, précité, p. 327) creusant
20 millions de cratères (sans parler des divers produits toxiques et cancérigènes dont les
effets se prolongent de façon effroyable encore de nos jours ; on pourrait s’en souvenir
avant de trop frissonner comme on l’a fait cette année à propos de l’absurde affaire
Skrypal). Il faut mentionner aussi les free fire zones, bombardements aveugles à juste titre
reprochés à l’Axe mais réitérés par les Alliés à Hambourg et Dresde, et par les États-
Unis au Viet Nam. La liste est longue qui, en sautant bien des étapes et sans distinguer
selon les dégâts effectivement causés, nous amène en Irak en 2003, au Yemen depuis
2015, en Syrie en 2018.
3. En 20 ans de 1960 à 1980, avant que ne commence la première et sanglante
croisade (par Reagan) contre le « terrorisme » – la seconde débutera avec Bush au
moment du 11 septembre 2001 (v. infra III) – les États-Unis ont organisé des coups
d’État militaires dans plus de 18 pays d’Amérique latine, N. Chomsky, Un monde complè-
tement surréel, 2e éd. Lux, 2004, p. 57 ; assassinat de P. Lumbumba remplacé par Mobutu
« plus docile » en République Démocratique du Congo ex-Zaïre, du général Schneider
au Chili, attentats contre Castro, etc. (v. le chapitre inspiré d’un titre de Soljenitsyne,
« L’archipel du Pentagone et de la CIA », in Économie politique des droits de l’homme,
précité, p. 63-105 avec les références). Au Brésil dès 1962, quand le président Goulart
entreprit d’imposer des conditions aux investissements étrangers, les États-Unis informés
de la préparation d’un coup d’État prêtèrent appui aux candidats de droite, aux manifes-
tations d’opposition puis à la prise de pouvoir par les généraux, N. Chomsky, L’An 501.
La conquête continue, EPO, 1994, p. 189-191. Le cas de l’Iran est bien connu, son régime
parlementaire entendait récupérer ses ressources pétrolières sous contrôle de l’Anglo-
Iranian « dont les contrats avec l’Iran relevaient de l’extorsion et du vol pur et simple ».
Mossadegh nationalisa, ce qui entraîna un coup d’État en 1953 réalisé par les États-Unis
et la Grande-Bretagne par lequel Mossadegh fut renversé et le régime du shah instauré,
138 Denis Alland
sont assassinés par milliers des opposants, des prêtres, des paysans, des femmes
et des enfants 1. Moyens « moins voyants », disions-nous en songeant au pour-
tant remarquable développement des drones et à la pratique des assassinats
ciblés, dont le nombre n’a jamais été aussi élevé que sous la présidence
d’Obama. Ce qui les rend moins « voyants » est dû aux conditions dans les-
quelles se prennent les décisions et sont exécutées : ni autorisation, ni contrôle,
ni avocat, ni procès 2.
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mort », le bataillon Atlacatl (formé à la J.F. Kennedy Special Warfare School en Caroline
du Nord) célèbre pour ses horreurs et mises en scène de terreur (Amnesty International,
Salvador : Les « Escadrons de la mort », une stratégie gouvernementale », Bull. AI,
décembre 1988, vol. XVIII, no 12, p. 8, disponible en ligne ; v. p.e. – aussi en ligne –
les nombreuses images du massacre du Rio Sumpul, et NYT : https://www.nytimes.com/
1981/06/08/world/slaughter-in-salvador-200-lost-in-border-massacre.html), Pirates et
empereurs, précité, p. 263 sq. Après la chute du mur de Berlin ces mêmes escadrons
assassinèrent six prêtres jésuites à l’université du Salvador ainsi que la gouvernante et sa
fille, L’Occident terroriste, précité, p. 37, L’An 501, précité p. 335 et La Doctrine des bonnes
intentions, précité, p. 41 sq. ; 3°) au Guatemala où massacres, tortures et mutilations ont
accompagné le déploiement de la bienveillance capitaliste (en 1954, 8 000 paysans sont
assassinés en deux mois, contre les syndicalistes de United Fruit et les chefs de villages
amérindiens ; l’ambassade américaine fournit aux tueurs des « listes de communistes »,
la terreur est intensifiée à partir de 1960, 440 villages sont détruits, 100 000 civils tués
ou disparus, L’An 501, précité, p. 201 sq.) ; 4°) au Timor bien entendu, où le 7 décembre
1975, quelque heures à peine après la visite à Djakarta de Kissinger et Gérald Ford,
l’Australie évacue ses ressortissants et l’Indonésie envahit le Timor, 100 000 morts (sur
600 000 habitants !) ; à ce moment, l’aide des États-Unis ne cesse pas mais augmente et
passe à 44,5 millions de dollars entre juillet 1975 et juin 1976 dont 84 % sont acheminés
en décembre. Comme le dit Chomsky, on veut faire croire que l’Indonésie intervient
pour prévenir un massacre (2 à 300 morts) alors que c’est pour perpétrer un massacre
(100 000 morts) avec les armes des États-Unis ; passons sur les intéressantes attitudes
des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France à l’ONU au moment des votes
de résolutions qui appelleraient des commentaires ; l’auteur note que les États-Unis
n’ont pas seulement reconnu la conquête du Timor et ignoré les massacres, il ont aussi
fait pression sur leurs alliés pour qu’ils en fassent autant, l’enjeu étant – entre autres –
la liberté de passage dans le détroit au nord de Timor pour se rendre à leurs bases de
Guam et de Diego Garcia, v. « Timor oriental : un génocide en douce », in Économie
politique des droits de l’homme, précité, p. 151-219.
2. On ne peut que renvoyer au livre saisissant, indispensable et extrêmement docu-
menté de J. Scahill, Le Nouvel Art de la guerre. Dirty Wars, Lux, 2014, qui montre
comment, écartant les divers obstacles juridiques et politiques, MM. Rumsfeld et
Cheney « posent les bases de l’infrastructure qui leur permettra de mener une guerre
d’envergure planétaire sans avoir de comptes à rendre à quiconque », p. 132. Comme
dit Vltchek, « d’un côté c’est un jeu vidéo ; de l’autre, c’est l’horreur des villages anéantis,
des personnes assassinées, des corps mutilés, L’Occident terroriste, précité, p. 154. Quelle
place nos médias accordent-ils à ces pratiques ?
La machine impériale 139
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« Dans un certain sens donc, les tortionnaires des États clients sont des
employés d’IBM, de Citybank, d’Allis Chalmers et des fonctionnaires du gou-
vernement des États-Unis qui jouent leur rôle dans un système planifié qui
fonctionne parfaitement 2. » Les États-Unis fournissent le matériel et le savoir-
faire en matière de torture, de nouvelles aiguilles électriques arrivent par valise
diplomatique en Uruguay, des centres de torture de la CIA sont installés sur le
territoire américain puis, comme on le sait, dans divers États « hôtes » (Pologne,
Roumanie, Lituanie, Afghanistan, Thaïlande) de sorte à éviter que la Conven-
tion des Nations Unies sur la torture (signée et ratifiée par les États-Unis 3) ne
soit brandie devant les juridictions américaines et, par la suite, pour contourner
l’arrêt Boumediene c. Bush rendu par la Cour suprême en juin 2008 imposant
que l’habeas corpus soit applicable aux détenus de Guantanamo 4. Tout cela
laisse, on le comprend, un grand nombre de personnes totalement à l’écart de
toute garantie procédurale et toute place pour des « méthodes dures d’interro-
gatoire » comme l’a reconnu le président Bush lui-même en 2006. Ne cher-
chons pas à trouver une consolation dans l’idée qu’il s’agit d’un passé
lointain et de pratiques obsolètes : outre la récente traduction chez Perrin en
2012 du livre Techniques d’interrogatoire à l’usage de la CIA, la nomination en
1. http://documents.nytimes.com/report-by-the-senzte-armed-service-committee-on
-detainee-treatment#p=72
2. Économie politique des droits de l’homme, précité, p. 15-16. Voir l’exemple de la
torture au Brésil dans L’An 501, précité p. 192. Dans Futur proche précité, Chomsky
consacre un chapitre complet à la question de la torture, p. 321-332, actualisé dans
N. Chomsky, Qui mène le monde ?, précité, p. 47-62.
3. Ils ont assorti, il est vrai, cette ratification d’une réserve aussi longue qu’ambiguë.
4. N. Chomsky montre où en sont les élites américaines en rappelant que le Prési-
dent Obama avait fait déposer un mémoire devant une Cour fédérale dans lequel il
était soutenu que l’arrêt Boumediene de la Cour suprême concernait Guantanamo et par
conséquent ne devait pas être applicable… à Bagram en Afghanistan, où les prisonniers
devraient donc pouvoir être conservés sans limite. Le juge fédéral lui avait donné tort en
décidant d’appliquer la jurisprudence Boumediene à Bagram comme à Guantanamo ;
solide dans ses convictions sur les vertus du système et sa doctrine des droits fondamen-
taux, l’administration d’Obama avait annoncé qu’elle ferait appel de cette décision, Futur
proche, précité, p. 325.
140 Denis Alland
2018 par le Président Trump de Mme Gina Haspel – qui fut responsable de
prisons secrètes où la torture était pratiquée – au poste de directrice de la
CIA témoigne du contraire. « La torture est une pratique courante depuis les
premières années de la conquête du territoire américain, puis du reste du
monde », même si, il est vrai, c’est une activité que les États-Unis ont tendance
à moins pratiquer eux-mêmes mais plutôt de façon déléguée 1.
Création d’« États clients », bourgeoisie compradore – Lorsqu’ils n’ont pas
directement installé les équipes dirigeantes, les États-Unis manient une poli-
tique d’aide qui leur permet de s’assurer de la fidélité des États qui en bénéfi-
cient. L’aide est « humanitaire » (il faudrait ici parler de l’USAID) 2 et surtout
militaire 3. Le « gouvernement client », pour reprendre l’expression de
Chomsky, peut ainsi assurer le rôle de « gendarme des intérêts des États-Unis »,
selon les termes employés, par exemple, dans un rapport du Sénat américain
à propos de l’Iran du shah 4. Une fois de plus, on attendra le fameux « ruisselle-
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ment » comme Vladimir et Estragon attendent Godot car ce sont les élites qui
bénéficient de cette prostitution bien plus que les peuples. « Le but de la puis-
sance impérialiste est de créer une classe de technocrates et une bourgeoisie
coloniale qui collaboreront à l’administration et à l’exploitation du pays 5. » La
technique, des dizaines de fois appliquée en Amérique latine, consiste à
s’appuyer en la corrompant sur une élite fasciste autochtone et cosmopolite,
« dénationalisée » en ce sens qu’elle méprise le peuple et les intérêts de sa nation
(ce n’est pas toujours du côté de ceux qui se soucient de leur patrie que le
danger se trouve, mais bien souvent du côté de ceux qui, au service d’un capital
apatride, nient des attachements censément belligènes 6). La plupart du temps,
1. Idem, p. 322-323.
2. Agence des États-Unis pour le développement international, d’un budget de près
de 30 milliards de dollars, sa mission officielle est de réduire la pauvreté, promouvoir la
démocratie et la croissance économique, soulager les victimes des catastrophes naturelles
et prévenir les conflits. Sur son action au Laos à partir de 1962, Guerre en Asie, précité,
p. 196 sq. Sur l’action de l’USAID au Venezuela, notamment dans le coup d’État de
2002, ainsi qu’en Equateur et en Bolivie, v. « USAID in Latin America : More Than
Just Aid », https://www.telesurtv.net/english/analysis/USAIDin-Latin-America-More-
Than-Just-Aid-20141027-0055.html
3. On ne peut développer ce point, p.e. sur les aides colossales à la Colombie et à
la Turquie, v. Pirates et empereurs, précité, p. 16 et à l’Égypte après 1973, quand « Sadate
est devenu un “modéré” parce qu’il avait changé de camp », Comprendre le pouvoir,
précité, p. 209-210.
4. À propos de la mise en place de la SAVAK, police iranienne du Shah entraînée
et armée par les États-Unis après que le coup d’État de 1953 organisé par la CIA ait
mis un terme à une courte expérience démocratique en Iran, Économie politique des droits
de l’homme, précité, p. 38.
5. Guerre en Asie, précité, p. 22.
6. De même, note Chomsky, la Grande-Bretagne à l’apogée de sa gloire avait-elle
laissé la gestion locale à une « façade arabe » (dixit le Foreign Office) de monarques
faibles et complaisants, les fictions constitutionnelles s’avérant une « solution jugée moins
coûteuse que la colonisation directe », Dominer le monde ou sauver la planète ?, précité,
p. 222. Les Pentagon papers révèlent qu’« au niveau le plus élevé, les responsables améri-
cains savaient parfaitement qu’en soutenant le colonialisme français, puis en intervenant
La machine impériale 141
ces États clients ont par ailleurs pour fonction première d’être les pourvoyeurs
de ressources pour « l’empire néo-fasciste », dit Chomsky qui n’a pas peur des
mots (ce qui est préférable pour un linguiste). L’expression n’est pas lâchée au
hasard, puisque, à propos des juntes militaires à la solde des États-Unis, notre
auteur suggère « qu’il faudrait peut-être [les] appeler sous-fascistes pour signi-
fier qu’elles n’atteignent pas le degré de légitimité du fascisme véritable [ 1].
(Dorénavant nous emploierons ce terme pour désigner les États fascistes
faisant partie de la clientèle des États-Unis) ».
Même à peine esquissé, le tableau qui précède est si effrayant que l’on en vient
à se demander pourquoi, si l’on en croit les critiques dont Chomsky a pu faire
l’objet 2, il est si mal vu de le brosser. Comment la politique étrangère des États-
Unis est-elle parvenue à maintenir une image sinon honorable du moins si éloignée
de ce qui vient d’être évoqué ? La réponse tient en un mot : justifications.
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III – JUSTIFICATIONS IMPÉRIALES
Pour dire les choses de façon très schématique, le langage impérial, assez
direct dans les origines (notamment en raison d’un racisme assumé), a eu ten-
dance avec le temps à se muer en une « novlangue » qui n’a rien à envier à celle
d’Orwell.
Le langage impérial – Celui-ci a pu se caractériser par un style direct, des
discours ouverts affirmant brutalement des vues dominatrices. Dans une confé-
rence donnée à San Francisco en 1903, Théodore Roosevelt déclarait : « I fail
to understand how any man […] can be anything but an expansionist 1 ». Pour lui
la guerre qui a apporté aux États-Unis Cuba, Porto Rico, les Philippines, les
titres sur Samoa, Hawaï, Guam, Wake Island, a de quoi rendre les Américains
fiers ; à son ami H. Adams qui se rongeait sottement à l’évocation des horreurs
commises aux Philippines 2, il juge suffisante une réponse sémantique distin-
guant « expansion » et « impérialisme » 3. Th. Roosevelt est persuadé que
l’extension des États-Unis sur les Philippines sert la civilisation. Dès lors il
n’est pas difficile de comprendre que les anti-impérialistes s’opposent en fait à
la diffusion et à la victoire de la civilisation ! De même, Henry Cabot Lodge
(sénateur et ambassadeur des États-Unis aux Nations Unies) exposait que les
grandes nations annexent rapidement, en vue d’assurer leur future expansion
et leur sécurité, toutes les terres « inoccupées » du globe. C’est un mouvement
qui va dans le sens de la civilisation et de l’avancement de la race 4.
Plus récemment, parmi les exemples sous lesquels Chomsky nous enseve-
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lit littéralement, il faut citer un document rédigé sous la direction de la
« colombe » George Kennan, sorte de spécialiste de l’aménagement du terri-
toire à l’échelle planétaire qui a beaucoup œuvré pendant et après la Seconde
Guerre mondiale 5 : dans le Policy Planning Study (PPS 23 de 1948) est
1. H. K. Beale, Theodore Roosevelt and the Rise of America to World Power, précité, p. 159.
2. « I turn green in bed at midnight if I think of the horrors of a year’s warfare in the
Philippines […] where […] we must slaughter a million or two of foolish Malays in order to
give them the comforts of flannel petticoats and electric railways ».
3. En substance, il lui expliquait qu’il n’y a rien qui ressemble à de l’impérialisme
dans le développement de la politique d’expansion qui est une partie de l’histoire de
l’Amérique depuis le jour où elle est devenue une nation, que le mot ne signifie rien
appliqué à notre politique actuelle aux Philippines. Il y a de l’expansion pas de l’impéria-
lisme, c’est une tradition américaine, Jefferson acquiert la Louisiane, Jackson fait des
exploits contre les Séminoles, Custer contre les Sioux et les victoires contre le Mexique
sont source de fierté nationale, H. K. Beale, Theodore Roosevelt, précité, p. 71 sq.
4. Pour faire bonne mesure, le Washington Post titrait, à la veille de la guerre contre
l’Espagne, « Le goût de l’empire règne sur chacun de nous comme le goût du sang règne
dans la jungle » H. Zinn, Histoire populaire, précité, p. 343. Citons seulement encore le
Chief Justice Marshall : « la découverte a donné un droit exclusif de supprimer le droit
d’occupation des amérindiens soit par l’achat soit par la conquête », L’An 501, précité,
p. 32. Voir aussi ce qu’en 1900 Albert Beveridge déclare devant le Sénat : « la franchise
est de mise. Les Philippines sont à nous pour toujours […] et à quelques encâblures […]
des marchés chinois […] Nous ne renoncerons pas à jouer notre rôle dans la mission
civilisatrice à l’égard du monde que Dieu lui-même a confié à notre race. Le Pacifique
est notre océan […] Le riz, le café, le sucre, la noix de coco, le chanvre et le tabac […] le
bois […] le charbon », préface de H. Zinn à De la guerre comme politique étrangère des
États-Unis, précité, p. 10.
5. Kennan définit la politique étrangère comme la protection des matières premières
« des États-Unis » (en réalité celles de l’Amérique latine) ce qui très proche de ce que
l’on a appelé de cette merveilleuse expression « l’idéalisme wilsonien » ; les années 1939-
1945 voient se multiplier les études sur « le grand domaine », ces régions qui subvien-
dront aux besoins des États-Unis. Kennan restera à la planification du secrétariat d’État
jusqu’en 1950, date à laquelle il sera renvoyé, jugé trop modéré, et remplacé par un
tough guy, Paul Nitze, puis Dean Acheson, bien connu des internationalistes, N.
Chomsky, Responsabilité des intellectuels, Agone, 1998, p. 39 sq.
La machine impériale 143
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1. « In the face of this situation we would be better off to dispense now with a
number of the concepts which have underlined our thinking with regard to the Far East.
We should dispense with the aspiration to “be liked” or to be regarded as the repository
of a high-minded international altruism. We should stop putting ourselves in the posi-
tion, of being our brothers’ keeper and refrain from offering moral and ideological advice.
We should cease to talk about vague and—for the Far East—unreal objectives such as
human rights, the raising of the living standards, and democratization. The day is not
far off when we are going to have to deal in straight power concepts. The less we are
then hampered by idealistic slogans, the better » ; https://history.state.gov/historicaldocu-
ments/frus1948v01p2/d4 (p. 525). Mission accomplie, M. Kennan !
2. Dominer le monde ou sauver la planète ?, précité, p. 316.
3. En France, où l’on aime à décréter sur la langue, une brillante initiative a récem-
ment consisté à ôter le mot « race » du préambule de la Constitution (en attendant, peut-
être l’éradication du mot « sexe » qui semble en bonne voie). Nos amateurs de gomme
supérieure n’ont pas tenu compte d’un certain nombre d’inconvénients qui ne nous
retiendront pas ici.
4. G.W.F. Hegel, La Raison dans l’histoire, 10/18, p. 230-238 : « L’Amérique s’est
toujours montrée et se montre encore impuissante aussi bien du point de vue physique
que du point de vue moral. Depuis que les Européens ont abordé en Amérique les
indigènes ont disparu peu à peu au souffle de l’activité européenne. Même chez les
animaux on rencontre la même infériorité qui se remarque chez les hommes [la faune
américaine, animaux plus faibles, plus petits moins puissants]. En ce qui concerne la
race humaine, il ne reste désormais que peu de descendants des premiers Américains,
sept millions d’hommes environ ayant été exterminés. Les habitants des îles des Indes
occidentales se sont éteints, et en général le monde américain tout entier a péri sous la
pression envahissante des Européens. Les peuplades de l’Amérique du Nord en partie
ont disparu en partie se sont retirées au contact des Européens. Elles sont en décadence
ce qui montre qu’elles n’ont pas la force de s’unir aux Américains du Nord. Ces peuples
de constitution faible tendent à disparaître au contact de peuples plus civilisés de plus
haute culture […] En Amérique du Sud […] on leur fait subir toutes sortes de mauvais
traitements. Il faut lire dans les récits de voyage, de quelle douceur, de quelle obséquio-
sité rampante ils font preuve […] envers un Européen. Il se passera encore beaucoup
de temps avant que les Européens réussissent à leur inculquer un peu d’amour propre
[…] L’infériorité de ces individus à tous égards, même pour la taille, se montre en tout
[…] La faiblesse du tempérament américain fut une des principales raisons de l’importa-
tion des Nègres en Amériques. Par là est indiqué aussi le caractère fondamental de cette
144 Denis Alland
sens 1. Comme le souligne très bien Chomsky, quand on foule aux pieds
les gens on ne peut pas dire qu’on le fait parce qu’on est une brute mais
pour le bien de ceux-ci, parce ce sont des incapables, le racisme est inhérent
à la domination coloniale, c’est presque un invariant 2.
Croissance de la novlangue impériale – Le langage est propagande quand on
use et abuse, comme dans les démocraties occidentales, de la novlangue orwel-
lienne. On se contentera ici de quelques illustrations plus ou moins fidèlement
tirées de la plume de Chomsky (mais surtout issues des discours officiels de
l’administration américaine) et présentées sous la forme d’un mini-lexique de
l’impérialisme.
« Accords commerciaux/de libre-échange » : expression trompeuse
puisque 1°) ce qu’elle désigne ne sont pas des « accords » (personne n’en
veut et ils sont souvent conclus sans consultation de la représentation
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populaire) et 2°) ils ne sont pas non plus de « libre-échange » en ce sens
qu’ils comportent des éléments qui vont contre le marché et ne relèvent
pas du libre-échange (v. infra, III) 3.
« Agression interne » : expression employée pour désigner les Vietnamiens
qui ont agressé les États-Unis et leurs clients sur le territoire vietnamien 4.
« Autodétermination » / « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » :
dans le monde des juristes, ces mots désignent un droit, assez élevé dans
la hiérarchie des valeurs défendues et portées par des règles juridiques
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dans « le monde réel » ? En août 1941, Churchill et Roosevelt mettaient
au point la Charte de l’Atlantique aux nobles objectifs (ne pas rechercher
d’expansions territoriales, respecter le principe d’autodétermination…)
mais deux jours après les États-Unis avaient assuré à la France qu’elle
conserverait son empire, ce qui fut confirmé au général Giraud en 1942
(v. infra sous « Souveraineté »). Wilson lui-même considérait que le respect
du principe n’est dû qu’à l’égard de peuples ayant atteint un certain degré
de civilisation 4. Un bref survol de l’histoire d’Haïti jusqu’à nos jours
confirme assez la stabilité de la conception impériale dudit principe 5, de
1. CIJ, 30 juin 1995, Timor oriental, § 29. V. aussi l’une des plus importantes résolu-
tions de l’Assemblée générale des Nations-Unies qui énonce : « Tout État a le droit
inaliénable de choisir son système politique, économique, social et culturel sans aucune
forme d’ingérence de la part d’un autre État » (Résolution 2625 (XXV) de 1970).
2. Il est vrai que le même texte – si souvent présenté comme la première marche
vers le monde meilleur où les États-Unis allaient entraîner le monde, illustrant le fameux
« idéalisme » wilsonien dont regorgent nos livres d’histoire, laissait place à une petite
ambiguïté. En effet, le point 5 évoquait quant à lui un « ajustement libre, ouvert, absolu-
ment impartial de tous les territoires coloniaux, se basant sur le principe qu’en détermi-
nant toutes les questions au sujet de la souveraineté, les intérêts des populations concernées
soient autant pris en compte que les revendications équitables du gouvernement dont le titre est
à déterminer ».
3. Responsabilité des intellectuels, précité, 71.
4. Selon les termes mêmes de W. Wilson, Futur proche, précité, p. 65 ; voir aussi
L’An 501, précité, p. 233.
5. Dès le départ, les États-Unis s’opposèrent à la révolte pour l’indépendance que
les esclaves haïtiens avaient entreprise contre la France (laquelle, soit dit au passage,
avait tiré de cette colonie des richesses considérables) avant de proclamer la première
république noire en 1804 (L’An 501, précité, p. 227 sq.). Pour ce qui est des deux siècles
suivants, est révélatrice du point de vue de l’autodétermination l’invasion de 1915. Les
troupes de Wilson débarquèrent pour donner sa signification authentique à « l’idéalisme »
éponyme et sa portée réelle au droit des peuples en débutant par un massacre significatif
puis en rétablissant de facto l’esclavage, en abolissant le système constitutionnel et en
occupant le territoire durant vingt ans, occupation qui fut « légalisée » par une déclaration
unilatérale habilement qualifiée de « traité » ; pionniers de l’hétéronomie constitutionnelle
146 Denis Alland
qui prendra diverses formes jusqu’à nos jours, les États-Unis imposèrent une nouvelle
Constitution « après que l’Assemblée nationale eût été dissoute pour avoir refusé de la
ratifier ». Elle fut adoptée par un référendum qui recueillit 99,9 % de « oui » avec une
participation inférieure à 5 %, taux de nature à attirer l’attention du moins soupçonneux
des observateurs. Cette nouvelle Constitution (dont Franklin Delano Roosevelt s’enor-
gueillira plus tard de l’avoir rédigée) ne représentait pas seulement un cas d’exercice très
remarquable du droit à l’autodétermination, elle avait aussi pour objet d’annuler les lois
empêchant les étrangers de devenir propriétaires de terres, ce qui permit par la suite à
des sociétés américaines de s’en emparer. La stabilité de la conception étatsunienne de
l’autodétermination est frappante si l’on veut bien considérer ce qui se produisit lors des
premières élections libres en 1990 où, à la surprise générale, le candidat soutenu par les
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États-Unis fut battu par le prêtre populiste Jean-Bertrand Aristide. La politique hostile
de Washington aidant, ce dernier fut renversé par un coup d’État et remplacé par un
« régime militaire criminel » avec lequel les États-Unis entretinrent des liens étroits sur
le plan militaire et des renseignements, allant pour cela jusqu’à contourner l’embargo
de l’Organisation des États américains. Lorsque finalement les États-Unis consentirent à
ramener J. B. Aristide au pouvoir ce fut sous des conditions drastiques qui illustrent elles
aussi ce qu’il faut comprendre de l’autodétermination lorsqu’il s’agit d’un État faible. Enfin
en 2004 les États-Unis et la France revinrent, appuyèrent le renversement du gouverne-
ment et kidnappèrent littéralement J. B. Aristide.
1. Diem – « mandarin expatrié venu des États-Unis » – massacra 150 000 personnes
entre 1957 et 1965 ; n’ayant pratiquement aucun soutien populaire, il refusa de se
conformer aux Accords de Genève prévoyant l’organisation d’élections. Pourtant, le
soutien et l’intervention américaine au Vietnam seront ensuite présentés comme une
aide à l’autodétermination, Économie politique des droits de l’homme, précité, p. 319.
2. Le Timor oriental a été une colonie portugaise de 1586 à 1975. Dès 1974, le
Portugal avait laissé se former des partis politiques qui se divisèrent sur l’avenir du
Timor : les uns souhaitaient l’indépendance (FRETILIN, parti de gauche populaire), les
autres le maintien de liens avec le Portugal (UDT) ou une association avec l’Indonésie
(APODETI). Une guerre civile éclata en 1975 dont le FRETILIN sortit victorieux ; il
déclara une indépendance qui ne fut pas reconnue par la « communauté internationale »
(v. infra cette expression). Après que les deux autres partis eurent déclaré l’intégration
du Timor à l’Indonésie, les troupes indonésiennes l’envahirent en décembre 1975 et
annexèrent le territoire en 1976 au motif bien répertorié de lutte contre le péril commu-
niste (v. infra III) sous l’œil bienveillant des États-Unis. V. J.-M. Sorel, « Timor oriental :
un résumé de l’histoire du droit international », RGDIP, 2000, p. 37 s. S’en suivirent
25 années d’une occupation épouvantable. Après deux résolutions du Conseil de sécurité
demandant le retrait de l’Indonésie et proclamant le droit du peuple timorais à l’autodé-
termination (Résolutions 384 du 22 décembre 1975 et 389 du 22 avril 1976), les Nations
Unies ont créé la MINUTO qui fut chargée d’une mission d’assistance électorale, de
maintien de la paix et d’administration du territoire. En mai 1999 un accord prévoyant
une consultation populaire sera signé, entériné par la résolution 1236 du Conseil de
sécurité. Avec une participation de 98,5 % des électeurs, 78,5 % de ceux-ci ont exprimé
leur souhait d’entrer dans un processus de transition vers l’indépendance, résultat qui
mit le pays à feu et à sang cependant que les ventes d’armes britanniques à l’Indonésie
augmentaient (Le Nouvel Humanisme militaire, précité, p. 77-79). L’attitude des États-
Unis mérite d’être rappelée : le 8 septembre, alors que les premiers massacres de l’Indo-
nésie se perpétraient pour empêcher le résultat prévisible de l’autodétermination timo-
La machine impériale 147
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ces principes de Nuremberg (exclue on l’a dit 5), tous les présidents américains
auraient dû être pendus 6.
« Crise humanitaire » a un sens technique qui désigne les situations dans
lesquelles les intérêts d’un puissant sont menacés 7.
« Défense » : terme qui couvre une vaste gamme de situations qui se carac-
térisent par une position défensive de principe : l’Allemagne nazie, l’URSS, la
Libye… ; les États-Unis ont « défendu » le Sud Vietnam et auparavant ils ont
aidé les Français dans leur « défense » de Diên Biên Phu, mais contre qui ?
Contre les Indochinois 1.
« Droit international » : désigne ce que les États puissants ne peuvent être
forcés de respecter que par leurs propres populations 2.
« Ennemi » : en général celui que l’on écrase (au début : les autochtones) 3.
« État voyou » : qualificatif d’un usage déjà bien établi que le président
Trump a réactualisé dans son discours de 2017 à l’Assemblée générale des
Nations Unies. Désigne un État qui défie les États-Unis 4.
« Extrémiste » / « radical » et « modéré » désignent respectivement celui qui
conteste la position des États-Unis et celui qui l’accepte 5.
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« Processus de paix » : dans le dictionnaire est un processus qui mène à la
paix, dans les médias c’est ce que font les États-Unis. Dans le New York Times
depuis 1980, neuf cents articles emploient l’expression, et jamais les États-
Unis n’apparaissent comme s’opposant à un processus de paix ; cela ne peut
pas arriver tout simplement parce que le processus de paix est par définition
ce que les États-Unis sont en train de faire 6.
« Souveraineté » et « Non-ingérence » : termes protecteurs de ce qui est
« purement interne », ce qui, dans la novlangue impériale, désigne ce qui dans
les États étrangers ne menace pas directement les intérêts des États-Unis et ne
d’une terrible guerre car « l’Afrique doit résoudre ses propres crises » (pas l’ex-Yougosla-
vie ni bien d’autres).
1. Comprendre le pouvoir, précité, p. 77-78. « Légitime défense » devrait figurer ici
mais obligerait à ouvrir un chapitre trop consistant.
2. Futur proche, précité, p. 197.
3. L’Occident terroriste, précité, p. 59.
4. Cuba est un État voyou quand il vient en aide à l’Angola attaqué par l’Afrique
du Sud de l’apartheid, laquelle n’est pas un État voyou (puisque soutenue par les États-
Unis) ni à ce moment ni quand sous Reagan elle cause pour 60 milliards de dollars de
dégâts et cause 1,5 million de morts chez ses voisins. Personne ne parle d’État voyou ni
ne prône une attaque militaire après que Saddam ait gazé des Kurdes à Halabja en 1988,
la Grande Bretagne et les États-unis confirment au contraire leur soutien et livrent du
matériel biologique identique à celui que les inspecteurs découvriront et détruiront plus
tard, livraisons qui s’étendront au moins jusqu’en 1989, le Président Bush autorise de
nouveaux prêts à Saddam. De la guerre comme politique étrangère des États-Unis, précité,
p. 69 sq. « Les fluctuations de l’État voyou », v. encore p. 88-89 et N. Chomsky,
R. Clark & E. W. Said, La Loi du plus fort. Mise au pas des États voyous, Le Serpent à
plume, 2002, p. 74.
5. Pirates et empereurs, précité, p. 230 sq. : les États-Unis amènent les « modérés » au
pouvoir en Iran en 1954, qui restera donc « modéré » jusqu’en 1979 (quoiqu’en disent
les rapports d’Amnesty International) ; à la chute du Shah, Reagan livre des armes à
l’Iran par une filière israélienne et contacte des Iraniens « modérés » ; par application,
Suharto en Indonésie était donc modéré et auteur de massacres de masse. V. aussi Com-
prendre le pouvoir, précité, p. 81.
6. Idem, p. 80.
La machine impériale 149
1. Économie politique des droits de l’homme, précité, p. 406, note 48. Exemples
d’affaires qualifiées d’internes et conduisant à respecter la souveraineté : au Pakistan
oriental, les bengalis se révoltent en 1971 contre le pouvoir central musulman d’Islama-
bad et subissent une répression sauvage, l’administration Nixon continue d’accorder son
assistance économique et militaire au gouvernement, estimant n’avoir pas à intervenir
dans une affaire purement interne ; en 1972 le gouvernement du Burundi dominé par
les Tutsis décide de tuer tous les Hutus mâles de plus de 14 ans, faisant 250 000 vic-
times ; on parle d’un véritable génocide, les États-Unis n’y font pas une allusion et ne
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condamnent pas alors qu’ils sont l’un des gros clients du pays (ils achètent 80 % du café
exporté du Burundi), car ils estiment n’avoir aucun intérêt à le faire, n’être pas un
« gendarme mondial », de même, pour les Indiens d’Amérique latine, les massacres systé-
matiques des Indiens Achés du Paraguay [longues pages sur cela, source : Genocide in
Paraguay (R. Arens, ed., 1976), le Département d’État américain juge que la torture au
Paraguay est une affaire interne, idem, p. 129-132.
2. De la guerre comme politique étrangère des États-Unis, précité, p. 155 sq.
3. NSC no 5801 du 24 janvier 1958, https://history.state.gov/historicaldocuments/
frus1958-60v12/d5 : « 2. Current conditions and political trends in the Near East are
inimical to Western interests. In the eyes of the majority of Arabs the United States appears
to be opposed to the realization of the goals of Arab nationalism. They believe that the
United States is seeking to protect its interest in Near East oil by supporting the status
quo and opposing political or economic progress, and that the United States is intent
upon maneuvering the Arab states into a position in which they will be committed to
fight in a World War against the Soviet Union […] 5. The Arab countries display a jealous
and exaggerated concern over their present sovereignty. The majority of Arab opinion feels
that the Arab place in the sun cannot be achieved in the context of the present situation,
where human and physical resources are divided among eleven separate national entities
and parts of the Arab world are still under the control of Western Powers. While there
are probably decisive historical, ethnic and cultural obstacles to Arab unity in the sense
of an Arab empire reaching from Casablanca to the Persian Gulf, it has become a wides-
pread aspiration, particularly among the growing semi-educated urban element. Histori-
cally speaking, it might well be argued that the tendency of the area is toward
fragmentation. Nevertheless, the mystique of Arab unity has become a basic element of
Arab political thought. Our economic and cultural interests in the area have led not unnatu-
rally to close U.S. relations with elements in the Arab world whose primary interest lies in the
maintenance of relations with the West and the status quo in their countries—Chamoun of
Lebanon, King Saud, Nuri of Iraq, King Hussein. These relations have contributed to a
widespread belief in the area that the United States desires to keep the Arab world disunited and
is committed to work with “reactionary” elements to that end » (italiques ajoutés).
4. National Security Council Planning Board commenting on the Memorandum
“Issues Arising Out of the Situation in the Near East,” July 29, 1958, Foreign Relations
of the United States, 1958-1960, Vol. XII (“Near East Region; Iraq; Iran; Arabian
Peninsula”), Washington : U.S. Government Printing Office, 1993, p. 114-124, p. 119 :
« If we choose to combat radical Arab nationalism and to hold Persian Gulf oil by force if
necessary, a logical corollary would be to support Israel as the only strong pro-West
power left in the Near », Comprendre le pouvoir, précité, p. 204.
150 Denis Alland
intégrer ici l’hypothèse plus complexe ou les deux attitudes se combinent pour
un même cas, un même espace : respect de la souveraineté de la métropole au
détriment de celle (par hypothèse inexistante) de la colonie 1. Sur la façon dont
cette contradiction est surmontée dans le respect du principe d’autodétermina-
tion tel qu’il est compris en pratique, on se reportera à ce terme évoqué plus
haut.
« Terroriste » : ce n’est que par convention de langage que l’utilisation ou
la menace de la force des grandes puissances est une diplomatie coercitive et
non du terrorisme 2. En effet si l’on s’en tenait à la définition du dictionnaire,
le peuple du Nicaragua a été l’otage d’une opération « terroriste » de grande
ampleur depuis Washington et Miami pour faire changer le gouvernement du
Nicaragua, mettre un terme au programme redistribuant les ressources aux
plus démunis et revenir aux politiques « modérées » et « démocratiques » qui
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favorisent les intérêts commerciaux des États-Unis et de leurs associés locaux.
Quant aux « assassinats », ce sont des atrocités terroristes quand les auteurs ne
sont pas les bons 3.
Ce n’est là bien sûr qu’un échantillon du lexique impérialiste 4.
Lorsque l’on se penche sur la façon dont les États-Unis justifient leur poli-
tique internationale, on parvient à dresser une gamme de motivations officielles
qui donnent l’illusion de se rattacher à une doctrine, une idéologie (quelle
qu’elle soit). Ce que l’on découvre est tout autre.
Les justifications avancées – Le mot « justification » indique ici non pas ce
qui serait justifié du point de vue d’un observateur neutre, mais ce qui est
avancé par les acteurs eux-mêmes dans le but de rendre leurs exactions accep-
tables aux yeux de l’opinion. La mission de civilisation et la suprématie de
l’homme blanc ont fait partie de ces motifs mais, quelles que soient les inson-
dables convictions des maîtres, ces justifications ont perdu de leur pouvoir et
ont dû être remplacées par d’autres 1. Il est un fait, comme le rappelle
Chomsky, c’est que, « où que nous nous tournions, il y a rarement pénurie de
nobles idéaux pour accompagner le recours à la force 2 ». Ce qui était vrai de
l’Espagne de la Conquista 3, de Mussolini en Éthiopie, du Japon en Mandchou-
rie, etc., l’est toujours aujourd’hui : on justifie. S’agissant de l’impérialisme
des États-Unis, si on laisse pour l’instant de côté le commerce, quatre motifs
principaux ont été avancés par les responsables des politiques qu’ils menaient :
la sécurité, les droits de l’homme lato sensu, le narcotrafic et le terrorisme.
La sécurité est un filon argumentaire à peu près inépuisable depuis les ori-
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gines jusqu’à nos jours 4, parfaitement intelligible à la condition d’y inclure la
seule sécurité des États-Unis et de leurs amis ; on le comprend encore mieux
si on ôte toute réelle pertinence au concept de sécurité 5. Un sous-groupe rele-
vant de cette motivation a occupé l’essentiel du terrain des décennies durant,
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instances des pays communistes ont une fâcheuse tendance à résister au rôle
de complément des économies industrialisées de l’Ouest 1. Il est donc clair que
les États-Unis ne craignaient ni les Soviétiques ni le communisme en tant que
tels (d’autant moins si l’on considère comme Chomsky que l’URSS n’était
nullement communiste 2) mais bien le nationalisme et l’indépendantisme.
« Aussi la croisade américaine contre le communisme n’est-elle pas une cam-
pagne contre toutes les formes de développement mais contre l’effort des mou-
vements autochtones visant à extraire leur société d’un système mondial en
majeure partie dominé par le capital américain – et à utiliser leurs ressources
pour leur propre développement social et économique 3. » On peut constater
qu’aucune menace soviétique ne pesait sur les États-Unis quand W. Wilson a
envahi Haïti et la République dominicaine 4 ; de même, la justification contre
Cuba était la guerre froide dès 1960 alors qu’il n’y avait pas à ce moment de
relation significative entre Cuba et l’URSS et la pression n’a nullement
diminué après la guerre froide 5. Le voile sera levé à la fin de la guerre froide
qui, comme tous ont pu le constater, n’a pas fait disparaître les pratiques impé-
riales des États-Unis 6.
close relation to the interests of dominant sectors within the imperial state, and to the
general state interest of ensuring obedience. »
1. Dominer le monde ou sauver la planète ?, précité p. 93.
2. « L‘Union soviétique était fondamentalement un système capitaliste. Quand ils
sont arrivés au pouvoir en octobre 1917, la première chose qu’ont faite Lénine et Trotsky
a été de détruire toutes les formes d’initiatives socialistes qui s’étaient développées depuis
le début de la Révolution russe […] Ils ont détruit les conseils d’usine, démantelé les
soviets et éliminé l’Assemblée Constituante », Comprendre le pouvoir précité, p. 228 et
L’An 501, précité, p. 83. Ce point de vue était largement partagé par Alexandre Soljenit-
syne, v. Révolution et mensonge, Fayard, 2018.
3. Guerre en Asie, précité, p. 11.
4. Responsabilité des intellectuels, précité, p. 100.
5. De la guerre comme politique étrangère des États-Unis, précité, p. 162.
6. Il faudrait ici accorder des développements au maintien de l’OTAN, bras armé
de l’impérialisme des États-Unis qui – une fois disparues les hordes soviétiques – aurait
dû être démantelée et s’est au contraire étendue vers l’Est en violation d’une promesse
faite par Bush I et J. Baker à Gorbatchev et s’est « diversifiée », devenant « une force
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tion 2. Une preuve, en 1977, les États-Unis ont réduit leur aide militaire à
l’Argentine et bloqué certaines transactions commerciales en raison de viola-
tions massives des droits de l’homme mais ils ont concomitamment procédé à
une augmentation des fonds provenant de la Banque mondiale, de la Banque
américaine de développement et du FMI où ils sont prépondérants, ainsi que
de banques privées américaines. La masse de tortures et de meurtres n’a donc
pas eu beaucoup d’effet pour un gouvernement soucieux des droits de
l’homme 3. Une preuve encore, le rapport que Chomsky établit – sur la base
d’une étude de Lars Schoultz dans Comparative Politics, (1981) – entre le
respect des droits de l’homme et le niveau des aides américaines dans un pays
donné 4. Même en s’attachant à une conception ultra-minimaliste des droits
planétaire d’intervention dirigée par les États-Unis dont le mandat officiel consiste à
assurer la protection de la filière énergétique mondiale, des couloirs de navigation, des
oléoducs, etc. », L’Occident terroriste, précité, p. 143 et Futur proche, précité p. 215 et
p. 295. « Secretary-General Jaap de Hoop Scheffer informed a NATO meeting in June
2007 that “NATO troops have to guard pipelines that transport oil and gas that is direc-
ted for the West”, and more generally have to protect sea routes used by tankers and
other “crucial infrastructure” of the energy system », cité par N. Chomsky dans son
discours de juillet 2009 à l’Assemblée Générale des Nations Unies, « The Responsibility
to Protect », https://chomsky.info/20090723/.
1. Le Nouvel Humanisme militaire, précité p. 120 et « The Responsibility to Protect »,
précité : « A third principle is that virtually every use of force in international affairs has
been justified in terms of R2P, including the worst monsters. Just to illustrate, in his
scholarly study of “humanitarian intervention,” Sean Murphy cites only three examples
between the Kellogg-Briand pact and the UN Charter: Japan’s attack on Manchuria,
Mussolini’s invasion of Ethiopia, and Hitler’s occupation of parts of Czechoslovakia, all
accompanied by lofty rhetoric about the solemn responsibility to protect the suffering
populations, and factual justifications. The basic pattern continues to the present ».
2. N. Chomsky & E.S. Herman, The Political Economy of Human Rights, vol. I : The
Washington Connection and Third World Facism, et The Political Economy of Human Rights,
vol. II : After the Cataclysm: Postwar Indochina and the Reconstruction of Imperial Ideology,
Spokesman, 1979.
3. Économie politique des droits de l’homme, précité, p. 284.
4. De la guerre comme politique étrangère des États-Unis, précité, p. 55.
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ments en faveur de la démocratie et des droits de l’homme sont pure rhéto-
rique. Ils dissimulent une franche hostilité à ce en vue de quoi ils prétendent
agir.
La lutte contre les narcotrafiquants – Un troisième groupe de justifications a
été la lutte contre les narcotrafiquants dont on ne prendra qu’un exemple –
celui du Panama – car il valide avec éclat la thèse évoquée tout à l’heure selon
laquelle la guerre froide a été un prétexte pour le développement de l’impéria-
lisme. Voici pourquoi. En 1983 quand le général Noriega assume de fait le
pouvoir, c’est un criminel au service du contre-espionnage américain, impliqué
dans un vaste trafic de drogue depuis 1972. En effet une Commission du Sénat
a établi dès 1983 que le Panama était un centre de blanchiment de narcode-
vises, ce qui n’empêchera pas Noriega de rester sur la liste de paye de la CIA
et d’être félicité par le gouvernement américain en 1986 et en 1987 5. Puis,
ayant commis l’erreur de renseigner aussi les services cubains, il est lâché par
l’administration américaine et brusquement inculpé en 1988 pour des activités
qui toutes – sauf une – étaient antérieures à 1984, époque où il servait les
États-Unis. En décembre 1989 tout en célébrant la chute du mur de Berlin
intervenue deux semaines plus tôt et la fin de la guerre froide, dans l’opération
Just Cause (bien sûr) les États-Unis envahissent le Panama en tuant des cen-
taines de civils ; le pouvoir est rendu à une élite blanche aux ordres. Après
l’invasion, Bush annonce une aide d’un milliard de dollars au Panama, dont
la moitié permettra de payer des entreprises américaines de reconstruction et
des garanties aux investisseurs américains 6. Chomsky nous montre que,
comme pour les précédents motifs, la drogue est un pur prétexte pour les
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connu : c’est la guerre contre le terrorisme. Selon l’US Code, le terrorisme « A)
implique un acte violent, ou dangereux pour la vie humaine, qui est une viola-
tion des lois pénales pour les États-Unis ou de tout État, ou qui serait une
violation criminelle s’il était commis sous la juridiction des États-Unis ou de
tout État ; et B) semble conçue en vue (I) d’intimider ou de contraindre une
population civile ; (II) d’influencer la politique d’un gouvernement par l’intimi-
dation ou la coercition ; ou (III) d’affecter la conduite d’un gouvernement par
l’assassinat ou le kidnapping ». Cela vise certainement le terrorisme quand il
est le fait d’un individu ou d’un groupe d’individus mais rien n’empêche, on
le voit, qu’une action terroriste soit imputable à un État. Mais une fois de plus
les définitions importent moins que la maîtrise des qualifications et n’oublions
pas notre leçon de novlangue au passage : les actes du pirate sont « terroristes »,
ceux de l’empereur sont des « représailles ». La première guerre contre le terro-
risme déclenchée par Reagan en 1981 a fait des milliers de morts, la deuxième
est déclenchée à partir du 11 septembre 2001. « Avant même que la poussière
soit retombée sur les ruines du World Trade Center » des républicains se sont
dits « décidés à prendre prétexte du terrorisme pour mettre en œuvre un pro-
gramme de droite radical » 4.
1. Idem, p. 92 sq. N’oublions pas que l’Angleterre s’est longtemps livrée au très
lucratif commerce de l’opium – qui fut « la plus vaste entreprise de narcotrafic de l’his-
toire » – notamment pour contraindre la Chine à accepter les produits britanniques. À ce
sujet, Chomsky écrit que le commerce de l’opium a fait de la Chine un pays d’opiomanes
et rappelle que les profits de ce trafic ont couvert les coûts de la Royal Navy dont la
tâche impériale consistait à administrer l’Inde et à acheter du coton américain pour
alimenter la révolution industrielle naissante, Futur proche, précité, p. 101. On peut
ajouter à ce chapitre le livre de A. W. MacCoy, La Politique de l’héroïne. L’implication de
la CIA dans le trafic de drogue (1972), éd. du Lézard, 1999.
2. Comprendre le pouvoir, précité, p. 56.
3. Futur proche, précité, p. 267-268. Pour l’auteur, la croissance considérable du
secteur de la drogue au Mexique est une des conséquences de l’Accord de libre-échange
nord-américain (ALENA).
4. P. Krugman, New York Times 21 décembre 2001, cité par N. Chomsky, Dominer
le monde ou sauver la planète ?, précité, p. 299.
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d’État tient une liste des États qui parrainent le terrorisme. L’Irak est le seul
pays à en avoir été retiré en 1982 parce que Reagan voulait pouvoir envoyer
des armes et de l’aide sans examen du Congrès. D’un coup, l’Irak ne parrainait
plus le terrorisme 3 ! Chomsky a découvert des documents attestant que l’admi-
nistration américaine, au courant de ce que l’Irak n’avait aucun lien avec les
terroristes [comment ne pas l’être, le seul lien entre Ben Laden et Saddam
Hussein était leur détestation réciproque], savait parfaitement qu’envahir l’Irak
aggraverait la menace terroriste, faisant de ce pays un « sanctuaire terroriste 4 ».
Le point a été confirmé par le rapport Chilcot rendu public en juillet 2016 5.
1. Ch. Maechling, Los Angeles Times, 18 mars 1982, cité par N. Chomsky, Dominer
le monde ou sauver la planète ?, précité, p. 263.
2. Conférences de H. Clinton : https://www.youtube.com/watch?v=L9riC3944m8 » :
« the people we are fighting today, we were supporting in the fight against the Soviet Union »,
v. encore https://www.youtube.com/watch?v=X2CE0fyz4ys.
3. Les États manqués, précité p. 29 sq. et La Doctrine des bonnes intentions, précité,
p. 177-178. Rappelons que l’ANC de Mandela était classée comme organisation terro-
riste par les États-Unis de Reagan qui soutenait le régime d’apartheid d’Afrique du Sud.
Dans le même ordre d’idées, l’armée de libération du Kosovo (UCK) avait été condam-
née par les États-Unis comme armée terroriste en 1998 ; jusqu’en janvier 1999 les
faucons de l’OTAN estimaient que l’UCK était responsable de plus de morts que la
Serbie, puis changement de politique puisque avec le Royaume-Uni ils décident d’atta-
quer les Serbes : les terroristes deviennent des combattants de la liberté, qui après la
guerre, redeviendront des terroristes… Autopsie des terrorismes, précité, p. 130-131. De
même, le 12 décembre 2003 Bush met en application le Syria Accountability Act, la Syrie
est sur la liste des États soutenant le terrorisme, mais « le sérieux de la préoccupation de
Washington concernant les liens de la Syrie avec le terrorisme fut démenti il y a dix ans
par Clinton lui-même. Il proposa de rayer la Syrie de la liste des États soutenant le
terrorisme si elle acceptait les termes de l’accord de paix proposé par Israël et les États-
Unis. Comme la Syrie insista malgré tout pour récupérer ses territoires conquis par
Israël, elle demeura sur la fameuse liste »… et perdit sa chance de n’être plus « terroriste »,
De la guerre comme politique étrangère des États-Unis, précité, p. 204.
4. Dominer le monde ou sauver la planète ?, précité, p. 290.
5. V. http://www.iraqinquiry.org.uk/the-report/ : ce rapport britannique, certes
rendu au bout de 7 ans, contient une analyse très sévère du concept « d’axe du mal » et
La machine impériale 157
La décision prise montre par conséquent que la lutte contre le terrorisme n’est
pas la priorité pour les États-Unis 1. Les États-Unis ont déversé des millions
de tonnes de bombes sur le Vietnam, petit pays agricole, et sont parvenus « à
faire croire que les violents terroristes, c’étaient les étudiants, les pacifistes, les
Panthères noires et tous les autres dissidents 2 ». Conclusion : les États-Unis
ne luttent pas contre le terrorisme mais le pratiquent à des fins impériales.
Ce qu’il y a de frappant dans les motifs censés justifier l’action des États-
Unis c’est que cette dernière a eu pour principal effet de renforcer ce contre quoi
ils prétendaient lutter : la politique impériale a fait monter l’insécurité dans des
proportions inappréciables (course aux armements, caractère indispensable de
l’arme nucléaire 3, aggravation des tensions), elle a engendré des violations
massives des droits de l’homme et du droit humanitaire et entravé autant que
possible l’instauration de régimes démocratiques, loin d’avoir diminué le nar-
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cotrafic international, elle y a contribué, enfin, elle a non seulement été active
dans l’essor du terrorisme « individuel » mais encore elle a pratiqué un terro-
risme « d’État » de masse. Le pire dans tout cela, c’est que l’on ne peut même
pas accuser les équipes successives des élites dirigeantes américaines d’incom-
pétence menant à des échecs ni souligner leurs erreurs. Ce ne sont pas des
erreurs, ce tableau désastreux est, du point de vue des élites américaines, une
véritable réussite. Affirmer cela est nécessairement poser le problème des fins
de l’impérialisme.
est sinon de mettre toujours directement la main sur les ressources naturelles
étrangères (et humaines : esclavage, puis main-d’œuvre bon marché), du moins
de s’assurer d’exercer sur elles le plus important contrôle et la plus importante
maîtrise possibles. Ce qui est moins apparent, en revanche, c’est que le libéra-
lisme, la liberté économique et le libre-échange, brandis comme étendards de
valeurs universelles n’en sont nullement aux yeux de leurs propres promoteurs.
Cela conduit, en s’éloignant peut-être un peu de notre auteur, à conclure à la
vacuité idéologique de l’impérialisme des États-Unis.
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L’objectif ne date pas d’hier 1 mais il est explicitement exposé dans des
documents officiels dès le début de la Seconde Guerre mondiale. Chomsky
exhume des études menées à cette époque par des groupes d’études géopoli-
tiques qui construisent de façon détaillée un projet de « grand domaine » recou-
vrant les régions destinées à subvenir aux besoins de l’économie américaine 2.
Dans cette perspective, les pays du tiers-monde ont pour fonction bien définie
d’offrir des marchés et de servir de réservoirs de ressources et de main-d’œuvre
pour les entreprises américaines. Ainsi l’origine de l’expansion des États-Unis
en Asie doit beaucoup à l’attrait du caoutchouc 3, les gisements de pétrole
expliquent assez bien le comportement des puissances occidentales dans
l’affaire du Timor 4, le coton et le sucre sont derrière l’acharnement occidental
1. Sans remonter trop loin dans le temps, par ex. : la Grande Bretagne affirme ses
droits sur les richesses du Kenya, révolte anticoloniale, répression dans les années 1950,
150 000 morts, Dominer le monde ou sauver la planète ?, précité, p. 253.
2. Declassified U.S. government documents explaining the role of Third World
countries, see for example, NSC [National Security Council Memorandum] 144/1,
« United States Objectives and Courses of Action With Respect to Latin America »,
March 18, 1953, Foreign Relations of the United States, 1952-1954, vol. IV (« The
American Republics »), Washington : U.S. Government Printing Office, 1983, cité par
N. Chomsky, Comprendre le pouvoir, précité, p. 112 et, entre autres, note de Stimson, De
la guerre comme politique étrangère des États-Unis, précité, p. 34 sq. Voir Kennan déjà cité
plus haut qui parlait des ressources naturelles du monde comme de « nos » matières
premières.
3. N. Chomsky, Guerre en Asie, précité, p. 152. L’importance du caoutchouc,
surtout à partir de la Seconde Guerre mondiale conduira les États-Unis à provoquer des
désastres humains, sociaux et environnementaux en Haïti où ils échouèrent cependant à
l’implanter.
4. L’Australie, qui a soutenu l’invasion du Timor par l’Indonésie en 1999 savait les
évaluations des quantités de pétrole recelées dans les eaux territoriales timoraises ; espé-
rant mieux que ce que donneraient des négociations avec un Timor indépendant, en
1989 elle avait signé un traité avec l’Indonésie lui donnant des droits sur les réserves de
pétrole de la « province indonésienne du Timor Oriental », on trouve sur internet des
photos du ministre des Affaires étrangères australien, Garett Evans trinquant, hilare,
La machine impériale 159
contre Haïti 1, le convoité coltan (qui entre dans la fabrication des téléphones
portables) n’est pas étranger à une part des très nombreux morts en Répu-
blique Démocratique du Congo 2, etc. Chomsky note que les discours
pompeux sur la promotion de la démocratie ou les « demandes » irakiennes ont
tendance à être mises de côté pour laisser apparaître l’évidence : le pétrole. Le
Président Bush a déclaré en 2007 qu’il s’opposerait à toute initiative (législative
ou autre) visant à limiter la présence de troupes américaines en Irak ou « la
mainmise des États-Unis sur les ressources pétrolières de l’Irak 3 ». Le projet
n’a pu réellement aboutir mais Chomsky note à juste titre que « les États-Unis
n’auraient jamais envahi l’Irak si ses principaux produits d’exportation avaient
été les asperges et les tomates 4 ». De même, ni Rumsfeld ni Cheney ne souhai-
taient positivement les attentats terroristes qu’ils ont provoqués, mais ce n’était
pas une priorité de les éviter puisqu’ils faisaient passer avant tout le profit à
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court terme, le pouvoir et la maîtrise des ressources énergétiques mondiales 5.
Tout cela est affreusement banal, certes, mais il faut y apporter une précision
importante. Comme Hobson l’avait fait avant lui lorsqu’il notait que la désas-
treuse et coûteuse guerre des Philippines avait rapporté des millions de dollars
à Pierpont Morgan et ses amis et rien au contribuable qui l’avait financée 6,
Chomsky complète de la sorte l’immense tableau du pillage des ressources
naturelles : ce n’est pas le peuple des États-Unis qui en a été le principal béné-
ficiaire mais l’oligarchie de ceux qui possèdent et contrôlent l’économie améri-
caine 7. Les deux auteurs insistent sur ce point. Hobson montre que
l’impérialisme implique l’utilisation des rouages du gouvernement par les inté-
rêts privés de sorte à sécuriser leurs gains économiques réalisés à l’étranger
et qu’il impose nécessairement une augmentation considérable des dépenses
avec son homologue indonésien ; Chomsky estime utile de rappeler que ce même Garett
Evans est aujourd’hui le héros du mouvement de la « responsabilité de protéger », désor-
mais accablé par les horreurs dont souffre le monde malgré son engagement ferme et
passionné à protéger les gens vulnérables qui l’a guidé toute sa vie, L’Occident terroriste,
précité, p. 130.
1. V. le chap. VIII « La tragédie d’Haïti », in N. Chomsky, L’An 501, précité,
p. 227 sq.
2. Les multinationales se trouvent en effet derrière les milices coupables de ces
exactions.
3. Futur proche, précité, p. 294-295.
4. Communiqué de la Maison Blanche du 26 novembre 2007, Declaration of Princi-
ples for a Long-Term Relationship of Cooperation and Friendship Between the Republic of
Iraq and the United States of America, http://georgewbush-whitehouse.archives.gov/news/
releases/2007/11/20071126-11.html cité par N. Chomsky, Qui mène le monde ?, précité,
p. 65 et 345.
5. Idem, p. 40.
6. J. A. Hobson, Imperialism. A Study (1902), précité, p. 55, rappelons que la banque
J.P. Morgan Chase qui a joué le rôle que l’on sait dans la crise financière de 2008, est
issue de fusion de la J.P. Morgan & Co déjà fustigée en 1902 et de la Chase Manhat-
tan Bank.
7. De la guerre comme politique étrangère des États-Unis, précité, p. 34.
160 Denis Alland
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Pas vraiment.
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grands succès (agriculture, industrie de haute technologie) ; le Pentagone paie
la recherche et le développement des hautes technologies puis, quand cela
devient commercialisable, les cède aux entreprises privées, et achète aussi les
produits des hautes technologies 3. En bref : « Dans l’histoire, il n’existe pas un
seul cas de pays qui se soit développé avec succès en adhérant aux principes
de “marché libre” 4. » En revanche, une fois la position forte assurée, le libre-
échange devenu avantageux à l’empire est vanté (sous la trompeuse bannière
d’Adam Smith 5) car il s’agit de l’imposer aux États en voie de développement
(qui pour cette raison ne démarrent pas) 6. C’est cette phase opportuniste de
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les échanges internationaux de devises et au sein de laquelle ils ont un poids incompa-
rable, est un outil de promotion de leurs investissements (préface à De la guerre comme
politique étrangère des États-Unis, précité, p. 20). Mais c’est surtout un outil de destruction
par imposition intégriste du libéralisme. Exemples : Brésil à qui le FMI impose une
libéralisation, une ouverture aux investissements étrangers, pays richissime de ressources
naturelles qui devrait être l’un des plus riches du monde et se trouve proche de l’Éthio-
pie, Costa Rica qui après 5 ans d’intégrisme du FMI ne connaît pas la croissance annon-
cée malgré un important déficit commercial dû aux importations des États-Unis et une
baisse du salaire minimum, Honduras où les mesures du FMI provoquent un chômage
général, l’inflation et la hausse prix. La Commission économique des Nations Unies
constate que les pays d’Afrique qui suivent les programmes du FMI ont des taux de
croissance inférieurs à ceux qui se reposent sur leur secteur public ; dans Futur proche,
p. 134-135, notre auteur tranche ainsi sur le FMI : en vertu des règles de l’économie
mondiale dominée par le Nord, des investisseurs accordent des prêts à des dictatures du
tiers monde, risques élevés et profits à l’avenant. Imaginons un débiteur en défaut de
paiement : dans une économie authentiquement capitaliste, le créditeur essuierait une
perte. Dans le capitalisme réel si l’emprunteur ne peut pas rembourser, le FMI entre en
scène pour assurer la protection des investisseurs et des prêteurs. La dette est transférée
à la population pauvre du pays débiteur (elle qui n’a pas contracté l’emprunt) : cela
s’appelle un « ajustement structurel » ; les contribuables des pays riches qui n’ont pas tiré
non plus de bénéfice de ces prêts soutiennent le FMI par leurs impôts. Voilà la réparti-
tion du pouvoir, conclut Chomsky.
4. Où l’on réclame alternativement protectionnisme et libre-échange en fonction des
intérêts en cause, L’An 501, p. 114, où l’on accorde aux grandes sociétés un droit de
tarification monopolistique par l’entremise d’un régime de brevets sans précédent qui
aurait entravé le développement économique des pays riches s’il avait été en vigueur
pendant leur période de croissance, Futur proche, précité, p. 115, où la clause d’exception
justifie l’embargo contre Cuba et donc que les enfants cubains meurent de faim ou dans
les hôpitaux, De la guerre comme politique étrangère des États-Unis, précité, p. 161, où les
multinationales monopolisent les techniques du futur sans rendre de compte, Comprendre
le pouvoir, précité, p. 436, etc. V. autres exemples : « Les règles de l’OMC ont été conçues
pour permettre aux sociétés multinationales de poursuivre les États qui osent nuire aux
profits qu’elles pourraient réaliser en détruisant un pays », L’Occident terroriste, p. 94 ;
reculade du Guatemala sur la scandaleuse affaire du lait en poudre sur simple menace
d’une plainte à l’OMC, Sur le contrôle de nos vies, précité, p. 42, affaire de l’amiante
canadien et des cigarettes américaines, etc., L’An 501 p. 72 sq. Comme le rappelait
récemment le pourtant très conformiste journal Le Monde (édition du 26-27 août 2018,
La machine impériale 163
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lisme serait fondamentalement lié, les fins qu’il poursuit apparaissent dès lors
comme totalement indépendantes de toute forme d’idéologie. C’est sur ce
point qu’il convient de conclure.
États-Unis ont soutenu des élites de droite ou d’extrême droite), il semble que
l’impérialisme américain manifeste une trop grande souplesse pour constituer
à proprement parler une doctrine. Sans remonter à la mythologie antiesclava-
giste des débuts, on peut noter avec Howard Zinn (rejoint ici par notre auteur),
que les États-Unis, terre de liberté, étaient très faiblement opposés aux persé-
cutions d’Hitler, leur objectif n’était pas d’arrêter le nazisme mais de faire
avancer leurs intérêts impérialistes ; ce n’est qu’au moment où le Japon et
l’Allemagne menacèrent ces derniers que la politique prosoviétique et antinazie
s’avéra préférable ; Roosevelt avait autant de souci pour les juifs que Lincoln
en avait pour l’esclavage pendant la guerre de Sécession. Chomsky note qu’en
1934 une résolution du Congrès (par laquelle le Sénat exprimait sa surprise et
son mécontentement à propos de cette politique) fut enterrée ; lorsque Musso-
lini envahit l’Éthiopie en 1935, les États-Unis ont certes décrété un embargo
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sur les armes mais ils ont continué de livrer du pétrole à l’Italie, sans lequel
elle n’aurait pas pu perpétrer les horreurs de cette guerre 1. De même, dès la
libération de l’Europe les États-Unis ont développé une politique active de
lutte contre les antinazis : en Italie où ils imposèrent une dictature de droite,
en Grèce en 1947 où ils soutinrent une guerre qui fit 160 000 morts, sans
parler naturellement de la récupération et de l’embauche de nazis (W. Rauf,
R. Gehlen, K. Barbie) 2 ni de la politique proprement fasciste menée au Japon
dès 1947 (avant la guerre de Corée et l’instauration de la Chine communiste,
donc avant le prétexte anticommuniste) 3 ce qui ne les a pas empêchés de
s’ingérer impérialement dans les affaires de gouvernements de droite s’ils
agissent contre leurs intérêts 4. De plus, l’idée de « choc des civilisations » est à
revoir : les États-Unis ne sont nullement opposés au fondamentalisme 5,
l’Arabie Saoudite est leur client depuis toujours, ils ont soutenu Suharto en
Indonésie, recruté entraîné et armé les fondamentalistes les plus extrêmes en
Afghanistan (contre l’URSS) cependant qu’ils luttaient contre l’Église catho-
lique en Amérique latine, au début des années 1990 ils ont choisi les musul-
mans bosniaques comme clients privilégiés dans les Balkans, etc. 6. Il en va des
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l’Indonésie devient « un paradis pour investir » et l’on assiste à un afflux de
capitaux américains et japonais dans les mines et le textile 3. Le cas de la Répu-
blique dominicaine est exemplaire : la Gulf & Western est le plus grand proprié-
taire foncier et le principal employeur privé du pays, elle possède d’immenses
terres arables, des complexes touristiques, etc. Le montant annuel de ses ventes
est supérieur au PNB de l’État, les conditions faites au commerce étranger
sont idéales et l’on trouve des sociétés américaines dans l’agriculture, l’agro-
alimentaire, les mines, les banques, le tourisme. En 1969 la Gulf & Western
devient gérante d’une vaste zone franche où elle dispose d’un contrôle sur les
ouvriers (autre condition favorable à l’investissement) ; dans le New York Times
on trouve des publicités sur les bas salaires et la législation accueillante de la
République dominicaine. Ici comme en Haïti, l’agriculture à vocation exporta-
trice entraîne un exode rural vers villes ; à propos de l’accord sur le statut des
forces américaines en Irak (SOFA) qu’ils ont signé avec le gouvernement
irakien, la Maison Blanche résume en 2007 ce qu’elle en attend : « faciliter
et encourager un flux d’investissements étrangers en Irak, en particulier des
investissements américains » ; ce ne sont là que quelques exemples parmi tous
ceux que le lecteur de Chomsky est invité à découvrir 4.
Il est inutile d’objecter que toutes les interventions de l’impérialisme améri-
cain n’ont pas été directement dictées par un intérêt de cette nature (et de citer
Grenade ou les Balkans par exemple) car indirectement, c’est toujours le cas :
s’assurer de la plus grande maîtrise possible sur les ressources (au sens large,
on le redit) passe par le contrôle des espaces, la domination des hommes et le
contrôle des esprits (à l’intérieur par la propagande et à l’extérieur par la terreur
ou d’énormes pressions de toutes natures).
Dès lors, on est tenté de dire que l’impérialisme « chemine en miettes »
(comme ce que dit Clouscard du capitalisme), dans son propre fonctionne-
ment. C’est dire qu’il n’y a pas de complot explicitement ourdi pour organiser
l’horreur impérialiste. La machine impériale fonctionne par convergence des
intérêts et donc des comportements d’une élite financière, industrielle et poli-
tique qui s’associe des légions d’idiots utiles trop heureux de recevoir des
miettes du trésor. La machine fonctionne toute seule, tous y sont attachés,
mais pas de la même façon ni surtout au même étage. Comme le dit très bien
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Ernest Everhard, héros du roman de London dans le passage dont la phrase
mise en exergue plus haut a été extraite : « Dans le mécanisme industriel, nul
n’est libre de ses actes, excepté le gros capitaliste, et encore il ne l’est pas, si
j’ose employer cette tournure de phrase irlandaise. Les maîtres, vous le voyez,
sont parfaitement sûrs d’avoir raison en agissant comme ils le font. Telle est
l’absurdité qui couronne tout l’édifice. Ils sont liés par leur nature humaine de
telle façon qu’ils ne peuvent faire une chose à moins de la croire bonne. Il leur
faut une sanction pour leurs actes. Quand ils veulent entreprendre quoi que ce
soit, en affaires bien entendu, ils doivent attendre qu’il naisse dans leur cervelle
une sorte de conception religieuse, morale ou philosophique du bien-fondé de
cette chose. Alors ils vont de l’avant et la réalisent, sans s’apercevoir que le
désir est père de la pensée. À n’importe quel projet ils finissent toujours par
trouver une sanction. Ce sont des casuistes superficiels, des jésuites. Ils se
sentent même justifiés à faire le mal pour qu’il en résulte du bien. L’un des
plus plaisants de leurs axiomes fictifs, c’est qu’ils se proclament supérieurs au
reste de l’humanité en sagesse et en efficacité. De par cette sanction, ils s’arro-
gent le droit de répartir le pain et le beurre pour tout le genre humain » 1.
Chomsky nous invite à constater une chose simple et évidente : la recherche
à tout prix de la maîtrise des espaces et des ressources (naturelles et humaines)
appartenant à d’autres peuples est à la source de cette pratique de la domina-
tion que l’on nomme impérialisme. À chacun d’en tirer les conséquences qu’il
souhaite, ralliement, somnambulisme ou révolution. Elle a partie liée avec une
culture mortifère de la consommation que les élites mondialistes imposent par
le mensonge et la violence. Mais à la lecture de Chomsky qui inlassablement
collecte, classe, recense, compte, rappelle, soulève les voiles de la propagande,
il y a beaucoup plus. Ce qui apparaît est l’épouvantable bilan : l’impérialisme
a été et demeurera la pratique incomparablement la plus meurtrière de toute
l’histoire, source de dévastations, d’humiliations, de souffrances et de ravages
1. J. London, The Iron Heel (1908), trad. fr. L. Postif, Le Talon de fer, Phébus
« Libretto », 2003, chap. IV, « Les esclaves de la machine », p. 75-76.
La machine impériale 167
ANNEXE
BIBLIOGRAPHIE (TRÈS) SÉLECTIVE
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née. Pour une vue d’ensemble de son œuvre, on peut se reporter au site très
riche de Chomsky : https://chomsky.info/. Enfin, on ne saurait trop conseiller à
qui ne le connaîtrait pas la lecture de l’exceptionnel ouvrage complémentaire
de l’historien Howard Zinn, ami de Chomsky, A People’s History of the United
States. 1492-Present (1980-2005), trad. fr. F. Cotton, Une histoire populaire des
États-Unis de 1492 à nos jours, Agone, 2002.
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